Histoire & mesure

XXXII-2 | 2017 Mesurer la forêt Measuring the Forest

Anne Varet-Vitu (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/6060 DOI : 10.4000/histoiremesure.6060 ISSN : 1957-7745

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2017 ISBN : 978-2-7132-2702-8 ISSN : 0982-1783

Référence électronique Anne Varet-Vitu (dir.), Histoire & mesure, XXXII-2 | 2017, « Mesurer la forêt » [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2019, consulté le 22 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/ 6060 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoiremesure.6060

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© Éditions de l’EHESS 1

Ce dossier dédié à « la forêt » rassemble quatre contributions traitant l’espace forestier comme un terrain de l’histoire qui engage des pratiques de mesure à partir de plusieurs logiques : spatiales, environnementales, sociales, économiques et temporelles. Trois articles abordent les dynamiques historiques et spatiales de forêts françaises (Alsace, Avesnois, Picardie) en mobilisant des techniques spécifiques (SIG, télédétection par lidar, …) qui restituent l’historicité des paysages forestiers. Le quatrième article s’intéresse aux transactions forestières et aux conditions du « jeu de l’échange » du marché du bois d’œuvre dans la Pologne du XIXe siècle. Quatre études qui ouvrent des pistes pour une meilleure appropriation par l’histoire des mesures du milieu complexe qu’est la forêt.

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SOMMAIRE

Mesurer la forêt

Mesurer la forêt Introduction Anne Varet-Vitu

Une biogéographie historique Forêts et industries dans le comté de Bitche au XVIIIe siècle Xavier Rochel

Reconstituer l’évolution des paysages forestiers La forêt de Mormal entre le XVIe et le XVIIIe siècle Marie Delcourte Debarre

Atteindre l’histoire de la forêt de Compiègne par la télédétection aérienne et l’exploration des archives du sol Sylvain Rassat et Louis Hugonnier

Mesures du bois sur pied et « jeu de l’échange » Les transactions forestières dans la Pologne du XIXe siècle Jawad Daheur

Varia

Commissionnement sur ventes de produits financiers aux PTT (1972-1991) Transformation des pratiques professionnelles et régulations collectives Nadège Vezinat

Notes critiques

À propos de la « grande transition » : mesure et histoire | Bruce M. S. CAMPBELL, The Great Transition: Climate, Disease and Society in the Late-Medieval World Jean-Philippe Genet

Histoire globale des sciences et des techniques Alessandro Stanziani

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Mesurer la forêt Measuring the Forest

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Mesurer la forêt Introduction Measuring the Forest

Anne Varet-Vitu

1 La forêt est un objet historique complexe. D’un point de vue empirique ou théorique, ses réalités évoluent au fil des temporalités et des sociétés, tout autant que ses définitions et ses appropriations. À travers sa mesure, la forêt recèle des enjeux fondamentaux pour les sociétés anciennes ou contemporaines, que ce soit dans son mode de gestion ou son économie. Elle devient aussi l’objet d’enjeux de qualification de la part des historiens, des archéologues, des bio-géographes et autres chercheurs en sciences sociales qui s’en emparent aujourd’hui. Ainsi la forêt constitue-t-elle un champ original de recherches en sciences humaines1, qui renvoie à deux registres de quantification, celui des données renseignées par les catégories historiques et celui de l’analyse par les disciplines actuelles, qui cherchent notamment à restituer le territoire forestier dans sa globalité.

2 Ce numéro d’Histoire & Mesure ouvre un dossier dédié à la forêt. Il rassemble quatre contributions qui questionnent l’espace forestier sous plusieurs logiques. Un premier ensemble de trois articles (X. Rochel, M. Delcourte Debarre, S. Rassat et L. Hugonnier) aborde les dynamiques historiques de forêts françaises, en Alsace (la forêt du comté de Bitche), dans l’Avesnois (la forêt de Mormal) et en Picardie (la forêt de Compiègne). La dimension spatiale est au cœur de ces recherches et implique la mobilisation de méthodes et d’outils comme les systèmes d’information géographique (SIG) ou la télédétection par lidar (light detection and ranging).

3 Dans les disciplines propres aux sciences humaines et sociales, les SIG sont souvent perçus comme des outils, des logiciels qui ont pour vocation d’assurer des opérations de requête et de produire des cartes à partir de sources hétérogènes2. Or loin de se réduire à l’appropriation d’un outil neutre d’enregistrement de données, concevoir et créer un SIG est une démarche intellectuelle reposant sur une approche systémique des phénomènes observés à des fins d’analyse spatiale. C’est avant tout un processus de modélisation d’une problématique qui intègre une dimension spatiale, un processus de structuration des phénomènes observés et retenus. Ces phénomènes sont à

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l’intersection de trois espaces : l’espace sémantique (ou thématique), l’espace spatial ou géographique et l’espace temporel. En histoire comme en archéologie, la dimension temporelle est privilégiée et s’inscrit dans et à travers l’espace géographique soit d’une façon neutre – l’espace est alors considéré comme un support –, soit d’une façon participative – l’espace est pris comme un objet en soi ayant une structure spatiale propre avec des propriétés spatiales spécifiques. Mais la vraie question reste ouverte : comment rendre intelligible la complexité spatiale et temporelle incluse dans les phénomènes ? Les trois contributions tentent d’y répondre en la mettant au cœur de leurs approches.

4 La première contribution, intitulée « Une biogéographie historique. Forêts et industries dans le comté de Bitche au XVIIIe siècle », a pour objectif de mesurer l’impact des prélèvements forestiers qui étaient, au XVIIIe siècle, destinés aux industries locales : les verreries et la métallurgie (les forges des ). Dans une perspective écologique, l’auteur pose la question à savoir s’il y a eu, oui ou non, une surexploitation de la forêt du Comté de Bitche ; il se demande si, dans une gestion forestière raisonnée, ces prélèvements intensifs ont plutôt touché les plantations de chênes, moins sciaphiles et au pouvoir calorifique supérieur à celui des hêtres. Le chêne aurait-il été favorisé par l’essor industriel ? En d’autres termes, et pour reprendre ceux de Denis Woronoff, sommes-nous en présence de « forges prédatrices » ou de « forges protectrices » ?

5 L’auteur a, pour répondre, mobilisé et croisé des sources historiques originales et fort bien renseignées : les procès-verbaux des registres de martelage effectué par la maîtrise des Eaux et Forêts de Sarreguemines (1748-1785) et l’Atlas topogéographique du comté de Bitche, achevé en 1758. L’article présente une série de cartes illustrant les résultats de l’analyse spatiale des données historiques : celle des 165 feuilles de l’Atlas numérisées, géolocalisées à l’aide du référentiel spatial du cadastre napoléonien géoréférencé, et intégrées au SIG ; celle de la vectorisation des espaces forestiers historiques révélant la répartition des espaces forestiers (une superficie de plus de 22 000 ha, près de 40 % de la superficie totale du territoire concerné). D’autres cartes offrent des vues sur les « bans et foresteries » peu boisés et les « cantons forestiers », sur la répartition spatiale de la destination des coupes (industrie, affouage ou vente) et sur la densité des arbres de futaie dans les bans de foresteries ainsi que la répartition des principales essences forestières (chêne, hêtre et bouleau). Elles apportent des réponses claires à la dynamique historique de la forêt du Comté de Bitche : l’absence de surexploitation des forêts de chênes et le constat d’une assez bonne gestion forestière assurant la sauvegarde du patrimoine forestier. La richesse de cette recherche invite à recueillir d’autres observations sur l’exploitation forestière au cours des siècles suivants et dans d’autres régions, pour comparer et consolider les résultats.

6 Dans la deuxième contribution, Marie Delcourte Debarre présente les résultats d’un travail sur la forêt domaniale de Mormal, entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Comment reconstituer l’évolution d’une forêt d’environ 9 000 ha de futaies de chênes pédonculés, hêtres, charmes et frênes, située dans l’Avesnois (Nord) et « envisagée comme un anthroposystème constitué, résultant de l’interaction entre les dynamiques des systèmes naturels et des systèmes sociaux » ? L’originalité de ce travail repose non seulement sur les méthodes mobilisées (la construction d’un SIG historique et d’un système modulaire de gestion de l’information historique) mais surtout sur le positionnement de la démarche à la frontière entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée.

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7 Une première étape, celle de la spatialisation des informations sémantiques contenues dans un corpus de 1 500 documents (comptabilités, correspondances, procès-verbaux…) qui nous renseignent sur la toponymie, la localisation, la propriété foncière, les conflits…, a été réalisée sur trois cartes, celle de Cl. Masse (1730-1737), de l’État-major (1835-1866) et de la base de données spatiales de l’Occupation du sol (2009). Dans une seconde étape, une autre méthode a été mobilisée afin de prendre en compte les disparités spatiales et temporelles des informations retenues. Cette méthode collaborative, nommée SyMoGIH, « repose sur deux principes fondamentaux : l’atomisation de l’information et une production objective des données » et assure la spatialisation du discours historique. À trois échelles – la macro-échelle (le territoire de l’Avesnois), la méso-échelle (l’écopaysage) et la micro-échelle (le massif forestier) – les résultats font apparaître les processus spatio-temporels qui ont façonné le paysage forestier actuel et révèlent ainsi le poids des héritages sylvicoles dans les systèmes forestiers contemporains. Ils apportent un nouveau regard pour les politiques environnementales actuelles : « Observer le présent, connaître le passé pour anticiper le futur » !

8 Pour illustrer sa démarche, l’auteure présente l’exemple du rôle « des places vagues », parcelles forestières de lisières vouées à la location et au défrichement qui contribuent à expliquer la fragmentation des massifs forestiers. Pour « reconnecter » ces derniers dans le cadre du Plan forêt régional et du Schéma régional, l’analyse historique a permis de géolocaliser et de cartographier les zones les plus pertinentes à reboiser, les fameux corridors écologiques forestiers entre massifs, en donnant la priorité aux espaces anciennement boisés. Cette étude, novatrice par les méthodes mobilisées, témoigne de la contribution des recherches historiques sur le milieu forestier dans les projets de reforestation suscités par les politiques environnementales, conscientes du concours d’une perspective historique en vue de choix raisonnés.

9 Le troisième article, « Atteindre l’histoire de la forêt de Compiègne par le prisme de la télédétection aérienne et l’exploration des archives du sol », concerne une recherche archéologique et historique sur un vaste milieu forestier (plus de 350 km2), la célèbre forêt de Compiègne (Oise). Celle-ci avait fait l’objet de campagnes de collecte d’informations archéologiques sur la potentialité et la conservation du patrimoine archéologique et historique. S’y ajoutent des prospections pédestres (menées par l’unité de recherche EDYSAN, Écologie et dynamique des systèmes anthropisés) qui ont localisé plus de 300 sites. Un collectif d’archéologues, d’historiens et de géomaticiens s’est réapproprié le terrain, désireux d’acquérir une meilleure connaissance des reliefs d’origine anthropique que le couvert végétal forestier rend non identifiables.

10 Abandonnant les méthodes traditionnelles, le groupe d’étude a mobilisé des techniques de télédétection comme le lidar aéroporté, qui s’avère être le seul outil de lever réellement efficace en forêt. Deux campagnes lancées successivement en 2000 et 2014 ont permis de collecter un nombre très important de données (points aux coordonnées cartésiennes tridimensionnelles) qui sont à l’origine d’importantes découvertes. Après différents traitements effectués sur ces données, l’identification des micro-reliefs d’origine anthropique a été rendue possible et les résultats ont été confrontés à des sources archivistiques et cartographiques anciennes inédites. L’analyse croisée entre les données de nuages de points (acquisition lidar) et la vectorisation de tracés relevés dans les fonds d’archives, sont illustrées par un exemple, le cas du prieuré de Saint- Pierre-au-Mont-de-Châtre, commune de Vieux-Moulins (Oise).

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11 L’une des qualités de cet article est d’avoir exploité des outils très performants, comme le lidar, qui apportent des réponses inédites et bouleversent ainsi la perception historique de la forêt de Compiègne. Une telle entreprise met aussi au cœur du débat l’enjeu scientifique posé par les traitements et l’agrégation de données massives ou big data.

12 Enfin, un dernier article intitulé « Mesures du bois et “jeu de l’échange” », qui porte sur les transactions forestières dans la Pologne du XIXe siècle, aborde une question tout aussi originale et intéressante. Mettant en jeu des protagonistes qui sont, d’un côté, les propriétaires forestiers polonais et, de l’autre, les marchands allemands chargés de fournir du bois aux industries de l’espace germanique, l’étude repose sur le dépouillement d’une documentation polonaise fort riche : comptabilités privées, sources littéraires (souvent anonymes), mais aussi prix du bois et des terres vendues pour la période. L’auteur construit son analyse sur les transactions à partir de la notion des « jeux d’échanges » entre producteurs et consommateurs (voir les travaux de Fernand Braudel).

13 Dans le cas présent, il s’agit plutôt d’une situation de « contre-marché », définie par « une absence de transparence en vue d’un surprofit et donc par “le règne de la débrouille et du droit du plus fort” » ! Plusieurs facteurs jouent en défaveur des forestiers polonais, comme le contournement des règles du marché en vigueur dans la sphère germanique de la part des marchands, l’absence de personnel forestier polonais qualifié, l’absence de tout inventaire forestier, etc., lesquels autorisent les marchands à imposer leurs conditions d’achat des arbres. Quelles étaient les techniques d’évaluation du volume et de la qualité des arbres en usage en Pologne au XIXe siècle ? Les différents modes de vente comme les unités et les outils de mesures donnent une vision du « jeu de l’échange ». Les prix sont établis à partir des mesures de surface, de volume, du nombre de pieds… Pour le bois de construction, le mode de vente le plus usité est le volume en pieds cube. Dans les faits, il en est autrement : c’est la vente à la surface qui est la plus répandue et la plus profitable aux marchands. Se pratiquait aussi la vente à la pièce, solution plus simple mais qui donnait souvent lieu à des abus de la part des marchands. Une autre solution consistait à estimer la « hauteur marchande » d’un arbre. Si injustes furent-ils, ces différents modes de vente des bois polonais ont profité au mieux à l’économie allemande.

14 L’intérêt majeur de cette étude est d’avoir cerné les conditions du « jeu de l’échange » : comment les marchands imposent-ils les modalités d’évaluation des prix aux forestiers polonais, souvent démunis ? Elle soulève aussi quelques pistes de recherches comparatives avec d’autres marchés et dans d’autres espaces et renvoie à la question du besoin crucial de politique en matière de gestion forestière.

15 Ce dossier de la revue Histoire & Mesure dédié à la forêt présente quatre contributions dont l’intérêt scientifique répond à la demande de réflexion sur l’espace forestier à travers des logiques spatiales, environnementales, sociales et temporelles, quelles que soient la discipline et la période d’étude. Elles ouvrent aussi des pistes pour une meilleure appropriation scientifique de ce milieu complexe qu’est la forêt.

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NOTES

1. On pourra se reporter notamment aux études publiées par Gérard HOUZARD, « Les massifs forestiers de Basse-Normandie (Brix, Andaines et Écouves). Essai de biogéographie », thèse de doctorat d’État, université de Caen, 1980 ; Andrée CORVOL, L’homme et l’arbre sous l’Ancien Régime, Paris, Economica, 1984 ; ead., Les forêts d’Occident du Moyen Âge à nos jours, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004 ; Jean-Jacques DUBOIS, « Espaces et milieux forestiers dans le Nord de la . Étude de biogéographie historique », thèse de doctorat d’État, université Paris 1, 1989 ; Jean- François BELHOSTE, « Les conséquences de l’essor sidérurgique sur les usages forestiers et les pratiques agraires, XVIe-XVIIIe siècles », Études rurales, nos 125-126, 1992 ; Samuel LETURCQ, Un village, la terre et ses hommes. Toury en Beauce (XIIe-XVIIe s.), Paris, Éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2007. 2. Voir le numéro d’ Histoire & Mesure, « Système d’information géographique, archéologie et histoire », 2004, vol. XIX, nos 3-4. URL : https://journals.openedition.org/histoiremesure/1622.

AUTEUR

ANNE VARET-VITU Laboratoire de démographie et d’histoire sociale, Centre de recherches historiques (LADÉHIS, CRH, UMR 8558 EHESS-CNRS) E-mail : [email protected]

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Une biogéographie historique Forêts et industries dans le comté de Bitche au XVIIIe siècle

Xavier Rochel

Cette recherche a été entreprise dans le cadre de l’Observatoire hommes-milieux « » (CNRS), porté par Fabien Hein. URL : http://ohm-pays-de-bitche.in2p3.fr. Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de la recherche au titre du laboratoire d’excellence « Dispositif de recherche interdisciplinaire sur les interactions hommes- milieux » (LabEx DRIIHM) portant la référence ANR-11-LABX-0010, dans le cadre du programme « Investissements d’avenir ».

1 La prise en compte des évolutions historiques paraît de plus en plus importante dans la compréhension des écosystèmes actuels. De nombreuses recherches récentes tentent d’éclairer des problématiques écologiques et biogéographiques actuelles à partir de données historiques issues d’archives. Mais le recours à celles-ci peut aussi passer par une démarche, non pas de géohistoire, mais de géographie historique dont l’objectif n’est pas nécessairement d’éclairer le patrimoine naturel du temps présent. Il s’agit alors de reconstituer, à l’aide des archives, une réalité du passé que la construction de bases de données et de systèmes d’information géographique (SIG) permet de cartographier avec toute la précision possible. Dans le domaine environnemental, et plus particulièrement forestier, les archives du public land survey états-unien et de son équivalent canadien ont par exemple aidé à faire l’état des formations végétales antérieures aux grandes vagues pionnières des XVIIIe et XIXe siècles, ou antérieures aux grandes exploitations dites industrielles (étude de la végétation appelée pre-settlement ou pre-industrial)1. D’autres types d’archives, comme les archives notariales, ont pu être utilisées avec profit pour localiser la présence passée de telle ou telle essence2. On peut également identifier de la même façon des changements historiques dans la composition des forêts, liés aux évolutions dans la gestion sylvicole3. En France, les travaux d’historiens et géographes comme Andrée Corvol, Gérard Houzard, Jean- Jacques Dubois ou encore Jérôme Buridant par exemple ont contribué à mieux cerner ce qu’était la biogéographie de certaines régions, et le visage que présentaient certains massifs forestiers aux XVIIe et XVIIIe siècles4. De même que dans d’autres disciplines,

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l’apport des méthodes SIG autorise, entre autres, une analyse plus fine à partir d’importantes bases de données quantitatives et géolocalisées5.

2 C’est dans une telle démarche que cette recherche s’inscrit. Dans le cadre de l’Observatoire hommes-milieux « Pays de Bitche », on a mesuré et cartographié, à partir des archives forestières du XVIIIe siècle, certains aspects de l’histoire et de la biogéographie forestières des Vosges du Nord. Sur les plateaux et dans les cuvettes des reliefs gréseux s’observe aujourd’hui une végétation particulière, à affinités plus continentales que dans le reste de la région. La forêt y est dominée par le hêtre et le chêne, concurrencés notamment par le pin sylvestre, qu’on sait très favorisé par les forestiers durant les deux derniers siècles6. Parmi les feuillus, le hêtre est ici moins dominant que dans d’autres parties du massif vosgien ; la forte présence du chêne, notamment aux limites de l’Alsace, dans des forêts autrefois exploitées au profit des forges, reste délicate à expliquer. L’évolution de ces forêts reste aujourd’hui mal comprise et peu étudiée, malgré les recherches écologiques et phytosociologiques de Serge Muller qui n’ont fait qu’effleurer, par des hypothèses, la question des dynamiques historiques7. Les industries, localement très actives à partir du XVIIIe siècle surtout8, ont-elles favorisé une exploitation intensive, voire une surexploitation des forêts ? Le sentiment anti-industriel qui touche une partie de la société française à la fin de l’Ancien Régime se traduit en effet parfois par un discours catastrophiste selon lequel l’exploitation au profit des forges était une exploitation « minière », sans égard pour l’avenir. Une gestion particulière, des prélèvements intensifs liés aux besoins des verreries et surtout des forges des Vosges du Nord, ont-ils favorisé le chêne, essence moins sciaphile9 que le hêtre et plus apte que lui à supporter des coupes répétées à de courts intervalles ? Les questions posées renvoient bien entendu à la problématique des « forges prédatrices, forges protectrices » évoquée notamment par Denis Woronoff10.

3 On a donc cherché à documenter par les archives forestières l’état des forêts des Vosges du Nord au moment où s’y développaient verreries et forges. La documentation locale permet en effet d’y renouveler la problématique des relations entre forêt et industrie par la construction d’un SIG historique. Le comté de Bitche, dans la partie lorraine des Vosges du Nord, bénéficie d’un double corpus d’archives utiles à cet égard. D’une part, un atlas « topogéographique » de très grande qualité, achevé en 1758, apporte toutes les informations nécessaires sur l’occupation du sol d’un territoire étendu sur 562 km2. D’autre part, les archives de la maîtrise des Eaux et Forêts de Sarreguemines constituent un fonds relativement complet, et comprennent en particulier une série de registres de martelages qui constituent une source précieuse sur l’état des forêts au XVIIIe siècle11. L’utilisation conjointe de ces deux corpus exploités sous SIG permet de bien comprendre ce qu’étaient alors les forêts du comté de Bitche, et de quelle façon elles étaient gérées.

1. Contexte et objectifs

Le comté de Bitche, territoire forestier aux deux visages

4 Le territoire dont il est ici question (Figure 1) est formé d’un double ensemble géographique, sur les formations sédimentaires les plus orientales du Bassin parisien. À l’ouest, s’étend un ensemble de plateaux calcaires où le paysage rural est assez peu boisé, et où s’allongent de gros villages-rues de laboureurs. Cet ensemble est parfois

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appelé Imgau, ou « pays découvert ». À l’est, les hauteurs gréseuses des Vosges du Nord constituent un ensemble topographique complexe formé de larges croupes et d’étroites barres encadrant des vallées et des cuvettes tantôt sèches et humides : c’est le « pays couvert », ou . Ces reliefs modestes culminent à 446 m au Kammelsberg. Ici, les sols n’ont pas permis un large développement de l’agriculture, et la forêt règne sur le territoire ; l’activité y est davantage dépendante de l’exploitation du bois, et de l’industrie. Le hêtre domine aujourd’hui les forêts subnaturelles (non enrésinées) des deux tiers ouest du territoire étudié (Figure 2), tandis que le chêne est plus abondant aux limites de l’Alsace.

Figure 1. Localisation de la zone d’étude

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Figure 2. État actuel des forêts du territoire étudié, et localisation des anciennes forges et verreries actives au XVIIIe siècle

5 Le pays couvert rassemble différentes richesses naturelles qui ont justifié la mise en place d’un ensemble de zonages pour leur protection et leur mise en valeur : parc naturel régional des Vosges du Nord (protégé depuis 1976), réserve naturelle nationale des tourbières et rochers du Pays de Bitche (protégée depuis 1998), notamment. Les différents acteurs impliqués s’attachent à régler les différentes problématiques de conservation et d’aménagement qui touchent ce territoire : fermeture du paysage12, gestion de la faune sauvage, conservation des tourbières et des écosystèmes très particuliers qu’hébergent les spectaculaires barres rocheuses en grès rose. Mais la forêt est aussi un support d’activités économiques qui aident à faire vivre le territoire.

6 Au XVIIIe siècle, les enjeux économiques majeurs s’articulent autour de l’industrie, débouché majeur et d’importance croissante pour l’exploitation des vastes massifs boisés du pays couvert. Il n’en a pas toujours été ainsi. Au début du siècle, les massifs forestiers sont d’abord un support d’élevage. Le bois mort y est abondant et témoigne d’une exploitation imparfaite. On écrit encore en 1755 que « les forêts du comté de Bitche ont été négligées depuis plus de cent ans, il s’y trouve une prodigieuse quantité d’arbres couronnés, dont la sève descend chaque année13 ». On devine que de telles assertions doivent être considérées avec prudence, compte tenu des intérêts en jeu, mais il est vrai que les guerres et désastres sanitaires du XVIIe siècle ont très brusquement réduit les exploitations14. L’incendie court régulièrement en forêt, et tant les troupeaux domestiques que la faune sauvage compromettent la repousse. Les peuplements vieillis se renouvellent mal ; il faut, dit-on ici et là, valoriser cette ressource délaissée depuis trop longtemps.

7 Une vente massive de vieux chênes est pratiquée en 1750 ; et le débouché hollandais permet également d’exporter avec profit une partie de la ressource présente dans les forêts ducales. Il s’agit en particulier de chênes et pins qui sont équarris ou sciés une première fois sur place, avant d’être amenés par flottage aux moulins à scie des côtes de la mer du Nord, d’où des planches et plateaux de qualité sont ensuite transportés

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vers les villes de la région, ou vers Paris. Mais ceci ne concerne qu’une partie des arbres, et en particulier les plus gros et les plus beaux. Comme souvent dans l’Europe des temps modernes, c’est l’industrie qui vient profiter des abondantes ressources forestières disponibles.

Un territoire industrialisé

8 Les liens entre forêts et industries constituent une problématique historique bien documentée. En 1938 déjà, Roger Dion s’interrogeait sur ce type de liens avec son regard de géographe, spécialiste de géographie historique15. La question a également figuré en bonne place lors du grand développement de l’histoire forestière consécutif à la fondation du Groupe d’histoire des forêts françaises16 ; et elle est également au cœur des thèmes explorés par les géographes pyrénéistes qui cherchèrent dès les années 1980, en conjuguant histoire, biogéographie, anthracologie et palynologie, notamment, à comprendre l’agencement des forêts sur les versants pyrénéens17. On sait que les établissements industriels antérieurs à l’ère du charbon minéral sont très souvent localisés en fonction des ressources forestières indispensables à leur fonctionnement. Le cas des salines d’Arc-et-Senans, au bord de la grande forêt de Chaux, est sans doute le plus emblématique à cet égard. En 1843, Noirot calculait qu’un cinquième du bois français allait encore à l’industrie métallurgique. Plus récemment, de nombreux auteurs, historiens ou géographes, ont tenté de quantifier cet approvisionnement avec la plus grande précision possible compte tenu de la documentation existante18.

9 Dans notre cas, les industries implantées sur le territoire étudié sont des forges et des verreries. Établies dès 1702-1704, les forges de échelonnent leurs différents équipements et bâtiments au long de la vallée de la Zinsel du Nord. Leur approvisionnement en charbon est garanti à partir de 1762 par une importante affectation19 dans les foresteries de Lemberg et Eguelshardt, au sud-est du territoire qui nous intéresse ici. À partir de 1764, les forges de Reichshoffen en Alsace bénéficient également d’une immense affectation dans l’est du comté de Bitche. Ces deux grands établissements consomment donc de grandes quantités de bois, charbonné en forêt puis transporté vers les magasins des forges : Reichshoffen consomme annuellement 6 200 cordes à la fin du siècle, et Mouterhouse 13 800 ; soit respectivement 23 800 et 53 000 stères20.

10 Les verreries se développent simultanément. Celle de Meisenthal est fondée en 1704, celle de en 1721. Mais ces établissements et leur approvisionnement prennent une nouvelle dimension dans les années 1760 : Meisenthal bénéficie d’une affectation fixe de forêts en 1762-1763, celle de Saint-Louis fondée en 1767 reçoit aussitôt sa propre affectation, et Goetzenbruck de même en 1768. La localisation de ces verreries n’est pas le fruit du hasard. Elle est pour partie liée à la biogéographie de l’époque. Les verriers, en effet, préfèrent le hêtre au chêne et, s’ils le peuvent, localisent leurs activités à proximité des hêtraies21. L’approvisionnement en sable est moins déterminant ; comme il concerne des quantités modestes de matériau, il peut se faire sur de plus longues distances (Goetzenbruck consomme par exemple du sable alsacien). À la fin du siècle Meisenthal et Goetzenbruck consomment 1 600 cordes chacune, Saint-Louis 8 000 cordes ; soit respectivement 6 100 et 30 700 stères22.

11 Les modes d’exploitation du bois, ainsi que le partage de la ressource entre affectations industrielles, affouage des communautés (coupes annuelles ou bisannuelles destinées à

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fournir le bois de chauffage des communautés rurales) et ventes au profit du trésor ducal, sont confirmés et clarifiés par un arrêt23 en date du 18 juin 1771. C’est surtout à partir des années 1760-1770 que s’achève la mise en place d’un semis d’industries, avec un système d’approvisionnement qui durera un peu moins d’une centaine d’années, jusqu’aux cantonnements et aux changements techniques du siècle suivant. Par chance, il existe une importante documentation forestière des décennies 1760 à 1780, qui nous permet de connaître l’état des bois au moment où est mis en place et formalisé ce système liant forêts et industries.

Quelle gestion pour les futaies du pays de Bitche au XVIIIe siècle ?

12 Le mode habituel de gestion sylvicole dans les forêts lorraines du XVIIIe siècle a été décrit par différents auteurs, d’abord à partir de textes législatifs et de règlements, de rapports, et de reconnaissances ou descriptions de différents massifs forestiers24 ; puis à partir des registres de martelages qui permettent de vérifier si, dans la pratique, les normes édictées étaient effectivement appliquées25. L’immense majorité des forêts lorraines relève alors d’un taillis sous futaie riche en réserves. La composante taillis du peuplement, destinée à la production de bois de feu et charbon de bois, est exploitée tous les vingt-cinq ans en moyenne, ce qui constitue pour l’époque une rotation plutôt longue, bien loin d’une surexploitation. La composante futaie, ou réserve, est protégée des bûcherons par une marque faite au tronc par les forestiers, à l’aide d’un marteau spécial (d’où le nom de « martelage »). Elle est composée de baliveaux de l’âge du taillis, et de modernes, anciens et vieilles écorces qui ont théoriquement deux, trois et quatre fois l’âge du taillis26. Dans les duchés de Lorraine et de Bar, le règlement de 1701-1707 fixe théoriquement le nombre de baliveaux de l’âge à 12 par arpent, soit 59 par hectare27. L’arrêt du 2 mars 1765 prescrit en outre de réserver quatre modernes, quatre anciens et deux vieilles écorces par arpent28, soit respectivement 20, 20 et 10 par hectare. C’est une réserve plutôt dense, signe d’une foresterie assez conservatrice par rapport à ce qui se faisait généralement en France. Le modèle lorrain, jugé très favorablement au XIXe siècle, influencera fortement les pratiques à l’échelle nationale : Baudrillart jugera ainsi que « dans la ci-devant Lorraine […] les nombreuses réserves qu’on y a faites, d’après les lois particulières du pays, ont fourni de très beaux arbres et maintenu les forêts dans le meilleur état29 ».

13 Le taillis sous futaie à réserve dense n’est pas le seul modèle sylvicole permis par la réglementation forestière lorraine, qui prévoit également des exploitations en futaie pour différents massifs30. La révolution des coupes se fait alors à plus longs intervalles. Les forestiers sont tenus de réserver, dans chaque coupe, 15 arbres par arpent, sans mention de baliveaux de l’âge : les réserves doivent être par préférence des chênes, « des plus beaux & des mieux venans », et leur âge est laissé à l’appréciation des forestiers. Il s’agit d’un mode d’exploitation que l’on doit considérer comme exceptionnel. Les forêts du comté de Bitche, bien que décrites comme étant en « futaie » dans les différents textes étudiés, semblent de façon générale gérées selon les principes habituels par ailleurs du taillis sous futaie ; c’est ainsi que le veut, notamment, l’arrêt de 1771 cité plus haut.

14 Le territoire étudié comprend des « futaies » (en réalité des taillis sous futaie) affectées aux industries, et des « futaies » qui ne le sont pas. L’objectif est donc de documenter, grâce aux archives forestières, des coupes destinées selon les cas aux industries, à

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l’affouage des communautés et aux ventes annuelles. Deux principales questions peuvent ainsi être posées.

15 La première concerne l’état des forêts et leur gestion. Il s’agit de déterminer si les forêts affectées aux industries, et particulièrement les massifs aux limites de l’Alsace, présentent des signes d’épuisement, ou d’exploitation plus intensive que les autres. Des réserves moins abondantes au sein du taillis sous futaie, baliveaux de l’âge ou modernes moins nombreux que nécessaire, témoigneraient d’un recrutement31 difficile et éventuellement d’une menace pour l’avenir du peuplement.

16 La seconde interrogation porte sur la place du chêne. Il s’agit de savoir s’il est favorisé par la gestion des forêts affectées aux industries ; plus précisément, s’il est déjà solidement présent, d’après nos archives, dans l’est du territoire étudié. S’il apparaît fortement, c’est que sa présence actuelle dans l’est du pays de Bitche n’est pas directement causée par les prélèvements industriels des XVIIIe et XIXe siècles. Si, au contraire, le chêne apparaît peu dans nos sources, c’est que son importance actuelle est apparue postérieurement au développement du tissu industriel local, et vraisemblablement en lien avec lui.

17 Les deux questions sont étroitement liées. Une réserve peu dense, des coupes répétées à de courts intervalles sont susceptibles de favoriser les essences héliophiles et qui réagissent bien aux coupes de taillis ; le chêne peut en faire partie, certainement pas le hêtre (en tout cas dans la région et aux altitudes considérées). En revanche, des coupes caractérisées par une réserve dense peuvent favoriser le hêtre, qui apprécie un peuplement fermé. Différents auteurs français et belges ont noté que dans des forêts traitées en taillis sous futaie, le hêtre a pu être (involontairement) favorisé aux dépens du chêne, en raison d’une réserve exagérément dense32.

2. Sources mobilisées

Les sources forestières

18 Les archives forestières utilisées sont celles de la maîtrise des Eaux et Forêts de Sarreguemines, circonscription dont dépend le territoire étudié entre 1747 et 1791. On a utilisé en particulier huit registres de martelages (Figure 3). Il s’agit de cahiers ou de volumes de plusieurs centaines de pages, sur lesquels étaient enregistrées toutes les opérations forestières faites sur le terrain par les officiers de la maîtrise. Grâce à ces documents, on peut connaître pour chaque coupe forestière un grand nombre d’informations utiles à la reconstitution des peuplements forestiers du XVIIIe siècle. De tels documents, exploités dans d’autres régions par Andrée Corvol ou Jérôme Buridant par exemple, ont pu servir à bien connaître l’état des forêts de la montagne vosgienne au siècle des Lumières33, ou à éclairer l’évolution des hêtraies submontagnardes et des chênaies de versant sud du même massif34.

19 Un procès-verbal représentatif de ces registres apporte normalement les informations suivantes : – la date du martelage ; – la surface de la coupe martelée, exprimée en arpents ; – le nombre, l’essence et la catégorie d’âge (ou de diamètre) des arbres martelés pour délimiter la coupe (pieds-corniers, tournants, parois, tous ci-dessous appelés « arbres limites ») ;

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– le nombre, l’essence et la catégorie d’âge (ou de diamètre) des arbres martelés en réserve dans la coupe (modernes, anciens et vieilles écorces) ; – enfin, un croquis coté permet normalement de localiser avec précision la coupe et d’en donner la forme, ce qui peut permettre de cartographier la marche des coupes dans un travail à l’échelle du massif, mais ne présente qu’un intérêt limité dans le cadre d’une étude à l’échelle régionale telle que celle dont il est ici question.

Figure 3. Un des registres de martelages utilisés

Source. A.D. 54, B 10684.

20 Les 8 registres consultés35 rassemblent des procès-verbaux qui s’échelonnent entre 1748, première année de fonctionnement effectif des maîtrises lorraines, et 1785. Mais comme de nombreux procès-verbaux ne concernent pas le pays de Bitche, territoire étudié, ils n’ont pas été pris en compte ; les données utilisées ne datent que de l’intervalle 1762-1785. Ce sont finalement 415 coupes, portant sur 28 154 arpents (soit presque exactement 5 800 hectares) qui ont été documentées. Ce corpus est assez disparate et incomplet ; les procès-verbaux étudiés ne couvrent pas la totalité des coupes martelées pendant la période en question. C’est un échantillonnage par défaut (faute d’archives complètes) dont on tentera plus loin d’évaluer la représentativité.

Les sources cartographiques

21 Notre objectif était de renseigner les données géographiques par les informations retenues des registres de martelage grâce à la construction d’un SIG qui repose principalement sur un document exceptionnel. Il s’agit de l’« atlas topogéographique du comté de Bitche36 », achevé en 1758, qui présente en 165 feuilles37 l’occupation du sol sur un territoire de 562 km2. Le principal objet de l’atlas était, pour le duc de Lorraine, de faciliter la mise en valeur de forêts immenses, peu exploitées jusque-là. L’information qu’on peut en tirer est incomparablement supérieure en qualité à celle qu’on pourrait tirer d’autres documents du XVIIIe siècle comme la carte des Naudin ou la carte de Cassini38. Dans le cadre de la recherche ici présentée, toutes ces feuilles numérisées ont été géoréférencées39, et les limites forestières ont été intégralement digitalisées. On dispose ainsi d’une cartographie précise du couvert forestier au milieu du XVIIIe siècle.

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Figure 4. Un bois représenté sur trois documents des années 1750-1760

Note. À gauche, deux croquis d’une coupe de futaie martelée en 1762 au lieu dit Weidesheimerwald, ban de Achen : - le croquis no 1, réalisé en 1762, est tiré des registres de martelages de la maîtrise de Sarreguemines (A.D. 54 B 10682) ; - le croquis no 2, coté avec soin, est tiré d’un cahier de croquis utilisé pour le réarpentage, l’année suivante (A.D. 57 B 10381). À droite (détail no 3), le même lieu tel qu’il est représenté sur l’atlas de 1758 (A.D. 57 CP 986-988, feuilles 63 et 81 assemblées par géoréférencement).

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Figure 5. Assemblage des feuilles de l’atlas de 1758 géoréférencé

22 L’atlas en lui-même est complété par deux volumes de descriptions40 à partir desquels on a opéré une division des forêts du comté en entités (massifs forestiers ou parties de massifs) auxquelles on a donné le nom de cantons, terme habituel dans la région au XVIIIe siècle. Les forêts étudiées sont ainsi composées de 393 cantons, dont les limites sont quelque peu approximatives dans certains cas, faute de repères précis indiqués sur l’atlas. Le découpage ainsi obtenu (Figure 6) constitue une base correcte pour une cartographie à l’échelle régionale des données issues des registres de martelages.

23 Bon nombre de ces cantons sont mal documentés dans les registres, avec par exemple une ou deux coupes seulement, de faible surface. Afin de permettre une cartographie thématique efficace, il fallait compléter cette division en cantons par une division en ensembles de rang supérieur, de telle sorte que les surfaces des coupes et les effectifs d’arbres rattachés à chacun soient suffisants. On a donc également délimité, au sein du comté, le territoire des bans (plus ou moins assimilables aux communes de 1789) tels qu’ils existent au début de la période étudiée. Comme le pays couvert n’est pas divisé en bans sur l’atlas de 1758, on y a utilisé les limites des circonscriptions forestières appelées « foresteries ». Le découpage en bans et foresteries forme un ensemble de 65 entités dans la cartographie réalisée41.

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Figure 6. Division du comté de Bitche en bans ou foresteries (rang supérieur) et cantons forestiers (rang inférieur)

Validation des données

24 Après digitalisation des surfaces forestières d’après l’atlas de 1758, le SIG donne une surface de forêts de 22 013 hectares ; ce qui représente un taux de boisement de 39,1 % sur l’ensemble du territoire étudié. La localisation des forêts en 1758 n’est pas fondamentalement différente, dans ses grandes lignes, de celle d’aujourd’hui. Le pays découvert n’est que peu boisé, et la forêt n’y est présente que sous la forme de massifs de taille modeste, parfois de très petits massifs auxquels est donné localement le nom de boqueteau. Dans le pays couvert, en revanche, la forêt domine fortement le paysage. Quant au taux de boisement, il a quelque peu évolué du XVIIIe siècle à nos jours, mais certainement pas dans les mêmes proportions que pour la France prise dans son ensemble42. Cette évolution a été mesurée à l’aide de la base de données « BD Forêt® » de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN). Des défrichements non négligeables ont eu lieu depuis 1758, mais ils sont plus que compensés par l’afforestation de surfaces importantes : si l’on ne considère que la partie du comté de Bitche qui se trouve aujourd’hui en territoire français, les surfaces forestières sont passées de 21 300 ha en 1758 (taux de boisement 40 %) à 24 864 ha (taux de boisement 46,8 %).

25 Pour s’assurer de la représentativité des données recueillies, on a établi le rapport entre la surface documentée et la surface forestière totale de 1758. Par surface documentée, on entend la surface des coupes martelées au XVIIIe siècle, pour lesquelles on dispose des données nécessaires à l’étude : nombre, essence et catégorie des arbres martelés notamment. Cette surface documentée de 5 800 hectares représente l’équivalent de 26,3 % de la surface boisée de 1758 : ceci peut sembler très suffisant pour

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apporter une image fiable de ce qu’était la forêt du comté de Bitche dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

26 En effet, comme les données recueillies sont échelonnées sur vingt-quatre ans, et que la révolution des coupes est de quarante ou cinquante ans selon les cas, on peut supposer que pendant la période étudiée, les coupes ont parcouru environ la moitié des surfaces forestières du comté, à condition que la réglementation ait été respectée, ce qui est loin d’être certain. Dans cette hypothèse, les procès-verbaux recueillis dans les 8 registres de martelage pourraient représenter (en surface) environ la moitié des coupes réalisées dans le territoire étudié entre 1762 et 1785. Ceci reste bien entendu très incertain, faute de disposer d’un corpus complet de registres. Il reste que les surfaces documentées sont importantes et, ce qui est tout aussi capital, bien réparties dans le comté. La Figure 7 présente, pour chaque ban, la surface forestière documentée ainsi que la part qu’elle représente au sein de la surface forestière totale du ban. Le pays couvert est particulièrement bien représenté parmi les coupes enregistrées. Les bans pour lesquels on dispose de très peu de données, voire d’aucune donnée, sont situés dans les zones les moins boisées, plutôt à l’ouest. Mais on ne pourrait pas dire que les forêts du pays découvert ne sont pas documentées ; et le corpus étudié nous permet donc d’esquisser une biogéographie assez complète.

Figure 7. Surface documentée par ban ou foresterie, et part documentée de la surface forestière de chaque ban ou foresterie

27 Dans l’intérêt de notre étude, il nous fallait distinguer les données selon les différentes destinations des coupes. Elles se répartissent en trois catégories : les industries, les affouages et les ventes au profit du roi. Le Tableau 1 présente la répartition de ces coupes et leur part dans l’effectif et les surfaces documentées ; il ne se fonde que sur 384 assiettes pour lesquelles le balivage est connu (car pour les autres, la distinction entre industries et autres destinations n’a pas d’intérêt dans notre étude).

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Tableau 1. Coupes au sein du corpus utilisé, ventilées selon leur destination

Destination Nombre Part du nombre Surface (ha) Part de la surface

Affouage 75 19,5 % 432,5 8,0 %

Industrie 184 47,9 % 4 030,1 74,6 %

Vente 124 32,3 % 919,6 17,0 %

Inconnue 1 0,2 % 18,6 0,3 %

Total 384 100 % 5 400,9 100 %

28 Les différences entre part de l’effectif et part des surfaces s’expliquent par la surface importante des assiettes de coupes délivrées aux industries dans leurs affectations. Par exemple, les coupes martelées pour les forges de Mouterhouse (principalement dans la foresterie de Oberforst) font habituellement 160 arpents, soit 32 ha. Les coupes pour l’affouage des communautés sont habituellement de taille réduite : par exemple, les officiers de la maîtrise marquent annuellement 1,4 ha seulement pour l’affouage de la communauté de Eguelshardt dans la foresterie de Waldeck.

Figure 8. Surface des coupes documentées par ban et foresterie, répartie par destination : industries, affouages, et ventes

29 La répartition des coupes ainsi distinguées introduit un biais géographique dans l’étude (Figure 8) : si une différence apparaît dans le balivage entre coupes destinées aux industries, d’une part, et coupes destinées à la vente ou aux affouages, d’autre part, elle peut provenir non pas d’une gestion particulière dans les forêts affectées aux forges et verreries, mais plutôt d’autres facteurs comme l’altitude, le relief ou le substrat,

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puisque les coupes pour l’approvisionnement industriel sont principalement présentes sur les reliefs des Vosges du Nord. Il paraît donc indispensable de comparer les coupes destinées aux industries et les autres, non seulement à l’échelle de l’ensemble du comté, mais aussi au sein de chacun des bans et foresteries qui le permettent ; notamment à l’articulation des pays couvert et découvert, à Haspelschiedt, Bitche, la Soucht, et Montbronn (« Mombronn » sur la carte).

3. Une gestion assez uniforme, sans trace de surexploitation (résultats)

L’état des forêts et leur gestion

30 L’état des forêts est ici approché non pas au travers des descriptions textuelles, dont l’imprécision est évidente, et qui sont souvent biaisées par des jugements dont on peut difficilement apprécier la valeur (forêts dévastées, arbres décrits comme dépérissant, couronnés et rabougris…) mais par les chiffres du balivage recueillis dans les registres de martelages. On a vu que la réglementation impose, dans les duchés de Lorraine et de Bar et à partir de l’arrêt du 2 mars 1765, le balivage en réserve d’un peu moins de 20 modernes, 20 anciens et 10 vieilles écorces par hectare de coupe. Il s’agit de vérifier si les forestiers trouvent suffisamment d’arbres pour atteindre ces densités qu’on doit considérer comme des minima. Malheureusement, les registres de la maîtrise de Sarreguemines ne mentionnent pas le nombre de baliveaux de l’âge (qui n’étaient vraisemblablement pas martelés), ce qui nous prive d’une information utile, notamment pour ce qui concerne la facilité à recruter des brins de franc pied. Néanmoins, les chiffres obtenus, qui correspondent à l’ensemble du peuplement restant sur place après la coupe, baliveaux de l’âge exceptés, paraissent constituer un indicateur suffisant. Le Tableau 2 synthétise les principaux repères qu’il est possible de prendre en compte pour l’appréciation des données relatives au comté de Bitche.

Tableau 2. Le balivage des coupes dans différents territoires en France selon leur réglementation pour l’Ancien Régime

BAL/ MOD/ ANC/ VEC/ FUT/ Source, période, territoire concerné ha ha ha ha ha

Réglementation

Ordonnance de 1669 (France) 31 -

Règlement de 1701-1707 (Lorraine) 58,8 -

Arrêt du 2 mars 1765 (Lorraine) 58,8 19,6 19,6 9,8 49

Code forestier, 1827 (France) 50 -

Recommandations (auteurs forestiers)

P. L. Pannelier d’Annel, 1778 28 16 10 14 40

P. Cochet, 1971 60 30 14 44

Vade-mecum du forestier, 2002 60 30 15 45

Martelages effectifs (registres de martelages)

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Maîtrise Saint-Dié 1748-1791 a 41 30 18 7 61

Maîtrises de Nancy et Pont-à-Mousson, 63,2 32,9 11,5 7,8 52,0 1784-1788 b, quarts en réserve

Maîtrises de Nancy et Pont-à-Mousson, 63,7 43,6 19,6 3,4 66,6 1784-1788 c, affouages

Gruerie de Mortagne, 1782-1787 d 43 20 3 0 23

Bourgogne, 1730 e 48 19 11 30

Note. BAL = baliveaux de l’âge, MOD = modernes, ANC = anciens, VEC = vieilles écorces, FUT = futaie (ensemble des modernes, anciens et vieilles écorces) a. X. ROCHEL, 2004. Les calculs sont faits sur 645 procès-verbaux. b. X. ROCHEL, 2006. Certaines données recueillies pour la publication en question n’y ont pas été incluses et sont donc inédites. Les calculs sont faits sur 115 coupes de taillis sous futaie. c. X. ROCHEL, 2006. d. X. ROCHEL, 2004. e. A. CORVOL, 1984, p. 204.

31 À la lecture du Tableau 3, on constate clairement que les forêts en question sont en assez bon état pour que les forestiers trouvent à marquer une densité très suffisante d’arbres en réserve. Seule la classe des anciens est en léger déficit par rapport à ce que demande la réglementation alors en vigueur. On constate par ailleurs que les coupes destinées à l’industrie ne sont pas plus pauvres en réserves que les autres. Au contraire, grâce notamment à une assez forte densité de modernes, ces coupes sont un peu plus riches en arbres de futaie que celles destinées à l’affouage des communautés ou à la vente au profit du roi. L’impression qui se dégage est celle d’une gestion assez uniforme quelle que soit la destination des coupes martelées, que les forêts soient affectées ou non aux établissements industriels.

Tableau 3. Le balivage des coupes de taillis sous futaie pour le comté de Bitche, entre 1762 et 1785

Destination MOD/ha ANC/ha VEC/ha FUT/ha

Toutes coupes 27,9 19 12 58,9

Industrie 29,9 18 12,2 60,1

Affouage 25 19,4 11,1 55,4

Vente 20,5 23 11,4 54,9

32 Cette constatation est confirmée par l’étude de la part des coupes qui respectent la réglementation. Au total, si l’on écarte les procès-verbaux antérieurs à l’arrêt de 1765, 242 coupes sur un total de 357 ont au moins 10 arbres de futaie par arpent et respectent donc globalement la réglementation, soit 67,8 %. Pour ce qui est des coupes destinées à l’industrie, cette part est de 66,4 % (117 coupes sur 176).

33 Le même travail de comparaison a été réalisé à l’échelle des bans et foresteries où les données le permettent, afin de limiter le risque de biais géographiques mentionnés plus haut ; il ne contredit pas ces résultats. Dans les foresteries de Bitche, Haspelschiedt, la Soucht, et dans le ban de Montbronn (Mombronn sur les cartes), les coupes destinées à

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l’approvisionnement des forges et des verreries ne sont généralement pas plus pauvres en réserves que les autres (Tableau 4).

Tableau 4. Le balivage des coupes dans quatre bans et foresteries pour le comté de Bitche

Destination MOD/ha ANC/ha VEC/ha FUT/ha

Foresterie de Bitche

Industrie (forges) 17,6 17 14,2 48,8

Affouage 14,9 9,5 9,7 34,1

Vente 30,4 25,6 10,9 66,9

Foresterie de Haspelschiedt

Industrie (forges) 38,2 16,9 10 65,1

Affouage 45,4 26,2 11,8 83,4

Vente 19,1 22 6 47,1

Foresterie de la Soucht

Industrie (verreries) 22,9 21,3 15,2 59,4

Affouage 26,9 29,1 7,9 63,9

Vente 22,9 21,8 11,5 56,2

Ban de Montbronn

Industrie (verreries) 26,5 20,6 11,6 58,7

Affouage 38,9 21,5 11,7 72,1

Vente 23,2 21,6 12,4 57,2

34 Quant à la cartographie des mêmes données, elle fait apparaître une seule grande tendance à l’échelle du territoire considéré. L’état des forêts semble assez homogène à l’est, tandis que les petits massifs du pays découvert peuvent être, selon les cas, riches ou pauvres en arbres. Certains petits massifs très pauvres, appelés boqueteaux, sont assimilables à des pâturages arborés (« pâquis » dans la terminologie régionale), où la strate herbacée n’est surmontée que de chênes anciens et vieilles écorces en assez faible nombre. Leur exploitation peut précéder leur défrichement définitif. L’existence de tels boqueteaux explique les faibles valeurs de certains bans sur la Figure 9, où sont représentées les densités d’arbres de futaie par arpent, ce qui permet de se référer aux 10 arbres par arpent prescrits par le règlement de 1765.

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Figure 9. Densité des arbres de futaie dans les bans et foresteries du comté de Bitche

La question de la place du chêne

35 La prise en compte des essences fait entrer cette recherche plus fermement dans le champ de la biogéographie historique, attachée à la reconstitution des formations végétales et de leurs dynamiques. Parmi les 344 323 arbres recensés existent des hêtres, chênes, charmes, bouleaux, pins, pommiers, poiriers, alisiers, saules et trembles ; ainsi qu’un faible nombre d’arbres dont l’essence n’est pas précisée. Le Tableau 5 donne, pour les trois principales essences, l’effectif et la part au sein des arbres limites (marqués en limite de coupe, et appelés selon les cas pieds corniers, parois, et tournants), des arbres marqués en réserve (vieilles écorces, anciens, modernes, et quelques baliveaux de l’âge du taillis), et des arbres vendus sur la coupe.

Tableau 5. Les principales essences parmi les arbres martelés

Essence Limites Réserves Vendus Total

Hêtres 4 073 61,1 % 184 016 55,2 % 824 18,5 % 188 913 54,9 %

Chênes 1 999 30,0 % 138 811 41,7 % 2 852 64,0 % 143 662 41,7 %

Bouleaux 382 5,7 % 8 946 2,7 % 0 0,0 % 9 328 2,7 %

Autres 212 3,2 % 1 425 0,4 % 783 17,6 % 2 420 0,7 %

Total 6 666 100 % 333 198 100 % 4 459 100 % 344 323 100 %

36 On suppose que les arbres limites sont choisis et marqués en raison de leur emplacement au bord – ou aussi près que possible du bord – de la coupe que l’arpenteur

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veut délimiter. Leur nombre dépend donc moins des préférences du forestier quant aux essences à privilégier que du nombre des arbres réservés dans la coupe elle-même. La nature des arbres en limite pourrait donc être un indicateur biogéographique plus intéressant que celle des arbres réservés. Mais un biais important est susceptible d’intervenir : le bouleau et le chêne, plus héliophiles que le hêtre, sont probablement surreprésentés parmi les arbres limites, car une partie importante (non raisonnablement calculable) des limites de coupe se trouve en lisière. Le risque existe aussi pour le saule et le tremble, pour la même raison et aussi parce que certaines limites de coupes sont fixées, par commodité, sur le cours des ruisseaux ou en talweg.

37 On remarque que le chêne est plus présent parmi les réserves que parmi les limites, ce qui doit témoigner d’une préférence marquée pour le chêne comme arbre d’avenir, pouvant être gardé sur pied, comme semencier et comme arbre à vendre (bois de marine, de sciage, de marronnage), à l’exclusion de l’affouage et des coupes pour le charbonnage. C’est d’ailleurs ce qu’indique l’arrêt de 1765 déjà cité, d’après lequel les réserves marquées sont « de chêne, autant que faire se pourra, & à leur défaut, de hêtre, ou autre espece de bois montant », alors qu’aucune prescription n’existe quant aux essences des arbres marqués en limite de coupe. Rappelons par ailleurs que les verreries étaient peu intéressées par le chêne pour leur approvisionnement, ce qui a pu jouer sur le choix opéré par les forestiers lors des marques faites au bénéfice des verriers, et peser sur les moyennes ci-dessus.

38 La cartographie des principales essences représentées (Figure 10) a été réalisée en ne prenant en compte que le hêtre, le chêne, et le bouleau ; les autres essences, d’effectif très faible, ont été exclues dans un souci de lisibilité. La figure indique que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle une proportion importante de chênes existe dans les forêts les plus orientales du comté de Bitche. Le chêne y est même dominant ; il peut dans certaines coupes représenter la totalité des réserves, en particulier dans les foresteries de Waldeck et Haspelschiedt, aux limites du comté de Hanau et des terres de l’abbaye de Sturzelbronn. Il est donc à peu près certain que ce n’est pas l’approvisionnement des forges de Reichshoffen et Mouterhouse aux XVIIIe et XIXe siècles, et une hypothétique surexploitation, qui aurait généré dans ces forêts orientales une composition particulière où le chêne prend une importance plus grande que plus à l’ouest. En effet, le chêne y est déjà très présent au moment où débute le développement industriel dans les Vosges du Nord, après une longue interruption liée à la guerre de Trente Ans et à ses répercussions. Tout au plus peut-on, à la limite, incriminer des prélèvements antérieurs à la guerre de Trente Ans, sous l’influence d’un semis industriel qu’on connaît assez mal, mais qui ne devait pas avoir la même importance43. La longueur de la période de pause forcée dans l’exploitation (des années 1630 au grand déploiement industriel des années 1760) plaide cependant contre cette hypothèse.

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Figure 10. Les trois principales essences dans les coupes martelées : domination du chêne dans l’est du pays couvert

39 Certaines des données recueillies aident à comprendre la dynamique des peuplements et des essences durant l’époque moderne, y compris au-delà de la période étudiée. Il s’agit de coupes dont les caractéristiques, masquées dans les moyennes examinées jusqu’ici, sont particulières. La pyramide des âges au sein de la réserve du taillis sous futaie est normalement caractérisée par des effectifs décroissants : moins d’anciens que de modernes, et moins de vieilles écorces que d’anciens. Mais de nombreux procès- verbaux mentionnent une pyramide anormale, voire inversée : par exemple, dans 184 coupes, soit 47,9 % du total, l’effectif des anciens est supérieur à celui des modernes. Ceci témoigne d’une relative difficulté à recruter de jeunes arbres, et trahit donc l’existence de peuplements relativement vieillis ; il s’agit d’une observation qui a déjà été faite dans le piémont vosgien44, mais qui ne peut ici être étudiée dans d’aussi bonnes conditions, dans la mesure où les forestiers ne martèlent pas les baliveaux de l’âge, dont on ignore donc l’effectif.

40 Ces anomalies dans la pyramide des réserves concernent plus particulièrement le chêne, et surtout le chêne au sein des hêtraies. Dans les peuplements fortement dominés par le hêtre, le chêne est surtout présent parmi les vieilles écorces, et secondairement les anciens ; il est rare parmi les modernes (Tableau 6). Si l’on examine les coupes avec au moins 80 % de hêtre parmi les réserves, mais où le chêne est présent, ce sont 163 coupes sur 200, soit 81,5 %, pour lesquelles il y a plus de chênes vieilles écorces que de chênes modernes.

Tableau 6. Caractéristiques du balivage dans les coupes où le hêtre représente 80 % et plus de la réserve (nombre d’arbres des différentes espèces par hectare)

MOD/ha ANC/ha VEC/ha Total

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Hêtres 22,4 21,3 11,4 55,1

Chênes 0,5 0,9 1,5 2,9

Autres 0,4 - - 0,4

Total 23,3 22,2 12,9 58,4

41 L’indice d’une dynamique défavorable au chêne signalée par cette distribution rejoint les observations faites dans des taillis sous futaie belges du XVIIIe siècle par Félix Goblet d’Alviella dans son introduction à l’ouvrage de Poskin sur le chêne45. L’interprétation qui pourrait s’imposer, si les évolutions du climat ne sont pas en cause, fait appel au contexte régional dans les XVIIe et XVIIIe siècles. En effet, si l’on considère que la révolution est de 40 ou 50 ans selon les cas, un baliveau de l’âge doit avoir 40 à 50 ans, ou un peu moins ; un moderne, entre 40 et 100 ans, et certainement plus près de 80 à 100 ans ; un arbre vieille écorce, plus de 130 à 150 ans environ. Les arbres les plus âgés du peuplement sont donc très certainement nés avant la guerre de Trente Ans, alors que des prélèvements réguliers devaient entrouvrir régulièrement les peuplements. Avec l’interruption des exploitations normales, et la quasi-disparition du tissu industriel de la région, nul doute que certaines forêts se sont nettement fermées après les années 1630. Or, c’est dans cette période que naissent les arbres qui seront les anciens et surtout les modernes de nos registres (nés très certainement vers 1660-1700). Ceci n’a pu que favoriser le hêtre aux dépens du chêne. Celui-ci est donc surtout présent sous la forme de vieux arbres dans les peuplements de la seconde moitié du XVIIIe siècle, en tout cas dans une grande partie des forêts étudiées, surtout dans les deux tiers les plus occidentaux. Il reste que cette hypothèse relative au comportement des essences n’est valable que pour les hêtraies. En chênaie, et donc surtout à l’est du comté de Bitche, la dynamique des essences n’est pas identifiable dans nos données. Seule nous est connue la difficulté relative à recruter des modernes dans de nombreuses coupes : est-elle liée à des forêts qu’on aurait laissées se régulariser pendant une centaine d’années, entravant ainsi la régénération ?

Conclusion

42 La construction et la mise en œuvre d’un SIG ont permis de compléter une utilisation classique de données quantitatives par leur localisation précise, assurant ainsi une valorisation complète des registres forestiers du XVIIIe siècle. La géolocalisation des données est une condition incontournable pour interpréter les évolutions du milieu, par exemple pour réfuter le lien présupposé entre les prélèvements industriels des XVIIIe et XIXe siècles et l’origine des chênaies du pays de Bitche. Ni prédatrices, ni protectrices, d’après nos données, les forges et verreries des Vosges du Nord bénéficient de martelages qui ne respectent ni plus ni moins la réglementation que les martelages destinés à la vente ou aux affouages. Aucun indice clair de « surexploitation » n’apparaît dans les registres. Dans la seconde moitié du siècle, les massifs du pays couvert affectés aux établissements industriels du comté de Bitche ou de l’Alsace voisine sont en assez bon état. Tout au plus peut-on mentionner à leur égard un déficit en jeunes arbres qui signale un déséquilibre des peuplements, et un dysfonctionnement passager du traitement en taillis sous futaie. On peut raisonnablement penser que ce déséquilibre est lié à l’insuffisance des exploitations

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pendant le siècle précédent. Dans la Lorraine du XVIIIe siècle, l’industrie et le commerce du bois bénéficient probablement d’un important capital sur pied accumulé lors des désastres de la guerre de Trente Ans et lors des décennies qui les ont suivis. C’est l’une des raisons du bon état relatif des forêts lorraines comparées à celles du reste du royaume, bien plus sans doute que la réglementation dont l’ambition n’a été permise que par ce bon état général des forêts.

43 Les données recueillies et présentées ici ne seront pleinement valorisées qu’une fois achevées, d’une part, la comparaison avec les forêts actuelles et, d’autre part, l’exploitation des archives forestières des XIXe et XXe siècles, qui constitueront les prochaines étapes de ce travail géohistorique sur les forêts du pays de Bitche.

BIBLIOGRAPHIE

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WORONOFF, Denis, Forges et forêts : recherches sur la consommation proto-industrielle de bois, Paris, Éd. de l’EHESS, 1990, 263 p.

ANNEXES

Glossaire des principaux termes techniques

Parmi les modes d’exploitation de la forêt française aux XVIIe et XVIIIe siècles, on distingue trois traitements principaux : • La futaie. La forêt est exploitée à un âge avancé, et renouvelée par semis. Il n’y a pas à proprement parler de forêts traitées en futaie dans le cadre territorial et chronologique considéré dans cet article. • Le taillis. Traitement appliqué à la forêt, selon lequel les arbres sont coupés au ras du sol, et rejettent de souche. Le cycle sylvicole dure dix à trente ans environ ; il est adapté à la production de bois de faible diamètre : bois de feu pour les foyers domestiques, ou pour l’industrie. • Le taillis sous futaie. Traitement appliqué à la forêt, par lequel les arbres sont périodiquement exploités sous forme de taillis, mais avec conservation, appelée balivage, d’une densité variable d’arbres « de réserve » ou « de futaie » que l’on laisse croître jusqu’à ce qu’ils puissent fournir du bois de construction. On distingue alors : ◦ le baliveau (de l’âge du taillis). Arbre réservé lors d’une coupe de taillis sous futaie, et donc épargné par l’exploitation. Réservé pour la première fois, il a théoriquement l’âge du taillis, ou un peu moins. ◦ le moderne. Arbre réservé pour la deuxième fois, lors d’une coupe de taillis sous futaie. Il a théoriquement deux fois l’âge du taillis, ou un peu moins. ◦ l’ancien. Arbre réservé pour la troisième fois, lors d’une coupe de taillis sous futaie. ◦ la vieille écorce. Arbre réservé pour la quatrième fois, lors d’une coupe de taillis sous futaie. On désigne par révolution des coupes la durée séparant deux exploitations dans un taillis ou un taillis sous futaie.

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Le martelage consiste à marquer certains arbres à l’aide d’un marteau spécial. Selon les cas, les arbres martelés sont ceux qui seront exploités par les bûcherons (martelage en réserve), ou au contraire ceux qui seront épargnés lors de l’exploitation à venir (martelage en abandon). Les brins de franc pied sont les jeunes arbres issus de semence (gland, faîne), par opposition aux tiges du taillis, nées sur souche. Parmi les essences exploitées, on distingue : l’héliophile, essence qui apprécie une quantité importante de lumière, telle que le bouleau ou, dans une certaine mesure, le chêne, et le sciaphile, essence qui tolère de vivre dans l’ombre, dans des peuplements forestiers serrés.

NOTES

1. Par exemple et pour ne citer que deux publications récentes : R. TERRAIL et al., 2013 ; V. DANNEYROLLES, 2016.

2. C. V. COGBILL, J. BURK & G. MOTZKIN, 2002 ; J. BRISSON & J. BOUCHARD, 2003.

3. J. MÜLLEROVA, P. SZABO & R. HEDL, 2014.

4. G. HOUZARD, 1980 ; A. CORVOL, 1984 ; J.-J. DUBOIS, 1989 ; J.-F. BELHOSTE, 1992 ; J. BURIDANT, 2004. 5. S. LETURCQ, 2007 ; M. DELCOURTE-DEBARRE, 2016.

6. J. DION, 1970 ; id., 1985.

7. S. MULLER, 1986. La phytosociologie étudie la végétation dans sa composition floristique en lien avec le milieu. 8. P. JÉHIN, 2005. 9. Pour une explication des principaux termes techniques, nous renvoyons au glossaire figurant en Annexe. 10. D. WORONOFF, 1984.

11. X. ROCHEL, 2004 ; id., 2007 ; id., 2013.

12. C. LABRUE, 2009. 13. A.D. 54 C 315, mémoire concernant l’exploitation des forêts de Bitche, 1755. 14. P. JÉHIN, 2005, p. 175 et 227.

15. R. DION, 1938.

16. D. WORONOFF, 1984.

17. Ch. FRUHAUF, 1980 ; J. BONHÔTE & J.-L. VERNET, 1988 ; B. DAVASSE & D. GALOP, 1990.

18. E. ARNOULD, 1978 ; G. HOUZARD, 1983 ; D. WORONOFF, 1990 ; B. HARDY & J. DUFEY, 2012a et 2012b. 19. Une forêt affectée, ou affectation, ou canton d’assurance, est un massif forestier dont le produit, en tout ou partie, est réservé à un établissement industriel pour lui garantir un approvisionnement régulier à prix fixe. 20. Ph.-F. DIETRICH, 1799. La corde des Eaux et Forêts en Lorraine vaut 3,84 stères.

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21. « Pour ce qui est du bois, il faut préférer le hêtre, l’aune et le bouleau. On peut, au défaut d’autre, se servir aussi de bois blanc & de bois de sapin ; mais le bois de chêne ne vaut rien pour ce travail » (A. NERI, J. KUNCKEL VON LÖWENSTERN & C. MERRETT, 1752, p. 304).

22. Ph.-F. DIETRICH, 1799. 23. Supplément aux édits et ordonnances de Lorraine…, 1777. 24. Ch. GUYOT, 1886 ; G. HUFFEL, 1927 ; J. DION, 1985 ; J.-P. HUSSON, 1991. 25. X. Rochel, 2004 ; id., 2007 ; id., 2013. 26. Les catégories utilisées, « modernes », « anciens » et « vieilles écorces », sont théoriquement des classes d’âge. Un moderne, par exemple, est un arbre qui a déjà été réservé une fois comme baliveau, et qui est réservé une nouvelle fois ; il a donc une cinquantaine d’années si la révolution est de vingt-cinq ans et qu’il a été sélectionné comme baliveau à l’âge exact de 25 ans – mais à l’évidence, il peut être un peu plus jeune. Puisqu’on marque en réserve et non en abandon au XVIIIe siècle, le forestier se réfère théoriquement aux marques des coupes précédentes pour savoir s’il réserve un arbre pour la première, deuxième, troisième ou quatrième fois. Mais dans les faits, ce n’est pas toujours possible ; le forestier se réfère alors à la grosseur du tronc et la catégorie peut alors plutôt être une catégorie de diamètre. 27. Un arpent de Lorraine vaut 0,204 ha. 28. Arrest du Conseil Royal des finances et commerce, qui fixe le nombre d’arbres de réserve dans les bois du Domaine, & dans ceux des communautés ecclésiastiques, laïques, & gens de main-morte, 2 mars 1765. 29. J.-J. BAUDRILLART, 1816.

30. A. RISTON, 1774. 31. Le recrutement désigne ici le choix par les forestiers de brins destinés à composer la réserve du taillis sous futaie. 32. A. POSKIN, 1934 ; J. DION, 1970.

33. X. ROCHEL, 2004.

34. X. ROCHEL, 2007 ; id., 2013. 35. Tous sont conservés aux archives départementales de Meurthe-et- (A.D. 54, cotes B 10681, 10682, 10683, 10684 et 10685) et de Moselle (A.D. 57, cotes B 10365, 10366 et 10367). 36. A.D. 57, CP 986-988. 37. Ces feuilles sont numérotées de 1 à 174 ; celles qui devaient représenter les terres de l’abbaye de Sturzelbronn n’ont pas été réalisées, ce qui explique qu’il n’y en ait que 165 ; J.-C. PELTRE, 2010. 38. Ce document méconnu a fait l’objet d’un ouvrage sous l’égide de la Société d’histoire et d’archéologie de Lorraine (SHAL), et a été soigneusement numérisé à l’occasion d’une exposition aux archives départementales de Moselle ; voir B. ROBIN, 2006. 39. Le géoréférencement a été établi par une transformation élastique (thin plate spline) qui s’appuie sur des points de repère pérennes : carrefours, ponts, églises, découpage des lisières. La validité de la méthode a été appuyée par le recours au cadastre napoléonien intégralement géoréférencé sur trois communes, de façon à établir localement une étape intermédiaire entre l’atlas de 1758 et les cartes actuelles.

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40. La transcription complète en a été réalisée par M. Jean-Claude Peltre, que nous remercions de nous l’avoir communiquée. 41. La graphie des noms indiqués sur les cartes est celle de l’atlas de 1758 et peut différer dans certains cas de la graphie actuelle (des noms de communes par exemple). 42. D. VALLAURI et al., 2012.

43. Ph. JÉHIN, 2005 ; A. MARCUS, 1887.

44. X. ROCHEL, 2004.

45. A. POSKIN, 1934.

RÉSUMÉS

La mesure de l’impact des prélèvements forestiers à destination des industries constitue une problématique historique classique, mais renouvelée grâce aux systèmes d’information géographique (SIG). Les forêts des Vosges du Nord ont subi d’importantes exploitations à destination des forges et verreries, notamment à partir des années 1760. L’état et la gestion des forêts concernées ont été étudiés à l’échelle du comté de Bitche, territoire qui bénéficie d’un double corpus d’archives de qualité : un exceptionnel atlas « topogéographique » et une série de registres de martelages. L’étude porte sur un total de 415 coupes de taillis sous futaie et plus de 340 000 arbres martelés entre 1762 et 1785. Du SIG historique qui a été établi, il ressort que les prélèvements dans les forêts affectées aux industries n’étaient pas plus intensifs que dans les coupes destinées aux affouages ou à la vente. La forte présence du chêne aux limites de l’Alsace ne semble pas liée à une hypothétique surexploitation liée au tissu industriel alors en développement.

Measuring the impact of forest exploitation for industrial purposes is a longstanding issue in history, but one that has been revitalized by Geographical Information Systems (GIS). The forests of the Northern Vosges, in France, were heavily exploited for foundries and glassworks, particularly from 1760 onwards. The state and management of these forests has been studied across the Comté de Bitche, an area that is fortunate to possess two high-quality archival sources: an exceptional “topogeographical” atlas and a series of forestry registers. The study is based on data relating to 415 coppices with standards and 340,000 trees earmarked to be cut down between 1762 and 1785. These were compiled into a historical GIS showing that forest exploitations destined for industrial uses were not more intensive than those destined for other uses by local people or for sale. The strong presence of oak on the borders of Alsace does not seem linked to hypothetical overexploitation linked to burgeoning industrial development.

INDEX

Keywords : forest, industry, silviculture, historical biogeography Mots-clés : forêt, industrie, sylviculture, biogéographie historique Index chronologique : XVIIIe siècle Index géographique : Vosges

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AUTEUR

XAVIER ROCHEL Maître de conférences en géographie, chercheur au Laboratoire d’observation des territoires (LOTERR, EA 7304, université de Lorraine), membre du conseil d’administration du Groupe d’histoire des forêts françaises, et de la commission de géographie historique du Comité national français de géographie (CNFG). E-mail : [email protected]

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Reconstituer l’évolution des paysages forestiers La forêt de Mormal entre le XVIe et le XVIIIe siècle Reconstructing the Evolution of Forest Landscapes: The Forest of Mormal between the Sixteenth and Eighteenth Centuries

Marie Delcourte Debarre

1 Analysé au prisme de l’histoire de l’environnement, l’espace forestier est une notion complexe aux multiples facettes. La forêt de Mormal1, objet de notre étude, est envisagée comme un anthroposystème2 constitué, résultant de l’interaction entre les dynamiques des systèmes naturels et des systèmes sociaux qui forment le socle de son développement passé, présent et futur. L’analyse du paysage de la forêt de Mormal a pour objectif d’en révéler les évolutions, les héritages et les ruptures, les accélérations, entre le XVIe et le début du XVIIIe siècle.

2 L’analyse systémique3 des modalités des relations sociétés-milieux, conduite pour une meilleure compréhension de la dynamique paysagère, n’est possible que par une approche multiscalaire impliquant un croisement des sources. Considérer diverses échelles spatiales, de la macro-échelle du territoire4 à la micro-échelle, en portant la focale sur un massif forestier voire sur un canton de forêt, conduit l’historien à spatialiser son discours tout en le bornant temporellement, permettant ainsi de mettre en exergue les processus dynamiques à l’œuvre.

3 La complexité de l’anthroposystème, caractérisé par l’emboîtement d’échelles spatio- temporelles, a réclamé a fortiori une redéfinition des outils et des méthodes à employer. Il a été nécessaire de recourir à des outils et des méthodes qui intègrent les données anciennes, textuelles et cartographiques : dans un premier temps aux systèmes d’information géographique (SIG) ; puis au système modulaire de gestion de l’information historique (méthode SyMoGIH).

4 La méthode SyMoGIH a déjà été mobilisée pour plusieurs études aux thématiques variées, notamment les projets « Patrons de France5 », système d’information relatif aux patrons et au patronat français (XIXe-XXe siècles) et « SIPROJURIS6 », système

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d’information concernant des professeurs de droit (1804-1950). Dans le cadre de l’étude des forêts de l’Avesnois, SyMOGIH a été appliquée pour la première fois à un territoire rural, portant sur des objets « naturels » aux fortes dynamiques.

5 Après avoir présenté le territoire étudié, les sources et méthodes employées, nous évoquerons des résultats obtenus dans une démarche qui, au croisement entre recherche fondamentale et recherche appliquée, porte sur les dynamiques d’évolution de la forêt de Mormal.

1. Une démarche au croisement de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée

6 L’Avesnois est un territoire composite connaissant des évolutions différenciées. Ces évolutions relèvent de rythmes agissant à des échelles spatio-temporelles différentes que l’analyse historique multiséculaire permet de mettre en exergue. Cette dernière apporte un nouveau regard pour la gestion des politiques environnementales actuelles.

Présentation de l’espace étudié

7 L’Avesnois se situe au sud-est du département du Nord, à la frontière du département de l’Aisne et de la Belgique (Figure 1). Territoire riche en biodiversité, il joue un rôle important pour les Schémas régionaux de cohérence écologique-Trames vertes et bleues (SRCE-TVB)7. Le bocage et la forêt ainsi que des reliquats de cloisons forestières, bordant les anciennes haies médiévales, forment les paysages les plus caractéristiques de ce territoire. Avec 30 745 ha de forêts, soit un taux de boisement de 19 %, l’Avesnois est l’un des territoires les plus boisés des départements du Nord et du Pas-de-Calais.

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Figure 1. Localisation de la zone d’étude : la forêt de Mormal

Sources. SIG Avesnois (région Nord–Pas-de-Calais et laboratoire Calhiste), juillet 2015.

8 Des dualités importantes caractérisent l’Avesnois (espace agricole, cynégétique, bocage, linéaire forestier, etc.), entraînant une diversité des milieux entre l’ouest et l’est de ce territoire. L’ouest se compose d’un ensemble de vastes massifs forestiers (forêt de Mormal, bois l’Évêque…) ; l’est comporte des ensembles beaucoup plus fragmentés.

9 Actuellement, la forêt de Mormal est une forêt domaniale constituée de 9 163 ha de futaies de chênes pédonculés, hêtres, charmes et frênes, elle abrite une population importante de cervidés. Autrefois propriété du comte de Hainaut, elle appartenait au roi de France depuis le traité de Nimègue en 1678.

10 Cet espace et le paysage sont le produit d’une histoire. Aussi présenter les caractéristiques actuelles de ce territoire consiste à décrire l’état, à un instant t, des héritages issus des dynamiques naturelles et sociétales.

Des politiques environnementales régionales questionnant le passé

11 Depuis quelques années, les études en écologie du paysage ont montré la nécessité de préserver la connectivité des écosystèmes en s’appuyant sur des corridors écologiques8 renforçant la biodiversité9. Leur approche suppose, comme le souligne Jérôme Buridant, que la restauration de la connectivité produit des effets bénéfiques à court terme10. Des études plus récentes montrent cependant que la diffusion des espèces, animales ou végétales, répond à des logiques temporelles et spatiales variées, et que la biodiversité actuelle est la résultante d’une histoire du paysage inscrite dans la longue durée11.

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12 À partir de ce constat des politiques d’aménagement du territoire telles que les SRCE et les TVB ont été lancées, dans le but de limiter les risques d’extinction liés à l’isolement des habitats. Les TVB s’avèrent pertinentes dans cette région de grande culture, où la fragmentation des écosystèmes forestiers est particulièrement forte. C’est à ce titre que le SRCE-TVB a été mis en place pour lutter contre la perte en biodiversité causée par la dégradation des milieux naturels, par leur fragmentation et leur artificialisation. La TVB prend en considération le fonctionnement des espaces et des espèces dans la dynamique organisationnelle du territoire avec comme objectif majeur la préservation de la biodiversité dite « sauvage » ou « naturelle ». Il introduit deux notions : d’une part celle de réservoir de biodiversité (espaces exceptionnels du point de vue de leurs caractéristiques écologiques) et, d’autre part, celle de corridor écologique formant ainsi les continuités écologiques.

13 L’ancienne région Nord – Pas-de-Calais présentait un taux de boisement relativement faible (environ 9 %). Afin d’y remédier, elle s’est engagée, entre 2010 et 2015, dans une politique volontariste en mettant en place le Plan forêt régional (PFR) adopté en mai 2009. Son objectif était de doubler la superficie forestière de la région d’ici 2040 et de renforcer la biodiversité, que ce soit dans les choix futurs des terrains à (re)boiser, des essences, ou encore dans le mode de gestion. Le PFR prévoyait également que la forêt (re)devienne multifonctionnelle : biens et services marchands et/ou non marchands (filière sylvicole, tourisme…) pouvaient être produits par un même massif. Ce plan conduisait à une redéfinition territoriale, économique et sociale de la forêt, avec l’ambition de promouvoir la forêt existante en la plaçant dans un schéma directeur des TVB. Des perspectives de recherche pour les scientifiques, les techniciens forestiers et les géographes étaient ainsi offertes dans le projet de boisement. Les demandes en matière d’analyse historique multiséculaire apportaient à ce plan une dimension temporelle, un recul et une mise en perspective critique, les éléments d’une articulation plus satisfaisante entre passé et présent, en vue de prises de décision engageant durablement l’avenir.

La mise en perspective historique

14 Cette étude propose une analyse des interrelations entre paysages et sociétés riveraines dans le temps long pour révéler le poids des héritages sylvicoles dans les systèmes forestiers contemporains, identifier les ruptures et continuités paysagères qui ont jalonné l’histoire de la forêt de Mormal et définir les modalités des actions humaines avec leurs impacts sur les milieux forestiers. Son objectif scientifique répond plus particulièrement à la demande des acteurs du monde forestier actuel, qui orientaient l’investigation vers la mise en évidence des zones anciennement boisées pouvant faire l’objet de replantations lorsque l’occupation du sol le permet, le suivi de l’évolution des superficies forestières dans le temps ou bien encore l’appui des corridors écologiques sur d’anciens boisements. Face à ces diverses préoccupations propres aux politiques de boisement et de préservation de la biodiversité, cette étude associe une démarche de recherche fondamentale et de recherche appliquée.

15 La forêt de Mormal est en premier lieu envisagée comme un anthroposystème posant ainsi à égalité les interactions entre la dynamique des systèmes « naturels » (évolution des peuplements, dynamique des lisières, …) et celle des systèmes sociaux (création du

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bocage, guerres, …). Les activités humaines affectent évidemment les espaces forestiers mais les sociétés réagissent également aux modifications de ces espaces.

16 Les interactions entre le socio-système et le système naturel n’étant pas de même nature (phase de crise, d’ajustement…), il était important d’envisager la question de l’échelle d’analyse la plus probante : celle du territoire vécu. Afin de saisir l’évolution des interactions entre ces systèmes, cette recherche sur le temps long devait faire varier les échelles d’analyse. Trois échelles spatiales ont été définies en vue de révéler les dynamiques spatio-temporelles12 du territoire vécu : – la macro-échelle, celle du territoire, dans laquelle s’inscrivent les dynamiques spatio- temporelles permettant de révéler les rythmes d’évolution (déboisements, plantations, …) ; – la méso-échelle, formée d’un ensemble de massifs ayant un fonctionnement écologique cohérent, dans laquelle s’inscrivent également les dynamiques spatio-temporelles – à cela s’ajoute l’impact de l’occupation humaine ; – la micro-échelle, celle du massif forestier permettant l’analyse des dynamiques, des usages, de la gestion des ressources forestières, de la nature de l’occupation humaine, du cadre de vie des populations (contextes historique et climatique, …).

17 L’inscription de ce travail en histoire environnementale, dans une perspective appliquée, illustre la volonté des gestionnaires actuels de comprendre l’origine de ces dynamiques et de saisir le degré d’anthropisation des milieux.

De la source écrite à la carte ancienne

18 De nombreuses études emploient à la fois cartes anciennes et données écrites afin de révéler le poids de l’histoire sur les paysages d’aujourd’hui13. Dans le cas présent, le dépouillement des archives publiques et privées a permis de mobiliser un corpus de 1 500 documents14. Il s’agit majoritairement de comptabilités issues du domaine royal ou seigneurial, de correspondances, de procès-verbaux, etc. L’examen de ce corpus documentaire a mis en valeur ses apports autant que ses limites pour l’étude des dynamiques paysagères de la forêt de Mormal.

19 Les informations retenues concernent la toponymie des lieux15, la localisation et la superficie approximative de ces derniers, relevées quasi-systématiquement ; des éléments contextuels généraux, de nature sociale (guerre, trouble, famine, …) et abiotique (climat) ; la propriété foncière et les conflits qu’elle engendre ; les modalités de gestion du domaine forestier, que ce soit à travers les ordonnances forestières, la protection des massifs forestiers ou l’institution du personnel gestionnaire (hiérarchie, compétences, caractères sociaux, rémunération, etc.). Elles renseignent aussi sur les activités socio-économiques, points d’ancrage des relations hommes-milieux : charbonnage et autres activités proto-industrielles, activités sylvo-pastorales, exploitation sylvicole (bois d’œuvre, …), dont les modalités et l’intérêt économique sont précisés (évolution des prix, …). Sont aussi mentionnées dans ces sources les activités illégales (ensemble des délits forestiers). On y trouve enfin des indications phytoécologiques (mentions d’essences forestières, de faune, état des peuplements d’après les procès-verbaux de visite) et des mentions d’un paysage dynamique et anthropisé (constructions de chaussées, embocagement des parcelles, défrichements, « grignotages » des lisières forestières, etc.).

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20 Ce corpus présente aussi d’évidentes limites. Le déséquilibre entre les séries entraîne assurément une disproportion entre l’importance des informations issues des organisations comtales et celles provenant des institutions religieuses, biaisant en quelque sorte notre analyse : les massifs forestiers du comte de Hainaut et des seigneurs influents de ce territoire sont ainsi plus aisément appréhendés que ceux des propriétés ecclésiastiques.

Figure 2. Répartition temporelle des sources écrites et nombre de lieux par siècle

21 La répartition temporelle des documents (Figure 2) fait entrevoir de grandes disparités entre les siècles : 0,5 % pour le XIIIe siècle, 4,7 % pour le XIVe siècle, 18 % pour le XVe siècle, 23,7 % pour le XVIe siècle, 33,3 % pour le XVIIe siècle, 18,5 % pour le XVIIIe siècle, 0,1 % pour le XIXe siècle, enfin 1,3 % est non daté. Cette prééminence du XVIIe siècle pouvait « déséquilibrer » l’analyse puisque les informations sont plus nombreuses pour ce siècle qu’elles ne le sont pour les périodes antérieures.

22 Les informations d’ordre géographique relevées dans ces documents d’archives sont essentielles à la compréhension de l’emboîtement des échelles spatio-temporelles. Les mentions de lieux augmentent aux XIIIe et XIVe siècles avec le nombre de documents. Aux XVe et XVIe siècles, une part non négligeable des documents fait apparaître un nombre relativement stable de massifs forestiers mentionnés (environ 40), s’agissant fort probablement des mêmes lieux. Cela autorise à mener une étude diachronique sur un espace géographique limité (ne couvrant pas l’ensemble du territoire de l’Avesnois). Ces documents montrent également que, pour une grande part, au XVIe siècle ces lieux étaient mentionnés avec précision. L’administration espagnole n’est pas étrangère à cela ; s’observe en effet dans les documents d’archives de cette époque, et dans les comptabilités en particulier, une obligation d’« exactitude des faits » de la part des administrateurs royaux, imposée par la Chambre des comptes de Lille.

23 Cette volonté de précision de la donnée se retrouve et s’accentue tout au long du XVIIe siècle. Le nombre de lieux s’accroît (environ 60 lieux), enrichissant ainsi la connaissance de l’espace géographique et permettant que l’étude soit conduite à une échelle géographique plus fine, qui mette au jour la continuité ou discontinuité de l’état

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boisé. Ces éléments géographiques issus des sources écrites forment des données complémentaires à la cartographie ancienne.

24 Le recours à des informations cartographiques cohérentes impose au préalable de tenir compte d’un certain nombre de critères comme la facilité d’accès, la couverture de l’ensemble du territoire d’étude, la représentation des massifs (forêt, bois, haie…), des micro-massifs (bosquets…) et des toponymes forestiers qui rappellent un ancien état boisé (comme, par exemple, l’Épine, ou Bois Sarté) ou une proto-industrie (forge, verrerie…), en vue d’une numérisation et d’un géoréférencement aisés.

25 Les quatre sources cartographiques qui ont été retenues sont les suivantes :

26 – La carte de Claude Masse (1730-1737), levée au 1/28 000, restitue avec une précision remarquable les formes géométriques des massifs forestiers, la toponymie et l’agencement spatial. Les dalles de Claude Masse correspondant à l’Avesnois ont été numérisées, géoréférencées et vectorisées.

27 – La carte de Cassini (1749-1790) est levée au 1/86 400. Bien que d’un grand intérêt pour la localisation des activités proto-industrielles, du bâti ou de la toponymie, cette carte est à utiliser avec grande prudence pour une analyse de l’étendue spatiale des massifs forestiers. En effet, ces derniers forment des « bouquets » et n’ont pas de limites bien définies16.

28 – La carte d’État-major (1835-1866) est levée au 1/40 000 sur des dessins-minutes réalisés par les officiers de l’État-major. La précision de la typologie des éléments naturels permet de visualiser finement les paysages. Les forêts ont été vectorisées, les toponymes et proto-industries ont été localisés.

29 – L’Occupation du sol (Ocsol 2009) est un inventaire de l’occupation physique des sols, constitué par le service SIG du conseil régional. Cette carte fait apparaître tous les milieux dont la superficie dépasse 0,5 ha (échelle 1/25 000)17.

30 Pour chacune de ces quatre cartes, deux couches SIG ont été créées18 : l’une correspond aux « polygones forêts », l’autre aux « toponymes ». La superposition des couches de forêts permet de visualiser l’agencement spatial de ce territoire. Dans les couches SIG, chaque polygone « forêt » possède un identifiant unique. Cet identifiant a été reporté dans la base des données historiques contenant quelque 15 000 données issues des sources écrites afin de réaliser la jonction entre les données spatiales et les données historiques.

31 L’articulation entre la représentation spatiale des massifs forestiers, relevés sur les cartes du XVIIIe siècle, et les données historiques les concernant, se heurte à des questions de différentiels temporels qui ne peuvent pas être traitées dans un SIG classique associant géométries et données thématiques.

2. SyMoGIH, un renouvellement du discours historique

32 Le croisement des sources hétérogènes avec l’emboîtement des échelles temporelles et spatiales ne permet pas de construire un discours historique pertinent sur la co- évolution des relations sociétés-milieux. Cela nous a conduit à employer la méthode SyMoGIH.

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Une méthode collaborative

33 Le système modulaire de gestion de l’information historique (SyMoGIH) est un système d’information générique et ouvert, qui prend en considération à la fois les dimensions temporelle et spatiale des données19. Conçu dès 2007 par un groupe d’historiens du Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA), il est développé actuellement au sein de son pôle d’histoire numérique. Le projet s’est construit autour d’une réflexion sur une méthode de modélisation permettant un partage des données scientifiques dans une base de données collaborative.

34 Une plate-forme a été mise en place pour stocker, de manière individuelle ou collective et de façon cumulative, des données historiques structurées et des données spatiales via une interface web nommée BHP (Base d’hébergement de projets), pour répondre au cahier des charges imposé à tous les participants au projet.

35 La méthode SyMoGIH repose sur deux principes fondamentaux : l’atomisation de l’information et une production objective des données. Il s’agit de décomposer l’information historique en données primaires, « Primary Data », c’est-à-dire les plus petites unités de connaissance « auxquelles on associe tous les objets qu’elles relient, tout en spécifiant quel est le rôle de chaque objet20 ». Illustrons-le à partir d’un évènement de type « délit de braconnage ». Les acteurs concernés sont identifiés : un sergent forestier qui relève le délit et les contrevenants ; le rôle de chaque acteur (famille/malfaiteur, agent forestier) est déterminé, ainsi que le lieu où se déroule le méfait (massif forestier). Avec la méthode SyMoGIH, chaque unité de connaissance est authentifiée de manière unique par un « Material Object » (MaOb) rapporté à sa source afin de favoriser le partage des données et de garantir leur traçabilité. Cette méthode permet de reconstituer l’environnement historique des objets concernés à partir d’informations cumulées au cours des dépouillements des sources archivistiques et de la documentation cartographique disponible. Comme les objets participent à de multiples unités de connaissance, celles-ci permettent de reconstituer de manière plus ou moins accomplie l’existence historique de chaque objet.

36 Dans le modèle SyMoGIH, tous les événements ou informations descriptives qui portent sur des lieux sont traités en tant qu’unités de connaissance dont la source est précisée.

Le concept de « Named Place »

37 Le « lieu » est le point d’ancrage de toutes les données spatiales et thématiques qui sont issues de différentes époques et sources21. Mais seul son toponyme permet de l’identifier, toponyme qui évolue dans le temps, comme sa localisation prise aparté (Figure 3).

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Figure 3. Modèle conceptuel de données du « Named Place »

Sources. C.-C. BUTEZ, F. BERETTA & P. VERNUS, 2013.

38 Quatre éléments identifient le « lieu » saisi comme « Named Place (NaPl) » : son nom (un ou plusieurs noms, historique ou actuel dont l’un est obligatoirement qualifié de nom standard) ; son type unique (élément géographique naturel, surface d’infrastructure, …) ; sa classe (une ou plusieurs classes : bois, forêt, étang dans le cas d’un élément géographique naturel) et sa localisation (renseignée sous une forme ponctuelle ou une marque spatiale avec un degré d’incertitude). Ces quatre composants identifient le « lieu » auquel est attribué un identifiant unique alphanumérique (NaPl1, NaPl2 jusqu’à NaPln).

39 Le « Named Place » représente ainsi un lieu ayant une existence historique. Il s’agit d’un objet abstrait, c’est-à-dire la classe de toutes les instanciations effectives que ce « lieu » a connues au cours de son histoire et qui peuvent varier dans leur forme. Ce « lieu » sera, par exemple, la « Forêt de Mormal » depuis sa première mention dans les sources et jusqu’à son existence actuelle, indépendamment de toutes les variations toponymiques ou spatiales qu’elle aura connues. À chaque objet de type « lieu » seront associées toutes les connaissances issues des sources et des cartes pour chaque époque qui le concernent, indépendamment des formes que le lieu a effectivement eues au cours de son existence.

40 Notons une importante difficulté rencontrée au cours de cette recherche et qui, pour le moment, n’a pu être résolue. Dans le SyMoGIH, l’objet « Named Place » est défini selon trois critères principaux : son nom, son type et sa localisation. Or nous avons constaté que 26,7 % des données « lieux » ne sont nommées que dans les sources écrites et sont absentes des données cartographiques22. Mais nous avons fait le choix de ne pas

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intégrer ces 26,7 % de lieux non nommés en raison du manque évident d’informations les concernant.

La forme concrète du « Named Place »

41 Pour traiter les évolutions spatio-temporelles du « lieu » dans le temps, la méthode SyMoGIH introduit une deuxième entité, la « forme concrète du lieu », c’est-à-dire une forme propre avec son étendue et ses contours, à un moment spécifique ou durant une période de temps donnée23. Comme tout autre objet, la « forme concrète » est une construction, mais, à la différence du « lieu » qui ne dispose que d’une localisation générique, elle décrit la forme plus ou moins précise du lieu à une époque donnée. Un « lieu » sera donc associé à une ou plusieurs formes concrètes construites à partir d’informations tirées des sources, écrites ou cartographiques.

42 Un événement historique, comme un acte de déboisement, ou la mention d’une indication telle que la superficie à une période donnée, peut donner lieu à une nouvelle forme concrète, munie d’un identifiant unique, indiquant qu’un changement significatif concernant l’étendue spatiale ou les contours du lieu a été identifié.

43 Les données historiques et cartographiques, essentielles pour la définition des formes concrètes, seront toutefois associées principalement au « lieu » ou « Named Place » car celui-ci est plus stable, du fait de son niveau d’abstraction, alors que la construction des différentes formes concrètes pour un même lieu peut être modulable en fonction des données qui seront progressivement apportées.

44 Les géométries24 n’interviennent qu’en dernier ressort. La « forme concrète » reconstituée n’est pas forcément associée à une géométrie, elle restitue virtuellement une évolution spatiale qui sera ensuite matérialisée par une géométrie en fonction des informations historiques et cartographiques disponibles. Aussi, à défaut de représentation cartographique d’un « lieu », une géométrie peut être construite artificiellement à partir de ces mêmes informations.

45 Cette méthode propose une articulation plus développée que les jointures25 entre les géométries et les données thématiques ; elle garantit plus de souplesse et permet de traiter les cas d’incertitude et de différentiel chronologique entre les données historiques et les représentations cartographiques disponibles.

46 La Figure 4 présente les différentes « formes concrètes » rencontrées. Dans les deux premiers cas (à gauche du schéma), la construction des géométries repose sur des connaissances historiques qui assurent et renseignent l’origine du tracé. Pour les autres cas où cette connaissance est trop incertaine, c’est un point de localisation du « Named Place » qui se substitue à la géométrie.

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Figure 4. Procédé de création des formes concrètes

47 Le polygone est produit sous une forme ovoïde autour de la localisation ponctuelle du lieu à partir d’informations historiques mentionnant la superficie connue ou estimée de la forme du lieu. La géolocalisation d’un « lieu » est relevée d’abord sur la carte État- major ou sur la carte de Claude Masse. Si celui-ci y est absent, la carte de Cassini sera utilisée en dernier recours.

48 La superficie présente dans la documentation écrite est mentionnée en unité de superficie ancienne comme l’arpent, le bonnier, la mencaudée, la rasière. La première difficulté réside dans la conversion des superficies en unité de mesure actuelle. Si pour l’arpent forestier (100 perches de 22 pieds) la conversion en hectare est bien connue (1 arpent = 0,51 ha), elle reste plus délicate pour le bonnier, la mencaudée ou encore la rasière, étant donné que leur définition varie dans le temps et dans l’espace. Plusieurs ouvrages ont été consultés, afin de connaître la correspondance entre ces anciennes mesures et les mesures actuelles26.

Tableau 1. Indications de superficie et formes concrètes de la forêt de Mormal

Named Date début Date fin Unité Superficie Surface Place forme forme superficie Source ancienne (en ha) concrète concrète ancienne

1601 1605 16 722 arpent 8 535 Arch. Dép. du Nord B 9688

1626 1627 6 881 bonnier 9 564 Arch. Dép. Forêt de du Nord Mormal C 9494

1628 1729 6 593 bonnier 8 535 Arch. Dép. du Nord C 9494

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49 Les formes ovoïdes correspondant aux superficies des lieux ont été construites à l’aide d’un opérateur spatial, le « buffer » qui crée une zone tampon à une distance donnée des entités en entrée. La surface de ce cercle est proportionnelle aux superficies.

50 L’information historique de type « superficie ancienne » a été traitée dans la BHP, par la création d’une donnée (dénommée « Type Information 141 ») qui signale l’« existence d’un objet ». Il s’agit d’une information qui met en relation l’objet NaPl avec une information qui définit son existence ou la fin de son existence : par exemple, le début de l’existence d’un « lieu » et de sa « forme concrète » peut être le fruit d’un évènement historique identique, le « lieu » et la « forme concrète » seront ainsi associés à la même information27.

Figure 5. Modèle conceptuel de données du type d’informations 141 (TyIn141)

Sources. C.-C. BUTEZ, F. BERETTA & P. VERNUS, 2013.

51 L’information TyIn141 permet de lier la forme concrète, la donnée « superficie » et la source (MaOb), par les types de rôle (ou « verbe d’action ») « occasionner » et « concerner » : l’objet associé est caractérisé par une surface en hectare. Cet objet associé « surface » concerne la forme concrète. Cette information est évidemment sourcée et datée.

52 Ainsi, l’exhaustivité des représentations cartographiques est relative à l’état des connaissances selon les périodes historiques et les zones géographiques mais les informations historiques sont au minimum rapportées au point géolocalisé pour un « lieu » et une période donnée. De ce fait, pour renseigner les données historiques du même « lieu » à différentes périodes, en un point géolocalisé « standard », il est possible de substituer à ce point une de ses formes concrètes, voire une géométrie « ovoïde » ou détaillée.

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Figure 6. Localisation et représentation spatiale des lieux par période

Note. La représentation spatiale du lieu d’après la source écrite a été réalisée en convertissant la mesure ancienne de superficie (bonnier, arpent…) en mesure actuelle de superficie (ha). Sources. Fond de carte : OpenStreetMap et ses contributeurs. Écopysages, formes concrètes, données historiques : projet SIG-Avesnois (région Nord–Pas-de-Calais et laboratoire Calhiste), août 2015.

53 La démarche est finalement assez simple. Lorsqu’il n’y a pas de mention de superficie ancienne ni de représentation cartographique, le NaPl est traduit par un point. Le bornage appliqué est alors celui de la première mention dans la documentation historique à la date antérieure. S’il y a mention de superficie ancienne, cette dernière sera représentée par un ovoïde, le bornage temporel sera celui de la date de la superficie ancienne, à la date précédant la première cartographie. Enfin, lorsqu’il y a des géométries, une analyse spatiale peut être réalisée en vue de déterminer si d’importantes modifications de forme sont apparues entre les cartes anciennes, et modifier en conséquence le bornage temporel. Pour les NaPl n’ayant pas d’épaisseur temporelle (présents sur une seule des cartographies anciennes ou uniquement sur l’occupation du sol), aucune forme concrète n’a été créée. En témoigne l’exemple de la forêt de Mormal donné Figure 7.

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Figure 7. Les formes concrètes de la forêt de Mormal

Note. Huit formes concrètes à travers le temps ont été définies par l’historien – un nom standard : forêt de Mormal (anciennes appellations : Mourmal, Mourmail) – un type : élément géographique naturel (une classe : forêt) – une localisation : coordonnées x,y – un identifiant unique : NaPl121774

La visualisation des données à différentes échelles

54 Au regard des disparités spatiales et temporelles des sources d’archives, l’analyse a été menée selon trois échelles : la macro-échelle (le territoire de l’Avesnois) ; la méso- échelle (l’écopaysage) ; la micro-échelle (le massif forestier). Au regard du nombre de polygones à traiter dans l’analyse spatiale et historique à l’échelle du massif et pour une gestion de l’emboîtement des échelles spatio-temporelles, il a été décidé de créer deux « concepts-outils » à savoir les « entités28 » et les « écopaysages29 ». Tout en ayant à l’esprit la gestion de l’objet qu’impose la méthode SyMoGIH, ces deux « concepts- outils » ont été conçus comme des échelles d’analyse intermédiaires permettant de réaliser des groupements de massifs qui, d’après l’analyse spatiale, forment une unité écologique fonctionnelle « cohérente ».

55 Appropriées aux forêts anciennes, ces entités et écopaysages ont été construits par une analyse spatiale des cohérences écologiques et historiques. Les résultats de cette analyse conduisent à isoler les forêts récentes – apparues après le minimum forestier et présentes uniquement sur l’Occupation du sol, sans aucune épaisseur temporelle – des entités et écopaysages. Pour exemple, dans cette schématisation, chaque massif dispose de sa propre dynamique (stabilité, déboisement, …). Ce niveau d’analyse correspond à la micro-échelle. La super-entité englobant ces trois massifs a été matérialisée par la superposition des trois couches SIG (Masse, État-major et Occupation du sol). Le tracé de ces entités et écopaysages suit les lisières de massif des couches superposées. L’entité est construite selon le même procédé, elle est une unité écologique fonctionnelle plus fine que ne l’est l’écopaysage.

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Figure 8. Schématisation des concepts-outils écopaysage et entité

56 Ces concepts-outils ont permis de structurer la donnée « lieu » pour valider la continuité spatio-temporelle. Ces super-entités (écopaysage) et entités présentent une certaine continuité spatio-temporelle autorisant à replacer des massifs forestiers et bois dans un ensemble ayant une fonction assez cohérente dans le temps. Ils ont ensuite servi à intégrer l’ensemble des boisements. Ces concepts offrent la possibilité, par ailleurs, de prendre en compte les micro-massifs n’ayant pas de toponyme (ils ne sont donc pas des NaPl d’après la sémantique SyMoGIH). L’analyse des superficies s’en trouve affinée.

57 L’analyse comparative des superficies écopaysage par écopaysage, entité par entité, a permis d’infirmer ou de confirmer les résultats issus de l’analyse des dynamiques spatio-temporelles et de révéler les disparités de situation (entité reboisée, entité déboisée partiellement, etc.). Cette analyse aide à orienter la recherche en archives vers les zones les plus flexibles afin de comprendre l’origine de cette dynamique.

58 À l’échelle du « lieu », la méthode SyMoGIH attribue l’information historique (usage, paisson, …) à la forme concrète du lieu correspondant, à la date de cette information. Par exemple, l’information historique « montant de la paisson (pâturage des porcs) de 1650 en forêt de Mormal » est attribuée à la forme concrète de la forêt de Mormal en 1650. Afin d’obtenir ces formes concrètes (point, ovoïde et géométries issues des cartes) en fonction d’un bornage temporel adéquat, une requête a été créée, servant à retrouver toutes les formes concrètes rattachées à un lieu et les géométries respectives.

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3. Observer le présent, connaître le passé pour anticiper le futur

59 Tout en composant avec les limites des sources, l’analyse historique offre un recul sur les processus spatio-temporels qui ont fabriqué le paysage forestier d’aujourd’hui, recul nécessaire pour mener à bien les politiques environnementales actuelles. Le paysage d’aujourd’hui ne peut être qu’un produit social hérité30 de dynamiques développées à des échelles spatiales et temporelles différentes. À titre d’illustration, nous retiendrons les « places vagues » ainsi que la composition du peuplement de la forêt de Mormal au cours des XIVe-XVIIe siècles.

Une lisière forestière en mouvement

60 Comprendre comment le fractionnement des espaces forestiers31 s’est opéré sur le temps long est important à la fois pour l’historien, mais aussi pour l’écologue, car ce fractionnement a inévitablement modelé la diversité floristique comme l’ont démontré les chercheurs du projet METAFOR32. Il en va de même, pour les acteurs du monde forestier actuel qui interviennent dans le cadre des politiques Trames vertes et bleues dont l’objectif est de (re)connecter des habitats fractionnés.

61 Comme le souligne Jean-Pierre Husson, la lisière33 est en « position de contact, […] zone d’enjeux et de conflits nés des intérêts contraires opposant les possédants soucieux d’affirmer leur pleine propriété forestière et les communautés attachées aux traditionnelles valeurs usagères34 ». Ses travaux consacrés aux forêts lorraines, comme ceux de Jean-Jacques Dubois sur les forêts du Nord de la France35, montrent bien que la lisière est le prolongement de l’espace agricole36. Elle est « une frontière mouvante pour la forêt, issue d’une lutte séculaire entre le défrichement par l’homme et le reboisement spontané37 ». Jean-Pierre Husson la qualifie même « d’espace-temps38 ». Dans le cadre des TVB, elle devient un enjeu important de connectivité des espaces, reflétant les interactions complexes entre l’homme et le milieu. Grâce au croisement des cartes anciennes avec les données textuelles, nous avons pu saisir la dynamique des lisières.

62 En effet, la lisière est la première « zone de contact » entre l’homme et la forêt ; l’homme y coupe du bois, y envoie paître ses bovins et ses équidés à la recherche de lieux enherbés. Elle est aussi la limite parfois floue d’ailleurs entre le saltus et l’ager. C’est pourquoi les propriétaires fonciers, qu’ils soient seigneurs laïcs ou ecclésiastiques, se sont attachés à « stabiliser la lisière » dès le début du XVIIe siècle en Avesnois par l’installation de bornes et la création de fossés doublés d’une haie. Ce phénomène s’accélère dès la seconde moitié du XVIIe siècle par l’application de la réforme colbertienne, comme dans d’autres régions du royaume39. Pour autant, entre le XIVe et le XVIIe siècle, un processus marquera la dynamique des lisières : celui des « places vagues ».

63 Au milieu du XVIe siècle, dans la Recette générale de Hainaut, apparaît une nouvelle rubrique consacrée aux recettes des « places vagues40 ». Les comptes de la Recette générale de Hainaut permettent de relever 340 données éclairant ce phénomène rencontré essentiellement entre 1550 et 1650, période où les besoins financiers sont importants du fait des conflits armés (création ou renforcement des places fortes, etc.).

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64 Les « places vagues » sont des parcelles forestières louées à divers locataires pour un temps donné. Le locataire a la charge de les mettre en valeur et donc d’en modifier l’usage du sol : défrichement puis conversion en pâture, prairie ou terre labourable avec obligation de clôturer cet espace par des fossés et/ou des haies vives. Parfois, le locataire est autorisé à construire un bâtiment sur la parcelle. Le bois ainsi coupé est revendu au profit du comte de Hainaut. Ces « places vagues » sont une source importante de revenus à la fois par la rente annuelle et la coupe extraordinaire de bois.

65 Ces parcelles se situent majoritairement au nord, à l’est et au sud de la forêt de Mormal, la lisière ouest bordée par la chaussée Brunehault semble avoir été quelque peu préservée. Ce sont pas moins de 358 ha41 qui auraient été défrichés, dont 250 situés en lisière sud, sud-est de la forêt de Mormal, entre 1550 et 1600. Entre 1575 et 1600, les lieux de la Tapperie, du Rieu du Quesne, de la Flaque à Grues, du Quesne à l’Orière, des Aulneaux (Estoquies), de la Haute Cornée, du Magoniau, de Hecq, de Landrecies, du Trou Huron, les Grandes Pâtures (au cœur de la clairière actuelle de Mormal) ont été défrichés. La haie de Hourdeau connaît le même sort si on en juge par cet extrait de compte daté de 1600 : « Aultres recepte de deux petits coings au bois de Hourdeau passez en ferme pour le terme de 18 ans qui senssuit42 ».

66 Entre 1601 et 1607, ces défrichements s’accélèrent. Par une ordonnance de 1601, Albert et Isabelle de Castille autorisent le défrichement de nombreuses parcelles, donnant naissance aux pâtures Jean le Thor, Jean Pasquier, du Brai Petit Jean, du Brai Robot, Gilles Florette, Brai-Dieu, Sart-Bara, du Chesne Desrodé, d’Englefontaine, du Renart au Vert-Donjon… Il y a là une véritable déprise forestière, les parcelles de lisière étant transformées en pâture. Mais, en 1607, constatant les dommages causés par cette pratique, le pouvoir politique revient sur les premières autorisations et tente d’y mettre fin : « le grand domaige que souffrons par le desrodement de plusieurs portions et coingz de nostre forest que lon a reduitz en terres labourables, pretz et pastures veuillans pourvoir a ladvenir que dommaige ne nous advienne, avons interdit et defendu a tous nos officiers de permettre a ladvenir semblables desrodements43 ».

67 Cette interdiction est rappelée vingt ans plus tard : « voulant que les parties vagues soient rencloses de hayes, semees de glands et semencees de faux et gardees comme les jeunes tailles44. » Quant à la condition sociale des locataires, nous observons qu’une grande part de ces « places vagues » est détenue par un sergent forestier en fonction. En confiant l’arrentement à un sergent forestier, le souverain s’assure le contrôle du respect des surfaces à défricher, le contrôle des ventes de bois après le défrichement – et leur rentabilité. Sont mentionnés, mais dans une moindre mesure, des membres de la noblesse ou de la bourgeoisie, des marchands ainsi que des laboureurs.

68 La fragmentation différenciée de la forêt de Mormal, observée à des échelles spatio- temporelles différentes, pose bien évidemment la question de la « reconnexion » de ces massifs dans le cadre des SRCE-TVB et PFR.

Forêts anciennes et corridors écologiques forestiers

69 En croisant les objectifs et données du SRCE-TVB la méthode permet, de façon théorique, de géolocaliser et cartographier les secteurs les plus pertinents à boiser45. Ces traitements de données ont eu aussi pour vocation de renforcer la connaissance de l’histoire du territoire et de mettre en lumière des enjeux complémentaires.

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70 Les massifs boisés principaux sont reliés par des corridors. Les axes de ces corridors forestiers ont été tracés afin de « traverser » un maximum d’espaces boisés relais tout en minimisant la distance parcourue entre les réservoirs de biodiversité. Ainsi, 403 kilomètres de corridors écologiques forestiers traversent le territoire de l’Avesnois : 228 km de corridors écologiques forestiers s’appuient sur des forêts anciennes, soit 56,6 %, 130 km sur des forêts actuelles, soit 32,4 %, 29 km sur des forêts récentes, représentant 7,3 % du total des corridors ; enfin 3,7 % sont hors forêt.

71 Le croisement des sources cartographiques et écrites permet de mettre en évidence deux zones préalablement identifiées par le SRCE-TVB démontrant l’intérêt de la démarche historique : le bois l’Évêque et le bois de la Lanière. En effet, les données historiques offrent un certain recul, permettant de moduler éventuellement le tracé des corridors. Mais seuls les gestionnaires forestiers peuvent juger de la faisabilité de la proposition issue de l’analyse historique.

Figure 9. Deux exemples d’ajustement possible des corridors écologiques

Sources. SIG Avesnois (région Nord–Pas-de-Calais et laboratoire Calhiste), juillet 2015.

72 Le bois l’Évêque, situé au sud de la forêt de Mormal, et celui de la Lanière, au nord de ce même massif, constituent des zones prioritaires dans le SCRE-TVB, visées par l’intention de renforcer le boisement et les continuités écologiques. L’analyse des sources écrites et cartographiques permet d’identifier le « degré d’ancienneté » des massifs forestiers actuels et de repérer des zones anciennement boisées pouvant faire l’objet de replantations si l’occupation du sol le permet. Ces deux cas, bien que différents typologiquement, démontrent l’intérêt d’adjoindre aux politiques environnementales la prise en compte de la temporalité des boisements.

73 Au sud de Mormal, le bois l’Évêque forme un point de jonction entre différents corridors écologiques forestiers reliant à la fois le bois de Bousies, la forêt de Mormal et

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les boisements plus au sud. Le corridor reliant les bois de Mormal et de Bousies se situe à proximité d’une forêt ancienne. De même, le corridor connectant le bois de Bousies et la forêt de Mormal s’appuie grandement sur un boisement ancien. Les sources historiques sont davantage explicites sur le bois l’Évêque que le bois de Bousies. Le premier est une propriété de l’archevêché de Cambrai jusqu’à la Révolution, il est présent dans les sources écrites dès le XIVe siècle. Au cours du XVIIe siècle, ce massif forestier subit des déprédations liées à l’activité militaire : « Jean Devise maître charpentier […] dans le grand bois l’Evesque dans lequel monsieur de Baralle licencie as droits at marque [120] chesneaux du consentement de Monseigneur de Cambray pour estre abbatu et employe en pallisades, barrieres, faschines, et aultres pour conservation et protection de la dite ville46 ».

74 C’est ainsi qu’en 1655, la comptabilité du bois l’Évêque indique une coupe de 26 bonniers – soit 35 ha – de bois dit « d’artillerie ».

75 La situation au nord-est de Mormal témoigne d’une plus grande fragmentation des boisements. Le corridor se positionnant sur les massifs forestiers de Louvignies, de la Lanière et des micro-massifs autour de Maubeuge, s’appuie sur de nombreux boisements anciens (bois de Louvencourt, etc.) défrichés entre le XIXe siècle et aujourd’hui. En considérant le chapelet de boisements anciens situés au sud vers Beaufort, un corridor pourrait éventuellement être créé (intégrant les reliquats des bois de Beaufort, d’Hautmont), permettant la jonction directe entre les espaces forestiers situés en lisière nord-est de la forêt de Mormal et les micro-massifs au sud de l’écopaysage Val de Sambre. Cette zone bien que située en vallée industrielle, pourrait éventuellement faire l’objet de reboisements.

Conclusion

76 Nous nous sommes efforcée de mettre en évidence les dynamiques de la forêt de Mormal, d’analyser la co-évolution sur le temps long du sylvosystème et du socio- système à travers les exemples des « places vagues ». Ces problématiques, classiques en histoire de l’environnement, ont été reprises dans le cadre du Plan forêt régional et du Schéma régional de cohérence écologique-Trames vertes et bleues. Il s’agissait à la fois d’analyser les rythmes de l’évolution de ces espaces forestiers, de comprendre les modalités sociales, économiques ou environnementales qui font de la forêt de Mormal ce qu’elle est aujourd’hui ; mais aussi de rendre utilisables des données anciennes pour les politiques actuelles. Une redéfinition des outils et des méthodes à employer a été nécessaire. Nous avons ainsi mobilisé l’écopaysage, non comme structure écologique mais comme structure éco-historique au même titre que les entités. Nous avons conçu et créé un SIG construit à différentes échelles d’analyse (territoire, écopaysage, lieu) et intégrant les disparités spatiales et temporelles qui composent chaque élément géographique de ce territoire. Nous avons ensuite recouru à la méthode SyMoGIH, qui assure la spatialisation du discours historique tout en le bornant temporellement.

77 L’analyse croisée des sources écrites et cartographiques nourrit ainsi les hypothèses de travail au regard principalement des scénarios de dynamiques et d’évolutions qui ont leur place dans les opérations actuelles de gestion environnementale.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. La forêt de Mormal a fait l’objet de nombreuses études historiques : F. DUCEPPE- LAMARRE, 2006 ; J.-J. DUBOIS, 1989 ; G. SIVÉRY, 1977. 2. Un anthroposystème peut être défini comme une entité structurelle, fonctionnelle et englobante, également comme un système interactif entre deux ensembles constitués par un ou des sociosystème(s) et un ou des écosystème(s) naturel(s) et/ou artificialisé(s) s’inscrivant dans un espace géographique et évoluant dans le temps. Le fonctionnement et le devenir de cet anthroposystème sont liés aux forçages (ou effets) d’un certain nombre de facteurs externes (climat…) ou internes (évolution du mode de gestion, des usages…) au système. M. JOLLIVET & A. PAVÉ, 1993. 3. Une telle analyse englobe la totalité des composantes et des mécanismes de fonctionnement du système étudié. Elle se fonde sur la notion d’interaction qui conduit à ne jamais considérer un objet comme isolé, mais à comprendre son comportement et sa dynamique, en l’inscrivant dans la durée et dans un contexte particulier. 4. Le terme de territoire est pris ici dans sa définition large : portion de la surface terrestre continue ou non, appropriée par une société. Il comprend des éléments non sociaux comme le milieu disposant de sa propre temporalité, et sur lequel l’homme peut agir. La dimension matérielle n’est pas oubliée puisque le territoire est associé à des caractères tels que la langue, la structure sociale, etc. C. GRATALOUP, 2015. 5. URL : http://www.patronsdefrance.fr. 6. URL : http://siprojuris.symogih.org. 7. Schéma d’aménagement du territoire et de protection de certaines ressources naturelles (biodiversité, habitats naturels, etc.) et visant leur bon état écologique. 8. Connexions entre des réservoirs de biodiversité offrant aux espèces des conditions favorables à leur déplacement et à l’accomplissement de leur cycle de vie. 9. L. BERGÈS, P. ROCHE & C. AVON, 2010 ; A. DEBRAY, 2011 (consulté le 26 janvier 2018).

10. J. BURIDANT, E. GALLET-MORON & G. DECOCQ, 2013.

11. J. BURIDANT, E. GALLET-MORON & G. DECOCQ, 2013.

12. Notion de dynamique spatio-temporelle, voir J.-P. CHEYLAN, 2007. 13. Nous pouvons citer à titre d’exemple les travaux suivants : sur l’ancienneté des forêts, J.-L. DUPOUEY et al., 2007 ; L. BERGÈS & J.-L. DUPOUEY, 2017 ; sur la forêt de Chailluz, C. FRUCHART, 2016 (consulté le 4 janvier 2018) ; ou bien encore le projet collectif de recherche sur la géohistoire et la géoarchéologie des territoires forestiers du Limousin, P. ALLÉE, 2007 (consulté le 4 janvier 2018). 14. Le traitement des données historiques passe par un travail de collecte et de lecture des manuscrits, puis par une phase d’étude statistique. Les noms de lieux ont été

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repérés et annotés manuellement dans les sources puis intégrés à SyMoGIH. Les corpus textuels ne sont pas disponibles sous forme numérique. 15. Dans le cadre de cette étude sur les forêts de l’Avesnois, il existe deux niveaux de lieu : le toponyme forestier – nom de forêt – et le microtoponyme, généralement inclus dans un espace forestier. 16. Nous avons utilisé la version numérisée par l’équipe de Jean-Luc Dupouey et Daniel Vallauri ; voir D. VALLAURI et al., 2012. 17. Les sources écrites et cartographiques de la période 1866-2009 n’ont pas été exploitées pour des raisons de temps imparti au travail de thèse. Elles feront prochainement l’objet d’un inventaire et d’une analyse. 18. Logiciels de SIG QGis (OpenSource) et ArcMap (Labkit ArcGis, ESRI). 19. F. BERETTA, 2017.

20. C.-C. BUTEZ, F. BERETTA & P. VERNUS, 2013, p. 30. 21. Sur la spatialisation des sources, voir les apports du projet ALPAGE (Analyse diachronique de l’espace urbain Parisien : approche géomatique) : H. NOIZET, B. BOVE & L. COSTA, 2013 ; sur la spatialisation des microtoponymes issus des sources historiques, voir les travaux publiés dans le hors-série numéro 9 de Bucema : M.-J. GASSE-GRANDJEAN & L. SALIGNY, 2016. 22. L’une des possibilités envisageables est de créer le « lieu », en lui attribuant une localisation, et un type, puis un nom générique « forêt 1, forêt 2 », « bois 1, bois 2 »… 23. La « forme concrète » sera toujours rattachée à un bornage temporel, le temps constitue alors un élément d’explication des phénomènes spatiaux étudiés. L. Saligny et X. Rodier ont également analysé cette question d’imbrication espace-temps en considérant l’objet historique en trois entités autonomes : fonction, espace, temps. X. RODIER & L. SALIGNY, 2010 (consulté le 4 janvier 2018). 24. Par « géométrie » il faut entendre les représentations spatiales géoréférencées qui seront associées aux formes concrètes. Dans le cadre de ce travail, il s’agissait principalement de polygones construits à partir des indications contenues dans le système d’information géohistorique. 25. Permet de joindre une ou plusieurs tables attributaires à une couche géographique. Il est nécessaire que soient présents des champs et entités communs entre couche géographique et données attributaires. 26. G. SIVÉRY, 1977, p. 58-62 ; H. DOURSTHER, 1840 ; A. JENNEPIN, 1907, p. 529-559. 27. URL : http://symogih.org/resource/TyIn141. 28. Une telle entité désigne une unité écologique fonctionnelle cohérente construite à partir de l’analyse spatiale correspondant à un regroupement de massifs à la méso- échelle d’analyse. 29. L’écopaysage est un concept employé à la fois pour l’analyse écologique et spatiale des paysages et celle des écosystèmes. Il s’agit d’une unité éco-paysagère qui présente des conditions édaphiques (géomorphologique, climatique…) relativement homogènes et des caractéristiques écologiques, écosystémiques et biologiques qui lui sont propres. Cette notion permet de faire le lien entre paysage et biodiversité. Ce concept offre surtout un cadre et un outil pour l’analyse interdisciplinaire du fonctionnement et de

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l’évolution dynamique des habitats semi-naturels qui constituent un paysage. A. DA LAGE & G. MÉTAILIÉ, 2015.

30. M. HOTYAT & M. GALOCHET, 2001, p. 151-163. 31. Xavier Rochel s’est également intéressé à la notion de fragmentation écologique et aux apports de la biogéographie et de l’histoire permettant de retracer les évolutions de la fragmentation paysagère : X. ROCHEL, 2009 (consulté le 4 janvier 2018) ; voir aussi sa contribution dans ce numéro. 32. J. BURIDANT, E. GALLET-MORON & G. DECOCQ, 2013. 33. Jean-Pierre Husson donne une définition assez large de la lisière : « Il s’agit de lisières aux formes complexes effilochées, incluant des annexes, des bosquets et bouquets d’arbres, des traces d’anciennes limites qui témoignent de reculs successifs des massifs et encore de haies reliques », J.-P. HUSSON, 2013 (consulté le 15 février 2014).

34. J.-P. HUSSON, 1984, p. 415.

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36. M. GALOCHET, 2009 (consulté le 11 décembre 2014).

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38. J.-P. HUSSON, 2013 (consulté le 15 février 2014).

39. J.-P. HUSSON, 1984, p. 415. 40. Cette documentation écrite fournit ponctuellement des informations sur le lieu, la superficie, l’identité du locataire, la durée de l’arrentement, les obligations qui incombent au locataire (création de fossés…) et la durée de l’arrentement. 41. 258 bonniers et 95 mencaudées au XVIIe siècle. 42. Archives départementales du Nord (ADN) B 9277 fo14ro. 43. ADN C 9494 fo14ro. 44. ADN C 9494 fo14ro. 45. On distingue les forêts anciennes déboisées : forêt ayant une certaine ancienneté dont l’existence n’est plus attestée aujourd’hui ; les forêts actuelles : forêt ayant une certaine ancienneté dont l’existence est attestée aujourd’hui, pouvant intégrer des peuplements récents ; et les forêts récentes : forêt récemment plantée postérieurement au minimum forestier. 46. ADN 3 G 3369 fo14ro (1689).

RÉSUMÉS

Appréhender l’évolution d’un territoire forestier c’est croiser le temps et l’espace. C’est donner une dimension temporelle à un objet semi-naturel ou construit par l’homme, et considérer que cet objet peut être spatialement en mouvement. Dans le cadre de la démarche de recherche appliquée dont relève cette étude (politique de reboisement), il a été nécessaire de recourir à des outils particuliers pour rendre lisibles et utilisables les données anciennes. La méthode SyMoGIH

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(Système modulaire de gestion de l’information historique) offre la possibilité de conduire une analyse à différentes échelles (territoire, écopaysage, lieu), tout en intégrant les disparités spatiales et temporelles qui composent chaque élément géographique d’un espace, ici l’Avesnois. Par cette méthode, l’analyse historique est spatialisée tout en étant bornée temporellement.

Understanding how a forest territory has evolved involves interrelating time and space, conferring a temporal dimension to a semi-natural or human-made object, and considering that this object may be spatially in flux. In the framework of the applied research of which this study is part (reforestation policy), it was necessary to use specific tools to make old data legible and reusable. The SyMoGIH method (Modular System for Managing Historical Information) makes it possible to conduct an analysis at different scales (territory, eco-landscape, place), while at the same time integrating the spatial and temporal disparities that compose each geographical element of a space, in this case the Avesnois. Using this method, the historical analysis is spatialized and at the same time temporally delimited.

INDEX

Index chronologique : Période moderne Mots-clés : forêt, échelles spatio-temporelles, SIG historique Keywords : forest, spatiotemporal scales, historical GIS Index géographique : Nord – Pas-de-Calais

AUTEUR

MARIE DELCOURTE DEBARRE Docteure en histoire environnementale, membre associé au laboratoire Cultures, arts, littératures, histoire, imaginaires, sociétés, territoires, environnement (CALHISTE EA 4343), université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis. E-mail : [email protected]

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Atteindre l’histoire de la forêt de Compiègne par la télédétection aérienne et l’exploration des archives du sol Reaching the History of the Forest of Compiègne through Aerial Remote Sensing and Exploration of Soil Archives

Sylvain Rassat et Louis Hugonnier

Avec la participation de : - M. Jérôme Buridant, professeur des universités, UFR d’histoire et de géographie, unité EDYSAN (UMR 7048, CNRS-UPJV) - Mme Cécile Dardignac, Agence Études Seine-Nord, chef de projet archéologie, réseau Patrimoine culturel et archéologique - Mme Sophie David, Agence Études Seine-Nord, spécialiste géomatique et archéologue, Office national des forêts - Mme Émilie Gallet-Moron, ingénieure d’études, unité EDYSAN (UMR 7048, CNRS-UPJV) - M. Benoît Pandolfi, ingénieur géomaticien indépendant Avec la collaboration de : - Mme Hélène Horen, maître de conférence, UFR d’histoire et de géographie, unité EDYSAN (UMR 7048, CNRS-UPJV) - M. Boris Brasseur, maître de conférence, UFR d’histoire et de géographie, unité EDYSAN (UMR 7048, CNRS-UPJV) - M. Cyril Montoya, ingénieur de recherche, ministère de la Culture et de la Communication, service régional de l’archéologie de la direction régionale des affaires culturelles de la région Provence – Alpes – Côte d’Azur, chercheur associé au Laboratoire méditerranéen de préhistoire Europe Afrique (LAMPEA, UMR 7269)

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1. L’évolution des modes d’exploration de la forêt de Compiègne

1 La forêt de Compiègne s’étend sur plus de 350 km2. Elle est située dans la région Hauts- de-France, dans le nord de la France (Figure 1). Son altitude varie de 31 à 152 mètres au-dessus du niveau de la mer. Elle se développe des plateaux du Valois à la dépression de la vallée de l’Oise. La séquence géologique rencontrée sous la forme d’une série tabulaire s’étend de la craie du campanien dans le secteur de Compiègne jusqu’aux sables auversiens (sables de Beauchamp) aux sommets des monts les plus hauts. Localement, des formations superficielles peuvent les recouvrir. Il s’agit de formations alluviales et colluviales, mais aussi de limons de plateau ou encore de sables soufflés.

Figure 1. Carte de localisation de la forêt de Compiègne

Crédits. D. A. O. Benoît Pandolfi.

2 Le domaine forestier compiégnois est, aujourd’hui, marqué par les aménagements de Napoléon Ier et Napoléon III. Cette image, en partie attachée au château et au parc de Compiègne, reste cependant très réductrice. Il semble en effet que les boisements étaient très limités avant la période médiévale. L’histoire forestière du massif commence seulement au haut Moyen Âge. Grégoire de Tours mentionne la mort tragique du roi Clotaire Ier, en 561, suite à une chasse en forêt de Cuise. Les études archéologiques et historiques menées depuis une génération ont prouvé que cette forêt a été façonnée au cours du Moyen Âge et de l’Époque moderne1. On considère notamment que c’est à Compiègne qu’est tracée la première étoile, par François Ier, en 15212. Louis XIV complète le dispositif en faisant ouvrir 54 routes, et Louis XV plus

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de 300. Le plan actuel de la forêt est donc directement issu des aménagements de l’Ancien Régime3 (Figure 2).

Figure 2. Occupation des sols du massif forestier pendant l’Ancien Régime

Crédits. D. A. O. Émilie Gallet-Moron, données EDYSAN. Sources. En haut : en 1728 d’après le plan d’aménagement de G. Baillieul (BNF, Cartes et Plans, GE DD-2987 (861 B). En bas : carte de reboisements réalisés entre 1774 et 1974 (ONF).

3 À partir de 1859, l’empereur Napoléon III organise et dirige de nombreuses explorations scientifiques archéologiques sur les sites de Champlieu, du Mont-Berny (la Ville-des-Gaules), du Buissonnet, du Mont-Chyprès ou de la Carrière du Roi. Celles-ci révèlent alors une forte densité de gisements archéologiques au sud du massif forestier. Le mobilier découvert, conservé initialement au château de Compiègne, est déposé entre 1867 et 1884 au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye4.

4 Au début du XXe siècle, une succession de découvertes fortuites met au jour des vestiges du Néolithique et de l’âge du bronze, laissant supposer une occupation plus ancienne de la zone, notamment le long de l’Oise et de l’Aisne5. À partir des années 1970, le développement des méthodes de recherche et d’exploration précise ces connaissances : les sites du Hazoy, du Coq Galleux, de Jonquières, du Gord, de Clairoix ou du Fond Pernant, par exemple, permettent de mieux connaître les implantations du Chalcolithique, de l’âge du bronze ancien et de La Tène le long des rives de l’Oise6. Durant cette période, l’occupation antique est également documentée, notamment par la reprise des fouilles du site de la Carrière du Roi7, par celles de la voie gallo-romaine Senlis-Soissons8, ainsi que par une étude typo-chronologique d’une partie du mobilier conservé à Saint-Germain-en-Laye9. De nombreuses découvertes monétaires viennent confirmer et préciser ces chronologies10. Les fouilles archéologiques réalisées dans les années 1970 dans le vicus de la Carrière du Roi enregistrent un abandon des sites à la

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fin du IIIe siècle et plus encore au cours du IVe siècle, en partie suite à des destructions11. Des prospections pédestres caractérisent également des sites industriels de l’époque médiévale, notamment des fours verriers, des ateliers sidérurgiques et des fours de potiers12. Ces différents travaux montrent ainsi la diversité et l’ampleur des implantations anciennes dans la zone, même si leur répartition et leur chronologie restaient malgré tout encore mal connues.

5 En 1973, le directeur des Antiquités historiques de Picardie, Jean-Pierre Desbordes, plaide alors pour l’émergence d’une archéologie forestière, et même pour l’ouverture d’un « Centre de recherches archéologiques forestières » en Picardie, ciblé sur le massif de Compiègne : « on saisit d’emblée l’intérêt que peut représenter la cartographie des sites archéologiques forestiers pour la restitution des zones boisées à une époque historique donnée : se révèlent ainsi d’anciennes clairières habitées, d’anciens lieux habités et cultivés, recouverts aujourd’hui par le bois. Pour un massif forestier comme celui de Compiègne, il est sûr que le bois ne recouvrait pas l’emplacement des ruines, jadis habitées, non plus que le tracé des routes. L’on pourrait ainsi, peu à peu, silhouetter les contours des zones anciennement boisées. En bien des places, c’est à une véritable inversion du paysage qu’il faut conclure13 ».

Figure 3. Carte de localisation des entités archéologiques inventoriées par Patrice Thuillier

Crédits. D. A. O. Émilie Gallet-Moron, données Patrice Thuillier.

6 À partir du début des années 2000, deux campagnes d’exploration du massif forestier collectent de précieuses informations (chronologie, faciès et nature) sur la potentialité et la conservation du patrimoine historique et archéologique. Les prospections pédestres de Patrice Thuillier localisent ainsi plus de 300 sites répartis sur l’ensemble du massif (Figure 3), à l’exception du centre-est. En liant ces informations aux données contenues dans la carte archéologique nationale Patriarche14, ce décompte s’élève à plus de 500 dont une grande majorité de vestiges de l’époque gallo-romaine (Tableau 1). Des études ponctuelles menées par l’unité EDYSAN (Écologie et dynamique des

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systèmes anthropisés, université de Picardie Jules-Verne) pointent alors sur ces sites archéologiques des anomalies botaniques, souvent indicatrices de modifications des propriétés des sols15.

Tableau 1. Entités archéologiques connues (Patriarche, Patrice Thuillier, ONF) antérieurement aux survols lidar (thésaurus Patriarche, Sylvain Rassat)

Préhistoire Protohistoire Antiquité Moyen Période Chronologie Total Âge moderne indéterminée

Communication 0 0 3 9 2 0 14

Cultuel et 0 1 7 14 0 2 24 religieux

Dépôt 0 1 3 0 0 1 5

Économie 3 4 24 56 5 6 98

Funéraire 3 8 8 0 0 2 21

Occupation 26 23 249 17 3 29 347

Total 32 37 294 96 10 40 509

2. Une approche scientifique renouvelée par la microtopographie et le lidar

7 L’action de l’homme sur son environnement se manifeste par de profondes modifications du paysage. Bien que comblées, arasées ou encore perturbées par des aménagements plus récents ou par le simple passage du temps, ces traces du passé peuvent encore être observées. Sous certaines conditions, des techniques de télédétection terrestres et aériennes peuvent identifier certaines anomalies topographiques d’origine anthropiques. Ces techniques fournissent alors des informations particulièrement intéressantes pour la compréhension de sites archéologiques et historiques.

8 Ce travail microtopographique consiste à effectuer des relevés topographiques de haute précision et à forte densité de points. Il permet d’observer et de comprendre les reliefs invisibles ou incompréhensibles à l’œil nu, en creux ou en élévation grâce à la modélisation et à l’analyse de la surface du terrain. En contexte forestier, l’érosion est moins importante et les actions anthropiques modernes ou contemporaines moins perturbantes, entraînant une conservation exceptionnelle des vestiges. Néanmoins, le couvert végétal ralentit grandement le travail de prospection archéologique pédestre, limite la perception visuelle des vestiges archéologiques et l’usage des techniques classiques terrestres ou aériennes de lever topographique, comme le GPS ou la photographie aérienne par exemple.

9 Le lidar (light detection and ranging), en constant développement depuis les années 200016, est le seul outil de lever réellement efficace en forêt grâce à son signal traversant, en partie, la canopée.

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10 Cette émission de laser à forte puissance17 fournit une densité de points suffisamment importante pour assurer une modélisation très précise de la surface du terrain et des différents éléments afférents. Ces points géoréférencés en trois dimensions doivent être soumis à une classification algorithmique pour séparer les éléments « sol » de ceux en élévation. C’est une phase essentielle pour l’exploitation scientifique des données.

11 Pour visualiser et analyser les différents éléments levés, on doit disposer de deux types de visualisation de l’environnement physique à partir des semis de points classés.

12 Le premier rendu, dit « modèle numérique de surface » (MNS), prend en compte tous les éléments en présence, que ce soit la surface ou les éléments dits de « sursol » (couverture sylvestre ou bâtiments par exemple). Un second type, dit « modèle numérique de terrain » (MNT), tend à ne garder que les points relatifs à la surface du sol, permettant de localiser et de cartographier les limites et l’emprise de microreliefs. Ce dernier rendu présente notamment des applications géomorphologiques et archéologiques.

13 Notre étude s’appuie sur ces artefacts composant la surface du sol, et plus particulièrement sur les microreliefs fossilisés et issus de l’activité humaine passée. Ils peuvent être de tailles et de formes variables, ceci les rendant plus ou moins discernables sur le terrain. Les sites d’occupation anthropiques identifiés peuvent être visibles sur de longues distances (voies de circulation) ou de manière beaucoup plus réduite (habitats) avec des dimensions inférieures à quelques dizaines de mètres18. On distingue deux types de microreliefs : ils peuvent être positifs (tumuli, ferriers ou talus par exemple) ou négatifs (mare, puits, trou de bombe ou zone d’extraction par exemple).

14 La capacité du lidar à mettre en évidence des microreliefs d’origine anthropique19 et la grande richesse du massif forestier en traces archéologiques expliquent le choix de mener deux campagnes de télédétection aériennes en 2011 et 2014.

15 Le principal but de ces opérations était d’identifier les microreliefs conservés en forêt de Compiègne, et de leur attribuer (ou non) une nature anthropique et archéologique à partir d’une cartographie globale de son patrimoine forestier. Pour répondre à cet objectif, il a été nécessaire d’effectuer trois actions principales : traiter l’information spatiale afin de détecter les sites archéologiques en forêt ; digitaliser et géoréférencer ces sites ; et, enfin, effectuer des campagnes de prospection pédestres pour valider ou non les entités archéologiques détectées et numérisées.

16 Le service régional de l’archéologie (SRA) de la région Hauts-de-France a fait l’acquisition en 2011 d’un levé lidar sur une surface de 50 km2 (environ 9 points /m2 en moyenne) afin de renforcer les informations de la carte archéologique nationale. La précision absolue du lever est pour les données altimétriques de quelques centimètres, et d’environ une quinzaine de centimètres pour la planimétrie (Tableau 2).

Tableau 2. Configurations des deux survols lidar (Sophie David, Sylvain Rassat)

Paramètres de vol Vol 2011 Vol 2014

Scanner Leica ALS50-II MPiA Riegl LMS-680i

Mode multi-écho (Multi ondes complètes (Full pulse) Wave)

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Surface levée 50 km2 350 km2

Hauteur de vol 1 450 m 530 m

Vitesse de vol 110 kts 120 kts

Angle de scan 22° 60°

Fauchée 564 m 600 m

Recouvrement latéral 60 % 65 %

Distance inter-bandes 226 m 450 m

Fréquence des impulsions laser 150 kHz 400 kHz

Précision altimétrique des points (écart-type) 0,25 cm 0,07 cm

Précision planimétrique des points (écart-type) 0,12 cm 0,04 cm

Densité moyenne de points (par bande) 4,7 pts/m2 7,8 pts/m²

Densité moyenne de points avec recouvrement 9,4 pts/m2 ≥ 15,6 points/m2 latéral

Nombre d'axes de vol 84 (11 axes repris) 25

Nombre de surfaces de contrôle 3 4

17 Cette première campagne a permis de confirmer la richesse du potentiel archéologique du massif en identifiant20, pour la partie médiane, plus d’une dizaine d’implantations antiques21 (habitats, sites de production, constructions, etc.).

18 Ayant décidé d’associer la gestion forestière à la valorisation et à la protection du patrimoine archéologique in situ, l’Office national de forêts effectua un second relevé lidar en 201422. Ce dernier relevé double quasiment la densité des points avec, environ, 16 points /m2. Il couvre l’intégralité du domaine forestier en incorporant la forêt domaniale de Laigue (nord-est de Compiègne, séparée du massif compiégnois par l’Aisne) et une partie des forêts privées adjacentes. L’analyse des anomalies topographiques a mis en évidence de nombreux éléments linéaires au sud et à l’ouest du massif. Le croisement avec le premier levé de 2011 a validé spatialement (géométrie et positionnement absolu) et algorithmiquement (filtrages et classifications) les premiers éléments mis au jour. Le survol de 2011 a été exploité ici uniquement pour vérification, en raison de la surface et de la configuration matérielle moins avantageuses que celles du lever de 2014 (Tableau 2).

19 Pour fluidifier les traitements, un découpage de l’ensemble des données de 2014 en 1 424 dalles de 500 mètres de côté, numérotées en fonction des coordonnées projetées dans le système Lambert 93, a été réalisé. Chaque dalle est composée de plusieurs millions de points (jusqu’à 8,4 millions).

20 Le choix a été fait de n’avoir recours qu’à des environnements logiciels dits « libres ». L’utilisation d’un langage de scripts a permis d’automatiser le travail effectué afin d’éviter de refaire plusieurs fois les mêmes opérations sur chaque dalle. Pour rendre ces résultats accessibles au plus grand nombre de traitements spatiaux et statistiques, les données des deux vols ont été déclinées en dalles images (raster de type GeoTIFF) et fichiers de données vectorielles (shapefile) selon le standard géoréférencé libre

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Geospatial Data Abstraction Library (GDAL). L’ensemble de ces fichiers est fourni en Lambert 93 (EPSG 2154) pour la planimétrie et dans le système IGN 69 pour l’altimétrie.

21 Les données se présentent donc sous la forme de fichiers de points aux coordonnées cartésiennes tridimensionnelles. Le nuage de points est classé entre le bâti, le sol et la végétation (Tableau 3). Dans le cadre de cette étude archéologique et historique, seuls les points « sol » sont, pour l’instant, utilisés.

Tableau 3. Détails de la classification des fichiers LAS (Sophie David)

Numéro de classe Libellé Nb de points Pourcentage de points

2 Sol 1 942 702 690 45,23

3 Végétation basse 611 227 106 14,23

4 Végétation moyenne 922 277 982 21,47

5 Végétation haute 766 941 886 17,86

6 Bâtiment 51 817 631 1,21

Total 4 294 967 295 100,00

22 Les analyses, issues de protocoles employés pour d’autres forêts23 et adaptés aux problématiques du massif de Compiègne, sont effectuées grâce aux mesures ponctuelles transformées directement en raster avec une résolution de 50 centimètres. L’interpolation, basée sur cette maille régulière de 50 centimètres, est de type « voisin naturel ». Cette méthode, mise en place et exécutée par l’équipe scientifique, a pour avantage d’être utilisable avec des mesures disposées régulièrement ou non. Cependant, un phénomène de lissage des reliefs (renforcé par l’utilisation de dalles raster et non de données vectorielles) se manifeste et doit être pris en compte pour l’étude des dénivelés aux forts pendages (pour les murs de faible élévation par exemple). Les altitudes des points de mesure ne sont pas moyennées ; c’est l’une des valeurs qui est transformée en raster, les autres ne sont pas utilisées.

23 Afin de pouvoir étudier précisément la topographie du terrain analysé, il a été nécessaire de procéder, à partir du MNT, à trois traitements distincts de visualisation.

24 Le premier consiste à calculer les pentes24 et leurs directions (ou expositions). Certaines zones du terrain étudié ont un fort dénivelé, ainsi la pente peut-elle brouiller, en partie, notre visibilité des petites anomalies topographiques. La direction des pentes permet de mettre en évidence certaines orientations particulièrement régulières pour des structures linéaires, telles que le parcellaire ou les bâtiments.

25 La deuxième étape d’analyse des dalles de 500 mètres est l’obtention d’ombrages à partir des différents MNT. Cette étape permet d’identifier des anomalies topographiques25. Il a déjà été démontré que la direction du soleil doit varier et sa hauteur doit être relativement basse (lumière rasante) afin de favoriser la détection de structures archéologiques ayant des orientations très différentes. Ces traitements sont sensibles aux effets de bords. Les cartes d’ombrages ont été réalisées, pour l’ensemble des dalles, à partir des MNT à 50 centimètres de résolution avec une variation de la direction du soleil. Celle-ci a été modélisée par pas de 45° entre 45 et 360° par rapport au Nord, donnant ainsi 8 ombrages différents par dalle de données, et une élévation du

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soleil de 5° (Figure 4). Ainsi, en fonction des ombrages, les anomalies topographiques sont plus ou moins visibles.

26 La combinaison de modèles générés avec des éclairages différents permet l’observation d’objets topographiques linéaires (voies, parcellaires…) et surfaciques (butte, levée, trou de bombe, dépression…). L’utilisation des ombrages est complémentaire à celle du troisième et dernier traitement, l’un permettant d’affiner les observations de l’autre et vice versa.

Figure 4. Exemples de variation de l’ombrage

Note. Élévation du soleil de 5° : azimut du soleil (de haut en bas et de droite à gauche) : entre 45 et 360 par pas de 45°. Crédits. D. A. O. Sophie David.

Figure 5. Exemple d’analyse par différence d’altitude à la moyenne

Note. Taille de la fenêtre flottante (de haut en bas et de droite à gauche) : 5, 9, 13, 17, 21, 25 cellules. Crédits. D. A. O. Sophie David.

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27 Le troisième type d’analyse par différence d’altitude à la moyenne26 est très proche de la méthode dite LRM27 ( local relief model). Les résultats obtenus sont basés sur la différence entre la moyenne d’altitude d’une zone définie et celle d’un point donné. Sur le lidar, les vestiges archéologiques sont visibles uniquement grâce aux anomalies topographiques qu’ils provoquent. À ce titre, elles doivent dénoter par rapport à la courbure naturelle du terrain, qui a en général une amplitude plus grande que celle des vestiges archéologiques. C’est pourquoi la comparaison d’une altitude d’une cellule donnée à la moyenne des altitudes environnantes a été mise en place. Cette approche peut être faite avec une taille de fenêtre variable permettant la comparaison de l’altitude à la moyenne des reliefs environnants à plusieurs échelles. Les tailles de fenêtre réduites favorisent la détection des variations fines mais une taille de fenêtre trop petite va générer beaucoup de « bruit » (Figure 5). Ainsi un site archéologique d’emprise faible mais relativement net sur le terrain sera visible avec une fenêtre flottante réduite. A contrario, les fenêtres importantes auront tendance à mettre en lumière les reliefs plus diffus ou à diluer la lecture de reliefs plus fins. Néanmoins, ce processus est soumis à un effet de bords sur une distance égale à la taille de la fenêtre flottante considérée. De plus, la comparaison à la moyenne implique la perception relative de creux autour de tout relief et de reliefs autour de chaque creux. Par exemple, cela donne l’impression d’un « halo » sombre autour d’un talus, y compris ceux non entourés de fossés et d’une auréole claire en bordure de creux, linéaires ou ponctuels.

3. La digitalisation des microreliefs et l’obtention de premiers résultats

28 En exploitant les résultats de ces trois traitements, une digitalisation en deux dimensions28 des microreliefs potentiellement anthropiques a été exécutée, permettant d’obtenir la carte la plus exhaustive possible des anomalies topographiques. Ces dernières sont disposées dans quatre fichiers vectoriels (ou shapefile) distincts. Quant au vocabulaire employé, le choix d’utiliser le thésaurus Patriarche29 (et plus particulièrement la catégorie « Interprétation ») s’est imposé afin de lier sémantiquement les géométries « lidar » avec les entités archéologiques de la carte archéologique nationale30.

29 Les définitions typologiques et cartographiques ainsi que l’interprétation vraisemblable des différentes morphologies (nature de l’occupation et chronologie) des microreliefs compiégnois ont été établies selon les travaux et publications liés à l’analyse de la forêt de Haye dans l’est de la France31.

30 « Digit_point » est une couche d’entités ponctuelles mise en place pour les anomalies négatives très nombreuses telles que les dépressions pouvant être des mares ou des trous de bombes. Dans la table attributaire, il y a un seul champ « ID » représentant l’identifiant unique de chaque entité. Dans cette couche, 1 588 géométries ont été enregistrées.

31 Le deuxième shapefile, nommé « Digit_ligne », est de type linéaire. Il est composé de 4 666 entités. Dans la table attributaire, cinq champs ont été créés. Le premier, « ID », est identique à son homonyme contenu dans « Digit_point ». Le champ « Relief » donne la valeur positive ou négative à l’entité linéaire digitalisée (0 pour un relief négatif et 1

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pour un relief positif). Le troisième, dénommé « Emprise DRAC », indique si l’anomalie est à moins de 250 mètres d’une ou plusieurs entités de la carte archéologique32. Pour pouvoir exploiter la longueur des tronçons linéaires, un champ « Longueur » a été créé (en mètres). Le cinquième et dernier champ « Typologie » est certainement le plus complexe. Les géométries ont été classées selon cinq groupes sémantiques distincts : « Fossé33 », « Parcellaire34 », « Talus35 », « Voie36 », « Tranchée37 », « Autre38 ».

32 Au total, ont été identifiés 780 km de segments linéaires, vraisemblable manifestation de plusieurs réseaux d’organisations spatiales de type parcellaire, et 139 km de réseaux viaires potentiels (Figure 6). Cet inventaire conséquent est la manifestation d’un espace fortement maillé et organisé.

Figure 6. La forêt de Compiègne : étendue des réseaux viaires et parcellaires passés

Crédits. D. A. O. Sophie David.

33 L’organisation générale et la forme de ces ensembles linéaires n’ont pas encore été étudiées en détail. On peut cependant remarquer que peu d’éléments ont été digitalisés dans la partie centrale de la forêt. Par ailleurs, plusieurs types d’organisation sont visibles. Ainsi, dans la partie ouest, on observe un linéament en lanières très longues reposant sur des voies (Figure 7). Cet ensemble ressemble fortement aux parcellaires gallo-romains identifiés dans la forêt de Haye (Meurthe-et-Moselle). Une autre zone située à l’est semble présenter deux organisations diachroniques se superposant (Figure 8). Étudier plus longuement ces géométries visibles sur le lidar apporterait incontestablement des éléments sur l’organisation spatiale du terroir mais aussi sur l’histoire et l’ancienneté de la forêt la recouvrant.

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Figure 7. Exemple de superposition de réseaux parcellaires et viaires

Crédits. D. A. O. Sophie David.

Figure 8. Autre exemple de superposition de réseaux parcellaires et viaires

Crédits. D. A. O. Sophie David.

34 La troisième famille d’entités géométriques numérisées a été nommée « Digit_poly ». Au total 425 géométries surfaciques (de type polygonal) ont été digitalisées. Il peut

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s’agir soit d’une zone close par des talus ou des fossés, soit d’une zone formée d’un ensemble d’anomalies topographiques de taille réduite.

35 Pour ce shapefile, « Area39 » et « Visibilité40 » sont ajoutés aux champs ID, Relief et Emprise DRAC identiques à ceux du shapefile « Digit_ligne ». La rubrique informelle « Relief » est, pour les données vectorielles « Digit_poly », composée de huit variables : « Aménagement militaire41 », « Butte », « Dépression », « Enclos42 », « Éperon barré », « Occupation », « Zone d’extraction » et « Zone perturbée ».

36 Sur les 425 polygones digitalisés, 90 anomalies sont des levées de terre qui ont été intégrées à la catégorie des buttes. Il peut s’agir de buttes isolées ou d’un ensemble de buttes. En s’appuyant sur les études conduites dans d’autres forêts, on établit que ces buttes peuvent correspondre à divers vestiges : un bâtiment (motte médiévale ou maison forte par exemple), un tumulus, une motte à connils (butte d’élevage des lapins), un ferrier ou une charbonnière. On peut aussi être en face d’un andain forestier ou d’une accumulation de branchages ou de terre, sachant que les surfaces varient de 44 à 27 000 m2.

37 Trois éperons barrés ont été identifiés dans la forêt domaniale de Compiègne. Il s’agit d’un ensemble de fortifications dont les plus anciennes sont datées du Néolithique. Avant le lidar, deux éperons barrés43 étaient connus (sans mention de leur emprise précise) dans ce massif forestier44. Un troisième a été découvert lors de ce travail. Ce nouvel éperon identifié est le plus petit avec seulement 2 200 m2, les deux autres ayant des superficies de 6 000 et 60 000 m2.

38 Le quatrième et dernier shapefile dit « Zone_floue » recueille les polygones des secteurs où l’observation des anomalies topographiques a été oblitérée à cause de l’environnement pédologique45. Ce secteur « zone floue » correspond à la zone d’extension des sols podzoliques, sableux et acides, qui ont pu être remaniés par le vent jusqu’à une période récente. Dix polygones ont été enregistrés.

39 Il faut néanmoins garder à l’esprit que le résultat de la digitalisation est en partie subjectif. Bien sûr, plus l’habitude est prise d’observer ce type d’image, plus il est aisé de l’interpréter correctement.

40 Ici, il est important de préciser que pour identifier les vestiges, ceux-ci doivent être pérennes. Par conséquent, les constructions en matériaux périssables généreront peu de reliefs. De plus, l’identification d’activités anthropiques par analyse microtopographique ne permet pas de préciser totalement la nature des vestiges, leur datation ou leur état de conservation. Certains éléments végétaux (ronciers, par exemple) peuvent aussi ne pas être évacués par le filtrage algorithmique et faire apparaître sur l’image des reliefs factices. L’analyse des résultats « lidar » doit donc toujours être confortée par un solide contrôle de terrain.

41 C’est dans cet esprit qu’un programme de prospections pédestres triennal (de 2016 à 2018) a été mis en place. Son objectif principal est de valider, ou non, le caractère archéologique des microreliefs repérés et d’apporter des éléments concernant leur conservation et leur datation.

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4. Confrontation des anomalies topographiques aux données documentaires et pédestres

42 Depuis 2002, l’unité EDYSAN a pour problématique scientifique l’impact des anciennes occupations du sol sur le complexe sol-végétation actuel. Une thèse en pédo- anthracologie, soutenue en 2016, a analysé les résultats de prélèvements effectués en partie en forêt de Compiègne, sur luvisol, podzosol et brunisol. Les datations radiocarbone tendent à confirmer la fermeture progressive des couverts au cours de l’époque médiévale. Les analyses pédologiques montrent aussi que les sols conservent des traces d’usages non forestiers : pâturages, anciens amendements agricoles, forêts claires46. Le traitement des images lidar et l’étude des archives anciennes permettent de mieux connaître la chronologie de l’implantation des anciens parcs à gibier (garennes à grosses bêtes, garennes à lapins, parquets à faisans) et leur structure. Sur le terrain, les analyses botaniques et pédologiques révèlent elles aussi des anomalies encore sensibles aujourd’hui47.

43 En 2010-2011, le bureau d’étude de la direction territoriale Île-de-France nord-ouest de l’Office national des forêts a réalisé une étude documentaire sur le patrimoine archéologique de la forêt domaniale de Compiègne. Cet inventaire repose essentiellement sur les sources bibliographiques et les notices archéologiques issues de la documentation du SRA des Hauts-de-France48. Il a été complété par l’inventaire de la base des Monuments historiques du ministère de la Culture (base Mérimée49) et les travaux précédemment cités de Patrice Thuillier et de Georges-Pierre Woimant50.

44 Présenté sous la forme de fiches synthétiques (cartographie, archives, recherches et bibliographie), cet inventaire a donné lieu à une première proposition de hiérarchisation des sites connus. Cette démarche a été entreprise sans connaître au préalable les vestiges conservés sur le terrain. Une dizaine de sites ont fait l’objet d’une prospection archéologique, d’une recherche iconographique et cartographique plus poussée, comme la Ville-des-Gaules (agglomération secondaire gallo-romaine classée au titre des monuments historiques en 1922) et l’oppidum du mont Saint-Pierre.

45 Ces sources informelles ont été normalisées et injectées dans les shapefiles décrits précédemment. Pour ce travail spécifique, il a fallu créer et ajouter quatre nouveaux champs : « DECOUVERTE51 », « REFERENCE52 », « DESCRIPTION53 », « NUM_SITE54 ». Ces champs n’ont été renseignés que pour les polygones situés à proximité d’un indice DRAC (moins de 250 mètres), soit 251 entités.

46 Chaque entité archéologique identifiée a un numéro unique composé du nom de la forêt, du numéro de parcelle et d’un numéro : « COMPIEGN_PARCELLE_NUM55 ».

47 Il faut préciser que pour un point géoréférencé issu de Patriarche, il peut y avoir plusieurs polygones, et vice versa. Ces rapprochements sont hypothétiques. Pourtant, dans la majorité des cas, l’indice archéologique enregistré dans la carte archéologique nationale est le même que celui identifié. Ainsi d’après cette analyse, nous aurions, par exemple, identifié 187 géométries (points, lignes et polygones) correspondant potentiellement à des indices gallo-romains (Tableau 4). Plusieurs indices ne sont actuellement pas datés.

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Tableau 4. Entités archéologiques connues intersectant les géométries lidar (thésaurus Patriarche, Sylvain Rassat)

Préhistoire Protohistoire Antiquité Moyen Période Chronologie Total Âge moderne indéterminée

Communication 0 0 2 0 0 0 2

Cultuel et 0 1 6 4 0 0 11 religieux

Dépôt 0 0 3 0 0 2 5

Économie 1 0 15 6 2 3 27

Funéraire 3 3 7 0 0 0 13

Occupation 2 17 154 4 0 9 186

Total 6 21 187 14 2 14 244

48 Ce regroupement informel a été l’objet d’un premier travail préparatoire permettant de connaître les sites détectés en vue de leur vérification par les campagnes de prospection triennales. L’étude réalisée en 2010 avait amorcé ce travail au niveau méthodologique.

49 L’analyse des données a établi une liste de 425 secteurs à prospecter. Après deux campagnes de prospection pédestre, le nombre d’indices vérifiés s’élève à 225 (Tableau 5), soit 53 % des surfaces à vérifier.

Tableau 5. Entités archéologiques prospectées en 2016 et 2017 (thésaurus Patriarche, Sylvain Rassat)

Préhistoire Protohistoire Antiquité Moyen Période Chronologie Total Âge moderne indéterminée

Communication 0 0 1 0 0 0 1

Cultuel et 0 0 1 2 0 0 3 religieux

Dépôt 0 0 0 0 0 0 0

Économie 0 0 4 0 1 0 5

Funéraire 0 0 1 0 0 0 1

Occupation 1 3 68 4 3 138 217

Total 1 3 73 6 4 138 225

50 La méthodologie mise en place a consisté dans un premier temps à vérifier les anomalies topographiques télédétectées par des prospections archéologiques. Cette étape doit ici valider (ou non) leur caractère archéologique et estimer leur degré de conservation. Dans un second temps, une hiérarchisation des sites archéologiques a été menée de façon décroissante, de l’indice 1 à 3 (en fonction de l’importance scientifique des vestiges, de leur étendue et de leur conservation). La dernière action vise à proposer des mesures de gestion conservatoire. Ces actions doivent être générales,

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claires et simples, mais peuvent être adaptées au cas par cas pour certains gisements majeurs56.

51 Sur place, les différentes anomalies ont été repérées, suivies, photographiées. Du mobilier archéologique a systématiquement été recherché en surface et dans les chablis.

52 Il est important de préciser que, grâce aux données spatiales et aux prospections, les emprises des sites identifiés ont pu être affinées. Tous les indices identifiés sur le terrain ont fait l’objet d’une fiche dans une base de données non relationnelle57 issue du prime inventaire de 2010. Pour chaque indice, une image brute et une autre interprétée ont été jointes à la fiche.

53 Du mobilier a été découvert sur près de la moitié des indices confirmés (ou un tiers des indices prospectés). L’étude succincte du mobilier archéologique recueilli lors des prospections montre qu’une grande majorité de sites validés sont issus de l’époque romaine : monnaies antiques, tambour de colonne, tuiles estampillées et céramique fine et décorée (dont sigillée et terra nigra).

54 Parmi ces indices prospectés, on peut citer, de manière non exhaustive, une voie et un vicus gallo-romains ainsi qu’un dolmen par exemple.

5. L’apport des documents anciens : le prieuré de Saint-Pierre-au-Mont-de-Châtre, commune de Vieux- Moulins (Oise)

55 Les champs exploratoires de cette nouvelle approche du patrimoine forestier ne se limitent pas à l’extraction de reliefs. En effet, cette arrivée massive de données spatiales a également permis de réinterpréter et d’intégrer certains fonds archivistiques et cartographiques inédits, alliant ainsi la force illustrative à l’acquisition du sens.

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Figure 9. Images lidar, extrait de la fiche d’enregistrement de l’oppidum de Saint-Pierre-en-Chastre

Crédits. Sophie David. Sources. ONF, Agence Études territoriale Île-de-France et Nord Ouest 2017. La fiche d’enregistrement est donnée dans son intégralité en annexe de la version en ligne de cet article (document annexe 2).

56 Lieu d’implantation d’un prieuré célestin dès le début du XIVe siècle58, le Mont-Saint- Pierre est localisé sur le territoire de Vieux-Moulins, à l’extrémité sud-est de son assiette parcellaire59. Durant le règne de Napoléon III ce site avait déjà fait l’objet de plusieurs recherches60. Partie intégrante de l’ancienne forêt royale de Cuise, il s’est prêté aux campagnes de télédétection par laser aéroporté, réalisées entre 2011 et 2014 sur l’emprise physique de la forêt de Compiègne. Parallèlement à ce survol, et dans un tout autre contexte, des recherches menées aux archives départementales de l’Oise (ADO) dans le cadre d’une opération archéologique préventive voisine61 ont révélé l’existence d’un fond important et riche en informations propre au dit prieuré. Données cartographiques et textuelles ont ainsi permis une lecture croisée et transversale, ayant pour objet d’étude le plateau du Mont-Saint-Pierre, le prieuré étant le fil rouge de cette approche62.

57 Concernant les documents anciens, le dossier d’étude se compose principalement de deux corpus distincts et complémentaires, alimentés par un dépouillement exhaustif des documents relatifs au Mont-Saint-Pierre et à ses seigneurs63. Le premier corpus regroupe ainsi 31 pièces papiers, 9 parchemins ainsi que le cartulaire (microfilmé) du XVIe siècle des célestins de Saint-Pierre-en-Chastres, l’ensemble étant réparti sous 5 cotes64. La production de ces titres s’échelonne entre le début du XIVe siècle et la fin du XVIIIe siècle (avec une meilleure conservation des titres relatifs aux XVIe-XVIIIe siècles). Ce premier ensemble est lui-même issu d’un corpus plus important, celui des célestins de Saint-Pierre-en-Chastre (sic), conservé aux archives départementales de l’Oise, sous les cotes H 6602 à H 6794 (ADO : 192 repères de classement). Ces mentions témoignent principalement des affaires couramment étudiées et rencontrées dans ce type de fonds (dîmes, baux, arpentages, droits d’usages, biens immobiliers…).

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58 Le hasard des dépouillements a fait qu’une donnée, provenant des fonds conservés aux archives départementales de l’Aisne (ADA), est venue s’ajouter à l’ensemble précité : sous la cote H 455 est conservée une transcription moderne du cartulaire de Saint- Crépin-le-Grand, abbaye soissonnaise (Aisne), dans laquelle est relaté l’échange fait par le roi Philippe V d’une partie de la forêt de Laigue contre la maison du Mont de Châtel et de ses dépendances, en 1308-1309. Cette « maison » est ainsi la première construction architecturale localisable sur le plateau, et quasiment la seule : l’étude des documents plus tardifs atteste d’une focalisation des écrits sur les biens extérieurs au plateau, que ce soit sur le territoire de Vieux-Moulin (carrières et terres vagues) ou sur les territoires avoisinants (maison seigneuriale de Cuise, ferme de Breuil, moulin de Gennencourt…). Au plus près a-t-on ainsi la perception des emprises foncières des étangs artificiels de Saint-Pierre, localisés au pied du mont, témoignant des activités piscicoles et chanvrières des célestins locaux65.

59 Cette indigence est heureusement atténuée par la qualité des documents cartographiques constituant le deuxième corpus. Trois des cinq plans isolés (hors cadastre Napoléonien) ont pour sujet la représentation des bâtiments du prieuré sur le Mont-Saint-Pierre, les éléments constitutifs du paysage étant également inscrits dans ces représentations. Les deux premiers, datés de 1740, sont de la main de Le Tellier arpenteur et ont été déposés au greffe de la maîtrise des Eaux et Forêts de Compiègne, le 8 décembre 1740 (Figure 10).

Figure 10. Plan d’arpentage Le Tellier, 1740

60 Leurs échelles ne sont pas mentionnées graphiquement mais l’arpenteur, dans l’écrit qui accompagne ces deux plans, explicite ses mesures d’arpentage : « Mesurage plan et figure du terrain en labour et sain foin situé au tour de l’abbaye de Saint Pierre au mont de Chartre mesuré a la Mesure de Compiegne quy est de

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douze pouces pour pied dix-neuf pieds quatre pouces pour verge et quatre-vingt verges pour mine divisé en neuf parties égalle […]66 ».

61 Les travaux ont donc consisté, dans un premier temps, à la vectorisation des tracés parcellaires, des éléments architecturaux et au relevé des informations manuscrites associées aux dessins (dont le tracé des « vieilles vestiges de murailles67 » du prieuré). Dans un deuxième temps, et ce malgré l’absence d’échelle géométrique, on a pu procéder à la superposition des plans anciens aux repères actuels, en prenant en compte différents points dits remarquables (courbure des vestiges de murailles, tracé des routes, décrochés à angles droits des bâtiments du prieuré). Le troisième plan provient des archives du musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye. Issue de l’Histoire de Jules César68, la planche no 28 est une gravure représentant le camp de César au Mont-Saint-Pierre (Figure 11). À la différence des plans précédents, celui-ci est métré et orienté. L’intérêt majeur de ce document est la présence et la localisation des profils de coupes réalisés lors des travaux archéologiques69. Ceux-ci ont donc été également vectorisés et recalés spatialement.

Figure 11. Planche no 28 issue de l’Histoire de Jules César représentant le camp de César au Mont- Saint-Pierre

62 La lecture croisée a pu ainsi être engagée : l’obtention des différents nuages de points « sol » obtenus lors du survol aérien, a permis une modélisation du terrain et un état des lieux des reliefs en présence. Les travaux menés ont ainsi mis en évidence 77 reliefs positifs (dont 44 éléments surfaciques et 33 linéaires) et 61 négatifs (dont 42 surfaciques et 19 linéaires). Le croisement des tracés lidar et des tracés anciens vectorisés a ainsi généré une phase d’identification, puis de questionnements.

63 Les hautes levées de terre, ainsi que la totalité des éléments négatifs (en creux) auréolant ces levées, sont à identifier comme les témoins des fossés et remparts du camp Saint-Pierre70 ; la quasi-totalité des éléments positifs (en élévation) sont quant à

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eux associés aux vestiges du prieuré, bâtiments et tracés d’enclos, représentés en 1740 (Figure 12).

Figure 12. Synthèse des paléoreliefs extraits des points « sols » lidar couplés à la planche no 28 et les informations du plan d’arpentage Le Tellier

64 Enfin, plusieurs constatations ont donné naissance à des interrogations ciblées, relatives aux occupations humaines sur le mont et ses hypothèses napoléoniennes : l’ensemble des éléments détectés sont en grande majorité médiévaux et modernes, évacuant toute trace et toute identification des occupations protohistoriques et antiques sur le Mont, et plus encore celle de l’oppidum « césarien ». On ne discerne, par exemple, aucun tracé, aucune morphologie matérialisant la présence d’une structuration interne propre aux fortifications gauloises ou romaines connues dans le département de l’Oise71. Certains tracés sont par ailleurs incohérents : les tranchées napoléoniennes ne traversent à aucun moment les levées de terres, certaines même prennent appui sur les anciennes murailles du clos prieural ; les ouvertures rectangulaires pratiquées lors des travaux archéologiques, au nombre de 70, n’ont pu être identifiées, ce qui pose par ailleurs un problème majeur, tant au niveau du lidar (limite technique de lecture des données ?) que des témoignages archéologiques, voire politiques (validité des écrits ? travestissement des données de fouilles ?).

6. Conclusion : limites et perspectives de l’étude

65 Il est indéniable que les deux campagnes de télédétection ont considérablement bouleversé la perception historique de l’actuel massif forestier de Compiègne. La contrepartie d’une telle arrivée d’informations spatiales et sémantiques est la nécessité de centraliser et d’intégrer ces dernières au sein d’un système d’exploitation standardisé72, spécialement conçu pour les données massives ou big data. Jusqu’à ce jour, les informations collectées n’ont pas pu profiter de cette évolution technologique

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majeure. Ceci limite indéniablement l’utilisation de traitements statistiques et oblitère la potentialité d’une partie de la donnée spatiale non exploitée car exclue par nos différents filtrages (algorithmiques et visualisations).

66 La structuration de données « DEMO-HIST » (Figure 13), outil développé spécifiquement dans le cadre du projet démographique historique « Charleville », pourrait s’avérer adaptée face à ce « plafond de verre ». Ce nouvel outil a été mis au point afin de stocker et d’analyser les données temporelles (points et intervalles), la donnée spatiale (ponctuelle, linéaire et surfacique), et les métadonnées relatives aux documents archivistiques et aux campagnes de saisie73. Les premiers résultats de l’utilisation de « DEMO-HIST » dans le cadre de l’enquête démographique « Charleville » ont démontré qu’il serait possible, en raison de sa robustesse74 et de sa grande adaptabilité, d’utiliser cette structuration pour les besoins scientifiques compiégnois. Il sera alors possible d’effectuer, dès la fin de l’injection des données (euclidiennes et sémantiques), de nombreux traitements complémentaires de statistiques, de filtrages algorithmiques et de modélisations tridimensionnelles75.

Figure 13. Schéma de la structuration (standard UML) de la base de données « DEMO-HIST »

Crédits. C. A. O. Sylvain Rassat et Benoît Pandolfi, D. A. O. Benoît Pandolfi.

67 La présente étude nécessite par ailleurs un renforcement de son processus d’analyse spatiale. Pour l’heure, les entités archéologiques digitalisées ne sont exploitées que sous format « raster ». Ce facteur, comme on l’a signalé, fausse la finesse de retranscription76 des reliefs levés et identifiés. Dans une optique d’exploitation spatiale optimale, il sera nécessaire de faire appel à l’interpolation par la méthode dite « du plus proche voisin », couplée à un maillage triangulaire dit « Delaunay77 ».

68 Pour conclure, cette analyse scientifique de fond ne pouvait se développer sans un cadre officiel permettant la collaboration de tous les acteurs liés à la forêt de Compiègne. Le programme commun de recherches (PCR) ARPEGE Compiègne (Archéologie, paysage, environnement en forêt de Compiègne), prévu pour les années

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2018-2020, a précisément pour but de fédérer les acteurs de la recherche en archéologie et en environnement, travaillant actuellement dans le massif forestier de Compiègne (Oise, France)78.

69 Ce programme fait le lien entre les occupations anthropiques et leurs environnements passés et actuels avec, comme éléments centraux et structurants, les campagnes de télédétection par laser aéroporté. Le but est de pérenniser les synergies et les complémentarités entre les acteurs de la recherche et de la gestion des patrimoines forestiers et archéologiques. En second lieu, il vise à amorcer des partenariats avec d’autres acteurs de la recherche potentiellement intéressés par le projet, notamment pour des études plus spécialisées (ADN fossile, palynologie, carpologie, anthracologie par exemple). D’un point de vue thématique, ce PCR tend à interpréter les sites archéologiques dans leur contexte paysager et environnemental, afin de mieux comprendre l’histoire de l’ensemble du massif forestier actuel.

70 Ces recherches scientifiques se déroulent dans le contexte du projet de labellisation Forêt d’exception® de la forêt domaniale de Compiègne. Ce label, décerné à ce jour à sept forêts seulement, est attribué à un projet de territoire associant l’ONF et les acteurs locaux. Il met en lumière une démarche exemplaire de protection et de gestion conservatoire du patrimoine, naturel et historique. Il a aussi pour ambition de constituer un réseau de référence en matière de gestion des patrimoines forestiers.

71 Le creuset scientifique d’ingénierie patrimoniale et forestière, créé par ces nouvelles données spatiales, n’est qu’au début d’une puissante synergie qui apportera de précieuses informations nouvelles sur l’histoire de ce massif forestier picard.

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NOTES

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2. J. BURIDANT, 2007.

3. J. BURIDANT, 2008.

4. M.-L. BERDEAUX-LE BRAZIDEC, 2001.

5. M. HÉMERY, 1921 ; id. 1931 ; id. 1956.

6. J.-C. BLANCHET, 1985.

7. J.-M. FRÉMONT & B. WOIMANT, 1975.

8. P. LÉMAN, 1975.

9. M. TUFFREAU-LIBRE, 1977.

10. M.-L. BERDEAUX-LE BRAZIDEC, 2003.

11. J.-M. FRÉMONT & B. WOIMANT, 1975 ; id., 1976.

12. A.-V. SAUTAI-DOSSIN, 1973 ; J.-F. JAKUBOWSKI, 1997 ; V. GOUSTARD, 1997 ; J. CARTIER & M. DURAND, 1990 ; P. THUILLIER, 2017.

13. J.-P. DESBORDES, 1973. 14. « L’application Patriarche (patrimoine archéologique) est la dernière application informatique mise à la disposition des services régionaux de l’archéologie (SRA) et de l’administration centrale pour gérer la carte archéologique de la France. […] La carte

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archéologique de la France est l’inventaire géoréférencé de toutes les traces archéologiques de la France, qu’il s’agisse des sites reconnus et fouillés, des sites potentiels renseignés par des sources extra-archéologiques ou par des anomalies de terrain, des objets ou des ensembles d’objets déplacés comme les collections publiques ou privées sans contexte », A. CHAILLOU, 2002, p. 1.

15. B. DOYEN, G. DECOCQ & P. THUILLIER, 2004 ; P. THUILLIER, 2017.

16. O. DE JOINVILLE, B. FERRAND & M. ROUX, 2002.

17. F. BRETAR et al., 2004.

18. C. DARDIGNAC, 2006 ; J.-C. MEURET, 2001.

19. M. GEORGES-LEROY et al., 2011. 20. Ou en précisant la géométrie de celles déjà inventoriées dans la carte archéologique nationale. 21. Numéros d’entité archéologique Patriarche (EA) : 604910003, 4 et 6 ; 604300007, 9, 10, 11 et 12 ; 605790018 ; 604910019 ; 604300042 et 43. 22. S. DAVID, 2014 ; S. DAVID, C. DARDIGNAC & C. BUSTOS, 2016.

23. J.-L. DUPOUEY et al., 2004 ; G. BÉNAILY, C. DARDIGNAC & Y. LE JEUNE, 2012.

24. J. HOFIERKA, H. MITASOVA & M. NETELER, 2009.

25. J. HARMON et al., 2006 ; M. GEORGES-LEROY et al., 2009.

26. G. BÉNAILY & Y. LE JEUNE, 2011.

27. R. HESSE, 2010. 28. Avec une valeur altimétrique (IGN 69) associée à chaque entité vectorielle enregistrée. 29. A. CHAILLOU & J. THOMAS, 2007 ; A. CHAILLOU et al., 2002. 30. « L’entité archéologique est en quelque sorte l’unité d’analyse des sites archéologiques ; c’est une occupation d’un type donné (suivant le thesaurus “interprétation”), présente à un endroit donné, durant une période de temps donnée, sans interruption », A. CHAILLOU et al., 2002.

31. < M. GEORGES-LEROY et al., 2011, p. 123, tableau no 3 ; M. GEORGES-LEROY et al., 2014, M. GEORGES-LEROY, 2015. 32. 0 = pas d’indice archéologique ; 1 = un ou plusieurs indice(s) archéologique(s). 33. Entité négative de plusieurs mètres de long non liée à un réseau de parcellaire mais identifiable probablement à une enceinte ou un enclos par exemple. 34. En général, un talus ou un fossé érodé faisant partie d’un ensemble cohérent correspondant à d’anciennes limites de parcellaire agro-pastoral ou, plus largement, à un élément anthropique de type polygonal, marqueur d’une organisation de l’espace. 35. Relief en élévation de plusieurs mètres de longueur, de largueur et d’élévation moindres mais suffisantes pour ne pas être confondu avec une voie par exemple ; probablement une enceinte ou un enclos. 36. Identifiable en tant que tel par la possibilité de la suivre sur plusieurs kilomètres et liée éventuellement à d’autres indices archéologiques ; hypothèse parfois renforcée par la présence d’un talus et deux fossés parallèles caractérisant des cheminements à certaines époques.

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37. Élément linéaire en zigzag similaire à certains tracés observés dans d’autres massifs forestiers (Verdun, par exemple). 38. Élément linéaire dont la forme n’a pas permis d’associer une typologie. 39. Superficie du polygone en mètre(s) carré(s). 40. Une fois les trois traitements de visualisation effectués, la visibilité est classée en ordre décroissant d’efficience de 1 (optimale) à 3 (médiocre). 41. Correspondant majoritairement à des magasins d’artilleries de la Seconde Guerre mondiale. 42. Occupation de forme généralement quadrangulaire et close, fossoyée ou en élévation. 43. Numéros d’EA Patriarche : 604910001 et 605970019. 44. Entités archéologiques numérisées et inventoriées dans la base de données Patriarche. 45. H. HOREN, 2015.

46. T. FEISS, 2016 ; T. FEISS et al., 2017.

47. M. LARRATTE, 2015 ; J. BURIDANT, É. GALLET-MORON & G. DECOCQ, 2013.

48. G. BÉNAILY, 2011. 49. Base de données documentaire sur les édifices protégés constituée à l’initiative de la direction des Patrimoines et de l’Architecture du ministère de la Culture et de la Communication. 50. G.-P. WOIMANT, 1995. 51. Définition du type de découverte : mobilier, construction, microrelief, etc. 52. Date et identité de l’inventeur du gisement archéologique. 53. Datation d’après archives et description synthétique du site. 54. Identifiant numérique (« EA ») de la base de données Patriarche. 55. Exemple pour un site situé en parcelle 4142 : COMPIEGN_4142_1. 56. C. DARDIGNAC, 2006. 57. Un exemple de fiche d’enregistrement est donné en annexe de la version en ligne de cet article (document annexe 1). 58. S. COMTE, 2008, p. 294 ; Archives nationales (désormais AN) Q1/857, l’Etat des fondations faittes par les roys ou differents seigneurs aux trois maisons des celestins du diocèse de Soissons. 59. Archives départementales de l’Oise (désormais ADO) 1Cp 201/1. 60. NAPOLÉON III, 1866. Les investigations ont lieu principalement entre 1861 et 1865.

61. L. HUGONNIER, 2017, p. 49-60. 62. Après la suppression de l’ordre des célestins, en 1771, puis le décès du dernier moine sur place en 1814, le domaine a été vendu et aussitôt saccagé, les matériaux dilapidés et également vendus. Jean-Antoine François Léré, érudit compiégnois (1761-1837) dont la collection d’aquarelles contient des vues des vestiges prieuraux, relatait qu’il avait récupéré des lambris et corniches du prieuré, vendus comme bois de chauffage. On peut y voir encore aujourd’hui les ruines de l’église, l’accès se faisant par la route principale tracée par Napoléon III.

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63. Sources cartographiques : ADO 1 Cp 201/1 : Vieux-Moulin, Cadastre napoléonien, section C, feuille unique, 1783 (procès-verbal d’arpentage), (63,5×101 cm) ; ADO H 6794 (2 plans) : Plan de l’emplacement de la maison de Saint Pierre fait par Le Tellier, arpenteur, 1740. 64. ADO H 6770 Donation d’une partie de la forêt de l’Aigle, 1322 ; H 6774 Saint-Pierre-en- Chastres, Baux, 1653-1751 ; H 6776 Cartulaire des Célestins de Saint Pierre en Chastres, ms. du XVIe siècle, 1309-1398 ; H 6791 Vieux-Moulin, Baux, 1615-1707 ; H 6792 Vieux-Moulin, Baux, 1639-1753. 65. ADO H 6791 et H 6792. 66. ADO H 6794 Arpentages 1740, pièce no 44, Plan de l’emplacement de la maison de Saint Pierre fait par Le tellier arpenteur en 1740. 67. L. HUGONNIER & S. RASSAT, 2013, p. 221, plans 1 et 2.

68. NAPOLÉON III, op.cit.

69. M.-L. BERDEAUX-LE BRAZIDEC, 2008.

70. L. HUGONNIER, S. RASSAT & C. MONTOYA, 2015.

71. D. PITON & G. DILLY, 1985, p. 28, fig. 4.

72. C.-C. BUTEZ, 2015. 73. Pour permettre l’étude d’environ 66 000 personnes enregistrées lors des recensements municipaux de la fin du XVIIe siècle à la fin du XIXe siècle, C. RATHIER et al., 2005. 74. Près d’un million d’informations stockées, standardisées et exploitées à ce jour. 75. Y. WANG et al., 2016.

76. M. PHILIPPE et al., 2008, p. 28-30 ; S. RASSAT & B. WIRTZ, 2013. 77. Modélisation triangulaire quelconque utilisant toutes les valeurs altimétriques sur chacun des sommets des triangles. 78. Le service archéologique de l’Office national des forêts (ONF), le Service régional de l’archéologie (SRA) de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) des Hauts- de-France, l’unité Écologie et dynamique des systèmes anthropisés (EDYSAN FRE 3498 CNRS) de l’université de Picardie Jules-Verne (UPJV), l’UMR 8596 Centre Roland- Mousnier de l’université Paris IV-Sorbonne.

RÉSUMÉS

La recherche archéologique en milieu forestier connaît un important développement depuis une dizaine d’années, en raison notamment de l’utilisation croissante des techniques de levé par laser aéroporté, plus connues sous l’acronyme « lidar » (light detection and ranging). Ces techniques, mises en œuvre dans de nombreuses forêts, ont considérablement renouvelé les problématiques scientifiques, tout en générant de nouvelles synergies entre les acteurs de la recherche. L’article en propose une illustration concrète portant sur la forêt de Compiègne.

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Archaeological research in the forest environment has undergone significant development over the last decade, mainly because of the growing use of airborne laser survey techniques, better known by the acronym “lidar” (Light Detection And Ranging). These techniques, implemented in many forests, have breathed new life into the scientific issues, while generating new synergies between research actors. The article offers a concrete illustration relating to the Forest of Compiègne.

INDEX

Mots-clés : forêt, lidar, SIG, archéologie du paysage Keywords : forest, lidar, GIS, lanscape archeology Index chronologique : XIVe-XVIIIe siècle Index géographique : Picardie

AUTEURS

SYLVAIN RASSAT Ingénieur d’études CNRS, Centre Roland-Mousnier (UMR 8596). E-mail : [email protected]

LOUIS HUGONNIER Assistant d’études et d’opération à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP), chercheur associé à l’unité Écologie et dynamique des systèmes anthropisés (EDYSAN, UMR 7048, CNRS et université de Picardie Jules-Verne), ARC 4420 « Habitats et territoires, occupations médiévales, Aisne-Oise ». E-mail : [email protected]

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Mesures du bois sur pied et « jeu de l’échange » Les transactions forestières dans la Pologne du XIXe siècle Measurement of Standing Trees and the “Game of Exchange”: Forest Transactions in Nineteenth-Century Poland

Jawad Daheur

1 Au cœur de la mise en place du système capitaliste mondial, les ressources naturelles de l’espace baltique furent dès la Renaissance un terrain majeur de la rivalité entre grandes puissances. Celle-ci porta notamment sur les forêts, pourvoyeuses de matériaux indispensables à la construction des flottes qui assuraient le développement des échanges à l’échelle du globe. En 1841, le journaliste français Félix Colson rappelait que les forêts polonaises avaient toujours eu une signification géopolitique majeure : « Les bois sont en Pologne ce que sont les vins en France ; les nations qui comprennent le mieux leurs intérêts se sont assurées, autant qu’elles l’ont pu, une partie des bois de la Pologne1 ». Depuis le XVIe siècle, les bois de marine ainsi que les autres produits forestiers utilisés dans la construction navale, comme la poix et le goudron, avaient été les articles les plus prisés par les marchands occidentaux – néerlandais, français et britanniques notamment – qui commerçaient avec les ports baltes. À partir des années 1840, la demande se réorienta vers les traverses de chemin de fer et surtout les bois de construction, qui devinrent le produit des forêts polonaises le plus recherché par les nations d’Europe occidentale et, de plus en plus, par la puissance montante voisine, l’Allemagne2. Divisées en trois tronçons3 depuis leur partage par la Prusse, l’Autriche et la Russie à la fin du XVIIIe siècle, les terres de l’ancien État de Pologne- Lituanie connaissaient à cette époque une rapide augmentation des échanges, favorisée par la désagrégation progressive des structures féodales et le passage à une économie capitaliste. Sous l’effet d’une demande extérieure en hausse constante, la zone d’exploitation des forêts pour l’exportation de bois d’œuvre eut tendance à s’étendre progressivement vers le sud et l’est, en remontant les cours d’eau du bassin de la Vistule, utilisés pour le flottage des bois vers Stettin ou Danzig4 (Figure 1).

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Figure 1. Les bassins de la Vistule et de l’Oder

2 Cet essor du commerce avait été rendu possible par une accélération sans précédent du taux de mutation de la propriété forestière dans les trois tronçons. Au rythme des aliénations des domaines publics, des parcellisations consécutives à l’abolition du servage, de la liquidation des droits d’usage ou des ventes de fonds hypothéqués, des centaines de milliers d’hectares de forêts changèrent de mains et furent intensément exploités pour l’exportation de bois d’œuvre. Au XIXe siècle, ce marché était largement dominé par les grands importateurs prussiens installés dans les ports de la côte balte ou les grandes villes marchandes comme Posen ou Bromberg, situées à des endroits stratégiques du réseau fluvial. Ces maisons de commerce dépêchaient leurs agents aux quatre coins de la Pologne ou bien faisaient appel à des intermédiaires, généralement des marchands juifs établis à leur compte5, qui leur livraient eux-mêmes le bois. Dans un cas comme dans l’autre, la vente sur pied (le bois étant encore debout) était de loin la pratique la plus courante. Les propriétaires privés traitaient généralement de gré à gré avec le marchand qui les avait démarchés. Les ventes aux enchères étaient rares et n’étaient pratiquées que par les très grands propriétaires. Le marchand cherchait à obtenir les conditions d’exploitation les plus favorables, lui permettant d’extraire le bois le plus rapidement possible et avec le moins d’obligations. Pour le propriétaire, l’un des enjeux principaux du contrat était, outre l’obtention du meilleur prix, de se prémunir contre d’éventuelles dégradations aux peuplements et aux sols. Cet aspect de la transaction était d’ailleurs le seul à être encadré par la loi. Il existait en effet, depuis 1852 dans le tronçon autrichien et depuis 1898 dans le tronçon russe, des règles de conservation – par ailleurs très peu efficaces – qui imposaient aux propriétaires certaines restrictions concernant le changement d’affectation du sol6. Mais en ce qui concerne l’échange lui-même, c’est-à-dire la fixation du prix, du volume et des modalités de la transaction, propriétaires et marchands étaient entièrement « libres » de s’accorder sur les clauses de leur choix. L’autorité publique n’intervenait que si les

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droits de tiers étaient menacés, c’est-à-dire lorsque la forêt était grevée de servitudes forestières ou de pâturages.

3 En l’absence de toute réglementation concernant la vente, le jeu des négociations entre propriétaires et marchands ouvrait donc un large éventail de possibilités et d’abus. On se propose dans cet article d’en examiner un aspect particulier : les enjeux liés à la mesure des bois. Cet aspect a bien été étudié pour d’autres produits comme le blé ou le vin, dont les modalités d’échange, et donc les conditions de mesure, furent de plus en plus encadrées au XIXe siècle, par exemple à travers la normalisation des contenants7. Pour les transactions forestières, le problème se pose dans des termes très différents. Abattu et proche de l’acheteur final, le bois représente une marchandise dont la quantité (et donc la valeur) est relativement facile à évaluer, même si l’établissement et l’observation de normes de mesurage peuvent parfois poser problème8. Il en va tout autrement lorsque le bois est encore sur pied et à une grande distance de l’endroit où il sera consommé – ce qui était le cas de figure le plus fréquent dans la Pologne du XIXe siècle. Comme le rappelle Yves Poss, un lot de bois, lorsqu’il est mis en vente sur pied, est un produit hybride qui inclut à la fois un bien (les tiges désignées pour la coupe) et une série de services (l’abattage, le façonnage et le transport des bois)9. Sa valeur marchande est difficile à cerner, car la qualité du bois ne peut être identifiée avec certitude qu’après la coupe, voire après les premiers coups de scie, lorsque des défauts peuvent apparaître. Dans ce contexte d’incertitudes et d’opacité, les connaissances sylvicoles, mais aussi celles relatives à l’état du marché, constituent une ressource capitale au moment de la négociation du prix et des conditions de vente. Or de ce point de vue-là, propriétaires et marchands étaient loin d’être égaux. Frappés par un déficit d’expertise, dans un contexte de pénurie durable en forestiers bien formés, les propriétaires de la Pologne du XIXe siècle étaient victimes de toutes sortes d’abus. Il existait pour les marchands deux modes principaux d’extraction du surprofit : d’une part la fraude proprement dite, si les mesures étaient délibérément faussées ; de l’autre l’imposition de conditions de vente léonines à travers le choix de procédés de mesurage défavorables au vendeur. Après avoir brièvement présenté les principales caractéristiques régissant le marché du bois sur pied à cette époque, on passera en revue les différentes pratiques de vente en vigueur, en montrant à chaque fois leurs implications pour les propriétaires et les marchands.

1. Des transactions relevant pour l’essentiel du « contre-marché »

4 Pour comprendre le fonctionnement des transactions forestières, on peut se référer au cadre d’analyse que propose Fernand Braudel à propos des « jeux de l’échange » entre producteurs et consommateurs10. La forme A, que Braudel appelle la sphère du marché, regroupe les transactions bien connues, les trafics locaux et à courte distance, ainsi que certains échanges lointains mais transparents. Les échanges y sont sans surprise et il est possible d’en connaître à l’avance les tenants et les aboutissants. On peut supposer que dans un pays comme l’Allemagne, la majorité des ventes de bois d’œuvre relevait de la sphère du marché dans la seconde moitié du XIXe siècle. Nourrie par un haut niveau d’industrialisation et d’urbanisation, la demande intérieure en matériaux de construction et en bois industriels y offrait aux propriétaires des débouchés de proximité faciles à identifier. Il était aisé de se renseigner sur les prix pratiqués dans les

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villes voisines, notamment en raison du grand nombre de revues et de brochures sylvicoles et commerciales à disposition11. Ayant à la fin du XIXe siècle déjà largement converti leurs forêts en peuplements résineux purs et équiennes – une forme de standardisation qui permettait la commercialisation de fûts rectilignes et d’âge identique –, les propriétaires forestiers de régions comme la Prusse ou la Saxe pouvaient estimer assez précisément le volume de leurs peuplements, et ce d’autant plus qu’ils disposaient de forestiers professionnels bien formés pour les assister dans cette tâche12. En Pologne, la situation était très différente, en raison d’un important retard en matière d’aménagement forestier, mais aussi à cause de l’état du marché et des possibilités d’écoulement. L’exploitation forestière y était marquée par un haut niveau d’extraversion. En raison de la faiblesse de la demande locale, si l’on excepte quelques zones urbaines comme celle de Varsovie ou de Łódź, le bois d’œuvre était essentiellement destiné à l’exportation. À une date aussi tardive que 1911, 90 % des pins abattus dans le Royaume de Pologne avaient été expédiés à l’étranger13. Dans les régions les plus reculées, les bois destinés à l’exportation, comme les chênes pour la construction navale, n’étaient même pas cotés sur les marchés locaux.

5 Or selon Braudel, dans ce cas de figure, on quitte la forme A pour entrer dans la forme B, celle du « contre-marché », qui se caractérise par une absence de transparence en vue d’un surprofit et donc par « le règne de la débrouille et du droit du plus fort14 ». Le commerce au long cours (Braudel reprend le terme allemand Fernhandel) est, par excellence, un domaine de grande liberté pour le marchand, car il opère sur des distances qui le mettent à l’abri des surveillances ordinaires ou lui permettent de les contourner. Il est ainsi propice au développement d’un échange inégal. Avec le glissement du front d’exploitation en direction des confins méridionaux et orientaux du bassin de la Vistule, on assista au cours de la seconde moitié du XIXe siècle à un allongement progressif de ces « chaînes marchandes » reliant producteurs et consommateurs. Les écarts entre les prix d’achat locaux et les prix de vente dans les ports baltes ou les grandes villes prussiennes étaient considérables et loin d’être toujours justifiés par les frais que le marchand devait engager pour la coupe, le façonnage et le transport des bois. Les registres de comptabilité des entreprises étant généralement perdus, on manque de données chiffrées précises à ce sujet. On peut cependant évoquer, à titre d’exemple, les estimations qu’un forestier polonais donnait pour un lot de 60 pins, achetés 240 roubles au confluent du Boug et du Narew. Le coût de l’exploitation et du transport vers Danzig, d’environ 165 roubles au total, se décomposait de la façon suivante : 38 % pour le débardage jusqu’au cours d’eau, 17 % pour le salaire des flotteurs et les indemnités destinées à financer le retour par voie terrestre, 14 % pour le paiement des intérêts sur le capital emprunté, 12 % pour le clouage du radeau, 7 % pour la coupe et façonnage des bois, 6 % pour la nourriture des flotteurs, 3 % pour les péages et taxes douanières à verser en chemin, enfin 3 % pour les visas et autres frais divers15. Comme la marchandise pouvait être écoulée à Danzig pour la somme de 540 roubles, cela faisait, tous frais déduits, un bénéfice net d’environ 140 roubles pour le marchand. Dans la réalité, les cas de figure étaient très divers et les sommes à débourser pouvaient considérablement varier en fonction de la situation locale et d’évènements difficiles à prévoir. Une mauvaise estimation de la distance de débardage ou un étiage soudain bloquant les radeaux en chemin pouvait ainsi majorer considérablement la note, voire faire échouer toute l’opération. Avec le temps cependant, les marchands prussiens acquirent l’expérience nécessaire et, avec le

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processus de concentration qui toucha le secteur à partir des années 1870, la taille critique qui leur permit de multiplier les investissements et ainsi de limiter les risques.

6 De façon générale, l’acheteur prussien ou son intermédiaire disposait de trois avantages décisifs sur le propriétaire des forêts : la supériorité de l’information, l’abondance de capital et d’opportunités de crédit, enfin le laxisme des autorités locales qui fermaient souvent les yeux sur des pratiques commerciales parfois agressives ou illicites. Il n’existait pas de relations directes entre le propriétaire et ceux à qui le bois était destiné. Seul le marchand connaissait les conditions du marché aux deux bouts de la chaîne, et donc le bénéfice escomptable. Son argument principal étant l’argent comptant, il savait amadouer le vendeur par des « largesses apparentes » comme de menus présents. Sylwan, la toute première revue sylvicole publiée en langue polonaise, en donnait une illustration dans les années 1830 : « L’usage est de donner au propriétaire, outre le paiement pour son bois, des cadeaux sous forme de perles, de boucles d’oreille, de bagues ou de fourrures […]16 ». Tout au long du XIXe siècle, de nombreuses publications de langue polonaise ne cessèrent de dénoncer le rapport de force déséquilibré qui existait entre marchands de bois et propriétaires de forêts, au détriment de ces derniers. Elles déploraient leur déficit en connaissances sylvicoles, surtout l’incapacité à évaluer correctement la valeur des arbres en raison d’un manque persistant en experts. La Posnanie et la Galicie avaient certes émergé comme des centres importants de formation pour les forestiers polonais, mais les effectifs qui sortaient des établissements d’enseignement étaient trop faibles pour couvrir les énormes besoins en personnel. La plupart de ceux qui observaient la situation étaient convaincus que les propriétaires perdaient beaucoup d’argent en réalisant des transactions qui n’étaient, à tous points de vue, pas à leur avantage. En 1855, un forestier polonais évoquait le manque à gagner dû à ces carences : « La majorité des propriétaires vendant du bois ne mettent jamais le pied en forêt, n’ont aucune idée à son sujet, […] et ils sont satisfaits d’avoir, après quelques heures de négociations passées sous leur toit avec le marchand, reçu en liquide quelques dizaines de milliers voire davantage, alors que la marchandise cédée au rabais en valait deux à trois fois plus17. »

7 À partir des années 1840, on vit se multiplier brochures et manuels formulant en langue polonaise toutes sortes de recommandations aux propriétaires de forêts18. Les conseils qu’ils prodiguaient, d’ordre à la fois technique et commercial, évoquaient les options existantes pour vendre du bois d’œuvre et en tirer le meilleur prix sans dévaster son patrimoine ligneux.

2. Le choix du mode de vente et ses implications

8 En ce qui concerne la mesure du bois, les modalités de conversion entre les unités utilisées dans les différents tronçons et celles en vigueur dans les ports baltes ou les pays consommateurs était évidemment un enjeu en soi19. Ce n’est pas de cela qu’il sera question ici. En présentant les différentes méthodes de vente du bois d’œuvre en usage, il s’agit plutôt de comprendre l’importance que revêtait, au moment des négociations, le choix des caractéristiques physiques des arbres (et/ou des peuplements) et des procédés de mesurage adoptés. Dans l’idéal, il fallait choisir une grandeur pour chaque type de bois : la pièce pour le petit bois de construction et le matériau destiné aux artisans, le stère pour le gros bois de chauffage, le chariot pour les branches et le petit bois. Mais pour le bois de construction destiné à l’export – le produit qui nous intéresse

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ici –, c’était le volume (en l’occurrence en pieds cube) qui devait s’imposer dans le « jeu de l’échange20 ». Or c’était en réalité loin d’être toujours le cas.

Vendre à la surface : l’option la plus profitable aux marchands

9 L’un des modes de vente de bois d’œuvre les plus répandus dans la Pologne du XIXe siècle était de céder une surface donnée pour une somme fixée. On procédait surtout de la sorte là où les forêts couvraient des terres potentiellement arables, mais aussi lorsque les propriétaires avaient un besoin urgent de liquidités, ce qui était fréquent dans un contexte de difficultés financières permanentes. Il s’agissait d’une vente en gros avec un prix forfaitaire qui ne tenait aucunement compte du nombre de tiges présentes sur la parcelle, de leurs dimensions ou de leurs qualités. Habituellement, on vendait à la morga (surface couvrant de 0,5598 à 0,5755 ha, selon les régions), à la włóka (une unité utilisée dans le tronçon russe et qui équivalait à 16,7962 ha) ou au joch (en usage côté autrichien et correspondant à 0,5755 ha) 21. Il y avait deux schémas possibles : soit le propriétaire cédait le bois et le sol ensemble, soit le bois seulement. De nombreuses ventes de ce type survinrent dans le tronçon russe des années 1860 et 1870, alors marqué par une rapide augmentation du taux de mutation de la propriété forestière suite à l’abolition du servage et aux confiscations ayant suivi l’insurrection polonaise de janvier 1863. Le prix par unité de surface variait selon de l’essence – pin ou chêne – mais aussi et surtout en fonction de l’accessibilité des forêts et des conditions de débardage. Dans la région de Kalisz par exemple, la włóka se négociait de 8 400 à 9 000 roubles au début des années 1870 ; autour de Łuków, dans le gouvernorat de Lublin, son prix pouvait monter jusqu’à 11 000 roubles22. La récolte des tiges se faisait généralement par coupe rase. Celle-ci devait être réalisée dans un certain délai sans quoi l’acheteur devait payer des pénalités au propriétaire. Une fois défrichées, les terres étaient parcellisées et vendues à des colons ; mais dans certains cas, le marchand uniquement intéressé par le gros bois d’œuvre laissait derrière lui de vastes friches couvertes de souches et de rémanents, donc inutilisables pour l’agriculture.

10 La mesure de la surface à vendre constituait en elle-même un défi qui n’était pas toujours simple à relever. Dans le tronçon russe, il n’existait pas de cadastre, sauf dans la région de Lublin où un document de ce type avait été réalisé dans le majorat des Zamoyski. Dans les deux autres, les cadastres étaient au milieu du XIXe siècle encore en cours d’élaboration23. Cette situation était la source de divers abus, les marchands profitant de l’ignorance des propriétaires pour les tromper sur l’étendue réelle de leurs forêts. Dans la région d’Opatów, on avait signalé un contrat pour 80 morga qui concernait en réalité une surface couvrant le double ; un autre propriétaire avait vendu une forêt de 60 włóka évaluée à seulement 40 par les marchands24. Il n’était pas non plus toujours simple de s’assurer que la surface effectivement rasée correspondait à celle qui avait été fixée au moment de la signature du contrat. En Galicie, un propriétaire qui avait cédé 6 joch de pinèdes à des marchands trouva deux ans plus tard sa forêt complètement rasée sur une surface de 10 joch25. Le manque d’arpenteurs et de géomètres, la rareté du matériau cartographique et la médiocrité des relevés de terrain constituaient autant d’éléments qui rendaient les mesures souvent imprécises ou erronées. Le « jeu de l’échange » était d’autant plus compliqué pour les propriétaires

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que les experts auxquels ils faisaient appel se révélaient parfois être à la solde des marchands : « Avant tout, il faut précisément faire évaluer la surface à vendre, aussi bien en ce qui concerne son périmètre que le détail des peuplements, afin de n’avoir avec le marchand aucune querelle sur la quantité de forêt vendue. Une fois que l’on a ces dimensions et l’inventaire établi par un arpenteur forestier, il convient de recourir à des experts qui donneront la valeur du bois en tenant compte de toutes les circonstances ayant une influence sur la vente et l’achat. Au moment du choix des experts, il faudra être d’une grande prudence et ne s’adresser qu’à des gens connus pour leur honnêteté ; car les marchands, qui connaissent de façon notoire l’état précis dans lequel se trouvent nos propriétés, lorsqu’ils apprennent qu’une vente a été fixée, s’efforcent de prendre un évaluateur qui leur soit utile pour l’achat, c’est- à-dire qui évalue au rabais26. »

11 Dans l’idéal, le propriétaire devait d’abord recruter un personnel fiable capable d’établir une carte indiquant l’étendue des forêts et des autres terrains ainsi qu’un registre des peuplements précisant section par section l’essence et l’âge des arbres27. Tout cela nécessitait un travail de longue haleine que seul un géomètre ou un forestier compétent et très bien formé pouvait mener à son terme. Un relevé topographique précis requérait toutes sortes d’instruments – planchette pour la planimétrie, chaînes d’arpenteur, mires et niveau à lunettes – ainsi qu’un personnel qualifié pour effectuer les mesures. Or au XIXe siècle, seuls les très grands propriétaires aux ressources financières importantes pouvaient s’offrir les services de tels experts. Certains avaient précocement fait cartographier et inventorier leurs forêts, comme par exemple la riche famille des Potocki, propriétaire du domaine de Wólka Niedźwiedzka en Galicie (Figure 2).

Figure 2. Carte et inventaire forestier du domaine de Wólka Niedźwiedzka

Source. Archiwum Głowny Akt Dawnych (par la suite, AGAD) 402/454-45.

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12 Sur cette carte au 1/200 étaient représentés cours d’eau, chemins, prés, terres arables et forêts en fonction de l’essence. L’encart à droite donnait les superficies exactes section par section et formulait des « remarques » comportant notamment des informations sur l’âge des arbres et leur grosseur. Le paradoxe était cependant qu’une fois ce travail réalisé, il valait mieux vendre à la pièce ou, mieux, au volume. Une forêt cartographiée et divisée en sections pouvait en effet procurer des revenus sur le long terme dans le cadre d’un « plan de coupe » régulant l’ordre dans lequel les peuplements devaient être abattus et replantés.

13 En somme, ceux qui connaissaient le mieux l’étendue de leurs forêts étaient aussi ceux qui avaient le moins d’intérêt à la céder par unité de surface. Le principal problème de la vente à la morga ou à la włóka était que le propriétaire vendait généralement sa forêt sans avoir la moindre idée de la valeur potentielle des tiges qui s’y trouvaient. Il existait bien des « barèmes de productivité » qui indiquaient la quantité moyenne de poutres, merrains et souches livrés par unité de surface. Mais il ne s’agissait que de chiffres théoriques souvent très éloignés de la réalité28. Au milieu du XIXe siècle, il restait encore à de nombreux endroits des forêts de haute-futaie possédant des arbres de grande valeur. En 1868, la veuve d’un général moscovite avait obtenu 66 włóka boisées suite aux confiscations survenues après l’Insurrection de janvier. Elle les avait immédiatement revendues à des marchands allemands pour la somme de 300 000 roubles29. Durant les années 1870, des contrats similaires furent signés avec plusieurs autres négociants berlinois. On vit alors partir par la Vistule de grandes quantités de bois d’œuvre à destination de la Prusse. Ce commerce était lucratif car il s’agissait de tiges « de dimensions remarquables – des pièces énormes, comme on n’en voit plus aujourd’hui30 » ; la plupart avaient une longueur de 40 à 60 pieds et une grosseur d’au moins 20 pouces. Les propriétaires auraient pu en tirer beaucoup plus s’ils avaient pris la peine de faire inventorier les peuplements et de fixer un prix à la pièce tenant compte des dimensions des tiges.

14 Mais la perspective d’une rentrée de liquidités immédiate et facile primait la plupart du temps. Cette situation ouvrait de véritables opportunités pour les marchands. De fait, lorsque ces derniers achetaient une forêt par unité de surface, leur marge était souvent considérable. En 1888, un propriétaire de Palikije, petit village situé non loin de Lublin, vendit à un négociant allemand environ 500 hectares de forêts pour la somme de 83 000 roubles. L’affaire se révéla extrêmement rentable. Le marchand tira des arbres 40 000 traverses et 3 000 plançons de chênes qui partirent vers l’Allemagne par la Vistule. Au total, la valeur des bois de construction extraits s’élevait à environ 75 000 roubles. À cela s’ajoutaient les bénéfices de la vente des rémanents sur le marché local, sous forme de bois de chauffage. Quant aux chutes des plançons, elles servirent à fabriquer des douelles vendues aux tonneliers des villes voisines. Le débardage des bois depuis la forêt jusqu’à la Vistule n’avait coûté que 7 kopecks par pied cube, le salaire du trieur compris. Au total, l’acheteur avait gagné en trois mois 67 000 roubles et donc recouvert environ 80 % de son investissement initial, ayant entre-temps revendu le terrain à un investisseur berlinois31. C’était lorsque le marchand se portait acquéreur du bois sur pied et du sol ensemble que les bénéfices étaient les plus importants. En Volhynie, il récupérait rapidement jusqu’à 100 % du capital investi grâce à la vente du bois, parcellisait ensuite le sol pour le louer ou le revendre à des colons32. Dans la région de Ciechanów près de Lublin, les achats à la włóka étaient encore plus lucratifs, avec des retours sur investissement de l’ordre de 200 à 300 %33. Logiquement, le manque à

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gagner pour les propriétaires était inversement proportionnel. Il existait heureusement pour eux d’autres façons de procéder qui leur permettaient d’augmenter leurs bénéfices.

Compter un nombre de pièces : une solution arithmétiquement simple

15 En comparaison de la vente à la surface, qui pour être effectuée correctement requérait un long et compliqué travail d’arpentage, la vente à la pièce reposait sur une arithmétique simple. Mais elle demandait un contrôle attentif en forêt et pouvait sans cela déboucher sur un pillage des peuplements. Jan Orłowski voyait dans la « la cessation d’un nombre donné de pièces » une méthode de vente « imparfaite » mais néanmoins « bien meilleure et plus précise que la vente à la włóka34 ». Elle se déroulait généralement de la façon suivante : le marchand obtenait une concession sur une étendue délimitée et pour une durée donnée, mais avait en revanche la liberté du choix des tiges et de leur préparation pour l’export, généralement sous forme de radeaux qui partaient par voie fluviale. La récolte s’opérait alors non par coupe rase mais selon le principe du jardinage. Lorsqu’ils le pouvaient, les acheteurs ne prélevaient que les meilleurs arbres, généralement ceux atteignant un certain diamètre. Le contrat précisait le nombre de tiges que l’acheteur était autorisé à prélever ; s’il le dépassait, il devait payer des amendes au propriétaire. C’est pourquoi les conditions de vente devaient être « explicites, clairement écrites et fixées de façon à protéger le vendeur des problèmes et des besoins qui pourraient apparaître ultérieurement35 ». Dans l’idéal, il fallait désigner les tiges devant être abattues au cours d’une opération de marquage (aussi appelée martelage) menée conjointement en forêt par un agent du marchand et l’intendant du domaine. Il s’agissait de désigner, d’une part, les arbres à abattre en fonction du nombre fixé par le contrat, d’autre part ceux qui devaient être mis « en réserve », c’est-à-dire les semenciers nécessaires à la régénération de la forêt une fois la coupe partielle effectuée. On utilisait alors un marteau de forestier (młot leśny ou cechówka) qui possédait d’un côté une lame permettant de retirer un peu l’écorce, de l’autre une empreinte qui, apposée sur cette surface, signifiait l’enlèvement ultérieur de l’arbre. Cet instrument laissait une marque qui faisait foi devant les tribunaux, en cas de litige36. Les tiges à vendre étaient ainsi identifiées par le cachet ou la « signature » du marteleur ; pour le bois d’œuvre, il s’agissait généralement d’une lettre au centre d’un cadre. Les manuels de sylviculture recommandaient aux propriétaires de réaliser fréquemment des contrôles jusqu’au moment du clouage des radeaux pour l’exportation. Les marques apposées sur chaque pièce devaient rester visibles afin de permettre la vérification de la provenance et du nombre exact de tiges effectivement prélevées37.

16 Le principal défaut de la vente à la pièce était que le prix convenu ne tenait généralement pas compte des qualités individuelles des arbres, qui pouvaient fortement varier sur une même parcelle. Le « jeu de l’échange » tournait ici autour d’une simple quantité : « En procédant de cette façon […] les vendeurs […] se bornent habituellement à augmenter autant que possible leur nombre et à fixer un prix par pièce dont ils ont entendu qu’il se pratiquait ailleurs38. » Souvent mis en demeure de dégager rapidement une certaine somme au propriétaire, les régisseurs contactaient les

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marchands de bois dans l’urgence ; ils les invitaient à couper un certain nombre de tiges pour une somme fixée, avec une grande marge de manœuvre : « L’habitude, adoptée presque partout, de vendre le bois à la pièce, laisse au marchand la possibilité de choisir les meilleurs arbres ; ce faisant, il y gagne non seulement en raison des différences de taille de chacune des pièces, mais également par l’éviction d’autres futurs marchands, car ces derniers connaissent cette façon de travestir la forêt et contestent, à juste titre, de pouvoir y trouver du matériau adapté à leurs besoins39. »

17 Tandis que les bois de plus fort diamètre partaient par flottage, les branches et les rémanents étaient vendus à prix cassés sur le marché local. Quant aux peuplements restants, ils étaient souvent soumis à un lent processus de dégradation. Dans les forêts où il n’existait pas de voies de vidange, ce qui était très fréquent en Pologne au XIXe siècle, les taillis étaient généralement endommagés au cours du débardage. Les futaies étaient dépeuplées des meilleurs arbres, les vides se multipliaient et rien n’était fait pour les combler par plantation ou réensemencement. Le caractère parfois chaotique de la récolte par jardinage opérée par les marchands pouvait avoir des conséquences délétères sur le long terme : « La vente à la pièce relève du type de l’économie de pillage, arbitraire, qui fait mourir des masses de jeunes arbres, et à cause des servitudes forestières, surtout de pâturages, les jeunes plants ne repoussent pas de sitôt40. »

18 Si elle était encore grevée de droits d’usage, la forêt continuait à être utilisée par les paysans des alentours qui y prélevaient du bois ou y faisaient paître leur bétail, ce qui contribuait à entraver la régénération des peuplements. Mais même si les servitudes avaient été abolies, il était plus facile de commettre des vols ou de faire paître ses animaux clandestinement car, comme le propriétaire avait déjà vendu les tiges de plus forte valeur, il ne prenait plus la peine d’embaucher des gardes pour surveiller le reste de la forêt.

19 Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la vente à la pièce n’en était pas moins une pratique très courante, y compris sur les grands domaines. Un contrat approprié et un travail de contrôle assidu permettaient aux propriétaires de prévenir les possibles désagréments d’une coupe partielle mal réalisée. Possessionné dans plusieurs régions du tronçon russe, le comte August Potocki réalisa à cette époque de nombreuses transactions avec des acheteurs juifs qui livraient les bois à Danzig. Les registres conservés montrent que les coupes concernaient plusieurs centaines d’unités chaque mois, mais elles étaient étroitement encadrées par des contrats imposant une coopération étroite avec Julius Borkenhagen, un forestier d’origine allemande au service du comte depuis 1847. Celui-ci gardait un œil attentif sur les ventes, qui se multiplièrent dans les années 1850. Entre autres transactions, on peut citer l’achat de 3 000 pins pour 46 500 zlotys (soit 15,5 zlotys/pièce) par les marchands Aleksander Brokman et Cynamon, ou encore celui de 2 000 pins pour 33 000 (soit 16,5 zlotys/pièce) par Szajm Lula et Cohn41. Les contrats conservés pour les forêts des Potocki à Nieporęt montrent que toutes les précautions étaient prises pour éviter d’éventuels abus de la part de marchands. En 1854, un négociant du nom d’Inkiel Grubszmit fit l’acquisition de bois sur pied. Les tiges à prélever devaient être marquées par Borkenhagen lui-même (§ 1), Grubszmit était tenu de débarrasser la parcelle des rémanents (§ 3) et de veiller à ne pas endommager les jeunes arbres lors du traînage des grumes (§ 4)42. Le débardage jusqu’à la Vistule devait être réalisé sous le contrôle de Borkenhagen, la mise à l’eau n’étant possible qu’après vérification du marquage des bois43.

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20 On sait par divers témoignages que les fraudes n’étaient pas rares en raison de la difficulté à surveiller en permanence les agissements des marchands. Ces derniers profitaient parfois de la négligence ou de la complicité des intendants chargés des opérations de marquage. En 1849, l’adjudication de concessions dans les forêts domaniales de Białowieża, très difficiles d’accès, n’avait attiré qu’un seul candidat, Yitzhak Zabłudowski, riche négociant de Białystok. Celui-ci obtint à des conditions avantageuses un droit de coupe pour cinq ans. Le contrat l’autorisait à prélever 44 892 pins contre 45 000 roubles, ce qui portait le prix unitaire à seulement un rouble la tige44. Or pour accroître ses bénéfices – les coûts du débardage étant alors excessivement élevés –, Zabłudowski préleva plus de tiges qu’il n’était autorisé à le faire. Il s’avéra que les membres de l’administration forestière avaient reçu des pots-de- vin pour fermer les yeux sur ces vols. Ces actes furent dénoncés et une commission d’enquête envoyée de Saint-Pétersbourg pour évaluer l’ampleur de la fraude. Zabłudowski parvint à soudoyer tous ses membres et échappa de peu à une peine de travaux forcés en Sibérie45. Quelques années plus tard, des entrepreneurs signèrent un contrat pour un lot de tiges afin d’alimenter la scierie de Kłaj, en Galicie. Située dans les forêts domaniales de Niepołomice, la concession avait été inspectée par un représentant de l’entreprise et deux délégués de l’administration forestière, qui apposèrent au marteau forestier des marques sur les arbres destinés à la coupe. Mais il s’avéra que, en 1876 et 1877, un grand nombre de pièces non marquées étaient arrivées sur les lignes de sciage. Les vols avaient été signalés par un employé de la scierie, qui fut immédiatement renvoyé par l’entreprise. L’affaire fut ensuite portée devant le tribunal de Cracovie46.

Tenir compte d’une dimension : l’enjeu de la mesure des tiges

21 De toute évidence, la vente à la pièce en l’absence de tout inventaire forestier donnait lieu à de nombreux abus. Pour en corriger les défauts, on employait parfois une méthode plus précise consistant à tenir compte de la longueur des tiges. Pour tous ceux qui avaient une connaissance des prix pratiqués à Danzig ou à Stettin, il était évident que la marge réalisée par les marchands était considérable si le propriétaire vendait des bois sans considérer leur taille. C’était surtout le cas pour les arbres utilisés pour la mâture et dont les spécimens baltes étaient particulièrement prisés des marines d’Europe de l’ouest47. La valeur marchande de ces arbres augmentait évidemment avec leur longueur, mais d’une façon exponentielle, compte tenu de la rareté des tiges les plus grandes : « Le marchand qui achète dans une forêt donnée trois mille tiges […] peut en trouver parmi elles quelques centaines ayant une longueur de soixante à cent pieds ; pour chacune de ces pièces, il recevra, selon la taille et la qualité, de 600 à 6 000 florins à Danzig, Stettin, etc., alors que sur place il n’aura payé que de 18 à 24 florins la pièce. Mon avis est par conséquent que les propriétaires privés ne vendent jamais à la pièce, mais au pied48. »

22 Il était donc capital pour les propriétaires de savoir identifier les arbres propres à servir de mâts. Dans une brochure parue en 1842, Benedykt Aleksandrowicz donnait quelques conseils à ce sujet : il recommandait de choisir les tiges « droites et lisses comme des bougies », précisait les dimensions minimales requises – en général, 55 pieds de long et 10 pouces de large –, précisait à quels endroits du tronc de petits

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défauts du bois pouvaient être tolérés, donnait à titre indicatif les prix en vigueur à Danzig afin que les propriétaires puissent négocier au mieux49.

23 Il existait différentes méthodes pour mesurer la hauteur d’un arbre sur pied. L’une des plus rudimentaires était la « croix du bûcheron », dérivée du théorème de Thalès et applicable à l’aide de deux simples morceaux de bois de longueur identique. Après avoir croisé perpendiculairement les bâtons, l’observateur se place en alignant le pied de l’arbre, le bas du bâton vertical et son œil. Puis il marche vers l’arbre de façon à faire coïncider la cime, le haut du bâton vertical et son œil. Quand les deux axes coïncident, il se trouve exactement à une distance de l’arbre égale à sa hauteur (Figure 3). Il ne reste plus qu’à la mesurer au sol à l’aide d’un ruban gradué, d’une chaîne d’arpenteur ou en comptant le nombre de double pas.

Figure 3. Le principe de la croix du bûcheron

Source. G. HUFFEL, 1905, p. 85. Crédits. Internet Archive, URL : https://archive.org/details/economieforesti02huffuoft

24 Une autre méthode était l’utilisation d’une perche placée au pied de l’arbre. À une certaine distance, l’observateur tient verticalement une baguette qu’il éloigne ou rapproche de l’œil jusqu’à faire coïncider son sommet et sa base avec ceux de la perche. Il reporte ensuite la baguette verticalement devant ses yeux jusqu’à atteindre la cime. Connaissant la hauteur de la perche et le nombre de reports nécessaires, il en déduit facilement la hauteur de l’arbre (Figure 4). Le forestier pouvait alors calculer la hauteur « commercialisable » du fût. D’ordinaire, une tige lisse et droite pouvait donner du bois de construction jusqu’à l’apparition de nœuds ou de la première grosse branche. Une fois cette partie découpée, le reste – souche et houppier – était débité en petit bois de chauffage ou brûlé pour obtenir de la poix ou du goudron.

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Figure 4. Méthode de mesure de hauteur d’un arbre à l’aide d’une perche

Source. B. ALEKSANDROWICZ, 1863, p. 8. Crédits. Bibliothèque numérique de Grande Pologne, URL : http://www.wbc.poznan.pl/publication/ 240717

25 Ces méthodes de mesure approximatives supposaient que l’opérateur soit placé à une distance du pied de l’arbre égale à sa hauteur, ce qui n’était pas toujours possible en terrain accidenté ou couvert de taillis. Il valait mieux, dans ce cas de figure, utiliser de petits appareils appelés dendromètres ou hypsomètres (wysokomiar)50. Il en existait un grand nombre, au moins une quarantaine de types différents en usage vers 1900, sans doute davantage encore51. En Pologne, les dendromètres les plus utilisés provenaient des pays germaniques (ceux de Faustmann, Weise, Christen). Certains permettaient d’opérer seul, d’autres nécessitaient l’aide d’une autre personne. Qu’ils s’appuient sur les théorèmes des triangles semblables ou les propriétés des tangentes trigonométriques, tous les dendromètres donnaient les hauteurs rapportées à l’horizontale passant par l’œil de l’opérateur.

26 On peut citer à titre d’exemple le dendromètre de Christen, mis au point par un forestier suisse. Il reposait sur le même principe que celui de la perche mais était plus précis : pour un arbre de 30 mètres de haut, sa marge d’erreur ne dépassait pas le mètre. L’instrument se présentait comme une simple lame de laiton portant deux encoches que l’on suspendait verticalement entre deux doigts. En étendant le bras, on faisait en sorte que les rayons visuels rasant les encoches atteignent le pied et la cime de l’arbre, contre lequel on avait placé au préalable une perche de longueur connue. Il suffisait alors de lire sur le dendromètre le nombre déterminé par le rayon visuel atteignant le sommet de la perche, pour avoir, en mètres, la hauteur cherchée (Figure 5). Breveté en Suisse, le dendromètre de Christen commençait à être utilisé en Galicie, où l’on pouvait s’en procurer par correspondance au prix de 2,5 florins, frais de

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ports compris. Le directeur en chef de la revue Sylwan en présentait le fonctionnement en 1893 après en avoir obtenu un exemplaire qu’il utilisa pour réviser l’inventaire forestier de l’intendance de Mizuń, en Galicie orientale. Avec cet appareil on pouvait en une journée évaluer la hauteur de 800 à 900 arbres, pour peu que le terrain soit assez plat et facile à pratiquer52.

Figure 5. Méthode d’utilisation du dendromètre de Christen

Source. K. ACHT, 1893, p. 251. Crédits. Bibliothèque numérique de Grande Pologne, URL : http://www.wbc.poznan.pl/publication/ 86542

27 Estimer avec précision la « hauteur marchande » d’un arbre représentait un enjeu central dès lors que l’on choisissait la longueur pour fixer le prix au moment de la transaction. L’unité utilisée avait son importance. Dans certaines régions du tronçon russe, les marchands évaluaient les longueurs en sagènes – une unité d’environ 2,1336 mètres – plutôt qu’en pieds, car cela permettait de faire des arrondis à leur profit. Si un fût d’une longueur de cinq sagènes comportait un nœud à l’une de ses extrémités, sur la cinquième sagène par exemple, le marchand n’en payait que quatre et obtenait donc « gratuitement » la partie encore saine qui se trouvait au-delà et qui pouvait avoir une longueur de deux à trois pieds. Il était du reste d’usage à certains endroits que le propriétaire cède gratuitement les deux pieds correspondant aux extrémités des pièces et qui étaient endommagées au moment de la confection du radeau, à cause des clous utilisés pour fixer les pièces entre elles53.

28 Sur un grand nombre de tiges, de tels « rabais » pouvaient avoir un gros impact en termes financiers. Le peintre et illustrateur Franciszek Kostrzewski le rappelait dans une gravure de 1870 intitulée « Le capital et le travail » ; on y voyait un marchand de bois allemand disputer un bûcheron polonais au sujet d’une coupe mal réalisée

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(Figure 6). Le commentaire accompagnant la gravure révélait l’enjeu financier important que représentait la longueur des tiges achetées : « Un triste bûcheron se tient à proximité d’une énorme souche, appuyé sur le manche de sa hache, et à côté de lui un spéculateur au bel embonpoint, dont l’origine se lit à travers le personnage tout entier […]. Raide et fier, il reproche amèrement à l’ouvrier d’avoir laissé la souche si haute, qu’il y a là une perte pour sa bourse54. »

Figure 6. Franciszek Kostrzewski, « Le capital et le travail » (1870)

Source. Kłosy, no 278, 1870, p. 261. Crédits. Bibliothèque numérique de Grande Pologne, URL : http://www.wbc.poznan.pl/publication/ 116879

29 La hauteur des arbres n’était évidemment pas la seule dimension à prendre en compte. La grosseur – évaluée à partir du diamètre ou de la circonférence – avait aussi son importance et c’était parfois autour d’elle que se nouait le « jeu de l’échange ». La mesure s’effectuait à hauteur d’homme – à trois ou quatre pieds du sol généralement –, soit avec un ruban gradué (taśma) mesurant la circonférence, soit avec un instrument appelé compas forestier (klupa ou taster) qui mesurait le diamètre. D’un usage « précis » et « facile », le compas se présentait comme un pied à coulisse d’une longueur pouvait aller jusqu’à un mètre. Pour obtenir le diamètre (en pouces ou en centimètres), on plaçait l’instrument perpendiculairement au fût, si possible à un endroit où celui-ci était lisse ; si l’écorce était trop irrégulière ou rugueuse on la nivelait de façon à rendre la mesure plus précise55. Il existait plusieurs types de compas forestiers en usage en Pologne, pour la plupart mis au point par des forestiers allemands (compas de Reissig, Heyer, Freidrich, Heidler, Lütken)56. Les propriétaires polonais et leurs employés pouvaient s’en procurer auprès de fabricants basés en Autriche ou en Allemagne ou bien en faire fabriquer sur place, en demandant par exemple au charpentier du village

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de s’en charger sur la base d’un simple dessin57. Dès 1821, l’un des tous premiers numéros de la revue Sylwan en présentait le principe sur un schéma (Figure 7).

Figure 7. Schéma d’un compas forestier

Source. « O szacowaniu lasów », 1821, annexe. Crédits. Bibliothèque numérique de Grande Pologne, URL : http://www.wbc.poznan.pl/publication/ 99675

30 Cet instrument d’usage simple pouvait donner à une vente basée sur le diamètre une plus grande apparence de justice qu’une vente simple à la pièce. Mais ne tenir compte que du diamètre (ou de la circonférence) sans considérer la longueur de la tige était une approximation qui pouvait donner lieu à d’importants surprofits pour les marchands. C’est ce qu’expliquait un forestier galicien dénonçant en 1877 le recours à ce mode de vente dans les Carpates : « La méthode la plus délétère et la plus inepte que j’aie pu trouver se pratique dans les monts de Jasielsko. La vente s’y opère à la coudée et […] le prix est fixé de la façon suivante : le sapin ayant dans la partie inférieure du tronc une circonférence d’une coudée, ce qui correspond à 8 pouces, coûte 1 zloty ; un tel sapin peut contenir 8 à 9 pieds cube. Un sapin d’une circonférence de 3 coudées dans la partie inférieure du tronc, ce qui correspond à 24 pouces, coûte 3 zloty ; ce sapin contient plus de 100 pieds cube. Cette méthode de vente est vraiment intéressante […]. Un florin la coudée58 ! »

31 Durant la décennie suivante, la revue Sylwan renouvela les mises en garde sur la vente au diamètre59. En fait, dans la plupart des régions, différentes méthodes de vente coexistaient. Dans l’arrondissement de Gorlice, par exemple, le bois d’œuvre destiné à l’exportation se vendait à la surface (morga), à la pièce en tenant simplement compte du diamètre en pouces ou de la circonférence en coudées ; parfois également au pied cube, mais cette façon de faire n’était pas la plus courante60. Elle était pourtant, et de loin, celle qui était la plus profitable aux vendeurs.

Vendre au volume après cubage : un idéal difficile à atteindre

32 Bien que les méthodes de vente présentées précédemment fussent très répandues dans les trois tronçons de la Pologne, il est évident qu’elles étaient dans l’ensemble peu satisfaisantes pour les propriétaires. En 1840, le professeur Glinka Janczewski, de l’Institut forestier de Marymont, près de Varsovie, avait trouvé à ce sujet une comparaison intéressante : « Vendre du bois à la morga ou à la circonférence en coudées, sans avoir au préalable fait d’estimation et différencié le bois d’œuvre du bois de chauffage, c’est comme vendre une bibliothèque au poids61 ». La grande majorité des forestiers partageaient l’idée que seule une mesure volumétrique pouvait garantir au vendeur une rémunération réellement juste. Un article paru dans la Gazette de Lwów affirmait : « Il n’y a qu’une seule manière de vendre à la pièce qui soit profitable, à

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savoir : si l’on calcule combien chaque pièce contient de pieds cube et que l’on se fait payer pour chaque pied62 ». Pour y parvenir, il existait une méthode appelée « cubage », consistant à calculer le volume commercial d’un arbre à partir de sa hauteur marchande et de sa grosseur. Un manuel de sylviculture publié en 1869 en résumait l’idée : « La vente […] de bois de construction devrait partout se pratiquer sur la base du pied cube, en mesurant pour chaque pièce de bois la longueur en pieds et au milieu, à l’aide d’un ruban ou d’une chaîne, le diamètre en pouces63. » Dans le courant du XIXe siècle, cette façon de procéder eut tendance à se répandre, mais à un rythme plutôt lent en raison de la complexité des mesures à effectuer. Les marchands, conscients du fait que la vente à la pièce leur était bien plus profitable, contribuèrent également à en freiner la diffusion64.

33 Le principe de base du cubage, établi par le forestier allemand Heinrich Cotta, repose sur le fait que des arbres de même essence, de même grosseur, de même hauteur et de même forme ont un volume identique ou qui oscille autour d’une moyenne pouvant être précisément calculée. Il y avait deux types principaux d’estimation. Le plus courant concernait le bois encore sur pied ; il s’accompagnait d’un grand risque d’erreurs sur les volumes. L’autre, moins répandu, concernait les bois abattus et avait obligation d’une plus grande précision. Dans tous les cas, l’opération de cubage requérait de solides compétences et une bonne dose d’expérience. On pouvait réaliser soit un cubage au diamètre, soit à la circonférence. L’opération était facilitée lorsque les tiges étaient bien droites, plus complexe pour les bois tordus, irréguliers ou creux. On procédait alors à des approximations qui pouvaient significativement varier selon le « cubeur ». Dans l’idéal, l’estimation pied à pied (chaque sujet estimé individuellement) était à privilégier : « Pour effectuer les choses convenablement il faudrait, au moment du comptage des arbres, mesurer le diamètre et la hauteur de chaque tige et en déduire leur masse ; après quoi, en additionnant l’ensemble des masses individuelles, on obtient la masse du peuplement tout entier. Mais cette façon de faire est généralement fastidieuse ; même dans le cas où nous saurions estimer la masse d’un arbre à l’œil nu à partir de son épaisseur et de sa hauteur, cet art exige de nombreuses années d’expérience et même un certain talent qui n’est pas donné à n’importe quel forestier65. »

34 Il existait des manuels de sylviculture qui proposaient des tables (ou « tarifs ») de cubage donnant le volume de l’arbre en fonction de sa hauteur et de son diamètre. Les premières avaient été mises au point par Cotta et d’autres forestiers allemands comme Georg Ludwig Hartig ou Friedrich Wilhelm Stahl. Leur utilisation en terres polonaises nécessitait une conversion dans les unités locales. Plusieurs forestiers professionnels en firent publier66. La lecture de ces tables était simple. À la verticale apparaissaient les différentes catégories de grosseur des tiges (en pouces), à l’horizontale leur longueur (en pieds) ; en suivant lignes et colonnes, on obtenait le volume de chaque individu en pieds cube (Figure 8).

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Figure 8. Tarif de cubage des bois ronds par Benedykt Aleksandrowicz

Source. B. ALEKSANDROWICZ, 1842, tableau en annexe. Crédits. Bibliothèque numérique de Basse-Silésie, URL : http://www.dbc.wroc.pl/publication/13739

35 D’après Aleksandrowicz, un forestier aidé de quatre assistants pouvait estimer pied à pied le volume de 60 à 100 arbres à l’heure67. Il devait réaliser les mesures sur le terrain en tenant un carnet dans lequel étaient consignées les grosseur et hauteur de chaque individu, puis se reporter au tarif de cubage pour trouver le volume. Tout au long du XIXe siècle, les forestiers furent à la recherche d’améliorations techniques leur permettant de gagner en précision et en rapidité. De nouveaux dendromètres et compas forestiers étaient régulièrement mis sur le marché68. Dans les années 1890, un forestier employé sur le domaine de Neustupow en Bohème avait conçu un compas forestier avec table de conversion intégrée, fixée sur la règle graduée (Figure 9). L’appareil avait été introduit à l’école forestière de Lwów et son utilisation se répandit probablement parmi les grands domaines de Galicie durant les années suivantes.

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Figure 9. Compas forestier avec tarif de cubage intégré

Source. A. KOŽIŠEK, 1896, p. 120. Crédits. Bibliothèque numérique de Grande Pologne, URL : http://www.wbc.poznan.pl/publication/ 86538

36 Les archives de la grande aristocratie terrienne montrent en effet que leurs employés tenaient une comptabilité rigoureuse des ressources ligneuses de leurs propriétés. On peut donner à titre d’exemple le cas du domaine de Łańcut, propriété du comte Potocki dans le nord de la Galicie. L’un des forestiers en poste y avait réalisé un gros travail d’inventaire, comme on peut le voir à travers la page du carnet qu’il tenait pour l’une des sections (Figure 10).

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Figure 10. Page d’un carnet d’inventaire du domaine de Łańcut (années 1910)

Source. AGAD 350/542.

37 Le carnet comportait quatre colonnes indiquant le numéro de l’arbre au sein de l’inventaire, son épaisseur en pouces, sa hauteur en pieds, enfin son volume en pieds cube. Un travail aussi rigoureux demandait du temps et il ne faudrait pas imaginer qu’il était réalisé sur tous les domaines. Le comte Potocki était non seulement l’un des propriétaires terriens les plus riches de Galicie, mais aussi le premier président de la Société forestière créée en 1882. Ce qui était fait à Łańcut n’était donc en rien représentatif de la situation forestière générale. En effet, à la fin du siècle, seulement 40 % des forêts galiciennes étaient gérées par des intendants ayant suivi une formation poussée en agriculture, voire en sylviculture. Parmi elles, on comptait la totalité des forêts publiques, mais pas plus de 35 % des forêts privées, pour la plupart celles appartenant à la grande noblesse terrienne69.

38 Pour maximiser leurs profits, les marchands s’arrangeaient parfois avec des intendants malhonnêtes. Généralement très mal payés sur les domaines de la petite aristocratie appauvrie, ces derniers acceptaient souvent des pots-de-vin en échange d’une fausse estimation du volume de bois sur pied70. Ce phénomène existait aussi dans les forêts domaniales, en particulier du côté russe, où il allait de pair avec de la fraude documentaire. L’employé véreux consignait par exemple dans le registre de l’intendance la vente de 300 pieds cubes alors que le marchand en avait en réalité prélevé 1 00071. Parfois, les propriétaires faisaient appel aux membres de l’administration publique pour finaliser une transaction. En 1881, le comte Dzieduszyski, propriétaire du domaine de Konarzewo en Posnanie, engagea le forestier royal Drawiński pour l’assister dans ses négociations avec la compagnie S. D. Jaffé72. Cette solution était cependant coûteuse et loin d’être adoptée par tous. La plupart des petits et des moyens propriétaires laissaient en effet les marchands réaliser eux-mêmes

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les estimations de volume du bois sur pied : « Notre paysan est très souvent obligé de s’en référer aux calculs réalisés par le marchand lui-même, mais il peut y perdre beaucoup, en particulier dans le cas de grosses ventes ». Et cela d’autant plus que les négociants les moins scrupuleux utilisaient de « faux » instruments de mesure pour tromper le vendeur sur le volume du bois73.

39 Les paysans pauvres et souvent analphabètes, qui constituaient encore une large part de la société polonaise, constituaient des proies faciles. Afin de fortifier leur position dans le « jeu de l’échange », le journal des cercles agricoles de Galicie donna dans l’un de ses articles des informations sur le cubage des bois en décrivant à l’aide de schémas et d’équations les mesures et calculs à effectuer. Comme il n’était alors pas si simple de se procurer des tarifs de cubage – l’auteur donnait l’adresse d’une firme viennoise auprès de laquelle on pouvait en commander un en langue allemande –, il pouvait être utile de réaliser soi-même les estimations de volume, par exemple en utilisant la formule de Huber. Mais ce travail demandait un minimum de connaissances en mathématiques, d’où l’importance de l’entraide au sein du village : « Ce calcul ne peut être réalisé que par quelqu’un familier de la multiplication de nombreux décimaux. Nous pensons cependant que l’on peut quand même trouver dans chaque village trois ou quatre propriétaires qui maîtrisent ce genre de calculs ; il est du reste préférable, dans un tel cas, de s’adresser à l’instituteur local afin qu’il aide à réaliser le calcul. Les dépenses engagées à cette fin ne seront pas préjudiciables au vendeur et, oui, si le marchand de bois sait qu’il y a quelqu’un dans le village pouvant mesurer le bois, il ne pourra plus le faire selon son caprice, et cela d’autant plus si le vendeur lui aura montré, par exemple sur une feuille de papier, quelle longueur, grosseur et volume chaque arbre possède74. »

40 Ces recommandations pouvaient se révéler fort utiles, mais elles trahissaient l’ampleur des efforts qui restaient à accomplir pour que la vente au volume, si possible de bois déjà abattus, devienne la norme.

Conclusion

41 Marquées par une grande diversité, les manières de vendre le bois d’œuvre ne connurent pas réellement d’homogénéisation dans la Pologne du XIXe siècle. La vente à la włóka, qui constituait la méthode la moins avantageuse pour les propriétaires, se maintint tout au long de la période ; elle connut même un important renouveau dans le tronçon russe à la fin du siècle, au moment où le report d’une loi de protection des forêts – adoptée dans l’Empire russe en 1888 mais entrée en vigueur seulement dix ans plus tard dans les provinces polonaises – donna aux marchands l’occasion de multiplier les transactions avant qu’elles ne deviennent plus compliquées75. Plus que chronologique ou géographique – mais on attend encore une étude qui recenserait plus systématiquement les usages selon les régions –, la variation du mode de vente dépendait surtout du niveau social et économique des vendeurs. Plus un propriétaire connaissait des difficultés financières et ignorait tout de la sylviculture, plus il avait de chance de se retrouver face à un marchand qui lui imposerait un mode de comptage peu avantageux voire nettement spoliateur.

42 Tout au long du siècle, les forestiers polonais, trop peu nombreux pour couvrir les immenses besoins en gestionnaires dans les forêts privées, déployèrent des efforts considérables pour informer et faire changer les usages. Mais la tâche était ardue en raison des difficultés à faire circuler leurs publications dans les régions les plus pauvres

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et reculées. À la veille de la Première Guerre mondiale, le nombre d’abonnés à la revue Sylwan – la seule revue sylvicole de langue polonaise qui existait alors dans les trois tronçons – s’élevait à 90 à peine76. Les tentatives pour créer des organismes de coordination sur les prix, en s’appuyant notamment sur les coopératives agricoles à partir des années 1880, avaient systématiquement échoué. En 1908, le forestier Jan Miklaszewski déplorait cette situation : « Le commerce du bois […] se caractérise chez nous par son aspect chaotique, l’absence de toute organisation rationnelle, et il est conduit sans la moindre planification, au hasard77 ». Profitant de ce déficit durable en expertise et en organisation, les marchands tiraient un surprofit considérable en jouant savamment des procédés de mesurage des surfaces, des dimensions et des volumes. À l’échelle macroéconomique, les conséquences de ce « jeu de l’échange » furent une véritable aubaine pour l’économie allemande, vers laquelle l’essentiel des flux de bois en provenance de Pologne se dirigeaient.

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Iconographie

– Bibliothèque numérique de Grande Pologne : http://www.wbc.poznan.pl/dlibra

– Bibliothèque numérique de Basse-Silésie : http://www.dbc.wroc.pl/dlibra

– Internet Archive : https://archive.org/

ANNEXES

Unités de mesure et équivalences Mesures de surface

1 arpent nouveau-polonais (morga nowopolska) = 0,5598 ha 1 arpent prussien (morgen) = 0,5673 ha 1 włóka russe = 16,7928 ha 1 jugère autrichienne (Joch) = 0,5754642 ha

Mesures de distance

1 pied nouveau-polonais (stopa nowopolska) = 0,288 m 1 pied russe (stopa rosyjska) = 0,3048 m

1 sagène russe (sążeń rosyjski) = 2,133561 m

Mesures de volume

1 pied cube (stopa sześcienna) = 23,888 dm3 = 0,023888 m3

Parité des monnaies

1 rouble (avant 1897) = 100 kopek = 18 grammes d’argent 1 rouble (après 1897) = 100 kopek = 0,774 grammes d’or 1 florin (avant 1892) = 100 kreuzer = 11,1 grammes d’argent 1 couronne (après 1892) = 100 heller = 0,305 grammes d’or * En 1870 : 1 rouble-argent = 1,62 florin austro-hongrois En 1914 : 1 rouble = 2,54 couronnes austro-hongroises

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NOTES

1. F. COLSON, 1841, vol. 3, p. 380.

2. Pour plus de détails sur ces questions, voir J. DAHEUR, 2016. 3. C’est le terme généralement utilisé en français pour traduire l’expression polonaise « zabór », là où l’allemand emploie « Teilungsgebiet » et l’anglais « partition ». Il apparaît notamment dans les travaux de Daniel Beauvois, spécialiste français de l’histoire de la Pologne ; voir par exemple D. BEAUVOIS, 2010. 4. Selon les régions et les époques, des noms en allemand, en polonais, en russe ont pu être en usage pour désigner un même lieu. Dans un souci d’harmonisation, on a ici retenu le critère des frontières politiques, stables au XIXe siècle : pour le tronçon allemand, on a gardé les appellations allemandes ; pour les tronçons autrichien et russe, où le polonais fut, au moins durant une partie de la période, la langue de l’administration, on a retenu les noms polonais. 5. Des sources de diverses provenances montrent que les juifs étaient au milieu du XIXe siècle surreprésentés dans le commerce du bois. À Varsovie par exemple, 150 des 223 marchands de bois recensés en 1862 étaient juifs, soit 67,2 % du total. Dans les gouvernorats de Płock et de Kielce, les juifs étaient quasiment les seuls à être actifs dans cette branche. Voir I. SCHIPER, 1937, p. 473 ; B. D. WEINRYB, 1934, p. 44-45.

6. J. MADELIN, 1905, p. 161-162 ; E. PRAVILOVA, 2014, p. 62.

7. Pour le cas de la France, voir par exemple : A. STANZIANI, 2005 ; S. L. KAPLAN, 2012 ; W. RONSIJN & L. HERMENT, 2016. 8. Sur ce sujet, on dispose notamment de travaux sur l’Amérique du Nord et la Scandinavie : J. W. HURST, 1964, p. 380-391 ; J. M. ROBINSON, 1967 ; G. GAUDREAU, 1989 ; T. G. HONER, 1998 ; A. HALS, 2009 ; R. PETTERSSON (dir.), 2011.

9. Y. POSS, 2012.

10. F. BRAUDEL, 1993. 11. Entre 1800 et 1914, pas moins de 60 titres de revues spécialisées en sylviculture sont parus dans l’espace allemand. Côté polonais, on n’en compte que deux : Sylwan, publié à Varsovie de 1820 à 1858 puis de nouveau à partir de 1883, et le mensuel Przegląd Leśniczy, qui parut à Posen en 1876-1877. 12. Sur les relations entre les propriétaires allemands et leurs forestiers, voir W. G. THEILEMANN, 2004 ; A. MILNIK, 2006 ; id., 2010.

13. J. MIKLASZEWSKI, 1912, p. 12.

14. F. BRAUDEL, 1993, p. 264‑265. Voir également : J.-M. GOURSOLAS, 1986, p. 54‑59.

15. B. ALEKSANDROWICZ, 1855, p. 195-199.

16. HACZEWSKI, 1835, p. 367. Traduction personnelle, ici et pour l’ensemble des citations en langues polonaise et allemande. 17. B. ALEKSANDROWICZ, 1855, p. 167‑168.

18. E. W. MARON, 1843 ; K. HENKE, 1846 ; K. WYDRZYŃSKI, 1853 ; B. ALEKSANDROWICZ, 1855 ; id., 1859 ; WYDZIAŁ LEŚNY, 1869 ; J. ORŁOWSKI, 1873 ; T. CHOIŃSKI, 1873. 19. Sur la question de la standardisation progressive des unités de mesure, voir W. KULA, 1984 ; sur le bois et les forêts en particulier, voir A. CORVOL, 1989.

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20. B. ALEKSANDROWICZ, 1855, p. 172. 21. Les équivalences entre les unités de mesures citées sont récapitulées dans l’annexe en fin d’article. 22. G. KIEL, 1873, p. 59 ; Gazeta Handlowa, no 247, 1871, p. 2 (« Z Łukowskiego [Depuis la région de Łuków] »). 23. M. MIKA, 2010, p. 80.

24. BETA, 1886, p. 303.

25. C., 1884, p. 500. 26. Dodatek Tygodniowy przy Gazecie Lwowskiej, no 41, 1851, p. 163 (« Sprzedaż drzewa [La vente de bois] »).

27. K. WYDRZYŃSKI, 1862, p. 27. 28. Dodatek Tygodniowy przy Gazecie Lwowskiej, no 41, 1851, p. 163 (« Sprzedaż drzewa [La vente de bois] »). 29. Niepodległość, no 61, 1868, p. 4 (« Listy z Litwy [Lettres de Lituanie] »). 30. Gazeta Handlowa, no 51, 1872, p. 3 (). 31. Gazeta Handlowa, no 94, 1889, p. 3 (). 32. STECKI, 1864, p. 18. 33. « Gorączka hurtownej sprzedaży », 1886.

34. J. ORŁOWSKI, 1873, p. 54.

35. J. ORŁOWSKI, 1873, p. 55.

36. D. GARROUSTE & Ph. PUCHEU, 1992.

37. J. ORŁOWSKI, 1873, p. 56.

38. J. ORŁOWSKI, 1873, p. 54.

39. J. CIECHANOWICZ, 1840, p. 199. 40. Gazeta Handlowa, no 247, 1871, p. 2 (« Z Łukowskiego [Depuis la région de Łuków] »). 41. AGAD 342/115, p. 514-515. 42. AGAD 349/222, p. 100-103. 43. AGAD 342/115, p. 211. 44. Gazeta Handlowa, no 89, 1866, p. 2-3. 45. Y. KOTIK, 2002, p. 143. 46. Gazeta Lwowska, no 81, 1879, p. 3. 47. G. de CHAMBRAY, 1845, p. 164-165.

48. E. ST…EL, 1848, p. 150-151.

49. B. ALEKSANDROWICZ, 1842, p. 14-15. 50. « Opisanie i użycie… », 1823 ; « O narzędziu służącemu… », 1829. 51. U. MÜLLER, 1902.

52. K. ACHT, 1893, p. 254-255.

53. A. THIERIOT, 1856, p. 47, 49. 54. Kłosy, no 278, 1870, p. 260.

55. J. ORŁOWSKI, 1873, p. 59.

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56. A. SYM, 1889.

57. MILLER, 1900, p. 145.

58. E. HOŁOWKIEWICZ, 1877, p. 88.

59. A. GÓRALCZYK, 1883. 60. Gazeta Lwowska, no 60, 1882, p. 1-2 (« Gospodarstwo leśne [L’économie forestière] »). 61. K. GLINKA JANCZEWSKI, 1840, p. 322. 62. Dodatek Tygodniowy przy Gazecie Lwowskiej, no 41, 1851, p. 163 (« Sprzedaż drzewa [La vente de bois] »).

63. WYDZIAŁ LEŚNY, 1869, p. 114.

64. A. THIERIOT, 1856, p. 47.

65. H. STRZELECKI, 1876, p. 156.

66. J. ORŁOWSKI, 1873 ; B. ALEKSANDROWICZ, 1874 ; K. GRETSCHEL, 1876 ; H. STRZELECKI, 1889.

67. B. ALEKSANDROWICZ, 1863, p. 15.

68. K. ACHT, 1891 ; « Nowy Wysokomiar », 1905.

69. J. BARTYŚ, 1975, p. 111.

70. R. SCHUPP, 1871, p. 497‑498.

71. J. C. BROWN, 1884, p. 126. 72. Archiwum Państwowe w Poznaniu 943/1255, contrat du 07/02/1881. 73. MILLER, 1900, p. 145.

74. MILLER, 1900, p. 145. 75. Gazeta Handlowa, no 46, 1896, p. 2. 76. F. BUJAK, 1910, p. 13.

77. J. MIKLASZEWSKI, 1908, p. 9.

RÉSUMÉS

En Pologne, au XIXe siècle, le commerce du bois avait la plupart du temps lieu dans ce que Fernand Braudel identifie comme la « zone de contre-marché », caractérisée par une absence de transparence en vue d’un surprofit et donc par « le règne de la débrouille et du droit du plus fort ». Les phénomènes de manipulation, de triche et de contournement des règles du marché traditionnel étaient fréquents et concernaient notamment les mesures effectuées en forêt durant ou après les négociations de vente. En recensant les différentes méthodes de vente de bois sur pied en usage à cette époque, l’article montre l’aptitude des acheteurs à contrôler le choix des mesures et à entretenir les ambiguïtés afin de maximiser leurs profits.

In Poland during the nineteenth century, timber trade occurred in most of cases in what Fernand Braudel calls the “zone of the counter-market”, characterized by a lack of transparency aimed at surplus profit and thus by “the reign of getting by and the law of the strongest”. Manipulation,

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cheating and circumvention of the traditional market rules were common and concerned in particular the measurements made in forests during or after sales negotiations. By investigating the various methods of selling standing trees used at that time, this paper demonstrates the ability of buyers to control the choice of measures and to maintain ambiguity in order to maximize profits.

INDEX

Keywords : forest, timber, trade, silviculture Mots-clés : forêt, bois, commerce, sylviculture Index géographique : Pologne Index chronologique : XIXe siècle

AUTEUR

JAWAD DAHEUR École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC) et Centre de recherches historiques (CRH), 54 bd Raspail, 75006 Paris. E-mail : [email protected]

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Varia

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Commissionnement sur ventes de produits financiers aux PTT (1972-1991) Transformation des pratiques professionnelles et régulations collectives

Nadège Vezinat

1 L’indexation des salaires aux résultats d’une activité de travail est parfois présentée comme une nouveauté et rattachée à des techniques de management récentes relevant du new public management1. Or, si cette indexation n’est pas en soi nouvelle, le fait d’utiliser les primes comme un outil de normalisation et d’orientation des comportements fait apparaître comment certaines organisations, publiques ou privées, utilisent ce dispositif pour permettre à de nouvelles pratiques professionnelles de se développer en leur sein. En 2011, la part des indemnités et primes représentait 24,3 % de la rémunération brute totale des titulaires de la fonction publique d’État2. En 2013, le rapport Pêcheur décomptait environ 1 700 régimes indemnitaires différents3. Loin de constituer une nouveauté, les diverses primes qui composent le traitement indemnitaire d’un fonctionnaire coexistent depuis longtemps avec son traitement indiciaire4. Selon les ministères et les périodes, un ensemble large et diffus de primes et commissions a permis d’individualiser en partie la rémunération des agents et de la lier à leur activité (les ventes conclues par exemple). Les premières primes de rendement ont ainsi été instaurées d’abord au profit des personnels du ministère des Finances par un décret du 22 mai 1926, modifié par un décret du 26 août 19455. Ensuite un décret du 6 février 1950 « relatif à certaines indemnités dans les administrations centrales » est venu étendre ces primes à d’autres ministères « en vue d’obtenir des économies de personnel par l’accroissement de l’efficacité du travail ». Ce décret précise que des textes réglementaires déterminent par ministère les catégories d’agents susceptibles de bénéficier de ces primes ainsi que les modalités d’attribution de ces dernières.

2 Même si la possibilité d’avoir un dispositif d’intéressement dans les entreprises publiques du secteur concurrentiel date de 19866 et qu’il a fallu attendre la loi du 2 juillet 1990 pour que soit posé expressément le principe de l’intéressement au profit des agents de la Poste7 et 2008 pour qu’il soit enfin mis en œuvre dans le cadre d’un

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accord8, cela ne signifie cependant pas qu’aucun dispositif de rémunération en fonction des efforts fournis par chacun n’existait avant la transformation en 1991 de l’administration d’État des Postes, télégraphes et télécommunications (PTT) en entreprise publique. Aux PTT, le commissionnement renvoie à un dispositif d’intéressement sur les ventes effectuées qui contribue à la reconnaissance de la valeur des agents en rendant visibles leurs résultats. Ces primes n’en constituent pas moins une politique de récompense, individuelle le plus souvent mais pas toujours, comme nous le verrons dans cet article, qui vise à orienter les conduites9 vers des pratiques professionnelles « financières » et « commerciales » que les PTT souhaitent développer à côté des activités « courrier ». Dans les années 1970, les primes et remises sur les ventes de produits financiers se multiplient et donnent à voir les régulations collectives entre les différents groupes professionnels pouvant y prétendre. Grâce à un travail socio-historique réalisé auprès des PTT, nous nous proposons d’étudier comment les modalités de distribution et de répartition des primes offertes pour vendre des produits financiers évoluent entre 1965 et 1991, moment où les PTT cessent d’être une administration d’État pour devenir une entreprise publique. Un changement majeur dans l’affectation des ressources intervient en effet en 1965 quand le budget de la Caisse nationale d’épargne (CNE) est intégré au 1er janvier 1965 au budget annexe des PTT10 – les bénéfices de leur collecte profitent alors en partie aux PTT au lieu d’être versés complètement au Trésor11 –, ce qui modifie progressivement l’intérêt de l’administration vis-à-vis de son rendement financier. Cela explique notamment, à l’échelle de l’entreprise, l’intérêt à partir de 1965 pour un dispositif tel que le commissionnement qui apparaît comme le résultat d’une politique de développement du placement de produits financiers par la Poste.

3 Nous chercherons dans un premier temps à mettre en lumière l’orientation commerciale qui s’est développée au sein des services financiers des PTT en favorisant les dispositifs développant un intérêt à vendre auprès du personnel postal. Puis nous étudierons les effets produits par les modalités de répartition de ces primes qui se complexifient et s’affinent dans le temps. Nous nous pencherons enfin sur les effets de ces règles en termes d’incitation et de motivation pour ceux qui s’en voient gratifiés mais aussi en termes de conflits créés à l’occasion d’un désajustement entre le travail effectué et le commissionnement perçu (c’est-à-dire, dans notre cas de figure, d’un décalage entre celui qui perçoit l’intéressement et celui qui réalise la vente). La généralisation du commissionnement « à l’acte », c’est-à-dire sur chaque vente effectuée, a en effet été rendue possible parce que le groupe professionnel concerné, celui des conseillers financiers, s’est mobilisé pour en bénéficier. Le commissionnement a en effet pendant longtemps été assez peu individualisé entre les différents agents du bureau de poste qu’il concernait globalement. Le conseiller postal et financier qui effectuait les ventes à l’origine de cette prime financière n’en touchait cependant pas la majeure partie, laquelle restait dévolue au receveur des Postes, le chef du bureau de poste ayant également occupé la fonction de comptable public et de conseiller financier. Les régulations catégorielles émanant des personnels (associations professionnelles ou amicales) ont donc joué un rôle important pour déterminer les principes et conditions d’attribution de ces commissionnements, venant ainsi compléter le traitement indiciaire de ces agents publics.

Présentation des sources archivistiques

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L’enquête permettant de développer ces résultats est issue d’un travail socio- historique sur la genèse du métier de conseiller financier à la Poste entre les années 1950 et 2010 (N. VEZINAT, 2012). Elle s’appuie sur l’analyse de questionnaires, la réalisation d’entretiens et d’observations ainsi que sur le dépouillement d’archives. Ces dernières sont centrales pour étudier comment la question des rémunérations prend progressivement de l’importance dans les circulaires et notes de services puis suscite des réactions de la part des syndicats et amicales professionnelles.

Pour cette période, la plupart des archives sont dérogatoires, c’est-à-dire qu’elles font l’objet d’une demande auprès du ministère de la Culture et nécessitent son autorisation officielle pour les consulter. Les archives qui ont pu être consultées sont principalement celles des archives nationales (du CAC à Fontainebleau et du CARAN à Paris). Elles appartiennent principalement pour cet article au fonds F/90 « Postes et Télégraphes et Ministère des PTT » qui contient notamment les archives du secrétariat général des PTT (1960-1970), en particulier les notes de la direction des services financiers et les échanges avec le ministre sur la question du développement des placements financiers.

1. Tournant commercial et ventes de produits financiers aux PTT : le commissionnement pour transformer les pratiques

4 Selon les administrations et les ministères, le recours à la prime varie. Certains travaux font état d’importants écarts entre les taux de primes des différents ministères. Si la hiérarchie des primes dépend de divers facteurs, « l’un des plus significatifs reste l’appartenance à un corps dont la mission consiste à collecter des ressources, à effectuer des missions rémunérées pour le compte de tiers ou à participer au contrôle, à la régulation de la dépense publique. C’est ainsi qu’on ne s’étonnera pas de voir les Douanes, la direction générale des Impôts et les services fiscaux, la direction de la Comptabilité publique et les services extérieurs du Trésor figurer en bonne place au palmarès12 ». Parmi les primes nombreuses, nous allons ici nous centrer sur celles qui récompensent des placements de produits financiers par des agents postaux. Elles peuvent prendre des formes différentes, mais qu’il s’agisse de commissions (pourcentage reversé au vendeur, en général à taux fixe) ou de remises (pourcentage pris sur le montant de la vente effectuée), ces dispositifs ont tous en commun de mettre en place un intéressement pour les agents des PTT.

5 Au-delà de leur aspect incitatif13, ces dispositifs reconnaissent le mérite individuel de certains agents par une mesure de leur productivité mais elles gratifient également certaines pratiques professionnelles par rapport à d’autres. En ce sens, elles participent au développement et à la normalisation de comportements particuliers, comme, dans notre cas d’espèce, des ventes de produits financiers effectuées par les agents des PTT. Dans les années 1960, des remises sur les bons du Trésor, sur les emprunts14, sur les timbres postes ainsi que sur la loterie nationale étaient alors courantes pour les agents des PTT qui plaçaient ces produits particuliers. Ces dispositifs rejoignent également ceux qui se pratiquaient dans le secteur bancaire :

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« le placement des emprunts est pour lui, grâce aux commissions qui lui sont réservées par l’État ou les collectivités émettrices, une opération très rémunératrice. [Le banquier] a donc un intérêt direct à démarcher à domicile les clients et à utiliser à cette tâche […] des employés spécialisés, tandis que les guichets publics doivent se contenter de prévenir les souscripteurs éventuels par voie d’affiche ou, dans la meilleure hypothèse, de circulaire15. »

6 L’intéressement renvoie donc à un mécanisme double : d’incitation à modifier les comportements des travailleurs qui en bénéficient et d’individualisation des résultats de ces derniers.

Le commissionnement comme incitation à modifier les comportements

7 Les primes et premiers commissionnements se développent essentiellement aux PTT dans les années 1950, avec les gratifications attribuées au personnel16. Un arrêté du 18 mai 1954 modifié par l’arrêté du 31 décembre 1970 est venu réglementer les primes de propagande allouées par la Caisse nationale de prévoyance (CNP). Le principe de l’intéressement pour la CNE a, quant à lui, été posé dès 1959 (arrêté no 868 du 9 avril 195917). Ces primes ne récompensent jusqu’alors que le comptable, c’est-à-dire le receveur. Elles oublient les autres agents qui jouent un rôle important dans ces ventes. En 1963, les primes allouées par la CNP se divisent entre primes d’impulsion, primes de propagande et indemnités spéciales versées aux « agents pilotes ». Elles apparaissent comme des dispositifs qui orientent les pratiques professionnelles en ce qu’elles permettent de développer, à côté des activités centrées sur le courrier, des activités financières qui relèvent de la banque de réseau.

8 En n’étant cependant pas sans effet sur celui qui la reçoit, la prime produit un effet de classement symbolique : « Ainsi chiffrés, les êtres peuvent entrer dans le domaine de la comparabilité, avec son corolaire direct : la compétition, et les trophées qui la rendent visible18 ».

9 Cette émulation – ou compétition – est d’autant plus vive que l’insuffisance des crédits ne permet pas en 1963 de récompenser tous les bureaux de poste19. Le prélèvement d’un pourcentage déterminé sur les bénéfices récoltés permet en 1966 de récompenser tous les agents à hauteur de leurs efforts respectifs. Sans pouvoir mesurer aussi précisément pour toute la période considérée ce que représentent ces dispositifs d’intéressement à la production, un ordre de grandeur de ce qu’ils représentent – globalement ainsi que pour chaque catégorie d’agent – peut être identifié grâce aux études d’un groupe de travail dédié à la question de la promotion de la CNE : « L’ensemble des remises conduirait sur le plan national, à un total voisin de 10 millions de francs pour une production CNE d’environ 10 milliards de francs en 1966, ce qui représente 2,5 % des bénéfices réalisés par la CNE dans cette même année […]. Pour la région parisienne, ceci représenterait en moyenne : pour le chef d’établissement, 2 000 F ; pour chacun des agents du service général, 160 F ; pour le budget de propagande, 440 F20. »

10 Cela signifie que, pour 72 % des receveurs qui gagnent en 1968 entre 14 000 et 18 000 francs de rémunération indiciaire brute21, les 2 000 francs reçus en moyenne pour leurs remises CNE n’est pas négligeable – même si, derrière une même appellation, les différences indiciaires entre un receveur de cinquième classe et un receveur de classe exceptionnelle peuvent être très importantes.

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11 La mise en œuvre d’une formule plus généralisée d’intéressement du personnel est d’ailleurs préconisée et défendue par ce même groupe de travail Simon22. Chargé d’étudier les moyens susceptibles de contribuer au développement de la CNE, ce groupe de travail a notamment proposé de « susciter la participation active du personnel de tous les bureaux en l’intéressant aux résultats obtenus23 », et de compléter cette mesure d’une « superprime » que les meilleurs agents de chaque région (un receveur quelle que soit la classe du bureau et un préposé) recevraient pour leur action particulièrement efficace en faveur de la CNE.

12 Mais un virage est amorcé au sein de l’administration à partir du milieu des années 1960, quand les services financiers ne constituent plus une activité marginale pour le bureau de poste et qu’un phénomène de bancarisation massif des ménages français conduit les banques à se concurrencer entre elles. La compétition entre des différents organismes financiers et bancaires démarre quand les lois Debré de 1966 ouvrent le marché des particuliers aux banques, provoquant un élargissement progressif de leur sphère d’action et une redéfinition importante du marché bancaire qui les pousse à rechercher des dispositifs de mobilisation de leurs agents. Elles instaurent de ce fait, dans le but de fidéliser leur personnel, une politique d’individualisation des salaires par le biais d’un intéressement basé sur les résultats de l’entreprise24. L’association amicale des receveurs et chefs de centre propose d’ailleurs dans des « notes de synthèse » datées du 23 février 1967 des suggestions sur « l’intéressement à la production » en s’appuyant sur ce qui se pratique dans les caisses d’épargne : « On pourrait penser que s’agissant d’organismes qui n’ont d’autre raison d’être que de collecter l’épargne, le salaire devrait suffire. En réalité, […] les cadres, même supérieurs, ainsi que le personnel d’exécution reçoivent une gratification dépendant de la production25. »

13 À partir de ce changement important de contexte et de règles du jeu, les banques connaissent une phase de libéralisation croissante et se lancent dans une « course aux guichets », c’est-à-dire une implantation rapide de guichets bancaires afin d’aller chercher le client et de procéder les premiers à sa bancarisation26. Cette concurrence n’est pas sans impact sur les services financiers des PTT, et cela d’autant qu’avec l’exigence d’équilibre du budget des PTT instaurée en 1965 et l’absence de ressources propres et de compensations pour charges indues, la Poste connaît d’importants déficits : les bilans d’exploitation des services financiers entre 1964 et 1978 montrent ainsi les déficits chroniques de la branche postale (Figure 1).

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Figure 1. Bilan d’exploitation des services financiers des PTT entre 1964 et 1978

Lecture : En 1964, le bilan d’exploitation des services financiers présente un déficit de 303 millions de francs. Sources. Rapports sur la gestion financière et la marche des services des PTT pour l’année… (1964-1978)

14 En utilisant les rapports annuels sur la gestion financière et la marche des services des PTT, donnant de manière comparable d’une année à l’autre les bilans d’exploitation entre autres données chiffrées, il a été possible de retracer l’évolution du bilan d’exploitation des services financiers de la Poste entre 1964 et 1978. Ce graphique s’arrête en 1978, car si jusqu’à cette date on trouve encore trois comptes différenciés (poste, services financiers et télécommunications), à partir de 1979 ne figure plus dans ces rapports que l’état du déficit d’exploitation de la Poste (poste et services financiers mélangés). Le déficit financier est donc biaisé par le déficit postal (dû notamment aux charges des bureaux de poste ruraux) et l’évolution des services financiers s’en trouve par conséquent moins visible.

15 Ce graphique montre également que les bénéfices des services financiers sont récents. Il faut attendre 1978 pour que le bilan soit positif pour la première fois depuis 1964. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’après 1978, la Poste cesse d’être déficitaire. Les déficits consécutifs relevés entre 1964 et 1978 s’expliquent de manière générale par la lourde charge que représentent les chèques postaux et par les coûts en termes de personnels qui sont considérables et que les bénéfices de la CNE, pour lesquels les PTT ne conservent qu’une infime partie, ne parviennent pas à combler27. Ces chiffres s’expliquent également en partie parce que, historiquement, la Poste ne disposait pas des fonds qu’elle collectait : les PTT collectaient des fonds au profit à la fois de l’État (les fonds des comptes chèques postaux étant versés directement au Trésor) et de circuits de financement spécifiques (les fonds de la CNE étant utilisés par la Caisse des dépôts et consignations)28. Même si les PTT ont été dotés d’un budget annexe depuis 1923, les sommes d’argent collectées ne leur sont pas affectées en tant que ressources propres et demeurent considérées comme des fonds d’État que le Trésor utilise comme il le souhaite.

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16 Dans ce contexte à la fois concurrentiel et déficitaire, la nécessité d’une réorientation des services financiers de la Poste est abordée et leur suppression envisagée : le choix entre s’effacer, chercher la complémentarité ou jouer la concurrence est alors posé pour cette administration d’État29. Plusieurs éléments de contexte ont cependant conduit la Poste à développer ses services financiers et à attribuer progressivement au receveur un rôle lui faisant endosser des « qualités de collecteur de fonds de toute nature et […] compétences techniques de conseiller financier30 ». Ses efforts pour aider la trésorerie de l’État dans ses immenses besoins de financements, notamment lors de la crise économique de 1974, sont reconnus. La législation de 1978 rendant obligatoire la mensualisation des salaires constitue également une occasion de jouer un rôle dans le phénomène de bancarisation massive qui est lié avec la domiciliation des salaires31. 1987 est par ailleurs en France une année de crise boursière vis-à-vis de laquelle la Poste tire son épingle du jeu puisque le krach réoriente l’épargne des ménages et des entreprises vers des formes plus sûres32 dont elle fait en effet partie. Elle redevient l’organisation vers laquelle se tournent les Français et à laquelle s’adresse le Trésor pour « renflouer ses fonds ». Cette caractéristique s’explique d’ailleurs par la « tradition culturelle française qui fait de l’État une sorte de garant contre les risques, et cela d’une façon beaucoup plus forte que dans des pays voisins, où l’État central a moins de force33 ». Ce rôle de collecte correspond ainsi à une mission d’intérêt général qui demeure, malgré la libéralisation bancaire de 1966 (lois Debré) et l’arrivée massive de concurrents pour collecter l’épargne des Français. Une des interprétations pour expliquer le fait que les PTT ne s’effondrent pas face à cette concurrence nouvelle tient dans la mise en place d’un intéressement qui permettrait d’inciter des placements et notamment des ouvertures de livrets pour la CNE ou les comptes chèques postaux.

Figure 2. Évolution du nombre de livrets de la Caisse nationale d’épargne (CNE) entre 1959 et 1989

Sources. Statistiques du Comité pour l’histoire de la Poste.

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Figure 3. Évolution du nombre de comptes chèques postaux (CCP) en exercice entre 1959 et 1989

Sources. Statistiques du Comité pour l’histoire de la Poste.

17 La vente de produits financiers prend alors une importance suffisante pour que les grandes orientations des PTT en soient affectées : le rapport du groupe de travail Simon pour promouvoir la CNE propose ainsi d’organiser un changement de perspective et d’attitude (« accueillir un client et non un usager »), un effort publicitaire (« faire connaître la CNE au public du bureau de poste ») mais insiste également sur la formation des agents dédiés à ce travail de promotion (« aider les agents à être des conseillers financiers compétents34 »). Le « tournant commercial » identifié par Odile Join-Lambert35 au cours des années 1970-1980 s’est traduit par la mise en place d’une direction de l’action commerciale (DAC) en 1972, dont la mission est d’assurer « la sensibilisation et la formation des agents aux techniques de vente. [Elle] veille à ce que les personnels en contact avec la clientèle disposent de documents, d’argumentaires appropriés, d’informations relatives à la concurrence et de recettes de vente et en font bon usage36. »

18 Ce tournant commercial a eu pour corollaire le développement d’une acceptation à vendre, pour les agents, qui s’est traduite par un accroissement de leurs compétences de vendeurs et, pour les aider à atteindre leurs objectifs, la mise en œuvre d’un commissionnement. Dans les administrations d’État, il apparaît qu’une forme d’intéressement « contribue à faire accepter la hiérarchie et l’absence de perspectives de promotion37 ». Ces dispositifs ont ainsi été mis en place aux PTT car, très tôt, les receveurs ont demandé à ce que soit reconnu leur travail par le biais d’un intéressement autre que symbolique. Ainsi en 1967, l’association amicale des receveurs propose au secrétaire général des Postes et Télécommunications différentes mesures, parmi lesquelles à la fois un aménagement des locaux dans un but de discrétion (afin de recevoir la clientèle en toute confidentialité) et un intéressement sur la production. Elle y explique notamment la chose suivante :

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« s’agissant d’initiatives, de tâches nouvelles, d’efforts supplémentaires demandés, se plaçant au-delà de l’exécution routinière des opérations, tous les rapporteurs (sauf un) estiment que les receveurs et leur personnel doivent être intéressés par des remises (non symboliques) au développement souhaité par l’Administration, d’autant plus (beaucoup le font observer) qu’en cas de réussite, il y a un contrecoup à craindre (diminution des Bons du Trésor et des Emprunts PTT)38 ».

19 La question soulevant la possibilité du commissionnement dans ce type d’organisation publique traverse d’autres administrations postales à travers l’Europe : dans ce cadre, la conférence européenne des administrations des Postes et des Télécommunications a rédigé en 1970 un rapport de synthèse sur la gestion et l’intéressement du personnel en Europe où il apparaît que « la plupart des Administrations stimulent les initiatives du personnel en matière de suggestions en accordant des primes ou des récompenses pécuniaires39. » Ce type de pratiques se généralisant aussi bien dans d’autres institutions postales étrangères que dans des organismes bancaires français proches (comme le Crédit agricole ou les caisses d’épargne), les PTT affinent les dispositifs développant l’intérêt à vendre des agents. Les PTT peuvent alors être perçus comme un laboratoire social, en avance sur le reste de la fonction publique d’État dans l’usage de ces primes, en ce qu’ils reprennent pour partie des dispositifs en vigueur dans le secteur bancaire en suivant un phénomène de « dépendance au sentier40 » qui permet de comprendre la force structurante des trajectoires des institutions proches de celle qui est étudiée.

Les notions d’apporteur et de réalisateur de la vente pour individualiser les primes

20 Plusieurs dispositifs permettent de mesurer le rôle de chacun. La prise en compte progressive des différences de résultats des agents chargés de vendre devient palpable avec la création en 1973 d’une médaille de collecte de l’épargne qui vient récompenser les « agents ayant participé de façon active à l’expansion de la Caisse nationale d’épargne et plus généralement de la collecte de l’épargne41. » La mise en place de cette distinction basée sur une mesure des montants récoltés ne peut être dissociée de la création, en 1972, de la direction de l’action commerciale, dont la mission est de développer les résultats commerciaux des agents du terrain en y mettant les moyens nécessaires. Les primes d’impulsion mises en place pour des produits non CNP (primes CNE et épargne logement) datent également de 1973 pour les préposés et quelques autres agents identifiés précisément42. Dans les années 1970, les primes les plus avantageuses financièrement, et donc les plus recherchées, demeurent cependant les primes de propagande CNP. Ainsi, après que la participation effective aux actions de prospection en faveur de la CNP d’un nombre de plus en plus grand d’agents du service général et de la distribution ait été remarquée, la récompense financière ponctuelle devient peu à peu plus qu’un seul mode de reconnaissance43.

21 En se généralisant, elle peut aussi apparaître comme un substitut à une revalorisation salariale. Dans la mesure où ces primes se sont développées dans l’administration publique sous différentes formes dans les années 1950-196044, on peut se demander si elles ne constituent pas une manière de détourner en partie la grille indiciaire. Cette hypothèse est d’autant plus probable que l’incitation à vendre par une individualisation progressive des rémunérations s’est développée suite notamment au « mouvement indiciaire » de 1961 qui a entrainé des revalorisations en chaîne des rémunérations des

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fonctionnaires, lequel a produit des effets inflationnistes importants et conduit la direction du Budget à mettre en place d’autres types de rémunérations hors échelle45.

22 Progressivement, les commissionnements se font donc plus intéressants et un intérêt à vendre se fait jour chez les bénéficiaires de ces primes : « Chaque contrat générait un commissionnement et c’est là que celui qui se dirigeait vers le commercial y trouvait un intérêt46 ». Évoluant dans un marché du travail fermé47, les formes d’appréciation du travail de ces fonctionnaires se modifient également dans le temps48 : passant de formats écrits à oraux, validant un avancement de grade ou la perspective d’une ascension professionnelle, elles s’individualisent progressivement et mettent plus facilement en avant l’intérêt de l’agent. Son appétence à la vente est avivée et stimulée en interne par la mise en place d’un commissionnement à l’acte qui concerne d’abord plutôt les receveurs. Outre ce commissionnement « à l’acte », c’est-à-dire produit par produit, un commissionnement mieux partagé est ensuite institué grâce à l’identification, non plus seulement du vendeur, mais aussi de l’apporteur des ventes. Le développement de l’intéressement des agents se complexifie alors au fil du temps, au sein de l’administration d’État – qui distingue bientôt le réalisateur et l’apporteur de la vente – et amène les agents qui peuvent en bénéficier à le rechercher. Avec l’instauration progressive d’un intéressement visant à récompenser les efforts de chacun, encore faut-il pouvoir mesurer leurs rôles respectifs. Des conceptualisations de type « apporteur » et « réalisateur » vis-à-vis des ventes effectuées ont ainsi été rendues effectives pour que l’organisation distingue la part prise par chacun de ses agents (receveurs, facteurs, guichetiers…) dans les ventes comptabilisées par l’administration. Une circulaire du 15 juillet 1974 vient ainsi définir le rôle de l’apporteur et donner une nouvelle répartition des primes de propagande : « Par analogie avec les dispositions en vigueur dans le réseau des comptables du Trésor, il a été décidé de reconnaître le rôle de ces agents dénommés “apporteurs” et de les faire bénéficier d’une fraction des primes de propagande de la Caisse nationale de prévoyance49. »

23 Pour être reconnu en tant qu’apporteur, l’agent doit soit découvrir le client, soit recueillir auprès de lui des informations permettant de cerner ses besoins, sensibiliser le client à un produit financier d’assurance-vie, voire obtenir de lui « un rendez-vous ferme avec le comptable ou son représentant50. » Pour avoir une idée de cette prime, qui est distribuée trimestriellement, une somme forfaitaire égale à 10 % du montant des opérations effectuées au cours du trimestre est attribuée au comptable en compensation des frais de propagande à sa charge ; puis, sur le montant restant disponible, des gratifications sont attribuées au personnel en fonction du nombre d’agents apporteurs. Ainsi, « les comptables n’ayant aucun agent sous leurs ordres conservent l’intégralité des remises51 ». Par rapport à la prime d’impulsion CNE, les produits de la CNP connaissent un attrait plus important : en effet, la remise sur le produit CNP est de 40 % si le conseiller est à la fois l’apporteur et le réalisateur, de 20 % s’il n’est que le réalisateur.

24 Les apporteurs ont un rôle décisif en ce qu’ils informent les conseillers financiers des besoins et projets de la clientèle afin que le produit proposé soit le plus adapté. Ainsi, pendant les campagnes de vente, une lettre signée du facteur prévenait-elle les clients que le conseiller financier les contacterait pour leur présenter le produit. Les apporteurs constituent donc un appui considérable pour les conseillers itinérants qui bénéficient des contacts privilégiés de l’apporteur avec la population pour pouvoir effectuer des ventes. Les visites à domicile représentent alors 50 à 70 % des rendez-vous

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des conseillers financiers ; le choix des personnes à contacter pour tel produit financier plutôt que tel autre est rendu possible de manière raisonnée grâce à cette notion d’apporteur. Ainsi sont récompensés à la fois les conseillers financiers qui réalisent la vente mais aussi les agents du bureau de poste (le receveur, le guichetier et le facteur) qui leur apportent des rendez-vous.

25 Seule une bonne relation entre le conseiller financier et ses apporteurs peut cependant permettre à ce système de fonctionner de manière pérenne. Le fait d’informer les apporteurs du déroulement de l’entretien permet que ces derniers se sentent plus concernés et les incite à entretenir de bons rapports avec les conseillers financiers : « Les conseillers postaux et financiers sont en définitive bien plus que des guichetiers. L’assimilation est dangereuse en ce sens qu’elle est de nature à susciter des jalousies. Or, dans ce domaine, il est important que les relations avec le service des guichetiers soient excellentes, non seulement sur le plan des relations personnelles, mais aussi sur celui de l’envoi ou du renvoi de clients potentiels sur la position du conseiller. On devrait trouver aussi des liaisons qui sont jusqu’à maintenant à vrai dire peu fréquentes, avec les préposés à la distribution52. »

26 Grâce au facteur qui connait bien ses usagers et les événements qui traversent leurs vies (mariage, naissance, décès), le conseiller financier peut proposer le produit attendu ou susceptible d’être souhaité et réaliser plus facilement des ventes. Si, dans les années 1970, ce sont encore les receveurs qui remplissent la fonction de conseiller financier, une transformation s’opère au milieu des années 1980, avec la dévolution progressive de cette fonction à d’autres agents du bureau de poste que les receveurs. La fonction ayant précédé la reconnaissance du métier, qui n’interviendra officiellement qu’en 1991, la situation est complexe : la fonction de conseiller financier peut être occupée à temps partiel par un agent du bureau de poste qui réalise des ventes tout en demeurant dans son métier d’origine, le plus souvent guichetier. Le métier de conseiller postal et financier est créé en 1984 et avec lui la question du commissionnement de ces agents, groupe professionnel émergent53 dans l’administration, apparaît.

27 La notion d’« apporteur » a été conçue pour rémunérer chacun à la hauteur de son travail effectif. Ainsi, pour valoriser les apporteurs et dynamiser leur action, des « clubs apporteurs » ont été créés localement afin d’établir un palmarès des meilleurs. Le premier club d’apporteurs de la Poste sera ainsi formé en 1994 à partir d’un challenge permettant un classement des meilleurs apporteurs : sur les 200 apporteurs du groupement ayant amené au moins un rendez-vous, seuls les 12 premiers font partie du club. Être membre de ce club permet de gagner des prix qui s’ajoutent au commissionnement. Sur l’année 1994, les apporteurs du groupement en question avaient procuré 3 213 rendez-vous ; 1 202 provenaient des agents de la distribution (facteurs) et 2 111 du service général (bureau de poste). Ces 3 213 rendez-vous représentaient 30 % des rendez-vous honorés par les conseillers financiers. Sur ces 3 213 rendez-vous issus du travail des 200 apporteurs, 637 revenaient aux 12 membres du club, montrant un niveau supérieur d’implication dans la prise de rendez-vous avec le conseiller financier pour ces « clubistes ». Afin d’impliquer également davantage les apporteurs non-clubistes, un challenge par équipe leur a été ouvert spécifiquement54.

28 Cette notion d’« apporteur » constitue une première étape dans le phénomène d’individualisation des résultats. Si la possibilité d’intéresser les agents est progressivement devenue plus courante et légitime à partir des années 1970, les modalités d’attribution et de calcul de ces dispositifs de commissionnement ont peu à

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peu évolué et n’ont pas été sans produire des effets de différents ordres, du fait, par exemple, que le vendeur soit nominativement identifié et que les produits ne soient pas tous commissionnés (seulement certains « actes » déclenchant un intéressement).

2. Motivation, jalousie, dualisation des produits et contournements du dispositif de commissionnement

29 Les commissions sur ventes de produits ou services relèvent de la catégorie de la prime : elles s’ajoutent au traitement indiciaire et, de ce fait, agissent comme une incitation, qui récompense l’investissement au travail mesuré individuellement. Ce dispositif modifie les comportements en normalisant et en valorisant certaines pratiques au détriment d’autres et, de ce fait, reconfigure les rapports aux collègues et produit chez certains agents une optimisation des modalités de distribution de ces primes.

Valorisation de l’investissement personnel mais effets induits sur le rapport aux collègues

30 Le dispositif d’intéressement permet d’abord de valoriser les agents qui s’engagent plus dans leur travail55 : le placement des produits financiers se réalisait en effet souvent le soir quand, après une journée au guichet, le postier faisait du porte-à-porte pour vendre les produits dont disposait son administration. Ces dispositifs financiers jouaient un rôle motivationnel et suscitaient un engagement supplémentaire dans le travail en récompensant, par une évaluation quantitative, les efforts de certains. Les récits biographiques effectués avec des agents en poste ou retraités évoquent ainsi la notion « d’investissement personnel » : « Nous, à l’époque, si on avait eu les outils qu’il y a aujourd’hui mais alors on aurait pu faire plein de choses ! À l’époque donc, on a navigué à vue finalement, donc ça paraissait plus simple parce qu’on nous demandait que de collecter, mais on a démarré avec rien, la base de données était relativement floue : c’était les clients qui avaient un livret A chez nous, quoi ! Et ça demandait un investissement personnel parce que je me suis déplacé avec ma voiture, j’ai travaillé jusqu’à plus de 20 heures le soir, et en plus je faisais une heure de phoning par jour, entre midi et deux ! Alors il fallait y aller au charbon ! Alors aujourd’hui ce n’est pas plus ou moins facile, c’est différent ! » (Homme, né en 1947, fonctionnaire, BEPC, entré à la Poste en 1966, conseiller postal et financier en 1986)

31 Ces récits de moments de démarchage s’effectuant en dehors des heures de travail, en se rendant directement au domicile de la clientèle ou dans des lieux passant, comme les supermarchés par exemple, sont récurrents chez ceux qui ont connu des avancements de grade et sont devenus par la suite conseillers financiers. Toutes ces progressions de carrière, qui ont validé une capacité à vendre, ont en commun de concerner des agents sélectionnés pour avoir joué le jeu de la promotion interne quand d’autres agents du bureau de poste refusaient ces missions : « On travaillait avec rien, des fiches clients sur des papiers bristol rangés dans une boite à chaussures dans le coffre de la voiture. J’allais chez les clients avec ma voiture personnelle le soir après ma journée au guichet. C’était du porte-à-porte pur et dur, c’était “à l’arrache”. Il fallait en vouloir ! Et tout le monde dans le bureau ne voulait pas faire ça ! »

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(Femme, née en 1957, fonctionnaire, conseillère postale et financière en 1987, animatrice des ventes entre 1992 et 1996, directrice de groupement / directrice des ventes depuis 2004)

32 Cette fonction non reconnue au sein du bureau de poste les place donc peu à peu en porte-à-faux vis-à-vis de leurs collègues. Alors que ces agents sont censés redevenir guichetiers entre deux clients, leurs rendez-vous, opérations sur le terrain, réunions et formations les empêchent concrètement de reprendre leur place dans le bureau de poste. Ce postier relate ainsi la situation ambigüe des conseillers postaux et financiers (COPOFI) des années 1980. La non reconnaissance claire et univoque de cette fonction a contribué à la mise à l’écart de ces agents au sein de leurs bureaux et à stigmatiser cette fonction de commercial : « — […] on avait cette chance à [bureau de poste X], de disposer d’un espace, avec une séparation vitrée, qui nous a permis de recevoir les clients en dehors du guichet. Et c’est là qu’est né le premier COPOFI c’est-à-dire conseiller postal et financier. Et on a commencé à recevoir les clients pour des ouvertures de compte, des choses comme ça, et c’est parti là-dessus. Alors ce n’était pas encore une fonction reconnue, on avait la charge de recevoir les clients, et puis entre deux clients, il fallait faire du courrier parce qu’il y avait énormément de courrier à cette époque, et le soir c’était la folie le départ du courrier. — Ce n’était pas une fonction à part entière… ? — Bien sûr que non ! Avec tout ce que ça comporte, le ressenti dans le mauvais sens, avec les collègues. Les commerciaux de l’époque, c’était des planqués, c’était mal ressenti. C’est vrai qu’il y avait une masse de travail, et quand on était avec un client, on n’était pas au guichet, on n’était pas au courrier, on ne participait pas avec les autres. Donc c’était ça le démarrage du commercial, avec les activités, les réunions, les séminaires et les stands CNP. — C’est-à-dire ? — Disons, on organisait des stands dans les magasins, on a commencé comme ça. Un petit stand dans la galerie Mammouth, à l’époque, c’est devenu Auchan, à [ville du bureau de poste] on l’a fait à [X], c’était un Intermarché. Dans l’entrée, dans le hall, on distribuait de l’information, on récupérait des noms, avec un suivi, et puis il y avait une tombola. » (Homme, né en 1954, fonctionnaire, BEPC, entré à la Poste en 1971, conseiller financier depuis 1991)

33 Le commissionnement, qui participe au développement de cette fonction commerciale en impliquant certains agents dans la professionnalisation progressive du métier de conseiller financier, modifie le rapport entre les agents du bureau. Derrière ce discours, il faut comprendre que ces agents « commerciaux » sont en partie ignorés par leurs collègues du bureau de poste qui les considèrent comme des « planqués » profitant de cette fonction pour « discuter » avec les clients au lieu d’effectuer leur part de travail collectif – plus ingrat car plus physique et rébarbatif – à l’arrière du bureau de poste. Dans les années 1980-1990, l’ensemble des agents est en effet censé participer au départ du courrier, à heure fixe et connue de tous. Les conseillers financiers sont cependant souvent en rendez-vous client au moment du départ du courrier et la charge de travail non effectuée par eux se reporte alors sur les autres agents du bureau de poste.

34 De plus, le début de valorisation de la fonction et le commissionnement qu’elle entraîne peuvent susciter des jalousies entre agents. Dans le monde de « l’égalité de traitement » des fonctionnaires, l’introduction d’une part variable dans la rémunération peut en effet paraître inéquitable pour certains et être perçue comme un affaiblissement du statut général de fonctionnaire qui favorise la reconnaissance des métiers et fonctions au détriment des corps56 et présente le risque de laisser, avec ces mécanismes de plus

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en plus individualisants, des « générations orphelines57 ». Ce sentiment se développe d’autant plus que la répartition du commissionnement, même avec les notions de vendeur et d’apporteur, ne prend pas en compte le travail effectué par les autres agents pour que l’activité non financière du bureau de poste soit assurée.

Risques de dualisation et de « cannibalisation » des produits vendus

35 L’introduction des rémunérations variables ne produit-elle donc pas des effets induits non désirés58 ? En transformant la culture spécifique du service public qui valorisait jusque-là la qualité59, les commissions sur ventes de produits financiers peuvent produire une démotivation pour le travail effectué. En ne prenant pas assez compte des motivations intrinsèques du travail tout en augmentant la pression vis-à-vis des résultats à obtenir et du niveau de productivité à atteindre60, l’intéressement peut également conduire à instaurer une dualisation dans le travail de placement, les postiers ne cherchant à vendre que les produits soumis à un intéressement en ne respectant pas forcément l’intérêt du client. Ce défaut qui interroge sur la qualité du conseil donné s’accroît au cours des années 1980, à l’orée de la transformation des PTT en entreprise publique, quand la Poste infléchit sa politique commerciale en se positionnant sur les marchés porteurs. Peu à peu, au cours des années 1980, des notes de services viennent clairement favoriser certains produits plutôt que d’autres avec des typologies telles que « produits à développer en priorité », « produits à développer et/ ou à conseiller », « produits à ne pas développer et à ne pas conseiller61 ». En 1991 encore, tous les produits financiers ne sont pas rémunérés et, quand ils le sont, ce n’est pas de la même façon : « Pour les services financiers le commissionnement privilégie désormais la collecte des produits d’épargne et des placements en général, ou l’accroissement des encours des dépôts à vue et des comptes sur livret. En outre, la collecte externe – celle qui est « détournée » des réseaux concurrents et qui est mesurée à partir des chèques bancaires remis par la clientèle pour toute opération d’épargne- placement – peut, sous certaines conditions, faire l’objet d’un commissionnement supplémentaire. Les ouvertures de comptes – CCP ou d’épargne – ne sont pas commissionnées62. »

36 Apparaît alors une dualisation des produits proposés en fonction de leur type mais également du commissionnement engendré : d’un côté, se trouvent les produits d’assurance, avec des pourcentages de commissionnement élevés mis en place par la CNP, et, de l’autre, les produits financiers de la Poste, nettement moins commissionnés (dans les archives orales recueillies, les enquêtés parlent d’une différence qui va du simple au double), notamment par rapport à celles qui sont en vigueur et plus importantes dans le monde de la banque de réseau. À titre d’exemple comparatif, alors que le Crédit lyonnais offre à ses vendeurs 5 francs pour chaque ouverture de carte bleue, la Poste ne donne aucun commissionnement sur ces produits malgré les campagnes de vente organisées sur le produit carte bleue. Cela signifie que le conseiller financier est incité par son organisation à vendre ce produit mais sans être récompensé sur ses ventes. Et sur les produits rémunérés hors CNP, le conseiller financier de la Poste touche 8 francs par PEL (plan d’épargne logement) vendu, alors que le Crédit agricole rémunère un PEL 30 francs. C’est d’autant plus négligeable que 4 francs sont attribués directement au receveur et que le conseiller partage les 4 autres francs avec l’ensemble du personnel du bureau (avec les guichetiers, le caissier…)63. Avoir acté collectivement de la différence de commissionnement pratiqué avec le concurrent

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direct des PTT pour la distribution des produits financiers – un conseiller financier aux PTT perçoit donc environ 1 franc sur chaque vente de PEL quand son homologue du Crédit agricole touche 30 francs – montre la volonté pour ce groupe professionnel en cours de constitution de formaliser et d’objectiver le plus possible la situation de ses membres afin de porter leurs revendications directement auprès du ministère.

37 Les règles de commissionnement en vigueur aux PTT présentent enfin un risque de « cannibalisation » (terme employé par les PTT) des produits. L’instruction du 13 février 1992 instaure que le principe de la modulation du commissionnement en fonction du niveau de réalisation des objectifs est maintenu pour les conseillers financiers et les receveurs mais cette attribution « n’est désormais accordée que, dans la mesure où le bureau, dans lequel ils sont affectés n’a pas dépassé pour le ratio collecte brute/collecte nette, la valeur de 2,5. Cette mesure a pour but de limiter la “cannibalisation” des produits et à orienter prioritairement l’action des conseillers financiers vers la collecte “fraîche”64 ». La cannibalisation des produits consiste pour un agent du poste à réutiliser l’argent placé sur un compte en modifiant le produit financier, c’est-à-dire en changeant les fonds d’affectation. Cette technique permet au conseiller financier d’être commissionné sur le nouveau produit, mais pour la Poste ce n’est pas de l’argent « frais » qui entre – seulement de l’argent qui passe d’un produit sur un autre. En poussant ces pratiques à l’extrême, ce système de « cannibalisation » des produits financiers fait que le conseiller financier touche malgré tout un commissionnement à chaque ouverture de produit. Les produits non rémunérés (le CCP, la carte bleue ou le compte titre) ne posent pas de problème particulier au sein du bureau de poste. Les produits faiblement rémunérés (l’épargne ordinaire, l’épargne logement, les SICAV, les SCPI, l’emprunt) sur lesquels la répartition est, en 1988, collective pour moitié (50 % chef d’établissement, 50 % personnel) ne permettent pas au conseiller financier qui fait la vente de toucher davantage que les autres personnels du bureau de poste, mais ne sont pas non plus sources de conflit en raison de leur faible importance. En revanche, les produits de la CNP, qui eux « prennent en compte l’effort et le travail du conseiller financier65 », sont au cœur des revendications. En 1981, une répartition instaure que le receveur reçoit 30 %, le personnel 30 %, le réalisateur de la vente – généralement le conseiller financier – 20 %, et l’apporteur – le guichetier ou le conseiller financier – 20 %66. Les conseillers financiers vont toutefois reprocher aux receveurs de ne pas tenir compte du réalisateur effectif de la vente et de ne pas appliquer ce texte ainsi que ce mode de répartition encore en 198867.

38 Ces détournements (dualisation et « cannibalisation » des produits, non application des règles d’attribution des primes favorisant leur « plus équitable » répartition), le tournant commercial non accepté par tous les agents et les revenus parfois non négligeables perçus par le commissionnement ont pu produire une diminution de la collaboration entre les agents. Cette stigmatisation des conseillers financiers a également pu être entretenue ou initiée par le receveur lui-même, qui s’est vu au cours des années 1980 être peu à peu démis de sa fonction de conseiller financier au profit d’un agent venu s’occuper de l’activité financière de son bureau de poste et réaliser les ventes à sa place. Cette démission ne s’est pas faite sans heurts puisqu’un certain nombre de receveurs ont eu le sentiment d’être dépossédés de leur « pré carré ».

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3. Régulations collectives au sein du bureau de poste

39 Le tournant dans l’adaptation du commissionnement correspond à la fois aux défauts intrinsèques du dispositif68 et au développement d’une fonction spécifique de conseiller financier. Alors que celui-ci prend progressivement à sa charge l’activité financière jusque-là dévolue au receveur69, le système de commissionnement postal n’évolue pas. Des revendications collectives sont donc nécessaires pour qu’une adaptation de la rémunération soit rendue possible, sous couvert de ne pas affronter trop directement ou frontalement l’amicale des receveurs qui bénéficient de la non-actualisation du système – avantageuse pour eux dans la mesure où ceux-ci n’effectuent plus les ventes mais perçoivent encore les primes qui y sont rattachées. Ce sont tout à la fois l’activité à temps partiel du conseiller financier (qui demeure avant tout un guichetier), la faiblesse numérique des conseillers financiers à plein temps, et le fait que les conseillers financiers ne forment pas dès le départ un groupe professionnel, qui ont permis un tel désajustement.

Un désajustement entre le vendeur et le bénéficiaire du commissionnement

40 En 1988, les conseillers financiers réunis collectivement dans le cadre d’une réunion plénière remarquent que les demandes de l’administration à leur égard s’accroissent (campagne tout au long de l’année, disponibilité totale, objectifs à tenir, etc.) et que l’intéressement peut constituer, vis-à-vis de ces demandes, un stimulant et une motivation s’il se traduit par un avantage pécuniaire70. À ce moment-là, le commissionnement existe mais, étant encore assez peu individualisé entre les agents du bureau de poste qu’il concerne globalement71, il ne vise pas directement le COPOFI et cette attribution uniforme du commissionnement contrevient selon eux directement à l’effet incitatif pour lequel il a été développé.

41 À partir de cette réunion plénière qui marque le début d’une action collective des conseillers financiers de la Poste, en plus de l’intéressement mis en œuvre sur certains produits, sont donc mises en place par l’organisation des « primes de développement72 ». Il s’agit d’un moyen d’émulation qui permet d’adapter de manière permanente la stimulation en fonction de la situation : « Les services commerciaux n’ont désormais plus à vendre eux-mêmes, mais à faire vendre par le réseau qui est responsable de la commercialisation de tous les produits et services et de la gestion de toute sa clientèle. […] Pour parvenir à faire vendre, il faut convaincre le réseau de l’intérêt de vendre73. »

42 La réunion des conseillers financiers de 1988 leur permet de faire le point et de proposer des solutions puisqu’ils trouvent anormal que « le conseiller financier touche exactement la même chose que les autres personnes du service général alors qu’il a fait la plus grande partie du travail74. » Lors de cette réunion plénière, plusieurs propositions sont faites, parmi lesquelles la reconnaissance de la fonction et l’intégration des conseillers financiers au sein des bureaux de poste. En demandant notamment que cette activité de travail figure au règlement intérieur des bureaux de poste, les conseillers financiers réclament plusieurs choses : d’abord une reconnaissance de la position de conseiller financier, mais pas seulement ; il s’agit également d’établir une parité de condition pour tous les conseillers. Car

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statutairement, le conseiller financier n’existe toujours pas autrement que comme un agent du bureau de poste, ce qui lui pose problème : « Nous avons souhaité exprimer nos réflexions au sujet de l’écart concernant le rôle du conseiller financier, tel qu’il est prévu et défini de façon très floue, et tel que nous le concevons. Des propositions ont été faites pour combler le décalage entre ce que nous souhaitons et ce que nous vivons quotidiennement. Réduire cet écart conduit à poser le problème en termes de reconnaissance de la fonction et de sa spécialité au sein de la Poste75. »

43 Mais pour reconnaître cette fonction et en faire un métier assorti d’une fiche de poste, le receveur doit en être écarté, ce qui crée des tensions et met à mal la relation avec le chef d’établissement. Le receveur ayant eu pendant longtemps la charge du conseil financier au sein du bureau de poste, le système de commissionnement l’a longtemps privilégié – il favorisait surtout les receveurs titulaires de bureaux suffisamment importants pour engendrer un commissionnement conséquent pour ces agents76. Bien que l’activité de conseil financier soit dévolue à un autre agent du bureau de poste, le mode de répartition n’a pas changé tout de suite, il a d’abord fallu que les conseillers financiers fassent entendre leur voix en tant que collectif, en tant que groupe professionnel ayant obtenu une visibilité suffisante pour qu’une amicale soit constituée77. Le rapport de force salarial n’est cependant pas à leur avantage : contrairement aux traders décrits par Olivier Godechot78 qui réussissent à imposer, par un chantage relatif à leur départ de la banque d’affaires qui les emploie, des rémunérations exponentielles – l’auteur parle même de « hold-up » –, les conseillers financiers n’ont pas à leur disposition les mêmes moyens d’action, ni les mêmes collectifs. Ils doivent donc faire remonter leur demande à l’administration en argumentant de son bien-fondé (à savoir ici que celui qui réalise la vente n’est plus celui qui perçoit l’intéressement). Il s’agit d’une logique d’évolution du système de rémunération qui suit celle de l’activité de travail, logique qui diffère de celle des traders. Les conseillers financiers qui ont pu s’exprimer collectivement dans le cadre de la réunion plénière organisée par le ministère en 1988 expliquent ainsi leur ressenti par rapport au mode d’intéressement en vigueur : « Nous sommes la base de la production d’un bureau et nous touchons actuellement comme tout le monde. C’est frustrant de se battre pour vendre de l’emprunt et ne récolter que des miettes. C’est frustrant d’atteindre des objectifs et d’avoir comme seule récompense une augmentation de ceux-ci l’année suivante. C’est frustrant de faire des efforts (lecture presse économique, heures supplémentaires, visites à domicile, etc.) et de ne pas être payé en retour. Nous désirons être payés sur notre production sans pour cela tout accaparer79. »

44 En proposant un aménagement de la grille des taux de commission ainsi que des règles de partage des commissions à l’intérieur des bureaux de poste, les conseillers financiers pointent le problème de la répartition du commissionnement qui se pose avec la création du métier de conseiller financier. C’est au final un problème de régulation collective et de désajustement entre le réalisateur de la vente et celui qui en est récompensé qui contribue à l’émergence du groupe des conseillers financiers de la Poste en 1991. Les conseillers financiers forment en effet une petite population par comparaison avec les autres métiers postaux, et notamment par rapport aux facteurs, au nombre de 102 000 en 199080 quand les conseillers financiers n’étaient que 1 000 en 1990 et ne sont qu’un peu plus de 10 000 en 2008 au moment de la réalisation du terrain pour la thèse en cours. Mais comme ces chiffres le montrent (Tableau 1), le groupe a rapidement évolué et son nombre a décuplé en moins de vingt ans.

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Tableau 1. Évolution du nombre de conseillers financiers (constituant l’ensemble de la ligne financière) entre 1990 et 2008

Année 1990 1991 1992 1995 fin 1995 1996 2002 juin 2006 mars 2008

Total 1 000 1 500 3 000 2 425 5 192 5 200 5 500 7 800 10 770

Sources. Références, no 40, p. 9, 1992 ; Sénat, Réponse du ministère des Postes à une question écrite, JO Sénat, 19/12/1991, p. 2866, Références, no 40, p. 8, 1992 / Sénat, Réponse du ministère des Postes à une question écrite, JO Sénat, 19/12/1991, p. 2867 ; F. PIOTET, 2002, p. 132 ; SNA LP 2000/80-20 « Banques des particuliers » Avril 1996 ; Références, no 57, juillet-août 1995, p. 26 ; Forum mars 2008.

Négociations en interne et reconnaissance du groupe professionnel des conseillers financiers

45 En tant qu’instance collective réussissant à se faire entendre alors même que le « métier » de conseiller financier n’existait pas encore officiellement (la création de sa fiche de poste date de 1991), le groupe professionnel des conseillers financiers s’impose progressivement et se positionne à côté de celui des receveurs. Cette réadaptation du système de commissionnement montre que la « lutte » de territoires81 n’est pas simple puisqu’elle a obligé les conseillers financiers à ménager les receveurs en ne les excluant pas totalement du partage de l’intéressement perçu dans le cadre d’une activité du bureau de poste pour laquelle les receveurs ne jouent plus d’autre rôle que celui de supérieur hiérarchique direct.

46 Une des raisons majeures du refus des receveurs d’abandonner cette fonction est l’important commissionnement qu’ils perçoivent. Le chef d’établissement, habitué à travailler seul et à « réaliser » les ventes, ne se positionne plus que comme apporteur de rendez-vous pour le conseiller financier itinérant – ou conseiller à temps partagé, qui devient dans les années 1980 un concurrent82. Un rapport de l’inspection générale des PTT du 21 mai 1985 considère que la mise en place des conseillers postaux et financiers « se fait mal, et que les chefs d’établissement n’y attachent pas toujours l’intérêt qu’elle mérite83. » L’attaché commercial rencontré pour réaliser un entretien biographique a constaté que les chefs d’établissement des petits bureaux se sont sentis dévalorisés lors de la mise en place des conseillers itinérants. Le manque de coopération des receveurs a été pointé dans un rapport d’audit qui évoque tout d’abord la « remise en cause de la notoriété du receveur » lequel jusque-là « était le seul représentant de la Poste dans la commune. » Et d’ajouter : « À ce titre, il est reconnu par la population comme un interlocuteur financier. […] Les receveurs opposants estiment que [cette notoriété et cette reconnaissance] seraient entamées par la venue du CFTP [conseiller financier à temps partagé, c’est- à-dire conseiller financier itinérant], qui se substituerait à leur personne. […] Toutefois, les auditeurs estiment que ces sentiments masquent en fait le problème de fond du commissionnement, car ce sujet tabou n’est jamais abordé directement84. »

47 L’audit explique que certains chefs d’établissement « accepteraient de travailler davantage en collaboration avec le conseiller financier à temps partagé s’ils pouvaient bénéficier réglementairement de la part apporteur. […] en fait, il apparaît aux auditeurs que cette demande vise à compenser la “perte” de la part vendeur85. » Le système des

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apporteurs se poursuit après 1991 et permet en partie aux receveurs de toucher une partie du commissionnement dont ils ne bénéficient plus en tant que vendeurs. La relation entre receveur et conseiller est mise à mal par le commissionnement : « en tout état de cause, cette diminution de rémunération n’est pas de nature à inciter les chefs d’établissements à encourager la mise en œuvre du nouveau système, et il est à craindre de leur part des volontés de blocages. L’objection selon laquelle ceux-ci n’ont pas intérêt à entraver la mise en œuvre du nouveau système, qui serait suffisamment incitatif en maintenant les objectifs globaux de gestion n’est pas recevable : en effet, il ne faut pas confondre deux types d’incitation qui sont de nature tout à fait différente – l’un monétaire l’autre pas. En outre, il ne faut pas sous-estimer la possibilité qu’ont les receveurs d’entraver un système qui les néglige, notamment en créant des divisions entre les conseillers et les agents du service général, arguant, par exemple, que les personnels ont vocation à tourner sur les positions86. »

48 Pour éviter ces situations conflictuelles entre le conseiller et le receveur, le rapport évoque des pistes pour encourager leur collaboration.

49 La Poste reconnaît ce problème de désajustement et les difficultés qu’il entraine en 1991 en considérant qu’elle « se doit de reprendre la maîtrise du système de commissionnement, et de mettre en place un nouveau dispositif adapté à sa stratégie, stimulant et équitable pour ses cadres et son personnel87 ». Pour cela, elle fait évoluer ses principes et règles de commissionnement en attribuant en 1994, après la reconnaissance officielle du groupe professionnel des conseillers financiers de la Poste, 50 % de son montant au vendeur. Mais ce réajustement effectué, il n’en demeure pas moins que « lorsque le conseiller financier à temps partagé joue le rôle de vendeur, le chef d’établissement concerné perd l’équivalent de ce commissionnement. Le fait que la production du CFTP soit incluse dans celle de l’établissement n’est pas considéré par le receveur comme une compensation financière individuelle. Le chef d’établissement opposant estime que l’intervention du CFTP sur sa zone d’action commerciale constitue une perte de revenu88. »

50 Cette tension avec le receveur est d’autant plus problématique que les carrières dans la fonction publique d’État sont traditionnellement conditionnées à la notation des agents par leur supérieur hiérarchique89. Outre le problème historique de l’individualisation des rémunérations dans l’administration qui rompt l’égalité de traitement entre les agents, elle peut mettre l’agent en porte-à-faux vis-à-vis de son supérieur direct. En instaurant un commissionnement sur le placement de produits financiers, la Poste met en place une évaluation de ses agents indépendante de la notation du receveur puisque ce dispositif – en quantifiant les ventes effectuées par chacun – porte sur le travail effectif des agents et non plus l’appréciation de leur supérieur hiérarchique. Cette formule évite certes le « copinage » et l’évaluation subjective du mérite par le receveur mais elle court-circuite de fait complètement ce dernier, qui perd non seulement les primes de vendeur mais également le rôle consistant à identifier qui sont les meilleurs éléments parmi ses agents. L’officialisation en 1991 du métier de conseiller financier dédié à la vente des produits bancaires et financiers confirme cette scission. En repositionnant le receveur comme un chef d’établissement et un manager et en lui retirant ses fonctions de vendeur (et l’intéressement qui allait avec) au profit d’un de ses agents, elle fait toutefois cesser ce désajustement.

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Conclusion

51 Le commissionnement sur les ventes de produits financiers aux PTT apparaît présidé en interne par une triple logique : d’incitation et de modification des comportements, de récompense de l’investissement au travail et enfin de sélection des meilleurs vendeurs (par le classement et la comparabilité des uns et des autres). Alors que des travaux récents montrent que « la réticence à l’introduction d’une prime individuelle à la performance reste forte au sein des agents publics90 », cet article montre que l’instauration de ce dispositif d’intéressement n’est pas propre à des modes de management récents, comme le new public management qui, en ce qu’il fait apparaître les instruments de gouvernement des hommes comme lui étant spécifiques, occulte la profondeur historique de certains dispositifs lui préexistant. Le régime indemnitaire de la fonction publique en fait partie.

52 Utilisé pour placer certains produits spécifiques, le commissionnement postal semble montrer une certaine avance des PTT sur d’autres ministères de la fonction publique d’État, ce qui l’a d’ailleurs conduite à s’autonomiser peu à peu de l’État. S’intéresser aux entreprises publiques, et à l’avance qu’elles auraient prise sur l’État et ses organes en termes de mutations et d’adaptations à un environnement changeant91, permet de s’immiscer dans une réflexion plus générale sur les organisations dépendantes de l’État. L’étude de la mise en place d’un commissionnement sur les ventes de produits financiers aux PTT fait apparaître que c’est moins l’individualisation des rémunérations, ou ce sur quoi elle porte, qui a posé problème, que la transformation des rapports de force entre les groupes professionnels qui sortent gagnants du dispositif ainsi instauré. Les receveurs ont en effet longtemps bénéficié d’un système avantageux qui n’était plus conforme aux pratiques professionnelles en vigueur. L’étude socio-historique de l’intéressement sur la production attribué par les PTT sur le placement de produits financiers donne à voir comment les régulations collectives ont agi pour modifier ce dispositif. Pour les conseillers financiers de la Poste, cette genèse du commissionnement sur les ventes effectuées montre cependant une efficacité relative ; elle montre aussi que des ajustements sont sans cesse nécessaires pour contrer les effets non souhaités (comme ceux de dualisation et de « cannibalisation » des produits exposés ci-avant) produits par la mise en place et les évolutions de ce dispositif de gestion des agents de l’administration.

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NOTES

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2. F. AUDIER et al., 2015, p. 215. 3. Rapport Pêcheur, 2013, Rapport à M. le Premier ministre sur la fonction publique, présenté par Bernard Pêcheur, 29 octobre, p. 215. 4. G. ROYER, 1993 ; P. ROBERT-DUVILLIERS & J.-M. PAUTI, 1975.

5. J. DUVEAU, 2006 ; O. IHL, 2007. 6. Ordonnance n o 86-1134 du 21 octobre 1986 relative à l’intéressement et à la participation des salariés aux résultats de l’entreprise et à l’actionnariat des salariés. 7. Centre des archives contemporaines (désormais CAC) 19980498 art. 13, Instruction du 29 janvier 1992, Bulletin officiel des PTT : « Conformément à l’article 32 de la loi du 2 juillet 1990, portant nouveau statut de la Poste, le conseil d’administration de la Poste a décidé, dans sa séance du 26 novembre 1991, la mise en œuvre d’un nouveau dispositif de commissionnement commercial à compter du 1er janvier 1992. » 8. Assemblée nationale, Rapport sur « L’intéressement collectif dans la fonction publique », Michel Diefenbacher, mai 2009, p. 15. 9. O. IHL, 2007 ; E. CHELLE, 2011. 10. Article 20 de la loi de finances pour l’année 1965. 11. Ces bénéfices sont toutefois très limités ; à titre d’exemple, encore en 1989, les PTT ne conservent au titre du budget annexe que 4 % de leurs encours (CAC 19920461 art. 2, Magazine « L’assurance française », no 641, 1er au 15 décembre 1991, article « Les pas comptés de la Poste » par Bernard Dillies, p. 1326). 12. P. POUGNAUD, 1985.

13. E. LAZEAR, 2004. 14. Parmi les placements des titres réalisés par les PTT se trouvent en 1963 les emprunts suivants : Crédit foncier, Électricité de France, Charbonnage de France, Crédit national, PTT, Caisse nationale des autoroutes, Emprunt national, SNCF. Centre d’accueil et de recherche des Archives nationales (désormais CARAN), DSF, Note au ministre du 17 octobre 1964 sur les remises, commissions et primes allouées en 1963. 15. P. AYMARD, 1960, p. 142. 16. Sur les gratifications attribuées au personnel, voir la circulaire no 941 du 12 juillet 1954 (CARAN, F90 21 106). 17. CAC 19980498 art. 12, Primes et commissions, Notes (1954-1993), DGP, Direction du Réseau, « Primes de développement », Réunion du 7 juillet 1987. 18. E. CHELLE, 2011, p. 414. 19. Circulaire no 1136 série D du 18 mars 1963. 20. CARAN, F90 21 106, Directions des Services postaux de la région de Paris, Rapport du groupe de travail chargé d’étudier les moyens à mettre en œuvre pour promouvoir la CNE (Groupe Simon), 05/05/1967. 21. O. JOIN-LAMBERT, 2001, p. 201. 22. CARAN, F90 21 106, Notes Groupe de travail Simon, 10/05/1967.

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23. CARAN, F90 21 106, Conférence des directeurs régionaux et chefs de services spéciaux, Paris 11-12 mai 1967, « Questions relevant de la direction des Services financiers » procès-verbal ; ministère des Postes et Télécommunications, Direction des Services financiers, Développement de la CNE. 24. V. DEJONGHE & C. GASNIER, 1990 ; P. PETIT & M. VERNIÈRES, 1990. 25. CARAN, Courrier de l’Association amicale des receveurs et chefs de centre des Postes et Télécommunications, au secrétaire général des Postes et Télécommunications, 23 février 1967. 26. P. COUPAYE, 1978. 27. Le déficit record (1 435,9 millions de francs pour les services financiers de la Poste en 1974) est d’ailleurs enregistré en 1975, laissant supposer qu’il s’agit des répercussions du choc pétrolier. 28. CAC 19980498 art. 9, Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, secrétariat d’État à l’Industrie, La Poste, siège social, direction des clientèles financières, sous-direction marketing de la distribution, bureau d’enquête centrale des services financiers (1968-1997), séminaire de projet ENSPTT, thème « Les services financiers de la Poste face à la concurrence », février 1987, étude présentée par Thierry Crop, Dominique Guerin, Marie Lloberes, Noureddine Moulahid, Adolphe Tchinda, p. 30. 29. CAC 19940705 art. 5, Étude préliminaire des orientations ouvertes aux services financiers de la Poste, « Groupe de prospective services financiers » (Préparation de la réunion du 22 janvier 1974), p. 2. 30. Mémento CNP (Caisse nationale de prévoyance), 1976, p. 115. 31. CAC 19980498 art. 9, séminaire de projet ENSPTT, « Les services financiers de la Poste face à la concurrence », février 1987, p. 11. 32. CAC 20000507 art. 3, « La crise boursière d’octobre 1987 profite-t-elle à la Poste ? », DGP/Direction financière, janvier 1989, affaire suivie par Éric Nicolas. 33. A. GUESLIN & M. LESCURE, 1995, p. 49. 34. CARAN, Postes et Télécommunications, Direction des services postaux de la région de Paris, « Rapport du groupe de travail chargé d’étudier les moyens à mettre en œuvre pour promouvoir la CNE », 5 mai 1967. 35. O. JOIN-LAMBERT, 2001. 36. Archives Odile Join-Lambert, Annales du conseil commercial des Postes, t. 2, 1973, p. 136. 37. O. JOIN-LAMBERT & Y. LOCHARD, 2010, p. 170. 38. CARAN, Courrier de l’Association amicale des receveurs et chefs de centre des Postes et Télécommunications, au secrétaire général des Postes et Télécommunications, 23 février 1967. 39. CARAN, Conférence européenne des administrations des Postes et des Télécommunications, « La gestion et l’intéressement du personnel, Rapport de synthèse », 1970, Groupe de travail : Allemagne (RFA), Belgique, France, Italie. 40. P. PIERSON, 2000 ; J. MAHONEY, 2000 ; J. MAHONEY & K. THELEN, 2010. 41. Service national des archives de la Poste (désormais SNA), direction générale des Postes (DGP), direction des Services financiers (DSF), Note de service du 1er juin 1973 du directeur des services financiers, M. Dordain, à l’attention des directeurs régionaux et

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départementaux des postes, sur les médailles de la collecte de l’épargne, en référence à l’ordre de service du 19 mars 1973 (Doc. 113 Po 50). 42. CARAN, F90 21 106, Direction des Services financiers, Note du directeur des Services financiers, M. Rachapt, en date du 29 décembre 1966 pour le secrétaire général des Postes et Télécommunications, « Objet : Développement de la Caisse nationale d’épargne », p. 2 ; Primes d’impulsion Caisse nationale d’épargne et autres (EL) (PRE et autres) : BO 1973 132 Po 58, p. 297. 43. J. DUVEAU, 2006.

44. M. GUILBERT, 1960.

45. P. BEZES, 2004, p. 77 ; id., 2009. 46. Extrait d’entretien avec un receveur distributeur retraité, homme, fonctionnaire, né en 1936, en région, entré à la Poste en 1964 comme facteur. 47. C. PARADEISE, 1988.

48. O. JOIN-LAMBERT & Y. LOCHARD, 2010. 49. SNA, Bulletin officiel des PTT, 1974, Circulaire du 15 juillet 1974, Doc. 238 Po 92, E, SF 676, p. 379. 50. SNA, Bulletin officiel des PTT, 1974, Circulaire du 15 juillet 1974, Doc. 238 Po 92, E, SF 676, p. 380. 51. SNA, Bulletin officiel des PTT, 1974, Circulaire du 15 juillet 1974, Doc. 238 Po 92, E, SF 676, p. 382. 52. PTT Info, Mensuel d’informations générales des Postes et Télécommunications, juin 1985, no 571, p. 2. 53. C. GADÉA & D. DEMAZIÈRE, 2009. 54. Archives privées Nadège Vezinat, Documentation personnelle d’un animateur des ventes rencontré en entretien. 55. V. FOREST, 2008.

56. F. AUDIER et al., 2015, p. 218.

57. A. ALBER, 2017.

58. Voir M. BACACHE-BEAUVALLET, 2011, qui montre bien que le lien qui peut être fait entre rémunération de l’agent et productivité des services publics n’est pas toujours avéré. L’auteur analyse en effet les effets produits par l’introduction des primes à la performance dans la fonction publique et constate plusieurs effets pervers dont la rupture de l’égalité de traitement des usagers et la dévaluation de la motivation pour le travail en lui-même. 59. R. BLANK, 2000 ; J. PERRY & A. HONDEGHEM, 2008.

60. M. BACACHE-BEAUVALLET, 2011. 61. CAC 19980498 art. 11, Note de service du 20 juillet 1989 sur « La politique de développement des prestations financières de la Poste », Direction des Services financiers SB/B 2122 Sec. 62. CAC 19980498 art. 13, La Poste, « Éléments pour un dispositif de commissionnement nouveau », 21/08/1991.

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63. CAC 19980498 art. 10, Réunion plénière des conseillers financiers de Paris, mardi 25 octobre 1988, ministère de la Recherche et de la Technologie, Groupe de travail no 3, L’intéressement. 64. CAC 19980498 art. 13, Direction générale, Direction des clientèles financières, « Commissionnement des produits financiers en 1993 », 8 janvier 1993. 65. Extrait d’entretien (homme, fonctionnaire, entré à la Poste en 1966, détaché pour la CNP en 1986, conseiller financier en 1991, conseiller spécialisé en immobilier en 2002, retraité au moment de l’entretien). 66. SNA, Bulletin officiel des PTT, 13 janvier 1981. 67. CAC 19980498 art. 10, Réunion plénière des conseillers financiers de Paris, mardi 25 octobre 1988, ministère de la Recherche et de la Technologie, Groupe de travail no 3, L’intéressement. 68. « Le système d’intéressement répond à une logique aveugle (distribution automatique de primes) ou pervertie (remises pour le placement de certains produits seulement), qui n’encourage pas la réussite commerciale » ; CAC 19980498 art. 9, séminaire de projet ENSPTT, « Les services financiers de la Poste face à la concurrence », février 1987, p. 39. 69. O. JOIN-LAMBERT, 2001. 70. CAC 19980498 art. 10, Réunion plénière des conseillers financiers de Paris, mardi 25 octobre 1988, ministère de la Recherche et de la Technologie, Groupe de travail no 3, L’intéressement. 71. En ce sens, un intéressement global peut relever également d’une logique collective lorsqu’elle donne lieu au versement d’une prime identique à l’ensemble des agents ; C. MONIOLLE, 2014, p. 13. 72. SNA, Note du directeur général de la Poste, Gérard Delage, aux chefs de service régionaux et départementaux, ayant pour objet : Cadre d’activité des services commerciaux, 25 janvier 1988, p. 4. 73. SNA, Note du directeur général de la Poste, Gérard Delage, aux chefs de service régionaux et départementaux, ayant pour objet : Cadre d’activité des services commerciaux, 25 janvier 1988, p. 6. 74. CAC 19980498 art. 10, Réunion plénière des conseillers financiers de Paris, mardi 25 octobre 1988, ministère de la Recherche et de la Technologie, Groupe de travail no 3, L’intéressement. 75. CAC 19980498 art. 10, Réunion plénière des conseillers financiers de Paris, mardi 25 octobre 1988, ministère de la Recherche et de la Technologie, Groupe de travail no 1, Le rôle du conseiller financier. 76. S. BACHRACH, 1987 ; O. JOIN-LAMBERT, 2001.

77. N. VEZINAT, 2012.

78. O. GODECHOT, 2007. 79. CAC 19980498 art. 10, Réunion plénière des conseillers financiers de Paris, mardi 25 octobre 1988, ministère de la Recherche et de la Technologie, Groupe de travail no 3, L’intéressement. 80. M. CARTIER, 2002, p. 5.

81. A. ABBOTT, 1988.

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82. SNA La Poste, 2003/201 – 1, Diapason, Diagnostic Formation, Top Départ, Cycle de développement professionnel des chefs d’établissements responsables d’un portefeuille clients, DCF, janvier 1997, p. 4. 83. SNA LP, Ministère des PTT, Inspection générale, Synthèse du rapport n o 110/64 établi par M. Dordain, inspecteur général le 21 mai 1985. 84. CAC 19980496 art. 1, La Poste, Direction de l’Audit, « Intégration dans le réseau des conseillers financiers à temps partagé », Rapport présenté par André Besnard, Gilles Poulon, mai 1994, p. 13. 85. CAC 19980496 art. 1, La Poste, Direction de l’Audit, « Intégration dans le réseau des conseillers financiers à temps partagé », Rapport présenté par André Besnard, Gilles Poulon, mai 1994, p. 12. 86. CAC 19950497 art. 51, Rapports de l’ENS PTT, « Motivation, rémunération et mesure des performances des conseillers de la Poste », Vincent Moulle, Thierry Pillet, Sylvie Pittaro, Isabelle Roussel, 1992, p. 33. 87. CAC 19980498 art. 13, La Poste, « Le dispositif de commissionnement », 04/12/1991. 88. CAC 19980496 art. 1, La Poste, Direction de l’Audit, « Intégration dans le réseau des conseillers financiers à temps partagé », Rapport présenté par André Besnard, Gilles Poulon, mai 1994, p. 12. 89. R. MONIÉ & G. ROOZ, 1991 ; S. VALLEMONT, 1997.

90. F. AUDIER et al., 2015, p. 222.

91. R. FRAISSE & C. GRÉMION, 1996, p. 42.

RÉSUMÉS

L’article montre que l’instauration d’un dispositif d’intéressement sur les ventes de produits financiers effectuées par les agents des PTT n’est pas propre à des modes de management récents et a rempli trois fonctions sur la période étudiée. Le commissionnement a transformé les pratiques professionnelles des agents, récompensé l’investissement personnel et permis, par une mesure objective des ventes effectuées, d’offrir des progressions de carrière aux meilleurs vendeurs. Toutefois, ce dispositif a également suscité des contournements ou modifié les rapports des conseillers financiers aux collègues et supérieurs hiérarchiques au sein du bureau de poste. Il a enfin été l’enjeu de régulations collectives qui font apparaître que c’est moins l’individualisation des rémunérations, ou ce sur quoi elle porte, qui a posé problème, que la transformation des rapports de force entre les groupes professionnels qui ont successivement bénéficié du dispositif instauré.

This paper shows how the establishment of a profit-sharing mechanism for PTT agents when selling financial products is not a wholly new management device. On the contrary, one can distinguish three uses of commissions in the two decades studied here. The payment of commissions has transformed the professional practices of agents and rewarded personal investment. By introducing an objective measure of sales, it has offered career progression opportunities for the best salespeople. However, this mechanism has also been misused or

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changed the relationships of financial advisors to their colleagues and superiors within the post office. Lastly, it has been the topic of collective regulations, from which it has emerged that the problem is less the individualization of earnings, or what this pertains to, than the transformation of power relations between the different occupational groups who have successively benefited from the commission payment system.

INDEX

Mots-clés : commissionnement, part variable, intéressement, administration, ventes Keywords : commission, variable pay, profit-sharing, administration, sales Index chronologique : XXe siècle Index géographique : France

AUTEUR

NADÈGE VEZINAT Université de Reims Champagne-Ardenne, Laboratoire d’économie et gestion de Reims (REGARDS, EA 6292), chercheuse associée au Centre Maurice-Halbwachs (CMH, UMR 8097, CNRS, EHESS, ENS). E-mail : [email protected]

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Notes critiques

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À propos de la « grande transition » : mesure et histoire | Bruce M. S. CAMPBELL, The Great Transition: Climate, Disease and Society in the Late- Medieval World

Jean-Philippe Genet

RÉFÉRENCE

Bruce M. S. CAMPBELL, The Great Transition: Climate, Disease and Society in the Late-Medieval World, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, 463 p.

1 Entre deux périodes de longue durée, le Moyen Âge de la medieval climatic anomaly (MCA) qui irait du VIIIe au XIIIe siècle et la « grande divergence » de la global history qui s’ouvre en Europe à la fin du XVe siècle, Bruce Campbell situe la « grande transition » qu’il analyse dans un livre essentiel parce qu’il formule une proposition ample et cohérente, en appliquant une analyse éco-environnementale fondée sur l’étude rigoureuse du climat et des épidémies à l’approche socio-économique des sociétés médiévales. Le livre pose clairement le problème de la contingence et de la marge de liberté dont disposent les sociétés humaines face aux contraintes naturelles en s’efforçant d’éviter le double écueil du déterminisme et de la pseudo-causalité. Il est d’autant plus nécessaire pour Histoire & Mesure – dont l’équipe fondatrice posait en 1986 la question « Comment pratiquer la mesure en historien ? » – de présenter et de discuter ce travail que, si la mesure en est le cœur méthodologique, il s’appuie sur des données et des pratiques issues des sciences les plus diverses jusqu’ici rarement utilisées dans le cadre de recherches historiques.

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2 Le livre est né d’une accumulation d’expériences et de recherches sans lesquelles il eut été inconcevable. D’abord géographe, Bruce Campbell a débuté sa carrière de médiéviste par l’étude de manoirs du Norfolk confrontés à la grande famine de 1315-1322 et à la peste noire de 1348-1349. Ces questions n’ont depuis cessé de le hanter, mais, en dépit des intuitions pionnières d’un Emmanuel Leroy-Ladurie, l’histoire du climat est longtemps restée handicapée par l’imprécision des données. D’autres recherches lui ont donc permis d’évaluer l’impact du climat et des épidémies (deux phénomènes interdépendants) sur l’économie et la société anglaises médiévales : les deux projets collectifs « Feeding the City » (1988-1994, avec entre autres Derek Keene) ont permis de passer du Norfolk aux dix comtés qui approvisionnaient Londres. Sont ensuite venus un autre programme sur « Rendements, environnement et changement historique » (2005-2007), puis la constitution (avec le dendrochronologiste Mike Baillie) d’une base de données connectant rendements céréaliers anglais et tree- rings sur deux cent vingt-cinq ans 1 et enfin la participation à un projet de reconstitution du revenu national de l’Angleterre (1270-1700) et de la Grande-Bretagne (1700-1870) mené avec Stephen Broadberry, Mark Overton et Bas van Leeuwen2 qui l’a mis en contact avec le projet européen HI-POD (« Historical Patterns of Development », 2008-2012). Pendant tout ce temps, un changement majeur s’est produit dont tous les historiens n’ont peut-être pas encore pleinement mesuré les effets : les données sur le climat et les épidémies sont progressivement devenues plus nombreuses et plus accessibles. Bruce Campbell a enfin pu brosser sa synthèse grâce à l’invitation du département d’économie de l’université de Cambridge à prononcer les Ellen McArthur Lectures 2013 qui peuvent à ce jour être podcastées 3 et sont, à bien des égards, plus faciles à suivre que ce livre qui en est issu.

3 En effet, celui-ci est dense et répétitif. Le premier chapitre décrit les principaux mécanismes éco-environnementaux, brosse à grands traits un schéma chronologique en trois périodes et présente un modèle d’interaction dynamique des composantes du système socio-écologique. Le deuxième chapitre fait le point sur l’essor de la chrétienté latine permis par la MCA, puis (chapitres 3 à 5) l’auteur reprend en détail chacune des trois périodes de la grande transition, reprenant à chaque épisode ses explications climatiques en usant et abusant d’abréviations dont une liste qui aurait pu être mieux mise en évidence est cachée page xxv. Près d’une centaine de tables, de courbes et d’histogrammes – mais trop peu de cartes – obligent le lecteur à un déchiffrage difficile, car Bruce Campbell fait peu de calculs de corrélation et préfère superposer les courbes pour dégager le parallélisme des tendances. Dès la page 4 sont ainsi présentées neuf courbes sur la période 1200-1500 en trois figures : l’irradiation solaire, la température globale et celle de l’hémisphère nord, puis les maxima des crues du Nil, l’indice de sécheresse en Amérique du Nord et les précipitations en Asie du Sud, et enfin les précipitations en Écosse et au Maroc avec le taux d’humidité en Asie centrale. Une demi-page en petits caractères indique les sources des courbes. Sources qui ajoutent à la difficulté parce qu’elles sont complexes et inhabituelles, mais c’est à ce niveau que se révèle toute la richesse du livre. Car à côté des sources classiques de l’historien, chroniques ou comptabilités seigneuriales, qui témoignent indirectement de l’impact des phénomènes climatiques, l’auteur fait un usage systématique de toutes les sources physiques à partir desquelles des mesures sont possibles. Les principales sont celles de l’irradiation solaire, des températures, des précipitations et des émissions volcaniques : elles ne sont pas connues directement (à part le niveau des crues du Nil au Caire donné de 641 à 1469 par le « Nilomètre ») mais doivent être déduites d’une extraordinaire

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variété de matériaux (tree-rings, coraux, spéléothèmes, carottages glaciaires, roches, varves, etc.) sur lesquels sont opérées des mesures sophistiquées mais d’interprétation délicate car elles proviennent de sites dispersés. Pour les épidémies, les progrès de l’archéozoologie, de l’archéo-anthropologie funéraire et l’introduction des analyses ADN ont apporté beaucoup de nouveaux éléments qui n’étaient pas pris en compte dans les précédentes synthèses comme celle de Jean-Noël Biraben. Beaucoup de ces données peuvent être consultées sur des sites dédiés, comme celui du National Climatic Data Center des États-Unis4 dont la consultation est recommandée par l’auteur, ou dans des ouvrages et des revues de géologie, de biologie, d’écologie ou de médecine qui ne se livrent pas facilement à l’outsider. Bien maîtrisées et maniées avec prudence, ces données sont avant tout utilisées pour restituer la chronologie des circulations et en déduire des situations climatiques précises.

4 On peut regretter qu’un chapitre d’ensemble, où des cartes auraient été associées aux courbes, n’ait pas été consacré à ces circulations et à leurs conséquences, ce qui aurait évité les redites. Rappelons brièvement les mécanismes principaux. Le Pacifique, parce qu’il est la plus grande étendue d’eau de la planète, joue un rôle essentiel par l’intermédiaire de l’ENSO (El Niño / Southern oscillation) : l’océan est balayé par les alizés qui soufflent en permanence d’est en ouest et chauffent l’eau qui devient de plus en plus chaude en dérivant vers l’ouest et s’évapore en provoquant la mousson, tandis qu’elle est remplacée à l’est par la remontée d’eaux profondes plus froides qui se réchaufferont à leur tour. Mais l’équilibre du mécanisme est instable, car l’oscillation de l’anticyclone de l’île de Pâques en fonction de sa puissance renforce ou affaiblit les alizés et des situations extrêmes s’observent à intervalles selon des cycles irréguliers. L’oscillation est dite positive quand l’eau est chaude et l’évaporation intense à l’ouest : c’est La Niña, les moussons inondent la Chine et l’Inde, les côtes américaines connaissant la sécheresse. Quand l’oscillation est négative et que El Niño se manifeste, c’est l’inverse : l’eau chaude du Pacifique circule mal vers l’ouest et stagne à l’est, les moussons affaiblies arrosent trop peu l’Inde et la Chine, et se déversent sur les côtes américaines, l’Indonésie et l’Afrique de l’Est équatoriale (les crues du Nil qui y prend sa source en témoignent). Ces péripéties affectent l’Europe et l’Asie centrale par la téléconnection, en agissant sur un autre phénomène, la NAO (North Atlantic oscillation), qui règle la circulation des masses d’air le long des côtes atlantiques dans l’hémisphère nord : quand l’ENSO est positif, les dépressions océaniques circulent bien du nord au sud, assurent des hivers doux et humides et bloquent l’air glacial de l’anticyclone sibérien, tandis que le sud du continent, les côtes du Maroc et l’Asie centrale subissent la sécheresse. En revanche, quand il est négatif, l’air polaire avance vers l’ouest et le sud, les hivers sont très froids et secs et les étés frais et humides, l’Europe méridionale étant mieux arrosée et l’air de l’Asie centrale plus humide.

5 Le principal moteur de ces circulations paraît être l’intensité de l’irradiation solaire, dont l’évolution est mesurée précisément par les isotopes cosmogéniques. Elle est parfois contrariée par d’autres phénomènes comme les aérosols produits par les poussières émises par les éruptions volcaniques (mesurées notamment à partir des calottes glaciaires), celles-ci étant de plus en plus intenses entre 1167 et 1284 avec un maximum absolu en 1256-1258 – l’éruption du Samalas, la plus puissante connue depuis celle de Santorin. L’irradiation connaît des oscillations importantes : une première période d’irradiation élevée de 800 à 1260, interrompue par deux épisodes de basse irradiation, l’une brève vers 900, l’autre plus marquée vers 1010-1050 (minimum de Oort), puis une inversion très marquée en deux paliers de baisse, vers 1280-1342

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(minimum de Wolf) et vers 1415-1534 (minimum de Spörer, le plus prononcé, au plus bas entre 1430 et 1450) qui ouvre « le petit âge de glace ». Ces deux paliers sont séparés par un bref intervalle de forte irradiation (le maximum chaucérien culminant vers 1380). Bruce Campbell analyse cette courbe et la superpose à une série d’histogrammes décennaux montrant l’évolution de la croissance des arbres, des précipitations et des indices d’aridité en plusieurs points du globe, dessinant ainsi à partir de l’ensemble de ces corrélations le cadre éco-environnemental de la vie des sociétés humaines.

6 Pour analyser les réactions de celles-ci aux transformations du cadre éco- environnemental, Bruce Campbell utilise le modèle qui a été proposé par le Forum sur les menaces microbiennes de l’Institut de médecine des États-Unis en 2003 et 20085. Il est structuré en deux ensembles principaux, le climat et la société, qui interagissent par l’intermédiaire de deux autres ensembles, les écosystèmes et les facteurs biologiques, qui à leur tour interfèrent aussi entre eux par deux autres ensembles, les microbes et l’humain. L’humain est ainsi au centre du système, en interaction avec le climat, les écosystèmes et les facteurs biologiques (ces deux derniers étant eux-mêmes en interaction à la fois avec le climat et la société) et les microbes (affectés par la biologie et par les écosystèmes). Ces six ensembles sont des « systèmes semi-autonomes reliés entre eux par des feedbacks directs et indirects » (p. 21). L’utilité du modèle pour rendre compte des interactions entre climat, écosystèmes, microbes et facteurs biologiques est évidente, comme elle l’est aussi pour ce qui est de l’interaction entre ces quatre ensembles et l’humain et la société. Mais il me semble tout aussi évident que le modèle n’éclaire en rien le rapport entre l’humain et la société si ce n’est – et c’est un point important – qu’ils interagissent entre eux sous la contrainte que font peser sur eux leurs interactions avec les quatre ensembles précités dont chacun est l’une des facettes de la nature. Pour Bruce Campbell, ce modèle a cependant l’avantage de faire sauter certains des verrous des théories économiques classiques et marxistes dont il constatait les insuffisances dans sa préface : les mesures dont on dispose aujourd’hui permettent en effet de réintroduire la contrainte des facteurs naturels sur l’action action humaine avec rigueur et précision. Mais peut-on aller plus loin ? Il va s’efforcer sinon de le démontrer, du moins de le suggérer dans les quatre chapitres qu’il consacre au « beau Moyen Âge » et à chacune des trois périodes qui, toutes ensemble, constituent la « grande transition ».

7 La medieval climatic anomaly (MCA) avait assuré du Xe au milieu du XIIIe siècle des hivers doux et humides à l’Europe du Nord-Ouest et des moussons régulières et abondantes en Asie grâce à un bon niveau d’irradiation solaire et une ENSO positive : ces enabling conditions avaient favorisé en Europe la croissance continue de l’économie agraire et commerciale et de la démographie, la population triplant de 800 à 1340. Mais à partir de 1270, la diminution de l’irradiation – le Wolf solar minimum – et une ENSO erratique enclenchent la « grande transition ». Sa première phase, annonce du bouleversement à venir, s’étend de 1270 à 1340 environ : les moussons faiblissent et les hivers froids entraînent des récoltes médiocres voire catastrophiques dans l’Europe du Nord-Ouest. Des pluies excessives détruisent les récoltes et la famine fait son retour en Europe du Nord en 1315-1318 et en Italie en 1329-1330 et en 1346-1347. Des épizooties stimulées par l’humidité se développent en Angleterre où les fascioloses et la gale du mouton déciment les ovins et font perdre 30 % des bêtes et de la laine en 1314-1316, et la grande épizootie de peste bovine apparue en Bohême en 1314 arrive en 1319-1320. La deuxième période (1340-1370) est celle de la crise et du basculement du système. En dépit du bref maximum chaucérien, l’hémisphère nord connaît ses températures les plus basses

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depuis huit siècles et des moussons irrégulières provoquent des sécheresses en Chine et en Inde tandis que le niveau des crues du Nil est au plus haut. Par contrecoup, l’oscillation nord-atlantique est atténuée et l’air sibérien pousse l’anticyclone des Açores vers le sud, laissant circuler les dépressions pluvieuses de l’Atlantique pendant le printemps et l’été tandis que la dépression du golfe de Gênes remonte vers le nord, causant de terribles tempêtes sur les côtes de l’Europe du Nord-Ouest et des inondations en Europe centrale. L’humidité des steppes croît encore et avec elle la végétation et la population des rongeurs porteurs endémiques de Yersinia pestis. La peste progressait lentement : elle a atteint la Khirgizie en 1338 puis Caffa en 1346, mais les vaisseaux génois fuyant ce port en 1347 lui font franchir l’obstacle maritime et débarquer – au sens propre – au cœur du dynamique réseau commercial européen dans des cités densément peuplées. En quelques mois, la pandémie emporte plus du tiers de la population européenne. La brutale réduction de la main d’œuvre disponible modifie les conditions de production. La peste s’installe, devenant cyclique et empêchant toute reprise démographique. La troisième période (1370-1470) est celle d’une longue stagnation : le petit âge de glace débute, avec le Spörer solar minimum (nadir vers 1450), et l’irrégularité des moussons désorganise l’oscillation nord-atlantique. La population, en dépit de vives reprises après chaque épidémie, continue de diminuer pour être réduite en 1450 à la moitié de ce qu’elle était avant 1348. Ajoutons que, pendant les trois périodes, l’Europe est dévastée par les guerres et par les ravages qu’elles entraînent, l’essor des prélèvements fiscaux n’étant pas l’un des moindres.

8 En soi, cette chronologie n’est pas une nouveauté. Celle-ci est plutôt à chercher dans les analyses ponctuelles de l’environnement écologique qu’égrène Bruce Campbell dans ces quatre chapitres. Il analyse la situation en Italie (grâce aux données de Paolo Malanima), en Espagne et en Flandre, sans oublier de dessiner en parallèle les grands traits des évolutions asiatiques, mais sa connaissance du terrain et plus encore de la qualité exceptionnelle des sources et de leur traitement statistique le conduisent à privilégier l’Angleterre : entre autres, ce livre est une excellente présentation de l’économie anglaise en fonction des conditions éco-environnementales. Conformément au modèle du Forum, les données climatiques, biologiques et environnementales sont confrontées aux transformations sociales et économiques, mais aussi politiques et culturelles. Si certaines corrélations paraissent évidentes, comme celle des conditions climatiques et des rendements, d’autres le sont beaucoup moins. Bruce Campbell le reconnaît volontiers, et il signale par exemple que le lien causal entre changements climatiques et épizooties, s’il paraît probable, n’est pas clairement établi. D’ailleurs, s’il mesure les corrélations entre certaines des séries économiques qu’il a assemblées, ce n’est pas systématique et il n’en mesure aucune entre les séries économiques et climatiques. Sa méthode reste fondée sur la superposition des courbes qui met en évidence le parallélisme des tendances. Ces rapprochements ne sont toutefois présentés que comme des hypothèses. Il faudrait entrer dans le détail de toutes ces analyses pour les discuter, ce qu’il est impossible de faire dans le cadre d’une simple note critique : aussi ai-je choisi deux exemples, l’un qui met en évidence les qualités de ce travail, et un autre qui, à mon sens, en révèlerait plutôt les limites.

9 Le premier correspond au chapitre 4, consacré à la crise centrale de la grande transition. Après un développement sur la montée des guerres et la récession commerciale, éléments bien connus sans liens causaux directs avec l’éco- environnement, viennent des analyses approfondies des anomalies climatiques des années 1340-1370 (p. 277-289) et de la peste noire (p. 289-331). La séquence climatique

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s’appuie sur des courbes et des histogrammes montrant l’évolution de vingt-quatre indices (dont beaucoup sont des agrégats) qui, en dépit de légers décalages de deux ou trois ans, sont fortement convergents. Les uns traduisent des données physiques : température moyenne de l’hémisphère nord (Groenland, Fenno-Scandinavie) ou de la Chine, largeur des tree-rings (Angleterre, Europe, Asie, Amérique, globe), crues du Nil, spéléothèmes d’Écosse, humidité de l’air en Asie centrale, précipitations (Écosse, Asie du Sud). Les autres représentent les rendements des grains et le prix du sel en Angleterre. Particulièrement révélatrice est une série de courbes consacrées aux évolutions de la variance des températures (hémisphère nord, surface de l’Atlantique), des spéléothèmes (Écosse), des tree-rings (chênes anglais) et des rendements céréaliers anglais. Ces données, de la crue exceptionnelle du Nil en 1341 à la baisse générale des températures européennes de 1340 à 1354, due à des hivers très froids et des étés trop humides, montrent la détérioration des conditions climatiques en Europe, et surtout une forte croissance des variances de 1330 à 1350, celles-ci restant très élevées jusqu’au début du XVe siècle.

10 Les années 1348-1351 sont celles où la baisse des températures et l’instabilité paraissent les plus fortes. Ces conditions ont-elles joué un rôle dans le déclenchement de l’épidémie de peste ? On le sait, les rats et les marins contaminés à Caffa l’ont véhiculée. Mais la nature de la maladie a longtemps suscité doutes et interrogations : depuis 2000 et le déchiffrage de l’ADN dans la pulpe dentaire de victimes de la peste d’un cimetière de Montpellier par Michel Drancourt, Didier Raoult et leur équipe, le doute n’est plus possible. Le responsable de l’hécatombe est bien une bactérie Yersinia pestis, la medievalis (mutantes, ces bactéries ont des profils spécifiques). L’identification a été confirmée en 2010 par Stéphanie Haensch et ses collègues, qui ont de plus démontré que les mutations continuaient pendant l’épidémie : le génotype des bactéries identifiées à Saint-Laurent de la Cabrerisse et à Hereford d’une part, et à Bergen-op- Zoom de l’autre, est différent. Sur le plan éthologique, cette identification est une étape indispensable pour comprendre la diffusion de l’épidémie. Yersinia pestis est moins active l’hiver, se réveille en mai et fait rage de juin à septembre, déclinant à partir d’octobre (une seule exception, un pic épidémique en novembre 1348). Le fait que les mois d’été sont au Moyen Âge ceux des voyages et des foires a encore accentué cette nocivité estivale. En fait, la peste commence par l’infection des rats par l’intermédiaire d’une des puces du rat (Xenopsylla cheopis) qui recherchent chaleur et humidité ; les rats morts, elles cherchent un autre refuge avec les autres ectoparasites, notamment Pulex irritans, la puce de l’homme, qui semble avoir été un vecteur très efficace. La peste est endémique chez les rongeurs des steppes, dont les puces en contaminant les rats déclenchent l’épizootie ; à la mort des rats, puces et ectoparasites contaminent les hommes qui, quand l’épidémie se transforme en pandémie, se contaminent entre eux par le contact ou la respiration. Tant que tous les vecteurs n’ont pas été éliminés, la maladie continue de faire rage : à peine cinq mois au village de Givry, dix-huit mois à Paris ou une vingtaine à Venise, les mois d’hiver de basse activité de la bactérie permettant la reconstitution des populations de rats bien qu’elles soient toujours contaminées. Le scénario se répète, avec presque autant de violence, en 1360-1363 et, de façon plus atténuée, en 1369, 1374-1375 et 1382-1383, la peste restant endémique en Europe jusqu’à celle de Marseille en 1720.

11 On voit que l’éthologie permet de comprendre à la fois l’importance de l’impact du climat et les conditions qui permettent la naissance et la diffusion de pandémie : la pandémie s’est déclenchée non pas parce que Yersinia pestis est arrivée en Europe, mais

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parce qu’elle est arrivée en 1347, à un moment que les conditions climatiques ont rendu optimal pour sa diffusion. Et ces mêmes conditions avaient affaibli des populations ne bénéficiant d’aucune immunité, la peste ayant disparu depuis longtemps. « Le piège parfait », dit Bruce Campbell… Pour bien démontrer ce point, une annexe est consacrée à la précédente pandémie, peste dite « de Justinien » de 541-542 : on a établi en 2014 qu’elle a été précédée en 536 par un évènement cataclysmique – explosion d’un volcan ou d’une comète ? – générateur d’un voile de poussière ayant entraîné une baisse considérable des températures, qui ne remontent qu’à partir de 542-543. La fin du chapitre est consacrée à la diffusion de la peste en Europe et aux effets catastrophiques des pestes du XIVe siècle sur la démographie et l’économie de la période, éclairés de façon convaincante par des courbes et des histogrammes des nombres annuels de testaments en Europe (données de Samuel K. Kohn Jr.) et à Londres, des salaires des travailleurs agricoles (Angleterre) et des ouvriers du bâtiment (Espagne, Toscane, Angleterre).

12 Autant cette analyse minutieuse de la relation entre climat, peste noire et démographie est convaincante, autant les mises en relation rapides avec les phénomènes sociaux, politiques ou culturels paraissent superficielles. Il est en effet impossible d’établir un rapprochement tendanciel – la superposition de courbes ne permet pas d’aller plus loin – entre des variables mesurées et d’autres qui ne le sont pas et ne peuvent donc être décrites par des courbes ou traduites par des indices. On peut donc explorer les relations entre, d’une part, les données éco-environnementales et, d’autre part, les données économiques (prix, salaires) et démographiques. On veut bien croire que les enabling conditions de la MCA ont favorisé la reprise de l’expansion européenne (colonisation agraire en Europe de l’Est, Reconquista, croisades, etc.) mais il est difficile d’adhérer aux considérations sur la liaison entre, d’une part, ces conditions climatiques et, de l’autre, la réforme grégorienne, l’essor des institutions ecclésiastiques, le développement des États, du droit et des institutions judiciaires et leur impact sur la protection des droits de propriété, voire la construction des cathédrales. Les enabling conditions sont bien là. Mais les chaînes de causalités, que ce soit entre elles ou entre elles et les effets observés, sont beaucoup trop complexes pour que ces observations aient une quelconque validité, même quand – et c’est heureusement de plus en plus souvent le cas – on arrive à quantifier et donc à mesurer des données sociales, politiques ou culturelles. Et quand il s’agit d’expliquer la sortie de crise à partir des années 1470, les conditions éco-environnementales sont curieusement absentes. Si l’on peut admettre qu’en contribuant à détériorer les circuits du commerce méditerranéen vers l’Orient elles ont poussé les puissances ibériques à se lancer sur l’Atlantique, dans un mouvement qui aboutira à la circumnavigation de l’Afrique et à la découverte de l’Amérique, transformant radicalement les circuits commerciaux et donnant à l’Europe un avantage décisif quant aux métaux précieux, elles ne jouent pas de rôle évident dans le décollage du Brabant, de la Hollande et dans une moindre mesure de l’Angleterre (on pourrait sans doute ajouter à cette liste une partie de l’Allemagne), où le revenu par tête et l’urbanisation ont recommencé à croître dès la seconde moitié du XVe siècle, prélude à la dynamique capitaliste qui va transformer l’Europe du Nord au siècle suivant et amorcer la « grande divergence ».

13 Prenons donc un second exemple pour illustrer cette difficulté, celui des fondations religieuses en Angleterre qui, parce qu’il a été précisément quantifié6, permet à Bruce Campbell d’appliquer sa méthode favorite : la courbe de l’irradiation solaire a été

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superposée à l’histogramme décennal des fondations d’établissement religieux. À première vue, les deux séries « collent » parfaitement. Mais qu’en déduire ? Si la forte croissance des années 1066-1160 coïncide avec la montée de l’irradiation, il y a à cela une raison simple : les monastères anglo-saxons dévastés par les attaques danoises étaient à peine convalescents quand la conquête normande a permis de disposer de masses énormes de terres. Les conquérants ont donc fondé (ou refondé) des monastères avec un enthousiasme d’autant plus grand que cela ne leur coûtait guère ; et quand cette première vague s’est affaiblie, l’essor de Cîteaux a donné un nouveau souffle au monachisme européen et relancé le rythme des fondations, qui a ensuite légèrement décliné jusqu’à son effondrement au début du XIVe siècle qu’il est tentant de mettre en relation avec la détérioration des conditions éco-environnementales. Or, dès le XIIIe siècle, si le niveau des fondations reste élevé, cela n’est pas dû aux ordres traditionnels (bénédictins, cisterciens, chanoines augustins) mais aux fondations de couvents mendiants, d’hôpitaux et de collèges7. Ce changement dans la nature des fondations montre que le sentiment religieux se transforme : il y a effectivement très peu de fondations aux XIVe et XVe siècles, et quand il y en a, ce sont des chartreuses ou des collégiales séculières. Mais les chrétiens continuent à disposer de sommes énormes pour le salut de leur âme : ce qui servait autrefois à la fondation de monastères sert désormais à la fondation de chapelles où l’on fait chanter des milliers de messe pour le salut du défunt et de ses parents afin de leur éviter l’enfer et d’abréger leur temps de purgatoire, une création des écoles du XIIe-XIIIe siècle (comme l’a bien montré Jacques Le Goff) qui a bouleversé l’économie de l’au-delà. La détérioration du climat et la montée des épidémies n’a que peu à voir avec la chute des fondations, si ce n’est que la peur panique de la damnation a pu être décuplée par la morbidité croissante et avoir contribué à aiguiller les donations religieuses vers d’autres voies. L’augmentation du nombre des réguliers qui, elle, se poursuit jusqu’en 1350 peut d’ailleurs se lire moins comme un « appel de la vocation religieuse » que comme un choix des familles d’assurer à un plus grand nombre de leurs enfants une sécurité et une prospérité relatives devant la montée des difficultés dans la première moitié du XIVe siècle. Bien d’autres explications sont encore possibles. Certes, on peut – ou plutôt on doit – travailler à quantifier l’histoire culturelle et politique pour construire des indices plus fiables, et utiliser ceux-ci pour passer de la rudimentaire superposition des courbes à la corrélation (et surtout aux analyses multivariées dont il n’est jamais question ici) ; mais cela ne me semble pas suffisant pour établir des causalités rigoureuses entre deux ordres de phénomènes aussi différents.

14 Le livre de Bruce Campbell est essentiel, et ce ne sont pas seulement tous les médiévistes qui devraient l’avoir sur les rayons de leur bibliothèque et lui être reconnaissant pour la formidable quantité de données indispensables qu’il a collectées et su interpréter. Mais, même depuis qu’il commence à être bien connu grâce aux procédés modernes d’analyse et de mesure, l’éco-environnement n’est que l’une des dimensions dans le cadre desquelles se déroule l’action des hommes et l’ajustement des comportements humains. Les principaux indices démographiques (mortalité, natalité, nuptialité, reproduction, nombres d’enfants par familles, intervalles intergénésiques, etc.) n’ont jamais réagi de façon mécanique aux contraintes climatiques. Les sociétés humaines et les individus qui les composent font toujours des choix, même s’ils sont plus ou moins délibérés et plus ou moins contraints. Bruce Campbell en est bien conscient, et il prend soin, dans sa conclusion, de se démarquer des positions extrêmes prises en la matière par les géographes de Hong-Kong, David Zhang et Harry Lee. Mais

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lorsqu’il accuse l’économie néoclassique, la théorie marxiste et l’économie néo- institutionnelle, en dépit « des qualités de leurs idées » (« valuable insights »), de n’être pas parvenues à dresser « un tableau historiquement convaincant de ces transformations socio-écologiques d’une grande ampleur géographique » (« a historically convincing account of this geographically extensive socio-ecological transformations », p. 395), il prétend implicitement avoir fait mieux qu’eux, trahissant ainsi sa véritable ambition, qui est de dépasser la description des faits pour aller vers ce que ces différentes écoles de pensée ont recherché, c’est-à-dire des explications par l’enchaînement des causalités à l’intérieur d’un système socio-économique. S’il faut reconnaître sa supériorité, grâce notamment à son recours à la mesure, dans le domaine de la description, il ne va guère plus loin qu’eux pour l’explication car, comme le modèle qu’il utilise, il ne dit rien de l’action de l’homme sur les sociétés humaines. Comment pourrait-il en être autrement, quand il n’est dans ce livre question ni de domination, ni même de pouvoir ? Un grand livre, certes, un livre nécessaire, mais pas suffisant, il s’en faut…

NOTES

1. Les résultats sont disponibles en ligne : Bruce M. S. Campbell, Three centuries of English crops yields, 1211-1491. URL : http://www.cropyields.ac.uk (consulté le 29/11/2017). Voir aussi B. M. S. Campbell et K. Bartley, England on the Eve of the Black Death. An Atlas of Lay Lordship, Land and Wealth, 1300-1349, Manchester et New York, Manchester University Press, 2006. 2. British Economic Growth 1270-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. 3. « The Great Transition: Climate, Disease and Society in the 13th and 14th Centuries », 4, 6, 11 et 13 février 2013. URL : http://www.econsoc.hist.cam.ac.uk/podcast-campbell.html. 4. URL : http://www.ncdc.noaa.gov/data-access/paleoclimatology-data. 5. Global Climate Change and Extreme Weather Events. Understanding the Contributions to Infectious Disease Emergence, Washington, Academic Press, 2008. URL : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK45747/. 6. Voir p. 72-76 (graphique p. 74) basé sur D. Knowles et R. Neville Hadcock, Medieval Religious Houses. England and Wales, Londres, 1971 [1953] : la culture de l’enquête propre à l’administration anglaise fait qu’une telle analyse n’est possible qu’en Angleterre, grâce à trois séries de données valables pour l’ensemble du territoire, le Domesday Book (1066 et 1087-1099), la Taxatio de Nicolas IV (1292-1293) et les informations rassemblées par les commissaires d’Henri VIII pour la suppression des monastères (1535-1538). 7. Je me permets de renvoyer au tableau et à mes commentaires à propos des mêmes sources dans J.-Ph. Genet, Les îles britanniques au Moyen Âge, Paris, Hachette, 2005, p. 119-127.

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AUTEURS

JEAN-PHILIPPE GENET Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (LAMOP, CNRS-Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 8589) E-mail : [email protected]

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Histoire globale des sciences et des techniques

Alessandro Stanziani

RÉFÉRENCE

Liliane HILAIRE-PÉREZ, Fabien SIMON & Marie THÉBAUD-SORGER (dir.), L’Europe des sciences et des techniques. Un dialogue des savoirs, XV-XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 553 p. Liliane HILAIRE-PÉREZ & Larissa ZAKHAROVA (dir.), Les techniques et la globalisation au XXe siècle, préface de Patrick Fridenson, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 365 p. Guillaume CARNINO, Liliane HILAIRE-PÉREZ & Aleksandra KOBILJSKI (dir.), Histoire des techniques. Mondes, sociétés, cultures (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Presses universitaires de France, 2016, 603 p.

1 Depuis quelques années, les récits classiques de la révolution industrielle et du rôle des techniques à la David Landes1 ont été soumis à des critiques importantes. L’eurocentrisme, voire l’anglo-centrisme de cet auteur (et de beaucoup d’autres), sont remis en discussion et la contribution des mondes non européens et de l’Asie en particulier (comme dans les travaux de Berg, Gerritsen, ou encore Riello et Parthasarathi2) aux innovations techniques est désormais admise, tout comme la diffusion, en Europe même, de micro-innovations qui cassent l’image elle aussi conventionnelle des grandes ruptures technologiques comme fondement de la révolution industrielle. À partir de là plusieurs pistes s’ouvrent : mettre l’accent sur les interrelations entre l’Europe et d’autres régions du monde, l’Asie en particulier ; décloisonner l’Europe même ; identifier les changements et les persistances dans la longue durée.

2 Ces trois pistes sont explorées dans trois ouvrages collectifs, tous codirigés par Liliane Hilaire-Pérez. Il s’agit d’un tour de force exceptionnel par son ambition et son ampleur, même si les résultats sont inégaux, comme c’est inévitable dans ce genre d’opérations

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collectives. L’ouvrage dirigé par Carnino, Hilaire-Pérez et Kobiljislki est sans doute le mieux réussi, le plus achevé des trois. Comme les co-directeurs le rappellent dans l’introduction, il est important de ne pas remplacer un certain déterminisme et téléologisme en histoire par un autre, en l’occurrence, la vocation présumée de l’Angleterre (ou même de l’Occident) à incarner la modernité par celle de la Chine ou de l’Inde. La nouvelle histoire globale est souvent encore eurocentrique, dans la mesure où elle évalue tel et tel progrès technique à l’aune de critères occidentaux. C’est le cas en particulier de Pomeranz3 qui explique la dynamique chinoise à partir des mêmes critères que ceux d’autres historiens pour expliquer la suprématie européenne, à savoir : l’essor démographique, la protection de la propriété privée, la dynamique commerciale et proto-industrielle. Autrement dit, il garde le modèle idéal anglais fait de privatisations des terres communes, prolétarisation, industrialisation, esprit bourgeois et individualiste, etc., et l’élargit ensuite à la Chine.

3 Ce n’est pas un hasard si les débats très vifs autour de cet ouvrage ont focalisé leur attention sur les données quantitatives et les estimations des revenus par tête en Chine et en Angleterre, puis, progressivement, en Inde, au Japon et dans d’autres pays européens. Des légions d’économistes et leurs étudiants se sont évertués à trouver et critiquer des données, à multiplier les estimations et les régressions sans toutefois jamais se poser la question de leurs sources4. Outre les problèmes sérieux que posent ces données, prises telles quelles, cette attention obsessionnelle pour la croissance économique a conduit à ignorer les problèmes de redistribution et d’inégalités à l’intérieur de chaque pays et entre les pays. Au contraire, l’ambition des trois ouvrages discutés ici est d’écarter toute tentation de normativité en histoire. De quelle manière ?

4 Tout d’abord en évitant de prendre la mesure de la productivité de tel ou tel outil ou innovation comme une donnée objective et surtout susceptible d’être rapidement traduite de l’échelle micro à l’échelle macro. La mesure de l’efficacité des innovations se comprend à partir de la circulation et de la réappropriation des savoirs, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Ce processus n’est pas seulement une question scientifique et technique : il est redevable de variables « culturelles ». Les valeurs religieuses, cosmiques, esthétiques interviennent dans ce cadre. L’histoire globale des techniques s’allie ainsi avec l’histoire locale, par pays, région ; voici alors que, au-delà des interactions habituelles « Nord-Sud » (Europe-Asie, Angleterre Chine), des circulations tout aussi importantes entre Chine et Inde, Afrique et Asie sont mises en avant. Ainsi, Aleksandra Kobilljski et Dagmar Schäfer vont au-delà de l’approche classique de Joseph Needham et détaillent la circulation des savoirs entre Chine, Corée et Japon dans des domaines tout aussi variés que la culture de la soie, la céramique, les métaux et les armes à feu, l’hydrographie. Pour sa part, Tirthankar Roy dépasse l’interprétation conventionnelle d’une stagnation des techniques en Inde ; tout au contraire, l’auteur montre la circulation des savoirs (textile, fer, constructions navales, armes) entre l’Inde précoloniale, le monde chinois et les mondes musulmans en Asie centrale et dans l’Empire ottoman. Les migrations de savants, marchands, artisans et missionnaires contribuent à cette circulation. Suivant une démarche semblable, Meltem Kocaman nous rappelle la richesse et le dynamisme des techniques dans l’Empire ottoman, notamment en ce qui concerne les lunettes et horloges mécaniques, les constructions navales, les mines et la métallurgie. Le tour du monde des techniques se poursuit avec l’Europe (chapitre de Pascal Brioist et Liliane Hilaire-Pérez), la Russie

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(Dmitri Gouzévitch et Irina Gouzévitch), l’Afrique (François Wassouni, Mahamane Addo).

5 Sur le plan méthodologique, cet ouvrage ne se limite pas à dépasser les approches conventionnelles en histoire des techniques et histoire de l’économie, et va au-delà de l’opposition en partie stérile entre histoire comparée et histoire connectée5. Chacune de ces approches, tout à fait complémentaires, permet de répondre à certaines questions, comme l’organisation même de cet ouvrage le démontre de manière efficace. Nous avons alors les interrelations entre l’Europe et l’Asie, la Grande-Bretagne et la Chine, mais également les comparaisons entre ces régions et bien d’autres dans la deuxième partie. La première démarche permet de remettre en discussion l’idée d’une diffusion du progrès du « centre » (« l’Occident ») vers le reste de la planète, tandis que la seconde invite à questionner les parcours historiques différents malgré et peut-être en lien avec les connexions étudiées auparavant.

6 En même temps, la question se pose du découpage de ces espaces et, dès lors des chapitres, quelque part trop proche de celui par « aires culturelles ». Si les connexions sont importantes, et nous sommes d’accord sur ce point, pour quelles raisons les entités appelées « Chine » ou « Inde » gardent-elles leur pertinence ? Est-il légitime de parler d’Afrique, de Chine ou d’Inde comme des unités ?

7 C’est une question ouverte : si la « spécificité » des aires n’est pas à prendre comme une donnée, à l’opposé, leur banalisation dans un monde global pas mieux défini finirait par encourager le retour à l’eurocentrisme. Non seulement parce que la circulation des savoirs est importante, mais aussi parce que le découpage de ces aires n’est pas toujours confirmé dans les dynamiques historiques. À partir de là, la question se pose de savoir s’il faut raisonner, par nations et empires, en donnant donc priorité aux frontières et à l’État, ou s’il est plus opportun de procéder comme Pomeranz, par sous- régions (le Yangtzee et le Lancaschire) ; ou encore, si de grands découpages – la Méditerranée, l’océan Indien, l’Asie centrale – ne seraient pas les plus adaptés. La solution dépend en partie de la question posée, mais elle influence fortement la réponse apportée.

8 L’ouvrage s’organise par questions et, souvent, dans une dimension comparée. Entre Chine et Europe, en soulignant précisément le rôle de l’État en relation avec les techniques et les ingénieurs (Delphine Spicq, Michèle Virol) ; la révolution maritime en Méditerranée et dans l’Atlantique (David Plouviez) ; les techniques agricoles en Angleterre et au Japon (Francesca Bray) ; la révolution industrieuse au Japon et en Europe (Hilaire-Pérez et Kobiljski). La plupart de ces chapitres proposent des synthèses novatrices en faisant un usage intelligent de la comparaison, jamais disjointe des analyses circulatoires et globales.

9 Cependant, cette démarche finit à l’arrière-plan dans la plupart des autres chapitres, vraisemblablement du fait de l’ambition même d’écarter tout déterminisme historique. En suivant la voie tracée, parmi d’autres, par Simon Schaffer6, les auteurs cherchent une solution dans l’interface entre techniques et anthropologie. Le geste, la technique, l’interface entre l’être humain et l’outil ou la machine se précisent sur une échelle micro, en évitant les grands récits. Ambition que nous partageons mais qui présente aussi un danger, celui de tomber dans le piège opposé : la simple description des techniques, et de leur diffusion, remplace les causalités simples, sans cependant que nous sachions pourquoi telle ou telle issue plutôt qu’une autre a eu lieu, aussi bien dans un contexte local qu’à l’échelle globale.

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10 Une des principales raisons de ces difficultés est que les récits conventionnels, même si déterministes et eurocentriques, s’appuient sur un schéma et des questions bien déterminés, alors que la posture affichée ici se décline plutôt par la négative (non à l’eurocentrisme, non au succès britannique, non à la science comme une succession de progrès) et par une complexification en « millefeuilles ». Il devient dès lors possible de décliner la multiplicité, de lister les micro-innovations et les changements plus importants sans parvenir pour autant à rendre compte de la diversité des séquences historiques dans des contextes différents. Autrement dit, la question qui se pose est de savoir si la critique des explications modernisatrices et eurocentriques doit se limiter à une description détaillée et proposer la complexité comme réponse, ou si des explications sont possibles.

11 Une solution possible est explorée dans l’ouvrage dirigé par Liliane Hilaire-Pérez, Fabien Simon et Marie-Thébaud-Sorger, L’Europe des sciences et des techniques, XVI- XVIIIe siècle. En ce cas, la démarche choisie met l’accent sur la connexion entre histoire des techniques et des savoirs et cultural turn. Le recours à l’histoire intellectuelle en symbiose avec l’histoire sociale, des techniques et économique est une manière de sortir de l’impasse précédente. Les sources d’inspiration intellectuelle de cet ouvrage sont multiples, à commencer par l’histoire des sciences renouvelée, qui met l’accent moins sur les progrès linéaires et en quelque sorte universels, que sur l’interface, souvent très localisée, entre techniques, économie et savoirs, y compris scientifiques. Certains des auteurs de ce bel ouvrage estiment ainsi que l’histoire des techniques a été trop longtemps considérée comme une branche de l’histoire économique, au mépris de la pensée technique et du rôle des savoirs, dans le sens d’une histoire intellectuelle, faite de bifurcations multiples, options prises en considération, interrelation avec des domaines tels que la philosophie, etc. À partir de ces présupposés, l’ouvrage se compose de quatre parties : « Gestes, pratiques, matérialité » ; « Jeux d’échelles » ; « Langues et langages » ; « Sciences, techniques et pouvoirs ». Chaque partie comporte plusieurs sections, chacune formée de plusieurs chapitres, tous assez courts, entre 8 et 12 pages, donc à mi-chemin entre la fiche et une introduction au domaine étudié. Solution intelligente mais qui oblige les auteurs à s’appuyer essentiellement sur des sources imprimées et des bibliographies secondaires.

12 Dans la première section, « Expérience(s) : découvrir, inventer, expérimenter, convaincre », le chapitre « Découvrir : un Nouveau monde de savoirs », de Fabien Simon, remet en discussion la catégorie de « découverte ». Au lieu de la prendre telle quelle, l’auteur en reconstitue l’origine et l’usage fait par les acteurs eux-mêmes, à l’interstice des explorations et des expérimentations. C’est pourquoi, aux XVe et XVIe siècles, le savoir est « encyclopédique » dans le sens que les « humanitas », les arts et les sciences forment un ensemble. C’est autre chose que « l’invention » telle qu’elle est définie par le chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie. Comme le rappelle Hilaire- Pérez, Jaucourt réserve le terme aux « arts, sciences et métiers ». Il s’agit d’un changement épistémologique important mais qui, par rapport aux époques suivantes, garde tout de même le lien entre invention et innovation, science et techniques, suivant l’exemple de Diderot.

13 Ces éléments sont davantage mis en valeur dans la deuxième section, « Gestes », dans laquelle, par exemple, Jean-François Gauvin décline l’interrelation forte entre savoir- faire artisanal et instrumentation scientifique à l’époque moderne. Contrairement à certains lieux communs, la nouveauté principale de la soi-disant révolution scientifique

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n’est pas tellement l’observation phénoménale que la philosophie expérimentale, notion bien plus englobante. Cela s’exprime dans les innovations qui concernent directement le corps humain : les lunettes de Galilée (Jean-François Gauvin), les cosmétiques (Catherine Lanoë) ou encore la dissection (Christelle Rabier) exemplifient cette mouvance générale.

14 La troisième section de cette première partie analyse les acteurs, à commencer par la figure du savant entre le XVe et le XVIIIe siècle (Patrice Bret), avec la mise en place progressive et jamais « naturelle » de la distinction entre véritable savant, demi-savant et amateur – distinction souvent genrée malgré le rôle objectif joué par de nombreuses femmes dans ce domaine, mais reléguées au rôle de « amateur ».

15 Ensuite, Liliane Hilaire-Pérez et Sébastien Pautet, Marie Thébaud-Sorger et Koji Yamamoto discutent respectivement de l’émergence et des transformations des figures de l’artisan, de l’ingénieur et de l’inventeur, tous distants des perceptions que nous en avons de nos jours, en bonne partie émergées au cours du XIXe siècle.

16 La troisième partie propose plusieurs chapitres novateurs sur « langues et langages des sciences et techniques » dans laquelle Fabien Simon se pose la question, importante, de discuter « quelle est la langue de la science » et, donc, comment la présentation de la « vérité scientifique » a été conçue et a évolué aux XVIIe et XVIIIe siècles. Dans cette même partie, une section est également consacrée aux relations entre images et savoirs (Rafael Madressi), au dessin technique (Madeleine Pinault Sorensen) et à la cartographie (Jean-Marc Besse).

17 Finalement, la quatrième et dernière partie discute, de manière peut-être plus prévisible mais non moins indispensable dans l’architecture d’ensemble, des relations entre sciences, techniques et savoirs. Le patronage (Aurelien Ruellet), le rôle des experts (Christelle Rabier), des militaires (Emilie d’Orgeix, Silviane Llinares), mais aussi les relations entre sciences, techniques et religion (Fabien Simon, Antonella Romano, Stephane van Damme) complètent ce magnifique panorama.

18 La force de cet ouvrage réside précisément dans son caractère à la fois encyclopédique et analytique, capable donc de dépasser les bornes a-historiques entre les disciplines et entre les acteurs tout en questionnant leurs identifications, souvent croisées, et leurs évolutions. La question qu’on aimerait se poser est alors celle de la spécificité de l’Europe dans ces domaines.

19 C’est là qu’intervient le troisième ouvrage, dirigé cette fois-ci par Liliane Hilaire-Pérez et Larissa Zakharova et visant à relier les changements techniques et la globalisation, principalement au XXe siècle. Cette coédition est en partie surprenante si l’on considère la spécialisation d’Hilaire-Pérez sur le XVIIIe siècle, relativement absent dans cet ouvrage. Ce n’est pas un hasard si bon nombre de chapitres sont rédigés par des auteurs spécialistes de l’URSS et du domaine des techniques de l’information dans leur lien avec le politique, l’un et l’autre étant les terrains privilégiés de Larissa Zakharova.

20 Dans l’introduction, les deux maîtresses d’œuvre annoncent vouloir prendre la globalisation moins comme objet d’étude que comme étude d’objets et terrains situés. De quelle manière ? Pas en suivant l’histoire connectée, comme dans le premier ouvrage discuté, mais plutôt en partant cette fois-ci des problèmes et impasses des connexions mêmes. Cette démarche, sans doute nécessaire, s’accompagne d’une autre, à savoir, la remise en discussion des changements et de leur exceptionnalité en pensant plutôt en termes de continuités et d’héritages. Finalement, les auteures concluent que

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la persistance des frontières n’équivaut pas forcément à freiner la globalisation car celle-ci se produit aussi « par en bas », en dépit des contraintes institutionnelles. Suivant une perspective dans doute excessivement influencée par le terrain soviétique, l’objectif de cet ouvrage consiste donc à « rendre compte de la diversité des mises en connexion du monde par le biais des techniques et de penser aux modalités, aux mécanismes et aux procédés de la globalisation dans un monde divisé » (p. 28).

21 L’ouvrage est structuré en quatre parties thématiques : « Techniques et politique » ; « Maitriser l’espace » ; « La globalisation comme vecteur de l’innovation » ; « Infrastructures globales et acteurs transnationaux ». Ces quatre thématiques sont hétérogènes : la première et la quatrième posent des problèmes à la fois empiriques et épistémologiques (les acteurs, le politique, d’une part, savoir et techniques de l’autre), tandis que les deux autres parties mettent l’accent sur des domaines particuliers (le contrôle de l’espace et des télécommunications, etc.).

22 À cette hétérogénéité correspond celle des aires géographiques concernées : sur 19 chapitres, 6 portent sur l’espace soviétique plus ou moins connecté à d’autres ; un sur le Japon (industrie sidérurgique), un sur le Brésil (médicaments), un sur la Chine via l’Organisation mondiale de la santé (également santé), un encore sur l’Afrique (artisanat du cuir). Les chapitres sur l’espace français, lui aussi connecté et ouvert, portent sur le système aérodynamique de Eiffel, sur l’acupuncture, les vins de Champagne. Les chapitres restants sont davantage globaux dans leur démarche.

23 La première partie est résolument soviético-centrée : quatre chapitres sur quatre étudient les circulations des techniques et des savoirs, et leur relation avec le politique, entre l’URSS et l’Occident. Cette architecture soulève néanmoins une question : l’emprise du politique sur la science et les techniques serait-elle propre à l’URSS ? Dans la négative, comme le pensent vraisemblablement les auteurs, alors pourquoi ne pas inclure dans cette section des chapitres sur la manière dont politique, sciences et techniques interagissent dans d’autres espaces ?

24 Tout en acceptant la définition large de « globalisation » avancée dans l’introduction, la question se pose tout de même : pourquoi l’espionnage soviétique relève-t-il de la globalisation, au même titre que la coopération soviéto-américaine, que les vins de Champagne ou les médicaments de nos jours ?

25 Autrement dit, le fait de placer ces phénomènes différents sous le chapeau de « globalisation » porte à interrogation ; tout d’abord parce qu’il y a globalisation et globalisation : la circulation des savoirs au début des années 1920 entre deux pays n’est pas la même chose qu’entre un pays et ses colonies ou encore de nos jours, à l’échelle mondiale, en matière de santé. Ensuite parce que la continuité dans le temps de la « globalisation » tout au long du XXe siècle mériterait d’être discutée plutôt qu’assumée : celle de la première moitié du siècle, celle des années 1950-1980 et celle des deux dernières décennies du XXe siècle expriment-elles un même processus ou des dynamiques différentes ?

26 Ces trois ouvrages ouvrent donc de multiples pistes nouvelles permettant de dépasser l’histoire conventionnelle et eurocentrique des techniques et des savoirs ; certaines pistes y sont déjà développées, d’autres sont suggérées pour témoigner du caractère exceptionnel et prometteur de cette mouvance collective.

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NOTES

1. David LANDES, Richesse et pauvreté des nations, Paris, Albin Michel, 2000.

2. Maxine BERG (dir.), Writing the History of the Global: Challenges for the 21st Century, Oxford, Oxford University Press, 2013 ; Giorgio RIELLO & Prasannan PARTHASARATHI (dir.), How India Clothed the World: The World of South Asian Textiles, 1500-1850, Leiden, Brill, 2009. 3. Kenneth POMERANZ, The Great Divergence, Princeton, Princeton University Press, 2000 (trad. fr. Une grande divergence, Paris, Albin Michel, 2010). 4. Stephan BROADBERRY & Bishnupriya GUPTA, The Early Modern Great Divergence: Wages, Prices, and Economic Development in Europe and Asia, 1500-1800, Warwick University online paper, 2003 ; Robert ALLEN, The British Industrial Revolution in Global Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; Prasannan PARTHASARATHI, Why Europe Grew Rich and Asia Did Not: Global Economic Divergence, 1600-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. 5. Michael WERNER & Bénédicte ZIMMERMANN (dir.), De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004 ; Kapil RAJ, Relocating Modern Science, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2007. 6. Simon SCHAFFER, From Physics to Anthropology and Back Again, Cambridge, Prickly Pear Press, 1994 ; id., La fabrique des sciences modernes, trad. de l’anglais par Frédérique Aït- Touati, Loïc Marcou et Stéphane Van Damme, Paris, Seuil, 2014.

AUTEURS

ALESSANDRO STANZIANI Centre de recherches historiques (CRH, EHESS, UMR 8558) E-mail : [email protected]

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