Cahiers de la Méditerranée

83 | 2011 Guerres et guerriers dans l'iconographie et les arts plastiques

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cdlm/6016 DOI : 10.4000/cdlm.6016 ISSN : 1773-0201

Éditeur Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine

Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2011 ISBN : 978-2-914-561-55-6 ISSN : 0395-9317

Référence électronique Cahiers de la Méditerranée, 83 | 2011, « Guerres et guerriers dans l'iconographie et les arts plastiques » [En ligne], mis en ligne le 15 juin 2012, consulté le 23 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/cdlm/6016 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.6016

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SOMMAIRE

Dossier : Guerres et guerriers dans l'iconographie et les arts plastiques XVe - XXe siècles

Introduction Marie-Aline Barrachina et Jean-Pierre Pantalacci

Guerres saintes et Saints guerriers : des saints patrons d'Espagne à l'Empire ottoman

Saint Georges contre les Maures. Spécificités et enjeux des représentations plastiques du saint guerrier dans le royaume d’Aragon (XVe - XVIe siècles) Lidwine Linares

Les fresques de la campagne d’Oran peintes par Juan de Borgoña dans la chapelle Mozarabe de la cathédrale de Tolède Sophie Dominguez-Fuentes

La métamorphose de la peinture vénitienne pendant les guerres d’Orient (XVe-XVIe siècles) Camille Simone Faggianelli

Le cycle peint du Grand Siège de Malte au château de La Cassagne ou l’émergence d’un modèle iconographique Caroline Chaplain

The Change of Imaging the Ottomans in the Context of the Turkish Wars from the 16th to 18th Century Stephan Theilig

Politique et représentations : de l'Italie de la Renaissance à l'Europe du Grand Siècle, vers une formalisation des codes

Des portraits équestres de princes-condottières sur des revers de médailles italiennes du Quattrocento Armelle Fémélat

L’arte militare, tra virtù e bestialità. La concezione della guerra e la figura del guerriero nell’opera di Leonardo da Vinci Marco Versiero

L’écho des événements politico-militaires dans l’iconographie vénitienne, au début du XVIe siècle Jean-Pierre Pantalacci

De la République au Duché. Les enjeux idéologiques de la représentation des batailles toscanes dans le Salon des Cinq-Centsdu Palais de la Seigneurie (1505-1565) Véronique Merieux

Pour une approche typologique de la peinture de bataille du XVIIe siècle Jérôme Delaplanche

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Les peintres guerriers. Joseph Parrocel et la guerre de Hollande Michel Hanotaux

Du barbare à l’oppresseur décrépi : l’image du Louis XIV guerrier dans les satires anglaises et hollandaises Isaure Boitel

De la tourmente révolutionnaire au traumatisme de 1870 : la fin du Guerrier et l'émergence du soldat

Les monuments aux militaires déchus : une célébration des héros romantiques Wassili Joseph

Impressions de guerre : images et imaginaires de la première guerre carliste (1833-1840) Laëtitia Blanchard Rubio

À l’image de Mars ? Le portrait militaire belge de 1830 à 1848 au Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire à Bruxelles Nastasja Peeters

Ernest Meissonier, 1814. Campagne de France Juliette Glikman

Le guerrier sculpté en France de 1871 à 1914 ou le triomphe de l’héroïsme anonyme Guillaume Peigné

La représentation de l’armée du Second Empire par la peinture Henri Ortholan

Au lendemain de Sedan, la fin de la peinture de guerre ? Émilie Martin-Neute

Nouveaux supports : guerre et propagande au XXe siècle, des guerres sans guerriers

El Guerrero del Antifaz: un héros de son temps ? Pierre-Paul Gregorio

Une guerre sans héros ? La Guerre civile dans la bande dessinée espagnole (1977-2009) Benoît Mitaine

Sous l’étoile de l’Armée rouge: Varvara Stepanova et Alexandre Rodtchenko investis dans l’art de la propagande moderne Sonia de Puineuf

Paranoïa de guerre froide. La peur et le refus de la guerre en France et en Italie à travers les images (1945-1985) Nicolas Badalassi

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Notes et travaux de recherches

Frontières régionales, nationales et historiographiques : bilan d’un programme de recherche italien et perspectives de recherche Blythe Alice Raviola

La navigation des ports français en Méditerranée au XVIIIe siècle: premiers aperçus à partir d’une source inexploitée Silvia Marzagalli et Christian Pfister-Langanay

Le gouvernement des informations. L’évolution du rapport entre État et institution consulaire au milieu du XVIIIe siècle Marcella Aglietti

Genèse d’un nouveau commerce : la France et l’ouverture du marché russe par la mer Noire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle Eric Schnakenbourg

Laïcité et présence musulmane en France : des dynamiques d’influence réciproque Marie-Claude Lutrand et Behdjat Yazdekhasti

Comptes-rendus

Thomas Fouilleron - Histoire de Monaco (Marieke Polfliet) Marieke Polfliet Direction de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse et des Sports (éd.)

Emmanuelle Chapron - L’Europe à Nîmes : les carnets de Jean-François Séguier (1732-1783) (David Rousseau) David Rousseau

Olivier Christin (dir.) - Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines (Héloïse Hermant) Héloïse Hermant

Aurélien Delpirou, Stéphane Mourlane - Atlas de l’Italie contemporaine. En quête d’unité (Joseph Martinetti) Joseph Martinetti

André Dauphiné - Géographie fractale : fractals auto-similaire et auto-affine (Eric Bailly) Eric Bailly Hermès / Lavoisier (éd.)

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Dossier : Guerres et guerriers dans l'iconographie et les arts plastiques XVe - XXe siècles

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Introduction

Marie-Aline Barrachina et Jean-Pierre Pantalacci

1 L’artiste, qui porte un regard sur son temps, voit à certaines époques s’imposer à lui la figure du guerrier, victorieux ou vaincu, ou le fait militaire, magnifié ou tragique.

2 Or, quelle que soit sa situation et quelle que soit l’époque, l’artiste – artisan, peintre de cour, sculpteur, architecte… – est toujours soumis à des contraintes matérielles dont la moindre n’est certes pas celle de son financement. Et cette contrainte est d’autant plus exigeante que le sujet traité dépasse les limites du privé, comme c’est toujours le cas quand il s’agit de représenter des sujets politiques ou militaires. Aussi, pour l’artiste, entreprendre la réalisation de tels sujets n’est pas entreprise anodine, tant il est vrai qu’elle implique de sa part un engagement particulier, un point de vue spécifique nécessairement lié aux exigences idéologiques plus ou moins explicites d’un commanditaire dont l’objectif est d’asseoir un pouvoir, de mettre en scène une puissance. À travers la représentation des héros, des armées, des succès sur les champs de bataille, ou de la dimension sacrificielle des combats menés pour la patrie ou pour la foi, les œuvres reflètent les événements autant que les codes d’interprétation à la lumière desquels les contemplent les spectateurs contemporains.

3 Partant donc de ce constat que les événements politico-militaires trouvent toujours, dans l’iconographie et dans les arts plastiques, une expression spécifique et privilégiée, le Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (EA 1193) a souhaité interroger largement le traitement artistique de l’événement guerrier. Tel fut l’objet du colloque international organisé les 19, 20 et 21 novembre 2009 dans la salle de conférences de la bibliothèque universitaire de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de l’Université de Nice Sophia Antipolis. Ce colloque, qui a réuni des chercheurs et des enseignants chercheurs venus de spécialités diverses (Histoire de l’Art, Histoire, Études Hispaniques, Études Italiennes), a tenu le pari d’une thématique pluridisciplinaire, pluriculturelle et diachronique qui permettait de croiser les regards sur des espaces et des époques variés, et de nourrir une réflexion à la fois chronologique et géographique. Dans le souci de mettre en lumière les continuités et les points de fractures par delà la diversité des approches propres aux époques, aux lieux, aux contextes politiques et culturels, les participants se sont interrogés sur le

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rôle de l’artiste, sur l’influence des commanditaires, sur les effets recherchés ou provoqués auprès du public, sur le sens et le message de l’œuvre.

4 Le choix exclusif des arts plastiques et des représentations iconographiques s’imposait d’emblée pour des raisons de cohérence méthodologique : les instruments utilisés pour l’analyse esthétique et l’étude idéologique du texte écrit sont trop différents de ceux qu’utilise l’histoire de l’art pour qu’il soit envisageable de les associer dans un même colloque sans risques de confusion. De même, et dans le même souci de cohérence que celui qui les a conduits à écarter le texte écrit, les organisateurs ont jugé bon de ne pas inclure le cinéma parmi les supports envisagés : outre la vue, cette discipline complexe qui sollicite aussi l’ouïe et s’appuie largement sur le texte, dispose elle aussi d’outils méthodologiques spécifiques et distincts de ceux qui sont appliqués en histoire de l’art.

5 Les limites fixées par ce choix exclusif étant largement compensées par l’ampleur de l’espace géographique abordé et par l’amplitude de la fourchette chronologique retenue, les débats ont nourri leur richesse comparative de la multiplicité des approches méthodologiques au sein même des disciplines sollicitées en histoire et en histoire de l’art. En effet, selon les époques et les lieux, les artistes évoqués par les nombreux participants se sont exprimés sur les supports les plus variés : fresque, médaille, peinture monumentale, portrait, sculpture, et plus tard, affiche, bande dessinée, image mobile. À chaque époque, à chaque support, à chaque sensibilité individuelle ou collective cristallisée dans l’œuvre a été appliquée une approche méthodologique spécifique.

6 Ce volume propose donc au lecteur un ensemble de 23 contributions1 qui couvrent une très vaste période : de la fin du Moyen Âge, sur un fond de croisades qui sanctifie la figure du guerrier matamore, à la deuxième moitié du XXe siècle, où la guerre froide renforce la peur d’une guerre de fin du monde, et où la représentation des ravages de la guerre supplante celle du combattant. Alors qu’aucune borne géographique n’avait été fixée dans l’appel à communication, on notera une cohérence spatiale qui épouse la continuité historique du vieux continent, avec les conflits qui président à la lutte pour l’hégémonie politique et religieuse et qui opposent Islam et Christianisme, avec les constructions nationales et les guerres européennes, puis avec l’irruption de la modernité à l’époque contemporaine et le surgissement de nouvelles perceptions et de nouveaux supports.

7 Aussi a-t-il été possible de regrouper ces contributions en quatre sections qui, tout en suivant globalement l’ordre chronologique évoqué ci-dessus, répondent à des thématiques spécifiques qui reflètent les étapes d’une évolution esthétique étroitement liée aux mutations politiques, sociales et idéologiques qui traversent cette longue période de six siècles.

8 Du XVe au XVIIIe siècles, la question de l’Islam, qui domine largement la politique internationale européenne dès le milieu du Moyen Âge avec les Croisades, trouve des expressions picturales en lien direct avec des préoccupations idéologiques qui évoluent et changent de siècle en siècle. L’image d’un saint guerrier, supplantant celle de l’anachorète ou du martyr, trouve en Aragon sa forme aboutie au XVe siècle, avec l’image du saint Georges matamore. Comme le montrent Lidwine Linares, puis Camille Faggianelli, l’acceptation de la violence guerrière par l’Église est riche de conséquences sur les représentations de la sainteté ainsi que sur celles de l’ennemi musulman. Le saint Georges et le saint Jacques décrits par Lidwine Linares se caractérisent par la violence de leur attitude au cœur du combat, brandissant l’épée en corps à corps alors

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que le sang de l’ennemi coule à flots. La sérénité de leurs traits, la blancheur de leur tenue, la présence ostentatoire de l’auréole, contrastent significativement avec le ton général de la scène, pour mieux affirmer la sainteté de l’action guerrière et la justesse divine du combat. Dans la représentation du saint matamore comme dans les fresques, à peine plus tardives, de la campagne d’Oran peintes par Juan de Borgoña dans la chapelle Mozarabe de la cathédrale de Tolède en 1514, la force de la foi et le pouvoir de l’Église sont au centre du tableau. Sophie Dominguez-Fuentes montre en effet que dans cette œuvre, c’est la personne du cardinal Cisneros qui est mise en avant, au détriment des généraux. Saint ou prélat, c’est le serviteur de Dieu qui légitime la violence et en dirige les coups.

9 Pourtant, d’autres règles commencent à régir l’expression de cette violence. La fresque de Juan de Borgoña élude les flots de sang et les têtes tranchées, préférant suggérer la force de l’affrontement par les jets de pierres et le tir des canons. Parcourant ce qu’elle appelle les métamorphoses de la peinture vénitienne sur la durée (XVe - XVIe siècles), Camille Faggianelli note que si l’influence de l’art sacré byzantin persiste tout au long de cette période, la pratique du peintre évolue avec le regard que porte sur sa propre perception de la foi chrétienne une société vénitienne troublée par l’offensive ottomane à Constantinople. Les représentations du corps du Christ souffrant surgissent, et l’iconographie mariale se répand. Ce n’est que près d’un siècle après le début du déclin de l’Empire ottoman, avec la guerre de Trente ans qui aboutit en quelque sorte à une forme de sécularisation de l’Europe, que les représentations du Turc subissent un changement profond, car, écrit Stephan Theilig, l’opinion européenne est désormais dominée par l’assurance de la supériorité de l’Europe plus que par la peur. Les représentations des batailles contre les Ottomans mettent alors davantage l’accent sur des victoires contre la puissance que sur des batailles contre la cruauté du Turc. L’orientalisme qui se développe particulièrement au XVIIIe siècle en finit définitivement avec la diabolisation qui avait traversé les siècles précédents.

10 Si la thématique de la guerre juste au nom du Christ domine les œuvres étudiées dans cette première section, celle de l’émergence des identités nationales réunies autour d’une couronne n’en est pas moins présente, comme c’est le cas en Aragon, où les représentations de saint Georges sont très significativement associées aux attributs de la couronne d’Aragon et à des lieux facilement identifiables comme des lieux appartenant à cette dernière. En effet, l’identification immédiate des lieux qui furent le théâtre de hauts faits semble être une préoccupation importante des artistes qui peignent la guerre contre l’Islam. C’est ainsi qu’ils construisent au fil du temps un modèle thématique et topographique que l’on observe dans la facture des forteresses, dans le traitement des paysages, dans les accoutrements convenus des belligérants et dans le symbolisme des couleurs. Dans son analyse précise du cycle peint du Grand Siège de Malte au château de La Cassagne, Caroline Chaplain met en évidence l’émergence de ce modèle emprunté à Matteo Perez d’Aleccio.

11 De l’Italie de la Renaissance à l’Europe du Grand Siècle, les artistes interrogent leur art à la recherche de codes capables de représenter la construction des États et des nations à travers la représentation du fait guerrier. C’est dans la deuxième section de ce recueil que sont réunies les contributions consacrées à ces œuvres. Dans des États en conflit permanent ou sporadique, déclaré ou latent, la figure du chef militaire exige un traitement iconique de choix, comme le montre l’étude à laquelle se livre Armelle Fémelat sur une série de 14 médailles portant des portraits équestres de condottieres. À

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une exception près, ces portraits sont construits selon trois types qui tous trois symbolisent le caractère martial du cavalier : à la parade, au commandement, s’élançant au combat, le condottière est représenté selon des codes qui semblent se renforcer de portrait en portrait. À l’opposé, Leonard de Vinci s’intéresse davantage à la dimension universelle de la guerre, et préfère s’interroger sur le rôle du guerrier et sur la « bestialité » de l’art de la guerre plutôt que sur la perfection martiale de la figure humaine. Selon l’analyse de Marco Versiero, Leonard exprime son aversion de la guerre et ses convictions républicaines à travers la représentation de corps herculéens et de traits mal différenciés, comme c’est le cas dans la fresque inachevée et aujourd’hui perdue qu’il réalisa en 1505 pour la République de Florence.

12 Restituant le contexte politique de la disparition de cette même fresque et de son remplacement par une fresque compassée, Véronique Mérieux montre combien dans leur facture et dans le message qu’elles véhiculent, les représentations de scènes martiales coïncident avec les attentes idéologiques de la société environnante et avec les exigences du commanditaire. De la République au Duché, de la bataille d’Anghiari par Leonard à la bataille de Scannagallo par Giorgio Vasari, c’est l’effacement de la République de Florence et la consécration du pouvoir ducal qui se joue symboliquement et significativement dans la substitution d’une fresque inachevée et jaillissante – celle de Leonard de Vinci – par une autre fresque – celle de Vasari – qui respecte à la lettre le cahier des charges idéologique qu’impose la nouvelle donne politique. Leonard de Vinci s’affranchissait de l’histoire pour mieux marquer l’universalité d’un combat qui oppose à la sauvagerie de la force brutale « les vertus et la victoire de l’engagement militaire républicain », selon les termes de Véronique Mérieux. Quelques décennies plus tard, Vasari s’emploie au contraire scrupuleusement à inscrire dans le temps historique et dans l’espace géographique la toute nouvelle légitimité d’une autorité ducale conquise bataille après bataille. Il s’inscrit dans l’une des catégories de la typologie exposée par Jérôme Delaplanche dans sa contribution « pour une approche typologique de la peinture de bataille au XVIIe siècle ».

13 Au XVIe siècle, la peinture de bataille n’est pas encore soumise à des codes précis. Les uns – comme Léonard de Vinci dans le cas que nous venons d’examiner – choisissent de représenter des combats singuliers où ne sont représentés que peu de protagonistes. Les autres – c’est le cas de Vasari – tentent de rendre le fait militaire dans sa totalité, recherchant pour ce faire les codes qui permettront d’approcher au plus près la réalité. Or, cette option implique une réflexion sur le problème de la transcription visuelle du territoire, qui doit être identifié immédiatement par le spectateur. Jérôme Delaplanche montre que dans un premier temps, la solution adoptée consista à juxtaposer description cartographique et peinture de figures. Le cycle de Matteo Perez d’Aleccio représentant le Siège de Malte serait un modèle à maintes reprises sollicité par la suite, voire littéralement copié, la démonstration faite dans la première section de ce recueil par Caroline Chaplain en est une preuve flagrante.

14 Le XVIIe siècle parvient bientôt à résoudre le problème de vraisemblance que pose ce mélange entre peinture et cartographie, en atténuant les ruptures et en limitant les déformations spatiales. Pour répondre à la nécessité impérative de célébrer le prince, le peintre situera désormais l’état major sur le devant du tableau, et le représentera sous des traits aussi ressemblants que possible. C’est dans le même souci de vraisemblance, explique Michel Hanotaux, que Joseph Parrocel décore les cinquante mètres de mur aveugle de l’un des quatre réfectoires de l’Hôtel des Invalides. Les codes de la peinture

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de bataille semblent désormais fixés, avec ses trois plans successifs faisant la part belle au réalisme topographique d’une part, au souffle épique d’autre part, même si cela doit être au détriment de la vérité militaire, et enfin, sur le devant du tableau, à une célébration ostentatoire de l’état major présidé par la figure du Roi.

15 Mais la peinture de bataille et le portrait du militaire héroïque ne suffisent pas à exprimer, au cours de cette longue période, toute la complexité de la guerre et du fait militaire. Jean-Pierre Pantalacci montre comment, se mettant au service de la République de Venise, des peintres comme le Titien ou Giorgione, suivent au plus près la crise qui frappe la cité des Doges. Sans jamais représenter directement les événements qui frappent la cité, tant le traumatisme est douloureux, c’est selon des modalités détournées – allégorie, transposition historique ou biblique – qu’ils délivrent, à travers leurs œuvres, des messages hautement politiques en direction de ceux qui les menacent, et en direction du peuple de Venise qui subit de plein fouet les effets de la Ligue de Cambrai. À l’opposé de cette peinture que l’on pourrait qualifier de défensive et métaphorique, la peinture à charge des satires anglaises et hollandaises contre Louis XIV. On assiste ici à un détournement délibéré et jouissif des codes de représentation du prince, qui avaient si lentement émergé au cours des deux siècles précédents. Isaure Boitel s’attache à montrer comment ces codes sont systématiquement bafoués pour mieux disqualifier le Roi Soleil dans ses prétentions militaires.

16 La tourmente révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle infléchit notablement les perceptions. La nation est désormais au centre des préoccupations politiques, le citoyen se substitue bientôt au sujet, et le monument public sculpté, visible par tous, devient un support privilégié de l’édification populaire et de l’exaltation des gloires nationales. Aux hommes prestigieux dont la représentation était encore réservée au cadre privé au XVIIIe siècle s’ouvrent de nouveaux lieux tels que les places publiques. La figure royale, omniprésente jusqu’alors, est écartée au profit des héros de l’histoire nationale ancienne ou récente. Dès lors se posent les questions que soulève Wassili Joseph : que faire des héros dont la gloire est ambiguë ? Qu’est-ce qu’un militaire mourant et comment le représenter ? Au terme d’une démonstration qui souligne combien est délicate la représentation sculptée du guerrier mourant et combien est difficile, sous la Monarchie de Juillet, l’entreprise de réhabilitation de toutes les gloires nationales, – l’exemple paradigmatique étant celui de Napoléon –, Wassili Joseph conclut dans sa contribution sur « les monuments aux militaires déchus », que la place publique, au XIXe siècle, « semble n’admettre que des héros glorieux ou des mourants anonymes ». La représentation des héros obéit désormais à de nouveaux codes de signification. La volonté d’édification populaire, omniprésente sur la longue durée comme le montre l’ensemble des contributions réunies dans les deux premières sections de ce recueil, évolue néanmoins significativement au cours du XIXe siècle. Désormais l’édification populaire passe davantage par la proximité et l’identification avec les héros que par la distance et la vénération. Déjà, chez Joseph Parrocel, comme l’avait montré Michel Hanotaux, on note la volonté délibérée de la part du peintre de permettre aux vétérans de se reconnaître dans la geste qu’il représente. De l’autre côté des Pyrénées et un siècle et demi plus tard, l’Espagne vit avec la première guerre carliste les derniers sursauts de l’Ancien régime. La gravure, qui se développe alors grâce à des progrès techniques importants, contribue largement à la popularisation des héros du carlisme et au mythe de Zumalacarregui, chef charismatique de la guerre contre le libéralisme,

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ainsi que le montre Laetitia Blanchard. Le portrait gravé du chef remplit en effet une triple fonction : il favorise l’identification physique du héros grâce à des caractéristiques devenues célèbres, comme la grande moustache et le béret rouge, il contribue à l’entreprise de propagande en mettant en valeur une conduite exemplaire, et il participe enfin à la mémoire et à la postérité. Aux côtés des contrebandiers anonymes dont les portraits se multiplient à la même époque, les images des chefs carlistes composent le mythe d’un mouvement populaire romantique et héroïque.

17 Dans une Belgique qui vient de naître à la faveur d’une courte révolution, la consolidation de l’identité nationale passe, comme ailleurs, par le culte des héros récents qui l’ont construite. On ne s’étonnera donc pas, à travers les portraits étudiés par Natasja Peeters, de voir mis à l’honneur les volontaires de la révolution belge de 1830. Ces portraits, parfois convenus et souvent figés, mettent en avant l’esprit de sacrifice, le patriotisme sans faille et les vertus exemplaires de ces militaires qui, comme le comte de Mérode, exhibent ou dissimulent mal blessures et médailles gagnées au combat pour la patrie. La représentation d’une souffrance stoïque entre ainsi de plain-pied dans la composition du portrait militaire, alors que peu après, des artistes comme Ernest Messonier s’emploient à peindre la grandeur de Napoléon et de son armée dans la défaite. Juliette Glickman montre avec quelle minutie le peintre s’attacha à transcrire sur la toile la fatigue et l’incertitude de l’état major, la loyauté des troupes malgré leur lassitude, les stigmates de la défaite sur le sol neigeux et ravagé, la grandeur, enfin, d’un Napoléon vêtu de cette simple redingote grise qui révèle toute sa force. Dans ce « tableau militant », écrit Juliette Glickman, « Messonier transcrivait un idéal sacrificiel de la nation française ». On le voit ici, l’artiste tend de plus en plus à représenter un héroïsme anonyme à côté de l’héroïsme des grands hommes. Cette tendance s’affirme tout au long du Second Empire, malgré la rareté des œuvres traitant de sujets militaires. S’il observe que le Second Empire inspire peu et mal la peinture de guerre et les portraits militaires, Henri Ortholan note que la guerre de Crimée donne lieu à des tableaux représentant de grands mouvements de troupes : le Débarquement des troupes alliées en Crimée, ou La prise du bastion Malakoff par les Français… C’est néanmoins la défaite de 1870 qui modifie durablement les codes de représentation du fait militaire. C’est la fin du guerrier et l’émergence du soldat dont le courage est mis en valeur en dépit de la défaite dans les dernières toiles évoquées par Henri Ortholan. Rejoignant ce dernier en ce sens, Guillaume Peigné montre que le traumatisme de Sedan conduit à une redéfinition du héros et au triomphe de l’héroïsme anonyme et collectif. Le monument aux morts triomphe, et avec lui, parce que sa réalisation est moins coûteuse, « la combinaison d’un guerrier terrestre soutenu par une allégorie céleste » dont l’archétype, le Gloria Victis d’Antonin Mercié, est autorisé à la reproduction par les villes qui en feraient la demande. Sur les places publiques ou dans les salons surgissent aussi des sculptures célébrant des gloires nationales appartenant à un passé lointain dont le souvenir contribue à la consolidation de l’esprit de la Troisième République.

18 Au lendemain de Sedan, d’ailleurs, se pose la question de la fin de la peinture de guerre. Si les peintures de bataille se poursuivent en effet après 1870, la peinture du quotidien d’une armée en paix retient désormais davantage l’attention des artistes et du public, selon Emilie Martin-Neute. C’est ainsi que la peinture de la fin du siècle offre au public un vaste choix de tableaux décrivant l’ordinaire de la caserne. Aussi, pour Emilie Martin-Neute, il importe de donner tout son sens à la nouvelle terminologie employée par la critique à la charnière des XIXe et XXe siècles. Abandonnant la notion de peinture de batailles, la critique préfère désormais le terme de peinture militaire, qui décrit «

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une armée sans combats, évoluant dans une France tiraillée entre sa soif de revanche et son désir de paix ». On est loin désormais du guerrier romantique et des vastes mouvements épiques décrits dans la plupart des œuvres des siècles précédents.

19 Avec le XXe siècle, la guerre se présente sous un jour nouveau. L’irruption des masses dans le panorama politique avait révélé, après Sedan, la complexité des conflits, conflits territoriaux, conflits nationaux, conflits sociaux. Elle avait modifié la perception du combat et du combattant, et la Grande Guerre, avec ses cohortes de soldats brisés, avait mis à mal la figure impeccable du héros. De nouveaux supports, nés de techniques nouvelles, ont accompagné ces mutations et en ont rendu possible l’expression artistique. Les quatre études de la dernière section de ce volume rendent compte des apports de ces nouveaux supports. Le héros de bande dessinée décrit par Pierre-Paul Gregorio contribue activement à une propagande surannée alors que, de son côté, Benoît Mitaine montre comment la bande dessinée pour adultes du dernier tiers du XXe siècle espagnol sait user de la technique qui lui est propre pour dire l’horreur de la guerre civile. Si certains auteurs exploitent efficacement la couleur afin de mieux refléter le chaos des combats, et savent donner à voir la violence insensée de cette guerre sans héros identifiable en saturant les planches de figures, de mouvements, d’explosions, d’autres auteurs au contraire livrent en noir et blanc des créations dominées par le deuil et par la douleur. Leur guerre est une guerre sans héros et sans soldats, une guerre qui s’en prend à des familles dont les enfants cherchent inlassablement à survivre quand ils ne meurent pas de malnutrition. La bande dessinée espagnole de la fin du XXe siècle, en rejetant délibérément la figure traditionnelle du héros, et en héroïsant la figure du vaincu, tend à rejoindre le grand mouvement de récupération de la mémoire historique qui se développe en Espagne depuis la dernière décennie du XXe siècle.

20 Les œuvres étudiées par Sonia de Puineuf et par Nicolas Badalassi relèvent autant de l’art d’avant-garde que de la propagande. En ce sens, elles révèlent comment la recherche de nouvelles formes esthétiques est directement associée à la recherche de nouvelles techniques de propagande et de nouveaux moyens de diffusion idéologique. Dans l’Union soviétique de Staline, Varavara Stepanova et Alexandre Rodtchenko construisent sur tissus, sur toile, sur papier, des séries où la multiplication de l’image aboutit à la glorification à l’infini de l’Armée rouge en même temps qu’à l’exténuation de l’individu en tant que tel, aboli par la répétition qui évoque irrésistiblement la machine. La frontière entre propagande et publicité semble parfois assez ténue pour que l’on s’interroge sur un possible détournement et pour que l’on envisage de lire au second degré ces séries à la gloire de Staline et de la machine qui reprennent délibérément une technique précédemment éprouvée sur le papier d’emballage d’une marque de biscuits. Propagande ou expression d’une « paranoïa de guerre froide », l’affiche et le dessin de presse des années 1945-1985 dénoncent avec virulence les visées agressives – réelles ou supposées – de l’Union soviétique alors que d’un autre côté d’autres mettent en scène un atlantisme à l’origine de bien des maux. Dans tous les cas, il s’agit d’entretenir la peur de la guerre avec des images qui, faisant référence au passé récent dominé par l’horreur de la seconde guerre mondiale, mettent en exergue la menace nucléaire et l’omniprésence de la machine au détriment de l’humain.

21 Au terme de ce parcours, il convient de noter que, siècle après siècle, le texte iconique fonctionne toujours en dialogue avec le destinataire. Certes, l’expression des principes idéologiques et esthétiques présents dans l’œuvre est tributaire de moyens techniques

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spécifiques qui ont leurs contraintes, mais elle est aussi tributaire de codes qui évoluent avec le temps. Aussi la question des clés de lecture dont doivent disposer conjointement artiste, commanditaire et destinataire contemporain reste-t-elle centrale, quelle que soit la valeur proprement esthétique de l’œuvre ou la prégnance de la charge idéologique qu’elle porte.

NOTES

1. . On trouvera à la fin de plusieurs contributions des reproductions significatives. En outre, le lecteur pourra avoir accès à l’ensemble des illustrations en cliquant sur les liens figurant dans l’édition en ligne [liens consultés en décembre 2011].

AUTEURS

MARIE-ALINE BARRACHINA Après avoir exercé comme professeure à l’Université de Poitiers puis à l’Université de Nice Sophia Antipolis (Études hispaniques), Marie-Aline Barrachina est professeure à l’Institut d’É tudes Ibériques et Latino-américaines, Université de Paris IV - Sorbonne, et membre du CIMIC, Centre de Recherches Interdisciplinaires sur les Mondes Ibériques Contemporains, (EA2561) de cette même université. Elle est aussi chercheur associée au CMMC (Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine, Université de Nice, EA 1193). À la suite d’une première recherche portant sur la Section Féminine de la Phalange espagnole, ses recherches portent principalement sur l’articulation discours / représentations / idéologie(s) / société(s). Elle a publié plusieurs ouvrages et une cinquantaine d’articles sur les femmes dans l’Espagne du XXe siècle et sur les supports culturels du franquisme.

JEAN-PIERRE PANTALACCI Jean-Pierre Pantalacci est maître de conférences à l’Université de Nice Sophia Antipolis et membre du CMMC. Ses travaux de recherches portent principalement sur la civilisation italienne de la Renaissance, la République de Venise, la Papauté, les relations diplomatiques entre l’Italie et l’Europe. Il a co-organisé deux colloques internationaux: en novembre 2009, «Guerres et guerriers dans l’iconographie et les arts plastiques, XVe-XXe siècles» ; en novembre 2010, «Villes, frontières et changements de souveraineté, XVe-XXe siècles». Il a animé également un séminaire d’études en mars 2008: «Diplomaties italiennes à la Renaissance». Il est membre du jury de l’agrégation d’italien.

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Dossier : Guerres et guerriers dans l'iconographie et les arts plastiques XVe - XXe siècles

Guerres saintes et Saints guerriers : des saints patrons d'Espagne à l'Empire ottoman

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Saint Georges contre les Maures. Spécificités et enjeux des représentations plastiques du saint guerrier dans le royaume d’Aragon (XVe - XVIe siècles)

Lidwine Linares

1 Il ne fait aucun doute que saint Georges est l’un des principaux saints militaires du sanctoral chrétien. De fait, par son statut de martyr, la sainteté de saint Georges ne pose aucun problème : ce soldat a largement mérité son auréole grâce à la résistance qu’il a opposée à ses bourreaux lors des « grandes persécutions » contre le christianisme du début du IVe siècle. Son culte a ainsi connu très tôt un succès prodigieux et universel et s’est diffusé de manière singulière. On retrouve en effet des traces de sanctuaires, des chapelles, des inscriptions lapidaires le mentionnant, ou des fresques remontant au IVe siècle dans diverses zones de la Chrétienté orientale, tandis qu’en Occident on commence à l’honorer dès le VIe siècle1. Il faut tout de même attendre les croisades pour que ce saint oriental ne prenne véritablement une place capitale pour les Chrétiens d’Occident2. Il semblerait que les croisés, une fois de retour en Occident, aient permis une grande diffusion de la légende de saint Georges, non seulement celle de son martyre, mais aussi son combat contre le dragon : cette légende, déjà populaire en terres d’Orient – les représentations du saint Georges contre le dragon sont relativement nombreuses et anciennes (dès le Ve en égypte) – se propage également en Occident. Cette légende est ensuite rapportée par Jacques de Voragine qui la reprend au XIIIe siècle dans sa Légende Dorée, événement majeur lorsque l’on considère l’incroyable diffusion connue par ce recueil hagiographique. Dès lors, l’iconographie du saint tueur de dragon devient extrêmement fréquente en Occident. C’est généralement de cette manière que le saint est représenté et c’est également cette iconographie qui a, jusqu’à maintenant, retenu l’attention des chercheurs qui se sont intéressés à la figure de ce saint guerrier. Il apparait indéniable que dans l’Occident chrétien la popularité de

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saint Georges atteint un degré maximal au Bas Moyen-Âge, si bien que ce soldat martyr devient le patron de nombreuses contrées. En Espagne, c’est essentiellement dans le Royaume d’Aragon que son culte s’est implanté et qu’il prend une dimension toute particulière3.

Les légendes de saint Georges miles Christi : de l’Orient à l’Aragon

2 Pendant bien longtemps les saints militaires avaient été reconnus saints malgré leur statut de soldat, la plupart ayant renoncé aux armes pour souffrir volontairement le martyre ou se retirer du monde et mener ainsi le plus grand et le plus beau des combats : le combat spirituel. L’acceptation progressive de la guerre et de la violence par l’Église ainsi que le long processus de sacralisation des activités guerrières ont pour conséquence un infléchissement de la notion de sainteté militaire : les saints militaires ne sont plus saints malgré leurs activités militaires mais en vertu de ces mêmes activités, ce qui donnera lieu à la multiplication des légendes mettant en scène leur intercession puis leur intervention directe dans les batailles en faveur des Chrétiens à partir de la seconde moitié du XIe siècle. Parmi eux on retrouve saint Georges qui serait apparu, en compagnie de Démétrius et de saint Mercure, sous les traits d’un véritable chevalier afin d’aider les croisés contre les Turcs à la bataille d’Antioche, lors de la première croisade4. Les chroniqueurs rapportent également qu’il apparaît en 1063 contre les Musulmans de Sicile5. Son aura en tant que saint militaire est d’ailleurs bien attestée dès le milieu du XIe siècle, si bien que les croisés, de retour en Occident, rapportent rapidement ses récents exploits militaires. Cependant, le culte de saint Georges ne s’est pas implanté très tôt en Aragon et c’est véritablement grâce à l’action des rois et de la noblesse d’Aragon qu’il finit par s’imposer durablement dans la partie orientale de la péninsule ibérique.

3 En effet, dans le contexte particulier de la Reconquête, les rois aragonais avaient besoin de compter sur la protection offerte par un saint militaire dans les combats qu’ils entreprenaient contre les envahisseurs musulmans. Cependant, si les Castillans et Léonais pouvaient compter sur le soutien d’un saint Jacques, apôtre du Christ et évangélisateur de l’Espagne, patron dont ils possédaient les reliques, les Catalans et Aragonais étaient dans l’impossibilité de s’approprier cette figure dont ils avaient très rapidement mis en doute l’authenticité de la prédication, et ce pour diverses raisons, notamment à cause de rivalités d’ordre politico-religieux entre les prélats asturo- léonais et les prélats catalans, ainsi qu’entre le royaume de Léon, le royaume d’Aragon et les comtés catalans. C’est, en effet, ce qu’a montré Thomas Deswarte qui affirme que l’église catalane refusait « l’unicité de l’Église d’Espagne sous la férule léonaise »6 : En refusant de reconnaître la prédication de saint Jacques dans la péninsule, les prélats catalans refusent donc cette restauration archiépiscopale et, plus généralement, la restauration d’une Hispania dominée par le royaume de León et saint Jacques7.

4 L’Est et l’Ouest de l’Espagne, s’ils ont un ennemi commun, n’en sont pas moins des rivaux, et cette rivalité se matérialise dans la recherche puis l’adoption d’un protecteur différent. Quoi qu’il en soit, l’adoption par Catalans et Aragonais de saint Georges comme légitime protecteur est un processus long et complexe encouragé par divers facteurs dont le plus important semble avoir été la diffusion de la légende de saint

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Georges par les croisés revenus d’Orient, notamment des nouvelles concernant ses participations miraculeuses lors de certains combats8. L’Aragon et la Catalogne entretiennent en effet d’abondantes relations outre-pyrénéennes. Le roi Alphonse Ier s’est d’ailleurs entouré de nombreux chevaliers français qui s’étaient rendus à Jérusalem lors de la Première Croisade, et avait même, à sa mort, légué son royaume aux ordres militaires du Temple, des Hospitaliers et du Saint-Sépulcre. Cet acte est tout à fait révélateur des rapports que l’Aragon entretenait avec le monde des croisades. Il en va de même en ce qui concerne la Catalogne dont les relations avec ces ordres militaires et notamment les Templiers étaient nombreuses9. Par ailleurs, si en Castille et au Léon les ordres étrangers avaient été supplantés par les ordres autochtones, en Catalogne et en Aragon ils continuaient d’avoir une grande influence malgré la création d’autres ordres militaires aragonais placés eux aussi sous le patronage du champion des croisés, saint Georges10. Dès 1201, Pierre II le Catholique crée l’ordre San Jorge de Alfama. Jacques Ier crée en 1263 à Teruel une nouvelle confrérie militaire, la Cofraria dels cavallers de Sant Jordi tandis que Jacques II crée en 1303, une Cofraria de cavallers à Murcie. Pierre IV, dans la deuxième moitié du XIVe, se lance quant à lui dans une importante entreprise de collecte des reliques du saint, lui fait construire une chapelle dans son palais de la Aljafería de Saragosse et fonde un ordre de chevalerie de saint Georges à Valence, dont les membres sont tenus de lutter contre les Maures – même contre les Castillans en 1361 – et de porter sur leur surcot la croix rouge, dite de saint Georges. Cet emblème sera d’ailleurs adopté par les diverses instances du royaume d’Aragon, et sera utilisé par les combattants sur les champs de bataille pour s’assurer de l’intercession du saint. Il semble donc que ces intenses relations entre les croisés, les ordres militaires orientaux et les souverains catalans et aragonais constituent l’un des principaux facteurs ayant conduit à l’adoption de la figure de saint Georges comme protecteur du royaume d’Aragon.

5 Parallèlement commencent à fleurir des légendes mettant en scène le saint byzantin dans les combats de la Reconquête aragonaise qui s’intègrent dans un processus plus général qui touche l’intégralité de la péninsule Ibérique.

6 En effet, le contexte de la Reconquête va favoriser en Espagne l’apparition d’un nouveau type de saint militaire appelé matamore – littéralement tueur de Maures – qui intervient dans des batailles clés. C’est au début du XIIe siècle que voit le jour la première légende selon laquelle saint Jacques intervient pour donner la victoire aux troupes chrétiennes lors du siège de Coimbra. Dès lors comme on peut le voir sur la carte nº 111, se multiplient à la fois ce genre de légendes rapportant ces interventions et les figures des Matamores. En plus de saint Jacques matamores – véritable modèle et champion de la Reconquête – on retrouvera bientôt des copies locales : saint Isidore et saint Emilien, et un concurrent, saint Georges, qui apparaîtra exclusivement en terres catalano-aragonaises12.

7 C’est dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, dans la chronique écrite par le roi Jacques Ier lui-même qu’est narrée l’intervention miraculeuse de saint Georges en 1229 lors de la prise de Majorque : Et selon ce qu’ont raconté les Sarrasins, ils virent entrer un premier chevalier sur un cheval blanc avec des armes également blanches, et c’est ainsi que l’on a pensé qu’il s’agissait de saint Georges, car dans les récits on peut lire que dans d’autres batailles, il avait été vu à de nombreuses reprises par les Chrétiens et les Sarrasins […]13.

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8 Ces légendes mettant en scène saint Georges matamore se multiplient à partir de cette date14 et, au XIVe siècle, on apprend, grâce à deux chroniques anonymes, que saint Georges serait intervenu lors de la prise de Huesca par le roi Pierre Ier en 1096, et lors de la bataille de Santa María del Puig en 1037 : Le même jour eut lieu la Bataille d’Antioche, celle de la grande Croisade. Et un chevalier allemand s’est retrouvé dans les deux batailles de cette manière : à la bataille d’Antioche il combattait à pied. Alors saint Georges le prit sur la croupe de son cheval ; et une fois cette bataille gagnée, saint Georges, accompagné du chevalier allemand, s’en vint à celle de Huesca. Il y fut clairement vu partageant la croupe de son cheval avec le chevalier qu’il déposa à l’endroit où aujourd’hui se dresse l’église de Saint-Georges15. Alors qu’il avait envoyé comme soldat dans le Royaume de Valence au noble Bernard Guillaume d’Entensa et d’autres soldats de Catalogne et d’Aragon, que ces derniers se trouvaient sur un mont appelé aujourd’hui Santa María del Puig, et qu’une multitude infinie de Sarrasins se lançait contre eux dans un combat hautement stimulant pour chacun des deux camps, le Bienheureux Georges apparut accompagné d’une grande armée céleste et, grâce à son aide, les Chrétiens furent victorieux et aucun des leurs ne mourut lors de cette bataille16.

9 Ces trois interventions, les plus célèbres de saint Georges reprises à foison par les chroniqueurs du royaume et représentées dans des retables de grande qualité, seront celles qui nous intéresseront au premier chef17.

La figure du matamore Georges dans la peinture aragonaise

10 Le premier tableau qui met en scène saint Georges matamore est issu d’un retable appelé Centenar de la Ploma, du nom d’une confrérie d’arbalétriers qui, placés sous le patronage du saint, en fait la commande au tout début du XVe siècle. Ce magnifique retable aujourd’hui incomplet est conservé à Londres au Victoria and Albert Museum : on peut y admirer deux des tables qui le composaient à l’origine, l’une où le saint sur un cheval blanc enfonce sa lance dans le corps d’un dragon, sous les yeux de la princesse et avec la bénédiction du seigneur représenté symboliquement ici par une main qui semble percer le tableau18 ; l’autre, celui qui retiendra ici toute notre attention, dans lequel est représenté le saint combattant aux côtés du roi Jacques Ier lors de la bataille de Santa María del Puig19.

11 Dans ce retable, le saint revêt une armure complète sur laquelle flotte un surcot blanc, orné d’une grande croix rouge dite de saint Georges. Le cheval est également recouvert d’une housse sur laquelle on retrouve la même croix qui permet donc de distinguer le saint en plein milieu des combats. Ce qui frappe dans cette représentation, tout comme les représentations postérieures – celles du retable de Jérica20 ou de celui de Majorque21 – c’est combien l’artiste a insisté sur le caractère extrêmement militaire du saint comme le montre sa tenue qui est celle d’un chevalier accompli. Le saint est en outre représenté en plein cœur des combats : il est un saint agissant, d’une violence et d’une virulence tout à fait exceptionnelles. En effet, il est armé non plus d’une lance mas d’une épée et se livre à un combat au corps à corps empoignant de sa main gauche son ennemi musulman pour transpercer plus aisément son visage au moyen de son épée. Il n’en reste pas moins un saint, l’artiste représentant également son auréole dorée – d’une taille relativement conséquente – qui rappelle au spectateur qu’il accomplit là un

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acte de sainteté. Il est accompagné dans ce combat par le roi Jacques Ier, représenté au premier plan, que l’on reconnaît car il porte par dessus son casque une couronne et un surcot rouge et or, tout comme la housse de son cheval, aux couleurs de l’Aragon, de la señera (seña Real de Aragón). Lui aussi atteint au moyen de sa lance le corps d’un Maure agonisant. La violence de la scène est amplifiée par le sang qui coule à flot, les corps des Musulmans et de leurs chevaux à terre, de leurs visages qui respirent la souffrance et qui contrastent ainsi avec le visage serein des deux chefs de guerre. L’impression qui se dégage de l’ensemble est donc celle de combats acharnés, même si le rapport de force est tout à fait favorable aux Chrétiens et que le triomphe est proche comme le montrent les ennemis écrasés dans la partie basse du tableau.

12 Mais, tous ces éléments ne prennent véritablement tout leur sens que replacés dans leur contexte. On l’a déjà évoqué, saint Georges n’est pas le seul saint militaire de la Reconquête espagnole. En s’appropriant une figure à la fois nouvelle et autonome, le but des Aragonais est de se démarquer de la Castille et du León, de résister à leurs ambitions unificatrices, d’affirmer une identité propre. La promotion d’un « concurrent », contre-modèle aragonais de saint Jacques, et non pas une simple copie locale, apparaît comme un des moyens pour y parvenir, ce dont rendent bien compte les représentations iconographiques du matamore Georges.

13 Si le saint guerrier adopté par la Couronne d’Aragon s’inscrit dans une tradition typiquement espagnole, celle de ces « saints de la Reconquête », il se détache toutefois de son modèle par plusieurs aspects plastiques. La comparaison avec quelques représentations paradigmatiques du saint Jacques matamore permet de rendre compte de différences significatives. L’enluminure appelée du « Tumbo B », l’une des premières représentations de saint Jacques datée de 132622, offre une double représentation du saint : dans la première moitié de la page le saint Jacques apôtre et dans la seconde moitié le saint Jacques matamore. Une légende précise qu’il s’agit du Iacobus miles Christi. Il y est représenté brandissant l’épée et l’étendard, monté sur son destrier blanc sous les pattes duquel on retrouve les corps déchiquetés des soldats ennemis tandis qu’au deuxième plan, on peut voir un château fort. On assiste ici à une véritable scène de triomphe où l’artiste met en lumière la puissance du chevalier, ainsi que son inéluctable victoire. C’est d’ailleurs ce type de représentation du matamore qui s’imposera par la suite. Cependant, il convient de remarquer que l’attitude et le physique du saint permettent d’atténuer la violence de l’action guerrière : sa tunique apostolique aux couleurs hautement symboliques (renvoyant au sang du sacrifice du martyr et l’autre à la pureté de l’âme) rappelle davantage sa fonction d’apôtre, l’épée que brandit le saint n’est pas dirigée vers les ennemis mais vers le ciel, tout comme son regard. L’impression que donne donc l’ensemble est celle d’un détachement, d’une sérénité extrême, et même d’une harmonie qui contraste fortement avec le chaos régnant sur le champ de bataille. Paradoxalement, le saint à la fois participe à ce chaos mais semble ne pas y être directement mêlé.

14 Ce sera encore le cas au siècle suivant : dans le tableau de l’alcazar de Séville par exemple23, anonyme daté du XVe siècle, le caractère militaire de saint Jacques est encore plus marqué – il porte une armure complète – tandis que la scène reflète une extrême violence – les Maures sous les pattes du cheval ne sont plus que des têtes ensanglantées. Pourtant, si le saint brandit son épée, c’est encore pointée vers le haut. De plus, le regard du spectateur est immédiatement attiré vers le visage du saint entouré par une auréole dont la couleur ocre clair contraste fortement avec le fond vert

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et le chapeau rouge. Cette auréole, fortement mise en valeur grâce au traitement de la couleur, permet d’emblée de souligner la sainteté de Jacques ainsi que celle de son action. De même le visage du saint, dont le regard est dirigé vers le ciel, donne une impression de « détachement » et de sérénité : c’est sa vertu qui lui permet de vaincre miraculeusement les Maures. Il en va de même lorsqu’il est représenté en plein cœur des combats, comme tel est le cas dans le tableau de Martín de Soria24, où on le voit conduire les troupes chrétiennes. Mais son attitude n’est pas typiquement guerrière : il lève l’épée vers le ciel et porte un étendard de l’autre main. Et si le résultat est bien là, les corps des Maures sont complètement déchiquetés sous les pattes de son cheval, le spectateur voit davantage le triomphe que l’action. Il apparaît donc clairement que saint Georges se distingue de celui qui devrait être son modèle par son aspect guerrier – même si saint Jacques se militarise fortement, quoique de manière temporaire, au XVe siècle – mais surtout par son attitude violente et pas simplement triomphante, et par sa participation active en plein cœur les combats. Par ailleurs, il convient de souligner que, dans ce tableau, le saint est non seulement représenté en plein cœur de la bataille mais qu’il est étroitement associé à un lieu l’Aragon, et au roi, contrairement à saint Jacques, dont les représentations sont peu « contextualisées » : on y perçoit parfois en arrière plan un château fort, représentant symboliquement la Castille, et parfois, un étendard comme dans le troisième tableau mais ces éléments sont anecdotiques et symboliques et n’ont pas le caractère revendicatif de la représentation géorgienne. En effet, dans l’œuvre de Marzal de Sax, le drapeau aragonais au premier plan attire tout de suite l’attention du spectateur et permet de lier étroitement le saint à cette Couronne. Est revendiqué par ce biais le patronage exclusif de saint Georges sur les terres et la monarchie aragonaises. Il est évident qu’il s’agit par là même de se démarquer de saint Jacques, patron de la Castille et du León dont les prétentions pan- hispaniques inquiètent l’Aragon, et d’affirmer une identité propre.

15 C’est également ce que l’on constate environ un demi-siècle plus tard dans les deux tableaux de saint Georges issu du retable de Pere Niçart, qui sont extrêmement contextualisés. Le retable a été commandé en 1468 par la confrérie des chevaliers de saint Georges de Majorque25. Dans la table centrale, on remarque comment la lutte « traditionnelle » de Georges contre le dragon est délocalisée pour être menée devant la ville de Majorque. Le saint apparaît donc dans cette image comme étroitement lié à cette ville, comme son véritable patron et protecteur, comme un saint capable de la protéger du mal sous toutes ses formes : précisons que si la ville a été récupérée en 1229 par les troupes du roi Jacques Ier – soi-disant grâce à l’aide miraculeuse de saint Georges – sa situation dans une île de la Méditerranée la place en première ligne face aux possibles attaques musulmanes et turques. La croyance en la particulière protection d’une figure tutélaire comme saint Georges était donc de mise dans une ville si confrontée aux dangers musulmans.

16 Dans la prédelle, un autre tableau retiendra notre attention26. Il s’agit de la prise de Majorque par les troupes du roi Jacques Ier et par saint Georges où, une fois de plus, sont présents tous les éléments que nous avions pu mettre en relief dans le tableau de Marzal de Sax. Le saint y est représenté en plein cœur des combats, au milieu d’une foule de combattants, il est le véritable chef de file des troupes chrétiennes comme nous le montre ici Pere Niçart en représentant tous les combattants chrétiens derrière lui. Comme dans le tableau précédent, les symboles de l’Aragon sont présents à divers endroits, rappelant que le saint agit là pour la couronne catalano-aragonaise et que cette victoire est donc celle du royaume mais aussi de la ville représentée ici clairement

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par la forteresse. De même le saint est accompagné du roi ainsi que de trois autres chevaliers appartenant à de grandes lignées catalanes et aragonaises – notamment la lignée des Montcada – qui sont décrits par certains chroniqueurs officiels. Il s’agit encore une fois d’affirmer une identité catalano-aragonaise forte en réaction aux volontés unificatrices et aux prétentions centralisatrices de la Castille. Rappelons à ce propos que, depuis 1412, une dynastie castillane, celle des Tratamarre, était à la tête de l’Aragon et qu’en 1469 le roi d’Aragon Ferdinand II et la reine de Castille Isabelle avaient célébré leurs noces. Cette attitude « pro-aragonisante » n’est d’ailleurs pas l’apanage des artistes, elle s’intègre dans un phénomène plus global et général qui touche également l’historiographie comme l’affirme B. Palacios Martín : Comment ces sources reflètent-elles l’image du roi et de son pouvoir ? La reponse est complexe […]. Les clés fondamentales sont au nombre de deux : « centralisme » et « nationalisme ». Le « centralisme » correspond dans ces chroniques à la position hispano-centrée de l’historiographie castillane, dájà présente chez Jiménez de Rada, dans l’œuvre alphonsine […] et dans d’autres œuvres qui d’une manière ou d’une autre, contiennent l’adaptation de la matière mystique, classique et biblique. L’historiographie aragonaise, tout au moins depuis la Chronique de San Juan de la Peña, répond à ce centralisme en développant une perspective « aragonaise », perspective que l’on retrouve dans les chroniques postérieures, aragonaises ou catalanes, et dans lesquelles cette matière est mise au service de la Couronne chaque fois que cela est possible27.

17 Cette utilisation de saint Georges pour affirmer une identité et lutter contre un royaume rival aux prétentions grandissantes est portée à son comble quelques années plus tard (en 1499) par le chroniqueur Vagad mais aussi par Jerónimo Martínez qui s’inspire très probablement des écrits de cet auteur pour élaborer entre 1524 et 1525 son retable de saint Georges, aujourd’hui conservé dans l’église du « Salvador de la Merced » de Teruel28. Dans ce retable, commandé par la Real y Militar compañía de San Jorge créée en 1225 par Jacques Ier, on retrouve le cycle hagiographique de saint Georges dans son ensemble : en bas du retable une série de représentations est consacrée au cycle martyrial, tandis que, sur la partie haute du retable, on retrouve trois scènes renvoyant à la lutte contre le dragon. La partie centrale est quant à elle consacrée à l’intervention de saint Jacques à la bataille d’Alcoraz29. Au centre, on retrouve un très beau tableau sur lequel le saint est représenté monté sur son cheval et brandissant son épée contre la troupe des Maures qui lui fait face. Au premier plan, et devant les soldats chrétiens, il semble conduire les troupes aragonaises de Pierre Ier que l’on reconnaît grâce à l’étendard aux couleurs de l’Aragon. Le saint, complètement militarisé, porte une armure complète et est représenté dans une attitude triomphante – notons quand même le changement par rapport aux précédentes scènes de combat. Son cheval piétine un Maure et sa monture tombés au sol, mais également quatre têtes couronnées30. À droite du retable, on peut trouver la conclusion de cette victoire : le roi Pierre Ier reçoit de ses soldats un bouclier sur lequel sont représentées la croix rouge de saint Georges ainsi que ces quatre têtes des rois maures, symboles qui, selon la légende, sont utilisés depuis comme emblème de l’Aragon. En réalité on sait que, depuis 1281 au moins, les rois d’Aragon utilisent sur leurs sceaux la croix de saint Georges flanquée de ces quatre têtes. L’impression qui se dégage ici est celle d’une affirmation d’une identité aragonaise propre puisqu’est mise en scène la naissance symbolique du royaume avec la victoire d’Alcoraz en 1096 et la remise des emblèmes de la Couronne à Pierre Ier. Il s’agit dès lors de faire passer la victoire miraculeuse d’Alcoraz du statut de simple légende à celui de mythe de fondation qui manquait toujours à l’Aragon, mythe

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comparable à celui de Clavijo, saint Georges devenant de facto le pendant aragonais de saint Jacques, mais aux caractéristiques spécifiques et aux légendes propres.

18 De fait, à gauche de cette scène, on retrouve un autre tableau, le seul du genre dont nous ayons connaissance, représentant saint Georges monté sur un cheval blanc, toujours en armure31. Derrière lui, sur la croupe du même cheval, est installé un soldat identiquement vêtu, mais qui se distingue du saint par l’absence d’auréole. Cette scène renvoie à la légende, diffusée par les chroniqueurs depuis le XIVe siècle, selon laquelle saint Georges, présent à la prise d’Antioche – qui aurait eu lieu le même jour que la bataille de Huesca – aurait transporté miraculeusement sur la croupe de son cheval un chevalier allemand d’Antioche à Huesca. Cette représentation est donc intéressante dans la mesure où la légende d’Alcoraz apparaît comme étroitement liée à l’une des plus prestigieuses interventions militaires de saint Georges. Cela permet de sacraliser les opérations militaires d’Alcoraz menées par les troupes aragonaises en les mettant sur le même plan que celles de la première croisade et d’exalter la Couronne d’Aragon qui mène ces combats. Par ailleurs, la présence du chevalier allemand est également significative : en effet, si les rois de Castille et de León cherchent à mettre en avant leur descendance des goths, les Catalans et les Aragonais cherchent quant à eux à montrer qu’ils sont de lignée germanique ou française. Certains chroniqueurs avaient même affirmé que la lignée des Moncada – l’une des familles les plus importantes du royaume – descendait de ce chevalier. On voit donc bien comment, dans ce tableau, la figure de saint Georges matamore servait des revendications « aragonisantes », notamment contre la politique d’union entre les deux royaumes qui était menée depuis plusieurs décennies par Ferdinand II, et le risque de voir s’imposer une Castille de plus en plus puissante.

19 Conclusion

20 Instrument politique, on se rend compte à quel point la figure de saint Georges matamore est un outil permettant de glorifier et de sacraliser la Couronne d’Aragon. Il s’agit pour les artistes non seulement d’exalter la figure du guerrier pourfendeur de Maures, de rendre hommage à son action militaire, mais aussi de l’utiliser pour affirmer une identité et une histoire propres tout autant qu’une indépendance vis-à-vis d’une Couronne castillane toujours plus prégnante. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que de telles œuvres « aragonisantes » émanent d’ordres et de confréries aragonaises placées sous le patronage du saint chevalier, très attachées à leur origine et à leur saint patron. Elles ne sont d’ailleurs pas les seules et nombre de témoignages, des chroniqueurs notamment, montrent combien les Aragonais restent attachés à leur royaume, leur Couronne, leurs particularismes et leurs « feudos » qu’ils conserveront, malgré l’unification des couronnes d’Aragon et de Castille, jusqu’au XVIIIe siècle.

21 Cependant, pour conclure, il convient de remarquer que si saint Georges reste présent dans la production artistique de cette époque, c’est l’épisode de son combat contre le dragon qui inspire davantage les artistes et a été choisi par les commanditaires. Le roi Ferdinand lui-même avait effectivement fait le choix cette dernière figure de saint Georges pour son sépulcre, tandis que la reine Isabelle de Castille avait choisi le Saint Jacques pourfendeur des Maures. On peut se demander s’il s’agit d’un renoncement symbolique de la part de ce roi qui, par son mariage, a quelque peu précipité « la chute de l’Aragon »…

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ANNEXES

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Fig.3. Marzal de Sax, Saint Georges et la princesse, 1410-1420, tableau central du retable du Centenar de la Ploma, Victoria & Albert Museum, Londres, Photo Victoria & Albert Museum, London.

Fig.4. Marzal de Sax, Saint Georges et le roi Jacques 1er à la bataille de Santa Maria del Puig, 1410-1420, tableau central du retable du Centenar de la Ploma, Victoria & Albert Museum, Londres, Photo Victoria & Albert Museum, London.

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Fig. 5. Père Niçart, Saint Georges tuant le dragon, tableau central du retable Saint Georges, 1468-1479, Musée Diocésain, Majorque.

Fig. 6. Père Niçart, Saint Georges à la prise de Majorque, prédelle du retable Saint Georges, 1468-1479, Musée Diocésain, Majorque.

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Fig.7. Jéronimo Martinez, Saint Georges, 1524-1525, retable de l’église de El Salvador de la Merced, Teruel

Fig.8. Jéronimo Martinez, Saint Georges à la bataille d’Alcoraz, 1524-1525, retable de l’église de El Salvador de la Merced, Teruel

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Fig.9. Jéronimo Martinez, Remise des quatre têtes maures et de la croix de saint Georges au roi Pierre I d’Aragon, 1524-1525, retable de l’église de El Salvador de la Merced, Teruel

Fig.10. Jéronimo Martinez, Saint Georges et le chevalier allemand à Antioquia, 1524-1525, retable de l’église de El Salvador de la Merced, Teruel

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NOTES

1. . Voir la carte dressée par Francisco Marco Simón, dans Francisco Marco Simón, Alberto Montaner Frutos, Guillermo Redondo Veintemillas, El Señor San Jorge, patrón de Aragón, Saragosse, Caja de Ahorros de la Inmaculada Concepción, 1999, p. 25. 2. . Pour plus de détails sur les origines du culte de saint Georges en Orient, voir ibid., notamment la partie intitulée « San Jorge de Capadocia en la Antigüedad », p. 11-22. 3. . Ramón de Alós Moner, Sant Jordi, patró de Catalunya, Barcelone, Ed. Barcino, 1926 ; Elizabeth Oke Gordon, Saint George, Champion of Christendom and Patron Saint of England, Londres, Swan Sonnenschein, 1907 ; Francisco Marco Simón, Alberto Montaner Frutos, Guillermo Redondo Veintemillas, op. cit. ; Lluis Millá i Reig, Sant Jordí, patró de Catalunya, Barcelona, Ed. Millá, 1996 ; Narcís Sayrach i Fatjó dels Xipres, El patró Sant Jordi : Història, llegenda, art, Barcelone, Generalitat de Catalunya, 1996 ; Joan Vincke, El culte de Sant Jordi en las terres catalanes durant l’Edat Mitjana com a expressió de les relacions entre l’esglesia i l’estat en aquella epoca, Barcelone, La Paraula cristiana, 1933. 4. . Chronique Anonyme de la première croisade, Traduction par Aude Matignon (éd.), Paris, Arléa, 1992, p. 123. 5. . G. de Malaterra, De rebus gestis Rogerii Calabriae et Siciliae comitis et Roberti Guiscardi ducis fratris eius, II, 33, E. Pontieri (éd.), Boulogne, RIS, V, 1, 1924, p. 44. Cité par Jean Flori, La Guerre sainte. La formation de l’idée de croisade, Paris, Aubier, 2009, p. 130 et p. 304. 6. . Thomas Deswarte, « Saint Jacques refusé en Catalogne : la lettre de l’Abbé Césaire de Montserrat au pape Jean XIII ([970]) », dans Thomas Deswarte et Philippe Sénac (dir.), Guerre, pouvoirs et idéologies dans l’Espagne chrétienne aux alentours de l’an mil, Turnhout, Brépols, 2005, p. 154. 7. . Ibid., p. 152. 8. . Guillermo Redondo Veintemillas, « San Jorge, expansión y permanencia de un mito necesario », dans Francisco Marco Simón, Alberto Montaner Frutos, Guillermo Redondo Veintemillas, El Señor San Jorge…, op. cit., p. 50. 9. . Francisco de Moxo y Montoliu, « Los Templarios en la Corona de Aragón », dans Aragón en la Edad Media, Homenaje a la Profesora Emérita M.L. Ledesma Rubio, Saragosse, Université de Saragosse, 1993, X-XI, p. 662-664. 10. . Alain Demurger, Chevaliers du Christ. Les ordres religieux militaires au Moyen Age, XIe - XVIe siècles, Paris, Le Seuil, 2002 ; Higini Anglès, L’Ordre de Sant Jordi durant els segles XIII-XIV i la devoció dels reis d’Aragó al sant cavaller, Barcelone, Gustavo Gili, 1961, p. 42-65 [separata]. 11. . Voir fig. 1 en annexe. 12. . Voir fig. 2 en annexe. 13. . Jaime I, Cronica o comentaris del gloriosissim e invistissim rey en Jacme Primer, Rey Darago, de Mallorques e de Valencia, Compte de Barcelona e de Montpesler, dictada per aquell en sa llengua natural, Marian Aguiló Fuster (éd.), Barcelone, Alvar Verdaguer, 1873, p. 133-134. 14. . Principales apparitions de Saint Georges en Aragon et premiers témoignages écrits : Apparition de saint Georges à la bataille de Majorque (Jaime I, 1229), 1274 : Jaime I, Chrónica. Apparition de saint Georges à la bataille de Huesca (Pierre Ier, 25 nov. 1096), 1305-1328 : Crónica de los Estados Peninsulares ; 1369-1372 : Crónica de San Juan de la Peña, version latine. Apparition de saint Georges à la bataille de Puig (Jaime I, 1237), 1369-1372 : Crónica de San Juan de la Peña, version latine. Apparition de saint Georges à la reconquête de Minorque (Alphonse III, 1287), 1513 : Miquel Carbonell, Cròniques d’Espanya. Apparition de saint Georges à la bataille d’Alcoy (Jaime I, 1275), 1550 : Beuter, Corónica general de toda España.

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Apparition de saint Georges à la bataille de Barcelone (Borrell Berenguer, 960 ? 986 ?), 1550 : Beuter, Corónica general de toda España. Apparition de saint Georges à la bataille de Valence (Le Cid, 1096-1100 ?), 1610 : Escolano, Década primera. 15. . Crónica de los Estados Peninsulares, texto del siglo XIV, Antonio Ubieto Arteta (éd.), Grenade, Université de Grenade, 1955, p. 122-123. 16. . Crónica de San Juan de la Peña, version latine, Antonio Ubieto Arteta (éd.), Valence, [s. n.], 1961, p. 153-154. 17. . Les représentations iconographiques de saint Georges matamore : 1410-1420 : Retable du Centenar de la Ploma, Marzal de Sax ; Saint Georges et la princesse ; Bataille del Puig (Jaime I) ; 1423 : Retable de Jérica ; Cycle complet ; Idem ; 1468-1470 : Retable de Pere Niçart, Majorque ; Cycle complet. Reste le tableau central et la prédelle ; Saint Georges et le dragon devant Majorque ; Saint Georges à la prise de Majorque ; 1524-1525 : Retable de l’Église de El Salvador de La merced de Teruel, Jerónimo Martínez ; Cycle hagiographique complet ; Saint Georges et le dragon (3 tableaux dans la partie haute) ; Saint Georges à Huesca (3 tableaux dans la partie centrale) ; Martyre dans la partie basse. 18. . Marzal de Sax, Saint Georges et la princesse, 1410-1420, tableau central du retable du Centenar de la Ploma, Victoria & Albert Museum, Londres, voir fig. 3 en annexe. 19. . Marzal de Sax, Saint Georges et le roi Jacques Ierà la bataille de Santa María del Puig, 1410-1420, tableau central du retable du Centenar de la Ploma, Victoria & Albert Museum, Londres, voir fig. 4 en annexe. 20. . Retable de saint Georges, Círculo de los Peris, v. 1423, Musée Municipal de Jérica (Castellón). 21. . Pere Niçart, Retable de saint Georges de l’église de Saint Antoine de Padoue, v. 1468-1469, Musée diocesain de Majorque, voir fig. 5 et fig. 6 en annexe. 22. . Saint Jacques apôtre et miles Christi, Tumbo B, 1326, archives de la cathédrale de Compostelle, http://saintjacquesinfo.hypotheses.org/files/2011/10/Tumbo-B-1326-archives-de-la- cath%C3%A9drale-de-CompostelleD1.jpg. 23. . Saint Jacques matamores (anonyme), XVe siècle, Alcazar de Séville : publié dans Santiago en España, Europa y América, Madrid, Ed. nacional del ministerio de información y turismo, 1971. Illustration n. 630. 24. . Saint Jacques matamores, (anonyme), XVIe, Musée Lázaro Galdiano, Madrid, http://www.flg.es/ ficha.asp?ID=3025. 25. . Voir fig. 5 en annexe. 26. . Voir fig. 6 en annexe. 27. . Bonifacio Palacios Martín, « Imágenes y símbolos del poder real en la corona de Aragón », dans El poder real en la corona de Aragón (s. XIV-XVI), Saragosse, Gobierno de Aragón, Departamento de educación y cultura, 1993, vol. 1, p. 225-226. 28. . Voir fig. 7 en annexe. 29. . Voir fig. 8 en annexe. 30. . Voir fig. 9 en annexe. 31. . Voir fig. 10 en annexe.

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RÉSUMÉS

Dans de nombreuses contrées, saint Georges est considéré comme le patron des chevaliers, notamment grâce à la légende rapportant son intervention miraculeuse à Antioche lors de la Première Croisade. Cependant, c’est son légendaire combat contre le dragon qui est le plus souvent relayé par les artistes des pays orientaux mais aussi des pays de l’Europe occidentale. La Péninsule ibérique adopte un modèle différent puisque le saint est parfois représenté en plein cœur des combats de la Reconquête opposant les Chrétiens aux Musulmans d’Espagne. Dans cette étude, notre attention sera portée en particulier sur la spécificité des représentations hispaniques, et plus particulièrement aragonaises, de ce saint guerrier, de ce « matamoros », littéralement « tueur de maures », ainsi que sur les enjeux – territoriaux, politiques, idéologiques – qui les sous-tendent.

In many countries, Saint George is considered as patron of knights, especially because of the legend recounting his miraculous intervention in Antioch during the first Crusade. However, his legendary fight against the dragon is the episode most often represented by artists both in Oriental countries and in Western Europe. The Iberian Peninsula presents a different model. There, the Saint is sometimes depicted as participating in the Reconquista, wars where Christians and Moslems fought for the domination of Spain. In this study, I will discuss the specificity of Spanish representations, in particular from Aragon, of this combative Saint, also known as “matamoros” or literally “killer of Moores”. I will also discuss the underlying contextual issues – territorial, political and ideological.

INDEX

Mots-clés : Aragon, Espagne, Matamores, représentations, Saint Georges Keywords : Aragon, Matamoros, representations, Saint Georges, Spain

AUTEUR

LIDWINE LINARES Elle est maître de conférences au département d’espagnol de l’Université de Limoges, spécialiste, notamment, de l’Espagne médiévale et classique.

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Les fresques de la campagne d’Oran peintes par Juan de Borgoña dans la chapelle Mozarabe de la cathédrale de Tolède

Sophie Dominguez-Fuentes

1 Tolède devint, en 657, archevêché primatial de l’Hispaniae wisigothe. Conquise par les Maures, en 712, ce ne fut qu’en 1086 que la cathédrale de Tolède réintégra pleinement sa fonction de centre spirituel de l’Espagne chrétienne en accueillant de nouveau le siège primatial. Son histoire est donc étroitement liée à celle du royaume de Castille comme le montrent les fresques de la chapelle Mozarabe, peintes en 1514 par Juan de Borgoña, qui illustrent la campagne d’Oran menée par le cardinal Cisneros1, en 1509, pour mettre fin à la course barbaresque en Méditerranée Occidentale.

2 Considéré comme étant à l’origine des fondements apostoliques de la foi catholique en Espagne, le rite mozarabe2 était sur le point de disparaître lorsque Cisneros renoua avec cette tradition. Pour y parvenir, il multiplia la publication de livres liturgiques afin de célébrer la messe et les chœurs en arabe dans une enceinte réservée à cet effet au sein du temple primatial. Avec le soutien du clergé tolédan qui lui céda, pour 75 300 réaux de billon, l’ancienne salle capitulaire d’hiver et la chapelle adjacente du Corpus Christi, il fonda, en 1502, la chapelle Mozarabe et sa sacristie. Édifiée par les maîtres Mahoma et Farax sous la direction d’Enrique Egas, cette chapelle de plan octogonal fut terminée en 15103. Le culte mozarabe, pratiqué encore de nos jours, y fut pourtant célébré dès 15044, Jules II (1503-1513) ayant confirmé ce privilège, unique dans toute la chrétienté.

3 Située dans les fondations de ce qui aurait dû être la seconde tour, cette chapelle donne sur la façade principale de la cathédrale et ferme la nef de l’Épître. L’intérieur se compose d’un carré (87 x 89 mètres) auquel sont adossés deux rectangles qui forment un angle droit. Le mur nord, lisse, abrite l’autel tandis que les trois autres accueillent un arc ; celui de l’orient ouvre sur la sacristie de plan rectangulaire.

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4 De l’époque de Cisneros, seules demeurent les fenêtres gothiques géminées réalisées par Juan de la Cuesta, en 1513, et les trois peintures à fresque peintes par Juan de Borgoña, en 1514, sur le mur occidental qui fait face à l’entrée (fig. 1).

5 La présence de Juan de Borgoña, venu très certainement d’Italie5, est attestée dès 1495 à Tolède où il exécuta, aux côtés de Pedro Berruguete, les fresques du cloître bas de la cathédrale. Considéré à la mort de Berruguete (1504) comme le maître incontesté de la technique florentine de la fresque, il travailla au sein du temple jusqu’en 1517.

6 Entre 1509 et 1511, il réalisa, par exemple, le décor de la nouvelle salle capitulaire qui comprend des épisodes de la Vie de la Vierge et de la Passion du Christ ainsi que 84 portraits d’archevêques tolédans6. Très influencé par l’art italien du Quattrocento, l’artiste bourguignon sut répondre aux critères esthétiques de Cisneros, d’où son intense activité au sein du temple primatial sous son cardinalat.

7 Cette activité décrut après le décès du prélat (1517), et il dut alors travailler pour des églises et des couvents tolédans jusqu’à sa mort en 1536. Il réalisa ainsi plusieurs retables à Camarena (1518-1523 et 1534-1535), à Talavera de la Reina (1527-1530), à Pastrana (1535) et à Escalona (1536). Son style, très personnel, joua un rôle déterminant en Vieille Castille et donna naissance à une école qui poursuivit son influence jusque dans la seconde moitié du XVIe siècle.

8 Comme pour le programme iconographique de la salle capitulaire, Juan de Borgoña soumit au cardinal Cisneros celui de la chapelle Mozarabe qui, au lieu de privilégier le statut clérical du prélat, mettait en avant sa personnalité politique. Pour ce travail, il reçut 2 352 réaux et 17 maravédis contre 126 000 maravédis pour celui de la salle capitulaire, dont le décor était plus important7.

9 Peintes entre janvier et juin 1514, les fresques de la Bataille d’Oran rappellent, par leur composition, les bas-reliefs de la Conquête de Grenade sculptés sur les stalles basses du chœur par Rodrigo Alemán en 14958. Il s’agit de peintures indépendantes relatant trois épisodes de la campagne d’Oran, celles de droite et de gauche étant plus petites que celle du centre.

10 Sous la scène centrale figure, de nos jours, une inscription en espagnol. Elle fait référence à la conquête d’Oran par Cisneros (1509), à sa perte en 1708 et à sa reconquête par les troupes de Philippe V (1732) tandis que l’inscription latine, qui n’est plus visible aujourd’hui, faisait allusion aux miracles qui se produisirent pendant cette conquête, dont les récits ont été partiellement publiés par Diego Angulo Iñiguez9.

11 Selon Cazalla, qui fut témoin présumé de cette expédition avant de devenir évêque de Troyes, il y eut plusieurs temps forts. L’un d’entre eux fut l’arrivée à la tombée de la nuit des troupes au port de Mers el-Kébir, place forte espagnole depuis 1505. Si l’on en croit l’auteur, Cisneros et Pedro Navarro, général en chef de cette expédition, demeurèrent sur leurs navires pour veiller au débarquement des hommes. Sur ordre de Navarro, les bateaux contenant les chevaux furent en revanche maintenus en mer, obligeant Cisneros à intervenir pour que la cavalerie puisse disposer de ses montures. Ce n’est qu’une fois ce problème réglé qu’il débarqua.

12 Dans la scène de droite représentant le débarquement (fig. 2), Juan de Borgoña choisit d’illustrer le moment précis où Cisneros, vêtu de la pourpre cardinalice, foule, en le bénissant, le sol africain. Deux hallebardiers et le chanoine Algora, qui porte la croix primatiale, le précèdent. Juste derrière eux, un soldat, debout dans une barque, porte l’étendard échiqueté or et gueules du prélat. Ce soldat est accompagné d’un franciscain

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et de deux hommes, élégamment vêtus, qui font partie de la suite du cardinal. Sur la gauche, au pied d’une falaise, des musiciens jouent en bord de mer pour célébrer, en grande pompe, l’arrivée de Cisneros. Au fond, on aperçoit, sur une mer d’huile, des barques qui font la navette entre la terre et deux vaisseaux ancrés le long des côtes de Mers el-Kébir.

13 La plupart des détails représentés correspondent au récit de Cazalla. Juan de Borgoña, en revanche, ne fait aucune allusion aux problèmes qui opposèrent le cardinal à Pedro Navarro, totalement absent de la composition. Il focalise volontairement l’attention du spectateur sur le prélat et la croix primatiale montrant qu’en sa personne c’est le clergé tolédan qui foule le sol africain.

14 Dans son récit, Cazalla raconte comment Cisneros, vêtu de la pourpre cardinalice, partit pour le combat sur sa mule. Suivi de clercs et de religieux armés, il fut précédé de la croix qui avait été plantée, en 1492, sur les tours de l’Alhambra de Grenade par le cardinal Mendoza (1482-1495). Selon l’auteur, cette croix fut portée par le frère franciscain Hernando, monté sur une jument blanche, et non par le chanoine Algora de Sigüenza comme le prétend la tradition. Les premiers combats eurent lieu, semble-t-il, dans la montagne qui séparait Mers el-Kébir d’Oran. Le cardinal, haranguant ses troupes, incita les fantassins à traverser une rivière, située dans la partie la plus aride de la montagne, qui les conduisit aux pieds des murailles d’Oran, comme le relate Illán, l’un des secrétaires du prélat, également témoin présumé de cette campagne. Ordonnant l’assaut de la ville, malgré la tombée de la nuit, les gardes du cardinal montèrent sur leurs piques et, au cri de « saint Jacques et Cisneros », ils commencèrent à assaillir la forteresse, où l’on vit bientôt flotter l’étendard du prélat portant au revers la croix. La victoire fut si rapide que certains virent en elle un signe divin. Cazalla ajoute que, dès le début des combats, on put observer dans le ciel des vautours tournoyant au-dessus des têtes des Maures.

15 Ce sont tous ces épisodes que Juan de Borgoña représente dans la lunette centrale entièrement consacrée à la conquête d’Oran (fig. 3), qui eut lieu le 17 mai 1509. Il situe la ville portuaire du nord-ouest de l’Algérie en bord de mer et met en scène la bataille sur un vaste paysage montagneux censé représenter, à l’ouest, le mont Aïdour haut de 375 mètres. Il accorde cependant une grande importance aux édifices ainsi qu’aux soldats, notamment à la cavalerie. Cette allusion, qui renvoie à l’incident des chevaux survenu lors du débarquement, montre que Cisneros, en grand tacticien, eut raison de s’appuyer sur ce corps d’armée. À droite, en arrière-plan, nous retrouvons la place forte espagnole de Mers el-Kébir symbolisée par de hautes murailles sur lesquelles flotte un drapeau avec une croix et le mont Aïdour qui la sépare d’Oran. Juste en dessous, au premier plan, apparaît le cardinal, vêtu de la pourpre cardinalice, monté sur une mule, chevauchant aux côtés de Pedro Navarro. Il est précédé par le chanoine Algora qui porte la croix primatiale et non par le frère franciscain Hernando. Devant eux, un groupe de fantassins armés de fusils et de canons, portant l’étendard du cardinal orné du timbre archiépiscopal, ouvre la marche et livre déjà bataille à l’orée d’un bois.

16 Au centre, à l’arrière-plan, des cavaliers maures, reconnaissables à leur drapeau à trois croissants et à leurs tenues inspirées du Roi David de Pedro Berruguete (ca 1483, Paredes de Nava, église Sainte Eulalie), fuient devant la cavalerie espagnole qui porte un drapeau à croix. Dans le ciel, des oiseaux noirs renvoient aux vautours cités par Cazalla tandis qu’un soleil rayonnant brille dans l’angle supérieur gauche pour rappeler l’intervention divine qui prolongea le jour malgré la tombée de la nuit. Au pied du mont

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Aïdour, on aperçoit le ravin de l’oued Rhi et la rivière empruntée par les fantassins qui jaillissent devant la ville fortifiée d’Oran, située à gauche, dont l’architecture a subi une réduction d’échelle à la manière des peintres nordiques. Prise d’assaut par les gardes du cardinal, ces derniers se hissent sur leurs piques pour escalader les murailles et les portes de la citadelle défendues par des Maures munis de sabres, et qui lancent des pierres du haut des tours sur leurs assaillants qui se protègent à l’aide de boucliers ronds.

17 L’ensemble de la composition est couronné par le blason du cardinal Cisneros reposant sur une croix d’or à double traverse, surmonté du timbre archiépiscopal tandis que figure, dans la partie inférieure, un simple écu composé de cinq étoiles de sinople en sautoir sur champ or. Ces armes correspondent au blason de don Sancho de Rojas (1415-1422), prélat tolédan qui réglementa la confrérie du Corpus Christi, et non à celles du cardinal Fonseca car, bien que très similaires (cinq étoiles de gueules en sautoir sur champ or), leurs couleurs diffèrent, les premières étant vertes et les secondes rouges. Plus petit que celui du cardinal Cisneros et non timbré, ce blason est une allusion à l’ancienne chapelle du Corpus Christi sur laquelle fut édifiée la chapelle Mozarabe. L’héraldique est également utilisée pour symboliser l’union mystique qui existe entre l’archevêque de Tolède et son archidiocèse afin d’éviter de déifier la figure de Cisneros. Elle permet aussi d’identifier les camps qui s’affrontent et les villes déjà aux mains des Espagnols.

18 Juan de Borgoña utilise les détails, fournis par Cazalla et Illán, pour montrer le rôle primordial joué par le prélat dans la conquête d’Oran qui demeura sous la juridiction spirituelle de l’archidiocèse de Tolède jusqu’en 179210. Tout comme eux, il associe faits historiques et miracles pour rappeler aux fidèles le milieu hostile dans lequel survécut le culte mozarabe pendant la domination arabe de l’Espagne. Il privilégie ainsi les combats entre Maures et Chrétiens afin de montrer que la foi catholique l’emporte sur celle des infidèles avec l’aide d’interventions divines puisque la bataille ne dura que quatre heures, si l’on en croit les récits. Il évite, en revanche, d’illustrer le caractère tragique et sanglant de la guerre, inapproprié dans un lieu de culte, d’autant plus que l’emploi du sang est réservé à la Passion du Christ dans l’iconographie chrétienne. Il préfère suggérer la violence des combats par des jets de pierres ou des tirs de canons plutôt que de représenter des cadavres qui choqueraient les fidèles. Les oiseaux ont également cette fonction puisque cette métaphore, employée par Cazalla, est reprise ici pour indiquer le sort tragique réservé aux Maures. Seul un homme à terre, dans l’angle inférieur gauche, et un cavalier désarçonné, au centre, font référence aux pertes qui, selon l’inscription latine, s’élevèrent à plus de 4 000 hommes pour les Maures contre 30 pour les Espagnols. Les deux seules victimes représentées appartiennent donc au camp maure.

19 Juan de Borgoña n’hésite pas, en revanche, à montrer les difficultés tactiques auxquelles furent confrontées les troupes espagnoles. Avec un certain réalisme, il met en scène l’embuscade tendue par les Maures à l’orée du bois ou encore les efforts déployés par les soldats pour prendre d’assaut la citadelle protégée par des remparts et de grandes portes en bois. Pour accroître la valeur symbolique de ce haut fait d’arme, il dépeint la scène sur un paysage accidenté, en multipliant les pièges que durent affronter les troupes espagnoles (arbres, rochers, ravins, rivière, etc.). Ces éléments naturalistes servent à créer la notion de temps et d’espace, conformément à l’esprit du Quattrocento qui confère davantage d’importance au paysage. Le traitement des

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rochers demeure cependant flamand, même si certains, taillés à angles vifs, suggèrent l’œuvre de Fra Angelico. Borgoña applique aussi au pinceau des zones d’ombre, par un système de hachures, qui rappellent la manière de Berruguete. Il parvient ainsi à maintenir un certain équilibre entre le naturalisme nordique et le goût italien pour l’organisation rigoureuse des volumes et de l’espace dans un style simple et clair empreint de touches archaïsantes propres au gothique international.

20 Si les détails se révèlent exacts et très précis, l’attitude des personnages, représentés de profil, de trois quarts ou de face, conformément à l’art flamand du XVe siècle, demeure rigide. Elle s’éloigne également de la stylisation géométrique des corps de la Bataille de San Romano divisée en trois panneaux par Paolo Uccello (ca 1450, Florence, Galleria degli Uffizi ; Londres, The National Gallery ; Paris, musée du ). Borgoña utilise, en revanche, certains canons idéalisés, notamment pour la figure du cardinal Cisneros qui rappelle son portrait de la salle capitulaire. Si les visages sont, pour la plupart, inexpressifs et empreints de gravité, certains traits féminins et enfantins se rapprochent des canons utilisés par Antoniazzo Romano dans le triptyque conservé au Prado (Madrid). Les mains sont fines et élégantes, de même que les pieds, traités plus sommairement néanmoins. Quant à la gestuelle, elle rappelle l’œuvre de Berruguete.

21 Selon Cazalla, la libération des captifs chrétiens fut le dernier temps fort de cette campagne. Elle fut aussitôt suivie par le départ précipité pour l’Espagne du cardinal qui, après quelques jours passés à Oran, repartit pour Carthagène, suite à un nouvel incident avec Pedro Navarro. Si l’on en croit l’auteur, le prélat embarqua, en compagnie de ses proches, sur une galère avec plusieurs esclaves maures et des chameaux transportant la part du butin revenant à la couronne, ainsi qu’une riche collection de livres arabes pour l’université d’Alcala de Henarés qu’il avait fondée en 1498.

22 C’est ce dernier passage que Borgoña représente dans la fresque de gauche, et non le départ des troupes pour la terre africaine depuis le port de Carthagène. Il s’agit, en effet, d’une scène postérieure à la conquête d’Oran dans laquelle Cisneros fait ses adieux à la ville (fig. 4). Au premier plan, dans l’angle inférieur droit, nous retrouvons le prélat, vêtu de la pourpre cardinalice, debout dans une barque, donnant sa main à baiser aux fidèles venus lui faire leurs adieux. Juste derrière, on aperçoit la côte et la citadelle d’Oran qui se détachent sur un paysage montagneux et boisé. De l’autre côté, au premier plan, se trouve un navire, toutes voiles déployées, prêt à partir, et dans lequel figurent trois soldats et plusieurs captifs. Il est peu probable que ces derniers, représentés les mains attachées, symbolisent des Chrétiens sur le point d’être libérés, comme l’a supposé Diego Angulo Iñiguez11, car il s’agit d’un programme conçu à la gloire de Cisneros, sous forme de croisade, illustrant leur victoire sur les Maures. Les tenues et les expressions hagardes des visages suggèrent plutôt les esclaves maures, cités par Cazalla. Fidèle aux propos du narrateur, cette composition s’éloigne du ton optimiste et de l’apparat employé dans le débarquement car, au lieu de la flotte, il n’y a qu’une seule galère et seuls quelques fidèles font leurs adieux au prélat, sans faste, ni musique.

23 Ces peintures, très dynamiques, montrent clairement comment l’artiste sut s’adapter à la piété et au pouvoir religieux en concevant un programme iconographique très ambitieux, où le concept d’événement politico-historique prime sur l’aspect individuel. L’importance didactique, symbolique et idéologique du message délivré par cette bataille contemporaine était telle que les considérations esthétiques semblaient secondaires. Malgré la facture très achevée et la palette très lumineuse semblable à

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celle de Piero della Francesca, où prédominent les tonalités bleue, verte et ocre, ces fresques sont donc loin d’égaler celles de la salle capitulaire, terminées trois ans plus tôt12. Les réalisant en six mois à peine, Juan de Borgoña se contenta d’y perpétuer la tradition gothique flamande qu’il enrichit, tout comme Berruguete, d’apports de la Renaissance italienne, notamment par la technique employée et par un agencement rigoureux des compositions spatiales.

24 Si ces fresques peuvent s’avérer quelque peu décevantes d’un point de vue purement stylistique, le programme iconographique constitue, en revanche, un véritable tour de force et, ce, pour plusieurs raisons. Pour commencer, il se révèle, malgré sa complexité, d’une lecture très facile pour les fidèles. Il illustre, en effet, un haut fait d’arme connu de tous, auquel peuvent facilement s’identifier les Mozarabes. L’emploi de l’héraldique, de canons vestimentaires tirés de l’œuvre de Berruguete et des attributs de la pourpre cardinalice contribuent fortement à la compréhension de cette lecture simplifiée puisque ces codes permettent de distinguer clairement les camps qui s’opposent ainsi que les vainqueurs. Ce programme, traité à la manière d’un documentaire, leur offre de surcroît un témoignage d’une étonnante précision historique. Mais la leçon didactique ne s’arrête pas là.

25 Le message délivré revêt un caractère hautement symbolique puisqu’il montre aux fidèles l’étendue du pouvoir du clergé tolédan en mettant en scène un épisode triomphal de son histoire sur le sol africain. Or, là encore, tous les détails topographiques sont présents pour faciliter la compréhension tout en amplifiant l’aspect symbolique et idéologique du message. En combinant l’héraldique et les attributs cardinalices, Juan de Borgoña transforme Cisneros non seulement en champion des Mozarabes et du clergé tolédan mais également en champion de toute la chrétienté en sa qualité de primat d’Espagne et de légat du pape. Il confère ainsi à l’événement politico-historique une dimension symbolique très importante qui justifie que le cardinal ait obtenu la restauration du culte mozarabe, privilège unique dans toute la chrétienté.

26 Aux notions didactique, symbolique, idéologique et politique s’ajoute le message dogmatique. L’artiste utilise cette bataille, en effet, pour illustrer, sous forme de croisade, tous les acquis obtenus par Cisneros sans omettre de contourner la principale difficulté : le risque de déification du prélat, contraire au dogme. Pour ce faire, il prend le parti de suivre scrupuleusement les récits des témoins présumés de cette campagne, très fortement empreints de métaphores « miraculeuses », pour transformer le cardinal en élu de Dieu. Borgoña le présente ainsi comme un héros vertueux au service de la Foi chrétienne et de l’Église et non comme un conquérant sanguinaire assoiffé de pouvoir. En outre, il insiste bien sur l’union mystique qui existe entre le clergé tolédan, son prélat, et l’entité divine, en associant pour parvenir à ses fins l’héraldique, la pourpre cardinalice et les métaphores. Il focalise également toute l’attention du spectateur sur la lunette centrale, qui fait face à l’entrée, les scènes latérales n’étant là que pour donner des repères chronologiques et replacer les faits dans leur contexte historique. Il souligne ainsi l’importance que cette bataille revêt pour le clergé tolédan et les fidèles, les résultats obtenus étant exceptionnels, voire miraculeux. En suggérant l’importance de l’intervention divine dans cette conquête, Cisneros devient alors un simple instrument de Dieu, ce qui permet à l’artiste d’accentuer l’aspect dogmatique de cet événement afin de créer une pieuse émulation auprès des fidèles, en amplifiant la

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ferveur religieuse autour du culte mozarabe, du clergé tolédan et de son prélat, tout en facilitant la lecture du sujet.

27 Pour finir, Borgoña trouve le moyen de faire allusion à l’histoire de cette chapelle. S’il montre clairement aux fidèles qu’elle est l’œuvre du cardinal Cisneros, il n’omet pas, cependant, de rappeler que sa création n’aurait pu se faire sans l’appui du chapitre tolédan et que, pour y parvenir, sa vocation première fut modifiée : là encore il utilise l’héraldique qui joue un rôle primordial dans ce programme iconographique.

28 Tous ces facteurs contribuent à la mise en scène et à la lecture de cet événement politico-historique et cela, d’une façon magistrale. Sa complexité se transforme, en effet, en un atout majeur qui permet une parfaite compréhension du sujet. En outre, le message délivré est clair : la communauté prime sur l’individu, la Foi sur l’hérésie. Or, la richesse et la puissance dégagées par ce programme sont telles que l’on est en droit de se demander si le traitement stylistique, qui semble moins abouti que pour les fresques de la salle capitulaire, n’est pas la conséquence d’un choix délibéré de l’artiste afin d’accentuer l’impact du message sur les fidèles, par des touches archaïsantes qui facilitent sa réception puisque, rappelons-le, ce programme obtint l’approbation du prélat et du chapitre tolédan. Ces fresques ne donnèrent d’ailleurs lieu à aucun litige entre le temple primatial et son artiste qui perçut sans aucun problème le montant escompté, contrairement à d’autres cas13. Ceci tend à prouver que le cardinal Cisneros et le chapitre de la cathédrale de Tolède furent pleinement satisfaits par ces œuvres destinées aux fidèles et non à un public averti dominant parfaitement les éléments dogmatiques et iconographiques comme les fresques de la salle capitulaire réalisées dans une enceinte strictement réservée aux chanoines de la cathédrale.

29 Malgré les critiques émises sur leur qualité stylistique, il apparaît clairement que Juan de Borgoña sut tirer le meilleur parti de cet événement en concevant un programme iconographique qui s’adaptait parfaitement aux exigences idéologiques du commanditaire, en l’occurrence le clergé tolédan et son prélat. Avec une étonnante maîtrise, il évita tous les pièges inhérents au sujet qui auraient pu choquer les fidèles ou s’avérer contraire au dogme de l’Église catholique. Ne perdant de vue ni le commanditaire, ni le destinataire pour lesquels il œuvrait, l’artiste bourguignon parvint à faire une étonnante synthèse des tendances artistiques, passées et nouvelles, qui dominaient à cette époque à Tolède, tant dans les hautes sphères du pouvoir qu’auprès des humbles fidèles. Il conféra ainsi une valeur inestimable à ces fresques qui offrent, encore de nos jours, un témoignage historique, idéologique et stylistique incomparable sur les courants de pensée religieux, artistiques et politiques du Quattrocento en Espagne.

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ANNEXES

Fig.1. Juan de Borgona, Vue d’ensemble des fresques de la Bataille d’Oran, 1514, Tolède, chapelle Mozarabe de la cathédrale, Cabildo Primado, Toledo

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Fig.2. Juan de Borgona, Fresque du débarquement des troupes espagnoles à Mers-el-Kébir, 1514, Tolède, chapelle Mozarabe de la cathédrale, Cabildo Primado, Toledo

Fig.3. Juan de Borgona, Fresque de la Bataille d’Oran, 1514, Tolède, chapelle Mozarabe de la cathédrale, Cabildo Primado, Toledo

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Fig.4. Juan de Borgona, Fresque du départ pour l’Espagne du cardinal Cisneros, 1514, Tolède, chapelle Mozarabe de la cathédrale, Cabildo Primado, Toledo

NOTES

1. . Francisco Ximénez de Cisneros, né à Torrelaguna, près de Madrid, en 1436, entra dans l’ordre franciscain à l’automne 1484. Nommé archevêque de Tolède, le 20 février 1495, il fut chargé par le pape Alexandre VI (1492-1503) de redresser les mœurs relâchées du clergé espagnol. Il obtint du souverain pontife, en 1502, l’autorisation de ressusciter le culte mozarabe, officiellement aboli à Tolède au XIe siècle. Nommé cardinal en mai 1507 et Grand Inquisiteur en juin de la même année, ce remarquable homme d’État prit, à 73 ans, le commandement de la campagne d’Oran. Ce prélat humaniste, profondément marqué par la Renaissance italienne et instigateur du premier ouvrage polyglotte du monde : la Biblia Sacra Complutense, décéda le 8 novembre 1517 au monastère de Roa (province de Burgos). 2. . Angel Fernández Collado, La catedral de Toledo en el siglo XVI, Tolède, Diputación Provincial, 1999, p. 125-129. 3. . Matilde Revuelta Tubino, Inventario artístico de Toledo. La catedral Primada, Tolède, Ministerio de Cultura, 1989, t. II, p. 118-119. 4. . Sixto Ramón Parro, Toledo en la mano, Tolède, Instituto Provincial de Investigaciones y Estudios Toledanos, 1978 (1857), t. I, p. 257. 5. . Isabel Mateo Gómez, Juan de Borgoña, Madrid, Consejo Superior de Investigación Científica, 2004, p. 16 et 30. 6. . Sophie Dominguez, Les portraits des archevêques dans la salle capitulaire de la cathédrale de Tolède, Mémoire de maîtrise inédit sous la direction d’Antoine Schnapper, Université Paris IV - Sorbonne, 1994, t. I, fos 35-43 et 69-113. 7. . Ibid., t. I, f° 40 ; Sixto Ramón Parro, Toleda en la mano, op. cit., t. I, p. 267. 8. . Isabel Mateo Gómez, La sillería baja de la catedral de Toledo, Tolède, C.S.I.C., 1982. 9. . Diego Angulo Iñiguez, Juan de Borgoña, Madrid, C.S.I.C., 1954, p. 21-23.

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10. . En 1792, le cardinal Lorenzana (1772-1800) décida de faire évacuer Oran, surnommée « la radieuse », car son maintien devenait trop coûteux et dangereux pour les Espagnols. 11. . Diego Angulo Iñiguez, Juan de Borgoña, op. cit., p. 24. 12. . Sixto Ramón Parro, Toleda en la mano, op. cit., t. I, p. 267. 13. . Sophie Dominguez, L’entrée publique et solennelle de Luis María de Borbón dans la cathédrale de Tolède en février 1801, Mémoire de DEA inédit sous la direction d’Antoine Schnapper, Université Paris IV - Sorbonne, 1995, t. I, fos 79-83.

RÉSUMÉS

L’histoire du temple primatial de Tolède, considéré comme étant le centre spirituel de l’Espagne chrétienne, est étroitement liée à celle du royaume de Castille. Les fresques de la chapelle Mozarabe, peintes en 1514 par Juan de Borgoña, en sont un bon exemple. Elles représentent la campagne d’Oran menée par le cardinal Cisneros, en 1509, pour mettre fin à la piraterie barbaresque en Méditerranée Occidentale. L’artiste bourguignon utilisa cet événement politico- militaire contemporain, à la gloire du prélat tolédan, pour symboliser l’union mystique qui existait entre l’archevêque de Tolède et son archidiocèse. Ce programme iconographique officiel, à caractère idéologique, fait allusion au privilège, unique dans toute la chrétienté, obtenu par le cardinal Cisneros auprès du pape Alexandre VI, à savoir la restauration du culte mozarabe dans une chapelle spécialement conçue à cet effet.

The history of the temple Primate of Toledo, which is considered as the spiritual center of Christian Spain, is closely linked to the kingdom of Castile. The frescoes of the Mozarabic Chapel were painted 1514 by Juan de Borgoña and are a good example. They represent the Oran campaign led by Cardinal Cisnero in 1509, to end the Barbary piracy in the Western Mediterranean. The Burgundian artist used this contemporary politico-military event to celebrate the bishop of Toledo, symbolizing the mystical union that existed between the archbishop of Toledo and the archdiocese. The official iconographic program ideologically alluded to the unique privilege obtained by Cardinal Cisneros from Pope Alexander VI. This privilege consisted in the restoration of religion in a Mozarabic Chapel specially designed for this purpose.

INDEX

Mots-clés : campagne d’Oran, cardinal Cisneros, cathédrale de Tolède, chapelle Mozarabe, culte mozarabe, Juan de Borgoña Keywords : Cardinal Cisneros, cathedral of Toledo, Juan de Borgoña, Mozarabic Chapel, Mozarabic worship, Oran campaign

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AUTEUR

SOPHIE DOMINGUEZ-FUENTES Sophie Dominguez-Fuentes, docteur de l’Université Paris IV - Sorbonne, organise des cours d’été d’Histoire de l’Art en Espagne. Commissaire d’expositions (Espagne, estampes & peintures), elle est l’auteur de nombreux articles (Revue de l’Art, Revue du Louvre, Mélanges de la Casa Velázquez, Goya, Archivo Español de Arte, etc.) et d’une monographie trilingue (espagnol-anglais-français) sur le Palais de la Mosquera de l’Infant don Luis à Arenas de San Pedro (2009, Ávila, Espagne).

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La métamorphose de la peinture vénitienne pendant les guerres d’Orient (XVe-XVIe siècles)

Camille Simone Faggianelli

1 Si les guerres ont été en grande partie à l’origine de la fondation de Venise, dévastée en 452 par les Huns qui ont forcé les habitants des Terres du Nord à se réfugier dans les îles de la lagune1, ce sont encore les guerres qui ont été un élément déterminant dans l’évolution de sa peinture. En équilibre instable entre Orient et Occident, Venise a été une province de l’Art byzantin pendant tout le Moyen Age ; ses contacts étroits avec l’Orient méditerranéen, à la fois grâce à ses marchands, marins, explorateurs et hommes d’affaires, ont fortement influencé ses représentations. Longtemps fidèle à l’art de cour byzantin, elle a importé de Byzance des modèles, des idées, des artistes et des textiles.

2 Dès le XVe siècle, Venise va vivre trois siècles de guerre. La menace ottomane pèse non seulement sur le commerce mais aussi sur la chrétienté. L’union des deux Églises, catholique et orthodoxe, apparaît comme une nécessité. Le concile de Bâle, déjà considéré en 1428 comme une sorte d’assemblée de salut public, est suivi du Concile de Florence, en 1439. Le cardinal Bessarion, métropolite de Nicée, appelle à l’union les deux Églises. Le Pape Eugène IV, l’Empereur Jean VII et Joseph II, patriarche de Constantinople, siègent côte à côte. On parle dans les coulisses de la manière dont l’Occident pourrait venir en aide à l’Orient2.

3 Les controverses portent non seulement sur les territoires, mais aussi et surtout sur les preuves à rassembler sur la vérité des dogmes de l’Église chrétienne face aux vérités coraniques, à savoir la double nature divine et humaine du Christ ; la question du filioque, c’est-à-dire l’unité de Dieu et de la Trinité ; le Purgatoire ; l’authenticité de la Bible ; la place de Marie dans le christocentrisme.

4 La religion musulmane n’étant pas une religion trinitaire il s’agit là pour la chrétienté d’une véritable hérésie qu’il faut combattre. La place de Marie dans l’Islam ne correspond pas à celle que les Chrétiens lui attribuent. Face au danger ottoman,

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l’accord est conclu avec les Grecs sur la présence de Trois Personnes dans le baptême du Christ3 particulièrement représenté dans cette deuxième moitié du XVe siècle. Le Baptême de Piero della Francesca, formé par Domenico Veneziano, est la matérialisation de ces débats théologiques en quête d’une union qui répond à un objectif militaire : Jean le Précurseur (Prodromos) avance un pied dans la source symbolique née des pieds du Christ, et dans laquelle, à l’arrière-plan, un autre catéchumène s’apprête à recevoir le baptême. La lumière verticale symbolise la fonction de régénération et de salut du sacrement. L’Ancien et le Nouveau Testament sont séparés par le chêne de Mambré, qui évoque Abraham (Genèse 18-33 : la xénophilie, les 3 personnages, Yahvé). La lunette et le ciel sont reliés au Christ par la Colombe de l’Esprit Saint : la Trinité. Les trois personnages ailés, à gauche, sont le symbole de la concorde entre les deux Églises, catholique et orthodoxe, sur le dogme trinitaire 4.

5 Outre ces symbolisations catéchistiques, ce Baptême fait directement référence à l’histoire du moment : au fond, à droite, des personnages en costume oriental représentent des Arméniens, des coptes, des dignitaires et ecclésiastiques byzantins, venus eux aussi à Florence en 1439. Le cardinal Bessarion, Métropolite de Nicée, l’un des personnages importants du concile, est nommé cardinal romain quand ses monastères grecs de la Basilicate et de la Sicile passent sous obédience romaine. Vittore Carpaccio représente saint Augustin (ca 1502) sous ses propres traits à la Scuola degli Schiavoni, avec le sceau épiscopal de Bessarion au premier plan, au-dessous de la figure du saint5.

6 La peinture à Venise est restée indifférente au paysage jusqu’au XVe siècle, et ceci pour deux raisons essentielles : l’influence byzantine, certes, mais aussi l’organisation visuelle d’une ville sur l’eau.

7 La diffusion de récits de voyages, à cette époque, introduit le paysage, et pas seulement à l’arrière-plan. Le plus bel exemple en est La Tempête de Giorgione, le premier « tableau qui représente un paysage avec des figures et non des figures avec un paysage »6. Plus tard, son élève, Le Titien, va multiplier ces scènes historiques ou mythologiques sur des fonds de paysage. Pour Noli me tangere (ca 1510, Berlin, Gemäldsgalerie, Berlin), l’élève utilise la même diagonale qui met en place le ciel, les arbres, l’édifice.

8 Mais l’union des deux Églises a tardé à se concrétiser et ne suffit pas à repousser l’avance des Turcs. En 1452, nouvelle offensive des Ottomans à Constantinople. Giustiniani et 400 Génois arrivent en avril 1453, mais les Vénitiens, armés par le pape de trop de consignes de prudence, n’arrivent pas à temps. Constantin XI est assiégé. Les renforts arrivent trop tard. Péra, la colonie génoise, est reprise par les Turcs. La défaite est vécue comme une meurtrissure de la chrétienté. Le culte du sang du Christ se répand alors, les images du Christ souffrant se multiplient, et Giovanni Bellini peint une dizaine de toiles dont « Le sang du Rédempteur », conservé à la National Gallery. Andrea Mantegna réalise, lui, une véritable étude anatomique du Christ mort, conservée à la Pinacothèque de Brera7.

9 En 1459, le pape Pie II convoque un concile à Mantoue. Les conquêtes ottomanes ont progressé, et il est décidé d’organiser une nouvelle croisade. Les troupes de Mehmet sont sur les côtes de l’Adriatique et atteignent le Frioul. Pour sauver ses intérêts, Venise est obligée de signer un traité de paix à la hâte, en 1479, qui laisse aux Ottomans la voie libre sur le canal d’Otrante. Vingt mille soldats débarquent pendant l’été 1480. La razzia et le massacre sont exemplaires. « Les 800 martyres d’Otrante » sont les chrétiens décapités qui ont refusé de renier leur foi. Alphonse d’Aragon a rassemblé les crânes,

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exposés aujourd’hui à la cathédrale d’Otrante. Les peintres multiplient alors les scènes de massacres, comme Bellini, avec le Martyre de saint Pierre,aujourd’hui à Londres. Et pourtant, au même moment, Mehmet II, grand amateur de peinture, demande à Gentile Bellini, le fils de Giovanni, de séjourner dans son harem, où il peint le célèbre portrait du sultan Mehmet II de la National Gallery. Bellini y restera un an et va aussi réaliser aussi le bronze de Mehmet II8.

10 C’est alors que la peinture vénitienne met en scène, et pendant longtemps, une histoire sainte peuplée d’Ottomans enturbannés, combattants ennemis de la Foi. Au moment où Selim s’approprie l’Égypte et la Syrie, le monde grec et l’Orient évangélique s’ottomanisent. On assiste à une vision idéalisée d’un Empire ottoman cosmopolite, où l’on voit se côtoyer des voiles de femmes arméniennes, des turbans ottomans, des chapeaux byzantins. En témoignent les représentations du Tintoret (le Miracle de saint Marc délivrant l’esclave, à l’Accademia), de Mantegna, de Carpaccio. On voit aussi apparaître des villes fortifiées, hérissées de tours de garde, comme derrière le saint Georges de Mantegna, 1460, à l’Accademia, ou sur la prédelle du Retable de Pesaro, Le Couronnement de la Vierge, avec la recherche d’un espace réel et de la lumière, ou encore dans La prédication de saint Etienne à Jérusalem, au Louvre9.

11 Des minarets apparaissent au fond des scènes, témoignant de la réunification d’un islam qui règne sur trois continents, mais aussi, avec Khayredin Barberousse, sur la Méditerranée. Le langage de l’image traduit fidèlement cette fracture entre deux mondes, avec la différence entre l’icône et la peinture. La maniera graeca est devenue odieuse, et prend une connotation péjorative. Pour Vasari, en 1568, à la fin de la période qui nous intéresse, la maniera graeca est vieillie et dépassée, tandis que la maniera latina permet le développement de l’art moderne. Il oppose « la bonne manière de l’Antiquité » à celle des Grecs qui peignent « des figures avec des yeux de possédés, des mains ouvertes, sur la pointe des pieds »10. Par ailleurs, le peintre d’icône est avant tout un moine inspiré, alors que le peintre italien est un artisan à la tête d’une boutique. Le peintre qui donne son nom à l’œuvre donne plus un cachet d’atelier qu’une signature.

12 Pourtant l’art sacré byzantin, tellement proche des sources et des modèles antiques, continue de fournir aux latins les modèles de la peinture religieuse, qu’ils adaptent ou transforment. L’icône voyage facilement, elle se transporte, se transmet. On en retrouve sur les autels d’églises de pèlerinage, ou sur les autels de dévotion mariale, comme par exemple à la Salute, à la fin du XVIe siècle. Le culte marial est devenu une arme de guerre contre ce qui est perçu comme la menace islamique. Marie, Meryem pour l’Islam, n’est citée qu’une seule fois dans le Coran, sourate 19. Et elle n’y est d’ailleurs citée qu’au titre de « sainte ».

13 Pour le christianisme, le culte marial s’est développé en parallèle avec le culte christocentrique depuis le XIIIe siècle, car Marie est l’une des structures essentielles de la chrétienté. Elle a acquis depuis François d’Assise une position étroitement subordonnée aux représentations christiques. Et elle est utilisée comme une véritable guerrière d’amour et de compassion dans cette lutte contre l’Islam. Elle est la jonction idéale entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Cet espace marial permet la synthèse œcuménique entre Orient et Occident.

14 Giovanni Bellini traduit cette tentative œcuménique avec la Madone aux albereti, à l’Accademia11. La symétrie parfaite des deux arbres de l’arrière-plan symbolise la parfaite harmonie entre le Nouveau et l’Ancien Testament, toujours en allusion vétéro-

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testamentaire au chêne de Mambré.Désormais Rome et Constantinople réservent à Marie une place de premier plan dans l’iconographie chrétienne, toujours en opposition avec l’Islam. L’iconographie mariale devient l’arme absolue des fidèles.Les laudes et les litanies mariales foisonnent.Et ces représentations mariales elles-mêmes évoluent, passant de l’icône à fond d’or à la peinture sur fond céleste ou paysagé. Il faut abandonner tout ce qui peut évoquer le côté oriental de l’image car l’on est en lutte contre l’Orient musulman !

15 Certes, l’on voit encore des madones comme la Madone grecque de Bellini, à la Pinacothèque de Brera de Milan, portant l’inscription en grec « Theotokos Maria » (« Marie, Mère de Dieu »)12. Mais au XVIe siècle, le style, la technique, les ors et la couleur, tout a changé. Même si l’inspiration est encore byzantine, si Marie est encore représentée à demi-figure en compagnie de l’Enfant, quelques exemples permettent de mesurer non seulement l’importance de l’espace marial au XVe siècle, mais encore la distance prise avec l’icône traditionnelle orientale, en particulier par le mouvement, le naturel, la spontanéité. Une œuvre de jeunesse de G. Bellini, très proche du Christ bénissant du Louvre, est la Vierge et l’Enfant bénissant debout sur un parapet sur bois, conservée au Metropolitan Museum de New York, réalisée aux environs de 1460. On peut citer encore de Bellini La Vierge du Louvre-Abou-Dhabi, ca 1480-1485, ainsi que la Madone au pouce, vers 1475, sur bois, à l’Academia. Avec une forte influence de Mantegna, ou encore de G. Bellini, La Vierge et l’Enfant assis, ou Madone Rogers, au Metropolitan, proche du retable du Couronnement de la Vierge du musée de Pesaro, dont la cimaise est à la pinacothèque du Vatican. Ici, on note l’influence des peintres du Nord, en particulier de Roger Van der Weyden.

16 Il faut souligner aussi le réalisme du Christ mort soutenu par la Vierge et Jean l’Evangéliste de l’Accademia Carrara à Bergame, car le thème du Christ mort à mi-corps entouré de deux pleurants est largement répandu dans la peinture italienne et byzantine aux XIVe et XVe siècles. Il en est de même pour la Pietà du Palazzo Ducale à Venise ou encore de G. Bellini la Pietà de la Pinacothèque de Milan. G. Bellini accorde un soin particulier à l’architecture fortifiée dans La Madone des prés, vers 1500 (National Gallery). La mise en place de l’architecture est soulignée pour la Vierge à l’Enfant debout bénissant, à Venise, à l’Accademia, avec une plaine fluviale, et à gauche, une ville avec un château et le Palazzo della Ragione, caractéristique de Vicence, que Palladio va transformer pour en faire sa Basilique.

17 La présence de Marie témoigne toujours du choix des peintres pour l’affirmation du christianisme combattant. Giovani Bellini représente aussi la Vierge et l’Enfant, ou Madone Booth, conservée à la National Gallery de Washington. Une autre Madone de G. Bellini, la Madone Morelli, à l’Accademia Carrare à Bergame, est l’un des plus grands chefs d’œuvre de Bellini, un aboutissement dans sa carrière, un peu avant 1487, avec ce dialogue entre la mère et l’enfant, la beauté des formes, la luminosité du paysage très proche de Van Eyck. Bellini reprend la même formule avec La Vierge à l’Enfant entre saint Jean-Baptiste et saint Jérôme, Avignon, musée du Petit Palais. Le ciel apparaît avec les paysages, et l’on est passé du profil au trois-quarts. Mantegna, avec la Vierge des carrières, aux Offices, vers 148513, accorde également une large place au paysage.

18 Un tournant décisif dans la peinture est pris avec l’arrivée du Titien. Quand Bellini meurt en 1516, le Titien obtient en moins d’une semaine le poste de peintre officiel de la Sérénissime. Il reçoit la commande d’un retable représentant l’Assomption pour le grand autel de la Basilique Santa Maria Gloriosa dei Frari. Le Titien maîtrise à la fois le

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coloris et la vitalité des personnages. Sa carrière internationale commence, avec des séjours à la Cour des Este, à Ferrare, puis à la Cour d’Espagne. Il est le peintre du pouvoir. Ses tableaux des années 1530 sont marqués par des raffinements picturaux, comme pour la Venus d’Urbino, 1538, Florence, musée des Offices, ou encore pour les Femmes jouant de la musique, à la Gemäldegalerie de Dresde. Le renouveau de la peinture devient l’image officielle de l’État, l’image du pouvoir par le pouvoir de l’image.

19 Mais Venise n’en a pas fini d’en découdre avec les Turcs, car en 1526, la guerre reprend avec la Hongrie. Soliman est défait par la flotte chrétienne équipée par Venise, l’Espagne et le pape Pie V. Il n’échappe que quarante galères musulmanes, et trente mille Turcs périssent dans ce carnage. Venise a bien rejoint la Sainte Ligue. Elle a fait alliance contre la France et les Turcs, en 1511, mais l’avancée de Soliman le Magnifique jusqu’aux portes de Vienne, en 1532, lui fait craindre de subir le même sort que Constantinople.

20 En 1565, Soliman attaque l’île de Malte, occupée par les Chevaliers. Du 18 mai au 7 septembre Malte est assiégée, comme en témoigne la fresque du XVIe siècle par Matteo Perez d’Aleccio : l’Arrivée de la flotte turque, et la prise de Saint-Elme, ou encore par Le Tintoret avec la Bataille entre les Turcs et les Chrétiens, au Prado. Venise se tourne vers la Terre Ferme, à mesure que s’estompe sa puissance maritime. En 1566 commence la construction de la basilique San Giorgio Maggiore par Andrea Palladio. À la mort de Soliman, Selim II règne jusqu’en 1574. Les relations commerciales ne cessent pas pour autant. Les mosquées construites par Sinan, le grand architecte turc au XVIe siècle, à Istanbul, ont des vitraux de verre fabriqués à Murano.

21 Pendant le rude hiver 1570, Chypre est isolée. Cette île est précieuse à l’économie vénitienne, car c’est une économie qui évolue vers la plantation de la canne à sucre14. Un ambassadeur du sultan, Lala Mustapha, arrive à Venise, porteur d’un ultimatum réclamant la restitution de Chypre. Alors, une fois encore, Venise se prépare à la guerre. Les autres nations chrétiennes répondent avec tiédeur. Famagouste est prise après un long siège : 6 000 soldats de la Ligue ont à affronter 200 000 Turcs. C’est le martyre de Marco-Antonio Bragadino, le dernier gouverneur vénitien de Chypre, dépecé vif. Les seigneurs vénitiens ont fui dans les montagnes et ont fait allégeance. Ils se convertissent à l’islam ou à l’orthodoxie, seule tolérée. Les Grecs ont tacitement aidé les Turcs15. Une nouvelle expédition est entreprise. Le 9 septembre 1570, les Ottomans débarquent à Chypre, prennent Nicosie. L’expédition chrétienne rebrousse chemin sans avoir vu l’ennemi. Et Venise perd Chypre après dix-huit ans de contrôle. Les Turcs se sont alliés au roi d’Alger, Eudj Ali. C’est une menace pour Venise, mais aussi pour les possessions espagnoles en Méditerranée, de Gibraltar à Naples, à travers un chapelet d’îles : Baléares, Sardaigne et Sicile.

22 La prise de Nicosie a obligé les chrétiens à réagir. Le pape Pie V redonne vie à l’idéal de croisade et sert d’intermédiaire entre Venise et l’Espagne pour reconstituer la Sainte Ligue. Début 1571, l’accord est fait : le Saint-Siège, Venise et l’Espagne assemblent leurs forces pour lutter contre la puissance navale de l’Empire ottoman. À Messine, au cours de l’été 1571, les navires arrivent les uns après les autres : au total, 200 bâtiments et 30 000 hommes de combat. Le 7 octobre 1571, c’est la bataille de Lépante, près de Patras. Les Ottomans d’Ali Pacha Moezzin, le général de Selim II, sont défaits par la flotte de la Sainte Ligue, dirigée par Don Juan d’Autriche. C’est la fin de la puissance maritime ottomane en Europe. Venise signe le 7 mars un traité avec le sultan de l’Empire ottoman par lequel elle s’engage à payer 100 000 ducats pendant trois ans et renonce à

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ses revendications sur Chypre. La bataille est une lourde défaite pour les Ottomans, qui perdent une grande partie de leur marine et près de 30 000 hommes. C’est la première fois depuis le XVe siècle qu’un coup d’arrêt est porté à la suprématie ottomane en Méditerranée, et plus généralement à l’expansionnisme ottoman.

23 Même si l’inquiétude persiste depuis la perte de Chypre, même si l’austérité religieuse s’affirme avec les principes stricts de Charles Borromée, l’artiste est plus libre. Mais cette liberté a ses limites : l’Église, l’État et les Scuole sont les principaux mécènes. L’artiste est sous contrôle permanent. Ainsi en témoigne Paolo Caliari dit Véronèse avec Le Triomphe de Venise, 1584. Cet « art dirigé » est le reflet d’une pensée esthétique16, mais aussi un outil au service des choix de la politique étrangère. Les inspirations se sont nourries de ces terres lointaines qui portent elles-mêmes l’empreinte du génie vénitien, comme les grandes villes de Crête ou de Chypre, avec leurs fortifications qui rappellent que le bon gouvernement de Venise a été leur rempart contre les attaques turques. Venise devient l’un des lieux essentiels de la Renaissance, comme en témoigne le faste de la Salle du Sénat du Palais Ducal, réalisé par Tintoret. Les commanditaires sont fortunés, riches sont les coloris. Le décor de la ville, une ville idéale, le monde, la société sont représentés sur la toile. Et l’homme est au centre de cette représentation. C’est ainsi que Venise, au fil de ses guerres, est passée du ciel d’or byzantin au ciel bleu de la Terre, pour reprendre la jolie métaphore d’Albert Croué. On ne parle plus désormais de peinture byzantine à Venise mais de peinture vénitienne.

NOTES

1. . À Malamocco sur le Lido, où est établie la capitale, et à Torcello, qui devient un comptoir du commerce byzantin. L’eau salvatrice entourant Venise l’a protégée par un réseau complexe et indétectable pour un étranger, de chenaux de navigation, pendant les siècles à venir et jusqu’à sa chute en 1797. 2. . François Becheau, Histoire des Conciles, Vieille Toulouse, Source de Vie, 1993, p. 102-103. 3. . Matth., 3, 13-17. 4. . Ce projet d’union des Églises avait été fortement soutenu par Ambrogio Traversari, Général des Camaldules, mort en 1439, et dont l’abbaye de Sansepolcro avait abrité le tableau dans un premier temps. 5. . http://www.abcgallery.com/C/carpaccio/carpaccio23.html, Vittore Carpaccio, « Saint Augustin », Scuola degli Schiavoni, Venise. 6. . Lionello Venturi, Le Seizième siècle, Genève, Skira, p. 175. 7. . G. Bellini, Le sang du Rédempteur (1460), Londres, National Gallery : http://www.insecula.com/ oeuvre/O0028347.html ; A. Mantegna, Le Christ mort, Milan, Pinacoteca di Brera : http:// aparences.net/wp-content/uploads/mantegna_christ_mort.jpg. 8. . L’ensemble de cette collection de Bellini a été dispersée par le fils de Mehmet, Bayazid II (Bajazet), vainqueur en 1500 d’une guerre parmi tant d’autres contre Venise, qui perd alors Lépante, Coron, Modon et Durazzo. 9. . Carpaccio, Prédication de saint Etienne à Jérusalem (1514), Paris, Musée du Louvre : http:// www.louvre.fr/oeuvre-notices/la-predication-de-saint-etienne-jerusalem.

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10. . Giorgio Vasari, Le vite, Florence, 1550, complété en 1568, cité par André Chastel, L’Italie et Byzance, Paris, De Fallois, 1999, p. 72-76. 11. . http://www.steveartgallery.se/france/picture/image-05061.html. 12. . G. Bellini, Madone grecque (1460), Milan, Pinacoteca di Brera, http://books.google.fr/books? id=ac_Bbk8dLXUC&pg=PA222&lpg=PA222&dq=madonna+greca+bellini&source=bl&ots=S6f6UktbEL&sig=fBD43eXRfDNgiVM_Ys1BSZMhApg&hl=fr&ei=gMyvTvzT 13. . Le panneau sur bois (32 cm x 29,6 cm) est réalisé pendant le séjour de Mantegna à Rome pour les fresques des appartements du pape Innocent III de sa villa Belvédère du Vatican. 14. . L’île exporte les ortolans par milliers de barils, conservés dans du vinaigre avec des herbes, le vin sucré, les fruits secs, la Malvoisie, qui est très appréciée sur les grandes table d’Occident. Les grandes familles comme les Lusignan (à Paphos), ou les Hospitaliers (à Kolossi) ou les Cornaro (Episkopi) ont investi des sommes colossales dans les plantations de canne à sucre ; cf. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, éd. Armand Colin, 1990. 15. . Bragadino, le défenseur de Famagouste, sera mutilé et empaillé, emporté à Constantinople où un de ses compagnons survivant subtilise sa peau. Ses restes sont déposés à l’Église San Zanipolo, à Venise, avec l’inscription : « Venezia all’eroe di Famagosta ». 16. . Voir François Boespflug, Le Dieu des peintres et des sculpteurs, Paris, Hazan, 2010.

RÉSUMÉS

Lors du Concile de Florence, en 1439, le Pape Eugène IV, l’Empereur Jean VII et Joseph II, patriarche de Constantinople, siègent côte à côte pour définir les moyens de lutte contre la menace ottomane en Méditerranée. Malgré les controverses portant essentiellement sur la nature du Christ, le filioque et la place de Marie, les deux Églises parviennent à s’unir. Les peintres abandonnent peu à peu les fonds dorés byzantins et les paysages apparaissent à arrière-plan. Marie devient la figure de proue de la lutte contre l’Islam, encore en demi-figure, certes, mais de trois-quarts ou de profil, sur fond paysagé où apparaissent les symboles néo et vétérotestamentaires, en opposition avec l’Islam. Les images du Christ souffrant se multiplient, avec le culte du sang du Christ, ainsi que les scènes de bataille avec des Turcs enturbannés. Les ateliers des Bellini, de Mantegna, puis celui du Titien, peintre du pouvoir, s’appliquent à un « art dirigé », reflet d’une pensée esthétique et aussi véritable outil au service des choix de la politique étrangère. La peinture vénitienne s’est alors affranchie de la peinture byzantine.

During the Council of Florence, in 1439 Pope Eugene IV, Emperor John VII and Joseph II, patriarch of Constantinople, sat side by side to define the means of fighting against the Ottoman threat in the Mediterranean Sea. In spite of controversies about the nature of the Christ, the filioque and Mary’s place, both Churches reached unity. Painters progressively neglected the Byzantine golden background and landscapes appeared in the background. Mary became the figurehead of the fight against Islam, still represented in half-figure, but in three quarter view or in profile. Behind her, symbols of the New and Old Testaments appeared in the landscape, in opposition to Islam. Images of the suffering Christ were more numerous, with the cult of Christ’s blood, as well as stages of battle with turbaned Turks. The workshops of Bellini, Mantegna, and later Titien, painter of the power, shared a “managed art”. It constituted both an aesthetic thought and a real tool in the service of foreign policy commitments. The Venetian painting thus freed itself from the Byzantine influence.

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INDEX

Keywords : Bellini, Byzantine model, Islam, Mantegna, representations of Christ, Titian, Venetian painting Mots-clés : Bellini, Islam, Mantegna, modèle byzantin, Peinture vénitienne, représentation du Christ, Titien

AUTEUR

CAMILLE SIMONE FAGGIANELLI Camille Simone Faggianelli est docteur en médecine (spécialité Rhumatologie) et docteur en Histoire de l’Art de l’Université Paris IV - Sorbonne. Parmi ses publications récentes, figure notamment : Les fresques de la Corse génoise entre 1386 et 1513, Stantari, 2008.

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Le cycle peint du Grand Siège de Malte au château de La Cassagne ou l’émergence d’un modèle iconographique

Caroline Chaplain

1 La formation ou la construction d’un imaginaire collectif relatif à un événement donné passe nécessairement par le « récit » de cet événement. Or, ce dernier peut se matérialiser de différentes manières : par le récit oral, par le récit écrit, mais également et surtout par le récit « visuel ». À cet égard, le Grand Siège de Malte (1565) a bénéficié de nombreuses interprétations écrites et visuelles, subsistantes et accessibles aux lecteurs et observateurs contemporains. Cet événement fut largement relaté grâce aux historiens officiels de l’Ordre de Malte1 qui firent tout naturellement son apologie. Une version du récit « visuel » du grand siège se manifesta, elle, par le pinceau de Matteo Perez d’Aleccio (1547 - ca 1616). Ce dernier exécuta un cycle peint à fresque dans la salle du grand conseil du palais magistral à La Valette, à la fin du XVIe siècle : cette œuvre connut un large succès et fut plusieurs fois reproduite, d’abord à l’initiative du peintre d’Aleccio lui-même, qui publia à Rome en 1582 un recueil gravé tiré de son cycle ; puis par Francesco Lucini (1610 - après 1661), graveur et imprimeur italien, qui en publia une autre édition en 1631. Enfin, c’est dans l’ancienne province de Gascogne, au château de La Cassagne, que l’on retrouve une autre version du cycle de d’Aleccio. Probablement exécuté entre 1635 et 1646 à la demande du chevalier Jean Bertrand de Luppé Garrané, ce décor est placé dans la salle d’honneur du château.

2 Quoique connu2, il fit l’objet de considérations généralement d’ordre factuel et descriptif. Il n’a que depuis peu bénéficié d’une étude monographique3. La production gravée réalisée à partir du cycle original de d’Aleccio nous oblige à interroger ce qui serait le facteur clef de l’implantation d’un tel décor à La Cassagne. En effet n’assisterions-nous pas, dans ce cas précis, à l’émergence d’un modèle iconographique dont le décor du château de La Cassagne serait l’une des manifestations concrètes ?

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3 Il convient alors de considérer les conditions de réalisation de l’œuvre originale, les enjeux de sa diffusion par la gravure et, enfin, la qualité de version accordée au décor du château de La Cassagne.

Une idée « originale » : les fresques de Matteo Perez d’Aleccio

4 Matteo Perez d’Aleccio4 arriva à Malte entre 1576 et 1577. Il devint le peintre « officiel » de l’Ordre jusqu’à son départ de l’île en 1581. En l’espace de cinq ans, il décora à fresque trois salles du palais des grands maîtres à La Valette : la salle des pages, la salle des ambassadeurs5 et, enfin, la salle du grand conseil. Dans cette dernière sont peints, flanqués de figures allégoriques, douze panneaux représentant chacun un épisode du « Grand Siège » de 1565.

5 Compte tenu du support à peindre, les quatre murs de la salle du grand conseil, la division de l’espace par la création de panneaux définissant plusieurs épisodes paraissait le moyen le plus approprié afin de rendre chronologiquement intelligible ce fait militaire pour l’observateur. L’artiste répondit donc à une première contrainte d’ordre strictement spatiale. Pourtant, la volonté de formuler le Grand Siège en plusieurs épisodes était aussi inédite. Bien qu’Albert Ganado6 compte cinquante-quatre cartes publiées en Italie pour la seule année 1565, les différents moments marquants du Grand Siège étaient en fait, jusqu’alors, uniquement relatés dans les chroniques contemporaines, autrement dit par écrit. Si d’Aleccio emploie la vue topographique très courante en son temps, il ouvre une voie à l’adaptation visuelle des chroniques écrites auxquelles il avait par ailleurs facilement accès.

6 D’Aleccio répartit alors le Grand Siège en douze épisodes distincts. Les trois premiers panneaux fonctionnent en effet à la manière d’un zoom et introduisent le sujet, permettant d’amener progressivement le spectateur au cœur de l’action. Le premier dévoile l’île de Malte de manière cartographique et présente l’approche de l’armée turque sur les rives maltaises7. Le deuxième est le débarquement de l’armée turque sur l’île8. Les personnages au premier plan ont pour fonction de donner à l’observateur le sens de lecture et permettent ainsi à l’œil d’embrasser rapidement la complexité des opérations militaires. Le troisième, élaboré à partir d’un plan plus resserré encore, indique au spectateur qu’il est entré dans l’action : il peut maintenant9 en être aussi le témoin. Car, à la complexité des faits dépeints s’oppose la simplicité didactique du programme.

7 À la mise en mots, d’Aleccio propose ainsi la mise en images. On constate de ce fait des caractéristiques récurrentes dans ce décor, dont la particularité est de fonctionner comme une bande déroulante. C’est principalement grâce à ses récurrences que d’Aleccio put construire cette façon unique de représenter le Grand Siège.

8 D’une part, la répartition du sujet sur plusieurs épisodes traduit la nécessité d’une fragmentation chronologique. La « capture » de l’écran / épisode par d’Aleccio révèle donc le besoin de fixer les modalités d’une série. La qualité sérielle donnée à ce sujet constitue le premier fondement de référence. D’autre part, d’Aleccio répond aussi à une certaine vérité historique de l’événement. Le peintre montre en effet avec clarté toute la puissance des troupes ottomanes au regard du peu de chevaliers qui tiennent le siège. Les Ottomans sont aussi majoritairement présents au premier plan et

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envahissent aussi bien l’image qu’ils envahissent l’île elle-même. Seuls les panneaux consacrés à l’arrivée successive du « petit secours » et du « grand secours » mettent en avant les chevaliers.

9 Aussi bien d’Aleccio fit-il une triple association : la mise en série, la vue topographique, la violence des opérations militaires, enfin. Cependant, ce qui fait le modèle, hormis la simplicité didactique apte à être reproduite, c’est surtout la capacité à être diffusée. À cet égard deux facteurs doivent être associés : le bénéfice d’une certaine audience, et la reproduction par la gravure, incontournable intermédiaire.

La diffusion du modèle

10 En effet, la gravure constitue un outil privilégié qui se situe entre le modèle de référence et l’exemple reproduit de celui-ci.

11 Or, d’Aleccio publia en 1582 un recueil de gravures reproduisant les fresques créées quelques années plus tôt (fig. 1 et 2)10. Bien que l’ouvrage fût dédicacé au Cardinal de Médicis, d’Aleccio justifiait néanmoins l’édition de ce recueil par la reconnaissance qu’il éprouvait envers l’île, l’Ordre et ses chevaliers11. Mais en tant qu’artiste, d’Aleccio devait aussi avoir parfaitement conscience de ce que pouvait potentiellement impliquer un tel acte : il promouvait là le fruit de son travail. Il sut tirer profit de l’admiration que les observateurs contemporains éprouvaient pour l’événement lui-même et son double, sa matérialisation visuelle au palais magistral. D’Aleccio entreprit ainsi une réappropriation justifiée du sujet par son propre modèle. Il édita d’ailleurs en son nom le recueil et protégea ses planches par des droits de reproduction valables dix ans12.

12 D’Aleccio y apporta toutefois quelques changements. En effet l’artiste ajouta à son recueil deux planches qui ne figuraient pas dans le programme peint original : les plans figurés de Città Vecchia (Mdina) et de Città Nova (La Valette). Par ailleurs, certains détails y furent aussi modifiés, sans altérer pour autant la composition générale : les postures ou les expressions de quelques personnages, le nombre de navires visibles en mer, le relief de l’île ou bien le dessin particulier d’une architecture. Deux facteurs peuvent être à l’origine de ces changements avec, en premier lieu, la part d’interprétation de d’Aleccio et, en deuxième lieu, la technique utilisée pour chacun des supports. Il faut en effet prendre en compte les nombreux remaniements qu’il a pu exercer sur ses œuvres : dessins préparatoires, esquisses, fresques enfin. Pour l’élaboration des plaques à graver, l’influence simultanée de plusieurs de ces éléments lui a servi.

13 Plus tard, Anton Francesco Lucini gravait pour la deuxième fois les planches de d’Aleccio et en proposait une nouvelle édition en 1631. Les plaques gravées ne lui étaient peut-être pas accessibles puisqu’il fit ce travail lui-même à partir des planches éditées originales. De plus, Albert Ganado relève dans son étude deux autres éditions postérieures, vraisemblablement parues entre 1636 et 165513. Il existe donc au total quatre éditions d’après le modèle original (les fresques) publiées entre 1582 et 1655.

14 La répétition par la gravure permettait de donner une première légitimité à l’œuvre originale de d’Aleccio en tant que référence. La gravure est un outil de circulation : autrement dit elle peut être vue en divers lieux et du plus grand nombre. Plus encore, cet effet se pérennise aussi dans le temps. Cependant, pour que l’œuvre de d’Aleccio puisse constituer tout entier un modèle, il faut aussi qu’elle passe par un retour à

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l’emploi de la peinture. Or c’est ce qu’il est possible d’observer au château de La Cassagne, dans l’actuel département du Gers.

Le retour à l’emploi de la peinture

15 Jean Bertrand de Luppé Garrané fut reçu en Langue de en 1598 et prit la mer en direction de Malte pour y faire ses caravanes. Le château de La Cassagne lui revint par succession en 1608 après la mort de son frère aîné et, ne pouvant y résider, il y logea une partie de sa famille et permit à son frère cadet d’en jouir. Il occupa de nombreuses charges à l’extérieur14 comme au sein de sa Religion, avant d’obtenir le grand priorat de Saint-Gilles durant les trois dernières années de sa vie (1661-1664).

16 La salle d’honneur du château familial du chevalier présente un cycle de treize toiles dépeignant le « Grand Siège » d’après d’Aleccio. Celui-ci s’inscrit dans l’histoire de l’Ordre de Malte, mais aussi dans la mémoire de l’Occident chrétien qui s’était uni face à la menace ottomane et que les esprits de la France des XVIIe et XVIIIe siècles avaient encore en souvenir. Par conséquent, le choix d’un tel sujet ne peut être considéré comme insolite malgré son emplacement géographique. Ce décor tient non seulement une place parfaitement légitime, mais il fait également sens avec l’ensemble de ce qui constitue son environnement.

17 Il est constitué de douze tableaux réalisés d’après d’Aleccio (fig. 3). À ces douze épisodes fut ajoutée une Vue de La Valette (fig. 6). Une vue de ladite ville avait déjà été intégrée aux recueils gravés et publiés par d’Aleccio lui-même en 1582, puis par Lucini. En revanche, elle n’est pas présente dans le programme peint original du palais magistral. Au total, le château de La Cassagne conserve donc treize toiles15 ainsi que le portrait posthume de Luppé. Les tableaux sont insérés dans une structure complexe de menuiseries, comprenant leur propre cadre, puis un lambris pour l’ensemble des parties basses et un plafond à la française pour la couverture.

18 C’est grâce au retour à l’emploi de la peinture au château de La Cassagne que peut être conférée au cycle du Grand Siège de d’Aleccio la qualité de modèle iconographique. Aussi bien le chevalier de Luppé proposait-il une vision prédéfinie d’un sujet / événement donné.

19 En outre, les tableaux du château de La Cassagne ne constituent pas les seuls exemples mobiles connus du cycle. D’autres tableaux sont actuellement conservés au National maritime museum de Greenwich à Londres. L’ensemble n’est malheureusement pas complet : il ne subsiste en effet que huit16 épisodes sur douze au total 17. Ces œuvres appartenaient à la collection du roi Charles Ier d’Angleterre (1600-1649), mais l’identité de leur commanditaire demeure à ce jour inconnue.

20 Ces œuvres seraient les modelli 18 exécutés par d’Aleccio lui-même dans la seconde moitié du XVIe siècle comme travail préparatoire à son œuvre pour la salle du grand conseil de La Valette. À l’inverse des esquisses, dont les dimensions sont toujours plus petites que celles de la version finale, le modello s’apparente davantage, dans ses dimensions du moins, à l’œuvre finale. Mais la qualité de modelli conférée à ces œuvres ainsi que leur exécution, traditionnellement attribuée à d’Aleccio, n’ont pourtant pas été confirmées jusqu’à ce jour. Par ailleurs, la Vue de La Valette jointe à ce lot (fig. 4) n’est pas présente dans le cycle du palais magistral19. Or elle est conforme à celle que publia D’Aleccio a posteriori dans son recueil gravé en 1582, une fois le cycle peint à

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fresque à Malte achevé. Aussi bien, la présence de cette vue au sein du lot de Greenwich permet-elle d’interroger la qualité de modelli de ce lot.

21 Par ailleurs, la Vue de La Valette qui est conservée au château de La Cassagne ne correspond nullement à celles que nous pouvons observer dans le lot de Greenwich et dans le recueil publié par d’Aleccio. En effet, tandis que cette vue est orientée sud-nord au château de La Cassagne, elle est inversée dans les autres versions (est-ouest). Or, dans l’édition de l’ouvrage de Giacomo Bosio publiée à Rome en 159420, nous trouvons une vue gravée de La Valette (fig. 5) conforme à celle peinte au château de La Cassagne. Cette planche fut gravée par Francesco Villamena, né à Assise vers 1566 et mort autour de l’année 1626. Autrement dit, il est possible que la Vue de La Valette conservée au château de La Cassagne ait été exécutée d’après la gravure de Villamena et non pas d’après la vue de La Valette conçue par d’Aleccio.

22 Ainsi, il s’agissait de reprendre les clefs de l’invention et de la conception même du cycle du palais magistral à Malte. D’Aleccio le premier avait, grâce à la publication de son recueil, rendu possible une reproduction future. L’audience dont bénéficia le cycle original associée aux reproductions gravées qui, par ailleurs, contribuèrent à accroître cette audience, allait ainsi autoriser l’émergence du cycle-modèle.

23 Aussi n’existait-il pas pour les artistes commissionnés par Jean Bertrand de Luppé la possibilité de se réserver une part d’initiative autre que celle employée par d’Aleccio.

24 Par l’emploi de ce modèle, le chevalier de Luppé Garrané répondait ainsi au besoin de présenter un événement tel qu’il avait été donné de voir pour la première fois à Malte. Son intention apparaît alors dans son essence très claire : réutiliser une vision connue et la transmettre à son tour, s’en faire l’écho aussi bien que revêtir l’habit de l’héritier de ce glorieux événement. À cet égard, Jean Bertrand de Luppé Garrané tient un rôle de passeur.

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ANNEXES

Fig.1. Matteo Perez d’Aleccio, L’assaut aux postes de Castille et d’Allemagne, cycle peint à fresque du Grand Siège de Malte, épisode numéro sept, mur est, Salle du Conseil suprême ou du Trône, ancien Palais des Grands Maîtres, La Valette, cliché de l’auteur.

Fig.2. Matteo Perez d’Aleccio, L’assaut aux postes de Castille et d’Allemagne, gravure 0,33 x 0,45, épisode numéro sept, © Musée national de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie, Paris, inv. 01992.

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Fig.3. Anonyme (d’après Matteo Perez d’Aleccio), L’assaut aux postes de Castille et d’Allemagne, huile sur toile 1,85 x 2,35 env., épisode numéro sept, château de La Cassagne, Saint-Avit-Frandat, cliché de l’auteur.

Fig.4. Matteo Perez d’Aleccio (attribué à ?), Valletta, 13 september 1565, huile sur toile, 1,37 x 2,00, © National Maritime Museum, Greenwich, Londres, inv. BHC0259.

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Fig.5. Francesco Villamena F.[fecit], Valleta citta nova di Malta, dans l’ouvrage de Giacomo Bosio, Istoria della Sacra Religione ed Illustrissima Milita di San Giovanni Gerosolimitano, Rome, 1594-1602, III vol., « Parte terza », © Bibliothèque d’étude et du patrimoine de Toulouse, FA.357.

Fig. 6. Anonyme, (d’après Matteo Perez d’Aleccio), Vue de La Valette, huile sur toile 1,85 x 2,35 env., numéro XIII, château de La Cassagne, Saint-Avit-Frandat, cliché de l’auteur.

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NOTES

1. . Giacomo Bosio, Dell’Istoria della Sacra Religione ed Illustrissima Militia di San Giovanni Gerosolimitano, Rome, 1594-1602, III vol. ; Bartolomeo dal Pozzo, Historia della Sacra Religione Militare di San Giovanni Gerosolimitano, detta di Malta, Vérone/Venise, 1703-1725, II vol. ; René de Vertot, Histoire des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, Paris, Rollin, 1726, V vol. 2. . De Carsalade [Carsalade Du Pont, Jules de (Abbé) ?], « Histoire de Saint-Avit et de La Cassaigne », Revue de Gascogne, t. XXXVI, 1895, p. 379-382 ; Maurice Bordes, Sites et monuments du Lectourois, Auch, Imp. Bouquet, 1974, p. 200 ; Yvan Christ (dir.), Dictionnaire des châteaux de France, Aveyron, Dordogne, Gers, Gironde, Landes, Lot, Lot-et-Garonne, Pyrénées-Atlantiques, Tarn-et-Garonne, Paris, Berger-Levrault, 1981, p. 309 ; Jean-Bertrand de Luppé du Garrané, Mémoires d’un chevalier de Malte, présentés par Claude Petiet, Paris, Méditerranée, 2001 (rééd. 1865), p. 371. 3. . Depuis la tenue du colloque « Guerres et guerriers dans l’iconographie et les arts plastiques, XVe-XXe siècles », nous avons appris qu’un mémoire de Master II en Histoire de l’art moderne a été réalisé à son sujet par Virginie Amirat, sous la direction de Pascal Julien à l’Université de Toulouse II Le Mirail (mémoire soutenu en 2010). 4. . Lucio Maiorano, Matteo Perez d’Aleccio : pittore ufficiale del Grande Assedio di Malta, Copertino, Lupo, 2000. 5. . Les fresques de la salle des pages et des ambassadeurs dépeignent le parcours des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem avant leur installation à Malte, c’est-à-dire en Terre Sainte et à Rhodes. 6. . Albert Ganado, « Matteo Perez d’Aleccio’s engravings of the siege of Malta of 1565 », dans Proceedings of History week 1983, Malte, The Historical Society, 1984, p. 125-161. 7. . Disegno dell’isola di Malta et la venuta dell’armata turchesca a dì 18 maggio 1565. 8. . L’armata turchesca che messe in terra a’marza sirocco, a dì 20 dì maggo, 1565. 9. . Les autres épisodes sont : n° 3, L’Assedio, e batteria di S. Ermo a dì 27 dì maggio 1565 ; n° 4, La presa di Sant’Hermo a dì 23 giug.o nel 1565 ; n° 5, L’assedio, e batteria dell’Isola di San Michele a dì 27 dì giugno 1565 ; n° 6, Il soccorso piccolo al Borgo di notte a dì 5 luglio ; n° 7, Assedio e Batteria’ al borgo e alla posta di Castaglia a dì 6 luglio (voir fig. 1) ; n° 8, L’assalto per mare e per terra all’Isola di S. M[ichele] a dì 15 dì luglio ; n° 9, L’assalto generale alla posta di castiglia a dì 21 dì agosto 1565 ; n° 10, Dimonstrazione d. tutta la guerra ; n° 11, La venuta del gran soccorso a dì 7 dì settembre del 1565 ; n° 12, La fuga e partenza dell’armata turchesca a dì 13 dì settembre 1565. 10. . Albert Ganado, « Matteo Perez d’Aleccio’s engravings… », art. cit. Les planches du recueil (sauf le frontispice, l’épisode n° 10, Dimonstrazione d. tutta la guerra et la vue de la Città Vecchia – Mdina) furent publiées dans Basil Greenhill (dir.), The Maritime Siege of Malta 1565, National Maritime Museum, Londres, McCorquodale Printers, 1965. Le frontispice ainsi que neuf épisodes de l’édition de 1582 par d’Aleccio (n° 3 à 9, n° 11-12) sont conservés au Musée national de la Légion d’honneur à Paris, 0,33 x 0,45 mm, inv. 01992. 11. . Matteo Perez d’Aleccio, I veri ritratti / della guerra et dell’assedio, et assalti dati al / la isola di Malta / Dall’armata Turchesa l’anno 1565 nel Po.tificato della / Santa memoria di Pio IIII De’Medici et sotto il felice Governo / del vittoriosa Capitano, et gran Maestro di Malta / Frà Giovanni Parisotto di Valletta / fatti già in diversi quadri di Pittura dal Mag.col M. Matteo Perez d’Aleccio nella gra. sala del Pa= / lazzo dell’Ill.mo Gran Maestro in Malta, e ridotti con / accurat.ma diligenza dal medesimo in questa forma / Oue distintamente si osseruano tutti i successi delle batterie, / et assalti dati per Mare, et per Terra, et dei soccorsi, et uit= / torie ottenute. Con gli nomi si delle fortezze, come de’ / principali Caualieri, et altri ualorosi Soldati che u’interuen= / nero, Rome, 1582. Note de l’auteur au frontispice : « […] questa una conveniente occasione di mostrar loro l’animo grato, et in particolare à quell’ Isola, et a quei signori Gran Croci, et Cavalieri che dell’ esser io stato sempre grandemente favorito da essi, mentre in lor servitio mi sono adoprato ; Io ne tengo, et terrò fresca et perpetua memoria […] ». Cité dans Albert Ganado, « Matteo Perez d’Aleccio’s engravings… », art. cit., p. 130.

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12. . Ibid. 13. . Ibid., p. 131-132. Cet ouvrage a pour titre : Disegni / della guerra, / assedio et assalti / dati dall’armata turchesca / all’isola di Malta / l’anno MDLXV. / sotto il governo di Fr. Gio. Parisotto / Di Valletta Grand Maestro / Dipinti gia nella gra. Sala del Palaz.o di Malta / da Matteo, Perez d’Aleccio. / Et hora Intagliati con accuratiss.ma di= / lige.za da Anton Franco Lucini Fiorent.o., Paris, Musée national de la Légion d’honneur, inv. 01992. 14. . Il se mit en effet en « congés de Religion » durant plusieurs années (de 1615 à 1635), pour entrer au service du Roi, dans l’espoir d’obtenir la charge d’une des galères royales, mais il n’obtint jamais que la lieutenance. Voir Jean-Bertrand de Luppé du Garrané, Mémoires d’un chevalier de Malte…, op. cit. 15. . Pour des raisons de commodité consécutives à l’aménagement du décor, une toile (l’épisode n° 10, La démonstration de toutes les batteryes) fut coupée en deux afin de pouvoir être logée des deux côtés d’une fenêtre, contre les embrasures. Les autres toiles (excepté le portrait posthume de Jean-Bartrand de Luppé Garrané) ont pour dimensions environ 1,85 x 2,35 m. 16. . Fin du XVIe siècle, huiles sur toiles. Épisode n° 2, Arrival of the Turkish fleet, 1,34 x 2,03 mm, inv. BHC0252 ; épisode n° 3, Siege and bombardment of Saint Elmo, 1,37 x 2,08 mm, inv. BHC0253 ; épisode n° 4, Capture of Saint Elmo, 1,37 x 2,05 mm, inv. BHC0254 ; épisode n° 5, Siege and bombardment of Saint Michel, 1,37 x 193 mm, inv. BHC0255 ; épisode n° 7, Turkish bombardment of Birgu, 1,37 x 1,93 mm, inv. BHC0256 ; épisode n° 9, Attack on the Post of the Castilian knights, 1,37 x 2,05, inv. BHC0257 ; épisode n° 12, Fligh of the Turks, 1,32 x 1,93 mm, inv. BHC0258 ; enfin une vue de La Valette Valletta, 13 september 1565, 1,37 x 2,00 mm, inv. BHC0259. 17. . En réalité il s’agit de sept épisodes seulement et d’une vue de La Valette ( Valletta, 13 septembre 1565, inv. BHC0259). On n’observe pas cette vue dans le cycle original du palais magistral à La Valette. On observe en revanche une Vue de La Valette au château de La Cassagne (fig. 6). 18. . Basil Greenhill (dir.), The Maritime Siege of Malta 1565…, op. cit., p. 1 ; Exposition La Valette, The museum of Saint-John’s Co-cathedral, The Order of Saint John in Malta : with an exhibition of paintings by Mattia Preti, La Valette, Saint-Paul’s Press, 1970, p. 262, cat. n° 232. 19. . Nous ne croyons pas qu’elle ait pu s’y trouver sur le mur sud comme cela a été dit : « […] the plan of Valletta may originally have been included among the paintings in the Palace Hall, in the position now occupied by the balcony », dans Exposition La Valette, The museum of Saint-John’s Co-cathedral, The Order of Saint John in Malta…, op. cit., p. 262, cat. 232. En effet, compte tenu de ses dimensions, le pan de mur ne peut pas être en mesure d’accueillir un troisième panneau. Or les deux qui s’y trouvaient déjà furent coupés en deux (épisodes n° 8, Assalto per mare e per terra al Isola, e S. Michele a dì 15 lugo 1565, et n° 9, L’assalto alla posta di castiglia a dì 29 luglio 1565) afin, justement, de réaliser ledit balcon. Ian Colin Lochhead, The Siege of Malta, Londres, Literary Services, 1970, p. 62 : « The greatest damage to the d’Aleccio’s occurred on the south wall, where fully half of each of two panels was destroyed ». 20. . Giacomo Bosio, Dell’Istoria della Sacra Religione Militare di San Giovanni Gerosolimitano…, op. cit. Plan situé entre les pages 872 et 873 de la « Parte terza ».

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RÉSUMÉS

Cet article propose de porter un regard nouveau sur l’œuvre exécutée par Matteo Perez d’Aleccio dans la salle du grand conseil du palais magistral de La Valette à Malte, à la fin du XVIe siècle. Le grand Siège de Malte de 1565 tel qu’il y fut peint, se déploie en un cycle de plusieurs épisodes montrant chacun un moment clef de l’événement. L’artiste prit l’initiative de reproduire cet ensemble au moyen de la gravure qu’il publia sous forme de recueil en 1582. La gravure, medium privilégié du fait de son caractère mobile, allait alors constituer un outil de diffusion du cycle tel qu’il fut définit par d’Aleccio. Or, le retour à l’emploi de la peinture constaté au château de La Cassagne dans le Gers, où le chevalier Bertrand de Luppé Garrané reproduisit le cycle, permet de conférer à l’œuvre de d’Aleccio le caractère de modèle iconographique.

In this article, we propose a new approach to the works produced by Matteo Perez d’Aleccio in the Throne Room of the Grandmaster’s Palace in Valletta, Malta, in the late sixteenth century. The cycle consists of a series of wall paintings, each representing a salient episode of the 1565 Great Siege of Malta. The artist made the choice to engrave the paintings and publish a collection of the reproductions in 1582. Due to its essentially mobile character, engraving had a privileged status and was then about to contribute to the circulation of the painted cycle by d’Aleccio. Besides, the cycle was reproduced in the Château de La Cassagne, located in Gers in the French Pyrenees. It was painted by Knight Bertrand de Luppé Garrané, thus transforming d’Aleccio’s frescoes into an iconographic model.

INDEX

Mots-clés : copie, Grand Siège de Malte, Jean Bertrand de Luppé Garrané, La Cassagne, Matteo Perez d’Aleccio, modèle Keywords : Copy, Great siege of Malta, Jean Bertrand de Luppé Garrané, La Cassagne, Matteo Perez d’Aleccio, Model

AUTEUR

CAROLINE CHAPLAIN Elle est doctorante en Histoire de l’art moderne, sous la direction de Michèle-Caroline Heck (Université Paul Valéry, Montpellier III) et Alain Blondy (Sorbonne, Paris IV), membre du Laboratoire interdisciplinaire de recherche CRISES, de l’Université Paul Valéry, Montpellier III. Ses domaines de recherche sont l’Ordre de Malte, la commande artistique, le mécénat, ainsi que les relations, transferts et échanges artistiques entre la France et Malte.

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The Change of Imaging the Ottomans in the Context of the Turkish Wars from the 16th to 18th Century

Stephan Theilig

1 In the 18th century a famous French philosopher described the confrontation with the Ottoman Empire in the following way:

2 Les Turcs vivent assez proche de nous, mais nous ne les connaissons cependant pas suffisamment… Presque tout ce qui a été dit sur leur religion et leur législation est faux ; et les conclusions que l’on tire quotidiennement contre eux, sont sans fondement.1

3 Some years before, the same author –it was Voltaire by the way– described in his play Mahomet a completely different Orient and a completely different Islam. He only focused on blind religious fanatism, war-mongering, perfidiousness, sexual excesses, richness, decadence, despotism and brutality. It was a dramatic mixture of common stereotypes and prejudices, based on the vision of the extra-European Islamic world since the late Middle Ages. Through the early Modern Ages this vision was dominated by the Ottoman expansion policy. For centuries Christian monarchs were confronted with a completely different and ominous power, based on an Oriental Islamic culture.

4 As a consequence, a multitude of stereotypes and prejudices, combined in the context of propaganda, influenced the common way of thinking about the other. Many references originate from the Holy Roman Empire, namely the topos of the Turks as Renner und Brenner (runner and burner) or Geißel Gottes (god’s flagellum), the image of a diabolic, omnipotent tyrant. The plurality of concepts concerning the Oriental enemy is consigned on various single-leaf woodcuts in leaflets, but also in poems, songs or in informative militaria, especially battle topographies.2

5 These standardized characteristics provided a differentiation and legitimation for one’s own policy and identity. Illustrations were used to motivate and scare but also to

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advance the payment of taxes. Therefore these conceptions of the Turkish enemy had a unique political-functional intent and played an important role in defining a Christian- German identity.3

6 The first remarkable change of imaging the other did not begin in the Holy Roman Empire until the 18th century. The increasing number of illustrations and the victories against the Ottoman Empire since the Siege of Vienna in 1683 or the Victory of Belgrade in 1717 advanced into a more differentiated debate after centuries of a convictio beliciosa.4The image of the brutal and omnipotent Turk was supplemented by a desire for exotism, better known as Orientalism. The following examples will show this shift in imaging the Turkish other, beginning in the early 16th century.5

7 Especially in the 16th century the emperors of the Holy Roman Empire had to defend their countries against the Ottoman expansion attempts towards Hungary and Austria. The first raids started against Carinthia and Styria during the 15th century. The emperor needed the support of the electors and the other imperial estates for the defence. He had to show and explain the danger for the whole empire and to encourage a propaganda campaign within the German population against the Ottomans to create a continuous situation of fear.6

8 For this purpose he especially used the new medium of leaflets. In a combination of texts and images they depicted the confrontation between Orient and Occident – namely the German territories– as a clash of divergent cultures, divisive confessions and differently structured societies. The “fear of Turks” became a unifying element of the empire. The characteristic of defining identity can be seen in the following example of a definition ex negativo, the self-definition through dissociation and description of the other.7

9 In 1530 a leaflet titled Der arme Leute Klag (The Poor Man’s Sorrow) was published. (fig. 1) It was produced during the Ottoman raids in the woods of Vienna by the famous wood-cutter Hans Guldenmundt. The attacks by irregular troops, the Akinci,were not as unusual as they were presented in this leaflet. Supporting the troops with robberies and the spread of rumour or fear was an instrument of warfare, as the Sacco di Roma shows.8

10 The leaflet consists of a text and images that dramatically illustrate the content of the text itself. The main theme is the calling for God against these diabolic enemies: Oh Lord on the highest throne See the misery Caused by the ravage of the Turkish tyrant In the woods of Vienna Ruffianly they murdered virgins and women Splitted the babies into two parts They bursted and steaked them Put them on top of sharpened pales Ih Holy shepherd Jesus Christ You’re full of mercy Turn away your anger about us And rescue us from the Turkish hands

11 In the center two orientally-dressed and bearded men with scimitars are shown. They are also armed with bows and arrows. This armor representation is intended to show their underdeveloped barbaric status –a contradiction to the reality, as Ottoman soldiers were the first modern troopers, armed with fire weapons and artillery.

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12 The two soldiers are murdering children and pregnant women. The viewer could draw parallels between the Ottoman attacks and biblical scenes like the killing of children in Bethlehem. This topos is always used as a sign for diabolic cruelty and undefined brutality. More examples can be found in almost every epoch, like in the context of the French repressions against the Huguenots in the late 17th century.9 (fig. 2)

13 This leaflet seemed to be very popular since some years later wood-cutter Hans Weigel the Elder republished a colored version. There are only minor differences in typography. Both leaflets stand in the tradition of the hereditary enemy syndrome –the imaging of Turks as the born enemy of Christianity and personified antichrist.

14 During the 16th century the Austrian-Ottoman conflict continued in Hungary. Especially in the Third Turkish War between 1593 and 1606 (“The Long Turkish War”) the stereotypes concerning the brutality and the diabolism of Ottoman soldiers were reinforced and propagated. One example for this is a woodcut in the 1596 edition of the very popular and famous Warbook of Leonhardt Fronsperger.10 (fig. 3) The first edition was published in the name of Emperor Maximilian II in 1573. This warbook is one of the main sources for the campaigns and the development of warfare in the Holy Roman Empire. Fronsperger himself served in the army near the Hungarian border.

15 The woodcut shows the propagandistic view on the enemy: Men, women and also children are enslaved, murdered and assaulted. The background shows a burning town and the Ottoman chief exhibits a cut off head as a trophy. Once again the Ottomans are displayed as different from the Germans because of their self-representation, their strange clothes and weapons. Once again they are presented in a dramatic scene of violence. The fact that also Christian monarchs dealt with slaves –what is known from Venetian sources or the tales by the great Miguel de Cervantes– does not affect the image of the Ottoman enemy.11

16 At the same time something changed in the discourse between Orient and Occident. The Ottoman Empire had to solve domestic problems, which affected also the power and moral of its troops. Consequently the troops lost more battles than before, especially in Hungary.12 This loss of military power and the numerous victories of Christian armies were used by the Christian propaganda to show the divine will to strike and to succeed against the Turks and therefore the necessity to continue the war.

17 The Geschichtsblätter of Franz and Abraham Hogenberg published in 1606 can be understood in this spirit, showing revenge for centuries of Turkish terror.13 (fig. 4) These Geschichtsblätter were published in different and numerous editions throughout Europe and were very popular. The Hogenberg collection of leaflet woodcuts depicts the battles in western Hungary and above all the battle for the fortress of Papa on August 19, 1597. On this day imperial troops attacked the Ottoman garrison and massacred the defeated enemy. The depicted brutality can only be understood in the context of an age-long confrontation in this region. The leaflet shows the same cruelties by imperial troops on Turkish men, but legitimizes the deeds in context of revenge: Ottoman war prisoners were broken on the wheels, hanged on hooks, split in two, beheaded etc. The background shows the burning fortress of Papa, the foreground shows the imperial camp.

18 In contrast to the examples shown, the situation on the Austrian-Ottoman border was relatively peaceful during the 17th century, as the empire fought in the Thirty Years War and the Ottoman Empire was threatened by the Russian expansion. Things

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changed when Köprülü Mehmet Pascha became grand vizier. He rearranged and reformed the government and reorganized the finances. After these reforms his successor Kara Mustapha had a new and unknown power in his hands. Now it was the time to fulfil the plans of sultan Süleyman Khanune: the conquest of Vienna.14 In 1683 he amassed more than 168 000 men and marched directly towards the heart of Austria. The fear of the German and Austrian population was enormous, even the emperor fled. The 7 000 defenders in Vienna were surrounded by the enemy with no hope left. The imperial estates and electors refused the requests for aid. Only the Duke of Lorraine, Charles V, and the Polish king, Jan III Sobieski were able to deploy a rescue force in the name of the emperor. What followed was one of the most widely known spectacles in early modern European history and the end of the Ottoman European expansion policy.

19 Both the immense concentration of Ottoman siege troops and the battle itself on September 11 and September 12 is shown on a battle painting The Battle by the Kahlenberg by an unknown artist, now presented in the German Historical Museum in Berlin. (fig. 5)

20 Like traditional war paintings, this one shows a topographic-analytical presentation of the siege in the background and in the foreground a detailed presentation of the two commanders: Kara Mustapha and Jan Sobieski framed by battle scenes. War paintings like this were not, like leaflets, made for mass consumption or shown in public galleries. In most cases they were meant for the buyer’s representation and legitimation. A unique characteristic of paintings concerning the Turkish Wars is the explicit cultural friend-and-enemy distinction in aspects of clothes and utensils: The Turks wear turbans and have scimitars, Christian knights and riders wear armors and helmets. The other central accentuation is the Oriental richness.15 The painter draws attention to tents and rich clothes, the interior and canons, scimitars, shields, drums, golden and silver dishes, but also to exotic animals and precious horses with expensive pelmets. Incidentally the German word for pelmet is Schabracke, a loan word from the Turkish çaprak. The painted Ottoman soldiers are fleeing –but not as defeated diabolic warriors but rather as exotic and foreign soldiers. The escape took place partly in order, partly chaotically. But the adverse commander guides his troopers in a marching order. On his head a little black servant can be seen, in German called Kammermohr. In this case Kara Mustapha is honoured, presenting him as a capable commander who shows his ability to control his troops in case of defeat.

21 This painting is, on the one hand, a typical victory in battle-style paintings. On the other hand, it is a victory against a strange, foreign and exotic enemy, characterized not by his cruelty but by his power and Oriental richness.16

22 My last example illustrates a little more precisely this commencing change in imagination. The painting titled Prince Eugen von Savoyen represents the prince Eugene of Savoy as the splendid victor of the battle of Belgrade in 1717. (fig. 6) His white horse storms through the defeated Ottomans. The levage and the marshal’s baton characterize the prince as a military genius. Fama, Victoria and Clio float above him and interpret the victory as an immutable law of salvific history. In terms of the iconography, this painting by Jacob van Schuppen is considered as a conventional Allegory of Victory. Yet the interesting fact is that the defeated Ottomans and Tatars are not painted as dark figures in order to characterize them as enemies. They are rather painted in detailed, magnificent costumes and weapons. Van Schuppen thereby reflects the longing for foreign cultures à la mode of the Chinoiserie at the beginning of the 18th century.

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23 Moreover, the Ottomans are lying at the feet of the prince, begging for mercy. This is a new topos which started at the time around the battle of Vienna. Their weapons –bows, arrows, shields, daggers and scimitars– are allegorized as signs for underdevelopment. This is used for defamation, as seen before.17

24 The stereotypes which were established during the century of Turkish fear were so common and widespread that the later politically impotent Ottoman Empire could ultimately be held responsible for many things in retrospective. From this moment onwards, an ambivalent image of the Ottoman Empire and the Orient prevailed –one of fascination and disgust at the same time, which was created by the victor’s historiography. A development of imaginations started at this point in time, which dominates until today our view on the Orient. It marks the beginning of a new discourse on Orientalism in the 18th and 19th centuries and is the root of today’s Eurocentric debates in the context of globalization.18

ANNEXES

Fig. 1. Hanns Guldemundt, Der Arme Leute Klag, 1530

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Fig. 2. Anonym, Spiegel der frantzösischen Tyrannei, 1686

Fig. 3. Leonhardt Fronsperger, Ein Kriegßbuch, 1596

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Fig 4. Franz and Abraham Hogenberg, Geschichtsblätter, 1606

Fig. 5. Anonym, Die Schlacht am Kahlenberg, 1683, Deutsches Historisches Museum

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Fig. 6. Jacob van Schluppen, Prinz Eugen von Savoyen, 1717, Deutsches Historisches Museum

NOTES

1. . Christopher Todd (dir.), Les Œuvres complètes de Voltaire, vol. 20 : Le fanatisme, ou Mahomet le prophète. De l’Alcoran et de Mahomet, Oxford, Oxford University Press, 2002. 2. . Wolfgang Harms, “Feindbilder im illustrierten Flugblatt der Frühen Neuzeit”, in Franz Bosbach (dir.), Feindbilder. Die Darstellung des Gegners in der politischen Publizistik des Mittelalters und der Frühen Neuzeit, Bayreuth, Böhlau, 1991, p. 141-177 ; Wolfgang Harms, Das illustrierte Flugblatt der frühen Neuzeit: Tradition, Wirkungen, Kontexte, Stuttgart, Hirzel, 2008; Almut Höfert, Den Feind beschreiben. Türkengefahr und europäisches Wissen über das Osmanische Reich 1450-1600,Frankfurt a.M. / New York, Campus, 2004; Michael Schilling, Bildpublizistik in der Frühen Neuzeit. Aufgaben und Leistungen des illustrierten Flugblatts in Deutschland bis um 1700, Tübingen, Niemeyer, 1990. Especially concerning the context of warfare, Jutta Schumann, “Das politisch-militärische Flugblatt in der zweiten Hälfte des 17. Jahrhunderts als Nachrichtenmedium und Propagandamedium”, in Wolfgang Harms, Michael Schilling (dir.), Das illustrierte Flugblatt in der Kultur der Frühen Neuzeit, Frankfurt a.M., Lang, 1998, p. 227-258. 3. . Johannes Burkhardt, “Reichskriege in der frühneuzeitlichen Bildpublizistik”, in Rainer Müller (dir.), Bilder des Reiches, Sigmaringen, Thorbecke, 1997, p. 51-96. 4. . Joachim Eibach, “Annäherung – Abgrenzung – Exotisierung. Typen der Wahrnehmung des Anderen in Europa am Beispiel der Türken, Chinas und der Schweiz”, in Joachim Eibach, Horst Carl (dir.), Europäische Wahrnehmungen, 1650-1850. Interkulturelle Kommunikation und Medienereignisse, Hannover, Wehrhahn, 2008, p. 13-74. 5. . Maximilian Grothaus, “Vorbildlicher Monarch, Tyrann oder Despot? Europäische Vorstellungen vom Osmanischen Reich zwischen Renaissance und Aufklärung”, Frühneuzeit-Info, n° 6, 1995, p. 181-203; Michael Hochedlinger, “Die französisch-osmanische Freundschaft 1525-1790”, Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung,n°102, 1994, p. 104-164.

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6. . Stephan Theilig, “Wenn der Preußenadler mit dem Erbfeinde der Christenheit will. Bündnisideen und preußisch-muslimische Soldaten im 18. Jahrhundert”, Militärgeschichte. Zeitschrift für historische Bildung, n° 3, 2007, p. 10-13; Stephan Theilig, “Die erste osmanische Gesandtschaft in Berlin 1763/64. Interkulturalität und Medienereignis”, in Joachim Eibach, Horst Carl (dir.), Europäische Wahrnehmungen…, op. cit., p. 131-160; Stephan Theilig, “Die Geschichte der Moscheen in Berlin und Brandenburg”, in Stefan Bresky and Brigitte Vogel (dir.), Fremde? Bilder von den „Anderen“ in Deutschland und Frankreich seit 1871, Berlin, Deutsches Historisches Museum, 2009, p. 25-27. 7. . Stephan Theilig (dir.), Historische Konzeptionen von Körperlichkeit. Interdisziplinäre Zugänge zu Transformationsprozessen in der Geschichte, Berlin, Frank & Timme, 2011. 8. . Peter Burschel, “Verlorene Söhne. Bilder osmanischer Gefangenschaft in der frühen Neuzeit”, in Birgit Emich and Gabriela Signori (dir.), Kriegs / Bilder in Mittelalter und Früher Neuzeit, Berlin, Duncker & Humblot, 2009, p. 157-182. 9. . Anonym, Spiegel der Frantzoesischen Tyrannei, Das ist: Ausfuerlich=Umstaendliche Erzehlung der unmenschlichen Grausamkeit / Welche die Frantzoesische Nation wider die so genannte Reformirte im Koenigreich Franckreich / sie zur Catholischen Religion zu zwingen / das verwichene 1685te Jahr; Mit Sengen / Brennen / Schmaeuchen / und dergleichen abscheulicher Marter / unerhoerter Weise veruebet; Mit hierzu dienlichen Kupffern zum Druck befoerdert, 1686, p. 88. 10. . Leonhardt Fronsperger, Ein Kriegßbuch, Franckfurt, 1596. 11. . Andrea Pühringer, “Christen contra Heiden? Die Darstellung von Gewalt in den Türkenkriegen”, in Michael Kurz (dir.), Das Osmanische Reich und die Habsburgermonarchie,Wien- München, Oldenbourg, 2005, p. 97-119. For the reception of violence see Andrew Wheatcroft, The Ottomans. Dissolving Images, London, Penguin, 1995. 12. . Joseph von Hammer-Purgstall, Geschichte des Osmanischen Reiches, vol. 4 et vol. 5, Pest, C.A. Hartlebens Verlage, 1829; Nicolae Jorga, Geschichte des Osmanischen Reiches, Darmstadt, Primus, 1993, vol. 3. 13. . Franz Hogenberg and Abraham Hogenberg (dir.), Geschichtsblätter, Nördlingen, Uhl, 1993. 14. . Walter Sturminger (dir.), Die Türken vor Wien in Augenzeugenberichten, München, Deutscher Taschenbuchverlag, 1983; Joachim Zeller (dir.), Jan Sobieski. Briefe an die Königin. Feldzug und Entsatz von Wien 1683, Berlin, Buchverlag Der Morgen, 1981. 15. . Johannes Burkhardt, Reichskriege…, op. cit., p. 53. 16. . Stephan Theilig, Historische Konzeptionen…, op. cit. 17. . Gottfried Liedl, Manfred Pittioni and Thomas Kolnberger (dir.), Im Zeichen der Kanone. Islamisch-christlicher Kulturtransfer am Beginn der Neuzeit, Wien, Mandelbaum, 2002. 18. . Edward Said, Orientalism, London, Penguin, 2003; Jürgen Osterhammel, “Edward W. Said und die ‘Orientalismus’-Debatte. Ein Rückblick”, Asien Afrika Lateinamerika, n° 25, 1997, p. 597-607; Christine Peltre, Orientalisme, Paris, Pierre Terrail, 2004; Gérard-Geroge Lemaire (dir.), Orientalismus. Das Bild des Morgenlandes in der Malerei, Potsdam, Ullmann-Tandem, 2005.

RÉSUMÉS

Dans l’Europe du début de l’Époque moderne, l’image de l’Empire ottoman était dominée par la « Türkenfurcht », la peur des Turcs, et la confrontation entre le Christianisme et l’Islam était l’un des sujets les plus importants dans la peinture et la gravure sur bois (monotypes) du XVe et XVIe

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siècles. Avec la sécularisation de l’Europe de l’Ouest pendant la guerre de Trente Ans, et particulièrement après le siège de Vienne et la reconquête de la Hongrie, les illustrations de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle montrent un changement complet de la perception de l’Orient par le Saint-Empire romain germanique. Le développement de l’Orientalisme et la Turquerie marque un changement profond de la représentation de l’Empire ottoman. L’opinion n’est plus dominée par la peur, mais par l’assurance de la supériorité présumée de l’Europe de l’Ouest.

In early modern Europe, the image of the Ottoman Empire was dominated by the so-called “ Türkenfurcht” – the “fear of Turks” as the confrontation between Christianity and Islam was one of the main themes in paintings and single-leaf woodcuts in the 15th and 16th centuries. With the secularization of Western Europe during the Thirty Years War and especially after the siege of Vienna and the Reconquest of Hungary, illustrations in the late 17th and early 18 th century evoked a completely new reception of the oriental hemisphere in the Holy Roman Empire of the German Nation. The combination of the developing Orientalism and turquerie shows a remarkable change in imaging the Ottoman Empire. Views are no longer dominated by fear, but by the self- confidence of an assumed Western European superiority.

INDEX

Mots-clés : Empire Ottoman, Orientalisme, représentations, Saint-Empire Keywords : Holy Empire, Orientalism, Ottoman Empire, representations

AUTEUR

STEPHAN THEILIG Doctorant (Humboldt University Berlin, Institute for Translation Studies), historien et hispaniste, il est membre de l’Institute for Caucasica, Tatarica and Turkestan Studies Berlin (ICATAT). Ses recherches portent sur l’histoire transculturelle de l’Europe chrétienne et musulmane, les soldats musulmans de l’armée prussienne, ainsi que l’histoire militaire de l’Europe à l’époque moderne. Il a notamment publié, en collaboration : Historische Konzeptionen von Körperlichkeit, Berlin, Frank&Timme, 2011.

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Dossier : Guerres et guerriers dans l'iconographie et les arts plastiques XVe - XXe siècles

Politique et représentations : de l'Italie de la Renaissance à l'Europe du Grand Siècle, vers une formalisation des codes

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Des portraits équestres de princes- condottières sur des revers de médailles italiennes du Quattrocento

Armelle Fémélat

1 Réapparu dans la péninsule italienne au début du XIIIe siècle, le portrait équestre s’y développe jusqu’à l’aube du XVIe siècle avant de conquérir le reste de l’Europe. Il prolifère notamment sur les revers des premières médailles artistiques, mises au point dans les années 1430 et produites en nombre dans la seconde moitié du Quattrocento. Quantitativement, elles constituent le deuxième type d’objets d’art, figurant des portraits équestres de princes-condottières produits en Italie, après les monuments funéraires, attestés dès la seconde moitié du XIVe siècle1.

2 À notre connaissance, dix-neuf revers de médailles portent des portraits équestres, dont quatorze, réalisés entre ca 1445 et ca 1498, sont à l’effigie de onze princes- condottieres italiens. Les cinq autres figurent des cavaliers étrangers, trois aristocrates français et un sultan turc2. Quelques éléments relatifs à la notion de « prince- condottiere » et aux spécificités de la médaille artistique, introduiront utilement notre description et notre analyse des portraits équestres apposés sur ces quatorze revers de médailles.

3 Figure emblématique de l’histoire de la Péninsule bien connue des historiens qui lui ont consacré de nombreuses études3, le condottiere est un chef militaire mercenaire lié à un employeur par un contrat (condotta ou ferma) lui permettant de lever et de commander des troupes. Si dans la Péninsule, le recours au mercenariat remonte à la fin du XIIe siècle, il ne s’impose vraiment que dans les dernières années du XIVe siècle4. Entre le XIVe et le XVIe siècle, la guerre européenne se trouve en effet dans une période intermédiaire entre l’host médiéval et les armées professionnelles, permanentes, des temps modernes5. Au départ, les communes italiennes fonctionnent avec leur propre armée de citoyens (exercitus), composée de tous les hommes en âge de porter les armes,

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répartis en unités d’infanterie et de cavalerie6. Néanmoins, dès la fin du XIIIe siècle, l’art de la guerre se professionnalise en même temps que les communes évoluent.

4 Entre 1320 et 1340, les petits groupes de mercenaires sont progressivement remplacés par des compagnies d’aventure (compagnie di ventura) qui prolifèrent dans les années 1360, jouant de l’affaiblissement des liens entre les pouvoirs et l’organisation militaire pour prolonger l’état de guerre7. Durant cette période d’affermissement du pouvoir seigneurial, bien que les citoyens soient toujours légalement passibles de conscription, la défense de l’État est de plus en plus systématiquement déléguée à des soldats professionnels, sélectionnés par des recruteurs sous contrat. Les avantages de la professionnalisation des armées tiennent non seulement à la non-mobilisation des citoyens, mais également au gain d’efficacité dû à l’utilisation de soldats plus performants ainsi qu’à leur plus grande impartialité dans les luttes d’influences locales. Mais, ce système a en revanche pour inconvénient majeur, le besoin constant de liquidités nécessaires à la rétribution régulière des troupes.

5 La spécialisation progressive du métier des armes se traduit par une multiplication des charges militaires ainsi que par l’émergence d’une terminologie spécifique. Toute une gamme de termes permet en effet de différencier les grades de la hiérarchie militaire8, dont le plus élevé est celui de capitaine général (capitano generale)9. Quelle que soit son appellation, le détenteur du commandement exerce l’imperium sur l’ensemble de troupes, symbolisé par le bâton de commandement qui lui a été remis lors d’une cérémonie d’investiture10.

6 Dans leur immense majorité, les capitaines généraux sont issus de familles nobles. D’importance variable, certaines de ces familles se sont « spécialisées » dans le métier des armes, à l’instar des prestigieuses maisons d’Este, Gonzaga, Malatesta, Montefeltro ou Bentivoglio, qui s’inscrivent dans une tradition militaire ancestrale, préexistante au système des seigneuries du XIVe siècle11. De même, à cette époque, les Orsini, Ordelaffi, Malaspina et Rossi font déjà partie de l’élite dirigeante, ils sont vicaires ou signori. Au XVe siècle, leurs descendants sont des « princes-condottieres ». Les plus riches d’entre eux entretiennent de petites armées quand les plus modestes recrutent leurs soldats sur les terres qu’ils contrôlent. Dans l’Italie du Quattrocento, les compétences, le rang et les capacités financières indispensables pour lever et commander des troupes impliquent donc une certaine prédétermination sociopolitique.

7 La réussite d’un prince-condottiere tient alors plus à sa naissance, à son appartenance à un clan et aux fluctuations de l’économie qu’à ses qualités personnelles et à ses compétences militaires. Son sort et sa carrière dépendent autant des capacités, des besoins, des objectifs et des ressources de son employeur que de ceux de sa propre seigneurie12. Il peut changer de camp en fonction des opportunités financières et territoriales ainsi que des pressions diplomatiques et de l’évolution de la configuration de l’échiquier politique local et régional. Le commerce de ses services militaires constitue pour lui un moyen de s’enrichir, d’étendre sa principauté, d’accroître sa fortune, son poids politique et son prestige.

8 En préambule à l’analyse iconographique des portraits équestres de princes- condottieres figurés sur les revers de médaille, il est nécessaire de rappeler les spécificités matérielles et artistiques de cet objet d’art emblématique de la Renaissance. Trop longtemps mises à l’écart des études sur l’art de cette époque et circonscrites au seul champ de la numismatique, depuis une vingtaine d’années, les médailles ont, fort heureusement, légitimement trouvé leur place parmi les autres types d’œuvres étudiés

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par les historiens de l’art13. Elles offrent en effet une clef de lecture supplémentaire, et combien précieuse, de la culture de cette époque et notamment de la problématique du portrait équestre14.

9 Les médailles, dont l’apparition et le succès fulgurant coïncident avec ceux de l’imprimerie et de la gravure, proposent des images d’un type nouveau dans l’Occident médiéval15. Comme l’a établi Michel Pastoureau16, la médaille consiste en un système emblématique complexe qui combine six types d’emblèmes complémentaires dans la forme et dans le message délivré : le portrait, le nom, la signature, les armoiries, les cimiers et les badges17. De sorte que la médaille est à la fois une œuvre d’art, un signe d’identité, un médium emblématique et une image sociale, pour reprendre les termes de l’historien18, d’abord conçue pour célébrer un personnage ou un évènement.

10 La fortune de la médaille dans l’Italie du Quattrocento s’insère dans un double mouvement simultané, d’individualisation d’une part, de redécouverte et d’appropriation de l’Antiquité classique d’autre part. Ces deux tendances président également à la renaissance et à la fortune du portrait équestre que les premières médailles italiennes portent souvent sur leur revers. « Objet du retour à l’antique par excellence, que les humanistes et les princes lettrés tenaient pour un auxiliaire manifeste du savoir »19 au XVe siècle, la médaille est en effet issue d’une société en mutation qui accorde une place nouvelle à l’individu dans l’univers20. Forme novatrice de portrait – double lorsque le revers porte une effigie équestre – cet petit objet, parfaitement adapté au goût des collectionneurs de l’époque, leur permet de constituer facilement des galeries de portraits de personnages illustres. Et la médaille figure en bonne place dans l’histoire du portrait, dont le succès gagne l’ensemble de l’Europe au cours des XIVe et XVe siècles. Si, dans la forme21, les médailles de la Renaissance italienne sont très proches des coins et des monnaies antiques22 – références classiques qui participent d’ailleurs pleinement de l’utilisation qu’en font les princes et qui leur permettent de se comparer à leurs illustres prédécesseurs –, elles s’en distinguent du point de vue de la fonction23.

11 La médaille a une fonction commémorative : conçue et utilisée comme un véritable outil de communication politique, au XVe siècle, elle constitue un des moyens les plus communs de représenter une personne et de diffuser son image24. Nonobstant sa forme particulière, sa finalité rejoint celle des autres formes de portraits métalliques : conférer l’immortalité au portraituré, comme se plaît à le rappeler Sigismondo Malatesta dans la lettre qu’il envoie à Mohamed II en 146125. Tout à la fois objets de collection, de délectation et de communication politique, les médailles à l’effigie des dirigeants sont fréquemment offertes comme cadeaux diplomatiques, participant du mouvement général de diffusion des portraits d’hommes de pouvoir au sein de l’élite européenne de l’époque.

12 Les condottieres dont les portraits équestres figurent sur le revers de médailles italiennes du Quattrocento sont tous des princes-condottieres, des chefs militaires mercenaires issus de lignées guerrières à la tête d’un État d’importance variable. Il s’agit d’abord de Sigismondo Pandolfo Malastesta (1417-1468), seigneur de Rimini et de Fano, dont Pisanello (ca 1395-1468) a daté la médaille de 1445 (fig. 1), puis de Gianfrancesco I Gonzaga (1395-1444) et de son fils Lodovico III Gonzaga, respectivement premier et second marquis de Mantoue : Lodovico aurait commandé à Pisanello la médaille à l’effigie de son père, vers 1446-1447 (fig. 2), puis celle à sa propre gloire en 1447 ou 1448 (fig. 3). Seigneur de Forli à partir de 1448, Cecco Ordelaffi (1435-1466) est

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figuré à cheval sur le revers de la médaille que Gianfrancesco Enzola da Parma (actif entre 1456 et 1478) signe entre 1461 et 1471 (fig. 4). Le même artiste signe la médaille datée de 1471 qui porte sur son revers l’effigie équestre de Piermaria Rossi (ca 1412-1482), comte de Berceto (fig. 5). Datée de 1472, la médaille dont le revers présente le duc de Ferrare Ercole Ier d’Este (1413-1505) à cheval, est signée par son parent, le peintre et médailleur Baldassare d’Este (ca 1442-1504) (fig. 6). Le seigneur de Pesaro, Costanzo Sforza (1447-1483), est également représenté à cheval sur les revers de deux médailles que Gianfrancesco Enzola a signées et datées de 1473 (fig. 7) et de 1475 (fig. 8). Premier citoyen et signore autoproclamé de Bologne entre 1463 et 1506, Giovanni II Bentivoglio (1401-1466) a lui aussi fait l’objet de deux portraits équestres sur des revers de médailles signées par Sperandio da Mantova (ca 1425 - ca 1504), datables respectivement vers 1478 (fig. 9) et vers 1482 (fig. 10). Le même artiste réalise également vers 1482 la médaille de Federico da Montefeltro (1422-1482), représenté à cheval sur le revers (fig. 11)26. Deux autres revers de médaille portent les effigies équestres de Giovanni Paolo Orsini (1502), comte d’Atripalda, et de Nicolò Orsini (1442-1510), comte de Nola et de Pitigliano. Le premier, datable vers 1485-1490, est attribué à Niccolò Fiorentino (fig. 12) et le second à Cristoforo Caradosso, vers 1485 et 1495 (fig. 13). Enfin, le dernier portrait équestre conçu pour un revers de médaille, attribué à Niccolò Fiorentino vers 1498, représente Ottaviano Sforza-Riario (1479-1523) (fig. 14), fils illégitime du pape Innocent VIII, nommé seigneur de Forli et d’Imola en 1488, à l’âge de onze ans.

13 Un premier coup d’œil sur ces quatorze revers permet de constater l’influence jouée par les modèles de Pisanello sur les médailles de certains artistes de sa génération ou de la génération postérieure. De fait, la silhouette de Gianfrancesco I Gonzaga a visiblement servi de référent aux effigies équestres d’Ercole I d’Este, de Federico da Montefeltro et de Giovanni II Bentivoglio de 1482. Par ailleurs, bien que leurs chevaux soient représentés à des allures différentes, le portrait équestre de Cecco Ordelaffi renvoie à celui de Sigismondo Pandolfo Malatesta.

14 La composition d’ensemble de ces quatorze revers de médaille suit le même schème : un portrait équestre présenté de profil, parfois associé à une inscription. Dans certains cas, le sol et l’horizon sont évoqués dans une très grande économie de moyens27, éventuellement agrémentés d’un décor naturel ou architecturé28. En outre, les effigies de Gianfrancesco I Gonzaga, de Giovanni II Bentivoglio de 1482 et de Nicolò Orsini sont accompagnées d’un ou deux personnages figurés derrière eux – respectivement un page nain à cheval de trois-quarts dos, un page à cheval de trois-quarts face et deux fantassins.

15 Avant de classer ces portraits équestres en fonction de trois types iconographiques caractérisés, il faut s’arrêter sur l’originalité de celui de Giovanni Paolo Orsini. C’est une effigie équestre all’antica, comme en attestent à la fois le harnachement du cheval, le costume du cavalier – un paludamentum porté sur l’épaule gauche – et sa posture, rappelant celle, typique, des cavaliers antiques figurés de profil, notamment sur les reliefs et sur les monnaies. Documenté par aucune source et jamais commenté par les spécialistes, ce revers de médaille gagnerait pourtant à être confronté avec des coins et des médailles dont il s’inspire ostensiblement.

16 Les treize portraits équestres restants illustrent trois grands types iconographiques caractérisés : le prince-condottiere qui s’élance au combat, le prince-condottiere qui donne un ordre et le prince-condottiere qui parade. Chaque type est constitué par des

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données formelles et iconographiques caractéristiques qui se rapportent à la posture de l’homme et de l’animal ainsi qu’à certains de leurs accessoires.

17 Le premier type, qui figure un cavalier au combat, est illustré par Cecco Ordelaffi, Piermaria Rossi et Costanzo Sforza (1473 et 1475). Ces quatre cavaliers arborent une posture similaire et ont en commun certains détails signifiants : ils sont en armure intégrale, coiffés d’un casque fermé surmonté d’un cimier en forme d’emblème. En outre, chacun d’eux porte une épée et des éperons, deux accessoires distinctifs du commandement de cavalerie à forte valence symbolique. Leur port réservé aux chevaliers en a fait de véritables attributs du pouvoir. Enfin, leurs montures sont représentées dans la même attitude, entre le cabré et le galop. Cette posture non réaliste constitue une convention formelle amplement utilisée par les artistes occidentaux depuis l’Antiquité pour évoquer l’impulsion du départ au galop, ainsi que la combattivité et la pugnacité de l’animal29 – et de son cavalier par contamination iconographique. Cette image du prince-condottiere s’élançant au combat l’épée en main s’apparente aux nombreuses effigies équestres numismatiques et sigillaires produites partout en Europe dans les derniers siècles du Moyen Age. C’est notamment le cas dans le Milanais à en juger par plusieurs coins et monnaies frappés par les Visconti puis les Sforza entre la seconde moitié du XIVe et la fin du XVe siècle30. Et c’est encore le cas en Vénétie, à en croire plusieurs sceaux produits entre le milieu du Trecento et le début du Settecento conservés à l’Archivio di Stato de Venise31.

18 Sigismondo Pandolfo Malatesta, Giovanni II Bentivoglio (1478), Federico da Montefeltro et Nicolò Orsini illustrent le deuxième type, qui montre un prince-condottiere donnant un ordre du haut de sa monture. La donnée iconographique distinctive et fondatrice de ce type tient au geste de commandement effectué par ces quatre cavaliers. Ils sont tous figurés le bras droit muni du bâton de commandement tendu à l’horizontale, vers l’avant.

19 Gianfrancesco I et Lodovico III Gonzaga, Ercole I d’Este et Giovanni II Bentivoglio (1475), incarnent le troisième type, celui du prince-condottiere en parade. Ces quatre cavaliers portent une armure intégrale et un bâton de commandement. En revanche, seul Lodovico III est protégé d’un casque, tandis que les trois autres cavaliers sont coiffés d’un béret, accessoire distinctif des chefs militaires – traditionnellement de couleur rouge, appelé béret de capitaine (berretto alla capitanesca). Enfin, le prince-condottiere ne saurait être considéré en parade sans faire montre de son habileté à maîtriser sa monture. Cette dernière est figurée au pas ou au trot. Le pas, allure digne et paisible, évoque la sérénité et la maîtrise du cavalier, quand le trot se caractérise par un dynamisme contrôlé, autant de vertus indispensables au bon capitaine. Allure esthétique et athlétique d’entre toutes, le trot constitue l’allure de parade par excellence depuis l’Antiquité comme le confirment de nombreux modèles équestres antiques. Ces portraits équestres de princes-condottieres en parade participent donc de la tradition iconographique occidentale qui veut que les chefs militaires chevauchent des montures au pas ou au trot, deux allures à même d’exprimer la gravité et la solennité qui sied à leur statut et qui marquent leur pouvoir.

20 Enfin, l’iconographie du portrait équestre d’Ottaviano Sforza-Riario le place entre deux types. D’un côté, il se rapproche du cavalier en parade, en armure intégrale, digne sur son cheval au trot. Mais de l’autre, il est coiffé d’un béret – et non d’un casque –, et sa main droite tient une épée – plutôt qu’un bâton de commandement.

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21 Par delà ce classement en grands types iconographiques, l’observation détaillée des chevaux et des armures des princes-condottieres permet d’approfondir leur interprétation. L’observation de l’animal concerne tout à la fois son modèle, son sexe et son rôle sémantique dans le processus figuratif du portrait équestre.

22 Six des quatorze chevaux étudiés se distinguent ainsi par leur type physique. Il s’agit des chevaux figurés sur les revers des médailles de Pisanello et de ceux qui s’en inspirent – à savoir les portraits équestres d’Ercole d’Este, de Giovanni II Bentivoglio (1482) et de Federico da Montefeltro. Ces six montures arborent un modèle robuste et arrondi similaire, caractérisé par des membres épais, une croupe rebondie, un poitrail éclaté et une encolure large tenant une petite tête. C’est l’image type du cheval de guerre telle que l’ont conçue Pisanello et Paolo Uccello dans la première moitié du XVe siècle. On la retrouve notamment dans le Portrait équestre de John Hawkwood peint par Paolo Uccello dans la cathédrale de Florence en 1436, ainsi que dans les panneaux qu’il réalise dans les mêmes années sur le thème de la Bataille de San Romano. Dans la pratique de la cavalerie de l’époque, la robustesse constituait en effet une des qualités physiques indispensables du cheval de guerre, amené non seulement à porter le poids considérable de son cavalier armé, mais également à résister aux chocs générés par le combat.

23 Par ailleurs, s’agissant des modalités de représentation du cheval de guerre, il faut remarquer qu’étonnement, seuls quatre des quatorze montures des princes- condottieres sont entiers, c’est-à-dire pourvu d’attributs sexuels mâles. Ce détail morphologique est pourtant traditionnellement largement employé dans les représentations martiales, tout comme il est amplement cité dans les descriptions littéraires. Comme par l’évocation du cheval de guerre de Leon Battista Alberti dans son traité sur le cheval vivant (De Equo Animante, ca 1445), conçue dans la continuité de la littérature équestre antique, à commencer par Xénophon32. Détail de la morphologie équine hautement symbolique, les attributs sexuels mâles expriment en effet la force et la puissance voire même l’agressivité, autant de qualités qui, par extension, s’appliquent à son cavalier et contribuent à le caractériser. Cependant, sur les revers de médaille, dans la majorité des cas, des éléments de harnachement ou la posture du cheval empêchent l’observation de ce détail : autant de choix formels et iconographiques significatifs d’une non-volonté de les donner à voir. Non-volonté consciente ou non ? Imputable à l’artiste ou au commanditaire ? Nous manquons d’informations pour le dire.

24 Par delà la question spécifique du type morphologique du cheval de bataille, il faut réaffirmer la présence fondatrice de l’animal dans la construction de l’image. S’il correspond à un des deux éléments constitutifs du motif avec le personnage qu’il porte, qu’il « sup-porte » à proprement parler, chacun des deux se distingue toutefois par un rôle et une finalité sémantique qui lui est propre. En l’occurrence, le cheval sert indéniablement de faire-valoir à son cavalier, véritable piédestal du portrait et du portraituré. En outre, il contribue à produire le discours conçu autour du personnage représenté tout en se voyant paré d’une dimension épidéictique. En plus de produire du sens, il s’emploie en effet à attirer l’attention du spectateur à l’endroit du personnage célébré. Au delà du motif du portrait équestre, dans les représentations comme dans la réalité, le cheval constitue un auxiliaire et un qualificatif de son cavalier. L’animal est ainsi l’indispensable double du chef militaire, tant sur les champs de bataille que dans les lices ou à la chasse. De même, dans les faits comme dans l’imaginaire collectif, il est

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l’élément central de la culture chevaleresque et courtoise, particulièrement vivace dans les cours princières du centre et du nord de la Péninsule tout au long du Quattrocento33.

25 La représentation des armures nécessite également qu’on s’y arrête, tant du point de vue de l’identification des éléments figurés que de la manière dont ils le sont. Comme l’ont déterminé les spécialistes, au XVe siècle, les armures représentées sur les médailles revêtent une triple fonction : fonctionnelle en tant qu’arme de guerre, historique car reliée aux évènements historiques célébrés par la médaille, et symbolique34. C’est le cas notamment des armures présentes sur les médailles pisanelliennes que Francesco Rossi s’est appliqué à catégoriser en armures de combat, de tournoi et de parade. Sigismondo Pandolfo Malatesta, Gianfrancesco et Lodovico Gonzaga sont clairement représentés protégés par des armures de guerre35. Le choix du type d’armure n’est pas sans conséquence, puisque cet élément défensif constitue clairement le signe défensif d’un rang et d’une fortune dans la hiérarchie sociale et politique. L’armure de tournoi constitue ainsi un signum de l’identité du chevalier qui a le privilège de pouvoir être admis en lice, de même que l’armure de parade lui permet d’afficher le luxe qui sied à son rang.

26 Pisanello et Sperandio da Mantova ont manifestement cherché à offrir la représentation la plus exacte et la plus détaillée possible des armures figurées sur leurs médailles, en dépit de leur format réduit. Et la méthode de travail de ces artistes de le confirmer36, à commencer par les nombreux dessins d’armures conservés de Pisanello qui confirment le fait que celui-ci en faisaient des études d’après nature.

27 Par ailleurs, les armures que portent les princes-condottières sur les revers de médailles sont, la plupart du temps, récentes et certaines d’entre elles donnent à voir les dernières innovations techniques en la matière. Au point que les spécialistes les considèrent comme des sources directes en matière d’histoire de l’armurerie dans les années 144037. Ainsi, les armures de Sigismondo Pandolfo Malatesta et Lodovico III Gonzaga s’avèrent très proches de celle conservée au château de Churburg à Sluderno, réalisée pour Galeazzo d’Arco dans l’atelier de Tommaso Missaglia vers 1450. De même, l’armure figurée sur le revers d’une seconde médaille à l’effigie de Sigismondo Pandolfo Malatesta réalisée par Pisanello vers 1443-1444, est similaire à celle d’Ulrich von Matsch également conservée à Sluderno. Cette dernière a été confectionnée par Pier Innocenzo da Faero, Antonio Missaglia et Giovanni Negroli dans les meilleurs ateliers milanais au milieu du XVe siècle38. Enfin, l’armure portée par Giovanni II Bentivoglio correspond aussi à des armures conservées39.

28 Cette volonté de représenter les armures les plus récentes dans leur technicité fait sens. C’est un des moyens iconographiques mis en œuvre par les médailleurs pour qualifier ceux qui les portent. Dans la réalité comme dans les images, le fait que tel capitaine porte telle armure dernier cri fait en effet partie des détails signifiants qui soulignent son pouvoir et sa puissance.

29 Concluons avec cette idée de novation qui caractérise aussi les médailles à l’époque. Leurs commanditaires sont tout à la fois des princes-condottieres, des lettrés et des amateurs d’art avertis. À l’instar de la grande majorité des portraits équestres du XVe siècle, ceux qui figurent sur les revers de médailles se caractérisent par trois dimensions complémentaires : une dimension équestre, une dimension martiale et une dimension intellectuelle. Cette étude nous a permis de comprendre que bien que commune, la connotation guerrière de tous ces portraits équestres de princes- condottieres est variable au cas par car, dans son expression comme dans son étendue.

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Ainsi, seuls quatre des quatorze cavaliers sont figurés en combattants, et encore pas véritablement puisqu’ils ne font que s’élancer au combat… Quoi qu’il en soit, cet accent martial, de même que le cheval, sont deux outils iconographiques mis en œuvre pour célébrer le pouvoir et la puissance des personnages auxquels ils sont associés.

ANNEXES

fig.1. Pisanello (signé), Revers de la médaille de Sigismondo Pandolfo Malatesta, 1445 (daté)

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fig.2. Pisanello (signé), Revers de la médaille de Gianfrancesco I Gonzaga, ca 1446-1447

fig.3. Pisanello (signé), Revers de la médaille de Lodovico III Gonzga, ca 1447-1448

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fig.4. Gianfrancesco Enzola da Parma (signé), Revers de la médaille de Cecco Ordelaffi, ca 1461-1471

fig.5. Gianfrancesco Enzola da Parma (signé), Revers de la médaille de Piermaria Rossi, 1471 (daté)

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fig.6. Baldassare d’Este (signé), Revers de la médaille d’Ercole Ier d’Este, 1472 (daté)

fig.7. Gianfrancesco Enzola da Parma (signé), Revers de la médaille de Costanzo Sforza, 1473 (daté)

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fig.8. Gianfrancesco Enzola da Parma (signé), Revers de la médaille de Costanzo Sforza, 1475 (daté)

fig.9. Sperandio da Mantova (signé), Revers de la médaille de Giovanni II Bentivoglio, ca 1478

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fig.10. Sperandio da Mantova (signé), Revers de la médaille de Giovanni II Bentivoglio, ca 1482

fig.11. Sperandio da Mantova (signé), Revers de la médaille de Federico da Montefeltro, ca 1482

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fig.12. Attribué à Niccolò Fiorentino, Revers de la médaille de Giovanni Paolo Orsini, ca 1485-1490

fig.13. Attribué à Cristoforo Caradosso, Revers de la médaille de Nicolò Orsini, ca 1485-1495

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fig.14. Attribué à Niccolò Fiorentino, Revers de la médaille d’Ottaviano Sforza-Riario, ca 1498

NOTES

1. . Voir Armelle Fémelat, Le portrait équestre italien de la fin du Moyen Age au début de la Renaissance,thèse de doctorat, Université François-Rabelais de Tours, 2010, p. 673-729. 2. . Il s’agit d’abord de Ferry II de Lorraine-Vaudémont (ca 1428-1470), représenté successivement sur le revers de médaille que Pietro da Milano signe vers 1463, puis sur celui que Francesco Laurana signe et date de 1464. Prince français nommé lieutenant général de Sicile en 1459 par son beau-père René d’Anjou, Ferry II a appelé les deux médailleurs italiens à sa cour de Bar-le- duc où ils ont séjourné entre l’été 1463 et l’été 1464, après avoir travaillé pour le roi René. Jean

F0 Du Mas de l’Isle (3D 1495) et Antoine de Gimel (dates inconnues) sont portraiturés à cheval sur deux revers de médailles formellement très proches, attribuées à Niccolò Fiorentino vers 1494-1495. Relativement mal connus des historiens, ces aristocrates français ont tous deux été conseillers et chambellans de Charles VIII et ils ont vraisemblablement encadré ses troupes lors de son expédition vers Naples. Leurs médailles doivent avoir été réalisées lors de leur probable séjour à Florence en novembre 1494. Enfin, le sultan des Turcs Mohamed II est également figuré à cheval sur le revers de la médaille que Costanzo da Ferrara a conçu à Istanbul au cours de l’hiver 1480-1481. 3. . Études génériques les plus récentes et les plus complètes : Michael E. Mallett, « Le condottière », dans Eugenio Garin (dir.), L’homme de la Renaissance,Paris, Seuil, 1990, rééd., 2002, p. 48-52 ; Tommaso Argiolas, Armi ed eserciti del Rinascimento italiano : condottieri e mercenari, architetti militari e fonditori di cannoni, Rome, Newton Compton, 1991 ; Marcello Fantoni (dir.), Il “perfetto capitano”. Immagini e realtà (secoli XV-XVII),Rome, Bulzoni, 2001 ; Mario Del Treppo (dir.), Condottieri e uomini d’arme nell’Italia del Rinascimento,Naples, Gisem-Liguori, 2001 ; Jean-Claude Maire Vigueur, Cavaliers et citoyens : guerres, conflits et société dans l’Italie communale, Rome, École française de Rome, 2003. Pour les monographies, voir notamment Elisabeth Ward Swain, « The

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wages of peace : the condotte of Ludovico Gonzaga, 1436-1478 », Renaissance Studies,vol. 3, n° 4, 1989, p. 442-452 ; Peter Blastenbrei, Die Sforza und ihr Heer, Inaugural Dissertation zur Erlangung der Doktorwürde, Ruprech-Karls-Universität zu Heidelberg, 1987 ; Maria Nadia Covini, L’esercito del duca. Organizzazione militare e istituzioni al tempo degli Sforza (1450-1480),Rome, Nella Sede dell’Istituto, 1998 ; Dietrich Erben, Bartolomeo Colleoni, Sigmarinen, Jan Thorbecke, 1996 ; La figura e l’opera di Bartolomeo Colleoni,Bergame, Bergomum, 2000 ; Duccio Balestracci, La festa in armi. Giovanni Acuto e i condottieri nell’Italia del Trecento,Rome-Bari, Laterza, 2003 ; Pierre Savy, Une famille de seigneurs-condottières en Italie du Nord à la fin du Moyen Age : les Dal Verme,thèse de doctorat, Université Lille III, 2004. 4. . Voir notamment Franco Cardini, « La guerra nella Toscana bassomedievale. Aspetti e dimensioni di una presenza storica », dans Lionella G. Boccia, Mario Scalini (dir.), Guerre e assoldati in Toscana, 1260-1364, Florence, Centro Di, 1982, p. 21-35 ; Michael E. Mallett, « Le condottière », art. cit., p. 53 ; Jean-Claude Maire Vigueur, Cavaliers et citoyens…, op. cit., p. 104-114. 5. . Michael E. Mallett, Mercenaries and their Masters. Warefare in Renaissance Italy, Londres, Bodley Head, 1974, p. 4. 6. . Les unités de cavalerie rassemblent ceux qui ont les moyens d’entretenir un cheval en état de servir au combat : voir notamment Ercole Ricotti, Milizie feudali communali,Milan, Athena, 1929 ; Jean-Claude Maire Vigueur, Cavaliers et citoyens…, op. cit., p. 237-244. 7. . Maria Nadia Covini, « Liens politiques et militaires dans les systèmes des États italiens », dans Philippe Contamine (dir.), Guerre et concurrence entre les États européens du XIVe au XVIIIe siècle,Paris, PUF, 1998, p. 24 ; Elisabeth Crouzet-Pavan, Renaissances italiennes, 1380-1500,Paris, Albin Michel, 2007, p. 214. 8. . Ces appellations varient néanmoins selon les États et selon les époques. Ainsi, la république de Venise distingue le maréchal (maresciallo), du gouverneur général, du lieutenant général et du capitaine général (capitano generale ou generalissimo). Par ailleurs, dans les États pontificaux, le chef des armées porte le titre de gonfalonier de l’Église (gonfaloniere della Chiesa), tandis que, dans le royaume de Naples, il est appelé grand connétable (grande conestabile). 9. . Voir Wendy J. Wegener, Mortuary chapels of Renaissance condottieri, Princeton, Princeton University Press, 1989, p. 38-39, 54. 10. . Voir Armelle Fémelat, Le portrait équestre italien…, op. cit., p. 552-557. 11. . Au XVe siècle, plus de soixante pour cent des cent soixante dix principaux capitaines mercenaires proviennent de treize familles : les Attendolo-Sforza, Fortebracci-Piccinino, Orsini- Anguillara, Colonna, Da Sanseverino, Gattesco-Brandolini, Mauruzzi, Malatesta, Gonzaga, Manrfredi, Este, Montefeltro, Dal Verme : voir Michael E. Mallett, Mercenaries and their Masters…, op. cit., p. 209 ; Letizia Arcangeli, « Carriere militari dell’aristocrazia padana nelle guerre d’Italia », dans Mario Del Treppo, Condottieri e uomini d’arme…, op. cit., p. 361-416. 12. . Michael E. Mallett, « Le condottière », art. cit., p. 51, 56. 13. . John Graham Pollard, « Introduction », dans id. (dir.), Italian Medals, Washington, National Gallery of Art, 1987, p. 8-9 ; Michel Pastoureau, « Naissance d’une image nouvelle : la médaille du Quattrocento (2) », dans id., Couleurs, images, symboles. Études d’histoire et d’anthropologie, Paris, Le Léopard d’or, 1989, p. 139-184 ; Stephen K. Scher, « An Introduction to the Renaissance Portrait Medal », dans id. (dir.), Perspectives on the Renaissance Medal,New York, Garland Publishing- American Numismatic Society, 2000, p. 6-7. 14. . Voir aussi Stephen K. Scher, « An Introduction to the Renaissance Portrait Medal », art. cit., p. 7. 15. . Pour Michel Pastoureau, les caractéristiques sémiologiques des médailles sont l’expression d’un système conçu à partir de diverses formules préexistantes d’encodage et de fonctionnement, empruntées pour la plupart aux monnaies et aux sceaux : voir Michel Pastoureau, « Naissance d’une image nouvelle… », art. cit., p. 159. Sur l’importance du sceau comme source formelle, voir aussi Stephen K. Scher, « Introduction », dans id. (dir.), The currency of Fame. Portrait medals of the

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Renaissance, catalogue d’exposition, Londres, Thames & Hudson, 1994, p. 16 ; Stephen K. Scher, « An Introduction to the Renaissance Portrait Medal », art. cit., note 13, p. 4. 16. . Michel Pastoureau, « La naissance de la médaille : le problème emblématique », Revue numismatique,XXIV, 1982, p. 206-261. 17. . Voir aussi Armelle Fémelat, « Cheval et héraldique sur les revers de médailles italiennes du Quattrocento », dans Yvan Loskoutoff (dir.), Héraldique et numismatique I, Le Havre,PURH, 2011, sous presse. 18. . Michel Pastoureau, « Naissance d’une image nouvelle… », art. cit., p. 162. 19. . Luke Syson, « Opus pisani pictoris. Les médailles de Pisanello et son atelier », dans Dominique Cordellier et Bernadette Py (dir.), Pisanello,t. I, Paris, La Documentation Française, 1998, p. 379. 20. . Voir notamment Luke Syson, « La médaille », dans Jean Delumeau J., Ronald Lightbown (dir.), La Renaissance, Paris, Seuil, 1996, p. 144 ; Stephen K. Scher, « An Introduction to the Renaissance Portrait Medal… », art. cit., p. 3. 21. . La composition d’ensemble d’une médaille procède de l’association de ses deux faces, constituées chacune d’un assemblage d’emblèmes. Issu de la tradition numismatique antique et systématisé par Pisanello, le schème le plus fréquent consiste un portrait en buste et une inscription sur l’avers ; une scène narrative, un emblème et/ou un symbole – évoquant les vertus, les qualités, ou certains traits de caractère du portraituré, en se référant éventuellement à un épisode historique ou mythologique – généralement accompagné d’une inscription, sur le revers. 22. . Voir notamment Cornelius Vermeule, « Graeco-Roman Asia Minor to Renaissance Italy : Medallic and Related Arts », dans John Graham Pollard (dir.), Italian Medals, op. cit., p. 263-281 ; John R. Spencer, « Speculations on the Origins of the Italian Renaissance Medal », dans ibid.,p. 199-202 ; Paola Giovetti, « Sulla differenza tra moneta e medaglia », dans Giannino Giovannoni (dir.), Medaglisti nell’età di Mantegna e il trionfo di Cesare, Mantoue, Casa del Mantegna, 1992, p. 13-19 ; Nicholas Mann, Luke Syson, The Image of the Individual : Portraits in the Renaissance, Londres, British Museum, 1998, p. 113-125 ; Stephen K. Scher, « An Introduction to the Renaissance Portrait Medal », art. cit., p. 1-9. 23. . Contrairement à la monnaie – qui émane directement de l’autorité de l’État et dont la valeur est fixée par la loi – la médaille est un objet d’art qui se caractérise par sa multiplicité, par son mode de circulation aisé (dû à son petit format) et par son mode de lecture en partie codé : voir Michel Pastoureau, « Naissance d’une image nouvelle : la médaille du Quattrocento (2) », dans id., Couleurs, images et symboles…, op. cit., p. 170 ; Joanna Woods-Marsden, « Visual Constructions of the Art of War : Images for Machiavelli’s Prince », dans Stephen K. Scher, « An Introduction to the Renaissance Portrait Medal », art. cit., p. 47 ; Anna Maria Visser Travagli, « L’art de la médaille et l’exaltation du Seigneur », dans Jadranka Bentini, Grazia Agostini (dir.), Une Renaissance singulière. La cour des Este à Ferrare,Bruxelles, Snoeck, 2003, p. 99. 24. . Voir notamment Luisa Jardine, Jerry Brotton, Global Interests. Renaissance art between East and West,Londres, Reaktion Books, 2000, p. 23-24 ; Armelle Fémelat, Le portrait équestre italien…, op. cit., p. 691-740. 25. . Lettre de Sigismondo Pandolfo Malatesta à Mohamed II, sultan des Turcs – désireux de faire

F0 venir à sa cour le médailleur Matteo De’Pasti (3D 1486) – rédigée par Roberto Valturio, 1461, Paris, Bibliothèque Nationale de France, Ms Lat. 7236 (Colbert 2665), folios 200-201 ; transcrite dans Julian Raby, « Pride and Prejudice. Mehmed the Conqueror and the Italian Portrait Medal », dans John Graham Pollard (dir.), Italian Medals, op. cit., p. 187. 26. . Illustre condottière, le duc d’Urbino, apparaît comme la figure idéale du prince-condottière vertueux et lettré de la Renaissance à la faveur d’une hagiographie instaurée de son vivant, notamment par le truchement des six autres portraits équestres, enluminés, qui le représentent : voir Armelle Fémelat, Le portrait équestre italien…, op. cit., p. 574-575. 27. . Revers des médailles de Gianfrancesco et Lodovico III Gonzaga, Cecco Ordelaffi, Piermaria Rossi, Ercole I d’Este, Giovanni II Bentivoglio (1478 et 1482), Federico da Montefeltro.

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28. . Revers des médailles de Sigismondo Pandolfo Malatesta, Costanzo Sforza (1473 et 1475). 29. . Voir Salomon Reinach, « La représentation du galop dans l’art ancien et moderne », Revue archéologique, 1900, p. 2-39 ; Lida Fleitmann, The Horse in Art, Londres, The Medici Society, 1931 ; Ada Orlandini, Tra illusione e rappresentazione : considerazioni sul Galop Volant, Tesi di laurea, Università di Siena, 1999 ; Armelle Fémelat, Le portrait équestre italien…, op. cit., p. 241-244. 30. . Voir Carlo Crippa, Le monete di Milano. Dai Visconti agli Sforza dal 1329 al 1535, Milan, Carlo Crippa editore, 1986, p. 76, 92, 119-120, 153-154, 155-158, 201-202, 261-262. 31. . Voir Stefania Ricci, Il sigillo nella storia e nella cultura, Rome, Jouvence, 1985, n° 33, 34, 49, 50, 51 ; Wendy Wegener, Mortuary chapels of Renaissance condottieri, op. cit., p. 36. 32. . Voir Leon Battista Alberti, Le cheval vivant,trad. Jean-Louis Boriaud, Paris, Les Belles Lettres, 1999, passim. 33. . Sur ces différents aspects, voir Armelle Fémelat, Le portrait équestre italien…, op. cit., p. 539-544. 34. . Francesco Rossi, « Pisanello et la représentation des armes : réalité visuelle et valeurs symboliques », dans Dominique Cordellier, Bernadette Py, Pisanello, op. cit., p. 297-334. 35. . Francesco Rossi, « Pisanello et la représentation des armes… », art. cit., p. 310. 36. . Sur la manière de représenter les amures aux XIVe et XVe siècles, voir Lionello G. Boccia, « Le armature di Paolo Uccello », L’Arte, n° 11-12, 1970, p. 54-91 ; id., « Note sul costume guerresco nel Guido Riccio », Prospettiva, n° 28, 1982, p. 66-69 ; id., « L’iconografia della armi in aera milanese dall’XI al XIV secolo », dans Carlo Bertelli (dir.), Il millenio ambrosiano, vol. 3, Milan, Electa, 1989, p. 188-207 ; Francesco Rossi, « Pisanello et la représentation des armes… », art. cit. 37. . Voir Francesco Rossi, « Pisanello et la représentation des armes… », op. cit., avec bibliographie afférente. 38. . Voir Francesco Rossi, « Pisanello et la représentation des armes… », art. cit. 39. . Voir Giorgia Clarke, « Giovanni II Bentivoglio and the uses of Chivalry. Towards the creation of a “republican court” in fifteenth Century Bologna », dans Stephen Campbell, Stephen Milner (dir.), Artistic exchange and cultural translation in the italian Renaissance city, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 162-186.

RÉSUMÉS

Le portrait équestre figure souvent au revers des premières médailles, apparues en Italie vers 1430. Or, sur la vingtaine de médailles réalisées dans la seconde moitié du XVe siècle portant un portrait équestre, quatorze sont à l’effigie de princes-condottieres. Fins stratèges, ces chefs militaires se sont avérés aussi redoutables sur les champs de bataille que dans leur mécénat éclairé, ayant su tirer profit des avantages de cet objet commémoratif – à tirages multiples, de faibles dimensions et facilement transportable. Instrument de communication politique performant, la médaille est largement exploitée au Quattrocento. Les chefs mercenaires y sont figurés selon une iconographie homogène dans laquelle le cheval et l’armure jouent un rôle essentiel, en fonction de trois grands types : l’élancement dans le combat, l’ordre du combat et la parade militaire.

Equestrian portraits are often shown on the back of early medals that appeared in Italy around 1430. Nevertheless, on the twenties medals with equestrian portraits made in the second half of the 15th century, fourteen are effigies of condottiere princes. These military chiefs were fine

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strategists and proved to be as combative on battlefield as in their chosen patronage, taking advantage of this commemorative object, which was small and could be easily carried and multiplied through copies. Medals were powerful political communication instruments, and were largely exploited in the Quattrocento. Mercenary chiefs were represened according an homogenous iconography in which horse and armor played an essential role, following three main types: the movement to the battle, the battle order and the military parade.

INDEX

Mots-clés : armure, cheval, instrument de communication politique, médaille, prince- condottiere, type iconographique Keywords : armor, Condottiere prince, horse, iconographic type, medal, political communication instrument

AUTEUR

ARMELLE FÉMÉLAT Spécialiste de la Renaissance, elle est l’auteur de différents articles sur le portrait équestre dessiné, peint ou sculpté en Italie et en France entre le XIIIe et le XVIe siècle. Docteur en histoire de l’art (Centre d’Études Supérieures d’Études de la Renaissance de l’Université François Rabelais de Tours) et diplomée de l’École de Louvre (muséologie), elle est actuellement ATER en Histoire de l’art moderne à l’université Paul Valéry Montpellier 3.

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L’arte militare, tra virtù e bestialità. La concezione della guerra e la figura del guerriero nell’opera di Leonardo da Vinci

Marco Versiero

1 Nella sua biografia di Andrea del Verrocchio, il Vasari racconta che il maestro di Leonardo aveva realizzato due rilievi bronzei rappresentanti i profili affrontati di Alessandro il Macedone e Dario di Persia per Lorenzo de’ Medici, che ne avrebbe fatto oggetto di un dono diplomatico al re d’Ungheria Mattia Corvino1. La datazione più verosimile di questo episodio oscilla tra il 1469 (anno dell’ascesa politica del Magnifico) e il 1480 (quando la minaccia di un’invasione turca rese più urgente l’opportunità di un’alleanza con l’Ungheria)2. Si tratta esattamente del periodo dell’apprendistato del giovane Leonardo nel laboratorio politecnico del Verrocchio, ricostruibile dalla fine del settimo decennio del sec. XV al 1478, data della prima commissione autonoma documentata3.

2 Uno dei disegni più affascinanti e apprezzati del giovane allievo sembra essere stato ispirato dalla concezione e dall’iconografia dei due rilievi perduti del maestro4 : si tratta del profilo a punta metallica su carta preparata rosa, oggi conservato al British Museum di Londra (inv. N°. 1895-9-15-474)5. Soprattutto gli elementi decorativi della corazza e dell’elmo presentano notevoli affinità con le copie conosciute del perduto Dario verrocchiesco: grazie alla sua incomparabile capacità di conferire vibrante vitalità agli inserti naturalistici fito-zoomorfi, Leonardo ci dà la sensazione che i fiori e i racemi, la testa di leone sul torace, persino l’animale fantastico (probabilmente un dragone) accovacciato sull’elmo siano tutti animati dal loro movimento vitale6. Anche i tratti fisiognomici si dimostrano peculiari: la fierezza spietata dello sguardo, inquadrato dal sopracciglio prominente, la piega altera della bocca, marcata dallo sdegno, l’audace protuberanza del naso e del mento, testimoniano un ideale espressivo preciso, confermato e rafforzato attraverso il raffronto con il profilo analogamente aggressivo della protome leonina, che fa allusione al carattere iracondo e temerario del

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personaggio leggendario7. Si assiste, dunque, a un’interpretazione psicologica e caratteriale dell’immagine marziale, che si risolve in un ritratto allegorico, l’abbinamento al cui pendant perduto, con la figura speculare del giovane eroe valoroso, i cui tratti nobili e delicati rinviano a un’identità apollinea, avrebbe implementato l’impatto evocativo8.

3 Si è spesso sottolineata l’aderenza di questo progetto all’ambito delle feste e dei tornei nella cui preparazione l’atélier del Verrocchio era stato a più riprese implicato, non solo per l’ornamentazione di stendardi e apparati scenografici ma proprio per la realizzazione di armature da parata, che dovevano apparire molto simili a quella mostrata dal disegno di Leonardo, la cui efficacia pratica è tuttavia messa in dubbio dall’aspetto del tutto decorativo dei dettagli estetici9. Una analoga concezione ispira i primi studi di arte militare di Leonardo, che risalgono all’inizio del lungo periodo trascorso a Milano al servizio di Ludovico il Moro10 : un gruppo di disegni con studi di armi da taglio, lance, scudi, archi e frecce, infine balestre e bombarde, conserva infatti tale apparenza decorativa11.

4 Parallelamente, tuttavia, Leonardo prova a conferire alla propria visione dell’arte militare un contenuto e una forma più sistematici, come conseguenza del suo sforzo di concepire un impianto teorico da far confluire in un progettato trattato di arte della guerra12. Di quest’ultimo, malauguratamente rimasto incompiuto, sopravvive l’abbozzo dell’incipit proemiale : « Per mantenere il dono principal di natura, cioè libertà, trovo modo da offendere e difendere, in stando assediati da li ambiziosi tiranni ; e prima dirò del sito murale e ancora perché i popoli possino mantenere i loro boni e giusti signori » 13. Il concetto di una “libertà naturale” è inteso come il solo valore politico che può essere invocato per spiegare e legittimare ideologicamente il ricorso alle armi14 : non vi è alcuna distinzione tra mezzi leali e sleali di offesa e difesa, dal momento che la rivendicazione della necessità della guerra è percepita come una garanzia di preservazione della fondamentale condizione di libertà (ossia di autonomia) di una comunità politica, quando essa sia minacciata dai tiranni, portatori di principi di governo fondati sull’esercizio della forza, piuttosto che legittimati sulla base della loro conformità alla giustizia15. Si tratta, evidentemente, di una eredità della dottrina repubblicana del “vivere libero” (che deriva a Leonardo dalla sua giovinezza fiorentina), che risulta tuttavia applicata al contesto signorile del ducato milanese.

5 Lo stesso tentativo di attribuire al discorso de re militari un valore concettuale trova un ampliamento in chiave etica allorché Leonardo si occupa della questione della brutalità della guerra, che, benché giustificabile da un punto di vista politico, resterebbe inaccettabile sul piano morale per il pacifista Leonardo. La sua celebre definizione della guerra come « discordia, o vo’ dire pazzia bestialissima »16, trova, per un verso, esatta corrispondenza con la sua concezione fisico-cosmologica e antropologica, secondo cui « facciamo nostra vita coll’altrui morte »17, in risposta al duplice criterio dell’autoconservazione (perché ciascuno desidera « mantenersi in suo essere ») e della paura della morte (considerata come la sola passione umana in grado di assicurare la preservazione dell’integrità materiale del corpo)18 ; peraltro, Leonardo ha concepito una versione allegorica di questa visione, immaginando che la vita e gli “stati umani” possano essere rappresentati come una serie di piccoli “quadrelli” che si “scacciano” reciprocamente, in una sorta di “domino”, giocato su scala globale19. D’altro canto, occorre considerare le convinzioni di Leonardo concernenti la natura conflittuale dell’esistenza e l’irriducibile avversità tra gli uomini, la cui condanna più concitata è

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affidata a un foglio di studi anatomici, in cui il corpo umano è descritto come il frutto delle « opere mirabili della natura », ovvero una « composizione […] di maraviglioso artifizio », al punto che va considerata un’infamità il « torre la vita all’omo », perché chi non apprezza la vita non la merita affatto20. Dunque, è dal sentimento deleterio dell’ambizione che deriva agli uomini la “penitenza” di essere incapaci di apprezzare il beneficio della vita e di contemplare la bellezza del mondo (quella stessa ambizione che – si è visto – caratterizza i tiranni che minacciano la libertà di uno stato ben ordinato).

6 Tale pessimistica visione non impedisce a Leonardo di interrogarsi sull’insieme delle virtù morali e politiche che dovrebbero connotare un buon guerriero : in occasione delle nozze di Ludovico il Moro con Beatrice d’Este (1491), l’artista e tecnico di corte si interessa alla preparazione dei paramenti allegorici per un cavaliere (e per il suo destriero) partecipante al torneo indetto da Galeazzo da Sanseverino (genero di Ludovico e capitano dell’esercito milanese) nella propria dimora. Una pagina suggestiva del Codice Arundel della British Library di Londra (f. 250 r) riporta schizzi e annotazioni molto elaborate concernenti l’apparato simbolico del personaggio (forse un membro della famosa famiglia veneziana dei Grimani), centrato sulla complessa semantica della prudenza, considerata la virtù della previsione e della conservazione politica21. L’invenzione iconografica di Leonardo è relativa anzitutto alla decorazione di uno scudo circolare posto sulla coscia posteriore del cavallo, con una personificazione allegorica della Prudenza assisa in trono : quest’ultimo è indicato come una “focosa cadrega”, vale a dire una sorta di carro che è al contempo uno scranno-cattedra, descritto come avvolto dalle fiamme, a significare le difficoltà e i rischi della conquista di un seggio politico pericoloso, possibile unicamente grazie all’adozione di un’attitudine prudente nella propria condotta22. Inoltre, Leonardo concepisce per il costume del cavaliere l’impiego di diverse piume con occhi di pavone (che si credevano un tempo appartenuti al mitico Argo, guardiano al servizio di Giunone e perciò metafora prudenziale di vista acuta), mentre la presenza di questo stesso volatile sulla sommità dell’elmo a forma di « mezza palla, la qual ha significazione dello nostro emisperio, in forma di mondo », potrebbe essere un riferimento sottile al primato beneaugurante di un governo prudente esteso a tutto il mondo allora conosciuto.

7 Un’interpretazione visuale più drammatica della figura e del ruolo del guerriero, condizionata in maniera decisiva dalla concezione “brutalizzante” della guerra, fu tentata da Leonardo in occasione della più ambiziosa committenza pubblica mai ricevuta : si trattava di una clamorosa trasfigurazione di un glorioso episodio della storia repubblicana di Firenze, la Battaglia di Anghiari (1440), alla quale egli si dedicò al tempo del suo secondo periodo fiorentino, al principio del sec. XVI23. In diretta competizione col suo rivale Michelangelo, che era stato incaricato di dipingere un’altra battaglia antica, quella di Cascina (1364), nella stessa Sala del Maggior Consiglio in Palazzo Vecchio, Leonardo conferiva ai suoi combattenti proporzioni fisiche erculee, secondo il combinato apporto dei suoi rinnovati studi anatomici e della riscoperta dei capolavori della scultura classica24. I disegni di dettaglio per i visi dei due protagonisti affrontati della scena principale della rappresentazione (la cosiddetta “Lotta per lo stendardo” tra Fiorentini e Milanesi) mostrano a quale livello di eccellenza fossero stati portati gli studi di fisiognomica, nella loro intrecciata correlazione con la pratica del genere del ritratto eroico25. All’apice della propria esperienza artistica e scientifica, Leonardo si conferma il solo autore capace di unificare l’insegnamento del maestro Verrocchio in tema di iconografia marziale (cui si accennava all’inizio di questo

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contributo) e una grandeur inedita, che Vasari avrebbe additato come la “maniera moderna”.

8 Si sa che la parte dell’opera che Leonardo aveva realizzato è perduta : già in cattive condizioni di conservazione, a causa del carattere sperimentale della tecnica pittorica ad encausto prescelta da Leonardo, ciò che ne restava sembra essere stato più tardi distrutto o per lo meno ricoperto dal Vasari con i propri affreschi nel rinominato Salone dei Cinquecento in epoca granducale. Le copie note della “Lotta per lo stendardo”, ad ogni modo, consentono di intuire uno degli aspetti più rivoluzionari di questa creazione : il primo guerriero a sinistra sembra fondere e confondere il proprio corpo con quello del cavallo sul quale è in groppa (di cui non è più possibile scorgere la testa), fornendo così quasi l’impressionante visualizzazione di un centauro26. D’altronde, è noto come appena qualche anno più tardi Machiavelli (che era stato coinvolto nella vicenda dell’assegnazione dell’incarico a Leonardo, come testimone legale alla stipula del contratto, nella propria qualità di Segretario alla Seconda Cancelleria fiorentina)27 utilizzasse proprio l’immagine di questa creatura mitologica per enunciare la nuova teoria etico-politica del principe “mezzo bestia e mezzo uomo” 28. Tale convergenza concettuale non è affatto casuale29 : è ben possibile ipotizzare che i due geni del Rinascimento avessero discusso circa la loro comune visione antropo- zoologica30, in rapporto all’iconografia di questa grande allegoria politica del governo repubblicano, in cui il difensore del simbolo eminente della libertà civile (lo stendardo o “Gonfalone” con le insegne della città) è una perfetta figurazione della virtuosa duplicità propria della personalità dell’uomo moderno31.

NOTES

1. . Si veda Emil Möller, « Leonardo e il Verrocchio. Quattro rilievi di capitani antichi lavorati per re Mattia Corvino », Raccolta Vinciana, vol. XIV, 1930-1934, p. 3-38. 2. . Si veda David Alan Brown, Leonardo da Vinci. Le origini di un genio, Milano, Rizzoli, 1999, p. 68-73, 192-194, note 91-113. 3. . Si veda Pietro C. Marani, Leonardo, una carriera di pittore, Milano, Motta, 1999, p. 60-62, 74-75, note 74-75. 4. . Bottega dei Della Robbia, copia del perduto rilievo in bronzo di “Dario di Persia”, 1469-1480 circa (terracotta invetriata ; Lisbona, Museu de Arte Antiga) et Bottega del Verrocchio, copia del perduto rilievo in bronzo di “Alessandro Magno”, 1469-1480 circa (marmo ; Washington, National Gallery of Art), rispettivamente http://www.flickr.com/photos/pedfaf/4412950663/ e http:// worldart.sjsu.edu/VieO46493?sid=43961&x=9376193. 5. . Leonardo, profilo di un guerriero all’antica, 1475-1480 circa (punta metallica su carta preparata rosa ; London, British Museum), http://www.humanitiesweb.org/human.php? s=g&p=c&a=p&ID=10165. Si veda la scheda di Alison Wright, in Patricia Lee Rubin e Alison Wright (a cura di), Renaissance Florence. The Art of the 1470s, exhibition catalogue, Londra, National Gallery Publications, 1999, p. 278, cat. no. 63, con bibliografia precedente. 6. . Questi aspetti sono stati evidenziati particolarmente da Martin Kemp, Leonardo da Vinci, le mirabili operazioni della natura e dell’uomo, Milano, Mondadori, 1982, p. 34-35, pl. 6.

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7. . Gli studi di riferimento su questi aspetti sono quelli di Flavio Caroli, Leonardo. Studi di fisiognomica, Milano, Leonardo Editore, 1990, p. 177 ; e Domenico Laurenza, De figura humana. Fisiognomica, anatomia e arte in Leonardo, Firenze, Olschki, 2001, p. 4, fig. 11. 8. . Si veda Martin Clayton, Leonardo da Vinci. The Divine and the Grotesque, Londra, Royal Collections Enterprises, 2002, p. 51-54. 9. . Non si può accettare, tuttavia, l’ipotesi di Marialuisa Angiolillo, Leonardo: feste e teatri, Napoli, Società Editrice Napoletana, 1979, p. 54-55, fig. 29-33, secondo cui il disegno sarebbe preparatorio alla corazza di Galeazzo da Sanseverino, in occasione del torneo tenutosi nella sua dimora milanese nel 1491 (su cui si veda quanto specificato oltre, nel prosieguo del presente contributo). 10. . Si vedano a questo proposito le schede di Pietro C. Marani, in Françoise Viatte et Varena Forcione (dir.), Léonard de Vinci. Dessins et manuscrits, catalogue de l’exposition, Paris, Réunion des musées nationaux, 2003, p. 143-148, 392-396. 11. . Leonardo, diversi studi di armi 1485 circa (punta metallica, penna e inchiostro su carta preparata azzurra ; Paris, Cabinet des Dessins du Louvre), http://www.culture.gouv.fr/Wave/ image/joconde/0088/m503501_d0003024-000_p.jpg ; Leonardo, diversi studi di armi, 1485 circa (penna e inchiostro ; Paris, École des Beaux Arts), http://www.art-wallpaper.com/13802/ Da+Vinci+Leonardo/Study+Sheet?Width=1280&Height=800. Si veda ora Pietro C. Marani (a cura di), Fortezze, bastioni e cannoni. Disegni di Leonardo dal Codice Atlantico, catalogo della mostra, Novara, De Agostini, 2009, p. 16-39. 12. . Per un aggiornamento critico e bibliografico su questa materia, mi permetto di rinviare a Marco Versiero, « Per un lessico politico di Leonardo da Vinci. II. Indizi di polemologia : “naturalità” del conflitto e “necessarietà” della guerra », Bruniana & Campanelliana, vol. XV, n° 1, 2009, p. 121-134. 13. . Paris, Institut de France, Ms Ashburnham 2038, f. 10 recto, circa 1487-1490. Su questo testo fondamentale rinvio a Marco Versiero, « “O per sanguinità, o per roba sanguinata” : il pensiero politico di Leonardo », Raccolta Vinciana, vol. XXXI, 2005, p. 215-230, nonché più recentemente Marco Versiero (a cura di), Leonardo, la politica e le allegorie. Disegni di Leonardo dal Codice Atlantico, catalogo della mostra, Novara, De Agostini, 2010, p. 31-33. 14. . Si veda Marco Versiero, « “Questo torrà lo stato alle città libere” : stato e libertà negli scritti di Leonardo da Vinci », Il Pensiero Politico, vol. XXXVIII, n° 2, 2005, p. 271-278. 15. . Si veda Marco Versiero, « “Il dono principal di natura” : la libertà politica negli scritti di Leonardo da Vinci, dal repubblicanesimo del “bene comune” alla prospettiva governamentale anti-democratica », in Matteo Truffelli e Francesco Raschi (a cura di), Libertà e democrazia nella storia del pensiero politico, Atti del Convegno di Parma (12-13 giugno 2008), Soveria Mannelli (CZ), Rubbettino, 2008, p. 157-163. 16. . Nel cap. 177 dell’apografo del Libro di Pittura, compilazione postuma dell’allievo ed erede Francesco Melzi, da un testo originale perduto, databile al 1505-1510 circa. Si vedano Carlo Pedretti e Carlo Vecce (a cura di), Leonardo da Vinci. Libro di Pittura, Codice Urbinate lat. 1270 nella Biblioteca Apostolica Vaticana, Firenze, Giunti, 1995, vol. 1, p. 218. Sulle implicazioni politiche di questo testo si era già espresso Edward MacCurdy, « Leonardo and War », Raccolta Vinciana, vol. X, 1919, p. 117-129, particolarmente p. 119-120. Si veda anche, dello stesso autore, The Mind of Leonardo da Vinci, Londra, Cape, 1952 (1928), p. 182. 17. . Paris, Institut de France, Ms H, f. 89 v, 1494. Si veda Giuseppina Fumagalli, Leonardo, omo sanza lettere, Firenze, Sansoni, 1939, p. 337. 18. . Circa la probabile ascendenza eraclitea di questo gruppo di testi, si vedano le perspicaci considerazioni di Stephane Toussaint, « Leonardo filosofo dei contrari. Appunti sul “chaos” », in Fabio Frosini (a cura di), Leonardo e Pico. Analogie, contatti, confronti, Atti del Convegno di Mirandola (10 maggio 2003), Firenze, Olschki, 2005, p. 13-35, in particolare p. 17-23. 19. . Si fa qui riferimento all’aforisma allegorico presente in Ms G, f. 89 r, circa 1511-1515 : « L’un caccia l’altro. Per questi quadrelli s’intende la vita e li stati umani ». La parola quadrelli è di

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origine lombarda e significa “mattoni” : si veda Luca Beltrami, « Voci e termini del dialetto milanese nel Codice Atlantico », Raccolta Vinciana, vol. I, 1905, p. 67-70, in particolare p. 69. 20. . Windsor Castle, Royal Library, inv. 19001 r (f. 136 r). Si vedano Kenneth D. Keele e Carlo Pedretti (a cura di), Leonardo da Vinci. Corpus degli Studi Anatomici nella collezione di Sua Maestà la Regina Elisabetta II nel Castello di Windsor, con la collaborazione di Pietro C. Marani, Firenze, Giunti Barbèra, 1980-1984 (prima edizione inglese 1978-1980), vol. 2 (1983), p. 484-486. 21. . Leonardo, schizzi e annotazioni per l’equipaggiamento allegorico di un cavaliere, 1491 circa (matita rossa, penna e inchiostro ; London, British Library - Ms Arundel, f. 250 recto). Immagine riprodotta in Marco Versiero, « Arte e politica, tra feste e cortei : Giustizia e Prudenza in due allegorie di Leonardo da Vinci per Ludovico il Moro », in Luisa Secchi Tarugi (a cura di), Mecenati, artisti e pubblico nel Rinascimento, Atti del Convegno di Chianciano e Pienza (2009), Firenze, Cesati, 2011, p. 159-168. 22. . Sul valore politico di questa figurazione, si veda il contributo di Carlo Vecce, « Focosa cadrega », Achademia Leonardi Vinci, vol. IV, 1991, p. 212-213 (che tuttavia la riferisce ai festeggiamenti in onore delle nozze di Gian Galeazzo Maria Sforza, nipote del Moro, con Isabella d’Aragona, avvenute nel 1489) ; sia consentito inoltre il rinvio a Marco Versiero, « La “scopetta”, gli “occhiali” e la “cadrèga” di fuoco : immagini sforzesche della prudenza nelle allegorie politiche di Leonardo », Iconographica, vol. IX, 2010, p. 107-114. 23. . Anonimo (da Leonardo), copia dell’episodio centrale della “Battaglia di Anghiari”, 1504 circa (olio su tavola; ubicazione ignota), http://www.humanitiesweb.org/human.php? s=g&p=c&a=p&ID=10079. Sulle fonti documentarie, i materiali autografi superstiti e le copie conosciute di questa pittura murale perduta, si veda riassuntivamente Frank Zöllner, La “Battaglia di Anghiari” di Leonardo da Vinci, tra mitologia e politica (Lettura Vinciana XXXVII, 18 avril 1997), Firenze, Giunti, 1998, la cui interpretazione allegorico-politica è tuttavia insostenibile, per le ragioni indicate in Marco Versiero, Leonardo, la politica e le allegorie, op. cit., p. 35. 24. . Leonardo, studi di nudi erculei per la “Battaglia di Anghiari”, 1506-1508 circa (penna e inchiostro; Torino, Biblioteca Reale), http://www.thais.it/speciali/disegni/Foto0077.htm ; Leonardo, studio di una testa di guerriero per la “Battaglia di Anghiari”, 1504-1506 circa (matita rossa ; Budapest, Szépművészeti Múzeum), http://www.drawingsofleonardo.org/images/ battle3.jpg. Di estrema utilità le puntualizzazioni a riguardo ultimamente espresse da Domenico Laurenza, « La figura erculea tra fisiognomica e anatomia : Leonardo all’epoca della “Battaglia di Anghiari” e alcuni sviluppi nel XVI sec. (C. Estienne, G. Tory) », in Pietro C. Marani, Françoise Viatte e Varena Forcione (a cura di), L’opera grafica e la fortuna critica di Leonardo da Vinci, Atti del Convegno di Parigi (16-17 maggio 2003), Milano-Firenze, Ente Raccolta Vinciana-Giunti, 2006, p. 119-134. 25. . Gli studi preparatori sono stati analizzati recentemente da Annalisa Perissa Torrini, in Carlo Pedretti (a cura di), La Mente di Leonardo. Al tempo della “Battaglia di Anghiari”, catalogo della mostra, Firenze, Giunti, 2006, p. 97-105. 26. . Rubens (da Leonardo), copia dell’episodio centrale della “Battaglia di Anghiari”, 1603 circa (gessetto nero, biacca e acquerello ; Paris, Cabinet des Dessins du Louvre), http:// www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr? ACTION=RETROUVER&FIELD_98=TOUT&VALUE_98=anghiari&NUMBER=4&GRP=0&REQ=%28%28anghiari%29%20%3aTOUT%20%29&USRNAME=nobody&USRPW La prima indicazione in questo senso risale a Carlo Pedretti, Leonardo. A Study in Chronology and Style, Londra, Thames & Hudson, 1973, p. 87. Più recentemente, si veda l’approfondimento di Domenico Laurenza, De figure humane…, op. cit., p. 181. Su questo affresco di Leonardo, si vede l’articolo di Véronique Mérieux in questo numero dei Cahiers. 27. . Si veda Alessandro Cecchi, « Niccolò Machiavelli o Marcello Virgilio Adriani ? Sul programma e l’assetto compositivo delle “Battaglie” di Leonardo e Michelangelo per la Sala del Maggior Consiglio in Palazzo Vecchio », Prospettiva, vol. LXXXIII-LXXXIV, 1996, p. 102-115.

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28. . Sul centauro come cruciale riferimento metaforico e concettuale nella scrittura politica di Machiavelli, si veda il fondamentale saggio di Roberto Esposito, « Forma e scissione in Machiavelli », in Dario Gentili (a cura di), La crisi del politico. Antologia de “Il Centauro”, Napoli, Guida, 2007, p. 41-72, particolarmente p. 66-68. 29. . Si veda a questo proposito Marco Versiero, « Metafore zoomorfe e dissimulazione della duplicità. La politica delle immagini in Niccolò Machiavelli e Leonardo da Vinci », Studi Filosofici, vol. XXVII, 2004, p. 101-125 ; « Dall’eternità del mondo al governo delle città. Leonardo da Vinci, “dopo” Machiavelli », in Lorenzo Bianchi e Alberto Postigliola (a cura di), Dopo Machiavelli / Après Machiavel, Atti del Convegno di Napoli (30 novembre - 2 dicembre 2006), Napoli, Liguori, 2008, p. 33-52. Questa linea interpretativa è condivisa più recentemente da Luigi Zanzi, Machiavelli e gli “Svizzeri” e altre “machiavellerie” filosofiche, Bellinzona, Casagrande, 2009, p. 13-35. Si veda anche l’importante contributo di Gennaro Maria Barbuto, Antinomie della politica. Saggio su Machiavelli, Napoli, Liguori, 2007, p. 113. 30. . Si considerino le valutazioni comparative di Stelio Zeppi, Letture machiavelliane, Milano, Mimesis, 2004, p. 14-16, 29, 106, nota 4. 31. . Questa interpretazione è ora autorevolmente accolta da Roberto Esposito, Pensiero vivente. Origine e attualità della filosofia italiana, Torino, Einaudi, 2010, p. 85-98.

RÉSUMÉS

Le but de cette contribution est d’illustrer la conception de la guerre dans la pensée de Léonard de Vinci, à partir de ses écrits présentant une valeur philosophique (soit anthropologique, soit plus spécifiquement politique), à comparer avec ses créations figuratives (non seulement celles proprement artistiques mais aussi les dessins et projets liés au domaine de l’art militaire). Léonard s’est intéressé à la figure du guerrier et à sa représentation iconographique, selon une vision qui oscille entre deux extrémités conceptuelles : l’homme vertueux et la bête indomptée, le chevalier doué d’un appareil de qualités héraldiques, morales et techniques (champion de l’art de la guerre entendue comme discipline humanistique) et l’homme réduit à sa condition primordiale d’animal instinctif et colérique.

The aim of this paper is to illustrate the conception of war in Leonardo da Vinci’s thought, on the basis of those writings of his endowed with a philosophical value (in both anthropological and political terms), to be compared with his figurative works (not only the properly artistic ones but also those referring to the field of the military arts). Leonardo’s interpretation of the figure of the warrior and its iconographic representation wavers between two conceptual extremes: the virtuous man and the wild beast, the knight displaying a heraldic apparatus of moral and technical qualities (champion of the art of war in the sense of a humanistic discipline) and the man reduced to the primitive condition of instinctive and irascible animal.

INDEX

Keywords : bestiality, Leonardo da Vinci, military arts, political allegories, virtue Mots-clés : allégories politiques, art de la guerre, bestialité, Léonard de Vinci, vertu

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AUTEUR

MARCO VERSIERO Marco Versiero a obtenu un diplôme universitaire en Sciences Politiques (2005), puis un doctorat en Philosophie politique (2009), avec une thèse concernant la pensée politique de Léonard de Vinci, publiée par l’Institut Italien pour les Études Philosophiques de Naples (2011). Il est actuellememt doctorant en Litterature Italienne Moderne à l’Institut Italien de Sciences Humaines de Naples (2010-2013).

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L’écho des événements politico- militaires dans l’iconographie vénitienne, au début du XVIe siècle

Jean-Pierre Pantalacci

1 Nombreux sont les événements politico-militaires qui jalonnent les premières décennies du XVIe siècle, trouvant même leur origine à la fin du siècle précédent, en l’année 1494, lorsque les armées françaises du roi Charles VIII envahissent l’Italie pour la première fois. La période qui s’ouvre alors va être riche de rebondissements et marquée par des faits d’armes retentissants. C’est un temps de crise pour l’Italie tout entière, ponctuée de périodes de conflits armés.

2 L’objet de cette étude est d’analyser la façon avec laquelle les Vénitiens vont chercher à représenter, pour eux-mêmes, mais aussi pour des regards extérieurs, ces événements politico-militaires dans lesquels la République est directement engagée et qui constituent les pages les plus marquantes de son histoire. En d’autres termes, nous voulons nous interroger sur la projection iconographique qui nous est offerte de ces événements, les choix qui sont privilégiés par les Vénitiens, et surtout l’éclairage que ces images apportent ainsi que l’interprétation qu’il faut en donner.

3 Une observation liminaire s’impose. Dans ce foisonnement d’événements guerriers et dans la production iconographique qui s’en fait l’écho, deux périodes distinctes semblent devoir être identifiées : les années qui précédent la Ligue de Cambrai, avant 1509, ligue qui voit l’Europe se coaliser contre Venise1, et les années qui vont suivre cette date, faisant donc de cet épisode, un événement charnière, analysé comme un véritable point de césure.

4 Dès la fin du XVe siècle, Venise joue un rôle prééminent dans la lutte menée contre l’envahisseur français, initiateur des troubles dans la péninsule ; elle s’impose même comme l’une des puissances politiques, diplomatiques et militaires de premier plan. Elle est d’ailleurs le chef d’orchestre de la ligue qui porte son nom, « la ligue de Venise », conclue en 1495 et chargée d’organiser la résistance à la descente des armées royales françaises2. Dans l’agitation guerrière des temps, elle prend donc une part

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active, consciente de sa force. Tirant même prétexte de cette tourmente et face à l’affirmation des ambitions étrangères en Italie, qu’elles soient françaises ou impériales, la République parvient à imposer ses propres ambitions territoriales, car elle en a incontestablement les moyens.

5 On peut trouver une expression iconographique de cela dans le programme de rénovation du Fondaco dei Tedeschi3, entrepris dans les années 1504-1505, et qui se poursuit jusqu’en 1508. En effet, le Fondaco est décoré de fresques dont la réalisation est confiée à Giorgione, ou encore au Titien. Ces œuvres ont été, hélas, détruites ou sont très mal conservées ; elles ont subi l’outrage du temps, exposées comme elles l’étaient sur les façades extérieures. Néanmoins, quelques dessins ou reproductions nous sont parvenus, qui sont l’œuvre d’Antonio Maria Zanetti4. On peut ainsi citer une fresque, particulièrement évocatrice, que l’on doit à Titien, alors tout jeune artiste, le plus jeune même de cette génération, et vraisemblablement datée des années 1507-1508, juste avant la crise de Cambrai5. Il s’agit de la représentation d’une femme, brandissant un glaive, personnage d’une puissante stature, déterminée ; elle écrase la tête tranchée d’un soldat, devant un autre soldat, un lansquenet, qui assiste à la scène frappé de stupeur.

6 Le choix du lieu pour cette fresque est, sans nul doute, habilement étudié et hautement symbolique, car c’est le lieu d’échanges et de rencontres par excellence entre Vénitiens et marchands venus d’Allemagne. Venise veut alors clairement montrer à ces hôtes germaniques qu’elle est sûre de sa puissance et qu’elle est à même d’écraser militairement toute menace impériale. C’est là, en quelque sorte, un outil didactique de poids. C’est en tout cas un avertissement lancé sans appel à des ennemis potentiels.

7 Par ailleurs, il faut souligner aussi que dans la situation géopolitique de cette époque, fin XVe - début XVIe, telle qu’elle est créée après le passage des armées françaises précédemment évoqué, Venise est, avec Rome, le seul État italien qui a pu être épargné. En d’autres termes, Venise et Rome sont les seuls à avoir conservé leur indépendance, quand Florence, Milan ou Naples ont été, pour leur part, emportés dans la tourmente et ont vu ainsi leur souveraineté aliénée au joug étranger6.

8 Dès lors, on peut se tourner vers une autre œuvre, datée des premières années du XVIe siècle, réalisée pour des commanditaires privés celle-ci, qui ne fait donc pas partie d’une iconographie publique, mais qui semble bien évoquer cette situation politique particulière et privilégiée de la République en Italie : il s’agit de la très célèbre « Tempesta » de Giorgione, si l’on accepte de considérer le tableau à travers une approche métaphorique, à laquelle il invite assurément, et si l’on veut bien en proposer une lecture ou interprétation politique. Notre intention n’est pas ici, bien sûr, de nous livrer à une exégèse exhaustive des différentes interprétations du tableau, qui n’a peut- être pas encore livré tous ses mystères. Mais il nous paraît intéressant d’interpréter quelques éléments de la peinture, qui vont dans le sens de notre démonstration7.

9 Au premier regard, le tableau offre deux plans distincts : au fond, une ville fortifiée au- dessus de laquelle gronde un orage ; le ciel est déchiré par un éclair. En opposition et au premier plan, une scène d’une toute autre inspiration, d’une quiétude plus champêtre, occupée par trois personnages : un homme debout, qui regarde une femme étendue allaitant un nouveau-né. Entre les deux scènes, telle une ligne de démarcation, un fleuve ou cours d’eau enjambé par un pont vu de profil, qui souligne mieux ainsi la séparation entre les deux composantes de la peinture.

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10 L’orage peut être aisément interprété comme une métaphore du trouble des temps : c’est la tempête guerrière qui s’abat sur l’Italie ! Les personnages au premier plan sont, eux, abrités, préservés de l’orage. Ils se prêtent aussi à une interprétation allégorique. Le personnage féminin – motif que l’on retrouvera ailleurs du reste – peut être identifié comme une allégorie de Venise : c’est la Cité qui nourrit les territoires et habitants qui sont sous sa domination. Elle est la mère nourricière, ou Patrie nourricière, qui garantit à ses enfants sa protection. Plus délicate est, en revanche, l’interprétation du personnage de gauche. Observons-le : il est robuste, doté d’une certaine dignité, d’un port altier, il n’ignore pas un certain raffinement dans sa mise, il semble presque monter la garde, en observant la femme dans une attitude protectrice, prêt à intervenir ; il n’est en rien troublé par l’orage – il tourne d’ailleurs le dos à la scène –, affichant une indifférence presque dédaigneuse, mêlée de fierté. Notons-le bien, il n’est pas une figure militaire ! Ne peut-on y voir une représentation du patriciat vénitien, qui dans l’agitation de l’époque a toujours su faire preuve de sang-froid, de maîtrise, de clairvoyance politique, et opposer une force de résistance ?

11 Quoi qu’il en soit, cette scène d’une relative quiétude, qui offre un fort contraste avec la scène de la tempête à l’arrière-plan, peut évoquer l’opposition entre la République, préservée des assauts des armées étrangères, demeurée indemne, et le reste de l’Italie, exposé aux foudres de ces mêmes armées. À travers cette approche très circonstancielle de l’œuvre, qui prend en compte la conjoncture politico-militaire des premières années du XVIe siècle, on peut penser que le tableau livre ainsi l’une des clefs de son interprétation.

12 Cependant, la situation pour Venise va considérablement évoluer, dès la fin de l’année 1508 et en 1509, avec la conclusion de la Ligue de Cambrai. Venise est alors livrée aux gémonies par l’Europe tout entière qui se coalise contre elle, dans la claire intention de la rayer de la carte, d’abattre l’arrogance de « ce port de pêcheurs » et de renvoyer les Vénitiens à leurs seules activités marchandes, selon le mot du roi Louis XII8.

13 La Ligue de Cambrai emporte deux conséquences pratiques : Venise doit tout d’abord subir l’infamie de l’excommunication, lancée sur elle par le pontife9. D’autre part, sur les champs de bataille, elle connaît l’humiliation militaire avec la défaite d’Agnadel, où elle est écrasée par les Français10 – c’est la première grande défaite dans l’histoire de la République depuis sa fondation, elle qui n’avait connu jusque là que des revers passagers. Elle voit même les armées françaises s’approcher dangereusement de la lagune et doit subir un siège en 1509, puis à nouveau en 1513, par les armées impériales cette fois.

14 Cela engendre alors un véritable traumatisme national. On est loin de la quiétude évoquée dans le tableau de Giorgione ; c’est au contraire une Venise humiliée, frappée d’opprobre aux yeux de la Chrétienté, et menacée dans son existence même, dans son intégrité. Dans les mois et les années qui suivent Cambrai et Agnadel, la Sérénissime va s’employer à tout mettre en œuvre afin de lutter pour sa survie. À force de négociations diplomatiques acharnées, avec Rome notamment, pour tenter de diviser ses ennemis et desserrer l’étau qui l’étreint11, avec quelques succès militaires aussi face aux armées impériales, notamment dans le cadre du siège de Padoue, dont elle sort victorieuse12, grâce enfin à l’attachement sans faille des populations de la Terre Ferme13, Venise parvient à limiter les conséquences de Cambrai. Le pire a été évité : elle n’a pas perdu son indépendance, l’excommunication a été levée, elle n’a pas subi d’invasion ou de

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destruction, malgré les deux sièges successifs. Elle réussit à renverser la situation, maiselle a été considérablement affaiblie et a perdu de sa superbe.

15 C’est dans ce contexte troublé des années qui suivent la débâcle militaire, au moment où Venise cherche à se relever, que vont être réalisées alors deux œuvres, toutes deux du Titien, qui offrent un éclairage particulièrement important au regard des événements que nous venons d’évoquer.

16 La première a pour titre « la Bataille de Spoleto », elle est connue aussi sous le nom de « Bataille de Cadore ». Il s’agit d’une commande des autorités publiques pour le Palais Ducal, en 1513 ; elle fait donc partie d’un programme iconographique officiel. Titien offre ses services ; il cherche alors à s’affirmer comme le peintre officiel de la République. L’œuvre, commencée en 1513, ne sera achevée qu’en 153814. Elle a été, hélas, détruite depuis, dans l’incendie du Palais Ducal de 1577. Il nous en reste cependant une copie colorisée de Gustave Moreau et un dessin préparatoire conservés au Louvre15.

17 Intéressons-nous d’abord à l’épisode évoqué, avant de nous pencher sur l’interprétation et le message de l’œuvre. On peut légitimement s’interroger sur le choix du sujet, pour le moins surprenant, voulu par les commanditaires publics. Rappelons, dans une vue cavalière, que la Bataille de Spoleto, ou plus exactement le Sac de Spoleto, est un épisode qui remonte en effet au XIIe siècle ; il fait référence au sac de la ville par les troupes de l’empereur Frédéric Ier Barberousse, en 1155, pour punir la cité qui apportait son soutien au pape Alexandre III, alors ennemi de l’empereur16. L’événement appartient donc à un passé lointain, mais pour autant le choix, à bien y regarder, n’est pas innocent et répond à plusieurs objectifs, complémentaires et polysémiques.

18 Il s’agit tout d’abord d’une scène de massacre, d’un fait militaire tragique ; c’est donc une façon de représenter ou mettre en scène l’horreur des temps, et cela après la défaite sévère d’Agnadel qui est toujours dans les mémoires. Mais l’évocation est aussi transposée dans le temps, dans le passé ; elle concerne un événement lointain, dont les Vénitiens comme les contemporains ne sont pas directement les victimes. Cela crée donc une distance, qui est une façon habile d’émousser les rigueurs du drame qui se joue.

19 Cependant, ce n’est vraisemblablement pas là la seule raison qui pousse les commanditaires à retenir le choix de cette période, de cet événement du XIIe siècle. En effet, la rivalité entre l’empereur Frédéric Barberousse et le pape Alexandre III va permettre à Venise de s’affirmer alors, en Italie et en Europe, comme une véritable puissance. De fait, peu de temps après Spoleto, a lieu le premier grand rendez-vous politique de la Sérénissime sur la scène européenne, qui va déboucher sur la signature d’une paix : la paix de Venise, conclue en 1177. Sous les auspices de la République qui accomplit une oeuvre de médiation, l’empereur vient faire allégeance et se soumettre à l’autorité du pape17. Cet événement et ce siècle sont donc constitutifs ou révélateurs de la nouvelle puissance montante vénitienne. Venise a su se lever contre l’Empire et le vaincre, au bénéfice de la papauté et des libertés communales des autres Cités. C’est d’ailleurs l’origine aussi de la domination de la Sérénissime sur la mer ; c’est l’époque de l’acte fondateur par lequel Alexandre III, reconnaissant envers Venise, confère à cette dernière la souveraineté sur la mer Adriatique18.

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20 On comprend mieux, dès lors, le sens profond du choix des patriciens vénitiens, dans le contexte politique post-Cambrai. Et l’on peut encore aller au-delà : il s’agit aussi, dans le même temps, de rappeler à l’autre acteur, le pape, et à l’ensemble de la Chrétienté, toujours après Cambrai, combien le Saint Siège est historiquement redevable envers les Vénitiens. Venise a joué un rôle déterminant pour sauver la papauté, et elle a également joué le rôle de promoteur des libertés communales.

21 Le message de l’œuvre est donc fort et pluriel. Résumons-le : annoncer tout d’abord que malgré la cruauté des armées impériales, mise en scène dans le tableau, c’est l’ennemi que Venise est toujours parvenu à contenir et à vaincre, au XIIe siècle, mais aussi au XVIe, en 1508, puis en 1513 encore lors du siège qui échoue ; rappeler ensuitele lien fort qui unit historiquement la papauté et la Sérénissime République, hier encore injustement excommuniée par Jules II ; rappeler enfin l’origine de la domination de Venise sur la mer et proclamer surtout la suprématie de la Cité des Doges en Italie. Elle a su imposer, ou restaurer, la Pax Romana. Elle a bien vocation à être la Nouvelle Rome !

22 Il est enfin une dernière œuvre que nous voulons présenter, qui n’a certes pas l’éclat de la précédente, à plus d’un titre : il ne s’agit pas d’une fresque mais d’une xylographie ; elle n’appartient pas non plus à l’iconographie officielle. Mais elle est pourtant, nous semble-t-il, la plus chargée de sens ; elle recoupe, par bien des aspects, le message de « la Bataille de Spoleto », tout en allant bien au-delà encore. C’est aussi une œuvre du Titien, qui cherche à y démontrer tout son engagement politique. Elle date de la même période que la commande de la fresque du Palais Ducal, puisque l’on situe généralement sa réalisation autour de l’année 1513. Elle s’intitule « la Submersione di Faraone nelle acque del Mar Rosso »19.

23 Nous ne sommes plus ici dans l’évocation d’un événement historique, mais dans la représentation d’un épisode biblique, bien connu de tous20. Tout comme pour la fresque précédente, le choix de ce passage de la Bible n’est pas anodin et il mérite qu’on l’interprète en le rapportant à la réalité politico-militaire des années de sa réalisation. L’œuvre se prête à une interprétation allégorique pour chacun des éléments du récit biblique.

24 Dans l’amoncellement désordonné des guerriers égyptiens, on peut symboliquement y voir l’Europe entière liguée contre la République, en 1509, et le véritable acharnement de ces ennemis, qui néanmoins ne parviendront pas à leurs fins, car même défaite militairement, Venise réussira à survivre : elle plie mais ne rompt pas ! Mieux encore, le roi égyptien englouti avec son armée, c’est l’ennemi dont on s’est joué, ce sont les coalisés de Cambrai que la Sérénissime, pourtant confrontée à un adversaire plus puissant, est parvenue à contenir par ses armes propres, notamment en les désolidarisant par l’habileté de sa diplomatie. Et l’on se plait alors à évoquer pour Venise la célèbre formule d’Horace, empruntée à l’histoire romaine : « La Grèce vaincue vainquit son rude vainqueur »21. Pour la Cité lacustre qui parvient toujours à triompher de ses ennemis, la filiation avec les glorieuses Cités de l’Antiquité peut ainsi être une nouvelle fois établie.

25 Quant aux eaux de la Mer Rouge – élément essentiel de la scène –, elles représentent les eaux salvatrices de la lagune, qui ont rempli, tout au long des heures sombres, leur rôle de rempart naturel, parce qu’elles sont le fondement même de la force et de la puissance de Venise, mais aussi de son indépendance, toujours préservée, et de son

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altérité. Le patricien Marino Sanudo n’affirme-t-il pas au XVIe siècle : « Elles sont nos murailles »22 !

26 C’est aussi alors l’occasion de commémorer l’union symbolique de la République avec la Mer, que suggère également l’épisode de Spoleto, comme nous l’avons démontré. Dans les flots qui obéissent à la main de Moïse, on peut voir un rappel de cet acte symbolique accompli par le doge tous les ans depuis 1177, par lequel il « épouse la Mer », signifiant par là même que celle-ci appartient à Venise et est soumise à sa pleine souveraineté.

27 Si l’on s’intéresse à la représentation du peuple hébreu, humilié puis triomphant miraculeusement, elle est ici en parfait accord avec le récit biblique : ce sont des gens simples, portant des vêtements de la campagne. On peut alors y voir une représentation des plus humbles habitants de Venise et de la Terre Ferme. C’est un hommage qui est rendu au rôle déterminant que ceux-ci ont joué dans la défense de la République. Au premier plan de la xylographie, on retrouve également la présence d’une figure féminine allaitant un enfant, un motif déjà présent dans l’œuvre de Giorgione, qui est dès lors presque érigé en topos.

28 La représentation du peuple sauvé insiste aussi fortement sur l’unicité et la solidarité de ce groupe, qui renvoie à la notion d’appartenance à une même communauté, un même peuple, à ce fort sentiment patriotique qui a toujours animé les Vénitiens, conscients de partager des valeurs solides et ancestrales qui font leur force. Dès lors, on peut oser un rapprochement entre les Vénitiens et le peuple hébreu, qui trouve ici toute sa justification dans une conscience et un respect communs de la valeur sacrée de la tradition.

29 La comparaison avec le peuple hébreu n’est d’ailleurs pas exceptionnelle à cette époque, puisqu’on la trouve également sous la plume de Machiavel, dans le Prince, où l’auteur établit un rapprochement entre le sort du peuple italien et celui du peuple hébreu, esclave en Égypte, attendant sa libération23. Mais plus largement, dans l’œuvre de Titien, la représentation de l’intervention divine pour sauver les Hébreux, peuple élu, aimé de Dieu, soulève la question d’une identification de ce peuple avec Venise, assimilée alors elle-même à la nouvelle ville élue, qui est du même coup inviolable, indomptable, car promise à l’éternité, telle la Nouvelle Jérusalem Céleste. Et l’on se plait à rappeler alors les mots que l’on prête au pape Alexandre III, prononcés au Congrès de Venise en 1177, et qui en 1513, trois siècles plus tard, appliqués à la Sérénissime, prennent une toute autre portée : « Afin que le monde sache qu’il est impossible de combattre contre Dieu »24, ce qui constitue un élément supplémentaire de filiation entre les deux œuvres du même artiste.

30 Le message délivré par la xylographie de Titien mêle donc une double allégorie : politique tout d’abord, en rappelant que Venise est la ville qui n’a jamais été conquise, mais aussi religieuse, en présentant la Cité lacustre comme la nouvelle ville élue. L’allégorie s’enrichit de cette double valence.

31 En conclusion,à travers l’étude des quatre œuvres présentées, il nous fautsouligner combien les événements guerriers du début du XVIe siècle vont marquer l’iconographie vénitienne dans son inspiration. Il apparaît bien aussi que les Vénitiens manifestent une réelle prédilection pour une représentation métaphorique de ces événements.

32 Il est vrai qu’après 1509, il faut lutter contre l’abattement collectif, engendré par le traumatisme de Cambrai. Dans les années qui suivent la crise, il est encore très présent dans les esprits. Dans la seconde moitié du siècle, en revanche, lorsque son souvenir se

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sera émoussé, il sera alors possible de nommer l’événement et de l’évoquer autrement, dans une vision plus immédiate et dans une représentation plus héroïque. Ce sera le sujet de l’œuvre de Palma il Giovane, dans le Palais des Doges rénové, après 1577 : « Allégorie de la Ligue de Cambrai »25. Mais dans les années qui suivent la ligue, toute allusion directe semble encore sévèrement prohibée, car elle ne peut que faire horreur. C’est donc avec une autre inspiration que les Vénitiens cherchent à exprimer le même message.

33 Par ailleurs, après la crise de Cambrai, on peut affirmer que l’on assiste déjà à l’élaboration d’un véritable mythe, dont Venise va peu à peu se nourrir. Il s’agit en effet d’exalter les valeurs que représente la République : glorifier son indépendance et son altérité. Venise reprend à son compte les mythes fondateurs de l’Occident chrétien. La Cité des Doges veut et doit incarner la puissance et l’indomptabilité de la Nouvelle Rome, et au-delà le rôle messianique et la pérennité de la Nouvelle Jérusalem.

34 C’est donc à l’élaboration et à l’enracinement de ce mythe que la République va désormais s’employer tout au long du XVIe siècle, et celaau fur et à mesure que sa puissance politique, militaire et commerciale s’essoufflera. Ce mythe trouvera, du reste, son expression la plus aboutie à la fois dans l’iconographie mariale, qui célèbre la figure inviolée, immaculée de Marie, et, à la fin du siècle, dans le programme de rénovation du Palais Ducal, à travers un cycle de fresques et d’allégories grandiloquentes.

NOTES

1. . La ligue de Cambrai est signée le 10 décembre 1508 : Louis XII, l’empereur Maximilien, le duc de Milan forment une coalition contre Venise ; au cours de l’année 1509, ils sont rejoints par le pape Jules II et Ferdinand le Catholique, ainsi que par les ducs de Savoie, de Ferrare et de Mantoue. 2. . Les Vénitiens sont les instigateurs de cette ligue signée en 1495, dite Ligue de Venise ou encore Sainte Ligue, qui scelle l’échec de l’expédition française de Charles VIII, descendu en Italie l’année précédente. L’alliance formée contre le roi de France regroupe autour de la Sérénissime, le pape Alexandre VI, le roi de Naples Ferdinand d’Aragon, le duc de Milan Ludovic le More, ainsi que l’empereur Maximilien. 3. . Situé près du pont du Rialto, le Fondaco dei Tedeschi, construit en 1228, puis reconstruit entre 1504 et 1508, est à la fois un lieu de marché, d’entrepôt et de résidence pour les marchands venus d’Allemagne. Lors de sa reconstruction, la façade donnant sur le Grand Canal est décorée par Giorgione et Titien. 4. . Antonio Maria Zanetti : 1679-1767. 5. . Œuvre originale de Titien, copie de A.M. Zanetti (restitution d’images fragmentaires), estampe du XVIIIe siècle, vers 1760, Venise, Museo Correr, http://forum-venise.hostonet.org/ viewtopic.php?p=28863&sid=4e672000e5821be0470ec4d8c2255109 6. . La descente du roi Charles VIII, en 1494, entraîne des bouleversements politiques et institutionnels à Milan, à Naples, à Florence (où les Médicis sont chassés). Ces trois États sont l’illustration même de cette Italie asservie au joug étranger, que Guichardin évoque amèrement dans l’incipit de sa Storia d’Italia.

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7. . Giorgione, « La Tempesta », début du XVIe siècle (vraisemblablement 1507-1508), Venise, Museo dell’Accademia, http://www.ricci-art.net/img002/809.jpg 8. . Voir le courrier de l’ambassadeur vénitien Paolo Cappello, daté du 3 novembre 1509, rapporté par Sanudo : I diarii di Marino Sanudo, Venise, Deputazione Veneta di Storia patria, 1879-1903, vol. 9, p. 297. 9. . Par cette sentence d’excommunication, prononcée le 26 avril 1509, Venise est mise au ban de l’Occident chrétien, ce qui signifie notamment, d’un point de vue concret, l’interdiction de commercer avec la République. 10. . Agnadello di Ghiaradadda, défaite des Vénitiens face à l’armée du roi de France, le 14 mai 1509. 11. . Voir Jean-Pierre Pantalacci, Diplomatie et diplomates vénitiens à Rome au XVIe siècle, 1500-1535, thèse de doctorat sous la direction de Ch. Bec, soutenue à l’université de Paris-IV Sorbonne, 2002, chapitre II : « Jules II et l’Europe coalisés contre Venise », p. 102-162. 12. . Ibid. Voir aussi du même auteur : « Padoue, rempart de la Sérénissime République : réalités politiques et enjeux stratégiques d’une ville de la Terre Ferme, à l’époque de la crise de Cambrai (1509-1510) », article à paraître dans les actes du colloque « Villes, frontières et changements de souveraineté », organisé par le CMMC, à Nice, novembre 2010. 13. . Ibid. 14. . À la demande du peintre lui-même et avec l’accord des autorités publiques, la fresque, quelques années après le début de son exécution, change de sujet et de titre ; elle devient la « bataille de Cadore », évoquant ainsi un fait d’arme plus récent, daté de 1508, au cours duquel les armées vénitiennes commandées par Giorgio Cornaro parviennent à vaincre l’armée impériale. 15. . Titien, « La Bataille de Spoleto », dessin préparatoire, Paris, musée du Louvre, Cabinet des Dessins, http://www.louvre.fr/media/repository/ressources/sources/illustration/ artsgraphiques/x196image_55910_v2_m56577569830573240.jpg Titien, « La Bataille de Spoleto », copie colorisée, Gustave Moreau, 2nde moitié du XIXe siècle, Paris, musée du Louvre, http://www.culture.gouv.fr/Wave/image/joconde/0002/ m504104_96ce9693_p.jpg 16. . Voir Ugo Balzani, « Federico Barbarossa e la Lega lombarda », dans Storia del Mondo Medievale, vol. IV, chap. XXV, Milan, Garzanti Libri, 1999, p. 859-904. 17. . L’empereur Frédéric I er Barberousse a été défait l’année précédente, en 1176, lors de la bataille de Legnano, par les Communes rassemblées dans la Ligue Lombarde. Cette ligue anti- impériale, dans laquelle Venise a joué un rôle de tout premier plan et qui est dirigée par le pape Alexandre III, avait été conclue à Vérone en 1164. 18. . Cette souveraineté est matérialisée symboliquement par un anneau d’or, remis au doge, qui célèbre les noces de la ville avec la mer (« lo Sposalizio del Mare »). 19. . Titien, « La Submersione di Faraone nelle acque del Mar Rosso » (trad. fr. « Le passage de la Mer Rouge »), xylographie 1m20 x 2m20 (12 panneaux de bois), entre 1513 et 1515, Cleveland (USA), Museum of Art, http://picasaweb.google.com/kmonk.art/Titien#5292546743018340722 20. . Livre de l’Exode, chapitre 14, 15-30. 21. . « Graecia capta ferum victorem cepit », Horace, Epîtres, II, 1, 156. 22. . Diarii di Marino Sanudo, op. cit., vol. 10, p. 875. 23. . Machiavel, Le Prince, chapitre VI : « Era dunque necessario a Moisè trovare el populo d’Isdrael, in Egitto, stiavo et oppresso dalli Egizii, acciò che quelli, per uscire di servitù, si disponessino a seguirlo » ; chapitre XXVI : « E se, come io dissi, era necessario, volendo vedere la virtù di Moisè, che il populo d’Isdrael fussi stiavo in Egitto, […] volendo conoscere la virtù d’uno spirito italiano, era necessario che la Italia si riducessi nel termine che ell’è di presente, e che la fussi più stiava che li Ebrei, […] sanza capo, sanza ordine, battuta, spogliata, lacera, corsa, et avessi sopportato d’ogni sorte ruina ». 24. . Cité par Pierre Daru, Histoire de la République de Venise, Paris, Didot, 1821, t. 1, livre III, p. 235.

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25. . Palma il Giovane, « Allégorie de la Ligue de Cambrai », 1590-1595, Venise, Palais Ducal, Salle du Sénat, http://www.settemuse.it/pittori_opere_P/palma_giovane/ palma_giovane_521_allegory_of_the_victory_over_the_league_of_cambrai_detail.jpg

RÉSUMÉS

Au tournant des XVe et XVIe siècles, l’Italie connaît une période de profonds bouleversements politiques et militaires. En proie aux ambitions des puissances étrangères, françaises et impériales, elle devient ainsi le champ de bataille de l’Europe. Dans les premières années du conflit, au milieu de la mosaïque italienne, seule la République de Venise est épargnée par la tourmente guerrière, affirmant ainsi sa force et son indépendance. Mais, en 1509, la Ligue de Cambrai coalise contre elle l’ensemble des puissances en lice. Même si elle parvient à échapper à cet étau, la Cité des Doges est considérablement ébranlée par cette crise sans précédents dans son histoire. L’objet de la présente étude est de rechercher dans l’iconographie vénitienne de cette époque, l’écho de ces événements, d’appréhender la mesure du traumatisme généré, de nous interroger enfin sur les choix qui sont privilégiés par les Vénitiens avant et après 1509.

At the turn of the 15th and 16th centuries, Italy underwent a period of deep political and military upheavals. In the grip of the ambitions of foreign powers, both French and Imperial, it became Europe’s battlefield. In the early years of the conflict, in the midst of the Italian mosaic, the Republic of Venice was the only to remain safe from the turmoil of war, thus asserting its strength and independence. But, in 1509 the League of Cambrai united all the conflicting powers against it. Even though the City of Doges managed to dodge this stranglehold, it was dramatically shaken by this unprecedented hardship in its history. This study aims at finding the impact of these events in the Venetian iconography of that time. It analyzes the degree of trauma they caused and finally questions the options that Venetians privileged before and after 1509.

INDEX

Keywords : allegorical painting, Giorgione, League of Cambrai, Titian, Venetian painting, Venice Mots-clés : Giorgione, Ligue de Cambrai, peinture allégorique, peinture vénitienne, Titien, Venise

AUTEUR

JEAN-PIERRE PANTALACCI Jean-Pierre Pantalacci est maître de conférences à l’Université de Nice Sophia Antipolis et membre du CMMC. Ses travaux de recherches portent principalement sur la civilisation italienne de la Renaissance, la République de Venise, la Papauté, les relations diplomatiques entre l’Italie et l’Europe. Il a co-organisé deux colloques internationaux: en novembre 2009, «Guerres et guerriers dans l’iconographie et les arts plastiques, XVe-XXe siècles» ; en novembre 2010, «Villes, frontières et changements de souveraineté, XVe-XXe siècles». Il a animé également un séminaire

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d’études en mars 2008: «Diplomaties italiennes à la Renaissance». Il est membre du jury de l’agrégation d’italien.

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De la République au Duché. Les enjeux idéologiques de la représentation des batailles toscanes dans le Salon des Cinq- Centsdu Palais de la Seigneurie (1505-1565)

Véronique Merieux

1 La représentation de la bataille d’Anghiari, partiellement réalisée par Léonard de Vinci en 1505 pour la République de Florence, est restée inachevée en 1506 et est aujourd’hui perdue. La bataille de Scannagallo (ou de Marciano), achevée en 1565 par Giorgio Vasari pour le duc Cosme 1er de Médicis au lendemain de la guerre de Sienne, la remplaça près de soixante ans plus tard sur la paroi est du salon des Cinq-Cents, en venant littéralement se superposer à la première. Situé au premier étage du Palais de la Seigneurie, édifice florentin hautement emblématique de l’autorité civique républicaine, le Grand Salon des Cinq-Cents (Salone dei Cinquecento), où ces deux scènes de bataille ont successivement pris place, a depuis sa création constitué le centre névralgique de l’administration républicaine. Il avait en effet été conçu en 14951 par Jérôme Savonarole en vue d’accueillir les cinq cents membres du Grand Conseil de la République, institué en septembre 1494, organe central de son gouvernement populaire et plébiscitaire : épuré et sobre, il répondait alors à la stricte conception savonarolienne de la démocratie républicaine. L’initiale charge symbolique du Salon se confirme lorsqu’en 1498 les magistrats de la République plus modérée, qui fait suite aux dérives théocratiques de Savonarole, renouent avec la tradition de médiation artistique interrompue durant les précédentes années de rigueur. Ainsi, dès mai 1503, soit peu après son élection à la charge de gonfalonier à vie de la République (le 1er novembre 1502), Piero Soderini passe commande à Léonard de Vinci et à Michel-Ange de deux fresques monumentales de 17 mètres par sept, respectivement destinées aux parois est

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et ouest du Salon. Deux célèbres victoires militaires de Florence devaient y être représentées : la bataille de Cascina, remportée par l’armée florentine contre Pise en 1364, et la bataille d’Anghiari, qui en 1440 avait donné la victoire aux Florentins sur les troupes milanaises. De ces deux œuvres, on le sait, ne nous sont parvenus, pour l’une, que les cartons préparatoires de Michel-Ange qui abandonna le projet pour exécuter à Rome le tombeau de Jules II (1504), pour l’autre, les cartons de Léonard ainsi que les copies de la partie centrale commencée le 6 juin 1505 et abandonnée en mai 1506 lorsque l’artiste partit pour Milan.

2 Cinquante ans après ce projet avorté, la restructuration du Grand Salon, confiée en 1555 à Giorgio Vasari, vient définitivement détourner le Palais de la Seigneurie de sa destination première de siège des magistratures de la République. Dès 1540, lorsque le duc Cosme Ier s’y était installé à titre privé, la mainmise sur le Palais de la Seigneurie avait été signalée par la profonde restructuration architecturale qu’il y avait engagée. La création d’appartements privés était ainsi aussitôt venue signifier aux interlocuteurs du nouveau duché la rupture consommée avec la tradition républicaine, et l’appropriation de l’espace public par l’autocratie ducale. Mais c’est avec la refonte du Grand Salon du Palais, en 1555, que le coup de grâce est en quelque sorte porté à l’ultime bastion républicain du bâtiment. La valeur symbolique de sa refonte architecturale n’échappe pas à Giorgio Vasari qui dans ses Ragionamenti (1557) puis dans son autobiographie (1568), met sur un même plan l’initiative de rénovation de l’ancienne salle et la politique de modernisation de l’État engagée par Cosme. Dans un cas comme dans l’autre, remarque-t-il, le duc sut « faire du neuf avec du vieux et rectifier ce qui était tordu »2. C’est dans ce cadre que s’opéra la substitution de la fresque de Léonard par celle de Vasari3 et c’est cette substitution propre et figurée que nous nous proposons d’interroger, afin de comprendre en quoi ces deux fresques nous offrent, en deux strates superposées, deux sédimentations artistiques précieuses où se sont en quelque sorte cristallisées deux conceptions antagonistes de la souveraineté politique. Dans le premier cas, nous repérerons les derniers sursauts de l’attachement florentin aux vertus fondatrices de la République, qui, à la charnière des deux siècles, se projette et milite encore dans une perspective de réforme doctrinale. Dans l’autre, nous constaterons l’artifice d’une représentation désormais exclusivement chargée d’attester la légitimité ducale et de louer l’accomplissement ultime de l’État régional de Toscane. De la dynamique politique de l’une à l’autocélébration figée de l’autre, nous montrerons que ces représentations attestent le progressif assèchement induit par le contrôle autocratique et académique, et qu’à la vigueur persuasive de la première se substitue la solennité archaïsante de la seconde.

3 La dynamique républicaine, qui fonde et caractérise la représentation de La bataille d’Anghiari, est repérable à plus d’un titre. En premier lieu, la commande passée en 1503 au tout début de la nouvelle ère républicaine (Soderini est élu en 1502) s’inscrit dans une phase de réflexion et d’élaboration politique, qui s’imposait au sein des instances dirigeantes après l’épisode théocratique précédent : recadrer les valeurs républicaines mises à mal par les dérives savonaroliennes apparaît alors prioritaire. Dynamiques, ces années le sont aussi car, à la charnière des deux siècles, l’équilibre politique italien, préservé jusqu’à sa mort par Laurent de Médicis, a vécu. Depuis l’intervention française de Charles VIII en Italie (1494), les communes toscanes doivent faire face à des conflits extrarégionaux italiens et européens qui convergent dans la région. L’explosion brutale de l’insécurité a considérablement modifié les priorités militaires et guerrières,

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devenues essentielles dans le principe de souveraineté. La guerre ne se cantonne plus aux frontières de l’État mais menace directement son intégrité. Dès 1502, la politique militaire à tenir dans ce contexte est au cœur des débats politiques archivés de l’État florentin4. Au plus loin donc, mais également au plus près, la situation impose une réflexion nourrie sur la politique militaire à conduire. La question de la reconquête de Pise, tombée en 1498 sous la domination de Charles VIII, n’est toujours pas réglée après la récente déconvenue subie par le condottiere romain Paolo Vitelli qui conduit le siège de la ville et lève le camp en 1499. Les trahisons successives, en 1498 puis 1501, des mercenaires Giovan Paolo Baglioni et Cesare Borgia, ont successivement pointé l’incompétence des troupes mercenaires et l’impréparation des structures républicaines aux questions militaires. Nommé secrétaire aux affaires militaires cinq jours après la mort de Savonarole, Nicolas Machiavel est chargé dès 1498 de concevoir une politique militaire pertinente. Sous la pression des questions d’actualité, sa chancellerie transmet et tente régulièrement de convaincre le Conseil des Dix de Liberté et de Paix de la nécessité d’une réforme indispensable pour assurer la survie même de la République qui, militairement faible, encourt le risque de tomber sous la coupe des grandes puissances française, impériale et papale. Machiavel plaide en faveur d’un État stratège. Dans ce contexte troublé, il place le salut de la République dans quelques priorités essentielles : renforcer la fortification prudente du territoire jusqu’aux confins de l’état d’une part, en finir avec la plaie des soldats à la solde, se doter d’une force militaire civique constituée de citoyens (en particulier de fantassins), qui compensera ses moindres équipement et professionnalisme par sa détermination politique et son engagement patriotique. Autant de points que Machiavel mettra au cœur de sa philosophie politique5. L’urgence politique est donc d’établir une nécessaire et inédite articulation entre les champs d’action politique et militaire. Mais cette proposition, assortie de celle de constituer une armée permanente, se heurte à l’idéal républicain des nouveaux conseils de la ville. Il faut convaincre particulièrement le Conseil des Dix, qui y voit un danger pour les citoyens : la représentation d’Anghiari s’inscrit dans cette visée. Elle illustre l’idée que, si nécessaire, la République doit se montrer capable, comme elle sut le faire en 1440, de dépasser les leçons pacifistes des chantres humanistes, tels Coluccio Salutati6et Leonardo Bruni7. Ces derniers prônaient une souveraineté fondée sur une prudente politique militaire, prioritairement menée en vue de la paix.

4 La représentation de la bataille d’Anghiari, comme celle de Cascina, devait apporter un support convaincant à la démonstration machiavélienne à plusieurs titres. Elle illustrait tout d’abord la dernière victoire militaire en date dont Florence pouvait alors s’enorgueillir. Le site même de la bataille, advenue sur le territoire de la ville d’Anghiari, le long de la haute vallée du Tibre faisait sens dans la démonstration de la nécessité stratégique de maintenir un contrôle vigilant sur l’ensemble du territoire toscan. La haute vallée du Tibre, aux marges du territoire toscan, constituait en effet un territoire charnière de circulation entre la Toscane, la Romagne, les Marches et l’Ombrie. Par ailleurs, cette bataille livrée à proximité de la citadelle toscane de Sansepolcro était célèbre depuis les chroniques du XVe, pour avoir donné la victoire aux troupes florentines conduites par Michelotto Attendolo et Giampaolo Orsini sur les troupes mercenaires milanaises de Niccolò Piccinino. Le motif même du déclenchement de la bataille illustrait le danger des ingérences mercenaires incontrôlables sur le territoire toscan. La citadelle avait en effet été investie en 1438 par Francesco Piccinino, fils du capitaine d’aventure Niccolò Piccinino, également au service du duc de Milan.

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C’est pour mettre un terme, deux ans plus tard, à cette intrusion politique et militaire abusive de Piccinino dans la région que l’armée pontificale, forte de 4 000 hommes, décida avec l’appui des 4 000 Florentins de faire le siège de Sansepolcro8. Le 29 juin 1440, informé de l’installation des troupes du pape qui menaçaient son fils, le capitaine Niccolò Piccinino, qui remontait de Naples vers Milan à travers la vallée du Tibre, décida d’attaquer par surprise. L’affrontement, qui aurait dû être rapidement expédié par le capitaine mercenaire, se prolongea et tourna à son désavantage. Leur connaissance du terrain permit par une habile manœuvre aux Florentins d’Orsini de scinder l’armée ennemie et de prendre le dessus sur des troupes pourtant plus nombreuses9. Comme l’indiqua ironiquement Machiavel dans ses Histoires de Florence,un seul cavalier florentin fut tué alors que 1 540 Milanais furent faits prisonniers, dont plus de 300 cavaliers et 22 chefs de bataillons parmi lesquels six de grand renom. Après cette cuisante défaite, les Milanais se replièrent10 et Sansepolcro redevint territoire toscan. L’engagement et l’expertise des troupes florentines étaient donc bien au centre de cette célébration.

5 Pour représenter la Bataille d’Anghiari, Léonard privilégia l’épisode de la lutte pour l’étendard auquel il accorda la place centrale, renonçant à la représentation d’une bataille embrassée en un plan large plus spectaculaire. Les copies parvenues jusqu’à nous confirment que l’artiste n’a pas réalisé, pas plus sur ses cartons préparatoires que sur la paroi murale, de représentation allant au-delà de cette bataille restreinte. La tension dramatique et dynamique exacerbée par le plan rapproché focalise l’attention du spectateur sur les gestes individuels, sur les torsions des corps, sur l’expression furieuse restituée par la reproduction de Pierre Paul Rubens11. Les copies confirment que ce moment de la bataille est coupé de son contexte, difficilement datable, non situé dans un espace topographique reconnaissable, échappant ainsi à tout ancrage dans une stricte réalité historique. Valérie Morignat dans sa convaincante analyse de La Bataille d’Anghiari 12 nous confirme les éléments de ce brouillage identitaire. Dans le dessin de Rubens tout du moins, l’étendard, objet même de la bataille, n’est pas lisible, les soldats s’entremêlent, la délimitation des corps est confuse, les visages sont gémellaires au point qu’il est difficile de les distinguer. Les chevaux, par leur type, leur posture, leur couleur, sont similaires. Les parures diffèrent, mais les sabres croisés sont identiques et les boucliers renversés interdisent la lecture des armoiries et donc de l’identité des guerriers13.

6 Ce brouillage entretient l’indétermination chronologique et géographique et fait à l’évidence sens : en privant le spectateur de repères, en restreignant son attention aux quatre combattants, l’artiste déplace en effet le sujet principal de la fresque et le dégage d’une stricte intention commémorative. Le choix de la dimension allégorique sublime l’épisode en discours doctrinal où chaque protagoniste incarne des valeurs qui viennent se conjuguer avec la force persuasive d’un discours qui s’appuie essentiellement sur la figure rhétorique de l’allégorie. Dans cette bataille, ce ne sont ainsi pas Francesco et Niccolò Piccino commandants pérousins de l’armée de Milan, ou Scarampo et Orsini, commandants respectifs des troupes florentines et papales alliées de Florence, qui s’affrontent, mais deux incarnations symboliques de deux conceptions de la souveraineté politique qui soutiennent la démonstration de la nécessaire rupture avec l’attentisme et le pacifisme passés. Le porte-étendard, paré de coquilles, de toisons et d’étoffes, incarne davantage un personnage de fiction qu’un guerrier historiquement identifié. Pour incarner la sauvagerie guerrière, bestiale et irrationnelle, le mercenaire Francesco Piccino est représenté selon Zöllner sous les traits du dieu antique Mars14.

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Sur le côté droit de la peinture, Ludovico Scarampo et Piergiampaolo Orsini incarnent à l’inverse les vertus et la victoire de l’engagement militaire républicain. Le casque au dragon de Scarampo, symbole depuis le Moyen Âge de clairvoyance, exalte une nouvelle politique florentine basée tant sur la force militaire que sur une évaluation pondérée de la situation politique et sur les concepts d’« ingegno » et de « ragione », souvent cités aux procès-verbaux de séance des conseils de la nouvelle République. Le chassé-croisé identifié par Valérie Morignat dans les faces dédoublées des cavaliers de droite et des chevaux, les contorsions des corps, la révolution du buste du cavalier contraire à l’orientation du reste de son corps, révèlent que l’enjeu essentiel de la scène représentée se joue dans la force irrésistible de cette dynamique guerrière apte à retourner chaque mouvement en son contraire. Si « le cavalier est ainsi arraché des marges de la scène et ramené par une attraction irrésistible au centre de l’image où le combat se déchaîne », c’est que ce porte-étendard allégorique vient incarner, par la distorsion de sa posture, la force de l’action guerrière capable de renverser le mouvement général de la bataille. Le message délivré est clair : la virtus antique doit servir la cause patriotique. La politique républicaine ne peut plus faire abstraction d’une action stratégique dynamique.

7 Mais nous l’avons dit, Léonard laissa ce travail inachevé en mai 1506. Sa dynamique rhétorique allégorique ne portera pas ses fruits. L’échec technique du mélange inédit d’huile et de pigments, qui coule sur la partie centrale que Léonard a commencé à réaliser, en est une sorte de funeste présage. Cinquante-cinq ans plus tard, alors que l’institution ducale est définitivement venue se substituer aux magistratures républicaines, la fresque inaboutie de Léonard sera recouverte par la représentation de celle de Chiana qui occupera la seconde partie de notre analyse.

8 Dès 1555, Vasari a commencé à transformer la salle des Cinq-Cents en un salon monumental de 52 mètres par 23 qui signale la mutation politique en cours : le plafond a été rehaussé de sept mètres et orné de 39 caissons décoratifs qui en font une prestigieuse salle d’apparat à destination des hôtes de marque du duc. Initialement lieu de conception et de discussion doctrinale, la Grand Salon, désormais dévolu à la gloire du duc qui y trône en apothéose dans le médaillon central du plafond, couronné par une allégorie de Florence, devient théâtre du nouveau pouvoir autocratique. Cet espace de glorification du duc est, nous dit Vasari, l’aplomb du fil de tout l’édifice, sa clé de voûte, imposant une lecture verticale de l’édifice. Dans les étages supérieurs, Cosme a réglé le problème de sa légitimité lignagère (fils de Jean des Bandes Noires, Cosme appartient à la branche cadette des Médicis et prend le pouvoir en 1537 par la coercition15) en se présentant comme le digne héritier des grands Médicis, papes et maîtres de Florence du XVe siècle. Ce Salon devra consacrer, au-delà de son pouvoir dynastique, sa légitimité politique de fondateur de l’État toscan.

9 Une nouvelle rhétorique iconographique s’y impose donc qui, après un discours républicain dynamique articulé sur la persuasion et ses figures associées (antithèse, oxymore, tension des contraires), privilégie désormais l’art de la justification. Rappelons que désigné duc de Florence contre la promesse (trahie dès sa nomination) qu’il préservera les magistratures électorales, il n’a aucune légitimité populaire et est trop asservi aux Habsbourg (Charles Quint puis Philippe II) : sa fragilité politique est signalée dès l’été 1537 par la rébellion qui s’organise dans les rangs des exilés républicains et qui donnera lieu à la première confrontation et victoire militaire de Cosme aux abords de la forteresse de Montemurlo16.

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10 La consolidation de son pouvoir occupera les premières années de l’exercice ducal autour de deux axes essentiels soutenus par une forte médiation artistique. La création d’une administration d’état forte lui permet en premier lieu de s’affranchir progressivement des Habsbourg. Cosme rompt alors avec la praxis traditionnelle de l’ancienne administration républicaine, qui privilégiait Florence par rapport au contado, et consolide le tissu administratif territorial. La construction du Palais des Offices, à compter de 1550, signale cette priorité. Le second axe prioritaire du pouvoir ducal sera militaire. Dès 1543, Cosimo finance sur le territoire un réseau de fortifications, arme une flotte de guerre, renforce les ports (Livourne et Portoferraio) et lance une série de conquêtes territoriales17. La conquête de Sienne, qui s’étalera de janvier 1554 à avril 1555, viendra accomplir définitivement cette ambition. Sienne, alliée de la France, constituait le dernier fief de l’opposition au régime de Cosme. Nombre de réfugiés florentins, dont Piero Strozzi, y avaient trouvé soutien depuis 1537. Sa conquête s’imposa comme l’ultime étape vers la réalisation effective de l’État régional toscan.

11 Le 2 août 1554, l’armée du marquis de Marignano y vainquit les troupes siennoises aux ordres de Piero Strozzi, près de Marciano dans la vallée de la Chiana. La reddition de Sienne advient le 17 avril 1555. L’État toscan est né18. Cinq ans plus tard, en 1559, Cosme recevra par bulle papale de Paul V le titre de grand-duc. L’État médicéen accompli et sa souveraineté établie dans les faits, il restait à Cosme à déployer l’argumentaire de sa légitimité. La propagande artistique marquera ainsi la dernière phase de son règne. L’Académie du Dessin créée en 1563, dont il est membre fondateur avec Vasari, constitue l’organe de contrôle officiel de la production artistique, garant en particulier du bon aloi du programme de restructuration du Salon qui débuta dès après la victoire sur Sienne (août 1554) et qui devait offrir un cadre solennel aux faits d’arme ducaux. La conquête de Sienne, à laquelle la bataille de Scannagallo vient mettre un terme le 2 août 1554, avait débuté en 1552 par une suite de batailles menées dans les vallées intérieures du territoire siennois (Valdichiana et Valdorcia) et sur la zone côtière (Maremma). La représentation de la bataille commandée en 1563 à Vasari s’inscrit de même dans un cycle iconographique de longue haleine : la prise de Porto Ercole, la victoire de Cosme Ier à Marciano, la défaite des Pisans à San Vincenzo, la prise de Livourne de Maximilien d’Autriche et l’assaut de Pise par les troupes florentines, constituent autant d’éléments du puzzle territorial et iconographique proposé au regard des visiteurs du Grand Salon19 où chaque étape des conquêtes, mais aussi chaque quartier, chaque ville et chaque paysage constitutifs de l’État sont représentés. La concision allégorique de Léonard ne saurait plus convenir dans cette ostentation historiée d’un pouvoir souverain. Les figures de l’accumulation, de la description, la dispositio du discours, viennent s’y substituer pour élaborer un discours argumentatif soucieux d’inscrire l’autorité ducale dans un espace et dans un temps traversés par l’Histoire. Tout ici, à l’inverse de la bataille de Léonard, tend à l’y ramener. Le moindre détail référencé atteste la réalité historique. Les troupes sont représentées dans leur exact ordre de bataille, selon une dispositio rhétorique relevant de tout discours démonstratif. Les uniformes, les étendards, la configuration de la bataille, respectent scrupuleusement les récits de bataille20. Les cavaleries légères médicéenne et impériale, placées dans la plaine, qui commencent à se mouvoir au trot, passent le fossé de Scannagallo puis chargent les escadres de cavalerie franco-siennoises, immédiatement suivies au trot par les 300 hallebardiersde Marcantonio Colonna. Sur la rive gauche du fossé, on peut par ailleurs voir les troupes d’infanterie de Marignano disposées en ordre de bataille et les 2 000 hommes de l’infanterie espagnole de Francisco de Haro qui

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tiennent le flanc gauche. Au centre, on reconnaît à leurs étendards les 4 000 lansquenets commandés par le colonel impérial Niccolò Mandruzzo. On aperçoit à l’arrière, sur la hauteur de la colline, l’artillerie de Marignano et ses canons moyens, prêts à décharger leur projectiles sur les fantassins ennemis. On voit la cavalerie franco-siennoise qui, submergée par l’attaque de cavalerie lourde impériale, rompt les rangs et suit son porte-drapeau Righetto del Campana qui tourne son cheval et fuit vers la plaine de Foiano, et, au loin, Sienne qui trône telle un trophée au centre des crêtes caractéristiques de Foiano et Asciano fidèlement représentées.

12 Pourtant, malgré cette minutie, les cavaliers de ce champ de bataille, où la charge des combattants cuirassés est censée faire rage, ne produisent aucun son, ne soulèvent aucune poussière : les visages furibonds des cavaliers de haute lutte de Léonard sont ici remplacés par des soldats prenant la pose, guindés dans leur ordre de bataille impeccable, empesés et impassibles dans leur armures chevaleresques aux accents aristocratiques de féodalité guerrière, que Vasari s’ingénie à leur donner. L’artifice immobile de cette scène de bataille sans cris, sans fureur, sans vie, déclasse l’épisode du genre épique au cadre étriqué de la chronique historique. Certes, les directives ducales sont respectées : la bataille s’inscrit bien dans un territoire et un temps historié censés l’insérer dans une conception continue de l’Histoire. La dimension étatique du pouvoir est certes consacrée par la caution emblématique de l’Histoire.

13 Ainsi, en confrontant ces deux représentations, nous mesurons pourtant que l’élan et la ferveur politique et iconographique qui mettaient encore en 1505 en perspective un possible sursaut dynamique des communes italiennes, font, soixante ans plus tard, la preuve de leur échec. La souveraineté que la Florence républicaine espérait encore défendre des intrusions extérieures, est avec le duc asservie à ses propres dérives seigneuriales. De cette superposition signifiante, nous retiendrons donc que la puissance expressive de la première représentation en date, par son symbolisme universel, nous reste accessible, tandis que la seconde, enlisée dans son historiographie maniaque, ne l’est plus guère. De celle qui est restée à celle qui a disparu, il n’y a aucun doute: celle qui s’est inscrite dans l’histoire est celle qui a cherché à s’en extraire, et réussi ainsi, par son symbolisme, à rencontrer l’universalité propre à l’œuvre d’art.

NOTES

1. . Construit par Cronaca (assisté de Francesco di Domenico et de Antonio da Sangallo) en 1496 par Simone del Pollaiolo. 2. . Giorgio Vasari, « […] dove il Duca nostro adesso mostra appunto in questa fabbrica il bel modo che ha trovato di ricorreggerla, per fare di lei, come ha fatto in questo governo, di tanti voleri uno solo, che è appunto il suo. Egli è ben virtù miracolosa un corpo storpiato e guasto ridurlo con le membra sane e dritte[…] », I ragionamenti, Le opere di Giorgio Vasari, t. VIII, “Ragionamento primo”, a cura di Gaetano Milanesi, Firenze, Sansoni, 1981, p. 17. 3. . Selon l’historien de l’art Carlo Pedretti et l’ingénieur Maurizio Seracini, Vasari, tenu d’exécuter rapidement la commande des Médicis, aurait résolu de sauver le chef-d’œuvre du maître, en faisant monter un mur de briques devant la fresque de Vinci et en laissant un espace

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de quelques centimètres entre les deux murs. Vasari en 1570, chargé de peindre une Madone du Rosaire en l’église Santa Maria Novella de Florence, à l’emplacement où Masaccio avait peint sa fresque de La Trinité, avait fait de même, refusant de détruire l’œuvre de Masaccio et la dissimulant derrière sa propre peinture. 4. . Cristina Lon, « Vivre et écrire la politique chez Machiavel : le paradigme du ritratto », Archives de la Philosophie, n° 68-3, 2005, p. 525-544. 5. . Nicolas Machiavel, « [Le Prince] ne doit avoir d’autre objet ni d’autre pensée ni choisir d’autre chose quant à son métier hors de la guerre, des institutions et de la discipline militaires », Le Prince, chapitre XIV, trad. Christian Bec, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1996, p. 146. 6. . Coluccio Salutati (1331-1406) fut chancelier de la République florentine en 1375. 7. . Leonardo Bruni (1370-1444), chancelier de la République florentine en 1410-1411 est l’auteur de Historiarium Florentinarum Libri XII. 8. . Sous le commandement de commissaires et de généraux de l’armée de la République florentine Neri Strozzi et Bernardetto de Médicis se rallièrent aux troupes du pape Eugène IV, aux ordres du Cardinal Ludovic Trevisan, dit Scarampo Mezzarota. À ces deux vastes formations s’ajoutèrent les cavaliers de la République de Venise commandés par Michelotto Attendolo Sforza et les compagnies des Capitaines d’Anghiari d’Agnolo Taglia, de Gregorio di Vanni et de Leale d’Anghiari. 9. . Les Florentins descendirent de la colline entre Palazzolo et Maravalle et prirent en tenaille l’armée de Piccinino autour du pont traversant le Tibre, enjeu de la bataille. 10. . Carlo Carbone, Alessandro Coppellotti, Scilla Cuccaro, I luoghi delle battaglie in Toscana, vol. 6 - Collana “Toscana Beni culturali”, Firenze, Centro Stampa Regione Toscana, 2004. 11. . La lutte pour l’étendard,copie d’après La Bataille d’Anghiari de Léonard de Vinci. Pierre Paul Rubens, vers 1603, pierre noire, plume, encre brune, rehauts au blanc de plomb, 452 x 637 mm, Musée du Louvre, Paris. http://arts-graphiques.louvre.fr/fo/visite? srv=mipe&idImgPrinc=1&idFicheOeuvre=110446&provenance=mfc&searchInit=. 12. . Valérie Morignat, « La Bataille d’Anghiari : une allégorie du corps créateur », article en ligne tiré de « Images Analyses : Poïétique »,http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/bataille-anghiari- allegorie-17.html. 13. . « [Bien que] les visages des soldats de La Bataille d’Anghiari soient très particularisés et qu’ils aient pu être inspirés par des modèles réels, ils ne se proposent nullement comme des portraits (même imaginaires) des protagonistes historiques de la bataille ». Daniel Arasse, Léonard de Vinci. Le rythme du monde, Paris, Ed. Hazan, 2003, p. 437. 14. . Léonard emprunterait ses traits aux descriptions d’Homère, d’Ovide selon Frank Zöllner, Johannes Nathan, Léonard de Vinci. Tout l’œuvre peint et graphique, Cologne, Taschen, 2003, p. 421. 15. . Cosme, inconnu des Florentins, est proposé à la succession ducale sous la pression conjuguée des troupes impériales de Charles Quint et de Clément VII qui entendent prévenir tout sursaut républicain en plaçant un Médicis à la tête de la ville. La provision est promulguée trois jours plus tard, le 9 janvier 1537. Le 30 septembre 1537, parvint à Florence le privilège portant le sceau du délégué impérial de Charles Quint, Ferdinando de Silva, comte de Cifuentes, qui reconnaissait la légitimité de la succession de Cosme au duc Alexandre. Le nouveau pouvoir prend donc place sans l’adhésion des Florentins. 16. . Dès son installation au Palais, une garde personnelle rapprochée de 300 lansquenets est postée dans l’ancienne loggia des Prieurs, rebaptisée alors loge des Lansquenets. 17. . Philippe Morel, « L’État médicéen au XVIe siècle : de l’allégorie à la cartographie », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, n° 105-1, 1993, p. 93-131. 18. . En 1559 le traité de Cateau-Cambrésis qui marque le début de la domination de l’Espagne en Italie, confirmera les privilèges ducaux. Cosme reçoit Montalcino, ainsi que les territoires siennois que la France venait de céder à l’Espagne.

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19. . Fresques du Salon, Giorgio Vasari, Giorgio Stradano et aides, 1563-1571. Paroi est : La prise du Fort près de la Porte Camollia de Sienne, 1567-1571, La conquête de Porto Ercole, 1567-1571, La bataille de Marciano dans la Vallée de la Chiana, 1567-1571. Plafond : Cosme préparant la prise de Sienne, La prise du Monastère, 1563-1565, La prise de Casole, 1563-1565, Le triomphe de la guerre de Sienne, 1563-1565, La prise de Monteriggioni, 1563-1565, La bataille de la Vallée de la Chiana, 1563-1565, La défaite des Turcs à Piombino, 1563-1565. Paroi ouest : La défaite des Pisans à la tour de San Vincenzo, Maximilien d’Autriche tente la conquête de Livourne, Pise attaquée par les troupes florentines. Voir, http:// www.scannagallo.com/storia_2_agosto.html. 20. . Carlo Carbone, Alessandro Coppellotti, Scilla Cuccaro, I luoghi, op. cit.

RÉSUMÉS

Dès 1555, la restructuration du Palais de la Seigneurie projetée par Cosme Ier de Médicis fait de la représentation de la guerre une thématique centrale de l’idéologie ducale qui y est mise en œuvre. Dans une Florence attachée à sa tradition républicaine et confrontée à une indéniable fragilité politique, la représentation de la guerre suggère dans le Salon des Cinq-Cents une nouvelle définition de la souveraineté médicéenne autour de paramètres militaires et étatiques forts. De la représentation de la bataille d’Anghiari (Léonard, 1504-1506) à celle de Marciano (Vasari, 1565), il s’agit d’observer quelles options iconographiques viennent dans ce Salon d’apparat, se substituer aux précédentes et y signifier l’enjeu désormais central du nécessaire redimensionnement territorial de l’Etat toscan.

From 1555 onwards, the restructuring of the Palazzo della Signoria was planned by Cosimo I de’ Medici. It used the representation of war as a central theme of the ducal ideology that was being implemented. Whereas Florence remained attached to the republican tradition and faced an undeniable political fragility, the representation of war suggested in the Salone dei Cinquecento, proposed a new definition of Medici’s sovereignty under the concept of a strong military state. From the representation of the battle of Anghiari (Leonardo, 1504-1506) to the battle of Marciano (Vasari, 1565), we will observe the new iconographic options that enhance the new central stakes of the necessary resizing of the Tuscan territorial state .

INDEX

Mots-clés : bataille d’Anghiari, État toscan, Léonard, Marciano, Vasari Keywords : Anghiari Battle, Leonardo, Marciano, Tuscan State, Vasari

AUTEUR

VÉRONIQUE MERIEUX Véronique Mérieux est Maître de conférences au département d’Italien (Université Nice Sophia Antipolis). Membre du CMMC, elle étudie les rapports entretenus en Italie entre art et pouvoir durant la crise post-Renaissante et le Maniérisme (XVe-XVIe siècles). Elle a collaboré de 2008 à 2011

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à la revue Imager (Université Paris XII) et aux volumes Personnages étranges, Objets étranges Lieux bizarres publiés par le CERCLI (St-Etienne).

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Pour une approche typologique de la peinture de bataille du XVIIe siècle

Jérôme Delaplanche

1 La peinture de bataille a mauvaise réputation. Au mieux elle paraît ennuyeuse, au pire elle est accusée de véhiculer une idéologie contestable. Pourquoi ennuie-t-elle souvent les visiteurs des musées ainsi que de nombreux amateurs d’art ? Dans un compte rendu du livre Peindre la guerre (2009)1, la peinture de bataille qui fait la matière de l’ouvrage y est qualifiée de manière générale de « peinture officielle et académique » par opposition à la production plus contestataire ou plus compatissante d’un Callot ou d’un Goya qui serait la « vraie » peinture de la guerre. Au-delà d’un certain anachronisme dans l’usage des notions « d’officielle » et « d’académique » pour les époques anciennes, de telles expressions sont surtout significatives d’une forme de dédain pour la peinture de bataille au sens strict. Or, de Raphaël à Tiepolo, de Rubens à Delacroix, ce genre a été abordé par les plus grands peintres et traité avec le plus grand génie. Cependant, hormis les célèbres tableaux d’Uccello et d’Altdorfer, les batailles de tous ces artistes ne sont pas leurs œuvres les plus populaires, ni les plus reproduites, ni les plus commentées. Comment doit-on aborder cette peinture, comment l’étudier et comment l’apprécier ? La peinture de bataille du XVIIe siècle est un genre aux formes très spécifiques qui obéit à des règles de fonctionnement relativement précises. Elle est structurée par une typologie déterminée autant par la composition (organisation des plans et échelle des figures) que par les intentions du discours (existence d’un support littéraire ou description d’un événement récent).

Typologie

2 On différencie ainsi quatre grands pôles conceptuels qui s’organisent deux par deux (voir schéma p. 118). On distingue premièrement les batailles où les principaux protagonistes de l’affrontement sont identifiables et où la composition décrit avec une certaine précision des événements que le spectateur est susceptible de connaître

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[type 1]. Cette catégorie se divise en deux sous-catégories : les récits de l’histoire antique [type 1a] et les récits de l’histoire moderne [type 1b].

3 La peinture de bataille illustrant des histoires antiques [type 1a] regroupe par exemple les célèbres compositions de Raphaël, de Pierre de Cortone, de Nicolas Poussin ou de , réalisées à partir des récits épiques extraits de la Bible ou de la littérature antique. Ce sont ces réalisations et ces noms qui ont donné tout son prestige au genre de la peinture de bataille héroïque2. Formellement, ces compositions présentent le plus souvent au premier plan des figures monumentales que l’on peut identifier avec les protagonistes du récit. L’accent est mis sur la narration par l’éloquence des gestes et l’expression des passions. L’action se déroule sous les yeux du spectateur, celui-ci n’étant qu’à quelques mètres du feu.

4 La peinture de bataille illustrant un fait de l’histoire moderne [type 1b] a d’abord été traitée à la Renaissance sous des formes assez variées, sans systématisme de l’approche. D’Uccello à Tintoret, de Léonard à Vasari, chaque essai de transcription en peinture d’un affrontement militaire contemporain adopte sa structure de composition propre. Si certains artistes concentrent leur sujet sur un nombre relativement restreint de figures avec un point de vue rapproché (Uccello, Léonard), d’autres tentent de prendre en compte la multitude des combattants, l’étendue du champ de bataille et la nature variée des opérations militaires (Vasari, Tintoret). Une bataille est un objet particulièrement difficile à décrire en peinture, avant tout parce qu’il se déploie largement dans le temps et dans l’espace, mais aussi parce les outils traditionnels de la peinture d’histoire semblent soudainement inadaptés. Un champ de bataille s’étire sur plusieurs kilomètres carrés, se couvre de milliers d’hommes, alors que la peinture d’histoire, telle que l’a théorisée Alberti au XVe siècle, est fondée sur la description attentive d’individus nettement distingués par leur physionomie, leur geste et leur expression. Le peintre d’histoire voudrait aborder la bataille comme une action héroïque ; or, la peinture de l’héroïsme est celle de l’individualité.

5 Des synthèses entre peinture de figures et description d’une multitude ont cependant été tentées dès le XVIe siècle. Le cycle de Bernard Van Orley sur la Bataille de Pavie (1530) ou celui de Jan Vermeyen sur la Conquête de Tunis par Charles Quint (1554) sont des descriptions cherchant à totaliser l’action militaire. Le choix d’une suite de plusieurs compositions étirées en largeur crée le sentiment d’un panorama regroupant de surcroît plusieurs moments de la bataille.

6 La description d’une bataille est aussi la description d’un territoire. C’est ce qui explique les liens étroits que tissent le tableau de bataille et la carte géographique, même si le mode de figuration peut sembler au premier abord totalement opposé. Le peintre pose son regard sur ce qui l’entoure : l’axe de son regard est parallèle au sol, la ligne d’horizon est en face de lui, au niveau de ses yeux. Il peut arriver que le peintre regarde vers le ciel et imagine une voûte céleste peuplée de personnages assis sur des nuées, mais il représente rarement le monde en surplomb avec un regard perpendiculaire au sol. C’est en revanche le point de vue du cartographe. La représentation du monde par le biais des cartes est une des fortes préoccupations des intellectuels de la Renaissance, surtout depuis les Grandes découvertes et l’extension du monde connu des Européens3. Ces réflexions aboutissent par exemple dans le domaine des arts à la réalisation de la galerie des cartes au Vatican : quarante cartes géographiques peintes à fresque représentant les régions d’Italie et les possessions de

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l’Église à l’époque du pape Grégoire XIII (1572-1585). Elles ont été peintes entre 1580 et 1585 d’après des projets d’Ignazio Danti, célèbre géographe de son temps.

7 Une des solutions pour la transcription visuelle des batailles fut alors de placer une description cartographique comme arrière-plan de la mêlée, tout en pliant l’espace en haut de la composition pour faire réapparaître une ligne d’horizon. Juxtaposant peinture de figures, vue à vol d’oiseau et ligne d’horizon, les résultats sont assez peu satisfaisants visuellement. Le cycle de Matteo Perez d’Aleccio représentant les différentes étapes du Siège de Malte par les troupes turques de Soliman le Magnifique en 1565, cycle qu’il peignit à Malte au Palazzo del Gran Maestro de La Vallette entre 1576 et 1581, propose des vues panoramiques du siège. Le résultat, très intéressant historiquement, est maladroit du point de vue de l’art. La formule fut cependant beaucoup sollicitée et se maintint au XVIIe siècle4. L’un des premiers artistes à parvenir à une image artistiquement satisfaisante est Jacques Callot dans sa description gravée du Siège de Breda en 1628, composition reprise ensuite en peinture par Pieter Snayers. Le manque d’unité visuelle et le caractère très arbitraire de l’image pouvaient amener à penser que cette formule serait une impasse. Elle posa au contraire les bases d’une évolution majeure de la peinture de bataille au XVIIe siècle. Plusieurs artistes réfléchirent aux moyens d’atténuer le caractère arbitraire de ce mélange entre peinture et cartographie. La solution ne put passer que par la diminution de l’angle entre le sol et le regard du peintre. Pieter Snayers et surtout Frans Adam Van der Meulen furent les principaux acteurs de cette évolution. Si le champ de bataille est toujours vu à vol d’oiseau, les ruptures entre le premier et le deuxième plans sont adoucies, la représentation des reliefs montagneux et des cours d’eau ne sont plus aussi conventionnels. La description topographique reste prédominante, avec un point de vue plongeant sur les opérations de poliorcétique, mais les déformations spatiales sont limitées et la peinture renoue avec la vraisemblance visuelle.

8 Cependant, cette distance entre la bataille et le spectateur, ainsi que la multiplication de petites figures se battant dans le lointain, diminuent d’autant les possibilités de valorisation du geste héroïque. En outre, le prince qui, au XVIIe siècle, ne se bat plus directement, est réduit à une frêle silhouette sur le devant. En réduisant la taille de tous les personnages pour permettre une vue d’ensemble, la bataille topographique risquait de manquer à l’une de ses missions : célébrer le prince.

9 Ce type de peinture de bataille s’enrichit alors d’une variante importante [type 1b*] où les figures du premier plan devenues monumentales se superposent à la vue panoramique sur la bataille. Héritier de la confrontation des plans dans l’espace maniériste, comme chez Antonio Tempesta, ce mode de représentation place, sur le devant de la composition, les portraits des capitaines de guerre ou des monarques qui ne se battent pas, mais qui président aux actions militaires. Le second plan est formé par une sorte de dépression du terrain qui permet de suggérer que les personnages du premier plan, loin du feu, sont sur une terrasse d’où ils embrassent du regard l’ensemble du champ de bataille. On pressent ce développement formel dans le cycle de batailles peint par Tintoret pour Guglielmo Gonzaga (Munich, Alte Pinakothek). Dans La Prise de Parme peinte en 1579, Federico II Gonzaga est représenté à cheval sur la droite du tableau, sur une petite butée, se superposant à la prise de la ville qui se déroule à l’arrière plan. Dynamique et mouvementée, la composition est encore un peu confuse. De surcroît, elle ne permet pas encore de vue d’ensemble de la ville et du siège. Vélasquez fut l’un des premiers à donner à ce principe formel une forme satisfaisante

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avec la Reddition de Breda peinte en 1635 (Madrid, musée du Prado). La toile s’inspirait d’ailleurs assez directement de la gravure de Callot du même sujet, par le biais de la version peinte par Snayers. L’ensemble des tableaux de ce cycle, destiné au palais du Buen Retiro, suit d’ailleurs ce schéma de composition. Souvent, pour ce type de réalisation, le peintre de figure s’associe avec un peintre de paysage. Ainsi Rubens et Snayers peignirent à deux mains la Bataille d’Arques (Munich, Alte Pinakothek), et Le Brun et Van der Meulen collaborèrent étroitement pour la réalisation de leur grand cycle de l’Histoire du Roy dont les batailles sont toutes composées selon ce système. Le formalisme de ce type d’image est très accentué mais il répond à une évolution culturelle profonde qui traverse l’Europe au XVIIe siècle et coïncide avec la naissance de l’État moderne. Cette mixité entre peinture de figure mettant en valeur le prince et description en surplomb du champ de bataille est en effet la conséquence la plus directe de la centralisation de l’État, de la réaffirmation du monarque, de son autorité, et de l’atténuation des pouvoirs intermédiaires entre lui et la masse des soldats. Cette forme obéit à l’exigence croissante d’une représentation en majesté du roi de guerre.

10 Vient ensuite la catégorie de la peinture de bataille sans récit identifiable, sans héros nommable [type 2]. Il s’agit d’une véritable peinture de genre selon la définition précise de Federico Zeri5. Comme précédemment, on peut subdiviser cette catégorie en deux sous-types : les batailles se déroulant sous un costume antique [type 2a] et celles évoquant une action moderne [type 2b].

11 Le premier [type 2a] est le plus original : il est une évocation fantaisiste des batailles de l’histoire antique sans référence précise à aucune d’entre elles. Antonio Tempesta, à la fin du XVIe siècle, diffusa abondamment ce type d’image. Ce traitement fut repris au XVIIe siècle par certains peintres de batailles, en particulier Vincent Adriaensz, dit Il Manciola (1595-1675), et Jacques-Ignace Parrocel (1667-1722), qui s’en firent chacun une spécialité. Francesco Monti dit Il Brescianino (1646-1712) peignit pour le Palais Farnèse à Piacenza une série de batailles reprenant ce type [2a]. Il s’agit de tableaux pour la plupart en hauteur, destinés aux entre-fenêtres et aux devants de cheminées de la Salle des Gardes6. Ils sont mentionnés pour la première fois dans un inventaire daté du 11 août 1691, sans désignation de sujet7. Les toiles, de grandes dimensions (certaines ont plus de deux mètres de haut), représentent des charges de cavalerie, des mêlées, des figures isolées de trompettes, de porte-étendards, de porte-enseignes, d’archers. Ces compositions mêlent de manière parfaitement fantaisiste des équipements et des costumes de toute époque : antique, médiévale, moderne.

12 La seconde forme [type 2b] est de loin la plus abondante. Elle regroupe toute la peinture de bataille produite par Jacques Courtois, Philips Wouwerman et tant d’autres à la suite des essais pionniers de Sebastian Vrancx, Michelangelo Cerquozzi et Aniello Falcone. Dans cette peinture, aucun héros ne peut s’identifier, aucune narration précise ne peut se lire en dehors de l’enchaînement des coups et du mouvement des figures. En revanche, il est possible de reconnaître le contexte historique grâce aux couleurs des étendards et des écharpes, à l’équipement, aux pratiques militaires ou à la nature des formations. Ainsi, une bataille comme la composition de Pieter Meulener du musée de Blois décrite jusqu’alors comme un Combat de cavalerie sans plus de précision, peut être reconnue, après un examen attentif, comme un choc de cavalerie se déroulant entre 1631 et 1648 et opposant Impériaux et Suédois8.

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Interférences

13 Ces quatre catégories formelles (ou cinq en comptant la variante de la bataille historique moderne avec figures monumentales au premier plan [type 1b*]) sont loin d’être cloisonnées : nombreux sont les points de passage entre l’approche narrative et l’approche générique. Des influences formelles et des imbrications d’intentions assouplissent ce que cette typologie peut avoir d’un peu formaliste.

14 Premier cas : une bataille de l’histoire moderne sous l’apparence de l’Antique (c’est-à- dire [1b] sous la forme de [1a]). Les reliefs de l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis à Paris, représentant La prise de Maëstricht et Le Passage du Rhin, montrent Louis XIV et son armée entièrement vêtus de costumes antiques. La seule trace de l’appartenance du roi à son temps est sa longue perruque bouclée qui descend sur ses épaules. L’influence formelle des reliefs antiques est très prononcée. La figure du roi dans La Prise de Maëstricht est d’ailleurs une reprise fidèle du Marc-Aurèle à cheval du premier des célèbres Reliefs de Marc-Aurèle conservés aujourd’hui au musée du Capitole à Rome. La vision topographique propre aux batailles modernes [type 1b], englobant un vaste horizon, est donc délaissée au profit d’un langage anoblissant qui plonge le héros contemporain dans le monde antique. La confrontation entre le costume antique et la description d’une action militaire contemporaine est au cœur des débats sur le langage et la rhétorique de louange qui agitent les esprits au moment de la Querelle des Anciens et des Modernes9. Un dessin de Charles Le Brun conservé au musée du Louvre, Louis XIV en campagne (INV 29623), montre le roi habillé à l’antique comme le reste de son armée, accompagné de figures mythologiques, et se jetant au cœur de la mêlée à l’image d’un héros romain. Le sujet moderne (une bataille de Louis XIV) s’est dissous dans la forme classique.

15 L’écart entre les deux langages, celui de l’Antiquité classique et celui des outils modernes de la peinture de bataille reste en revanche bien visible dans une autre composition de l’artiste, également conservée au musée du Louvre, Louis XIV devant Utrecht (INV 27650). Ce dessin appartient à une série de compositions préparatoires à un projet inabouti sur l’Histoire du Roy. L’artiste y décrit des batailles selon la forme moderne [type 1b*] mais en plaçant dans le ciel des figures mythologiques assises sur des nuées qui anoblissent l’image.

16 Autre mixité : la bataille sans héros ni récit identifiable [type 2a ou 2b] peinte avec l’apparence de la vraie peinture d’histoire ancienne ou moderne [type 1a ou 1b]. Ainsi la Grande bataille de Salvator Rosa conservée au musée du Louvre, est une bataille générique, sans narration précise, sans récit identifiable [type 2a], mais qui, par les costumes et l’architecture antiques, par l’influence formelle de Léonard et de Raphaël (monumentalité, composition en frise, densité de la mêlée), renoue volontairement avec l’apparence des batailles classiques de la Renaissance [type 1a].

17 Les onze toiles de Joseph Parrocel, peintes entre 1685 et 1688 pour la Salle du Grand Couvert au château de Versailles, reposent sur cette même mixité : malgré la monumentalité des figures et l’allure de récit historique que possèdent ces tableaux [type 1a], ce ne sont que des tableaux de genre [type 2a]. Les actions représentées sont l’illustration de la typologie ordinaire de la peinture de bataille : attaques de pont-levis, chocs de cavalerie, conseils de guerre, convois de prisonniers… Ces peintures, d’ailleurs, ne constituent pas à proprement parler un cycle : ce sont des tableaux sans ordre, sans unité de décor ni de costume. Parrocel n’a peint ni le roi, ni Alexandre, ni

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aucun autre héros, mais des guerriers sans âge, de pure fantaisie. Dans l’omniprésence à Versailles de la célébration de Louis XIV et de ses victoires militaires, Joseph Parrocel ose livrer des batailles sans rapport avec la gloire du roi. Les auteurs anciens ou modernes des descriptions du château passent rapidement sur le décor de cette salle, ne détaillant pas les peintures, ce qui semble révélateur de leur embarras. L’inventaire de Christophe Paillet de 1695 indique pour le plus grand des onze tableaux : « Bataille de Saint Louis ». Or, aucun élément n’évoque le roi capétien. Le cavalier qui paraît au- dessus de la mêlée, au milieu du tableau, est déjà au second plan et n’est évidemment pas Saint Louis, ni même le héros de la bataille. On peut imaginer que le titre a été choisi pour ne pas laisser sans sujet un grand tableau de bataille accroché dans un salon de l’appartement intérieur du roi. Les auteurs de l’Inventaire Napoléon ont proposé de décrire l’action comme une « Bataille de l’Ancien Testament », en raison probablement de la présence de costumes antiques. Puis le titre de Bataille de Saint Louis fut remis à l’honneur et on le trouve encore parfois aujourd’hui. Au XXe siècle, on continua à chercher à identifier les sujets des tableaux en en rapprochant certains de passages particuliers de L’Iliade, mais la tentative ne résiste pas à l’analyse10. Le désir d’identifier l’action de ces tableaux est compréhensible. Il naît très précisément de ces glissements subtils entre les catégories de peinture de bataille.

18 Troisième interférence : lorsqu’une bataille de genre [type 2b] comporte suffisamment d’éléments historiquement vérifiables pour permettre l’identification précise de la bataille [type 1b]. La vexillologie joue ici un rôle déterminant dans l’étude de ces peintures. La Bataille pour la possession d’une forteresse de Jacques Courtois (Madrid, musée du Prado), longtemps considérée comme une simple bataille tumultueuse fictionnelle, peut ainsi être reconnue comme la bataille de Nuremberg du mois d’août 1632 qui opposa les Suédois aux Impériaux11. Ce tableau qui avait toutes les apparences d’une bataille générique anonyme se révèle être, par l’examen des étendards, de la topographie et des manœuvres de poliorcétique, une bataille moderne et historique précise. Jacques Courtois n’hésite pas à se détourner des formules mises au point par Callot et Snayers pour la peinture de bataille historique moderne, formules qu’il connaît pourtant pour les avoir par ailleurs adoptées. En utilisant les formes de la peinture de bataille générique, il place le spectateur au niveau du sol, à la hauteur des soldats, parvenant ainsi à lui offrir la description la plus vivante d’une bataille historique moderne.

19 La classification développée dans ces lignes montre que le formalisme, qui structure le genre de la peinture de bataille, s’assouplit par des jeux de mixité et d’influence. Loin d’assécher la lecture de ces œuvres, la connaissance et l’application de cette méthode de lecture offrent de nouvelles perspectives à l’étude de la peinture de bataille.

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NOTES

1. . Jérôme Delaplanche, Axel Sanson, Peindre la guerre, Paris, édition Nicolas Chaudun, 2009. Compte-rendu, http://www.parutions.com/index.php?pid. 2. . Sur le déclin de ce prestige auprès des écrivains de l’art, voir Jérôme Delaplanche, « L’oubli d’une dignité. La critique de la peinture de bataille de Vasari à Diderot », Revue d’Auvergne, t. 122, n° 587, 2008-2, p. 117-127. 3. . Sur ce sujet, voir par exemple Marie-Ange Brayer (dir.), Cartographiques, Paris, Réunion des musées nationaux,1996. 4. . Cf. par exemple les peintures des deux réfectoires de l’Hôtel des Invalides à Paris attribuées à Friquet de Vauroze, et datant de 1675-1680. Sur le cycle de Perez d’Aleccio, voir la contribution de Caroline Chaplain dans ce dossier des Cahiers. 5. . Selon Federico Zeri, la peinture de genre doit remplir trois conditions : le sujet doit être traité pour lui-même, sans référence à l’histoire (1), il doit être produit en abondance (2) et par plusieurs artistes qui se spécialisent ainsi (3). Cf. « La nascita della “Battaglia come genere” e il ruolo del Cavaliere d’Arpino », dans Patrizia Consigli (dir.), La Battaglia nella pittura del XVII e XVIII secolo, Parme, Silva, 1984, p. IX-XXVII. Voir aussi sur ce point précis des héros non-identifiables dans la peinture de bataille italienne du début du XVIIe siècle : Fritz Saxl, « The battle scene without a hero. Aniello Falcone and his patrons », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, t. 3, 1939-1940, p. 70-87. 6. . Raffaella Arisi, Il Brescianino delle battaglie, Piacenza, Edizioni del Museo Civico, 1975, notices n° 11 à 22 ; Stefano Pronti, Patrizia Soffientini, I Musei di Palazzo Farnese a Piacenza, Milan, Skira,

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1997, p. 61 ; Antonella Gigli, Palazzo Farnese. Piacenza. La Pinacoteca, Piacenza, TipLeCo, 2000, p. 18-20. 7. . Raffaella Arisi, Il Brescianino…, op. cit., p. 22. 8. . Voir Hélène Lebedel (dir.), Catalogue des peintures du Musée du Château de Blois. XVIe-XVIIIe siècles, Montreuil, Gourcuff Gradenigo, 2008, p. 128. 9. . La question du langage antique ou moderne de l’iconographie louis-quatorzienne a été abondamment étudiée, en particulier récemment par Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999 et Thomas Kirchner, Le héros épique. Peinture d’histoire et politique artistique dans la France du XVIIe siècle, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2008. 10. . Cf. Jérôme Delaplanche, Joseph Parrocel (1646-1704). La nostalgie de l’héroïsme, Paris, Arthena, 2006, p. 194. 11. . Pour le détail de cette identification, voir Jérôme Delaplanche et Axel Sanson, Peindre la guerre, op. cit., p. 88-91.

RÉSUMÉS

La peinture de bataille est un genre mal connu et peu apprécié. La production de cette peinture est souvent perçue comme homogène et rébarbative. Ignorant fréquemment les tenants et aboutissants de la bataille représentée, le spectateur se trouve devant une image anonyme qui ne lui parle pas. En outre, la peinture de bataille obéit à des codes de représentation précis qui peuvent donner l’impression d’une production peu imaginative. En réalité, la connaissance de ces codes de représentations et la manière dont les artistes jouent avec eux, offrent autant de points d’entrée vers une plus grande intimité avec l’œuvre.

The battle painting is a genre misunderstood and underrated. The production of this painting is often perceived as homogeneous and grim. Viewers frequently ignore the ins and outs of the battle represented, and face images that do not speak to them. In addition, battle painting obeys specific codes of representation that could give the impression of an unimaginative production. In fact, the knowledge of these codes of representations and the way artists play with these principles, offers many entry points to a greater intimacy with this kind of work.

INDEX

Mots-clés : cartographie, peinture de bataille, querelle des Anciens et des Modernes, topographie Keywords : Battle painting, cartography, quarrel of the Ancients and the Moderns, topography

AUTEUR

JÉRÔME DELAPLANCHE Ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome (Villa Médicis), Jérôme Delaplanche est diplômé de l’École du Louvre et docteur en histoire de l’art de l’Université Paris IV - Sorbonne. En

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2004, il publie une monographie sur Noël-Nicolas Coypel (Arthena). Sa thèse de doctorat consacrée à Joseph Parrocel est publiée en 2006 (Arthena). Se spécialisant ensuite dans l’étude de la peinture de bataille, il écrit sur cette question plusieurs articles et un ouvrage Peindre la guerre (2009). Il a été commissaire de quelques expositions (musée du Louvre, Epinal, Saint-Cloud) et il fut accueilli comme chercheur à l’INHA pour l’année 2007 pour le projet sur la base de données des tableaux italiens dans les collections publiques françaises. Il est rattaché la même année aux travaux sur le fonds de dessins du musée de Grenoble. Outre son activité de recherche, il enseigne l’histoire de l’art depuis 2000 dans différentes institutions (École du Louvre, Université Aix-Marseille I, Université Paris IV - Sorbonne, Institut Catholique de Paris). Il a rejoint l’Agence France-Muséums (Louvre Abou Dabi) en janvier 2008, en tant que chargé d’études pour la période classique dans le domaine de la peinture, de la sculpture et des arts graphiques.

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Les peintres guerriers. Joseph Parrocel et la guerre de Hollande

Michel Hanotaux

1 En 2005, s’achevait, grâce à l’aide d’un généreux mécène, le nettoyage et la restauration partielle des peintures murales d’un des réfectoires de l’Hôtel national des Invalides. Ces peintures, dont certaines sont monumentales, sont initialement l’œuvre du peintre d’origine provençale Joseph Parrocel. Elles retracent, à travers des événements jugés majeurs, les trois dernières années de la Guerre de Hollande.

2 Elles s’adressaient au premier chef à des spectateurs avertis, et vétérans des deux guerres qui venaient de se dérouler. Tâche difficile pour un artiste, qui veut asseoir sa réputation de peintre de bataille, que de répondre à l’attente de son commanditaire et Roi, tout en recueillant l’adhésion des ex-acteurs. C’est en se mettant à la portée de ce public certainement très difficile, au moyen d’artifices et de conventions, qu’il va réussir cet examen de passage.

3 Tout commence en 1670 quand, par son ordonnance du 24 février, Louis XIV annonce son intention de construire dans la plaine de Grenelle un hôtel destiné à accueillir les soldats perclus et estropiés, qui sera nommé Hôtel royal des Invalides. « Il en allait, écrira Jean-Pierre Bois, autant de l’ordre dans le Royaume que de la grandeur du Roi, qui ne pouvait pas se satisfaire de renvoyer à la misère ses serviteurs les plus humbles, auxquels le lie un rapport particulier avec la création d’une armée royale permanente composée de volontaires »1. Louis XIV confie la réalisation du projet à son jeune Secrétaire d’État de la Guerre, le marquis de Louvois. L’architecte, Libéral Bruand, avait été nommé dès 1669 sur proposition des deux éternels rivaux, Colbert et Louvois. Les travaux, débutés en 1671, allèrent très vite car l’essentiel était construit en 1677. Dès 1675, les premiers invalides avaient commencé à aménager.

4 Il n’est pas dans mon propos de présenter ce monument, qui sera à la fois une place de guerre2, un hôpital3, un « monastère »4 et une manufacture5, mais il faut retenir que pour nourrir simultanément, ou presque, un effectif pouvant atteindre et même dépasser les 3 000 hommes, il fallait une organisation sans faille et des lieux d’accueil adaptés ; d’où ces 4 réfectoires, distribués de part et d’autre de la cour centrale (ou

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royale), ayant une capacité de 4 à 500 convives chacun6. On est frappé par leurs dimensions, pas loin de 50 mètres7 de long et surtout une hauteur sous plafond qui correspond à deux niveaux. Éclairés par de grandes croisées d’un côté, avec un mur aveugle face à celles-ci, ces salles vont être conçues et décorées comme des galeries. Sensiblement au même moment, la grande galerie de Versailles est en chantier.

5 Lorsque l’Hôtel des Invalides ouvres ses portes, la France est en pleine guerre dite de Hollande, guerre menée, à partir de 1672, par Louis XIV contre cette « république de marchands ». Commencée au pas de charge8 et près d’aboutir, elle s’était enlisée dans les inondations du plat pays. La guerre de mouvement avait laissé la place à celle de sièges et, sous l’impulsion du nouveau stadthouder Guillaume d’Orange, ennemi personnel et redoutable de Louis XIV, elle s’était progressivement changée en conflit européen impliquant l’Empire, les princes et électeurs allemands, la Suède, les Pays- Bas, l’Espagne, l’Angleterre… Elle ne se termine qu’en 1679 par la paix de Nimègue. Cette guerre et celle dite de Dévolution (1667-1668) qui l’avait précédée, sont grandes pourvoyeuses de candidats pour les Invalides. Ceux qui seront retenus seront les observateurs particulièrement attentifs des décorations des réfectoires qui sont en cours de réalisation. Depuis 1677, Louvois a en effet confié à Joseph Parrocel, le soin d’assurer celles du réfectoire nord de l’aile d’Occident.

6 Ce Joseph Parrocel (1646-1704) est originaire de Brignoles. Il a appris les rudiments du métier dans l’atelier de son père puis a rejoint son frère Louis, parfaire sa formation au château de Lussan. Peu satisfait de cet enseignement, il a quitté son frère pour se rendre à Marseille où il participe à la décoration intérieure de navires ; J. Delaplanche9 estime qu’il y découvrit notamment la peinture de Pierre Puget dont le style spontané et stimulant lui plaisait mieux que la manière lisse et laborieuse de son frère. Monté à Paris, il y reste de 1663 à 1667, y fréquentant le milieu artistique parisien ; il y rencontre notamment Van der Meulen, peintre de batailles flamand déjà bien en cour, qui l’influence peut-être, notamment dans ce qu’on appelle « la bataille topographique », où comme l’écrit J. Delaplanche, « le choc, le tumulte et la description de la violence sanglante de l’affrontement guerrier disparaissent au profit d’une démonstration éloquente et pédagogique de la science du commandement militaire »10.

7 Au bout de ces quatre ans, il entreprend un voyage en Italie et rejoint Rome où il devient l’élève de Jacques Courtois, le plus célèbre des peintres de bataille de son temps. Courtois est le premier vrai peintre de bataille, pour qui le thème du choc de cavalerie est l’iconographie largement dominante de l’œuvre. C’est dans ces batailles tumultueuses que le peintre et le spectateur plongent au sein de l’action.

8 De retour à Paris en 1675, il brigue une place à l’Académie royale de peinture et de sculpture et y entre après un effort d’adaptation remarquable dans son sujet de réception (« Louis XIV dirigeant le siège de Maestricht ») qui devait, conformément à la politique artistique de la monarchie, traiter d’une bataille de l’histoire du Roi ; il a dû abandonner la représentation frontale d’un choc de cavalerie et se conformer aux principes de la bataille topographique chère à Van der Meulen. Ses débuts à Paris sont, toutefois, assez décevants, le clan Colbert / Le Brun ne voulant pas l’employer. Il se tourne alors vers Louvois qui se constitue une équipe et lui confie la réalisation du décor du quatrième réfectoire. Il va, avec bonheur, y conjuguer, dans un savant dosage, son sens du tumulte que craignait Le Brun, avec les principes conformes à la politique artistique voulue par Louis XIV.

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9 Louvois dispose avec ces quatre réfectoires de surfaces considérables lui permettant de raconter les conquêtes du Roi. Il a confié les trois premiers réfectoires à Fricquet de Vauroze, à Michel II et à Jean-Baptiste Corneille lesquels, à proprement parler, ne sont pas des peintres de bataille, contrairement à Joseph Parrocel ; ce dernier se chargera, dès 1680, des « Conquêtes du Roy Louis le Grand aux années 1676-1677-1678 », la dernière partie de la guerre marquée par l’absence des anciens mentors du jeune souverain, Turenne tué à l’ennemi11 et le Grand Condé qui a pris sa retraite.

10 Outre les dessus de portes12, le peintre dispose d’un mur aveugle de près de 50 mètres de long où il y réalise cinq immenses compositions consacrées à la prise de Valenciennes, la prise de Cambrai, le secours de Maestricht, la bataille de Cassel et la prise de Gand ; entre ces compositions, et entre les croisées qui leur font face, 17 plus petites, dont plusieurs ont disparu, sont consacrées à d’autres succès obtenus au cours des trois années.

11 À l’époque de la réalisation, les vétérans et soldats invalides qui viennent chaque jour dans ces réfectoires, ont quasiment tous vécu ces deux guerres. Il ne faut donc pas leur en conter. Pour la plupart illettrés, ces soldats ont dû cependant contempler ces immenses peintures murales avec l’œil acéré, voire critique, du connaisseur.

12 Il est évident que celles-ci sont destinées à la glorification du souverain ; toutefois il ne peut y avoir glorification qu’à travers la célébration des exploits de ses soldats, et ces mêmes soldats doivent se reconnaître dans ces compositions. Parrocel, à travers le réalisme de ses scènes et au moyen de quelques artifices, arrive à surmonter ces difficultés, se révélant un bon peintre de batailles et un excellent courtisan. Il n’était pas facile de satisfaire à la fois deux sortes de « clients » aussi dissemblables.

13 S’il n’est pas possible de présenter chacune des peintures de manière approfondie, ni même de les replacer dans leur contexte historique précis, nous nous attacherons à souligner, à travers quelques détails évidents, relevés essentiellement sur les plus importantes, les moyens utilisés par le peintre.

14 Chacune des grandes compositions est organisée en trois plans : sur le fond, une vue cavalière du champ de bataille est censée permettre aux observateurs de situer la scène. La montagne si caractéristique de Cassel n’a pas échappé aux combattants ; les murailles et les principaux monuments de Valenciennes, de Cambrai, de Gand et de Maestricht sont connus de ces soldats qui les ont contemplés sinon observés pendant parfois plusieurs semaines depuis leurs tranchées. Enfin, pour ceux qui campèrent et affrontèrent Guillaume d’Orange à Saint Denis, il n’y a aucun doute, c’est bien le clocher haut et pointu caractéristique de l’église de Castiau au dessus duquel ils étaient installés. Ils n’ont pas besoin de savoir lire et de déchiffrer les sous-titres qui accompagnent chacun des tableaux pour savoir ce qu’ils représentent. Les dessins de Van der Meulen et de son atelier appartenant au Mobilier National, nous permettent de vérifier que ces vues sont conformes à la réalité du moment.

15 Au second plan, Parrocel peut laisser libre cours à son goût pour le tumulte, le choc de cavalerie qui s’est développé au contact de Courtois. Il va l’utiliser pour suggérer le rythme de l’action et il transporte le spectateur au cœur de celle-ci, même si ce n’est pas toujours conforme à la réalité. Qui oserait dire que Valenciennes a été prise au moyen d’une charge de cavalerie ? La guerre de siège est affaire d’infanterie et d’artillerie. En fait la prise de la ville qui a été bombardée jour après jour, résulte d’une surprise tactique due au génie de Vauban ; celui-ci a déconseillé au Roi d’attaquer

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comme de coutume de nuit, alors que tout était prêt ; le bombardement a donc continué et l’assaut a été donné le matin, alors que les remparts étaient dégarnis. Moins de deux heures ont suffi aux mousquetaires, aux grenadiers à cheval13, aux Gardes Françaises et à Picardie14 pour faire tomber une ville, pourtant bien défendue, au prix de pertes insignifiantes. La charge de cavalerie évoque cet assaut, véritable raz de marée qui a tout emporté sur son passage, et donne cette impression de force et de brutalité. On est loin de la peinture de Van der Meulen sur le même sujet, vue prise de loin où l’on voit le Roi donnant ses ordres.

16 Il en est de même pour l’épisode du secours de Maestricht où l’armée de Guillaume d’Orange, essentiellement de la cavalerie, est représentée s’enfuyant au grand galop, alors que nous savons que le Prince, à l’annonce de l’arrivée des secours, a décampé méthodiquement pour aller se déployer derrière la barrière fournie par la Meuse. Le soldat, à son niveau, n’a retenu que la rapidité de la chute de la ville de Valenciennes ou la fuite des Hollandais devant Maestricht et la manière de Parrocel lui convenait parfaitement.

17 Le premier plan, enfin, est toujours occupé par un groupe de personnages qui, avec quelques indices conventionnels, doivent être parfaitement identifiables. Le Roi, toujours représenté le bras tendu et environné de subordonnés chapeaux bas, comme dans la prise de Cambrai, sur un dessus de porte ou à Cassel (où il n’était pas) ; le prince d’Orange représenté fuyant à Maestricht et à la bataille de Saint Denis15 ; Luxembourg lors de la prise de Valenciennes lançant à l’assaut un Capitaine16 lieutenant des Mousquetaires ; ils sont tous deux reconnaissables aux couleurs du Roi, donc de sa Maison (le blanc et le rouge), qu’ils portent à leur chapeau… La bataille de Cassel a été remportée par Monsieur, frère du Roi. Le Roi qui répugnait aux batailles rangées, était resté à Cambrai pour en diriger le siège. Monsieur a montré un courage et un charisme exceptionnels ; Louis XIV en prit ombrage. Le tableau montre, devant un Monsieur reconnaissable à sa livrée écarlate17, le bras tendu (il commandait), un souverain parfaitement identifiable, le dominant nettement, qui lui aussi a le bras tendu pour montrer que, même absent, c’est lui qui commande. Louvois, le courtisan, est passé par là. Mais le petit peuple ne s’y est pas trompé qui acclamait le Roi se rendant à Saint- Omer voir son frère, et criait « Vive le Roy et Monsieur qui a gagné la bataille de Cassel » (Voltaire).

18 Afin qu’il n’y ait aucune ambiguïté dans l’identification des protagonistes, ainsi que dans le sens donné aux scènes, Parrocel fait appel à des symboles beaucoup plus accessibles aux « gens du commun » dont sont issus la grande majorité des invalides, que les représentations allégoriques auxquelles Le Brun fait appel pour les mêmes faits dans la grande galerie de Versailles : point n’est besoin de représenter le Monarque en jupette et cuirasse à l’antique environné de dames plus ou moins dévêtues embouchant une, deux voire trois trompettes pour leur faire comprendre que leur Roi, celui qu’ils ont vu monter à la tranchée, était victorieux et digne de l’être. En revanche, représenter un Guillaume d’Orange au grand galop, se retournant, le visage reflétant la panique lors du secours apporté à Maestricht, ou après la bataille de Saint Denis, voilà qui est parlant : le Prince Guillaume se sauve et a perdu.

19 Pour différencier les « ennemis indignes » des « valeureux soldats » français, Parrocel fait appel à un code de couleurs : l’orange pour les écharpes et les plumets des Hollandais ; le bleu clair et le jaune pour les Allemands du Saint Empire18 ; enfin les Espagnols sont représentés portant leur tenue traditionnelle noire à la haute fraise et

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au chapeau presque pointu aux petits bords. Nous les rencontrons tous à Cassel, à Maestricht et surtout sur le dessus de porte intitulé « Les Nations de l’Europe remercient le Roy de la Paix en l’année 1679 ». Quant aux soldats français, il semble bien que Parrocel n’ait rencontré que ceux de la Maison. En 1680, celle-ci est rentrée alors que le reste des troupes est en cours de réforme ou reste, évidemment, aux frontières. On reconnaît les casaques19 des mousquetaires du Roi, si populaires auprès du petit peuple de Paris où on commence à les installer ; on reconnaît aussi les gens de la Maison, les chefs comme sur l’autre dessus de porte, ou les petits, tous identifiables aux couleurs incarnat et blanc, les couleurs du Roi, arborées à leur chapeau…

20 Ainsi, notre peintre, tout au long des murs de ce réfectoire, raconte une histoire récente, bien connue de ceux qui la déchiffrent. Il ne s’agit pas de l’histoire sainte, comme cela se faisait dans nos cathédrales et même nos églises ; il s’agit de l’histoire des conquêtes du Roi. L’on peut être persuadé que tous les spectateurs de cette gigantesque bande dessinée, que cela soit Louvois, le parfait courtisan, que cela soit le Roi, qui viendra bientôt visiter l’Hôtel, ou que ce soient les invalides, tous y trouveront leur compte. Ainsi Louvois, satisfait, quand il succède à Colbert à la Surintendance des Bâtiments, passera plusieurs commandes à Parrocel pour les appartements du Roi à Versailles.

NOTES

1. . Jean-Pierre Bois, « Les invalides aux Invalides », dans Frédéric Lacaille (dir.), L’œuvre révélé de Joseph Parrocel aux Invalides, Dijon, Éditions Faton, 2005, p. 24. 2. . Cette place, qui est implantée « hors les murs », a un gouverneur, un lieutenant de Roy et un major ; les invalides les plus ingambes y assurent le service (gardes, rondes) ; une discipline militaire y règne et, tous les jours, les vétérans y font l’exercice. 3. . Les estropiés et les malades y sont soignés par des médecins, chirurgiens et apothicaires qui seront très vite considérés comme les meilleurs de leur temps ; le service à l’infirmerie est assuré par les « sœurs grises » et, faveur inconnue à l’époque, chaque malade y a son propre lit et bénéficie d’un menu adapté à son état. 4. . La disposition des lieux (une double galerie autour de la place), la présence d’une église (l’église des Soldats), puis de deux (la Cathédrale Saint Louis sera consacrée à la fin du règne de Louis XIV), desservies par de nombreux prêtres, la vie rythmée par les offices religieux et les prières, la discipline qui y règne, permettent d’assimiler cet hôtel à une sorte de monastère. 5. . Il fallait occuper ces nombreux invalides. Ils furent sollicités pour la réalisation de souliers et d’équipements divers pour la troupe, la coupe de justaucorps, de vestes et de culottes pour la Maison du Roy, mais on leur doit aussi des antiphonaires et des tapisseries réalisés pour le château de Versailles. 6. . Ils y prenaient leurs trois repas quotidiens, parfois en deux services (voir la gravure de Le Pautre). 7. . Deux réfectoires sont longs de 23 toises, les deux autres de 25. 8. . Souvenons-nous du très célèbre « passage du Rhin » à Tolhuis.

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9. . Jérôme Delaplanche, « Joseph Parrocel et la peinture de bataille sous Louis XIV », dans Frédéric Lacaille, L’œuvre révélé de Joseph Parrocel, op. cit., p. 127. 10. . Ibid. 11. . Il figure toutefois sur le dessus de porte « introductif ». Il y est parfaitement reconnaissable car dans la même attitude que celle où il figure sur une des grandes tapisseries de la Couronne. 12. . Le premier annonce les conquêtes du Roi pendant les trois dernières années de la guerre ; on y voit Louis XIV donnant ses ordres à ses généraux et la présence de la tente surmontée de la « cornette blanche » suggère qu’il commande lui-même. Le second nous montre les représentants des Nations en guerre contre le Royaume venant le « remercier » de leur avoir donné la paix et on y voit Louis XIV, revêtu du petit habit de « l’Ordre », entouré de sa Cour, personnifiée par des militaires, des seigneurs et des valets en livrée. 13. . Les Grenadiers à cheval et les Mousquetaires étaient troupes montées mais combattant à pied et en raison des préséances dues à leur rang, elles montaient à l’assaut à la tête de la Maison. 14. . Le régiment de Picardie est un régiment d’Infanterie, « Vieux Corps » (donc héritier des Bandes) régimenté en 1562 avec 4 autres « Vieux » (Piémont, Navarre, Champagne, Normandie) dont le rang fut tiré au sort. Vieilles troupes (plus anciennes que la plus grande partie de la Maison), ces régiments briguaient l’honneur de monter les premiers à l’assaut. Ils étaient considérés comme la crème de l’élite de l’infanterie. Picardie est l’ancêtre du premier d’Infanterie. 15. . Il n’est représenté que deux fois, toujours dans la même attitude, et s’enfuyant. Il personnifie l’ennemi. 16. . À part les quatre compagnies des Gardes du Corps, les compagnies montées de la Maison (Gensdarmes et Chevaux légers, Mousquetaires et Grenadiers à cheval) avaient pour capitaine le Roi qui y était représenté par un lieutenant. 17. . Les Orléans portaient la livrée écarlate. 18. . Il faut remarquer qu’en 1670, le Prince de Furstemberg a fourni au Roi un régiment précisément revêtu de ces couleurs ; nous sommes aux débuts de l’uniformisation des troupes. 19. . La casaque est une sorte de manteau que les cavaliers mettaient par-dessus leur habit. Certains détails nous font penser que, même si il y a eu des repeints et donc des distorsions inévitables, les personnages représentés sont conformes à ce qu’a peint Parrocel. Ainsi, les casaques des Mousquetaires sont devenues des manteaux de selle à leur remplacement par les fameuses soubrevestes au début des années 80. Il en est de même pour les galons de livrée des valets où le galon du Roi est encore à damiers (au lieu de deux cordonnets blancs se croisant sur un galon de velours ras de couleur feu) et pour la quasi absence d’uniformes (nous sommes au début de cette uniformisation), hormis ceux des Suisses (encore en bleu).

RÉSUMÉS

Joseph Parrocel (1646-1704) vient d’une famille de peintres implantée en Provence. Il a appris l’essentiel de son métier de peintre des batailles, en Italie, avec Courtois. Entré à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1676, Louvois lui confie le décor d’un des quatre réfectoires de l’Hôtel Royal des Invalides qui vient de sortir de terre.Le jeune peintre illustre à sa manière et à grands traits les faits les plus marquants de la dernière phase de la Guerre de Hollande ; il représente dans ses grandes compositions le déroulement des sièges et batailles, utilisant des artifices pour les rendre intelligibles. Pour cela il fait appel à des conventions: couleurs et

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habillements caractéristiques des coalisés, mise en évidence du Souverain dans ses œuvres, suggestion du choc et de la rapidité par une charge de cavalerie. Les scènes représentées, où s’allient dans un savant dosage, vérité, réalisme et symboles, sont destinées à être accessibles aux «gens du commun» dont sont issus les Invalides.

Joseph Parrocel (1646-1704) comes from a family of painters established in Provence. He learnt the basics of his art as a battle painter with Courtois. When he joined the Royal Academy of painting and sculpture in 1676, he was commissioned by Louvois to paint the background of one the four dining-rooms of the Hôtel Royal des Invalides that had just been erected. The young painter roughly illustrated in his own way the most significant events of the second half of the war of Holland. In his great canvases, he represented the sequence of sieges and battles, resorting to devices and making them intelligible. To this end he used conventions, such as colors and clothes typical of the allies, enhancement of the Sovereign in his works and suggestion of the clash and swiftness of a cavalry charge. Truth, realism and symbols are combined in these scenes in a clever balance. They are thus made accessible to the “common people” from whom the wounded soldiers are issued.

INDEX

Keywords : Battle painting, Invalides, Joseph Parrocel, war of Holland, wounded soldiers’ hospital Mots-clés : Guerre de Hollande, Invalides, Joseph Parrocel, peinture de bataille

AUTEUR

MICHEL HANOTAUX

Saint-cyrien, fantassin, général (2s), il est le président de La Sabretache, société d’études militaires reconnue d’utilité publique. Il s’intéresse tout particulièrement à l’étude des armées du Roi (XVIIe et XVIIIe) et s’est spécialisé dans l’analyse iconographique des œuvres à caractère militaire de cette période. Il publie dans diverses revues spécialisées, notamment dans les Carnets de la Sabretache. Ila participé à la rédaction de L’Œuvre révélé de Joseph Parrocel aux Invalides, sous la direction de F. Lacaille, et au catalogue de l’exposition Fastes de cour et cérémonies royales présentée à Versailles en 2009.

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Du barbare à l’oppresseur décrépi : l’image du Louis XIV guerrier dans les satires anglaises et hollandaises

Isaure Boitel

1 Immobile et comme prenant la pause au milieu d’une scène tumultueuse, Louis XIV incarne, dans cette toile de Charles Le Brun, l’archétype du « roi de guerre », stoïque et majestueux dans la victoire (fig. 1)1. Ornant la voûte de la Galerie des glaces, La Franche Comté conquise pour la seconde fois célèbre l’heureuse campagne de 1674 qui s’achève le 22 mai, lorsque la citadelle de Besançon, alors aux mains des Espagnols, tombe sous l’assaut des troupes françaises2. Le roi, cuirassé à l’antique, laisse son bâton de commandement s’appuyer négligemment sur l’allégorie du Doubs. Son regard se pose sur des femmes implorantes que Mars lui amène, personnifications des territoires récemment conquis. Parmi elles figure la Franche-Comté, le corps allongé sur un parterre de boucliers, s’arrachant les cheveux d’une main tandis que l’autre tend timidement les clés de la province. Derrière le souverain, Minerve et Hercule gravissent un rocher, symbole de la citadelle de Besançon, et s’apprêtent à repousser les forces espagnoles incarnées par un fantassin et par le lion des Habsbourg. À gauche, la célébration du succès royal éclate grâce à une Victoire élevant des trophées et tenant dans une main deux couronnes de lauriers symbolisant sans doute la double conquête de cette province. La Renommée et la Gloire, perchées sur des Nuées, participent également à l’apologie du prince. Le triomphe repose bien ici sur les seules épaules du souverain dont les vertus guerrières transparaissent à travers les références mythologiques. Sagesse et héroïsme définissent donc ce roi belliqueux dont la présence passive suffit à terrasser l’ennemi par une sorte de « geste miraculeuse »3.

2 Cette œuvre emblématique de la propagande ludovicienne témoigne de l’importance qu’accorde Louis le Grand à sa grandeur guerrière, mais aussi de son intérêt profond pour l’art militaire4. Loin d’être réaliste, la toile n’en évoque pas moins la présence physique du souverain sur le champ de bataille, présence réelle puisque le roi s’est effectivement déplacé jusqu’au théâtre des affrontements5. Mais cette volonté d’imposer l’aura martiale du roi aux esprits contemporains et à la postérité se trouve

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rapidement contrée par une production satirique étrangère. À partir des années 1670 en effet, des centaines d’estampes et de médailles anglaises et hollandaises dénoncent l’attitude du héros gaulois et génèrent une image très éloignée de la vision apologétique décorant les couloirs de Versailles6. Cette image au noir s’intensifie encore lors des deux dernières guerres du règne, celle de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et celle de Succession d’Espagne (1701-1713), conflits qui font perdre au roi de France son statut d’arbitre de l’Europe.

3 Bataves et Britanniques, dont les objectifs politiques tendent à converger vers 1674, élaborent un portrait acide du Louis XIV guerrier, une contre-image de l’Alexandre français encore trop méconnue. Car si les représentations des valeurs combattantes du roi Soleil ont fait l’objet de nombreux commentaires à l’instar des travaux de Joël Cornette, de Peter Burke, de Christian Michel ou d’Isabelle Richefort, l’iconographie satirique n’a pas suscité les mêmes élans7. Pourtant la richesse symbolique, le message politique tout comme la fonction de ces charges méritent d’être étudiées car elles témoignent de l’existence d’une véritable guerre iconographique que se livrent artistes français et étrangers. Ainsi entre la figure du barbare assoiffé de sang, celle du mauvais stratège ou encore celle du guerrier ridicule, plusieurs facettes de l’anti-héros apparaissent, se répondent mais aussi s’opposent. Nous chercherons donc à étudier la destruction de l’image guerrière de Louis le Grand en nous interrogeant sur les ambitions d’une telle contre-propagande. Il s’agira de montrer que les ennemis du roi de France jouent de la diabolisation ou de la raillerie pour dresser un portrait complexe d’un prince qui exprimait sa souveraineté à travers l’art militaire.

Un barbare à l’armée de cannibales

4 Les stratégies guerrières de Louis XIV sont vivement blâmées par les artistes étrangers qui insistent sur la volonté du roi d’agrandir son royaume en multipliant les intrusions sur des territoires voisins et en violant les traités de paix fraîchement conclus. Passant outre le droit international, le souverain se distingue à leurs yeux par l’immoralité de ses décisions et de ses méthodes. Les opposants dénoncent un prince qui préfère intriguer en se servant de ses réserves monétaires plutôt que combattre ouvertement un adversaire. Cette charge des procédés guerriers de Louis le Grand figure dans les libelles des années 1660-1670 et trouve écho dans l’iconographie polémique8. Une médaille hollandaise relative à la conquête de Luxembourg, le 4 juin 1684, fait référence à cette stratégie peu louable (fig. 2)9. Le profil imposant de Louis XIV occupe l’avers, entouré de la légende « LUDOVICUS MAGNUS REX ». Au revers, un rideau fleurdelysé s’ouvre sur un bras brandissant une épée et une bourse alors que la ville assiégée occupe le fond de la scène. La légende latine s’étale sur le pourtour : « FERRO ET AURO », « par le fer et par l’or », et l’exergue accueille l’écu du roi de France placé au milieu d’un trophée d’armes. La force critique de cette médaille réside dans son caractère parodique. La pièce s’inspire en effet de l’Histoire métallique confectionnée au même moment par la Petite Académie pour produire une image incriminante de cette opération militaire10. Alors que Vauban juge ce fait d’armes comme « la plus belle et glorieuse conquête que [le roi] ait faite en sa vie », les adversaires de Louis XIV y voient une victoire par la corruption et dénoncent cet usage à de multiples reprises11. Cette attaque est d’ailleurs fondée puisque Louis le Grand, selon des pratiques courantes pour l’époque, achète plusieurs agents à l’étranger afin qu’ils servent ses intérêts. Le recours

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au bombardement pour faire plier la cité suscite un vif émoi hors du royaume car la technique se révèle cruelle au regard des dommages civils qu’elle entraîne.L’efficacité militaire des troupes françaises ne suscite plus l’admiration comme cela avait pu être le cas à la fin des années 1660, mais reflète désormais une sauvagerie sans borne, pratiquée par ce qu’un gazetier anglais appelle « une armée de cannibales »12.

5 Quelques temps après les bombardements de Luxembourg , à l’hiver 1688-1689, le sac du Palatinat révolte l’Europe entière scandalisée par la politique de terre brûlée orchestrée par Louvois13. Les violences de guerre perpétrées dans cette région de la rive gauche du Rhin donnent matière aux adversaires de Louis XIV pour mettre en scène sa cruauté, alors que la guerre de la Ligue d’Augsbourg n’en est qu’à ses débuts. Une satire métallique consacrée à ces terribles événements fustige lourdement l’attitude du roi de France14. À l’avers, Phaéton, double destructeur de l’Apollon français, conduit le char du Soleil. Son attelage infernal embrase les villes et les campagnes du Rhin et de Neckre. Extraite d’un psaume, la légende proclame : « tandis que l’impie s’enorgueillit, le pauvre est consumé par le feu »15.Sur l’autre face, une longue inscription latine appelle les Allemands à se souvenir du ravage : « Que ce monument de la cruauté incendiaire exercée par les François sur le Rhin, l’an 1689, soit toujours présent aux yeux de l’Allemagne ; afin qu’elle ne laisse jamais refroidir l’ardeur que tant d’embrasements ont excité dans le cœur des fidèles sujets, pour la défense de l’Empereur, de la Patrie et de la Liberté »16. Louis XIV est donc devenu « Ludovicus Devastator », le modèle du vandale trouvant plaisir dans la dévastation de l’autre, ennemi politique ou adversaire religieux17. Cette image très négative, apparue lors des ravages commis pendant la guerre de Hollande (1672), devient récurrente à partir de la Révocation de l’édit de Nantes en 1685. L’attitude très agressive de la couronne à l’égard des sujets huguenots conduit à une diabolisation massive du Très Chrétien qui trouve son apogée dans les discours émis au moment de la guerre de la ligue d’Augsbourg. Les violences cruelles et gratuites, orchestrées au nom du monarque, entraînent une dénonciation plus large des motivations du roi, conquérant insatiable se moquant des moyens employés pourvu qu’il parvienne à satisfaire sa soif de pouvoir. Et lorsque l’ambitieux rencontre la résistance ennemie, la satire gagne encore en mordant.

L’ambitieux défait

6 L’appétit féroce de puissance du Roi-Soleil est fustigé tout au long de son règne en raison de la politique offensive pratiquée par les différents secrétaires d’État à la guerre. Véritable topos de la rhétorique critique, la condamnation des ambitions du roi de France est bien illustrée par la gravure anonyme : The Usurpers habit (fig. 3) 18. Louis le Grand trône majestueusement sur un fauteuil recouvert d’une étoffe à l’imprimé cartographique. Sa main droite repose non pas sur sa couronne – comme c’était l’usage dans les peintures panégyriques – mais sur un chapeau surmonté par la maquette d’une cité conquise. Le graveur procède ici à un détournement des portraits monarchiques traditionnels dans lesquels les souverains européens posaient majestueusement, assis sur un fauteuil, une main en direction des regalia. Le monarque porte un habit sur lequel on distingue les villes récemment annexées et placées sous son autorité. Plusieurs chiffres ponctuent le vêtement, la nappe et le sommet de la table. Ils renvoient à la légende où sont énumérées les cités tombées sous l’emprise française. L’inventaire évoque les campagnes militaires des années 1689-1690

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à l’instar du Palatinat, de l’Irlande, des Pays-Bas espagnols ou de l’Italie. La longueur de la liste témoigne de la boulimie du roi en terme de conquêtes et de son inépuisable besoin d’élargir son pouvoir. En présentant ces annexions sous la forme d’un vêtement porté par le monarque, l’artiste introduit l’idée que ces réussites ne servent qu’à agrémenter l’apparence du roi, qu’à lui donner l’allure d’un grand triomphateur. Une fois l’habit ôté, il ne reste plus que l’homme dépourvu de toute possession.

7 Un autre aspect de la charge apparaît dans le titre de l’image : « L’habit de l’usurpateur ». Celui-ci insiste en effet sur la façon dont le Bourbon s’est rendu maître de ces différentes places fortes. Un usurpateur selon Furetière est « un injuste possesseur du bien d’autrui », une personne s’en étant « emparé par la violence »19. Le choix de ce terme oriente la condamnation non plus seulement sur l’étendue des conquêtes et sur l’illégitimité de l’attitude conquérante mais sur les méthodes employées pour parvenir à ce résultat. La barbarie et la fourberie du monarque sont aussi montrées du doigt. Les critiques portent donc ici sur la fin et sur les moyens utilisés par les Français.

8 La satire aborde enfin un autre angle d’attaque à travers un personnage présent au fond à gauche.Venant éclairer la scène, il semble énoncer une vérité dite sur le ton du secret : « Il commence à rendre gorge », « He begins to unrigg », confidence décrivant un arc de cercle en symbole de la trajectoire d’un vomissement. Louis commence donc à renvoyer ses prises, ce que confirme le poème éclairant la gravure : So that proud Monarch must his fate Deplore And all his Thefts and conquests soon restore20

9 Les derniers vers du poème mentionnent les échecs que subissent les troupes de Louis XIV et de son allié déchu Jacques II Stuart, face aux forces du roi d’Angleterre en place : Guillaume III. Les références aux victoires irlandaises de « William » et aux défaites françaises dans le Piémont donnent à voir une nouvelle image du monarque- guerrier : celle du combattant vaincu.

10 Cette figure du guerrier défait devient récurrente au cours de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Les armées sous l’autorité de Louvois sont alors confrontées à la résistance des coalisés. La couronne française endure plusieurs revers militaires qui l’affaiblissent. Sous le burin des caricaturistes, l’ogre de Versailles se transforme en un géant écrasé, preuve que l’on redoute moins les soldats du pays des lys. L’oppresseur devient le terrassé, comme l’illustre cette carte à jouer extraite d’un jeu anglais portant sur la guerre de succession d’Espagne21. Anne Ire d’Angleterre, sur un char de triomphe, écrase Louis XIV et le Pape, allongés sur le sol. La couronne et l’écu français gisent sur le sol, comme pour signifier que la défaite que le roi vient de subir annonce la perte imminente de son pouvoir. L’échec militaire évoqué ici est sans doute la bataille d’Audenarde (1708), affrontement au cours duquel les soldats du duc de Vendôme sont battus par les Anglais et les Impériaux. Ce revers permet aux coalisés de porter le combat sur le territoire français, ce qu’ils s’empressent de faire en assiégeant Lille dès le milieu de l’été. Mais dans cette carte à jouer, l’événement importe peu. L’artiste préfère insister sur la chute des puissances catholiques et sur le déshonneur qui en découle : leur fierté piétinée par la victorieuse Anne22.

11 Mais l’échec militaire ne conduit pas seulement à la création de l’antipode du guerrier victorieux, il aboutit au même moment à la dernière facette d’une image noire du Mars français : celle du guerrier ridicule.

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Le guerrier ridicule

12 La ridiculisation du César français s’impose dans les années 1690, alors que les soldats rencontrent plusieurs échecs qui ne font pourtant pas faiblir l’engagement de Versailles dans les combats. Visant à décrédibiliser complètement un souverain qui prétend inscrire dans la postérité ses talents militaires, cette image caricaturale entend répondre aux toiles de Le Brun ou de Van der Meulen, connues dans toute l’Europe par les gravures de reproduction et les descriptions du Mercure Galant.

13 La première composante de cette satire repose sur la dérision entourant l’attitude belliqueuse de Louis XIV. Ce dernier fait à présent figure de vieil homme préférant la luxure à l’excitation du champ de bataille. La Retraite de Louis XIV avec son serrail [sic]illustre cette idée, en montrant le retour inattendu du roi de Namur à Versailles, le 12 juin 1693 (fig. 5)23. D’apparence assez jeune alors qu’il a déjà 53 ans, le souverain, dépourvu de tout attribut royal, occupe le premier plan. À la place du traditionnel bâton de commandement des représentations encomiastiques, il porte un tambour destiné à battre la chamade. Par cette figuration, l’artiste dévalorise Louis XIV en lui ôtant son statut de chef de guerre et de monarque, pour en faire un simple tambour chargé d’annoncer la reddition24. Louis perd donc ici toute autorité, tout caractère souverain, pour ne devenir que le porte-parole d’une soumission française fantasmée25. Derrière lui, composant un curieux cortège, toute une file de courtisanes suit les soldats et forme le « sérail » du monarque. Le titre de l’estampe établit une analogie entre le souverain et un despote oriental, en évoquant la pratique de la polygamie à une époque où cette coutume passait pour une atteinte à la morale chrétienne, et plus particulièrement aux engagements du mariage. La charge porte donc ici à la fois sur les mœurs du souverain, dont les multiples conquêtes et le mariage avec Madame de Maintenon en octobre 1683 sont connus de tous, mais aussi sur la retraite soudaine du monarque26. Les vers inscrits sous l’estampe éclairent la critique en liant les faiblesses militaires du roi à sa passion incontrôlable pour l’amour. Dans les jeux de Vénus j’ai mes forces usées J’assemble mon sérail seulement pour le voir Toutes mes trahisons au jour sont exposées Désavoué de Mars, je perds tout mon pouvoir Je demande la paix, sur le déclin, malade, Hélas, c’est malgré moi que je bats la chamade.

14 Les failles du souverain transparaissent dans ces quelques lignes : traîtrise, lâcheté et dépendance sexuelle le caractérisent désormais. Ainsi, les défaites militaires sont présentées comme la conséquence directe des décisions d’un roi dominé par ses liaisons amoureuses. Le portrait brossé s’oppose donc à celui du souverain stoïcien capable de discipliner ses passions pour le bien public.

15 Outre ces railleries reprenant un quolibet de l’époque : Bella fugis, bellas sequeris, « tu fuis les guerres, tu poursuis les belles », la dérision touche aussi le champ des motivations du Très Chrétien. Les prétentions fantasques de Versailles à la monarchie universelle inspirent les détracteurs, comme l’illustre l’exemple de cette estampe de 1689. Elle est élaborée au moment de la Glorieuse Révolution anglaise, alors que Louis XIV accueille le malheureux Jacques II venu trouver refuge à Saint-Germain-en- Laye. Les décisions du Stuart avaient éveillé la méfiance de plusieurs sujets britanniques qui, par crainte d’un gouvernement absolutiste et catholique, en

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appelèrent à la protection de Guillaume d’Orange. Le débarquement du stathouder hollandais contraint la famille royale anglaise à fuir le royaume, ce qu’illustre cette eau forte au titre très évocateur : Arlequin sur l’Hypogryphe à la Croisade loyoliste 27. Au centre, sur une mule, Louis XIV et Jacques II partagent le même chapeau de jésuite. La proximité et la ressemblance des deux personnages frappent le spectateur. Un regard rapide pourrait faire croire qu’il s’agit d’une créature à deux têtes ou de frères siamois, ou tout au moins d’une sorte de monstre contre nature. Le personnage en tête portant le n° 5 est Louis XIV. Si les traits du visage ne sont guère ressemblants, l’identification est facilitée par les fleurs de lys qui ornent sa culotte. Figuré en armure avec une fraise autour du cou, il se distingue surtout par sa jambe de bois, attribut commun dans les représentations satiriques du roi de France et qui évoque sans doute les attaques de goutte dont son corps est victime depuis 1686. De la main gauche il tient l’étendard de la croix sur lequel est inscrit en hollandais : « Sainte-Croisade rassemblant le Pape et les hérétiques, 1688 ». Derrière lui, Jacques II, également en armure, tient un étendard sur lequel est inscrit « Papisme » et « Monarchie », un soleil intercalé entre chaque terme. Il s’accroche solidement au roi de France qui tente de conduire la monture apeurée par le débarquement de Guillaume d’Orange. La légende précise que Louis XIV est Arlequin et que Jacques II est Panurge. Ces deux références qui évoquent l’humour de la commedia dell’arte et le comique de Rabelais participent au burlesque de la scène. Le personnage d’Arlequin, célèbre zani (valet- aventurier), est un couard paresseux, boulimique, et coureur de jupons. En assimilant Louis XIV à Arlequin, le graveur se moque de la gourmandise royale en matière de conquêtes terrestres comme de conquêtes féminines. La charge est d’autant plus mordante que les personnages de la commedia dell’arte sont très populaires et qu’à la même époque une troupe est pensionnée à Versailles pour divertir la cour28. En faisant tenir les rênes de l’hypogryphe – une mule sur le dessin – par Louis XIV, le graveur le désigne comme le principal responsable des maux de l’Angleterre, comme le meneur infernal de la croisade jésuite évoquée par les multiples références à Ignace de Loyola. L’appétence inégalable de Louis XIV conduit ses alliés à leur ruine et donne au roi lui-même l’apparence d’un valet comique, très ambitieux mais peu dangereux.

16 Un dernier aspect de la décrédibilisation du Louis le Grand guerrier consiste à parodier directement l’image belliqueuse qu’il entend imposer à ses contemporains. La gloire qu’il tire de sa suprématie militaire n’échappe ni à ses ennemis ni à son entourage, comme en témoigne cette citation dumarquis de Saint- Maurice au moment de la guerre de Dévolution : « Le roi met toute son application à la guerre et à la gloire »29. À chacune des campagnes militaires auxquelles il participe, Louis XIV s’entoure d’historiographes, tels Racine et Boileau, ou d’artistes, peintres et graveurs, tels Le Brun, Parrocel ou Van der Meulen. Cette importance accordée au prestige procuré par la guerre se traduit également à travers son souci constant d’immortaliser ses hauts faits d’armes par l’écrit, par l’image ou par la pierre. La statue de la place des Victoires présentée le 28 mars 1686, lors de l’inauguration de la place du même nom, incarne par excellence l’orgueil martial de celui qui a choisi le soleil pour emblème. Parmi les pastiches de l’édifice, une gravure anonyme de 1703 se moque du triomphalisme du monument originel30. Dans une pose méprisante, le monarque

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couronné par la Victoire foule aux pieds un lion, une aigle à deux têtes, un léopard et un gouvernail qui remplacent le Cerbère et les objets de la statue initiale. Ces allégories renvoient de façon explicite aux ennemis que le prince prétend écraser : le lion hispanique, l’aigle bicéphale de l’Empire et le léopard anglais. Deux esclaves enchaînés, conformes à l’original, se tiennent assis sur le piédestal. Des quatre lanternes allumées qui encadrent la statue, l’une va être éteinte par un être maléfique muni d’un soufflé. Deux personnages viennent compléter la scène en occupant le premier plan : le maréchal de la Feuillade, le commanditaire de la statue, et un simple forgeron31 . La gravure est accompagnée d’une légende prédisant l’assombrissement de la gloire du roi. Le satiriste s’insurge donc de l’outrecuidance du monarque tout en dénonçant le culte dont il est l’objet. Le poème annonce la disparition du Victorieux dans la noirceur des ténèbres urbaines, mais aussi la défaite prochaine de la France sous les coups des ennemis qu’elle pense avoir écrasés.

17 À l’issue de ce parcours à travers les multiples facettes critiques du Louis XIV guerrier, l’historien prend conscience de l’enjeu essentiel qui se dessine derrière ces productions subversives. L’ambition de ces artistes de nationalités et de cultures différentes est à la fois de répondre aux stéréotypes nationaux établis par la propagande française, mais aussi de lutter contre le modèle conquérant que Versailles tend à imposer dans les esprits. Ces différents visages du mauvais guerrier, de l’Attila ambitieux au triomphateur grotesque, ne suivent pas une évolution chronologique permettant de passer de l’un à l’autre, mais surgissent en fonction du contexte militaire et finissent par composer, dans les dernières années du règne, l’archétype de l’oppresseur décrépi, pour reprendre la légende d’une médaille de l’époque, combattant accablé par le poids des ans, des défaites et des souffrances de son peuple32. Quant à savoir s’il faut considérer cette destruction de l’icône martiale comme une remise en cause de la souveraineté de Louis XIV, répondre par l’affirmative nous semble abusif. Il s’agit là de construire la figure d’un ennemi national concentrant la haine de ses adversaires, non de susciter révoltes et complots au sein du royaume de France. D’ailleurs, ces satires iconographiques ne pouvaient nullement lutter contre le poids des milliers d’almanachs répandus dans le pays entre 1660 et 1714, sans parler de la médiation royale assurée par les Te Deum, les médailles et les statues urbaines. Et si cette image ébranle le Roi-Soleil au-delà des frontières françaises et laisse aujourd’hui encore des traces dans l’historiographie étrangère, elle ne fragilise nullement l’aura héroïque qu’on attribue encore à ce personnage, et dont Versailles constitue le temple.

NOTES

1. . Joël Cornette, Le roi de Guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot et Rivages, 2000. 2. . Charles Le Brun, La Franche-Comté conquise pour la seconde fois, huile sur toile, Versailles, château de Versailles et du Trianon. La Franche-Comté est conquise une première fois lors de la guerre de Dévolution, du 3 au 19 février 1668. Mais elle est rendue à l’Espagne à l’issue du traité

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d’Aix-la-Chapelle (2 mai 1668). La seconde conquête, moins rapide, occupe les troupes françaises de février à juillet 1674. 3. . Joël Cornette, Le roi de Guerre, op. cit., p. 253. 4. . Cet intérêt se manifeste dès l’enfance et se traduit à l’âge adulte par le souci constant de participer à l’élaboration des stratégies offensives, de concert avec les maréchaux et les amiraux. 5. . Il entre le 22 mai dans Besançon et y fait chanter le Te Deum. La présence royale sur le champ de bataille n’est pas exceptionnelle puisque le roi s’y rend régulièrement de 1654 au printemps 1693. Louis XIV assiste ainsi à dix-neuf des quarante-deux sièges dirigés par Vauban. Les épisodes de bravoure survenus dans sa jeunesse, à l’instar de son exposition lors du siège de Tournai de juin 1667, tendent à disparaître afin d’éviter que le souverain ne perde tragiquement la vie. 6. . Les forces impériales produisent également des satires du Mars français, mais dans une moindre proportion et dans une optique qui diffère parfois des objectifs anglo-hollandais. Ceci explique pourquoi elles ne sont pas abordées dans cette communication. Pour en avoir un aperçu, on peut se reporter à Wolfgang Cillessen (éd.), Krieg der Bilder. Druckgraphik als Medium politischer Auseinandersetzung im Europa des Absolutismus, Berlin, Deutsches Historisches Museum u. G+H Verlag, 1997 ; Hendrik Ziegler, Der Sonnenkönig und seine Feinde. Die Bildpropaganda Ludwigs XIV in der Kritik, Petersberg, M. Imhof, 2009. 7. . La bibliographie sur l’image dorée de Louis XIV étant surabondante, ne seront évoquées ici que quelques références essentielles. Joël Cornette, Le roi de Guerre, op. cit. ; Peter Burke, Louis XIV, les stratégies de la gloire,[1992], trad. P. Chemla, Paris, Seuil, 1995 ; Chantal Grell, Christian Michel, L’École des Princes ou Alexandre disgracié. Essai sur la mythologie monarchique de la France absolutiste, Paris, Les Belles Lettres, 1988 ; Isabelle Richefort, Van der Meulen, le peintre des batailles, Rennes, PUR, 2003 et pour son analyse du symbolisme politique de Versailles Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999. Sur les satires, on pourra consulter Wolfgang Cillessen (éd.), Krieg der Bilder, op. cit. ; Isaure Boitel, « Le renard croquant le coq : les satires iconographiques hostiles à la France dans l’Angleterre de Guillaume III », Actes du colloque La France et les îles Britanniques : un couple impossible ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010 ; Annie Duprat, « Louis XIV, le soleil éclipsé », Ridiculosa, Brest, n° 4, 1997, p. 17-29 ; id., « Le Soleil éclipsé : Louis XIV sous le burin des graveurs hollandais », dossier L’information à l’époque moderne, colloque de 1999, Bulletin de l’Association des historiens modernistes, n° 25, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001, p. 91-118 ; Mark Jones, « The Medal as an instrument of propaganda in late seventeenth and early eighteenth century Europe », Numismatic Chronicle, n° 142, 1982, p. 117-125 et n° 143, 1983, p. 202-213. 8. . L’Orateur français de François de Lisola, publié à Liège en 1674, exposait les tractations monétaires de Louis XIV et sa façon coutumière de dissimuler ce genre de méthode pour insister sur ses hauts faits guerriers. 9. . Gérard Van Loon, Histoire métallique des dix-sept provinces des Pays-Bas depuis l’abdication de Charles Quint jusqu’à la paix de Bade, traduite du hollandais, La Haye, 1732, 5 vol., t. III, 2e médaille p. 292. 10. . L’Histoire métallique de Louis XIV a fait l’objet d’une thèse intéressante de Fabrice Charton, « “Vetat Mori”, une institution au service du Prince. De la Petite Académie à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres (1663-1742) », sous la direction de Christian Jouhaud, EHESS, 2011, 806 p. 11. . Vauban à Louvois, 4 juin 1684, cité par Camille Rousset, Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, Paris, Didier, 1864, p. 256. Sur l’usage des Louis d’or pour acheter des agents ennemis, on peut citer par exemple une série de gravures bataves de Louis de Bade présentées par Annie Duprat, « Louis XIV, le soleil éclipsé », art. cit., et « Le Soleil éclipsé : Louis XIV sous le burin des graveurs hollandais. », art. cit. Le prince de Bade y apparaît corrompu par les Louis d’or, ce qui constitue une dénonciation explicite des procédés français. 12. . Mercurius Reformatus du 25 septembre 1689.

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13. . Afin d’empêcher l’installation de troupes ennemies dans cette province, Louvois donne l’ordre de raser plusieurs cités. Le 13 janvier 1689, la ville de Mannheim est incendiée puis la cité d’Heidelberg qui accueille la résidence des Électeurs. Pour plus de détails sur cet événement, voir Jean-Philippe Cénat, « Le ravage du Palatinat : politique de destruction, stratégie de cabinet et propagande au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg », Revue Historique, n° 633, janvier 2005, p. 97-132. 14. . Gérard Van Loon, Histoire métallique, op. cit., t. III, p. 405. 15. . « DUM SUPERBIT IMPIUS, INCENDITUR PAUPER. PSALMO 10 ». 16. . « MONUMENTUM INCENDIARIAE CRUDELITATIS AD RHENUM ANNO 1689 A GALLIS PATRATAE ; NE A TANTO IGNIUM AESTU ACCENSOS FIDELIUM ANIMOS PRO CAESARE, PATRIA, LIBERTATE TUENDIS, MEMOR GERMANIA REFRIGESCERE UNQUAM PATIATUR ». 17. . Ce surnom est présent dans le pamphlet Concursum Creditorum, 1690. 18. . Anonyme, The Usurpers habit, 1691, eau forte, 30,9 x 18 cm, British Museum, Prints and drawings, Gg, 4E.209. Une version franco-néerlandaise existe également. Elle est extraite d’un recueil illustré : Recueil de pièces héroïques et historiques pour servir d’ornement à l’Histoire de Louis XIV, dédié à Messieurs Racine et Boileau, historiographes de France : Anonyme, L’habit usurpé, 1691 ou 1693, BNF, Cabinet des Estampes, coll. Hennin, n° 6019, microfilm G 156912. 19. . Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye et Rotterdam, Arnout & Reinier Leers, 1690, p. 858. Souligné par nous-même. 20. . « Alors ce fier monarque doit déplorer son destin // Et bientôt rendre tous ses vols et ses conquêtes ». 21. . As de cœur extrait de Marlborough’s Victories, carte à jouer, 9,1 x 6 cm, British Museum, Prints and drawings, 1982, U.4619.1-52. 22. . Les deux derniers vers se moquent du sort des vaincus : “So mighty ANNE on Victory dos ride // And tramples down ye Pope’s & Tyrant’s Pride.”[sic]. 23. . Anonyme, La retraite de Louis XIV avec son serrail [sic], 1693, eau forte, 28,8 x 18,8 cm, British Museum, Prints and drawings, 1868, 0808.2349. 24. . Lors d’un affrontement, le tambour bat la chamade pour annoncer la reddition de son camp. 25. . Namur tombe entre les mains françaises le 30 juin 1692. 26. . La retraite du roi s’explique par une forte crise de goutte. 27. . Anonyme mais de Romeyn de Hooghe, Arlequin sur l’Hypogryphe à la Croisade loyoliste. Armée van de Heylige Lingue voor der Jesuiten Monarchy, 55,1 x 39,9 cm, British Museum, Prints and Drawings, 1868, 0808.3379 (collection Edward Hawkins) et 1855-1-14-194. 28. . Sur ordre du roi, les comédiens italiens furent toutefois chassés en 1697, une représentation de La Fausse prude ayant offensé Madame de Maintenon. Voir Charles Mazouer, Pierre-François Biancolelli, Le Théâtre d’Arlequin : comédies et comédiens italiens en France au XVIIe siècle, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002. 29. . Marquis de Saint-Maurice, Lettres sur la cour de Louis XIV, 1667-1670, Paris, Calmann-Lévy, 1910, du camp de Charleroi le 16 juin 1667, p. 73. 30. . Anonyme, La vision du maréchal de Sellon en Provence, Atlas van Stolk Foundation, Rotterdam, n° 3377. 31. . En 1679, François d’Aubusson, duc de la Feuillade, passa commande auprès de Martin Van Den Bogaert, surnommé Desjardins, d’une statue destinée à orner une nouvelle esplanade : la place des Victoires. 32. . Médaille de 1691 reproduite dans Gérard Van Loon, Histoire métallique, op. cit., t. IV, p. 46.

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RÉSUMÉS

Roi de guerre par excellence, Louis XIV cherchait à incarner l’idéal du héros victorieux en orchestrant une large propagande concourant à sa gloire. Mais cette image fut fortement entachée par des satires étrangères produites à partir des années 1670. L’attitude belliqueuse de ce monarque fut largement dénoncée par ses voisins qui usèrent, entre autres, de l’estampe et des médailles pour mettre à mal les représentations royales françaises. Cependant entre la figure du guerrier prétentieux, celle du barbare assoiffé de sang et celle du vieil oppresseur prenant la fuite, il existe plusieurs facettes qui se répondent mais aussi s’opposent. Cet article cherche donc à étudier la destruction de l’image guerrière du roi Soleil et s’interroge sur les ambitions d’une telle contre-propagande.

“Warrior king” par excellence, Louis XIV orchestrated a wide propaganda in order to embody the ideal of the victorious hero and, hence, to increase his glory. But this public image had been strongly eroded by foreign satires produced since the 1670s. The warlike behavior of this monarch was widely criticized by his neighbors, who used, among others, prints and medals to damage the French representations of the king.However, between the appearance of the conceited warrior, that of the bloodthirsty barbarian and that of the old fleeing oppressor, there are several facets which are complementary but also opposed. The purpose of this paper is to study the destruction of the Sun King’s image of warrior and to wonder about the ambitions of such a counter-propaganda.

INDEX

Mots-clés : guerrier, iconographie, propagande, satire Keywords : iconography, propaganda, satire, warrior

AUTEUR

ISAURE BOITEL Isaure Boitel achève son doctorat sur «L’image noire de Louis XIV dans l’iconographie: France, Provinces-Unies, Angleterre (1672-1715)» sous la direction du Professeur Joël Cornette. Cette recherche centrée sur les représentations satiriques du roi se propose d’analyser la production, la circulation et la réception de ces critiques ainsi que l’imaginaire politique développé par les détracteurs du Très-Chrétien. Agrégée d’histoire, elle est Prag à l’Université Picardie Jules-Verne d’Amiens.

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Dossier : Guerres et guerriers dans l'iconographie et les arts plastiques XVe - XXe siècles

De la tourmente révolutionnaire au traumatisme de 1870 : la fin du Guerrier et l'émergence du soldat

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Les monuments aux militaires déchus : une célébration des héros romantiques

Wassili Joseph

NOTE DE L'AUTEUR

L’auteur de cet article ne juge pas utile de joindre des illustrations, les œuvres dont il est ici question étant suffisamment décrites pour la compréhension générale. La plupart sont généralement bien connues et visibles sur la base iconographique de la Réunion des musées nationaux : http ://www.photo.rmn.fr/.

1 Le monument public sculpté est depuis les années 1770 le lieu d’exaltation privilégié des gloires nationales. Au XIXe siècle, la multiplication des monuments aux « Grands Hommes » donne lieu à une véritable statuomanie, terme consacré par l’historien Maurice Agulhon dans une série d’articles qui en initia l’étude en France à la fin des années 19701.

2 Les héros militaires ont eu dès le début une place importante dans le corpus des personnages ainsi célébrés car ils incarnent l’idée même de dévouement à la Patrie, dont l’exemplarité permet d’édifier le peuple. Mais au cours du XIXe siècle, et particulièrement dans sa première moitié, les héros d’un jour deviennent les ennemis du lendemain. L’alternance des régimes politiques engendre la glorification de personnages qui encombreront le régime suivant. De grands hommes, certains deviennent des symboles de l’oppression. Inversement, d’ennemis, de perdants ou de traîtres, d’autres deviennent des gloires nationales. Ces fluctuations de popularité engendrent des abandons ou des modifications de programmes statuaires, et la création de modèles iconographiques nouveaux. Le militaire, généralement représenté dans sa gloire, va être parfois figuré dans la défaite ou au moment de sa mort. Vont apparaître également des monuments dont l’ambiguïté iconographique correspondra à

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l’ambiguïté même du personnage célébré, incarnant parfois un monde passé aux idéaux disparus. Cela se vérifiera particulièrement avec les figures de Napoléon Ier.

3 Il paraît donc intéressant de voir quelle place est accordée à la représentation du guerrier dans la statuaire durant la période de forts bouleversements politiques qui va des dernières années de l’Ancien Régime à la consécration du Second Empire. Du guerrier glorieux au guerrier déchu, du héros unanimement célébré au personnage polémique, on cherchera à comprendre dans quels buts ces statues ont été créées, quels sont leurs modèles et quelle peut être leur postérité.

Des statues de militaires aux monuments des Grands Hommes

4 C’est à la fin du XVIIIe siècle, en concomitance avec l’esprit des Lumières, que se développent les statues dédiées aux grands militaires des temps passés et contemporains.

5 Auparavant, si on en connaît quelques exemples, ces statues sont réservées à la commémoration des chefs militaires prestigieux auxquels le roi peut être identifié : Annibal par Sébastien Slodtz et Jules César par Nicolas Coustou2 sont commandés en 1687 et 1696 pour la grande allée du château de Versailles, pour être finalement installés aux jardins des Tuileries en 1722. Louis XIV se pose ici clairement en successeur des deux grands conquérants.

6 Des statues de militaires ont été parfois créées, toujours avec l’autorisation royale, pour célébrer la mémoire d’un militaire particulièrement méritant, mais uniquement dans un cadre privé ou funéraire : le Grand Condé de Coysevox est commandé par sa famille juste après sa mort en 1687. Achevée en 1690, la statue est destinée au parc du château de Chantilly, propriété de la famille. Le tombeau du Maréchal de Saxe par Pigalle est érigé dans l’église Saint-Thomas de Strasbourg en 1671-1676. Saxe, protestant, ne pouvait être enterré dans une église catholique, seul lieu possible pour un monument de la sorte. Louis XV décide de le faire inhumer dans la « cathédrale » protestante de France : l’église Saint-Thomas de Strasbourg3.

7 À la fin du XVIIIe siècle les règles changent. Les monuments célébrant un individu se développent et s’approprient de nouveaux lieux. Mais généralement, ces statues sont commandées par groupes pour ne pas faire ombrage à l’image royale, qui seule peut être glorifiée individuellement dans l’espace public.

8 Le premier exemple significatif est la commande par le comte d’Angiviller, surintendant des bâtiments de la Couronne, d’une série de quatre statues de généraux pour l’escalier de l’École militaire à Paris, en 1773 : Turenne par Pajou, Condé par Lecomte, Luxembourg par Mouchy, Saxe par d’Huez 4. Cet ensemble, détruit à la Révolution, vise clairement à montrer aux jeunes soldats des exemples de militaires particulièrement méritants. Ils sont issus de la période la plus prestigieuse de l’histoire de France, les règnes de Louis XIV et de Louis XV. Les images que l’on a gardées de ces œuvres5 nous montrent Luxembourg et Turenne dans des poses très hiératiques, incarnant toute la noblesse et la prestance des personnages.

9 Le deuxième ensemble de militaires statufiés est bien connu : ils font partie de la célèbre série des Grands Hommes de l’Histoire de France, voulue par Angiviller pour relancer la création sculpturale en France et la hisser au rang de la peinture d’histoire.

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Ces statues sont commandées aux principaux sculpteurs de l’époque à partir de 1775 à raison de deux par an jusqu’en 1789. Angiviller informe de ce programme le Premier Peintre du roi Jean-Baptiste Pierre par une lettre du 4 janvier 1775. Il précise que le roi souhaite que « ces statues présentent à la Nation l’image de ceux qui l’ont honorée »6 ; les marbres sont destinés à la Grande Galerie du Museum que l’on commençait à aménager au Palais du Louvre.

10 Comme le note June Hargrove, ce projet marque véritablement un changement de mentalité car il ne vise plus à glorifier le pouvoir monarchique mais à célébrer les gloires nationales pour édifier le peuple7.

11 Le comte d’Angiviller est chargé de dresser la liste des personnages à représenter mais il est évident que les goûts personnels de Louis XVI, féru d’histoire, ont fortement influé sur ses choix. Élément remarquable dans cette liste : ce ne sont plus uniquement des personnages militaires que l’on y trouve mais également des hommes de science, de lettres et des arts8. Un équilibre s’établit dans la série entre les hommes de lettres ou de sciences, et les hommes politiques ou militaires, avec une prédominance de ces derniers : sur les 27 personnages représentés on compte 9 militaires.

12 Élever la sculpture au rang de la peinture d’histoire est l’ambition du comte d’Angiviller avec cette série et pour cela il faut dépasser le simple portrait en pied. C’est pourquoi il demande aux artistes, outre le respect scrupuleux des éléments historiques du costume et de la ressemblance physique, de donner à leurs personnages des attitudes évoquant des « moments significatifs » de leur vie, moments glorieux évidemment. Ainsi, au Salon de 1781 où sont exposées les premières statues, le Maréchal de Tourville, par Houdon, est représenté montrant la lettre du Roi lui donnant l’ordre de combat lors de la bataille de La Hougue en 1692. Tourville est l’un des plus grands amiraux français, ce à quoi renvoie la maquette de navire à ses pieds. Le paradoxe ici est que la bataille de la Hougue est une défaite française mais que Tourville s’en sort avec les honneurs, ayant réussi à limiter les pertes humaines. On met l’accent sur sa fidélité au roi car, même si Tourville savait que la tactique militaire mise en œuvre courait à la perte de la bataille, il obéit fidèlement aux ordres royaux9.

13 Cette série va ainsi poser les codes de la représentation des Grands Hommes pour l’ensemble du XIXe siècle. L’un de ces codes, implicite et intrinsèque, est de ne montrer le personnage que dans ses actes les plus brillants.

Martyr, héros ou perdant ? Qu’est-ce qu’un militaire mourant ?

14 Au Salon de 1814, le premier de la Restauration, le peintre Théodore Géricault présente le Cuirassier blessé quittant le feu conservé au musée du Louvre. L’œuvre est emblématique du désarroi de toute une génération qui a cru en l’armée napoléonienne et qui en a vu la chute. La même année, Jacques Louis David présente son Léonidas aux Thermopyles (musée du Louvre), œuvre qui évoque elle aussi la débâcle militaire.

15 Existe-t-il des équivalents en sculpture où l’on montre la faiblesse du guerrier, sa défaite et finalement sa mort ? Y a-t-il des monuments représentant des soldats déchus, qui ne soient pas des ennemis abattus ?

16 Quelques statues de militaires mourants vont apparaître en effet sous la Restauration mais il existe un précédent, du moins une tentative. Le général Desaix meurt en 1800 à

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la bataille de Marengo qui oppose les Français aux Autrichiens. L’émotion est grande dans l’armée mais aussi dans la population. Bonaparte décide immédiatement de lui consacrer un monument commémoratif. C’est une première : un monument en place publique dédié à un soldat immédiatement après sa mort.

17 Avant la réalisation du monument parisien, son tombeau est commandé au sculpteur Jean Guillaume Moitte pour l’hospice du Grand Saint Bernard, sur la route de l’Italie. Il est achevé en 1805. En forme de sarcophage, la face principale porte, sur la demande de Bonaparte, un relief montrant le général mourant entre les figures du Nil et du Pô. Ce relief illustre la mort du héros sur le monument funéraire même et joue avant tout sur l’émotion de l’événement10.

18 Dans la foulée, de nombreux autres monuments à Desaix sont projetés. À Clermont- Ferrand, chef-lieu du département qui a vu naître Desaix, on commande à Joseph Chinard une statue. L’artiste propose de le montrer au moment où il tombe de cheval, foudroyé par une balle. L’œuvre ne fut jamais achevée en raison de la mort de Chinard, mais aussi peut-être parce que l’on avait compris qu’il était impossible de montrer le général dans sa chute11. La mort évoque le traumatisme ressenti par le peuple et les militaires mais pour la postérité il n’y a rien de particulièrement glorieux dans cet épisode. Ce que l’on doit retenir ce sont ses hauts faits militaires. La représentation de la mort est ici anecdotique.

19 De la même façon, Napoléon refuse que le monument qui doit être dédié à Desaix sur la place des Victoires à Paris le montre mourant. Le sculpteur Claude Dejoux le représente au contraire en héros antique, nu, la main posée sur un obélisque de granit rose symbolisant son plus haut fait militaire : la prise de la Haute Égypte. Mais lors de l’inauguration en 1810, la statue est jugée inconvenante en raison de la nudité du modèle. Elle est cachée par une palissade et finalement détruite sous la Restauration12.

20 Antoinette Le Normand-Romain remarque que naît à cette occasion la notion d’hommage, qu’elle définit comme la « prise de conscience d’un devoir de reconnaissance publique envers le défunt qui l’a méritée »13. Ce n’est en effet plus l’idée historiographique véhiculée par la série des Grands Hommes qui prélude à la réalisation de ce monument, mais bien la volonté d’un hommage en réaction à l’émotion suscitée par l’actualité immédiate14.

21 L’Empire admet donc des martyrs mais pas de mourants. Une exception pourtant : on peut voir sur les reliefs du fût de la colonne de la Grande Armée des soldats morts au champ d’honneur. Ce sont pour la plupart des soldats anonymes, complètement noyés dans la masse des personnages. Ils sont quasiment invisibles, ce qui réduit considérablement la portée de la représentation15.

22 Les premiers exemples de militaires contemporains représentés dans leurs derniers instants datent de la Restauration. Mais contrairement au Cuirassier blessé de Géricault, ils ne font pas référence à l’Empire déchu mais à la noblesse de leurs modèles face à la mort.

23 À Grenoble, un monument dédié à Bayard est confié à Chinard en 1787 mais la Révolution en empêche la réalisation. L’esquisse du groupe principal montre clairement le rôle joué par Bayard pour la sauvegarde de la couronne française lorsque, à la suite de la bataille de Marignan en 1515, il arme chevalier le jeune roi François Ier 16. Dans les reliefs qui devaient accompagner le groupe principal, on montre la mort de Bayard car elle participe au mythe du personnage. En 1524, dans le Milanais, Bayard

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couvre la retraite française. Il est mortellement blessé par un coup d’arquebuse et faillit tomber de son cheval. Appelant son écuyer, il lui demande de l’appuyer à un arbre, le visage tourné vers les ennemis. « Jamais je ne leur ai montré le dos, je ne veux pas commencer en mourant » aurait-il prononcé.

24 Le monument finalement élevé à Grenoble en 1823 par le sculpteur Niccolo Raggi est tout entier consacré aux derniers instants héroïques de Bayard. C’est la reprise de l’Exemplum virtutis propre à l’esprit néoclassique mais adapté à un personnage de la Renaissance dans un esprit historiciste. Cette statue en place publique d’un guerrier mourant est tout à fait exceptionnelle. Cela peut s’expliquer d’une part en raison de la proximité immédiate des restes de Bayard, transférés le jour même de l’inauguration de la statue dans l’église Saint-André sur la même place, et d’autre part par le goût de plus en plus prononcé du public dans la peinture pour les scènes montrant la mort de personnages historiques17.

25 Cette volonté de magnifier la grandeur d’âme du héros face à ses derniers instants se retrouve dans le Monument à Bonchamps par David d’Angers 18. Le général royaliste, blessé à mort dans les guerres de Vendée en 1793, demanda au moment de mourir la grâce des prisonniers républicains enfermés dans l’église de Saint-Laurent-le-Vieil et qui risquaient d’être tués en représailles à sa propre mort. Louis XVIII exigea que le monument exprime clairement le geste patriotique de Bonchamps. Il est donc montré expirant dans son acte de clémence, image qui participe à sa légende, comme pour le Bayard de Grenoble.

26 Le monument au jeune Barra exposé au Salon de 183919, toujours par David d’Angers, le représente quant à lui réellement mort sur le champ de bataille en 1793. David d’Angers veut, comme l’avait fait le peintre David, honorer la mémoire de Joseph Barra et ainsi accomplir un souhait émis par la Convention. Mais le marbre ne fut bien évidemment pas acheté par l’État et resta dans l’atelier de David jusqu’à son acquisition par Napoléon III en 1858. Il est donc important de noter que l’œuvre est le fait du sculpteur seul et non une commande officielle.

27 David d’Angers s’adresse à son modèle de façon posthume dans ses écrits, indiquant ainsi sa motivation : Et toi, jeune Barra, qui, blessé à mort par les Vendéens, et sommé par eux de crier : « Vive le Roi ! » ne pouvant plus parler, pressas sur ton cœur une cocarde tricolore ? Tu es l’expression accentuée d’une Révolution qui doit changer le monde. Oui, c’est bien sur le cœur des braves que ce signe doit être placé. Sur ton marbre sera gravé le décret de la Convention où il est dit : « Les cendres de cet enfant héroïque seront placées au Panthéon ». C’est le peintre David qui fut chargé du rapport sur tes funérailles ; c’est le sculpteur David qui se charge d’exécuter le décret oublié. Je ferai don de ton monument à la France20.

28 L’horreur de la mort du jeune soldat est quasiment gommée au profit du dévouement à la Patrie. L’enfant est d’ailleurs idéalisé par la nudité, ce qui est généralement réservé aux personnages mythologiques, mais absolument banni pour les militaires depuis l’échec du Desaix de Dejoux. On est donc ici face à la réadaptation d’un modèle antique au profit de l’histoire contemporaine, comme d’ailleurs avec Bonchamps dont le manteau évoque une toge.

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La mort des héros antiques : un modèle pour les représentations de militaires mourants

29 Deux modèles antiques particulièrement célèbres sont le Gladiateur mourant du musée du Capitole et le Gaulois blessé du musée du Louvre. Il est intéressant de noter que déjà les antiquaires de la fin du XVIIIe siècle, Winckelmann en tête, s’interrogeaient sur la signification de telles statues, pensant qu’il ne pouvait s’agir que de personnages importants21.

30 Une belle adaptation néoclassique de ces modèles antiques est le morceau d’agrément du sculpteur Sergel à l’Académie de Peinture et de Sculpture présenté le 30 janvier 1779 : Le spartiate Othryadès expirant 22. La mort héroïque passe ici par le suicide qui permet de ne pas subir le déshonneur. Othryadès étant le dernier survivant de son armée, il ne voulait pas rentrer seul à Sparte mais au contraire subir le même sort que ses compagnons.

31 David d’Angers lui-même est familier de ces sujets de soldats antiques mourant comme le montre son Prix de Rome de 1811, La mort d’Epaminondas 23, sujet tiré des Vies de Plutarque. Epaminondas a mené pendant plus de deux ans ses armées de victoires en victoires et meurt sur le champ de bataille de Mantinée en 362. Le relief est une méditation sur le sens de la mort et permet à David de représenter tout un répertoire de figures de la douleur et du désespoir24.

32 Si les modèles de guerriers mourant existent, leur adaptation à des personnages contemporains pose donc véritablement problème aux sculpteurs de ce premier XIXe siècle. La représentation du trépas ou même simplement de la défaite ne peut s’envisager que dans une volonté de magnifier l’acte de mourir dans un élan héroïque. Généralement, ces statues sont peu visibles du grand public.

33 Mais la démultiplication des statues iconiques sous la monarchie de Juillet, qui perdent leur rôle didactique au profit d’une histoire générale de la France, permet le développement de formules nouvelles et l’aboutissement d’expériences en germe au début du siècle.

34 Le monument au général Gobert, mort en 1808 à Bayen, par David d’Angers, représente le soldat tombant de son cheval au moment de sa mort, ce qui n’est pas sans rappeler le projet de Chinard pour Desaix. Le monument, inauguré en 1847 au cimetière du Père Lachaise, suscita de nombreux commentaires qui lui reprochaient son dynamisme peu approprié à une sculpture funéraire, mais pas réellement la violence de la représentation. Bien que l’on soit ici toujours dans le cadre d’un monument funéraire et donc d’un monument privé, on constate le changement de goût qui permet la multiplication de telles figures. Ici la mort n’est pas héroïque, elle est au service de l’émotion à travers la vérité historique25.

35 L’exemple sans doute le plus frappant de ce développement des images de mourants est la série de reliefs qui ornent les quatre faces de l’arc de triomphe de l’Étoile à Paris. Le monument, voulu par Napoléon, inachevé en 1815, ne fut inauguré que sous la monarchie de Juillet en 1836. L’ensemble du décor sculpté a été décidé sous Louis- Philippe qui a conservé la dédicace originelle du monument à l’armée française de la Révolution et de l’Empire26.

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36 Les reliefs de Jean-Jacques Feuchère et de Jean-Etienne Chaponnières représentant le passage du pont d’Arcole en 1796 et la prise d’Alexandrie en 1798 montrent bien des hommes blessés ou mourants. Contrairement à la colonne de la Grande Armée, ils sont ici clairement visibles et certains personnages tout à fait identifiables, particulièrement le général Muiron que Bonaparte laissa derrière lui à Arcole. Mais ces soldats ne sont que le prix à payer pour la victoire. Dans le cadre de reliefs narratifs, ils assurent la vérité historique et procurent au spectateur une émotion qui est destinée à marquer son imaginaire.

37 Le relief illustrant la mort du général Marceau, âgé de 27 ans, à la bataille d’Altenkirken en 1796 est particulièrement étonnant car la description de la victoire française est éclipsée par la scène de la veillée mortuaire où sont d’ailleurs présents les ennemis autrichiens. Mais là encore, la portée de tels reliefs est limitée par leur appartenance à un monument plus large, entièrement dédié à la gloire de l’armée.

Les héros ambigus d’une génération perdue

38 Sous la monarchie de Juillet la représentation du soldat mourant ou blessé n’est donc plus systématiquement rejetée. Marginale, elle est acceptée sous certaines conditions, si elle n’est finalement pas exposée au plus grand nombre ou du moins pas le sujet principal d’un monument. Mais la question du héros déchu recouvre alors un problème plus large. Le nouveau régime souhaite la réhabilitation de toutes les gloires nationales. On ne cherche plus à édifier par l’exemple mais à réunir la nation en partageant les gloires de tous, en commémorant les héros de chacun. La question n’est donc plus de savoir si l’on peut représenter un soldat dans la mort tout en lui conservant sa grandeur et sa noblesse mais bien de savoir comment représenter certains personnages dont la gloire est ambiguë.

39 Le problème va évidemment se cristalliser dans les monuments dédiés à Napoléon Ier voulus par la monarchie de Juillet. Alors que la Restauration avait remplacé, au sommet de la colonne de la Grande Armée, la statue de Napoléon en empereur romain par le drapeau blanc, Louis-Philippe demande que l’on y réinstalle Bonaparte mais pas Napoléon. Car c’est bien sur l’aspect militaire de Bonaparte que Louis-Philippe veut s’appuyer pour créer l’union : le militaire et non l’empereur27. Mais si la chose était facile pour la colonne Vendôme, elle se complique grandement pour le tombeau de l’Empereur aux Invalides, lorsque Adolphe Thiers et Louis-Philippe décident du rapatriement des cendres de Napoléon en 1840.

40 C’est à l’issue d’un concours que l’architecte Visconti est désigné pour créer à l’intérieur de l’église des Invalides le tombeau de l’Empereur. Le choix même de ce bâtiment pour accueillir la dépouille exprime la volonté de Louis-Philippe de réhabiliter la figure du héros militaire plus que celle du chef d’état. La question de la forme à donner au tombeau est centrale et procède du même problème : peut-on ne représenter que l’aspect militaire du personnage ? Le rapport du jury du concours en janvier 1842 tranche la question : ce n’est pas un monument triomphal que l’on veut élever à l’empereur. C’est un tombeau sur les bords de la Seine afin que son vœu soit accompli. […] Aucune statue, aucun ornement, aucune architecture ne produira autant d’impression que la vue du cercueil. Ce que l’on va chercher dans le tombeau de Napoléon, ce ne sont

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pas des bas-reliefs admirablement ciselés, des allégories de bronze ou de marbre, c’est Napoléon lui-même28.

41 Ni militaire ni empereur : le cénotaphe seul. On voit clairement que le jury refuse les accessoires traditionnels de la statuaire au grand homme, celui à qui l’on dédie un monument pour l’honorer, pour justement faire devoir de mémoire et d’hommage public, de reconnaissance nationale. Ici on est dans le culte de l’homme humain, du mortel, de celui dont on voit la tombe. C’est la partie intime, privée de la célébration funéraire, non la partie publique, officielle.

42 Le problème se pose en termes similaires lorsque le capitaine Noisot, ancien grenadier ayant suivi Napoléon sur l’île d’Elbe, et le sculpteur Rude vont réaliser un monument à Napoléon à titre privé sur le domaine de Fixin en Côte-d’Or entre 1842 et 184729. Les errances iconographiques du projet montrent la difficulté à trouver la formule monumentale juste pour honorer le personnage. La première maquette présentée par Rude à Noisot est refusée par celui-ci. Rude montrait Napoléon mort, allongé tel un gisant sur son un lit funéraire. À ses pieds, l’aigle impérial incarnait une survivance de l’Empire30. Noisot refuse un Napoléon mort et Rude comprend qu’il s’est trompé. C’est l’Empire qui a disparu, pas le mythe napoléonien. Il présente donc un nouveau modèle à Noisot, satisfait cette fois-ci. Le monument est inauguré en novembre 1847. Napoléon, sur le rocher de Sainte-Hélène, soulève son suaire et s’élève. Son visage est impassible, les traits fortement idéalisés. Sur le rocher gît l’aigle foudroyé, symbole d’un Empire disparu, mais Napoléon, lui, revit et s’éveille à l’immortalité. C’est l’apothéose de l’Empereur, au sens romain du terme, Napoléon rejoint les dieux et vit à jamais.

43 C’est l’exact inverse du tombeau des Invalides qui enferme Napoléon dans son tombeau et qui, par le décor qui entoure la sépulture, axe le discours à la fois sur le parcours militaire, avec les Victoires de Pradier, et sur les avancées civiques de son mandat, avec les reliefs de Simart. Rien de glorieux. Ce n’est pas Napoléon qui est représenté dans les reliefs, c’est le Génie de l’Empereur à la manière d’une allégorie de l’État. Ni l’homme ni le personnage historique ne sont glorifiés ; seuls le sont les faits, désincarnés. Napoléon aux Invalides n’est ni mort – il n’y a pas de gisant –, ni vivant – il n’y a pas de statue –, alors que chez Rude il est immortel.

44 Le seul monument projeté par la courte deuxième République, la statue du maréchal Ney, est tout aussi symbolique de la complexité à honorer les héros impériaux, et toujours de l’impossibilité de montrer le guerrier au moment de sa chute. Ney, héros des guerres révolutionnaires, avait, au moment de la première Restauration, incité Napoléon à abdiquer. Il avait été nommé en remerciement pair de France par Louis XVIII. Mais au moment du retour de l’Empereur, Ney se range à ses côtés malgré l’ordre royal de le capturer. Après Waterloo, il est condamné à mort par la Chambre des pairs pour trahison et est fusillé à Paris devant le mur de l’Observatoire au matin du 7 décembre 1815. Dès les premiers jours de la Seconde République, sous la pression des descendants de Ney et de son avocat Charles Dupin, l’Assemblée décide qu’un monument sera élevé au maréchal, à l’endroit même où il a été fusillé31. La situation instable du régime et sa chute rapide font que c’est Napoléon III qui reprend le projet à sa charge et le mène à bien. Mais là où les Républicains voulaient un monument au martyr de la Terreur blanche, le régime impérial ne souhaite pas provoquer une nouvelle discorde politique. C’est le guerrier qui est honoré, non la victime32.

45 Rude avait présenté un premier projet montrant Ney la chemise ouverte, au moment de son exécution prononçant sa célèbre phrase : « Soldats ; droit au cœur ». On ne pouvait

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être plus explicite, plus critique aussi33. La République pouvait envisager un tel monument mais l’Empire demande un monument apaisé. Le projet final de Rude, inauguré en 1853, montre Ney montant au front, entraînant avec lui ses armées par un cri de guerre qui n’est pas sans parenté avec celui de la célèbre Marseillaise de l’arc de triomphe de l’Étoile.

46 Le cas de Ney est compliqué car légalement il est coupable34. On ne peut donc pas casser son procès à la Chambre des pairs. En même temps, il est une figure incontournable de l’imagerie napoléonienne. Sa réhabilitation, très importante car le personnage participe à la mythologie impériale, est donc symbolique grâce à la statue35. Comme le rappelle Jacques Lanfranchi dans son ouvrage sur les statues de Paris, le Second Empire a besoin de se relier au Premier et de montrer que son avènement est une continuité de l’histoire de France36. La démarche est la même lorsque Napoléon III fait remplacer à nouveau le Napoléon de la colonne Vendôme, par une statue en empereur37.

Postérité des héros déchus

47 Si la statue de Ney ne montre pas la chute du héros, elle l’incarne pour toute la génération qui a vécu l’Empire avec passion. Malgré l’iconographie finalement convenue de la statue, le public n’oublie pas les raisons de son érection et ce jusqu’à nos jours.

48 Hemingway relate dans Paris est une fête une discussion avec Gertrude Stein au cours de laquelle elle lui déclare qu’il appartient à une génération perdue, celle qui a fait la première guerre mondiale. Hemingway sortant de chez elle repense à cette conversation : Je me demandais qui appelle qui une génération perdue ? Puis comme j’arrivais à la hauteur de la closerie des Lilas, la lumière se reflétait sur mon vieil ami, le maréchal Ney, statufié, sabre au poing, et l’ombre des arbres jouait sur le bronze, et il était là, tout seul, sans personne derrière lui, avec le fiasco qu’il avait fait à Waterloo, et je pensais que toutes les générations sont perdues par quelque chose et l’ont toujours été et le seront toujours, et je m’arrêtais à la Closerie pour tenir compagnie à la statue…38

49 Hemingway délivre ici une vision néo-romantique de cette œuvre emblématique de la statuaire de la première moitié du XIXe siècle qui, définitivement, ne parvient pas à échapper au dogme originel des grands hommes du comte d’Angiviller : la représentation dans un moment de gloire. Ici, pour Ney, c’est le 7 septembre 1812, lorsqu’il donne l’ordre d’attaquer à la bataille de la Moskowa. Si défaite il y a, elle est gommée.

50 On l’a vu, les exemples de soldats déchus représentés comme tels sont très rares. Soit ils font partie d’un ensemble plus large et qui célèbre tout de même un fait glorieux, et sont alors le symbole du prix à payer pour la victoire ; soit ils sont cantonnés à des espaces privés ou semi-privés, monuments funéraires généralement, où ils jouent sur l’iconographie de la douleur plus que sur celle de la défaite. Ainsi, montrer la déchéance du héros n’était pas nécessaire à cette génération que Gertrude Stein aurait qualifiée de perdue. On préfère la survivance des gloires du passé. La défaite, même sous forme allégorique, n’est pas acceptable : à l’Étoile, Rude avait proposé des trophées pour les quatre piédroits de l’arc, sur un programme iconographique déterminé par Thiers. L’un de ses projets représente la retraite de Russie en 1812 : la figure principale

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est un soldat blessé au premier plan, avec derrière lui un cheval mourant39. Le projet n’a pas été accepté et finalement Etex est chargé de représenter la Résistance du peuple français face aux forces étrangères en 1814.

51 Il faut manifestement attendre 1870 et le monument dédié au général Moncey, défenseur de la barrière de Clichy contre les forces russes en 1814, pour trouver la première représentation d’un soldat mourant en place publique à Paris40. Moncey défend la France de son bras. À l’arrière de celle-ci un étudiant de l’école Polytechnique tombe, blessé à mort. Ce monument est par la suite le prototype des monuments aux morts qui apparaissent en France après la guerre de 1870. Il est une source directe de Barrias pour le Monument à la Défense de Paris, érigé en 1883 41.

52 La place publique semble ainsi n’admettre que des héros glorieux ou des mourants anonymes.

NOTES

1. . Maurice Agulhon, « Imagerie civique et décor urbain dans la France du XIXe siècle », Ethnologie Française, t. V, 1975, p. 33-57 ; Maurice Agulhon, « La statuomanie et l’histoire », Ethnologie Française, t. VIII, 1978, p. 145-172. 2. . Les deux statues se trouvent au musée du Louvre. 3. . Plus vieille église convertie au protestantisme en France. 4. . Guilhem Scherf, « Les Grands Hommes », dans James David Draper et Guilhem Scherf, Pajou : sculpteur du roi, 1730-1809, Paris, Réunion des musées nationaux, 1997, p. 299-303. 5. . Photo de la version en plâtre du Maréchal Luxembourg publiée par Guilhem Scherf, ibidem, p. 301 ; le Turenne de Pajou est connu par une gravure de Duflos conservée à la BNF. 6. . Procès verbaux de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture 1648-1793, publiés pour la Société de l’Histoire de l’Art Français d’après les registres originaux conservés à l’École des Beaux Arts par Anatole de Montaiglon, t. VIII, Paris, J. BAU, 1888, p. 177. 7. . June Hargrove, Les statues de Paris, la représentation des grands hommes dans les rues et sur les places de Paris, Paris, Albin Michel, 1989, p. 24. 8. . Le seul précédent français était alors la statue du naturaliste Buffon par le sculpteur Pajou au Jardin botanique de Paris en 1776. 9. . Au même Salon : Catinat par Dejoux ; en 1783 : Turenne par Pajou, Vauban par Bridan ; en 1787 : Le Grand Condé par Roland, Duquesne par Monot, Luxembourg par Mouchy, Bayard par Bridan ; en 1789 : Du Guesclin par Foucou. 10. . Antoinette Le Normand-Romain, Mémoire de marbre. La sculpture funéraire en France, 1804-1914, Paris, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1995, p. 57- 59, 228. 11. . Esquisse à Paris, musée du Louvre, et marbre à Clermont-Ferrand, musée d’art Roger Quillot. 12. . Le monument est connu par des gravures mais aussi par une pièce éditée par la Manufacture de Sèvres. 13. . Antoinette Le Normand-Romain, Mémoire de marbre…, op. cit., p. 57. 14. . Dans une certaine mesure, la série des militaires morts en martyrs pour l’Empire voulue par Napoléon et Denon pour le pont de la Concorde en 1810, relève de la même idée d’hommage public. Le projet n’aura pas le temps d’aboutir avant 1815.

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15. . Il serait d’ailleurs souhaitable de dissocier dans une étude plus fine les reliefs des rondes bosses car ces deux domaines de la sculpture ne répondent pas aux mêmes exigences ni aux mêmes objectifs. 16. . Cette esquisse est conservée en Avignon, au musée Vouland. 17. . La mort de personnages célèbres est un thème récurrent depuis la Mort de Germanicus par Poussin en 1628 (Minneapolis Institut of Art). Ce thème a été largement développé au XIXe siècle dans la peinture troubadour ou de genre historique. Voir en particulier François Pupil, Le style troubadour, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1985 et le catalogue de l’exposition, Paul Delaroche, un peintre dans l’histoire, Paris, Réunion des musées nationaux, 1999. 18. . Érigé en 1823 dans l’église de Saint-Laurent-le-Vieil. 19. . Cholet, Musée historique, déposé par le musée de Saumur. 20. . Henry Jouin, David d’Angers, sa vie, son œuvre, ses écrits et ses contemporains, Paris, E. Plon et cie, 1878, t. II, p. 351. 21. . Francis Haskell, Nicholas Penny, Pour l’amour de l’Antique, La statuaire gréco-romaine et le goût européen, Paris, Hachette, 1988, p. 244-247. 22. . Esquisse en terre cuite au Louvre et version définitive en terre cuite au Nationalmuseum de Stockholm. 23. . Angers, musée David. 24. . Frédéric Chappey, « 1811 ou le début des Trois glorieuses », dans le catalogue de l’exposition Aux grands hommes, David d’Angers, Saint-Rémy-lès-Chevreuse, Fondation de Coubertin, 1990, p. 70-99. 25. . Antoinette Le Normand-Romain, Mémoire de marbre…, op. cit., p. 230-231. 26. . Pour l’étude détaillée de ce monument cf. Isabelle Rouge Ducos, L’Arc de Triomphe de l’Étoile, Paris, Faton, 2009. 27. . Antoinette Le Normand-Romain, Anne Pingeot, Reinhold Hohl, Barbara Rose et Jean-Luc Daval, L’Aventure de la sculpture moderne aux XIXe et XXe siècles, Cologne, Taschen, 1999, p. 316, [1re éd. Paris / Genève, Skira, 1986]. 28. . Philippe Durey, « Le tombeau de Napoléon Ier aux Invalides, les inscriptions de la gloire », dans le catalogue d’exposition La sculpture française au XIXe siècle, Paris, Réunion des musées nationaux, 1986, p. 176-182. 29. . Louis De Bousse De Fourcaud, François Rude, sculpteur : ses œuvres et son temps (1784-1855), Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, 1904, p. 289-307, 483-484. 30. . Fixin, musée Noisot pour le plâtre original et Dijon, musée des Beaux-Arts pour les éditions en plâtre et en bronze. 31. . Boulevard de l’Observatoire. Le monument a été déplacé de son emplacement original pour pouvoir construire la ligne B du RER. 32. . Louis De Bousse De Fourcaud, François Rude, sculpteur…, op. cit., p. 86-88, 344, 368-389, 486, 493-495. 33. . Plâtre, Dijon, musée des Beaux-Arts. 34. . Ney s’était rallié à Napoléon le 14 mars 1815, c’est-à-dire avant la fuite de Louis XVIII le 20 mars. 35. . Inaugurée le façon grandiose le 7 décembre 1853 en présence de la famille impériale, de Charles Dupin et des descendants du maréchal. 36. . Jacques Lanfranchi, Les statues des grands hommes à Paris, cœur de bronze, têtes de pierre, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 29. 37. . La nouvelle statue est réalisée par Augustin Dumont en 1863. 38. . Ernest Hemingway, Paris est une fête, Paris, Gallimard, 1964, p. 42-43. 39. . Musée du Louvre. 40. . Paris, place Clichy. 41. . Courbevoie, rond-point de la Défense.

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RÉSUMÉS

Le monument public sculpté est, depuis les années 1770, le lieu d’exaltation privilégié des gloires nationales. Les héros militaires ont eu dès le début une place importante dans le corpus des personnages ainsi célébrés. Après la chute de l’Ancien Régime, chaque pouvoir politique s’empare du monument public pour célébrer les militaires s’étant particulièrement illustrés dans la défense de l’État. Mais dans le courant du premier XIXe siècle, ont voit également apparaître des monuments consacrés à des militaires dont la gloire n’est pas évidente, parfois passée, voire niée. L’alternance des régimes politiques engendre également la glorification de personnages qui encombreront le régime suivant. Du guerrier glorieux au guerrier déchu, du héros unanimement célébré au personnage polémique, du soldat victorieux au soldat mourant, on cherchera à comprendre dans quels buts ces statues ont été créées, quels sont leurs modèles et quelle peut être leur postérité.

Public monuments, from the 1770s onwards, became favored places for the exaltation of national glory. From the beginning, military heroes held an important place in this corpus of celebrated figures. After the fall of the French absolute monarchy, political powers began to use public monuments to commemorate military servicemen who had distinguished themselves in defense of the State. Yet in the first half of the 19th century, some new monuments were dedicated to those whose glory was less obvious, out-of-date, or simply neglected. The alternation of political regimes also meant that those who were glorified under one regime might be a burden for the next. From the glorious warrior to the fallen warrior, from the popular hero to the controversial character, from the victorious soldier to the dying soldier, we will try to understand the reasons of the creation of these statues, their models, and their posterity.

INDEX

Mots-clés : célébration, défaite, Empire, Grand Homme, militaire, Monarchie de Juillet, Monument, mort, Restauration, sculpture, soldat, statuaire, statue Keywords : celebration, death, defeat, Empire, fall, Grand Homme, July Monarchy, Monument, Restoration, sculpture, serviceman, soldier, statuary, statue

AUTEUR

WASSILI JOSEPH Il est doctorant à l’Université Paris IV - Sorbonne (Paris IV) et membre du Centre André Chastel.

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Impressions de guerre : images et imaginaires de la première guerre carliste (1833-1840)

Laëtitia Blanchard Rubio

1 Lorsque débute la première guerre carliste en Espagne (qui est une guerre de succession opposant les partisans de la future reine Isabelle II à ceux de son oncle, le prétendant don Carlos), c’est là-bas que paraît se jouer le sort de l’absolutisme européen, aux prises avec le libéralisme conquérant. La nature particulière de cette guerre tient au fait que ses enjeux ne sont pas simplement nationaux. Les acteurs de ce conflit, ainsi que l’écho de certaines batailles, sont relayés dans l’opinion publique européenne, essentiellement par la presse, mais aussi au travers de nombreux ouvrages de circonstance qui sont la plupart du temps des témoignages de militaires s’étant engagés dans ce conflit. Cette guerre a ainsi donné lieu à de nombreux écrits, mais également à des images dans un siècle qui connaît l’essor de la gravure. En effet, au XIXe siècle, l’apparition de conditions techniques nouvelles entraîne un développement extraordinaire de la gravure qui peut désormais être insérée dans des ouvrages imprimés. Ce progrès technique participe aux changements dans la communication qu’a introduits la société libérale, avec sa défense de la liberté d’expression et le droit de diffuser des discours différents de ceux provenant de l’Église ou du pouvoir royal. Le système informatif libéral passe avant tout par la presse qui devient un média populaire et bon marché, et la gravure est une technique compatible avec le système typographique qu’elle utilise. On a calculé qu’en 1840, il y avait en Europe environ 2 000 périodiques qui utilisaient la gravure sur bois1. Ce support permet la reproduction, à de nombreux exemplaires et dans une qualité tout à fait acceptable, de scènes, de portraits, de vues, de monuments ou de cartes. On a donc à faire à un nouveau média de masse, même s’il convient toujours de relativiser la réception d’une telle production iconographique.

2 La gravure, telle que nous l’envisageons dans cette étude, se présente comme un nouveau phénomène de communication sociale et comme le système graphique dominant sur la scène culturelle de l’époque qui nous occupe. Au XIXe siècle, la position

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hégémonique de la gravure lui a permis d’être le média par lequel passe absolument tout ce qui a eu un intérêt pour la société de l’époque. Pour l’historien, il s’agit donc d’une source privilégiée d’information.

3 Le public qui s’intéresse à ce type de documents iconographiques est un public informé et curieux. Ce qui se passe en Espagne le renvoie souvent à des problématiques similaires à celles qui font débat partout en Europe. C’est pour cette raison que les victoires des carlistes jusqu’en 1835 réactivent les espoirs des légitimistes européens qui, dans certains pays comme la France, voudraient retrouver leurs prérogatives. De plus, ces gravures circulent dans un milieu déjà sensibilisé à la thématique espagnole par la mode des récits de voyage ou par les mémoires de militaires ayant participé aux campagnes napoléoniennes.

4 Il s’agira dans cette étude de voir quelles images de la première guerre carliste ont été diffusées lors de ce conflit et dans quel but, mais aussi d’évaluer l’influence de ces images dans l’intelligibilité de ce conflit et dans l’élaboration d’un imaginaire collectif.

Le portrait : Zumalacarregui et le mythe du chef victorieux

5 L’histoire étant faite par les hommes, il n’est pas d’événement historique qui ne soit symbolisé par une ou plusieurs personnalités. Le culte du héros est également un trait caractéristique de l’esthétique romantique qui explique le foisonnement de portraits consacrés aux héros de cette guerre.

6 De même que de nombreux textes se sont centrés sur le général carliste Tomás Zumalacarregui, il est le personnage le plus fréquemment représenté en gravure. Il est l’incarnation de la première guerre carliste2 tant et si bien qu’aujourd’hui il existe au Pays Basque espagnol un musée consacré au carlisme qui porte son nom, le Museo Zumalacarregui. Celui-ci possède un fonds de 655 gravures concernant le conflit carliste, dans lequel j’ai largement puisé pour conduire cette étude.

7 La fonction essentielle des portraits de ce général est de faire figurer un personnage qui suscite à un moment donné un grand intérêt chez ses contemporains. En effet, le public de l’époque est naturellement curieux de voir le visage de quelqu’un dont la presse et de nombreux ouvrages retracent constamment les exploits. À travers Zumalacarregui, on exalte la figure du héros et du grand stratège, comme avait pu l’être Napoléon à qui on n’hésite d’ailleurs pas à le comparer3. Ce général est souvent présenté comme un demi-dieu qui a réussi à former une armée à partir de rien et à faire des miracles avec ses troupes de guérilleros. Le grand nombre de portraits existants de Zumalacarregui va de pair avec la tentative de mythification du héros qui a été entreprise dès l’annonce de sa mort prématurée sur le champ de bataille durant le siège de Bilbao en 1835, en pleine gloire militaire.

8 La gravure dessinée par Isidore Maguès4(fig. 1) est le premier des six portraits de Zumalacarregui que j’ai sélectionnés, et c’est sûrement le plus ressemblant. Cet auteur est le seul à faire paraître en France un livre traitant du conflit carliste dans lequel les gravures tiennent une place plus importante que le texte. Son recueil, comme il le dit lui-même, comporte une « collection de vingt portraits originaux, dessinés d’après nature ». Chaque planche est illustrée par une petite notice biographique qui met en valeur les qualités de ces grands hommes5. L’image ici ne sert pas à illustrer ou à

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accompagner le texte, elle a vraiment un rôle à part entière. Il y a une réelle volonté de la part de l’auteur de montrer au public qui étaient, physiquement, les principaux défenseurs de don Carlos, comme dans un reportage moderne.

9 Le général Zumalacarregui, dont on a une vue élargie au buste, comme c’est le cas pour l’ensemble des six portraits que nous allons étudier, n’a pas d’uniforme particulier. Il est habillé simplement, et le large béret du guerrier basque (la boina)avec son pompon est le seul signe distinctif qui fait de lui un soldat carliste. Son apparence simple, la modestie de sa tenue, que l’on peut constater dans ce premier portrait, sont des aspects souvent vantés dans les écrits de ses contemporains6. Autre caractéristique que l’on retrouve également dans les autres portraits, c’est sa grande moustache, qui est ici élégamment taillée, ce qui ne sera pas toujours le cas ailleurs. Il émane de cette gravure une sérénité et une atmosphère d’intimité qui n’apparaîtra plus dans les autres portraits, où ce général aura soit un aspect plus sévère et plus ombrageux, comme il sied à un héros romantique, soit une pose plus rigide et plus martiale, comme il sied à un militaire. Le rapport de l’image au texte est particulièrement intéressant pour cette gravure. Non seulement le texte corrobore certains traits physiques mis en valeur par le trait du graveur mais, de plus, dans la plupart des livres qui contiennent un portrait de Zumalacarregui, le texte insiste sur certains traits de caractère qui ne peuvent pas être perçus visuellement mais doivent être pris en compte dans la construction de son image de héros romantique. Par exemple, on y apprend que ce personnage a certaines caractéristiques propres à captiver le public de l’époque. Il est issu du peuple, il est d’un naturel modeste, et il méprise les honneurs et les récompenses. La tenue rustique qu’il arbore dans ce premier portrait le place donc encore davantage du côté du peuple et de la figure emblématique du guérillero.

10 En revanche, dans le portrait de Juan Antonio de Zaratiegui7 (fig. 2), il apparaît en habit de gala dans une pose très académique, bien que l’on retrouve toujours ses attributs essentiels : le béret et la moustache. Ce portrait souligne davantage sa position officielle en tant que haut gradé de l’armée carliste que sa véritable personnalité.

11 La fonction informative de reconnaissance physique que véhicule tout portrait peut en outre être doublée d’une fonction plus politique de propagande ou de mémoire. C’est le cas des deux gravures incluses dans les livres d’Alexis Sabatier et de Charles Frederick Henningsen8, deux officiers étrangers défenseurs de la légitimité et engagés aux côtés du prétendant don Carlos. Ces portraits de Zumalacarregui (fig. 3 et 4) répondent à des objectifs à court terme de propagande politique par la mise en valeur de la conduite exemplaire d’un des leurs. Ils espèrent sans doute qu’une partie de la gloire de ce valeureux général rejaillira sur leur propre camp. C’est ainsi qu’Alexis Sabatier est persuadé que son livre peut servir la cause légitimiste. Il explique donc à ses lecteurs : « La cause de la légitimité, comme toute autre cause politique, peut et doit être défendue de bien des manières : par le sabre, la plume, la parole et la bourse ; et c’est ainsi que tout homme dont le dévouement n’est point mensonge ou pusillanimité, peut contribuer à son triomphe »9. On peut par ailleurs observer que ces gravures paraissent avoir puisé à la même source d’inspiration. Rien ne permet de deviner laquelle des deux pourrait être la copie de l’autre. Ce que l’on peut néanmoins dire, c’est que leur similitude témoigne de la circulation des images à une époque où il n’existait pas vraiment de protection de la propriété intellectuelle. Ce portrait réputé fidèle, puisque Charles Frederick Henningsen certifie pour sa part qu’il s’agit d’une gravure dessinée par lui-même d’après nature, n’empêche pas son auteur de forcer sur certains traits du

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visage. On relève notamment une insistance sur le traitement des yeux, comme le font aussi de nombreux textes qui dressent le portrait de Zumalacarregui10.

12 Comme nous l’avons signalé, la publication dans des œuvres d’auteurs légitimistes de gravures de Zumalacarregui obéit également à un objectif à plus long terme. Il s’agit de pérenniser le souvenir d’un héros considéré comme l’un des plus grands défenseurs de la cause légitimiste en Europe. Une certaine partie de la production iconographique du camp carliste est ainsi destinée à une entreprise de reconstruction de la mémoire des vaincus. La gravure devient alors l’instrument de combat des imaginaires sociaux. À l’inverse des auteurs précédents qui affirment avoir été les témoins oculaires des faits qu’ils décrivent11 et qui assurent avoir connu personnellement le personnage pour lequel ils nous offrent un portrait physique, il nous faut réserver un traitement différent aux deux portraits de M. Vocaltha (fig. 5)et d’Augustin Chaho (fig. 6)12, qui n’ont qu’une lointaine ressemblance avec le personnage. La forme de la moustache et l’uniforme qu’il porte ne correspondent pas du tout à la réalité. Ces gravures donnent l’impression que les dessinateurs n’ont pas travaillé d’après nature, mais qu’ils se sont plutôt inspirés d’une ou plusieurs descriptions écrites qui circulaient à l’époque, et que leur imagination a fait le reste. Elles démontrent qu’en l’absence de recoupements possibles, une image pouvait prétendre malgré tout à une certaine authenticité dans une époque où il était encore difficile de se déplacer et d’aller vérifier sur place.

Les héros collectifs : soldats et contrebandiers

13 Les contrebandiers et les soldats basques sont les héros collectifs de cette guerre, même si certains sont devenus individuellement de véritables légendes. Depuis 1808, les écrivains, même les plus indifférents à l’Histoire, ne peuvent aller dans les provinces basques sans penser aux farouches guérilleros ou aux intrépides contrebandiers qui sillonnent la région. Ce sont deux figures mythiques de la guerre d’Indépendance qui continuent à peupler l’univers espagnol retracé dans leurs ouvrages. Le pittoresque de leurs costumes ou de leurs uniformes offre un intérêt certain pour un public qui a soif d’aventure et de dépaysement.

14 Le personnage typique du contrebandier apparaît dans divers ouvrages. On lui attribue les mêmes qualités qu’au guérillero (courage, endurance, connaissance parfaite du terrain). Il possède certaines caractéristiques emblématiques d’un héros romantique. Sa vie libre, dangereuse et solitaire le pose comme un révolté qui refuse de se prêter aux exigences de la société.

15 La présence de gravures de contrebandiers correspond d’ailleurs à la réalité puisqu’à aucun moment ils ne furent aussi nombreux, ni la contrebande aussi fructueuse, que pendant la première guerre carliste13.

16 Le « brave et loyal » Ganix de Macaye est le modèle du contrebandier basque. Ses exploits sont nombreux. Dans la presse de l’époque, on le représente comme quelqu’un de déjà célèbre14. La plupart des écrits retiennent surtout son rôle essentiel dans la traversée de la frontière par la princesse de Beira à la veille de son mariage avec le prétendant don Carlos. L’histoire de ce contrebandier a tout d’abord été abordée dans l’ouvrage d’un légitimiste français, le comte de Custine15, puis sa légende a été élaborée par un écrivain, Jean-Baptiste Dasconaguerre, qui a publié Les Échos du Pas de Roland 16. Sur la gravure illustrant ce livre, le petit personnage à pied se trouvant au premier plan est le contrebandier Ganix (fig. 7). Il porte la fameuse boina et un bâton de berger

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(métier que les contrebandiers étaient censés pratiquer par ailleurs). Il attend l’un de ses compagnons qui arrive avec des nouvelles fraîches de la frontière à dos de mulet.

17 Un portrait d’un autre contrebandier, le célèbre passeur navarrais, Juan-Bautista Esain (fig. 8),figure lui aussi en bonne place dans le recueil de gravures d’Isidore Maguès. Ce défenseur de don Carlos est le seul personnage qui, dans sa sélection, appartienne au peuple. Cependant, il mérite d’avoir son portrait aux côtés des plus hauts personnages de l’entourage de prétendant, car il a eu l’honneur de le guider et de lui sauver la vie lors de son arrivée clandestine en Navarre au mois de juillet 1834. Les détails de son épopée17 se rapprochent de la version romanesque des aventures de Ganix avec la princesse de Beira.

18 Par ailleurs, des gravures de contrebandiers anonymes18 paraissent aux côtés de ces deux passeurs célèbres19. La gravure illustrative parue dans Le Magasin universel (fig. 9) est fort semblable à d’autres du même style dessinées au début de ce XIXe siècle où l’Espagne est à la mode. Sur cette image, les contrebandiers n’ont aucun lien évident avec le contexte historique de la première guerre carliste. Ils représentent plutôt le stéréotype du contrebandier à cheval qui vit et exerce sa « profession » dans la montagne. Cette scène de genre n’est d’ailleurs pas sans rappeler un épisode de Carmen de Prosper Mérimée lorsque Don José devient un hors-la-loi et se fait contrebandier pour subvenir aux besoins de sa bien-aimée. Cependant, le texte qui accompagne cette gravure se centre malgré tout sur la thématique plus actuelle des provinces insurgées. Il y est précisé que : « La guerre actuelle, alimentée dans le parti de don Carlos par les seuls secours des contrebandiers, est une preuve de cette persévérance, de ce courage que rien ne saurait abattre ni dompter »20.

19 Pour les amateurs de récits de guerre, la présence de planches reproduisant avec précision des soldats en uniforme, parfois figés dans des poses artificielles et convenues, est un procédé classique. Les récits de la première guerre carliste n’échappent pas à cette règle. Ces gravures (fig. 10 et 11), plus ou moins détachées de la réalité, sont un substitut bien pratique à des scènes de bataille. En outre, les tenues vestimentaires, et plus particulièrement les uniformes (fig. 12 et 13),suscitent aussi de la curiosité chez un public avide de précisions sur une question d’actualité qui le passionne. L’uniforme fait également partie de la construction de l’imaginaire de cette guerre, dans la lignée de la culture romantique qui s’intéresse aux traditions populaires et dont le costume est une des composantes.

Les scènes de batailles

20 Il existe de nombreuses gravures qui offrent un plan large des soldats s’apprêtant à livrer bataille (fig. 14). Leur fonction première semble être de vouloir prendre en compte l’actualité du moment et de mettre sous les yeux des contemporains la physionomie de la vaillante armée en pleine action. Cependant, les scènes de batailles étant répétitives et les dessinateurs n’étant pas forcément présents sur les champs de bataille lors des combats, on peut observer des similitudes dans le traitement de ces scènes qui les rendraient interchangeables sans la légende qui les accompagne. Le moment mis en scène ayant rarement été vécu en direct, il s’agit donc plus d’évoquer que de décrire et c’est dans cet espace que peuvent s’immiscer ce type de gravures. D’ailleurs, la schématisation des soldats (fig. 15 et 16) nous montre les limites de ces artistes et de leur imagination. Souvent, le paysage alentour, qui pourrait

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éventuellement différencier deux scènes de batailles, disparaît. Le caractère informatif s’estompe au bénéfice d’une simple tentative d’illustration ou d’impression de guerre. La présence d’éléments ou de codes très simples comme des groupes de soldats en uniformes ou des rangées de fusils suffisent à transporter le spectateur dans un univers guerrier.

21 Cette représentation de la guerre est également un rappel de batailles ou d’épisodes glorieux qui ont une résonance différente selon le public concerné. Destinées tantôt à communiquer une information, tantôt à forger des imaginaires, ces gravures s’adressent à des publics variés dans leur composition sociale, leurs références culturelles et leurs aspirations. Selon les individus, la vision d’une bataille peut provoquer de la simple curiosité, de l’exaltation par goût de l’aventure qu’il peut ici vivre par procuration, de l’orgueil pour avoir fait partie du camp des vainqueurs ou encore de la nostalgie chez un public rêvant à des périodes plus glorieuses de l’histoire de son propre pays. Le media dans lequel est diffusée la gravure peut alors nous renseigner sur le public auquel elle s’adresse et le message qu’elle souhaite transmettre.

22 Il faut encore noter qu’à la même période sont diffusés parallèlement un grand nombre de paysages des provinces basques et de la Navarre qui relèvent souvent du panorama. À travers la publication de ce type d’images, il s’agit de montrer, mais cette fois de façon indirecte, un aspect plus géographique du théâtre de la guerre. Les noms de la plupart des lieux représentés étaient ainsi souvent mentionnés dans les bulletins journaliers de la guerre civile. De même, de nombreuses illustrations sur les aspects pittoresques et les coutumes locales du peuple basque voient le jour dans des revues telles que Le Magasin pittoresque ou Le Musée des familles, et contribuent à préciser le décor ou le cadre dans lequel se déroule la première guerre carliste et à nourrir encore l’imaginaire du public de l’époque.

La mise en image d’un projet d’histoire

23 Certains épisodes ou grands moments de cette guerre ont également été choisis pour illustrer des livres se voulant historiques. Dans ce type d’images (fig. 17 et 18), le caractère documentaire ou d’outil pédagogique domine. Le message véhiculé est simplement d’ordre informatif, mais ici l’image opère un tri supplémentaire entre les événements que l’on va faire entrer dans l’histoire et ceux que l’on va oublier. Ces gravures relèvent d’une construction de la mémoire visuelle de la guerre et elles fleurissent le plus souvent dans des ouvrages espagnols dont l’objectif est de forger une histoire nationale. Dans cette optique, ce type de gravures se concentre essentiellement sur la représentation de scènes illustres, comme « El Abrazo de Vergara » qui met fin à la première guerre carliste, ou sur l’exaltation des grands héros nationaux (fig. 19 et 20). Une fois de plus, c’est principalement le général Zumalacarregui qui est mis à l’honneur pour illustrer cette guerre.

La propagande et les horreurs de la guerre

24 Enfin, comme dans toute guerre, la propagande se fait également en images et, en effet, quoi de mieux qu’une image pour marquer les esprits. Une scène d’atrocités a un

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impact bien plus important qu’une simple description, même imagée, d’actes cruels. Dans deux gravures thématiques distinctes (fig. 21 et 22), une scène de torture et une scène d’exécution, toute l’horreur est appréhendée d’un seul coup d’œil, et c’est ensuite seulement que le regard s’attache à lire la légende qui donne tout son sens à ce premier geste instinctif de répulsion.

25 C’est donc seulement dans un deuxième temps que le spectateur saisit la véritable intention de l’émetteur. La réflexion rationnelle sur la scène représentée est guidée par ce que nous pourrions appeler le paratexte. L’objectif poursuivi par ces deux gravures est ici, évidemment, de faire passer les carlistes pour des monstres sanguinaires et sans pitié, et de stigmatiser la violence et la barbarie du camp ennemi : mais ce but n’est atteint que lorsque l’on s’attache à lire la légende. El Panorama español, revue dans laquelle sont diffusées ces gravures, est bien entendu dirigée par un publiciste libéral ce qui renforce bien évidemment son impact politique. Dans le cas de telles gravures dans lesquelles on ne parvient pas à identifier immédiatement l’objectif visé, mis à part celui de provoquer l’effroi, le « choc des images » (pour paraphraser un slogan journalistique bien connu) a besoin du « poids des mots » pour atteindre pleinement son objectif. Ces deux images sans texte ni contexte ne font que refléter les horreurs de la guerre quelle qu’elle soit. On ne parvient pas à évaluer leur portée réelle et leur dimension dénonciatrice envers le camp opposé car, sans le texte qui les accompagne, on perd un niveau de lecture et de signification. La cohabitation entre le texte et l’image est par conséquent souvent nécessaire à l’interprétation de ce type de gravures.

26 Afin de dénoncer les horreurs de la guerre, les graveurs se servent également de la technique du gros plan sur des représailles plus individualisées (fig. 23 et 24). Il s’agit de fixer les haines ou de provoquer de la compassion, en mettant l’accent sur les victimes innocentes. Les deux gravures représentant l’exécution de la vieille mère du général carliste Ramón Cabrera en 1836, en représailles des exactions commises par son fils contre les libéraux21, ou le sacrifice d’un père de famille, mettent en scène des moments particulièrement dramatiques. Ce type de gravures est essentiellement destiné à faire naître un sentiment de vengeance ou d’injustice qui incite l’opinion publique de l’époque à se positionner clairement en faveur d’un des deux camps en présence.

27 Pour ne pas finir uniquement sur les aspects particulièrement tragiques de ce conflit, nous tenons à souligner qu’il existe également des images de propagande positive comme le révèle la publication de cette gravure à la gloire de Zumalacarregui (fig. 25) montrant un groupe d’adorateurs du général (l’un d’entre eux étant pratiquement à genoux) en pleine action de grâce et visant clairement à exalter la figure du héros carliste.

28 Toutes ces gravures avec leurs spécificités ont contribué à forger la perception que les Européens ont eue de la première guerre carliste. Elles ont permis, en quelque sorte, de matérialiser et de fixer un imaginaire déjà présent dans de nombreux écrits. Il se crée ainsi une culture de guerre pour ceux qui sont restés à l’arrière, une culture satisfaisant les besoins d’information du public mais parfois aussi prenant en compte ses besoins de romantisme ou ses engagements politiques. L’image construit à la fois l’événement et sa mémoire, et c’est ainsi qu’elle contribue au façonnement des mentalités collectives. Elle est au cœur d’un réseau de sens qui dévoile les valeurs intimes d’une époque.

29 La profusion d’images produites sur le conflit carliste correspond à un véritable appétit d’images, à une consommation qui préfigure, à cet égard, notre société actuelle que

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certains décrivent comme une « société du spectacle », c’est-à-dire une société dans laquelle ce n’est plus la réalité qui produit les images, mais ce sont les images qui produisent la réalité. Ces gravures font entrer la première guerre carliste dans le monde nouveau du commerce de l’information avec l’apparition, et c’est une nouveauté dans la presse de l’époque, de la figure du correspondant de guerre spécialement chargé de la mise en image du conflit.

ANNEXES

Fig. 1 : Le général Zumalacárregui. MAGUES (Isidore), Don Carlos et ses défenseurs, Paris, Toussaint, 1837. Museo Zumalacarregui (Ormaiztegi) et BNF

Fig. 2 : [Gravure sans titre signée Tomas Zumalacárregui] ZARATIEGUI (Juan Antonio de), Vida y hechos de don Tomás de Zumalacárregui, Madrid, Impr. De José de Rebolledo, 1845. BNF

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Fig. 3 : [Gravure sans titre signée Tomas Zumalacárregui] SABATIER (Alexis), “Tio Tomas”. Souvenirs d’un soldat de Charles V, Bordeaux, Granet, 1836. BNF

Fig. 4 : Zumalacarregui. HENNINGSEN (Charles Frédéric), Mémoires sur Zumalacarregui et sur les premières campagnes de la Navarre, par C.T. (sic) Henningsen, capitaine de lanciers au service de don Carlos, traduit de l’anglais, 2 vol. Paris, H. Fournier, 1836. BNF

Fig. 5 : Zumala-carreguy. VOCALTHA (M.), Zumalacarregui et l’Espagne, ou précis des événements qui se sont passés dans les Provinces Basques depuis 1831. Nancy, Hinzelin, 1835. BNF

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Fig. 6 : Zumalacarreguy. CHAHO (Augustin), Voyage en Navarre pendant l’insurrection des basques (1830-1835). Paris, Arthus-Bertrand, 1836. BNF

Fig. 7 : Page de garde du livre Les Echos du pas de Roland. DASCONAGUERRE (J. B.), Les Echos du pas de Roland. Paris, F. Marchand, 1867. BNF

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Fig. 8 : De Essain. MAGUES (Isidore), op. cit. Museo Zumalacárregui et BNF

Fig. 9 : Contrebandiers espagnols poursuivis par les douaniers. Magasin universel, Paris, novembre 1835. BNF

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Fig. 10 : Costumes de l’armée de Don Carlos. MAGUES (Isidore), op. cit.

Fig. 11 :[ Gravure sans titre représentant un Garde national basque et un Paysan basque] ANONYME, gravure française du XIXe siècle. Archives historiques de l’Armée de Terre (Vincennes).

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Fig. 12 : Cavalerie carliste. Major C. V. Z. Attached to the staff of the Queens’s Army, Civil war in Spain. Characteristic sketches of the different troops, regular and Irregular, native and foreign, composing the armies of don Carlos and Queen Isabela, also various scenes of military operations, and costumes of the spanish peasantry. Londres, J. Dicckinson, 1837. Museo Zumalacárregui.

Fig. 13: Soldados liberales. FERNANDEZ DE CORDOVA (Fernando), Mis memorias íntimas. Madrid, J. Mellado, 1886. Museo Zumalacárregui

Fig. 14 : Action d’Arlaban.VALLEJO (José), Panorama español, crónica contemporánea. Madrid, Imprenta del Panorama Español, 1845. Museo Zumalacárregui

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Fig. 15 : Espartero attaquant les carlistes à Peñacerrada. Panorama español,, op. cit, 1845.Museo Zumalacárregui

Fig. 16 : La légion française attaquant une tranchée carliste. Major C.V.Z., op. cit. Museo Zumalacárregui

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Fig. 17 : Abrazo de Bergara. Panorama español, op. cit, 1845. Museo Zumalacárregui

Fig. 18 : Don Carlos et sa famille passent en France par Urdax. Panorama español, op. cit, 1845. Museo Zumalacárregui

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Fig. 19 : [Gravure sans titre signée Tomas Zumalacárregui] VALLEJO (José), Historia militar y política de Zumalacárregui. Madrid, Imprenta de la sociedad de Operarios del mismo Arte, 1844. Museo Zumalacárregui

Fig. 20 :Mon Général! Mon Général! LECHARD (E.), Los misterios del pueblo español durante veinte siglos: novela histórico-social. Barcelona, Imprenta de Luis Tasso, 1858. Museo Zumalacárregui

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Fig. 21 : Trois ou quatre séditieux arrachent les yeux et les ongles du juge de paix d’Osma Panorama español, op. cit., 1841. Museo Zumalacárregui

Fig. 22 : Massacre des volontaires de la province d’Alava. SAINZ (Fran[cis]co), Panorama español, op. cit., 1842. Museo Zumalacárregui

Fig. 23 : Exécution de la mère de Cabrera. MIRANDA (Manuel), Panorama español, op. cit., 1842. Museo Zumalacárregui

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Fig. 24 : Sacrifice sublime d’un père de famille. MIRANDA (Manuel), Panorama español, op. cit., 1845. Museo Zumalacárregui

Fig. 25 : Zumalacarregui idolâtré par ses fidèles. VALLEJO (José), Panorama español, op. cit, 1844. Museo Zumalacárregui

NOTES

1. . Les éditeurs français les plus célèbres s’appellent Henri Curmer, Charles Furne, Charles Gosselin ou Jules Hetzel. 2. . Le prince Félix Lichnowski nous dit que son courage et son dévouement éclipsent très facilement la médiocrité des deux prétendants dans le cœur des basques : « Thomas Zumalacarregui est le héros de chants et de ballades qui feront résonner son nom lorsque personne ne se souviendra plus de don Carlos ni de Christine ». Souvenirs de la guerre civile d’Espagne,Paris, J. Dumaine, 1844, t. I, p. 70. 3. . Beaucoup n’hésitent pas à le comparer avec Napoléon, celui que l’histoire retiendra comme le plus grand homme du XIXe siècle. Pour M. Vocaltha : « Après Napoléon, Zumalacarregui est, sans contredit, la plus grande figure guerrière du siècle », dans Zumalacarregui et l’Espagne, Nancy, Hinzelin, 1835, p. 22. Pour Charles Frederick Henningsen : « Son profil avait quelque chose

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d’antique : la partie inférieure ressemblait à celle de Napoléon […] », dans Mémoires sur Zumalacarregui et sur les premières campagnes de la Navarre, Paris, H. Fournier, 1836, p. 123. 4. . Isidore Maguès, Don Carlos et ses défenseurs, collection de vingt portraits originaux (avec une introduction et une notice biographique sur chacun des personnages indiqués par le dessin), Paris, Toussaint, 1837, 22 planches non paginées. 5. . Par ailleurs, Isidore Maguès révèle dans son introduction les raisons qui l’ont poussé à entreprendre cette œuvre. Il a remarqué, lors d’un séjour à Bayonne : « le vif intérêt qu’inspire cette poignée d’hommes qui, d’abord sans armes ni munitions, ont été forcés de les arracher l’une après l’autre aux mains de leurs nombreux ennemis, et de gagner pied à pied le plus petit espace de terrain ». 6. . Ces aspects sont particulièrement détaillés dans le portrait que nous délivre le baron Charles Dembowski dans son ouvrage Deux ans en Espagne et en Portugal pendant la guerre civile (1838-1840), Paris, Charles Gosselin, 1841, p. 114-115 et p. 345 à 350. 7. . Juan Antonio de Zaratiegui, Vie de Zumalacarregui, Paris, Impr. De Lacour et Cie, 1845, p. II. (Cet ouvrage paraît simultanément en France et en Espagne). 8. . Alexis Sabatier et Charles Frederick Henningsen ont écrit deux livres qui paraissent en 1836 (en guise d’hommage posthume), puisque le héros carliste meurt lors du siège de Bilbao en 1835. Dans des récits qui, dès le titre, font clairement référence au général (Alexis Sabatier, « Tío Tomás ». Souvenirs d’un soldat de Charles V., Bordeaux, Granet, 1836 ; et Charles Frederick Henningsen, Mémoires sur Zumalacarregui…, op. cit.), chacun d’eux inclut en regard de la page de titre une gravure de Zumalacarregui presque identique. 9. . Alexis Sabatier, « Tío Tomás »…, op. cit., p. III. 10. . Il est possible de relever une insistance particulière en ce qui concerne la description du regard. Pour Charles Frederick Henningsen, il est « l’homme à l’œil de feu », Mémoires sur Zumalacarregui, op. cit .,p. 36 ; pour M. Vocaltha, il avait « un œil d’aigle », Zumalacarregui et l’Espagne…, op. cit.,p. 22 ; pour Augustin Chaho, il a des « yeux gris, étincelants sous leurs sourcils épais, comme les yeux d’un tigre », Voyage en Navarre pendant l’insurrection des Basques (1830-1835), Paris, Arthus Bertrand, 1836, p. 111. 11. . « Je dis ce que j’ai vu sur les champs de bataille », affirme Alexis Sabatier, « Tío Tomás », op. cit., p. III. De même, dans son discours préliminaire, Juan Antonio de Zaratiegui nous rassure quant à l’authenticité de son témoignage et à propos de Zumalacarregui. Il dit avoir été « honoré de son amitié, dépositaire de son entière confiance, témoin oculaire de tous ses actes publics et privés, durant la guerre qui fut l’origine de sa grande célébrité ». Juan Antonio de Zaratiegui, Vie de Zumalacarregui, op. cit., p. 2. 12. . Augustin Chaho, Voyage…, op. cit., p. 456. 13. . Depuis le 3 juillet 1835, il existe, en plus des articles additionnels du traité de la Quadruple Alliance, une ordonnance royale qui interdit non seulement le passage des effets de guerre mais aussi tout commerce de vivres et d’objets d’habillement entre les départements du Midi et les provinces révoltées (cette mesure est très appréciée par le gouvernement espagnol car elle permet un blocus total demandé depuis quelque temps par de nombreux militaires libéraux). 14. . La Sentinelle des Pyrénées, journal de Bayonne, apporte quelques détails qui vont intéresser l’opinion : « Le 15, elle arriva à Bidarray après avoir traversé la Nive à gué sur le dos d’un contrebandier célèbre ». Le Phare de Bayonne du 23 octobre fait état d’une correspondance datée du 19 octobre à Bidarray, qui donne d’autres détails plus précis sur le passage de la princesse de Beira déguisée en femme du pays, et signale que les contrebandiers avaient un chef du nom de G., dont le domicile était à Macaye. 15. . Robert, comte de Custine, Les Bourbons de Goritz et les Bourbons d’Espagne, Paris, Ladvocat, 1839. 16. . Jean-Baptiste Dasconaguerre, Les Échos du Pas de Roland, Paris, Marchand, 1867. Cet auteur a connu personnellement le contrebandier à la fin de sa vie. Au début de son ouvrage, il nous

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informe que : « Le produit de la vente de cet ouvrage sera consacré à secourir un patriote dans le malheur », c’est-à-dire Ganix qui a prêté pour les besoins de l’armée carliste une somme de 90 000 frs. 17. . Ces détails se trouvent dans l’article de Joseph Lavallée intitulé « Espagne » et publié dans L’Univers pittoresque. Histoire et description de tous les peuples, de leurs religions, mœurs, industries, coutumes, etc., Paris, Firmin Didot fils, 1863, t. 25. 18. . « En Espagne, dit le journaliste qui écrit un article sur “Les contrebandiers des Pyrénées” dans le Magasin universel de novembre 1835, la contrebande se fait en grand, non seulement à la frontière, mais dans l’intérieur du pays, aux environs des villes ». 19. . Cette gravure et ce texte proviennent de la livraison du Magasin universel datée du mois de novembre 1835. 20. . La présence des contrebandiers, tels qu’ils sont représentés dans cette scène de genre (qui n’est pas sans rappeler un épisode de Carmen de Mérimée), est souvent mentionnée dans les récits de voyageurs qui visitent le Pays basque ou de militaires qui tentent de passer la frontière à l’aide d’un guide mais, dans tous les cas, ceux-ci sont rarement identifiés. On comprend malgré tout que leur vie aventureuse et pleine de danger intéresse le lecteur qui imagine en frissonnant les risques encourus par le narrateur lorsqu’il devient, durant quelques instants, le comparse d’un hors-la-loi. 21. . Le général carliste Cabrera avait été surnommé « el Tigre del Maestrazgo » en raison de sa cruauté légendaire.

RÉSUMÉS

Lorsque débute la première guerre carliste, c’est en Espagne que paraît se jouer le sort de l’absolutisme européen, aux prises avec le libéralisme conquérant. Les acteurs de ce conflit ainsi que l’écho de certaines batailles sont relayés dans l’opinion publique européenne à travers différents médias, comportant pour la plupart des gravures qui participent à la formation de l’opinion publique de l’époque et à la construction d’un imaginaire collectif.Cette mise en image du passé est faite pour être consommée par un public avide d’informations, de détails et parfois de pittoresque, mais nullement amateur d’art. Il se crée ainsi une culture de guerre pour ceux qui sont restés à l’arrière ou qui sont extérieurs au conflit, mais qui peuvent néanmoins s’identifier politiquement aux deux partis en présence.

When the First Carlist War started in Spain, the fate of European absolutism, which was facing the increasing strength of liberalism, seemed to be at stake there. The protagonists of this conflict, as well as the echoes of some battles, raised the interest of the European public opinion. Various media, most of which included engravings, contributed to shape the public opinion and build a collective imaginary.That illustration of the past was destined to a public eager for information and sometimes for picturesque, but not in the least for the love of act. A war culture thus got created for those who stayed apart from the conflict, or saw it from abroad, as they identified themselves with the two opposite political parties.

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INDEX

Keywords : absolutism, Carlism, cultural history, engravings, liberalism, representations Mots-clés : absolutisme, Carlisme, gravures, histoire culturelle, libéralisme, représentations

AUTEUR

LAËTITIA BLANCHARD RUBIO Laetitia Blanchard Rubio est Maître de conférences à l’Université Paris IV - Sorbonne et spécialiste de la civilisation espagnole du XIXe siècle. Elle a publié de nombreux articles sur la Première Guerre Carliste et ses principaux protagonistes et elle se tourne maintenant vers un champ de recherches plus étendu, davantage en rapport avec le concept d’histoire culturelle. C’est ainsi qu’elle a abordé différentes notions comme la mémoire, la culture de guerre, les loisirs et qu’aujourd’hui ses recherches l’amènent à s’intéresser à un nouvel objet d’étude : le crime.

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À l’image de Mars ? Le portrait militaire belge de 1830 à 1848 au Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire à Bruxelles

Nastasja Peeters

NOTE DE L'AUTEUR

Je remercie Diane Vanthemsche pour la traduction. Je remercie Guy Deploige, Piet Veldeman et Ilse Bogaerts (Musée royal de l’Armée et de l’Histoire militaire, Bruxelles) et George Sanders (Museum Kanselarij der Nederlandse Orden, Apeldoorn) pour leurs conseils.

1 Le Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire a été fondé en 1910 et s’est installé sur le prestigieux site du Cinquantenaire en 1923. L’institution possède une impressionnante collection relative au monde militaire1. D’un point de vue historique et militaire belge, le musée héberge des collections variées, quasi encyclopédiques2. Il abrite ainsi une importante collection de portraits, datant du XVIIIe siècle à nos jours3. Cette contribution tentera d’esquisser l’histoire du portrait militaire belge entre 1830 et 1848 dans son riche contexte militaire, politique et artistique.

« Les fruits de la guerre »4. Les portraits des volontaires de la révolution belge de 1830

2 Les fondateurs de ce nouvel État belge qui voit le jour après les événements de septembre 1830 ne se soucient pas uniquement de la création d’une démocratie libérale. Après avoir été successivement sous domination espagnole, autrichienne, française et enfin hollandaise, la petite Belgique revendique une identité propre. Il est

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également indispensable de modeler l’image du jeune pays5. Ces problèmes occupent de nombreux politiciens et intellectuels de tout bord dès les premiers pas de la nouvelle nation et les journaux belges mènent un débat animé à ce propos. Ce discours identitaire, houleux et romantique à souhait, réduit l’histoire à une succession de « dominations étrangères », auxquelles les Belges, fiers et épris de liberté, se sont toujours opposés. La révolution de 1830 est donc présentée comme l’apothéose d’un combat pour la liberté, vieux de plusieurs siècles6. Le culte de la révolution se concentre sur les volontaires de 1830 : des personnes d’humble origine qui ont triomphé de l’armée de Guillaume Ier lors des journées de septembre7.

3 Le héros incontestable de la révolution est sans nul doute le comte Frédéric de Merode (1792-1830) (fig. 1)8. Depuis la France, il se range du côté de l’opposition catholique contre le roi hollandais Guillaume Ier. Le 25 septembre 1830, il quitte Chartres pour gagner la Belgique en calèche et rejoint les Chasseurs Chasteler, un corps libre de volontaires issus de la bourgeoisie.Il est important de noter que le comte participe comme « simple volontaire »9. Lorsque son frère aîné, le politicien Félix de Merode, le présente début octobre au Gouvernement provisoire, il déclare que Frédéric appartient à la patrie10. Quand celui-ci part au combat, il se fait rapidement remarquer : Son arrivée inattendue produisit un effet électrique sur cette petite troupe de huit cents hommes qui manoeuvrait derrière le corps de quinze mille Hollandais. Le comte de Merode ne voulut se distinguer de ses compagnons que par une intrépidité poussée jusqu’à l’héroïsme11.

4 Le 24 octobre, lors d’une bataille contre les Hollandais à Berchem (près d’Anvers), il est blessé à la jambe. Selon la légende, il se serait écrié : « Eh bien ! Messieurs, […], ce sont là les fruits de la guerre »12. Il va sans dire que différentes versions de ces dernières paroles circulent. Son état se détériore rapidement et l’amputation de sa jambe n’apporte pas de salut. Il est néanmoins proposé comme nouveau chef de l’état. Son corps mutilé et estropié peut ainsi devenir le symbole d’un combat d’émancipation qui ne peut se gagner qu’au prix de lourds sacrifices. Il décède dans la nuit du 4 au 5 novembre 1830, à l’âge de 38 ans. Lors de l’assemblée du Congrès national belge du 18 novembre 1830, Constantin Rodenbach décrit la mort de Merode dans les termes suivants : « Martyr de la plus sainte des causes, il a arrosé de son sang notre liberté naissante… »13.

5 Notre portrait représente de Merode en tant que Chasseur Chasteler et le place dans un paysage pittoresque14. Le comte porte un sarrau bleu et un foulard noir15, un cordon dans les trois couleurs nationales et une cocarde. Le portrait existe comme estampe16 ; le peintre s’est inspiré de celle-ci puisque tant le tableau que l’estampe montrent que le boutonnage du sarrau est féminin. Ceci laisse supposer que sur le dessin d’origine inversé, d’après lequel l’estampe a été gravée, le boutonnage était correct, donc masculin. Le portrait n’est pas peint sur le vif : ceci est aussi prouvé par le fait qu’il est peu probable que le comte ait posé lors de son départ pour le combat en 1830. Il est possible que le peintre n’ait même jamais rencontré son modèle, ce qui expliquerait les yeux et le nez agrandis et qui sont plus naturels dans un portrait faisant partie d’une collection privée. Cette simplification force l’identification et amplifie la valeur iconique de ce personnage emblématique. Le tableau pourrait même être posthume. Son courage et son sang-froid sont bien entendu appréciés de tous. Mais ce sont surtout l’abandon de sa vie heureuse et confortable dans le seul but de se battre pour sa patrie et son engagement comme simple volontaire qui font de lui une figure exemplaire

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pouvant inspirer toutes les couches de la société17. Peu de temps après, le sarrau devient le symbole du combat pour la liberté.

6 Cependant, notre collection compte d’autres portraits de volontaires de 1830 : ils n’ont peut-être pas la valeur iconique de Merode, mais montrent les différents visages des combattants, au sens propre. Le portrait de Jean-Baptiste Génie (1809-1882)18, un soi- disant volontaire louvaniste, a probablement été peint sur le vif, mais nous apparaît quelque peu naïf, car le peintre ne semble pas totalement maîtriser les proportions humaines (fig. 2). Génie porte le sarrau bleu révolutionnaire, réglementaire à partir du 19 octobre 1830, qui est alors transformé en bel uniforme, et qui est même « uniformisé », perdant sa signification d’humilité.

7 Le portrait romantique de Guillaume Taelemans, tailleur et commerçant, officier de la garde civique, le montre en tant que volontaire de 1830 (fig. 3). Taelemans est représenté de façon un peu convenue et pose dans un paysage orageux avec un ciel criblé de gros nuages noirs19. Il porte également le sarrau bleu. Le 21 septembre 1830, il attaque l’ennemi à Diegem, dans les environs de Bruxelles, et dans le courant de la matinée du 23, il participe aux combats de la porte de Schaerbeek à Bruxelles, où il est blessé au cou et à la joue. Le 26 septembre, il se trouve à l’épicentre de la bataille : le parc de Bruxelles (maintenant Parc royal). Dans le tableau, il arbore la Croix de Fer20, médaille commémorative octroyée aux combattants de 1830-1831 à partir de 183521.

8 Ces personnages, ainsi que de nombreux autres volontaires, sont les vrais héros de 1830. De Merode est tout particulièrement considéré comme un modèle ou un exemple moral dont la représentation surpasse le portrait en lui-même. Les portraits de de Merode, avec ses traits exagérés forçant l’identification, ont une fonction générique. D’autres portraits visent à commémorer l’héroïsme de 1830 au travers du sarrau bleu22 et de la médaille.

Les « jeunes et belles âmes »23. Le portrait militaire belge entre 1831 et 1839

9 Tout n’est cependant pas acquis dans cette Belgique nouvellement indépendante. Les sacrifices menant à l’indépendance du 4 octobre 1830 devront être suivis de beaucoup d’autres. Dans les premières années, la politique interne est dominée par des tensions internationales avec les pays voisins : à cause de la menace hollandaise d’une part et du climat révolutionnaire de 1848 en France d’autre part, la guerre semble menacer24. Le gouvernement belge appelle donc une première classe sous les armes dès 1832. Pendant les années suivantes, plusieurs mesures visent à maintenir le pays en alerte militaire25. Le manque d’officiers qualifiés est comblé par un décret proclamant que les étrangers peuvent faire carrière dans l’armée belge26. De nombreux militaires belges, d’âge plus mûr, ont servi dans les armées françaises, autrichiennes et/ou hollandaises. Il est cependant curieux de constater que le traditionnel vivier d’officiers supérieurs, à savoir la noblesse, ne livre que peu de candidats27. Néanmoins, la majorité des portraits au Musée royal de l’Armée datant de cette première période nous montrent des officiers (supérieurs)28. La toute jeune armée belge copie les pays limitrophes ; les portraitistes aussi. La plupart des officiers supérieurs ayant combattu dans la Grande Armée, ce sont surtout la peinture française et les uniformes français qui font des émules.

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10 Le portrait du comte Constantin-Joseph-Ghislain-Marie d’Hane de Steenhuyse (1790-1850) datant de 1836 en est un bel exemple (fig. 4). A.-Jean-Jacques De Langhe représente d’Hane sous le grade de général29. D’Hane de Steenhuyse s’enrôle comme volontaire auprès de l’armée française à partir de 181030. En 1814, il fait partie de l’armée hollandaise, comme capitaine du 2e régiment des carabiniers à cheval31. En avril 1830, il est encore major des cuirassiers au service des Hollandais. En octobre, le Gouvernement provisoire belge lui décerne le grade de colonel auprès du 2e chasseur à cheval. Sa carrière se déroule comme celle des nombreux officiers supérieurs dans les armées françaises et hollandaises ayant décidé de passer au service de la Belgique. Les différentes batailles légendaires leur ont fourni l’expérience requise et ils sont les seuls à posséder une expertise militaire et stratégique. En tant que jeune colonel de la cavalerie belge, d’Hane se distingue dès les premiers mois de l’indépendance. Une fois la griserie du succès dissipée, il apparaît vite que l’organisation militaire du nouveau pays laisse largement à désirer, que le cadre n’est pas à niveau et que la discipline des soldats est presque inexistante. La vulnérabilité stratégique qui s’ensuit inquiète beaucoup d’hommes politiques. Alexandre Gendebien, avocat libéral et républicain favorable à la France, n’exagère pour une fois pas en disant : « La première difficulté, […] c’était de faire rentrer l’ancienne armée dans ses […] casernes et de la soumettre à une discipline »32. Le dévouement dont fait preuve d’Hane de Steenhuyse ne passe pas inaperçu et le général Chasteler n’hésite pas à lui écrire dès le 19 janvier 1831 : « En moins de trois mois, malgré toutes les difficultés que vous aviez à vaincre, vous avez su mettre votre régiment au niveau des plus anciens »33. À ce même moment, d’Hane de Steenhuyse est également aide de camp du régent34 et assume brièvement, entre le 25 mars 1831 et le 18 mai 1831, la fonction de ministre de la Guerre, poste auquel il doit renoncer dans des circonstances assez houleuses35. Il obtient la pension en 1842 et reçoit le grade de lieutenant-général. Le portrait le montre en 1836 au sommet de sa carrière comme premier écuyer du roi Léopold Ier. Cet élégant portrait officiel, qui représente le comte en grand uniforme d’apparat, avec tous les accessoires et compléments liés à son rang et son grade, était probablement destiné à être vu par le plus grand nombre. Le portraitiste a toutefois fait un choix curieux : la pose vers la droite ne montre effectivement pas toutes les médailles de façon claire.

11 À côté de ces portraits officiels, la mode était aussi aux portraits plus petits ou en miniature (souvent d’officiers subalternes), destinés à la famille proche ou aux salons bourgeois. Un bel exemple se trouve dans le petit portrait de J.-B. Vandenheuvel (1810-1871)36, sous-lieutenant auprès du 1er régiment de chasseurs à pied et datant de 1838 (fig. 5)37. Le tableau est l’œuvre d’un artiste non identifié. Il est assez surprenant de retrouver le modèle assis nonchalamment en biais sur une chaise : c’est en effet une attitude peu commune pour un portrait militaire. Il est intéressant de noter que le dossier matriculaire de Vandenheuvel le montre entêté et peu discipliné38. Nous pourrions donc dire que le peintre a réellement su capter son modèle. Le portrait est également intéressant à un second titre. Entre 1838 et 1840, Vandenheuvel fait partie du bataillon de l’Escaut, constitué pour la surveillance des abords de l’Escaut en vue de la menace hollandaise toujours bien présente39. La représentation de l’uniforme est unique, car il n’existe presque pas d’évocations contemporaines de militaires de ce bataillon. Le portrait est donc un document extrêmement rare.

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La « Figure martiale »40. Le portrait militaire entre 1839 et 1848

12 En 1839, l’état de guerre avec les Pays-Bas est enfin levé et cette année marque le début d’une période de neutralité se prolongeant jusqu’après la première guerre mondiale. Des tensions internes se font néanmoins sentir jusqu’en 1848. Dans ces décennies de paix armée, la nouvelle force joue en premier lieu un rôle de maintien de l’ordre. Les journaux ne se privent cependant pas d’un ton quelque peu ironique : l’armée belge est à leurs yeux une armée d’apparat qui passe son temps à astiquer le matériel et à parader41. Les militaires, et surtout ceux de rang supérieur, sont plus que jamais soucieux de leur image.

13 Le portrait du lieutenant-général honoraire François Borremans (1789-1872) est à ce titre un exemple intéressant (fig. 6)42. Il est représenté en grande tenue de lieutenant- général et sa main gauche repose sur son sabre43. Il pose devant une draperie luxueuse, le décor habituel de l’artiste peintre. Le portrait est l’œuvre de Jacques Sturm (1807-1844), un élève de Navez et est daté « 1840 ». Le « Discours prononcé sur la tombe » de Borremans en 1872 annonce solennellement : Rentré dans sa patrie après la bataille de Waterloo et considéré quelque peu comme retardataire, il eut de la peine à se faire admettre dans les rangs de l’armée des Pays-Bas. Mais sa figure martiale, sa réputation de bravoure, son caractère franc lui acquièrent bientôt les sympathies du Prince d’Orange. […] Il avait du reste l’instinct de la guerre44.

14 Curieusement, en 1840, lorsque le portrait est réalisé, Borremans est déjà lieutenant- colonel depuis trois ans, mais pas encore lieutenant-général. L’uniforme et certaines décorations ont donc dû être adaptés après 1854, lors de sa mise à la pension et de sa nomination comme lieutenant-général honoraire. Les modifications sont apportées par un autre peintre, Sturm étant décédé en 1844. Doit-on voir cette adaptation comme une alternative bon marché à un nouveau portrait ? Ou Borremans aime-t-il trop le rendu somptueux de Sturm pour y renoncer ? Quoi qu’il en soit, le portrait montre clairement que Borremans tient à son statut, car il semble vouloir faire oublier qu’il avait un jour été lieutenant-colonel.

15 L’importance accordée à l’image est également illustrée par le portrait de Vincent- Marie-Constantin Duvivier (Mons 1774 - Mons 1851)45 datant de 1843, deux ans après l’octroi du grade de lieutenant-colonel honoraire à l’occasion de sa retraite (fig. 7)46. Au cours de sa carrière, Duvivier participe à toutes les batailles légendaires : Austerlitz, Iéna et Eylau. Il est blessé plusieurs fois, notamment au bras et à la main. Duvivier pose en grande tenue de lieutenant-général. L’artiste, Antoine Van Ysendyck (1801-1875), s’est inspiré des grands modèles français et italiens47, idée très appréciée par Duvivier48.Bien qu’il ait reçu un titre de noblesse en 1829, les armoiries de Duvivier sont curieusement absentes. Il est intéressant de noter que le bras gauche repose légèrement sur le sabre49, ici une astuce pour camoufler le fait que ce bras avait perdu sa souplesse et son agilité suite aux nombreuses batailles. La main droite tient un bicorne, masquant ainsi un doigt manquant50. Le modèle arbore trois médailles, parmi lesquelles celle d’officier de la Légion d’Honneur (1835) et celle d’officier de l’Ordre de Léopold (1839). Il porte aussi la croix de 4e classe de l’Ordre de Guillaume, bien qu’il ait été rayé des listes à cause de sa désertion de l’armée hollandaise en 1830. En 1839, un

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décret belge autorise les Belges à porter les ordres de Guillaume octroyés avant le 1er octobre 1830. Les récipiendaires restent cependant rayés aux Pays-Bas51.

16 Un dernier exemple est le portrait du général de division François-Xavier de Wautier (Laeken 1777 - Saint-Josse-ten-Noode 1872)52 datant de 1846 53 et réalisé par Désiré Donny (1798-1861) (fig. 8). De Wautier rencontre Napoléon en juillet 1803 lors d’un bal à Gand54, alors que ce dernier est premier consul. Il est remarqué par Napoléon grâce à son uniforme, comme on l’apprend dans ses mémoires : … l’uniforme que je portais fut très remarqué et le premier consul me demanda dans quelle armée j’avais servi, pour le flatter, je lui dis dans l’Armée d’Italie et à Marengo55.

17 Tout comme Borremans et Duvivier, de Wautier avait longuement servi dans les armées des différentes puissances de l’époque. L’imposant portrait de Donny montre de Wautier en grande tenue de général belge dans un paysage dégagé. Il croise les bras de façon à cacher sa main droite qui avait été grièvement blessée lors des batailles de Bruchsal en 1799 et de Dottendorf en 1809. Il porte la croix de chevalier de première classe de l’Ordre de Westphalie (1810), la Légion d’Honneur (1811) et la distinction de commandeur de l’Ordre de Léopold (1842). De façon assez surprenante, il arbore également la plaque de grand-officier de l’Ordre de Léopold, qui ne lui est octroyée qu’onze ans après la réalisation du portrait, en 1857. La plaque de grand-officier a été ajoutée, sans pour autant effacer la médaille du rang inférieur qu’elle remplace. Le règlement stipule pourtant qu’un ordre supérieur remplace un ordre de moindre valeur. S’agit-il ici d’une erreur ?

18 Toutefois, sur une photo le représentant à un âge plus avancé, le général semble manifester un certain entêtement : il continue à arborer les deux ordres de Léopold56. Cette obstination s’explique peut-être par le fait que de Wautier avait très mal vécu d’être écarté par les Hollandais en 1826. Ses mémoires y font certainement plus qu’une allusion : Je ferai observer ici que je suis le seul officier de l’ancienne armée qui soit rentré au service de la Belgique sans gagner de grade ; tous les généraux et les officiers ont reçu un ou plusieurs grades d’emblée57.

19 Capiaumont précise très justement : Le Gouvernement provisoire, faisant d’abord la part des anciens services, accorda un grade d’avancement à bon nombre d’officiers de la vieille armée des Pays-Bas, mais pas à tous. […] l’on commit en même temps la maladresse de blesser au vif bon nombre d’officiers dans leur amour-propre58.

20 Le port des deux ordres de Léopold souligne probablement aussi son attachement à la Belgique et sa fidélité à la patrie, ce dont certains avaient douté lorsque de Wautier s’était présenté au Gouvernement provisoire afin de servir son pays. Ce fait ne le lâcherait plus59. Lorsque le lieutenant-général Renard prononce l’éloge funèbre de ce « Nestor de tous les généraux de l’Europe »60 en 1872, il balaie ce soi-disant manque de fidélité d’une seule phrase : « Les positions qu’il occupa successivement jusqu’à l’heure de sa retraite témoignent de la confiance sans réserve que le gouvernement avait en lui»61.

21 Les armoiries dans le coin supérieur droit du tableau sont post factum. Ce n’est effectivement qu’en janvier 1857 que de Wautier est anobli, onze ans après la réalisation de ce portrait et c’est à cette occasion qu’il reçoit la plaque de grand-officier de l’Ordre de Léopold. Le Moniteur belge mentionne de façon erronée un rang de baron

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plutôt que de chevalier (ce qui pousse Léopold Ier à lui laisser le titre supérieur)62. Après 1857, le portait demeure inchangé : la croix commémorative de Léopold Ier (1860) et la médaille de commandeur de la Légion d’Honneur (1865) ne sont pas ajoutées. Le tableau a donc très probablement été retravaillé à l’occasion de son anoblissement. De Wautier semblait avoir un faible pour les portraits et peut-être trouvons-nous là une preuve de sa vanité. Le musée possède en effet également un portrait en miniature en ivoire de 1842, le représentant comme lieutenant-général, un titre qui lui est octroyé à l’occasion de sa mise à la retraite63. Un autre tableau, nettement plus ancien, le montre en 1815 en tant que commandant de la 4e section de l’armée hollandaise64.

22 L’histoire du portrait militaire belge s’écrit non seulement à l’aide de tableaux, mais aussi à l’aide de documents, de photos et d’objets tels que des sabres, des uniformes ou des médailles.

23 La toute jeune Belgique s’inspire des pays limitrophes : lorsqu’il s’agit d’officiers supérieurs, les militaires arborent des uniformes copiés sur ceux qu’ils avaient portés dans la Grande Armée. Les peintres s’inspirent largement de la peinture française.

24 Le militaire ne se bat pas uniquement avec son sabre, son fusil ou un canon ; son corps est également une arme. Les poses solennelles cachent souvent un corps ankylosé et les portraitistes masquent habilement les blessures reçues. Certains éléments, comme les médailles et les accessoires, nous éclairent sur l’image que les militaires désiraient cultiver au travers de leurs portraits et qui en dit long sur la vanité humaine. Ces portraits dépassent souvent les limites de la réalité ; ils montrent une iconographie richement stratifiée.

25 Bien que les journaux n’aient pas hésité à qualifier l’armée belge d’après 1830 d’armée d’apparat, il est indéniable que de nombreux officiers supérieurs ont participé, tout au long de leur carrière, à de grandes batailles. Toutefois, leurs expressions stoïques ne laissent rien transparaître de la concurrence sans pitié rencontrée tout au long de leur ascension militaire.

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ANNEXES

(Fig. 1) Anon., Portrait du comte Frédéric de Merode (1792-1830) en tant que Chasseur Chasteler, Bruxelles, Musée royal de l’Armée, n° inv. 401903

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(Fig. 2) Anon., Portrait de Jean-Baptiste Génie (1809-1882) un volontaire louvaniste, Bruxelles, Musée royal de l’Armée n° inv. 400953

(Fig. 3) Anon., Portrait de Guillaume Taelemans, tailleur et commerçant, officier de la garde civique, en tant que volontaire de 1830, Bruxelles, Musée royal de l’Armée, n° inv. 401103

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(Fig. 4) A.-Jean-Jacques De Langhe, Portrait du comte Constantin-Joseph-Ghislain-Marie d’Hane de Steenhuyse (1790-1850), Musée royal de l’Armée, n° inv. 401235

(Fig. 5) Anon., Portrait de J.-B. Vandenheuvel (1810-1871) sous-lieutenant auprès du 1er régiment de chasseurs à pied, Bruxelles, Musée royal de l’Armée, n° inv. 503146

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(Fig. 6) Jacques Sturm, Portrait du lieutenant-général honoraire François Borremans (1789-1872), Bruxelles, Musée royal de l’Armée, n° inv. 509511

(Fig. 7) Antoine Van Ysendyck, Portrait de Vincent-Marie-Constantin Duvivier (1774-1851), Bruxelles, Musée royal de l’Armée, n° inv. 301457

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(Fig. 8) Désiré Donny, François-Xavier de Wautier (1777-1872), Bruxelles, Musée royal de l’Armée, n° inv. 301342

NOTES

1. . Jean Lorette, « De Ikonografische afdeling van het Koninklijk Legermuseum te Brussel », Revue belge de l’Histoire militaire, n° 2, 1969, p. 132-133. Pour les acquisitions, voir Albert Duchesne, « Le mécénat au Musée royal de l’Armée. Le comte et la comtesse L. Cavens », Revue belge de l’Histoire militaire, t. XVII, n° 4, 1967, 4, p. 233-242. 2. . Jean Lorette, « De Ikonografische afdeling… », art. cit.,p. 142. 3. . Une première étude est parue dans : Natasja Peeters et Sandrine Smets, « Face au portrait militaire, conventions et renouveau d’un genre de Waterloo à l’Yser », dans Actes du huitième congrès de l’Association des cercles francophones d’histoire et d’archéologie de Belgique, Namur, Société archéologique de Namur, 2010, p. 1219-1403 ; Natasja Peeters et Piet Veldeman, « “The spirit of War” : the military portrait around 1850 in the Royal Museum of the Armed Forces and Military History », dans Actes du congrès ICOMAM, Dublin, 14-16 juin 2010, à paraître. 4. . Théodore Juste, Le comte Félix de Merode, membre du gouvernement provisoire, ministre d’état, représentant etc., d’après des documents inédits, Les fondateurs de la Monarchie belge, Bruxelles, Muquart, 1872, p. 53. 5. . Dirk Rochtus, « Das Ende des vereinigten Königreichs der Niederlande (1815-1830) als Anfang des grossniederländischen Traumes in Flandern »,dansJörg Roesler (dir.), Vereinigungen und Wiedervereinigungen in der modernen europäischen Geschichte, von der italienischen 1860 bis zur zweiten deutschen 1990 : Kolloquium zu Ehren von Prof. Dr. Jörg Roesler anlässlich seines 60. Geburtstages,Berlin, « Helle Panke » zur Förderung von Politik, Bildung und Kultur, 2001, p. 31-37. 6. . Jeroen Janssens, De helden van 1830, feiten & mythes, Anvers, Manteau, 2005, p. 142. 7. . Ibid., p. 143-144. 8. . Eugène Duchesne, « Merode, F.-L.-G. », dans Biographie Nationale de Belgique, Bruxelles, Bruylant, vol. 14, col. 557-562, 1896 ; Jeroen Janssens, De helden van 1830…, op. cit., p. 159-170.

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9. . Théodore Juste, Le comte Félix de Merode…, op. cit., p. 50. 10. . Ibid., p. 51. 11. . Ibid., p. 52. 12. . Ibid., p. 53. 13. . Charles Vandersypen, Les Chasseurs-Chasteler et la Brabançonne (1830-1880), Bruxelles, Bruylant, 1880, p. 161-162. 14. . Musée royal de l’Armée, n° inv. 401903 ; Louis Leconte, « Les Chasseurs à pied de la Garde civique et leurs uniformes », Carnet de la Fourragère, 4e série, n° 3, 1934, p. 292-310. Il existe une iconographie posthume extensive et romantique de de Merode. 15. . Ilse Bogaerts, « De blauwe kiel, van werkhemd tot hoogmodisch symbool van België », Ons Heem, t. 58, n° 3, 2005, p. 3-15 ; Charles Vandersypen, Les Chasseurs-Chasteler…, op. cit., p. 151. 16. . Musée royal de l’Armée, n° inv. 99100672. Nous remercions Mme Veldeman pour ses conseils relatifs à la fermeture. 17. . Jean-Jacques Thonissen, Vie du comte Félix de Merode, Louvain, Fonteyn, 1861, p. 99 ; Jeroen Janssens, De helden van 1830…, op. cit., p. 169. 18. . Musée royal de l’Armée, n° inv. 400953 ; Peter Rietbergen et Tom Verschaffel, Broedertwist, België en Nederland en de erfenis van 1830, Zwolle, Waanders, 2006, p. 31. 19. . Musée royal de l’Armée, n° inv. 401103. 20. . Liste nominative des citoyens décorés de la Croix de Fer, publiée d’après le Moniteur, Bruxelles, Michelli, 1865, p. 142 ; Livre d’Or de l’Ordre de Léopold et de la Croix de Fer, Bruxelles, Lelong, 1858, vol. II, p. 743. 21. . Livre d’Or de l’Ordre de Léopold…, op. cit., p. 672-673. 22. . Le sarrau bleu est encore porté par les révolutionnaires quelque temps après le combat pour la liberté et la garde civique le porte jusqu’en 1855. De son côté, l’armée belge adopte cependant rapidement un uniforme sans référence au sarrau bleu. Nous remercions Ilse Bogaerts et Piet Veldeman pour ces informations. 23. . Théodore Juste, Le comte Félix de Merode…, op. cit., p. 51. 24. . Luc De Vos, Het effectief van de Belgische krijgsmacht en de militiewetgeving 1830-1914,Bruxelles, Musée royal de l’Armée, 1985, p. 97. 25. . Luc De Vos, « Het dagelijkse leven van de Belgische soldaat 1830-1848 », Revue belge de l’Histoire militaire, t. XXIV, n° 2, 1982, p. 466-467. 26. . En 1833, 148 officiers (sur un total d’environ 2 800) sont d’origine étrangère. 114 d’entre eux ont la nationalité française. Ils occupent souvent des fonctions clé. Après 1839, la majorité des Français quitte l’armée. Voir : Jacques-Robert Leconte, La formation historique de l’Armée belge. Les Officiers étrangers au service de la Belgique (1830-1853), Bruxelles, Ed. Universitaires, 1949, p. 141 ; Luc De Vos, Het effectief…, op. cit., p. 33. 27. . En 1847, seuls 20 officiers sur 2 676 ont un titre de noblesse. Il faut cependant relativiser ces chiffres. Voir à ce sujet Luc De Vos, « Het dagelijkse leven… »,art. cit., p. 484. 28. . Natasja Peeters et Sandrine Smets, « Face au portrait militaire… »,art. cit., passim. 29. . Musée royal de l’Armée, n° inv. 401235. 30. . Albert Duchesne, « Traître ou héros ? Le général comte C. d’Hane-Steenhuyse (1790-1850) », Carnet de la Fourragère, 7e série, n° 5, 1947, p. 389. 31. . Musée royal de l’Armée, Bruxelles, archives, Dossier de matricule n° 392. Voir Albert Duchesne, « Traître ou héros… »,art. cit., p. 387. 32. . Alexandre Gendebien, Catastrophe du mois d’août 1831, Bruxelles, Lacroix, 1869, p. 8. 33. . Albert Duchesne, « Traître ou héros… »,art. cit., p. 397. 34. . E. Varenbergh, « Constantin d’Hane de Steenhuyse », Biographie Nationale de Belgique, Bruxelles, Bruylant, vol. 8, col. 680-682, 1884-1885. 35. . Albert Duchesne, « Traître ou héros… », art. cit., p. 387, note 1. 36. . Musée royal de l’Armée, Bruxelles, archives, Dossier de matricule n° 3618.

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37. . Musée royal de l’Armée, n° inv. 503146. 38. . Musée royal de l’Armée, Bruxelles, archives, Dossier de matricule n° 3618. Le dossier contient également une feuille de punitions : J.-B. Vandenheuvel semble avoir fait preuve d’un caractère bien trempé. 39. . Louis Leconte, « Un portrait d’officier du Bataillon de L’Escaut », Carnet de la Fourragère, 12e série, n° 1, 1956, p. 48-53. Le bataillon est dissous en 1840, quand la menace hollandaise se dissipe. 40. . Musée royal de l’Armée, Bruxelles, archives, Dossier de matricule n° 1800, « Discours prononcé sur la tombe ». 41. . Messager de Gand, 21 janvier 1848, p. 2. 42. . Musée royal de l’Armée, Bruxelles, archives, Dossier de matricule n° 1800. Louis De Laroière, Panthéon militaire ou mémorial des généraux belges, inspecteurs généraux de service de santé et intendants en chef décédés depuis 1830, Bruges, Laroière, 1880, p. 395-398. 43. . Musée royal de l’Armée, n° inv. 509511. 44. . Musée royal de l’Armée, Bruxelles, archives, Dossier de matricule n° 1800, « Discours prononcé sur la tombe ». 45. . Musée royal de l’Armée, Bruxelles, archives, Dossier de matricule n° 88. Albert Duchesne, « Une famille montoise de militaires : les frères Duvivier », Carnet de la Fourragère, 10e série, n° 8, 1953, p. 628-650, spéc. p. 634-641 ; Albert Duchesne, « Une famille montoise de militaires : les frères Duvivier (suite) », Carnet de la Fourragère, 11e série, n° 1, 1954, p. 20 ; Gén. Guillaume, « V.- M.C. Duvivier », Biographie Nationale de Belgique, Bruxelles, Bruylant, vol. 6, col. 395-396, 1878. 46. . Musée royal de l’Armée, n° inv. 301457. 47. . Voir (catalogue) De romantiek in België, Tussen werkelijkheid, herinnering en verlangen, Tielt, Lannoo, 2005, p. 75 ; Léopold Devillers, Le passé artistique de la ville de Mons, Mons, 1886, p. 69, 109-110 ; Denis Coekelberghs, Les peintres belges à Rome de 1700 à 1830, Bruxelles, IHBR, 1976, p. 425. 48. . Albert Duchesne, « Une famille montoise (suite)… »,art. cit., p. 67. 49. . À propos du sabre, voir : Albert Duchesne, « Une famille montoise… », art. cit., p. 628-650, spéc. p. 638 et note 50, ainsi que Albert Duchesne, « Une famille montoise (suite)… », art. cit., p. 66. 50. . Musée royal de l’Armée, Bruxelles, archives, Dossier de matricule n° 88 : le dossier contient des versions contradictoires à propos de ses blessures. 51. . Albert Duchesne, « Une famille montoise (suite)… », art. cit., p. 46 et note 247. Nous remercions George Sanders. 52. . Musée royal de l’Armée, Bruxelles, archives, Dossier de matricule n° 460. Voir : « Baron François-Xavier de Wautier », La Belgique militaire, Journal hebdomadaire, 1872 ; Louis Leconte, « Les Mémoires du Lt Général baron François-Xavier de Wautier 1777-1872, annotés par L. Leconte », La Belgique militaire, 1926, p. 375-376 ; Louis Leconte, « Wautier, F.-X. », Biographie Nationale de Belgique, Bruxelles, Bruylant, vol. 7, col. 120-124, 1938. 53. . Musée royal de l’Armée, n° inv. 301342. 54. . Louis Leconte, « Les mémoires du Lieutenant général Baron François-Xavier de Wautier », Bulletin de la Commission royale d’Histoire, 1926, p. 60. 55. . Ibid. 56. . Sandrine Smets, « Uniformologie et peinture militaire : deux disciplines complémentaires ? », dans Diane Vanthemsche (dir.), Proceedings. Uniforms yesterday, today and tomorrow, Bruxelles, Musée royal de l’Armée, 2007, passim ; Natasja Peeters et Sandrine Smets, « Face au portrait militaire … », art. cit., passim. 57. . Louis Leconte, « Les mémoires… », art. cit., p. 118 et note 118. 58. . C. Capiaumont, Souvenirs, s. l., s. d. (1877), p. 386 ; Louis Leconte, « Les mémoires… », art. cit., p. 140. 59. . Louis Leconte, « Les mémoires… », art. cit., p. 117-118.

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60. . Comte du Val de Beaulieu, Paroles prononcées par le lieutenant-général Renard, le 25 janvier 1872 aux Obsèques de Monsieur le Lieutenant-général Baron de Wautier, Bruxelles, Cnopis, 1872, p. 3. 61. . Comte du Val de Beaulieu, Paroles prononcées…, op. cit., p. 7. 62. . Louis Leconte, « Les mémoires… », art. cit., p. 33, note 1. 63. . Musée royal de l’Armée, n° inv. 400294. 64. . Musée royal de l’Armée, n° inv. 401264.

RÉSUMÉS

Le Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire possède une riche et importante collection de peintures militaires datant du dix-neuvième siècle ; les portraits y occupent une place de choix. La collection n’a cependant jamais bénéficié d’une étude approfondie. En 2009, le projet d’un catalogue des portraits de la Salle Historique (1830-1914) fut entamé, en commençant par les quelque 50 portraits réalisés dans les années suivant l’indépendance belge de 1830. Le projet, qui se déroulera sur plusieurs années, aboutira à un catalogue raisonné. Les portraits au Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire représentent des généraux et des peintres éminents. Une approche chronologique permettra d‘étudier l’évolution du genre. De plus, l’étude tâchera de répondre aux questions relatives à la typologie, aux traditions et aux exemples artistiques du portrait militaire et s’intéressera également au rôle du portraitiste et de son sujet dans la genèse du genre. Cette contribution présente les premiers résultats de cette recherche et tente de répondre à deux questions : qu’apporta le jeune État au portrait militaire et comment le portrait militaire contribua-t-il à l’image de l’État belge ?

The Royal Museum of the Armed Forces and of Military History holds a rich and extensive collection of 19th century military paintings; in this set, portraits take up the lion’s share. However, the ensemble has never been extensively studied yet. A project of catalogue of the Historic Gallery’s portraits (1830-1914) was launched in 2009, starting with some 50 portraits painted during the first few years after 1830 Belgian independence. The project will take several years and will result in a consolidated catalogue. The portraits at the Royal Museum of the Armed Forces and of Military History represent generals and are painted by eminent artists. The chronological approach offers a view of the evolution of the genre. Moreover, the study will try and provide answers to questions about typology, traditions and artistic examples of military portraits. It will also examine the part played by the portraitist and his subject in the genesis of the genre. This contribution presents the first results of this research and focuses on two particular aspects: in what way did the young state contribute to military portraiture and how did the military portrait contribute to the image of the Belgian state? painting, Belgium, military history, portraits, nineteenth century

INDEX

Mots-clés : Belgique, histoire militaire, peinture, portraits

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AUTEUR

NASTASJA PEETERS Elle est docteure en Histoire de l’Art et Archéologie (VUB, 2000). Elle a été aspirante au Fonds de la Recherche scientifique belge (1994-1998), chercheuse post-doctorale à l’Université de Groningen (2000-2003), commissaire de l’exposition De uitvinding van het landschap. Het Vlaamse landschap van Patinir tot Rubens, 1520-1700, Anvers, Musée royal des Beaux-arts (2004) et collaboratrice scientifique pour le projet et l’exposition « Rubens » aux Musées royaux des Beaux-arts à Bruxelles (2004-2006). En 2006, elle est devenue conservatrice des collections artistiques au Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire ; elle y est également chargée des expositions et des publications depuis 2011. Depuis 1993, elle a publié de nombreux articles scientifiques dans des revues internationales traitant d’histoire de l’art du XVIe siècle au XIXe siècle. Entre 2008 et 2011, elle fut professeur à la Vrije Universiteit de Bruxelles pour le cours « Histoire de la peinture européenne 1450-1650 ». En 2012, l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique publiera son doctorat, intitulé : Frans Francken de Oude (ca 1542-1616). Leven en werken van een Antwerpse historieschilder.

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Ernest Meissonier, 1814. Campagne de France

Juliette Glikman

NOTE DE L'AUTEUR

Lieu de Conservation du tableau : musée d’Orsay (Paris). Présentation du tableau : http ://www.photo.rmn.fr.

1 « Que de fois j’ai vu l’Empereur en rêve ! », confessait Meissonier, hanté par le souvenir de Napoléon1. Enfant atteint par le « mal du siècle », habité par la nostalgie de la gloire impériale, il avait suivi avec fièvre le Retour des cendres, en 1840. Peindre Napoléon, c’est intégrer la légende : « Il faut croire à la réalité des choses pour s’y incarner et vivre dans un sujet avec ses héros »2, admettait-il dans ses entretiens. Lecteur fervent de Thiers, dont il conservait les volumes sur l’Histoire du Consulat et de l’Empire sur sa table de chevet, il n’en élabora pas moins son Napoléon saisi à un moment des plus tragiques, la campagne de France. Ce moment bénéficiait d’une forte intensité dramatique, le génie militaire de l’Empereur étant confronté à une situation désespérée, restituée par Thiers en 1860 : « L’inflexible génie de Napoléon n’était point abattu… Il conserva donc une fermeté dont peu d’hommes de guerre ont donné l’exemple, et peut-être aucun, car jamais mortel n’était descendu d’une position si haute dans une situation si affreuse ». On comprend que ces lignes, riches de ressorts psychologiques, aient pu éveiller l’imagination de Meissonier. Le peintre ne se laissa pas brider par ses lectures. C’était d’abord son impression de Napoléon qui conduisait son pinceau, dans une admiration inconditionnelle pour cet homme qui lui semblait incarner le génie pur, à l’opposé du portrait contrasté tracé par Thiers, qui n’hésitait pas à percevoir dans cette chute les conséquences funestes d’un pouvoir exercé absolument3. Pinceau militant, Meissonier nourrit la foi napoléonienne, liant de façon inextricable le destin d’un homme et d’une nation.

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Napoléon chez Lilliput

2 En 1864, deux tableaux de Meissonier assurèrent la sensation du salon, attirant amateurs et curieux. Certains critiques se moquèrent de cette affluence, signe du mauvais goût de leurs contemporains : Une interminable queue, épouvantablement endimanchée, défilera pendant sept heures autour des tourniquets criards ; les gros sous, jetés sur les tables de marbre de l’entrée, tressailliront joyeusement et lourdement comme des Auvergnats qui dansent la bourrée ; plus de vingt mille visiteurs y passeront, et qui ne viendront que pour voir les tableaux de bataille4.

3 Les pièces, attendues depuis près deux ans, étaient la représentation d’une victoire, L’Empereur Napoléon III à la bataille de Solférino et la mise en scène d’une défaite, 1814. Paradoxe, Meissonier était connu comme peintre de genre, apprécié pour des scènes intimes, célèbre pour peindre les sujets de style flamand, restituant un monde intime de joueurs d’échecs, bourgeois, messagers5.

4 Meissonier s’était déjà confronté à la peinture d’histoire, s’inspirant d’un épisode des journées de juin 1848. Souvenir de guerre civile baignait dans la désolation d’une rue jonchée de cadavres, après l’assaut sanglant d’une barricade, dans un amoncellement de pavés. Le dispositif laissait percevoir un rétrécissement de l’espace. À l’opposé de l’exaltation de La Liberté guidant le peuple de Delacroix, ce tableau traduisait une vision figée de l’émotion populaire, brisée par la brutalité de la répression : nul mouvement dans cette scène, nulle illusion lyrique dans l’exposition glacée des corps, où les couleurs tricolores transparaissaient de façon macabre (rouge des pantalons, bleus des vestes, blancs des corps). Meissonier se découvrait peintre de la tragédie nationale, à laquelle il avait participé en tant que capitaine d’une batterie d’artillerie de la garde nationale, chargé de la défense de l’Hôtel de Ville : « Cette barricade de la rue de la Mortellerie venait d’être prise, et je l’ai vue dans toute son horreur, les défenseurs tués, fusillés, jetés par les fenêtres, couvrant le sol de leurs cadavres… »6.

5 Près de quinze ans plus tard, Meissonier se décida à aborder un thème qui l’obsédait depuis longtemps, Napoléon. Né en 1815, l’année de Waterloo, Meissonier était fasciné par la figure napoléonienne. Cette obsession est essentielle pour comprendre 1814. En effet, Meissonier était réputé être le peintre de l’exactitude, dans des compositions de petite taille. Selon le mot de Degas, « c’est le géant des nains »7. Travailleur acharné, il avait besoin de vivre la scène, d’en connaître les moindres détails pour pouvoir la retranscrire. Les détails les plus anodins servaient à fixer ses impressions et à nourrir son inspiration. Comme un historien en quête de sources, Meissonier accumulait une abondante documentation, recoupant les informations. Il se rendait plusieurs fois par semaine chez les brocanteurs du Temple, afin de rafler des costumes pour ses figures des temps de Louis XIII ou Louis XV. Il avait constitué un musée personnel, composé de défroques et d’un arsenal d’armes. Les détails matériels, le pittoresque des habillements facilitaient son immixtion dans la psychologie des êtres, pour les saisir dans leur réalité, afin de ressusciter ses personnages en chair et en os. Les gens du passé se dressaient devant ses yeux, avec leurs costumes et leurs passions. À partir d’une scène de Shakespeare, il voyait la taverne de Falstaff, fréquentait le pont-au-change sous Henri IV et se vantait d’avoir vécu tous les récits mérovingiens8.

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Le cycle napoléonien, de l’aurore au crépuscule de la gloire

6 Meissonier n’osa se confronter à Napoléon qu’après avoir vu un champ de bataille : Napoléon III avait autorisé son quasi-peintre officiel à suivre les troupes en Italie. La guerre d’Italie transforma le peintre de genre en peintre militaire, réveillant le souvenir d’anciennes études de vieux grognards9. À partir de ces événements contemporains, il va repenser l’épopée du premier des Napoléon, qui le hante plus que jamais. Il entame de multiples études en petit format de Napoléon. Ainsi, 1814 fut le fruit d’une longue gestation, censé être la première réalisation d’un cycle de cinq tableaux, chacun marqué d’une date.

7 1796, l’aube de Castiglione ouvrait l’épopée, premier rayon de la fortune. Bonaparte, le visage illuminé par l’aurore, est emporté par le galop de son cheval. Suivi de son état- major, il est acclamé par la troupe, étendards au vent, chapeaux au bout des baïonnettes.

8 1807 devait mettre en scène l’apogée de la gloire : « J’ai voulu, écrivait Meissonier, peindre l’amour, l’adoration des soldats pour le grand capitaine dans lequel ils ont foi et pour lequel ils sont prêts à mourir »10. Napoléon, idole impassible au centre de son état-major, est désormais immobile. Il salue le torrent des cuirassiers qui passent en agitant leurs sabres et en criant « Vive l’Empereur ». Napoléon est le pivot ; les troupes comme le destin des nations tourbillonnent autour de lui. Des cavaliers fauchent par un galop furieux les blés, métaphore des horreurs de la guerre.

9 1810, Erfurt. Meissonier avait appris que, lors du Congrès, chaque souverain était annoncé par un héraut qui énumérait leurs titres. À l’arrivée de Napoléon, le héraut annonçait simplement : « L’Empereur ! ». Il n’y avait plus que lui.

1814, la Campagne de France : Napoléon marche en tête de son état-major

10 1815 ! Napoléon, assis à l’arrière du Bellérophon, mesure sa grandeur à sa chute. Derrière lui, des sentinelles anglaises rodent.

11 De ces cinq actes, Meissonier accomplit seulement 1807 et 1814. Castiglione, entrepris en 1890, resta à l’état d’esquisse, et les deux autres projets ne furent pas même ébauchés. Hors de ce cycle, d’autres moments de l’épopée napoléonienne furent approchés : 1805, qui montrait une longue file de cuirassiers, alignés jusqu’à l’horizon, attendant l’Empereur ; Octobre 1806, Iéna, où l’Empereur à cheval, sur une légère hauteur, a le visage tendu vers la bataille qui se dessine, derrière la charge des cuirassiers.

12 Même inachevé, le cycle a influencé la mise en scène de l’Empereur pendant la campagne de France. Il marche en tête, la main dans sa redingote grise, silhouette de légende qui rappelle la statue replacée par la monarchie de Juillet au sommet de la colonne Vendôme11. L’allure de son cheval blanc reste indécise, entre le pas et l’amble. D’ailleurs, à cette époque, Meissonier avouait son incapacité à peindre un cheval au galop. L’allure déséquilibrée témoigne de la fatigue de l’animal, emblème déchu du roi de guerre. La neige sale se confond avec la terre boueuse. La route, inégale, est défoncée par des ornières profondes, creusées par le passage des trains d’artillerie et les fers des

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chevaux. Le sol est lourd ; le ciel est bas ; la pluie glacée, figée en grésil, accable les hommes harassés. Nul héroïsme de la guerre, restituée à travers la dureté des marches, sans l’excitation de la bataille. La scène, qui exsude la tristesse, n’est pas dépouillée d’un certain onirisme. L’impression d’irréalité est renforcée par la neige, étouffant les bruits de l’armée en mouvement. La peinture respire le silence, suspendue à l’attente d’une improbable victoire, contre la fatalité de la chute inscrite dans le paysage. Napoléon, « dieu de marbre »12, est saisi alors qu’il semble méditer un prochain mouvement offensif. Théophile Gautier souligna « la hauteur tragique » du tableau : « Nulle emphase, nulle composition théâtrale, aucun des moyens à effet employés d’ordinaire ; la vérité pure et simple, […] une prose qui devient poésie à force de concision, de netteté, de justesse dans le trait caractéristique »13.

1814, peindre l’histoire

13 Meissonier avait entrepris un intense travail de recherches préalables, accumulant mémoires et études historiques. Il mena également l’enquête auprès des généraux encore vivants, Gouvion-Saint-Cyr, le duc de Mortemart… Le cercle des survivants consultés ne se limitait nullement à l’état-major. Les serviteurs (piqueurs, musiciens, valets de chambre) lui permirent de pénétrer les habitudes et manies de ses personnages. Ces anecdotes, apparemment secondaires, allaient nourrir son œuvre de leur véracité. Il retint que Napoléon ne se gantait jamais que d’une main, que le tabac dont il faisait abus salissait sa culotte de basin blanc, qu’il en revêtait une fraîche tous les jours. Rendant visite au maréchal Regnault de Saint-Jean d’Angely, il aperçut accrochée au mur une cravache au bout élimé : c’était la cravache de l’Empereur, qui avait l’habitude de l’user en la battant sur sa botte, dans un mouvement d’impatience. Le geste fut intégré à la composition. Ce simple accessoire laissait transparaître les tourments intérieurs du héros, sa colère, son impuissance face à l’invasion, contredisant la conviction affichée sur le visage qui dissimulait le « masque des désespoirs héroïques et superbes »14.

14 Le réalisme de la scène s’étendit jusqu’aux objets. Ainsi Meissonier commanda un harnachement conforme à celui dont était revêtu le cheval de l’Empereur. Il demanda au musée des Souverains le prêt de la fameuse redingote grise. Il se désespéra du refus, qui le contraignit d’en faire faire une réplique. Remarquant que son modèle, trop grand, n’avait pas les cuisses de l’original, il décida de servir lui-même de modèle. Il se revêtit de la redingote, peignant face à un miroir, perché sur une selle empruntée au prince Napoléon-Jérôme. Ainsi explique-t-on le regard de biais de son Napoléon. En 1862, Philippe Burty, le visitant à Poissy, décrivit la scène : Je pénétrai dans cet atelier assez vaste, encombré d’esquisses de tout genre, avec des études de chevaux modelés à la cire posées sur des tablettes. […] J’aperçus […] Meissonier, en plein soleil, sur un chevalet simulant un cheval : bottes fortes, culotte de casimir blanc, uniforme de grenadier de la Garde impériale, décorations sur la poitrine, et par-dessus la redingote grise15.

15 De la même façon, il attendit la neige pour peindre le paysage, ce qui retarda d’un an l’achèvement du tableau. À la chute de neige tant attendue, Meissonier fit piétiner par ses domestiques le jardin de sa demeure de Poissy, pour donner au terrain un aspect lamentable. Il peignit à cheval, jusqu’à avoir les pieds quasiment gelés dans les étriers.

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L’entrée dans la légende

16 La destination, la troupe ennemie restent indécises, rapprochant le tableau du récit de Waterloo tracé par Stendhal dans La Chartreuse de Parme. La date exacte de l’événement est incertaine, paradoxe d’une toile fascinée par le souci du détail : « D’où viennent-ils ? Ou vont-ils ? Il n’y a pas à s’y tromper. Ils ne vont ni à la victoire ni à la parade. Ils viennent d’une défaite, et ils vont à une autre »16. Ultime retournement : alors que Meissonier s’imposait en peintre de bataille, il répugna à la scène d’assaut. D’ailleurs, des critiques lui firent procès d’une étude qui s’épargnait l’affrontement de grandes masses où se décide le sort des nations17. Le souci maniaque de l’exactitude se doublait du refus de la réalité crue. Il laissait transparaître sa vision de l’événement, le précipice de la gloire impériale. Il avait été impressionné par la confidence d’une dame d’honneur du palais, Mme de Mortemort, rapportée par son fils. Un soir à la Malmaison, au milieu d’un cercle d’intimes qui louaient ses triomphes, l’Empereur avait rétorqué d’un ton qui frappa l’assistance : « Oui, mais il arrivera un jour où je verrai le précipice et où je ne pourrai plus m’arrêter ; je monterai si haut que je serai pris de vertige »18. C’est ce moment de basculement qui est fixé sur la toile, à travers ces yeux qui rêvent encore de victoire, alors que la fatalité de la défaite est inscrite dans le paysage morne et funèbre. « Ici il y a plus qu’un maître, commenta un observateur, il y a un poète épique »19.

17 Certes, Meissonier apporta quelques précisions : la scène se serait déroulée après la bataille de Laon, alors que Napoléon revenait à Soissons, les 9 et 10 mars 1860. Napoléon venait de subir un revers ; Marmont s’était laissé surprendre de nuit, dans le village d’Athies. La division du prince Guillaume de Prusse égorgea les recrues endormies. Toute l’artillerie fut perdue. Napoléon apprit la nouvelle à 5 heures du matin, et décida de poursuivre l’attaque, pour renverser la situation. Mais les Français ne parvinrent pas à se rendre maîtres des villages au sud de Laon. Napoléon décida la retraite sur Soissons, dans l’ordre : l’armée resta intacte, bien qu’amoindrie. Les Prussiens ne surent pas exploiter leur succès, mais restaient menaçants, sur la route de Paris. Les mauvaises nouvelles s’accumulaient : Macdonald et Augereau ne cessaient de reculer ; les sénateurs prêtaient l’oreille aux propositions de paix des alliés. Napoléon fit front : « Je suis aujourd’hui le même homme que j’étais à Wagram et à Austerlitz ».

18 Le thème du tableau se refuse à toute datation fine. C’est la chute de l’aigle qui est décrite, « la fin navrante du règne impérial »20. Tout accentue l’impression de chute : le chemin en pente, le choix de la contre-plongée, la proximité du terrain par un effet de gros plan sur le sol ravagé. La peinture d’histoire avait la mission, d’après Meissonier, d’atteindre la vérité absolue, accessible à tous. Il se félicitait de l’affluence entourant son œuvre, et était soucieux d’en assurer la diffusion à un large public, par des reproductions sous forme de photographies et gravures. Des critiques regardaient avec condescendance une œuvre vouée au succès populaire, par le biais de lithochromies répandues par colportage21. Pour Meissonier, la publicité de l’œuvre était un des mobiles de l’acte créatif 22. Le tableau était réussi s’il parvenait à se rendre populaire. Passionné des questions d’enseignement, le peintre voulait faire œuvre de pédagogie. Il ne cessait d’ailleurs de regretter un apprentissage sans cœur de l’histoire, limité à la récitation des faits et à la sécheresse des dates.

19 Cette réflexion anima 1814, campagne qui avait laissé un souvenir éblouissant par la virtuosité des mouvements et le sacrifice des jeunes recrues, combattant à un contre

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trois. Meissonier restituait l’imaginaire de ce moment particulier de l’épopée. Les capacités descriptives ne se limitaient nullement à la narration d’un seul engagement, mais suggéraient l’émergence de la légende intemporelle. Le peintre menait une réflexion sur la place de l’image historique, qui devait dépasser l’illustration pour ressusciter les siècles défunts. Peinture et histoire suivaient des routes parallèles, dans une capacité complémentaire d’évocation : « Quelle double jouissance pour le peintre qui lit une page d’histoire ! Pour moi qui ai étudié à leurs dates l’architecture, le costume, les coutumes, quand on me raconte un fait historique, je le vois en chair et en os »23. La guerre de mouvement était perçue en une unique évocation, afin d’en rendre l’assimilation profonde, ineffaçable. « On ne pouvait résumer un immense désastre avec une concentration plus puissante »24.

L’état-major, galerie de portraits

20 Les exigences narratives et le sens de la description servirent à l’idéalisation du modèle, transfiguré en icône de la résistance obstinée, incarnation naïve de la nation. La solitude de Napoléon est accentuée par l’écart qui l’éloigne de son état-major. Les officiers sont courbés sous le poids de la même désespérance, abandonnés aux secousses de leurs montures, « gens désespérés qui se laissent machinalement entraîner par la première main qui les saisit »25. Napoléon continue à avancer droit devant lui, inaccessible à la fatigue, dans une pose qui évoque les statues équestres. Parmi sa suite, les personnages identifiables incarnent la diversité des relations envers le grand homme. Sous la fatigue commune, chacun de ces visages exprime une pensée différente, même si tous traduisent la conscience de voir la fin du règne approcher. Cortège funèbre, ils ne croient plus en l’invincibilité de leur chef, qu’ils suivent d’un pas empreint de lassitude. Ce n’est pas sans évoquer un passage du Mémorial : « Vaincu par la défection, non par les armes, (Napoléon) eut à éprouver tout ce qui peut indigner une grande âme ou briser un bon cœur. Ses compagnons l’abandonnèrent, ses serviteurs le trahirent »26. La conscience d’une situation sans issue n’en est pas moins vécue différemment par chacun. Les figures sont fortement individualisées. Le destin ultérieur des personnages influence la lecture du tableau, car le peintre s’est nourri de leur biographie pour construire leur singularité. « L’Empereur, plein de pensées, sent que derrière lui ceux qui l’accompagnent n’ont plus la même confiance… Ils doutent… Ah ! S’ils ne doutaient pas, tout pourrait peut-être se réparer »27.

21 Le visage de Ney, immédiatement derrière Napoléon, affiche sa maîtrise, « opposant à la mauvaise fortune un courage presque souriant »28. L’homme est droit en selle. Le peintre, au cours d’un voyage en chemin de fer, avait rencontré un officier de santé, qui avait appartenu au corps du maréchal Ney à la bataille de Leipzig. Selon ce récit, Ney avait l’habitude de ne jamais enfiler les manches de sa capote. Ce geste servit à animer le portrait. À ses côtés, le maréchal Berthier, prince de Wagram. Il est plus enfoncé dans sa selle, déjà « morfondu de froid et de honte »29. Le troisième est le général comte de Flahaut, aide de camp de Napoléon. Homme jeune, de 29 ans, il était réputé pour sa beauté et son élégance. Le contraste est marqué avec la désinvolture de Ney. Derrière Ney se trouve le général Drouot. Celui qui dort de fatigue sur son cheval, homme sans visage, n’est pas un portrait défini : l’inconnu reflète l’état d’esprit général des officiers.

22 La fermeté ou l’indécision des traits annoncent les destins à venir, tout en influençant le regard du spectateur30. Chacun des proches de Napoléon incarne une attitude

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différente, reflet de la diversité des sentiments français. Ney symbolise la fidélité brouillonne et une certaine forfanterie, par l’assurance du port et la désinvolture de la tenue. Berthier, la fidélité déchirée par la conscience d’une situation sans issue. Homme de 61 ans (ses cheveux blancs sont nettement visibles), il avait été blessé au début de la campagne de France, en janvier 1814, par un coup de lance reçu sur la tête. On sait que durant les Cent-Jours, il fut rayé de la liste des maréchaux pour avoir suivi Louis XVIII à Ostende. Il mourut peu avant Waterloo, défenestré au château de Bamberg, en Bavière. Drouot renvoie à la modestie tranquille et à la fidélité discrète : ayant pris part à toutes les batailles décisives de la campagne de France, il suivit Napoléon à l’île d’Elbe, dont il fut nommé gouverneur, avant de commander la Garde impériale à Waterloo. Destin inverse de celui de Ney, puisque accusé de haute trahison, il fut acquitté en 1816, et se retira de la vie publique, refusant de servir les Bourbons. Par sa présence, il fait le lien entre 1814 et 1815, entre la Grande Armée qui resta invaincue durant la campagne de France et la défaite glorieuse de Waterloo31. Flahaut incarne la fidélité chevaleresque, puisqu’il continua à défendre la cause de Napoléon II, se battit jusqu’au 1er juillet 1815, avant de s’expatrier en Angleterre, ne revenant en France qu’en 1830. Enfin, le dernier personnage, derrière Flahaut pourrait être le colonel Gourgaud, même s’il n’est pas nommément cité par Meissonier. Gourgaud rejoignit Napoléon pendant les Cent-Jours, avant de le suivre à Sainte-Hélène jusqu’en 1817.

23 Le comportement de ces cinq personnages, de la loyauté à l’abandon, prophétisait tout ce que Napoléon devait rencontrer par la suite32. Plus que la trahison, ces hommes reflétaient la gamme complexe de ralliements. Leurs figures renvoyaient également aux moments les plus cruciaux de la légende : la retraite de Russie pour Ney ; l’île d’Elbe pour Drouot ; Sainte-Hélène pour Gourgaud. Certains critiques, tels Théophile Thoré, ont vu dans cette toile une œuvre apologétique, proche de la commande gouvernementale, afin d’assurer la fondation dynastique33. C’était sous-estimer le ressenti funèbre de la scène : ce n’est pas seulement le crépuscule du soleil d’Austerlitz. C’est également l’annonce de Waterloo, vers lequel s’achemine de façon inéluctable cette armée en marche, dans une mise en scène du déclin de l’Empire français.

L’escorte des sans-grades

24 La perspective de la défaite, loin de l’amoindrir, semble rehausser la stature napoléonienne. La scène est dotée d’une portée morale. La grandeur de l’homme n’a pas besoin d’oripeaux extérieurs pour s’imposer. La simplicité de la redingote grise contraste avec la tenue chamarrée de la suite. Nul besoin d’insigne pour reconnaître l’évidence de la supériorité : « Pour apprécier ces hommes là, il faut être de leur taille ou se mettre dans leur peau. Napoléon orgueilleux : parbleu, il est évident que des gens qui sont en haut du Mont-Blanc ne jugent pas les choses comme ceux qui les voient d’en bas »34. Les grands, gorgés d’honneur ou de richesses, faiblissent ; les obscurs continuent sans faillir. Ainsi la troupe, qui se découpe sur une ligne parallèle, continue à dispenser sa confiance en l’infatigable capitaine. L’infanterie marche, tambours en avant ; on devine les shakos des fantassins. Quelques cavaliers, sans doute des officiers, se détachent sur la ligne d’horizon. Meissonier a voulu rendre leurs regards brillants, tournés droit devant eux ou observant à la dérobée les méditations de leur chef.

25 L’effroi de l’invasion est évoqué par la terre ravagée, aux sillons infertiles. L’unité de la nation est suggérée par la file continue d’hommes, à l’héroïsme stoïque, longue

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procession qui se perd à l’horizon, refusant de céder. L’emprunt est évident aux lithographies de Raffet, qui avait dressé, de 1830 à 1837, le répertoire symbolique de l’iconographie napoléonienne35. Les incertains sont bien du côté de l’état-major : au premier plan, ils semblent capter le premier regard, dans un aperçu superficiel. Mais ces girouettes des années troubles ne fixent pas longtemps l’attention, éclipsées par la multitude qui emplit l’horizon. Marchant comme un seul homme, les sans-grades incarnent la loyauté inconditionnelle, désintéressée36. Cette vision reprend la propagande napoléonienne, mais reflète également le ralliement de nombreux Français, qui avaient fait cause commune dans l’urgence de lutter contre l’invasion. Un témoin du temps, Pasquier, très critique à l’égard des dernières années impériales, avait exprimé ce constat désabusé : « La vigueur déployée par Napoléon dans une défense si périlleuse lui avait ramené par l’admiration, beaucoup d’esprits. Les provinces où il avait recouvré le plus de partisans étaient précisément celles qui souffraient le plus de cette guerre que ses folles témérités avaient attirée sur le sol de France »37. Face au Napoléon symbole de la résistance à l’envahisseur, la pensée des contemporains ne pouvait manquer d’évoquer en contraste les Bourbons revenus, selon la vulgate commune, « dans les fourgons de l’étranger »38.

26 Napoléon, animé par la volonté farouche de défendre la France jusqu’au bout, incarne la force de la volonté humaine rebelle à la contrainte des faits. Par son attitude, il exprime le refus des codes ordinaires de la guerre. Son obstination lui vaut de rallier la volonté populaire, qui continue à lui faire escorte. C’était reprendre la légende de Napoléon dessinée depuis la Restauration : non plus l’Empereur du sacre, mais le petit caporal, défenseur des acquis révolutionnaires, protecteur des droits des plus modestes contre les nobles et les prêtres. Le nom de Napoléon, « étendard des déshérités, fier emblème de la résistance butée des humbles »39, s’était mué en référence séditieuse par son obstination à récuser toutes les fatalités, sociales comme militaires, économiques comme politiques. Il était celui qui transgressait les conventions, afin de faire triompher son étoile contre la certitude des faits : l’idéal révolutionnaire en marche. C’est l’impression qui demeure à la contemplation du tableau : crépuscule d’un Empire, échec du rêve de l’Europe napoléonienne, mais certitude obstinée d’un homme dans le triomphe du système qu’il défend.

27 Dans 1848, Meissonier avait projeté l’horreur des luttes civiles, qui aboutissaient à la désagrégation de la Nation. Son 1814 affirmait l’immortalité de la Grande Nation assurée par-delà la défaite, perpétuité incarnée par l’homme-peuple, l’Empereur. Le peintre dessinait une trajectoire inverse de celle du Victor Hugo des Misérables. La résistance des défenseurs de la barricade de la rue de la Chanvrerie, en 1832, évoquait l’avènement du peuple promu en héros collectif, alors que Waterloo aurait signé l’effacement définitif du grand homme40 : « Waterloo, c’est le gond du XIXe siècle. La disparition du grand homme était nécessaire à l’avènement du grand siècle ». De Meissonier à Hugo, de 1814 aux Misérables, on assiste au passage du géant du siècle au peuple-géant, deux incarnations du héros, guerriers saisis au moment de leur défaite, dans un sacrifice qui consacrait leur ascension.

1814, icône patriotique

28 Tableau militant, 1814 s’avéra également prophétique. Meissonier vécut la défaite de 1870 au plus près, ayant accompagné l’armée sur le théâtre des opérations près de

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Metz41. Il partit alors que la situation était devenue désespérée, suivant la route de Verdun, gagnant Reims et Soisson : il traversait les principaux théâtres d’opération de la campagne de France, présentée six ans plus tôt. Ses impressions de la défaite portèrent d’abord sur la glèbe qui s’attachait au pas des chevaux. Dans une lettre au général Favre, datée de 1889, qui le félicitait de son élévation au titre de grand-croix de la Légion d’honneur, il rappelait les communs souvenirs de la débâcle, en janvier 1871 : Je vois [les ennemis] vous regardant à cheval sur cette triste route, où leurs soldats prenaient nos civières vides et nous en remettaient d’autres chargées de nos pauvres morts. […] Tout est là… devant mes yeux, en vous écrivant, tout, jusqu’aux traces des pas de tous ces hommes, dans la boue du chemin42.

29 Reims, le plateau de Craonne, le chemin de Dames… ces lieux sont désormais évocateurs de certaines des offensives les plus meurtrières de la Grande Guerre. Les ornières creusées par l’artillerie dans 1814 nous paraissent anticiper la boue des tranchées de 1914. Certes la campagne de France fut une guerre de mouvements. Elle ne laissait en rien présager la guerre d’usure, combat total dont les mêmes espaces furent le théâtre un siècle plus tard. Mais la conviction affichée sur le visage de Napoléon trouva une nouvelle lecture à la lumière du premier conflit mondial. Nul hasard si la figure napoléonienne, symbole de la résistance face aux troupes de Blücher, connut un regain de popularité, alors que la propagande de guerre louait en Napoléon « le premier des poilus ».

30 La toile de Meissonier transcrivait un idéal sacrificiel de la nation française. C’est au moment de la chute que se révèle la puissance de la cohésion nationale, dans les douleurs physiques et la souffrance morale partagées en commun. Théophile Gautier jugeait qu’en cette « mâle peinture », palpitait « l’âme de la France », qu’il voyait vibrer dans l’espace séparant l’homme de la Providence des soldats-citoyens. La composition paraît la restitution visuelle de la définition de la nation, donnée par Renan en 1882, « une âme, un principe spirituel. […] En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun »43.

ANNEXES

Description du tableau 1814, exposé en 1864 (haut. 0,49 ; larg. 0,75) : La neige au loin et la route défoncée ; à droite, des troupes en marche, un ciel sombre comme le destin ; l’Empereur en tête, au pas, la main dans sa redingote grise, rêve la lutte suprême, pendant que son état-major épuisé ne croit plus à rien. Maréchal Ney, Berthier, de Flahaut, général Drouot, général Gourgaud. Les guides, les cuirassiers suivent, morne file jusqu’au plus lointain horizon44.

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NOTES

1. . Octave Gréard, Jean-Louis-Ernest Meissonier : ses souvenirs, ses entretiens, Paris, Hachette, 1897, p. 246. 2. . Ibid. 3. . Ernest Meissonier. Rétrospective, musée des Beaux-Arts de Lyon, 25 mars - 27 juin 1993, Paris, Réunion des musées nationaux, 1993, p. 191. 4. . Louis Auvray, Exposition des beaux-arts : salon de 1864, Paris, Lévy, 1864, p. 12. 5. . Léonce Bénédicte, Meissonier. Biographie critique, Paris, Laurens, 1910, p. 37. 6. . Octave Gréard, Jean-Louis-Ernest Meissonier…, op. cit., p. 218. 7. . Ernest Meissonier. Rétrospective…, op. cit., p. 24. 8. . Octave Gréard, Jean-Louis-Ernest Meissonier…, op. cit., p. 174. 9. . Philippe Burty, « Meissonier », Revue illustrée, 11 février 1891, p. 174. 10. . Octave Gréard, Jean-Louis-Ernest Meissonier…, op. cit., p. 182. 11. . Hippolyte Thirria, Napoléon III avant l’Empire, t. I, Paris, Plon, 1895, p. 12-50. 12. . Théophile Gautier, « Salon de 1864 », Le Moniteur universel, 18 mai 1864. 13. . Ibid. 14. . Charles de Moüy, « Salon de 1864 », Revue française, mai-août 1864, p. 252. 15. . Philippe Burty, « Meissonier », art. cit., p. 170. 16. . L. Lagrange, « Le salon de 1864 », Gazette des beaux-arts, t. 16, 1864, p. 520. 17. . J. Rousseau, « Salon de 1864 », L’Univers illustré, 18 mai 1864. 18. . Octave Gréard, Jean-Louis-Ernest Meissonier…, op. cit., p. 276. 19. . P.-C. Parent, « Lettres d’un simple littérateur sur le salon de peinture de 1864 », Le Courrier artistique, 15 mai 1864, p. 191. 20. . Octave Gréard, Jean-Louis-Ernest Meissonier…, op. cit., p. 234. 21. . Théophile Thoré, « Salon de 1864 », Salons de W. Bürger, Paris, Renouard, 1869, p. 48. 22. . Octave Gréard, Jean-Louis-Ernest Meissonier…, op. cit., p. 266. 23. . Ibid., p. 175. 24. . Paul de Saint-Victor, « Salon de 1864 », La Presse, 2 juin 1864. 25. . G. Lafenestre, « La peinture et la sculpture au Salon de 1864 », Revue contemporaine, t. 39, mai-juin 1864, p. 345. 26. . Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène, t. II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1956, p. 320. 27. . Octave Gréard, Jean-Louis-Ernest Meissonier…, op. cit., p. 226. 28. . L. Lagrange, « Le salon de 1864 », art. cit., p. 520. 29. . Ibid. 30. . Ernest Meissonier. Rétrospective…, op. cit., p. 189. 31. . Jean-Marc Largeaud, Napoléon et Waterloo : la défaite glorieuse de 1815 à nos jours, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2006. 32. . Ernest Meissonier. Rétrospective…, op. cit., p. 189-190. 33. . Théophile Thoré, « Salon de 1864 », art. cit., p. 47. 34. . Octave Gréard, Jean-Louis-Ernest Meissonier…, op. cit., p. 46. 35. . Bruno Foucart, « Raffet et l’inspiration napoléonienne », dans Raffet (1804-1860), Boulogne- Billancourt / Bibliothèque Marmottan, Herscher, 1999, p. 40-42. 36. . Ernest Meissonier. Rétrospective…, op. cit., p. 194. 37. . Natalie Petiteau, Les Français et l’Empire (1799-1815), Paris, La Boutique de l’Histoire / Éditions Universitaires d’Avignon, 2008, p. 227. 38. . Emmanuel de Waresquiel, L’Histoire à rebrousse-poil, Paris, Fayard, 2005, p. 158. 39. . Sudhir Hazareesingh, La Légende de Napoléon, Paris, Tallandier, p. 173.

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40. . Thomas Bouchet, « La barricade des Misérables », dans Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur (dir.), La Barricade, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 129. 41. . Philippe Burty, « Meissonier », art. cit., p. 176. 42. . Lettre de 1889 au général Favre (Potiers), dans Octave Gréard, Jean-Louis-Ernest Meissonier…, op. cit., p. 343. 43. . Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, 1882. 44. . Octave Gréard, Jean-Louis-Ernest Meissonier…, op. cit., p. 399.

RÉSUMÉS

1814 est le dernier acte d’un cycle inachevé, retraçant les conquêtes de Napoléon de 1796 à 1815. C’est un des rares tableaux qui met en scène la défaite. Il n’y a ni action ni bataille, mais une atmosphère de solitude. Les doutes papables des officiers s’opposent à la détermination de Napoléon. Récusant tout héroïsme, le tableau témoigne d’une perspective étonnante de la part d’un peintre officiel : l’isolement du souverain conduit au naufrage de la Grande Nation, dans une suggestion déchirante de la patrie envahie. Le pouvoir absolu, même dominé par un génie, aboutit au désastre. Évocation tardive de l’épopée, la toile ne peut s’abstraire du contexte de sa création. La valeur prophétique du tableau n’en est que plus glaçante.

1814 is the last act of an unfinished cycle retracing Napoleon’s conquests, initially scheduled from 1796 to 1815. The episode which was chosen announced the forthcoming defeats. There is no action or battle, just an atmosphere of loneliness. The doubts felt by the officers are palpable and opposed to the determination that emanates from Napoleon. Rejecting all heroism, the painting shows a surprising perspective from an official painter: isolation of the sovereign led to the ruination of the Great Nation, in a tearing suggestion of the invaded country. Absolute power, even dominated by a genius, leads to disaster. As a late evocation of the epic, the canvas cannot be separated from the context of its creation. The prophetic value of the painting is all the more chilling.

INDEX

Mots-clés : campagne de France, Meissonier, Napoléon Keywords : campaign of France, Meissonier, Napoleon

AUTEUR

JULIETTE GLIKMAN Elle est docteur en histoire, chercheur associé à Paris IV, et maître de conférences à Sciences Po. Elle a récemment publié Louis-Napoléon prisonnier. Du fort de Ham aux ors des Tuileries, Aubier, 2011, prix Historia de la biographie historique, prix Lyon-Caen de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, après avoir soutenu, en septembre 2007, L’Imaginaire impérial et la logique de l’histoire.

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Étude des assises du régime du second Empire, sous la dir. de Jacques-Olivier Boudon, Université de Paris IV - Sorbonne. Prix Mérimée 2009.

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Le guerrier sculpté en France de 1871 à 1914 ou le triomphe de l’héroïsme anonyme

Guillaume Peigné

1 La consultation du CD-Rom À nos Grands Hommes permet de dresser un constat éloquent sur l’image du guerrier dans la sculpture française entre 1871 et 1914 : sur 2 310 monuments sculptés en France, 266 représentent des scientifiques, 247 des écrivains et seulement 216 des militaires, soit moins de 10 %1. Le soldat, auquel Émile Verhaeren consacre encore, en 1895, l’une des quatre « Statues » des Villes tentaculaires (les trois autres incarnant un Moine, un Bourgeois et un Apôtre), n’est donc plus la figure principale du Grand Homme au sein de la sculpture française et l’époque où David d’Angers accordait la moitié du fronton du Panthéon (fig. 1) aux hommes de guerre et l’autre aux hommes de pensée semble définitivement révolue2. Nous sommes tentés d’apporter deux explications à ce phénomène. La première tient à la redéfinition du héros qui marque l’ensemble du XIXe siècle. La seconde est le traumatisme engendré par le désastre de Sedan.

2 Dans la série de conférences qu’il consacre, en 1840, aux « Héros », Thomas Carlyle répartit ces derniers en six types, qui font chacun l’objet d’une conférence : la Divinité, le Prophète, le Poète, le Prêtre, l’Homme de lettres et le Roi, en s’appuyant notamment sur les exemples respectifs d’Odin, Mahomet, Dante, Luther, Rousseau et Cromwell. Significativement, le guerrier est absent de cette liste et Napoléon, dernier personnage historique évoqué par Carlyle, est assimilé à un « Roi » : « Le Commandeur des hommes, celui à la volonté de qui nos volontés doivent se subordonner et se livrer loyalement, et trouver leur bien à agir ainsi, peut être reconnu le plus important des Grands Hommes » et son but, ajoute-t-il un peu plus loin, est « une Création d’Ordre »3. Napoléon est donc davantage un héros en sa qualité de meneur d’hommes politique que de meneur d’hommes militaire. Carlyle précise également que, dans le sillage du protestantisme et de la Révolution française, il voit « se préparer le plus béni des résultats : non l’abolition du Culte des Héros, mais plutôt […] tout un Monde de Héros »4. Dans le fronton du Panthéon, le républicain David d’Angers se montre déjà en phase avec cette

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idée. À gauche, les hommes de l’art, de la politique et de la pensée sont tous identifiables : « Bichat, Rousseau et Voltaire malencontreusement accouplés, le peintre David, Cuvier, Lafayette, Manuel […], Carnot, Berthollet, […] l’astronome Laplace, le magistrat Malesherbes, […] Mirabeau, Monge et Fénelon », tandis qu’« à droite, il n’y a que le général Bonaparte »5. Théophile Gautier adhère difficilement à cette glorification des soldats anonymes qui, par leur sacrifice, ont mérité les honneurs de la Patrie distribuant ses couronnes d’immortalité au centre de la composition. L’expression d’un héroïsme collectif est l’une des grandes innovations iconographiques du XIXe siècle et, si Gautier y est réticent en sculpture, il loue ce phénomène en peinture à travers l’œuvre d’Horace Vernet, qui « a compris que le héros de nos jours était cet Achille collectif qu’on appelle un régiment »6.

3 Le désastre de Sedan, qui vit la faillite notable de certains cadres de l’armée française, a contribué à renforcer cette tendance, comme le démontrent les tableaux d’Alphonse de Neuville, commémorant certains hauts faits de résistance française durant la guerre de 1870, ou bien Le Rêve d’Édouard Detaille (1888 ; Paris, musée d’Orsay), où des conscrits en bivouac voient, durant leur sommeil, leurs glorieux aïeux mener un assaut victorieux. De 1871 à 1914, la sculpture n’a pas échappé à cette glorification de l’héroïsme collectif et certains statuaires, à l’instar d’Aristide Croisy dans son Monument au Général Chanzy (fig. 2) ou de René Carillon dans son Monument aux morts de Carcassonne (place Davilla, 1914), n’ont pas hésité à représenter d’imposants groupes de mobiles en pleine action. Mais la figuration d’un régiment coûte beaucoup plus cher en bronze qu’en peinture et c’est pourquoi l’allégorie a connu un regain d’intérêt notable, au point d’apparaître comme un trait spécifique de la période.

4 La combinaison d’un guerrier terrestre soutenu par une allégorie céleste est un schéma conceptuel dont le Gloria Victis d’Antonin Mercié offre l’archétype le plus précoce mais également le plus abouti (fig. 3). En acquérant le modèle pour le traduire en bronze, avant d’en autoriser la reproduction à toutes les villes qui le souhaitent7, la ville de Paris trouve matière à exprimer l’acuité militante de son patriotisme, que l’épisode de la Commune avait quelque peu mis à mal. Au Salon de 1874, la version en bronze obtient la médaille d’honneur, récompense suprême, au premier tour de scrutin, et remporte un succès critique unanime : Armand de Pontmartin y voit « l’inspiration d’un seul interprétant l’idée de tous ; la vision qui répare et qui console, en attendant la réparation suprême et la consolation immortelle »8. De son côté, Duvergier de Hauranne estime qu’« il n’y a pas de mots pour exprimer la sublimité de ces deux figures : c’est un de ces poèmes en action dont aucune analyse ne peut donner l’idée »9. Comme l’a noté Anne Pingeot, « la perfection des corps évoque la Renaissance, la composition les “enlèvements baroques”, et l’esprit de l’œuvre une descente de croix héroïque »10. En rendant gloire au vaincu, ce Saint Michel féminin et profane semble traduire en bronze l’un des espoirs exprimés par Ernest Renan dès 1871 : « une défaite est l’expiation d’une gloire passée et souvent le garant d’une victoire pour l’avenir »11. Beaucoup d’artistes vont par la suite s’inspirer de la composition bipartite de Mercié, en la modulant de façons diverses, préférant notamment recourir au costume contemporain plutôt qu’à la nudité héroïque pour incarner le guerrier français de 1870. C’est le cas de Jean Georges Achard qui, dans son Monument aux Mobiles de la Gironde (1913 ; Bordeaux, place du Palais de Justice), juche son allégorie ailée et consolatrice sur un cheval. D’autres placent plutôt leur figure féminine dans la partie supérieure : André Vermare dans son Monument aux Enfants de la Loire morts pour la Patrie (1898 ; Saint- Étienne, square Jovin-Boucharel) et Tony-Noël, dans son Monument aux Enfants de la

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Haute-Marne (1898 ; Chaumont, place Gogueheim) la font respectivement planer au- dessus d’un et de deux mobiles mourant au champ d’honneur. C’est sous ce titre qu’Antonin Carlès conçoit un groupe, commandé par le commandant Hériot, où il combine également, vingt ans après Mercié, allégorie et nudité héroïque, ce qui lui vaut la réprobation d’un critique : Comment cet homme peut-il être là, vêtu seulement d’un ceinturon et d’une courroie de musette ? Pourquoi a-t-il déposé à ses pieds une cuirasse qui le protégeait sans doute, à moins qu’il ne fût artilleur, comme l’indiquerait le canon voisin ? À quoi répond la figure allégorique qui descend vers lui ? L’approche-t-elle pour sa beauté si éloquemment mise en évidence, ou pour le consoler de mourir ? Si on invoque le privilège de l’allégorie, on ne peut cependant prétendre qu’elle soit affranchie de toute logique12.

5 L’approximation iconographique des allégories est un trait récurrent dans les monuments aux morts de 1870. Elle est patente dans le projet conçu par Auguste Rodin pour le concours du Monument à la Défense de Paris érigé à Courbevoie (fig. 4), au point d’avoir donné à l’œuvre un surnom qu’elle conservera par la suite : L’Appel aux armes. Dans le catalogue de son exposition parisienne de 1900, Rodin intitulera La Guerre ce groupe dominé par une femme dont le visage est comme défiguré par son cri de fureur vengeresse. Ici, fait unique dans notre corpus, l’allégorie et le guerrier sont nus et l’ensemble se singularise par une violence formelle et un modelé très chaotique des visages et des corps, qui expliquent son rejet par le comité. Le vainqueur du concours a mieux répondu aux exigences de ce dernier : commémorer la Défense de Paris plutôt que la Revanche à venir (fig. 5). Barrias adopte pour cela une composition pyramidale et fermée, où un soldat se replie auprès de la Ville de Paris, reconnaissable à sa couronne et derrière laquelle s’adossent un fût de canon et une jeune orpheline. L’observation de Maurice Agulhon sur l’évolution formelle de l’image de la République en sculpture peut être élargie aux monuments aux morts13. Jusqu’au milieu des années 1890, on privilégie en effet les compositions défensives (fig. 2), dont le parangon a été fourni par Amédée Doublemard dans son Monument au maréchal Moncey (1869 ; Paris, place de Clichy), qui a indubitablement influencé Barrias. Le projet de Rodin est donc formellement, mais aussi iconographiquement, trop en avance : sa composition dynamique, en triangle ouvert vers le ciel, incarne un esprit de reconquête que beaucoup considèrent alors comme trop précoce. À partir de la fin du siècle, la véhémence formelle commence en revanche à s’imposer, comme le montre le Monument aux Enfants de l’Indre de Raoul Verlet (1897 ; Châteauroux, place Gambetta), où l’on voit un jeune volontaire castelroussin, représenté nu, surmonté par une imposante figure ailée de la Patrie, directement inspirée par la célèbre Marseillaise de Rude (Paris, Arc de triomphe de l’Étoile). Le meilleur exemple de ce type est sans conteste le Monument aux morts de Montauban (fig. 6), où beaucoup de biographes de Bourdelle ont voulu voir une tentative de dénoncer les atrocités de la guerre. La déformation expressionniste de ces « figures ébauchées gauchement, mal équilibrées, désarticulées, goitreuses, et cependant impressionnantes »14, abonde dans le sens de cette interprétation, mais l’œuvre illustre aussi la tendance à privilégier dorénavant les compositions ouvertes et dynamiques, disons même offensives. Comme dans le monument de Vermare à Saint-Étienne ou dans celui de Verlet à Châteauroux, le drapeau tient une place iconographique essentielle, mais Bourdelle va plus loin en lui accordant une place formelle éminente, songeant même au départ à organiser tout l’ensemble autour de lui, comme le prouvent certaines esquisses conservées au musée Bourdelle à Paris. À l’avant de la troupe, l’artiste place en éclaireur impavide un

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guerrier à l’épée brandie, avec casque et armure, qui se substitue aux allégories de la Patrie des monuments précédemment évoqués ; son envol n’est pas matérialisé par des ailes mais par la cambrure de son corps et le geste de ses membres, de sorte qu’il forme une diagonale ascendante permettant d’avoir une composition en triangle et non plus pyramidale. La multiplicité des points de vue est un autre atout visuel de l’œuvre. Sur les côtés, deux guerriers dépourvus de costume s’opposent : l’un marche avec une exaltation effrayante vers le combat quand l’autre descend avec crispation vers l’abîme. Dans les deux cas, la nudité leur confère une universalité intemporelle, déjà présente dans les groupes de Mercié et de Rodin. Il s’agit bien, en outre, de héros anonymes, comme tous les soldats que nous avons évoqués jusqu’ici.

6 Un mot doit être dit, pour en finir avec les monuments commémoratifs, des héros de l’aventure coloniale, qui, malgré leur importance historique très relative, ont bénéficié d’une surreprésentation au sein de la sculpture publique française, avide de glorifier des héros récents que la Guerre de 1870 ne lui a pas, ou peu, fournis. C’est ainsi que Francis Garnier, simple officier de marine, est récompensé par trois monuments publics de son zèle au Tonkin, qui l’avait conduit à prendre Hanoi avant d’être tué par des mercenaires chinois : une statue de Tony-Noël, érigée à Saigon en 1885 avant d’être reproduite à Saint-Étienne en 1902 (œuvre fondue en 1943), et un buste en bronze, entouré d’allégories sensuelles et d’attributs exotiques, dû à Denys Puech (1898 ; Paris, avenue de l’Observatoire). Le monument de ce type le plus colossal est celui de l’Amiral Courbet, autre acteur de la guerre au Tonkin. Réalisé par les statuaires toulousains Alexandre Falguière et Antonin Mercié, il est d’abord prévu pour Paris, puis finalement inauguré en 1890 à Abbeville, où il se trouve toujours (place de l’Amiral Courbet). Cinq ans de travail sont nécessaires pour élever cette apothéose de 60 m3 de marbre, sans compter les deux canons pris par l’amiral aux Chinois et placés sur les côtés du monument, « à l’exemple des anciens, comme dépouilles opimes ». Dans ce « marbre mouvementé [qui] semble palpiter sous le souffle des batailles », le chroniqueur du Journal illustré admire particulièrement « la Victoire michelangelesque [qui] vole près de l’amiral et le conduit [… ainsi que] la figure de la France, très noble, d’une admirable beauté plastique, [qui] symbolise parfaitement le rayonnement doux et fort de sa puissance scientifique et civilisatrice »15.

7 Dans son discours prononcé au nom de la presse lors de l’inauguration, Édouard Hervé espère que l’amiral Courbet fera des émules : La vie de Courbet, qui a été un exemple, doit rester un enseignement. Si jamais nous étions tentés de nous laisser aller au découragement, retrempons-nous dans ce fortifiant souvenir. Il ne faut jamais désespérer de notre patrie. Les vertus militaires ne sont pas près de s’éteindre chez les descendants des vieux Gaulois. La France est le pays des grands affaissements et des relèvements inattendus, des douloureuses épreuves et des éclatantes revanches16.

8 La République ne rend pas uniquement hommage aux héros coloniaux de territoires conquis puisque le colonel Villebois-Mareuil, engagé volontaire aux côtés du président Krüger dans la guerre des Boers, a le droit lui aussi à un monument, à la suite d’une souscription lancée par le journal La Liberté, pour lequel cet ancien membre du cabinet Boulanger fournissait des articles17. Inauguré en 1902 à Nantes (place de la Bourse), le groupe de Raoul Verlet reprend un schéma conceptuel déjà rencontré : le colonel y est représenté foudroyé par une balle lors de son dernier combat à Boschof et soutenu par une allégorie de la France dont le drapeau gigantesque, troué par les balles, va servir de linceul. L’animation circulaire de cette figure féminine contraste subtilement avec

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l’attitude pour le moins rigide de l’homme de guerre, qui engendre d’ailleurs les réserves de certains critiques18.

9 On ne saurait limiter notre étude aux seuls monuments aux morts. Une foule de guerriers sculptés a également animé les Salons de la Troisième République, avant de finir sur les places ou dans les jardins publics, voire dans les musées. Au sein de ce corpus, on remarque un intérêt particulier des artistes pour des personnages ayant vécu durant quatre périodes considérées comme les plus éminentes de l’histoire militaire française. Les deux premières sont des moments de défense du territoire national : la résistance gauloise face à l’invasion romaine et la Guerre de Cent Ans. Les deux autres correspondent aux derniers grands moments de conquête de l’armée française hors de ses frontières : la série des victoires de Louis XIV et l’épopée révolutionnaire puis napoléonienne. Ces prédilections paraissent logiques alors même que l’on cherche à susciter l’émulation afin de pouvoir récupérer un jour l’Alsace- Lorraine. L’apparition des Gaulois en sculpture date du Second Empire, avec le Vercingétorix monumental et debout d’Aimé Millet, érigé à Alésia (1865), et le Vercingétorix équestre de Bartholdi, présenté au Salon de 1870 mais érigé seulement en 1903 à Clermont-Ferrand (place de Jaude). Sous la Troisième République, ils deviennent plus volontiers anonymes et se prêtent, eux aussi, à l’alternance entre composition défensive et offensive. Lorsqu’il est seul, le Gaulois avance vers l’ennemi tout en brandissant son glaive, à l’instar du Réveil patriotique de Félix Charpentier (1883 ; non localisé), du Vae Victis d’Henri Gauquié (1889 ; petit bronze à Valenciennes, réserves du musée des Beaux-Arts) ou du Jeune Bellovaque vainqueur d’Henri Gréber (1910 ; marbre à Paris, Louvre des Antiquaires). On préfère en revanche les compositions défensives lorsque le Gaulois est en binôme, comme dans le On Veille ! d’Edmond Desca (1887 ; Nancy, parc de la Pépinière), ou lorsque, réuni en famille, il se consacre à La Défense du Foyer (marbre d’Émile Boisseau, 1887 ; Paris, square d’Ajaccio).

10 Parmi les acteurs de la Guerre de Cent Ans, seuls deux personnages jouissent des honneurs de la statue équestre. Du Guesclin est représenté à Dinan, en 1902, par Emmanuel Fremiet19, puis à Caen, en 1912, par Arthur le Duc. Jeanne d’Arc jouit, elle, d’une popularité inégalée : la version d’Emmanuel Fremiet (1874 ; Paris, place des Pyramides) est suivie par beaucoup d’autres, comme celles de Paul Dubois (1896 ; parvis de la cathédrale de Reims) ou de Mathurin Moreau (1899 ; Montebourg, Manche). Toutes ces œuvres privilégient l’image de la guerrière sur celle de la sainte. Dans sa statue de Chinon (fig. 7), Jules Roulleau pousse à son acmé ce parti pris iconographique, qui satisfait pleinement le chroniqueur du Figaro : « les admirateurs de la bonne Lorraine tiendront à s’associer au pieux et magnifique hommage où elle apparaît, pour la première fois, avec le caractère guerrier et patriotique qui convient à la libératrice du sol français »20. Le dynamisme formel de l’œuvre, sans précédent, trouve un écho dans la statue du Grand Ferré de Jean Coulon : « ce paysan célèbre par sa taille et sa force athlétique, héros de la Guerre de Cent Ans »21, est représenté, comme la Jeanne d’Arc de Roulleau, prenant son élan sur un corps d’Anglais, plus précisément sur l’un des cinq qu’il est censé avoir terrassé avec sa hache. Parmi les héros méconnus qui suscitent l’attention des statuaires, le plus étonnant est sans nul doute Raguenard Lodbrog, statue d’Hippolyte Peyrol qui, dans le livret du Salon de 1886, prend soin de citer sa source, en l’occurrence Augustin Thierry22. Cet intérêt pour des personnages historiques secondaires est parfois inhérent à un souci de véracité historique. Ainsi, lorsqu’Arthur Le Duc est chargé de commémorer la victoire décisive de Formigny contre les troupes

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anglaises de Thomas Kyriel en 1450 (fig. 8), il propose d’abord d’élever « la statue équestre du Connétable de Richemont dont le plâtre est exécuté. Mais le comité lui fait remarquer que le Connétable n’est pas le seul vainqueur et que le jeune Jean de Bourbon, comte de Clermont […] a participé ardemment à la bataille »23. L’artiste conçoit dès lors un monument honorant les deux chevaliers, couronnés par une allégorie virevoltante aux cheveux nattés et ceints d’un diadème fleurdelisé, qui personnifie plus certainement la France que la Royauté et n’est pas sans affinités avec certaines figures précédemment évoquées.

11 Dans un haut relief intitulé Patrie ! Défense de l’indépendance nationale à travers les âges, Émile Chatrousse réunit opportunément les deux types de héros que nous venons d’évoquer : on y voit Vercingétorix et Jeanne d’Arc prêter serment sur l’autel de la patrie. L’artiste, écrivant au sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts pour solliciter l’acquisition de son œuvre, dit avoir voulu répondre aux « idées élevées » de ce dernier sur la « destination de l’art » : « C’est bien aussi la voie que montrait M. Jules Ferry, dans un de ses derniers discours aux artistes, quand il nous disait : “Le patriotisme français a, lui aussi, sa vie des saints, sa légende dorée. Étudiez cette histoire, nourrissez-vous d’elle, et vous verrez comme elle est belle, féconde, et comme le Penseur et l’artiste peuvent y puiser des inspirations fécondes et puissantes” »24. Ce discours mérite d’être mis en parallèle avec la définition célèbre que Renan donne, en 1882, de la « nation », notamment dans ce passage où il affirme : Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a souffert25.

12 On peut comprendre, dans ce contexte, que la Renaissance n’ait pas fourni à la Troisième République un contingent important de guerriers sculptés26. Seul Bayard tire son épingle du jeu : il est figuré à pied par Aristide Croisy (1895 ; Saint-Denis, Maison de la Légion d’Honneur) et à cheval par Pierre Rambaud (1911 ; Pontcharra-sur-Bréda, Isère). Citons aussi l’effigie du Connétable de Montmorency par Paul Dubois, érigée devant le château de Chantilly en 1886, qui s’inspire explicitement du célèbre Colleone de Verrocchio (Venise, campo dei Santi Giovanni e Paolo).

13 Les statues commémorant des soldats du siècle de Louis XIV et de la période révolutionnaire et napoléonienne montrent une nette prédilection pour la représentation équestre. Mais, une fois encore, le choix des hommes est significatif. À l’heure où la République triomphe, Turenne ou le Grand Condé, trop assimilés à la gloire despotique du roi Soleil, n’ont pas le privilège d’une statue publique27, contrairement au Maréchal de Villars et à Philis de la Charce. La ville de Denain (Nord) offre au premier « un monument digne de sa grande victoire du 24 juillet 1712, grâce à laquelle la France, plus heureuse qu’en 1870, conserva ses frontières intactes », comme le souligne l’appel à souscription de 1892. Le « comité, qui compte parmi ses membres les sénateurs, les députés et toutes les notabilités du département du Nord »28, confie à l’un des enfants du pays la réalisation de ce projet : Henri Gauquié conçoit une maquette où le maréchal tend son bâton de commandement pour mener ses soldats à la victoire, tandis que son cheval se cabre avec une élégante ardeur. Le faible succès remporté par la souscription explique l’inauguration tardive de l’œuvre, en 1913. Mais elle sera détruite par les Allemands quatre ans plus tard, si bien qu’il faudra en

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refondre un nouvel exemplaire, installé en 1924. Réalisée en fer, et non en bronze, la statue de Philis de la Charce (fig. 9) échappera de ce fait aux fontes de statues ordonnées par le régime de Vichy. Sa commande à Daniel Campagne est due à l’initiative personnelle du maire de Nyons (Isère), mais ses héritiers, faute de crédits suffisants, doivent finalement se résoudre à vendre à la ville de Grenoble le modèle de cette « statue équestre en costume du temps de Louis XIV, d’une crâne attitude sur un cheval bien lancé »29. Le costume de Philis ne le cède en rien, au niveau des étoffes comme de la passementerie, à celui du maréchal de Villars et le geste de « celle que la légende appelle la “Jeanne d’Arc dauphinoise” »30 est tout aussi impérieux et résolu. Quant au cheval, il passe, selon Auguste Dalligny, « de l’immobilité au saut, ce qui est bien peu vraisemblable et, plutôt que de se préparer à un saut d’obstacle, il a l’air d’exécuter une espèce de pesade ; or, cette attitude savante et élégante […] n’est peut-être pas à sa place sur un champ de bataille »31. L’œuvre n’en suscite pas moins l’admiration de la presse locale, qui « s’accorde à louer l’attitude hardie et pleine de grâce de l’héroïne »32, qui préserva le Dauphiné de l’invasion du duc de Savoie33. On retrouve, à travers ces deux statues, une tendance caractéristique de la statuomanie républicaine : le triomphe de la gloire locale, qui amène chaque ville de France à immortaliser dans le marbre ou le bronze un enfant du pays.

14 En 1893, le général Lariboisière reçoit ainsi l’hommage de sa ville natale, Fougères, alors que l’idée en avait été suggérée dans la presse locale dès 1844. Cette imposante statue équestre en bronze est l’œuvre de Georges Récipon, qui s’illustrera plus tard en érigeant sur le toit du Grand Palais, à Paris, ses célèbres Quadriges. La même année, on inaugure devant le château de Lunéville la statue de Lasalle, général de division et comte de l’Empire (1775-1809). Cette fois-ci, il s’agit d’une initiative personnelle de l’artiste, Henri Cordier, qui présente le modèle en plâtre au Salon de 1891. Beaucoup de chroniqueurs relèvent alors la filiation explicite de l’œuvre avec l’Officier de chasseurs à cheval chargeant de Géricault (Paris, musée du Louvre). Paul Leroi affirme néanmoins qu’« il est difficile d’admirer cette énorme machine aux allures de cirque forain […] en dépit du cheval qui se cabre, du désordre voulu qui règne dans son harnachement, aussi bien que dans l’uniforme du général »34. L’artiste parvient pourtant à obtenir la commande en bronze de son œuvre, grâce à l’initiative d’un groupe d’écrivains militaires voulant rendre un « légitime hommage […] à un général de cavalerie que son origine messine et ses victoires sur la Prusse rendent doublement cher à la Lorraine et à la France »35. Une subvention notable étant accordée par l’État, l’œuvre peut être érigée dans la ville du roi Stanislas, au grand dam de certains chroniqueurs pour qui « il eût été préférable d’élever ce monument à Briey ou à Longwy, dans l’ancienne partie mosellane restée française »36. En 1894, la ville de Cadenet (Vaucluse) inaugure de son côté la statue du Tambour d’Arcole (fig. 10), dont elle a tenu à immortaliser « l’acte de décision juvénile et de bravoure »37. Le statuaire Jean-Barnabé Amy choisit de camper « le petit tambour, nu-tête, allègre et tout vibrant de fièvre patriotique »38, afin de rappeler que la légende napoléonienne a eu ses anonymes mais aussi que la victoire peut sourire à qui possède l’enthousiasme et l’audace de la jeunesse. Or le Tambour d’Arcole était déjà figuré, dans le sillage de Bonaparte, par David d’Angers sur le fronton du Panthéon (fig. 1), sans que Théophile Gautier ne lui prête attention.

15 Comme beaucoup d’œuvres que nous avons étudiées, la statue de Cadenet confirme la prédiction formulée en 1840 par Carlyle. La fin du XIXe siècle et le début du XXe n’ont pas vu « l’abolition du Culte des Héros » mais plutôt l’émergence de « tout un Monde de Héros », oubliés ou anonymes. Après la débâcle de Sedan, nombreux sont ainsi les

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monuments aux morts ayant privilégié la représentation de mobiles en groupe, afin de mettre en exergue cet « Achille collectif qu’on appelle un régiment », pour reprendre l’élégante formule de Théophile Gautier. Les artistes ayant conçu les sculptures commémoratives considérées aujourd’hui comme les plus convaincantes ont tous adopté le guerrier nu et intemporel, épaulé par une figure allégorique (fig. 3, 4, 6). Quant aux monuments les mieux reçus par les jurys et la critique de l’époque, ils ont souvent opté pour la figuration du soldat de 1870 en costume (fig. 5), certains ayant même, à l’instar de Félix Charpentier dans sa Sentinelle des morts du cimetière d’Avignon (1899), confié à un mobile isolé la charge d’incarner dans le bronze la défense nationale. À de rares exceptions près39, les soldats contemporains se sont individuellement imposés de façon anonyme au sein de la production sculptée française entre 1871 et 1914, engendrant par là même une redéfinition notable de la notion d’héroïsme, qui n’induit alors plus nécessairement la célébrité. Cette évolution, que l’on retrouve en peinture dans l’œuvre d’un De Neuville ou d’un Detaille, trouve sa source à l’époque romantique, avec l’Officier de chasseurs à cheval chargeant de Géricault (1812) ou le fronton du Panthéon (fig. 1). La représentation de guerriers anciens n’a pas échappé à cette tendance, comme en témoignent les Gaulois anonymes d’Edmond Desca et d’Émile Boisseau que nous avons cités plus haut. Si les figures majeures de l’histoire de France, Jeanne d’Arc en tête, ont eu légitimement droit de cité, les salons et les places publiques ont aussi vu l’apparition de tout un peuple de héros oubliés, recrutés dans les périodes fastes de l’histoire nationale, tels que le Grand Ferré ou le Tambour d’Arcole. Cette glorification du guerrier ancien méconnu fait directement écho à celle du soldat contemporain anonyme, ouvrant la voie aux innombrables effigies de poilus qui envahiront la France après 1918, comme au culte du soldat inconnu, qui sera si intense durant tout le XXe siècle.

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ANNEXES

Fig 1. David d’Angers, Fronton du Panthéon ; pierre, 1837 ; Paris ; Cliché de l’auteur

Fig 2. Aristide Croisy, Monument au Général Chanzy ; bronze, 1885 ; Le Mans, place Washington ; Cliché de l’auteur

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Fig 3. Antonin Mercié, Gloria Victis ; 1874, bronze ; Bordeaux, place Jean Moulin ; Cliché de l’auteur

Fig 4. Auguste Rodin, Projet pour le monument à la Défense de Paris ; bronze, 1879 ; Paris, musée Rodin ; « Rodin », n° spécial de L’Art et les Artistes, 1914, p. 57.

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Fig 5. Ernest Barrias, La Défense de Paris ; bronze, 1883 ; Courbevoie, rond-point de la Défense ; Cliché de l’auteur

Fig 6. Antoine Bourdelle, Monument aux morts, aux combattants et serviteurs du Tarn-et-Garonne ; bronze, 1902 ; Montauban, place de la Bourse ; Cliché de l’auteur

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Fig 7. Jules Roulleau, Jeanne d’Arc ; bronze, 1893 ; Chinon, place Jeanne d’Arc ; Cliché de l’auteur

Fig 8. Arthur Le Duc, Monument commémoratif de la bataille de Formigny (1450) ; bronze, 1903 ; Formigny (Manche), place de la mairie ; Cliché de l’auteur

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Fig 9. Daniel Campagne, Philis de la Charce ; fonte de fer bronzée, 1901 ; Grenoble, jardin des Dauphins ; Cliché de l’auteur

Fig 10. Jean-Barnabé Amy, Le Tambour d’Arcole ; bronze, 1894 ; Cadenet (Vaucluse), place du Tambour d’Arcole ; Cliché de l’auteur

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NOTES

1. . CD-Rom À nos grands hommes, musée d’Orsay-INHA-France, Dubuisson-Laurent Chastel, 2004. 2. . Dans l’étude qu’il consacre à l’œuvre, en 1837, Gustave Planche ne manque pas de préciser, au sujet de la Patrie : « Elle ne met pas le guerrier au-dessus de l’historien, l’industrie au-dessus de l’art ; éclairée par les rayons qui lui arrivent de toutes parts, elle proclame dignes de reconnaissance toutes les œuvres qui peuvent servir à la gloire, à l’agrandissement, à l’indépendance, à la liberté de la nation ». Gustave Planche, Portraits d’artistes, Paris, Michel Lévy, 1853, p. 67. 3. . Thomas Carlyle, Les Héros, 1841 ; traduction de Jean Izoulet, Paris, Armand Colin, 1902, p. 309 et 320. 4. . Ibid., p. 202. 5. . Théophile Gautier, « Fronton du Panthéon », La Presse, 23 novembre 1837, dans Paris et les Parisiens, Paris, La Boîte à Documents, 1996, p. 102. 6. . Théophile Gautier, « Horace Vernet », Le Moniteur, 23 janvier 1863, dans Portraits contemporains, Paris, Charpentier, 1880, p. 314. 7. . En 1881, le Conseil municipal parisien décide « d’accorder à toutes les villes qui en feront la demande l’autorisation de reproduire en bronze » le groupe de Mercié alors au square Montholon et placé aujourd’hui dans le vestibule d’entrée du musée du Petit Palais (La Chronique des arts et de la curiosité, 25 juin 1881, p. 193). Parmi les autres exemplaires en bronze érigés en France, citons ceux d’Agen (jardin du lycée Bernard Palissy), Bordeaux (place Jean Moulin), Châlons-en- Champagne (place de la Libération), Cholet (place de la République) et Niort (place de Strasbourg). 8. . Armand de Pontmartin, « Salon de 1874 », L’Univers illustré, 17 juin 1874, p. 407. 9. . Ernest Duvergier de Hauranne, « Le Salon de 1874 », Revue des deux mondes, 1er juin 1874, p. 689. 10. . Anne Pingeot, catalogue de l’exposition De Carpeaux à Matisse. La sculpture française de 1850 à 1914 dans les musées du Nord de la France, Lille, Édition de l’Association des conservateurs de la région Nord-Pas-de-Calais, 1982, p. 61. 11. . Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale de la France, 1871 ; repris dans Histoire et Parole : œuvres diverses, Paris, Éditions Bouquins-Robert Laffont, 1984, p. 594. 12. . Mab-Yann, « Au champ d’honneur », Le Magasin pittoresque, 1894, p. 346, où l’œuvre est reproduite. 13. . Lors du concours de 1879 pour l’érection à Paris d’un monument à la République, sur la place du même nom, beaucoup de sculpteurs semblent avoir écarté « l’image-vivante et dynamique d’une combattante, reflet d’une option radicale, plus révolutionnaire que légaliste », au profit de la traditionnelle allégorie hiératique, « incarnant un idéal politique fondé sur la stabilité et l’ordre, défendu par les républicains de gouvernement » (Guénola Groud et Daniel Imbert, catalogue de l’exposition Quand Paris dansait avec Marianne, 1879-1889, Paris, Musée du Petit Palais, du 10 mars au 27 août 1989, Éditions Paris-musées, 1989, p. 14). Ces deux types de représentation ont été identifiés par Maurice Agulhon dans Marianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979. 14. . Gustave Babin, « Les Salons de 1902, La Sculpture », La Revue de l’art ancien et moderne, t. XI, 1902, p. 370. 15. . Anonyme, « Nos Gravures : Le monument élevé à Abbeville à l’amiral Courbet », Le Journal illustré, 10 août 1890, p. 252. 16. . Anonyme, « Les Fêtes d’Abbeville », L’Univers illustré, 23 août 1890, p. 531. 17. . « Le colonel Villebois-Mareuil […] démissionna de l’armée française et, dès qu’éclata la guerre du Transvaal, s’embarqua sur le premier bateau pour aller mettre son épée au service du président Krüger. Celui-ci le nomma général et le chargea de créer une Légion étrangère

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regroupant les volontaires de toutes nationalités […]. Villebois-Mareuil prit directement le commandement d’un petit détachement de cent vingt-cinq hommes pour effectuer un raid en profondeur en direction de Kimberley. Il avait l’intention d’effectuer un coup de main sur la petite ville de Boshof, occupée par des troupes britanniques commandées par le général Methuen ». Gérard de Senneville, 1900 : Journal d’un changement de siècle, Paris, Éditions de Fallois, 2000, p. 96-97. 18. . « Le héros tombant, les bras en croix, dans une attitude où on ne sent pas suffisamment l’affaissement de la mort » (Henry Marcel, « Les Salons de 1902 », Gazette des Beaux-Arts, t. XXVIII, 1902, p. 126). « Du moment où le sculpteur voulait représenter son héros mortellement blessé, il fallait que son attitude fût plus écrite, moins indécise, suffisamment émouvante et dramatique » (Paul Leroi, « Salons de 1902. Notes alphabétiques », L’Art, 3e série, t. I, 1902, p. 369-370). 19. . Mentionnons aussi à Dinan, place Duclos-Pinot, la statue pédestre en bronze d’un compagnon de Du Guesclin, Jehan de Beaumanoir, par Arthur Guéniot, qui fut inaugurée en 1911. 20. . Anonyme, « Échos », Le Figaro, 22 avril 1893. 21. . Joseph Viple, « Jean Coulon : Sculpteur (1853-1923) », Bulletin de la Société d’émulation du Bourbonnais, t. XXIX, 1926, p. 53. Acquis en 1925 par la ville de Moulins et placé dans le jardin du musée municipal, le bronze du Grand Ferré a disparu, sans doute durant la seconde guerre mondiale. 22. . « Vers l’an 865, le fameux Raguenard Lodbrog, l’un des plus redoutés parmi les chefs scandinaves, envahit le Northumberland. Vaincu et pris par le roi saxon Aella, il fut plongé vivant dans une fosse remplie de vipères, et pendant son agonie, il jetait fièrement à ses ennemis ces paroles : “Nous avons combattu avec l’épée ; j’étais jeune encore quand à l’Orient, dans les étoiles d’Eirar, nous avons creusé un fleuve de sang pour les loups et convié l’oiseau aux pieds jaunes à un large banquet de cadavres… Nous avons combattu avec l’épée. La mort me saisit, la morsure des vipères a été profonde… bientôt mes fils me vengeront dans le sang d’Aella. D’aussi hardis guerriers ne prendront pas de repos avant de m’avoir vengé.” (Conquête de l’Angleterre par les Normands) » (Livret du Salon de 1886, n° 4426). La première édition du livre d’Augustin Thierry date de 1825. Le plâtre du Raguenard Lodbrog, dont le bras droit, à l’origine brandi, est cassé, se trouve dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Rouen. 23. . Auguste Le Carpentier, Arthur Le Duc : « Le statuaire oublié », Torigni-sur-Vire, Mairie de Torigni-sur-Vire, 1998, p. 209. La statue du Connétable de Richemont, dont le modèle en plâtre date de 1894, sera érigée en 1905 devant l’Hôtel-de-Ville de Vannes, où elle se trouve toujours. 24. . Lettre non datée de Chatrousse adressée au sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts (Archives Nationales, F21 2064). L’œuvre, présentée au Salon de 1885 et attribuée à l’hôtel de Ville de Ham l’année suivante, n’a pas été retrouvée en 2004. Elle est reproduite dans Jacques de Biez, Le Salon de Paris illustré, Paris, Jules Lemonnyer, 1884, planche 8. 25. . Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », conférence prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882, cité par Philippe Forest, Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris, Bordas, 1991, p. 41. 26. . La recherche croisée sur le CD-Rom À nos Grands Hommes permet d’obtenir les résultats suivants : parmi les statues publiques érigées en France entre 1870 et 1914, 216 représentent des militaires : 9 sont des Gaulois, 68 des personnages du Moyen Âge (dont 56 Jeanne d’Arc), 3 de la Renaissance, 21 des XVIIe et XVIIIe siècles, 29 de la Révolution, 15 de l’Empire, 8 de l’époque romantique et enfin 28 sont des acteurs de la Guerre de 1870. 27. . Le Turenne enfant de Benoît Hercule ne peut être considéré comme un monument public puisqu’il ne relève pas d’une commande. Le modèle en plâtre est acquis par la ville de Paris à l’Exposition Universelle de 1889 et le bronze qui orne aujourd’hui la rue de Turenne n’y a été installé qu’en 1993. 28. . Anonyme, « Chronique », L’Artiste, 1894, t. II, p. 312. 29. . Auguste Dalligny, « Les Salon de 1899 », Le Journal des arts, 17 juin 1899, p. 2.

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30. . Félix Maire, « Une héroïne », coupure de presse non datée conservée aux Archives municipales de Grenoble (dossier 1 M 90). 31. . Auguste Dalligny, « Les Animaliers au Salon : la sculpture », Le Journal des arts, 29 juin 1901, p. 1. 32. . Félix Maire, art. cit. 33. . « Rappelons succinctement les faits. En 1692, la Ligue d’Augsbourg avait coalisé toute l’Europe centrale. Pendant que les armées de Louis XIV guerroyaient en Flandre, Victor-Amédée, duc de Savoie, envahissait la Provence. […] C’est alors que Philis de la Charce […] quitte Nyons, sa ville natale, réunit ses vassaux et quelques paysans, les arme et, se mettant bravement à leur tête, court sus à l’adversaire. L’héroïsme qui débordait en elle gagne ces troupes improvisées, et les partisans du duc de Savoie, battus au col de Cabre, durent se replier en hâte. C’était le salut, le Dauphiné ne subissait pas la honte de la défaite » (Félix Maire, art. cit.). 34. . Paul Leroi, « Le 111e Salon de Paris et le 125e Salon de Londres », L’Art, t. LV, 1893, p. 39. 35. . Anonyme, « Inaugurations », Revue encyclopédique, 1893, p. 1269. 36. . Anonyme, « La Statue de Lasalle à Lunéville », Le Moniteur des arts, 20 mars 1891, p. 537. 37. . Anonyme, « Le Tambour d’Arcole », L’Illustration, 11 août 1894, p. 121 : « Le second jour, comme il fallait passer la rivière pour joindre les Autrichiens, le jeune André Étienne, tambour, se fit transporter d’une rive à l’autre par un sergent. Le sergent nageait, tandis qu’André Étienne, à cheval sur ses épaules, et préservant ainsi sa caisse des atteintes de l’eau, battait la charge. Avec une maestria irrésistible. Les troupes, enlevées par cet exemple, passèrent sur un pont que la mitraille balayait ; et les Autrichiens, écoutant le tambour, devinant l’arrivée des Français, battirent en retraite ». 38. . Ibid. 39. . Citons les trois statues du Général Chanzy au Mans (fig. 2), à Buzancy (1884) et Nouart (1886) dans les Ardennes, celles du Général Raoux à Meaux (1892) et du Colonel Bourras à Pompignan dans le Gard (1892), ou encore celles du Général Margueritte à Fresnes-en-Woevre (1884) et du Général Colson à St-Aubin-sur-Aire (1913) dans la Meuse.

RÉSUMÉS

La défaite de Sedan a eu de profondes conséquences sur l’image du guerrier dans la sculpture française entre 1871 et 1914. D’un côté, on voit se multiplier les effigies de guerriers anciens, recrutés dans les époques les plus glorieuses de l’histoire nationale, qu’ils soient célèbres comme Vercingétorix et Jeanne d’Arc, ou oubliés comme le Grand Ferré et le Tambour d’Arcole. De l’autre, on observe, au sein des œuvres commémorant plus directement la Guerre de 1870, une nette prédilection pour la figure du soldat anonyme, qu’il soit nu ou vêtu, et pour les groupes de mobiles représentés au combat afin de glorifier cet « Achille collectif qu’on appelle un régiment » (Théophile Gautier). L’ensemble de ce corpus traduit une profonde mutation de la notion d’héroïsme, qui conduit moins à « l’abolition du Culte des Héros » plutôt qu’à l’émergence de « tout un Monde de Héros », pour reprendre la prédiction formulée en 1840 par Thomas Carlyle.

The defeat of Sedan had great consequences on the image of warriors in French sculpture between 1871 and 1914. Firstly, there was a considerable increase of images of warriors from the past, drawn from the most glorious times of national history, both well-known figures such as Vercingetorix or Joan of Arc, or unknown ones as “Grand Ferré” or the “Tambour d’Arcole”.

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Secondly, in public monuments commemorating more directly the War of 1870, one notices a predilection for the anonymous soldier. They could be represented either in group or alone, and glorified “this collective Achilles which is called a regiment” (Théophile Gautier). These two phenomena reflected a significant evolution of the notion of heroism: it was not the end of the cult of heroes as such, but the development of a “World of Heroes” as predicted by Thomas Carlyle in 1840.

INDEX

Mots-clés : guerre de 1870, héroïsme, monuments aux morts, sculpture Keywords : heroism, sculpture, war memorials, war of 1870

AUTEUR

GUILLAUME PEIGNÉ

Après avoir consacré sa thèse à La sculpture néo- en France de 1871 à 1914 (Université de Paris IV, 2005), Guillaume Peigné a participé à l’exposition Félix Charpentier au musée Louis Vouland d’Avignon (2005) et publié divers articles, notamment sur « La Contre-Réforme républicaine » (48/14 Revue du musée d’Orsay, mai 2006) ou « L’impératif des récompenses : le cas spécifique de la sculpture (1864-1880) » (dans Ce Salon à quoi tout se ramène, Peter Lang, 2010).

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La représentation de l’armée du Second Empire par la peinture

Henri Ortholan

1 Le Second Empire donne un élan particulier à la peinture militaire, même s’il n’est pas de même intensité que celui suscité par l’empire précédent. Cela tient déjà aux personnalités différentes des deux empereurs, à leur implication personnelle dans les campagnes et à l’ampleur des guerres du Premier Empire bien supérieure à celles du Second. Si l’on peut parler d’épopée napoléonienne sous le règne de l’oncle, il est difficile de tenir le même discours au sujet du neveu. De plus, sous le Premier Empire, les armées françaises ne combattent qu’en Europe, alors que l’armée de Napoléon III, véritable corps expéditionnaire, se manifeste dans des théâtres d’opérations souvent lointains : Crimée, Chine, Syrie, Mexique…

2 Par ailleurs, durant le Second Empire, le génie des artistes n’a pas su se démarquer des époques précédentes. Sous Napoléon III, la peinture militaire reste celle qui a été renouvelée au début du siècle par Charlet, Raffet et Horace Vernet, et ne connaît plus guère d’évolution jusqu’à la guerre de 1870. D’après François Robichon, « […] les peintres officiels du Second Empire sont souvent jugés médiocres, à l’exception de Meissonnier […] »1.

3 Pourtant la production est importante et variée.

4 Le premier personnage auquel il faut s’intéresser est bien évidemment l’empereur Napoléon III lui-même. Tout en s’affirmant comme chef de l’armée en revêtant la tenue d’officier général, il est le chef de l’État, et c’est sous cet aspect-là qu’il faut le considérer dans un premier temps. Franz-Xavier Winterhalter nous le propose comme tel, en empereur, dans une attitude sans doute officielle et convenue, où cependant l’apparat et la majesté de la fonction ont toute leur place2. On pourrait comparer l’œuvre très avantageusement à celle d’Horace Vernet représentant Napoléon 1er en empereur romain.

5 La représentation du chef de guerre est beaucoup moins affirmée. On doit à Alfred Dreux un portrait équestre de Napoléon III sur fond de mouvement de troupes3. L’attitude du personnage a quelque chose de figé, presque d’inexpressif. Par ailleurs, on

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sait que le souverain ne fait qu’une seule campagne, celle d’Italie. S’il s’est mis personnellement à la tête de l’armée, il ne la commande pas avec la même autorité ni la même sûreté que son oncle. D’où un Napoléon III « en peinture » moins présent que son oncle sur le champ de bataille, que ce soit à Magenta ou à Solferino. On pourrait opposer les œuvres plus vigoureuses de Napoléon 1er à Iéna, par Horace Vernet 4 et Ernest Meissonnier, ou à Eylau, par Gros. Il manque aussi cette intimité de l’Empereur avec sa troupe, ce que les peintres du Premier Empire avaient eu matière à évoquer, et l’on pense à la veillée d’Austerlitz par exemple. Mais la campagne d’Italie est trop brève pour s’intéresser à l’attention pourtant réelle que Napoléon III portait à ses soldats. Si on le voit visitant les blessés à Voghera après le combat de Montebello, le tableau de Jules Rigo rend assez peu compte de l’émotion qu’il éprouva au spectacle des blessés.

6 Plus matériellement, cet effacement est accentué par la rareté de gros plans qui auraient davantage mis en valeur la présence du souverain. Et en portant la même tenue que celle des officiers de l’état-major qui l’entoure, il se distingue d’autant moins facilement, alors que l’on remarquait sans peine la silhouette du Petit Caporal, avec sa légendaire capote grise et son fameux chapeau bicorne : autant de traits qui ont contribué à créer, par la peinture, la légende du Premier Empire, et qui ont manqué aux artistes du Second.

7 La représentation des maréchaux et des officiers généraux ne fait guère preuve de plus d’originalité en restant dans un cadre toujours très officiel, presque stéréotypé.

8 Peu de portraits se démarquent les uns des autres : Leroy de Saint-Arnaud par Eugène Brocas, Regnault de Saint-Jean-d’Angély par Charles-Philippe de Larivière, Pélissier par Jules Massé, Bosquet, Canrobert, Randon, Mac-Mahon par Horace Vernet… On doit à un jeune peintre qui fera carrière sous la IIIe République, Édouard Detaille, un portrait peut-être un peu plus original : Le général Canrobert aide de camp de l’Empereur.

9 En fait, on ne verra pas sous le Second Empire l’équivalent de la mise en scène d’un maréchal Ney faisant le coup de feu avec ses soldats lors de la retraire de Russie.

10 Pour la troupe, c’est essentiellement la Garde impériale qui inspire les peintres, que ce soit en temps de paix ou en temps de guerre. Citons deux œuvres d’Édouard Detaille : Le repos pendant la manœuvre, camp de Saint-Maur, la Garde impériale et le Défilé à pied du régiment des guides de la Garde impériale à Saint-Germain-en-Laye en 1866. Citons aussi É douard Manet, dont les compositions militaires sont l’exception, avec son Enfant de troupe jouant du fifre (1861), lui aussi de la Garde impériale.

11 Mais peut-être parce que Napoléon III a voulu faire de son armée la vitrine du pouvoir, bien plus que sous le Premier Empire, les peintres, dont de nombreux aquarellistes, se sont intéressés aux types de militaires. Ressortent parmi eux les noms d’Armand- Dumaresq, Grammont, Gignoux, Rocton, Aubry, Lalaisse, Gobaut, et à nouveau ceux de Detaille et de Pils.

12 Les campagnes du Second Empire inspirent les artistes avec davantage de bonheur. Ils s’intéressent surtout à la Crimée et à l’Italie, campagnes victorieuses, et beaucoup moins à celle du Mexique, campagne lointaine et peu populaire.

13 Quelques peintres suivent l’armée : Jean-Adolphe Beaucé l’accompagne à Alger, en Syrie et au Mexique. Il se trouve à Metz lors du blocus en 1870. Augustin Pils suit la guerre de Crimée, campagne qui détermine sa carrière de peintre militaire. D’ailleurs, Napoléon III lui commande plusieurs tableaux. Ernest Meissonnier « fait » la campagne d’Italie dans l’état-major de l’armée impériale. Yvon se rend en Crimée, en avril 1856,

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peu après la fin de la guerre, puis en Italie sur ordre de l’empereur. Dépêché en toute hâte, il est présent le jour de Solferino. Édouard Armand-Dumaresq suit les troupes en Algérie et en Italie.

14 C’est la guerre de Crimée, et plus particulièrement la victoire de l’Alma, le 20 septembre 1855, première bataille de la guerre de Crimée, qui donne un coup de fouet à l’intérêt que les peintres portent aux sujets militaires. Elle est le premier succès spectaculaire des armes françaises depuis Waterloo et elle donne lieu à de nombreuses représentations. Grâce aux œuvres consacrées aux opérations, on peut en suivre le déroulement du début jusqu’à la fin : • arrivée du corps expéditionnaire avec le Débarquement des troupes alliées en Crimée, de Pils ; • la bataille de l’Alma, lorsque Les zouaves et les turcos traversent la rivière Alma, encore de Pils, La bataille de l’Alma, d’Horace Vernet ; • La prise du bastion Malakoff par les Français commandés par le général Mac-Mahon, d’Aillaux ; • la chute de Malakoff, avec Le maréchal Pélissier et son état-major à Sébastopol, le 8 septembre 1855, de Philippoteaux. Pélissier est encore le général Pélissier, avant d’être élevé à la dignité de maréchal de France, quelques jours plus tard, pour ce succès.

15 La guerre de Crimée s’achève par la victoire des Alliés. Si Jules Massé réalise un Retour triomphal des troupes de Crimée, nous laisserons à Édouard Dubufe le soin de réunir sur une même toile les plénipotentiaires présents à la signature du traité de paix, à Paris, le 30 mars 1856.

16 Campagne beaucoup plus brève, quelques semaines, celle d’Italie se limite à quelques thèmes. Mais cette fois, Napoléon III est à la tête de son armée. C’est l’unique occasion de le représenter véritablement en chef de guerre. De fait, les œuvres ne manquent pas qui montrent le souverain en campagne, et une partie d’entre elles a été évoquée plus haut. L’armée elle-même est illustrée à Montebello par Philippoteaux, à Magenta par Charpentier, à Solferino par Rigo5, où bien par Janet-Lange qui nous montre le moment où Napoléon III, avec sa maison militaire, apprend que la victoire est acquise (1861).

17 Enfin, comme Massé avait représenté le retour de l’armée d’Orient, et parce qu’il s’agissait une fois de plus de mettre l’armée à l’honneur, Pils signe un Retour des troupes d’Italie.

18 Campagne infiniment moins heureuse, celle du Mexique ne pouvait donner lieu à des représentations spectaculaires. Et il faut se tourner vers Beaucé, qui a suivi le corps expéditionnaire, pour disposer de quelques représentations, comme L’entrée des Français dans Mexico. Par ailleurs, le genre change et se limite à des scènes plus concises. Beaucé peint Le campement des Mexicains, et surtout la Dernière phase du combat livré par la 3e compagnie du régiment étranger contre les Mexicains 6 ; on se souviendra plus tard qu’il s’agissait du fameux combat de Camerone, le 30 avril 1863, fait d’armes fondateur pour la Légion étrangère.

19 Le dernier tableau que nous citerons sur cette campagne est celui, surprenant de la part d’Édouard Manet, de L’exécution de Maximilien, à Queretaro, le 19 juin 1867, point final et tragique de cette expédition mexicaine.

20 En fait, l’époque ne se prête pas à l’épopée dans la mesure où les campagnes se déroulent loin de France, et aussi parce que Napoléon III est peu présent sur les champs de bataille. Napoléon 1er, davantage chef de guerre que chef d’État, avait eu matière à créer un mythe autour de ses campagnes incessantes, toujours en Europe, par ses bulletins de la Grande Armée, en raison de sa présence permanente aux armées ; de quoi

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alimenter sans limite l’inspiration des artistes. Napoléon III, moins chef de guerre que chef d’État, ne pouvait prétendre aux mêmes représentations.

21 Il faut attendre la chute du Second Empire et l’avènement de la IIIe République pour que la peinture se renouvelle. Et ce renouvellement présente un caractère aussi radical qu’avait été brutale la fin du Second Empire. Les deux têtes de file de ce mouvement sont deux artistes qui ont pourtant fait leurs premières armes durant cette époque : É douard Detaille et Alphonse de Neuville.

22 En réalité, ce mouvement prend racine dès le début des années 1860. La génération des peintres s’est renouvelée, même si Édouard Detaille et d’Alphonse de Neuville dominent après 1871. En conséquence, si la chute de Napoléon III marque un tournant, il en est de même pour la peinture. Dès la fin des années 1860, les esprits changent et veulent une représentation moins académique, plus exacte. Aussi, cette nouvelle génération cherche-t-elle à renouveler le genre qui a prévalu jusqu’alors. Édouard Detaille le déclarait lui-même : « J’ai essayé de faire un portrait ressemblant de la guerre moderne, de substituer une image vraie à une image conventionnelle »7.

23 Ce renouvellement, au lendemain de la guerre de 1870, n’est donc pas une surprise. Ce qui l’est, en revanche, c’est la cause que ce courant est conduit à servir : l’esprit patriotique le plus républicain qui soit. Après la défaite, la France entre dans une phase de recueillement et de prise de conscience. Il s’agit de redresser le pays, et notamment de reconstruire l’institution militaire.

24 La peinture en appelle alors aux événements récents ou passés mais encore très présents dans les esprits. C’est déjà le retour en force de l’épopée napoléonienne, bien sûr celle du Premier Empire. Mais c’est aussi l’évocation de cette guerre malheureuse contre la Prusse, sur le thème « honneur au courage malheureux ». Et d’une façon qui peut paraître inattendue, les peintres continuent ainsi à consacrer leur art à l’armée du Second Empire après la chute de Napoléon III. Mais ils le font dans un esprit tout à fait différent.

25 Le discours est désormais résolument patriotique et tout concourt à le développer et à l’exalter. Pour peu qu’il soit glorieux, et il l’est forcément, tout fait d’armes donne lieu à évocation, dès les premières opérations d’août 1870 jusqu’à la capitulation de Paris fin janvier 1871. Pour la seule période qui nous intéresse, les combats aux frontières et les grandes batailles autour de Metz sont traduits en d’énergiques compositions qui mettent en valeur le courage du soldat français, la vaillance de la troupe, quand bien même l’affaire évoquée se termine par un échec ou un désastre.

26 Loin de revêtir un académisme qu’elle refuse désormais, au lieu de montrer les généraux à la tête de leurs hommes, ou les états-majors rassemblés autour du chef, la peinture militaire décrit les soldats faisant le coup de feu avec leurs officiers d’encadrement. La gloire militaire a changé de niveau, c’est celle du citoyen en armes qui s’exprime.

27 Certes, Detaille et de Neuville sont les plus présents dans ce nouveau registre, mais ils ne sont pas les seuls. De nouveaux peintres, plus jeunes, la plupart nés après 1840, abordent cette période dans le même esprit : Wilfried Constant Beauquesne, Aimé Morot,Pierre Bonnaud.

28 Si Detaille peint une série de toiles sur les opérations d’août 1870, dont La charge du 9e Cuirassiers à Morsbronn 8 (salon de 1874), Aimé Morot exécute un Rezonville le 16 août 1870, qui ne manque ni de mouvement, ni de souffle.Detaille et de Neuville réalisent

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ensemble le Panorama de la bataille de Rezonville (14 août 1870), qui fera le régal des amateurs d’uniformes en raison de la précision de l’exécution. Une scène de Rezonville montre une Mise en batterie du régiment monté de l’artillerie à cheval de la Garde impériale, 16 août 1870 (salon de 1890), la Mort du commandant Bregebier à la bataille de Saint-Privat, le 18 août 1870. Il en est de même avec de Neuville et son œuvre : Le cimetière de Saint-Privat, 18 août 1870, au caractère incontestablement théâtral, mais ô combien évocateur !

29 C’est à un artiste anglais, James Alexandre Walker, que l’on doit l’évocation des charges de cavalerie lancées par la division d’Afrique pour tenter de dégager l’armée de Châlons encerclée à Sedan. Le peintre peint Le général Margueritte mortellement blessé à Flouing, le 1er septembre 1870. Discret sur la grave blessure reçue par Margueritte – il vient d’avoir une partie de la mâchoire emportée, et en mourra quelques instants plus tard –, Walker le montre, et c’est ce qui compte, indiquant de son bras la direction dans laquelle les régiments doivent charger.

30 Enfin, clôturons cette rapide évocation avec Étienne Dujardin-Beaumetz qui montre Le général Lapasset brûlant ses drapeaux, le 26 octobre 1870. C’est la capitulation de Metz, c’est la fin de l’armée impériale.

31 C’est la fin d’un règne, la fin d’une époque. Il s’agit certainement de la fin d’un règne, celui de Napoléon III. Mais on doit à Édouard Detaille notamment d’avoir réhabilité pour un temps cette armée du Second Empire en la mettant sur le même pied que celle du Premier. Pensons à son Général Lassalle à Wagram, en 1809, et à la Mise en batterie du régiment d’artillerie à cheval de la Garde impériale, que son colonel conduit au feu à Rezonville, deux tableaux contemporains, composés de la même manière, où l’on voit le cheval et son cavalier surgir du tableau. L’armée de Napoléon III se trouve alors hissée un instant au niveau de l’épopée.

32 Il s’agit aussi en même temps de la fin d’une époque. Les armées sont appelées à se déployer sur des champs de bataille de plus en plus vastes. Dès lors, la peinture ne peut plus décrire l’événement et doit se limiter à des représentations de détail. Enfin, la photographie existe depuis près de vingt ans, et peu à peu, elle conduira la peinture traditionnelle à s’effacer derrière elle.

NOTES

1. . François Robichon, Édouard Detaille, un siècle de gloire militaire, Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur, 2007, p. 6. 2. . Franz-Xavier Winterhalter (1807-1873), Portrait en pied de Napoléon III, huile sur toile, 1853, musée de l’Armée. 3. . Alfred Dreux (1810-1860), Portrait équestre de l’empereur Napoléon III, huile sur toile, 1858, musée de l’Armée. 4. . François Gérard, Napoléon 1er empereur, huile sur toile, 1805, château de Versailles. 5. . Henri Félix Emmanuel Philippoteaux, Attaque de Montebello, 20 mai 1859,huile sur toile ; Eugène-Louis Charpentier, La Garde impériale à Magenta, le 4 juin 1859, huile sur toile, musée de

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l’Armée ; Jules Rigo, Les soldats du 1er régiment du génie de la Garde impériale à Solferino, le 24 juin 1859, huile sur toile, musée de l’Armée. 6. . Jean-Adolphe Beaucé, Dernière phase du combat livré par la 3e compagnie du régiment étranger contre les Mexicains, (combat de Camerone, 30 avril 1863, musée de la Légion). 7. . François Robichon, Édouard Detaille…, op. cit., p. 7. 8. . Improprement appelée de Reichshoffen.

RÉSUMÉS

Le Second Empire donne un élan nouveau à la peinture militaire, bien qu’il soit moins puissant que celui suscité par le précédent empire. Importante et variée, souvent académique, elle est renouvelée au début du XIXe siècle. Elle aborde tous les aspects de la vie militaire, notamment les campagnes extérieures, que les peintres suivent, en Algérie, en Crimée, en Italie, au Mexique. Retenons les noms d’Yvon, Rigo, Pils Beaucé, Philippoteaux, Meissonnier, Charpentier, Manet, Massé, H. Vernet et ceux des aquarellistes Armand-Dumaresq, Gignoux, Rocton, Lalaisse. Après 1870, les peintres consacrent toujours leur art à cette armée impériale, mais au service d’un discours désormais patriotique suivant un style plus libre, dont Detaille et de Neuville sont les plus représentatifs. Mais, dès la guerre de Crimée, la photographie donne à la représentation du soldat une dimension nouvelle.

The Second Empire gives a new impetus to military painting, although it is less intense than the production inspired by the previous empire. It was important and varied, often academic, and experienced renewal at the beginning of the 19th century. It approached all the living aspects of the military institution. Many painters followed foreign interventions in Algeria, Crimea, Italy and Mexico. One can quote the names of Yvon, Rigo, Pils Beaucé, Philippoteaux, Meissonnier, Charpentier, Manet, Massé, H. Vernet, and those of watercolorists Armand-Dumaresq, Gignoux, Rocton, Lalaisse. After 1870, painters still dedicated their art to the imperial army, but they supported of a henceforth-patriotic speech with a freer style, of which Detaille and of Neuville are the most representative. Nevertheless, since the Crimean War, the photography gave another direction to the representation of the soldier.

INDEX

Mots-clés : armée, batailles, campagnes, Napoléon, peintres Keywords : army, battles, campaigns, Napoleon, painters

AUTEUR

HENRI ORTHOLAN Colonel en retraite, il est saint-cyrien, officier du génie, et ancien conservateur du musée de l’Armée. Docteur en histoire, le sujet de sa thèse a porté sur le général Séré de Rivières, publiée en 2003 chez Bernard Giovanangeli Éditeur. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux

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articles, notamment sur le Second Empire, la guerre de 1870, l’armée de la IIIe République et sur les deux Guerres mondiales.

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Au lendemain de Sedan, la fin de la peinture de guerre ?

Émilie Martin-Neute

1 La peinture française sous la Troisième République a longtemps été victime d’a priori historiographiques et l’analyse de la production picturale à partir des années 1870 se limite encore bien souvent à une vision manichéenne, dans laquelle s’opposent les partisans d’une peinture dite d’avant-garde et les défenseurs d’un art plus académique, que l’on accuse à tort d’être sclérosé.

2 Le début des années 1970 a été l’occasion pour les historiens de l’art américains et français de redécouvrir ces artistes que l’on qualifie de « pompiers », sans pour autant que ne soit remise en question la division binaire qui définirait l’école française de la fin du XIXe siècle. De récentes études ont néanmoins permis de revenir sur l’idée selon laquelle seuls les artistes issus du moule institutionnel officiel obtiendraient le soutien et la protection de l’État. Les artistes participent pour leur carrière à toutes sortes d’expositions, officielles ou non, qu’il s’agisse du Salon de la Société des Artistes français ou de la Société nationale des Beaux-Arts, ou bien encore de cercles artistiques se tenant dans les galeries des marchands d’art parisien. Néanmoins, force est de constater que les peintures à sujet militaire sont davantage présentes au Salon, organe plus officiel qu’officieux en dépit de son abandon par l’État à partir de 1881, et que ces dernières sont surtout en vogue chez les artistes dits « académiques », contrairement aux peintres dits « d’avant-garde ».

3 Ce constat explique sans doute pourquoi, assimilée à la peinture « pompier », l’étude de la peinture militaire n’a été que très rarement abordée par les historiens de l’art au cours des trente dernières années, au profit d’une vision « moderniste » de l’histoire de l’art. Pourtant, il semble opportun de mentionner que les peintres militaires ont parfois subi eux-aussi une certaine forme de censure. Comme le rappelle justement Pierre Vaisse1, un arrêté ministériel décida, pour raisons diplomatiques, de l’exclusion des œuvres représentant les conflits de 1870-1871 à l’Exposition universelle et au Salon de 1878. La mesure concernait alors près d’une quarantaine d’œuvres, principalement réalisées par Édouard Detaille et Alphonse de Neuville.

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4 L’oubli fréquent de la mention d’un tel événement illustre bien le relatif désintérêt dont les peintres de sujets militaires font encore l’objet de nos jours, laissant ainsi de nombreuses zones d’ombre sur l’après-guerre franco-prussienne. Seuls les écrits de François Robichon ont permis de lever le voile sur ce qui ne représente qu’une petite partie des toiles présentées au Salon, notamment grâce à sa thèse2, et à deux ouvrages : L’armée française vue par les peintres, 1870-1914 3et plus récemment, Édouard Detaille : un siècle de gloire militaire 4. Si le premier offrait une brève synthèse des recherches effectuées, le dernier semble révélateur d’une certaine persistance à n’aborder que les très grands noms quand il est question de peinture militaire.

5 La démarche muséale actuelle ne vient d’ailleurs en rien contredire cette tendance. Le musée de l’Armée à Paris a l’indéniable mérite de remettre à l’honneur les panneaux des panoramas de Rezonville et Champigny dans un accrochage qui rend enfin hommage à l’esprit de leur conception. Cependant, on regrette de n’y voir exposées les nombreuses toiles en réserve, plus représentatives de la production picturale de l’époque, condamnant ainsi un peu plus à l’oubli les autres grands noms de la peinture militaire qui, depuis les écrits d’Eugène Montrosier en 1881, n’ont fait l’objet d’aucune étude approfondie.

La question du genre en peinture militaire

6 Le deuxième volume des Artistes modernes 5 de 1881 est consacré aux peintres militaires et aux peintres du nu. Il est intéressant de noter que Montrosier regroupe ces deux genres au lieu de rapprocher le sujet militaire des nobles peintures d’histoire, ou des anecdotiques scènes de genre. L’auteur n’explique que rapidement les raisons d’une telle répartition : « Ils sont les reporters des mille et un épisodes de la campagne, les chroniqueurs de la tuerie plutôt que ses historiens »6. Cette définition quelque peu sommaire nous permet de nous interroger sur ce que comprend véritablement, autour des années 1880, le terme de peinture militaire. Cette dernière participe-t-elle davantage, du point de vue iconographique comme de celui de sa réception critique, de l’histoire ou de l’anecdote ? Quel est l’impact de la dimension patriotique et de la noblesse du sentiment national au lendemain de Sedan ? Dans quelle mesure de telles toiles sont-elles représentatives de cette France de la Troisième République, et quel écho ont-elles auprès des Français ? Il ne s’agit en aucun cas ici de remettre en question la typologie établie par François Robichon en 1997, mais de considérer les œuvres dans le cadre d’une histoire artistique du social et d’une histoire sociale de l’art, en les confrontant à leur réception critique, à leur perception et aux raisons de leur acceptation ou de leur rejet par leurs contemporains.

7 Parmi les noms qui figurent chez Montrosier, on retrouve ceux de Detaille et De Neuville, mais aussi ceux de Berne-Bellecour, Dupray, Sergent ou Protais qui, s’ils sont connus des spécialistes, sont désormais tombés dans l’oubli le plus total. Pourtant, l’armée française a été après 1870 l’objet de toutes les attentions de la nation. Comme le rappelle Philippe Masson dans son introduction à l’Histoire de l’armée française de 1914 à nos jours 7, de nombreux crédits ont été alloués à l’institution, permettant une profonde rénovation de l’armement. Les lois de 18728, sur le recrutement et la durée du service actif, de 18739 sur l’organisation de l’armée, et de 187510 sur les cadres, sont autant de mesures qui modifient le visage de la France, militaire et civile, et constituent autant de

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sujets pour une nouvelle génération d’artistes qui, à la différence de ses prédécesseurs, a connu la guerre.

8 Les premières années qui suivent la guerre franco-prussienne sont marquées par le désir de revanche. Les différentes toiles présentées au Salon en sont l’illustration, trouvant ainsi un écho favorable auprès de l’opinion française et des pouvoirs publics, qui soutiennent les peintres militaires par des achats effectués par l’État. Dans les albums des œuvres acquises conservés aux Archives Nationales figurent de nombreuses peintures à sujet militaire. L’année 1872 voit l’ouverture du premier Salon des artistes vivants depuis la fin de la guerre. En plus du désormais fameux Bivouac devant le Bourget (1870) 11 de De Neuville, le ministère des Beaux-Arts se porte acquéreur cette année-là de plusieurs autres toiles illustrant tout aussi explicitement la rigueur des combats collectifs ou les drames humains, isolés, causés par le conflit. Dernière tentative de l’armée française, le 19 janvier 1871, de mettre fin au siège de Paris, La défense de Saint Quentin 12d’Armand Dumaresq, acheté 3 000 frs par l’État13, ou Les cuirassiers de 1870 14 de Quesnay, loin de témoigner d’une volonté d’oublier les conflits qui ont secoué la France, sont de véritables peintures de bataille dans lesquelles les affrontements se situent au premier plan, au plus près du spectateur pour un impact encore plus grand. L’oublié 15 (fig. 1) de Betsellère, par son titre, par sa mise en œuvre plastique qui concentre toutes les attentions sur une figure isolée dans l’immensité neigeuse, donne une dimension plus dramatique, parce que plus touchante et plus humaine, de l’horreur de la guerre et des sacrifices consentis. L’œuvre aura d’ailleurs un certain succès auprès de ses contemporains, au point d’influencer Monge, qui peint en 1884 Le clairon de turcos blessé 16. Les sujets de bataille se poursuivent après 1872, toutefois le récit explicite des combats laisse place au compte-rendu du quotidien des troupes en temps de paix, à laquelle le pays voue un véritable culte.

9 L’admiration du peuple français pour sa nouvelle armée, repensée et remaniée, mieux équipée, est manifeste dans plusieurs toiles, et de diverses façons. Le Retour du drapeau, 14 juillet 1880 17 est avant tout une scène de liesse populaire dans laquelle l’armée française est étroitement liée au sentiment d’allégresse nationale. Le Défilé du 54e régiment d’infanterie de ligne sur les boulevards de Paris, devant les portes Saint-Denis et Saint- Martin 18 de Detaille témoigne de l’intérêt des citoyens pour ces troupes réorganisées et pleines de prestance. Si de telles œuvres illustrent l’enthousiasme du peuple, dont l’opinion influe sur les choix iconographiques, la production picturale a elle aussi une incidence sur l’histoire sociale de cette fin de siècle. En effet, les toiles illustrant le dévouement et le sacrifice participent activement à la construction d’un imaginaire héroïque. Georges Bertrand avec Patrie 19,acheté par l’État au Salon de 1881, et Paul Boutigny avec Un brave 20 (fig. 2), exposé au Salon de 1889, soulignent la noblesse et le courage respectivement militaire et civil, touchant ainsi l’ensemble de la population. Bertrand concentre ses efforts sur le soldat mourant serrant sur son cœur la hampe de son drapeau national. L’artiste exclut tout élément anecdotique pouvant distraire le spectateur ou le renseigner sur le lieu et la nature du combat qui vient de se dérouler. Dans une grande diagonale créée par le renversement du corps et l’encolure de la monture, les compagnons du soldat blessé le guident et l’entourent, leurs casques métalliques soulignant par contraste le seul homme tête nue, plaçant ainsi le sacrifice humain au cœur de la toile et du sujet. Boutigny quant à lui offre au public parisien une vision plus anecdotique, plus anonyme, mais tout aussi dramatique dans la représentation d’un brave isolé au milieu de la rue, seul face à l’ennemi que l’on devine au loin. L’absence de précisions chronologiques ou géographiques, le fait que le

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personnage principal soit de dos, et par conséquent non-identifiable, confèrent à la toile une dimension plus universelle. Le spectateur est alors libre de s’approprier la scène comme il le souhaite, contribuant ainsi à entretenir le souvenir des sacrifices consentis par tous pendant la guerre.

Du champ de bataille à la caserne

10 Au-delà d’une vaste couverture médiatique, ce sont les nombreuses réformes qui rendent l’implantation de l’armée dans le quotidien populaire de plus en plus palpable. En plus de la loi Cissey de 187221, la durée des obligations militaires est fixée à 20 ans en 1872, puis 25 ans en 188922. Le nombre de Français ayant passé un temps sous les drapeaux augmente donc sensiblement, au point qu’au-delà de l’esprit de revanche qui anime la France, les détails de la vie militaire concernent désormais une large partie de la population qui découvre directement ou indirectement les corvées et exercices qui font les sujets des toiles de nos artistes.

11 Si la France admire son armée, elle n’en oublie pas pour autant les drames familiaux liés à l’obligation de service, comme l’illustre Le mobilisé de 1870 23de Perrault,auquel chacun peut s’identifier, dans une vision misérabiliste des lourdes pertes humaines qui touchèrent largement la population. Les modifications de la conscription et du service militaire influent sur la création picturale en inspirant à Dagnan-Bouveret une toile comme Les conscrits 24,exposée au Salon de 1891. L’artiste est plus connu pour ses représentations de la vie rurale que pour celles de la caserne et l’œuvre reçoit un accueil mitigé. Si certains critiques y voient le chef-d’œuvre de l’artiste25, d’autres trouvent les jeunes hommes peu enthousiastes, et hagards. Loin de laisser pressentir les fiers soldats qu’ils pourraient devenir, ce sont de jeunes paysans arrachés à leur terre et à leur village qui vont découvrir les contraintes de la vie de caserne. En dépit de cette réception critique relativement tiède, la toile est à nouveau exposée, à l’occasion de l’exposition décennale des Beaux-Arts de 1900, sur décision des pouvoirs publics. Le choix de cette décision est peut-être à mettre sur le compte des vocations que l’État espère susciter, alors même que la popularité de l’armée semble chuter, en faisant de la toile de Dagnan-Bouveret une des illustrations de l’engagement civique et national.

12 Cette vie de caserne que ces conscrits s’apprêtent à découvrir représente, avec les exercices et les manœuvres, la majeure partie des sujets de peinture militaire. Parmi les exemples choisis, les corvées ou l’ordinaire semblent être des thèmes de prédilection. Au lavoir, corvée du samedi 26 (fig. 3), La soupe de l’escouade 27 et La soupe des hommes de service 28 ou bien encore Retour de permissions 29constituent quelques exemples choisis. La Halte pause café 30, achetée par l’État à Petit-Gérard est jugée si emblématique qu’elle est représentée trois ans plus tard à l’exposition décennale de 1900. Si la vie militaire est ingrate, elle n’en intéresse pas moins le public, qui admire régulièrement au Salon les représentations empreintes d’humanité du quotidien de soldats anonymes.

Manœuvres et exercices

13 Les conscrits viennent grossir les rangs de l’armée active, qui constitue l’essentiel des forces françaises. À la suite des enseignements tirés des erreurs et des défaites de 1870, le commandement concentre ses efforts sur la science, la méthode et l’enseignement. Le développement et la pratique de nombreux exercices et manœuvres d’entraînement

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sont alors massivement représentés dans la peinture contemporaine. Le coup de canon 31 de Berne-Bellecour est probablement l’exemple le plus fameux, dont Zola dira qu’il fonde la réputation de l’artiste, tant la sincérité de l’œuvre frappe ceux qui l’admirent. Dans un décor simple, on aperçoit des servants se tenant autour d’une pièce de rempart ; des officiers regardent si le projectile a porté, le tout sous un ciel de neige gris et froid. La vérité dans le rendu des attitudes, la finesse de l’observation de l’artiste récemment démobilisé, et l’émotion qui se dégagent de la scène font son succès, tout comme En batterie 32, ou La critique, grandes manœuvres 33. Petit-Gérard avec L’attaque 34 (fig. 4), Loustaunau avec Nos Alpins 35ou Bloch avec En manœuvre 36 s’inscrivent dans la même veine.

14 Le tournant du siècle voit en revanche la montée d’un certain antimilitarisme. L’opinion tend à désapprouver les expéditions coloniales, trop coûteuses. L’affaire Dreyfus, la séparation de l’Église et de l’État ont grandement déstabilisé l’institution. L’Internationale ouvrière brandit la menace d’une grève générale pour s’opposer à toute mobilisation ou guerre à l’intérêt des travailleurs. En 1907, le 17e régiment d’Infanterie de Béziers est chargé de réprimer les émeutes des viticulteurs languedociens qui manifestent contre le gouvernement. Plutôt que d’appliquer les consignes, les soldats préfèrent mettre crosse en l’air et fraterniser avec les émeutiers. Cet évènement37, révélateur d’un certain malaise, semble être le sujet de la toile de Petit-Gérard présenté au Salon de la Société des Artistes français la même année : Pendant la grève 38 (fig. 5).

15 Les choix des pouvoirs publics dans les œuvres exposées à l’Exposition universelle de 1900 sont peut-être alors à considérer comme une tentative de redorer le blason de l’armée, en rappelant la notion de sacrifice et en mettant l’accent sur le quotidien des soldats. Parmi elles, les Manœuvres d’artillerie 39 de Berne-Bellecour, ou Frères d’armes 40de Grolleron. Les œuvres choisies par les organisateurs pour la salle consacrée à Detaille ne reflètent qu’une partie de l’œuvre du peintre militaire. Au contraire, les œuvres de l’artiste font soit référence à l’époque napoléonienne, avec La sortie de la garnison d’Huningue le 20 août 1815 41, soit à des sujets plus anecdotiques, comme celui des pompiers, avec Victimes du devoir 42.

16 Le salon de 1900 confirme ce passage définitif de peinture de batailles à une peinture de troupe, plus humaine et moins désincarnée, donc plus familière pour le peuple français. Tiens ! c’est la garde ! 43 (fig. 6) de Jules Delaunay (1845-1906) est à ce titre très représentative. Dans cette cavalerie qui défile, l’auteur « a su extraire de sa narration tous les détails inutiles. Aussi l’impression qu’il a ressentie s’impose-t-elle à nous »44. On y voit toute l’admiration du peuple français pour cette armée bien organisée, si rutilante et si fière, admiration que l’on retrouve également dans C’est la garde qui passe – Paris 45 de Basile Lemeunier (1852-?). Marius Roy quant à lui, avec L’homme de chambre, la soupe 46 (fig. 7), représente la figure emblématique de l’excellent peintre militaire qui se démarque principalement par « ses physionomies de soldat [qui] ont toujours du caractère. C’est un des rares peintres militaires qui étudient sérieusement et passionnément les types, du reste si variés et si intéressants, de notre armée »47, en faisant de la représentation du quotidien d’un soldat de véritables scènes de genre militaire.

17 Il est indéniable que la multiplicité des sujets abordés, historiques ou anecdotiques, l’introduction de la banalité du quotidien, éloignent la peinture militaire de la peinture de batailles, et donc, de la peinture d’histoire. Le glissement vers une représentation

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plus humanisée participe d’une certaine perméabilité des frontières entre les genres, nous contraignant ainsi à reconsidérer avec attention la distinction entre peinture historique et peinture de genre, à la lumière du sujet militaire. Les quarante premières années de la Troisième République semblent donc marquer la fin de la peinture de batailles. Le terme de peinture militaire qui lui est substitué dans la critique témoigne précisément du passage d’une peinture de conflits à celle de la vie militaire d’une armée sans combats, évoluant dans une France tiraillée entre sa soif de revanche et son désir de paix. Si ce paradoxe constitue une source à laquelle les artistes vont puiser, en retour le public français trouve dans la production picturale de l’époque de quoi alimenter son élan patriotique.

ANNEXES

Fig 1. Emile Betsellère, L’oublié, 1872, huile sur toile, 123 x 200cm, Bayonne, Musée Bonnat.

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Fig 2. Paul Boutigny, Un brave, v. 1889, huile sur toile, 170 x 250cm, Saint-Mandé, Hôpital militaire Bégin ; photogravure de l’œuvre tirée du catalogue officiel illustré de l’Exposition décennale des Beaux- Arts de 1900, coll. part.

Fig 3. Jules Monge, Au lavoir, corvée du samedi, dessin tiré du catalogue illustré du Salon de 1893, coll. part. Loc. inconnue.

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Fig 4. Pierre Petit-Gérard, L’attaque, photographie tirée du catalogue officiel illustré du Salon de la Société des artistes français de 1900, coll. part. Loc. inconnue.

Fig 5. Pierre Petit-Gérard, Pendant la grève, photographie tirée du catalogue officiel illustré du Salon de la Société des artistes français de 1907, coll. part. Loc. inconnue.

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Fig 6. Jules Delaunay, Tiens ! C’est la garde !, photographie tirée du catalogue officiel illustré du Salon de la Société des artistes français de 1900, coll. part. Loc. inconnue.

Fig 7. Marius Roy, L’homme de chambre, la soupe, photographie tirée du catalogue officiel illustré du Salon de la Société des artistes français de 1900, coll. part. Loc. inconnue.

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NOTES

1. . Pierre Vaisse, La Troisième République et les peintres, Paris, Flammarion, 1995. 2. . François Robichon, La peinture militaire française de 1871 à 1914, Thèse en histoire de l’art sous la direction de Bruno Foucart, Université de Paris-Sorbonne, 1997. 3. . François Robichon, L’armée française vue par les peintres, 1870-1914, Paris, Herscher - Ministère de la Défense, 1998. 4. . François Robichon, Édouard Detaille : un siècle de gloire militaire, Paris, B. Giovanageli - Ministère de la Défense, 2007. 5. . Eugène Montrosier, Les artistes modernes, Paris, Launette, 1881-1882. 6. . Eugène Montrosier, « La peinture militaire en 1878 », L’Art, t. XIV, vol. 3, 1878, p. 32. 7. . Philippe Masson, Histoire de l’armée française, de 1914 à nos jours, Paris, Perrin, 1999, p. 8-9. 8. . La Loi Cissey du 27 juillet 1872 rétablit le service militaire universel dont la durée est fixée de façon aléatoire, par tirage au sort, et pouvant aller de un à cinq ans. La loi Freycinet du 15 juillet 1889 ramènera la durée du service actif à une durée de un à trois ans en fonction des origines sociales des conscrits. 9. . Loi du 24 juillet 1873. 10. . Loi du 13 mars 1875 relative à la constitution des cadres et des effectifs de l’armée active. 11. . http ://www.photo.rmn.fr/cf/htm/CSearchZ.aspx ? o=&Total=115&FP=27671493&E=2K1KTS2Z9922W&SID=2K1KTS2Z9922W&New=T&Pic=6&SubE=2C6NU0SF9S80. 12. . http ://www.culture.gouv.fr/public/mistral/arcade_fr ? ACTION=RETOUR&USRNAME=nobody&USRPWD=4%24%2534P ; localisation actuelle inconnue. 13. . Ibid. 14. . http ://www.culture.gouv.fr/public/mistral/arcade_fr ? ACTION=RETOUR&USRNAME=nobody&USRPWD=4%24%2534P, localisation actuelle inconnue. 15. . http ://www.photo.rmn.fr/cf/htm/CSearchZ.aspx ? o=&Total=1&FP=27679779&E=2K1KTS2Z9N4EW&SID=2K1KTS2Z9N4EW&New=T&Pic=1&SubE=2C6NU0XKTSXR. 16. . http ://www.photo.rmn.fr/cf/htm/CSearchZ.aspx ? o=&Total=1&FP=27675674&E=2K1KTS2Z9Z62K&SID=2K1KTS2Z9Z62K&New=T&Pic=1&SubE=2C6NU0PQYSQ4. 17. . http ://www.culture.gouv.fr/public/mistral/arcade_fr ? ACTION=RETOUR&USRNAME=nobody&USRPWD=4%24%2534P ; œuvre médaillée ; localisation actuelle inconnue. 18. . 1875, localisation actuelle inconnue. 19. . http ://www.culture.gouv.fr/public/mistral/arcade_fr ? ACTION=RETOUR&USRNAME=nobody&USRPWD=4%24%2534P ; localisation actuelle inconnue. 20. . http ://www.archive.org/stream/catalogueillustr1889soci#page/326/mode/2up/search/ boutigny ; Saint-Mandé, hôpital militaire de Bégin. 21. . Se reporter à la note 8. 22. . Loi du 15 juillet 1889. 23. . http ://www.culture.gouv.fr/public/mistral/arcade_fr ? ACTION=RETOUR&USRNAME=nobody&USRPWD=4%24%2534P ; A.N. F21 0245 : acheté 4 000 fr au Salon de 1872 ; localisation actuelle inconnue. 24. . 1889, Paris, Chambre des Députés. 25. . Anonyme, « Nos gravures », Le Progrès illustré, n° 28, 28 juin 1891, p. 8. 26. . http ://www.archive.org/stream/catalogueillustr1893soci#page/196/mode/2up ; localisation actuelle inconnue 27. . http ://www.archive.org/stream/catalogueillustr1893soci#page/196/mode/2up, localisation actuelle inconnue. 28. . http ://www.archive.org/stream/catalogueillustr1894soci#page/n1/mode/2up, localisation actuelle inconnue.

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29. . Ibid. 30. . Salon de 1897, localisation actuelle inconnue. 31. . http ://www.photo.rmn.fr/cf/htm/CSearchZ.aspx ? o=&Total=1&FP=27674073&E=2K1KTS2Z99VV1&SID=2K1KTS2Z99VV1&New=T&Pic=1&SubE=2C6NU0BSU8TC 32. . http ://www.culture.gouv.fr/documentation/arcade/pres.htm ; Achat de l’État au Salon de 1881, localisation actuelle inconnue. 33. . http ://www.archive.org/stream/catalogueillustr1892soci#page/n5/mode/2up, localisation actuelle inconnue. 34. . http ://www.archive.org/stream/catalogueillustr1900soci#page/n3/mode/2up ; localisation actuelle inconnue. 35. . http ://www.photo.rmn.fr/cf/htm/CSearchZ.aspx ? o=&Total=2&FP=27675157&E=2K1KTS2Z9ZS82&SID=2K1KTS2Z9ZS82&New=T&Pic=2&SubE=2C6NU0BLWCBA. 36. . 1908. 37. . Les mutins seront affectés au 17 e régiment de Gafsa en Tunisie, réservé aux compagnies disciplinaires. 38. . http ://www.photo.rmn.fr/cf/htm/CSearchZ.aspx ? o=&Total=139&FP=27710347&E=2K1KTS2Z9KU5I&SID=2K1KTS2Z9KU5I&New=T&Pic=17&SubE=2C6NU0SZN5KJ. 39. . Exposition décennale des Beaux-Arts de 1900, localisation actuelle inconnue. 40. . Ibid. 41. . http ://www.photo.rmn.fr/cf/htm/CSearchZ.aspx ? o=&Total=2&FP=27675190&E=2K1KTS2Z9Z8C7&SID=2K1KTS2Z9Z8C7&New=T&Pic=1&SubE=2C6NU0HG5P36. 42. . v. 1895, Exposition décennale des Beaux-Arts de 1900, localisation actuelle inconnue. 43. . http ://www.archive.org/stream/catalogueillustr1900soci#page/n3/mode/2up ; localisation actuelle inconnue. 44. . Anonyme, « Illustrations », L’Art français, n° 643, 14 juillet 1900, p. 2-3. 45. . http ://www.archive.org/stream/catalogueillustr1900soci#page/n3/mode/2up, localisation actuelle inconnue. 46. . Ibid. 47. . Anonyme, « Illustrations », L’Art français, 27 octobre 1900, p. 2-4.

RÉSUMÉS

Cet article présente la peinture militaire en France après 1870 sous un angle nouveau. Loin de la peinture de batailles ou de propagande, il s’agit de mettre en lumière le renouveau du genre, fortement présent dans les salons de la Société des Artistes français, et qui se caractérise par le recours à une peinture moins historique, plus anecdotique et plus humaniste. Dans une France en temps de paix, la production picturale des premières années de la Troisième République décrit le quotidien de soldats anonymes (exercices, manœuvres, casernement…), témoignant à la fois des profondes transformations structurelles que l’armée subit au lendemain de Sedan, mais également de l’évolution des mentalités, évolution que la production picturale illustre et influence à la fois.

This contribution presents military paintings in France after 1870 under a new light. Far from battle scenes or propaganda pictures, the issue was to analyse the renewal of this genre, very present in the “salon” of the “Société des Artistes français”. It was characterised by a style of

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painting less historical, more anecdotal and humanist. As France entered an extended period of peace, the pictorial production in the first years of the Third Republic described the everyday life of anonymous soldiers (trainings, drills, barracks…), thus displaying the deep structural changes that French army was undergoing after the defeat of Sedan. It paralleled evolutions in mentalities, which were both illustrated and influenced by paintings.

INDEX

Keywords : everyday life, painting, Salons, soldiers, Third Republic, troops Mots-clés : militaires, peinture, quotidien, Salons, Troisième République, troupes

AUTEUR

ÉMILIE MARTIN-NEUTE Docteur en histoire de l’art contemporain (Université Paris IV), Emilie Martin-Neute a soutenu sa thèse sur L’année 1900. La peinture contemporaine au travers des expositions parisiennes en 2009. Après avoir été ATER à Paris IV, elle poursuit ses charges d’enseignement universitaire tout comme ses recherches sur les artistes « pompiers » de la Troisième République, et les expositions nationales, internationales et universelles de Beaux-Arts.

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Dossier : Guerres et guerriers dans l'iconographie et les arts plastiques XVe - XXe siècles

Nouveaux supports : guerre et propagande au XXe siècle, des guerres sans guerriers

NOTE DE L’ÉDITEUR

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El Guerrero del Antifaz: un héros de son temps ?

Pierre-Paul Gregorio

1 En octobre 1944, faisait irruption en Espagne El Guerrero del Antifaz, du jeune – dix-neuf ans – Manuel Gago. Inspirée de Los cien caballeros de Isabel la Católica,de Rafael Pérez y Pérez (1934), la BD narrait les aventures d’un noble tout aussi jeune, D. Adolfo de Moncada, au temps des Rois Catholiques. Bimensuel puis très vite hebdomadaire, El Guerrero del Antifaz – 16 puis 10 pages en noir et blanc – conquit d’emblée les enfants de l’après-guerre, puis leurs propres enfants. Son tirage passa de 15 000 à 600 000 exemplaires. Toutefois, son osmose avec les générations imprégnées de la mythologie franquiste vira au désamour avec le « miracle espagnol » des années 1960. À la fin de sa première période, en 1966, la collection comportait 668 numéros. En janvier 1979, El Guerrero revint, en couleurs cette fois. Jusqu’au décès de Gago, en décembre 1980, 110 épisodes complétèrent la collection. L’évolution des valeurs fondatrices de cet univers fictionnel, d’une exceptionnelle longévité, permet d’appréhender, comme à travers un prisme, la propre transformation de la société espagnole face au double processus de sclérose politico-idéologique croissante et de modernité socioculturelle naissante.

La première chevauchée

2 Le premier numéro, « sorte de vaudeville d’opérette initial »1, montrait Ana María, « héroïne classique, pure, pieuse, fragile, soumise, conventionnelle, et d’une indicible beauté »2, écoutant le comte de Roca, père de Don Adolfo, lui narrer sa tragédie personnelle : deux mois après ses noces, le ténébreux Ali Kan lui avait enlevé son épouse. Déjà enceinte, elle laissa son ravisseur croire qu’il était le père de son enfant3. Tel Moïse, le futur Guerrier grandit sans soupçonner ses origines et, à dix-huit ans, il guerroya triomphalement contre les chrétiens jusqu’à ce que deux ans plus tard sa mère, meurtrie, lui dévoilât la vérité, pour son malheur. En effet, surprenant la confession, ce fut un Ali Kan fou de rage qui la poignarda sous les yeux du Héros. Mélodramatique catalyseur, ce meurtre engendra la métamorphose du jeune homme.

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Terrassant le Sarrasin, il le laissa pour mort et partit rejoindre son vrai père4. Mais aveugle face au miracle, ce dernier le rejeta. D. Adolfo s’exila alors en quête du rachat par les armes, s’estimant responsable du déshonneur paternel. D’où le masque : il gagnerait anonymement l’estime paternelle et le droit d’épouser Ana María dont il était tombé amoureux. Les éléments-clés de l’idéologie dominante du régime perçaient ainsi sous ce scénario, d’un banal classicisme dans les novelas rosas. Gago, fils de militaire républicain captif, l’agrémenta toutefois de quelques contre-pieds qui échappèrent aux censeurs.

De l’autarcie au Plan de développement (1944-1959)

Un excellent héros, idéologiquement adapté

3 Dans un contexte international hostile, le régime ne reniait rien, en interne, de son sempiternel discours. Évanescente promesse de sa rhétorique alambiquée, l’Empire nourrissait toujours la propagande. On exaltait cependant moins la Conquête que la Découverte qui resterait le symbole « de notre sens de la mission, autrement dit, de notre projection dans l’universel »5. En somme, en 1944 comme en 1492, les Espagnols devraient tirer leur fierté de cet Instant originel, annonciateur de « l’Œuvre » civilisatrice. Aussi El Guerrero était-il adapté aux exigences socioculturelles du moment. Ses aventures se déroulaient dans un pays à l’aube de sa splendeur. Il incarnait, de plus, le Héros solitaire et incompris, victime d’un passé tragique. Mais fort de son bon droit et insensible au désespoir. En somme, un parfait alter-ego symbolique de cette Espagne Una, Grande, Libre.

4 À travers le mythe de l’enfant volé, El Guerrero renouvelait l’antienne de la noblesse d’une patrie qui, par ignorance, avait trahi sa nature jusqu’à provoquer sa propre tragédie. Mais bon sang ne saurait mentir. Comme pour l’âme nationale, de la Révélation était née la purification. Cependant, cette dernière exigeait le rachat par l’épreuve stoïquement acceptée. Le Héros devenait alors un exemple pour tous les Espagnols. Surtout, pour ceux qui en avaient perdu la qualité.

5 En acceptant le rejet de sa communauté, sans révolte ni jérémiade, El Guerrero œuvrait à sa réintégration future. Il se régénérerait en découvrant son Graal particulier : la conscience des torts enfin réparés. Transposée aux années 1940, cette mission romanesque évoquait le discours officiel sur les rouges et leur « rédemption par le travail » imposée. La BD apparaissait alors comme une leçon de morale politique.

6 La foi et la loyauté étaient exaltées dans une existence devenue une ordalie permanente. Ce dévouement, élevé à la catégorie de valeur sociale suprême, était en phase avec le discours officiel et ses appels au sacrifice, véritable lettre de noblesse d’une jeunesse née pour sauver l’Humanité. Comme le Guerrier, dont l’aura bienfaitrice finirait même par mener Ali Kan au christianisme. Ce manichéisme véhiculait cependant un message plus politique : tout comme le Guerrier, l’Espagne finirait par gagner à sa cause ses détracteurs. La publication pouvait jouer un vrai rôle dans l’ancrage de la vérité nationale auprès des enfants6. Elle devenait un outil potentiel d’endoctrinement par l’engouement suscité. On y retrouvait des repères visuels à connotation idéologique qui, finalement, gommaient les frontières entre la fiction et la réalité. Ainsi, sur les couvertures de certains manuels d’histoire surgissait le frère jumeau, le masque en moins, de leur héros préféré7. Lequel, à son tour, rappelait, même

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inconsciemment, le Caudillo, souvent peint et dépeint en preux chevalier. Certes, il n’existait aucune assimilation au premier degré. Les pectoraux saillants de Don Adolfo l’interdisaient… Subtilement, El Guerrero del Antifaz s’inscrivait spontanément dans l’imaginaire des enfants des années 1940 et 1950. L’identification avec Franco pouvait donc s’opérer en arrière-plan car les péripéties racontées distillaient, mieux que les cours de Formación del Espíritu Nacional, un discours de propagande immédiatement assimilable. Avec, cependant, des aspects parfois moins idéologiquement corrects.

Un héros pudiquement contestataire

7 Ainsi l’érotisme, même fortement édulcoré, n’était pas absent. Prisonnier d’Ali Kan, le Guerrier était libéré par Zoraida, favorite du tyran mais amoureuse du chrétien8. Au cours du tête-à-tête final, D. Adolfo, casqué et masqué, ne portait qu’un chaste pagne autour de la taille. Ses muscles surpuissants étaient mis en valeur par sa position : cloué au mur, bras en croix et fers aux poignets. Peut-être la censure n’y vit qu’une pieuse évocation religieuse… Face à lui, la femme arabe – l’étrangère – laissait deviner ses formes voluptueuses par la transparence supposée de ses voiles moulants. De quoi faire fantasmer jeunes et moins jeunes. En outre, prudemment, El Guerrero bousculait aussi les rapports sociaux.

8 Par ailleurs, tout en admettant une hiérarchie sociale, la BD dénonçait sotto voce la mainmise sur la conduite des affaires nationales d’une élite autoproclamée. Les roturiers, affirmait le Héros, ne pouvaient être jugés inaptes à cette mission en raison de leur condition. Certes, il se battait pour retrouver sa place au sein de la caste des puissants. Mais, même superficiellement, ce vague démocratisme écornait la morale imposée. Tout comme les archétypes des rapports entre les sexes.

9 La liberté de ton et d’action de certains personnages féminins – habiles escrimeuses ou meneuses d’hommes – resta un signe distinctif de la BD. Ils représentaient le rejet d’un univers standardisé. L’aspect elliptiquement subversif provenait du refus de les stigmatiser. Comme D. Adolfo, ces femmes bâtissaient, seules, leur destin individuel. Sans sacrifier leur féminité. Elles gagnaient ainsi leur propre place : différente et non inférieure. Néanmoins, le Héros ne succombait jamais à leur charme exceptionnel : il était épris de la compagne par excellence, seule capable d’assurer un avenir en commun. Avec, toutefois, une sourde insatisfaction. Leur union, « comme on épouserait un idéal »9, témoignerait de la pureté d’un amour qui, cependant, ne pourrait que très imparfaitement s’imposer : Ana María devrait en permanence inconsciemment rivaliser avec le torrent de vie d’une liberté féminine assumée.

10 L’œuvre offrait ainsi une double lecture : l’orthodoxie idéologique n’excluait pas la normalisation de comportements subrepticement iconoclastes. Tout en agissant, même involontairement, en alibi de la doxa franquiste, elle favorisait la projection du lecteur dans un univers, à la fois autre et familier, ouvrant des perspectives interdites par son quotidien. La génération de l’après-guerre a été parfois qualifiée de « génération du Guerrero del Antifaz » non sans raison.

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Les dernières aventures (1960-1966)

Une concurrence accrue

11 Avec la fin des années 1950, à la remorque de l’évolution de la société espagnole, la BD s’achemina vers une disparition en quelque sorte programmée dans ses gènes. Une déchéance, en fait, au-delà du simple aléa éditorial. En 1956, naissait El Capitán Trueno, grand rival du Guerrero, empiétant très vite sur son lectorat habituel par le renouveau qu’il apportait10. Mais il ne fut pas le seul : deux ans plus tard, apparaissait Jabato. Puis débarqua en Espagne, en 1965, le Lieutenant Blueberry,au succès immédiat. Le temps était désormais aux antihéros. Toujours au-dessus du commun des mortels, mais plus proches également d’eux par certains aspects, à commencer par l’humour : l’Espagne des années 1960 voulait oublier celle de l’autarcie.

L’Espagne acceptée

12 Après les remous sociopolitiques de 1956, le franquisme savoura la période de développement qui s’ensuivit. La visite d’Eisenhower, le tourisme, l’émigration contrainte et les particularités du code national du travail œuvrèrent au « miracle espagnol ». Les bouleversements induits, revendiqués par le régime comme une preuve de sa clairvoyance, condamnaient la continuité proposée par El Guerrero del Antifaz. Ses ennemis restaient quasiment les mêmes alors que El Capitán Trueno affrontait des Vikings, des Chinois… À l’heure de la généralisation de la télévision, cet élargissement du champ d’action fictionnel sollicitait l’imagination du jeune lecteur plus que ne le faisait le Guerrier, limité au pourtour méditerranéen11. Par ailleurs, sa personnalité restait figée, fidèle au même code éthique. Que partageait également El Capitán Trueno. Mais sans la résignation héroïque de D. Adolfo, si souvent éloigné d’Ana María et d’Adolfito, son fils. Trueno, par contre, ne subissait pas son destin ; il l’affrontait comme il venait. La raison de cette opposition résidait sans doute dans l’absence de toute relation sentimentale, dûment institutionnalisée, du Capitán…

13 De plus, les temps étaient apparemment moins à l’artifice. Le Guerrier, sous son masque emblématique, se retrouvait bien seul face à des rivaux qui s’imposaient à visage découvert, revendiquant leur identité plutôt que de la cacher. Sans secret à expier, ils étaient manifestement plus en adéquation que leur prédécesseur avec l’Espagne des années 1960, admise depuis décembre 1955 à l’ONU, et apte dès lors à affronter à visage découvert le monde entier. Et, comme un symbole de cette modernité affirmée, même l’apparence physique avait changé : les cheveux longs faisaient fureur et la carrure des nouveaux venus évoquait l’athlète plus que le surhomme. De même, l’entourage prenait une importance particulière.

14 Dans El Guerrero del Antifaz, hormis le Héros, tous les personnages étaient secondaires. À l’inverse, le Capitán Trueno ne pouvait être dissocié de ses inséparables Goliath et Crispín. Dans l’œuvre de Gago, même les ennemis devenaient surannés. Leur évolution était tout aussi inadaptée aux nouveaux comportements exigés par le développement économique. Certes, ils pouvaient finalement gagner l’estime du Héros : le cas d’Ali Kan, précédemment évoqué, est exemplaire. Mais à la condition expresse de renier leur identité première. Dans El Guerrero, le lien entre fausse croyance et malignité intrinsèque obéissait aux règles de la propagande du franquisme initial. Dans El Capitán

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Trueno, le même renversement animosité / amitié s’opérait, mais sans exiger un quelconque renoncement. Les ennemis étaient gagnés par la droiture du héros et non par la foi qu’il incarnait. Il ne triomphait pas en symbole manichéen, mais en paradigme d’une autre voie possible dans l’appréhension du monde et des relations avec autrui. Politiquement, « les technocrates [de l’Opus Dei] voulaient d’autres héros pour l’Espagne, avec lesquels le guerrier ne pouvait coexister; il fut vaincu »12. En somme, selon le slogan officiel de 1963 pour visiteurs estivaux, l’Espagne était différente. Donc attirante… C’est sans doute aussi pourquoi l’austérité et la gravité propres au Guerrier disparaissaient avec le Capitaine. Le rire aux éclats remplaçait le refoulement de tout débordement de vie de ce héros national « qui a perdu le sens de la fête, du rire, de la jouissance, du bonheur »13. Dès lors, El Guerrero del Antifaz devenait un véritable has been. Cette évidence s’appliquait également aux personnages féminins.

15 Quasiment inchangés pendant cette première époque du Guerrero, ils ne différaient cependant guère de ceux du Capitán. Lui aussi, d’ailleurs, amoureux fidèle. Or, de cette similitude naissait paradoxalement la différence. L’élue de son cœur, Sigrid, était scandinave. Reine de Thule, elle s’émancipait ainsi de la tutelle du Capitán. De plus, aucun sacrement ne venait sanctifier cet amour. Dans une Espagne vouée au tourisme, un héros fiancé – et non marié… – à une « Suédoise » possédait un net avantage dans l’intérêt du jeune lectorat.

16 Un dernier élément, anecdotique à première vue, joua sans doute également dans la déchéance du Guerrier. El Capitán Trueno ne bouda pas les anachronismes. De toute évidence, il s’agissait d’un clin d’œil au lecteur : les aventures décrites n’étaient que pur divertissement. Il n’y avait plus d’arrière-plan doctrinal. Ni religieux, ni politique. La Guerre civile était un épisode définitivement dépassé. C’était, du moins, ce que prétendaient les célébrations des « vingt-cinq années de paix », en 1964. De toute évidence, El Guerrero était désormais beaucoup trop connoté « après-guerre ». Alors que le régime réclamait des héros porteurs de valeurs, certes nationales, mais au parfum plus cosmopolite, la BD de Gago resta ancrée dans une vision simpliste du monde en décalage avec deux réalités sociales : celle que le pouvoir souhaitait façonner et celle qui commençait vraiment à émerger. Comme un symbole, les aventures du Guerrero s’achevèrent d’ailleurs sur un énième malheur : il crut son fils mort aux mains de nouveaux barbares. Il n’avait donc plus désormais aucun avenir. Du moins en apparence…

El Guerrero del Antifaz, le retour (1979-1980)

17 L’arrêt de la publication ne signifia cependant pas sa disparition définitive. En 1972 et 1974, deux rééditions connurent un succès réel. Trois ans plus tard, elles’exporta même en France, sous le titre de Masque Noir. Le Guerrier reprit alors son masque avec la Transition en herbe. Pour la circonstance, Gago témoigna d’une volonté de refonder son personnage et ses aventures, en les adaptant à la nouvelle réalité sociopolitique.

18 Les productions japonaises, mêlant mangas et science-fiction, envahissaient le petit écran, notamment grâce à la série Mazinger Z., Gago bâtit le retour de son Guerrier dans cet esprit. Son nouvel ennemi, Máscara de Hierro, prenait les traits « d’un ennemi oriental, un samouraï avec son armure susceptible de rappeler un peu les robots qui ont réussi à capter l’intérêt des gamins espagnols »14. Cependant, sans doute moins à l’aise dans cet univers, Gago revint vite à des adversaires plus classiques. Par contre,

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l’évolution du Héros fut édifiante. Libéré de nombre de stéréotypes, il se rapprocha du lectorat. Plus humain, il souffrait et doutait. Ainsi, il envisagea l’avortement d’Ana María, abusée par un imposteur se faisant passer pour lui…15 Il finit même par céder à la tentation : une infidélité, suggérée certes, mais avec une force qui valait constat16. Il n’était donc plus le modèle invulnérable aux faiblesses humaines.

19 Parallèlement, la violence devint plus crue, plus explicite. En fait, Gago se moulait dans les pratiques désormais courantes dans les salles de cinéma. De même, il sacrifia partiellement au destape et à ses images de femmes dénudées. Dans sa tentative d’offrir une nouvelle image du Guerrero, il créa de nouveaux personnages : deux homosexuels, le moine pervers Cicuta (Ciguë)… Rétrospectivement, Manuel Gago affirma : « Tu sais bien que j’ai voulu faire vivre au personnage les événements, peu ou prou parallèles, qui revenaient dans l’Espagne de tous les jours. Le lancement du nouveau “Guerrier” m’offrait l’opportunité de le faire sans craindre l’aliénante censure d’antan »17.En fait, il retrouva rapidement une ligne plus traditionnelle : le moine était un escroc déguisé et les homosexuels, des malfrats. Cette tension entre le désir d’explorer de nouveaux sentiers et l’incapacité à s’y engager, fut en quelque sorte la marque des cent dix derniers épisodes du Guerrero. Avec le décès de Manuel Gago, le Héros trouva enfin son propre repos.

Les vieux guerriers ne meurent jamais

20 Le déclin du Guerrero del Antifaz se comprend à la lumière de la mémoire, toujours présente mais moins obsédante, de la Guerre Civile dans le discours officiel. Jusqu’à la fin des années 1950, son souvenir façonna l’identité nationale18. Le personnage de Gago connut le succès lorsqu’il incarna à la fois un pur modèle dans l’orthodoxie idéologique et un ersatz crédible d’évasion par son zeste de subversion. Avec la fin de son isolement, le régime continua de tirer sa légitimité de la guerre, mais son rappel stéréotypé glissa vers le marketing idéologique. La BD de Gago, limitée par sa propre rigidité, ne put relever le défi d’une concurrence plus alerte. Puis vint la Transition et le consensus comme moyen d’action politique. La guerre fut refoulée dans le discours dominant et le franquisme, pudiquement évoqué. Après douze années de silence, El Guerrero del Antifaz était cependant beaucoup trop connoté pour survivre dans ce contexte, beaucoup trop figé pour affronter les chevaliers Jedi… En définitive, El Guerrero del Antifaz fut, politiquement et socialement, un guerrier de son temps entre 1944 et la fin des années 1950. Ensuite, le décalage avec son lectorat, sans être abyssal, se creusa progressivement. Pour son retour, désormais politiquement inutile, le personnage resta en quête de public. Alors que El Capitán Trueno, sous différentes plumes, connut une vie certes chaotique mais sur cinquante ans, El Guerrero del Antifaz ne retrouva pas de troisième souffle lorsque le fils de Manuel Gago tenta de reprendre le flambeau.Suprême et ultime marque d’indifférence, contrairement à son éternel rival, il n’a jamais eu les honneurs du grand écran. Un simple timbre, en 1997, fait donc office de témoignage de reconnaissance à une œuvre qui désormais évoque, tout au plus, la nostalgie d’un héros que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître…

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ANNEXES

Fig 1 - El Guerrero del Antifaz, n°1, octobre 1944

Fig 2 - Nuevas aventuras de El Guerrero del Antifaz, Ilusiones rotas, n° 21, mai 1979

Fig 3 - Nuevas aventuras de El Guerrero del Antifaz, Las dos rivales, n° 27, juillet 1979

Fig 4 - Collection Comics. Personajes de Tebeo, 1997

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Fig 5 - Collection Comics. Personajes de Tebeo, 1995

NOTES

1. . Luis Conde Marín, Las nuevas aventuras, Valladolid, Quirón Editores, 1997, vol. 2, p. 9. 2. . Agustín Riera Torres, « Tras la máscara del guerrero. Poesía y tragedia en la saga de El Guerrero del Antifaz, de Manuel Gago », article en ligne www.tebeosfera.com/1/Personaje/ Guerrero/delAntifaz.htm. 3. . La BD induisait donc l’épineuse question de l’inévitable viol. 4. . Bien entendu, tradition des feuilletons oblige, Ali Kan en réchappa, poursuivant de sa haine le Héros. 5. . « Sentido de misión », ABC, Madrid, 12 octobre 1944. 6. . Grâce, par exemple, à la pratique de la location des bandes dessinées pour un sou (« a perra chica »). 7. . Dans Así es España de Serrano de Haro, véritable référence pendant un quart de siècle. 8. . « Frente al peligro », El Guerrero del Antifaz, n° 4. 9. . Agustín Riera Torres, « Tras la máscara del guerrero… », art. cit. 10. . En France, ses aventures parurent sous le titre de Amigo. 11. . Il a très épisodiquement « voyagé » dans le Nord de l’Europe, en Afrique ou aux Caraïbes. Mais pour mieux revenir à son univers de prédilection. 12. . Luis Conde Marín, Las nuevas…, op. cit., vol. 2, p. 13. 13. . Agustín Riera Torres, « Tras la máscara del guerrero… », art. cit. 14. . Luis Conde Marín, Las nuevas…, op. cit. 15. . Une fausse-couche régla l’épineuse question. Certains sujets étaient désormais abordés, mais pas pour autant résolus. 16. . Sur une double vignette, tandis que Li Chin, sa nouvelle compagne d’aventures, se réveillait, nue sous le drap, El Guerrero terminait de s’habiller. 17. . Luis Conde Marín, Las nuevas…, op. cit., p. 52. 18. . Ce qui ne signifiait pas nécessairement, bien entendu, une nécessaire adhésion à l’idéologie dominante.

RÉSUMÉS

Paru en 1944, El Guerrero del Antifaz, de M. Gago, connut un immense succès. Jusqu’en 1966, la BD œuvra, bien entendu, à la mise en conformité idéologique des jeunes esprits dans la droite ligne des préceptes de l’Espagne franquiste. Après douze ans de silence – vaincu par El capitán Trueno,

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son concurrent – El Guerrero retrouva ses lecteurs (1978-1980). Le changement notoire subi par le personnage s’expliquait par l’évolution de la société espagnole elle-même, mettant en lumière le dilemme constant de Gago, partagé entre les contraintes d’une morale prédéfinie et celles de la réalité du marché. Et, de 1944 à 1980, la contradiction entre la morale et la réalité, fut aussi flagrante que signifiante. Pour le Guerrero, mais aussi pourl’Espagne.

El Guerrero del Antifaz, by M. Gago, met an extraordinary success after it was published in 1944. Until 1966, this comic strip obviously contributed to shape youth with ideology, in conformity with the principles of Spain under Franco. After twelve years of silence –due to the success of its competitor, El capitán Trueno– El Guerrero regained its readers (1978-1980). The change in its main character can be explained by the evolutions of Spanish society, and illustrates the permanent dilemma of Gago, who was split between the constraints of a predetermined morality and those of the market reality. From 1944 to 1980, the contradiction between morality and reality was just as striking as meaningful, both for the Guerrero and for Spain.

INDEX

Mots-clés : bande dessinée, franquisme, idéologie, transition Keywords : comics, Franco’s regime, Gago, ideology, transition

AUTEUR

PIERRE-PAUL GREGORIO Il est Professeur des Universités à l’Université de Bourgogne. Ses recherches sont principalement axées sur les questions de propagande, d’idéologie et de culture politique. Le support privilégié, mais non exclusif, reste la presse espagnole et hispano-américaine, de 1898 à nos jours, avec un intérêt plus marqué pour le franquisme et la Transition démocratique en Espagne. Parmi ses dernières publications : « Valores, funciones y estrategias de la prensa del Exilio. El caso de Izquierda Republicana (México, D.F.) », Journal of Iberian and Latin American Research, vol. 17, number 1, Sidney, Routledge, July 2011, p. 41-54 ; « Tératologie et propagande : le cas de Joaquín Arrarás et ses Mémoires intimes de Azaña », Cahiers du CELEC en ligne, n° 1, Saint-Étienne, Décembre 2010, p. 1-16.

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Une guerre sans héros ? La Guerre civile dans la bande dessinée espagnole (1977-2009)

Benoît Mitaine

1 Il devient de plus en plus difficile de parler de la Guerre civile espagnole sans auparavant signaler qu’après la mort du général Franco, en 1975, une autre guerre a pris le relais, centrée sur l’intarissable question de la mémoire historique. Il s’agit d’une guerre d’historiens, de journalistes, d’intellectuels, d’artistes, de juristes, de politiques et de citoyens militants qui se livrent une guerre de chiffres et d’idées avec pour objet central la volonté, pour les uns, de réparer une partie des crimes et des injustices perpétrés par les vainqueurs sur les vaincus et, pour les autres, de réhabiliter la mémoire de Franco et l’œuvre du franquisme.

2 L’engouement du public pour ce sujet est sans cesse relancé par des polémiques, des débats parlementaires et des lois, des commémorations, des expositions, des événements éditoriaux (romans ou essais), des reportages ou des films qui avivent en permanence le souvenir encore vif d’une guerre à présent vieille de 70 ans (1939-2009). D’un point de vue éditorial, le sujet est devenu incontrôlable au point d’avoir échappé depuis des années à toute comptabilité1. Et pourtant, au sein de ce panorama socioculturel fiévreux et chaque jour plus proche, semble-t-il, de la saturation, il existe un secteur éditorial qui est passé à côté de ce formidable filon doré qui a fait le bonheur de tant d’éditeurs. Je veux ici parler de la bande dessinée.

Une guerre contre soi-même

3 Nous sommes ici face à ce qui pourrait ressembler à un paradoxe. D’une part, le secteur de la bande dessinée n’est pas réputé pour sa frilosité devant l’argent facile et les bons coups et l’on pourrait donc déjà se demander pourquoi le filon de la mémoire historique est resté sous-exploité là où d’autres y ont fait leurs choux gras. D’autre part,

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s’il est bien un médium qui a su cultiver la figure du guerrier et du héros au point d’en faire une de ses marques de fabrique, c’est bien la bande dessinée : Après la littérature d’aventures du XIXe siècle […], la bande dessinée appartient aux dispositifs de fiction qui glorifient l’imaginaire multiforme de l’aventure comme récit héroïsé du dépassement de soi dans la quête courageuse du bien. Elle décline une « mystique moderne » liée à la figure romantique et individualiste de l’aventurier en tous ses états, parfois militaire, souvent savant, explorateur, marin, globe-trotter ou sportif, […]2.

4 Bien entendu, et c’est là où se dissout notre apparent paradoxe, toutes les guerres ne se valent pas. Les guerres anciennes ne sont pas les guerres modernes et les guerres nationales (fratricides) ne sont pas les guerres internationales.

5 Remarquons tout d’abord au sujet de la première dichotomie (ancien vs moderne) qu’il existe une dynamique générale au niveau de l’histoire européenne qui tend vers un effacement progressif des figures guerrières de premier plan entre les XVe et XIXe siècles. C’est ce que montrent fort bien Jérôme Delaplanche et Axel Sanson dans Peindre la guerre où l’on comprend, par le texte et l’image, que la figure du guerrier s’estompe au fil des siècles pour finir par disparaître complètement au XIXe siècle avec l’industrialisation de la guerre : le temps de « l’holocauste » (le héros sacrifié) n’est plus et ne reste que « l’hécatombe »3 (la mort à l’échelle industrielle), autre façon de dire que nous sommes passés du guerrier à la guerre. L’extinction progressive du guerrier telle que l’a consignée la peinture au cours des siècles est d’ailleurs confirmée dans les dictionnaires contemporains pour qui le mot guerrier « ne s’emploie qu’en parlant des gens de guerre du passé, des civilisations préindustrielles »4. Ces changements d’échelle (la massification des armées et la mondialisation des conflits) et de technique, en même temps qu’ils auront eu la peau du guerrier, auront aussi eu celle du peintre batailliste et du genre auquel il donnait vie. Dans les deux cas, la mécanisation et l’automatisation sont en cause : la gâchette du fusil et de la mitrailleuse rendront inopérants le sabre au même titre que la gâchette de l’appareil photo et de la caméra disqualifieront le pinceau.

6 Remarquons ensuite, au sujet de la seconde dichotomie (nationale vs internationale), que l’on voit bien mal comment la Guerre civile espagnole, à la différence de la guerre d’Indépendance espagnole de 1808-1814 contre Napoléon5, pourrait servir de quelque façon à l’édification d’une geste nationale autour de laquelle l’ensemble du peuple pourrait se retrouver et se rassembler. Même si cette croisade contre le communisme a bien eu valeur de geste nationale pour certains et même si d’un point de vue historique il s’agit d’un événement fondateur6 de l’Espagne contemporaine, il ressort très clairement, aux yeux de l’Humanité, que dans cette guerre, ce sont les « méchants » qui ont gagné, si l’on veut bien utiliser un vocabulaire axiologique enfantin et facilement associable à l’univers manichéen de la bande dessinée. L’événement est certes fondateur mais difficilement unificateur. En outre, la guerre ne s’est pas arrêtée en 1939 une fois le conflit armé fini, mais, pour beaucoup d’Espagnols, en 1975, après trente-six ans de dictature. On comprendra donc aisément que dans ce contexte, la bande dessinée espagnole actuelle ait du mal à trouver des héros dignes d’admiration, pour autant d’ailleurs qu’elle en ait un jour cherchés7.

7 Ainsi, dans son acception la plus traditionnelle ou classique, la bande dessinée espagnole d’aventure et de héros ne semble pas avoir de prise sur cette matière historique, à la différence du roman. Toutefois, l’absence de héros et d’aventures

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associés à la guerre de 1936-1939 ne doit pas conduire à conclure ipso facto que ce sujet soit resté en Espagne à l’état de friche diégétique, car là où la bande dessinée commerciale a échoué jusqu’à présent, la bande dessinée dite d’auteur, indépendante et adulte s’est emparée du sujet avec un sérieux et un talent tels que de cette veine thématique sont nées quelques-unes des œuvres les plus remarquables de l’histoire de la bande dessinée espagnole8.

Une production restreinte

8 Pour être exact, et pour autant que mes recherches soient exhaustives, la production espagnole totale de ces trente-trois dernières années sur la Guerre civile et le franquisme, c’est-à-dire une période couvrant quarante années de l’histoire du XXe siècle espagnol (1936-1975), s’élèverait à 26 albums et 21 nouvelles graphiques.

9 On pourrait penser, à condition de placer derrière chaque titre un auteur différent, que ce corpus n’a rien de négligeable. Or, en regardant dans le détail cette bibliographie, un phénomène saute aux yeux : Carlos Giménez est l’auteur, à lui seul, de quatorze albums (Paracuellos : 6 vol. ; Barrios : 4 vol. ; 36-39. Malos tiempos : 4 vol.) ; Victor Mora est l’auteur de huit scénarios ; Antonio Hernández Palacios d’une tétralogie ; Felipe Hernández Cava de quatre scénarios ; Jorge García de trois scénarios. Soit un total de 33 titres sur 47 produits par seulement cinq auteurs. Quant aux maisons d’édition espagnoles qui s’intéressent à cette thématique, elles ne sont guère plus nombreuses et, hormis Glénat Espagne9, elles sont toutes de dimensions modestes et spécialisées dans l’édition de bandes dessinées d’auteur destinées à un lectorat adulte. Les Edicions de Ponent, de par leur implication éthique dans la constitution d’un patrimoine iconographique de nature bédéistique sur la mémoire des vaincus, illustrent bien cette tendance.

Dessiner la guerre

10 Au cours de ces trois dernières décennies, trois générations de dessinateurs se sont engagées sur ce terrain à haut risque de la représentation de la guerre : les aînés ont vu le jour au tout début des années 1920 (J. Blasco, A. H. Palacios), les cadets dans la seconde moitié des années 1970 (Fritz, J. García, F. Martínez) et la génération médiane, la plus importante, s’étend de 1941 à 1955 (C. Giménez, F.H. Cava, M.A. Gallardo, A. Altarriba, etc.). Bien qu’au sein de cet ensemble règne la diversité stylistique et thématique la plus totale, un parti pris graphique se dégage depuis le début : le rejet massif de la couleur. Le pouvoir de séduction de la couleur est tel qu’il existe toujours un risque à vouloir l’utiliser : soit qu’elle provoque l’admiration au lieu de la répulsion, soit qu’elle détourne l’attention sur le détail (le sang, la chair) au détriment de l’ensemble. L’hypothèse d’une monochromie imposée d’en haut par l’éditeur pour des raisons financières et non d’un choix graphique de l’auteur n’est jamais totalement à rejeter, mais comme elle ne saurait suffire à expliquer cette dominante, une conclusion s’impose : le noir, en tant que symbole de la douleur, du deuil et de la mort, est la couleur qui sied le mieux à la guerre.

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Antonio Hernández Palacios

11 Cette doxa connaît, bien entendu, quelques auteurs qui dérogent à la règle. C’est notamment le cas d’Antonio H. Palacios, le doyen des auteurs espagnols et l’un des rares à avoir voulu coloriser une guerre que nous ne connaissons quasiment qu’en noir et blanc.

12 Dans cette œuvre, le choix de la couleur est cohérent avec l’approche thématique : là où les autres auteurs ont abordé la guerre sur le mode intimiste, critique ou autobiographique, ce spécialiste des fresques historiques s’est lancé dans une reconstitution minutieuse de la guerre (assauts, manœuvres, armements, costumes) sans vraiment porter de jugement (je m’en explique plus tard). Plus qu’une volonté de revenir sur le mode autobiographique sur ses propres années de guerre, le vétéran Palacios10 accepte de relever le pari que lui a lancé Ernesto Santolaya (directeur des éditions Ikusager) de dessiner la Guerre civile espagnole et part dans une aventure qui durera huit ans (1979-1987). Cette commande éditoriale fera de Palacios le premier et dernier (car unique) des dessinateurs bataillistes de la Guerre civile. Il est vrai que sa formation (les Beaux-Arts de Madrid) et son expérience (il avait déjà raconté la vie en bande dessinée du Cid, de Roland, de Christophe Colomb, de Philippe II et de Simon Bolivar) faisaient de lui l’un des dessinateurs les plus chevronnés pour ce genre de commande.

13 Loin de chercher à donner une vue d’ensemble du conflit, il préférera concentrer son attention sur diverses batailles : Toledo et l’Alcázar, la bataille de Madrid et le Pays Basque (Ikusager étant une maison basque, il est raisonnable de penser que ce choix relève plus de l’éditeur que de l’auteur). Tout au long de sa tétralogie, la population civile, l’arrière-front de même que toute forme d’individualisation des soldats (leur passé, leur vie, leur famille, leurs amours), seront en grande partie ignorés au strict bénéfice de la bataille et de l’action. En peintre fidèle des grandes épopées de l’Espagne, Palacios tend le plus possible à la neutralité et à l’objectivité11. Certes, ses personnages principaux sont toujours du côté républicain12, mais cela n’empêche pas Palacios de louer aussi bien la vaillance et la ténacité des troupes « rebelles » (qui, c’est à souligner, ne sont jamais appelées « fascistes ») que le courage et le sens du sacrifice des républicains. Dans cette optique descriptiviste où seul l’assaut a de l’importance, la quadrichromie sert efficacement le dessin / dessein de Palacios. Les couleurs lourdes et dégradées qui se répandent tout au long des quatre volumes reflètent bien l’âpreté des combats, l’épuisement des hommes et l’état de dégradation du pays à cette époque. Sous son crayon, l’Espagne entière semble plongée dans un immense halo de poussière, de poudre et de fumée où le chaos règne en maître. À cela se superpose une esthétique de la saturation des planches et des cases par un procédé d’accumulation (de couleurs, mais aussi d’explosions, de coups de feu, d’hommes, de mouvements) qui donne le vertige et qui ne fait que rajouter du trouble à cette immense mêlée fratricide. Les bulles, comme autant de trous dans le dessin, participent elles-mêmes de cette débauche en faisant écho graphiquement aux explosions et aux impacts (fig. 1). Enfin, l’agencement très sophistiqué des cases donne beaucoup de dynamisme à l’ensemble et sert efficacement une action toujours partagée en une multiplicité de lieux. On appréciera par exemple dans l’illustration ci-présente (fig. 2) comment le découpage vertical des cases en longues tranches étroites démultiplie la vitesse et la violence du coup de crosse asséné par le soldat franquiste (troupes marocaines) en plein assaut. Le

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mouvement qui fend l’air et les chairs dans la réalité, déchire l’espace paginal dans la fiction.

14 Bien que l’héroïsme et le courage ne fassent pas défaut dans cette tétralogie comme on peut le voir encore ici (fig. 2) avec ce soldat bravant la mort avec une agressivité et une agilité qualifiée de féline (« saltan de casa en casa como gatos terribles »), aucune figure guerrière ne se détache de l’ensemble. Eloy ou Gorka, deux soldats que Palacios a véritablement connus durant la Guerre civile, ne sont que les participants d’un événement qui les dépasse et pour lequel ils ne témoignent d’aucune ardeur guerrière. Eloy (tout comme Gorka et les autres), comme le signale sans équivoque le sous-titre, n’est qu’un soldat parmi tant d’autres (« Uno entre muchos »), formule qui fait d’emblée de lui un anti-héros.

Carlos Giménez

15 Carlos Giménez, né en 1941, soit vingt ans après Hernández Palacios, est peut-être bien, comme cela figure en quatrième de couverture de ses albums, « l’auteur le plus important de la bande dessinée espagnole de ces trente dernières années »13. À la différence de Palacios, il n’a pas vécu la guerre, mais il en a enduré toutes les conséquences : orphelin de père et élevé avec ses deux frères par une mère valétudinaire qui souffrait de tuberculose, il sera placé à l’âge de six ans et jusqu’à ses quatorze ans (entre 1947 et 1955) dans les auxilios sociales, ces centres sociaux ayant aussi fonction d’orphelinat. Cette institution fondée en 1936 sur le modèle nazi des winterhilfe lui laissera un souvenir aussi noir qu’indélébile d’une après-guerre marquée par la privation (l’absence du père, la séparation avec la mère et le reste de la fratrie, la claustration, les pénuries alimentaires et autres) et par une éducation de fer fondée sur un autoritarisme militaro-religieux propre à la doctrine nationale-catholique des premières années du franquisme. Paracuellos, l’œuvre la plus connue et aussi la plus forte de Giménez, est le récit de cette expérience. Toutefois, ce n’est pas de cette dernière œuvre que nous allons parler ici, mais de sa tétralogie 36-39. Malos tiempos 14, œuvre largement centrée sur la population civile durant le siège de Madrid par les troupes franquistes.

16 La grande majorité des cinquante-trois histoires qui composent les quatre albums de la série tourne autour de Marcelino, Lucía et de leurs quatre enfants : Paula, Sole, Carmen et Marcelino. À travers les six membres de cette famille ordinaire – le père ouvrier républicain et la mère au foyer –, Giménez va démultiplier les points de vue pour rendre compte de façon polyphonique du quotidien à la fois ordinaire et extraordinaire des habitants d’une ville assiégée et bombardée pendant près de trois ans. Ainsi, chacun des membres de la famille aura sa fonction narrative en agissant en tant qu’introducteur de milieu (social, professionnel) ou de sphère (publique, privée). Certes, les situations se répètent et les rôles se croisent sans cesse, mais c’est d’abord par le regard de Marcelino père, en tant qu’ouvrier et républicain, que l’auteur parvient, entre autres exemples, à dévoiler au lecteur l’ambiance révolutionnaire qui règne dans les rues et les usines aux premières heures du soulèvement (la panique du patronat ; les discussions politiques entre hommes dans les cafés ; les exécutions, etc.). Lucía, par son rôle de femme au foyer et de cuisinière, témoigne pour sa part des efforts surhumains qu’il faut accomplir en temps de guerre dans une ville assiégée pour nourrir une famille entière quand tout fait défaut et que la mort par malnutrition est

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devenue un fléau comparable aux bombardements. Cette comparaison macabre est d’ailleurs admirablement synthétisée dans les deux cases de l’illustration 3 ci-présente (vol. 3, p. 7). La quête et l’angoisse alimentaires sont telles qu’elles sont à l’origine de près d’un quart des récits, allant jusqu’à occuper la moitié des histoires du volume 2 de la série. Dans un récit intitulé « El pan de Franco » (t. 2, p. 28-30), on voit le peuple madrilène en train de brûler des pains largués au-dessus de la ville par l’aviation franquiste tout en scandant qu’il vaut mieux mourir affamé qu’humilié. Scène qui inspire à Lucía, modèle de pragmatisme et de tempérance, la formule suivante : « prefiero hijos sin honra, que honra sin hijos » (je préfère des enfants sans honneur, que l’honneur sans mes enfants).

17 Quant aux enfants, ceux de Marcelino et les autres, leur rôle actanciel est multiple : leur jeune âge fait d’abord d’eux les cibles privilégiées de la famine et des maladies (tuberculose en particulier). Ils apparaissent à ce titre comme les premières victimes indirectes de la guerre : la couverture du dernier album de la série (fig. 4) représente d’ailleurs un enfant alité qui, en voyant entrer dans sa chambre un prêtre flanqué de trois enfants de chœur, comprend brutalement qu’il va mourir. Pointant son doigt en direction du prêtre il s’exclame : « ¡…Que no me quiero morir… ! ¡ Que solo soy un niñooooo… ! » (Je ne veux pas mourir ! Je ne suis qu’un enfant !). Loin d’apporter un quelconque réconfort, cette cohorte macabre rappelant la Santa compañía incarne bel et bien la Mort sur cette image. En outre, et c’est le plus important, cette irruption violente des représentants du culte dans la sphère privée, irruption allant à l’encontre de la volonté et des croyances de la mère (qui est aussi atterrée que son fils), est le signe que la « croisade du bien contre le mal » est terminée tant sur le plan spirituel que militaire : c’est le triomphe des forces réactionnaires (fig. 4).

18 Ajoutons encore que les enfants, quand ils ne sont pas malades, sont bien plus actifs que passifs. Privés d’école, ils deviennent les parfaits auxiliaires des parents dans l’économie domestique : chargés de la collecte de bois pour alimenter le fourneau, ils glanent sur leur passage tout ce qui peut servir à améliorer le quotidien (cf. « Sole », t. 2, p. 9-12). Ils ne sont toutefois pas complètement désinfantilisés puisque le ludisme continue de faire partie intégrante de leur vie : leur terrain de jeu favori, en dépit des risques, reste très majoritairement la rue, ce qui fait d’eux les oreilles et les yeux de la sphère publique, les témoins directs des horreurs de la guerre (cf. « La bomba incendiaria », t. 2, p. 17-19).

19 Cette description de 36-39. Malos tiempos axée sur les personnages, aussi courte et schématique soit-elle, suffit amplement pour comprendre que le parti pris de Giménez est diamétralement opposé à celui de Palacios. Tout oppose ces deux tétralogies : le graphisme de l’un est baroque quand celui de l’autre (Giménez) est minimaliste, voire simpliste ; la débauche chromatique de Palacios, encore empreinte de l’esthétique hippie des années 1960, fait face à l’austère monochromatisme né de la vague underground des années 1970 ; les personnages de l’un se composent intégralement d’officiers et de soldats là où l’autre ne fait intervenir que des civils ; pour ce qui est de l’espace, le front cède la place à l’arrière-front et la sphère publique à la sphère privée, familiale ; les cadrages répondent aux mêmes antagonismes : les grands angles et les plans d’ensemble de Palacios s’opposent aux innombrables plans serrés mettant en scènes des dialogues ; enfin, l’arthrologie15 (i. e. l’enchaînement des cases) complexe de Palacios est remplacée par un implacable gaufrier en six cases isomorphes chez Giménez.

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20 En conclusion, l’on observera qu’au milieu de cet océan de différences, les deux auteurs concordent dans le traitement de leurs personnages pour rejeter la figure du héros. Pour autant, et sans que cela soit contradictoire, l’un comme l’autre se sont attachés à héroïser une figure traditionnellement exclue des récits de guerre : le vaincu. Eloy, Gorka, mais aussi Lucía, cette femme au foyer qui réussit à faire manger quotidiennement six personnes, sont, chacun à leur façon, héroïques. Ce phénomène d’héroïsation des vaincus n’est pas propre à Hernández Palacios ou Giménez : il se retrouve aussi bien dans La guerra civil española, série de huit récits scénarisés par Víctor Mora et publiés dans la revue CIMOC entre 1986 et 1987, Un largo silencio (1997) de Miguel Ángel Gallardo, Cuerda de presas (2005) de Jorge García et Fidel Martínez, Nuestra guerra civil (œuvre collective, 2006) ou encore El arte de volar (2009) d’Antonio Altarriba et Kim.

21 L’engagement de la bande dessinée espagnole dans le long combat de la récupération de la mémoire historique des perdants reste timide comparé à d’autres arts, mais l’obtention récente des prix les plus prestigieux en matière d’arts graphiques à des œuvres portant sur la guerre civile16 ne sera certainement pas sans conséquences sur la production des années à venir.

ANNEXES

Illustration 1 : AntonioHernández Palacios, Río Manzanares, Vitoria, Ikusager, 1979, p. 21, cases 1-2-3.

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Illustration 2 : AntonioHernández Palacios, Eloy, uno entre muchos, Vitoria, Ikusager, 1979, p. 17, cases 1-2.

Illustration 3 : Carlos Giménez, 36-39. Malos Tiempos, vol.3, Barcelone, Glénat, 2008, p.7, cases 2-3.

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Illustration 4 : Carlos Giménez, 36-39. Malos Tiempos, vol.4, Barcelone, Glénat, 2008 (illustration de couverture).

NOTES

1. . Cf. Maryse Bertrand de Muñoz, « La guerre civile espagnole et la production romanesque des quinze dernières années face à celle de la transition à la démocratie », dans Viviane Alary et Danielle Corrado, La guerre d’Espagne en héritage. Entre mémoire et oubli (de 1975 à nos jours), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 31-46. 2. . Michel Porret, Objectif bulles, Genève, Georg, 2009, p. 12. 3. . Jérôme Delaplanche et Axel Sanson, Peindre la guerre, Paris, Éditions Nicolas Chaudun, 2009, p. 138. 4. . S.v. « guerrier » dans Le grand Robert. 5. . Conflit international, lointain et surtout victorieux qui se prête fort bien à la glorification et à l’héroïsation du peuple espagnol. 6. . Pour Paul Ricoeur, l’origine et l’identité narrative de bien des « communautés historiques » sont structurées autour d’événements marquants qui sont souvent des faits guerriers. Cf. Temps et récit, t. 3, Paris, Le Seuil, 1985, p. 339. 7. . Face, semble-t-il, à la complexité du sujet (le risque de censure était très élevé), d’autres guerres, plus lointaines et glorieuses, ont en revanche été le théâtre d’action de nombreux personnages dont quelques-uns ont connu un succès retentissant (pensons à El Capitán Trueno et à El Cachorro qui se battaient en plein Moyen Âge, à El Jabato, jeune Ibère rebelle à l’envahisseur romain ou encore à El guerrero del Antifaz dont on trouvera une analyse détaillée dans l’article de Pierre Paul Gregorio). 8. . Citons, par exemple, Las serpientes ciegas (BDbanda, 2008) de F. Hernández Cava et B. Seguí (Premio Nacional del Cómic 2009) ou encore El Arte de volar de A. Altarriba et Kim (Premio Nacional del Cómic 2010 et Prix du meilleur album 2010 du Salon de la BD de Barcelone).

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9. . Précisons que l’implication de Glénat dans ce domaine n’est due qu’à la présence et la volonté d’un seul homme, Antonio Martín, authentique figure du monde de l’édition BD en Espagne. 10. . À notre connaissance, Palacios est le seul auteur de BD à avoir participé à la Guerre civile et à avoir pu (quarante ans après la fin du conflit et seulement quatre ans après la mort de Franco) retranscrire graphiquement cet événement. Peut-être plus exceptionnel encore, Palacios, en dépit de son jeune âge, a connu la guerre des deux côtés : engagé d’abord auprès des républicains (son bord politique), il finira enrôlé de force dans la « División Azul » et partira sur le front russe aux côtés des troupes franquistes. Cf. le prologue de Palacios dans Eloy, uno entre muchos et la nécrologie de F. H. Cava intitulée « Un dibujante sin pausa » (El Mundo, 31 janvier 2000). 11. . Ernesto Santolaya décrit avec justesse l’œuvre de Palacios en la caractérisant de « comprometida pero sin partidismos » (engagée mais non partisane), dans « Antonio Hernández Palacios, dibujante », El País, 1er février 2000 (section « Necrológicas »). 12. . Eloy pour Eloy, uno entre muchos et Río Manzanares ou Gorka pour 1936. Euskadi en llamas et Gorka Gudari. On retrouvera les notices bibliographiques en fin d’article. 13. . Carlos Giménez, Paracuellos, Barcelone, Glénat, 2000. À noter que Paracuellos (Fluide Glacial, 2009) a reçu à l’occasion du 37e festival de la bande dessinée d’Angoulême en 2010 le « Prix du Patrimoine ». 14. . Carlos Giménez, 36-39. Malos Tiempos, vol. 1-2-3-4, Barcelone, Glénat, 2007-2009. 15. . Concept employé par Thierry Groensteen dans son Système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999. 16. . Voir note n° 7.

RÉSUMÉS

La bande dessinée espagnole de l’après-franquisme, à contre-courant de tous les autres secteurs de l’édition depuis 20 ans, n’a jamais témoigné d’un grand intérêt pour le sujet de la Guerre civile qui a déchiré l’Espagne entre 1936 et 1939. Autre sujet d’étonnement, les représentations qu’elle a pu en faire s’opposent radicalement au schéma classique et attendu de la bande dessinée d’aventure qui exalte la figure du héros de guerre. Les œuvres étudiées dans cet article (la tétralogie de Carlos Giménez et celle de Antonio Hernández Palacios), aussi différentes soient- elles, ne montrent qu’une chose : la tragédie de la guerre.

Contrary to all other publishing sectors over the past two decades, Spanish comics and graphic novels of the post Franco years have never demonstrated much interest in dealing with the Civil War which tore Spain apart between 1936 and 1939. Also surprising, the representations they offer contrast radically with the classic conventional forms of adventure comics exalting war hero figures. Despite their differences, the works studied in the article, Carlos Giménez’s and Antonio Hernández Palacios’s four-volume opuses, depict but one thing, the war’s tragedy.

INDEX

Mots-clés : Antonio Hernández Palacios, bande-dessinée espagnole, Carlos Giménez, Guerre civile espagnole Keywords : Antonio Hernández Palacios, Carlos Giménez, Spanish Civil War, Spanish comics

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AUTEUR

BENOÎT MITAINE Maître de Conférences au Département d’Espagnol de l’Université de Bourgogne, il est l’auteur de divers articles sur la bande dessinée, l’image fixe et le roman espagnols contemporains. Il a co- édité Lignes de front. Guerre et totalitarisme dans la bande dessinée (Georg, 2011) et est l’un des co- auteurs du Lexique bilingue des arts visuels (Ophrys, 2011). Il co-dirige actuellement un programme de journées d’études sur le sujet « Bande dessinée et adaptations. Du texte aux images / De la page à l’écran ».

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Sous l’étoile de l’Armée rouge: Varvara Stepanova et Alexandre Rodtchenko investis dans l’art de la propagande moderne

Sonia de Puineuf

Toutes les tentatives de transformer le tableau de chevalet en tableau de propagande sont stériles. Et pas du tout parce qu’il ne s’est pas trouvé de peintre de talent, mais parce que c’est une chose fondamentalement impensable. Un tableau de chevalet est calculé pour durer très longtemps, des années et même des siècles. Mais quel thème de propagande peut soutenir un pareil délai ? Quel est le tableau de propagande qui ne vieillira pas au bout d’un mois ? […] Voilà pourquoi le tableau de propagande ne saurait soutenir la concurrence avec l’affiche de propagande, voilà pourquoi il n’y a pas de bons tableaux de propagande1.

1 C’est en 1923 que l’écrivain et critique littéraire Ossip Brik écrit ces lignes dans son célèbre essai Du tableau au tissu imprimé. Proche des artistes de l’avant-garde russe, Brik se fit porte-parole de l’art productiviste dont l’enjeu principal était d’assigner à l’artiste un rôle socialement «utile». La peinture, moyen d’expression centenaire que Brik associe aux «formes du régime capitaliste», est alors ressentie comme inadaptée à accompagner la nouvelle réalité soviétique et, pire encore, comme «l’un des freins les plus forts au développement de la culture artistique contemporaine». Les artistes constructivistes ont dès le début des années 1920 déclaré la mort du tableau de chevalet et porté leur attention vers de nouveaux domaines de la création. Pour Alexandre Rodtchenko, ce fut d’abord (1921-1922) l’art du photomontage dans le domaine de la publicité et du design graphique des livres qui l’a ensuite «poussé à faire de la photographie»2. Pour sa femme Varvara Stepanova, ce fut le travail sur le tissu auprès de la Fabrique des cotonnades imprimées n° 1 auquel elle se consacra pleinement pendant un an (1923-1924). Ces premières expériences «concrètes» des deux artistes ont donné le ton à leurs carrières remarquables des années 1920 et, fait qui nous intéresse ici, ont conditionné leur démarche créative dans le domaine de l’art de la propagande au cours des années 1930.

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2 C’est en effet dans le climat politique très difficile des années 1930 que Rodtchenko et Stepanova étaient appelés à produire des revues et des livres célébrant la force armée de l’Union Soviétique, avec, en image de fond, la puissance du chef suprême du pays – Jossif Vissarionovitch Staline. La décennie est bien évidemment marquée par la construction du culte de la personnalité et par les persécutions inhérentes à cette dérive politique dont les artistes qui ont accompagné la Révolution Rouge ont des échos incertains mais suffisamment effrayants. Ainsi en septembre 1938, Rodtchenko avoue ses craintes dans son journal intime: «Je soutiens sincèrement mon pays et on pense que tu es une sorte de petite chose inutile dans cette incroyable fièvre des jours… Les rumeurs courent que les gens innocents subissent des dénonciations… On raconte quelques histoires incroyables… Je ne suis pas à l’abri d’une fausse dénonciation et tout peut s’effondrer… Ma famille sera envoyée en exil et ça sera la fin…»3. Dans ce contexte angoissant, quel autre choix un artiste a-t-il que de se conformer au désir du pouvoir ? Nous ne pouvons en aucun cas connaître la conviction intime de Stepanova et de Rodtchenko au sujet de la situation politique de leur pays. Ils avaient certainement suffisamment de lucidité pour savoir que tout ce qu’ils écrivaient (y compris dans leur journal) pouvait servir de preuve contre eux au cas où le pouvoir (dont ils aperçoivent le visage inhumain) déciderait de se débarrasser d’eux. Il faut donc regarder leur production des années 1930 comme le résultat d’actes contrôlés où le talent est mis au service d’une cause qui dépasse le créateur. Le champ de liberté créative y est certainement réduit, les idéaux de jeunesse s’y heurtent à l’autocensure. Dans ces conditions difficiles, Rodtchenko et Stepanova arrivèrent pourtant à créer des images dotées d’une puissance esthétique étonnante.

3 La sombre décennie commence avec un premier photomontage célébrant l’Armée rouge que Varavara Stepanova imagine pour la revue Za roubežom en 19304. L’artiste se sert d’un cliché photographique «récupéré» où elle découpe la silhouette d’un soldat photographié par Boris Ignatorovitch. Ignatorovitch était le chef du Groupe Octobre dont Rodtchenko faisait encore partie en 1930, mais dont il allait se séparer un an plus tard, accusé, tout comme Ignatorovitch, de formalisme. L’image photographique d’Ignatorovitch obéit alors pleinement aux procédés formels de la photographie constructiviste, tels que Rodtchenko les avait définis: «les angles de vue les plus intéressants pour la photographie contemporaine, c’est de haut en bas ou de bas en haut et leur diagonales et tous les autres, sauf le point de vue du nombril»5. La prise de vue de «bas en haut» que nous constatons ici se prête particulièrement bien à la glorification du personnage photographié, lui conférant une dimension héroïque, presque monumentale. Stepanova accentue cette monumentalité en dépouillant l’image de tout contexte anecdotique: un fond rouge abstrait dote l’image d’une puissance symbolique immédiatement compréhensible. Mais le caractère foncièrement novateur de ce photomontage réside dans la multiplication de la silhouette au sein du même espace «pictural», geste que l’on peut désigner comme fondateur dans l’art de propagande de Rodtchenko et Stepanova. Cette multiplication confère à l’image un rythme et une puissance visuelle qui caractérise l’art de propagande soviétique. La même année 1930, Gustavs Klucis, le grand photomonteur au service du pouvoir soviétique, esquisse un projet d’affiche avec une triple image de soldat marchant d’un pas décidé, fusil pointé en l’air, sur un fond de ciel rouge: un schéma qui rappelle le photomontage de Stepanova. Qui s’inspira de qui ?

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4 La multiplication de l’image s’inscrit pleinement dans la logique constructiviste qui cherchait, comme on l’a compris, à abolir le statut d’exception d’une œuvre d’art par la suppression de la notion d’original. La peinture se trouve détrônée par d’autres procédés artistiques qui, par leur caractère reproductible, sont capables de toucher les masses. La toile à peindre doit être remplacée par le tissu imprimé dont l’utilité immédiate (en tant que vêtement ou élément d’ameublement) ne saurait être discutée. Lors de sa collaboration avec la Fabrique des cotonnades imprimées n° 1, Varvara Stepanova «réussit à créer plus de 150 modèles de tissus dont une vingtaine furent mis sur le marché»6. Ce travail démontrait de manière exemplaire que le langage plastique constructiviste qui opère avec les formes abstraites pouvait trouver une application directe et «socialement utile». Pour les artistes productivistes, et en particulier pour ceux qui, comme Stepanova et Rodtchenko, étaient membres de l’Institut de la culture artistique (INKHOUKH), «le monde de l’industrie devenait une sorte d’étalon, de critère de rationalité et de fonctionnalité»7. Le travail sur le tissu imprimé a laissé apercevoir à Varvara Stepanova la possibilité d’organiser une composition avec un nombre limité de formes qui, constituant un motif, se répètent autant de fois que la largeur et la longueur du tissu le permet. Lorsque, en 1930, elle juxtapose plusieurs fois l’image d’un seul et même soldat sur un fond rouge, séparant les clichés par une fine barre blanche accolée à un rectangle noir posé en biais, elle ne fait que reproduire un motif, elle ne fait que projeter un échantillon qui suggère la présence d’un ensemble homogène plus conséquent (en l’occurrence la puissante Armée rouge). C’est également un procédé que Rodtchenko avait employé dans ses premières affiches publicitaires, «gavant» ainsi le consommateur de produits. Dans le cas de l’image de Stepanova, la différence est que le dessin a cédé la place à la photographie.

5 La photographie, qui peut être tirée à des milliers d’exemplaires, est évidemment la mieux placée pour détrôner la peinture en tant que technique productrice d’images signifiantes. De plus, la photographie constructiviste se plaît à rechercher des sujets qui s’articulent autour de la notion de répétition: par exemple les échafaudages construits à partir d’éléments standardisés, les escaliers, les façades d’immeubles modernes aux multiples fenêtres identiques ou encore les éléments de l’industrie moderne (pièces métalliques). Rodtchenko travaille en 1929 sur un numéro spécial de la revue Daïoch (n° 14) qui est consacré à l’usine d’automobiles AMO. Certains de ses clichés montrent alors les plans rapprochés de volants, de pièces d’embrayages ou d’arbres à came qui trahissent la séduction exercée par le monde machiniste sur l’artiste. Il s’agit presque de compositions abstraites comparables à celles de Paul Strand, dont le propos principal est le jeu avec la forme, la texture et le rythme – une approche décriée comme «formaliste» par les critiques de l’époque.

6 Le photomontage de Stepanova, qui, bien sûr, se veut une métaphore8 de l’invincibilité de l’Armée rouge, est indéniablement nourri de l’expérience du tissu imprimé ainsi que de l’intérêt pour la photographie qui exalte l’ère machiniste moderne. Les images de propagande de Stepanova et de Rodtchenko présentent d’emblée deux dimensions primordiales: décorative et mécanique.

7 Concernant la dimension décorative, elle peut de prime abord surprendre de la part d’artistes qui se donnent comme «premier objectif» d’évacuer de la vie la joliesse pour mettre en valeur la construction et l’organisation9. Mais une décennie sépare maintenant ces artistes de leurs premières déclarations. Et des impératifs autres s’imposent à eux.

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8 En 1935, Rodtchenko et Stepanova travaillèrent ensemble pour la revue URSS en construction dont la mission était de diffuser une image héroïque du pays des Soviets à l’étranger. Le numéro 12 est consacré aux parachutistes soviétiques présentés par la rédaction comme les symboles vivants de «notre forte envie de monter plus haut, de notre désir d’élargir l’horizon de la vie, de le faire plus brillant, plus grand et plus joyeux10». Les artistes proposèrent une mise en page très élaborée qui comptait avec des effets de surprise grâce aux diverses découpes et pliages de pages. Par exemple, un portrait de Staline apparaissait derrière un pliage en forme de diamant qui célébrait trois parachutistes-femmes, sur un fond de ciel bleu couvert de parachutes. En l’examinant de près, on s’aperçoit que cette image de fond est en réalité construite à partir de quelques clichés répétés dans une savante juxtaposition. Le procédé de multiplication du motif est donc repris par les artistes pour créer une composition plaisante. La forme «en fleur» du parachute retient aussi toute l’attention des artistes qui la déclinent alors au fil des pages, faisant presque oublier son caractère avant tout fonctionnel et offrant des images plus belles les unes que les autres. Il semble que l’esthétisation devient un moyen efficace (ou en tout cas perçu comme tel) d’héroïsation de l’armée soviétique et du Pays des Soviets dont Staline est l’incarnation.

9 En 1934, Rodtchenko et Stepanova conçoivent la mise en page de l’ouvrage célébrant les dix ans de la fondation de la République Socialiste d’Ouzbékistan. Le livre 10 ans d’Ouzbékistan était l’occasion d’exalter le développement industriel et agricole du pays sous la tutelle soviétique. L’accent est mis notamment sur les richesses naturelles de la région exploitées grâce au travail dévoué de la population. Les images photographiques de plantations de coton sont juxtaposées aux visages heureux des travailleurs et de travailleuses. Enfin, l’intérieur de la couverture est orné d’images de fleurs et de bourres de coton disposées en rangées diagonales sur le fond rouge. Les traditions artisanales du pays sont évoquées par le biais de motifs décoratifs des tissus et des tapis. Dans ce livre où les clichés photographiques en noir et blanc cohabitent de manière déroutante avec les éléments décoratifs colorés, les images les plus étonnantes sont les profils stylisés de Staline. Les portraits de Staline, de face ou de profil, sont évidemment une constante dans toute publication célébrant l’URSS au cours des années 1930. Toutefois, Rodtchenko et Stepanova transforment le visage du dictateur en une silhouette stylisée qui fonctionnera comme un pochoir – outil élémentaire, rappelons- le, de l’artisanat du tissu imprimé. La trouvaille semble rencontrer du succès, puisque dès 1935, El Lissitzky la reprend dans son travail de mise en page de l’ouvrage Industrie du socialisme. Par la suite, Rodtchenko soumettra le profil de Lénine au même traitement. Que le profil de Staline soit découpé sur un fond de texte, peut, dans une certaine mesure, paraître acceptable: l’association du dictateur au verbe joue sur le registre mystique de la Création. Plus curieuse est l’image du profil «découpé» dans un tapis. La célébration du pouvoir prend ici des accents suaves, nullement étrangers à l’art de propagande sous Staline. Dans d’autres livres, revues ou affiches, les portraits idéalisés de Staline voisinent avec des rinceaux de fleurs (Rodtchenko et Stepanova en donnent un exemple en 1938 dans la revue URSS en construction). Toutefois, dans ce cas précis de «profil en tapis», le motif décoratif investit la forme signifiante et la transforme, de fait, en un forme ornementale. Le profil de Staline qui fonctionne comme un pochoir suggère aussi l’idée de clonage (inhérente à l’ubiquité du personnage) que nous avons décelée dans le premier photomontage de propagande de Stepanova. Qu’est-ce que sous-entendent l’ornement et le clonage dans le travail

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graphique de Rodtchenko et Stepanova ? Ne s’agit-il pas d’une certaine dépréciation du sujet ?

10 «L’ornement est une fin en soi,» suggère Siegfried Kracauer11. Et la masse, en tant que résultat parfait du clonage, vide l’individu de sa substance: «C’est la masse qui compte. Les êtres humains sont les fragments d’une forme complexe, les composants de la masse, et non des individus qui croient exister à partir d’eux-mêmes»12. Ces réflexions célèbres de Kracauer sur le fonctionnement de l’ornement des masses permettent de mieux comprendre toute l’ambigüité qui peut se cacher dans le discours plastique de Rodtchenko et Stepanova. En 1929, Rodtchenko, qui approchait le thème de la quantité d’objets, commença aussi à photographier divers défilés culturels, sportifs et militaires qui semblent avoir rythmé le quotidien du citoyen soviétique. Un cliché de 1929 montre une vue plongeante sur la rue occupée par une fanfare. Casquettes noires et chemises blanches organisées en rangs successifs, ombres des corps projetées en diagonale sur le sol: un motif ornemental encore simple qui va se complexifier dans les fêtes organisées par le régime soviétique. Les années trente étaient pour Rodtchenko une période difficile où, pour pouvoir continuer à travailler, il était obligé de renoncer à son art «formaliste» et adopter un langage photographique moins subtil en ce qui concerne le traitement des lumières et des surfaces. Toutefois, ses principes de prises de vue audacieuses trouvaient un terrain d’expression dans les images relatives aux défilés où il était important de saisir l’ampleur du mouvement, l’importance de la masse. Sa série Défilé sportif sur la place rouge, daté de 1932, pourrait parfaitement illustrer les suggestions faites par Kracauer: «détaché de ceux qui le soutiennent, l’ornement doit être compris de façon rationnelle. Il consiste en plans et cercles, comme ceux qui se trouvent dans les manuels de géométrie euclidienne, et reprend également les structures élémentaires de la physique, telle les ondes et les spirales». Quant aux photographies de danseuses ou d’escrimeuses de 1936, leur rapprochements des descriptions de Tiller Girls est tentant: «…la gymnastique de masse ne sera jamais effectuée par des corps entiers et ses contorsions dépassent l’entendement. Bras, jambes et autres segments sont les plus petits éléments de la composition». Si Kracauer, un intellectuel de gauche, interprète l’ornement de masse comme «le réflexe esthétique de la rationalité voulue par le système économique dominant» (le capitalisme), dans le contexte soviétique des années 1930, l’ornement de masse trouve sa juste place en tant qu’expression esthétisée de la puissance du régime politique qui vide l’humain de sa dimension spirituelle.

11 Les impressionnantes «messes» sportives et militaires du régime sont immortalisées grâce aux photographies qui reprennent les angles de vue de haut en bas prônées par Rodtchenko mais dont pourtant Rodtchenko n’est pas toujours l’auteur. Ainsi, dans un livre de 1934 célébrant l’Armée rouge, El Lissitzky puise dans le stock sans doute important de clichés photographiques montrant des constellations de machines de guerre et d’hommes de combat. Une très belle page de cet ouvrage est ainsi faite d’un photomontage où l’image d’un jeteur de grenat se détache sur un fond d’hommes faisant des exercices chorégraphiés. Le livre d’El Lissitzky s’ouvre par une grande page pliée à l’intérieur de laquelle une grande étoile à cinq branches prend place. Cette étoile devient le leitmotiv du livre célébrant les 20 ans de l’Armée rouge dont la mise en page est confiée à Rodtchenko et Stepanova.

12 La réalisation de ce bijou de propagande est mentionnée rapidement aussi bien par Varvara Stepanova dans ses écrits que par Alexandre Rodtchenko dans son journal

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intime. Le livre est une commande des Éditions d’État des Beaux-Arts suite au travail réussi de mise en page de l’ouvrage La Première de Cavalerie relatant la «succession ininterrompue d’actes héroïques inégalés»13 de la première armée de cavalerie soviétique. L’approche des artistes était avant tout narrative pour cette première commande pour laquelle il fallait laborieusement chercher des documents photographiques et les «compléter»14 par la technique de photomontage. La conception de L’Armée rouge était sensiblement différente. Les artistes disposaient vraisemblablement d’une quantité importante de photographies de sources différentes15 et il leur fallait opérer des choix16 pour les regrouper par thèmes17 et pour trouver une unité à ce livre de quelques 278 pages, tout en évitant la monotonie. Tout laisse d’ailleurs à penser que cette unité était avant tout une réussite de Varvara Stepanova, car Alexandre Rodtchenko, à en croire son journal, semblait envahi d’une certaine mélancolie. L’étoile rouge, emblème du pays et de son armée héroïque est apparue à Stepanova comme un moyen simple et efficace d’unir les images sur le plan sémantique et d’éviter la monotonie sur le plan formel. Ainsi, l’étoile est tantôt de petite taille animant une page remplie de photographies, tantôt de taille plus importante, remplie de texte et se détachant sur un cliché, ou encore servant de cadre à un morceau photographique posé sur le fond blanc ou enfin, magnifiant un soldat vaillant (découpé d’une photographie figurant dans ce même ouvrage) par sa couleur rouge. Les variations sur le thème de l’étoile sont donc multiples: à nouveau, ce symbole éloquent est appréhendé comme un pochoir décoratif.

13 Mais, comme le note Aleksandr Lavrentiev, «au total c’est un type d’ornement décoratif plus mécanique qui l’emporta dans le livre: petites silhouettes d’avions et de tanks, plusieurs fois impressionnées sur papier photographique, puis transférées par contact sur un négatif»18. C’est ainsi que se présentent en effet les pages de garde du livre: disposées régulièrement en compositions ornementales serrées, les terrifiantes machines de guerre ressemblent plutôt à des petits jouets. Une comparaison s’impose immédiatement, qui nous fait encore une fois revenir aux années 1920 et à la jeunesse constructiviste de Rodtchenko. Au même moment où Varavara travaillait pour la fabrique de tissus, Alexandre commençait sa collaboration pour le fabricant d’avion civils Dobrolet. Il était chargé de dessiner le logo de Dobrolet et il imagina un petit avion à hélices stylisé. En 1923, cette silhouette d’avion apparaissait aussi en tant que motif décoratif sur un papier d’emballage des biscuits de la fabrique «Octobre rouge». Rodtchenko a inscrit l’image dans un cercle (peut-être les biscuits étaient-ils ronds avec un dessin d’avion dessus ?), puis a disposé ce motif multiplié en quinconce… exactement comme, 14 ans plus tard, Varvara (ou lui-même ?) le fera pour les avions de guerre sur la page de garde de L’Armée rouge.

14 L’Armée rouge, à la différence de la Première de Cavalerie, était une armée moderne où les chevaux se sont vus remplacer par des machines performantes. L’ornement mécanique a donc une place logique dans un ouvrage de propagande la célébrant. Toutefois, s’agit-il encore de la célébration ? La ressemblance des pages de garde et des emballages de biscuits ne déprécie-t-elle pas le sujet à célébrer ? S’agit-il d’un choix délibéré de l’artiste ou d’un manque de recherche de solution originale, d’une reprise un peu facile des motifs qui se sont avérés convenir au pouvoir, traduisant peut-être une lassitude du créateur ? Où en est l’image héroïque de l’armée ?

15 En 1965, envisageant l’œuvre d’Andy Warhol, Marcel Duchamp écrit: «Si vous prenez une boîte de soupe Campbell’s et la répétez 50 fois, c’est que l’image rétinienne ne vous

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intéresse pas. Ce qui vous intéresse c’est le concept qui veut mettre 50 boîtes de soupe Campbell’s sur une toile». En interprétant ainsi l’approche artistique de la star du Pop Art, Marcel Duchamp jette les fondements de l’art conceptuel où la forme plastique (traduction matérielle de l’idée) compte moins que l’idée elle-même. Ainsi l’œuvre d’art peut-elle se résumer à cette idée. L’artiste peut se servir indifféremment d’une image de soupe de Campbell’s ou de bouteille de Coca-Cola – boisson symboliquement américaine, de celle de Marilyn Monroe ou d’Elvis Presley pour illustrer en termes décoratifs l’abondance de la société de consommation. Ou encore d’une image d’avion, d’étoile à cinq branches, de celle d’un soldat anonyme ou du profil stylisé du chef suprême du pays pour illustrer en termes décoratifs le quotidien héroïque de la société soviétique. Il n’empêche que dans les deux cas s’opère une certaine prise de distance par rapport au «motif» choisi qui, d’après Duchamp, compte moins que le principe compositionnel. Tel un corps anonyme intégré à la masse, ce «motif» répété à l’infini n’est qu’une infime partie de l’ornement monumental – «et tant pis si cet ornement n’a aucune signification»19.

16 Pour Alexandre Rodtchenko et Varvara Stepanova, l’art de propagande était devenu un terrain d’expérimentation inattendu des concepts inspirés par leur expérience productiviste de jeunesse. La répétition mécanique des formes est à l’origine de structures compositionnelles nouvelles qui abolissent la notion classique de hiérarchie, et qui réduisent l’image à un motif décoratif. Finalement, cet art de propagande qui opère avec les images par trop automatiques et par trop esthétiques n’est pas dépourvu d’ambigüité.

NOTES

1. . Ossip Brik, « Du tableau au tissu imprimé », Lef, n° 6, Moscou, 1923, traduit dans Charles Harrison et Paul Wood, Art en théorie, 1900-1990, Paris, Hazan, 1997, p. 370. 2. . Alexandre Rodtchenko, « Transformation de l’artiste », 1936, traduit dans Alexandre Rodtchenko : écrits complets sur l’art, l’architecture et la révolution, Paris, Philippe Sers / Vilo, 1988, p. 154. 3. . Aleksandr Rodtchenko. Experiments for the future : diaries, essays, letters and other writings, New York, MoMA, 2005, p. 323. 4. . Ce même photomontage a vraisemblablement été utilisé par Rodtchenko dans la mise en pages du dernier recueil poétique de Maïakovski Le Rire terrible, publié post mortem (en 1932) « dans une édition épouvantable, sur du mauvais papier, une édition laide et grossière », selon les souvenirs de Rodtchenko. Alexandre Rodtchenko : écrits complets sur l’art, l’architecture et la révolution, op. cit., p. 110. 5. . Alexandre Rodtchenko, « Les voies de la photographie contemporaine », 1928, traduit par Selim O. Khan-Magomedov dans Alexandre Rodtchenko : l’œuvre complet, Paris, Philippe Sers, 1986, p. 143-146. 6. . Aleksandr Lavrentiev, Varvara Stepanova, une vie constructive, Paris, Philippe Sers, 1988, p. 79. 7. . Ibid., p. 53.

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8. . Aleksandr Lavrentiev souligne que le « photomontage leur [à Rodtchenko et Stepanova] révéla l’importance de la métaphore dans un livre ». Aleksandr Lavrentiev, Varvara Stepanova…, op. cit., p. 144. 9. . Voir à ce propos l’essai incontournable de Rodtchenko La ligne rédigé en 1921. Traduit dans Alexandre Rodtchenko : écrits complets, op. cit., p. 121-123. 10. . En anglais dans Victor Margolin, The Struggle for Utopia. Rodtchenko, Lissitzky, Monoly-Nagy, Chicago / London, The University of Chicago Press, 1997, p. 191. 11. . Siegfried Kracauer, « L’ornement des masses », paru en 1927 dans Frankfurter Zeitung, traduit en français dans Charles Harrison et Paul Wood, Art en théorie…, op. cit., p. 518 12. . Ibid. 13. . Varavra Stepanova, « Comment nous avons travaillé à “la Première de Cavalerie” », 1937 (?), traduit dans Aleksandr Lavrentiev, Varvara Stepanova…, op. cit., p. 181. 14. . Le terme est de Stepanova, ibid. 15. . La liste de ses sources (parmi lesquelles photographies d’auteurs reconnus, clichés d’archives ou de documents réunis par la revue URSS en construction) est donnée par Michail Karasik dans Paradnaïa kniga strany Sovietov, Moscou, Kontakt-Kultura, 2007, p. 171. 16. . Ainsi Rodtchenko note-t-il dans son journal en janvier 1937 : « Varvara est en train de travailler sur la sélection des photos pour l’album », Aleksandr Rodtchenko. Experiments for the future : diaries, essays, letters and other writings, op. cit., 2005. 17. . Aleksandr Lavrentiev, Varvara Stepanova…, op. cit., p. 141. 18. . Ibid. 19. . Siegfried Kracauer, « L’ornement des masses », paru en 1927 dans Frankfurter Zeitung, traduit en français dans Charles Harrison et Paul Wood, Art en théorie…, op. cit., p. 519.

RÉSUMÉS

En Union Soviétique, lors des années 1930, les artistes progressistes ont mis, bon gré mal gré, leur talent au service de l’État. Varavra Stepanova et Alexandre Rodtchenko, deux pionniers de l’art constructiviste, ont participé à célébrer le pouvoir en place, sous forme d’ouvrages de propagande, glorifiant l’Armée rouge et son chef suprême J.V. Staline. Ce travail de mise en pages, nourri de leur expérience dans le domaine du design graphique et textile, étonne par une dimension décorative très forte. L’ornement banni de l’esthétique constructiviste revient avec force pour subir un traitement mécanique. Une lecture ambiguë en résulte: il s’agit peut-être non pas d’un renoncement aux idéaux de jeunesse, mais d’une volonté de déprécier subtilement l’héroïsme du sujet représenté. D’autre part, par la multiplication d’un seul et même motif, les artistes jettent les bases d’un nouveau langage plastique.

In USSR, in the 1930s, artists were asked to use their talent to support the State. Varvara Stepanova and Alexander Rodchenko, two pioneers of Constructivist art, took part in the celebration of the political power. They produced several books of propaganda, glorifying the Red Army and its supreme chief J.V. Staline. This work of lay out, which was nourished by their experiences in the sphere of graphic and textile design, had an astonishingly strong ornamental dimension. The ornament, banished from Constructivism, came back to be treated in a mechanical way. The result is ambivalent: it is perhaps not about a renunciation to youth’s ideals,

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but rather more a subtle depreciation of the heroism of the subject. Besides, by the multiplication of a unique motif, both artists laid the foundation of a new visual language.

INDEX

Mots-clés : Alexandre Rodtchenko, artistes progressistes, Union Soviétique, Varavra Stepanova Keywords : Alexandre Rodtchenko, progressist artists, Sovietic Union, Varavra Stepanova

AUTEUR

SONIA DE PUINEUF Elle est chargée de cours à l’Université de Bretagne Occidentale (Brest).

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Paranoïa de guerre froide. La peur et le refus de la guerre en France et en Italie à travers les images (1945-1985)

Nicolas Badalassi

1 L’Europe demeure tout au long de la guerre froide fortement marquée par le souvenir des deux guerres mondiales. C’est sur ce continent que la crainte d’un nouveau désastre militaire est la plus perceptible, crainte accrue par la prolifération nucléaire. La peur de la guerre atomique engendre ainsi une production massive d’images de toutes natures, du tableau à la bande dessinée en passant par l’affiche et la caricature.

2 La France et l’Italie sont particulièrement prolifiques en ce domaine. Du fait de la forte prégnance du PCF et du PCI, les deux pays connaissent à l’échelle nationale la division idéologique qui caractérise le système international. Aussi, les crises de la guerre froide suscitent-elles une multitude de représentations liées à la peur de l’apocalypse nucléaire. Pour chaque camp, il s’agit d’abord de convaincre la population de la responsabilité de l’adversaire dans le déclenchement de la crise. La mémoire de la seconde guerre mondiale est pour cela constamment exploitée.

3 Trois pays cristallisent, au cours de ces années, les craintes des communistes, des anti- communistes ou parfois même des deux. Il s’agit de l’URSS, des États-Unis et de la République fédérale d’Allemagne. Jusque dans les années 1960, l’affiche reste le moyen de diffusion iconographique le plus utilisé en France et en Italie pour faire passer un message politique1. À partir des années 1970, elle se voit supplantée par la télévision, qui se généralise partout en Occident. En parallèle, le dessin laisse la place à la photographie.

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L’ombre de Moscou

4 Dans l’immédiat après-guerre, l’URSS est perçue par tous comme un libérateur, l’un des symboles de la lutte contre l’Allemagne hitlérienne. Le capital sympathie des Soviétiques est immense, autant chez les communistes que chez les autres2.

5 Il faut attendre le coup de Prague de février 1948 pour que l’image de l’URSS se détériore en Occident. Avec les premières crises de la guerre froide, les dirigeants français et italiens comprennent que, désormais, la menace vient plus de Moscou que de Berlin. Les communistes qui siégeaient dans les deux gouvernements depuis la fin de la guerre en sont exclus car soupçonnés de collusion avec le Kremlin. Pourtant, contrairement aux PCF et PCI, les anticommunistes ne forment pas un groupe homogène. Le seul organisme proprement voué à cette cause est le mouvement Paix et Liberté, fondé le 8 septembre 1950 et soutenu par la CIA.

Les affiches de Paix et Liberté dans les années 1950

6 Parmi les premières œuvres de Paix et Liberté, La colombe qui fait boum et Pax sovietica connaissent un succès fulgurant de par leur ironie et parce qu’elles caricaturent La colombe de la paix de Picasso. En effet, au début de l’année 1950, Louis Aragon demande au peintre de créer le symbole graphique du Congrès des combattants pour la paix et la liberté, émanation du PCF. Alors que la guerre froide atteint son premier apogée avec le déclenchement de la guerre de Corée et que se propage la peur de l’apocalypse nucléaire, Staline utilise les aspirations pacifiques de vastes secteurs des opinions publiques partout dans le monde. Le thème de la paix devient le centre du combat idéologique entre les deux blocs. L’URSS confie aux partis communistes, en France et en Italie, le soin de mobiliser les foules sur ce sujet.

7 Les caricatures diffusées par Paix et Liberté transforment les pattes de l’animal en chenilles de char d’assaut dans le but de démontrer les visées agressives de l’URSS, dissimulées sous les plumes blanches d’une propagande pacifiste. La colombe qui fait boum est tirée à 300 000 exemplaires grâce à du papier fourni par une grande administration qui en assure, en outre, gratuitement l’impression3. Paix et Liberté contre-attaque ainsi sur l’un des sujets les plus porteurs de la propagande communiste et fonde son argumentation sur une méthode jusqu’alors jamais employée avec une telle vigueur : le ridicule. La célèbre affiche connaît un succès international dans les années 1980 lorsqu’elle est réutilisée par des Polonais membres de Solidarnosc réfugiés en France après le coup d’État du 13 décembre 1981 4.

8 Le ridicule reste, tout au long des années 1950, l’argument de base du mouvement anticommuniste français pour dénoncer l’hypocrisie soviétique. C’est le cas avec l’affiche de 1952 qui représente un Staline paupérisé, tatoué de la faucille et du marteau. Affublé du surnom de « Jojo la colombe », il est l’archétype de la grosse brute, avec son air menaçant et un marcel rayé sous une veste mal enfilée5.

9 Paix et Liberté n’hésite pas non plus à mettre en scène la déportation vers le Goulag. L’affiche du début des années 1950 montrant un soldat de l’Armée rouge à l’air particulièrement cruel devant un panneau qui indique la Sibérie reflète le débat des premières années de la guerre froide en Occident sur l’existence des camps de concentration soviétiques6. L’évocation du Goulag par les anti-communistes est

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d’autant plus frappante qu’elle rappelle le passé proche et douloureux des camps nazis. D’ailleurs, sur l’affiche, le soldat censé être soviétique porte un uniforme de la Wehrmacht, seuls les insignes de l’URSS le distinguent. On exploite aussi la symbolique violente de la couleur rouge pour assimiler la révolution bolchevique à la guerre. Le prisme de la seconde guerre mondiale est très présent : outre la colonne de déportés, le souvenir des bombardements est mis en exergue par les avions en haut de l’image. La caricature de Staline souligne à nouveau la personnification du pouvoir et ainsi le détournement du terme de « démocratie » dans le bloc de l’Est7.

10 En matière de communication, ces affiches ont en commun de n’employer qu’un très maigre vocabulaire tout en diffusant un message tout à fait clair. Elles condamnent à la fois l’URSS et le PCF ; on veut confondre l’ennemi extérieur avec l’ennemi intérieur. La menace guerrière que constitue la Russie reste, tout au long de la décennie 1950, symbolisée de la même manière : on retrouve Staline, la colombe, le marteau et la faucille, la couleur rouge et les canons.

La Démocratie-chrétienne et la peur du Russe

11 Contrairement à ce qui se passe en France, la Démocratie-chrétienne italienne (DC) ne fait pas preuve d’un antisoviétisme virulent, notamment parce que les Italiens n’ont pas entièrement rejoint la cause occidentale à la fin des années 1940. Les leaders de la DC n’entendent donc pas mener leur campagne électorale selon une ligne anti- communiste. Ils préfèrent insister sur leur capacité à défendre les valeurs traditionnelles et la démocratie8. Ainsi, pour décrédibiliser le PCI, ils n’usent pas d’une argumentation idéologique mais présentent une image fort négative de la Russie. Il s’agit de montrer au peuple italien ce qui lui arriverait si jamais il votait majoritairement communiste. Sur une affiche de 1948, le Russe apparaît sous les traits de la mort, avec ces mots : « Vota o sarà il tuo padrone »9. Le message est clair : voter pour le PCI signifie condamner l’Italie à la famine puisqu’il en serait fini de l’aide économique et alimentaire des États-Unis.

12 Dans les années qui suivent, la DC ne joue guère de la menace soviétique, surtout parce que le PCI lui-même s’en détache rapidement. Durant la décennie 1970 et les « années de plomb », elle accuse surtout les communistes italiens de dissocier leurs actes de leur discours. Tel est le cas d’une affiche de 1974 sur laquelle on distingue deux photographies placées côte à côte : sur la première, en noir et blanc, une manifestation géante prône la paix et le désarmement – notons que le cliché semble avoir été pris en France comme en témoigne la banderole où est écrit « département des Bouches-du- Rhône » – tandis que sur la seconde, en couleurs, deux soldats, dont un sur une moto, longent un mur – probablement celui de Berlin – et des fils barbelés. En haut et en bas, le slogan indique : « Anche i comunisti parlano di pace. Ma per noi non c’è pace senza libertà » 10. Comme l’ont fait les Français dans les années 1950, l’affiche ironise sur le thème de la paix mais d’une façon beaucoup moins saisissante, d’une part parce que la visibilité des photographies est limitée, d’autre part en raison de l’absence d’une colorisation attrayante.

13 Ainsi, le discours fondé sur la peur de l’URSS ne fonctionne plus dans les années 1960-1970. Les affiches se concentrent sur d’autres craintes, nous allons le voir. En France, la situation est identique du fait de la politique de détente du général de Gaulle. On ne trouve pratiquement plus, après la crise de Cuba, de documents iconographiques

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présentant une URSS résolument provocatrice. Il faut attendre la fin des années 1970 et le début des années 1980 pour que cela soit à nouveau le cas, comme en témoigne l’affiche antisoviétique sur les SS-20. En septembre 1977, l’URSS avait installé un nouveau type de missiles nucléaires à longue portée tournés vers l’Occident en Europe orientale. L’affiche en question renoue avec la tradition iconographique des années 1950 : le rouge soviétique, omniprésent et opposé au bleu atlantique, permet une identification immédiate de l’ennemi ; la fusée marquée du marteau et de la faucille souligne d’où vient le nouveau risque de guerre ; la carte de l’Europe montre le gigantisme soviétique face à la vulnérabilité occidentale ; le caractère succinct du texte – « stop SS-20 ! » – résume l’objectif de l’affiche. Le document est un soutien à la décision de l’OTAN, prise en décembre 1979, de rétablir l’équilibre stratégique en installant des missiles équivalents à l’Ouest – les Pershing – et d’entamer des négociations avec l’URSS.

L’ennemi impérialiste américain

14 Pendant toute la guerre froide, la grande majorité des documents iconographiques communistes, qu’ils soient français ou italiens, vilipendent la politique étrangère des États-Unis. À la différence des affiches antisoviétiques dont la fréquence de production correspond aux moments alternatifs de détente et de crise, la diffusion d’images antiaméricaines par le PCF et le PCI est constante des années 1940 aux années 1980. Les représentations de la guerre et des guerriers constituent les fondements de l’argumentation communiste à l’encontre de Washington et de ses alliés du pacte atlantique.

La dénonciation de l’atlantisme

15 Dès 1947-1949, avec le plan Marshall puis la création de l’OTAN, la critique de l’atlantisme et de la solidarité euro-américaine devient le cheval de bataille des partis communistes français et italien. Elle vise à la fois les États-Unis eux-mêmes et les gouvernements nationaux ayant adhéré au modèle de sécurité dominé par Washington. La condamnation passe non seulement par la diffusion d’affiches politiques mais aussi par la mobilisation de célèbres noms de la peinture acquis au communisme, à l’instar de Pablo Picasso qui, en 1951, condamne l’intervention américaine en Corée du Sud dans le tableau Massacre en Corée11.

16 Les affiches, censées représenter le « réalisme socialiste », circulent à des milliers d’exemplaires, collées ou distribuées dans toute la France. Il en est de même pour les affiches du PCI. Les États-Unis sont accusés de mener une véritable politique de guerre via l’Alliance atlantique. La mémoire de la seconde guerre mondiale est ainsi ouvertement utilisée pour établir un parallèle entre l’ancien occupant nazi et l’« invasion yankee ». La comparaison est flagrante sur l’affiche italienne de 1952 représentant une Italie piétinée par la botte allemande en 1943 et par le ranger américain en 195212. Le PCI établit une différence précise entre les affiches destinées à un public urbain et celles vouées à être diffusées en milieu rural13. En 1958, une campagne d’affichage illustre l’aide proposée par les États-Unis depuis 1948. À destination des campagnes, le parallèle entre le pain et les armes revient fréquemment. Une affiche intitulée « Aiuti americani » souligne le décalage entre les intentions

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premières du plan Marshall, qui consistait à relever économiquement l’Europe occidentale, et l’installation dix ans plus tard de missiles nucléaires sur le sol italien. Une miche de pain est disposée à côté d’un missile. L’image est sobre, contient peu de texte mais demeure parfaitement lisible et compréhensible par tous : l’Amérique avait promis du pain, elle apporte la guerre. On joue sur la symbolique du pain, incarnation même de l’idée de survie par opposition à l’idée de mort et de destruction apportée par le feu nucléaire. Pour la ville, l’affiche se veut plus moderne, combinant texte et photographie. Sur la photographie, des soldats américains procèdent à l’installation de rampes de lancement ; un long texte accuse le gouvernement démocrate-chrétien de faire de l’Italie le terrain éventuel d’une guerre atomique. Dans les deux cas, il s’agit de montrer du concret, de toucher le spectateur : le concret se traduit par le pain à la campagne et par les rampes à la ville.

17 Cette mise en accusation semble encore plus flagrante dans l’affiche du PCF qui, au début des années 1950, réclame le renvoi des « Américains en Amérique ». La technique picturale utilisée rappelle les placards colorés des années 1920, signés Paul Colin ou Cassandre, dans lesquels les sujets ont des contours épurés. Ici l’ombre d’un soldat ainsi qu’un panneau de signalisation multidirectionnel dénoncent l’omniprésence de l’armée américaine en France, en raison notamment de l’installation dans le pays du quartier général des forces alliées en Europe (SHAPE). Ce type de propagande est d’autant plus porteur en France que l’antiaméricanisme y est plus développé que dans les pays voisins, dont l’Italie, dépassant largement la sphère communiste. Dès le temps de guerre, la Résistance a développé une certaine méfiance à l’égard du capitalisme américain. Aussi les principaux mouvements politiques qui en sont issus – communisme et gaullisme – ont-ils repris le flambeau de la lutte contre l’atlantisme exacerbé.

18 La plupart des affiches, dans le but d’entretenir la peur de la guerre et donc de mobiliser l’électorat en faveur du parti, réunissent les aspects les plus modernes à la fois de la technique picturale et de l’armement. Parmi ces techniques, la combinaison photographie / dessin revient souvent, comme sur l’affiche de 1951 qui assimile le pacte atlantique aux bombardements de la seconde guerre mondiale en incrustant dans le dessin d’un missile une photographie sur laquelle un enfant pleure au milieu des décombres d’un immeuble. Quant aux armements, outre la récurrence de la bombe atomique, on met en exergue ceux qui, pendant la guerre, ont marqué les esprits par leur nouveauté et leur utilisation de masse. C’est le cas notamment du char d’assaut, que Paix et Liberté reprend sous la forme de bulletins de vote, et de l’avion.

19 À la suite à la crise de Cuba, de Gaulle opère un rapprochement direct avec l’URSS et ses alliés tout en sortant la France des structures militaires intégrées de l’OTAN. Par conséquent, les critiques communistes à l’encontre de la solidarité atlantique et de la présence américaine en France n’ont plus de raison d’être. De même, en Italie, les gouvernements démocrates-chrétiens entament un réel dialogue avec les pays de l’Est. Là aussi, la démonstration du PCI sur les liens italo-américains tombe à l’eau. Néanmoins, les États-Unis demeurent la cible des attaques verbales et picturales des deux PC en raison de leur engagement au Vietnam à partir de 1963.

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Le développement de l’iconographie tiers-mondiste : l’exemple de la guerre du Vietnam

20 En France, la plupart des affiches communistes sur le Vietnam datent d’après 1968, au moment où le PCF tente de reprendre à son compte un combat monopolisé par d’autres mouvements d’extrême-gauche. Cette récupération apparaît clairement en 1972 : une affiche s’adresse directement « aux peuples d’Indochine » en leur assurant que leur combat est celui des communistes français. Épurée, elle joue sur l’opposition entre un ciel sombre où des silhouettes d’avion larguent des bombes et une main aux doigts écartés dans laquelle est inséré un ciel bleu contenant le message solidaire.

21 En Italie, dès les premiers mois de l’engagement des États-Unis, le PCI multiplie les affiches condamnant l’interventionnisme de Washington. La lutte pour la liberté du Vietnam se confond avec les thématiques traditionnelles du PCI telles que la défense de la paix, le refus de la présence de l’Italie dans l’OTAN et, de fait, la présence de bases alliées dans la péninsule, la guerre contre l’impérialisme, l’inquiétude face à la menace atomique. Beaucoup d’affiches communistes tiennent à montrer les réalités de la guerre ; la photographie est ainsi particulièrement mobilisée dans les campagnes d’affichage sur le Vietnam. En 1964, alors que le conflit débute à peine, on montre un enfant prisonnier, les yeux bandés et assis en tailleur ; un soldat américain brandit un revolver qu’il tient à bout-portant contre le cou du jeune garçon. Le noir et blanc de la photographie fait ressortir le cadre rouge des inscriptions qui enserrent l’affiche : « Ancora oggi nel Vietnam, si muore cosi. Contro la barbaria colonialista, contro l’imperialismo, vota comunista » 14. La guerre est représentée dans ce qu’elle a de plus cruel : on fait appel à l’émotivité des électeurs.

22 La campagne dynamique du PCI, bien avant 1968, s’explique en grande partie par l’évolution intellectuelle du parti et de l’extrême gauche en général. Aux yeux de beaucoup, après l’intervention des troupes du pacte de Varsovie à Budapest et la diffusion du rapport secret de Khrouchtchev amorçant la déstalinisation en 1956, les raisons d’espérer en l’Union soviétique subissent un coup important. Les critiques du régime stalinien se multiplient et l’échec de l’URSS, devenu patent, impose la définition de nouveaux modèles révolutionnaires que sont Cuba, la Chine et le Vietnam. On parle dès lors de « tropismes tiers-mondistes »15.

Les années 1980 : le PCI contre Reagan

23 En 1981, le Conseil des ministres italien désigne la commune sicilienne de Comiso pour accueillir les missiles Pershing censés répondre aux SS-20 soviétiques. Les nouvelles armes arrivent en Sicile en 1984. Durant ces années, la paix demeure au cœur du débat politique italien, créant des divisions au sein même de la gauche, en particulier entre le PSI qui considère l’installation des missiles comme un mal nécessaire ainsi qu’un élément de dissuasion et le PCI qui la juge comme un acte de folle escalade militaire. Par conséquent, le parti communiste se lance dans une nouvelle campagne en faveur de la paix. Parmi les affiches les plus modernes, on trouve celle qui, en 1983, comporte une représentation de l’Europe sous la forme d’un assemblage d’allumettes symbolisant des missiles. L’une d’entre elles, en Sicile, est allumée et s’apprête à embraser toutes les autres. L’image témoigne ainsi de la tension due à la prolifération nucléaire des deux côtés du rideau de fer. Ici, ce sont bien les deux Grands qui sont visés, pas seulement les

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États-Unis. Il en est de même pour une autre affiche, également de 1983, sur laquelle figure un avion de chasse pointé vers le ciel – on ne connait pas son pays d’origine – et un message disant : « Se non ti occupi di politica, la politica si occupa di te »16. Comme dans les années 1950, l’affiche met en avant les technologies militaires de pointe pour souligner que le risque de guerre en Europe n’a jamais été aussi grand depuis 1950. En effet, l’année 1983 est un moment dangereux de la guerre froide : Reagan lance son projet de bouclier antinucléaire intitulé « Guerre des étoiles » ; l’URSS abat un avion de ligne sud-coréen ; les États-Unis envahissent la Grenade et installent les Pershing en Europe ; l’OTAN organise un exercice militaire très spectaculaire et le pouvoir soviétique se durcit.

24 Le PCI en vient donc à porter ses coups contre le président américain lui-même, caricaturé désormais sur les affiches du parti. Reagan incarne personnellement la menace de guerre. Une affiche de 1985 se sert de son passé d’acteur hollywoodien pour le dessiner grimé en cow-boy. Déchaîné, le président tire un coup de feu en l’air, comme s’il s’apprêtait à charger. Au lieu d’une simple balle, c’est un champignon nucléaire, symbole moderne de l’apocalypse, qui sort du revolver. La même année, le rapprochement soviéto-américain conduit le PCI à mettre un terme à son indignation iconographique à l’égard des États-Unis.

L’Allemagne, encore et toujours

25 Dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale, l’Allemagne reste perçue, notamment en France, comme une menace. Au moment de l’entrée en guerre froide, le débat s’intensifie pour savoir qui de l’Allemagne ou de la Russie constitue le principal ennemi. La naissance de l’Alliance atlantique puis les premiers pas de la construction européenne résultent en grande partie de cette peur permanente du revanchisme germanique. Il faut finalement attendre les efforts de rapprochement déployés par le général de Gaulle et le chancelier Adenauer puis l’Ostpolitik de Willy Brandt pour que la suspicion disparaisse pour de bon. Aussi la décennie 1950 est-elle marquée, malgré l’attachement atlantique de la République fédérale d’Allemagne, par le souci constant des Français de prévenir le retour de la puissance allemande et d’éviter son réarmement.

26 En 1950, du fait de la guerre de Corée, les Américains sont bien décidés à réarmer l’Allemagne : en cas de guerre contre l’URSS en Europe, il serait hors de question que les Allemands restent passifs. Sauf que, pour les Européens, un réarmement allemand cinq ans seulement après la fin de la seconde guerre mondiale est inacceptable, en particulier pour les Français. Pour convaincre ces derniers, ainsi que les Britanniques, Washington propose d’envoyer des troupes supplémentaires en Europe et de créer un commandement intégré de l’OTAN en échange du réarmement de la RFA. Pour Paris et Londres, la crainte qu’inspirent les Soviétiques rend la présence américaine en Europe primordiale. Un refus pur et simple du réarmement allemand est donc impossible17.

27 Pour résoudre le problème, Jean Monnet, Robert Schumann et René Pleven proposent, par le biais du « plan Pleven » du 24 octobre 1950, une solution européenne : la Communauté européenne de défense (CED). Il s’agit d’intégrer des contingents allemands dans des divisions européennes, qui seraient formées et équipées par un organisme européen supranational placé sous le commandement de l’OTAN. En d’autres termes, l’armée européenne serait contrôlée par la France. Si Washington et Bonn

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acceptent le plan français, le chancelier Adenauer pose tout de même une condition : la RFA doit retrouver sa pleine et entière souveraineté. De fait, le 26 mai 1952, le traité signé à Bonn entre la RFA et ses trois puissances tutélaires rend sa souveraineté à l’Allemagne occidentale. Concernant Berlin, les Alliés y préservent leurs « droits réservés » afin de revenir un jour au quadripartisme. Par conséquent, le traité de Paris du 27 mai 1952 institue la CED18.

28 Une fois signés, les traités du 26 et du 27 mai doivent être ratifiés, ce qui déclenche une crise politique majeure en France. D’emblée, communistes et gaullistes, soutenus par l’URSS pour qui le traité est très inquiétant, redoutent le réarmement de l’Allemagne et font tout pour que la CED ne voie pas le jour. Pour le PCF, la CED, comme la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) alors en train de voir le jour, sont moins un moyen de contribuer à la paix en intégrant l’Allemagne qu’un dessein américain destiné à la réarmer pour lutter contre l’URSS, voire un projet allemand pour entraîner ses alliés dans une reconquête des territoires perdus à l’Est19. Le PCF organise par conséquent l’une des plus importantes campagnes de propagande de son histoire. Il multiplie les affiches anti-CED ; celles-ci utilisent pendant quatre ans le souvenir douloureux de la seconde guerre mondiale pour convaincre les Français de la nécessité de s’opposer au projet.

29 Les communistes s’appuient sur quelques symboles récurrents. Le soldat de la Wehrmacht est présent sur quasiment toutes les affiches ; il menace de frapper un village et son clocher, qui incarnent l’identité paysanne française, ou même Strasbourg et sa cathédrale comme le montre une illustration de 195220. Quand on ne voit pas le soldat, on voit sa botte (1954), dans laquelle est rangé un poignard à croix gammée. Le PCF use ainsi d’un moyen mnémotechnique redoutable : « L’Occupation, c’est le martèlement des bottes des patrouilles, obsédant, lancinant, parfois guetté avec la peur au ventre »21. On cherche vraiment à réveiller les peurs anciennes en évoquant l’idée de la présence d’une armée étrangère sur le sol français. Parfois, le village est déjà détruit, rappelant le massacre d’Oradour-sur-Glane22.

30 On remarque également que le rouge vif est abandonné au profit du drapeau tricolore, démontrant que le PCF se veut le champion de la politique d’indépendance française. Il faut faire le parallèle avec les affiches antiaméricaines publiées au même moment : le souvenir du nazisme est à relier à la situation aux États-Unis, accusés de se fasciser en raison du maccarthysme. Les communistes condamnent ainsi la volonté américaine de partager ses armes nucléaires avec l’Allemagne, ce qui redouble l’intensité du danger comme le souligne l’affiche de 1955 mettant côte à côte un champignon atomique et un soldat de la Wehrmacht. Dans les années qui suivent, la méfiance des Français à l’égard des intentions allemandes en matière d’armement nucléaire se maintient mais ni la suspicion ni les réactions qu’elle suscite n’atteignent un niveau égal à celui de la querelle de la CED. Après 1955, la peur du revanchisme allemand n’est plus mise en scène, du moins en France.

31 L’Italie ne connaît pas l’intensité du débat sur la CED. Par contre, le spectre de la menace allemande est particulièrement agité au cours de la décennie 1960. Dès 1960, le PCI diffuse une affiche sur laquelle défile une colonne de soldats allemands et où il est écrit que « Les Allemands d’Adenauer veulent le Haut-Adige ». Par ailleurs, l’affiche accuse le gouvernement chrétien-démocrate d’Amintore Fanfani d’accepter le détachement de cette région du Nord de l’Italie. L’utilisation de la photographie vise à

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montrer que la menace est bien réelle. L’affaire s’inscrit en réalité dans un cadre qui dépasse le simple affrontement entre la DC et les communistes.

32 Ce qui est précisément en cause dans cette affiche, ce sont les poussées séparatistes de plus en plus violentes d’une minorité sud-tyrolienne du Haut-Adige, région rattachée à l’Italie en 1919 et peuplée de nombreux germanophones. Face à la multiplication des attentats, une part considérable de l’opinion publique suspecte la RFA de favoriser la renaissance du pangermanisme et d’entretenir l’esprit de revanche. Aussi, pour un certain nombre d’Italiens, à l’été 1966, une reconnaissance de la RDA aurait-elle le mérite de presser Bonn de mettre fin à la violence23.

33 Au terme de cette analyse, on constate que les représentations de la guerre en France et en Italie dans le contexte de guerre froide relèvent de trois modèles temporels. En premier lieu, on note la prégnance des références au passé récent, en particulier à la seconde guerre mondiale, lorsqu’il s’agit de dénoncer la permanence du danger allemand. Ensuite, le pouvoir émotionnel de la photographie et des nouveaux modes d’illustration permet de montrer la réalité des guerres directement liées à la rivalité Est-Ouest, comme en Corée et au Vietnam. On se réfère donc au temps présent dans ce cas-là. Enfin, la prolifération nucléaire laisse entrevoir un nouveau type de conflit entraînant le monde au fond du gouffre. En représentant iconographiquement la guerre du futur en l’associant au souvenir de la seconde guerre mondiale, on cherche à convaincre l’électorat que l’homme est capable d’aller encore plus loin dans la destruction.

NOTES

1. . Les affiches utilisées sont issues de la collection de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine située à Nanterre et du Musée d’Histoire contemporaine de l’Hôtel des Invalides qui lui est rattaché. 2. . Donald Sassoon, « Italian Images of Russia, 1945-1956 », dans Christopher Duggan et Christopher Wagstoff (dir.), Italy in the Cold War. Politics, culture and society. 1948-58, Oxford, Berg, 1995, p. 189-202. 3. http://www.lethist.lautre.net/guerre_froide.htm 4. . Philippe Buton et Laurent Gervereau, Le couteau entre les dents. 70 ans d’affiches communistes et anticommunistes, Paris, Chêne, 1989, p. 89. 5. http://www.lethist.lautre.net/guerre_froide.htm 6. http://www.louisemichelchampigny.ac-creteil.fr/Diaporama-du-cours-portant-sur-la,296 7. . Ibid. 8. . Donald Sassoon, « Italian Images of Russia, 1945-1956 », art. cit., p. 196-197. 9. http://kontroinformazione.myblog.it/archive/2009/05/08/vota-pdl-o-sara-il-tuo- padrone.html 10. . « Même les communistes parlent de paix. Mais pour nous il n’y a pas de paix sans liberté ». 11. http://www.musee-picasso.fr/pages/page_id18627_u1l2.htm 12. http://www.csmovimenti.org/schede_storia/scheda14.html

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13. . Edoardo Novelli, C’era une volta il PCI. Autobiografia di un partito attraverso le immagini della sua propaganda, Rome, Editori Riuniti, 2000, p. 157. 14. . « Aujourd’hui encore au Vietnam, on meurt ainsi. Contre la barbarie colonialiste, contre l’impérialisme, vote communiste. » 15. . François Hourmant, « De Lénine à Marcos : modèles étrangers pour la gauche ? », dans Jean- Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, vol. 2 : XXe siècle, à l’épreuve de l’histoire, Paris, La Découverte, 2004, p. 478. 16. . « Si tu ne t’occupes pas de politique, la politique s’occupe de toi ». 17. . Georges-Henri Soutou, La guerre de cinquante ans. Les relations Est-Ouest, 1943-1990, Paris, Fayard, 2001, p. 247-248. 18. . Ibid., p. 248-251. 19. . Pierre Grosser, « La guerre froide », La documentation photographique, n° 8055, Paris, La Documentation française, 2007, p. 24. 20. http://www.aphgaixmarseille.com/spip.php?page=imprimer&id_article=553 21. . Philippe Buton et Laurent Gervereau, Le couteau entre les dents…, op. cit., p. 100. 22. http://europatriotism.cafebabel.com/fr/post/2008/07/28/European-left 23. . Johannes Lill, « La RDA et l’Italie. 1949-1973. Perspectives et limites de l’approfondissement des relations bilatérales », dans Ulrich Pfeil (dir.), La RDA et l’Occident. 1949-1990, Paris, PIA, 2000, p. 215. Johannes Lill cite un commentateur célèbre du quotidien Corriere della Sera.

RÉSUMÉS

Durant la guerre froide, la France et l’Italie connaissent à l’échelle nationale la division idéologique entre communistes et anti-communistes qui caractérise les relations internationales d’alors. Face à la menace d’un nouveau conflit mondial que créent les tensions Est-Ouest et la course aux armements, chacun des deux camps cherche à dénoncer l’irresponsabilité de l’adversaire. L’iconographie – en particulier les affiches – joue un rôle majeur dans cette dénonciation, exploitant constamment la mémoire et le traumatisme engendrés par la Seconde Guerre mondiale. Trois pays cristallisent, au cours de ces années, les craintes des uns et des autres : l’URSS, les États-Unis et la République fédérale d’Allemagne.

During the Cold War, France and Italy experienced the ideological division between communists and anti-communists on a national level, in a fight that characterized international relationships from 1945 to 1990. The threat of a of new world war generated by East-West tensions and arms race led both sides to denounce its opponent’s irresponsibility. Illustrations and posters played an important role in this denunciation. It constantly used memory and trauma inherited from World War II. Fears were focused on three countries: USSR, the United States and Western Germany.

INDEX

Keywords : Cold War, communist party, France, Italy, posters Mots-clés : affiches, France, guerre froide, Italie, parti communiste

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AUTEUR

NICOLAS BADALASSI

Agrégé d’histoire, Nicolas Badalassi est l’auteur d’Adieu Yalta ? La France, la détente et les origines de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe, 1965-1975, thèse de doctorat soutenue en décembre 2011 à l’Université Sorbonne nouvelle - Paris 3. Il a également publié plusieurs articles consacrés à l’histoire de la guerre froide.

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Notes et travaux de recherches

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Frontières régionales, nationales et historiographiques : bilan d’un programme de recherche italien et perspectives de recherche

Blythe Alice Raviola

1 Cette contribution est issue de la riche expérience de recherche menée en Italie sur le thème des frontières, qui ont été observées sous tous les angles, géographiques, politiques, ecclésiastiques et culturels, à partir de vastes dépouillements d’archives. Le programme, qui s’est nourri d’un dialogue multidisciplinaire, se proposait également une comparaison avec des expériences européennes similaires. L’article se fondera sur un schéma tripartite visant à illustrer à grands traits l’état de l’art des études sur la frontière en Italie, la question des frontières régionales et intérieures du Piémont à l’époque moderne, ainsi les multiples potentialités que ce thème pourrait encore recéler, notamment par l’étude en équipe du comté de Nice à travers une approche sur le temps long.

Frontières et espaces italiens

2 Partons du premier point, c’est-à-dire de l’aventure réussie du programme ministériel Frontiere : ceti, territori e culture nell’Italia moderna auquel ont participé, de 2003 à 2007, les Universités de Vérone, Milan, Turin, Padoue, Venise, Udine, Alexandrie et Pise, et qui connut une retombée éditoriale concrète avec la publication à ce jour de sept ouvrages dans la collection Confini e frontiere nella storia. Spazi, società e culture nell’Italia dell’età moderna chez FrancoAngeli 1. Pour des raisons de place et en raison de mon implication personnelle dans ce programme, je n’ai pas l’intention de proposer un compte-rendu complet des nombreux essais qui ont convergé dans les différents ouvrages. J’essaierai plutôt de tracer les parcours de recherche qui dérivent de la spécificité culturelle de chaque équipe et qui teignent de différentes nuances ce prisme qu’est le concept de frontière. Quoique se conformant à une grille de principe et

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partageant le projet d’ensemble élaboré par l’unité-mère de Vérone sous la direction du Professeur Alessandro Pastore, les équipes ont indubitablement pris la mesure du sujet et de ses multiples implications, mettant ainsi à profit leurs connaissances antérieures et privilégiant un aspect, une période ou un entrecroisement disciplinaire particuliers.

3 Avant d’entrer dans le vif du sujet, je tiens à témoigner ma reconnaissance à la féconde École des Hautes Études de Paris, et notamment à Daniel Nordman (CNRS), qui a activement participé à deux séminaires italiens et dont le travail fondamental sur les Frontières de France 2 est sans aucun doute l’une des références les plus citées de la collection. Nous devons essentiellement à Daniel Nordman et à ses ouvertures méthodologiques vers la culture classique, la géographie, l’anthropologie, le fait d’avoir appris que la frontière est un espace fluide, osmotique, tout autre que séparateur ; une bande entre des territoires limitrophes (pour des raisons juridico-politiques ou ecclésiastiques) perméable aux flux humains, commerciaux, voire idéaux, parfois radicalisée par sa connotation de limite, mais presque jamais barrière nette et infranchissable.

4 Toutefois, le fait demeure que la France et l’Italie à l’époque moderne sont difficilement comparables, du moins sous cet aspect : pour autant que la première puisse désormais être interprétée comme une composite monarchy 3, il est incontestable que la fragmentation en États de la péninsule a amplifié la quantité et diversifié la qualité des frontières et des limites opérationnelles dans l’Ancien Régime qui doivent être aujourd’hui analysées. De quelle frontière s’agit-il, donc, pour les espaces italiens ?

5 Une réponse à plusieurs voix provient des actes de la rencontre féconde qui a eu lieu à Gargnano au printemps 2005 : Confini e frontiere nell’età moderna. Un confronto fra discipline, réalisée par A. Pastore (Milan, FrancoAngeli, 2007). À cette occasion, des historiens, italiens et étrangers, ont dialogué avec un anthropologue, une géographe et un historien du droit dans l’objectif non pas de fixer un canon valide pour tous les secteurs de recherche et les domaines géographiques examinés, mais plutôt de décomposer dans sa « richesse sémantique » et dans son ambiguïté le terme de « frontière ». Pier Paolo Viazzo a ainsi fait remarquer que dans la littérature ethno- anthropologique coexistent deux termes anglais, « frontier » et « boundary »4, auxquels se joint « border »,plus radical, dans une dynamique d’interprétation des problèmes de frontière qui oscille entre les thèses classiques d’Owen Lattimore et les études plus récentes sur l’Afrique, sur les États-Unis, mais aussi sur les Alpes5. Quoi qu’il en soit, les établissements humains et les processus linguistiques propres aux zones frontalières, avec tout le bagage symbolique de pratiques des communautés qu’ils impliquent, revêtent une importance fondamentale. Par ailleurs, l’approche géo-historique invite à reconstruire les processus de maturation des concepts de frontière et de limite dans leurs applications terminologiques, cartographiques et politico-administratives, dans la pleine conscience du caractère artificiel et conventionnel des lignes de démarcation fixées au cours des siècles6. La longue durée de la question rend également nécessaire la connaissance de la jurisprudence en la matière, qui plonge ses racines dans le droit romain et qui établit ses fondements au Moyen Âge grâce à des auteurs comme Baldo degli Ubaldi (1319-1327 - 1400) et Bartolo di Sassoferrato (1314-1357) dont les ouvrages n’on cessé d’être un point de référence de toute la législation moderne7.

6 Au-delà des prémisses méthodologiques sur lesquelles je ne m’attarderai pas, l’œuvre de Pastore propose toute une série de cas et d’espaces emblématiques, nombre desquels sont rappelés dans d’autres ouvrages de la collection. Ceci est notamment valable pour

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Genève et Venise, deux républiques de nature urbaine qui ont entretenu un rapport complexe avec le territoire environnant (ou situé à l’arrière, si l’on parle de la ville lagunaire), et ressentaient le besoin de définir les limites qui les séparaient des autres centres urbains et des autres formes de pouvoir politico-administratif (le duché de Savoie pour le siège d’élection de Calvin, l’État de Milan espagnol – mais pas seulement – pour la Sérénissime République)8. Un autre front inévitable est représenté par l’arc alpin, théâtre naturel de nombreuses enquêtes menées ces dernières années et cause première de conflits frontaliers de durée séculaire, aussi bien sur le versant occidental sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, qu’au Nord et aux marges du Saint Empire Romain entre le Frioul et les terres slaves.

7 Les Alpes constituent par exemple la frontière la plus évidente, aujourd’hui comme alors, entre la Lombardie et l’Europe ; de fait nos collaborateurs se réfèrent souvent à l’ouvrage du regretté Claudio Donati9. Ne parlions-nous pas de particularités scientifiques liées à chaque livre de la série ? C’est là que se dévoile dans sa totalité la double aptitude du coordinateur pour étudier les aspects ecclésiastiques et militaires : les confins lombards sont pétris d’échanges et de problèmes confessionnels tout comme de considérations stratégico-défensives liées à la route des Flandres. C’est pourquoi le corpus central porte sur les décennies à cheval entre le XVIe et le XVIIe siècle, lorsque les élans hétérodoxes provenant des Grisons10 ainsi que les mouvements des armées espagnoles vers les Pays-Bas et dans l’Italie du Nord11 étaient devenus pressants.

8 Mais un autre facteur-clé, pour la région comprise entre le Piémont et la Vénétie, était (et est toujours) représenté par les voies de communication, auxquelles a été réservée la seconde partie du projet COFIN et dont l’analyse corrobore les études de Marina Cavallera, présentes non pas dans cet ouvrage-ci mais dans deux autres publiés par FrancoAngeli, et qui démontrent par ailleurs les contacts existant entre les différentes unités de recherche12. Marina Cavallera analyse depuis longtemps les réseaux routiers, légaux et de contrebande, qui partaient de la zone insubrique et se prolongeaient en éventail vers la Suisse, le Trentin, les Vénéties, les landes subalpines et la Ligurie, favorisant les échanges commerciaux entre des régions morphologiquement inégales, mais augmentant aussi les causes de conflits juridictionnels entre les communautés et les États qui s’en servaient et dont ils étaient traversés.

9 Ce même thème constitue le pivot du travail produit par l’équipe d’Alexandrie guidée par Angelo Torre et coordonnée par l’Université du Piémont oriental. Parler de Piémont oriental est déjà, en soi, une définition chargée de signification dans la mesure où elle accentue l’existence d’une bande (frontalière) entre la région et la Lombardie, et le sous-titre de l’ouvrage (Movimenti di uomini e cose nelle società di antico regime) qui s’attarde sur le dynamisme de certains phénomènes frontaliers, est tout aussi éloquent. Quant à l’espace analysé, il faut préciser qu’il s’agit d’une « zone spécifique, bien que stratégique […] celle qui relie le littoral ligure à la plaine du Pô et aux cantons suisses […] un couloir commercial »13 déjà identifiée par l’analyse économique de Luigi Bulferetti14 tout comme par l’étude micro-historique d’Edoardo Grendi 15. Suivant les suggestions méthodologiques de ce dernier, les ouvrages restituent une image polycentrique du concept de frontière16, à partir d’une réflexion sur les routes, sur les droits de douane, sur la perception locale de leur utilisation17, ainsi que sur des enclaves territoriales de nature impériale, expression typique de la fragmentation juridictionnelle et territoriale par États du Nord-Ouest de la péninsule18. La période retenue va de la fin du XVIIe à la fin du siècle suivant, car c’est alors que s’aiguisent les

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tensions entre les autorités publiques, les propriétaires terriens et les habitants des lieux de passage, et que se formalisent des frontières auparavant plus souples.

10 La leçon de Grendi est également présente dans Comunità e questioni di confini in Italia settentrionale (XVI-XIX sec.) 19, où l’on propose une confrontation entre la Ligurie, la Vénétie et le Frioul suivant un fil conducteur bien précis : la forêt. La « coupe de la forêt », pour citer Cassola, est vitale pour l’économie des hommes de l’époque moderne, et l’exploitation des ressources forestières est tout aussi fondamentale pour l’alimentation de subsistance et pour le pâturage. Il est donc évident que son usage engendrait des querelles difficiles à régler, des contrastes profonds souvent destinés à dépasser le simple contexte local et requérant l’intervention des hautes sphères du pouvoir. La forêt avait aussi souvent un côté symbolique lié aux usages de la population (ramassage du bois, des châtaignes) et aux rituels religieux pratiqués pour en fixer la possession (procession, construction de chapelles champêtres, etc.)20 et une valeur frontalière intentionnellement imprécise, tout comme ont longtemps été imprécises et de définition malaisée les limites et les frontières reproduites le long des fleuves.

11 La question – qui représente actuellement mon principal intérêt de recherche – apparaît ici et là dans les ouvrages observés, mais elle fait partie des thèmes qui mériteraient sans aucun doute des travaux de réflexion ultérieurs. Elle a été traitée sous plusieurs aspects par Luca Porto, qui a examiné la querelle du Tartare entre la Vénétie et la Lombardie des Habsbourg21, et par Giampaolo Garavaglia, qui s’est occupé du Sesia à l’époque napoléonienne22, et qui tente de comparer les coutumes du Pô dans la zone padane entre le XVIe et le XVIIe siècle 23. Par ailleurs, dans les critères de définition de la frontière entre la France et le Royaume de Sardaigne, le rôle des eaux fluviales, et notamment du Rhône et du Guiers, fut déterminant pour l’identification de limites supposées naturelles24.

12 Un autre genre de problème est soulevé en revanche dans le dernier ouvrage paru, celui qui est consacré à la Toscane. Là aussi l’élément liquide est bien présent mais il s’agit de la mer, cette Méditerranée tyrrhénienne qui lia étroitement le grand-duché des Médicis à l’Espagne des Habsbourg. Le livre suggère à cet effet une intéressante projection Ouest-Est qui privilégie l’observation de l’État des garnisons25 et de la gestion compliquée des eaux territoriales26 concernant non seulement la capitale et les villes côtières mais aussi la petite République de Lucques27. Le regard se pose, plus que sur la longue frontière avec les États de l’Église28, sur les zones à haute densité féodale comme la Lunigiana29 – autre zone d’origine impériale – ou des terrains incultes, à l’origine de tensions entre les communautés qui y habitaient30.

Frontières et espace de la maison de Savoie

13 Les deux ouvrages dont j’ai assuré la coordination dans le cadre de la collection publiée chez FrancoAngeli tournent autour d’une idée qui a pris, au cours de mes recherches, un poids de plus en plus important : celle de frontière intérieure. Je l’illustrerai ici brièvement dans la mesure où elle est fonctionnelle au discours sur le comté de Nice ici abordé.

14 La frontière intérieure, pour les équipes qui ont collaboré aux deux livres, est avant tout une enclave, un micro-État, un espace fermé et reconnaissable aussi bien du point de vue géopolitique qu’administratif, juridictionnel et ecclésiastique. C’est dans cette

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optique qu’a été étudié le Montferrat entre le Moyen Âge et le XIXe siècle, marquisat autonome jusqu’en 1536, puis propriété des Gonzague jusqu’en 1708 et ensuite territoire annexé aux domaines de la maison de Savoie par décret impérial31. L’approche diachronique choisie a toutefois permis d’observer la persistance des frontières, quoique vagues, qui s’étaient consolidées au fil des siècles, ce qui donna lieu à de grosses difficultés d’assimilation fiscale32, ainsi qu’à la survie de « terres séparées » (comme la campagne de Cocconato33) et de coutumes qui n’ont disparu qu’à l’époque napoléonienne34. Les forêts, les routes, les agglomérations et les places fortes militaires étaient les ganglions d’un organisme, non vital certes, mais en tout cas doté d’une physionomie qui lui était propre et perçu en tant que tel par l’historiographie35.

15 Mais pour ceux qui ont travaillé sur le Piémont du XVIIIe siècle, la frontière intérieure a également signifié autre chose, par exemple la zone tourmentée des Vallées Vaudoises36 et la superposition complexe entre les diocèses et les provinces37, ou encore – peut-être plus témérairement – la Sardaigne38. Acquise en 1718 en échange de la Sicile, l’île fut évidemment un espace séparé par la mer, assimilable toutefois aux provinces de nouvelle acquisition (le Montferrat, justement, les domaines d’Alexandrie, de Novare, la Lomellina et l’Oltrepo pavese) qui étaient en revanche contiguës. Le fait d’avoir été elle aussi un terrain d’expérimentation politique et économique des classes dirigeantes centrales et locales semble justifier l’adoption d’une définition apparemment hyperbolique.

16 Pour résumer et éclaircir les propos, l’idée de frontière intérieure se différencie de celle de frontière régionale. Cette dernière, dans l’Italie d’Ancien Régime, pouvait s’appliquer aux réalités territoriales qui bénéficiaient d’un statut politique reconnu (duché, principautés, villes-État), dans la mesure où l’historiographie italienne parle, à leur égard, d’États régionaux. Le concept de frontière intérieure implique en revanche, d’après les études qui ont été menées, des espaces moins homogènes du point de vue institutionnel (anciens fiefs, enclaves juridictionnelles), surtout par rapport aux espaces régionaux dans lesquels ils s’inscrivaient. En ce sens, une province annexée au Piémont après deux siècles de gouvernement espagnol, constituait sans hésitation une frontière intérieure, c’est-à-dire un nouvel espace qu’il fallait modeler d’après les règles de l’État dominant.

17 Ces considérations peuvent également être appliquées au comté de Nice qui fut partie intégrante de l’espace de la maison de Savoie de 1388 à 1860 : cinq siècles de rapport mutuel que l’histoire, l’historiographie, la langue et les nationalismes semblent avoir dilué très rapidement. Nice et son comté furent en même temps frontière intérieure et frontière sur la mer, bastion contre la Provence française et contre la République de Gênes, zone d’action sud-occidentale pour le fonctionnariat turinois mais aussi bassin de recrutement d’hommes importants pour la cour et les chancelleries de la capitale.

18 Ces aspects n’ont pas été pris en compte autant qu’il serait souhaitable, peut-être parce que la bibliographie sur les frontières piémontaises – alpines, apenniniques, fluviales… – se présente encore comme une mosaïque aux nombreuses tesselles manquantes : ce n’est que maintenant, par exemple, que l’on commence à connaître l’aspect stratégique diplomatique de la frontière avec les Suisses et à saisir la richesse documentaire franco-italienne sur la Savoie. Ce n’est que maintenant, après des décennies de silence et de désintérêt, que les chercheurs lombards et piémontais ont reconstruit sur les deux versants la ligne segmentée et parfois mince qui divise les régions de référence ; et ce n’est que depuis peu, au-delà du discours sur les petits États

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et les fiefs impériaux situés dans le périmètre des domaines de la maison de Savoie, que l’on prête une attention particulière à la césure dentelée et ambiguë avec le duché de Gênes. En fait, les problèmes liés aux limites des domaines de la maison de Savoie aux quatre points cardinaux ne sont pas purement cartographiques : il s’agit de problèmes de communication, d’échanges culturels, de répercussions confessionnelles qui ont conduit, et ce n’est pas un hasard, l’unité de recherche turinoise à réfléchir également au thème de la circulation des idées39, qui fait partie de ses domaines de recherche prioritaires, mais aussi à la « physiologie » du duché devenu royaume.

19 On peut affirmer que les études ont bien avancé pour le XVIIIe siècle, grâce à des recherches ciblées dans les domaines historique40, cartographique41 et juridico- institutionnel42. Les sources elles-mêmes sont plus abondantes, et ce en raison de l’explosion des conflits latents depuis des siècles et de la nette volonté d’intervention du Royaume de Sardaigne et des États voisins de mettre fin à des situations d’impasse. C’est un processus général typique d’un XVIIIe siècle réformateur, qui prend des nuances intéressantes dans le cas des petits États – qui ont besoin de se défendre contre les agressions militaires et diplomatiques – et des moyennes puissances appuyées par les grandes. C’était la condition du Piémont, qui devait régler ses comptes avec des frontières intérieures, telles que nous les avons définies, mais qui avait aussi inauguré depuis le début de l’époque moderne une politique frontalière visant à réduire les enclaves à ses abords et à compacter les domaines à l’intérieur.

20 C’est pourquoi une approche sur le temps long s’impose : Utrecht et les traités de la moitié du XVIIIe siècle marquèrent certainement des tournants historiques en matière de frontières, mais leur importance échappe en partie, si l’on ne retrace pas au préalable les étapes de l’évolution des limites piémontaises. Des limites qui subirent, je tiens à le souligner, leurs premières modifications substantielles justement à partir de la zone sud-occidentale. Il suffit de penser, précisément, à l’inclusion précoce du comté de Nice, à l’acquisition de La Brigue, Tende et Maro par les Lascaris survenue en 1575, à la conquête du marquisat de Saluces sanctionnée par la paix de Lyon en 1601. À cette occasion fut également décrétée la cession de Bresse, Bugey et Valromey à la France, interprétée par une grande partie de l’historiographie comme le prodrome du choix italien de Charles-Emmanuel Ier. En réalité, la renonciation doit être pondérée à la lumière du renforcement simultané des avant-postes de Nice et Villefranche, indice d’une stratégie de conservation bien précise d’au moins un couloir transalpin, vital pour les liaisons avec le territoire de Saluces tout juste annexé43.

21 Les recherches menées jusqu’à présent par le groupe turinois ont servi à saisir sous différents angles (politico-institutionnel, diplomatique, militaire, confessionnel, culturel) la radicalisation progressive de la frontière avec la France, couronnée par la signature du Traité de Turin en 1760 et suivie par les inévitables corollaires de recours, de nouveaux relevés cartographiques et des ajustements avec Paris. Les résultats obtenus sont donc encourageants. Il s’agit maintenant d’identifier et de combler les lacunes. Par exemple, l’analyse historico-juridique des contentieux frontaliers des XVIe et XVIIe siècles est encore insuffisante : les traits saillants ont été étudiés mais la littérature sur les dizaines de dossiers concernant les querelles et les arrangements entre les parties est pauvre. De même, il reste beaucoup à faire en termes de cartographie, d’histoire économique, diplomatique et sociale, de la reconstruction des groupes sociaux à l’examen des carrières des provinciaux à Turin et vice-versa. Dans le cas de Nice – mais on pourrait en dire autant de la Savoie – approfondir ces aspects

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équivaudrait à resserrer la trame des événements institutionnels les plus connus (cadeaux, échanges territoriaux, cessions…) et à favoriser la confrontation historiographique au niveau international.

Frontières, micro-États et régions européennes entre tradition, historiographie et politiques européennes

Perspectives de recherche et de collaboration

22 En dépit du caractère ambitieux du sous-titre, cette partie sera la plus fragile de l’ensemble. En effet, elle requiert encore d’être enrichie par des recherches dépassant l’histoire des lieux et des pouvoirs qui les conditionnent et qui prennent également en compte les aspects politico-idéologiques contemporains en matière de régionalisme européen. En d’autres termes, il me semble qu’analyser les frontières aujourd’hui signifie certes retracer leurs vicissitudes historiques, mais c’est aussi comprendre comment elles se modifient dans le monde actuel, en partant de la tradition, en s’en éloignant ou en la manipulant. Bref, il sera de plus en plus difficile de faire l’histoire des frontières sans tenir compte des processus de recomposition de la mosaïque régionale européenne liée aux intérêts et aux aspirations – économiques, politiques, sociales, mais aussi d’autoreprésentation – de l’Union européenne44. Le défi est de les comprendre sans se faire conditionner par elles.

23 Il faut souligner l’intérêt général et largement véhiculé sur ce thème, qui voit par exemple dans la Méditerranée un bassin d’enquête toujours incontournable45, mais qui considère aussi le problème des frontières orientales d’Europe comme étant de plus en plus urgent46. Dans ce contexte – qui est aussi et surtout de nature économique – l’objectif serait celui d’explorer, dans une dimension supranationale, les raisons des différences et/ou analogies territoriales qui ont une répercussion sur les décisions politiques des pays intéressés par des frontières communes. Le cas de la frontière franco-italienne est en ce sens particulier47. Un exemple que j’ai déjà cité48 est celui de la ligne de chemin de fer à grande vitesse (TAV), dont les couloirs de parcours possibles, encore sur papier, calquent deux anciens parcours de transit, l’un dans la Vallée de Suse, l’autre sur la côte ligurienne en direction de Vintimille.

24 Naturellement, il ne s’agit pas que de cela : étudier le comté de Nice avec des projets communs, pour s’en tenir à ce cas spécifique, aiderait à franchir des barrières linguistico-culturelles mûries au cours des cent cinquante dernières années concernant un précédent vécu, parallèle et partagé. Parmi les facteurs soulignés par l’historiographie française, le tout premier est la portée effective de Nice et de Villefranche dans l’exploitation des parcours maritimes de la dynastie. Les études d’Anne Brogini sur l’Ordre de Malte (et ses liens d’origine avec la ville côtière49) constituent en ce sens un point de départ utile pour réfléchir aussi bien sur les systèmes de chevalerie de la maison de Savoie – n’oublions pas qu’en plein XVIe siècle Andrea Provana de Lìni, héros victorieux de Lépante et grand amiral du Piémont, fut gouverneur de Nice – que sur la notion de frontière maritime, rarement prise en considération dans le cadre du Piémont. La législation de la maison de Savoie se soucia- t-elle de la question des eaux territoriales ? Si oui, comment ? En élaborant ses propres textes ou en s’inspirant de canons consolidés ? Toutes ces questions attendent une

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réponse satisfaisante ; elles ne semblent pas superflues si l’on pense aussi à la domination de la Sardaigne évoquée ci-dessus.

25 Un autre point essentiel, qui nous conduit à l’histoire religieuse et ecclésiastique, réside dans la diffusion des cultes réformés dans la zone frontalière, avec une pénétration massive de Huguenots entre le comté de Nice et le Piémont pendant les années des guerres de Provence (1592-1601). Ce phénomène est attesté par des lettres, des écrits, des profils biographiques particuliers (notamment celui d’Onorato Grimaldi di Boglio50) et de petites enquêtes locales ; il manque toutefois une reconstruction d’ensemble qui rende compte de l’envergure du phénomène et mette à jour les recherches sur l’hétérodoxie subalpine.

26 On connaît bien les aspects cérémoniaux des entrées triomphales d’Emmanuel-Philibert et de Charles-Emmanuel Ier à Nice, beaucoup moins les aspects économiques et militaires concernant les voies du sel, les passages d’accès des troupes, les débarquements maritimes de ces dernières, l’articulation du réseau routier entre la France, le Piémont et la Ligurie51. Les parcours possibles sont multiples : de l’histoire institutionnelle à celle de l’art, de l’analyse du territoire à celle des différents groupes, tous méritent un développement conséquent. Pour s’en tenir au problème des frontières et pour résumer schématiquement, on pourrait réfléchir aux points suivants : • Les frontières incertaines et disputées avec la République de Gênes et la Provence ; • L’existence d’enclaves seigneuriales (comme Boglio) jouant encore un rôle fondamental au XVIe siècle ; • La présence, sur le territoire de Savoie, de micro-États totalement autonomes (Monaco, mais aussi la principauté de Dolceacqua et le marquisat de Zuccarello, ces deux derniers étant des fiefs impériaux) ; • La gestion par la maison de Savoie du port de Villefranche et le problème des eaux territoriales ; • La diplomatie de la frontière (correspondances, rapports, matériels cartographiques) ; • La nature perméable des Alpes du point de vue confessionnel (circuits d’Huguenots et Vaudois entre le XVIe et le XVIIe siècle) ; • La nature perméable des Alpes du point de vue culturel (circulation d’hommes et d’idées dans l’Ancien Régime).

Monaco et La Turbie : une étude de cas

27 Si le dernier point jouit depuis longtemps, notamment pour le XVIIIe siècle, d’une attention tout à fait méritée, les autres ont été abordés occasionnellement. Je prends l’exemple de Monaco qui, quoiqu’il soit un petit État à la tradition pluriséculaire, n’a jamais suscité d’attention historiographique soutenue52. Pourtant sa nature territoriale a largement conditionné l’administration des frontières de la zone, impliquant la garnison de Nice, les autorités portuaires de Villefranche, les fonctionnaires piémontais envoyés sur place pour défendre la minuscule enclave de la Turbie. En effet, en 1480, les Grimaldi avaient signé un accord qui sanctionnait leur autorité sur Roquebrune et laissait La Turbie aux ducs de Savoie53 : une frontière faible, comme toutes celles qui entouraient les multiples seigneuries liguriennes des environs, mais toutefois présente et apte à renforcer la position de cette petite puissance. On comprend aisément que celle-ci jouissait aussi de la protection intéressée de la France et de l’Espagne qui la

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faisaient graviter tour à tour dans leur orbite, la première de 1512 à la paix de Cateau- Cambrésis, la seconde jusqu’en 1659, quand Honoré IIGrimaldi acquit le titre de prince et se rapprocha de l’astre naissant de Louis XIV. Mais les contingences internationales influencèrent peu l’aménagement frontalier : il s’agissait généralement d’un problème de pratiques locales en conflit les unes avec les autres qui, dans un second temps seulement, arrivaient jusqu’à la politique de cour.

28 Ce document de 1480 permet de comprendre combien le thème est significatif, du moins pour les implications économiques liées aux rapports controversés entre Turin, Nice et les seigneurs de Monaco. Dès les années 1520, Charles II de Savoie fit quelques tentatives d’ajustement territorial pour soustraire la Turbie au domaine monégasque : il s’agissait, comme on peut en déduire d’une instruction rédigée en 1528 par Pietro Galateri, de proposer un échange circonscrivant les zones de prélèvement de la gabelle des deux souverains sans superpositions ni intersections. Or cela n’était pas simple car même les ministres qui s’occupaient de la chose (en plus de l’achat du sel) avaient du mal à se déplacer d’un État à l’autre : « je demandai d’aller de Monaco à Nice – écrivait Galateri au duc – et l’on ne m’accorda pas libre pratique à Nice »54.

29 L’échange de territoire n’eut donc pas lieu et les problèmes demeurèrent. Vers la moitié du siècle, le préfet de Nice Marc’Antonio Nuceto dut ordonner au bailli de La Turbie, son subordonné, de ne pas importuner les Monégasques qui cultivaient des champs sur le « finagio » du lieu : confisquer leurs bœufs, comme cela s’était produit, signifiait « être en mauvaise relation de voisinage avec les sujets de l’Illustrissime seigneur de Monaco, qui est très reconnaissant vis-à-vis de S.A. »55. Mais la succession d’interventions analogues laissait entendre leur faible caractère incisif et l’exacerbation inévitable des tensions. Malgré les intentions conciliantes exprimées par les ducs, en 1599 le gouverneur de Nice Tommaso Valperga envoya sur sa propre initiative des soldats pour ajuster par la force « ces différends de Monaco et de la Turbie », les réclamations de l’avocat fiscal Federico Quinzio, tenant garnison dans la principauté pour le compte de Charles-Emmanuel Ier, ne suffirent pas à le faire désister56.

30 Mais les désaccords entre le patrimoine ducal et Nice contribuaient eux aussi à troubler les équilibres frontaliers, comme en témoigne une longue note d’information rédigée par Prospero Galeani en 160357. Plus particulièrement, les prétentions de Nice « sur les îles du Var et sur la zone interditedu Mont Boron » semblaient se référer à une « concession à elle [Nice] faite par le comte Amédée [VIII] en 1396 de tous les pâturages et ordonnances du territoire désert et vacant », confirmée ensuite en 1496 et en 1513 par un patrimoine de 100 florins par an. Au milieu du XVIe siècle, « comme le seigneur duc le père de V.A. voulait se servir d’une partie des îles susdites pour le pâturage de la race de ses chevaux confiés à Andrea Pensa, gardien de chevaux », il paya un bail de 30 écus à la municipalité niçoise, et en 1591 l’infante Catherine, épouse de Charles Emmanuel Ier et régente en son absence pendant la guerre, requise dans ce sens par la ville, accorda à Pensa le droit d’établir « la portion nécessaire pour la race » de cheveux, contre une redevance ducale, laissant le reste de la « tenue » en faveur de la ville. « J’en déduis – commentait Galeani – tous les titres de la ville parlent de pâturages et terres mauvaises, et ne comprennent donc pas les îles susdites, qui ne sont à proprement parler ni de pâturages, ni de mauvaises terres, mais de dépôts du fleuve Var, qui de raison, en tant que choses royales, reviennent au prince »58.

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31 Au nombre des oppositions avec le souverain, les rapports irrésolus avec les Grimaldi et les coutumes invétérées (usage des pâturages, droits de passage, banditisme), les frontières devinrent de plus en plus tendues et touchées par des épisodes emblématiques. Citons notamment la mise sous séquestre, survenue en 1664, d’« une barque de marchands de San Remo chargée de citrons et autres marchandises » qui, « entraînée par des vents impétueux, fit naufrage sur la place, fut brisée par les rochers dans un lieu appelé Cap d’Ail, dans la cale dite Cabiel, sous une tour voire un petit château dit ‘Château Abegl’, territoire indéniable de la Turbie, et par conséquent juridiction de S.A.R., éloigné d’une mille environ de Monaco, en procédant de Nice, et frontalier avec le territoire d’Eze »59.

32 Retrouvée par les Monégasques, l’épave avait été rapportée dans la principauté sous l’escorte de l’avocat fiscal de Grimaldi, après la réquisition du maigre chargement qui en restait. Il en découla un litige juridictionnel aux évidentes répercussions sur la définition des frontières terrestres et maritimes : dans quelles eaux côtières l’incident était-il survenu ? Comment la ligne de séparation entre Monaco et les domaines de Savoie était-elle tracée à l’époque ? Cette question se profilait depuis des mois, vu qu’en 1663 le problème s’était représenté pour la vieille affaire des pâturages. Des réunions s’étaient tenues alors pour régler le différend relatif à la frontière entre la Turbie et Monaco : parmi les lieux disputés figuraient Monegotto, montagne de Santa Devota et Calf, mais « tout était resté sans résolution »60. Le président du Sénat de Nice Dalmazzone et l’auditeur de la Chambre des comptes Truchi avaient discuté avec Antoine de Savoie, gouverneur extraordinaire du comté de Nice, quant à l’éventualité d’accueillir la proposition de Grimaldi d’un « compromis de la durée de trois ans », mais ils s’étaient prononcés contre parce que, « bien que ce compromis se présente comme provisoire et limité dans le temps, l’expérience nous montre qu’entre souverains cela devient souvent perpétuel, et que l’on ne les modifie plus »61. En l’absence d’un accord formel entre les parties, l’affaire du bateau naufragé projeta les doutes sur la bande côtière. Du point de vue des Savoie, exprimé par Dalmazzone, « il ne serait bien grave que ceux de Monaco eussent investi l’épave en s’appropriant de toute chose, mais ce qui ne correspond pas à la justice est d’avoir comparu avec le représentant du fisc, le secrétaire et des hommes armés, exerçant des actes de justice sur le territoire de la Turbie, domaine incontestable de S.A.R., afin de soutenir la prétendue juridiction du sieur prince »62.

33 Il existait des précédents, « sur ces places et autres dans toute l’Italie », lesquels avaient prévu que les restes du bateau et de la marchandise devaient rester « à la disposition des patrons… d’après la bulle In cena Domini qui, sous peine d’excommunication, interdit à qui que ce soit d’usurper et d’investir les biens et les marchandises des malheureux naufragés ». Mais à Monaco agissait un « Amiral gallican »63 qui ignorait peut-être, ou qui préférait ignorer, les dispositions romaines.

34 À partir de là, pendant les dix années qui suivirent, la définition de la frontière par terre et par mer devint plutôt urgente, avec l’apparition des premières preuves cartographiques, l’intervention des autorités ecclésiastiques64, l’engagement des fonctionnaires niçois à recueillir des preuves à l’appui de la cause des Savoie. La réalisation d’une œuvre importante comme la Storia delle Alpi Marittime de Pierre Gioffredo (qui ne fut publiée qu’en 1839) n’a donc rien d’étonnant dans ce climat d’incertitude et de revendications. Il s’agit d’une fresque érudite non dénuée d’objectivité et originale dans son intention de décrire l’environnement morphologique

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plutôt que la ville chef-lieu (Nice) ou son patriciat ; un tableau toutefois fonctionnel aux deux parties et encore plus à la dynastie qui, quoiqu’il existât des frontières naturelles (pour la plupart fluviales) entre la France et l’Italie, se retrouvait propriétaire des régions alpines et apenniniques situées des deux côtés des massifs montagneux. Et ce dans un climat de paix entre les seigneurs de Monaco et les Bourbons qui menaçaient, ne l’oublions pas, l’intégrité territoriale piémontaise depuis la place forte de Pignerol.

35 L’actuelle récupération de l’œuvre de Gioffredo, offerte aux lecteurs français grâce à la traduction minutieuse et hardie d’Hervé Barelli65, porte à ce point à conclure par deux brèves considérations. La première, banale, est que l’on perçoit à plusieurs niveaux le fort besoin d’histoires locales, un antidote identitaire au monde global : il est donc important de fournir des réponses sans tomber dans le piège de la construction fictive d’autres frontières. La seconde, qui doit également servir d’avertissement aux historiens de profession, est que dans le cas franco-italien il existe encore des barrières linguistiques, alors que les barrières historiographiques sont en train de se fluidifier. Si dans la dernière partie de mon intervention je me suis attardée sur un thème parmi de nombreux autres possibles, c’est uniquement pour faire comprendre l’intérêt de développer, dans le cadre d’un un projet international, certaines perspectives de recherche de manière diachronique. Mais au-delà du sujet spécifique, il faut bien comprendre que la question de la frontière italo-française, loin d’être immobile et rectiligne, rentre pleinement dans les lignes générales suivies par l’expérience du COFIN de laquelle je suis partie, et qu’elle peut même contribuer à l’élargir et à la faire devenir suprarégionale. En un mot, non plus nationale mais européenne.

NOTES

1. . COFIN est l’abréviation de Cofinanziamento dei progetti di rilevante interesse nazionale (PRIN) [cofinancement de projets à haut intérêt national] qui, d’après la normative italienne, sont financés en partie par le Minsitère de l’Université et de la Recherche et en partie par les Universités impliquées. Cf. le site http://prin.miur.it, dont l’accès est néanmoins restreint aux enseignants-chercheurs et doctorants inscrits. 2. . Daniel Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire, XVIe - XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1998. Pour le projet COFIN, il a publié « La frontière : notions et problèmes en France (XVIe - XVIIIe siècle) », dans Blythe Alice Raviola (dir.), Lo spazio sabaudo. Intersezioni, frontiere e confini in età moderna, Milan, FrancoAngeli, 2007, p. 19-30, et « Frontières et limites maritimes : la Méditerranée à l’époque moderne (XVIe - XVIIIe siècle) », dans Elena Fasano Guarini et Paola Volpini(dir.), Frontiere di terra, frontiere di mare. La Toscana moderna nello spazio mediterraneo, Milan, FrancoAngeli, 2008, p. 19-34. 3. . Cette affirmation, j’en suis consciente, requiert un certain approfondissement bibliographique. Je me limite toutefois à citer un cas, une monographie récente sur un duché spécifique qui suggère cependant en filigrane, sans trop la développer, l’idée d’un État fait de réalités à leur tour divisées par États et de fidélités dynastiques à la couronne d’intensité plus ou moins variable : Anne Boltanski, Les ducs de Nevers et l’État royal. Genèse d’un compromis (1550 - 1600 env.), Genève, Droz, 2006.

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4. . Le concept de boundaries est traité, et ce n’est pas un hasard, dans un autre pilier historiographique sur lequel nous appuyons les études inhérentes à ce thème. Je me réfère naturellement à Peter Sahlins, Boundaries. The Making of France and Spain in the Pyrenees, Berkeley - Los Angeles - Oxford, University of California Press, 1989 (Frontières et identités nationales : la France et l’Espagne dans les Pyrénées depuis le XVIIe siècle, préface de Bernard Lepetit, trad. de l’américain par Geoffroy de Laforcade, Paris, Belin, 1996). 5. . Pier Paolo Viazzo, « Frontiere e “confini” : prospettive antropologiche », dans Alessandro Pastore (dir.), Confini e frontiere nell’età moderna. Un confronto fra discipline, Milan, Franco Angeli, 2007, p. 21-44. 6. . Voir Paola Sereno, « Ordinare lo spazio, governare il territorio : confine e frontiera come categorie geografiche », ibid., p. 45-64. La nature artificielle et non déterministe des limites est désormais également établie pour les historiens et les sociologues : voir à ce propos Gian Primo Cella, Tracciare confini. Realtà e metafore della distinzione, Bologne, Il Mulino, 2006. 7. . Paolo Marchetti, « Spazio politico e confini nella scienza giuridica del tardo Medioevo »,dans Alessandro Pastore (dir.), Confini e frontiere…, op. cit., p. 65-80. 8. . Voir à ce propos les essais de Dino Carpanetto, « Il regno e la repubblica. Conflitti e risoluzione dei conflitti tra stato sabaudo e Ginevra », ibid., p. 157-204, et de Paolo Cavalieri, « L’Archivio della Camera dei confini di Bergamo e il confine occidentale della Repubblica di Venezia tra XVI e XVII secolo », ibid., p. 219-246. Carpanetto est revenu sur ce thème dans « Confini, sovranità politica e questioni religiose nel trattato sabaudo-ginevrino del 1754 » publié dans Blythe Alice Raviola (dir.), Lo spazio sabaudo…, op. cit., p. 100-136. Pour la cité des doges, voir aussi Mauro Pitteri, « I confini della Repubblica di Venezia. Linee generali di politica confinaria (1554-1786) », dans Claudio Donati (dir.), Alle frontiere della Lombardia. Politica, guerra e religione nell’età moderna, Milan, FrancoAngeli, 2006, p. 259-287, et la monographie du même auteur, Per una confinazione « equa e giusta ». Andrea Tron e la politica dei confini della Repubblica di Venezia nel ‘700, Milan, FrancoAngeli, 2008. 9. . Claudio Donati (dir.), Alle frontiere della Lombardia…, op. cit. 10. . Voir les travaux de Claudia Di Filippo Bareggi, « Crinali alpini e passi, frontiere e confini linguistici, politici, religiosi fra ‘500 e ‘600 », ibid., p. 41-70, et de Susanna Peyronel, « Frontiere religiose e soldati in antico regime : il caso di Crema nel Seicento », ibid., p. 19-40. 11. . En ce qui concerne ce sujet, je renvoie aux études de Paola Anselmi, « Uno sguardo al di là dei confini : il carteggio di Orazio Pallavicini governatore di Como (1592-1600) », ibid., p. 71-85 ; de Alessandro Buono, « Frontiere politiche, fiscali e corporative dello Stato di Milano. La conquista ed il mantenimento del presidio di Vercelli (1638-1650) », ibid., p. 151-176 ; de Sara Pedretti, « Ai confini occidentali dello Stato di Milano : l’impiego delle milizie rurali nelle guerre del Seicento », ibid., p. 177-200. 12. . Voir Marina Cavallera, « I confini e gli scambi tra domini sabaudi e Stato di Milano », dans Blythe Alice Raviola (dir.), Lo spazio sabaudo…, op. cit., p. 137-162, et id., « Area di strada e uso dei confini. L’esempio del territorio insubrico in antico regime », dans Angelo Torre (dir.), Per vie di terra. Movimenti di uomini e cose nelle società di antico regime, Milan, FrancoAngeli, 2007, p. 33-56. Voir aussi : Marina Cavallera (dir.), Lungo le antiche strade. Vie d’acqua e di terra tra Stati, giurisdizioni e confini nella cartografia dell’età moderna. Genova, Stati sabaudi, Feudi Imperiali, Stati farnesiani, Monferrato, Stato di Milano, Busto Arsizio, Nomos, 2007, un ouvrage qui mêle de manière tout à fait réussie les recherches archivistiques et le recours à la cartographie historique. 13. . Angelo Torre, « Introduzione », dans Angelo Torre (dir.), Per vie di terra…, op. cit., p. 13 : « zona specifica, sia pure strategica…quella che unisce il litorale ligure alla pianura padana e ai cantoni svizzeri… un corridoio commerciale ». 14. . Luigi Bulferetti, Agricoltura, industria e commercio in Piemonte nel secolo XVIII, Turin, Istituto per la Storia del Risorgimento italiano, 1963.

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15. . Voir en particulier Edoardo Grendi, Il Cervo e la repubblica. Il modello ligure di antico regime, Turin, Einaudi, 1993. 16. . Le lien centre-périphérie se réfère à l’article de Anne Radeff, « Centres et périphéries ou centralités et décentralités ? », dans Angelo Torre (dir.), Per vie di terra…, op. cit., p. 21-32. 17. . Je renvoie notamment à Giovanna Tonelli, « Commercio di transito e dazi di confine nello Stato di Milano fra Sei e Settecento », ibid., p. 85-108, et à Marco Battistoni, « L’amministrazione sabauda e i transiti nel XVIII secolo », ibid., p. 109-132. Cf. aussi Marco Battistoni, Franchigie. Dazi, transiti e territori negli stati sabaudi del XVIII secolo, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2009. 18. . Vittorio Tigrino, « Giurisdizione e transiti nei “feudi di montagna” dei Doria-Pamphilj alla fine dell’Antico Regime », ibid., p. 151-174. 19. . Par Mauro Ambrosoli et Furio Bianco (dir.), Comunità e questioni di confini in Italia settentrionale (XVI-XIX sec.), Milan, FrancoAngeli, 2007. 20. . Voir Angelo Torre, « Il bosco della Rama : rituali e forme di possesso nel Monferrato casalese », ibid., p. 62-71. 21. . Luca Porto, « La regolazione del confine sul Tartaro nella seconda metà del Settecento », dans Claudio Donati (dir.), Alle frontiere della Lombardia…, op. cit., p. 324-335. 22. . Giampaolo Garavaglia, « Un confine “fluido”. Sesia e Valsesia in età napoleonica », ibid., p. 227-256. 23. . Blythe Alice Raviola, « Tra sopravvivenza e rappresentazione : i microstati e la cartografia. Alcuni esempi di area monferrina e padana (secc. XVI-XVII) », dans Blythe Alice Raviola (dir.), Lo spazio sabaudo…, op. cit., p. 251-272. 24. . Voir Donatella Balani, « I confini tra Francia e Stato sabaudo nel XVIII secolo : strategie diplomatiche e amministrazione del territorio », ibid., p. 59-99. Du même auteur, on se reportera également à : « Confini violati. Problemi d’ordine pubblico e controllo del territorio alle frontiere occidentali degli stati sabaudi », Bollettino storico-bibliografico subalpino, t. CVII, fasc. I, 2009, p. 137-227. 25. . Arturo Pacini, « Tra terra e mare : la nascita dei Presidi di Toscana e il sistema imperiale spagnolo », dans Elena Fasano Guarini et Paola Volpini (dir.), Frontiere di terra, frontiere di mare…, op. cit., p. 199-243. 26. . Andrea Addobbati, « Acque territoriali : modelli dottrinari e mediazioni diplomatiche tra medioevo ed età moderna », ibid., p. 173-198. 27. . Franco Angiolini, « Sovranità sul mare ed acque territoriali. Una contesa tra granducato di Toscana, repubblica di Lucca e monarchia spagnola », ibid., p. 244-297. 28. . Mais voir aussi la mise au point sur les juridictions ecclésiastiques de Gaetano Greco : « Chiese e fedeli sulle frontiere ecclesiastiche e sui confini civili », ibid., p. 103-131. 29. . Riccardo Barotti, « Vivere la frontiera in Lunigiana : comunità, feudi e granduchi nell’età moderna », ibid., p. 91-102. 30. . Andrea Zagli, « Acque contese : questioni di frontiera nelle aree umide interne della Toscana (secoli XVI-XVIII) », ibid., p. 132-172. 31. . Cf. Blythe Alice Raviola (dir.), Cartografia del Monferrato. Geografia, spazi interni e confini in un piccolo stato italiano tra Medioevo e Ottocento, Milan, FrancoAngeli, 2007. 32. . Paola Bianchi, « Stato nello Stato ? Appunti sull’incompiuta perequazione del Monferrato a fine Settecento », ibid., p. 221-255. 33. . Marco Battistoni, Sandro Lombardini, « Strade e territori ai confini del Monferrato nella prima età moderna », ibid., p. 89-134. 34. . Valeria Pansini, « Suddivisione napoleonica del territorio e risposte locali : esempi nel Piemonte meridionale », ibid., p. 256-270. 35. . Personnellement, j’ai proposé une approche mixte, entre l’histoire, la cartographie et les traités, comme l’a fait Elena Fasano Guarini pour les descriptions de l’Italie moderne : voir son article « L’Italia descritta tra XVI e XVII secolo : termini, confini, frontiere », dans Alessandro

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Pastore (dir.), Confini e frontiere…, op. cit., p. 81-106, et mon étude « Le immagini di un territorio. Descrizioni del Monferrato in età moderna », dans Blythe Alice Raviola (dir.), Cartografia del Monferrato…, op. cit., p. 19-45. 36. . Cf. Chiara Povero, « La frontiera religiosa e la frontiera politica : la geografia degli spazi religiosi e i confini politici nelle valli occidentali del Piemonte sabaudo. Secoli XVII-XVIII », dans Blythe Alice Raviola (dir.), Lo spazio sabaudo…, op. cit., p. 207-248. À lire avec Marco Fratini, « Una frontiera confessionale. La territorializzazione dei valdesi del Piemonte nella cartografia del Seicento », dans Alessandro Pastore (dir.), Confini e frontiere…, op. cit., p. 127-144. 37. . Voir le cas de Pignerol abordé dans Paolo Cozzo, « Il confine fra geografia politica e geografia ecclesiastica nel Piemonte di età moderna : una complessa evoluzione », dans Blythe Alice Raviola (dir.), Lo spazio sabaudo…, op. cit., p. 195-206. 38. . Cf. Pierpaolo Merlin, « Una frontiera sul mare : la Sardegna », ibid., p. 289-206, et Giorgio Monestarolo, « Una frontiera interna : il commercio fra il Piemonte e la Sardegna alla fine del secolo XVIII. In margine allo scambio di lettere fra l’economista Ignazio Donaudi delle Mallere e l’intendente generale Ugo Vincenzo Botton di Castellamonte », ibid., p. 309-340. 39. . En plus de l’article de Giuseppe Ricuperati, « Frontiere e territori dello stato sabaudo come archetipi di una regione europea : fra storia e storiografia », dans Blythe Alice Raviola (dir.), Lo spazio sabaudo…, op. cit., p. 31-55, voir aussi Vincenzo Sorella, « Il Piemonte francese nell’ultima riflessione di Carlo Denina », ibid., p. 341-375. 40. . Voir Donatella Balani, « I confini tra Francia e Stato sabaudo nel XVIII secolo : strategie diplomatiche e amministrazione del territorio », ibid., p. 59-99. 41. . Voir l’imposant ouvrage de Rinaldo Comba, Paola Sereno (dir.), Rappresentare uno Stato. Carte e cartografi dal XVI al XVIII secolo, Turin-Venise-Londres, Allemandi, 2002, 2 vol., et Isabella Massabò Ricci, Guido Gentile, Blythe Alice Raviola (dir.), Il teatro delle terre. Cartografia sabauda fra Alpi e pianura, Savigliano, L’Artistica, 2006. 42. . Voir l’ouvrage d’Elisa Mongiano, « Negoziare e amministrare i confini dello Stato nel secolo XVIII : l’esperienza del Regno di Sardegna », dans Isabella Massabò Ricci, Guido Gentile, Blythe Alice Raviola (dir.), Il teatro delle terre…, op. cit., p. 119-127, qui reprend d’autres études de l’auteur sur le problème des traités et des magistratures de frontière de la maison de Savoie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. 43. . Ces thèmes sont approfondis dans : Blythe Alice Raviola, « La frontiera sul mare. I governatori sabaudi di Nizza e Villafranca tra XVI e XVII secolo », Cahiers de la Mediterranée, n° 73, décembre 2006, p. 233-252, ainsi que « De l’osmose à la séparation. La construction de la frontière entre la France et le Piémont-Savoie (XVIe - XVIIIe siècles) », Cahiers de la Mediterranée, n° 81, décembre 2010, p. 271-289. 44. . La question est au centre de l’attention des politologues : cf. Maurizio Caciagli, Regioni d’Europa. Devoluzioni, regionalismi, integrazione europea, Bologne, Il Mulino, 2006. 45. . L’œuvre de Braudel a été fondamentale et sur de nombreux aspects elle reste encore incontournable. Cependant, elle continue de faire débat, du moins en Italie, parmi les historiens de l’économie et des institutions des régions insulaires et méridionales, avec des interventions de chercheurs espagnols, français, nord-africains et turcs. Voir Maria Eugenia Cadeddu, Maria Grazia Mele (dir.), Frontiere del Mediterraneo, Pise, ETS, 2003, ainsi que Mirella Mafrici (dir.), Rapporti diplomatici e scambi commerciali nel Mediterraneo moderno, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2004. Voir aussi les actes du colloque Villes, frontières et changements de souveraineté en Méditerranée, XVIe- XXe siècles , Nice, 25-27 novembre 2010, organisé par Silvia Marzagalli et Jean-Pierre Pantalacci (publication prévue en 2012). 46. . Cf. Heikki Mikkeli, Europa. Storia di un’idea e di un’identità, Bologne, Il Mulino, 2002 (I ed. or. Europe as an Idea and an Identity, Basingstoke, Palgrave Publishers, 1998), et Marcello Verga, Storie d’Europa. Secoli XVIII-XXI, Rome, Carocci, 2004. Certains manuels commencent également à parler de frontières : par exemple Angelantonio Spagnoletti, Il mondo moderno, Bologne, Il Mulino, 2005, p.

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13-33, et mon ouvrage L’Europa dei piccoli stati. Dalla prima età moderna al declino dell’Antico Regime, Rome, Carocci, 2008. 47. . Blythe Alice Raviola, « De l’osmose à la séparation… », art. cit. 48. . Dans l’introduction à Blythe Alice Raviola (dir.), Lo spazio sabaudo…, op. cit., p. 17. 49. . Voir l’essai « Des frontières au sein d’une ville-frontière ? Les non-catholiques à Malte à l’époque moderne (XVIe - XVIIe siècles) », dans « Les frontières dans la ville », op. cit., p. 1-18, la vaste monographie Malte, frontière de Chrétienté (1530-1670), Rome, École française de Rome, 2006, et « La défense d’une frontière liquide. Le cas de Malte à l’époque moderne (XVIe - XVIIe siècle) », dans Elena Fasano Guarini, Paola Volpini (dir.), Frontiere di terra, frontiere di mare…, op. cit., p. 298-314. 50. . Blythe Alice Raviola, « Grimaldi, Onorato », dans Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 59, Rome, Treccani, 2002, p. 579-580. 51. . Voir l’étude pionnière de Maria Luisa Sturani, La rete viarie nello schema territoriale degli Stati sabaudi, secc. XVI-XVIII, tesi di laurea dactylographiée (sans date, elle est consultable à la Bibliothèque Nationale de Turin). 52. . Notons toutefois, la parution récente de Thomas Fouilleron, Histoire de Monaco, Monaco, Direction de l’éducation nationale, 2010 (cet ouvrage fut publié alors que le présent article était déjà rédigé). 53. . Les cartes relatives à la définition des limites se trouvent à l’Archivio di Stato di Torino, Corte, Paesi, Monaco, dossier 9. 54. . « Domandai di andar da Monago in Niza et me fu negata la pratica d’entrar in Niza », ibid., doss. 21, cc. non numérotées, 5 juillet 1528, don Pietro Galatero, « Trattati col signor di Monaco per il cambio de’ suoi Stati ». Sur la politique territoriale de Charles II de Savoie, voir aussi Blythe Alice Raviola, « Lecture d’un territoire. Nice et le Pays niçois dans les pages de Pierre Lambert », dans Hervé Barelli (dir.), Nice et son comté, 1200-1580 (Témoignages et mémoires), Nice, Ville de Nice, 2010, p. 171-175. 55. . « Mal vicinar con li subiti de l’ill.mo signor di Monaco, il qualle è molto gratto a S.A. », alors qu’il aurait été opportun de « conservar le buone consuetudini usate tra voialtri confini » : Archivio di Stato di Torino, Corte, Paesi, Monaco, dossier 9, c. non numérotée, lettre de Nuceto au « bailli de la Turbia », Nice, le 20 mars 1561. 56. . « Queste differenze di Monaco et della Torbia » : ibid., c. non numérotée, Quinzio au duc, Monaco, le 20 janvier 1599. 57. . Ibid., Nice, le 10 septembre 1603. 58. . Le texte original dit resepectivement : « sopra l’isole del Varo e bandita di Momborone »; « concessione fattali dal conte Amedeo [VIII] nel 1396 di tutti i paschi e banni del territorio deserto e vacante » ; « volendo il signor duca padre di V.A. servirsi d’una parte di dette isole per pascolo de la razza de’ suoi cavalli in Andrea Pensa, cavallaro » ; « la porzione bastante per la razza » ; « tenemento » ; « A quanto io adduco tutti li titoli de la città parlano di paschi e terre guaste e perciò non si devono stender a dette isole, come quelle che non sono propriamente paschi né terre guaste, ma lasciti del fiume Varo, quali di ragione, come cose regali, spettano al principe ». Ibid., c. non numérotée, Nice, le 10 septembre. 59. . « Una barca de’ mercanti di San Remo, carrica di limoni, citroni et altre merci » ; « tratta da una impetuosa furia de venti, naufragò alla spiagia del mare, fracassata da’ sassi, in una regione detta di Capo d’Aglio, nella calla detta Cabiel, sotto una torre o sia picciolo castello detto “castello Abegl”, territorio indubitato de la Turbia, et per consequenza giurisditione di S.A.R., lontana da Monaco, venendo verso Nizza, un miglio circa, confinante il territorio d’Eza » : ibid., cc. non numérotées, du 1er avril 1664, rapport de Bartolomeo Dalmazzone, président du Sénat de Nice. 60. . Ibid., cc. non numérotées, avis de la Chambre du 30 novembre 1663. 61. . « temperamento da durar per anni tre », « se bene detto temperamento suoni in forza di semplice provisionale e temporanea, l’isperienza però des cose ci fa vedere che questi fra sovrani per lo più sono stati perpetui, né mai reparati ».

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62. . « Poco sarebbe che quelli di Monaco havessero invaso le reliquie di quel naufragio appropriandosi [di] ogni cosa, ma l’esser comparsi con fiscale, secretaro et homini armati, essercitando atti di giustizia nel territorio de la Turbia, dominio indubitato di S.A.R., ad effetto di mantener la pretesa giurisditione del signor prencipe…, questo è quello che non arriva la giustizia » : ibid., 4 avril 1664, Dalmazzone, encore à Nice, à un ministre de la cour. 63. . « sopra queste spiagie et altre di tutta Italia » ; « alla dispositione de’ patroni…stante la bolla In cena Domini la quale, sotto pena di scomunica, prohibisce a chi si sia l’usurpatione et invasione des robbe et merci de’ poveri naufraganti » ; « Amirante gallicano » : ibid., 4 avril 1664, Dalmazzone, encore à Nice, à un ministre de la cour. 64. . Comme l’écrivit de Rome Carlo Giuseppe Beggiami à Giovanna Battista de Savoie-Nemours le 27 août 1669, « si è rimessa copia del ristretto delle ragioni della Turbia alla Eminenza del signor Cardinale Imperiale informandola di nuovo di esse ragioni in voce con il tippo delle regioni controverse sotto li occhii » (ibid., cc. non numérotées). 65. . Pietro Gioffredo, Histoire des Alpes-Maritimes [Une histoire de Nice et des Alpes du sud des origines au 17e siècle], traduit de l’italien, commenté et annoté par Hervé Barelli, textes latins traduits par Marcelle Prève, Nice, Nice Musées, 2007, vol. 1-4. Une partie est constituée de la Chorographie des Alpes maritimes [Une description de Nice et des Alpes du sud au 17e siècle], ibid., qui est importante pour saisir l’idée de limite filtrée par les auteurs de l’antiquité classique (Pline, Strabon, Ptolémée) et humaniste (Biondo Flavio, Leandro Alberti) et réélaborée par un intellectuel du XVIIe siècle.

RÉSUMÉS

Cet article traite de l’historiographie italienne la plus récente sur les frontières et présente une série de volumes publiés sur ce thème par l’éditeur FrancoAngeli de Milan. Ces volumes constituent une collection de contributions recueillies à l’initiative de plusieurs spécialistes de cette question. C’est le fruit d’un programme commun de recherche intitulé « Frontières : états, territoires et cultures dans l’Italie moderne », financé par le Ministère de l’Université de 2003 à 2007. A travers des approches multidisciplinaires variées, la frontière y est étudiée dans ses implications géopolitiques, religieuses, militaires, économiques et sociales. La plupart des contributions étudie l’Italie du Nord, donc les frontières des Alpes et les frontières dites « intérieures » (enclaves, juridictions autonomes, etc.), mais les frontières maritimes sont également présentes.La dernière partie de l’article développe deux cas : le premier est celui de l’état de Savoie, qui avec ses frontières complexes, représente un cas intéressant, étudié sur la longue durée. Le second est celui des relations de frontière entre l’état de Savoie et la principauté de Monaco : il s’agit d’un cas qui, grâce à la richesse de la documentation existante, pourrait faire l’objet d’une étude internationale.

The article focuses on the lively contemporary Italian historiography on boundaries, and presents a series of volumes published by the editor FrancoAngeli in Milan. These volumes constitute a collection of essays edited by different specialized scholars, and represent the result of the research project ‘Boundaries: classes, territories and cultures in early modern Italy’ which has been financed by the Ministry of University (2003-2007). Through different and multidisciplinary approaches, the border has been studied in all its geo-political, religious, military, economic and social aspects. Most of the essays concern Northern Italy, in particular the Alpine boundary and the so called “inner boundaries” (enclaves, separate jurisdictions…), but

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maritime borders are considered as well. A section of this paper provides insight into the duchy of Savoy with its complex borders, which had been apprehended over the long run. The last section deals with the border relationships between the State of Savoy and the princedom of Monaco: a case story that, thanks to the rich existing documentation, could be studied by a team of international scholars.

INDEX

Keywords : borders, frontiers, historiography, Italy, Kingdom of Savoy Mots-clés : états de Savoie, frontière, historiographie, Italie, limites

AUTEUR

BLYTHE ALICE RAVIOLA Docteur en histoire moderne et chercheur auprès de la Compagnia di San Paolo à Turin. Elle a récemment publié L’Europa dei piccoli stati. Dalla prima età moderna al declino dell’Antico Regime, Roma, 2008. Elle a écrit plusieurs ouvrages sur le Piémont au XVIIIe siècle, parmi lesquels Le rivolte del luglio 1797 nel Piemonte meridionale (1998) et « Il più acurato intendente ». Giuseppe Amedeo Corte di Bonvicino e la Relazione dello stato economico politico dell’Asteggiana del 1786 (2004), ainsi que des études sur le Monferrat, étudié du point de vue socio-institutionnel et territorial dans Il Monferrato gonzaghesco. Istituzioni ed élites di un micro-stato (2003). Sur le thème des frontières, elle a coordonné les volumes Cartografia del Monferrato. Geografia, spazi interni e confini di un piccolo stato italiano fra Medioevo e Ottocento et Lo spazio sabaudo. Intersezioni, frontiere e confini in età moderna, Milan, 2007. Elle travaille actuellement à un ouvrage sur le Pô à l’époque moderne.

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La navigation des ports français en Méditerranée au XVIIIe siècle: premiers aperçus à partir d’une source inexploitée

Silvia Marzagalli et Christian Pfister-Langanay

1 En dépit des études menées sur les ports de la Méditerranée et leurs trafics, nous manquons encore, à ce jour, d’une vision d’ensemble du mouvement des navires et de son évolution au cours d’un XVIIIe siècle marqué par la croissance des échanges maritimes. Dans quelle mesure les ports méditerranéens français participent-ils à cet élan et en profitent-ils, en quoi le processus de croissance affecte-t-il de manière différenciée les grands centres commerciaux et les petits ports ne connaissant qu’un cabotage de proximité ? S’il n’y a pas de réponse d’ensemble à ces questions, c’est aussi que l’état documentaire jusqu’à présent connu était insatisfaisant.

2 La reconstitution de la navigation des ports français de la Méditerranée est en effet particulièrement délicate en raison de l’état lacunaire des fonds conservés. À Sète, les règnes de Louis XV et Louis XVI sont assez mal documentés1. À Marseille, les historiens ont fait appel aux registres de l’administration de la Santé, tout en étant conscients que, de par sa nature, cette institution n’enregistrait pas la totalité des trafics à l’entrée. Signalés, les registres de cabotage disponibles pour la fin des années 1780 n’ont pas donné lieu, pour l’heure, à des analyses globales poussées2. Pour les ports où les sources de l’Amirauté3 sont conservées, un travail patient de collecte permet d’aboutir à une vision précise et fouillée de ses hommes et ses activités maritimes, à condition de compléter les informations de cette administration par un travail mené sur des archives notariales et privées, comme Gilbert Buti l’a récemment fait pour Saint-Tropez4. L’on demeure, toutefois, dans le cadre d’analyses monographiques.

3 La découverte récente de nouvelles sources concernant l’ensemble des ports français du Levant sous le règne de Louis XV et de Louis XVI permet pour la première fois d’envisager une étude comparée. La présente contribution se propose de livrer un

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premier regard sur l’évolution de leur navigation, qui stimulera peut-être des recherches plus approfondies.

4 Au cours d’un classement exhaustif de la sous-série G5 conservée aux Archives Nationales à Paris, mené dans le cadre du programme ANR Navigocorpus5, Christian Pfister-Langanay a en effet retrouvé des états annuels (voire trimestriels) des congés et des ancrages délivrés par les amirautés du Sud de la France et envoyés à Paris dans le cadre des vérifications comptables auxquelles ces administrations étaient soumises. Ces états annuels, destinés à justifier les recettes et les dépenses des différents sièges d’amirauté, sont appelés «comptes-rendus». Le congé était une taxe perçue sur tout bâtiment au départ, une autorisation d’appareiller ; les ancrages étaient perçus à l’arrivée uniquement sur le tonnage des embarcations étrangères, voire seulement sur une partie d’entre elles. À partir de cette documentation, dont il s’agira tout d’abord d’apprécier la nature, l’apport et les limites, cet article présente quelques-uns des résultats auxquels elle permet d’aboutir.

Les apports de la sous-série G5 pour l’étude de la navigation française en Méditerranée

5 Le littoral méditerranéen français se composait au XVIIIe siècle de treize amirautés. La carte 1 permet de visualiser les limites de ces amirautés du Levant. De l’est vers l’ouest, se succédaient, en Provence, les amirautés d’Antibes, Fréjus, Saint-Tropez, Toulon, La Ciotat, Marseille, Martigues, Arles ; en Languedoc, les amirautés d’Aigues-Mortes, Sète, Agde, Narbonne ; en Roussillon, l’Amirauté de Collioure6.

Carte 1. Les amirautés du Levant au XVIIIe siècle

6 Une description précise des limites de ces amirautés, de leur fonctionnement et des activités maritimes qui s’y déroulaient est fournie par l’enquête menée par Daniel- Marc-Antoine Chardon, conseiller du Roi et maître de requêtes, qui reçut du roi en 1781 une commission pour la visite des ports et havres des amirautés de France7. Ayant commencé son périple par le Nord, la visite des amirautés du Levant se déroula du 25 juin 1785 (Antibes) au 25 juillet 1785 (Collioure).

7 Juridictions chargées du domaine maritime et administrations veillant au contrôle de la vie maritime8, les amirautés produisaient une documentation copieuse qui permet de cerner entre autres, lorsqu’elle est conservée, le mouvement des ports français. Si elle a

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été abondement utilisée dans le cadre d’études monographiques9, aucun historien ne s’était à ce jour lancé dans la collecte des données relatives à l’ensemble des ports français. C’est pourquoi, dans le cadre du programme ANR Navigocorpus, nous avons pris la décision d’insérer dans cette base de données, entre autres, les informations relatives à l’ensemble des navires sortis des ports français en 1787. Pour ce faire, nous avons eu recours à la sous-série G5 conservée aux Archives nationales à Paris, qui regroupe une partie des archives de l’Amirauté de France saisies à la Révolution, à savoir les papiers du duc de Penthièvre (1725-1793), qui avait succédé en 1737 à son père, le comte de Toulouse10, à la tête de l’Amirauté de France. Le duc fut le dernier amiral de France car l’Amirauté fut abolie en 1790-1791. La loi du 13 août 1791 répartit ses attributions entre les administrations de la Marine, de la Justice et les Douanes. Cette série contient un grand nombre, mais pas la totalité, des doubles des registres des droits perçus sur la navigation qui étaient envoyés à l’Amiral de France pour vérification, alors que l’autre exemplaire restait dans les amirautés provinciales11.

8 Dans le cadre du projet Navigocorpus, l’un d’entre nous a entrepris la confection d’un inventaire exhaustif de la sous-série G5. L’inventaire existant de cette sous-série12 – pour l’instant, le seul à la disposition des lecteurs – était en effet beaucoup trop sommaire pour permettre un travail précis sur ce fonds. Les dates indiquées sont par exemple celles des débuts et fins de chaque carton, et les lacunes éventuelles entre ces deux dates ne sont jamais signalées. De plus, l’inventaire consigne le nom du port principal mais jamais ceux des «ports obliques», c’est-à-dire des ports secondaires dont les capitaines vont chercher leurs papiers au port principal, siège de l’Amirauté. C’est en classant à nouveau cette sous-série qu’une documentation importante pour l’étude de la navigation du Levant a été découverte.

9 La sous-série se compose de trois ensembles: G5 1 à 7, correspondance ; G5 8 à 38, greffes des amirautés ; G5 39 à 157, droits perçus par l’amirauté dans les ports. Cette dernière partie comprend le double des registres des congés d’un grand nombre de ports français, ce qui permet de connaître le détail de chaque navire sorti des ports français jour après jour. Ce sont ces registres journaliers de perception des droits qui ont fait l’objet de la saisie dans la base Navigocorpus pour l’année 1787.

10 La couverture documentaire pour la Méditerranée apparaît néanmoins très réduite d’après l’inventaire existant. C’est sans doute la raison pour laquelle Charles Carrière, dans sa magistrale étude du commerce marseillais au XVIIIesiècle, n’a pas eu recours à cette source13. En effet, la partie du fonds intitulée «Droits perçus par l’amirauté dans les ports» (cotes G5 39 à 157) ne mentionne, pour la Méditerranée, que les seuls ports du Roussillon: Canet14, Collioure-Port-Vendres15 et Saint-Laurent de la Salanque 16. L’ensemble des registres des congés et des ancrages du Languedoc et de Provence a disparu des fonds de l’amirauté de France, alors que ceux de l’Atlantique ont été très largement préservés17. La carte 2 indique l’ensemble des ports métropolitains français qui ont délivré au moins 100 congés en 1787, en distinguant ceux pour lesquels subsistent les registres journaliers des congés (en gris) de ceux pour lesquels nous disposons uniquement des comptes-rendus avec le chiffre total de l’année18. L’on mesure ainsi la véritable césure archivistique qui existe entre le Levant et le Ponant, sans que nous en connaissions la cause. C’est au cours de la réalisation du nouvel inventaire de la sous-série G5 qu’il a été possible de retrouver les tableaux statistiques indiquant le nombre de congés annuels délivrés dans l’ensemble des ports méditerranéens, et d’aboutir ainsi à cette carte, qui permet pour la première fois une

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comparaison, certes grossière, du mouvement portuaire français à la fin de l’Ancien Régime.

11 Le nouveau classement de la sous-série G5 a permis de préciser l’état documentaire des ports du Roussillon et ses lacunes. Mais c’est dans la partie intitulée dans l’ancien inventaire «Greffes des amirautés» (G5 8 à 38), qui couvre le royaume mais aussi ses colonies, que l’on a pu faire les découvertes les plus intéressantes pour l’étude de la navigation des ports français en Méditerranée. Ces dossiers contiennent les baux, des pièces comptables, et des pièces justificatives diverses. Il convient de présenter brièvement le contenu de cette vingtaine de cartons.

Carte 2. Nombre des congés délivrés en France métropolitaine en 1787 (ports avec 100 congés ou plus)

12 Les treize ports de la Méditerranée qui figurent dans l’inventaire existant, qui ne correspondent pas parfaitement aux treize sièges d’amirauté19, n’ont pas tous la même importance archivistique. Faisons le tri. Pour Agde, il n’y a qu’un compte du greffe de janvier 1714 à mars 1716 qui fournit une recette de 1216 livres tournois (désormais l.t.) pour une dépense de 608 l.t.20. Pour Antibes et Arles, cela se résume aux baux du greffe respectivement du 14 octobre 1786 et du 1er août 178721. Pour Aigues-Mortes, il y a une véritable série: cinq baux signés respectivement le 31 juillet 1741, le 18 juillet 1750, le 1er août 1759, le 17 juillet 1768 et le 15 septembre 177722. Nous avons le même type de dossier pour Martigues et Narbonne: des extraits de titres de l’amirauté locale, 1639-1714 pour le port provençal, 1633-1715 pour le port languedocien, et une série de baux, parfois très décousue. À Martigues, il n’y en a que deux, du 13 avril 1715 et du 4 février 1787, alors que Narbonne en conserve cinq, curieusement tous couchés sur parchemin, de 1741 à 1777. Le montant du bail stagne à 120 l.t. par an à Narbonne, tandis qu’à Martigues, il passe de 260 à 600 l.t.: on aurait vite fait de conclure à une indéniable croissance portuaire dans ce port provençaux, or il n’en est rien, comme nous le démontrerons plus loin23. La documentation de La Ciotat se réduit à un extrait

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des titres de propriété allant du 31 décembre 1649 au 23 mars 1715, plus le bail du 8 mars 1741, résilié le 20 mars 174324. De même, celle de Fréjus se résume au bail du 4 juillet 1741, au profit d’Élie Achard qui versera annuellement 320 l.t., le contrat prenant effet le 1er août pour 9 ans25. Le dossier de Perpignan – ville qui sert de siège pour l’exercice de la justice de l’Amirauté de Collioure26 – ne contient qu’un ensemble de factures des dépenses du siège27.

13 Avec Collioure, d’autres types de documents sont présents, à savoir, outre les baux du greffe (de celui du 3 juin 1758 à la cessation du dernier le 30 décembre 1785), les pièces justificatives couvrant les exercices de 1780 à 1791, plus un bordereau de recettes de 1777 (71 l.t.), ainsi que les comptes annuels de 1777 à 1791 qui donnent une vue synthétique des recettes et des dépenses de l’amirauté. Sont inclus les chiffres concernant les ports du Canet et de Saint-Laurent de Salanque, ports dépendants de Collioure où le greffier rassemble les données pour l’ensemble des havres et ports de son département28. L’essentiel des recettes provient des droits de navigation, à savoir le congé pour la sortie de chaque navire, et l’ancrage perçu sur le tonnage des navires étrangers à l’entrée (mais les navires espagnols étaient parfois exemptés).

14 Grâce à ces comptabilités, nous pouvons mesurer le volume des trafics des ports. Les chiffres fournis par les comptes-rendus correspondent à ceux qu’il est possible de calculer à partir des registres répertoriés en G5 39 à 157. Ces derniers sont la source primaire, remplie au jour le jour, à partir de la quelle le greffier a repris les montants totaux annuels qui figurent dans ces comptes-rendus afin de justifier ses recettes à l’Amiral de France. Grâce à ces comptes-rendus, il est possible de connaître l’évolution de la navigation des ports du Roussillon pour une période bien plus longue que celle pour laquelle les registres journaliers sont conservés.

15 Mais les véritables trouvailles sont intervenues lorsqu’on a examiné le dossier se rapportant à Sète29. Celui-ci se compose d’une partie juridique (les extraits de titre de 1692 à 1714 associés à l’incontournable série de baux, six entre 1741 et 1788) et des comptes-rendus annuels couvrant la période 1732-1749 et 1770-1790 incorporant non seulement Sète, mais aussi Agde, Narbonne et Aigues-Mortes. Pour les deux dernières décennies de l’Ancien Régime, le trafic « sortie » est restitué avec même la distinction entre congés français, étrangers, ceux des «Isles», et les commissions en guerre, c’est-à- dire les corsaires. Qui plus est, les pièces diverses qui accompagnent les comptes- rendus fournissent des renseignements supplémentaires sur ce même trafic entre 1783 et 1790. Le greffier a consciencieusement rempli des formulaires trimestriels pré- imprimés qui donnent les mêmes chiffres, mais répartis selon le type de navire (bateau, tartane, barque, polacre et vaisseau), divisés eux-mêmes entre français et étrangers. Cela montre l’intérêt de cette institution si décriée alors, l’amirauté, à cerner au mieux le trafic, ou plus exactement la «matière fiscale» sur laquelle elle lève ses droits. Alors que les dossiers des ports atlantiques sont dépourvus d’un pareil effort de présentation qui facilite entre autres grandement le travail de vérification mené à Paris, les amirautés méditerranéennes font preuve d’une modernité certaine. La conséquence immédiate, pour le plus grand bonheur de l’historien, est de disposer de tableaux d’analyse parfois plus détaillés que ceux existant pour les ports du Ponant, à défaut de pouvoir avoir accès aux registres d’origine.

16 Pour Toulon, la documentation s’avère tout aussi riche. Certes les baux du greffe n’ont pas été conservés, mais à la place, une intéressante correspondance de 1786 nous retrace l’ambiance de l’époque30. Les comptes-rendus annuels regroupent les ports

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suivants d’ouest en est: Bandol, Saint-Nazaire (aujourd’hui Sanary), La Seyne, Toulon, Hyères31, et Bormes et couvrent la période 1732-1749 et 1760 à 1791 (avec des lacunes: voir infra tableau 1 pour les détails), soit une décennie de plus – celle des années 1760 – que pour les ports du Languedoc. Quant aux pièces justificatives, elles se présentent de la même manière: état trimestriel avec répartition en types de navires et différenciation entre pavillon français et étranger, bien que la couverture documentaire soit lacunaire (seules les années 1769-1770, 1782, 1785 et 1789-1791 subsistent).

17 La documentation marseillaise, enfin, est regroupée dans deux épais cartons32. Si l’extrait des titres rassemble la documentation de 1670 à 1714, nous ne trouvons qu’un seul bail sur parchemin daté du 20 avril 1715, valable pour six ans à partir du 1er avril, à raison de 13100 l.t. versées annuellement. Cette somme confirme bien que Marseille est assurément le premier port du royaume33. Ces dossiers offrent ensuite des inventaires sur la finance du greffe sous Louis XIV, appartenant à Jean-Baptiste de Cuvet, marquis de Marignane, ainsi qu’un ordre du duc de Penthièvre de déposer au greffe les registres de recettes, le 17 mai 1771, «pour y être paraphés et cotés»34.

18 La surprise provient, et elle est de taille, des comptes-rendus qui couvrent, dans ces dossiers classés «Marseille», un éventail de ports bien plus large, dépassant même, avec Notre-Dame Sainte-Marie, ceux placés dans les amirautés du ressort du Parlement d’Aix, et qui plus est, pour une durée bien supérieure à celle des ports du Languedoc: 1732-1791. Dans ces deux cartons se trouvent en effet non seulement les comptes- rendus de Marseille (avec une lacune pour l’année 1767), mais aussi ceux d’Antibes, Cannes, Fréjus, Saint-Tropez, Cassis, La Ciotat, Martigues, Arles, et Notre-Dame Sainte- Marie. Ainsi, si d’après la Santé de Marseille il est possible de savoir que 3300 navires sont entrés dans le port phocéen en 1787, le compte-rendu fait état de la sortie de 4557 bâtiments, permettant ainsi de quantifier de manière précise le phénomène déjà connu de sous-estimation des sources produites par la Santé maritime35.

19 Au total, le nouvel inventaire de la sous-série G5 a permis la découverte des comptes- rendus de tous les ports français d’Antibes à la frontière espagnole, soit 24 villes, pour une tranche chronologique des plus conséquentes, puisqu’elle démarre parfois en 1732. Il est possible ainsi d’étudier le trafic portuaire du Levant du plus petit havre au «monstre» phocéen. La couverture chronologique est souvent quasi-complète jusqu’en 1791: 60 années ininterrompues de trafic pour la majeure partie des ports du Levant. Manquent les années 1750 à 1769 pour les cités du Languedoc et la décennie 1750-1759 pour les ports relevant de l’amirauté de Toulon. Seuls quelques ports mineurs ont une couverture moins importante: Sainte-Marie-de-la-Mer, alors dénommée Notre-Dame de la Mer, n’apparaît qu’en 1768 et le minuscule port de Bormes à partir de 1779.

20 Mais notre surprise ne s’arrête pas aux comptes-rendus, si nombreux et si exacts soient-ils. En effet, les pièces diverses qui les accompagnent enrichissent également nos connaissances sur la vie maritime sous Louis XVI. Les bordereaux trimestriels pré- imprimés, déjà rencontrés dans le cas languedocien, sont présents aussi pour les ports provençaux, bien que la couverture chronologique soit limitée à quelques années seulement. Qui plus est, un cahier rassemble les entrées, y compris les relâches, à Marseille entre juillet 1789 et juin 179036.

21 Le tableau suivant résume l’étendue des données disponibles pour chacun des trois principaux types d’informations des comptes-rendus de la sous-série G5: le nombre annuel des congés (distinguant les navires français des étrangers)37 ; les ancrages,

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indiquant le nombre et le tonnage des navires étrangers entrés ; et les états trimestriels par type de navire, qui distinguent en général entre navires français et navires étrangers.

Tableau 1. Couverture chronologique des congés et ancrages des ports du Levant au XVIIIe siècle conservés dans la sous-série G5

(1) De 1745 à 1749, seul le montant perçu est indiqué. Ce n’est qu’à partir de 1750 que le nombre total de navires concernés (et pour certains ports leur tonnage total) sont mentionnés, sauf indication contraire dans le tableau.

22 Comme nous l’avons déjà souligné, la documentation est plus exhaustive pour les amirautés de Provence: celles de Languedoc présentent toutes une lacune importante entre 1750 et 1769. On doit toutefois signaler que même pour la Provence, en dehors de lacunes indiquées, les données ne sont pas pour autant toujours complètes. Les états des congés de Marseille, par exemple, distinguent entre congés français, congés étrangers, congés pour les Îles, commissions en guerre, et commission en guerre et marchandises. Or, pour 1775, il manque l’indication du nombre des congés étrangers. Celle-ci peut être comblée approximativement par les données relatives au droit d’ancrage, qui précisent, pour cette année, le nombre de navires étrangers qui payent le droit et le nombre de ceux, espagnols, qui sont exemptés. Leur addition permet ainsi de retrouver approximativement la donnée manquante dans les états de congés (l’approximation étant due au fait que les ancrages portent sur les entrées et pas sur les sorties). En revanche, pour l’année 1767, les ancrages de Marseille ne fournissent pas le nombre des navires étrangers exemptés de droit, ce qui entraîne une sous-estimation du nombre des étrangers si l’on applique le même procédé.

23 Pour faciliter la compréhension du type d’informations qu’il est possible de tirer de ces comptes-rendus, le tableau 2 présente à titre d’exemple les données relatives à Marseille pour l’année 1780. Il s’agit du maximum d’informations qu’il est possible

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d’espérer trouver dans cette source. Pour beaucoup de ports et pour beaucoup d’années, une partie de ces informations fait défaut. Les rubriques présentes dans le tableau 1 correspondent ici aux rubriques 2.a, 2.c et 2.e.

24 L’on remarquera au passage l’existence de différences dans les totaux (2.a et 2.b): elles sont de l’ordre de quelques unités et ne sauraient pas affecter l’interprétation globale de ces chiffres, tout en rappelant fort opportunément que nous ne maîtrisons pas toujours les opérations comptables et arithmétiques qui étaient tellement évidentes pour le greffier que celui-ci ne concevait pas la nécessité de devoir les expliciter38.

Tableau 2. Informations contenues dans les comptes-rendus pour Marseille, 1780

2.a: Congés annuels

Répartition du nombre de congés selon leur type

Commission en Commission Montant Année Français étrangers Isles Guerre et Total en Guerre perçu Marchandises

1780 1941 1385 53 34 3413 5420 l.t.

2.b: Répartition trimestrielle des congés

Répartition du nombre de congés par trimestre

1780 1er tri 2e tri 3e tri 4e tri Total

français 557 525 502 467 2051

étrangers 334 344 350 357 1385

Total 891 869 852 824 3436

2.c: Ancrages (entrées des navires étrangers)

Évolution de l’ancrage à Marseille

Gratuits

Navires payants (Nb) Tonnage Montant Espagnols (Nb) Ventes (Nb)

1780 1136 244 10 68704 tx 10305 l. t.

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2.d: Ancrages (détails par trimestre)

Évolution de l’ancrage à Marseille

1780 1er tri 2e tri 3e tri 4e tri Total

Navires payants 272 259 280 325 1136

Navires espagnols 61 83 68 32 244

Navires achetés 1 2 2 5

Navires vendus 1 2 2 5

Total 335 344 352 359 1390

Tonnage 17760 16647 16323 17974 68704

2.e: États trimestriels par type de navire

Répartition des congés à Marseille selon leur type

année 1er trimestre 2e trimestre 3e trimestre 4e trimestre

1780 français étrangers français étrangers français Étrangers français étrangers

Vaisseaux 3 23 21 17 11 9 3 3

Polacres 29 40 44 24 52 29 46 22

Barques 17 44 27 79 25 81 20 98

Tartanes 478 95 399 103 367 103 356 113

Bateaux 30 132 34 223 47 128 42 121

Total 557 334 525 344 502 350 467 357

Source: AN, G520.

25 À partir de ces données, des analyses plus détaillées sont possibles. Nous nous limitons ici à esquisser l’évolution globale comparée des 13 sièges d’amirauté français en Méditerranée, en délaissant donc pour l’heure les ports secondaires.

Évolution de la navigation des ports du Levant

26 En raison des lacunes chronologiques différentes entre les amirautés de Provence et celles du Languedoc et du Roussillon, il convient dans un premier temps de suivre l’évolution de chacun de ces groupes de ports, avant de présenter quelques remarques

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d’ensemble sur la typologie des navires, thème choisi ici à titre d’exemple parmi d’autres possibilités d’exploitation.

Les amirautés de Provence

27 En Provence, Marseille domine de très loin. Toulon s’affirme sans contestation possible comme le deuxième port de cette aire. Cinq autres amirautés du ressort du Parlement d’Aix ont une importance à peu près équivalente au début des années 1730, alors que La Ciotat vient en dernière position avec une centaine de congés par an (tableau 3). Avec le temps, les différences s’accentuent. Alors que les mouvements portuaires de Marseille et de Toulon s’accroissent de manière régulière au fil du siècle – le premier double entre les années 1732-1749 et le règne de Louis XVI, le second augmente de 64 % – Saint-Tropez et Arles connaissent également une belle croissance, mais plus circonscrite dans le temps: la première ville dès les années 1740, la seconde dans les années 1760. Ce mouvement ne se poursuit guère au-delà des années 1770, contrairement à ce qui se passe à Antibes et à La Ciotat. Martigues en revanche stagne tout au long du siècle, et Fréjus est en perte de vitesse.

Tableau 3. Nombre moyen de congés délivrés par les Amirautés de Provence et taux de croissance, 1732-1790

Saint- La période Antibes Fréjus Toulon Marseille Martigues Arles Tropez Ciotat

1e 1732-1749 223 261 272 508 105 2092 238 333 période

2e 1750-1769 222 223 410 647 115 2988 251 438 période

3e 1770-1790 270 223 410 833 152 4085 239 422 période

taux de croissance -15 32 -1 % 50 % 27 % 9 % 43 % 5 % période 1 à 2 % %

taux de croissance 22 % 0 % 0 % 29 % 33 % 37 % -5 % -4 % période 2 à 3

taux de croissance -15 27 21 % 51 % 64 % 45 % 95 % 0 % période 1 à 3 % %

NB: Pour la 2e période, la moyenne a été calculée sur 19 ans pour Marseille et Fréjus et sur 10 ans pour Toulon.

28 Le graphique n°1 permet d’apprécier l’augmentation globale des échanges des amirautés provençales au fil des années: la moyenne passe de 3650 congés dans les années 1732-1744 à 4750 pour la période 1745-1755, marquée entre autres par les disettes de la fin des années 1740. La guerre de Succession d’Autriche produit une hausse du trafic très nette. Celle de Sept Ans provoque en revanche un affaiblissement:

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la diminution de la navigation française, par ailleurs contenue, est alors contrée par la hausse sensible de la navigation étrangère, neutre sans aucun doute. Le retour de la paix en 1763 marque le début d’une phase d’expansion marquée et soudaine, qui porte la moyenne du nombre de congés à 6600 pour les années 1763-1791, en dépit du fléchissement à l’occasion de la guerre d’Indépendance américaine (5860 congés par an entre 1778 et 1783).

Graphique n° 1

Sources: voir supra. L’année 1767 a été omise en raison de l’absence de données pour Marseille ; pour la période 1750-1759, manquent les données pour Toulon (environ 150 congés étrangers et entre 350 et 550 congés français par an) ; pour 1764, manquent les données de Fréjus (environ 250 congés au total, presque tous français) ; pour 1778, manquent enfin les données pour Arles (environ 400 congés, dont une quarantaine étrangers).

29 Les comptes-rendus des ancrages permettent de pousser un peu plus loin l’analyse de la navigation étrangère. Nous disposons en effet non seulement des indications du nombre de navires39, mais aussi de leur tonnage global à partir de 1750. Celui-ci, toutefois, ne concerne que les navires payant ce droit, à l’exclusion donc des navires exemptés (espagnols surtout, mais pas toujours et pas partout). Le graphique n° 2 permet de constater que, si le nombre de bâtiments étrangers augmente de manière assez modeste, les tonnages doublent entre les années 1760 et les années 1780 (cf. la courbe de tendance linaire): c’est vraisemblablement la grande navigation internationale, voire les relations avec l’Atlantique, qui connaissent une croissance fondamentale.

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Graphique n 2

NB: le port de Toulon, pour lequel nous ne connaissons les tonnages qu’en 1769, 1770, 1782, 1785, 1789, 1790, 1791, n’a pas été inclus dans ce graphique pour ne pas en fausser la lecture.

30 Marseille attire l’essentiel des tonnages étrangers en Méditerranée. Le seul autre port à avoir un trafic étranger soutenu en termes absolus, c’est Toulon. Pour les années où la comparaison est possible, le port phocéen absorbe entre 75 % et 85 % des tonnages étrangers en Provence. La navigation étrangère est loin d’être insignifiante aussi à Antibes, où elle représente environ un tiers du total des entrées (graphique n° 3), mais dans ce cas, cette importance relative s’explique sans doute par la proximité du comté de Nice et de la république de Gênes. L’on constate aussi, sans surprise, la forte hausse de la navigation étrangère – neutre – lors des conflits.

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Graphique n°3

31 Dans les autres sièges des amirautés de Provence, le nombre de navires étrangers ne dépasse jamais la barre de 10 %, sauf certaines années à Saint-Tropez ou à Fréjus (graphique n° 4), avec toutefois une évolution inverse: alors que Fréjus, qui comptait un quart de navires étrangers au début des années 1730, voit ses trafics se réduire rapidement à une dimension régionale, Saint-Tropez voit la part de sa navigation étrangère augmenter à partir de la fin des années 1770, comme dans d’autres amirautés de Provence, en raison sans doute de la guerre d’Indépendance américaine qui entraîne une hausse de la navigation neutre. Mais alors que cet élan s’interrompt, dans d’autres ports, avec le retour de la paix (graphique 5), Saint-Tropez conserve des niveaux de navigation internationale plus élevés que par le passé, qui lui permettent de dépasser Antibes.

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Graphique n° 4

Graphique n°5

Les amirautés du Languedoc

32 Les quatre amirautés de Languedoc présentent de fortes disparités et évoluent de manière divergente (tableau 4). Le bureau d’Aigues-Mortes ne délivre jamais, au cours de la période observée, plus de 25 congés par an ; sous le règne de Louis XVI, cette amirauté est cent fois moins importante que celle de Sète, la première du Languedoc, même si les différences entre les amirautés sont moins marquées qu’en Provence où le

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gigantisme phocéen écrase la part relative des autres ports. Retenons que la croissance de Sète est tout-à-fait comparable à celle de Marseille, et celle de Narbonne à celle de Toulon. En revanche, aucune amirauté provençale n’accusait une chute semblable à celle d’Agde et encore plus d’Aigues-Mortes, qui décrochent.

Tableau 4. Nombre moyen de congés délivrés par les Amirautés du Languedoc et taux de croissance, 1732-1790

Aigues Mortes Sète Agde Narbonne

1732-1749 14 346 442 150

1770-1790 6 686 349 254

Évolution -57 % + 98 % -21% + 69%

33 Si le mouvement portuaire en Languedoc est, sans surprise, nettement inférieur à celui de la Provence, l’évolution plus heurtée de la courbe et la forte augmentation à l’occasion des guerres (Succession d’Autriche et Indépendance américaine) démarquent les ports languedociens des ports provençaux (graphique n° 6).

Graphique n° 6

34 La navigation étrangère joue un rôle non négligeable, bien que de manière divergente selon les chefs-lieux d’amirauté: elle s’accroît fortement à Narbonne mais décline à Sète et Agde (graphique n° 7)40.

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Graphique n° 7

35 La navigation étrangère en Languedoc est par ailleurs essentiellement une navigation de proximité effectuée par des navires espagnols, surtout à Narbonne et en moindre mesure à Agde. Il est possible de connaître l’importance de cette navigation en comparant le nombre de congés étrangers avec le nombre de navires soumis au droit d’ancrage: les navires espagnols étaient en effet exemptés de cette dernière redevance. Seule Sète se démarque alors comme véritable port international.

Tableau 5. Part de la navigation non espagnole dans le mouvement des navires étrangers en Languedoc, 1774-1790

Sète Agde Narbonne

Pourcentage Pourcentage Pourcentage Nombre Nombre Nombre de navires de navires de navires de Nombre de Nombre de Nombre étrangers étrangers étrangers congés d’ancrages congés d’ancrages congés d’ancrages non non non étrangers étrangers étrangers espagnols espagnols espagnols

1774 180 98 54,44 62 7 11,29 30 2 6,67

1775 184 126 68,48 49 11 22,45 34 1 2,94

1776 160 98 61,25 40 11 27,50 39 3 7,69

1777 153 87 56,86 40 15 37,50 46 5 10,87

1778 254 119 46,85 50 22 44,00 79 11 13,92

1779 268 157 58,58 73 17 23,29 58 8 13,79

1780 250 134 53,60 161 54 33,54 226 8 3,54

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1781 297 176 59,26 218 347

1782 396 290 73,23 43 78

1783 413 293 70,94 41 36 87,80 64 6 9,38

1784 304 197 64,80 39 19 48,72 128 10 7,81

1785 338 128 37,87 50 24 48,00 233 8 3,43

1786 316 204 64,56 41 28 68,29 281 11 3,91

1787 223 177 79,37 85 34 40,00 139 8 5,76

1788 260 139 53,46 100 57 57,00 366 14 3,83

1789 165 111 67,27 45 16 35,56 19 6 31,58

1790 159 113 71,07 29 11 37,93 32 4 12,50

36 Les comptes-rendus indiquent également le tonnage global des navires étrangers soumis au droit d’ancrage. Le graphique n° 8 confirme l’importance de Sète, où les navires étrangers jaugent en moyenne 130 tx, alors que dans les deux autres ports ils ne dépassent pas 25 tx. En termes de tonnage étranger, Sète est de la même envergure que Toulon, à en juger par les années où les données pour ce dernier port sont conservées. Si l’on considère que l’arsenal attirait un nombre non négligeable de navires du Nord pour les besoins liés à la construction navale et à la réparation des navires, l’importance du port sétois émerge avec d’autant plus de force.

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Graphique n° 8

L’amirauté du Roussillon

37 Le Roussillon compte un seul siège d’amirauté, celui de Collioure-Perpignan (graphique n° 9). Les données pour cette amirauté ne commencent pas avant 1777, aussi bien pour les comptes-rendus que pour les registres journaliers. Le tonnage moyen est relativement important: 40 tx à la fin de l’Ancien Régime, contre 32 tx à Saint-Tropez. Les comptes-rendus n’indiquent pas, ici, le nombre de congés étrangers délivrés, seul celui des ancrages étant connu. La navigation espagnole nous échapperait ainsi entièrement, s’il n’était fort heureusement possible de dépouiller les registres journaliers des congés. Pour 1787, la comparaison entre les registres des congés41 et les comptes-rendus permet de relever que seulement 9 navires ont payé le droit d’ancrage à leur entrée à Collioure, alors que 45 bâtiments étrangers sont sortis de ce port. Les 34 bâtiments qui échappent à l’ancrage sont vraisemblablement espagnols. Selon les années, le nombre de navires payant l’ancrage est entre un tiers et un douzième de navires étrangers effectivement partis de ce port.

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Graphique n°9

La typologie de la navigation méditerranéenne

38 Nous avons privilégié, jusqu’à maintenant, une pesée globale du mouvement des navires dans les ports français de la Méditerranée et l’esquisse de leur évolution dans le temps. Le tableau n° 2 permet toutefois de comprendre que d’autres analyses sont possibles. Nous fournissons ici, à titre d’exemple, un aperçu de la typologie des navires français qui fréquentent l’ensemble des ports de la Provence et du Languedoc, pour l’année 1783 ou, à défaut, pour 1782 (1781 pour Cannes, Sanary, Sainte-Marie).

39 Les états trimestriels distinguent les navires par catégorie (tableau n° 6)42. Un type de bâtiment domine incontestablement: trois navires sur cinq sont des tartanes. Ce bâtiment à voile latine pouvait avoir entre un et trois mâts et jauger entre 27 tx et 140 tx d’après les indications actuellement contenues dans la base de données Navigocorpus. À Toulon, ils se situent le plus souvent entre 20 tx et 50 tx dans les années 175043. À son bord, on trouve en moyenne, dans les années 1780, 8 hommes d’équipage. Maniable et polyvalente, la tartane navigue sans difficulté sur toutes les côtes méditerranéennes.

40 Un navire sur cinq est défini par le terme de «bateau». À Saint-Tropez, la jauge moyenne des «bateaux» en 1787 est de 6 tonneaux, à Toulon ils jaugent le plus souvent entre 10 et 16 tx et ont en général entre 2 et 6 hommes à bord44. À l’entrée à Marseille, toujours en 1787, ils ont en moyenne un équipage de 6 personnes. Pour les bateaux comme pour les tartanes, les extrêmes varient sensiblement, ainsi l’équipage des bateaux marseillais varie-t-il par exemple entre 2 et 27 hommes.

41 Si tartanes et bateaux naviguent partout, les trois autres catégories de navires rencontrés dans cette source ne fréquentent que les ports principaux. Dans le contexte méditerranéen du XVIIIe siècle, une «barque» est un bâtiment à trois mâts, à voiles latines et carrées. À son bord, dans les années 1780, on trouve une douzaine d’hommes en moyenne. Marseille et Sète sont les seuls à les accueillir massivement. Si l’on sait que ce type de bâtiment était souvent utilisé pour les caravanes du Levant45, l’hypothèse que les itinéraires des barques mènent le plus souvent à l’étranger est confortée aussi

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par le fait que presque deux tiers des barques sorties de Marseille, et toutes celles sortant de Sète sauf trois, sont de pavillon étranger. Dans les années 1750, les barques fréquentant les ports de l’amirauté de Toulon jaugent le plus souvent entre 50 et 80 tx46.

42 Quant aux vaisseaux, le terme indique aussi bien de bâtiments de guerre que de gros porteurs marchands. Seuls quatre ports français en Méditerranée les accueillent. Si un peu plus de la moitié d’entre eux à Marseille et la moitié à Toulon sont français, à Sète quatre sur cinq sont étrangers. À Marseille, les sources de la Santé maritime nous confirment que les vaisseaux viennent soit de l’Atlantique (Europe du Nord ou colonies antillaises), soit de la Méditerranée orientale47.

43 La polacre, enfin, est un gros porteur, le plus souvent entre 80 tx à 150 tx, à voiles latines et carrées, avec en moyenne 14 hommes d’équipage à Marseille en 1787. Elle y est utilisée presque exclusivement pour des trajets inter-méditerranéens d’une certaine envergure.

Tableau 6. Types de navires dans les ports de Provence et du Languedoc (1783 ou, à défaut, 1782 ou 1781)

Port tartanes bateaux barques polacres vaisseaux

Antibes 65 162

Cannes 64 33 4

Fréjus 21 18

Saint-Tropez 219 148 3 5 1

Bormes 15 4

Gapeaux-Salins d’Hyères 2

Toulon 700 51 31 44 18

La Seyne 26 5 2 4

Sanary 42 17

Bandol 110 18

Le Ciotat 150 96 2 3 2

Marseille 1913 619 421 420 116

Cassis 11 4

Martigues 158 53 1

Arles 325 40 1

Aigues-Mortes 3

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Sainte-Marie 34

Sète 524 96 102 13 104

Agde 198 19

Narbonne 103 104

Pourcentage sur le total 62,22 % 20,41 % 7,59 % 6,55 % 3,23 %

Conclusion

44 Cet article avait comme seule ambition la présentation des éléments livrés par la sous- série G5, jusque-là entièrement méconnus. Cette source permet une vision d’ensemble du mouvement des ports méditerranéens, voire sa comparaison avec ceux du Ponant. Si nous nous sommes attachés ici essentiellement aux treize sièges d’amirauté méditerranéens, les données existent pour un ensemble de 24 ports français, sans compter la Corse. Par ailleurs, certaines lacunes peuvent être complétées par un travail patient dans d’autres dépôts d’archives, parisiens ou locaux48.

45 Certes, les comptes-rendus des congés et des ancrages ne permettent pas les mêmes analyses qu’offrent les registres journaliers de perception des congés: ceux-ci, conservés pour les ports du Roussillon et de Corse, mais surtout pour l’essentiel des ports atlantiques, ouvrent des perspectives passionnantes et variées: en livrant le nom du navire et du capitaine ainsi que, parfois, le port d’attache et la destination, ils permettent l’étude de l’utilisation des bateaux, des itinéraires marchands, de l’emploi de patrons et capitaines, etc. Leur insertion dans une base de données qui respecte au plus près les informations livrées par la source et leur statut, tout en mettant à disposition de l’usager une série d’instruments qui facilitent l’interrogation de la base, est l’un des objectifs principaux du programme Navigocorpus49.

46 En dépit de l’aridité des chiffres, toutefois, et faute de disposer des registres journaliers de la perception de la taxe, les comptes-rendus ne sont pas dépourvus d’intérêt. Ils permettent un premier aperçu d’ensemble ainsi que de comprendre l’évolution de l’activité de chaque port au XVIIIe siècle. Nous avons pu chiffrer le gigantisme marseillais, mais aussi constater un processus de concentration de la navigation, notamment internationale, dans quelques grands ports, et sa contrepartie, la marginalisation d’autres ports de moindre taille. Complétés par d’autres sources, les données de la sous-série G5 contribueront à éclairer les dynamiques de la navigation méditerranéenne.

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NOTES

1. . Alain Degage, L’Amirauté de Cette de 1691-1735, Études sur l’Hérault, t. 15, n° 3, p. 15-23 et t. 15, n° 4, 1984, p. 35-43 ; voir aussi Louis Dermigny, Sète de 1666 à 1880 : naissance et croissance d’un port, Sète, Institut d’études économiques maritimes et commerciales de Sète, 1955 (Cahiers de l’Institut, 5) et Jean-Louis Gaussent, « Un aspect du commerce sétois au XVIIIe siècle : l’exportation des vins et eaux-de-vie par des bâtiments du Nord », Bulletin du Centre des espaces atlantiques, n° 3, 1987, p. 85-126. 2. . Charles Carrière, Négociants marseillais au XVIIIe siècle. Contribution à l’étude des économies maritimes, Marseille, Institut historique de Provence, 1973, vol. I, p. 50-52 mentionne l’existence des cahiers du « Petit cabotage » à Marseille à partir de 1786, mais renonce à les utiliser, pour se fonder sur les registres de la Santé. 3. . Pour une description succincte des apports des fonds des amirautés, voir Joël Félix et Michel Antoine (dir.), Économie et finances sous l’Ancien régime. Guide du chercheur, 1523-1789, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1994, p. 272-276. 4. . Gilbert Buti, Les Chemins de la mer. Un petit port méditerranéen : Saint-Tropez (XVIIe - XVIIIe siècles), Rennes, PUR, 2010.Sur Fréjus, voir Gilbert Buti, « Ville maritime sans port, ports éphémères et poussière portuaire. Le golfe de Fréjus aux XVIIe et XVIIIe siècles », Rives méditerranéennes, n° 35, 2010. 5. . Le programme ANR NAVIGOCORPUS (2007-2011) est coordonné par Silvia Marzagalli (Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine, Nice), en collaboration avec Jean-Pierre Dedieu (LARHRA, Lyon) et Pierrick Pourchasse (CRBC, Brest). Il vise à créer une base de données de la navigation à l’époque moderne et contemporaine et à la rendre disponible en ligne. Voir http:// navigocorpus.hypotheses.org/. 6. . Après l’acquisition de l’île par la France en 1768, furent créées les amirautés de Bastia et d’Ajaccio. Le cas corse, qui fera l’objet d’une étude spécifique, ne sera pas traité dans le cadre de cet article. 7. . L’enquête de Chardon a donné lieu à trois gros volumes d’un total de 2164 p. conservés aux Archives nationales de Paris (désormais AN), Marine C4 174 à 176. Le troisième volume est relatif à la Méditerranée. L’enquête fait l’objet du dossier d’habilitation de Sylviane Llinares (LLINARES) (décembre 2011). 8. . Il manque à ce jour une étude exhaustive sur cette institution. Voir cependant Christian Schnakenbourg, L’Amirauté de France à l’époque de la monarchie administrative, 1669-1792, Thèse de doctorat, Université de Paris-II, 1975 et, plus ancien, Marcel Gouron, L’amirauté de Guienne depuis le premier amiral anglais en Guienne jusqu’à la Révolution, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1938. Consulter également les entrées « Amiral de France » et « Amirauté », rédigées respectivement par Michel Vergé-Franceschi et François Bluche, dans François Bluche (dir.), Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990, et aussi les mêmes entrées écrites par Jean Meyer dans Lucien Bély (dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 1996. 9. . L’importance de la source avait été soulignée depuis longtemps : cf. Léon Vignols, « Une source documentaire trop peu utilisée : les Archives des anciennes amirautés », Annales d’histoire économique et sociale, vol. 2, n° 8, octobre-décembre 1930. Reste que l’exploitation des sources de l’Amirauté est chronophage, ce qui explique le caractère monographique des études auxquelles elles ont donné lieu. La plus ancienne et cependant la plus exhaustive reste le travail de Pierre Dardel, Navires et marchandises dans le port de Rouen et du Havre au XVIIIe siècle, Paris, Sevpen, 1963. Pour Bordeaux, cf. Christian Huetz de Lemps, Géographie du commerce de Bordeaux à la fin du règne de Louis XIV, Paris / La Haye, Mouton / EHESS, 1975 ; Paul Butel, Les négociants bordelais, l’Europe et les Îles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1974.

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10. . Fils de Louis XIV et de Mme de Montespan, le comte de Toulouse avait été nommé amiral en 1676, à l’âge de cinq ans. 11. . Au niveau local, l’état de conservation des fonds de l’amirauté est toutefois très inégal. On peut constater l’ampleur des lacunes à partir des inventaires en ligne disponibles pour plusieurs amirautés méditerranéennes : Archives départementales des Alpes-Maritimes [http:// www.cg06.fr/fr/decouvrir-les-am/decouverte-du-patrimoine/les-archives-departementales/les- archives-departementales/], 25B : Amirauté d’Antibes ; Archives Départementales du Var [www.archives.var.fr/], série 6B (Fréjus), 7B (Saint-Tropez), 8B (Toulon) ; Archives départementales des Bouches-du-Rhône [http://www.archives13.fr/claraint/jsp/system/ win_main.jsp], série 9B (Marseille, Cassis), 10B (La Ciotat), 11B (Arles), 12B (Martigues) ; Archives départementales de l’Hérault [http://recherches-archives.herault.fr/archives/fonds/], série 4B (Sète) ; une petite partie des archives de l’amirauté d’Agde se trouve aux Archives municipales d’Agde, série HH. 12. . L’inventaire est consultable en ligne : http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/chan/ chan/pdf/sa/G5.pdf. 13. . Charles Carrière, Négociants marseillais…, op. cit. 14. . AN, G5 59-3. Neuf registres ou cahiers couvrent la période 1780 à 1788, avec une lacune pour l’année 1783. 15. . AN, G5 652.La documentation est ici plus riche, mais son analyse révèle le côté approximatif du classement actuel. Ces registres sont sommairement indiqués, dans l’inventaire existant, sous la cote G5 65 2 : Collioure et Port-Vendres : congés et ancrages, 1777-1791 (28 registres). Ils comprennent en réalité divers éléments : pour Collioure, les registres des congés de 1777 à 1791, avec des lacunes en 1779 et 1783 ; pour Saint-Laurent de la Salanque, le registre de l’année 1778 ; pour Port-Vendres, les registres des années 1780 et 1788. 16. . AN, G 5 1492. Les 12 registres de Saint-Laurent couvrent les années 1777 à 1791, avec des lacunes pour 1778 (registre erronément classé sous Collioure – voir note précédente), pour 1779 et pour 1783. 17. . Les registres de congés étaient rédigés en double exemplaire : l’un était destiné à rester au greffe de l’amirauté, l’autre devait servir pour la vérification des comptes. Les archives départementales conservent parfois les registres de congés restés sur place. Nous rappelons que le cas de la Corse n’est pas pris en compte dans cet article. 18. . Les données sont issues de la série AN, G5, hormis pour Lorient (Archives départementales du Morbihan, 10 B 19) et de Saint-Tropez (Archives Départementales du Var, 7 B 10). Les données pour Saint-Tropez ont été fournies à Navigocorpus par Gilbert Buti, celles de Lorient par Hiroyasu Kimizuka. Nous les remercions sincèrement. Nous n’ignorons pas que Gilbert Buti a invité à la prudence quant à la prétendue exhaustivité des registres des congés (Gilbert Buti, « Entre échanges de proximité et trafics lointains : le cabotage en Méditerranée aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans Simonetta Cavaciocchi (dir.), Ricchezza del mare, Ricchezza dal mare, secc. XIIIe - XVIIIe, Le Monnier, Florence, 2006, p. 294). Certains étaient délivrés par exemple pour plusieurs mois. Reste toutefois que la source est pour l’instant la seule connue qui permet une pesée globale de la navigation en France. 19. . Manque en effet Saint-Tropez (dont les comptes-rendus existent pourtant : ils se trouvent inclus dans l’amirauté de Marseille, sans que l’inventaire actuel ne les mentionne), mais y figure Perpignan (pour 1788-1790 seulement). 20. . AN, G5 10-2. 21. . AN, G5 10-3 et 4. 22. . AN, G5 10-5. 23. . AN, G 5 21 et 22. Les cas est singulier, et il témoigne probablement d’une erreur de perspective de la part des officiers de l’amirauté. Partout ailleurs en France, le montant du bail évolue à la hausse ou à la baisse en reflétant l’orientation des trafics.

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24. . AN, G5 162-1. 25. . AN, G5 17-2. 26. . L’enquête de Chardon (AN, Marine C4 176, f. 2129-2130) précise : « Quoique l’établissement du siège soit à Collioure, […] les pourvus de l’office de Conseiller lieutenant ont toujours administré la justice en cette ville [de Perpignan] ». 27. . AN, G5 23-5. 28. . AN, G5 162-2. 29. . AN, G5 15-4 à 6. 30. . AN, G5 29, 2-5. Le sieur Mourchon, greffier en titre, est malade depuis quatre ans, celui qui le remplace, Jean-François Pèbre, se propose d’acheter le bail à 1 300 l.t. Mais survient un concurrent : Guérin, déjà greffier de la sénéchaussée de Toulon, qui fait une offre à 2 000 l.t., preuve que le trafic portuaire est en pleine expansion. Les officiers de l’amirauté préfèrent cependant Pèbre, le 28 juillet, qui est commissionné le 30, avec un bail de 1 500 l.t. par an. 31. . Hyères est mentionné jusqu’en 1772 ; ensuite les chiffres passent sous le vocable Salins d’Hyères et Gapeau. 32. . AN, G519 et 20. 33. . L’heureux bénéficiaire est un bourgeois de Paris, Arnaud Hisard, demeurant rue des Petits Augustins, cas banal de cette prédominance parisienne sur ce type d’emploi. 34. . Le receveur des droits Jean-Jacques Tiran exécute régulièrement cet ordre le 8 juillet 1773, 1er septembre 1774, 10 juillet 1775 et 4 juillet 1776. Ce type de dossiers fournit des éléments importants pour une histoire financière des amirautés qui reste encore à écrire. 35. . Archives départementales des Bouches du Rhône, 200 E 543. Voir Gilbert Buti, « Entre échanges de proximité et trafics lointains… », art. cit., p. 293-294. 36. . Enfin, les dossiers marseillais contiennent un type de document absent des autres dossiers méditerranéens, à savoir le produit du greffe, avec également des bordereaux pré-imprimés de versement à la caisse de l’Amiral, pour Marseille et Cassis. Ils sont annuels et démarrent en 1768 (1er août 1768 - 31 juillet 1769) et se poursuivent jusqu’en 1791 (juillet 1791 - juin 1792). 37. . Pour l’Amirauté de Collioure et les deux amirautés corses, outre le nombre de navires, les congés indiquent également le tonnage (pour la Corse, à partir de 1772). 38. . Ces documents étant de nature comptable, certaines différences que nous avons constatées s’expliquent par le fait que le greffier peut acheter les congés à l’Amirauté en l’année N et les revendre aux capitaines l’année N+1. De même, les ancrages concernant les entrées et les congés les sorties, l’on ne retombe pas nécessairement sur les mêmes chiffres pour une année donnée. 39. . Le nombre des congés étrangers diffère parfois du nombre des ancrages, selon les ports et les années. Ces différences ne tiennent pas seulement au laps de temps entre la date d’entrée et celle de sortie qui peut jouer sur les totaux de l’année lorsque le navire arrive en décembre. Des formes d’exemptions au droit d’ancrage ont existé, sans que nous puissions, à ce jour, en fournir un aperçu complet. Le Pacte de Famille du 15 août 1761 prévoit d’appliquer aux navires espagnols les mêmes tarifs d’entrée et de sortie qu’aux français. Cette décision est confirmée par deux traités de commerce du 2 janvier 1768 et du 13 mars 1769 qui doivent mettre fin aux difficultés d’application dans les ports. 40. . La navigation étrangère étant insignifiante à Aigues-Mortes (entre zéro et neuf navires selon les années), nous ne l’avons pas prise en compte dans cette représentation. 41. . AN, G5 65/2. 42. . Ces états trimestriels sont une spécificité des ports du Levant. Nous ignorons la raison qui préside à leur confection. Ils classent grossièrement les bâtiments en ordre d’importance décroissante, du vaisseau au bateau. 43. . AN, Marine C4 235. 44. . Pour Toulon, AN, Marine C4 235.

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45. . Gilbert Buti, « Aller en caravane : le cabotage lointain en Méditerranée, XVIIe et XVIIIe siècles », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 52-1, janvier-mars 2005, p. 14. 46. . AN, Marine C4 235. 47. . Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 200 E 543. 48. . Au moment où nous rédigions cet article, Christian Pfister-Langanay a découvert des tableaux détaillés des entrées et sorties des ports de l’amirauté de Toulon (sans détail pour chaque port), pour les années 1752 à 1757. AN, Marine C4 235. Ils classent les navires selon le pavillon (français / étrangers) et le type de navires (vaisseau, polacre, barque, tartane, bateau), avec indication du tonnage. 49. . Pour une description méthodologique et technique des principes de construction de cette base de données, voir Jean-Pierre Dedieu, Silvia Marzagalli, Pierrick Pourchasse et Werner Scheltjens, « Navigocorpus, a database for shipping information. A methodological and technical introduction », International Journal of Maritime History, décembre 2011 (à paraître).

RÉSUMÉS

Au cours de la réalisation d’un inventaire intégral de la sous-série G5 du fonds de l’Amirauté conservée aux Archives Nationales de Paris, nous avons trouvé une série de tableaux statistiques fournissant des indications détaillées sur le mouvement portuaire de toutes les amirautés françaises en Méditerranée des années 1730 au début des années 1790. Cet article présente ce fonds et livre une première analyse de l’évolution de la navigation dans ces ports.

While working at a new finding aid of the sub-series G5 of the Admiralty kept at the National Archives in Paris, we found a series of statistical tables providing detailed data on shipping in all the French admiralties offices in the French Mediterranean from the 1730s to the early 1790s. This paper presents this source and provides a first sight into the evolution of shipping in these ports.

INDEX

Keywords : Admiralty, eighteenth century, France, Mediterranean, ports, shipping Mots-clés : Amirauté, dix-huitième siècle, France, Méditerranée, navigation, ports

AUTEURS

SILVIA MARZAGALLI Professeur d’histoire moderne à l’Université de Nice Sophia Antipolis et directrice du Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine. Elle coordonne le programme ANR Navigocorpus qui vise à créer une base de données en ligne de la navigation à l’époque moderne et contemporaine. Ses recherches portent sur les réseaux marchands et le commerce maritime en Atlantique et en Méditerranée au XVIIIe et au début du XIXe siècle.

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CHRISTIAN PFISTER-LANGANAY Maître de Conférences HDR à l’université du Littoral Côte d’Opale. Ses recherches portent sur la mer du Nord, la course dunkerquoise et la construction navale aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il mène actuellement une vaste enquête sur l’amirauté de France, ses archives et son fonctionnement.

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Le gouvernement des informations. L’évolution du rapport entre État et institution consulaire au milieu du XVIIIe siècle

Marcella Aglietti

NOTE DE L'AUTEUR

Ce travail s’insère dans le projet HAR2010-16680, financé par le ministère de la Science et de l’Innovation espagnole (2011-2013), et dirigé par Fernando García Sanz.

1 À l’époque moderne, les États recoururent souvent aux services de renseignements pour obtenir des informations estimées d’utilité publique pour eux : des indications à caractère militaire ou politique étaient indispensables pour s’assurer des avantages en guerre ou des conditions favorables dans un traité international. De même, pour favoriser le commerce, on collectait des données sur les trafics de marchandises et les navires étrangers. Parfois il était aussi très utile pour un État d’avoir des informations précises sur certains individus ou certaines activités hors de ses frontières. Les grandes monarchies européennes ainsi que les petits États italiens confiaient ces tâches particulièrement délicates et de caractère confidentiel à des sujets considérés comme les plus compétents et les plus fiables. À plusieurs reprises, on désignait des ambassadeurs ou des agents consulaires qui, en vertu de leur position et de leurs connaissances, offraient toutes les meilleures garanties de compétence et de fiabilité. Toutefois, si le rapport de confiance entre ambassadeur et souverain s’instaurait avec la consigne des instructions1, la même relation n’existait pas a priori avec le consul, à moins d’établir une dépendance directe entre ce dernier et la personne qui lui avait confié la mission. Par conséquent, si le consul était plus lié aux intérêts de la communauté commerciale de référence qu’à ceux d’un gouvernement trop lointain

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pour exercer un pouvoir de contrôle réel, on risquait d’obtenir de fausses informations et de provoquer de dangereuses fuites.

2 D’ailleurs, les lointaines origines corporatives de l’institution consulaire survivaient dans la nature encore fluide de la charge de consul au XVIIIe siècle. D’un côté, le consul héritait de la fiabilité des consules missi, qui recevaient leur mandat directement de l’É tat et à la suite d’accords bilatéraux signés entre les nations. De l’autre côté, toutefois, il succédait au consul electo, figure dégagée de toute forme de fidélité dynastique et chargée de sauvegarder les intérêts d’une ou de plusieurs nationes commerciales établies à l’étranger, dont il dépendait totalement, leur fournissant un service de support qui se bornait parfois à la tâche de simple traducteur mais qui pouvait aussi comporter une assistance légale très complexe2.

3 Malgré les efforts des autorités centrales pour assurer un contrôle plus efficace sur l’institution consulaire, les consuls maintenaient encore au milieu du XVIIIe siècle – bien que ce fût selon des modalités différentes dans les divers États – un lien très fort avec les « nations », auxquelles ils répondaient dans l’exercice de leurs fonctions, d’autant plus que même l’attribution et le renouvellement de leur charge dépendaient de leur appui dans la plupart des cas.

4 L’affirmation d’un « État administrateur » pourvu de compétences croissantes entraîna graduellement l’expropriation de nombreuses prérogatives précédemment attribuées aux institutions locales, y compris celles des « nations » commerciales. Dans ce contexte, l’institution consulaire elle-même subit de profondes réformes, surtout de caractère politico-juridique, visant à l’englober dans le système étatique par la définition de normes plus homogènes. Une fois dépassée la conception de l’État en tant que système corporatif visant la conciliation de sujets dotés d’individualités juridiques autonomes, le consul médiateur et négociateur cède le pas à des fonctionnaires complètement soumis à un mandat public uniforme et « objectif »3. La transformation ne fut pas draconienne, au contraire, elle fut longue et contradictoire, et les persistances comme les résistances furent si fortes que pendant longtemps on assista à la coexistence de plusieurs exigences, expressions des rapports des forces internes et internationales et des priorités politiques des gouvernements promoteurs de ces mêmes réformes. Dans ce processus de transformation progressive, qui va se poursuivre pendant tout le XIXe siècle, l’institution consulaire moderne, fille des réseaux informels d’espionnage créés par les princes et les souverains de l’époque moderne mais également héritière du consul mercatorum, offre des éléments de réflexion tout à fait nouveaux quant au débat qui se développa autour du rapport entre individus, groupes d’intérêts spécifiques et organisation de l’État.

Le nouveau consul : espion, sujet et fonctionnaire

5 Jusqu’aux premières années du XVIIIe siècle, la nationalité du consul avait été peu importante pour l’Etat mandataire ainsi que pour celle de destination. La qualité essentielle pour obtenir la charge de consul résidait dans le consensus de la communauté commerciale à laquelle il devait offrir ses services. Ce n’était que quand une forme de représentation politique s’avérait nécessaire qu’on prenait en considération la possibilité de confier la mission à une personne de confiance du souverain. Ainsi par exemple, si les commerçants espagnols en Toscane avaient recours à un consul livournais, un certain Antonio Borgi, qui offrait aussi ses services aux

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Napolitains et à la communauté arménienne4, le roi d’Espagne préférait s’adresser à Diego de Castrillo, secrétaire de Juan José d’Autriche et homme proche de la cour, pour obtenir des informations politico-militaires ainsi que sur le commerce et les marchandises entrant et sortant du port de Livourne5. Lorsque, en 1677, l’Espagnol Andrès de Silva fut nommé au consulat de Livourne, la Couronne d’Espagne montra un intérêt bien plus marqué pour ce nouveau consul : une enquête secrète fut ouverte pour vérifier si de Silva, d’origine portugaise, était de religion juive et, pour éviter des malentendus, on lui ordonna officiellement d’interrompre tout rapport – inopportun pour un agent de Su Majestad Católica – avec des marchands, des collègues ou des familiers de religion juive6. Le rôle politique du consul espagnol de Livourne, bien qu’il se révélât réduit depuis 1709 après la nomination d’un représentant diplomatique à la Cour de Florence, ne cessa jamais complètement, malgré l’absence dans cette ville d’une communauté commerciale espagnole, qui aurait dû en justifier la présence.

6 À Livourne, ville multiethnique, les États se dotaient souvent de consuls étrangers communs à d’autres communautés. En 1754, la Suède et le Danemark avaient le même consul, de nationalité française. Le consul de la République de Venise était livournais, l’Angleterre et l’Espagne avaient des vice-consuls toscans et le vice-consul de la Prusse était anglais7. Ce phénomène était par ailleurs assez fréquent, vu que, dans la même période, l’Empire des Habsbourg ne comptait aucun Autrichien parmi ses dix-neuf vice- consuls du Royaume des Deux Siciles et les six de la Ligurie8.

7 En l’espace de quelques décennies, plusieurs États décidèrent de ne plus confier l’activité d’information à des personnages proches de la dynastie ou de l’élite du gouvernement, mais à un corps consulaire, organiquement lié à des règlements normatifs de plus en plus détaillés. Cette évolution se produisait parallèlement à deux processus : l’affirmation progressive d’un principe de souveraineté plus lié à l’appartenance territoriale qu’aux rapports personnels de fidélité dynastique, et l’affaiblissement inexorable du pouvoir de figures liées à la défense d’intérêts particuliers, au profit d’une centralisation croissante et d’une professionnalisation administrative9. Un exemple emblématique est celui du Grand-Duché de Toscane, très connu pour la compétence de ses services de renseignements et de diplomatie10, qui organisa une opération d’espionnage pour obtenir des informations sur les règles de neutralité, sur l’hygiène et sur le fonctionnement du port franc de Gênes. Le 7 mai 1744, Gaetano Antinori, ministre du Conseil de Régence pendant l’absence presque ininterrompue du Grand-Duc François Étienne de Lorraine, donna au capitaine Pier Francesco Cicambelli des instructions très détaillées. Ses qualités de « zèle, sagesse et fidélité » dynastique, unies à « sa connaissance approfondie des règlements en vigueur dans les ports de mer »11, faisaient de Cicambelli le candidat idéal et, sous prétexte de recueillir des informations sur l’Hôtel des pauvres invalides, il aurait dû utiliser « toute sa prudence et son adresse pour obtenir des renseignements exacts et détaillés sur les procédures effectives que, au-delà des apparences extérieures, cette République suit avec les navires de guerre et marchands et avec les équipages provenant des escales de la Méditerranée »12, pour dresser un plan le plus clair et détaillé possible des dispositions en vigueur en matière de santé publique. De plus, « avec la même adresse et sans se faire remarquer », M. Cicambelli devait enquêter sur « le comportement exact de la République »13 en matière de neutralité et récupérer une copie du concordat conclu avec les consuls des nations en guerre, prêtant une attention particulière « aux règles et aux usages différents de ceux de Livourne et de Portoferraio ». Enfin, il devait

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envoyer à Florence des renseignements détaillés sur les procédures suivies en cas de « disputes et contestations qui peuvent naître quotidiennement entre les consuls des nations ennemies » au sujet de départs et d’arrivées, de validité et garde des prises, des possibilités d’avitaillement et de recrutement de nouveaux équipages sur place, et de tout ce qui pouvait faciliter le trafic de marchandises du port de Gênes14.

8 L’exemple que nous venons de citer nous paraît particulièrement intéressant pour différentes raisons. En premier lieu, il montre que chaque port ressentait fortement la nécessité de comparer son système avec ceux qui avaient été adoptés par les villes limitrophes, pour offrir des solutions compétitives. En particulier, Livourne et Gênes étaient des ports en concurrence et leurs statuts de neutralité devaient être suffisamment favorables pour attirer le trafic de marchandises des grandes puissances, surtout lorsqu’elles étaient en conflit. L’épisode nous fait comprendre aussi que, au milieu du XVIIIe siècle, on préférait encore confier la tâche de recueillir des renseignements de ce genre – c’est-à-dire de compétence essentiellement consulaire – à un agent secret plutôt qu’utiliser les canaux officiels. Il s’agissait évidemment d’une exigence particulièrement pressante pour les États où le contrôle sur les consuls était encore assez faible. Et cela était d’autant plus vrai pour Florence, qui venait de sortir d’une situation très délicate, le passage de la dynastie des Médicis à la maison de Lorraine.

À chacun son dû : consuls et nationalité

9 Une étape fondamentale dans le processus d’appropriation de l’institution consulaire de la part des États a été l’introduction de contrôles plus rigoureux avant d’accueillir les consuls étrangers sur leur territoire. Cela comporta avant tout plus de sévérité dans les procédures de concession des exequatur. Il ne s’agissait pas seulement d’uniformiser les modalités de reconnaissance des nouveaux consuls, mais aussi de reconsidérer la nature institutionnelle du mandat de consul et les marges d’autonomie accordées dans le pays qui les recevait. L’accueil du nouveau consul était subordonné à des raisons d’É tat précises, qui reflétaient des stratégies politiques complexes et des effets d’équilibre entre les pouvoirs. Les documents suggèrent que la réflexion sur le rôle et les prérogatives consulaires naquit de l’exigence concrète de limiter l’augmentation exponentielle du nombre de consuls étrangers et de contrer leurs ingérences croissantes, un problème particulièrement sensible lorsque ces figures ne répondaient plus seulement aux exigences d’une communauté locale, intégrée au territoire, mais à des souverainetés étrangères lointaines et parfois hostiles. Le gouvernement de Florence refusa à plusieurs reprises, entre 1740 et 1746, d’accéder à la requête du Pape d’envoyer un consul à Livourne, probablement parce que la présence vigilante d’un catholique intransigeant aurait pu affecter le régime de relative tolérance religieuse en vigueur dans cette ville ; il repoussa également la requête du Grand Maître de l’Ordre de Malte15. De même, la République de Gênes, entre 1748 et 1753, s’opposa à la présence d’un consul du roi du Danemark, entrava l’établissement de nouveaux consulats de Prusse sur son territoire, et n’accorda pas au Pape la permission d’établir en Corse un consul ou un vice-consul, « étant donné qu’il n’y en avait jamais eu ». Cette innovation était jugée inopportune à cause de la situation politique particulièrement difficile dans l’île16.

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10 L’interdiction pour les sujets d’un État de prendre des charges de consul au nom d’autres souverains fut au cœur d’un examen plus rigoureux des requêtes de renouvellement ou de nouvelles nominations. L’usage acquis d’attribuer la charge de consul à des habitants du lieu, justifié par la nécessité de pouvoir compter sur des personnes qui connaissaient bien la langue et les usages autochtones, avait en effet progressivement augmenté le niveau de conflictualité juridictionnelle interne, vu la difficulté pour les États de continuer à assurer aux consuls qui étaient aussi leurs citoyens les exemptions et les privilèges désormais consolidés, et qui constituaient des exceptions inacceptables dans l’application du droit local17.

11 Le critère d’appartenance nationale connut une grande diffusion parce qu’il établissait enfin un lien indissoluble entre l’exercice de la fonction de consul et la souveraineté qu’il devait représenter. Il s’agissait de définir des limites précises de compatibilité entre la condition de « citoyen ou sujet » d’un État et la possibilité d’assumer une charge soumise à l’autorité d’un autre. Il était cependant très difficile d’établir des critères pour reconnaître les citoyens autochtones dans des villes telles que Cadix, Naples, Livourne ou Gênes, où la plupart des habitants résidaient depuis une ou deux générations seulement et gardaient des liens si forts avec leur pays d’origine qu’on pouvait douter de la réalité effective de leur naturalisation dans le nouvel État.

12 Le principe de ne pas accorder la charge de consul à un « natural » du Royaume existait déjà en Espagne depuis les premières décennies du XVIIIe siècle, dans le cadre d’un débat beaucoup plus ample visant à préciser les compétences et les éventuels privilèges propres à la charge, en l’absence de traités internationaux spécifiques. En particulier, l’incompatibilité entre l’appartenance à un État et la possibilité d’exercer la fonction de consul pour un autre avait déjà été reconnue en vertu de l’attribution au consul de la tâche de défendre les citoyens de la nation qu’il représentait dans les différends contre les habitants du lieu ou les autres étrangers, et de révéler au souverain qui l’avait mandaté tous les secrets qui pourraient le favoriser, en violation ouverte des raisons et des intérêts des sujets et du souverain du lieu d’exercice. Ces prérogatives s’opposaient évidemment à la fidélité que chaque sujet devait à son souverain et à l’amour dû à sa patrie18.

13 Le fait que les intérêts de l’État dont le consul dépendait formellement puissent être très différents de ceux de la nation à laquelle il offrait ses services apparaît clairement en plusieurs occasions, surtout là où la communauté commerciale était solidement enracinée. En 1745, par exemple, l’influence de la British Factory de Livourne fut à l’origine d’un conflit entre le gouvernement de Londres et le consul anglais, qui avait permis la conclusion d’un agreement, souscrit par la majorité des membres de la Factory, visant à exclure les citoyens anglais de religion catholique du transport de marchandises en provenance et à destination de la mère patrie. La réaction très dure contre le consul Goldsworthy fut provoquée non seulement par le fait qu’il avait appuyé une opération « very pregiudicial » pour le commerce britannique, mais aussi parce qu’il avait contrevenu à sa fonction principale de His Majesty’s Consul 19.

14 Il est donc évident que l’autorité du consul était d’autant plus grande que la communauté commerciale dans la société d’adoption était influente. Le consul impérial de Lottinger écrivait de Gênes que, même si la seule prérogative reconnue officiellement aux consuls étrangers était le privilège d’être traités d’égal à égal avec les nobles, et « que, de Droit les consuls comme tout autre habitant sont soumis a la juridiction et aux lois locales », dans la pratique, ils n’étaient pas soumis à la juridiction

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de la République, jusqu’au cas extrême du consul français auquel on reconnaissait le droit d’être le seul juge légitime en cas de jugement civil « inter Gallos et Gallos, et ubi Galli sunt rei ». Le gouvernement de Gênes n’avait pu introduire que des amendements de caractère formel quand il avait accordé au consul français la qualité de délégué du Sénat de la République, mais il est évident que la nation française avait à Gênes un pouvoir indiscutable et que l’influence du consul sur sa « nation » en était renforcée. Il n’en allait pas de même pour les autres étrangers qui « au contraire, en connaissant d’autres supérieurs et d’autres tribunaux que ceux de Gênes, deviennent bientôt Génois, et oublient leur nation et ce qui peut l’intéresser ». Il faut toutefois remarquer que dans ce processus d’affirmation, le nombre plus ou moins élevé de sujets appartenant à la même patrie n’avait aucun relief : les citoyens de l’Empire résidant à Gênes, continuait Lottinger, auraient bien pu former la nation la plus nombreuse, mais sans un consul ayant des pouvoirs juridictionnels effectifs, c’est-à-dire « sans supérieur qui aye la juridiction exclusive sur ce corp, ce seroit un corp sans âme, qui tomberoit de lui même »20. Il est évident que, en vertu de ces prérogatives, les consuls ne se limitaient pas à de simples fonctions de représentation, et qu’ils entraient en concurrence avec l’affirmation si souhaitée du principe de souveraineté territoriale.

15 Le Grand-Duché de Toscane, quant à lui, avait adopté une attitude d’opportunisme politique par rapport aux consuls étrangers. Formellement reconnus « en tant que véritables chefs et défenseurs des commerçants de leur nation » et non comme ministres publics, ils furent assujettis à la juridiction des tribunaux locaux, et on ne leur reconnut aucune autorité dans les causes impliquant leurs concitoyens, sauf la possibilité d’une concertation relativement aux résolutions déjà prises par le gouvernement de la Toscane21. Les conflits de compétence entre les consuls, souvent coalisés autour de causes communes, et les autorités locales furent néanmoins extrêmement fréquents et répétés. Par conséquent, pourvu que le respect inviolable de la souveraineté du Grand-Ducfût reconnu, tous les moyens d’éviter les litiges étaient de fait devenus possibles. Toutes les communications officielles entre le gouverneur de Livourne et les consuls devaient s’opérer oralement et non par écrit, pour éviter que les tempéraments et les dissimulations qu’on pratiquait ne constituassent un précédent revendiqué par la suite dans des cas analogues. Une attitude similaire fut adoptée face à l’introduction du nouveau principe qui liait la charge de consul à la nationalité d’appartenance. La dépêche du mois d’avril 1753 qui interdisait aux sujets toscans de se mettre au service d’un souverain étranger en tant que consuls ou vice-consuls fut bientôt retirée, en considération des précédents bien récents qui allaient à l’encontre de cette disposition et des risques en termes de compétitivité commerciale qui pouvaient s’en suivre22. Prudemment, on préféra affirmer un principe général d’incompatibilité, sauf dans des cas particuliers pour lesquels on pouvait déroger à la norme en vertu d’une grâce souveraine. Les Toscans admis à exercer la fonction de consul étranger perdaient toutefois la nationalité toscane et les privilèges propres à la noblesse du Grand-Duché, s’ils en faisaient partie23.

16 En 1757, ce fut le Pape Benoît XIV qui introduisit une interdiction du même genre, la respectant avec plus de rigueur, du moins formellement, ce qui n’empêcha pas pour autant d’autres formes de compromis. Dans la même période, cette disposition fut adoptée aussi par le Royaume de Naples, de toute évidence sous l’influence du droit ibérique, puisque du 30 juillet 1763 au 23 juin 1765, Madrid avait également renouvelé l’ordre formel selon lequel les consuls devaient démontrer qu’ils étaient « vassallos nativos » de l’État qui les nommait et de surcroît qu’ils ne résidaient dans aucun

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territoire de la Couronne espagnole24. De son côté, Gênes adopta en 1766 un principe analogue, qui connut dans un premier temps des exceptions puis un durcissement. On observa d’abord un assouplissent pour réduire les effets de l’inobservance de la norme de la part des ministres ligures, qui par cupidité finissaient toujours par octroyer des autorisations en raison du profit qui pouvait dériver de la perception des taxes d’admission25, puis, par la suite, un durcissement au début des années 1780 jusqu’à élargir l’incompatibilité de la « citoyenneté » génoise avec toute charge confiée par un souverain étranger26. L’ensemble des cas que l’on vient de décrire démontrent que les normatives restrictives en matière d’institution consulaire devaient répondre dans la pratique à l’exigence de ne pas avoir de conséquences négatives vis-à-vis des principaux interlocuteurs internationaux présents sur le territoire et des affaires commerciales qu’on voulait développer27.

Les consuls deviennent des fonctionnaires publics

17 Un dernier élément tout aussi important est lié à la transformation des activités confiées aux consuls. En effet, d’un côté le consul était le défenseur d’intérêts commerciaux, même privés, de la communauté de commerçants qu’il devait protéger28 ; de l’autre, de nouvelles instances allaient progressivement s’affirmer, qui étaient l’expression d’exigences d’intérêt public, par rapport auxquelles le consul devait plutôt représenter officiellement l’autorité de son souverain.

18 À ce propos, l’exemple du Grand-Duché de Toscane sera encore une fois une référence très utile pour notre analyse. Selon un usage qui remontait à 1691, imitant le modèle génois, le régime de neutralité en vigueur dans le port de Livourne était le résultat d’un accord qu’il fallait stipuler chaque fois entre l’autorité locale, le gouverneur civil et militaire (qui agissait au nom du Grand-Duc) et les consuls qui représentaient les communautés commerciales étrangères impliquées dans le conflit en cours. Dans cette gestion des négociations, les consuls étaient en même temps les représentants des États en conflit et des « nations » qui faisaient leurs affaires localement, ce qui assurait l’équilibre entre toutes les parties impliquées. Cette modalité de stipulation fut réitérée à plusieurs reprises, jusqu’en 1757, quand le Grand-Duc, en dépit des doutes exprimés quelques années auparavant par les ministres de Florence sur l’efficacité d’ « un simple ordre du souverain » relativement aux mesures de neutralité29, décida d’évoquer aussi bien la rédaction définitive que la promulgation de l’édit30. La souveraineté du Grand- Duc, réaffirmée avec plus de force dans l’édit de 1769, fut ainsi rétablie contre toute forme de particularisme et au détriment de l’autorité des consuls et du gouverneur de Livourne31.

19 Pour ce qui concerne l’attention importante que les États accordaient au système consulaire, il nous paraît particulièrement intéressant de connaître les dispositions de la monarchie des Habsbourg qui, vers le milieu du siècle, dut créer presque ex novo son réseau de consuls. L’impératrice Marie-Thérèse, soucieuse de renforcer l’expansion commerciale de son royaume, décida sans délai de créer un corps consulaire national et de le soumettre à des normes très précises32. Dans un premier temps, elle confia aux vice-consuls impériaux à l’étranger, fonction généralement attribuée à des commerçants résidant sur place et réputés pour autant particulièrement experts, la tâche de plaider « sans bruit et sans presse » toute exemption et tout privilège possible pour les commerces des sujets de l’empire. Ensuite elle formula des règlements et des

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instructions détaillées pour les consuls des ports occidentaux, tandis que pour les consulats d’Orient elle nomma de nouveaux fonctionnaires, qui devaient être des citoyens de l’empire des Habsbourg, destituant les consuls précédents, généralement français ou anglais, qui avaient servi d’une manière insatisfaisante les intérêts de la Maison d’Autriche. Une fois de plus, on entendait souligner ainsi la nécessité d’un lien fort d’appartenance territoriale pour ceux qui avaient la charge de consul33. Par le rescrit impérial du 7 février 1759, l’impératrice ordonna en outre à tous les consuls de l’Empire de rédiger chaque année des rapports sur la valeur et la quantité des échanges commerciaux des lieux de leurs résidences et de signaler toutes les occasions favorables pour l’économie autrichienne. Il ne fut pas toujours facile d’obtenir ces rapports commerciaux. Les consuls, surtout s’ils n’avaient pas été nommés au terme d’un parcours professionnel spécifique, mais seulement en vertu de leur activité commerciale, se plaignaient de la complexité de cette tâche pour laquelle l’expérience commerciale ne suffisait pas : il fallait aussi des compétences propres à un ambassadeur, telles que les connaissances techniques nécessaires pour vérifier l’existence de traités internationaux de commerce ou de navigation34. La difficulté de concilier les deux âmes de l’institution se manifestait donc pleinement, et cette problématique sera résolue au siècle suivant grâce à l’assimilation progressive de l’institution consulaire dans la diplomatie nationale.

20 Vers le milieu du XVIIIe siècle, plusieurs États européens essayent de lier le consul à la nation dont il représente les intérêts pour faire de lui un fonctionnaire fiable auquel attribuer la tâche d’obtenir des renseignements à caractère commercial ou politique. Pour répondre à cette exigence, liée à l’affirmation d’une conception nouvelle de l’État, on imposa au consul de se mettre au service des intérêts de sa nation d’origine, même au détriment de ceux du pays de destination, ce qui entraînait des conséquences considérables sur l’activité de support qu’il exerçait en faveur des communautés de compatriotes résidant et opérant à l’étranger. Il en résulta pour l’institution consulaire une réduction progressive des possibilités de se conformer de manière souple aux instances contingentes et variables, toujours renégociables, dans le cadre d’un statut juridique encore insuffisamment défini. À la suite de l’affirmation d’une forme de gouvernement fondée sur des règles certaines et sur la consolidation progressive de l’idée de souveraineté nationale, l’institution consulaire augmenta ses prérogatives et ses fonctions, mais perdit son influence sur le territoire et les marges d’autonomie assez amples dont elle jouissait, surtout là où les communautés commerciales s’étaient assuré des zones d’action spécifiques.

21 Ce phénomène de transformation apparaît particulièrement remarquable dans les localités à « statut spécial », telles que les ports francs, et encore davantage dans les É tats plus petits ou plus enclins, par tradition ou à la suite de conjonctures historiques défavorables, à céder aux intérêts de groupes de pression nationaux ou internationaux. Comme les exemples cités le démontrent, alors que le principe de nationalité, progressivement assimilé à l’appartenance territoriale, devint partout une prérogative à laquelle on ne pouvait pas déroger et qui pouvait remplacer le principe de fidélité dynastique, le consul continua à répondre toujours et exclusivement à son État, mais il dut se soumettre en même temps à tous les effets de la souveraineté, c’est-à-dire à la juridiction civile et criminelle de l’État de destination. Le pouvoir du consul aurait dû correspondre à celui que son souverain lui accordait dans les limites du droit des gens, c’est-à-dire selon un principe de réciprocité entre États, comme le souligne Emer de Vattel, l’un des témoins de ce processus les plus qualifiés : « Le consul n’est pas ministre

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public, […] & il n’en peut prétendre les prérogatives. Cependant, comme il est chargé d’une commission de son Souverain, & reçu en cette qualité par celui chez qui il réside, il doit jouïr jusqu’à un certain point de la protection du droit de gens »35. L’institution consulaire parvenait ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, à une phase intermédiaire de son développement ; après avoir perdu les privilèges et les prérogatives que l’Ancien Régime lui avait accordés, elle allait bientôt s’enivrer de la reconnaissance du statut de représentation diplomatique qui l’attendait au siècle suivant.

NOTES

1. . Paolo Prodi, Diplomazia del Cinquecento. Istituzioni e prassi, Bologne, Patron, 1963, p. 81-84. 2. . Jörg Ulbert, « La fonction consulaire à l’époque moderne: définition, état des connaissances et perspectives de recherche », dans Jörg Ulbert et Gérard Le Bouëdec (dir.), La fonction consulaire à l’époque moderne. L’affirmation d’une institution économique et politique (1500-1800), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 9-20 et en particulier p. 17-19 ; Géraud Poumarède, « Consuls, réseaux consulaires et diplomatie à l’époque moderne », dans Renzo Sabatini-Paola Volpini (dir.), Sulla diplomazia in età moderna. Politica, economia, religione, Milan, Franco Angeli, 2011, p. 193-218. 3. . On peut trouver une synthèse efficace de l’évolution de la fonction administrative dans Luca Mannori, « Per una preistoria della funzione amministrativa. Cultura giuridica e attività dei pubblici apparati nell’età del tardo diritto comune », Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico, n° 19, 1990, p. 323-504. 4. . Archivo General de Simancas (désormais AGS), Estado,3609, ins. 38, Madrid, rapport du Conseil d’État au souverain, 19 janvier 1658. 5. . Idem, ins. 111, lettre de Diego de Castrillo au roi d’Espagne, 10 janvier 1642. 6. . Archivo Histórico Nacional, Madrid, (désormais AHN), Estado,859, exp. 11, dépêche du 2 décembre 1713 et AGS, Estado,7755, lettre du Père Ascanio, envoyé d’Espagne auprès de la Cour de Florence, au marquis Paolo Grimaldi, gênois et diplomate espagnol, le 5 novembre 1717. 7. . Archivio di Stato de Florence (désormais ASFi), Esteri, 2303, ins. 27, note du gouverneur de Livourne, Carlo Ginori, le 5 juillet 1754. 8. . Idem,ins. 26, données rapportées dans deux notes rédigées par le Bureau de Commerce de Livourne en décembre 1763. 9. . Voir aussi Jesús Pradells Nadal, Diplomacia y comercio. La expansión consular española en el siglo XVIII,Alicante, Secretariado de publicaciones de la Universidad-Instituto de cultura Juan Gil- Albert, 1992 ; Marco Rovinello, Cittadini senza Nazione. Migranti francesi a Napoli (1793-1860),Firenze, Le Monnier, 2009 ; Roberto Zaugg, « Judging foreigners. Conflict strategies, consular interventions and institutionals changes in eighteenth-century Naples », Journal of Modern Italian studies, n° 13, 2008, p. 171-195. 10. . Alessandra Contini, « Aspects of Medicean diplomacy in the 16 th Century », dans Daniela Frigo (dir.), Diplomacy in Early Modern Italy : the structure of diplomatic tactics, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 49-94 et Paola Volpini, « Il silenzio dei negozi e il rumore delle voci. Il sistema informativo di Ferdinando I de’ Medici in Spagna », dans Renzo Sabatini- Paola Volpini (dir.), Sulla diplomazia in età moderna…, op. cit., p. 165-192.

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11. . ASFi, Reggenza, 849, instructions du secrétaire du Conseil de régence Gaetano Antinori au capitaine Pier Francesco Cicambelli, Florence, le 7 mai 1744 : « la molta cognizione dei regolamenti che si praticano nei porti di mare ». 12. . Idem : « tutta la prudenza e destrezza per acquistare una esatta e individuale informazione del metodo preciso, fuori dalle esteriori apparenze, che vien praticato da quella Repubblica con bastimenti siano di guerra o di mercanzia e con li equipaggi procedenti dalli scali del Mediterraneo ». 13. . Idem : « con eguale destrezza e senza dar punto nell’occhio » et « il contegno preciso della Repubblica ». 14. . Idem : « dispute e contestazioni che giornalmente possono accadere fra i consoli delle contrarie nazioni ». 15. . ASFi, Esteri, 2303, ins. 10, qui contient les documents concernant les négociations pour l’introduction d’un consul de la cour de Rome pendant les années 1740-1746 ; ins. 12, qui rapporte la première instance avancée par Francesco Papanti en tant que consul pontifical à Livourne, repoussée par le gouverneur de Livourne dans sa lettre du 9 décembre 1740 ; et ins. 18 avec la requête du grand maître de l’Ordre de Malte de désigner un consul pour le port de Livourne, repoussée par le Conseil de Régence, le 14 juillet 1757. 16. . Archivio di Stato de Gênes (désormais ASGe), Giunta di Marina,8, « Ricordi del Minor Consiglio del mese di aprile 1848 » ; ibid.,« Relazione dell’eccellentissima Giunta della Marina, 8 febbraio 1749 » et ibid., 9, correspondance entre l’archevêque de Gênes et le Gouvernement, de janvier 1748 à la fin de juin 1753. 17. . Cela était clairement exprimé dans un mémorial du Conseil de la Marine de Gênes du 30 juin 1770 et adressé au consul français de Regny, dans ASGe, Giunta di Marina,10, « Memoria di risposta al console Regni nella pratica dei vice-consoli ». 18. . AHN, Estado, 608, carton 2, ins. 19, Breve notizia de las controversias que hasta aquí se han ofrezido y visto en la Junta de dependenzias y negozios de estrangeros en punto de Consules de las Naziones. Resoluziones de Su Majestad en esta razón y fundamentos de ellas, sans date mais 1730. 19. . National Archives (Londres), Secretaries of State : State Papers Foreign, Tuscany, 98/39, f. 162r-170v, le secrétaire d’État Thomas Pelham-Hollesau au consul anglais à Livourne, Burrington Goldsworthy, de Whitehall le 12 février 1745. 20. . Archivio di Stato de Trieste (désormais ASTs), Intendenza commerciale per il litorale in Trieste 1748-1776, 595, cc. 38v-42r, mémoire du consul impérial à Gênes Stefano de Lottinger, 1er novembre 1763. 21. . Archivio di Stato de Livourne (désormais ASLi), Governo, 958, « Massime di Governo e altre istruzioni per l’uso », c. 200r-243v, mémoire historico-technique de l’auditeur du Gouvernement de Livourne Giuseppe Pierallini de 1789 contenant des informations qui remontent au siècle précédent et des mises à jour jusqu’aux premières années du XIXe siècle. Cf. Marcella Aglietti, « Il Governo di Livorno : profili politici ed istituzionali nella seconda metà del Settecento », dans Adriano Prosperi (dir.), Livorno 1606-1806 : luogo d’incontro tra popoli e culture, Turin, Allemandi, 2010, p. 95-106. 22. . ASFi, Esteri, 2303, ins. 16, fascicule concernant la nomination de Filippo Betterini comme vice-consul anglais à Portoferraio. La requête fut d’abord repoussée par le grand-duc le 12 avril 1753, puisque Betterini était citoyen de la Toscane, et cette disposition fut étendue à tous les sujets du Grand-Duché. Ensuite, à la lumière des considérations exposées par la Régence de Florence, le souverain revint sur sa décision et le 12 juin 1758 ce fut Francesco Stefano en personne qui attribua la charge à Filippo Betterini. 23. . ASLi, Governo, 958, f. 235v, information envoyée au gouvernement de Livourne le 11 août 1782 et rescrit daté du 14 août. 24. . AHN, Estado, 636, ins.1231, avis de la Junta de dependencia de extranjeros du 17 août 1775.

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25. . On prévoyait en effet qu’au moment de l’admission à la charge de consul et de la prise de service, la personne nommée devait verser dans les caisses de la République la somme de 20 sequins pour le consulat et 10 pour le vice-consulat. ASGe, Giunta di Marina, 8, « Ricordi del Minor Consiglio del mese di aprile 1748 ». La République préféra assouplir l’interdiction pour ne pas généraliser la corruption. 26. . Idem, 10, relations sur le règlement en matière de consuls et de vice-consuls de 1766 à 1768 et idem, 11, « Osservazioni di fatto e di ragioni sopra la legge e decreto proibitivi ai genovesi di esercitare in città qualsivoglia cariche di esteri sovrani », sans date mais environ 1780. 27. . Marcella Aglietti, « The consular institution between war and commerce, between state and nation. Comparative examples in eighteenth-century Europe », dans Antonella Alimento (dir.), War, Commerce and Neutrality in Ancient Europe (1648-1789), (à paraître). 28. . Francisco Javier Zamora Rodríguez, « Privato versus pubblico. L’attività dei primi consoli nella Livorno granducale », Nuovi Studi Livornesi,t. XVII, 2010, p. 43-64. 29. . ASFi, Esteri, 2244, avis du ministre du Conseil de Régence pour les affaires militaires, Carlo Rinuccini, daté du 11 mars 1744. 30. . ASLi, Governo, 1025, cc.n.n, Osservazioni sopra la neutralità,s. a. e s. d., mais qui doit dater des années immédiatement consécutives à 1764, aux soins d’un collaborateur du gouverneur de Livourne. 31. . Jean-Pierre Filippini, « La graduelle affirmation de la souveraineté du Grand-Duc sur le port de Livourne : les édits de neutralité de la période des Habsbourg-Lorraine », Nuovi Studi Livornesi, t. XVI, 2009, p. 22-32. Sur le système de gouvernement du port franc de Livourne et les rapports entre Florence, les gouverneurs et les consuls, voir Marcella Aglietti, I governatori di Livorno dai Medici all’Unità d’Italia. Gli uomini, le istituzioni, la città, Pise, ETS, 2009, et en particulier p. 80-82. 32. . En ce qui concerne la politique consulaire de la monarchie des Habsbourg, cf. Rudolf Agstner, « Du Levant au Couchant : le développement du service consulaire autrichien au XVIIIe siècle », dans Jörg Ulbert et Gérard Le Bouëdec (dir.), La Fonction consulaire…, op. cit.,p. 297-316 et la bibliographie indiquée. 33. . ASTs, Intendenza commerciale per il litorale in Trieste 1748-1776, 272, « Acta consular », 1756-1759, f. 21r-22v, 10 mars 1757, de Naples et idem,f. 280r-304r, « Referatur del consigliere Ricci sopra alcune relazioni commerciali de’ nostri consoli. Trieste, giugno 1759 ». 34. . C’est ce qu’écrivait à l’intendance impériale à Trieste un des consuls impériaux en Espagne, Giovanni Giacomo Bonechi, d’Alicante, le 3 décembre 1763. Idem, 274, f. 12r-14v. 35. . Emer de Vattel, Le Droit des Gens, Amsterdam, chez E. van Harrevelt, 1775, vol. I, p. 160.

RÉSUMÉS

Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle dans la plupart des états européens des bords de la Méditerranée l’institution consulaire subit une transformation profonde, motivée par la nécessité de la rendre plus conforme aux objectifs visés. L’exigence de former des corps consulaires plus fiables et soumis à des règles certaines amena les états à lier la fonction de consul à l’appartenance nationale, affirmant ainsi l’inviolabilité du principe de souveraineté sur leurs sujets. L’institution consulaire, caractérisée jusqu’alors par l’extrême hétérogénéité des formes, se conforma progressivement à un seul modèle juridique commun à tous les états. Cet

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essai propose une lecture de cette évolution à travers l’analyse de quelques exemples particulièrement emblématiques.

In the evolution experienced by the consular institution during the second half of the eighteenth century, a debate around the relevance of national identity involved most of the European countries bordering the Mediterranean. This requirement in the consular curriculum was supported by the need for States to build their own consular corps, more responsive to new tasks and suitable to affirm the principle of sovereignty over all their citizens. Through the analysis of some emblematic examples, this essay proposes an interpretation of the change process that the consular office underwent, when it intended to reduce its heterogeneity in a unambiguous model with international validity.

INDEX

Keywords : Consular institutions, eighteenth-century reforms, history of institutions, international relations, Mediterranean Mots-clés : histoire des institutions, Institutions consulaires, Méditerranée, relations internationales

AUTEUR

MARCELLA AGLIETTI Enseignante en Histoire des Institutions politiques à l’Université de Pise. En 1999, elle a obtenu son doctorat en Histoire moderne et contemporaine. Elle a été titulaire de bourses d’étude et de post-doctorat au CNR (Conseil National des Recherches) italien, à l’École Supérieure S. Anna de Pise et au Consejo Superior de Investigaciones Cientificas espagnol. Ses recherches portent sur l’histoire des institutions politiques et des classes dirigeantes, sur les rapports entre l’Italie et l’Espagne pendant l’époque moderne et contemporaine et sur l’histoire du genre. Elle va publier un volume sur l’histoire des institutions consulaires dans le Grand-Duché de Toscane et dans la Méditerranée (XVIIIe et XIXe siècles). Parmi ses publications : Le tre nobiltà. La legislazione nobiliare del Granducato di Toscana (1750) tra Magistrature civiche, Ordine di Santo Stefano e Diplomi del Principe, Pisa, ETS, 2000 ; I governatori di Livorno dai Medici all’Unità d’Italia. Gli uomini, le istituzioni, la città, Pisa, ETS, 2009 ; elle a signé l’édition des volumes Istituzioni, potere e società. Le relazioni tra Spagna e Toscana per una storia mediterranea dell’Ordine dei Cavalieri di Santo Stefano, Pisa, ETS, 2007 et Nobildonne, monache e cavaliere dell’Ordine di Santo Stefano. Modelli e strategie femminili nella vita pubblica della Toscana granducale, Pisa, ETS, 2009.

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Genèse d’un nouveau commerce : la France et l’ouverture du marché russe par la mer Noire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle

Eric Schnakenbourg

1 L’action extérieure d’un gouvernement ne peut se résumer aux seules affaires politiques. En imbrication avec elles, existe une véritable diplomatie commerciale qui demeure dans l’ensemble peu connue pour la France de l’époque moderne. Elle agit en amont des échanges de marchandises avec pour finalité de créer les conditions les plus favorables possibles à l’épanouissement de l’activité négociante. Le gouvernement espère ainsi donner une impulsion primordiale, particulièrement nécessaire pour des marchés peu fréquentés par les Français, comme la Russie. Dans ce type d’espaces guère familiers, les diplomates collectent des renseignements sur les conditions générales du marché local, préparent et soutiennent les démarches des négociants auprès des autorités. Au XVIIIe siècle, en raison des enjeux de plus en plus importants du commerce de Russie, les représentants du roi à Saint-Pétersbourg doivent prêter une attention constante aux questions économiques.

2 La Russie est un grand fournisseur de matériaux de marine. En retour, elle importe des marchandises manufacturées et des produits de consommation comme le vin. Ce commerce se fait par l’intermédiaire des ports baltes, principalement Riga, et par Saint- Pétersbourg. Le pavillon français est peu présent en Baltique en général, et particulièrement en Russie, alors que les produits du royaume y sont très recherchés1. Les Anglais, les Hanséates et les Hollandais assurent l’essentiel des échanges entre la France et la Russie grâce auxquels ils réalisent des profits importants2. Cette situation paradoxale nourrit quantité de réflexions qui constituent la matière de nombreux mémoires conservés dans les archives du ministère des Affaires étrangères. Ils pointent généralement comme principale cause de la faible présence du négoce français en Russie, l’absence d’un traité bilatéral qui formerait un cadre réglementaire permettant l’épanouissement d’un commerce direct entre les deux pays. Ce faisant, leurs auteurs

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réclament une implication de l’État en amont afin de créer des conditions favorables à l’installation des négociants sur le marché russe, très concurrentiel et difficilement accessible.

3 La voie du Nord, par la Baltique, est longtemps la seule praticable pour les échanges maritimes de la Russie car, au sud, les littoraux de la mer Noire sont sous souveraineté ottomane. Depuis qu’elle s’en est rendue maîtresse dans la seconde moitié du XVe siècle, la Porte a fermé les détroits du Bosphore et des Dardanelles à la navigation internationale, faisant de la mer Noire un « lac turc ». Les Ottomans la considèrent comme une expansion maritime de leurs possessions des Balkans, d’Anatolie et du Caucase3. Mais en 1774, ils doivent céder à la Russie une partie du littoral de la mer Noire, ainsi que le droit d’y naviguer librement pour passer en Méditerranée. Ces nouvelles conditions permettent aux Français de nourrir l’espoir d’un accès direct au marché russe, soustrait de la concurrence des marines du Nord. Cette perspective est à l’origine de démarches initiées par les ambassadeurs du roi à Saint-Pétersbourg et à Constantinople dès la seconde moitié des années 1770. Elles ont pour objectif d’obtenir des autorités russes et ottomanes des dispositions favorables permettant aux négociants français d’investir dans un commerce inédit. Au-delà des ordres donnés aux diplomates, le gouvernement français cherche à acquérir des renseignements sur le potentiel commercial des régions méridionales récemment devenues russes. Mais les représentants officiels du roi résident à Saint-Pétersbourg et ne peuvent fournir que des informations indirectes sur une réalité distante de plusieurs milliers de kilomètres. Il faut donc avoir recours à ceux qui se rendent dans la région, parmi lesquels se trouve un personnage méconnu, le marquis de Poterat. Sans instruction officielle, mais avec l’aval du gouvernement, il entreprend un long périple dans le nord et surtout l’est de l’Europe en 1781. À son retour en France, il rédige un compte-rendu de son voyage qui contient, notamment, de nombreuses observations sur le commerce de la mer Noire et sur les nouveaux établissements que les Russes cherchent à établir sur ses côtes4. À partir, entre autres, de ce document nous voudrions caractériser l’intérêt que Versailles porte au développement d’un commerce direct avec la Russie via la mer Noire. Le gouvernement de Louis XVI cherche en particulier un moyen de s’assurer d’un approvisionnement commode en matériaux de construction navale dans une période marquée par des conflits avec l’Angleterre au cœur de laquelle les questions maritimes prennent de plus en plus d’importance.

La France et le commerce de la mer Noire jusqu’aux lendemains de la paix de Kutchuk-Kaïnardji, 1774

4 La conquête d’Azov par Pierre Ier, en 1696, éveille déjà l’intérêt du gouvernement de Louis XIV pour le commerce de la mer Noire. Lors de sa mission à Moscou en 1703-1704, le diplomate français Jean-Casimir Baluze évoque cette question avec le tsar. Mais pour que des échanges directs entre la Russie et la France puissent voir le jour, il faut encore obtenir de la Porte l’autorisation de passage du pavillon français par les détroits des Dardanelles et du Bosphore. Le tsar assure que, de son côté, il est prêt à accorder des facilités aux sujets de Louis XIV se rendant à Azov pour y acheter des marchandises russes et orientales5. Bien qu’il n’y ait pas de réaction officielle de Versailles, ces avances ne sont pas totalement négligées. En 1706, à l’occasion d’une nouvelle discussion commerciale, les négociateurs français demandent au représentant russe

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que leurs compatriotes bénéficient du droit de venir librement s’établir à Azov pour y faire le commerce de la soie persane6. Mais en 1711, Pierre le Grand doit rétrocéder ses conquêtes méridionales aux Ottomans. La Russie se retrouve dans la situation du XVIIe siècle, alors que les Turcs réaffirment leur contrôle exclusif sur la mer Noire et sur ses littoraux7. Malgré l’insistance française, la Porte refuse d’accorder le libre passage au pavillon du roi, pourtant son allié, par crainte de créer un précédent injustifiable aux yeux des autres puissances chrétiennes8.

5 À partir du milieu du XVIIIe siècle, l’accès au marché russe par la mer Noire suscite un nouvel intérêt à la faveur de la progression du commerce français dans le Levant, où il supplante durablement la concurrence anglaise et hollandaise9. Les périodes de guerre sont les plus fécondes en projet pour favoriser cette voie commerciale. En 1745, un mémoire propose d’encourager l’exportation de vins vers la Pologne et la Russie, moyennant le versement aux Turcs d’un péage inspiré de celui du Sund10. La voie méridionale est également au centre des réflexions sur l’importation du tabac d’Ukraine destinée à se substituer à celui des colonies anglaises d’Amérique du Nord. L’idée apparaît là encore au milieu du XVIIIe siècle, mais ne connaît pas de concrétisation puisque les quelques tentatives de transport de cette marchandise se font par la Baltique11. La guerre de Sept Ans marque un tournant, car elle met en évidence la nécessité pour la France de se procurer un moyen sûr, régulier et direct permettant de se fournir en matériaux de marine. En 1767, le baron Tott est envoyé en Crimée en qualité de consul général de France avec, notamment, pour mission d’évaluer les potentialités du commerce de la mer Noire12. La même année, le comte de Vergennes, alors ambassadeur à Constantinople, rédige un mémoire dans lequel il relève les difficultés, jugées insurmontables, qui entravent le commerce direct avec la mer Noire : le refus turc de laisser le pavillon français franchir les détroits, l’hostilité des populations littorales, « gens féroces et barbares », enfin la lourde législation ottomane qui interdit tout commerce de produits alimentaires et de matériaux de marine, réputés être de la contrebande13. Le scepticisme de Vergennes sur l’avenir du commerce de la mer Noire est fondé sur la bonne connaissance du négoce oriental qu’il a acquise grâce à la fréquentation des marchands français de la capitale ottomane14. En 1768, son successeur près la Porte, le comte de Saint-Priest, reçoit une instruction dans laquelle on reconnaît avoir pensé « depuis peu » à faire usage de la liberté accordée aux négociants français de naviguer en mer Noire sous pavillon ottoman15. Un mémoire anonyme de 1771 souligne l’intérêt du port d’Otchakoff, sous domination turque, et les relations faciles qu’il pourrait entretenir avec Toulon, Marseille et Sète. Sa position stratégique au débouché du Boug et du Dniepr, lui permettrait de remplir les fonctions d’entrepôt d’un vaste hinterland constitué des régions drainées par les deux fleuves et leurs affluents16. Il serait possible d’y entreposer des grains, de la viande de bœuf, du tabac et des matériaux de marine, chanvre, lin, bois et goudron : « En un mot Oczakoff peut devenir pour les provinces orientales des Polonais et des Russes précisément ce que sont Dantzig, Konigsberg et Riga pour les provinces occidentales. Avec cette différence, que le débouché d’Oczakoff étant tout neuf et le trajet plus court de plus de moitié, les profits seraient bien plus considérables »17. Le seul préalable serait de bénéficier de la bienveillance des gouvernements ottoman et russe. Il y a donc bien dans la France des années 1760, des réflexions nourries sur le commerce de la mer Noire. Toutefois, pour intéressantes qu’elles soient, leur mise en œuvre concrète reste largement hypothétique, tant que la Porte refuse le passage des détroits aux pavillons étrangers et que les Russes sont privés d’une ouverture directe sur le littoral.

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6 La première guerre russo-ottomane de Catherine II change complètement la donne. En 1774, les Turcs sont contraints à signer le traité de Kutchuk-Kaïnardji par lequel ils cèdent à la Russie un accès aux rives de la mer Noire, ainsi que la liberté de navigation et de passage de leur pavillon par les détroits menant à la Méditerranée18. Vergennes, qui vient d’être nommé ministre des Affaires étrangères à l’avènement de Louis XVI, craint les conséquences de ce traité grâce auquel l’impératrice peut menacer directement Constantinople. En revanche, sur le plan commercial, il réalise que la France pourrait tirer de gros avantages d’un accès direct au marché russe par la mer Noire. Cette opinion est partagée par Saint-Priest qui estime possible, dans un proche avenir, d’ouvrir « un débouché prodigieux à nos cafés, à nos sucres, à nos indigos, à nos cochenilles et à toutes les marchandises du cru de nos colonies. […] Nous débiterons, avec un bénéfice énorme, nos vins de Provence, de Languedoc et de Dauphiné, nos dorures et même nos draps. Je suis persuadé que les habitants de la partie méridionale de la Russie, qui sont encore vêtus à la tartare et à la polonaise, et s’habillent d’étoffes grossières fabriquées dans le pays, ou de ces gros draps de Pologne qui n’ont que deux ou trois couleurs, se jetteraient avidement sur les draps de nos manufactures de Languedoc. Nous trouverions peut-être beaucoup d’avantages à acheter de première main par cette voie les pelleteries, les tabacs, les chanvres et les cuirs de Russie »19. À ces profits pour les particuliers, s’ajouterait pour l’État celui d’affaiblir le commerce anglais en Russie, puisqu’il serait possible de fournir à moindre coût les produits français qui constituent une part importante des exportations anglaises à Saint- Pétersbourg.

7 Le gouvernement français est d’autant plus intéressé par le commerce russe via la mer Noire, qu’un programme de développement et de modernisation de la flotte de guerre est lancé au début du règne de Louis XVI. La priorité est de reconstituer les stocks de bois et de toile à voiles pour effectuer des réparations et lancer de nouveaux bâtiments20. Mais avant de penser à recevoir des munitions navales depuis le Sud de la Russie, il faut encore que les conditions nécessaires au développement d’échanges directs soient réunies. Versailles est persuadé que Catherine II ne peut espérer développer le commerce de ses nouvelles provinces qu’avec la participation active des négociants français. Il revient par conséquent à l’impératrice de créer les conditions permettant de l’assurer, en fondant des entrepôts et en instaurant les conditions d’une concurrence équitable21. Il y a alors chez les Français une véritable crainte que le commerce méridional de la Russie soit, à l’instar de celui de la Baltique, accaparé par les Anglais qui en profiteraient pour reprendre leurs parts perdues dans le commerce du Levant22. En 1775, à l’instigation de Vergennes et de Sartine, Saint-Priest convainc un négociant de Constantinople, Justinien Greling, de se servir d’un facteur grec pour expédier des marchandises dans les ports russes de la mer d’Azov. L’entreprise se solde par une perte de 35 % et le négociant français renonce rapidement pour en revenir au commerce du Levant23. L’échec ne surprend pas Saint-Priest qui confie avoir suivi les ordres de Sartine « par obéissance plutôt qu’avec espérance de succès », car il pense que l’opération est prématurée en raison du peuplement insuffisant des nouvelles provinces russes24. Il faut encore patienter. Le représentant français à Saint- Pétersbourg, Corberon doit, à ce sujet, réduire ses démarches « à de simples insinuations quand l’occasion s’en présente, à moins toutefois qu’il ne survienne des événements qu’on ne saurait prévoir »25.

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La fondation de Kherson et les premiers échanges franco-russes par la mer Noire

8 Un changement se produit effectivement sous l’impulsion de Catherine II, déterminée à stimuler les échanges de ses nouvelles acquisitions du Sud. La tâche est confiée à son favori, le prince Potemkin, nommé gouverneur général de la Nouvelle Russie. En juin 1778, un oukase fonde officiellement Kherson sur le Dniepr, là où il n’y avait auparavant qu’une forteresse26. La ville est destinée à être à la fois le port de la future flotte de la mer Noire, et l’entrepôt des marchandises russes pour le commerce de la Méditerranée, en quelque sorte le pendant méridional de Saint-Pétersbourg. La fondation de Kherson coïncide avec le début de la guerre d’Indépendance américaine qui s’accompagne de fortes perturbations à l’approvisionnement des arsenaux français en matériaux de marine du Nord. Les Anglais assèchent en particulier le marché russe par des achats massifs de chanvres, de mâts et toiles à voile afin d’établir leur mainmise sur ces produits et d’en priver les Français27. Dans ces conditions, l’ambassadeur de Louis XVI à Saint-Pétersbourg, le marquis de Vérac, souligne tout l’intérêt que la France pourrait trouver à s’approvisionner en munitions navales via la mer Noire. Il estime que par l’intermédiaire de Kherson il serait possible d’acquérir de grandes quantités de bois et de chanvre d’Ukraine qui seraient expédiées vers les arsenaux de la Méditerranée et du Ponant par le canal du Languedoc28. Cependant, le gouvernement russe hésite entre ouvrir ses ports de la mer Noire aux étrangers, ou en réserver l’accès exclusif à ses propres sujets29. Vérac soupçonne Potemkin de vouloir conserver par- devers lui le monopole de ce nouveau commerce pour être le seul intermédiaire entre les marchands russes et les étrangers. Le prince confie à l’un de ses hommes de confiance, Mikhail Faleev, le soin d’organiser le nouveau commerce. Grâce à la protection de Potemkin, il fonde une Compagnie de la mer Noire (černomorskaja kompanija) pour les échanges avec l’Empire ottoman, et au-delà avec la France. En mai ou juin 1780, un premier navire battant pavillon russe quitte Kherson à destination de Toulon30. L’année suivante, Faleev signe un contrat avec le négociant Joseph Raimbert pour la livraison de tabac d’Ukraine qui est acheminé par un bâtiment naviguant au printemps31. Le marchand russe est également en relation avec une maison négociante marseillaise, Peschier, Bouillon et Compagnie, pour le compte de laquelle il charge, outre le tabac, du fer, de la toile à voile, des cordages et de la viande salée. Cette collaboration commerciale semble d’autant plus naturelle qu’Abraham Peschier est consul de Russie à Marseille. À l’occasion des premiers voyages, se pose la question de savoir si les produits de Russie exportés par la mer Noire doivent supporter à leur arrivée à Marseille le droit de 20 % levé par la Chambre de Commerce, à l’instar de ceux venant des échelles du Levant sur des vaisseaux étrangers32. Les partenaires marseillais de Faleev entrent en contact avec Chotinsky, chargé d’affaires de Russie à Versailles, pour qu’il appuie leur demande de franchise du droit de 20 % présenté au secrétaire d’État à la Marine, le marquis de Castries33. Vergennes soutient cette requête auprès de son collègue, en l’invitant à accorder aux Russes « toutes les facilités qui pourront les encourager à former des liaisons de commerce dont l’avantage serait incalculable »34. Même s’il est conscient qu’il reste bien des obstacles à lever, Vergennes fait valoir à Castries que ce nouveau commerce pourrait être une solution contre les tentatives anglaises d’asphyxier la Royale en la privant de matériaux de construction 35. Les démarches du ministre sont couronnées de succès puisqu’il réussit à convaincre

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Castries, puis Louis XVI, qui décide que l’exemption du droit de 20 % sera prorogée pour les futures expéditions36. La décision française fait « un excellent effet » à Saint- Pétersbourg, et l’on assure à Vérac que Catherine II a été « sensible à ce procédé amical »37. Dans l’esprit de Vergennes, il ne s’agit que de donner un encouragement ponctuel à un nouveau commerce, auquel Vérac doit désormais accorder toute son attention38. Mais il doit agir avec circonspection, car son gouvernement préfère dans un premier temps laisser les Russes eux-mêmes entreprendre le transport de leurs productions, plutôt que de voir les sujets du roi se lancer dans une aventure encore bien incertaine39. Malgré la bienveillance française, Faleev n’engrange pas les profits espérés. Après une expédition décevante en 1781, il envoie à Marseille l’année suivante trois nouveaux bâtiments, sans plus de succès semble-t-il40.

Antoine Anthoine, initiateur du commerce de la mer Noire

9 Les négociants français ne restent pas spectateurs de l’éclosion du commerce de la mer Noire. En 1781, Vergennes demande à Vérac d’intercéder en leur faveur auprès du général Hannibal, gouverneur de Kherson41. La même année, lors de son passage dans la ville, Poterat dit avoir rencontré vingt-deux Français, « déjà établis comme perruquiers, cordonniers, horlogers, tailleurs, dont plusieurs sont mariés avec des femmes du pays, où qu’ils ont ramassés en route. Presque tous sont de Marseille et des environs »42. Ils sont autant de contacts potentiels pour les négociants voulant se lancer sur le marché russe. Parmi ceux-ci, se trouve la grande figure du commerce français en mer Noire dans les années 1780, le marseillais Ignace Antoine Anthoine, dont les efforts illustrent la conviction qu’il est possible de développer des échanges directs entre le Sud de la Russie et la France43.

10 Établi à Constantinople depuis une dizaine d’années, il fonde son projet sur des discussions avec les ambassadeurs de France et de Russie auxquels il remet plusieurs mémoires sur le commerce de la mer Noire. Il propose de se rendre en Russie, pour visiter les nouveaux établissements méridionaux, puis d’aller à Saint-Pétersbourg négocier avec les ministres de Catherine II44. Avec l’approbation de Vergennes et de Castries, Anthoine quitte Constantinople en avril 1781. Son séjour à Kherson le conforte dans ses convictions : « Tout ce que l’on m’a dit des rapports mercantiles qui pouvaient s’établir entre la Pologne et Cherson, ne servit qu’à me confirmer dans l’opinion que j’en avais conçue, et me fit considérer cette place comme le point central des principales opérations de commerce des Russes et de celui des Polonais sur la mer Noire, comme capable surtout de détourner et d’attirer à lui une partie des relations que la mer Baltique avait avec les ports de la Méditerranée et de les augmenter considérablement »45. Il reçoit dans la nouvelle ville un accueil « plein de bonté et d’intérêt » du général Hannibal qui lui donne sur le champ des terrains pour bâtir une maison et des magasins, puis le renvoie au prince Potemkin pour obtenir les autorisations qu’il sollicite46. Bien qu’il reconnaisse ignorer la législation commerciale russe, Anthoine refuse de s’associer avec Faleev à cause des renseignements défavorables qu’il a obtenus à son sujet47. Les échanges directs avec la France lui semblent d’autant plus aisés que, pour la dizaine de bâtiments russes employés au commerce de la mer Noire, il compte quatre capitaines français accompagnés de seconds également français48. Plusieurs d’entre eux pratiquaient auparavant le négoce

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du Levant, et sont passés au service de la Russie à la sollicitation de Saint-Priest qui cherche à créer par leur biais une structure humaine favorable au commerce de France49.

11 Après Kherson, Anthoine se rend à Saint-Pétersbourg. Grâce à l’entremise de Vérac, il fait remettre au prince Potemkin un mémoire dans lequel il expose ses projets commerciaux. Il lui présente une dizaine de mesures indispensables, selon lui, au développement du commerce de Kherson. Elles portent sur la nécessité de conclure des traités entre la Russie et la Porte pour la sécurité du commerce (passage des détroits et garanties contre la course barbaresque), pour l’octroi de nouveaux droits en faveur des étrangers (l’utilisation du pavillon russe et la possibilité de faire du commerce dans l’intérieur de la Russie), pour des exemptions fiscales et douanières à Kherson, l’intégration du port au réseau postal, et l’installation d’un consul de France50. Anthoine attend plusieurs mois avant que Potemkin ne prête attention à son mémoire51. Ce manque d’empressement peut sans doute s’expliquer par le refus du Français de s’associer avec Faleev, l’homme du prince à Kherson. Potemkin n’a en effet aucun intérêt à favoriser l’établissement d’un commerce entrant en concurrence avec celui qu’il veut développer. En revanche, Vorontsov, président du Collège du Commerce et rival du prince, accueille favorablement les demandes d’Anthoine. Finalement, au bout de sept mois de séjour à Saint-Pétersbourg, grâce à la forte implication de Vérac et après diverses péripéties, le négociant français obtient enfin une réponse du gouvernement russe. Catherine II permet à Anthoine de choisir parmi les frégates se trouvant à Kherson celles qui pourraient lui servir. Il est autorisé à employer à leur bord des matelots russes et étrangers. Il lui faut cependant attendre un nouveau mois pour avoir l’état des bâtiments mouillant dans le port de la mer Noire et l’autorisation écrite52. Les avantages ne sont consentis à Anthoine qu’à titre personnel. Il bénéficie du même traitement que les sujets de l’impératrice et ne paiera que 5 % des droits de douane, au lieu de 20 % comme tous les étrangers. En juillet 1782, il est de retour à Kherson. Il rejoint son frère Louis, et son associé Sauron, qui ont commencé à prospecter sur place sous le nom de la maison de commerce Anthoine frères, Sauron et Compagnie 53.

12 Anthoine ne reste que quelques mois à Kherson. À l’automne 1782, il entreprend un nouveau voyage qui, cette fois, l’amène en Pologne puis à Versailles, pour achever la préparation de son entreprise. L’étape polonaise revêt une importance qui est souvent sous-estimée. La Pologne a subi un premier partage en 1772 à l’issue duquel Dantzig, jusque-là son port principal, se trouve totalement cerné par des territoires devenus prussiens. Frédéric II établit des péages sur la Vistule pour détourner les flux d’exportation polonais vers ses propres ports. Faute de débouchés, les régions céréalières du Sud de la Pologne sont en situation de surproduction et on y trouve, d’après Poterat, des arbres de très grande qualité qui pourrissent sur place54. Les propriétaires de la région, à la recherche de nouveaux débouchés, songent à utiliser les cours d’eaux (Dniestr et Boug) qui s’écoulent vers le Sud en direction de la mer Noire. Ce possible détournement des flux engendrés par le marché polonais n’est pas sans intérêt pour le gouvernement français. En l’ajoutant au développement espéré des échanges méridionaux de la Russie, il pourrait créer un basculement du commerce est- européen, du Nord vers le Sud. Cette situation inédite permettrait au pavillon français d’assurer une part croissante des exportations de grains et de matériaux de marine à partir de la mer Noire, aux dépens du commerce anglais en Baltique55.

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13 L’enjeu n’a pas échappé à Anthoine qui réalise bien l’ampleur de la tâche à accomplir. Il en a été informé par deux hommes envoyés en mission de renseignements par Saint- Priest. Le premier, Pierre de la Roche, pressenti pour être consul de France à Kherson56, s’établit finalement près de la frontière polono-moldave ; le second, Jean Bonneau, est installé à Varsovie. Grâce à eux, Anthoine sait qu’une compagnie polonaise pour le commerce oriental est en voie de constitution et qu’elle rassemble « les plus grands propriétaires terriens de l’Ukraine et de la Volhynie, et trois riches banquiers de Varsovie ». À la suite de tentatives d’exportation infructueuses par Kherson, ils projettent de faire passer leurs produits par les ports d’Otchakoff et d’Akerman qui sont sous contrôle turc57. Arrivé dans la capitale polonaise, le négociant français s’efforce d’engager ses interlocuteurs à exporter de nouveau leurs produits par Kherson, en faisant valoir les avantages qu’il a obtenus de Potemkin58. Parallèlement, il entre en négociation avec l’ambassadeur de l’impératrice pour obtenir la confirmation de ses privilèges commerciaux59. Finalement, Anthoine obtient gain de cause puisque ses partenaires polonais promettent d’expédier leurs marchandises par Kherson60.

14 Fort de ce succès, il revient en France où il rencontre Vergennes et Castries. Il achève de les convaincre de la possibilité d’approvisionner les arsenaux royaux en bois polonais via la mer Noire61. Poterat confirme dans ses notes de voyage la qualité de ces bois, supérieure à ceux de Russie, généralement spongieux à cause d’une saison végétative trop brève. Le voyageur dit avoir observé lui-même, « avec la plus grande attention », les arbres de la Petite Pologne, et atteste leur densité et leur taille, supérieures à tout ce qu’il a pu voir à Amsterdam ou Riga62. À Versailles, Anthoine se voit accorder satisfaction sur la quasi-totalité des demandes qu’il présente au gouvernement, moyennant la promesse d’approvisionner l’arsenal de Toulon63. Plus rien ne s’oppose au lancement de son entreprise, dans un contexte très favorable. En 1783, l’impératrice annexe la Crimée et le Kouban, renforçant ainsi son emprise sur le pourtour septentrional de la mer Noire. En outre, la même année, elle conclut avec la Porte un traité de commerce accordant de nouvelles facilités aux bâtiments russes empruntant les détroits. Anthoine se rend à Toulon où il arme quatre navires qui lèvent l’ancre pour Kherson en janvier 1784.

15 Dans les années suivantes, Catherine II prend une série de mesures pour stimuler le commerce de Kherson qui devient port franc en décembre 1784. Plusieurs artisans français s’y établissent ainsi que des maisons de commerce, généralement marseillaises, pour assurer la transformation et l’exportation des marchandises russes et polonaises64. Au début de l’année 1786, Anthoine dresse un bilan positif des deux premières années de son négoce65. Ses bâtiments naviguent sous pavillon russe, puisque les Français ne sont toujours pas autorisés à fréquenter la mer Noire, et portent le nom des principales personnalités de l’empire : le Catherine Seconde, le Prince Potemkin, ou encore le Général Hannibal 66. Une part importante de l’activité d’Anthoine lui vient des commandes du secrétariat d’État à la Marine67. Les premiers échanges directs entre la France et la Russie par le Sud servent par ailleurs d’arguments aux Français pour relancer les négociations en vue de la conclusion d’un traité de commerce avec l’impératrice68.

Un commerce finalement décevant

16 Bien qu’une cinquantaine de navires arrivent à Marseille venant de la mer Noire entre 1784 et 1787, dont la moitié armés par Anthoine, ce nouveau commerce se révèle

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décevant pour les autorités69. Les économies réalisées par rapport aux importations de la Baltique sont estimées à 12 % par l’intendance de Toulon, alors qu’Anthoine en promettait 37 %. Par ailleurs, le négociant s’avère rapidement plus intéressé par des spéculations lucratives sur le blé pour son propre compte, que par le respect des engagements contractés avec le gouvernement70. Enfin, point essentiel, les fournitures navales destinées à la Marine sont de piètre qualité. Anthoine y a sans doute une grande part de responsabilité, car il n’a pas su convaincre les propriétaires de forêts d’envoyer vers le Sud le meilleur de leur production. Ils continuent à faire leurs expéditions vers le Nord où ils ont leurs correspondants et leurs habitudes, notamment les paiements anticipés des facteurs anglais. Pour les amener à abandonner leurs réseaux habituels, il aurait sans doute été nécessaire de leur redistribuer une partie des économies réalisées sur le transport des bois par la mer Noire jusqu’en France. Leur désintérêt pour ce commerce explique qu’en 1784 on ne fasse visiter au maître mâteur envoyé par Castries que l’Ukraine et le Sud de la Pologne, où les plus belles forêts ont déjà été exploitées71. On se garde de lui montrer des régions plus occidentales, telle la Petite Pologne, où Poterat signale la présence de nombreux arbres « superbes et impayables par la beauté dont ils sont, autant que par leur qualité infiniment supérieure à celle de tous les autres sapins qu’on débite dans le commerce »72. Les bois qui arrivent à Kherson sont ceux qui auraient trouvé difficilement preneur à Riga, au point que Castries les qualifie de « rebut des négociants du Nord »73. Le commerce de la mer Noire ne remplit pas les espoirs placés en lui, comme l’exprime alors sans détour un député du Conseil de Commerce : « dans l’état actuel des choses, des opérations vastes et prochaines avec la Russie par la mer Noire semblent devoir être mises au rang de chimères »74. La guerre russo-ottomane qui éclate en 1787 vient encore aggraver la situation et met un sérieux coup d’arrêt à la présence française à Kherson. En 1789, Anthoine, incapable de soutenir son activité, cède ses établissements75. Il n’a pas pu profiter des effets du premier traité de commerce franco-russe de l’histoire conclu deux ans auparavant. À la suite de cet accord, on constate une légère progression de la présence du pavillon français dans les ports russes qui est due essentiellement à la Baltique76.

17 Le déclenchement de la guerre russo-ottomane ne brise pas un véritable dynamisme, mais une évolution, certes positive, bien qu’elle demeure relativement modeste. Le principal frein à l’expansion commerciale française est l’insurmontable détermination des Turcs à refuser l’entrée du pavillon royal en mer Noire, accordée finalement en 1802, alors que les Autrichiens obtiennent ce privilège en 1784. Les négociants français sont par conséquent contraints de naviguer sous pavillon russe. Ils se trouvent dans la dépendance de partenaires réputés difficiles, mais aussi nécessaires pour les affaires que pour le camouflage des bâtiments, qui ne tolèrent la présence de marchands étrangers rivaux que comme un pis aller77. Le commerce de la mer Noire reste délicat à pratiquer, même sous les couleurs russes, car les Turcs refusent le passage des détroits aux navires à trop fort tonnage, qui sont précisément ceux nécessaires au transport des grandes pièces de mâtures. Les exportations françaises ne rencontrent pas non plus le succès espéré, puisqu’elles se vendent difficilement à une clientèle restreinte. Les difficultés spécifiques du commerce de la mer Noire, expliquent le manque d’enthousiasme persistant des négociants français à se lancer sur le marché russe. Le comte de Ségur, ambassadeur de Louis XVI à Saint-Pétersbourg à partir de 1785, assure que les privilèges dont bénéficient les Anglais et les surtaxes frappant les produits

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français, ne sont que des prétextes avancés par les marchands du royaume qui préfèrent consacrer leurs fonds à des négoces plus familiers et plus rémunérateurs78.

18 En raison du dynamisme des échanges entre la France et le Levant, le commerce de la mer Noire à grande échelle ne semble attractif qu’avec un soutien substantiel du gouvernement. Anthoine ne s’est d’ailleurs engagé à Kherson qu’à condition de l’obtenir. En plus d’un prêt, sans intérêt et remboursable en munitions navales, du défraiement d’une partie de ses dépenses de voyage et de l’octroi d’autres privilèges fiscaux et matériels, il a bénéficié de l’implication des services diplomatiques. Le négociant marseillais ne manque d’ailleurs pas de rendre hommage à l’activité déployée par Saint-Priest à Constantinople, Vérac à Saint-Pétersbourg et Bonneau à Varsovie79. Anthoine reconnaît aussi avoir reçu de vifs encouragements de Vergennes lors de la phase préparatoire de son projet : « on me marquait du département des Affaires étrangères, pour soutenir et exciter de plus en plus mon émulation, que j’étais en mesure de faire la plus grande entreprise du siècle en fait de commerce »80. En fait, il semble bien que le négociant et le ministre se soient servis l’un de l’autre. Anthoine sait profiter du soutien du gouvernement pour faire fructifier ses propres affaires, alors que pour Vergennes la présence de marchands français sur les bords de la mer Noire doit servir, non seulement à approvisionner les arsenaux, mais aussi à montrer la bienveillance française vis-à-vis de la politique méridionale de Catherine II. Car l’ouverture du commerce de Russie par la mer Noire a aussi une dimension diplomatique. Dans les années 1780, Versailles prend conscience de l’inversion du rapport de forces entre l’Empire ottoman et la Russie. Les efforts consentis pour aider les marchands français à Kherson, tout comme les concessions faites à l’occasion des négociations commerciales qui se déroulent parallèlement, sont autant de manifestations de la volonté française d’améliorer les rapports avec la Russie81.

19 Les premières années difficiles du commerce franco-russe par la mer Noire et son cours chaotique, impliquent des acteurs différents : des ministres, des diplomates, et des négociants. Cette pluralité montre l’imbrication des enjeux politiques et économiques de la mise en place de nouvelles relations commerciales entre les deux pays, qui est autant une affaire d’État que de particuliers. L’échec relatif des échanges directs par le Sud dans lesquels, faute d’une connaissance suffisante des réalités locales, le gouvernement plaçait beaucoup trop d’espoir, et qui pourtant a priori promettaient beaucoup, illustre l’une des constantes de la relation française à la Russie pendant le XVIIIe siècle. Elle est perçue comme une puissance en devenir, pouvant être, à terme, tout autant une alliée importante qu’un partenaire commercial majeur, mais finalement elle nourrit autant d’espoirs et de projets, que de déceptions et d’échecs.

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La mer Noire après la paix de Kutchuk-Kaïnardji

NOTES

1. . « Elle [la Russie] a connu nos marchandises, mais elle n’a presque point vu nos négociants », Instructions au marquis de Bausset, 18 décembre 1763, Alfred Rambaud (éd.), Recueil des instructions données aux ambassadeurs, Russie, vol. 2, Paris, Félix Alcan, 1890, p. 230. Sur la fréquentation française des ports russes de la Baltique, voir Pierrick Pourchasse, Le commerce du Nord : les échanges commerciaux entre la France et l’Europe septentrionale au XVIIIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006. 2. . Dans les années 1760, les exportations depuis la Russie sont largement dominées par les Anglais qui en assurent 62,9 %, les Hanséates 12,9 %, les Hollandais 6,3 %, seulement 2 % pour les Français. Herbert Kaplan, Russian overseas commerce with Great Britain during the reign of Catherine II, Philadelphie, American Philosophical Society, 1995, p. 45. 3. . Charles King, The Black Sea : a History, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 111-112. 4. . Pierre Claude Poterat (1741-1820) effectue un long périple en 1781 qui le conduit à séjourner à Kherson en septembre. Il rédige un compte-rendu de son voyage sous le titre « Observations politiques, militaires et de commerce recueillies dans le cours d’un voyage fait pendant l’année 1781, tant dans les royaumes du nord de l’Europe qui sont situés sur les bords de la mer Baltique, que dans ceux qui sont dans la partie de l’ouest de la mer Noire ». Archives départementales du Loiret (désormais AD Loiret), vol. 12 J 462. Nous avons fait une édition critique de ce mémoire

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publiée sous le titre Entre curiosité et espionnage. Le voyage du marquis de Poterat (1781), Paris, É ditions Classiques Garnier, coll. « Les Méditerranées », 2011. 5. . Baluze à Louis XIV, 3 octobre 1703, et « Compte rendu de l’audience de congé de Baluze », 29 août 1704, Sbornik Imperatorskago Russkago Istoricheskago Obshchestva, vol. 34, Saint Pétersbourg, 1881, p. 32 et 37. 6. . Archives du Ministère des Affaires Étrangères, (désormais MAE), Correspondance Politique (désormais CP), Russie, vol. 3, fol. 68, « Observations françaises sur le projet de traité proposé par l’ambassadeur de Moscovie », août 1706. 7. . Boris Nolde, La formation de l’empire russe, t. II, Paris, Institut des études Slaves, 1953, p. 17-20. 8. . Faruk Bilici, La politique française en mer Noire, 1747-1789. Les vicissitudes d’une implantation, Istanbul, Isis Press, 1992, p. 97. 9. . Robert Paris, Histoire du commerce de Marseille, t. V : de 1660 à 1789 : le Levant, Paris, Plon, 1957, p. 98-100. 10. . Archives Nationales, Paris, (désormais AN), Affaires Étrangères (désormais AE), BIII, vol. 432. « Projet d’accorder le transit des vins de France par la mer Noire pour Russie et Pologne », 18 juin 1745. 11. . Walther Kirchner, « Ukrainian Tobbacco for France » dans Commercial relations between Russia and Europe 1400 to 1800, Collected essays, Bloomington, Indiana University Publications, 1966, p. 176-191. 12. . Deux ans après son installation, il rédige un mémoire dans lequel il montre que la protection du Khan est nécessaire pour l’activité de toute compagnie française voulant faire le commerce de la mer Noire. MAE, Mémoire et Documents (désormais MD), Russie, vol. 7, fol. 217, « Mémoire sur le commerce de la France dans la mer Noire et les intérêts politiques de Sa Majesté en Crimée », copie envoyée au duc de Praslin le 13 mars 1769. Sur Tott, voir la thèse de Ferenc Tóth, La carrière d’un diplomate au siècle des Lumières, sous la direction de Jean Bérenger, Université de Paris-IV, 2002 13. . MAE, MD, Russie, vol. 7, fol. 197 à 200, « Mémoire sur le commerce de la mer Noire par le comte de Vergennes », Constantinople, 29 janvier 1767. 14. . Jean-François Labourdette, Vergennes. Ministre principal de Louis XVI, Paris, Desjonquières, 1990, p. 44. 15. . Instructions au comte de Saint-Priest, 17 juillet 1768, Pierre Duparc, Recueil des Instructions données aux Ambassadeurs, Turquie, Paris, Éditions du CNRS, 1969, p. 438-439. 16. . « Toute la Podolie, toute la Volhynie, toute l’Ukraine polonaise ou russe, une partie de la Lituanie et de l’ancienne Moscovie n’ont pas d’autres débouchés que les rivières affluentes au Bog et au Dnieper. Ces provinces sont très vastes, très fertiles et assez peuplées, elles le seraient bientôt davantage s’il y avait un peu de commerce ». MAE, MD Russie, vol. 7, « Mémoire sur le port d’Oczakoff et sur le commerce auquel il pourrait servir d’entrepôt », anonyme, 1771, fol. 229. 17. . Ibid. 18. . Les principaux articles de la paix de Kutchuk-Kaïnardji sont reproduits dans Matthew Smith Anderson, The Great Powers and the Near East, 1774-1923, Londres, Edward Arnold, 1970, p. 9-14. 19. . MAE, MD, Turquie, vol. 14, fol. 206, « Réflexions politiques sur l’indépendance des Tartares et sur la navigation des Russes dans la mer Noire », par Saint-Priest, 1772. 20. . Étienne Taillemite, Louis XVI ou le navigateur immobile, Paris, Payot, 2002, p. 75-76. 21. . Instructions au marquis de Juigné, 20 mai 1775, Alfred Rambaud (éd.), Recueil des instructions données aux ambassadeurs, Russie, op. cit., p. 319 et 320. 22. . « Les Russes ne peuvent établir un commerce libre dans ces parages [de la mer Noire] sans que les plus grands avantages de ce commerce ne tournent indirectement au profit des Anglais, c’est-à-dire des premiers rivaux de la France. […]. Cette navigation nouvelle assure à ces insulaires, usurpateurs de toutes les mers, un nouveau débouché des marchandises du Levant, en Pologne et dans presque toute l’Allemagne ». MAE, MD, France, vol. 2005, fol. 262, « Mémoire sur

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les moyens de remédier au préjudice que le nouveau traité de paix des Russes et des Turcs peut porter au commerce de France », 1775, anonyme. 23. . Jean-Louis Van Regemorter, La Russie méridionale, la mer Noire et le commerce international de 1774 à 1861, thèse d’État, Université de Paris-I, 1982, p. 45. Ce travail demeuré inédit examine la stratégie russe d’expansion et d’ouverture commerciale vers le Sud. 24. . L’ambassadeur ajoute : « si ce commerce peut prendre une face riante, ce ne sera que dans quelques années, lorsque la Russie méridionale sera peuplée et accoutumée à ce débouché », cité dans Paul Masson, Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIIe siècle, rééd. New York, B. Franklin, 1967, p. 648. 25. . Instructions au chevalier Bourée de Coberon, 21 novembre 1777, Alfred Rambaud (éd.), Recueil des instructions données aux ambassadeurs, Russie, op. cit., p. 333. 26. . Hans Halm, Gründung und erstes Jahrzehnt von Festung und Stadt Cherson (1778-1788), Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1961, p. 24-25. 27. . AD Loiret, 12 J 46, fol. 19, « Observations politiques, militaires et de commerce… », par Poterat ; et MAE, CP, Russie, vol. 105, fol. 459, Mémoire de Joseph Raimbert, 26 décembre 1780 et vol. 106, fol. 345, Vérac à Vergennes, 30 mai 1781. 28. . « Il est certain que nous pourrions avoir par Kerson les plus beaux chanvres et les plus belles matières de la Russie, nous les aurions même à meilleur marché qu’à Riga et Pétersbourg ». MAE, CP, Russie, vol. 106, fol. 345 et 346, Vérac à Vergennes, 30 mai 1781. 29. . MAE, CP, Russie, vol. 106, fol. 278, Raimbert à Dujardin de Ruzé, 26 avril 1781. 30. . Hans Halm, Gründung und erstes Jahrzehnt von Festung und Stadt Cherson (1778-1788), op. cit., p. 48. 31. . MAE, CP, Russie, vol. 106, fol. 348, Raimbert à Castries, 30 mai 1781. 32. . Il s’agit d’un droit créé en 1669 destiné à assurer un avantage aux navires français faisant le commerce du Levant ; voir Charles Carrière, Négociants marseillais au XVIIIe siècle. Contribution à l’étude des économies maritimes, Marseille, Institut Historique de Provence, 1973, vol. 1, p. 319. 33. . MAE, CP, Russie, vol. 106, fol. 314, « Copie d’une lettre des sieurs Peschier, Bouillon et C ie, négociants à Marseille, écrite à M. de Chotinsky, 18 mai 1781 » et « Copie d’une lettre des sieurs Peschier, Bouillon et Cie, négociants, à Monseigneur de Castries, ministre de la Marine », ibid., fol. 315-316 et fol. 388, Chotinski à Castries, 21 juin 1781. 34. . MAE, CP, Russie, vol. 106, fol. 406, Vergennes à Castries, 21 juin 1781. 35. . MAE, CP, Russie, vol. 106, fol. 407, Vergennes à Castries, 22 juin 1781. 36. . « Sa Majesté a même décidé que cet exemple servirait de règle à l’avenir pour des expéditions semblables, jusqu’à ce qu’elle juge à propos d’en ordonner autrement, […] J’espère que cet encouragement suffira pour exciter les spéculations dont vous désirez qu’on s’occupe pour former par cette voie avec la Russie des liaisons de commerce très avantageuses ». MAE, CP, Russie, vol. 106, fol. 422, Castries à Vergennes, copie envoyée à Chotinski, 24 juin 1781. 37. . MAE, CP, Russie, vol. 107, fol. 53-53, Vérac à Vergennes, 3 août 1781. 38. . MAE, CP, Russie, vol. 107, fol. 82-83, Vergennes à Vérac, 16 août 1781. 39. . « Puisque le S. Fallegrew [Faleev] est l’homme du gouvernement russe, qu’il a toute espèce d’appui c’est par lui qu’il convient en ce moment de multiplier nos communications avec Kerson. Pour cet effet, il ne s’agirait que de lui faire offrir de prendre des vaisseaux français qu’on lui vendrait et qui, avec pavillon russe, feraient le commerce entre Kerson et Marseille. Pour plus de sûreté, il pourrait profiter de nos convois. Par ce moyen, il s’établirait dès à présent un plus grand commerce entre Kerson et la France. À la paix on verrait ce qu’il serait possible de faire pour l’étendre ». MAE, CP, Russie, vol. 107, fol. 188, Vergennes à Vérac, 18 octobre 1781. 40. . Jean-Louis Van Regemorter, La Russie méridionale, la mer Noire et le commerce international…, op. cit., p. 52. 41. . MAE, CP, Russie, vol. 107, fol. 86, Vergennes à Vérac, le 16 août 1781

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42. . AD Loiret, 12 J 46, fol. 106, « Observations politiques, militaires et de commerce… », par Poterat. Il y a alors à cette époque au moins deux maisons de commerce de Marseille installées à Kherson, Charles Carrière, Négociants marseillais au XVIIIe siècle…, op. cit., p. 977. Antoine Anthoine à la même époque ne signale la présence que de trois français dans la ville, « Notions sur Kerson » 1781, MAE, CP, Russie, vol. 107, fol. 438. 43. . Antoine-Ignace Anthoine (1749-1826) se forme au commerce dans les maisons françaises de Constantinople. Sa réussite et sa bonne réputation lui permettent d’être anobli en 1786. En 1805, Napoléon le nomme maire de Marseille et le fait baron de Saint Joseph trois ans après. En 1820, il publie à Paris un Essai historique sur le commerce et la navigation en mer Noire, dans lequel il relate ses efforts pour exploiter le commerce de Kherson. Sur la carrière de ce personnage, voir Gilbert Buti, « Du comptoir à la toge. Antoine Anthoine : négoce, familles et pouvoirs en Provence au XVIIIe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 112, n° 4, 2005, p. 201-215. 44. . MAE, CP, Russie, vol. 105, fol. 33-34, Saint-Priest à Corberon, 8 août 1780. 45. . Anthoine de Saint Joseph, Essai historique sur le commerce et la navigation en mer Noire, op. cit., p. 40. Poterat est beaucoup plus sceptique sur le potentiel du port de Kherson. Il le juge insuffisamment profond et situé trop en amont sur le Dniepr : « Vouloir faire de Kerson un port de mer, et de ce port de mer le centre de l’établissement d’une marine militaire et de commerce […] est un projet extravagant, et si déraisonnable que je ne conçois pas qu’il ait jamais pu être imaginé, résolu, et mis en exécution par un gouvernement qui ait l’ombre du sens commun », « Observations politiques, militaires et de commerce… », AD. Loiret, 12 J 46, fol. 117. 46. . AN, AE, BI, vol. 989, fol. 386, « Mémoire sur les demandes du sieur Anthoine en Russie sur l’utilité du commerce que la France pourra faire par la mer Noire. Exposé et résultats des démarches en Russie », 1782. 47. . Anthoine acquiert la conviction que les affaires de Faleev sont mal gérées à cause de son inexpérience en matière de commerce et qu’il n’est par conséquent pas un partenaire fiable, « Mémoire sur les demandes du sieur Anthoine en Russie sur l’utilité du commerce que la France pourra faire par la mer Noire. Exposé et résultats des démarches en Russie », 1782, AN, AE, BI, vol. 989, fol. 387. 48. . MAE, CP, Russie, vol. 107, fol. 440, « Notions sur Kerson » par Anthoine, 1781. La présence de capitaines occidentaux semble alors constituer une garantie, car les Russes étaient réputés sans connaissance réelle de la navigation, alors que les Turcs et les Grecs étaient considérés comme de mauvais marins, ignorant l’usage de la boussole et devant donc se contenter de naviguer à vue ; voir Jean-Louis Van Regemorter, La Russie méridionale, la mer Noire et le commerce international de 1774 à 1861, op. cit., p. 34. 49. . MAE, CP, Russie, vol. 105, fol. 35, Saint-Priest à Corberon, 8 août 1780. 50. . Anthoine de Saint Joseph, Essai historique sur le commerce et la navigation en mer Noire, op. cit., p. 102-104. 51. . « Ce prince a gardé le mémoire sans le lire, en lui promettant qu’il en ferait une note qu’il mettrait sous les yeux de l’impératrice. Mais comme il semble qu’il est dans le génie russe de ne rien finir, et que ce défaut est éminemment celui du Pce Potemkin, il est à craindre que cette affaire ne traîne prodigieusement en longueur ». MAE, CP, Russie, vol. 107, fol. 127, Vérac à Vergennes, 10 septembre 1781. 52. . Le précieux sésame autorisant le commerce est daté du 2 juin 1782 : « À la requête du sieur Anthoine négociant de Marseille, il lui est permis de commercer par la mer Noire et Kherson, suivant les lois, ce qui aura lieu jusqu’à la publication du règlement pour le commerce de la mer Noire ». « Mémoire sur les demandes du sieur Anthoine en Russie sur l’utilité du commerce que la France pourra faire par la mer Noire. Exposé et résultats des démarches en Russie », 1782, AN, AE, BI, vol. 989, fol. 390. 53. . Ibid., fol. 392.

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54. . AD Loiret, vol. 12 J 46, fol. 20, « Observations politiques, militaires et de commerce… », par Poterat. 55. . « Si Danzig tombe, si Kerson profite de sa ruine, ce seront les Russes, les Turcs et la France qui en tireront avantage. L’Angleterre, la Hollande, la Suède et le Danemark perdront le bénéfice d’une grande partie du commerce de la Pologne, et une pareille révolution est bien loin d’être indifférente aux yeux de la politique », Instructions au marquis de Vérac, 6 mai 1780, Alfred Rambaud (éd.), Recueil des instructions données aux ambassadeurs, Russie, op. cit., p. 363-364. 56. . MAE, CP, Russie, vol. 107, fol. 187, Vergennes à Vérac, 18 octobre 1781. 57. . AN, AE, BI, vol. 989, fol. 373, « Mémoire sur les démarches du sieur Anthoine en Pologne et sur l’utilité du commerce que la France pourra y faire par la mer Noire », 1782. 58. . « Il a fallu vaincre la répugnance qu’ils partagent, avec tous les Polonais, d’avoir des affaires en Russie, leur représenter Kerson comme un pays libre, où l’on n’est point vexé, où les marchandises de Pologne entrent la plupart sans payer de douanes, où ils auraient à faire à des Français ». Ibid., fol. 374. 59. . Anthoine de Saint Joseph, Essai historique sur le commerce et la navigation en mer Noire, op. cit., p. 129. Un oukase du 27 septembre 1782 autorise l’entrée dans le port de Kherson de marchandises polonaises exemptées de droits de douane. Jan Reychman, « Le commerce polonais en mer Noire au XVIIIe siècle par le port de Kherson », Cahiers du Monde russe et soviétique, vol. VII, n° 2, avril-juin 1966, p. 236. 60. . AN, AE, B I, vol. 989, fol. 381, « Convention passée entre les membres de la compagnie polonaise qui s’est proposée de faire le commerce de Pologne par la mer Noire », 1782. 61. . « L’utilité que pouvaient en retirer nos relations commerciales et notre politique, fut vivement sentie par ces ministres. Ils m’exhortèrent à m’occuper des moyens d’effectuer ce projet, m’assurèrent qu’ils en protégeraient l’exécution, et qu’ils m’accorderaient toutes sortes de facilités et d’encouragements », Anthoine de Saint Joseph, Essai historique sur le commerce et la navigation en mer Noire, op. cit., p. 134, voir également p. 139-141. 62. . AD Loiret, 12 J 46, fol. 130, « Observations politiques, militaires et de commerce… », par Poterat. 63. . Il obtient, en particulier, des exemptions fiscales pour les produits importés, un prêt de 50 000 livres pour développer ses établissements à Kherson, la cession de navires rendus disponibles par la fin de la guerre d’Amérique, et un engagement du secrétariat d’État à la Marine de s’adresser à lui pour les achats des arsenaux royaux. Seule la réduction de la quarantaine lui est refusée, voir Anthoine de Saint Joseph, Essai historique sur le commerce et la navigation en mer Noire, op. cit., p. 134, également p. 145-147. 64. . Jan Reychman, « Le commerce polonais en mer Noire au XVIIIe siècle par le port de Kherson », art. cit., p. 243. 65. . « Je prends la liberté de mettre sous vos yeux l’état des navires arrivés de Kerson en ce port [Marseille]. Vous verrez, Monseigneur, qu’il en est venu quatre dans l’année 1784, et que l’an dernier, leur nombre s’est élevé à douze. Il y a toute apparence que celle-ci sera beaucoup plus considérable ». MAE, CP, Russie, vol. 117, fol. 52, Anthoine à Vergennes, 26 janvier 1786. 66. . MAE, CP, Russie, vol. 117, fol. 56, « État des navires arrivés de Kerson à Marseille en l’année en 1784 et en 1785 ». Bien qu’il y ait eu quelques dérogations auparavant, ce n’est qu’avec le traité franco-ottoman de 1802 que les Turcs reconnaissent aux Français le droit de venir sous leurs couleurs en mer Noire. 67. . « Mon établissement est occupé dans ce moment de divers essais pour la Marine en chanvre, merrains, gournables, viandes salées, bois de chêne et d’orme. Le succès de celui en mâtures, qui nous assure en temps de guerre une ressource nouvelle pour cet approvisionnement, m’a d’autant plus fait plaisir qu’il m’a mis à même de remplir à cet égard les vues du gouvernement ». MAE, CP, Russie, vol. 117, fol. 52, Anthoine à Vergennes, 26 janvier 1786.

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68. . « Il importe aux deux puissances d’étendre le commerce entre leurs sujets, et elles ont intérêt, non de faire un grand bénéfice sur peu de marchandises, mais de petits bénéfices répétés sur une grande quantité de marchandises », Vergennes à Simolin [résident de Catherine II à Versailles], 28 juillet 1785, Alfred Rambaud (éd.), Recueil des instructions données aux ambassadeurs, Russie, op. cit., p. 230. 69. . Gilbert Buti, « Du comptoir à la toge… », art. cit., p. 207. 70. . Malouet, intendant de la marine à Toulon, écrit à propos d’Anthoine : « De toutes les commissions dont il a été chargé pour l’arsenal de Toulon, aucune n’a réussi. Il semble véritablement qu’il ait réservé pour son propre compte l’intelligence et les lumières que je lui connais ». Malouet le considère en effet comme un « négociant très éclairé sur ses intérêts et faisant de très bonnes affaires dans le commerce de la mer Noire », cité dans Jean-Louis Van Regemorter « Légende ou réalité : Antoine Anthoine, pionnier du commerce marseillais en mer Noire », dans Jean-Antoine Gili et Ralph Schor (dir.), Hommes, idées, journaux. Mélanges en l’honneur de Pierre Guiral, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988, p. 322 et 324. 71. . Faruk Bilici, La politique française en mer Noire, 1747-1789…, op. cit., p. 127. 72. . AD Loiret, vol. 12 J 46, fol. 20, « Observations politiques, militaires et de commerce… », par Poterat. 73. . Jean-Louis Van Regemorter « Légende ou réalité : Antoine Anthoine, pionnier du commerce marseillais en mer Noire », art. cit., p. 323. 74. . Cité par Jean-Louis Van Regemorter, La Russie méridionale, la mer Noire et le commerce international de 1774 à 1861, op. cit., p. 64. Cette observation désabusée en rejoint d’autres qui, dès l’origine, contredisaient l’enthousiasme d’Anthoine, de Saint-Priest et de Vérac. En 1781, le voyageur anglais William Coxe émet de sérieuses réserves sur le développement du commerce russe par la mer Noire, encore dans « l’état infantile », estimant que « l’accomplissement de ce grand et vaste projet ne peut qu’être l’œuvre du temps, et dépend d’une multitude de contingences, et nous ne pouvons pas prétendre former un avis décisif sur la probabilité de son succès ou de son échec », William Coxe, Travels into Poland, Russia, Sweden and Denmark. Interspersed with historical relations and political inquiries, Londres, 1785, vol. 2, p. 248, notre traduction. 75. . Cependant son frère Louis est de retour à Kherson en 1792 après la signature de la paix russo-ottomane, Gilbert Buti, « Du comptoir à la toge… », art. cit., p. 208. 76. . En 1784, on ne compte que 7 arrivées de navires français dans les ports de Russie, 10 en 1785, 12 en 1786, 18 en 1787, 30 en 1788. MAE, MD, France, vol. 2013, fol. 183, « Progression de la navigation française en Russie depuis l’année 1784 », « n.b. : Avant cette époque il ne venait en Russie annuellement qu’un ou deux bâtiments français dans les ports de Russie ». 77. . MAE, CP, Russie, vol. 107, fol. 122, Vérac à Vergennes, 10 septembre 1781. 78. . Jean-Louis Van Regemorter, « Commerce et politique : préparation et négociation du traité du franco-russe de 1787 », Cahiers du monde russe, n° 3, 1963, p. 236-239. 79. . Anthoine de Saint Joseph, Essai historique sur le commerce et la navigation en mer Noire, op. cit., p. 131 et 156, et AN, AE, BI, vol. 989, fol. 376 et 393, « Mémoire sur les demandes du sieur Anthoine en Russie sur l’utilité du commerce que la France pourra faire par la mer Noire. Exposé et résultats des démarches en Russie », 1782. 80. . Anthoine de Saint Joseph, Essai historique sur le commerce et la navigation en mer Noire, op. cit., p. 175. 81. . Frank Fox « Negotiating with the Russians : Ambassador Ségur’s Mission to Saint Petersbourg, 1784-1789 », French Historical Studies, n° 1, 1971, p. 47-71.

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RÉSUMÉS

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les échanges de la France avec la Russie reposent sur un paradoxe. Les productions du royaume y sont très demandées, alors que ses négociants ne s’intéressent pas au marché russe. Les marchandises russes sont également recherchées en France, surtout les fournitures navales, mais elles y sont apportées par des étrangers, en particulier les Hollandais. Pour le gouvernement français, l’une des solutions serait de pouvoir accéder directement au marché russe via la mer Noire. La fondation de Kherson en 1778, à la suite de la victoire de l’impératrice Catherine II sur les Turcs, ouvre de nouveaux horizons au commerce franco-russe. Afin d’attirer les négociants russes, Versailles leur accorde une série de privilèges douaniers. Mais les espoirs du gouvernement reposent davantage sur la personne d’Antoine Anthoine. Ce négociant marseillais est chargé d’une mission en Russie en 1781-1782, à l’issue de laquelle il obtient le droit de faire le commerce de la mer Noire. Mais il déchante rapidement, tout comme le secrétariat d’État à la Marine qui comptait sur lui pour obtenir des approvisionnements abondants et bon marché. En 1789, Anthoine renonce, sonnant ainsi le glas des ambitions du gouvernement français dans le commerce de la mer Noire.

In the 17th and 18th centuries, exchanges between France with Russia relied on a paradox. French products were very much in demand, but French merchants were not interested in that commerce. Russian goods were also in great request in France, especially as far as naval stores were concerned, but they were brought to France by foreign merchants, particularly the Dutch. For the French government, a solution could be to get a direct access to the Russian market via the Black sea. The foundation of Kherson in 1778, as a result of Empress Catherine II’s victory over the Turks, opened new perspectives for the Franco-Russian trade. In order to attract the Russian merchants, Versailles granted them several custom privileges. But the French government’s hopes rested ultimately on the person of Antoine Anthoine. This merchant from Marseilles was in charge of a mission in Russia in 1781-1782, at the end of which he obtained the right to trade in the Black sea. But he was rapidly disappointed, just as the French secretary of State of the Navy who relied upon him to get abundant and cheap supplies. In 1789, Anthoine gave up this trade, and it represented the end of the ambitions of the French government on the Black sea trade.

INDEX

Keywords : 18th century, Antoine Anthoine, Black Sea, French diplomacy, Russia, trade Mots-clés : Antoine Anthoine, commerce, diplomatie française, Mer Noire, Russie

AUTEUR

ERIC SCHNAKENBOURG Maître de conférences à l’Université de Nantes, membre de l’Institut Universitaire de France, il consacre ses travaux à l’histoire des relations internationales aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ils portent plus particulièrement sur l’influence croisée de la diplomatie et du commerce dans les rapports de la France avec les puissances du nord et l’est de l’Europe. Il vient de publier, en collaboration avec Frédéric Dessberg, Les horizons de la politique extérieure française : régions périphériques et

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espaces seconds dans la stratégie diplomatique et militaire de la France (XVIe - XXe siècle), Bruxelles, Peter Lang, 2011.

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Laïcité et présence musulmane en France : des dynamiques d’influence réciproque

Marie-Claude Lutrand et Behdjat Yazdekhasti

1 La société française laïque est devenue une société pluriculturelle et plurireligieuse où coexistent divers modèles, ainsi qu’une variété de valeurs portées par différentes cultures et religions.

2 Face à l’émergence de nouvelles demandes religieuses, la laïcité se trouve questionnée et placée face à de nouveaux défis1. Au sein même de ce pluralisme religieux qui se complexifie, l’islam, deuxième religion de France, fait désormais partie du paysage religieux et culturel français. Certains voient dans cet état de fait une chance pour la laïcité alors que d’autres, au contraire, craignent que l’émergence de l’islam n’ébranle les fondements de la République, voire l’unité du pays. Ce pluralisme interroge le « vivre ensemble ».

3 Or, à l’heure des nouvelles générations, il ne s’agit plus d’aborder la situation des populations musulmanes en France et en Europe de l’Ouest seulement du point de vue de l’immigration ou de la culture d’origine mais bien sous l’angle de l’influence réciproque, des transformations mutuelles. Les minorités musulmanes en Europe sont en train de jouer un rôle dans l’évolution des rapports entre islam et sociétés européennes. De même, le contexte de sécularisation des démocraties européennes est en train d’engendrer une manière de vivre l’islam différente de celle que l’on trouve dans les pays musulmans2. L’islam des nouvelles générations n’est plus exactement celui que l’immigration a apporté ; il est aussi le fruit d’un nouveau contexte (pluralisme culturel et religieux, sécularisation, condition de minorité, construction européenne). C’est un islam à penser en référence à la modernité. Les musulmans de France sont plus qu’en contact avec la modernité, ils en procèdent3. Si la France représente un contexte historique d’évolution pour la pratique de l’islam, la présence des populations musulmanes constitue aussi une chance pour la France au sens où elle devrait lui permettre d’élargir sa conception du pluralisme religieux.

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4 La France doit faire face à un nouveau contexte dont il faut prendre toute la mesure. Dans ce contexte, il est possible de repérer un processus d’influence réciproque qui travaille de plus en plus la société française et préfigure le visage de la société multiculturelle française de demain. Ce processus relève d’apprentissages, d’ajustements réciproques qui se vivent chaque jour entre les musulmans de France et la laïcité. En raison de la présence de citoyens français musulmans, la laïcité – valeur fondatrice et principe essentiel de la République française – est invitée à élargir sa conception du pluralisme. À cet égard, Jean Baubérot rappelle à juste titre que si le combat laïque d’hier a revendiqué les libertés, celui d’aujourd’hui revendique l’égalité des citoyens. Il proposait, dès 1990, dans son nouveau pacte laïque, une réévaluation des valeurs laïques4. Aujourd’hui, dans la continuité de ses analyses, Jean Baubérot parle de laïcité interculturelle et met en garde contre une laïcité qui deviendrait une religion civile. Quant au sociologue Jean Paul Willaime5, il invite à ajuster la laïcité à l’âge ultra-moderne et au cadre européen. Par ailleurs, toujours du point de vue des ajustements réciproques, les manières de vivre et de pratiquer l’islam pour nombre de jeunes Français sont à leur tour influencées par un contexte moderne, laïque et sécularisé.

5 Cet article souhaite apporter quelques éléments d’analyse au dossier du fait musulman en France afin qu’il ne soit plus systématiquement interrogé en tant que « problème » mais qu’il puisse, désormais, être appréhendé de manière constructive, dans la perspective du devenir social.

La laïcité « à la française », une spécificité à prendre en considération

6 Afin de mesurer le contexte d’influence réciproque entre islam et laïcité, il importe de tenir compte de la singularité du modèle français de la laïcité.

7 La laïcité découle de l’histoire propre à la France et de son cadre institutionnel6. La laïcité « à la française » s’inscrit en effet dans une tradition d’émancipation et de séparation d’avec un catholicisme dominant. Cependant, si la séparation a répondu à la volonté d’enlever à l’Église son monopole de formation des consciences, il importe de ne pas confondre la laïcité avec cette phase historique anticléricale. Les principes fondamentaux que sous-tend la laïcité sont : le respect de la liberté de conscience, la séparation du politique et du religieux, la neutralité de l’État. La laïcité inscrit dans l’ordre du politique et de la société une liberté affirmée en 1789 : la liberté de conscience. L’État et la société doivent donner à chacun la possibilité d’exprimer et de pratiquer sa foi dans le cadre des lois de la République. Par sa neutralité, l’État représente l’intérêt général. Il ne reconnaît aucun culte mais doit en garantir l’égalité de traitement. Ainsi, la religion perd sa dimension politique mais conserve sa dimension sociale. Par ailleurs, l’idéal républicain comporte des idées fortes telle que celle de citoyenneté. Au nom du principe d’égalité de tous devant la loi, l’État ne reconnaît que des citoyens, si bien que la nation française s’oppose aux communautarismes et aux particularismes. Cependant, comme l’a rappelé la Commission Stasi en 2003, l’appartenance à une communauté peut être reconnue comme facteur d’intégration.

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8 La nation française est éminemment politique. Cette conception de la nation n’a ni contenu ethnique ni contenu religieux. Fondée sur l’idée de contrat social, elle découle avant tout du résultat d’un accord commun, d’une volonté de vivre ensemble. De sorte que la citoyenneté n’est pas liée à l’appartenance religieuse. Il s’agit d’une citoyenneté civique fondée sur l’égalité de droit de tous les individus quelle que soit leur appartenance religieuse.

9 Dans l’idéal de ces principes, la laïcité offre donc un cadre juridique accueillant et la religion musulmane, comme toute autre religion, a toute liberté pour s’y développer, bénéficiant d’une égalité de droit.

10 La présence de l’islam en France, et de manière plus générale de l’islam en Europe et en Occident, renvoie à une situation inédite dans l’histoire des peuples musulmans.

11 Pour la première fois, un grand nombre de musulmans vivent dans un contexte de pluralisme religieux et politique. L’islam est vécu dans un contexte minoritaire au sein de sociétés sécularisées. Les musulmans de la première génération issue de l’immigration ont fait l’apprentissage du pluralisme, de la modernité politique comme naguère le catholicisme a pu le faire sans renoncer à ses propres valeurs. Ils ont découvert qu’ils pouvaient vivre leur religion sans le secours d’un État musulman. Le contexte français et européen ouvre ainsi des possibilités inédites d’évolution et pose des défis nouveaux : vivre l’islam dans un environnement non musulman, repenser la tradition selon les nouvelles réalités, être fidèle à sa tradition et respectueux des valeurs démocratiques…

12 Ces conditions nouvelles n’ont jamais été prises en compte par la tradition juridique musulmane7, d’où l’émergence d’une nouvelle « conscience musulmane » portée par de « nouveaux penseurs » qui interprètent le Coran à la lumières des sciences humaines et en fonction des exigences modernes8. Le renouveau de la pensée islamique et de la théologie musulmane qui est en cours en Occident9 peut avoir à terme des répercussions positives sur une partie du monde musulman. La liberté de pensée favorise ce renouveau. Les musulmans bénéficient d’une liberté introuvable dans la plupart des pays musulmans, propice à la réflexion et à une évolution interne de l’islam. Citons par exemple la réflexion portée par Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux. Il explicite les principaux concepts juridiques musulmans et aborde la question de leur articulation avec la laïcité française en parlant de « sharia de minorité »10. Le Conseil européen de la Fatwa11 est aussi une illustration de ce processus d’adaptation de l’islam au contexte européen qui se cherche ; même si l’utilisation de ce Conseil demeure limitée. Cette institution spécialisée dans les questions relatives à la présence des musulmans en Europe se donne pour mission d’apporter des réponses argumentées aux questions posées par les populations, d’assurer l’encadrement religieux (théologique et juridique) des communautés musulmanes vivant en Europe et de favoriser une intégration positive des musulmans à la société tout en préservant leur identité. En tant que proposition juridique élaborée par un jurisconsulte (savant musulman, mufti) pour répondre à une situation donnée, toute fatwa découle d’un effort d’interprétation (ijtihad) en vue d’adapter la loi coranique au contexte tout en respectant l’esprit et les fondements du Coran. Ainsi, des 1998, une fatwa a été édictée en faveur de la participation politique des musulmans européens au sein du système démocratique. Par ailleurs, le Conseil a reconnu le mariage civil comme religieusement légal. Ce sont là quelques exemples de fatwas qui montrent que le droit musulman autorise de multiples interprétations de manière à ce que les musulmans puissent vivre

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leur religion dans le cadre de sociétés démocratiques sans sortir du cadre de la jurisprudence islamique.

13 Dans leur grande majorité, les citoyens français de confession musulmane entendent pratiquer la laïcité. En témoignent l’élaboration de la Convention laïque des droits pour l’égalité et la promotion des musulmans de France et la création d’un Conseil national des musulmans laïques. Ces instances entendent compléter le Conseil français du culte musulman (CFCM) par une réflexion laïque culturelle et non initialement religieuse dans un contexte républicain.

Des dynamiques d’influence réciproque

14 Derrière les tensions, les débats, les confrontations que l’on rencontre notamment autour de la question du port du voile, il est possible de déceler des indices d’un processus d’influence culturelle réciproque12. L’exemple du positionnement d’un certain nombre de jeunes femmes françaises de confession musulmane nous en offre une illustration.

15 L’étude sociologique de Nancy Venel13 montre qu’il existe, chez les jeunes françaises musulmanes, diverses manières de combiner citoyenneté et appartenance à l’islam. L’auteur met à jour quatre modèles de rapport des jeunes musulmans à la religion et à la citoyenneté : les « pratiquants de la laïcité », détachés de la religion qui sont des laïques engagés ; les « accommodateurs », qui tentent de concilier leur double appartenance, française et musulmane ; les « contractants », qui refusent de se voir réduits à une appartenance quelle qu’elle soit ; enfin, les « néo-communautaires », qui tendent à un repli identitaire sur des valeurs strictement islamiques.

16 Nous choisissons de nous intéresser tout particulièrement au modèle des « accommodateurs », au sein duquel se trouvent des jeunes femmes s’affirmant à la fois comme citoyennes françaises et musulmanes, car il est révélateur d’une interaction entre les valeurs islamiques et les valeurs portées par la laïcité. Les analyses qui suivent concernant ces jeunes femmes musulmanes qui se réclament d’une identité double, nationale et religieuse. Ce positionnement nous semble caractéristique d’une des facettes de cet « islam de France » spécifique et émergent.

17 L’inscription de l’islam dans l’espace public français favorise de nouvelles manières de vivre la tradition islamique. En France, les musulmans vivent dans un pays de tradition démocratique et pluraliste, dans une société sécularisée où les références religieuses n’occupent plus une place centrale dans la vie sociale et politique. Ces nouvelles manières de vivre l’islam14 sont travaillées par la « modernité » dont un des principaux caractères est l’autonomie individuelle. Dans la ligne du processus de l’individualisation du croire par rapport au champ religieux dans son ensemble15, on assiste aussi àune individualisation des choix religieux en islam. Le rapport à l’islam de ces jeunes femmes est l’expression d’une foi conquise. Leur adhésion aux principes et valeurs de l’islam (Coran et Tradition) est plus l’objet d’un choix raisonné, fruit d’un engagement personnel et volontaire, que le résultat d’un héritage familial. Cette première génération de Françaises de confession musulmane, complètement socialisées à l’école de la République, questionnent, critiquent et ne se satisfont pas de l’islam traditionnel transmis par les parents. La liberté de décider de sa propre existence devient pour elles une valeur centrale.

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18 La réappropriation des sources musulmanes relues au regard du contexte culturel français leur permet par exemple de remettre en cause certaines valeurs familiales. Elles peuvent ainsi protester contre l’imposition de règles communautaires ou de décisions parentales sur les aspects les plus personnels de leur vie comme le mariage. Ainsi leur religiosité se détache de l’islam traditionnel et familial de la première génération immigrée.

19 La référence à l’islam apparaît un moyen d’établir le lien entre les deux mondes auxquels elles appartiennent (leur famille et la société française). En « rentrant dans l’islam », elles se relient à l’Umma, la communauté des croyants du monde entier. Et en recourant à la notion d’Umma sur un mode religieux et non politique, elles se détachent de leur origine ethnique. Elles peuvent ainsi maintenir le lien avec la tradition familiale sans être enfermées dans leur origine ethnique parentale et elles peuvent se positionner en tant que citoyennes françaises. Le fait de pouvoir être musulmanes, quelle que soit l’origine ethnique, leur permet de se construire comme françaises et de revendiquer une citoyenneté comme n’importe quel autre citoyen. Leur affirmation religieuse leur permet de revêtir une identité valorisante. Elles ne sont plus « beurettes », arabes ou maghrébines mais musulmanes françaises. Elles expriment une volonté de rupture avec la condition d’individus issus de l’immigration.

20 On voit comment la référence à l’islam leur permet de concilier à la fois leur intégration à la société française et leur fidélité au groupe familial. C’est paradoxalement l’islam qui aide de nombreuses jeunes à se sentir françaises. Leur redéfinition est un défi : ces Françaises musulmanes veulent rejoindre les autres Françaises sur des valeurs et des combats communs en se référant à l’islam. Leur position remet en question les représentations communes puisqu’elles adhèrent aux valeurs universelles proclamées par la République en affirmant qu’elles sont proches de celles transmises par leur religion16.

21 L’articulation entre foi musulmane et action citoyenne semble au cœur du mode d’être de ces jeunes femmes. En effet, en reliant ces deux mondes (la famille et la société), elles en valorisent les valeurs communes : « Plus je suis musulmane, plus je suis citoyenne française ». Il ne s’agit pas, à leurs yeux, de comparer deux systèmes – celui de l’islam et celui d’une société laïque – pour déterminer le meilleur, mais de valoriser et de promouvoir des valeurs communes à ces deux histoires, à ces deux civilisations.

22 Elles construisent leur identité à partir de toutes leurs références et refusent d’être définies à partir d’une seule d’entre elles. C’est bien en tant que françaises qu’elles militent mais dans le respect de leur éthique musulmane ou « au nom » de leur éthique musulmane. Dans cette logique, il n’est plus besoin de choisir entre l’islam et l’inscription au sein de la société française. Elles s’approprient leur citoyenneté en la reliant à l’islam. L’approfondissement de leur spiritualité les amène à mettre l’accent sur leur engagement au sein de la société : « On ne peut pas être une bonne musulmane si on n’est pas une bonne citoyenne ». En recentrant les débats sur la démocratie, elles rejoignent les autres Françaises sur des valeurs et des combats communs tels que la lutte contre les inégalités en se référant à l’islam. Leur lutte contre la discrimination vis-à-vis des musulmans s’opère au nom des valeurs citoyennes. Le Collectif féministes pour l’égalité est un exemple de cette dynamique. Ce Collectif est né de la pétition « Un voile sur les discriminations » en décembre 2004. Il se donne divers objectifs parmi lesquels : lutter contre les discriminations que subissent les femmes et pour l’égalité des droits ; refuser l’idée d’un modèle unique de la libération et de l’émancipation des

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femmes ; respecter le libre choix des femmes en mettant notamment sur le même plan le droit de porter le foulard autant que le droit de ne pas le porter ; lutter pour l’émancipation des femmes en respectant leurs choix (politiques, sociaux, religieux, sexuels…) et en dénonçant l’exercice de toute force, politique, religieuse, intellectuelle ou sexiste qui leur dénie ce droit…

23 Finalement, ces femmes qui se posent en tant que citoyennes musulmanes se réapproprient les sources religieuses à travers le prisme de leur culture française, résolues à prouver que la modernité n’est pas incompatible avec l’islam et que l’islam peut faire partie intégrante de la nation française sans affecter son unité culturelle.

L’influence de la présence musulmane sur les représentations

24 Le mouvement féministe français est marqué par le contexte historique des sociétés occidentales. Il trouve son cadre à l’intérieur du paradigme évolutionniste selon lequel tradition et modernité sont incompatibles. Dans cette perspective, l’adhésion religieuse ne peut être perçue que comme un obstacle au processus de modernisation et d’émancipation de la femme. Or, les jeunes françaises musulmanes qui portent le voile par choix et conviction contribuent sans le vouloir à brouiller les repères, à déstabiliser ces schémas de pensée féministes, à complexifier le débat. Le fait que des femmes voilées puissent se dire féministes et modernes bouscule les représentations d’une société qui en raison de son histoire à dû prendre des distances avec la religion institutionnelle pour accéder à la modernité.

25 Même si l’on peine en Occident à accepter l’idée qu’une femme musulmane puisse se libérer de l’intérieur même du champ de référence islamique ou encore qu’une femme portant le voile puisse être effectivement libre et libérée, un nouveau féminisme est en route ; un féminisme pluriel qui sait se nourrir d’une histoire différente. Se voulant croyantes, pratiquantes et modernes, ces citoyennes françaises contribuent à mettre en question le modèle dit « occidental » comme seul modèle d’émancipation de la femme.

26 Leur position vient interroger le concept de citoyenneté. Attachées à leur identité nationale, à leur participation civique autant qu’aux principes religieux islamiques, elles veulent concilier cette double appartenance et revendiquent la compatibilité de l’islam avec la citoyenneté française. Elles manifestent leur adhésion aux valeurs universelles de la République tout en affirmant qu’elles sont aussi proches de celles transmises par leur religion. L’islam devient ainsi une référence supplémentaire au fondement de leur identité française. Elles articulent leur croyance, leur pratique au mode de vie d’une société laïque.

27 À force de travailler parallèlement sur les deux registres souvent présentés comme incompatibles – l’islam et la République laïque – elles ont élaboré une nouvelle réflexion tendant à intégrer la référence musulmane au sein du patrimoine français.

28 Du point de vue juridique de la laïcité, la visibilité religieuse dans la vie sociale est un droit. Cependant, l’expression publique de l’appartenance musulmane et notamment le port du voile vient questionner une représentation de la religion qui a cours en France et qui tend à réduire la religion à une confession privée. Autrement dit, la religion devrait se vivre essentiellement dans son for intime, chez soi et dans les lieux de culte. Une configuration spécifiquement française que Jean Baubérot qualifie de « grand écart

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»17 au sens d’une laïcité qui a du mal à tenir ensemble principes universels et réalité sociale.

29 Or, en ne souhaitant pas dissocier leur appartenance religieuse de leur appartenance citoyenne, en alliant leur foi musulmane à leur engagement citoyen, ces musulmanes françaises18 remettent en question une telle vue des choses car leur appartenance religieuse ne peut être contenue dans le seul cadre du privé ou de l’intériorité puisqu’il suppose aussi un engagement social.

30 Dans ce cas précis on voit bien que le choix du port du voile relève plus d’une démarche d’intégration que d’un refus. Sous couvert de discernement, on s’aperçoit que les signes d’intégration des unes peuvent être interprétés comme signes d’opposition à la République pour d’autres.

31 Déjà en 1995, Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar avaient mis en évidence trois significations du port du voile sur la base d’un travail d’enquête19. Ils distinguaient le voile traditionnel de mères (première génération) ; celui des pré-adolescentes et adolescentes répondant à une injonction parentale et enfin, celui assumé et revendiqué des post-adolescentes. Ce dernier correspondait déjà à cette démarche d’intégration dont nous parlions plus haut. Les auteurs soulignent à son propos qu’il « se veut militant, non pas dans le sens de la politisation et de la revendication d’une identité en rupture avec la société française, mais d’une affirmation de la volonté d’être française et musulmane, moderne et voilée, autonome et habillée à l’islamique. Ce voile entend ouvrir un espace nouveau d’identité où la spécificité ne serait pas en contradiction avec une référence à la nation française, dont la laïcité est considérée comme une garantie à laquelle ces jeunes filles se disent, paradoxalement, attachées »20. En 2003-2004, Alain Houziaux notait quatre raisons au port du voile21 et Emmanuel Jovelin repère, dans la France de 2009, plusieurs cheminements pouvant conduire au voilement : « la trajectoire de la personne, le vécu ; l’achèvement d’un parcours spirituel ; une recherche de soi-même, d’identité » ; « une révélation liée à un parcours personnel »22.

32 Ainsi, de nombreux travaux montrent comment des femmes musulmanes qui portent le voile par choix, peuvent se revendiquer « musulmanes et modernes », « musulmanes et féministes » ; s’affirmer en tant que « citoyennes françaises et musulmanes ». De tels positionnements contribuent à brouiller les repères, à déstabiliser les schémas de pensée d’un féminisme traditionnellement fondé sur le paradigme évolutionniste pour lequel modernité et tradition sont deux mondes de valeurs incompatibles. Dans une telle perspective, tous les attributs du religieux ne peuvent être perçus que comme des obstacles au processus d’émancipation. Or, les modes d’affirmation de ces citoyennes musulmanes dont nous parlons semblent démontrer qu’une telle combinaison est possible.

33 En s’affirmant citoyennes françaises et musulmanes, musulmanes et modernes, elles jouent simultanément sur deux registres, l’un universaliste (citoyennes « comme tout le monde »), l’autre particulariste (leur appartenance musulmane). Le vécu de ces jeunes françaises musulmanes est un exemple de combinaison de l’universel et du particulier, de l’égalité et de la différence. Elles rejoignent les autres Françaises sur des valeurs et des combats communs, sur le terrain de la revendication égalitaire par exemple, tout en affirmant leur singularité en se référant à l’islam. Elles ne se présentent plus comme une minorité qui demande à être reconnue mais comme citoyennes françaises à part entière.

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34 Une analyse dynamique et contextualisée du fait musulman en France ne peut qu’aider au dépassement des modes d’approche binaires qui consistent à penser comme irréductible l’opposition entre l’universalisme et le particularisme, le privé et le public, l’unité républicaine et la diversité, l’islam et la laïcité. Ce positionnement d’analyse, que nous avons tenté ici d’adopter, peut contribuer à déconstruire cette conception bipolaire du monde qui place, d’un côté, l’Occident et de l’autre tout ce qui est lié à l’islam.

35 Il s’agit là d’un véritable renversement de perspective. Et beaucoup de citoyennes françaises musulmanes et non musulmanes apparaissent comme des actrices privilégiées de cette société métissée culturellement qui se construit au quotidien. L’équilibre entre respect des cultures singulières et recherche de valeurs communes demeure un projet. Le pluralisme culturel et religieux offre un champ expérimental privilégié pour sa mise en œuvre.

NOTES

1. . Les titres de certaines publications ainsi que certaines expressions sont à cet égard significatifs : « Dossier : la laïcité, un idéal à réinventer », Le Monde de l’éducation, n° 270, mai 1999. Jean Baudoin et Philippe Portier (dir.), La laïcité, une valeur d’aujourd’hui ? Contestations et renégociations du modèle français, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001. Pour Jacqueline Costa-Lascoux, la laïcité aurait atteint « la maturité du pluralisme démocratique » (Les trois âges de la laïcité, Paris, Hachette, 1996, p. 14). De son côté, Danièle Hervieu-Léger parle de « “laïcité en panne” du fait d’une crise de l’éthique laïque qui perd ses principaux appuis : le progrès, la nation, la raison », Le Pèlerin et le Converti. La Religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999. D’autres auteurs notaient déjà, pour les années 1980-2000, la montée des valeurs individualistes en rupture avec le civisme républicain : Pierre Bréchon (dir.), Les Valeurs des Français, Paris, Armand Colin, 2000. Cf. la Tribune de Catherine Kintzler, « La laïcité face au communautarisme et à l’ultra-laïcisme », Observatoire du communautarisme, 2007 (www.communautarisme.net). 2. . Jocelyne Césari, L’islam à l’épreuve de l’Occident, Paris, La Découverte, 2004 ; et L’islam en Europe, Paris, La Documentation française, 1995. Michel Wieviorka (dir.), L’avenir de l’islam en France et en Europe, Paris, Balland, 2003. Stéphane Lathion, Musulmans d’Europe. L’émergence d’une identité citoyenne, Paris, L’Harmattan, 2003. 3. . Sauf ceux qui, minoritaires, ont le sentiment de ne pas y trouver leur place et qui peuvent être tentés de se retourner contre elle (source puissante de radicalisation). 4. . Jean Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ?, Paris, Le Seuil, 1990. 5. . Jean-Paul Willaime, Le retour du religieux dans la sphère publique. Vers une laïcité de reconnaissance et de dialogue, Paris, Éditions Olivetans, 2008. 6. . La Constitution depuis 1946 et la loi de séparation de 1905. 7. . La théologie élaborée entre le VIIIe et le XIIe siècles (écoles juridiques existantes) se trouve décalée par rapport aux besoins et attentes des musulmans dans le contexte européen. 8. . Abdou Filali-Ansari, Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, Paris, La Découverte, 2003. « Les rénovateurs de l’islam », Le Monde des religions, n° 1, sept-oct. 2003.

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Rachid Benzine, Les Nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2004. Olivier Roy, La laïcité face à l’islam, Paris, Hachette, 2005. 9. . Ces efforts de renouvellement existent aussi dans les pays musulmans malgré le développement de l’islamisme. 10. . Tareq Oubrou, Profession Imâm, Paris, Albin Michel, 2009. 11. . C’est à l’invitation de l’UOIE (Union des organisations islamiques en Europe) qu’en 1997 à Londres a été fondé le Conseil européen de la Fatwa et des recherches (CEFR). Son siège est aujourd’hui à Dublin en Irlande. Ce conseil compte une trentaine de membres représentant différentes écoles juridiques et sensibilités musulmanes. 12. . Et le sociologue sait qu’en temps que de mutation, c’est à travers les épreuves et les soubresauts que des chemins inédits se cherchent et se découvrent. 13. . Nancy Venel, Musulmans et citoyens, Paris, PUF, 2004. 14. . Dans son livre Être musulman en France aujourd’hui (Paris, Hachette, 1997), la sociologue Jocelyne Césari montrait alors la présence d’un « islam populaire, quiétiste », d’un « islam sécularisé » et d’un processus de « ré-islamisation » aux différentes facettes. Dans un de ses derniers ouvrages, elle analyse les diverses manières de vivre l’islam en France et distingue « l’islam communautaire, l’islam éthique, l’islam culturel et l’islam émotionnel » (L’islam à l’épreuve de l’Occident, op. cit., p. 72-73) 15. . Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti…, op. cit. Roland J. Campiche, « Individualisation du croire et recomposition de la religion », Archives des Sciences Sociales des Religions, n° 81, janvier-mars 1993, p. 117-131. Jean-Louis Schlegel, Religions à la carte, Paris, Hachette, 1995. 16. . Dounia Bouzar, « Du déni de l’islam à l’enfermement dans la facette musulmane », dans Alain Houziaux (dir.), Le voile, que cache-t-il ?, Paris, Les éditions de l’Atelier, 2004, p. 31. 17. . Jean Baubérot, « Laïcité, le grand écart », Le Monde, 4 janvier 2004. 18. . Comme annoncé précédemment, cet article aborde essentiellement le profil de femmes qui correspond au modèle des « accommodateurs » mis à jour par les travaux de Nancy Venel. 19. . François Gaspard et Farhad Khosrokhavar, Le foulard et la République, Paris, La Découverte, 1995. 20. . Ibid., p. 47. 21. . « La pudeur, pour se protéger des provocations sexuelles » ; « la demande des parents » ; par communautarisme, « pour manifester leur refus de la culture occidentale et française » ; « par obligation religieuse » (Alain Houziaux (dir.), Le voile…, op. cit., p. 13-14). 22. . Emmanuel Jovelin, « Sociologie de la femme voilée. Du voile hérité au voile révélé », Pensée plurielle, n° 21, 2009.

RÉSUMÉS

Le contexte de sécularisation des démocraties européennes est en train d’engendrer une manière de vivre l’islam inédite, différente de celle que l’on rencontre dans les pays musulmans. L’islam des nouvelles générations n’est plus exactement celui que l’immigration a apporté ; il est aussi le fruit du nouveau contexte. Si la France représente un contexte historique nouveau pour la pratique de l’islam, la présence des populations musulmanes offre à la France la possibilité d’élargir sa conception du pluralisme religieux. À partir de l’exemple de jeunes femmes

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françaises de confession musulmane, il s’agira d’évoquer l’existence d’un processus d’influence et d’ajustements réciproques entre les musulmans de France et la laïcité. Ainsi, en raison de la présence de citoyens français musulmans, la laïcité est invitée à élargir sa conception du pluralisme. Par ailleurs, les manières de vivre et de pratiquer l’islam chez les jeunes français sont à leur tour influencées par un contexte moderne, laïque et sécularisé.

Secularization in European democracies provided a particular incentive to the emergence of original ways of experiencing Islam, which differ from those existing in Muslim countries. In this new environment, new generations experience a religion different from the forms of Islam brought by immigration. France in particular has been open only recently to Islam worship. In the meantime, the settlement of Muslims in France constitutes an impulse for the definition of a new religious pluralism. The example of French Muslim young women illustrates the process of mutual influence and adjustments between French Muslims and secularism. Because of the presence of Muslim French citizens, the French concept of “laïcité” has to broaden its understanding of pluralism. The modern and secularized background influences the way young French people live and experience Islam in return.

INDEX

Mots-clés : Français musulmans, Islam, laïcité, pluralisme Keywords : French Muslims, Islam, pluralism, secularism

AUTEURS

MARIE-CLAUDE LUTRAND Docteur en sociologie, Maître de conférences à l’Institut Catholique de Toulouse.

BEHDJAT YAZDEKHASTI Docteur en sociologie, maître de conférences au Département de sociologie de l’Université de Isfahan, Iran.

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Comptes-rendus

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Thomas Fouilleron - Histoire de Monaco (Marieke Polfliet)

Marieke Polfliet Direction de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse et des Sports (éd.)

RÉFÉRENCE

Thomas Fouilleron, Histoire de Monaco, Direction de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports, Principauté de Monaco, 2010, 360 p.

1 Cet ouvrage propose une synthèse de l’histoire de la principauté de Monaco, et constitue le nouveau manuel de référence de l’enseignement secondaire monégasque. Son auteur, spécialiste des Princes de Monaco à l’époque moderne et contemporaine1, y présente une vue panoramique de l’histoire du Rocher, de la préhistoire à la fin du règne de Rainier III (2005). Son ambition va néanmoins bien au-delà de cette fonction pédagogique, l’ouvrage se prêtant à plusieurs niveaux de lecture. Son récit, accessible à un public non-spécialiste, reprend les grandes étapes de la constitution de Monaco comme État moderne. Une riche collection de documents, illustrant et approfondissant ce récit, offrent à l’historien des sources dont la variété et le caractère inédit, pour une large part d’entre elles, constitue une ressource précieuse dans le champ de l’histoire régionale.

2 La trame chronologique de l’ouvrage couvre la longue période allant de l’Antiquité au XXIe siècle, développant particulièrement les périodes clés de construction politique puis économique et sociale de Monaco, du XVIe au XXe siècle. Deux aspects sont abordés alternativement : l’étude locale du territoire, devenu État, d’une part, dont le périmètre a inclus pendant plusieurs siècles, outre le Rocher de Monaco, les régions de Menton et Roquebrune ; l’histoire de la dynastie des Grimaldi depuis le XIIIe siècle, d’autre part, insérant l’étude des Princes de Monaco dans le contexte géopolitique européen de l’époque moderne et contemporaine. Ces deux histoires croisées se rejoignent à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où les pertes territoriales et les évolutions politiques amènent les Princes à davantage investir Monaco, jusque-là

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souvent délaissé comme province loin des centres de pouvoir dans lesquels ils évoluaient.

3 Cette histoire générale, qui balaye les étapes décisives et les transformations successives de la Principauté, se distingue par les divers fonds archivistiques mobilisés, ainsi que les illustrations nombreuses qui ponctuent le récit. Parmi les sources inédites, on remarquera notamment les archives du Palais Princier qui offrent pour l’ensemble de la période un catalogue précis des étapes de la construction de l’État monégasque. Traduites du latin, de l’italien ou de l’ancien français, pour les plus anciennes, elles constituent une base documentaire riche et accessible, constituée de textes juridiques, édits, correspondances, traités, chroniques, actes notariés qui renseignent sur les premiers pas de la seigneurie et de la principauté monégasque. Elles témoignent des rapports complexes de cette étroite région avec les puissances qui l’entourent – royaume de France, États italiens, Saint-Empire et Saint-Siège notamment. Pour les périodes moderne et contemporaine, l’usage de témoignages extérieurs permet également de situer Monaco dans l’histoire des mentalités et des représentations, que ce soit au Grand Siècle à travers les extraits des Mémoires de Saint-Simon ou des correspondances de la marquise de Sévigné, ou aux XIXe et XXe siècles par le biais des témoignages de voyageurs, d’écrivains et d’artistes (allant de Maupassant à Apollinaire et de Karl Marx à Léo Ferré). Enfin, l’iconographie couvre un très large éventail d’illustrations : aux classiques portraits de famille et vues de Monaco s’ajoutent d’intéressantes études de cas architecturales et un nombre conséquent de photographies. Enfin, les archives audiovisuelles sont mises à disposition dans le DVD associé au manuel, offrant nombre d’images d’actualités du XXe siècle et autres extraits musicaux.

4 Parmi les étapes clés permettant de situer l’histoire monégasque dans son contexte européen et méditerranéen, l’exposé des origines atteste d’une occupation préhistorique (ayant donné lieu à la découverte de l’homme de Grimaldi), de la présence d’un port dans l’Antiquité grecque, dont l’origine et le nom restent mal définis, et d’une voie de passage de l’empire romain (la via Julia). Cependant, Monaco ne se détache du reste de la région comme entité politique qu’à partir du XIIe siècle, après un premier Moyen-Âge marqué par la désertion des zones côtières du fait des invasions barbares. C’est l’affrontement entre guelfes et gibelins génois qui permet l’émergence d’une seigneurie indépendante, sous l’égide de François Grimaldi, fondateur de la dynastie. Les Grimaldi consolident leur position par leur aide militaire et navale aux rois de France, notamment lors de la Guerre de Cent Ans. La reconnaissance de l’indépendance de la seigneurie est acquise à la fin du XVe siècle, assortie des possessions de Roquebrune et Menton, qui restent néanmoins sous suzeraineté savoyarde. Cependant, les affrontements entre France et Espagne au début du XVIe siècle amènent Monaco à préférer la protection de Charles Quint. En 1524, les Espagnols deviennent protecteurs de la région, exerçant une tutelle qui se transforme au XVIIe siècle en occupation militaire. Cette période de domination espagnole permet cependant aux seigneurs de Monaco de s’ériger en Princes, et de jeter les bases de la modernisation de l’État monégasque. Au cours du XVIIe siècle, suivant l’évolution européenne, Monaco se « monarchise », via l’instauration de la monarchie de droit divin, la limitation des libertés communales, et le retour à l’alliance avec la France en 1641. L’alliance française permet aux Princes d’obtenir plusieurs fiefs : le Duché de Valentinois et le marquisat des Baux de Provence, ainsi que le comté de Carladès.

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5 Au cours de l’examen de ces premiers moments de la construction de l’État monégasque, l’auteur propose une confrontation critique et informée des mythes fondateurs avec la réalité historique. Ainsi, la figure de Sainte Dévote, dont la présence des restes à Monaco daterait du IVe siècle, est-elle décrite comme relevant d’une contamination entre de multiples récits hagiographiques au Moyen-Âge. La consolidation du culte émerge essentiellement aux XVIe et XVIIe siècles, revêtant une finalité politique, et participe à l’invention d’un folklore dans la droite ligne des « traditions inventées » mises en évidence par Eric Hobsbawm2. De même, la prise du Rocher en 1297 par François Grimaldi, ou l’« expulsion » des Espagnols en 1641 sont des dates investies a posteriori d’une signification nationale souvent éloignée de la réalité de l’événement. Il en va de même, enfin, de la reconstruction généalogique, l’ascendance italienne étant abandonnée, à partir du XVIIe siècle, au profit de l’invention d’un lignage français plus conforme aux nouvelles alliances des Grimaldi.

6 À partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, les princes de Monaco s’insèrent donc dans l’histoire de France, comme en atteste leur présence continue à la Cour. En dépit de leurs alliances avantageuses, ils restent néanmoins des princes de second rang au sein de la monarchie absolue française. Au cours de cette période, l’histoire des Princes reste assez éloignée de leur territoire, où la tutelle seigneuriale reste forte, l’espace peu peuplé, et l’exercice d’un « despotisme éclairé » relativement limité à l’époque des Lumières. La période révolutionnaire ouvre ensuite une ère de bouleversements et d’instabilité : alors que la famille Grimaldi est majoritairement constituée d’émigrés, la Principauté est annexée aux départements français. Cependant le prince héritier (futur Honoré V) fait carrière dans les armées révolutionnaires comme conscrit puis officier sous l’Empire. La Restauration, qui remet la dynastie Grimaldi sur le trône, va de pair avec une perte de souveraineté et la mise en place du protectorat du royaume de Piémont-Sardaigne. Les princes de Monaco gardent pour autant un rôle politique en France, siégeant à la chambre des Pairs au côté des ultras et des légitimistes sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Ils traversent cependant la première moitié du XIXe siècle sans introduire de réformes à leur pouvoir local.

7 L’État monégasque contemporain émerge véritablement après le choc de 1848, lorsque l’agitation dans les États italiens mène à la sécession de Menton et Roquebrune, qui s’érigent en villes libres, et sont finalement intégrées au territoire français, contre une indemnité, au moment de l’unité italienne. En dépit de cette perte, 1860 marque le début d’une dynamique nouvelle pour Monaco, qui hérite alors de ses frontières actuelles, limitées à 10 % de son territoire antérieur. L’industrialisation et les transformations économiques et sociales du milieu du XIXe siècle permettent « l’invention de Monte-Carlo ». Le désenclavement du territoire (grâce au chemin de fer, puis à la route) et la mise en avant des premières structures de villégiature touristique, à travers la fondation de la Société des Bains de Mers entre 1856 et 1863, offrent des perspectives nouvelles. Le tourisme monégasque, fondé d’abord sur le casino et les résidences d’hiver, élargit progressivement son attractivité. Le rayonnement international de Monaco devient alors culturel, la construction du quartier de Monte- Carlo assurant son succès auprès des architectes, artistes, compositeurs, et écrivains européens.

8 Un éclairage particulier est accordé aux personnalités des princes de cette période déterminante du tournant du siècle. Charles III réinvestit les symboles régaliens, avec l’émission de timbres et monnaies, la création du drapeau, l’introduction de réformes

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judiciaires et administratives, et l’affirmation de la place internationale de Monaco, à travers le renforcement des liens avec le Vatican, ou la participation aux expositions universelles. Dans le domaine du rayonnement culturel et scientifique, Albert Ier affirme au début du XXe siècle un engagement intellectuel et politique dans les voies du progrès, par le biais d’une intense activité scientifique autour de l’océanographie et de la paléontologie, mais également un engagement politique dans les affaires françaises et européennes, prenant parti du côté dreyfusard et prônant le pacifisme à la Belle Époque. Il accorde la première constitution écrite à Monaco en 1911, qui n’offre cependant qu’un espace restreint à la participation politique de la population monégasque, mais garantit droits et libertés individuels. Cependant Monaco reste tributaire des évolutions du contexte international et subit les crises du XXe siècle. Obligée d’abandonner de fait sa neutralité et son pacifisme avec l’éclatement du premier conflit mondial, le prince signe en 1918 un traité instaurant la protection française sur la Principauté. L’entre-deux guerres constitue un moment trouble, les querelles dynastiques et l’agitation politique et sociale ponctuant les années 1930. La seconde guerre mondiale, menant à un alignement sur la France de Vichy, puis à l’occupation italienne et allemande, constitue un des épisodes sombres de la Principauté, que l’auteur choisit d’aborder de façon nuancée. Bien qu’une partie de cette histoire reste encore à écrire, la prise en compte des différentes facettes – des actes de résistance aux déportations et à la collaboration – souligne la nécessité d’une évaluation objective et critique de la période, dont la prise en compte mémorielle s’avère très récente.

9 La fin de l’ouvrage, centrée sur le règne de Rainier III, brosse les caractéristiques de la période contemporaine, fondée sur la prospérité économique, la modernisation politique – avec la promulgation d’une nouvelle constitution introduisant la monarchie constitutionnelle en 1962 – et l’agrandissement territorial – via les innovations techniques et les avancées sur mer. Dans le même temps, les relations avec la France passent par des phases de tension – en 1962 notamment avec une crise ouverte à propos des accords économiques et douaniers – puis de normalisation, menant au renouvellement du traité d’amitié avec la France (2002). L’ouvrage s’achève sur les réformes politiques entreprises à Monaco à la fin du XXe siècle et l’orée du XXIe siècle pour moderniser les structures politiques et sociales, afin d’accroître sa reconnaissance internationale via l’adhésion à l’ONU (1993) et au Conseil de l’Europe (2004).

10 En somme, par le renouvellement et la synthèse qu’il propose, cet ouvrage permet d’offrir une intéressante mise à jour de l’histoire régionale, assortie de sources suggérant une démarche d’approfondissement et d’interprétation qui dépasse l’ambition d’un manuel scolaire.

NOTES

1. . La thèse de l’auteur, intitulée Des princes en Europe. Les Grimaldi de Monaco, des Lumières au printemps des peuples,est à paraître aux Éditions Honoré Champion au premier semestre 2012.

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2. . Eric Hobsbawm, L’invention de la tradition, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.

AUTEURS

MARIEKE POLFLIET

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Emmanuelle Chapron - L’Europe à Nîmes : les carnets de Jean-François Séguier (1732-1783) (David Rousseau)

David Rousseau

RÉFÉRENCE

Emmanuelle Chapron, L’Europe à Nîmes : les carnets de Jean-François Séguier (1732-1783), Avignon, A. Barthélemy, 2008, 207 p.

1 Emmanuelle Chapron, maître de conférences à l’Université de Provence, présente ici une édition scientifique de deux carnets de Jean-François Séguier (1732-1783), dans lesquels celui-ci inscrivait d’une part les personnes rencontrées au cours de ses voyages en compagnie du marquis Maffei, et, d’autre part, la liste de ses visiteurs dans sa demeure de Nîmes. Cette édition a été réalisée dans le cadre de l’Institut européen Séguier présidé par Gabriel Audisio. Il participe des études concernant Jean-François Séguier, importante figure de la « République des Lettres » du XVIIIe siècle, lesquelles font suite à un colloque organisé à Nîmes par Gabriel Audisio et François Pugnière en 20031. L’ouvrage se décompose en deux parties : une présentation des carnets et des résultats de l’étude de ces carnets, puis l’édition scientifique des carnets elle-même.

2 Dans la présentation des carnets, Emmanuelle Chapron replace son travail d’édition dans le contexte historiographique des études portant sur le savant nîmois et plus généralement de la « République des Lettres » à l’époque moderne. Son travail s’insère dans le champ des études sur les « écritures ordinaires », qui permettent d’enrichir les recherches relatives aux membres de la « République des Lettres » et leurs pratiques. Jean-François Séguier a alimenté ses deux carnets pendant 52 ans ; ils couvrent donc une large part de la carrière de l’érudit nîmois. Le premier carnet débute à l’hiver 1732,

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avec le départ de Séguier, qui accompagne le Marquis de Maffei dans ses voyages en Europe. Ce carnet suit les différentes étapes : Paris, Londres, Vienne, et enfin Vérone.

3 Le premier carnet se poursuit avec le retour de Séguier à Nîmes, période la plus prolifique de l’érudit, pendant laquelle il devient une personnalité importante du Languedoc, à la fois liée à la notabilité locale et ouverte sur le monde grâce à son abondante correspondance. Selon les propres mots de l’auteur, les carnets « enregistrent le monde social de l’homme de lettres, celui qu’il rencontre dans ses voyages ou qui vient à lui à Nîmes » (p. 9). Ces carnets permettent de reconstituer la construction du réseau de correspondance de l’érudit nîmois, en particulier au vu de la continuité et du soin apporté à ses carnets sur 52 ans.

4 Après cette courte introduction, Emmanuelle Chapron tente de définir l’intérêt de l’édition et de l’étude de ce type de sources où la collecte d’adresses glanées au cours de rencontres, comme les registres de visiteurs, est très répandue, au cours de ce siècle marqué par l’ « inflation » des échanges épistolaires et des voyages.

5 Pour le premier carnet, Séguier n’entretient de correspondance qu’avec un tiers des noms rapportés et la majeure partie de ses correspondants n’y apparaît pas. Ce qui fait dire à Emmanuelle Chapron que ce carnet tient plus du carnet de connaissances que du carnet d’adresses. Cependant, la difficulté consistant à étudier ce carnet réside dans le peu d’occurrences qui y sont rapportées (en moyenne deux par an), et par l’absence de titre ou d’information sur la rédaction. Le problème étant de considérer la place de ces carnets dans les pratiques de Jean-François Séguier, s’agit-il d’un outil dont le code reste à déchiffrer ou d’un objet utilisé irrégulièrement, sans objectif défini ?

6 Pour Emmanuelle Chapron, Séguier porte un intérêt particulier au premier carnet, qui se révèle à travers ses références standardisées et une utilisation régulière pendant presque trente ans. Il s’agit plus d’un bloc-notes servant à compiler des informations qui seront reprises ; d’ailleurs le carnet s’accompagne de schémas, de dessins… Séguier met à jour régulièrement son carnet puisqu’il raye les noms de ses connaissances défuntes et modifie les adresses de ceux qui en changent. Cependant, ces preuves d’intérêt sont sans rapport avec le relativement faible nombre d’informations qu’il contient. Cette remarque suscite une réflexion sur le processus qui a pu amener Séguier à « enregistrer » un nom, notamment en comparaison avec le Journal de Voyage tenu par Séguier à travers l’Europe. Emmanuelle Chapron met en évidence les similitudes et les différences entre les deux sources. Le Journal de Voyage suit les règles du genre notamment pour les séjours parisiens et londoniens. Le carnet sert ainsi à consigner les intermédiaires utiles, les personnes ressources de Séguier. D’où l’activation ou la non activation de ses réseaux « dormants » au fil du temps et les différences existant entre personnes présentes dans le carnet et les correspondants de Séguier.

7 Le séjour à Vérone auprès du Marquis Maffei permet à Séguier de constituer son réseau de correspondants et d’assurer sa renommée auprès des milieux savants français et italiens. Le gisement de fossiles du Mont Bolca permet à Séguier d’asseoir sa position en s’insérant dans l’économie du don/contre-don typique de la « République des Lettres ». La correspondance d’envergure européenne de Séguier lui vaut également une bonne réputation en Italie, car il sert, pour les savants de la péninsule, de relais vers le reste de l’Europe (France, Pays-Bas, Suisse et Allemagne). Emmanuelle Chapron rappelle que le retour de Séguier à Nîmes après la mort du marquis de Maffei est une étape importante de la carrière de l’érudit car on assiste à une recomposition de ses réseaux d’échanges. Après 1756, 47 % de ces échanges se font dans le midi de la France. Les

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correspondants locaux de Séguier sont le plus souvent médecins, professeurs d’université ou appartiennent à l’aristocratie, qui partagent ce goût pour les antiques, l’histoire locale, et la botanique.

8 Alors que le carnet garde sa fonction d’aide mémoire et de carnet d’adresse, il commence à servir à enregistrer les visiteurs, ce qui nous donne une idée de la renommée des cabinets de Séguier et de la constitution autour du Nîmois d’une « République des Lettres » en province. Cette construction montre bien que les carnets sont bien plus qu’un répertoire de noms mais un réservoir de liens à réutiliser dans l’avenir. Comme le résume bien l’auteur, « les déplacements enrichissent l’individu d’un univers des possibles, d’un réseau de liens faibles ».

9 Le deuxième carnet de Jean-François Séguier s’ouvre dix ans après les dernières annotations sur l’autre carnet. De 1773 à 1783, il rassemble 1 514 mentions de visites, qui se répartissent en 1 402 individus repérés par leurs liens familiaux, leurs statuts sociaux et professionnels ainsi que leurs origines géographiques. Ce type de source est plutôt rare, car on retrace le plus souvent les visites dans les journaux et les diaires. Le carnet est plus proche d’une archive institutionnelle comme le libro dei visitatori de la Bibliothèque laurentienne de Florence, dont Emmanuelle Chapron compare les entrées à celles du carnet, ce qui nous éclaire sur l’importance des visites faites à Jean-François Séguier. Le cabinet de Séguier reçoit autant de visiteurs que la Bibliothèque florentine, qui est pourtant une des trois bibliothèques les plus fréquentées en Europe. L’auteur s’interroge sur l’attention que Séguier porte aux carnets. Cette attention est visible dans les reprises et les annotations qui sont faites a posteriori, ce qui montre bien qu’il s’agit d’un véritable outil de travail au-delà du simple répertoire. Cette source singulière nous permet de voir à l’œuvre la construction de l’espace savant et d’étudier les liens qui se nouent dans cet espace.

10 Emmanuelle Chapron remet également en contexte le second carnet, car 1773 correspond au déménagement de Séguier, et à la construction d’un jardin botanique, mais aussi à la fin de l’aménagement de sa collection, ce que nous apprend sa correspondance. Le nouveau logis comprend également une salle pour accueillir les réunions de l’Académie de Nîmes dont Séguier est secrétaire perpétuel depuis 1765. Pour l’auteur, cette constitution d’un espace réservé à la collection totalement coupé de la partie privée ne se retrouve nulle part, mais renvoie plutôt à l’expérience accumulée par Séguier lors de son Grand Tour. Cette particularité est à mettre en rapport avec la construction de la culture du musée au cours de la seconde partie du XVIIIe siècle. Emmanuelle Chapron montre bien que dès 1768 Séguier fait part de sa volonté de céder ses collections à l’Académie de Nîmes pour créer un institut pour l’édification scientifique dans une perspective encyclopédique. Jean-François Séguier souhaite que l’institut rassemble les différents champs de la connaissance dans une organisation aux préoccupations pédagogiques.

11 L’auteur revient également sur les voyageurs qui apparaissent dans les carnets de Séguier. Pour elle, la visite du cabinet n’est pas le but principal des déplacements. La visite s’inscrit dans un contexte plus large : villégiature, visite familiale, Grand Tour, départ ou retour de missions. En parallèle, Séguier utilise les déplacements de ses visiteurs pour faire livrer sa correspondance et ses échanges. On retrouve les composants traditionnels de la mobilité savante : hommes d’Église, noblesses d’État et hommes de guerres. Car Nîmes est une étape importante pour les serviteurs de l’État et pour les militaires, mais aussi pour les diplomates, la ville est un lieu de passage

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obligatoire pour de nombreux voyageurs en partance pour l’Espagne, ou l’Italie. Cependant, un certain nombre de visiteurs se rend également auprès de Séguier pour lui demander une expertise ou des conseils. C’est aussi à cette époque que naît la mode de séjourner en hiver dans le midi pour les Britanniques (qui constituent un tiers des visiteurs de Séguier). Emmanuelle Chapron a ainsi identifié deux périodes traditionnelles de déplacements que sont le printemps et les mois de septembre- octobre. La visite chez Séguier prend place dans la visite traditionnelle de Nîmes, entre les arènes, la cathédrale et la Maison carrée. Le fait que Séguier ait déchiffré les inscriptions de cette dernière s’ajoute à l’intérêt de son cabinet pour ces voyageurs. Cette période marque également un tournant vers la mode des collections d’Histoire Naturelle ; le carnet permet donc de cerner la « société curieuse » qui se déplace pour visiter Séguier malgré les préoccupations, propres à chaque individu, de sa visite.

12 Le Cabinet de Séguier constitue un lieu de sociabilité tant curieux que savant, la correspondance et les carnets permettent de lire les enjeux qui les guident tant pour Séguier que pour ses visiteurs. Le principal obstacle est que nous ne connaissons pas les conditions imposées par Séguier pour accéder à son cabinet, cependant il met en valeur les liens d’interconnaissance et de recommandation notés dans le carnet. Emmanuelle Chapron met en évidence différents types de recommandations : tout d’abord la présentation par des Nîmois, grâce à des lettres de présentation, grâce à des rencontres précédentes ou par des connaissances communes. Séguier prend soin d’identifier ses visiteurs en notant leurs parentèles et liens familiaux locaux. Les récits de voyage mettent en avant une grande disponibilité de Séguier pour ses visiteurs ; sa démonstration principale est sa méthode pour identifier les inscriptions de la Maison Carrée. Un tel phénomène s’inscrit dans le jeu des pratiques mondaines de l’activité scientifique. Emmanuelle Chapron montre bien qu’il s’agit d’une relation réciproque entre Séguier et ses visiteurs comme le demandent les règles tacites qui régissent le monde des collectionneurs. Car ces échanges permettent au Nîmois, éloigné des centres de fabrication scientifique, de se tenir au courant et de s’informer des nouveautés, des découvertes scientifiques et archéologiques ainsi que des bibliographies. Ils lui permettent également de promouvoir l’Académie de Nîmes, et de renforcer ses attaches locales tant politiques que sociales pour ses projets. Cette visibilité internationale permet aussi de mobiliser des ressources nécessaires à l’activité savante en confiant des colis, des commissions, notamment sa correspondance vers l’Italie.

13 Séguier est un exemple significatif de membre de la « République des Lettres » utilisant ses correspondants et ses réseaux locaux lui permettant de drainer pièces de monnaie et fossiles pour lui permettre d’échanger des objets à travers toute l’Europe. Les mondanités des visites rendues à Jean-François Séguier lui permettent de rester en contact avec les milieux scientifiques et donc de se construire une réputation dépassant largement l’impact de ses publications.

14 La seconde partie de l’ouvrage est constituée de l’édition scientifique des sources proprement dites. On notera l’effort consistant à conserver la présentation originale des carnets, en maintenant les ratures et les annotations de Séguier. Le répertoire des noms apparaissant dans les carnets nous donne quelques informations sur leurs biographies. On aurait apprécié des fiches biographiques un peu plus étoffées, bien que le but de l’ouvrage ne consiste pas à dépouiller complètement les carnets de Séguier.

15 La mise en perspective des carnets permet de mieux saisir l’importance de ces sources dans l’étude des espaces de correspondances de Séguier, et plus généralement dans la

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construction de l’espace savant au XVIIIe siècle. L’édition de cette source originale illustre parfaitement les pratiques quotidiennes de la « République des Lettres », et les enjeux qui structurent les échanges entre savants au XVIIIe siècle. L’analyse montre également avec beaucoup d’intérêt que science et curiosité scientifique restent fortement liées l’une à l’autre bien que le processus de professionnalisation de la science soit largement engagé.

16 Cet ouvrage constitue ainsi un outil intéressant pour les chercheurs ; il continuera d’alimenter les études portant sur Jean-François Séguier, notamment pour recomposer l’espace de sociabilités au centre duquel il évolue, après son retour à Nîmes, en les mettant en regard avec les mutations de sa correspondance. L’auteur montre comment Jean-François Séguier mobilise ses correspondants locaux pour assurer sa place dans la « République des Lettres » européenne.

NOTES

1. . Gabriel Audisio, François Pugnière (dir.), Jean-François Séguier, 1703-1784. Un Nîmois dans l’Europe des Lumières. Actes du colloque de Nîmes (17-18 Octobre 2003), Aix-en-Provence, Édisud, 2005.

AUTEURS

DAVID ROUSSEAU

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Olivier Christin (dir.) - Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines (Héloïse Hermant)

Héloïse Hermant

RÉFÉRENCE

Olivier Christin (dir.), Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié, 2010, 464 p.

1 Le Dictionnaire des concepts nomades en science humaines ne vise ni à l’exhaustivité, trop souvent assimilée à une attestation de scientificité, ni à l’universalité ; il ne poursuit aucun but normatif et ne cherche pas à dresser un état des lieux des sciences sociales, émietté en rubriques. C’est déjà dire son originalité et sa spécificité au sein d’un paysage éditorial où foisonnent depuis quelques années encyclopédies, dictionnaires et lexiques en tout genre.

2 Le projet défendu par Olivier Christin, spécialiste d’histoire religieuse du début de l’époque moderne, actuellement professeur à l’Université de Neufchâtel, est tout autre. Il s’inscrit dans une initiative de longue haleine, conçue par Pierre Bourdieu et portée par la collaboration interdisciplinaire de chercheurs issus de nombreux pays, afin de tisser un espace européen de recherche en sciences sociales. Prenant acte des entraves et des filtres culturels et linguistiques qui gênent, jusqu’à l’empêcher parfois, la circulation transnationale des idées émanant d’écosystèmes intellectuels ou intellectuels particuliers, les chercheurs réunis par Olivier Christin autour de cette belle entreprise ne cèdent nullement à la fausse solution que constitue la traduction approximative des notions. Bien au contraire, les intraduisibles leurs offrent un point de départ pour objectiver les usages des concepts et pour mieux cerner les impensés des sciences sociales. Répondant à l’invitation de Pocock qui, dans les années 1960, suggérait de faire une histoire sociale du vocabulaire de l’histoire social, recueillant l’héritage de la sémantique historique des années 1970 et celui des Geschichtliche

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Grundbe-griffe, les contributeurs jouent le jeu d’une démarche authentiquement comparatiste qui prend en compte les conditions d’émergence et de circulation de certains vocables et, en dernier ressort, l’historicité d’un langage capable de façonner puis de cristalliser les rapports de forces dans un champ politique ou disciplinaire donné. Le dictionnaire des concepts nomades se veut un outil d’objectivation critique exhumant l’inconscient de schèmes cognitifs sinon arbitraires, du moins indissociables d’une contingence sociohistorique. Le volume cherche donc à pointer les impensés des catégories nationales de pensée qui naturalisent des concepts fossilisés dans le langage en restituant les inflexions et autres divagations de sens de ces notions à travers les époques.

3 Les vingt-cinq notices proposées au lecteur constituent autant de cas d’espèce qui livrent la genèse des concepts remis sur le métier à tisser. Elles retracent les luttes sociales, politiques et scientifiques ayant constitué les conditions d’apparition, d’imposition et de sédimentation langagière de ces vocables, sans oublier leur transfert d’une langue à une autre, d’une tradition intellectuelle à une autre, d’une tradition scientifique à un autre. En effet, un des enjeux, et pas le moindre, de ce dictionnaire, est de combattre à la fois l’idée d’un « génie des langues » et celle d’un « pantextualisme qui ne reconnaît l’existence de ce qu’il appelle la “réalité” que du bout des lèvres » (p. 20), afin de rendre manifestes « les présupposés qui conduisent dans un champ académique ou une discipline à poser tel type de question et non tel autre, à engager telle enquête et non telle autre » (p. 23).

4 Ce travail de dénaturalisation, de décentrement et d’historicisation du lexique des sciences humaines élargit au maximum le corpus langagier sans discrimination dans le choix des objets et des titres des notices. Les noms communs y côtoient des expressions idiomatiques, des vocables issus du langage quotidien ou du langage savant, voire des latinismes, ou encore des notions renvoyant tantôt à une réalité concrète tantôt à un concept abstrait. Seule importe l’exemplarité de la démarche orchestrée au sein de chaque enquête. Au-delà de l’hétérogénéité revendiquée des entrées de ce dictionnaire, on peut opérer des regroupements. Ainsi, certaines notices revoient à une période chronologique (Haut Moyen-Âge, Histoire contemporaine, etc.) ; d’autres sont des syntagmes désignant des manières de dire, de classer, de penser et d’imposer les groupes sociaux et culturels (Avant-garde, cacique, intelligencija, junker, mouvement ouvrier, etc.) ; certaines correspondent à des concepts forgés par les sciences sociales (absolutisme, opinion publique, etc.) ; certaines relèvent des sciences de l’État et du savoir administratif (administration, moyenne, frontière, droit musulman) ; d’autres encore sont des catégories liées au religieux (confession, laïcité) ; d’autres enfin s’apparentent à des constructions idéologiques imposant un sens et un ordre (Ancien Régime, Occident, etc.). Il va de soi que l’on peut dessiner d’autres constellations de vocables en s’appuyant cette fois sur une classification fondée sur les modalités de dénaturalisation des concepts. C’est ce que nous proposons de faire à présent, à partir de quatre exemples qui nous paraissent susceptibles de donner une idée de ce que chacun pourra glaner dans ce volume, au gré de lectures personnelles.

5 Olivier Christin propose de rehistoriciser la notion d’Ancien Régime dans un esprit critique en « nouant histoire des conditions d’apparition et d’utilisation de l’expression […], d’une part, et histoire de sa fortune politique et scientifique au XIXe siècle, d’autre part, et en dévoilant par là les effets doublement structurants qu’eut cette invention lexicale et idéologique qui obligea les acteurs du XIXe siècle à rejouer sans cesse les

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affrontements fondateurs de la Révolution » (p. 56). Il commence par reprendre les conclusions de François Furet. L’historien de la Révolution française avait justement souligné que le vocable « Ancien Régime » correspondait à l’invention discursive d’un passé qu’il fallait rejeter en bloc pour construire un homme nouveau. Il s’agit donc d’une « notion consubstantielle à la Révolution et qui en exprime l’envers » (p. 51). Or, la mise en regard des dictionnaires français d’une part et étrangers de l’autre, révèle la difficulté qu’il y a à assigner un contenu précis à ce nouveau syntagme. Est-ce un mode d’administration ? Un principe de gouvernement interne au palais ? Peu à peu, le vocable s’enrichit et en vient à désigner une forme de gouvernement de l’État et de la société. L’extension en aval des bornes chronologiques octroyées à l’Ancien Régime par les révolutionnaires eux-mêmes, qui rejettent leurs propres balbutiements dans cet âge sombre, avant l’instauration de la République, alloue une dimension dynamique à notre notion qui incarne alors non seulement un passé révolu mais une menace présente, une virtualité du politique à écarter. Dans un second temps intitulé « les voyages d’une “évidence nationale” », l’auteur étudie la façon dont le terme « Ancien Régime », qui désigne pourtant une réalité française, a fait parfois l’objet de multiples importations au point de désigner parfois des épisodes de l’histoire suisse, italienne, ou allemande et souvent des réalités autres que politiques en se plaçant sur un terrain démographique ou économique. Selon Olivier Christin, « en étendant la validité du concept au-delà de l’exemple français, ces dictionnaires [européens] entendent donc se livrer à une opération complexe qui l’émancipe des usages indigènes et donc des acteurs historiques » (p. 61). La périodisation en histoire semble donc non seulement issue d’un contexte idéologique et scientifique précis, mais elle paraît aussi conditionnée par la langue qui en véhicule l’expression. Le détour par le comparatisme s’impose donc comme un instrument imparable de mise à distance critique et d’objectivation du lexique car il dévoile les inconscients méthodologiques enracinés dans un cadre national.

6 La notice « Confession » offre un observatoire intéressant pour analyser comment la polysémie d’une notion se traduit par des configurations sémantiques différentes d’un pays à un autre, selon que l’on privilégie un des sens possibles ou qu’on écarte certaines acceptions au profit d’autres. Le contenu des confessions, mais aussi le terme même, occupe ainsi le centre de débats confessionnels et historiographiques qui connaissent des fortunes diverses selon qu’on considère le cas français ou le cas allemand. Ces débats permettent de restituer les modalités selon lesquelles un concept gagne une caution scientifique et fait son entrée dans le langage savant. Naïma Ghermani rappelle qu’au XVIe siècle, le sens de confession qui s’était alors réduit à celui d’aveu des péchés, s’enrichit brusquement dans le contexte de l’émergence de la Réforme. La communauté luthérienne en formation doit se donner une identité, se différencier d’autres courants protestants et s’inscrire dans un territoire dans les termes énoncés par la paix d’Augsbourg. Le terme confessio en vient donc à désigner, dans l’espace germanique, un corps doctrinal et une référence juridico-administrative. Le vocable religio, lui, revêt le sens de groupe confessionnel. On ne peut qu’être frappé du contraste avec le cas français qui continue à entendre confession comme l’aveu des péchés. Naïma Ghermani explique cette discordance par le triomphe de l’Église tridentine dans cette aire géographique, triomphe qui implique un effacement des protestants de l’espace public et du domaine juridique, sanctionné par l’Édit de Nantes à l’origine du clivage durable entre le sujet et le croyant en France. Dans un dernier temps, l’auteur démontre comment, dans les années 1880, dans le cadre du Kulturkampf sous l’égide de Bismarck,

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le mythe de la mission protestante de la Prusse entraîne une alliance du trône et de l’autel au détriment du catholicisme relégué aux marges et dénoncé comme vivier d’ennemis de la nation soumis au pape. La réinterprétation de la Réformation et de son rôle dans l’essor de la modernité devient un enjeu pour les acteurs institutionnels du Reich, mais aussi pour les acteurs du champ académique qui connaît à la fin du XIXe siècle un bouleversement scientifique avec la réorganisation des savoirs et l’avancée des recherches en sociologie des religions. Ainsi, selon Naïma Ghermani, c’est une triple conjonction qui rend compte de l’épaississement sémantique de la notion de confession qui, avec l’apparition dans les dictionnaires du terme « Konfession » renvoie à un groupe confessionnel dont les options religieuses se traduisent par des pratiques sociales et économiques : l’héritage du confessionalisme du Kulturkampf, l’élaboration d’outils scientifiques d’objectivation historique et enfin l’ancrage des problématiques académiques dans les sciences sociales.

7 La notion d’Occident permet, selon Claude Prudhomme, d’analyser la relativité de nos catégories géoculturelles, puisque cette création intellectuelle constituerait un masque de la « domination culturelle sous prétexte de la pluralité des civilisations » (p. 343). Dans ce but, l’auteur propose de tisser une histoire des usages de ce mot en fonction des contextes et des époques. L’auteur souligne d’abord l’ambiguïté originelle du vocable dont l’étymologie latine (occidere) renvoie à la fin d’un cycle dont il n’est pas précisé si elle est définitive ou si elle annonce un renouveau. Les langues latines ne possèdent donc qu’un seul terme pour évoquer une telle polysémie alors que les langues anglo- saxonnes, fortes de plusieurs substantifs, peuvent exprimer des nuances opposant ainsi « western » et « occidental » pour l’anglais. Partant de ce constat, Claude Prudhomme montre que, de l’Antiquité au XIXe siècle, la notion d’Occident a été employée de façon pragmatique comme une simple position géographique dénuée de jugement de valeur. Une étude de la cartographie révèle ainsi la conscience du caractère conventionnel de l’occupation respective de l’Occident et de l’Orient sur les planisphères. L’axe Orient/ Occident apparaît comme une orientation utile mais celle-ci ne dote le monde d’aucune signification particulière. C’est au XIXe siècle que les choses changent. L’Europe tente alors d’organiser le monde en imposant une classification en fonction de la domination qu’elle impose. Voici venu le temps de l’essentialisation de l’Occident (assimilé à l’Europe) et de la hiérarchisation des civilisations. Ce mouvement s’accompagne souvent d’une dérive ethniciste et raciste qui attribue la supposée supériorité de l’Occident à des facteurs démographiques et biologiques, dérive qui prend parfois aussi une coloration culturaliste attribuant la prédominance du modèle européen à la puissance de son fondement religieux ou philosophique. Le modèle a fait long feu, mais il résiste mal aux critiques qui pointent des incohérences criantes et inadmissibles. En effet, l’effort pour caractériser l’Occident et sa civilisation en l’enfermant dans un espace clos a failli. Avec l’effondrement de l’URSS, la mondialisation, la proximité culturelle de l’Europe et de l’Amérique du Nord, les coups de boutoir des historiens et des anthropologues qui dénoncent les prétendues aptitudes de l’Occident à porter la modernité, Claude Prudhomme souligne qu’on ne peut plus rabattre la culture occidentale sur la culture européenne, pas plus qu’on ne peut réduire l’Europe et l’Occident à un avatar du christianisme ou des Lumières. Comment alors expliquer la persistance de ce substantif dans le vocabulaire courant ? L’auteur signale que cet « Occident hors sol » (p. 350) est devenu « l’axiome organisateur d’une vision du monde » (p. 357) qui n’appartient plus aux seuls occidentaux et offre des outils pour penser la mondialisation. En un mot, l’Occident est aussi « l’Occident des Autres » (p. 357). Il

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constitue une catégorie de pensée qui permet, aux Africains par exemple, de dépasser une lecture ethnique, territoriale ou religieuse de l’étranger ; la notion incite à s’interroger sur ce qui est universel et ne renvoie pas uniquement à l’Occident tel que les siècles précédents l’ont défini. Alors que faire avec cette notion délicate à manier, propice aux dérapages, mais qui demeure indispensable pour désigner une série de caractéristiques culturelles qui se diffusent dans le monde ? Claude Prudhomme propose de recevoir des néologismes sur le modèle de la langue allemande, afin de se donner les moyens de séparer les champs lexicaux et les usages, et, en dernier ressort, d’arracher la notion à une emprise idéologique.

8 On l’aura compris, en prenant toute la mesure du poids des héritages sociopolitiques, académiques et langagiers qui structurent et alourdissent notre pensée, ce dictionnaire met à la disposition du lecteur un ensemble de réflexions stimulantes et éclairantes qui, espérons-le, permettront un réel dialogue des sciences sociales européennes.

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Aurélien Delpirou, Stéphane Mourlane - Atlas de l’Italie contemporaine. En quête d’unité (Joseph Martinetti)

Joseph Martinetti

RÉFÉRENCE

Aurélien Delpirou, Stéphane Mourlane, Atlas de l’Italie contemporaine. En quête d’unité, préface de Marc Lazar, Paris, Autrement, 2011, 80 p.

1 Un bel ouvrage de 80 pages vient de paraître aux Éditions Autrement et, dans le respect de l’esprit de la collection, il présente une excellente synthèse sur l’Italie contemporaine. Il est l’œuvre de la réflexion commune de deux jeunes enseignants- chercheurs, l’un géographe, Aurélien Delpirou, et l’autre historien contemporanéiste, Stéphane Mourlane. Construit autour de cinq thématiques transversales, il nous propose un tableau très complet de la péninsule au moment même où l’Italie célèbre de manière controversée les cent cinquante années de son unification politique. Les cartes d’excellente facture sont réalisées par la cartographe indépendante Aurélie Boissière et représentent l’Italie à toutes les échelles, du local au global, des villes et des régions au planisphère. Comme dans les autres Atlas Autrement, les cartes sont au cœur de la démonstration scientifique des auteurs et les commentaires qui les accompagnent permettent d’orienter la lecture que l’on peut en faire. Bien entendu, le caractère extrêmement synthétique des textes proposés, qu’impose l’esprit même de la collection, n’exclut pas un approfondissement des analyses permises par la richesse et la diversité de l’iconographie proposée. Aussi, cette synthèse, à jour sur les principaux travaux réalisés sur l’Italie dans le domaine des sciences sociales aussi bien par des chercheurs italiens que par des chercheurs français (même si la bibliographie ne rend

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compte que des ouvrages en langue française, impératif éditorial) est-elle destinée à un public très large.

2 L’Atlas offre également le grand avantage d’une lecture non linéaire possible, le recueil de cartes étant construit en moins d’une quarantaine de modules, non numérotés, et relativement autonomes les uns vis-à-vis des autres. Pensé comme une synthèse, l’ouvrage ne peut être totalement exhaustif. Il est en fait conçu pour aborder l’essentiel d’une problématique que le politologue Marc Lazar, spécialiste de l’Italie contemporaine, expose fort brillamment en guise d’introduction. Elle consiste à mesurer l’impact du Risorgimento et de l’unification politique sur la cohérence du territoire italien actuel malmené encore très largement par les courants contradictoires de forces unitaires et de forces centrifuges. En leur temps, les géographes autour de Maurice Le Lannou et de Renée Rochefort évoquaient « le poids de l’histoire » pour expliquer les difficultés sardes ou siciliennes à aborder la modernité.

3 Les cinq thèmes qui structurent cet ouvrage relèvent indiscutablement de la méthodologie du Tableau Géographique. L’examen des chapitres proposés permet de mettre en relief une géographie définie comme une science sociale et déclinée en quatre grands courants, une géographie des territoires , une géographie sociale, une géographie politique et une géographie culturelle. Le premier d’entre eux privilégie les dynamiques territoriales et il présente les nombreux paradoxes d’une Italie entre unité et diversité. Le territoire est scindé en deux, trois, quatre voire cent Italies selon l’expression diffusée depuis les années 1920 d’une Italia delle cento citta. Les géographes italiens Giuseppe Dematteis et Franco Farinelli ont largement développé cette image reprenant en particulier la magnifique formule de Dante d’une Italie introuvable mais que l’on sent partout comme une panthère qui diffuserait son parfum, « una pantera che spande ovunque il suo profumo ma non si fa vedere in nessun luogo ». Les contraintes de la nature ne sont pas occultées dans ce chapitre. Elles sont traitées dans un module intitulé « L’Italie, terre amère », qui laissera peut-être un sentiment d’insatisfaction aux partisans d’une géographie environnementaliste, avides de références aux dernières épreuves qui ont affecté la péninsule. Le cas de l’Aquila, pertinent exemple de mal governo dans la gestion italienne des risques naturels, et posé de façon polémique dans un film documentaire de Sabina Guzzanti, aurait peut-être mérité plus d’attention. De même, l’expression de terra amara aurait nécessité une courte analyse d’ordre herméneutique. Cette représentation est en effet généralement réservée aux seules régions du Mezzogiorno et ne fait pas seulement référence aux contraintes qu’impose l’âpre nature méridionale. Le second courant géographique développé dans l’ouvrage est celui d’une géographie sociale. Elle traite des contradictions de la société italienne dans son espace entre unité et diversité. L’unité, c’est par exemple les comportements démographiques spécifiquement italiens comme ceux des fameux bamboccioni, ces jeunes ou vieux garçons qui préfèrent rester près de leur mère au domicile familial. La diversité, c’est cette forte bigarrure régionale que traduisent les pratiques linguistiques dialectales si largement répandues dans le monde italien. Ce dernier module toutefois aurait davantage trouvé sa place au sein du chapitre intitulé « Cultures à l’italienne ». Défini comme un tableau géographique, l’Atlas ne pratique pas l’histoire chronologique et événementielle. Seul le troisième chapitre sur l’État et la politique se permet d’aligner chronologiquement trois modules qui présentent successivement la période fasciste, l’avènement de la première République et la démocratie en crise de la Seconde

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République depuis 1993. La cohérence de l’ouvrage repose en effet sur un examen de l’Italie contemporaine à l’aune de son unité et de sa diversité. Une déclinaison chronologique de l’ouvrage en cartes de l’Italie unifiée depuis 1861 n’aurait bien évidemment pas répondu au même objectif et aurait grandement minimisé le statut des quatre courants exposés ici. L’exemple du module consacré à la question méridionale met par exemple en relief le lien méthodologique qui unit géographie et histoire. Pour comprendre un fait à la fois historique, social, spatial et culturel, les auteurs privilégient les concepts de permanences et de mutations. La problématique commune est alors éclairée par l’historien autour du brigandage ou des limites politiques du processus unitaire et par le géographe avec la question foncière ou le poids des secteurs productifs. On regrettera toutefois que la dimension géopolitique contemporaine n’ait pas plus de place dans cette analyse avec l’affirmation par exemple des courants politiques méridionalistes et des autonomismes au pouvoir aujourd’hui en Sicile, voire en Sardaigne. Le paragraphe consacré au brigandage (p. 16) illustre également les limites chronologiques que peut imposer la date de l’unification italienne et le parti pris d’un ouvrage qui consiste à confronter l’Italie au seul moment fondateur de son unité. Déjà sous le Premier Empire, les violentes manifestations du brigantaggio laissaient envisager ce que pouvait engendrer le volontarisme modernisateur et unificateur d’un pouvoir extérieur. On ne comprend pas également pourquoi la première carte proposée, qui retrace les étapes de l’unification italienne, n’est pas analysée par les auteurs. Elle soulève la difficulté épistémologique à remonter au-delà de la première guerre mondiale et a fortiori au-delà du Risorgimento. Aussi cette première carte introductive semble-t-elle un peu surimposée à l’ensemble de l’ouvrage.

4 En conclusion, ces quelques nuances ne doivent certainement pas modérer notre adhésion à cette entreprise de réconciliation entre géographes et historiens. De plus, comme le souligne Marc Lazar, elle permettra de déconstruire les représentations tenaces, admiratives ou condescendantes que peuvent avoir les Français sur la nation latine voisine. Éviter les clichés, certes… mais cela se révèle toujours difficile quand on doit choisir une image inaugurale en guise de couverture. Le choix de l’excellent cliché de Ferdinando Scianna, photographe sicilien de l’agence Magnum, n’y échappe pas vraiment en nous soumettant ainsi l’esthétisme un peu suranné du néo-réalisme. La photographie de couverture présente deux personnages emblématiques de l’Italie contemporaine, une magnifique très jeune femme, métaphore sensuelle de l’Italie, qui soutient son vieux Zio Prete dans les rues baroques d’une cité plutôt méridionale. Son esthétisme conforte une représentation passéiste d’une Italie qui pourtant en raison même de ses fragilités constitue un des laboratoires politiques européens les plus innovants de la postmodernité politique.

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André Dauphiné - Géographie fractale : fractals auto-similaire et auto-affine (Eric Bailly)

Eric Bailly Hermès / Lavoisier (éd.)

RÉFÉRENCE

André Dauphiné, Géographie fractale : fractals auto-similaire et auto-affine, Paris, Hermès / Lavoisier, 2011, 256 p.

1 Proposer une présentation d’un livre sur une géométrie, dans une publication de sciences humaines, peut paraître décalé. Nous pensons toutefois que c’est dans la transversalité scientifique que l’émergence d’idées est la plus féconde. La lecture de cet ouvrage peut amener l’historien à éclairer singulièrement ses recherches sur, par exemple, des séries chronologiques. Parce que la géographie aborde toujours ses questions par les disparités spatiales et leur observation à différentes échelles, le paradigme fractal apporte une vision nouvelle et prometteuse. Ce livre présente une synthèse pédagogique de cette approche. Il en décortique patiemment les différents aspects pour en présenter au lecteur une vision pratique. Il en fournit une lecture accessible et utilisable par les chercheurs de toutes disciplines, mais particulièrement en sciences sociales. Les formes euclidiennes ne sont qu’une infime partie de la géométrie qui nous entoure. Elles sont des cas particuliers de la géométrie fractale. Contrairement au point de vue euclidien, cette dernière offre un cadre conceptuel permettant l’étude d’objets ayant une forme irrégulière qui se réitère à différentes échelles d’observation. Autrement dit, lorsque l’on agrandit un morceau de l’objet, on retrouve la même forme que l’objet initial. Ainsi, la géométrie fractale est plus adaptée aux formes naturelles.

2 Dans le premier chapitre de cet ouvrage qui en contient neuf, l’auteur montre le cheminement des études fractales en géographie. Il évoque les recherches pionnières

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dans de nombreux domaines scientifiques qui composent de près ou de loin les sciences géographiques (climatologie, météorologie, écologie, géographie urbaine, analyse des réseaux, paysages…), montrant ainsi l’intérêt disciplinaire pour ce paradigme. Il introduit ensuite succinctement quelques aspects de la fractalité. Dès le chapitre 2, l’auteur entre dans le vif du sujet en différenciant deux aspects essentiels de la géométrie fractale : les objets auto-similaires et auto-affines. Il pose ainsi les définitions clefs afin que le lecteur non initié ne commette pas d’erreur. Ainsi, la première catégorie correspond à une définition mathématique des fractales, donc très stricte, mais incompatible avec la réalité, tandis que l’autre correspond au monde qui nous entoure.

3 Le chapitre 3 aborde un aspect caractéristique des fractales : leur dimension. En effet, un objet fractal a plusieurs dimensions et de plus, elles sont non-entières (ce qui s’éloigne des communes dimensions euclidiennes 0 1 2 3 auxquelles nous sommes tous habitués). L’auteur dresse un éventail exhaustif des différentes approches de ces dimensions. Les trois chapitres suivants exposent les méthodes de calcul des dimensions fractales et leurs multiples interprétations. Leur intérêt est majeur. Ils éclairent très pédagogiquement cet aspect primordial de la géométrie fractale. De nombreuses démarches sont montrées, expliquées, détaillées.

4 Le chapitre 7 passe à l’étape suivante : de l’analyse d’image (dimensions fractales) à la morphogenèse, c’est-à-dire la dynamique. Pour cela, il se concentre sur des exemples géographiques. De la description, le lecteur passe à l’explication des phénomènes en comprenant leur émergence et développement.

5 L’auteur insiste ensuite sur l’apport des théories de la complexité pour compléter l’explication fractale des phénomènes géographiques. Il les décrit dans le chapitre 8 et élargit ainsi le cadre disciplinaire avec une approche universelle. Il ne se contente toutefois pas de relater les théories de P. Bak (auto-organisation critique), de A. Béjean (constructale) et L. Notalle (relativité d’échelle) mais présente sa propre théorie générale de la morphogenèse. Le dernier chapitre est orienté vers des applications pratiques en géographie.

6 André Dauphiné signe avec cet ouvrage une référence incontournable pour tout chercheur en sciences sociales qui veut concrétiser ses connaissances sur la géométrie fractale. Comme dans beaucoup de ses livres, il réussit une vulgarisation tout en préservant un haut niveau scientifique, en nous livrant un véritable cours. De nombreuses méthodes sont programmées sous le logiciel Mathématica (qui appréhende les expressions mathématiques de manière symbolique). Les sources de ces méthodes sont indiquées, permettant ainsi leur utilisation.

7 Malgré son aspect pédagogique très développé, le lecteur vierge de toute connaissance sur ce sujet devrait dans un premier temps s’initier avec des livres de vulgarisation1 (Mandelbrot, Gleick, Boutot) car cet ouvrage insiste davantage sur l’aspect pratique. Il est donc préférable d’avoir quelques notions sur le sujet pour mieux mettre à profit ce texte, bien qu’aucune connaissance mathématique particulière ne soit requise pour le comprendre.

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NOTES

1. . Benoît Mandelbrot, Les Objets fractals : forme, hasard, et dimension, Paris, Flammarion, 1973 ; Alain Boutot, L’invention des formes, Paris, Odile Jacob, 1993 ; James Gleick, La Théorie du Chaos,Paris, Flammarion, 1988.

AUTEURS

ERIC BAILLY

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