ILCEA Revue de l’Institut des langues et cultures d', Amérique, Afrique, Asie et Australie

11 | 2009 Langues & cultures de spécialité à l’épreuve des médias Specialised discourse & cultures through the prism of the media

Shaeda Isani (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ilcea/59 DOI : 10.4000/ilcea.59 ISSN : 2101-0609

Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes

Édition imprimée ISBN : 978-2-84310-179-3 ISSN : 1639-6073

Référence électronique Shaeda Isani (dir.), ILCEA, 11 | 2009, « Langues & cultures de spécialité à l’épreuve des médias » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2009, consulté le 08 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/ ilcea/59 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ilcea.59

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SOMMAIRE

Première partie Le discours de la presse

The Economist : discours de spécialité économique ou discours sur l’économie ? Catherine Resche

L’impact des attentats du 11 septembre 2001 sur le discours relatif aux immigrants dans la presse canadienne et australienne Sandrine Tolazzi et Carole Maserati

Deuxième partie Restructuration du discours et construction d'image : Vladimir Poutine et la presse internationale

Texte de cadrage Valéry Kossov et Élisabeth Lavault-Olléon

Restructuration du discours et image de Vladimir Poutine par Le Figaro Valéry Kossov

Le choix du Wall Street Journal et du Times permet-il à Vladimir Poutine de diffuser une image positive dans le monde anglo-saxon ? Christian Leblond

Vladimir Poutine vu par Stefan Aust : des choix à contre-courant Claire Allignol

Vladimir Poutine à l’épreuve du Corriere della Sera Restructuration du discours et construction d’image Elisa Rossi Danelzik

Vladimir Poutine et la presse espagnole Lorsque les journalistes jouent les DJ Setty Alaoui Moretti

Troisième partie Traduction et vulgarisation dans le discours journalistique

Journaliste et traducteur : deux métiers, deux réalités Élisabeth Lavault-Olléon et Véronique Sauron

Discours de vulgarisation à travers différents médias ou les tribulations des termes scientifiques Le cas de la médecine Elodie Vargas

Science for Dummies? Media discourse and representations of the “nanorevolution” Donna Andréolle

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Quatrième partie Représentations fictionnelles du journaliste

Journalism FASP & fictional representations of journalists in popular contemporary literature Shaeda Isani

Sur les pas de Rouletabille Représentations du journaliste de presse écrite dans quelques textes de la littérature de jeunesse italienne, française et anglaise des années cinquante à nos jours Sylvie Martin-Mercier

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Première partie Le discours de la presse

Journalistic discourse

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The Economist : discours de spécialité économique ou discours sur l’économie ?

Catherine Resche

Introduction

1 Le titre de cette étude nous a été inspiré par Henderson (2000 : 169), enseignant à l’Université de Birmingham, qui a beaucoup travaillé sur la langue de l’économie, et qui s’interrogeait sur le choix de nombreux enseignants d’anglais langue étrangère (Boers 2000 ; Charteris-Black 2000) de faire travailler les étudiants en économie à partir de The Economist : [1] It is not clear how common a practice it is, amongst those who teach the specialist language of economics to foreign language students, to turn to The Economist as a useful source of reading material relevant to economic students. […] Casual discussion with those who teach English for economics suggests that it is not uncommon for them to see The Economist as a source of useful reading around which to conduct language and comprehension exercises. Where the teaching of economics and business language overlaps, then, The Economist is an ideal source. But this does not necessarily make it an ideal source for researching features of, or for processing, formal economics discourse. If those teaching English for economics were asked to justify their use of The Economist, would the answers be based around convenience and arguments about reading level and relevance to wider aspects of language development than would be possible if exploration was restricted to the formal economic textbook?

2 Si Henderson ne condamne pas sans appel le recours à The Economist en classe de langue, à condition d’opérer une sélection raisonnée, il se montre perplexe quant à la pertinence de ce choix pour analyser les caractéristiques d’un discours économique plus classiquement associé à un discours tel que celui des manuels d’économie ou des articles de recherche en économie. Le nom de l’hebdomadaire est assurément trompeur pour certains, mais il convient de souligner que The Economist ne prétend, à aucun moment, se limiter à la sphère de la théorie économique, et il est évident qu’en tant

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qu’organe de presse, il ne s’adresse pas prioritairement à un public d’experts. La description qui nous est fournie sur le site en ligne à la rubrique « About us » est d’ailleurs claire ; elle mentionne un échantillon assez large d’articles sur le monde des affaires, la politique, l’économie et la finance, les problèmes internationaux, la science et la technologie, les arts, les ouvrages parus, etc. : [2] In addition to offering analysis and opinion, it tries in each issue to cover the main events — business and political — of the week. […] The Economist has survived, and indeed prospered, by building on the internationalism of its outlook and by selling abroad. In this it has been helped enormously by its coverage of business and economic affairs. […] But few readers buy The Economist for one thing alone, and in recent years the paper has added sections devoted to Europe, Asia, Latin America, international issues, and science and technology. It has also expanded coverage of books and arts and introduced a new column on financial markets. Buttonwood. Online.

3 Une explication du nom même « The Economist » retenu par son fondateur, James Wilson, nous est d’ailleurs offerte dans cette même rubrique : fabricant de chapeau dans une petite ville d’Ecosse (Hawick), Wilson était un fervent adepte de la théorie de la main invisible d’Adam Smith, et du libéralisme économique. Il pensait que la raison et le jugement devaient fonder nos décisions et, à cet égard, il souhaitait que les arguments mis en avant dans son journal1 soient soumis au test des faits, comme en économie. C’est pour cette raison précise qu’il décida de baptiser son journal The Economist.

4 Notre propos est donc de déterminer si, dans les rubriques de The Economist plus spécifiquement orientées vers les questions économiques, il est possible de faire la part entre le discours journalistique et une forme de discours que nous appellerons, pour l’instant et par précaution, pseudo-économique, et qui, sur un continuum allant du discours expert des économistes, universitaires et chercheurs au discours plus général se situerait plutôt du côté du discours semi-spécialisé, du discours de vulgarisation.

5 La question initiale de cette étude suscite assurément un certain nombre d’interrogations quant à la possibilité de concilier les exigences du genre journalistique et l’authenticité d’un discours de spécialité. De toute évidence, il nous faut tenir compte du public visé et du but recherché par l’hebdomadaire. Les directives de style qui sont données aux journalistes et aux correspondants devraient nous permettre d’envisager les caractéristiques du discours journalistique en relation avec des thèmes économiques ou socio-économiques en le comparant à d’autres types de discours plus typiques de la sphère économique : d’une part, des discours plus spécialisés, comme ceux de chercheurs ou experts et, d’autre part, des discours qui visent à mettre la science à la portée d’un public non encore spécialisé ou en voie de spécialisation, comme les discours des manuels d’économie, ou les discours de vulgarisation scientifique. Nous fonderons nos comparaisons sur des études menées antérieurement sur ces divers discours (Resche 2000, 2004, 2006). Nous ferons appel à la théorie du genre et à celle de l’énonciation, en nous appuyant sur le modèle socio- communicationnel d’analyse du discours (Charaudeau 2006). Il nous faudra également réfléchir au rôle du journaliste en tant que médiateur vulgarisateur ou « troisième homme », pour reprendre l’expression de Moles et Oulif (1967). Avant d’examiner tour à tour ces questions, il convient de présenter le corpus qui a servi de point d’appui à cette étude et d’en justifier le choix.

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Le corpus

6 Dans la mesure où, nous l’avons vu, The Economist se subdivise en de nombreuses sections, et puisque notre propos est de déterminer si cet hebdomadaire peut tenir un discours économique, il nous a semblé raisonnable de nous en tenir, pour le choix de notre corpus, à la section Finance and Economics. Cette section comprend d’ailleurs une rubrique d’une page, sous le titre ‘Economics Focus’, qui, selon Henderson (2000 : 169), peut présenter quelque parenté avec le discours économique plus formel.

7 Le cadre de cette étude étant nécessairement limité, nous avons souhaité nous en tenir à un thème bien particulier, qui a été traité de manière récurrente tout au long de cette année 2007, à savoir celui de la crise des « subprime mortgages », ou prêts hypothécaires à haut risque consentis à des ménages américains aux revenus modestes pour leur permettre d’accéder à la propriété.

8 Quelques éléments d’information s’imposent ici pour souligner que notre choix s’est porté sur un domaine de spécialité, avec sa terminologie propre qui dénomme logiquement des concepts techniques bien précis. Il faut savoir que les prêts immobiliers dont il est question sont caractérisés par des mensualités de remboursement fixes et très abordables les premières années, mais qu’ils se transforment ensuite en prêts à taux d'intérêt variables et de niveau élevé. Ces dispositions peuvent s’avérer dangereuses si les taux d’intérêt sont relevés par la Banque centrale dans le cadre de sa politique monétaire : les emprunteurs risquent, en effet, de se retrouver dans l’incapacité de faire face aux échéances de remboursement de leur crédit immobilier. C’est d’ailleurs l’un des éléments à prendre en compte pour expliquer la crise des « subprime » : la décision de la Réserve fédérale de relever les taux d'intérêt directeurs a entraîné une hausse des taux des crédits immobiliers aux États- Unis. Pour financer leurs besoins, les banques ont répercuté sur leur clientèle la hausse du coût de l’argent. L’autre élément a avoir joué un rôle en parallèle a été un assèchement de la demande de biens immobiliers qui a tiré les prix de ces derniers vers le bas, ce qui a conduit les ménages à ressentir une perte de leur richesse potentielle, puisque la valeur de leurs appartements et maisons a baissé. En réalité, trois phénomènes cumulés (taux d’intérêts en hausse, revenus en baisse, et valeur de l’immobilier en baisse) ont été réunis, ce qui est rare, pour aboutir à ce qu’un professeur de l’Université de Pennsylvanie a appelé « The perfect storm » : [3] Wharton real estate professor Todd Sinai describes the situation as a “perfect storm”, given that three things had to happen for the subprime market to tank: Borrowers’ incomes had to drop, interest rates had to rise and housing prices had to fall. “It is extremely rare that all three things happen,” he says. (Knowledge@Wharton, 21 mars 2007)

9 Cette situation exceptionnelle a donné lieu à des défauts de paiement, voire des situations d’insolvabilité pour certains foyers, et ceci a inévitablement pesé sur certains établissements de crédit spécialisés qui ont été confrontés à de graves difficultés financières. Des réactions en chaîne se sont alors fait sentir sur les marchés.

10 Afin de permettre au lecteur une meilleure compréhension de cette crise, il nous semble utile de fournir quelques informations supplémentaires. Il existe une technique financière, dénommée titrisation, qui offre la possibilité de transformer des créances à risque en titres qui sont alors proposés à des investisseurs tiers sur les marchés de capitaux, adossés à des actifs sous-jacents (crédits hypothécaires, par exemple) et regroupés par « tranches ». Dans la mesure où certaines de ces tranches comprenaient

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des crédits touchés par des défauts de paiement des ménages, les investisseurs se sont retirés de ces produits jugés trop risqués. La défiance vis-à-vis des produits de titrisation a gagné d’autres secteurs, comme, par exemple, les titres de créances négociables émis par les entreprises sur le marché monétaire et qui représentent d’énormes montants. Les investisseurs ont préféré se reporter sur des instruments plus sûrs, ce qui a entraîné ce fameux assèchement de la liquidité sur les marchés que nous évoquions plus haut. Les fonds d’investissement, qui appartiennent à des banques ou sont financés par elles, et qui, pour doper leur performance, avaient acheté des créances titrisées, dont le rendement est élevé, se sont retrouvés dans l’impossibilité d’estimer la valeur de leurs titres. Pour remédier au problème de manque de liquidité, les banques centrales ont décidé de venir en aide aux établissements bancaires et financiers en injectant des liquidités dans le circuit monétaire et en abaissant leurs taux d'intérêt directeurs.

11 Notre corpus, référencé en annexe 1, englobe tous les articles parus entre décembre 2006 et décembre 2007 sur cette crise des prêts hypothécaires. Pour disposer d’un élément de comparaison, nous avons réuni un corpus témoin sur le même thème (annexe 2), constitué de textes de vulgarisation scientifique proche de la Wharton School of Business. Nous avons également pris en compte deux discours que le Président de la Réserve fédérale, Ben Bernanke, a consacrés à la question des « subprime » au cours de l’année 2007. Bien que ces discours soient adressés à des assemblées bien particulières, ils sont rendus publics et analysés largement par les commentateurs, de sorte que le public visé in fine est beaucoup plus large et hétérogène qu’il n’y paraît. Ceci permet d’avancer qu’il s’agit aussi d’une forme de discours de vulgarisation. La confrontation de ces différentes sources sera l’occasion d’analyser la manière dont The Economist incorpore la terminologie à son discours, mentionne ou omet les références théoriques, présente ses sources, avance et étaye ses arguments. Il s’agit donc d’examiner aussi bien la forme que le fond.

Discours journalistique

12 Dans la mesure où notre objet d’étude est avant tout un organe de presse, et dans le but d’éclairer notre analyse, nous avons jugé qu’il était indispensable de nous intéresser aux contraintes et caractéristiques liées à la situation de communication médiatique. Toute communication implique une relation d’échange entre celui qui communique et celui qui interprète, même si ce dialogue n’est pas apparent dans le texte. Selon le modèle communicationnel d’analyse du discours, les partenaires de l’échange ont des rôles qui leur sont attribués en fonction de la position occupée par celui qui communique, en fonction du but visé (informer, instruire, influencer, etc.), du thème traité, de la situation de production et du support utilisé (écrit, oral, etc.), de ce qu’il sait de son public cible ou de l’idée qu’il s’en fait, de ce que le public cible attend de l’énonciateur, et des conventions génériques à respecter (Kerbrat-Orecchioni 2002).

13 Charaudeau (2005, 2006) parle de contrat de communication médiatique entre deux instances composites, une instance de production et une instance de réception. L’instance de production est inévitablement composite entre journalistes, chroniqueurs, correspondants, envoyés spéciaux, qui ont des rôles définis, ou jouent plusieurs rôles à la fois : recherche des informations, sélection des informations collectées, transmission des informations dans le respect des normes en vigueur et de

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la ligne éditoriale, explication et établissement de liens de cause à effet, commentaire et incitation au débat. De son côté, le lectorat est composite et difficile à cerner. En effet, si le journaliste écrit avec, à l’esprit, un public cible, que le journal s’efforce de mieux identifier en menant régulièrement des enquêtes, il n’en reste pas moins qu’il est difficile de connaître avec précision les attentes du public réel qui lira les articles et de mesurer les connaissances dont il dispose pour comprendre la teneur de ce qu’il lit.

14 Pour remplir ce contrat, une double mission est assignée à l’organe de presse qui doit à la fois informer le public, assurant ainsi sa réputation de sérieux, le séduire et le fidéliser, puisque la survie d’un journal est liée au nombre de ses lecteurs. Il lui faut défendre sa part de marché contre les attaques potentielles de ses concurrents ; en un mot, il lui faut se vendre. Comme le souligne Charaudeau (2006), deux enjeux sont donc à prendre en considération : l’enjeu de crédibilité et l’enjeu de captation. On peut évidemment se demander s’il est possible de concilier ces deux enjeux, et si, tout en distrayant son public, en se l’attachant, l’énonciateur, le journaliste, l’informateur, peut vraiment, pour être crédible, rester discret et s’effacer derrière les faits et la parole rapportée. Il nous faudra inévitablement déterminer si le point de vue de l’énonciateur est celui d’un narrateur externe, distant et neutre ou non, et, dans le cas contraire, établir quelles sont les marques qui trahissent sa présence.

15 En fonction de ce qui précède, il convient donc d’examiner de plus près la politique éditoriale annoncée par The Economist, et de prendre en compte les recommandations stylistiques censées uniformiser les contributions des uns et des autres et donner une impression de grande homogénéité : le « style The Economist ».

Politique éditoriale

16 La première caractéristique de The Economist est de ne pas mentionner les noms des journalistes, correspondants et auteurs des articles. C’est un choix qui répond aux exigences de crédibilité et d’uniformité mentionnées ci-dessus, et qui est expliqué par le journal lui-même dans sa présentation en ligne : [4] Why is it anonymous? Many hands write The Economist, but it speaks with a collective voice. Leaders are discussed, often disputed, each week in meetings that are open to all members of the editorial staff. Journalists often co-operate on articles. And some articles are heavily edited. The main reason for anonymity, however, is a belief that what is written is more important than who writes it. As Geoffrey Crowther, editor from 1938 to 1956, put it, anonymity keeps the editor “not the master but the servant of something far greater than himself. You can call that ancestor-worship if you wish, but it gives to the paper an astonishing momentum of thought and principle.” […] Initially, the paper was written largely in London, with reports from merchants abroad. Over the years, these gave way to stringers who sent their stories by sea or air mail, and then by telex and cable. Nowadays, in addition to a worldwide network of stringers, the paper has about 20 staff correspondents abroad. Contributors have ranged from Kim Philby, who spied for the Soviet Union, to H.H. Asquith, the paper’s chief leader writer before he became Britain’s prime minister, Garret Fitzgerald, who became Ireland’s, and Luigi Einaudi, president of Italy from 1948 to 1955. Even the most illustrious of its staff, however, write anonymously: only special reports, the longish supplements published about 20 times a year on various issues or countries, are signed.

17 Le journaliste est donc censé éviter de se mettre en avant, car c’est la chose écrite qui prime, plus que son auteur. Quant au public pressenti, il est également décrit par le journal, qui confirme ainsi ce qui a été dit du contrat de communication médiatique

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entre deux instances composites : le rôle des journalistes est bien de faciliter la tâche du lecteur, de l’informer, de lui ouvrir de nouveaux horizons, de stimuler sa réflexion en posant les questions qui susciteront le débat. Si le lectorat visé a la capacité de comprendre les faits présentés et analysés, il n’est pas exclusivement composé de spécialistes des questions abordées : [5] a Friday viewspaper, where the readers, with higher than average incomes, better than average minds but with less than average time, can test their opinions against ours. We try to tell the world about the world, to persuade the expert and reach the amateur, with an injection of opinion and argument.

18 On conviendra que la description demeure toutefois assez floue, puisqu’on peut s’interroger sur le niveau exact d’un revenu supérieur à la moyenne, de capacités intellectuelles supérieures à la moyenne, etc. On notera ici le choix de viewspaper, plutôt que newspaper, qui souligne la volonté de voir cet hebdomadaire jouer un rôle important ; depuis sa création, il revendique clairement son attachement au libéralisme économique.

19 La politique éditoriale vise également à marquer nettement la différence avec d’autres organes de presse, en insistant sur deux points jugés essentiels : la qualité de l’analyse et la qualité de l’écriture, du style. Le contenu devrait être aisément compréhensible ; or, est-il précisé dans l’introduction au Style Guide (2003), la clarté de l’écriture découle de la clarté de la pensée. Il n’en reste pas moins utile, pour assurer l’homogénéité des articles, de donner des consignes générales quant au style. Quel que soit l’intérêt du sujet, il va de soi que la façon dont les idées sont exprimées peut faire toute la différence : ou bien le lecteur continuera sa lecture, ou bien il sera rebuté et donc perdu pour le journal.

Recommandations stylistiques

20 Les recommandations stylistiques de The Economist (2003 : 1) se fondent en premier lieu sur six règles élémentaires énoncées par Orwell (1946) qui servent de cadre général : 1. Never use a METAPHOR, simile or other figure of speech which you are used to seeing in print; 2. Never use a long word where a SHORT WORD will do; 3. If it is possible to cut out a word, always cut it out; 4. Never use the passive where you can use the ACTIVE; 5. Never use a FOREIGN PHRASE, a scientific word or a JARGON word if you can think of an everyday English equivalent; 6. Break any of these rules sooner than say anything outright barbarous.

21 Il est intéressant de se reporter aux commentaires fournis par The Economist dans les rubriques auxquelles renvoient les termes portés en majuscules par ses soins. À propos des métaphores évoquées dans la règle n° 1, il est précisé que sont déconseillées les métaphores usées, éculées, qui risquent de lasser le lecteur. Nous pouvons donc en conclure que deux autres catégories de métaphores sont acceptables pour l’hebdomadaire : d’une part, les métaphores nouvelles, qui peuvent faciliter la compréhension (ou les métaphores essentielles à une discipline en ce sens qu’elles sont constitutives de la théorie) et, d’autre part, les métaphores lexicalisées (comme, par exemple, « instruments financiers », ou « vélocité de la monnaie »)2. À ce stade, il n’y a donc pas d’incompatibilité avec le discours économique plus spécialisé, mais il semble que ce soit le seul rapprochement possible. En effet, toutes les autres règles semblent

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creuser un écart entre le discours journalistique et le discours de spécialité. Dans son commentaire sur la règle n° 2, The Economist précise qu’il faut donner la priorité aux noms et verbes d’origine anglo-saxonne plutôt que latine, ce qui va à l’encontre des habitudes des spécialistes dont le style est plus soutenu et qui privilégient, par exemple, demonstrate à show, facilitate à help, elevate à raise, necessitate à require, etc. De la même manière, alors que la voie passive est déconseillée par la règle n° 4, elle est couramment utilisée par les chercheurs en économie car elle leur permet de mettre en avant leurs résultats et de s’abriter derrière les faits, comme si ces derniers s’imposaient d’eux-mêmes, ce qui donne plus de force à leur démonstration3. Une autre divergence est illustrée par la règle n° 5 qui déconseille les expressions étrangères, les termes scientifiques et le jargon. Or, d’une part, des termes d’origine latine et française font partie intégrante du discours de spécialité, qu’il soit académique ou pédagogique4 ; d’autre part, le jargon, dont The Economist explique le sens en prenant pour exemple la langue des spécialistes du droit, correspond, en fait, à la phraséologie propre à une discipline ou activité, et l’on voit mal comment on pourrait en faire l’économie, si l’on veut préserver l’authenticité de la langue de la spécialité. Il en va de même de la terminologie, composante caractéristique du discours de spécialité, dont on ne saurait se passer, sauf à remplacer les termes par des équivalents plus familiers, ce qui n’est pas toujours possible, ni souhaitable : en effet, si certains termes ont été empruntés à la langue commune et investis d’un sens spécialisé, d’autres ont comblé un vide lexical pour dénommer une notion nouvelle et sont incontournables. Heureusement, par une pirouette très Orwellienne, la règle n° 6 semble relativiser les interdits, et ce cadre général est affiné par The Economist par le biais de six autres recommandations adressées plus particulièrement à ses journalistes : 1. Do not be too stuffy. Use the language of everyday speech, not that of spokesmen, lawyers or bureaucrats. Avoid, where possible, euphemisms and circumlocutions, promoted by interest groups; 2. Do not be hectoring or arrogant. When you express opinions, do not simply make assertions. The aim is not just to tell readers what you think, but to persuade them; if you use arguments, reasoning and evidence, you may succeed; 3. Do not be too pleased with yourself. Don’t boast of your cleverness by telling readers that you correctly predicted something or that you have a scoop. […] References to “this correspondent” or “your correspondent” are always self-conscious and often self-congratulatory; 4. Do not be too chatty. “Surprise, surprise” is more irritating than informative; 5. Do not be too didactic. If too many sentences begin by Compare, Consider, Imagine, Look at, Note, Remember or Take, readers will think they are reading a textbook; 6. Do not be sloppy in the construction of your sentences or your paragraphs. […] In general be concise. […] Keep complicated constructions and gimmicks to a minimum. […] Long paragraphs, like long sentences, can confuse the reader.

22 Quelques nouvelles remarques s’imposent si nous voulons être en mesure d’apprécier la compatibilité du style recommandé par The Economist avec les caractéristiques connues des discours économiques, qu’il s’agisse des discours premiers comme celui du chercheur ou de l’expert, ou d’un discours second de vulgarisation comme le discours didactique des manuels d’économie. Il est clair que trois des règles ci-dessus, les règles n° 2, n° 3 et n° 4, permettent de conclure à l’existence de points communs entre les préoccupations des journalistes et celles des spécialistes quant au discours qu’ils doivent tenir. Tout d’abord, ni les uns ni les autres ne peuvent se contenter d’affirmations gratuites. On conçoit aisément que cette visée persuasive découle de la

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nécessité pour les journalistes de convaincre pour vendre ; or, pour des raisons différentes, le discours de persuasion utilisé par les chercheurs pour convaincre leurs pairs du bien-fondé de leur recherche, ou par les autorités monétaires pour expliquer et faire accepter leurs décisions, consiste aussi à « vendre » des idées. Dans tous les cas, arguments, raisonnements et preuves servent à convaincre. En second lieu, la recommandation d’éviter l’autopromotion et une présence trop évidente de l’auteur dans son texte convient aussi bien aux journalistes qu’aux spécialistes, aux chercheurs ou auteurs de manuels. On sait que les prévisions en économie ne relèvent pas d’une science exacte, et que les décisions sont souvent difficiles à prendre. La plus grande prudence s’impose donc dans l’analyse des faits et des situations dans la sphère économique : l’humilité est une question de bon sens. Enfin une certaine retenue quant au style est exigée, ce qui découle logiquement de la nécessité d’informer en évitant le sensasionnalisme.

23 Du côté des divergences, il faut souligner l’écho à la condamnation par Orwell du « jargon » des spécialistes et la recommandation d’éviter circonlocutions et euphémismes ; or, nous avons démontré en d’autres circonstances (Resche 2000) que les circonlocutions et les euphémismes sont nombreux sous forme de précautions discursives dans les discours des chercheurs en économie, des analystes, des responsables de la politique monétaire. Par voie de conséquence, les discours des spécialistes sont marqués par des paragraphes souvent plus longs et des phrases complexes qui, par exemple, permettent de présenter les différentes facettes d’une situation avant de justifier une prise de décision. C’est pourtant un aspect du discours de spécialité que The Economist demande précisément à ses journalistes d’éviter. Le dernier point de divergence concerne la recommandation de se démarquer du discours didactique, quel qu’en soit le niveau, en évitant le recours à certains verbes pourtant si présents dans certains discours spécialisés ou semi-spécialisés, et logiquement dans les manuels universitaires.

24 À l’issue de cet inventaire des recommandations stylistiques, nous sommes en mesure de dresser, sous forme de tableau synthétique (voir annexe 3), un premier bilan des convergences et divergences entre les caractéristiques du discours journalistique de The Economist et celles des discours experts des chercheurs, des responsables de la Banque Centrale, ou du discours pédagogique des manuels d’économie. Il ressort de ce tableau que le discours journalistique de The Economist, tel qu’il résulte des recommandations fournies, présente quelque parenté avec les autres discours envisagés, mais, même là où la convergence semble plus grande, il convient de nuancer ce constat. Par exemple, « discours de persuasion » ne signifie pas exactement la même chose pour les journalistes de The Economist et pour les responsables de la politique monétaire. Si ces derniers cherchent à « faire agir » les agents économiques dans le sens de la politique souhaitée, selon l’adage « quand dire, c’est faire » (Austin 1970), le discours de persuasion du journaliste cherche davantage à « faire savoir », même s’il n’en reste pas moins un discours de captation qui vise à s’assurer l’adhésion du plus grand nombre de lecteurs pour satisfaire une visée purement commerciale.

25 Une autre nuance à apporter concerne le parallèle que l’on pourrait établir entre la crédibilité recherchée par l’auteur d’un discours savant et l’enjeu de crédibilité que nous avons mentionné plus haut à propos du discours journalistique. Si l’on peut parler, dans les deux cas, de discours d’analyse, d’explication et de démonstration, puisque le raisonnement s’appuie sur des preuves, il faut toutefois préciser que le

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discours savant s’adosse à un cadre théorique, est fondé sur une méthodologie scientifiquement avérée, et qu’il met en œuvre des concepts définis et reconnus. Pour autant, l’analyse est entourée de précautions discursives, comme nous l’avons dit, car elle reste ouverte à la discussion et est susceptible d’être remise en question. Le Président de la Réserve fédérale, qui, tout en étant pour ce qui concerne Ben Bernanke un universitaire habitué à tenir un discours expert de chercheur ou un discours didactique d’enseignant, s’adapte à ses divers publics, et sait tenir un discours semi- spécialisé qui reste malgré tout marqué par sa formation et contraint par son rang : il s’agit d’un discours officiel, empreint de précautions discursives et naturellement dépourvu de jeux de mots ou de métaphores ludiques, logiquement construit, et qui fait largement référence aux travaux des chercheurs. Il en va différemment du discours journalistique qui ne peut inscrire quelque raisonnement ou analyse dans un cadre théorique, ni se recommander d’une méthodologie précise, ni définir des concepts particuliers, pour la simple raison que tout cela n’évoquerait rien pour le public composite auquel il s’adresse. Le risque serait d’ailleurs que les précautions discursives prises par le journaliste soient interprétées comme la marque d’un manque de certitude, voire une preuve de faiblesse, ce qui affecterait la crédibilité recherchée par l’organe de presse et nuirait à sa réputation. Si l’un des rôles du journaliste est de susciter le débat, ce dernier n’est en rien comparable au débat intellectuel qui peut résulter de la confrontation des idées dans le monde académique de la recherche.

Les recommandations stylistiques à l’épreuve des faits

26 Il convient maintenant d’observer, à partir de notre corpus, dans quelle mesure les recommandations de The Economist sont réellement mises en œuvre dans le cadre du discours journalistique. Nous concentrerons cet examen sur les métaphores et figures de style, pour réserver la discussion des autres points à notre analyse du discours de vulgarisation.

27 Il est utile de rappeler que les métaphores que l’on rencontre dans le discours économique formel sont, en toute logique, des métaphores heuristiques ou didactiques (Resche 2005 : 67-68). Les deux veines métaphoriques qui ont inspiré les théoriciens de l’économie sont la veine biologique et la veine mécaniste, puisqu’il est commun de dire que l’économie a hésité entre Darwin et Newton. Il n’est pas rare de retrouver des échos à ces deux veines dans d’autres discours que celui des théoriciens ou des chercheurs et le discours journalistique, par exemple, se plaît à filer des métaphores à partir des registres d’origine. Ainsi, on pourrait tracer des arborescences métaphoriques à partir de la métaphore biologique de l’économie vue comme un organisme vivant pour expliquer ce qui suit : [6] If the speed with which financial-market turmoil has spread around the world has been unnerving, fears of an even more alarming form of contagion are resurfacing: it may undermine America’s economy […] Similarly, there has been pain in some “enhanced cash funds” – in effect, money-market finds catering to institutional investors that can invest part of their portfolios in asset-backed securities. The flu has battered down even the hardiest parts of the immune system. (Mortgage flu, 16 août 2007)

28 On conçoit aisément qu’un organisme malade puisse contaminer d’autres organismes, qu’un secteur qui est affecté puisse affecter d’autres secteurs et affaiblir l’économie dans son ensemble. Si la métaphore ainsi filée dans le discours journalistique remplit une fonction didactique, faisant mieux comprendre le phénomène, son traitement est

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toutefois particulier, en ce qu’elle ne se contente pas d’éclairer, de simplifier, mais qu’elle vise aussi à divertir le lecteur, et sert d’ornement. Les journalistes se font écho et ce jeu sur les métaphores semble alors ne plus correspondre aux recommandations initiales, car elles risquent de lasser le lecteur par leur répétition trop systématique, qui ne lui apporte plus rien : [7] America’s housing market in on its sickbed. […] Prices are the best gauge of vitality and the American market looks either sickly or critically ill depending on who takes its temperature. […] less certain is whether the rest of the world will catch America’s property flu. The Economist’s quarterly round-up of global house prices suggests that American sneezing has already induced a few sniffles in other rich countries, but that emerging economies have so far proved immune. […] (Run down, 6 décembre 2007)

29 On remarque également que les métaphores servent très souvent d’accroche dans le titre et qu’elles ressurgissent à intervalles régulier dans le corps des articles et dans les conclusions pour terminer sur une note ludique, ou un clin d’œil. Par exemple, l’article dont est tirée la citation [7] avait pour sous-titre « America’s housing malaise is slowly spreading » et pour conclusion : « Now that America’s housing market is so poorly, the fear of infection elsewhere is spreading like a bad case of the flu. ».

30 Si bon nombre de métaphores dans ce discours journalistique ont pour point de départ une des deux veines mentionnées, déclinée sous des formes différentes, certaines évoluent très vite, par analogie, en métaphores plus générales. C’est le cas de l’exemple [8], qui prend pour point de départ implicite la métaphore de la bulle spéculative, métaphore lexicalisée en économie, mais la fait dévier et amplifier, par jeu, de sorte qu’elle cesse d’appartenir au registre métaphorique d’origine que l’on pourrait trouver dans les articles de recherche ou des discours spécialisés en économie : [8] America’s riskiest mortgages are set to pop. Where will the shrapnel land? […] Some banks do get caught holding the live grenade. […] No one quite knows in whose hands these little bombs will ultimately explode. (Bleak houses, 15 février 2007)

31 La même métaphore sert d’ailleurs de titre intermédiaire dans cet article avec « Burnt palms ». De la même manière, l’exemple [9] s’inspire de la métaphore sous-jacente du combat, qui s’inscrit dans la métaphore biologique de la survie ; pourtant, elle ne pourrait en aucun cas trouver sa place sous cette forme dans un discours plus spécifiquement économique. On notera toutefois la présence de la métaphore lexicalisée du manque de liquidité qui dérive directement de l’analogie entre la circulation des capitaux et la circulation du sang dans le corps humain5. [9] When the man approaching you is wearing boxing gloves, it makes sense to duck. […] liquidity is drying up. That means no cushion when the punch lands. (Another pounding, 12 juillet 2007)

32 Ces évolutions des métaphores souches du registre économique peuvent être considérées comme la signature personnelle du journaliste, qui improviserait sur un thème donné en s’adaptant à son public. Il convient enfin d’ajouter que certaines des métaphores relevées dans notre corpus de The Economist n’ont aucun lien, de près ou de loin, avec les champs métaphoriques classiques en économie. L’effet de ces écarts plus ou moins importants est bien souvent de produire une dramatisation du discours, voulue par le journaliste qui devient metteur en scène, pour répondre à la visée de captation.

33 L’examen du corpus témoin qui rassemble des textes de vulgarisation de recherches menées dans le cadre de la Wharton School of Business (voir annexe 2) fait ressortir l’absence de métaphores filées dans le corps du texte même des articles ; d’autre part,

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hormis la métaphore du tremblement de terre6, on remarquera que les titres sont eux aussi beaucoup plus neutres. On ne peut considérer le titre « subprime meltdown » que comme une métaphore lexicalisée, même si la référence à un accident dans une centrale nucléaire est évidente ; la lexicalisation est d’ailleurs clairement indiquée dans le Cambridge Advanced Learner’s Dictionary (2003) : « a complete failure, especially in financial matters ». À cet égard, on peut aisément mesurer la différence de traitement de la métaphore par The Economist qui, rebondissant sur un commentaire d’un spécialiste, se saisit de la métaphore nucléaire pour la filer : [10] « They kept pointing to the juicy yield, but our guys soon saw the paper for what it was: nuclear. » Thus one chief executive, recounting his investment firm’s decision to spurn an offer of securities backed by subprime (low-quality) mortgages from Bear Stearns, a large investment bank. The radiation appears to have seeped out at its source, leaving two of Bear’s own hedge funds terminally sick. (Bearish turns, 21 juin 2007)

34 On notera également que le recours à la métaphore est encore plus rare dans le discours officiel des autorités monétaires, et que, le cas échéant, il s’agit de métaphores visant à expliquer et non à divertir. Dans les discours prononcés par Ben Bernanke sur la question des « subprime », nous n’avons d’ailleurs relevé aucune métaphore.

35 L’usage qui est fait des métaphores illustrées par les exemples que nous avons tirés du corpus de The Economist doit donc être replacé dans le cadre plus large de la stratégie de captation médiatique décrite par Charaudeau et Maingueneau (2002 : 93) : [11] […] dans la communication médiatique, [les stratégies de captation] « consistent à mettre en scène l’information, de telle sorte que celle-ci participe d’un spectacle qui, comme tout spectacle, doit toucher la sensibilité du spectateur » (Charaudeau 1994 : 17).

36 La visée de captation, outre les métaphores mentionnées, passe par d’autres figures de style comme les jeux de mots, par lesquels le journaliste essaie à la fois de divertir son public et d’établir une relation de connivence avec lui. Par exemple, le titre « Bearish turns » ne doit pas seulement être compris comme une allusion à la baisse du marché, mais véritablement comme un jeu de mots par rapport à la banque américaine d’investissement Bear Stearns qui a, on le sait depuis, subi d’importantes dépréciations d’actifs liées à la crise des « subprime » (1,2 milliard de dollars)7.

37 Si, dans le discours journalistique de manière générale, mise en scène et dramatisation conduisent souvent à avoir recours à la victimisation, qui vise à susciter la compassion du lecteur, notre corpus semble indiquer que The Economist veut se démarquer d’autres organes de presse caractérisés par le sensationnalisme, car les victimes sont mentionnées de manière anonyme et très neutre, et les discours rapportés ne sont pas ceux des victimes, mais ceux de spécialistes ou d’observateurs. C’est plutôt en montrant du doigt les coupables, ou en interpellant indirectement les responsables politiques, que les auteurs des articles suscitent l’adhésion du lecteur : [12] George Bush often boasts rising rates of home-ownership under his watch. Hundreds of thousands of repossessed homes, many of them from borrowers who are black and poor, would be politically incendiary. The Centre for Responsible Lending reports that half of the mortgages taken out by blacks in the past few years were subprime. If a fifth of those default, one in ten recent black homebuyers may end up losing his house. Many of these people have stories to tell of being duped into taking on mortgages that they did not understand and could not afford. (Cracks in the façade, 22 mars 2007)

38 Le ton peut d’ailleurs se faire plus polémique. Ainsi, avec un peu plus de recul, c’est la politique passée de baisse progressive des taux d’intérêts de la Banque Centrale qui est

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directement mise en cause pour avoir favorisé la spéculation et le gonflement de la bulle immobilière : [13] In quarter-point steps, the fed funds rate was raised to 5.25% by June 2006; it stayed there until September’s cut. Now, as America surveys the aftermath of a housing boom and the distress of those unable to make their mortgage payments, it is worth asking what part the Fed played in creating the mess it is trying to clear up. Was monetary policy too loose? […] In most markets, when prices go up, demand goes down. Housing can be different. People bought not just for the comforts that a house could offer or for the rent that it might yield, but in the expectations that prices would keep on rising. […] People even started “flipping”, buying homes still on the drawing board with borrowed money in the hope of selling again quickly at a profit. (Fast and loose, 18 octobre 2007)

39 On notera, au passage, que si la détresse des victimes aux très petits revenus qui souffrent de la crise des « subprime » est rappelée, même sobrement, l’évocation des spéculateurs qui achetaient des maisons mus par l’appât du gain et ont beaucoup perdu avec l’explosion de la bulle n’est censée inspirer ni pitié ni aversion particulière pour autant. La neutralité est apparente, mais on devine la présence indirecte du journaliste ; c’est lui qui choisit sa stratégie de mise en scène, et essaie de faire partager sa vision des choses et de conquérir son public, tout en citant de nombreuses sources, en fournissant maintes explications et en étayant ses arguments par des chiffres et, le cas échéant des tableaux. La question se pose alors de déterminer si ce type de discours journalistique sur un thème spécialisé peut être considéré comme un discours de vulgarisation à caractère économique.

Discours de vulgarisation

40 Quand on parle de vulgarisation, on sous-entend généralement vulgarisation de la science ou de la technique, et ceci conduit à envisager le discours de vulgarisation comme une reformulation du discours scientifique ou technique pour le mettre à la portée d’un public moins initié. La vulgarisation n’est toutefois pas le seul fait de journalistes plus ou moins spécialisés : il n’est pas rare, en effet, que des chercheurs, enseignants ou non, ou encore des techniciens, contribuent à vulgariser le résultat de leurs recherches, soit dans des revues réservées à cet effet, soit dans des organes de presse. Leur contribution sera sensiblement différente de celle qu’ils adresseraient à une revue scientifique, car ils doivent tenir compte de leur public cible et des exigences génériques de tel ou tel organe de presse. Quand le Président de la Réserve fédérale se soumet à l’obligation du rapport semestriel de politique monétaire, il s’adresse à la fois aux membres d’une des instances du Congrès, et à la nation dans son ensemble. À sa manière, il est donc, lui aussi, un spécialiste qui endosse le rôle de vulgarisateur.

41 Le vulgarisateur journaliste, pour sa part, se trouve à mi-chemin entre la sphère scientifique et le domaine général : pour se faire comprendre, il devra paraphraser, reformuler, s’adapter aux normes d’un lecteur curieux, mais qui ne lit pas par obligation, et qu’il faut informer sans lasser ni décourager par un contenu trop éloigné de ses propres références. Jacobi (2007, article en ligne) résume bien la complexité des situations de vulgarisation de la science : [14] Le discours de v. s. [vulgarisation scientifique] ne possède pas de définition stable et reconnue : il est pluriel. Diversité des scripteurs, pluralité des moyens d’expression, dispersion des intentions didactiques, informatives et distractives…

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42 Qu’il soit expert lui-même ou qu’il se soit initié par force ou par goût à un domaine particulier, le vulgarisateur joue un rôle de médiateur qui rend la science ou la spécialité accessibles. Dans le cas du journaliste vulgarisateur, on pourrait sans doute établir une comparaison avec un traducteur interprète puisqu’il doit d’abord interpréter le discours spécialisé du discours source et le transposer dans un discours que le public sera en mesure de comprendre. Cela signifie qu’il doit comprendre les deux discours pour assurer ce rôle de passeur. Il est le « troisième homme », ainsi que l’ont baptisé Moles et Oulif (1967).

43 Toutefois, il serait naïf de penser que le journaliste vulgarisateur se contente de fournir un reflet un peu plus pâle d’un discours premier en le transcrivant dans un discours second. De toute évidence, se pose la question de la traduction ou de la trahison, de la simplification abusive et trompeuse, et de la mise en scène que nous avons évoquée plus haut. Les sources que le journaliste convoque pour corroborer ses dires, et derrière lesquelles il se retranche, font de son texte une partition à plusieurs voix, qu’il orchestre comme il l’entend. Il convient donc d’établir ce qui reste des marques de la spécialité lorsque cette dernière est filtrée par le discours journalistique, et, pour ce faire, nous nous attacherons à analyser les aspects discursifs mis en œuvre par le vulgarisateur pour mettre la spécialité au niveau de son public.

Les termes et leurs « définitions »

44 Le trait saillant des discours spécialisés étant leur terminologie, il est logique de commencer cette investigation par la façon dont les termes sont incorporés au discours dans notre corpus. Doit-on d’ailleurs considérer qu’il s’agit toujours de termes ou envisager qu’ils subissent au passage un phénomène de « déterminologisation » (Meyer & Mackintosh 2000), en n’évoquant pas exactement la même chose pour un public plus large que pour les spécialistes ? Nous utilisons tous au quotidien des termes empruntés à des sphères spécialisées (médecine, finance, droit), mais, contrairement aux spécialistes, nous serions bien en peine de les définir en explicitant tous leurs traits sémiques (Resche 2001). Rappelons au passage qu’une terminologie relève d’un domaine déterminé, que le terme est la dénomination d’un concept et qu’il correspond à une définition précise ; terme et définition ont des contours marqués et leur étymologie (terminus et finis) nous le rappelle. Au sein d’un domaine défini, les termes sont organisés les uns par rapport aux autres, et entretiennent des relations d’hyperonymie, d’hyponymie, etc. de sorte qu’il est possible de visualiser comment se structurent les concepts d’un domaine en le représentant sous forme d’arborescences. La définition d’un terme est donc précise et détaillée, puisqu’elle doit permettre de décrire ses traits pertinents. Dans le discours spécialisé, à l’exception des termes nouveaux, il n’est pas utile de rappeler les définitions des termes supposés connus de tous les spécialistes. La différence la plus marquée entre le discours d’une spécialité et le discours de la vulgarisation d’une spécialité est donc l’omniprésence des « définitions ». Si « définition » figure entre parenthèses, c’est précisément qu’il s’agit de pseudo-définitions, car on aboutit inévitablement à des approximations, des généralisations, des simplifications, qui donnent au lecteur l’illusion d’une explication. Comparons quelques définitions extraites du corpus de The Economist et du corpus de Knowledge@Wharton concernant subprime mortgages ou loans, par exemple : [15a] The trouble started with New Century, which had become the nation’s second biggest lender to would-be homeowners with dodgy credit histories of little cash for a down

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payment. Such loans, known as “subprime” mortgages, typically carry interest rates at least 2-3% higher than conventional ones. (The Economist, 14 mars 2007). [15b] […] securities backed by subprime (low-quality) mortgages. (The Economist, 21 juin 2007) [15c] Many firms specializing in subprime loans – offered to borrowers with credit scores below 620 – will go under […] (Credit scores range from 300 to 850, with scores above 700 generally considered good and those below 600 counted as very high risk.) […] Four out of five subprime loans carry floating rates that, after the first year or two, change every 12 months as short-term interest rates fluctuate. Because of the Fed hikes, homeowners who received these loans in 2005 are now finding their monthly payments rising by 30% to 50% leading many to fall behind in payments. […] About 70% of subprime loans have prepayment penalties that can make it too expensive for homeowners to refinance to conventional fixed- rate loans with lower interest rates. (Knowledge@Wharton, 21 mars 2007)

45 Bien qu’il soit difficile de considérer la citation [15c] comme une définition à proprement parler, telle qu’on la trouverait dans un glossaire ou sur une fiche terminologique, on remarque immédiatement un plus grand souci de précision dans le discours de vulgarisation proche de la Wharton School of Business que dans le discours de The Economist ; on conviendra que l’équivalence synonymique proposée entre parenthèses dans la deuxième des citations [15b] est assurément légère et approximative. On note également que les procédés sont divers, mais courants dans le corpus qui nous intéresse, pour signaler une « définition » : dans les exemples ci- dessus, on remarque des guillemets, des parenthèses, des tirets, une articulation métalinguistique comme « known as » ; parmi les autres expressions fréquemment utilisées dans le corpus, figurent en bonne place « so-called », « in other words », « which means », « defined as » et les signes de ponctuation tels que deux points ou les virgules qui encadrent un élément d’information apposé. De toute évidence, les nombreux guillemets peuvent être source de confusion, car il est parfois malaisé de comprendre s’ils signalent un terme authentique ou, au contraire, s’ils proposent la traduction en langage simple d’un terme savant. Les exemples [16a] et [16b], qui émanent tous deux du bureau de New York, d’où une formulation très proche, offrent une bonne illustration du caractère ambigu et complexe des guillemets : [16a] Adding insult to imprudence, [lenders] lured borrowers with « alternative » mortgage products, such as « negative amortisation » deals (where payments are so low that the overall debt gets bigger, not smaller) and adjustable-rate products (where teaser rates jump after a couple of years). (The Economist, 13 décembre 2006) [16b] [Mortgage-writers] loosened their lending standards as the demand for loans started to drop in 2004. They also resorted to « alternative » products with enticing terms and off- putting names such as « negative amortisation » loans (which set repayments so low that the debt gets bigger) or « hybrid » adjustable-rate products (with low teaser rates that jump after a few years). (The Economist, 15 février 2007)

46 On peut légitimement se demander, dans les deux citations, si les guillemets ont la même valeur pour « alternative », ou « hybrid » qui est introduit dans la deuxième citation, et pour « negative amortisation ». Le fait, dans le premier extrait, de ne pas faire figurer l’expression alternative mortgage products entre guillemets dans son intégralité pourrait laisser penser que les guillemets sont un choix du journaliste, qui qualifie personnellement ce genre de produits, même si « such as » introduit des exemples8. D’ailleurs, par son commentaire initial, par le choix du verbe lure, ou par ses remarques « enticing terms » et « off-putting names », le journaliste est très présent dans ces phrases et prend position. Peut-on, pour autant, assurer que ces produits « alternatifs » constituent un hyperonyme officiel des deux exemples cités ? Pourquoi adjustable-rate

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products ne figure pas entre guillemets, alors qu’il est explicité lui aussi par une parenthèse, au même titre que « negative amortisation » ? Les guillemets sont-ils réservés à une première occurrence d’un terme dans un texte, ou dépendent-ils d’une plus ou moins grande fréquence d’utilisation ou d’une plus ou moins grande transparence dans leur dénomination ? Dans d’autres cas, signalent-ils une distanciation de l’auteur par rapport à ce qu’il dit, une expression empruntée à une source extérieure, ou au contraire le signe d’une création lexicale de la part de l’auteur, pour exprimer sa propre opinion ? Ces allers-retours entre registre spécialisé, registre simplifié, registre subjectif, ou registre objectif peuvent, on le conçoit, poser plus de questions qu’ils n’apportent de réponses.

47 Une façon de signaler un terme du champ de spécialité consiste en l’ajout entre parenthèses du sigle correspondant au terme, qui valide l’unité terminologique. Ainsi, ARM, très présent dans notre corpus et qui correspond à adjustable-rate mortgage, nous permet d’établir un parallèle avec adjustable-rate products dans la citation précédente. Il va de soi que les sigles vivent ensuite leur vie de manière autonome, selon la règle de l’économie de la langue, comme le montrent les exemples [17a], [17b] et [17c] : [17a] Collateralised debt obligations (CDOs), which repackage various forms of debt and derivatives into securities with varying degrees of risk, may now be hit. (The Economist, 14 mars 2007) [17b] Banks that a few months ago were falling over each other to underwrite mortgage- backed securities and the labyrinthine pooling structures, known as collateralised-debt obligations (CDOs), that sit atop them, have admitted to more than £30 billion in losses. […] Most CDOs were engineered to provide both yield and safety, with a thick band of each rated AAA or even better, “super-senior”. (The Economist, 8 novembre 2007) [17c] Initially, [mortgages] were bundled into residential mortgage-backed securities, or RMBSs. […] The RMBSs are in turn divided up and placed in instruments called collateralised debt obligations or CDOs. […] “My initial analysis suggests we could see massive cumulative losses onto the double-A tranches of many RMBSs-backed CDOs”, says M. Rosner (Double-A tranches, as their name suggests, are just below triple-A). (The Economist, 12 juillet 2007).

48 La citation [17c] est assez révélatrice de la différence entre le discours du journaliste vulgarisateur, et celui du professionnel dont les paroles sont rapportées directement, et qui considère que les termes qu’il manie tous les jours sont connus de tous. Dans cette même citation, les indications fournies par le journaliste ne sauraient être considérées comme une définition : elles laissent simplement entendre que les produits sont structurés de manière très complexe et sans doute trop complexe pour pouvoir donner lieu à des explications détaillées. La dernière parenthèse peut d’ailleurs prêter à sourire par son caractère de lapalissade.

49 Enfin, un acronyme peut simplement être suivi de son équivalent entre parenthèses, qui lui sert de définition succincte : [18] In recent years, there has been a concerned effort to increase the share of homeowners in America from the post-war average of around 63% to 70%. Lending standards were relaxed and deposits were no longer required. The extreme was reached with so-called NINJA loans (borrowers needed no income, job or assets). (The Economist, 12 juillet 2007).

50 Il faut préciser que tous ces éléments à visée explicative sont incorporés au texte même, le ponctuant de paraphrases plus ou moins longues et quasi systématiques. Il semblerait, comme le souligne Moirand (2004), que cette technique réponde à la question de savoir comment il est possible de communiquer sur les objets du monde scientifique en dehors du monde scientifique. Si l’on maintient que les termes à part entière sont réservés aux discours entre pairs, il faut bien trouver un moyen, dans une

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situation de communication asymétrique, d’introduire le « terme approprié » ou, si l’on préfère le « mot juste », et de le mettre à la portée de son public.

Les sources citées et la présence du vulgarisateur

51 Si le discours de vulgarisation s’adresse, par définition, à un public moins spécialisé, il n’en est pas moins vrai que ce public n’accordera sa confiance au vulgarisateur que s’il sent que les faits rapportés sont fondés et que leur présentation et analyse s’appuient sur des sources fiables. On note toutefois une différence marquée entre notre corpus de The Economist et le corpus Knowledge@Wharton au niveau des sources citées. The Economist fait le plus souvent référence à des professionnels, alors que Knowledge@Wharton s’adosse plus fréquemment aux recherches menées au sein des différents départements de la Wharton School of Business, ce qui ne suggère aucunement que les sources professionnelles sont moins prestigieuses et fiables que les sources académiques, mais simplement que le vulgarisateur s’adapte, comme il se doit, à son public.

52 Le lectorat de The Economist qui s’intéresse à la section que nous avons choisi d’étudier est composé d’hommes d’affaires pressés qui ont envie d’avoir une vue d’ensemble des questions d’actualité en matière économique. En fonction de cela, The Economist s’appuie sur les données d’agence de notation (Moody’s, Fitch, Standard & Poor’s), de banques d’investissement, d’institutions (The Centre for Responsible Lending, the Mortgage Bankers Association) et donne tour à tour la parole à des analystes financiers, des économistes travaillant pour certaines des 12 réserves fédérales d’états (The Federal Reserve Bank of Boston, par exemple), incorporant leur discours, de manière directe ou indirecte à ses propos. En revanche, le corpus de Knowledge@Wharton s’appuie en majorité sur des études et analyses d’universitaires, spécialistes de finance ou du secteur de l’immobilier, et sur des entretiens avec des universitaires. Il renvoie régulièrement aux articles d’origine, dont il fournit les références bibliographiques et à d’autres ressources en ligne, comme, par exemple les sites des universitaires mentionnés.

53 Il s’agit ici de tendances fortes, mais chacun peut faire une incursion dans le registre référentiel de l’autre, puisque les articles de Knowledge@Wharton peuvent aussi citer des analystes professionnels, et qu’il arrive que The Economist puise à des sources plus proches de la recherche classique. Dans les extraits [19a] et [19b], le journaliste de The Economist fait référence, précisément, à des articles de recherche appliquée et ceci se traduit par une importation de verbes habituellement utilisés dans cet autre genre ; en même temps, le style plus modulé qui caractérise le discours de recherche est également reproduit : [19a] Research by David Miles and Vladimir Pillonca of Morgan Stanley concludes that there are likelier candidates than America for a housing bust. In a recent paper covering 13 European countries as well as America, they assess how much of the rise in property values in the past decade can be put down to bubble-like optimism about future price increases. The authors constructed a model in which housing demand is driven by rising real incomes, population growth and declines in real interest rates. They then estimated the downward effect on prices from increased homebuilding. They argued that what is left – the part of price rises that is unexplained – is without substance and vulnerable to a correction. […]Some of the paper’s results challenge accepted wisdom. (The Economist, 13 septembre 2007)

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[19b] A new paper by economists at The Federal Reserve Bank of Boston suggests that defaults by subprime borrowers are extremely sensitive to home prices, far more so than to other shocks, such as losing a job. […] Plenty of international evidence suggests that the depth of financial markets does indeed depend on the strength of creditor rights. (The Economist, 6 décembre 2007)

54 En recourant aux précautions discursives mises en évidence par nos soins, le journaliste se contente de se faire l’écho des textes des chercheurs ; se retranchant derrière ses sources, il ne peut donc pas être remis en cause pour manque de certitude.

55 Dans les deux corpus, le vulgarisateur orchestre divers discours, et, si l’auteur des articles de vulgarisation de Knowledge@Wharton semble moins visible et plus neutre, il est évident que le choix même de ses exemples et de ses citations lui est personnel et lui permet de s’exprimer indirectement. Dans le cas de The Economist, qui, nous l’avons vu, recommande à ses collaborateurs de ne pas se mettre en avant, on note parfois quelques écarts par rapport à la norme annoncée, écarts qui se manifestent par un changement de registre de discours assez évident. Ainsi, alors qu’il est clairement indiqué dans les recommandations d’éviter « your correspondent », cette expression se retrouve dans notre corpus, à l’occasion de l’évocation d’une anecdote personnelle [20]. Même si le but recherché est sans doute de créer une analogie entre les rebondissements du marché et un manège de type « montagnes russes », le journaliste semble s’être laissé emporter par une touche très personnelle, qui n’apporte pas vraiment beaucoup d’informations au lecteur : [20] Having recently endured (for the sake of his daughter) the Disney ride called Space Mountain, your correspondent can report that just when you think it’s finally over, there is another sickening lurch downwards. The subprime crisis is proceeding in a similar fashion. (The Economist, 4 novembre 2007)

56 Dans le même article, un autre écart, dans un tout autre registre, se traduit par une incursion dans le registre didactique que les consignes demandent de limiter autant que possible pour ne pas lasser le lecteur : le journaliste commente un graphique, à la manière d’un enseignant ou d’un spécialiste qui ferait une présentation en facilitant à son public l’interprétation du graphique : [21] Take a look at the accompanying graph. It shows the price of asset-backed securities (as measured by the ABX index) for the 2007 vintage. Note also that these are not the toxic waste that is the first to suffer when loans go bad. One series, from 2007, shows securities rate AA, one notch below the highest. There was a brief point in September when the worst seemed to be over; prices rose to around 85 cents on the dollar. But that was merely the prelude to the real downward lurch on the rollercoaster that took prices down to just over 45; the kind of level at which distressed debt trades. Even the AAA notes, in theory the most secure of all, have plunged to between 80-82.5 cents, a level that makes a mockery of their rating. (The Economist, 4 novembre 2007)

57 La juxtaposition de ces deux derniers registres est assez représentative de la différence qui existe entre un discours de vulgarisation plus retenu, comme celui de Knowledge@Wharton et le discours de vulgarisation journalistique de The Economist qui tend à faire se côtoyer dans un même texte l’anecdotique et, par exemple, le didactique plus sérieux. Il est d’ailleurs des passages que l’on ne rencontrerait jamais dans un texte plus spécialisé, et qui relèvent du reportage, comme le montre l’exemple [22], où le journaliste « reporter » semble se laisser tenter par une certaine dramatisation, qui lui sert d’entrée en matière, pour mettre en scène son discours. [22] At first sight, Maple Heights, just outside Cleveland, looks much like any other ageing suburb in the industrial mid-west: a patchwork of small colonial-style houses built after the

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Second World War, with leafy streets and mown lawns. Up close, it is a community in collapse. Every twelfth house stands empty, repossessed after its owner defaulted on a mortgage. There are no boarded windows (a local ordinance forbids them) and the city council cuts the grass around vacant homes. But the cracked panes, crumbling paint and rotting porches are hard to hide. Countless more homes sport “For sale” signs as the remaining owners try to flee to better areas. (The Economist, 4 octobre 2007)

Discours hybride

58 Il nous faut donc envisager le discours de The Economist comme un discours hybride, à la croisée des chemins entre le discours journalistique, le discours de vulgarisation et le discours didactique. Or, chacun de ces discours peut lui-même se subdiviser en plusieurs genres et sous-genres. Il va de soi que, par la forme et le fond, The Economist est très éloigné d’un organe de presse à sensation ; il partage toutefois avec tous les organes de presse la visée de captation. En outre, le format des rubriques et des articles impose des contraintes de forme et de longueur qui ne sont pas vraiment compatibles avec les exigences d’un article de recherche, par exemple, ni avec celles d’un chapitre de manuel universitaire. S’il traite de sujets qui font l’objet de discours officiels, d’analyses pointues, d’articles de recherche, il ne présente pas les caractéristiques de ces différents genres : il n’offre pas de démonstration construite rigoureusement et étayée par la syntaxe mise en œuvre de manière si typique dans les raisonnements des économistes. Assurément, il emprunte bon nombre de termes dont la liste peut sans rougir se comparer à la liste des termes utilisés par les spécialistes sur le même sujet, mais la façon dont ces termes sont incorporés au discours et paraphrasés affecte inévitablement le discours et l’éloigne d’un discours plus authentique, comme celui des spécialistes et experts. Enfin, si le discours de The Economist présente sans aucun doute de nombreux aspects communs aux textes de vulgarisation, et vise, d’une certaine manière, à diffuser des connaissances et à informer, il se différencie d’autres types de discours de vulgarisation, probablement parce qu’il émane précisément d’un organe de presse ; en recherchant un dénominateur commun au discours de toutes les rubriques qui le composent, il ne peut en même temps offrir un discours authentique pour chaque rubrique, ni prétendre s’adresser à un public intéressé par toutes les rubriques.

Un discours de vulgarisation coloré par le discours journalistique

59 L’une des caractéristiques les plus frappantes, qui marque le discours de vulgarisation de The Economist de l’empreinte des journalistes, concerne les introductions et les conclusions. Si l’on compare les styles des trois introductions suivantes, on se rend compte que le ton devient plus neutre au fur et à mesure que l’on s’écarte de la sphère médiatique [23a]. Une présentation plus factuelle caractérise le style de Knowledge@Wharton [23b] ; enfin, l’introduction du discours officiel de Ben Bernanke, bien que très générale, se rapproche du style académique et évoque un plan construit [23c] : [23a] Casey Serin knows all about the excesses of America’s housing bubble. In 2006, the 24- year-old web designer from Sacramento bought seven houses in five months. He lied about his income on “no document” loans and was not asked for anything so old-fashioned as a deposit. Today M. Serin has debts of $2.2m. Three of his houses have been repossessed; others could share that fate. (The Economist, 22 mars 2007)

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[23b] Troubles in the subprime mortgage industry seem to be spreading. The stock market is in turmoil. Alan Greenspan and other economists say the economy is being hurt. Consumer groups predict that up to two million Americans will lose their homes. (Knowledge@Wharton, 21 mars 2007) [23c] The recent sharp increases in subprime mortgage loan delinquencies and in the number of homes entering foreclosure raise important economic social, and regulatory issues. Today I will address a series of questions related to these developments. ( Ben Bernanke, 17 mai 2007)

60 Quant aux conclusions, qui tiennent généralement en une phrase, elles sont, pour les journalistes, l’occasion de reprendre en écho une métaphore (Alas, once you get strapped onto your seat at Space Mountain, there is no getting off before the end of the ride9) ou de placer un commentaire personnel à la manière d’un reporter (Homeowners and investors will be braced for more bad news to come10). On ne saurait retrouver ce type de conclusion dans un discours de vulgarisation émanant d’autres sources. De manière caractéristique, Knowledge@Wharton laisse toujours le dernier mot à un expert, cité au style direct.

61 La mise en scène est donc beaucoup plus évidente dans le discours journalistique de vulgarisation où introductions et conclusions traduisent souvent le désir d’accrocher le lecteur, de le séduire et le divertir tout en l’informant et en traitant de sujets sérieux.

Défaut de cohérence dans le choix des périphrases définitionnelles

62 Le lectorat n’étant pas facile à cerner, le discours de The Economist met en évidence une certaine hésitation quant à la dose de vulgarisation à appliquer. Tout énonciateur qui cherche à transmettre un message se fait une idée du public qu’il souhaite viser. Or, en dépit des hommes d’affaires envisagés comme première cible par The Economist, on sait que le lectorat potentiel est beaucoup plus large. Ceci explique peut-être pourquoi les journalistes vulgarisateurs manquent de cohérence dans leur sélection des explications à fournir ou des précisions à apporter. Quelques exemples suffiront à illustrer les disparités qui peuvent s’avérer gênantes, voire irritantes pour les lecteurs relativement avertis que sont les hommes d’affaires : « Moody’s, a rating agency… » semble en effet complètement superflu car chacun connaît l’agence de notation. En revanche, la même technique d’apposition ne choquera pas pour préciser l’activité de « Creditsights, a research boutique » car il est bien évident qu’on ne peut connaître l’existence de tous les bureaux de recherche et d’analyse financière.

63 Si, au contraire, les paraphrases doivent servir à éclairer un lecteur moins averti, on imaginera sans peine sa frustration lorsqu’il verra que « Collateralised debt obligations » est explicité par « pools of derivatives much loved by hedge funds » sans que derivatives ou hedge funds ne fassent l’objet d’une explication. On a constamment l’impression que le vulgarisateur hésite entre ses différents publics et ne parvient pas à trouver la juste mesure ni à définir les critères qui lui permettront de décider s’il doit ou non expliciter tel ou tel terme. On notera qu’il évite les explications trop compliquées, sans doute parce qu’il n’est pas spécialiste lui-même, peut-être aussi parce que cela nécessiterait des explications longues qui dépasseraient le cadre d’un article standard, et parce qu’il juge que cela n’empêche pas la compréhension générale du problème des subprimes ; de ce fait, la complexité des produits structurés est évoquée à plusieurs reprises par une analogie entre le montage de ces produits et un tour de passe-passe :

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[24a] These days large numbers of housing loans are moved off banks’ books, bundled together as so-called mortgage-backed securities (MBSs) and sold to investors. In theory, this helps the banks to reduce risk, makes money for intermediaries who trade the securities, and allows the investors to pick tranches of debt that match their risk appetite. Thanks to financial alchemy, an MBS made up of low-quality loans can still enjoy a good credit rating. (The Economist, 13 décembre 2006) [24b] Financial engineers worked their mysterious magic with these securities, turning the junkiest mortgages into high-grade, sometimes AAA-rated, securities. (The Economist, 15 février 2007)

Un discours de vulgarisation journalistique mitigé d’incursions ponctuelles dans d’autres discours

64 Le défaut de cohérence dans le choix des périphrases définitionnelles trouve un écho dans l’insertion de passages plus techniques dans un discours qui ne s’adresse pourtant pas à des spécialistes : [25] Finding a better indicator of market prices is no easy task, however. One measure, though an imperfect one, especially for CDOs, is the ABX family of indices. These relate to derivatives linked to subprimes, which are traded even when the underlying bonds are not. The ABX indices are near record lows, having fallen precipitously in October. Even the top tranches are well below par value (see chart). According to Citi, some AAA-rated CDO tranches are faring even worse – at a mere 10 cents on the dollar. ( The Economist, 8 novembre 2007)

65 Un autre type de discours de vulgarisation inspire les journalistes, celui des manuels d’économie dont pourraient sortir les extraits [26] et [27], alors que les lecteurs de la rubrique Finance and Economics ne sont pas au premier chef des étudiants de première année : [26] But the Federal Reserve had already started raising short-term interest rates, flattening the yield curve, the difference between short and long rates. (Since banks borrow short and lend long, their margins are higher when the curve is steep). (The Economist, 13 décembre 2006) [27] [The Taylor rule] is a guide to what interest rates should be, depending on the amount of slack in the economy and the inflation rate. It says that if there is no output gap (i.e., if GDP is in line with the economy’s capacity), and inflation is equal to the central bank’s target, then interest rates should be at a neutral level, causing the economy neither to accelerate nor to slow down. If an output gap opens up, so that GDP outstrips long-run capacity, or inflation rises above target, rates should be above neutral. If there is slack in the economy or inflation dips, policy should be eased. (The Economist, 18 octobre 2007)

66 Nous avons déjà mentionné les emprunts au style des chercheurs par le biais de citations directes ou indirectes, qui sont l’occasion d’introduire dans le discours journalistique de vulgarisation des passages plus nuancés et d’une plus grande sobriété, d’où le style du journaliste disparaît complètement.

67 De ces divers emprunts à des discours différents résulte un entrelacs de discours qui se fécondent mutuellement, de sorte qu’il n’est pas aisé de ranger le discours de la rubrique Finance and Economics de The Economist dans une catégorie très précise.

Conclusion

68 Au terme de cette étude, nous sommes en mesure de confirmer notre hypothèse première, à savoir qu’il est difficile de parler de discours économique à propos de cette

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rubrique de The Economist. Nous avions sciemment eu recours au préfixe pseudo (pseudo-économique). Nous le maintenons évidemment, et à plusieurs titres, car nous sommes bien en présence d’un discours composite. En tant qu’organe de presse qui se veut de qualité, The Economist se doit de répondre aux attentes de son lectorat, en lui fournissant des informations et analyses sérieuses. Il emprunte au discours de vulgarisation scientifique par les thèmes traités dans la rubrique Finance and Economics, qui nécessitent que le journaliste soit suffisamment formé et informé pour mettre ces informations à la portée d’un public curieux et intéressé, sans être pour autant expert pour ce qui concerne toutes les questions. Ce faisant, tout en accordant une large part aux termes que des spécialistes (théoriciens, chercheurs ou professionnels) pourraient utiliser dans leurs discours, le discours tenu par The Economist ne saurait être confondu avec un discours expert. Nous avons également montré qu’il se distingue d’autres discours de vulgarisation scientifique, qui s’adossent à des travaux de recherche, ou encore du discours posé et construit d’un spécialiste vulgarisateur tel que le Président de la Banque centrale, lorsqu’il se met à la portée d’un large public en apportant maintes explications. Le discours de The Economist reste également un discours pseudo- didactique, par rapport à un manuel, puisque les explicitations nombreuses qu’il ajoute à chaque fois qu’un terme est utilisé, ne sauraient être considérées comme des définitions ou des explications acceptables et suffisantes d’un point de vue pédagogique.

69 Nous dirons donc qu’il s’agit d’un discours sur l’économie, sur des thèmes économiques, qui permet une première approche de sujets spécialisés, mais ne saurait être considéré comme typique d’un discours économique. Il va de soi qu’il est également contraint par les exigences du discours journalistique, par la longueur moyenne des articles qui limitent les analyses, ne permettent pas les renvois d’un article à un autre, d’une semaine à une autre, et obligent à répéter les mêmes explications pour les mêmes termes, en veillant toutefois à respecter la visée de captation et de divertissement.

70 En écho à Henderson, cité au départ de cette étude, nous pouvons confirmer que ce discours ne saurait servir de support à une étude qui viserait à relever les caractéristiques d’un discours économique. Néanmoins pour qui souhaiterait procéder à une analyse transversale de différents discours de vulgarisation, et discours journalistiques de vulgarisation, il pourrait être intéressant de comparer The Economist au Financial Times ou au Wall Street Journal pour souligner les convergences et divergences du traitement qu’ils feraient d’un même thème. Quant au choix que ferait un enseignant d’utiliser cette section de The Economist comme support de cours de langue avec des étudiants en économie, il risque de se heurter à une difficulté majeure : les thèmes traités exigent un certain niveau de connaissances préalables que l’on rencontrera chez des étudiants plus avancés en économie, mais ces derniers risqueront d’être lassés par l’approximation généralisée des pseudo-définitions trop systématiques et déroutés par les jeux de mots et métaphores « gratuites ». The Economist correspond bien à la définition avancée par les économistes, et que souligne Henderson (2000 : 170) : « Professional economists would tend to see The Economist as a current affairs weekly ». Et ceci vaut également pour la section consacrée à la finance et à l’économie.

71 Nous pouvons donc avancer que ni la fréquence de termes de spécialité, ni même le choix du thème ne constituent des critères suffisants pour conclure à l’appartenance d’un discours donné à la famille des discours de spécialité. Un certain nombre de

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questions se posent alors quant aux critères à retenir : un discours de spécialité doit-il émaner d’un spécialiste qui s’adresse à des spécialistes, même si plusieurs types de discours de spécialité doivent être envisagés : discours théorique entre chercheurs, pratique entre professionnels, pédagogique et scientifique devant des étudiants avancés, discours qui correspondent à des genres établis (rapports, articles, ouvrages, manuel, discours officiels, courriers officiels, conférences, etc.) ? Sur le continuum entre discours très spécialisé et discours de vulgarisation, où se situe la frontière entre le spécialisé et le général ? La vulgarisation scientifique doit-elle être prise en compte uniquement lorsqu’elle a pour support des revues ciblées et pour auteurs des chercheurs ou spécialistes ? Peut-on envisager un discours de spécialité qui comprendrait une minorité de termes ? Ce sont autant de questions qui restent en suspens pour l’instant, et qui méritent d’être creusées pour faire avancer l’étude, la caractérisation et la classification des discours de spécialité.

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The Economist Style Guide, 8e édition, 2003.

ANNEXES

Annexe 1 : corpus extrait de The Economist (25 598 mots)

Date Thème annoncé/rubrique Titre/sous-titre Titres Nombre intermédiaires de mots

13 déc. 06 Mortgage lending Subprime subsidence/ 1 297 Parts of America’s mortgage market are in turmoil. Some on Wall street see this as an opportunity. Others are biting their nails

15 fév. 07 American mortgages Bleak houses/America’s Burnt palms 1 241 riskiest mortgages are set to pop. Where will the shrapnel land?

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8 mars 07 (1) House prices Home result/Our 362 quarterly look at the price of housing around the world

8 mars 07 (2) Subprime lending Rising damp/Will 892 turbulence in America’s subprime mortgage market spread?

14 mars 07 America’s subprime Shakedown/Subprime 866 lenders/Economic.com jitters are spreading

22 mars 07 (1) Housing markets The trouble with the After a long, 1 026 housing market/After long night on the great global housing the tiles/What binge, the hangover is next? kicking in. Especially in America

22 mars 07 (2) America’s housing market Cracks in the façade/ Cellar signal/ 2 822 America’s riskiest Discredited/The mortgages are crumbling. senate and the How far will the damage houses spread?

26 avril 07 Housing Going down/But despite 595 weak house prices, Americans are still spending

21 juin 07 The subprime meltdown, Bearish turns/A 1 030 continued prominent hedge fund’s implosion revives fears about the poisonous influence in America’s subprime-mortgage market

5 juill.07 America’s mortgage giants Fannie and Freddie ride 1 028 again/The subprime mess provides an opportunity for Fannie Mae and Freddie Mac to salvage their reputation

12 juill. 07 Debt markets Another pounding/ 1 231 Problems in America’s housing market begin to undermine confidence in the global credit bubble

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16 août 07 Financial contagion Mortgage flu/Turmoil in 483 America’s mortgage market has spread far and wide

31 août 07 Subprime lending crisis/ Help with the 578 Economist.com mortgage/George Bush’s measures to assist borrowers

6 sept. 07 Subprime mortgages Of the wretched and the 867 wreckless/With elections looming, politicians pile in to the mortgage mess

13 sept. 07 Economics focus Houses built on sand/ Why America? 930 America’s housing boom was almost modest by global standards – which is worrying

4 oct. 07 America’s property crisis The Hammer drops/ 1 207 America’s houses are being repossessed at a record rate. What comes next?

11 oct. 07 Buttonwood It’s a Wonderful Mess/ 775 The costs of clearing up the subprime crisis

18 oct. 07 The World Economy Fast and loose/How the The wrong price 2 193 (Report) Fed made the subprime sensitivity/A bad bust worse time to buy/ leaning machines

4 nov. 07 Market.View/Economist.com Roller coaster/Riding on 664 the subprime crisis

8 nov. 07 (1) Mortgage lenders Bricks and slaughter/ 885 Lenders in America and Britain retrench, but for how long?

8 nov. 07 (2) Credit markets CDOh no!/With trades 1 062 scarce and losses mounting, it is going to be a harsh winter

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29 nov. 07 Mortgage restructuring Group therapy/As 957 defaults soar, America seeks to modify mortgages en masse

6 déc. 07 Global house prices Run down/America’s 636 housing malaise is slowly spreading

6 déc. 07 Economics focus Subprime solutions/The Home truths 959 promise and pitfalls of the Treasury’s plan for mortgage-loan modifications

19 déc. 07 Mortgage-industry lawsuits The finger of suspicion/ 1 012 In America and elsewhere trial lawyers, state prosecutors and regulators look for the crime insubprime

Annexe 2 : corpus témoins (22 993 mots) Knowledge@Wharton (17 438 mots) (Wharton School of Businesss)

Date Titre Titres intermédiaires Nombre de mots

21 fév. 07 Could Tremors in the Incomplete Risk Data/17 Rate Hikes 2 134 Subprime Mortgage Market Be the First Signs of an Earthquake?

21 mars 07 Subprime Meltdown: A rare “Perfect Storm”/Steel, Planes and 2 109 Who’s to Blame and How Cars/Condo Flippers in Miami Should We Fix It?

5 sept. 07 Home truths about the Sous le forme d’un entretien avec deux 5 122 Housing Market professeurs de la Wharton School of Business, le directeur du centre de l’immobilier et un professeur spécialisé dans l’immobilier

19 sept. 07 How We Got into the A Global Tour of Mortgage Lending/Balloon 2 492 Subprime Lending Mess Payments and Bailouts/“No Skin in the Game”

17 oct. 07 The Subprime Blame Running Afoul of the Code 1 788 Game: Where Were the Realtors?

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28 nov. 07 The Subprime Drama Sous la forme d’un entretien avec un 3 793 Continues, but for How Professeur de Finance à la Wharton School of Long? Business

Discours de Ben Bernanke (5 555 mots)

Date Contexte d’énonciation Titre Titres Nombre intermédiaires de mots

17 mai 07 Remarks at the Federal Reserve Bank The Subprime 3 745 of Chicago’s 43rd annual Conference in Mortgage Bank Structure and Competition, Market Chicago, Illinois

5 juin 07 Remarks to the 2007 International The Housing 1 810 Monetary Conference, Cape Town, Market and South Africa Subprime Lending

Annexe 3: tableau comparatif des discours, au regard des recommandations de The Economist.

The Articles de Manuels Discours de Economist recherche d’économie politique monétaire

Visée de persuasion x x x x

Aspects didactiques explicites x x x

Métaphores x x x x

Circonlocutions, x x x euphémismes, précautions discursives

Phrases longues x x x

Termes savants, expressions x x x étrangères

Arguments, preuves, x x x x raisonnement

Voix passive x x x

Mots courts, à racine anglo- x saxonne

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NOTES

1. L’hebdomadaire se donne en effet, encore aujourd’hui, le nom de « newspaper » : “First, why does it call itself a newspaper? Even when The economist incorporated the Bankers' Gazette and Railway Monitorfrom 1845 to 1932, it also described itself as ‘a political, literary and general newspaper’. It still does so.” The Economist. 2. Rappelons que les métaphores lexicalisées ne sauraient être considérées comme des métaphores « mortes », car elles peuvent à tout moment être ravivées pour donner naissance à de nouvelles métaphores dans la même veine, venant enrichir l’arborescence métaphorique. Nous dirons que ce sont simplement des métaphores « en sommeil ». 3. Notons que cette règle n° 4 semble marquer un décalage par rapport à la politique éditoriale qui insiste précisément sur l’importance des faits. 4. Quelques exemples d’expressions étrangères : post hoc fallacy (post hoc, ergo propter hoc) ; ceteris paribus ; laissez-faire. 5. Bon nombre de métaphores des flux en économie ont pour origine le Tableau économique publié en 1758 et dont l’auteur était le physiocrate François Quesnay, médecin de formation, ce qui explique l’analogie retenue. 6. “ Could Tremors in the Subprime Mortgage Market Be the First Signs of an Earthquake?” Knowledge@Wharton, 21 février 2007. 7. Depuis, nous avons appris, lors de l’intervention de JP Morgan Chase, que l’action « Bear Stearns » avait été estimée à 2 euros. 8. Les discours officiels de Ben Bernanke nous fournissent une réponse : hybrid et alternative y sont incorporés sans parenthèses et officialisés : par exemple, « to help consumers understand ARMs and other alternative mortgages ».17 mai 2007, p. 5. 9. Roller coaster, 4 novembre 2007. 10. Shakedown, 14 mars 2007.

RÉSUMÉS

Cette étude se propose de déterminer si le discours de The Economist peut être considéré comme une base fiable d’étude des caractéristiques d’un discours économique. Elle porte essentiellement sur la rubrique « finance et économie » et sur un thème précis, celui de la crise des subprimes (2007-2008). Il s’agit de faire la part entre le discours journalistique et le discours de vulgarisation scientifique, en prenant en compte les contraintes stylistiques imposées par l’organe de presse et en analysant les caractéristiques du discours de vulgarisation. Il s’avère que le discours étudié ici est un discours hybride qui ne saurait être rangé dans la catégorie des discours spécialisés ou de vulgarisation scientifique : le traitement des définitions des termes spécialisés, les sources retenues, le style des introductions et des conclusions, le choix des métaphores restent trop marqués par la visée de captation médiatique.

This paper aims at analysing the discourse of The Economist to determine whether it can be considered as a reliable basis for studying the characteristics of economic discourse. It focuses on the Finance and Economics section and on a specific theme, i.e., the subprime crisis (2007-2008). The point is to sort out the journalistic discourse from the discourse of scientific popularisation; the stylistic recommendations of the weekly magazine are first taken into account; then the features of scientific popularisation are analysed.

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The articles in The Economist prove to be written in a hybrid form of discourse that does not qualify as economic discourse: the style of the definitions, of the introductions and conclusions, as well as the choice of metaphors are too obviously influenced by the need to captivate the readers and more typical of the media than of specialized discourse in economics.

INDEX

Mots-clés : discours journalistique, discours de spécialité, vulgarisation, économie Keywords : journalistic discourse, specialised discourse, popularisation of science, economics

AUTEUR

CATHERINE RESCHE Université Panthéon-Assas-Paris 2 EA 4140 (LACES/ASPDA Université Victor Segalen Bordeaux 2)

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L’impact des attentats du 11 septembre 2001 sur le discours relatif aux immigrants dans la presse canadienne et australienne

Sandrine Tolazzi et Carole Maserati

NOTE DE L'AUTEUR

Par souci de lisibilité, les mots en anglais ont été mis en italique dans le texte et les citations traduites en français par les auteures.

1 Si les attentats du 11 septembre 2001 ont entraîné un traumatisme psychologique et des répercussions politiques et économiques immédiates, l’intensité et la durée de l’onde de choc provoquée par ces attentats sont elles aussi révélatrices de l’impact de cet événement à l’échelle mondiale. De nombreux journalistes et analystes politiques occidentaux, relayés par les médias, continuent aujourd’hui à envisager les faits saillants de l’actualité à travers le prisme de ce « choc des civilisations » qui a marqué l’entrée d’un monde peut-être pas encore tout à fait global dans le troisième millénaire. On peut donc constater depuis ces attentats un changement du discours journalistique qui s’avère plus ou moins visible selon les pays où est produit ce discours et selon les domaines concernés.

2 Cette étude a cherché à identifier un tel changement au niveau de la presse canadienne et australienne en ce qui concerne le discours relatif aux immigrants. L’aspect comparatif semble pertinent dans la mesure où le Canada et l’Australie, culturellement très proches des États-Unis, ont tous deux vécu le 11 septembre de manière particulièrement intense. Au lendemain des attaques, tandis que le Premier ministre canadien Jean Chrétien offrait son soutien en Afghanistan à son plus proche voisin et partenaire économique, son homologue australien John Howard, alors en visite officielle aux États-Unis, s’empressait de renforcer les liens existants en proposant un

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appui militaire à George W. Bush. L’Australie, qui s’est engagée par la suite dans la guerre en Iraq, aura d’ailleurs à en payer la facture avec les attentats de Bali en octobre 20021, mais se verra également récompensée par la signature d’un traité de libre-échange avec les États-Unis qui entrera en vigueur en janvier 2005. D’autre part, ces deux pays présentent également des similitudes en ce qui concerne leur politique d’immigration : d’abord méfiants vis-à-vis des immigrants non européens, ils se sont petit à petit tournés vers des sources d’immigration de plus en plus diversifiées tout en établissant une sélection fondée non plus sur des critères ethniques mais socio- économiques. À l’heure où les mouvements de populations se font de plus en plus importants et où les États doivent trouver un équilibre entre leurs intérêts et la dimension humanitaire dans leurs programmes d’immigration, le Canada et l’Australie mettent tous deux l’accent sur une immigration choisie composée en grande majorité de travailleurs qualifiés. S’ils réservent un certain nombre de places pour les réfugiés, ils font de la lutte contre l’immigration dite « illégale » une priorité.

3 En gardant à l’esprit ce rapprochement qui peut être fait entre les deux pays, nous nous sommes penchées sur les articles de deux journaux caractéristiques du « discours dominant », The Globe and Mail (Canada) et The Australian (Australie), afin de tester l’hypothèse d’un changement du discours relatif aux immigrants suite aux événements du 11 septembre 2001. Pour ce faire, nous avons isolé tous les articles mentionnant le terme immigrants parus entre le 11 mars 2001 et le 11 mars 2002, soit 6 mois avant et 6 mois après le 11 septembre 20012. L’étude de ce corpus de 490 articles canadiens et 389 articles australiens nous a permis de déterminer dans quelle mesure les événements du 11 septembre 2001 venaient se superposer au discours dominant sur les immigrants. Nous verrons donc dans un premier temps quelle est la nature de ce discours dominant produit par chacun des deux quotidiens concernés tout au long de la période étudiée. Ensuite, nous mettrons en valeur les transformations qui peuvent être interprétées comme une conséquence du 11 septembre 2001. Enfin, nous tenterons de modérer ce propos en montrant comment le contexte dans lequel s’inscrit le discours sur les immigrants reste un élément prépondérant dans les deux pays.

Le discours dominant

Le Canada : renforcement des frontières, réfugiés et immigrants « illégaux »

4 The Globe and Mail, sur lequel se focalise cette étude du discours sur les immigrants au Canada, est le quotidien national le plus populaire du pays. Il a été créé en 1936, suite à la fusion entre The Globe, journal hebdomadaire du parti libéral depuis 1844, et The Mail and Empire, fondé en 1872 par John A. Macdonald et organe de presse du parti conservateur. Il est maintenant considéré comme un journal de référence, sérieux et non engagé. Les 490 articles contenant le terme immigrants sur la période du 11 mars 2001 au 11 mars 2002 ont été écrits par un large éventail de journalistes, et très peu de noms se retrouvent d’un article à l’autre. On compte toutefois quelques articles écrits par des personnalités extérieures, comme le sociologue Martin Weinfield, l’ancien ambassadeur du Canada en Yougoslavie James Bissett (qui fut également à la tête du Service d’Immigration Canadienne de 1985 à 1990), ou encore Sharryn Aiken, membre du Centre d’études sur les réfugiés de l’Université de York à Toronto.

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5 Le thème du contrôle des frontières est un thème récurrent tout au long de la période concernée. Ceci provient du fait que le gouvernement, en 2001, essaie de faire entériner le projet de loi C-11, autrement dit la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, qui doit remplacer la Loi sur l’immigration de 1976 en redéfinissant les critères de sélection des immigrants. Jugé trop strict par certains et pas assez par d’autres, ce nouveau projet de loi ainsi que les débats qui l’accompagnent sont l’objet d’une attention constante de la part des journalistes : « La Chambre des Communes a voté le projet de loi C-11 au mois de juin [2001] pour renforcer nos lois sur l’immigration, ce qui a donné lieu à des contestations de la part des groupes de défense des libertés civiles qui trouvaient que le gouvernement s’octroyait trop de pouvoirs arbitraires dans le but de refuser et expulser les visiteurs et les immigrants »3. Les articles relatent très fréquemment les critiques faites par l’opposition à la ministre de l’Immigration, Elinor Caplan, mais aussi, dans un souci d’équilibre, les arguments de celle-ci en faveur du texte : « Mme Caplan a répété hier que selon elle, de toute évidence, les Canadiens voulaient un gouvernement plus sévère envers les immigrants illégaux ou ayant enfreint la loi, ainsi qu’une simplification des procédures dans le but de procéder plus rapidement à leur expulsion. »4

6 Les points d’achoppement concernent donc principalement les immigrants dits « illégaux », qui sont fréquemment assimilés aux réfugiés et parfois liés dans les articles à la criminalité : une recherche dans l’ensemble des articles avec illegal immigrants et crime puis avec illegal immigrants et criminal(s) donne respectivement quatre et cinq réponses avant le 11 septembre et six et huit après le 11 septembre. En associant les mots refugees et crime puis refugees et criminal(s), on trouve un nombre conséquent d’articles : dix-huit et quinze avant les attentats, seize et vingt et un après. Il y a donc une tendance récurrente dans le discours du Globe and Mail à faire un lien entre la criminalité et les immigrants non choisis par le Canada, et à faire passer ces derniers pour des individus potentiellement dangereux, créant ainsi un amalgame dans l’esprit du lecteur.

7 Pourtant, en parallèle, on trouve à plusieurs reprises des articles critiquant le refus de l’Australie de laisser entrer sur son territoire des réfugiés afghans, immigrants dits « illégaux » car ils ne sont pas passés par la procédure d’immigration classique mais projetaient de faire une demande d’asile une fois les côtes australiennes atteintes. Ces articles mentionnent notamment le placement automatique en centre de détention de ces immigrants, et citent l’exemple d’un enfant iranien enfermé depuis dix-sept mois et souffrant de troubles post-traumatiques5. L’insensibilité du ministre australien de l’Immigration, Philip Ruddock, est dénoncée ici, puisqu’il affirme que la détention est la seule possibilité pour pouvoir ensuite expulser les immigrants « illégaux » : « Si on laissait les gens libres au sein de la communauté… est-ce qu’ils se présenteraient d’eux- mêmes le jour de leur expulsion ? ». Plutôt que de soutenir cette position, le journaliste donne la parole à des opposants au placement en détention des immigrants « illégaux », qui craignent que le traitement de la demande d’asile prenne plusieurs années, pendant lesquelles les 2 500 immigrants « illégaux » (dont 500 enfants) resteraient enfermés dans ces centres de détention. Néanmoins, le journaliste Marcus Gee écrit qu’il est facile de condamner l’attitude du gouvernement australien mais qu’il ne faut pas oublier que le gouvernement canadien a fait, dans un passé encore proche, exactement la même chose : Les Canadiens, tolérants, compatissants et bienveillants, hocheront la tête en signe de réprobation devant le traitement brutal que l’Australie réserve aux boat people

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afghans. […] Évidemment, notre pays ne renverrait jamais un bateau rempli de réfugiés désespérés. Sauf que nous l’avons fait. En 1914, le Canada a renvoyé un bateau entier de Sikhs indiens qui avait attendu deux mois dans le port de Vancouver à bord du Komagata Maru. Dans les années 1930, il a renvoyé des milliers de réfugiés juifs fuyant l’Allemagne nazie. Et même pas plus tard qu’en 1999, de nombreux Canadiens ont demandé au gouvernement de rejeter les bateaux de réfugiés chinois qui commençaient à arriver sur la côte ouest.6

8 Il conclut : « Dans un monde où le fossé entre riches et pauvres est aussi énorme, il y aura toujours des malheureux frappant à notre porte. Tout ce que nous pouvons faire est de les traiter avec équité et décence. »7

9 Ceci amène les journalistes à faire un constat sur la contradiction entre le besoin d’immigrants qu’ont les pays développés au niveau démographique et leur refus d’accepter une bonne partie d’entre eux : « Ceci est une atteinte au bon sens. À cause d’un taux de fécondité en baisse, les pays occidentaux ont une population qui comporte de plus en plus de personnes à la retraite et de moins en moins d’actifs. […] Une immigration légale aiderait à combler cet écart démographique. »8 Toutefois, le journaliste finit par nuancer : « Même si les pays occidentaux voulaient ouvrir leurs portes à une immigration légale, ils ne pourraient pas recevoir tous les individus qui souhaiteraient vivre chez eux ».

L’Australie : immigrants « illégaux », passeurs et centres de détention

10 Avant de faire ressortir les principales caractéristiques du discours sur les immigrants dans The Australian, il convient de souligner que ce journal est le seul quotidien national australien9, même s’il est très fortement concurrencé par les quotidiens des grandes métropoles comme le Sydney Morning Herald ou The Age (Melbourne). Lancé par le magnat des médias Rupert Murdoch en 1964, il est décrit par Chris Mitchell – son rédacteur en chef – comme un journal de centre-droite, ce qui ne l’empêche pas de publier régulièrement des articles rédigés par des auteurs résolument de gauche, comme Phillip Adams10. Parmi les 389 articles contenant le mot « immigrants » parus dans ce journal entre le 11 mars 2001 et le 11 mars 2002, une attention toute particulière a été accordée aux articles signés par des auteurs de renom, tels que l’auteur précité ou encore Robert Garran11, par les rédacteurs des rubriques politiques, affaires étrangères ou affaires nationales (Denis Shanahan, Greg Sheridan, Mike Steketee), ou encore par des journalistes traitant régulièrement du sujet (Megan Saunders, Claire Harvey). Une recherche par mots-clés sur l’ensemble des articles ainsi qu’une analyse plus fine de certains d’entre eux permet de faire ressortir les aspects les plus importants du discours sur les immigrants véhiculés par ce journal entre le 11 mars 2001 et le 11 mars 2002.

11 Tout d’abord, on note une distinction très nette entre les immigrants rigoureusement sélectionnés en fonction de leur profil socio-économique – et donc susceptibles de contribuer à la société australienne en s’intégrant rapidement dans le monde du travail – et ceux qui souhaitent obtenir le statut de réfugiés, présentés comme beaucoup moins désirables. Le journal note par exemple les changements en matière de politique d’immigration en soulignant que l’augmentation de la première catégorie d’immigrants fait l’unanimité (« Le gouvernement fédéral a annoncé que 6 000 immigrants supplémentaires (immigrants qualifiés et réunion familiale) pourraient entrer en

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Australie, décision accueillie favorablement par l’opposition et le monde des affaires. […] Cette augmentation était nécessaire pour permettre à la population australienne d’atteindre les 24 millions visés par le gouvernement. »12). En revanche, le même article ajoute qu’il n’y aura aucun changement au niveau des programmes d’accueil des réfugiés, déplorant en outre le fait qu’« on s’attend à davantage de demandes concernant les immigrants illégaux, à moins que les tentatives du gouvernement de mettre fin au trafic de clandestins ne portent leurs fruits. »13. C’est bel et bien sur cette dernière catégorie d’immigrants que se focalise le discours de The Australian, puisque sur les 172 articles concernant la période antérieure au 11 septembre et les 217 suivant les attentats, on compte 105 articles (61 %) dans le premier cas et 101 (46 %) dans le second faisant référence aux « immigrants illégaux » (illegal immigrants). Qui sont ces immigrants illégaux régulièrement mentionnés par le journal ? Dans plus de 60 % des cas, l’article contenant le terme illegal immigrants emploie conjointement les mots refugee(s), boat people (ou boatpeople) ainsi que asylum seeker(s) (64 articles avant le 11 septembre, 66 après le 11 septembre). Cette association semble renforcer l’hypothèse selon laquelle exilés, réfugiés ou demandeurs d’asile ne sont guère les bienvenus sur le sol australien. Si l’on y regarde de plus près, la plupart de ces articles font mention des immigrants arrivés par bateau sur le territoire grâce à l’aide de passeurs.

12 Le trafic de clandestins (people-smuggling) est donc également un thème central du discours de The Australian qui se retrouve dans 21 % des articles publiés avant le 11 septembre et 18 % des articles publiés après le 11 septembre14. Dans chacune des deux périodes concernées, ce trafic est présenté comme une véritable menace pour l’Australie. Les passeurs sont décrits (à juste titre) comme des criminels participant à la troisième plus grande activité du crime organisé après le trafic d’armes et de drogue. Un article publié en juin 2001 s’indigne des « dizaines de millions de dollars » amassés par les plus importants d’entre eux et donne l’exemple d’un passeur installé en Indonésie qui aurait gagné 40 millions de dollars en quelques années15. Deux mois plus tard, l’image de l’Australie auprès de la communauté internationale est mise à rude épreuve alors que le pays refuse le droit au navire Tampa de débarquer des naufragés sur son territoire, contrairement aux lois internationales en vigueur. Cela n’empêche pourtant pas le journal de considérer que la réaction du gouvernement « peut être justifiée » et, plutôt que de se pencher sur le sort des 430 personnes sauvées des eaux, de rappeler que : Le trafic illégal d’êtres humains à travers les frontières représente désormais une industrie mondiale estimée à 20 milliards de dollars en 1999. En Europe, le nombre de demandeurs d’asile excède depuis longtemps le nombre de travailleurs étrangers entrés de manière légale. En Australie, ce n’est pas simplement l’intégrité de notre programme concernant les réfugiés qui est en danger ; selon le gouvernement Howard, c’est la souveraineté nationale de l’Australie.16

13 C’est pourquoi The Australian fait souvent grand cas des passeurs arrêtés par les autorités australiennes, comme cet Irakien accusé en octobre 2001 d’avoir facilité l’entrée illégale de 1 698 personnes au moyen de 17 bateaux depuis 1999, permettant ainsi à son réseau de bénéficier de revenus substantiels puisqu’en règle générale, chaque passager devait débourser 5 000 dollars américains17. Les chiffres, qu’ils fassent référence aux sommes apparemment astronomiques que gagnent les passeurs ou au nombre important d’immigrants illégaux arrivés majoritairement par ce biais (plus de 11 500 depuis 1989 et 7 600 depuis 1999, indique l’article de juin18, tandis qu’un article d’octobre 2001 fait référence aux 13 500 immigrants illégaux arrivés au cours des 10

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années19 précédentes) donnent du poids à un discours qui alimente la peur de ce type d’immigrants et la haine des passeurs, et qui fait apparaître la lutte contre une telle immigration comme un élément indispensable à la sauvegarde de la souveraineté australienne.

14 Le journal semble donc vouloir soutenir la politique du gouvernement en ce qui concerne ces immigrants « illégaux ». En référence à la crise du Tampa, il donne son appui à une décision dictée, selon lui, par la raison et critique à la fois les Australiens qui s’y opposent et la communauté internationale qui la dénonce. Il dépeint par ailleurs ces immigrants comme des calculateurs qui manipulent les autorités en « perdant » volontairement leurs papiers d’identité : Pourquoi les demandeurs d’asile se débarrassent-ils de leurs papiers avant d’arriver dans le pays où ils souhaitent demander l’asile ? De toute évidence, ils veulent dissimuler leur pays d’origine. Certains pays présentent en effet davantage de raisons de s’exiler que d’autres. La dissimulation d’identité est un véritable casse- tête pour les services d’immigration. Car tout ce qui est caché n’est pas innocent.20

15 Partant de là, The Australian approuve en grande partie le refus du gouvernement Howard d’accepter les passagers du Tampa sur le sol australien et, en ce qui concerne les immigrants clandestins qui parviennent à atteindre les côtes australiennes, il soutient la mesure qui consiste à les enfermer dans des camps de détention en attendant le traitement de leur demande.

16 Cette question des centres de détention constitue, en dernier lieu, un autre thème qui ressort dans 31 % des articles publiés avant le 11 septembre 2001, et 24 % des articles publiés après. Il est vrai que compte tenu du nombre conséquent de demandeurs d’asile qui arrivent sur les côtes australiennes, la pression sur ces centres est de plus en plus forte, ce qui conduit à de multiples émeutes et grèves de la faim parmi les détenus et à des manifestations de soutien organisées par de nombreux intellectuels et activistes. Là encore, le journal fait le choix de ne pas s’appesantir sur les conditions de vie dans les centres, si ce n’est pour se faire le relais des éventuelles solutions soutenues par le Conseil australien des libertés civiles (port d’un bracelet électronique pour éviter la détention) ou le Parti travailliste d’opposition (création d’un centre sous haute sécurité pour les immigrants dont le dossier a été rejeté)21. En revanche, il semble à nouveau mettre en relief le nombre d’immigrants illégaux et le danger qu’ils représentent : Les dernières informations nous parvenant d’Indonésie suggèrent que des centaines d’autres boat people se dirigent vers l’Australie ; les autorités craignent qu’il ne suffise que de quelques bateaux pour que les centres de détention n’atteignent leurs limites en terme de capacité. […] Le ministère de l’Immigration a fait référence aux problèmes de santé de certains détenus – un cas de typhoïde, un cas de paludisme, un cas de méningite à méningocoque et quatre cas de rougeole – pour justifier le régime de détention obligatoire.22

17 Si, comme nous allons le voir, le journal sera plus prudent en ce qui concerne ses positions après le 11 septembre 2001, faisant preuve de davantage de compassion, il considère néanmoins que les centres de détention sont, au pire, insuffisants pour dissuader les immigrants illégaux et, au mieux, un mal nécessaire. Certains journalistes n’hésitent donc pas à critiquer des collègues un peu trop prompts à s’opposer à la politique de détention du gouvernement et à dénoncer le racisme latent de la population :23 J’aimerais faire une distinction entre la dimension humanitaire qu’il convient d’appliquer à la politique d’immigration à long terme et le débat concernant les demandeurs d’asile. Certaines personnes – notamment Phillip Adams et d’autres

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partisans de sa campagne de désobéissance à la Ghandi – ont une vision particulière de ce débat, dictée par les événements actuels et le prisme étroit de leurs opinions politiques. Ce mouvement, peu important mais bruyant, semble disposé à laisser entrer quiconque en Australie, et considère immédiatement que toute personne soutenant le principe de détention des demandeurs d’asile ainsi qu’une politique qui cherche à distinguer les réfugiés réels des personnes voulant prendre un raccourci sur le chemin d’une vie meilleure est sectaire, intolérante, raciste, et manque de compassion.24

18 Dans tous les cas, The Australian se fait le relais d’une opinion publique majoritairement opposée à toute immigration « illégale », à moins qu’il ne banalise tout simplement la haine de l’autre en rapportant allégrement, par exemple, les propos de « M. Toutlemonde » au sujet des boat people : « explosez leur bateau » ; « coulez-le » ; « ils devraient avoir un 747 à l’aéroport international de Perth pour les reconduire directement d’où ils viennent » ; « ils sont traités comme des seigneurs » ; « ils nous coûtent des millions ».25

19 Lorsqu’on étudie les articles mentionnant le terme immigrants sur une période d’un an – 6 mois avant le 11 septembre 2001 et 6 mois après – on remarque donc plusieurs similitudes dans le discours de The Globe and Mail et The Australian. Tout d’abord, les deux journaux se focalisent sur les réfugiés ou les immigrants qui parviennent à entrer clandestinement sur les territoires canadien et australien. C’est ce type d’immigration qui pose problème aux gouvernements des pays concernés. The Australian met l’accent sur la lutte sans relâche menée contre ceux qui arrivent par milliers sur les côtes australiennes et soutient la politique qui consiste à les enfermer dans des centres de détention en attendant le traitement (et bien souvent le rejet) de leur demande, tandis que The Globe and Mail critique ces mesures et se montre un peu plus modéré en intégrant différents points de vue. Mais dans les deux cas, c’est bien l’immigration « illégale » qui semble dominer dans le discours sur les immigrants. Nous allons cependant voir qu’au-delà de cette constante, ce discours tend à se transformer après le 11 septembre 2001.

Des changements importants

Immigrants « illégaux » et réfugiés : une menace pour le Canada

20 Comme l’on pouvait s’y attendre, les attentats du 11 septembre ont modifié le regard que portaient les journalistes sur les immigrants. En effet, alors que le Canada accueille chaque année plus de 200 000 d’entre eux, ils sont davantage considérés comme des menaces potentielles pour le pays après septembre 2001. En témoigne une recherche dans les 490 articles du corpus qui trouve 108 résultats en associant le mot immigrants à terrorist(s), ou terrorism dans la période après le 11 septembre, alors qu’elle n’en obtenait que neuf avant les attentats. Le premier changement concerne les commentaires sur la nouvelle politique d’immigration définie par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Les journalistes passent de la critique (ou du moins de l’exposition des arguments de l’opposition) au soutien appuyé au gouvernement, voire même à l’accusation selon laquelle il n’est pas assez strict. Ainsi, ils étaient dans un premier temps assez prompts à dénoncer une loi qui attribuait selon eux un pouvoir trop important aux responsables de l’immigration concernant l’expulsion d’individus qui se trouvent au Canada depuis des années26, ou du moins à exposer les arguments de

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la ministre de l’Immigration mais aussi du parti d’opposition27. En revanche, après les attentats, la critique contre le gouvernement se fait toujours acerbe, mais cette fois dans le sens inverse : le gouvernement est accusé de ne pas être assez dur en ce qui concerne le contrôle des frontières, et de ne pas octroyer de moyens (financiers ou humains) suffisants pour que le contrôle soit vraiment efficace. Un spécialiste du contre-terrorisme interrogé par un journaliste du Globe and Mail énumère tous les points faibles du système de contrôle des frontières et ajoute que « la sécurité n’est pas une priorité importante pour les Canadiens »28. Plus loin, le journaliste poursuit : Lorsque je lui demande si nous sommes en sécurité à présent, M. Riberdy me fait reformuler ma question : est-ce que nous sommes plus en sécurité maintenant ? « Oui, nous sommes plus en sécurité maintenant » répond-il. Mais, comme beaucoup de Canadiens depuis le 11 septembre, je ne veux pas savoir si nous sommes plus en sécurité. Je veux juste savoir si nous sommes en sécurité.

21 Or, nous avons vu dans la première partie que les journalistes associaient l’idée d’une menace aux immigrants dits « illégaux » ou aux réfugiés. C’est toujours le cas dans la période qui suit le 11 septembre, mais à cela il faut ajouter le lien qui est établi entre les immigrants illégaux et le terrorisme : alors qu’aucun article ne crée un tel lien avant les attentats, une recherche entre septembre 2001 et mars 2002 nous donne vingt-sept réponses. Cela traduit un durcissement de la ligne éditoriale envers cette catégorie d’immigrants. En d’autres termes, la cible de la critique devient le système d’accueil des réfugiés et par extension l’incapacité du gouvernement à contrôler ses frontières de manière efficace.

22 Avant le 11 septembre, le principal message que font passer les journalistes est que le système d’accueil des réfugiés n’est pas adapté à la réalité des besoins, dans le sens où il laisse entrer des individus dangereux tout en en expulsant d’autres de manière totalement injuste. En effet, quelques articles se focalisent sur l’exemple d’une famille d’origine polonaise (les parents et leurs quatre enfants dont deux sont nés au Canada) qui est renvoyée dans son pays d’origine car elle a par inadvertance payé 1 150 $ au lieu de 1 200 $ pour sa demande d’asile. Les critiques sont ici assez dures envers la ministre de l’Immigration, « the arrogant Ms. Caplan »29 : « there is no justification for what followed ». Par opposition, le journaliste John Saunders mentionne que le Canada a laissé entrer un ressortissant allemand appartenant à un groupe terroriste dans les années 198030. Un des thèmes développés dans cette période précédant le 11 septembre est la demande d’amnistie pour tous les immigrants illégaux : les journalistes se font le relais des différents points de vue mais donnent davantage la parole à l’opposition qui souhaite que tous ces individus soient régularisés. Le journal cite les deux exemples que sont à la fois les États-Unis31 et le Portugal qui ont donné une amnistie aux immigrants illégaux dans leur pays. Il relate les difficultés d’être immigrant illégal au Canada par des exemples précis, comme celui de Mary, une femme de ménage originaire des îles Grenadines, arrivée au Canada en 1990 pour fuir son mari et offrir davantage d’opportunités à son fils, et à qui une demande d’asile a été refusée32.

23 Après le 11 septembre, le discours est tout autre : on ne s’attarde plus sur les victimes d’un système auparavant considéré comme trop dur et parfois injuste, mais les critiques portent alors sur ce système considéré par beaucoup comme trop souple et laissant par conséquent entrer des individus susceptibles de constituer une menace pour le pays. James Bissett, ancien ambassadeur du Canada en Yougoslavie et ancien directeur du Service canadien de l’immigration, dénonce l’« irresponsabilité » du gouvernement33 :

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Les porte-parole du gouvernement saluent la nouvelle loi sur l’immigration actuellement discutée au Sénat pour sa sévérité à l’encontre des terroristes et des criminels. Pourtant, cette nouvelle loi, C-11, ne couvre pas le domaine dans lequel le Canada est le plus vulnérable : notre système d’accueil des réfugiés, inadapté et bien trop généreux. Le projet de loi C-11 facilitera l’entrée au Canada des demandeurs d’asile et rendra beaucoup plus difficile leur expulsion une fois qu’ils seront entrés. Dans des circonstances normales, cet échec serait déplorable. Après le 11 septembre, le refus de mettre en place une réforme immédiate de notre système relatif aux demandeurs d’asile relève de l’irresponsabilité criminelle.

24 Ce sont donc bien les réfugiés et demandeurs d’asile qui sont pointés du doigt dans l’après 11 septembre. Alors qu’un article écrit avant les attentats par le sociologue Martin Weinfield34 s’attachait à dénoncer tous les stéréotypes en général attribués aux réfugiés, l’ancien ambassadeur James Bissett énumère et légitime désormais dans un article d’octobre 200135 toutes les critiques que l’on note habituellement à leur encontre : ils peuvent faire une demande d’asile même s’ils n’ont pas de papiers, ils prennent la place de « vrais » réfugiés, ils présentent un risque potentiel et menacent l’intégrité du pays. Un groupe d’individus se disant spécialistes du système d’accueil des réfugiés écrit36 : Quel danger représentent quelques immigrants illégaux dans un pays aussi grand et aussi riche que le Canada ? Après tout, nous sommes une nation sincèrement humanitaire, n’est-ce pas ? Eh bien, non. […] Les tricheurs et les fraudeurs, les trafiquants, les profiteurs et les opportunistes sont maintenant aux commandes de notre système d’immigration. Résultat : dommage pour les enfants déplacés d’Afghanistan. Nous n’avons ni le temps ni l’argent pour les aider. Et ceci n’est pas l’opinion d’une bande de cinglés de droite anti-immigrants. C’est la conclusion réfléchie et déchirante de nombreuses personnes très expérimentées et aux vues libérales qui connaissent intimement le système.

25 Par conséquent, de nombreux articles évoquent la nécessité d’harmoniser les lois relatives au contrôle des frontières avec celles des États-Unis afin de créer un périmètre de sécurité empêchant de laisser entrer les immigrants susceptibles de représenter une menace pour le pays. Cette décision est principalement motivée par des raisons économiques, les États-Unis étant un des partenaires majeurs du Canada, et par le fait que la frontière entre les deux pays ne semble pas défendue : « Le Canada et les États-Unis partagent la plus longue frontière non-défendue du monde. Elle mesure 8 892 kilomètres. Les deux pays ont également les relations économiques bilatérales les plus conséquentes au monde, relations qui excèdent le million de dollars américains par jour. »37 On trouve beaucoup d’articles dans lesquels les États-Unis enjoignent au Canada d’agir en faveur d’un renforcement des frontières, sous peine d’encourir une baisse significative de leurs importations et exportations. Les journalistes citent fréquemment des responsables américains poussant le gouvernement canadien dans cette voie (comme John Ashcroft, ministre américain de la Justice38, ou bien Paul Cellucci, ambassadeur des États-Unis au Canada39). Par la même occasion, ces journalistes critiquent le refus du Canada de s’exécuter.

Le paradoxe de The Australian

26 La première hypothèse à vérifier en ce qui concerne le discours de The Australian après le 11 septembre est également celle d’une peur croissante des immigrants, les attaques ayant montré que la menace terroriste pouvait venir de l’intérieur même d’un pays par le biais d’individus opposés à ses valeurs. Cette hypothèse se confirme à première vue,

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puisque parmi les articles publiés avant le 11 septembre, seuls deux associent le mot immigrants aux mots terrorism ou terrorist(s) ; en revanche, 53 articles publiés après le 11 septembre font la même association. Or, quel que soit le contexte ou le sujet de ces articles, la présence de ces termes a pour conséquence leur mise en relation dans l’esprit du lecteur et alimente donc la crainte de l’Autre – cet « Autre » étant d’ailleurs bien souvent l’immigrant du Moyen-Orient. Déjà stigmatisée par le groupe dominant en raison d’une religion et d’une origine différentes (26 articles publiés avant le 11 septembre associent le mot immigrants à des dérivés des mots « musulman » ou « Moyen-Orient »), cette catégorie de la population l’est encore davantage après le 11 septembre (43 articles font état de la même association sur la période concernée). Pire encore, si l’on regarde les articles qui mentionnent à la fois le terme immigrants, les termes associés au mot « terrorisme » et les termes associés aux mots « musulman » ou « Moyen-Orient », on note un seul article avant le 11 septembre 2001, mais 24 articles après. Quel que soit le discours tenu, on peut donc affirmer qu’une telle association contribue à renforcer l’idée selon laquelle le terrorisme est lié aux immigrants musulmans et/ou du Moyen-Orient.

27 Cependant, seule une analyse en détail des articles publiés nous permet de mettre en évidence le « paradoxe » de The Australian, c’est-à-dire un discours qui, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, se fait beaucoup plus modéré après le 11 septembre en ce qui concerne ceux présentés comme le principal problème relatif à la politique australienne d’immigration, à savoir les immigrants dits « illégaux ». Ainsi, si l’on regarde tout d’abord les articles publiés avant les attaques terroristes, on constate que ces derniers encouragent très nettement l’opposition du public à ce type d’immigration. À titre d’exemple, lors des manifestations et grèves de la faim qui ont eu lieu dans des centres de détention où les conditions de vie sont devenues insupportables, le journal choisit de dépeindre les immigrants comme de véritables criminels à l’encontre desquels la loi doit être plus sévère : Trois gardiens du Centre de détention Curtin ont été agressés lorsque 200 immigrants illégaux ont mis le feu à des sanitaires et un bureau et endommagé la clôture du centre, faisant environ 250 000 dollars de dégâts. […] Cet incident fait suite à la série d’émeutes et d’évasions de plusieurs centres de détention qui a eu lieu cette année à travers le pays, notamment les émeutes qui ont impliqué environ 40 détenus jeudi dernier à Port Hedland. […] Avec la nouvelle loi, les détenus risqueraient jusqu’à trois ans de prison pour fabrication, détention et distribution d’armes, et jusqu’à cinq ans pour tentative d’évasion. De plus, le personnel des centres de détention aurait le pouvoir de fouiller au corps les détenus (sauf fouille interne) et d’examiner ce qu’apportent les visiteurs.40

28 De nombreux articles mettent en avant les liens que les immigrants illégaux peuvent avoir avec des criminels de guerre41, ou le crime organisé42, et en particulier le trafic de drogue43. Le coût de leur détention et de l’examen de leur dossier est également mentionné : The Australian choisit de rapporter les mots du ministre de l’Immigration, Philip Ruddock, qui le qualifie d’« obscène »44, et il souligne dans un autre article que les détenus qui font appel des décisions rendues par la justice vont probablement coûter 20 millions de dollars au contribuable durant l’année fiscale à venir45.

29 Contrairement à cela, le tout premier article concernant les immigrants publié après le 11 septembre choisit de dénoncer l’amalgame qui peut être fait entre réfugiés et terroristes par le biais d’une argumentation sans faille : premièrement, « ce ne sont pas les extrémistes islamistes qui tentent d’entrer en Australie, mais précisément ceux qui

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les fuient » (le journaliste établit d’ailleurs un parallèle avec la situation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale). Ensuite, même si les attaques terroristes ont été perpétrées par des musulmans, cela ne doit pas conduire la population à conclure que tous les musulmans sont extrémistes. Enfin, l’histoire a montré la capacité de l’Australie à absorber des immigrants très différents, c’est pourquoi l’auteur espère que le pays « aura le courage de défendre une approche plus généreuse pour aider les victimes des comportements pouvant conduire à cette folie qui a frappé les États- Unis. »46 Les demandeurs d’asile semblent ainsi avoir troqué leur statut de criminels contre celui de victimes, et le journal raconte désormais comment ces derniers bravent tous les dangers pour atteindre les côtes australiennes au péril de leur vie. L’histoire de ce couple ayant réussi à échapper à la dictature de Saddam Hussein et qui a perdu ses deux filles lorsque le bateau censé les emmener en Australie a coulé47 ou celle de ces deux femmes décédées dans des circonstances similaires48 sont davantage destinées à émouvoir le public plutôt qu’à le dresser contre ces demandeurs d’asile. Ce public est d’ailleurs âprement critiqué par Phillip Adams, qui ironise d’une part sur les Australiens ouvertement racistes et dénonce d’autre part ceux qui déguisent des sentiments similaires : Le racisme de ces gentilles personnes qui vivent dans leurs jolies maisons et leurs jolis quartiers et disent de gentilles choses à leurs gentils amis est aussi subtil et de bon goût que leurs meubles et leurs objets d’art. Tout comme les mets qu’ils apportent à leurs soirées, il est fait des meilleurs ingrédients. Il arrive sur mon bureau enveloppé dans plusieurs couches d’une prose parfaite […] Le fait que des centaines et des centaines de gens – dont beaucoup de femmes et d’enfants désespérés – meurent noyés n’a aucun impact sur la sérénité de ces gentilles personnes. Il y a quelque chose d’absolument monstrueux dans l’indifférence des gentils vis-à-vis de la souffrance humaine.49

30 Le changement de discours après le 11 septembre peut également être perçu au niveau de l’attitude du journal vis-à-vis du gouvernement en place. Même si certains journalistes continuent à soutenir la politique du Premier ministre John Howard et de son ministre de l’Immigration Philip Ruddock vis-à-vis des immigrants50, la critique se fait de plus en plus forte. La rhétorique de Ruddock, qui dépeint les boat people comme des tricheurs cherchant à court-circuiter la file d’attente formée par les autres demandeurs d’asile, est démontée avec pertinence : compte tenu du nombre de dossiers retenus par les services d’immigration (1 sur 17 en moyenne), cette « file d’attente » s’apparente davantage à un ticket de loterie, et on ne peut blâmer les réfugiés qui essaient d’entrer en Australie par d’autres moyens51. D’autres articles s’en prennent à Howard, et décrivent sa politique d’immigration comme un échec52, ou bien une honte (« J’ai honte de notre gouvernement, de la manière ignoble dont il traite les réfugiés, et de sa détermination à polariser l’opinion publique contre eux »53). Le journal défend ceux qu’il décrivait auparavant comme des « immigrants illégaux » et dénonce un gouvernement qui les « diabolise ». Ce dernier terme reviendra d’ailleurs à plusieurs reprises dans le discours post-11 septembre : seul 1 article emploie à la fois le mot immigrants et un mot dérivé de « diabolisation » avant le 11 septembre, tandis que la même association se retrouve dans 12 articles après le 11 septembre. Il est également intéressant de noter que The Australian essaie désormais d’éviter la référence aux immigrants « illégaux », préférant les termes « réfugiés », « demandeurs d’asile » ou « boat people » : si l’on regarde les articles employant ces derniers termes (conjointement avec le mot immigrants) tout en omettant soigneusement l’expression illegal immigrants, on obtient 15 articles avant le 11 septembre, mais 51 articles après.

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Un article insiste même sur la terminologie à employer, son auteur défendant la position selon laquelle ces immigrants ne peuvent être considérés comme illégaux que lorsqu’ils ont été rejetés par les services d’immigration54. Autrement dit, ils doivent bénéficier de la présomption d’innocence.

31 La comparaison des articles publiés avant et après le 11 septembre 2001 dans The Globe and Mail et The Australian nous montre que s’il y a un changement de discours tout à fait évident après le 11 septembre 2001, les caractéristiques de ce changement sont très différentes dans chacun des pays. Certes, dans les deux cas, on constate une association entre les immigrants et la menace terroriste. Au Canada, cette association a pour conséquence une critique de plus en plus forte du journal envers la politique menée par le gouvernement. Alors que ce dernier était auparavant souvent dénoncé pour son manque de compassion envers les immigrants, il ne serait désormais pas assez strict vis-à-vis du danger qu’ils représentent. The Globe and Mail, qui considérait avec sympathie les demandeurs d’asile, dépeint ensuite ces mêmes personnes comme des criminels en puissance. Ce discours contraste entièrement avec celui de The Australian : alors que le gouvernement durcit sa politique envers les immigrants illégaux, le journal critique cette attitude et semble défendre une catégorie d’immigrants trop souvent présentée, selon lui, comme des individus malveillants. Ainsi, alors qu’on aurait pu croire que les mêmes causes produiraient les mêmes effets, le changement de discours que l’on observe après le 11 septembre 2001 présente des différences radicales dans les journaux concernés, différences que les attaques terroristes ne peuvent pas, à elles seules, expliquer.

Interprétation des données

Le Canada : une menace terroriste présente avant le 11 septembre

32 Peut-on affirmer que le 11 septembre a été le seul facteur influençant la prise de position des journalistes en faveur d’un durcissement du contrôle des frontières ? Dans le cas du Canada, comme nous venons de le voir, le renforcement du contrôle des frontières lié au nouveau projet de loi C-11 constituait déjà une préoccupation dominante dans les six mois précédant le 11 septembre. Et même si la critique en faveur d’un durcissement de la loi s’est faite plus acerbe dans les six mois après les attentats, le projet de loi était déjà discuté dans la Chambre des Communes et fut voté en juin 200155, soit trois mois avant les attentats.

33 Ceci s’explique par le fait que le Canada avait déjà été la cible d’attaques terroristes auparavant, notamment à la fin des années 1990. Comme mentionné plus haut, une recherche dans les 490 articles couvrant la période entre mars 2001 et mars 2002 et associant les mots immigrants et terrorist(s) ou terrorism donne neuf réponses avant le 11 septembre, et 108 après. Une telle différence est bien évidemment due aux attentats et au lien établi entre ceux-ci et les immigrants. Toutefois, la menace était déjà présente avant les attaques terroristes. Un article datant du 22 octobre 200156 recense par exemple le nombre de menaces terroristes qu’a connues le Canada sur son territoire, en se penchant plus particulièrement sur l’existence de cellules terroristes à Montréal. La journaliste remonte dix ans en arrière avec le cas d’Abdella Ouzghar, un Marocain devenu citoyen canadien, accusé de fournir des passeports à des terroristes islamiques, extradé vers la France et condamné à cinq ans de prison en 2001. Elle

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évoque également celui de Fateh Kamel, citoyen canadien d’origine algérienne, condamné à huit ans de prison en France pour activités terroristes. Le cas le plus connu est celui d’Ahmed Ressam, un Algérien arrêté en décembre 1999 à la frontière canado- américaine, avec une voiture chargée d’explosifs : il prévoyait de faire exploser l’aéroport de Los Angeles et avait également planifié des attentats à Montréal.

34 Un article plus ancien, datant d’avril 200157, mentionne qu’Ahmed Ressam a été condamné le mois précédent pour neuf affaires de terrorisme. Il cite également le cas de Gaetano Amodeo, sur le point d’être extradé vers l’Italie pour y répondre de deux meurtres. Un autre article, datant cette fois du 26 mai 200158, fait référence à « ceux dont le Canada veut le moins. Ils sont vos voisins, vos connaissances, et vivent tranquillement avec un grand secret : un passé teinté d’allégations de terrorisme, de crimes de guerre ou de torture. Andrew Mitrovica fait le portrait de ces indésirables que nous essayons de mettre dehors depuis des années ». Cet article dresse un inventaire des individus accusés de terrorisme ou d’activités illégales dans leur pays d’origine et qui ont pu entrer légalement au Canada, mettant ainsi le pays en danger. En somme, ces articles montrent à quel point il est facile d’entrer au Canada et d’y rester : le juge Bruguière, interviewé par le Globe and Mail, admet que « le Canada est le pays occidental où il est le plus facile d’immigrer »59. Déjà avant le 11 septembre, la plupart des journalistes accusaient, directement ou non, le gouvernement canadien d’avoir une politique d’immigration trop favorable envers les individus dangereux, et exprimaient donc leur soutien en faveur d’un durcissement de cette politique.

35 Mais, plus généralement, ces articles permettent également de resituer le vote de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés dans son contexte : la menace terroriste était présente au Canada depuis des années, et elle a joué un rôle extrêmement important dans la création et le vote de la nouvelle loi en juin 2001. Par la suite, le lien très clair entre immigrants et terrorisme (dans 40 % des articles écrits après le 11 septembre) est révélateur du changement de ton très net du journal. Ceci confirme la tendance préexistante et par conséquent influe sur l’opinion en faveur du passage de la loi et de l’adoption des mesures additionnelles qui sont, de l’aveu même du gouvernement, le résultat direct des attentats terroristes ayant visé les États-Unis.

36 Les attentats du 11 septembre n’ont donc pas été un élément déclencheur dans le durcissement de la politique d’immigration, ni dans le vote de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés qui a eu lieu trois mois avant les événements. Toutefois, ils ont joué un rôle capital en ce qui concerne le regard que portent les journalistes et plus généralement l’opinion sur cette nouvelle loi: considérée en premier lieu comme trop dure, elle est pourtant critiquée par la suite car jugée pas assez stricte et ne prenant pas suffisamment en compte l’importance de la menace terroriste. Les attentats ainsi que la critique auront également un impact sur cette loi : selon le gouvernement, Dans la foulée des attaques terroristes du 11 septembre 2001, CIC [Citoyenneté et Immigration Canada] a adopté des mesures supplémentaires destinées à protéger la santé et la sécurité des Canadiens sans pour autant compromettre la capacité du Canada à attirer de nouveaux arrivants dont les apports favorisent le développement économique et social du pays.60

L’Australie : une menace terroriste en pleine campagne électorale

37 Le changement de discours de The Australian suite aux attaques du 11 septembre 2001 laisse à penser qu’effectivement, l’événement a eu des conséquences non négligeables.

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Ceci est particulièrement évident au vu de l’augmentation du nombre d’articles faisant le lien entre immigrants et terroristes. Pourtant, nous avons vu que le journal s’appliquait justement à révéler ce lien et se montrait plutôt critique face à l’attitude d’un gouvernement qui durcit sa position vis-à-vis des réfugiés. Cette tendance est plus difficile à interpréter à l’aune des attaques terroristes, mais on peut en revanche trouver une explication si l’on se penche sur le contexte dans lequel les événements du 11 septembre surviennent. L’Australie est en effet au milieu d’une campagne électorale qui oppose le Premier ministre libéral John Howard, au pouvoir depuis 1996, à son opposant travailliste Kim Beazley. Cette campagne va se jouer autour du thème de l’immigration, qui n’est certes pas nouveau mais qui va être relancé par deux événements majeurs. Le premier est la crise provoquée en août 2001 par le Tampa, ce navire ayant secouru des immigrants clandestins qu’il souhaite débarquer sur le sol australien. Le Tampa représente tout ce qui fait peur aux Australiens de souche : à travers lui, ils voient le spectre de ces milliers d’immigrants illégaux qui menacent la souveraineté australienne et dont la détention coûte des millions au contribuable. Le rédacteur de la rubrique politique ne s’y trompe pas lorsqu’il affirme que John Howard est tout à fait conscient du fait que « tandis que se déploie la crise du Tampa, les électeurs se forgent une opinion sur le candidat qu’ils vont choisir »61. Le nombre des articles associant le terme immigrants à des termes liés aux élections ( election(s) / vote(s) / voter(s) / campaign) passe d’ailleurs de 44 avant le 11 septembre à 79 après, alors que la campagne bat son plein. Le deuxième événement qui contribue à faire de l’immigration un thème central des élections est la menace terroriste liée aux attentats du 11 septembre. Cette menace pose la question du soutien que peut (ou doit) apporter l’Australie aux États-Unis, mais aussi des mesures à adopter pour éviter de telles attaques dans le pays. Parmi ces mesures, le renforcement des contrôles aux frontières paraît primordial. Ainsi, non seulement la campagne électorale ne peut ignorer ce nouveau facteur qu’est le terrorisme (on retrouve une association entre des termes liés à l’élection et des termes liés au terrorisme dans 856 articles après le 11 septembre, contre 48 seulement avant), mais ce dernier contribue également à focaliser d’autant plus l’élection sur le thème de l’immigration. Ainsi, seul un article mentionnait à la fois des termes liés à l’élection, des termes liés au terrorisme et le mot immigrants avant le 11 septembre, tandis que ce chiffre passe à 22 après le 11 septembre.

38 Face à cet état de fait et à une peur croissante de la population qui réclame des mesures contre l’immigration clandestine, le gouvernement Howard joue la carte de la fermeté en refusant l’entrée des immigrants du Tampa et en annonçant une politique toujours plus stricte pour limiter l’immigration « illégale ». Son principal slogan de campagne, « Nous seuls décidons des personnes qui viennent dans ce pays et des circonstances dans lesquelles elles viennent » indique clairement sa position. Devant l’enjeu électoral, et compte tenu de l’opinion du public australien, les autres partis ne peuvent que suivre la donne. Avant même les attentats du 11 septembre, et dans le contexte de la crise du Tampa, le journal note ainsi : Que propose le gouvernement ? Une position ferme : le ministre de l’Immigration Philip Ruddock s’est engagé à poursuivre et renvoyer chez eux les faux réfugiés, et le gouvernement a débloqué 124 millions de dollars supplémentaires pour renforcer la protection des frontières. Et les travaillistes ? Les travaillistes sont en faveur de la détention des immigrants illégaux, mais demandent une enquête sur la gestion des centres de détention pour s’assurer que les réfugiés ne sont pas victimes de mauvais traitements. Quelle est la position des autres partis ? Les démocrates sont opposés à la détention

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obligatoire et décrivent les centres de détention comme des camps de concentration. Les Verts souhaitent que le personnel des centres de détention bénéficie d’une formation interculturelle et que les critères relatifs au statut de réfugié soient changés. One Nation est en faveur de la déportation immédiate de tout demandeur d’asile qui n’a pas de raison valable.62

39 On note certes l’opposition des démocrates face à la politique gouvernementale, mais en revanche les principaux partis, et en particulier les travaillistes, soutiennent cette politique, même si c’est parfois avec prudence. Cette tendance se confirme après les événements du 11 septembre, puisque le Parti travailliste offre son appui au parti de John Howard en votant pour de nouvelles lois encore plus strictes vis-à-vis des immigrants clandestins. Un article du 19 septembre 2001 indique ainsi que les travaillistes ne sont plus opposés, comme ils l’étaient depuis 1998, à une restriction du droit pour les immigrants à faire appel d’une décision d’un tribunal, et proposent même de punir les avocats qui ralentissent le travail de la justice en multipliant le nombre de ces appels par le biais d’une amende pouvant aller jusqu’à 10 000 dollars63.

40 On comprend que l’enjeu de l’élection n’ait pas échappé aux analystes politiques, qui dès lors vont mettre à jour les manipulations auxquelles ont recours les différents partis pour gagner des voix, telle l’histoire des enfants jetés par-dessus bord64. On remarque d’ailleurs qu’après le 11 septembre, c’est-à-dire au moment où se joue l’élection prévue pour le 10 novembre, les auteurs des articles contenant le mot immigrants sont de plus en plus fréquemment de « grands noms » du journal (rédacteurs des rubriques politiques, affaires nationales ou affaires étrangères) plutôt que les personnes traitant habituellement de ce thème. Ce sont ces auteurs qui vont dénoncer la tactique de « diabolisation » des immigrants clandestins utilisée dans le but de tirer parti d’une peur de l’Autre exacerbée par les événements du 11 septembre et qui, par contraste, vont adopter un discours différent au sujet de ces mêmes immigrants et dénoncer, par exemple, la « stratégie froidement calculée »65 de Howard en ce qui concerne l’affaire du Tampa. Ce changement de discours n’aura pourtant guère de prise sur les électeurs qui, dans ce contexte, vont choisir de voter pour le parti présentant la position la plus dure vis-à-vis des immigrants : en novembre 2001, les libéraux sont réélus avec une majorité encore plus grande qu’en 1998, et ceci, de l’avis des analystes, grâce à leur fermeté par rapport à l’enjeu principal de cette élection : la politique d’immigration.

41 Les attentats de septembre 2001 ont eu pour conséquence, au Canada et en Australie comme ailleurs, la montée d’un sentiment anti-immigration parmi la population. Cependant, alors que le discours de The Globe and Mail se fait de plus en plus le reflet de ce sentiment, celui de The Australian tente de démontrer son caractère irrationnel. Dans le premier cas, le journal canadien se focalise sur une proposition de loi destinée à renforcer la protection des frontières contre l’immigration illégale, dans le second, le journal australien analyse la réaction du gouvernement à la crise du Tampa comme emblématique d’un durcissement de la politique d’immigration en faveur duquel l’ensemble des principaux partis semble se prononcer dans le contexte de la campagne électorale. Les deux quotidiens ont en commun une critique du pouvoir en place : The Globe and Mail l’encourage à davantage de fermeté tandis que The Australian cherche à lutter contre l’exploitation qu’il fait de la peur des immigrants exprimée par la population.

42 On pourra souligner au passage l’importance du titre des articles, dont l’impact sur le lecteur est évidemment à prendre en compte. Ainsi, The Globe and Mail ne peut

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qu’accroître la suspicion qu’éprouvent les Canadiens vis-à-vis des immigrants illégaux lorsqu’il les décrit avant le 11 septembre comme « Canada’s least wanted » ou « Canada’s underground ».66 Ces mêmes lecteurs verront ensuite la menace se rapprocher au point de devenir presque banale, puisque le journal titre « Terrorism and banality in Montreal »67. D’autres titres sont révélateurs d’une attitude critique vis- à-vis de l’Australie (« Australia snubs refugees »68), qui refuse de se conformer au mythe américain de la terre d’accueil (« None is too many. Don’t give us your tired, your poor, your huddled masses, rich nations like Australia are telling refugees »69). Il est vrai qu’avant le 11 septembre, cette dernière brandit elle aussi les multiples menaces liées aux immigrants illégaux (« People-trade syndicates make millions »70 ; « Detention facilities filling fast »71). Pourtant, conformément à ce que nous avons analysé plus haut, les titres des articles australiens publiés après le 11 septembre font appel à la sensibilité du lecteur (« Photo all that remains of little girls »72 ; « Refugees drown as boat left burning »73) ou critiquent ouvertement l’attitude du gouvernement et du public en général (« Muslim-bashing compounds the terror »74 ; « Toxic rhetoric blurs the truth »75 ; « The stain of shame spreads »76) en défendant ceux-là même qu’il dénonçait auparavant.

43 Pour conclure, nous retiendrons que dans The Globe and Mail tout comme The Australian, on constate bel et bien un changement du discours après le 11 septembre 2001. En revanche, on ne peut analyser ce changement uniquement à travers cet événement puisque d’une part, ce dernier vient se superposer à un discours dominant qui présente un certain nombre de constantes sur les deux périodes analysées (avant / après le 11 septembre), et que d’autre part le contexte dans lequel cet événement s’inscrit dans chaque pays est différent, ce qui explique la nature du changement en question. On retiendra donc le danger qu’il peut y avoir à vouloir utiliser le 11 septembre comme grille de lecture universelle même si, indéniablement, son impact sur des pays comme le Canada ou l’Australie a été et reste tangible.

ANNEXES

Sélection d’articles et statistiques The Globe and Mail Articles publiés entre le 11 mars 2001 et le 11 septembre 2001 : « New immigration law called draconian, enforcement officers to be given power of ‘secret police’, bar association charges », Campbell Clark, 16 mars 2001. « What does Canada want Canada to be ? », Editorial, 19 mars 2001. « Refugees facing legal-aid ‘crisis’. Lawyers say many will go into hiding », Kirk Makin, 21 mars 2001. « Canada takes lead in battle against TB. Offers to set up global drug system », André Picard, 23 mars 2001. « HIV and immigration », Editorial, 2 avril 2001.

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« Stowaways lived in filthy squalor. Illegal Chinese immigrants hid on board ship heading to Long Beach, Calif. », Caroline Alphonso, 12 avril 2001. « We’re tough and we’re porous », Hugh Winsor, 18 avril 2001. « Immigration bill will be softened », Campbell Clark, 8 mai 2001. « Caplan, family at odds over $50 expulsion », Kirk Makin, 17 mai 2001. « 200,000 may be in Canada illegally. Economic underclass faces bleak future, but now everyone supports amnesty », Peter Cheney et Colin Freeze, 26 mai 2001. « Canada’s least wanted. They are your neighbours and your acquaintances, living quietly with a big secret : a past tainted by allegations of terrorism, war crimes or torture. Andrew Mitrovica profiles the undesirables we have been trying to kick out for years », Andrew Mitrovica, 26 mai 2001. « Canada’s underground : illegal immigrants’ stories differ in detail, but poverty and uncertainty run deep in all », Peter Cheney et Colin Freeze, 26 mai 2001. « Denied one last hearing », Editorial, 26 mai 2001. « Reality hard for Polish family », Kirk Makin, 29 mai 2001. « Time to weigh amnesty », Campbell Clark, 29 mai 2001. « Keep our door open - Immigrants and refugees to this country are getting a bad rap, says sociologist Morton Weinfield », Morton Weinfield, 22 juin 2001. « Inkeeper called aide in terrorist bombings, shootings », John Saunders, 5 juin 2001. « We could send back the next Mandela. Some refugees could arbitrarily be deported to face torture and prison under Canada’s new legislation, say human-rights advocates », Sharryn Aiken and Andrew Brouwer, 7 juin 2001. « Immigration policy blamed for plight of child in Australia » Belinda Goldsmith, 15 août 2001. « Australia snubs refugees. Fatigued asylum-seekers, who set sail from Indonesia, now refusing food and medicine », Michael Perry, 28 août 2001. « None is too many. Don’t give us your tired, your poor, your huddled masses, rich nations like Australia are telling refugees », Marcus Gee, 30 août 2001.

Articles publiés entre le 12 septembre 2001 et le 11 mars 2002 : « Security, Intelligence, potential toll to dominate cabinet discussion today », Campbell Clark, 18 septembre 2001. « Immigrant or terrorist ? », Editorial, 19 septembre 2001. « Canada and U.S. tighten borders – Ashcroft orders more security – Caplan toughtens refugee screening – Air Canada staff brace for layoffs – Taliban blames U.S. for attacks », John Ibbitson et Campbell Clark, 26 septembre 2001. « Most want PM to cede sovereignty over border », André Picard, 1er octobre 2001. « What are Ottawa’s plans to tighten immigration rules ? », Estanislao Ozeiwiz, 3 octobre 2001. « A more secure border must suit Canada first », Janet McFarland, 6 octobre 2001. « Immigration security : from bad to worse. Our new immigration bill poses an even greater risk of abuse by asylum seekers than the old one, says James Bissett. After Sept. 11, that’s a scandal », James Bissett, 16 octobre 2001. « Tighten immigration laws, Ottawa told », Shawn McCathy, 17 octobre 2001. « Terrorism and banality in Montreal », Lysiane Gagnon, 22 octobre 2001. « The politics of a secure border », Editorial, 31 octobre 2001. « How the refugee system got undermined », Margaret Wente, 3 novembre 2001. « Martin’s security blanket ‘Our purpose is clear : to keep Canadians safe, to keep

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terrorists out and to keep our borders open’», Shawn McCarthy, 11 décembre 2001. « Our planes will be safer and our border more secure. But we still need manpower, national standards and an anthrax plan, expert says », Jan Wong, 11 décembre 2001. « Tougher immigration screening attacked », Daniel Leblanc, 22 décembre 2001. « Immigrant screening seen as lax, poll says. But most Canadians approve security steps taken by Ottawa to protect airports, planes and border crossings, new survey indicates », Steven Chase, 26 décembre 2001. « Is new legislation needed to address security risks ? », Campbell Clark, 22 janvier 2002. « Detainees protest Australian policy », Roma Luciw, 22 janvier 2002. « Al-Qaeda suspect watched, witness account suggest », Tu Thanh Ta, 28 janvier 2002. « Would-be immigrants caught in switch of rules could get fee refunds », Campbell Clark, 30 janvier 2002. « Pakistanis, Afghans finding visas elusive for entry to Canada », Mark MacLinnon, 1er février 2002. « Police probe charges of people smuggling. Allegations of crime ring using false papers for illegals being checked, Codere says », Jeff Sallot, 1er mars 2002.

Tableau récapitulatif des statistiques (les pourcentages sont donnés en fonction du nombre total d’articles contenant le mot immigrants) :

Du 11 mars 2001 Du 12 septembre Expression recherchée au 11 septembre 2001 2001 au 11 mars 2002

Immigrants 222 268

Illegal immigrants 33 (15 %) 52 (19 %)

Immigrants AND [terrorist OR terrorists OR terrorism] 9 (4 %) 108 (40 %)

Illegal immigrants AND [terrorist OR terrorists OR 0 27 (10 %) terrorism]

Immigrants AND [asylum seeker OR asylum seekers] 6 (< 3 %) 6 (< 3 %)

Immigrants AND [refugee OR refugees] 38 (17 %) 81 (30 %)

Illegal immigrants AND crime 4 (< 2 %) 6 (< 3 %)

Illegal immigrants AND [criminal or criminals] 5 (< 3 %) 8 (3 %)

Refugees AND crime 18 16

Refugees AND [criminal or criminals] 15 21

The Australian Articles publiés entre le 11 mars 2001 et le 11 septembre 2001

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« Ruddock won’t give in to rioters », Megan Saunders, 6 avril 2001. « 6,000 new migrant vacancies », Claire Harvey, 28 avril 2001. « Cost of illegal immigrants obscene, says Ruddock », Megan Saunders, 1er mai 2001. « Refugee status under fire – Ruddock to rein in ‘too generous’ judges », Megan Saunders, 7 mai 2001. « Raid grabs refugees’ weapons », Belinda Hickman, Christina Cridland et Megan Saunders, 28 mai 2001. « Let illegals out after 14 weeks – MPs », Megan Saunders, 19 juin 2001. « People who move people », Don Greenlees, 23 juin 2001. « People-trade syndicates make millions », Don Greenlees, 23 juin 2001. « The brain gain counters drain », Megan Saunders, 20 juillet 2001. « E-tags plan to replace detention », Megan Saunders, 24 juillet 2001. « Hopes blown out of water », Leisa Scott et Claire Harvey, 18 août 2001. « Detention facilities filling fast », Megan Saunders, 22 août 2001. « Coastwatch ‘blind spots’ anger ALP », Megan Saunders, 23 août 2001. « Stern gatekeeper sees kindness in apparent cruelty », Megan Saunders, 28 août 2001. « First step – a deal with Indonesia », Paul Kelly, 29 août 2001. « Business booming for gang of six », Megan Saunders, 31 août 2001. « Howard courts talkback nation », Dennis Shanahan, 31 août 2001. « Let hard heads, not halfwits, deal with illegals », Frank Devine, 3 septembre 2001. « Bin Laden code red in Jakarta », Don Greenlees, 4 septembre 2001. « Fresh blood keeps the country young », Mike Steketee, 6 septembre 2001. « We of never land », Paul Kelly, 8 septembre 2001.

Articles publiés entre le 12 septembre 2001 et le 11 mars 2002 « Muslim-bashing compounds the terror », Mike Steketee, 14 septembre 2001. « Labor reverses illegal policy », Megan Saunders et Ian Henderson, 19 septembre 2001. « Toxic rhetoric blurs sorry truth », Mike Steketee, 25 septembre 2001. « Reception committee for people-smuggler », Don Greenlees, 8 octobre 2001. « Deal with PNG to take boatpeople », Megan Saunders et Natalie O’Brien, 12 octobre 2001. « Beazley targets Indonesia ties – Election 2001 », Robert Garran et John Kerin, 17 octobre 2001. « Wets freeze up in Howard’s way », Mike Steketee, 17 octobre 2001. « Photo all that remains of little girls », Don Greenlees et Vanessa Walker, 25 octobre 2001. « Muslims say PM to blame for tragedy », Penny Brown et Claire Harvey, 26 octobre 2001. « Make the world go away », Greg Sheridan, 27 octobre 2001. « Virtuous outrage takes the wrong line », Frank Devine, 1er novembre 2001. « The stain of shame spreads », Greg Sheridan, 8 novembre 2001. « Refugees drown as boat left burning », Robert Garran et Megan Saunders, 10 novembre 2001. « People by definition », Frank Devine, 1er décembre 2001. « A nice line in bigotry », Phillip Adams, 1er décembre 2001. « And you, sir, are not Bush », Greg Sheridan, 27 décembre 2001. « Detention remains in ALP policy », Dennis Shanahan et Nicole Strahan, 6 février 2002. « Woomera – we’ve been here before », Dennis Shanahan, 8 février 2002.

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« Butt out of it, bishops », Angela Shanahan, 12 février 2002. « Positively the way to go for the ALP », Dennis Shanahan, 15 février 2002. « Growth must come from within », Angela Shanahan, 26 février 2002.

Tableau récapitulatif des statistiques (les pourcentages sont donnés en fonction du nombre total d’articles contenant le mot immigrants) :

12 septembre 11 mars 2001 2001 Recherche au 11 septembre au 11 mars 2001 2002

immigrants 172 217

illegal immigrants 105 (61 %) 101 (46 %)

immigrants AND [refugee OR refugees OR boatpeople OR boat 79 (46 %) 117 (54 %) people OR asylum seeker OR asylum seekers]

illegal immigrants AND [refugee OR refugees OR boatpeople OR 64 (37 %) 66 (30 %) boat people OR asylum seeker OR asylum seekers]

immigrants AND [smuggler OR smugglers OR smuggling OR 36 (21 %) 40 (18 %) people-smuggler OR people-smugglers OR people-smuggling]

immigrants AND [detention OR detained] 54 (31 %) 51 (24 %)

immigrants AND [terrorism OR terrorist OR terrorists] 2 (1 %) 53 (24 %)

immigrants AND [Muslim OR Muslims OR Middle-East OR Mid- 26 (15 %) 43 (20 %) East OR Middle-Eastern]

immigrants AND [Muslim OR Muslims OR Middle-East OR Mid- 1 (< 1 %) 12 (6 %) East OR Middle-Eastern] AND [terrorism OR terrorist OR terrorists]

immigrants AND [demoni ?ation OR demoni ?ed OR demoni ?e OR 1 (< 1 %) 12 (6 %) demoni ?es OR demoni ?ing]

immigrants AND [refugee OR refugees OR boatpeople OR boat people OR asylum seeker OR asylum seekers] NOT illegal 15 (9 %) 51 (24 %) immigrants

immigrants AND [election OR elections OR vote OR votes OR voter 44 (26 %) 79 (36 %) OR voters OR campaign]

immigrants AND [terrorism OR terrorist OR terrorists] AND [election OR elections OR vote OR votes OR voter OR voters OR 1 (< 1 %) 22 (10 %) campaign]

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NOTES

1. Ces attentats, bien qu’ayant eu lieu en Indonésie, ont fait une majorité de victimes australiennes. 2. Utilisation de la base de données Factiva. 3. « Immigrant or terrorist? », Éditorial Globe and Mail, 19 septembre 2001. 4. « Immigration bill will be softened », Campbell Clark, Globe and Mail, 8 mai 2001. 5. « Immigration policy blamed for plight of child in Australia », Belinda Goldsmith, Globe and Mail, 15 août 2001. 6. « None is too many. Don’t give us your tired, your poor, your huddled masses, rich nations like Australia are telling refugees », Marcus Gee, Globe and Mail, 30 août 2001. 7. Ibidem. 8. Ibid. 9. Si on exclut The Australian Financial Review, qui s’adresse davantage au monde des affaires. 10. Phillip Adams a notamment publié un recueil d’articles critiques sur la société australienne après l’élection au Parlement australien de Pauline Hanson, à la tête du parti d’extrême droite One Nation. Phillip Adams (ed.), The Retreat from Tolerance. A snapshot of Australian society, Sydney: ABC Books, 2001. 11. Auteur d’un livre sur l’alliance entre les États-Unis et l’Australie. Robert Garran, True Believer : John Howard, George Bush and the American alliance, Sydney : Allen and Unwin, 2004. 12. « 6,000 new migrant vacancies », Claire Harvey, The Australian, 28 avril 2001. 13. Ibid. 14. Recherche effectuée à partir des mots « smuggler(s) », « smuggling », « people-smuggler(s) » et « people-smuggling ». 15. « People who move people », Don Greenlees, The Australian, 23 juin 2001. 16. « First step: a deal with Indonesia », Paul Kelly, The Australian, 29 août 2001. 17. « Reception committee for people-smuggler », Don Greenlees, The Australian, 8 octobre 2001. 18. « People who move people », Don Greenlees, The Australian, 23 juin 2001. 19. « Beazley targets Indonesia ties–Election 2001 », Robert Garran et John Kerin, The Australian, 17 octobre 2001. 20. « Let hard heads, not halfwits, deal with illegals », Frank Devine, The Australian, 3 septembre 2001. 21. « E-tags plan to replace detention », Megan Saunders, The Australian, 24 juillet 2001. 22. « Detention facilities filling fast », Megan Saunders, The Australian, 22 août 2001. 23. Sans doute ici en référence à l’article publié par Phillip Adams, « A nice line in bigotry », The Australian, 1er décembre 2001. 24. « Growth must come from within », Angela Shanahan, The Australian, 16 février 2002. 25. « Hopes blown out of water », Leisa Scott et Claire Harvey, The Australian, 18 août 2001. 26. « New immigration law called draconian, enforcement officers to be given power of ‘secret police’, bar association charges », Campbell Clark, Globe and Mail, 16 mars 2001. 27. « Immigration bill will be softened », Campbell Clark, Globe and Mail, 8 mai 2001. 28. « Our planes will be safer and our border more secure. But we still need manpower, national standards and an anthrax plan, expert says », Jan Wong, Globe and Mail, 11 décembre 2001. 29. « Denied one last hearing », Editorial, Globe and Mail, 26 mai 2001. 30. « Inkeeper called aide in terrorist bombings, shootings », John Saunders, 5 juin 2001. 31. « Canada’s underground: illegal immigrants’ stories differ in detail, but poverty and uncertainty run deep in all », Peter Cheney et Colin Freeze, Globe and Mail, 26 mai 2001. 32. Ibid.

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33. « Immigration security: from bad to worse. Our new immigration bill poses an even greater risk of abuse by asylum seekers than the old one, says James Bissett. After Sept. 11, that’s a scandal », James Bissett, Globe and Mail, 16 octobre 2001. 34. « Keep our door open–Immigrants and refugees to this country are getting a bad rap, says sociologist Morton Weinfield », Morton Weinfield, Globe and Mail, 22 juin 2001. 35. « Immigration security: from bad to worse. Our new immigration bill poses an even greater risk of abuse by asylum seekers than the old one, says James Bissett. After Sept. 11, that’s a scandal », James Bissett, Globe and Mail, 16 octobre 2001. 36. « How the refugee system got undermined », Margaret Wente, Globe and Mail, 3 novembre 2001. 37. « Most want PM to cede sovereignty over border », André Picard, Globe and Mail, 1er octobre 2001. 38. « Canada and U.S. tighten borders – Ashcroft orders more security – Caplan toughtens refugee screening – Air Canada staff brace for layoffs – Taliban blames U.S. for attacks », John Ibbitson and Campbell Clark, Globe and Mail, 26 septembre 2001. 39. « A more secure border must suit Canada first », Janet McFarland, Globe and Mail, 6 octobre 2001. 40. « Ruddock won’t give in to rioters », Megan Saunders, The Australian, 6 avril 2001. 41. « Cost of illegal immigrants obscene, says Ruddock », Megan Saunders, The Australian, 1er mai 2001. 42. « Refugee status under fire–Ruddock to rein in ‘too generous’ judges », Megan Saunders, The Australian, 7 mai 2001. 43. « Coastwatch ‘blind spots’ anger ALP », Megan Saunders, The Australian, 23 août 2001. 44. « Cost of illegal immigrants obscene, says Ruddock », Megan Saunders, The Australian, 1er mai 2001. 45. « Raid grabs refugees’ weapons », Belinda Hickman, Christina Cridland et Megan Saunders, The Australian, 28 mai 2001. 46. « Muslim-bashing compounds the terror », Mike Steketee, The Australian, 14 septembre 2001. 47. « Photo all that remains of little girls », Don Greenlees et Vanessa Walker, The Australian, 25 octobre 2001. 48. « Refugees drown as boat left burning », Robert Garran et Megan Saunders, The Australian, 10 novembre 2001. 49. « A nice line in bigotry », Phillip Adams, The Australian, 1er décembre 2001. 50. « Growth must come from within », Angela Shanahan, The Australian, 26 février 2002. 51. « Toxic rhetoric blurs sorry truth », Mike Steketee, The Australian, 14 septembre 2001. 52. « The stain of shame spreads », Greg Sheridan, The Australian, 8 novembre 2001. 53. « And you, sir, are not Bush », Greg Sheridan, The Australian, 27 décembre 2001. 54. « People by definition », Frank Devine, The Australian, 1er décembre 2001. 55. « Immigrant or terrorist? », Editorial, Globe and Mail, 19 septembre 2001. 56. « Terrorism and banality in Montreal », Lysiane Gagnon, Globe and Mail, 22 octobre 2001. 57. « We’re tough and we’re porous », Hugh Winsor, Globe and Mail, 18 avril 2001. 58. « Canada’s least wanted. They are your neighbours and your acquaintances, living quietly with a big secret: a past tainted by allegations of terrorism, war crimes or torture. Andrew Mitrovica profiles the undesirables we have been trying to kick out for years », Andrew Mitrovica, Globe and Mail, 26 mai 2001. 59. « Terrorism and banality in Montreal », Lysiane Gagnon, Globe and Mail, 22 octobre 2001. 60. Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada (26 mai 2008) 61. « Howard courts talkback nation », Dennis Shanahan, The Australian, 31 août 2001. 62. « Hopes blown out of water », Leisa Scott et Claire Harvey, The Australian, 18 août 2001.

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63. « Labor reverses illegal policy », Megan Saunders et Ian Henderson, The Australian, 19 septembre 2001. 64. Juste avant l’élection, le parti libéral avait utilisé des photos montrant des immigrants clandestins jetant leurs enfants à la mer pour dire à quel point il était nécessaire de se montrer ferme par rapport à des individus capables de mettre la vie de leurs propres enfants en danger afin d’obtenir une aide. On apprendra par la suite que l’histoire et les documents avaient été fabriqués de toutes pièces. 65. « Wets freeze up in Howard’s way », Mike Steketee, The Australian, 17 octobre 2001. 66. Que l’on pourrait traduire par « les plus indésirables » ou « les clandestins » du Canada. « Canada’s least wanted », Andrew Mitrovica, Globe and Mail, 26 mai 2001 ; « Canada’s underground », Peter Cheney et Colin Freeze, Globe and Mail, 26 mai 2001. 67. « Terrorism and banality in Montreal », Lysiane Gagnon, Globe and Mail, 22 octobre 2001. 68. « Australia snubs refugees », Michael Perry, Globe and Mail, 28 août 2001. 69. On relèvera la référence au célèbre poème d’Emma Lazarus gravé sur le socle de la Statue de la Liberté, véritable emblème de ce mythe. « None is too many. Don’t give us your tired, your poor, your huddled masses, rich nations like Australia are telling refugees », Marcus Gee, Globe and Mail, 30 août 2001. 70. « People-trade syndicates make millions », Don Greenlees, The Australian, 23 juin 2001. 71. « Detention facilities filling fast », Megan Saunders, The Australian, 22 août 2001. 72. « Photo all that remains of little girls », Don Greenlees et Vanessa Walker, The Australian, 25 octobre 2001. 73. « Refugees drown as boat left burning », Robert Garran et Megan Saunders, The Australian, 10 novembre 2001. 74. « Muslim-bashing compounds the terror », Mike Steketee, The Australian, 14 septembre 2001. 75. « Toxic rhetoric blurs the truth », Mike Steketee, The Australian, 25 septembre 2001. 76. « The stain of shame spreads », Greg Sheridan, The Australian, 27 décembre 2001.

RÉSUMÉS

Les attentats du 11 septembre 2001 ont profondément bouleversé le champ des représentations, non seulement aux États-Unis mais également au sein de pays comme le Canada ou l’Australie qui ont offert leur soutien au gouvernement américain dans sa « guerre contre la terreur ». Ainsi, la figure de l’immigrant, par exemple, est très vite apparue comme une menace potentielle pour la sécurité des citoyens. Dans le but de creuser ce constat, cet article se penche sur les transformations du discours journalistique canadien et australien au sujet des immigrants suite aux attentats. À travers l’analyse d’articles publiés dans The Globe and Mail et The Australian au cours des 6 derniers mois précédant et des 6 derniers mois suivant le 11 septembre 2001, il fait apparaître un certain nombre de constantes caractéristiques du « discours dominant » relatif aux immigrants. Cependant, il note également des différences très nettes au niveau du discours produit avant et après les attentats. Pour finir, il montre de quelle manière le contexte dans lequel s’inscrit ce discours dans chaque pays est, au-delà de l’impact des attentats, un élément supplémentaire qui permet d’apprécier ce changement, et donc d’éviter toute tentative de lecture unique à travers le prisme du 11 septembre.

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The September 11, 2001 attacks have considerably altered existing representations, not only in the United States but also in countries such as Canada or Australia, which offered their support to the American government in its “war against terror”. One consequence has been that the figure of the immigrant soon came to represent a potential threat to the security of citizens in these countries. In order to inquire into this phenomenon, this article proposes to look at transformations relating to the journalistic discourse on immigrants following the attacks. Through the analysis of articles published in The Globe and Mail and The Australian in the 6 months preceding and following these attacks, the paper underlines a certain number of features that define the “dominant discourse” related to immigrants. However, it also points at very clear differences between the kind of discourse produced before the attacks and after. To conclude, it shows how the context in which such discourse is inscribed in each country is another element which, beyond the attacks themselves, enables us to explain this change, and thus avoid looking at it through the sole prism of September 11.

INDEX

Mots-clés : attentats, 11 septembre 2001, terrorisme, discours, immigrants, immigration, immigration illégale, réfugiés, Canada, Australie, The Globe and Mail, The Australian Keywords : attacks, September 11, terrorism, discourse, immigrants, immigration, illegal immigration, refugees, Canada, Australia, The Globe and Mail, The Australian

AUTEURS

SANDRINE TOLAZZI Université Stendhal-Grenoble 3 CEMRA

CAROLE MASERATI Université Stendhal-Grenoble 3 CEMRA

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Deuxième partie Restructuration du discours et construction d'image : Vladimir Poutine et la presse internationale

Discourse restructuration and image construction: Vladimir Putin and the international press

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Texte de cadrage

Valéry Kossov et Élisabeth Lavault-Olléon

1 Les rapports entre le monde de la politique et celui des médias ne cessent d’évoluer au tournant du XXIe siècle. Le 4e pouvoir, traditionnellement considéré dans les pays démocratiques comme un moyen d’expression des citoyens, semble souvent se rapprocher des autres branches du pouvoir, au risque de perdre progressivement « sa fonction essentielle de contre-pouvoir »1. La construction de l’image des personnalités politiques par les médias est une question très vaste sur laquelle plusieurs domaines de connaissances peuvent converger. Elle implique d’analyser le recours aux diverses stratégies de communication et de relations publiques, voire de manipulation et de propagande.

2 La présente étude se limite à un cas illustrant la formation de l’image dans les textes de la presse écrite. L’influence que peut avoir l’écrit sur l’image est perçue aussi bien par les journalistes que par les politiciens. Ces derniers, en fonction de leurs objectifs, disposent de plusieurs possibilités, parmi lesquelles se trouve d’abord la constitution d’une image sur commande, moins efficace aujourd’hui cependant, étant donné la multiplication des médias et la rapidité de la diffusion des informations. Ensuite, le service de communication peut manipuler les médias par des moyens divers, allant du tri sélectif de l’information jusqu’à la mise à disposition d’informations provocatrices ou fausses. Les médias, quant à eux, ont leurs propres engagements et opinions. Au sein de ces rapports complexes et parfois antinomiques entre le monde des médias et la politique, le troisième acteur est bien entendu, le public qui assiste au spectacle pour se tenir informé et se faire une opinion personnelle ou pour adopter une opinion commune, véhiculée par les journalistes et pouvant alors relever de « la pensée unique »2.

3 C’est en nous identifiant à ce troisième acteur que nous abordons l’étude collective et multilingue du processus de la construction d’image, en prenant pour objet celle de la figure controversée de Vladimir Poutine. Nous étudierons comment un discours marquant a été rapporté dans la presse occidentale, en nous fondant sur la transcription du discours original. Cette tâche ambitieuse est portée par la dynamique du multiculturalisme et du multilinguisme.

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4 En effet, le choix d’examiner la presse de plusieurs pays répond au besoin d’objectivité et s’inscrit dans l’approche comparative et transversale de notre étude. L’attitude très critique des journalistes occidentaux vis-à-vis du président Poutine n’est un secret pour personne et l’image véhiculée de ce dernier a toujours été négative, bien avant son élection à ce poste. C’était celle d’une personne froide et autoritaire, qui avait relancé la guerre en Tchétchénie, celle d’un ancien officier du KGB à la politique internationale menaçante, enfin celle d’un fossoyeur impitoyable de l’opposition et des droits et libertés individuelles en Russie. La déconstruction « scientifique » de cette image qui s’est imposée depuis de longues années dépasse le cadre de cette étude. Cependant, il est possible de repérer les procédés à l’œuvre dans la représentation de cet homme politique en se fondant sur les interventions personnelles du président à l’occasion des conférences de presse, comme ce fut le cas à la veille du G8 le 1er juin 2007.

5 Vladimir Poutine est un habitué des conférences de presse. Au cours de ses deux mandats présidentiels (huit ans), il en a organisé au moins une par an en Russie pour les médias russes et étrangers en plus des conférences de presse organisées à l’occasion de certains événements internationaux importants.

6 On pourrait penser que, à la différence des articles, les publications des conférences de presse donnent la traduction des réponses du président aux questions des journalistes étrangers sans qu’il y ait un jugement de valeur ou l’opinion du journaliste. La mise en situation devrait être réelle et objective, car elle est supposée être, dans ces cas-là, la retranscription écrite du document télévisuel. C’est en tout cas l’idée que se fait un lecteur lambda en ouvrant son journal.

7 Les articles que nous présentons dans cette deuxième partie sont le résultat d’une collaboration multilingue menée depuis plusieurs années par les membres du GREMUTS pour construire une recherche collective autour des enjeux linguistiques et culturels internationaux. Cette recherche porte à la fois sur l’analyse du discours, sur les procédés, stratégies et fonctions de la traduction en situation multilingue et sur les divergences et rapprochements des représentations entre différentes langues et cultures. L’équipe regroupe des enseignants-chercheurs en anglais, allemand, espagnol, italien et russe et a adopté une démarche comparatiste et interactive.

8 La conférence de presse que nous avons choisie comme exemple, s’est tenue le 1er juin 2007 en Russie à la veille d’un sommet du G8 en Allemagne. Le choix de cette conférence s’explique par sa large diffusion dans la presse des huit États membres dont les journalistes ont été conviés à poser leurs questions au président russe dans sa résidence de Novo-Ogarevo (connue, entre autres, comme lieu de réception et de rencontres des hôtes de haut rang du président russe). La publication des extraits de cette conférence de presse a donné lieu à une polémique assez vive sur les relations entre la Russie et l’Occident. Des réactions ont été exprimées en France à la suite de la publication du Figaro représentant ce pays à Moscou. En plus de ce média, la conférence a été couverte par les journaux et périodiques suivants : les quotidiens britannique Times et américain Wall Street Journal, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel et les journaux italien et espagnol Corriere Della Sera et El Mundo. Le procès-verbal de la conférence, accessible sur Internet dans ses versions russe et anglaise que nous avons jugées équivalentes, représente le texte source et constitue la base de notre travail d’analyse comparative du discours des intervenants et, plus particulièrement, des réponses de Vladimir Poutine. Il nous a également semblé pertinent, pour la

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construction de l’image, de nous pencher sur les mises en situation réalisées par les journalistes pour créer – ou recréer – l’atmosphère générale.

9 La question qui s’est posée au commencement de cette étude était de savoir comment était effectuée la traduction des réponses et quel en était le degré de fidélité par rapport à l’original. Mais au fur et à mesure de l’avancement des travaux, il s’est avéré qu’il n’était pas tant question de traduction que d’une restructuration sélective du discours de l’original. Et nous nous sommes alors interrogés sur les moyens linguistiques employés lors de cette restructuration et sur les objectifs des journalistes concernés. S’agissait-il de créer une nouvelle image du président russe ou de l’adapter à l’image existant depuis plusieurs années qui serait, par conséquent, plus facile à faire passer auprès des lecteurs ?

10 Dans l’optique comparative, notre réflexion a donc porté sur trois axes : la mise en situation du lecteur ; la sélection des thèmes présentés au public parmi ceux abordés par Vladimir Poutine ; l’étude des procédés linguistiques utilisés pour reconstituer les questions des journalistes et les réponses de Vladimir Poutine, observant ainsi comment le transfert des informations du russe vers une autre langue a pu entraîner des inexactitudes et avoir un impact sur l’image du président russe.

NOTES

1. Ramonet I. « Le cinquième pouvoir » Le Monde diplomatique, octobre 2003. 2. Conan E., Dély R. « La nouvelle pensée unique » Marianne, n° 578, 2008, p. 20.

AUTEURS

VALÉRY KOSSOV ILCEA / GREMUTS

ÉLISABETH LAVAULT-OLLÉON ILCEA / GREMUTS

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Restructuration du discours et image de Vladimir Poutine par Le Figaro

Valéry Kossov

1 Étant donné que c’est la publication du Figaro1 qui était à l’origine de ce travail d’analyse des versions multilingues de la conférence de presse tenue par Vladimir Poutine à Novo-Ogarevo à la veille du G8 en Allemagne en juin 2007 (voir texte de cadrage), nous commencerons par ce journal en mettant en relief certains éléments de comparaison tirés de la publication du journal russe Kommersant2, également présent à la conférence de presse.

Mise en scène russo-française

2 Alors que Le Figaro ne présente à ses lecteurs aucune mise en scène, se contentant de publier des questions et des réponses que nous analyseront plus tard, le quotidien russe Kommersant, représenté par le journaliste A. Kolesnikov, fait un compte rendu synthétique de la conférence sans reprendre ses quatre questions effectivement posées à V. Poutine. En revanche, le journal russe publie le procès-verbal intégral de la rencontre. D’une manière générale, le journaliste tente de rapprocher le lecteur au maximum de l’ambiance de Novo-Ogarevo en l’initiant à toute une série de détails sur les rapports entre les journalistes juste à la veille la rencontre. Notamment, Kommersant rapporte à ses lecteurs l’engagement pris par les journalistes présents de retarder la parution des articles relatant cette conférence du vendredi 1er juin, au lundi 4 juin. Cet engagement voulu par l’hebdomadaire Der Spiegel dont la version imprimée sort le lundi, n’a d’ailleurs pas été respecté par ce dernier, qui a publié les annonces circonstanciées de la rencontre dans sa version électronique dès le lendemain de la conférence. Sur un ton ironique qui lui a valu le qualificatif du « cabot très célèbre en Russie »3, A. Kolesnikov évoque le mécontentement du journaliste italien qui tenait à faire sa publication dans l’immédiat et son soulagement face au désengagement du Spiegel.

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3 Avec les mêmes intonations ironiques, A. Kolesnikov décrit les gestes des journalistes qui faisaient les signes d’un dernier adieu à leurs collaborateurs comme avant d’être envoyés au Goulag lorsqu’ils entraient dans la salle où devait se tenir la conférence.

4 Une partie importante de l’article russe est consacrée au repas au cours duquel s’est tenue la conférence de presse et au menu. L’ironie se sent même dans la description du président Poutine qui semble se désintéresser des questions récurrentes des journalistes et manifeste beaucoup plus d’enthousiasme pour son dessert, une soupe aux fraises de bois.

5 Enfin, la légèreté du ton produit un manque d’attention qui serait à l’origine du contresens dans la réexpression d’une réponse du président portant sur un sujet pourtant important. Notamment, d’après le procès-verbal, à la question du Times : « Êtes-vous d’accord avec le président Bush qui estime qu’il est inadmissible que l’Iran ait une arme nucléaire ? » V. Poutine répond : « Oui, tout à fait d’accord ». Dans l’article de Kommersant la question est reformulée différemment : « Êtes-vous d’accord pour que l’Iran ait une arme nucléaire ? » et la réponse est sauvegardée dans l’état : « Oui, tout à fait d’accord ».

6 Enfin, le seul élément de la mise en scène qui n’ait pas été teinté d’ironie, c’est l’explication du retard du président, occupé à rendre visite à la veuve de B. Eltsine, à l’occasion des 40 jours après son décès.

7 Malgré certaines imprécisions et ce ton plutôt « bon enfant », l’article russe, rédigé sous forme d’un compte rendu, ne suscite pas de remarques particulières concernant le contenu des questions et des réponses. Il donne une impression générale de l’ambiance et des thèmes abordés lors de cette conférence. Il n’en est pas de même dans le journal français qui publie les matériaux de la conférence sous forme d’interview avec V. Poutine. Cette forme place le lecteur dans un contexte plus concret du transfert des informations et nous pose des questions, d’une part sur la conformité à l’original et, d’autre part, sur l’impact de cette interview pour l’image de V. Poutine.

Questions et thèmes abordés par Le Figaro

8 Dès le début de la lecture comparative du procès-verbal de la conférence de presse et de l’entretien du Figaro, nous avons constaté une véritable reconstitution des questions et thèmes exposés. Cela nous amène, dans cette partie, à faire une brève présentation comparative des thèmes évoqués dans les questions effectivement posées lors de la rencontre par le journaliste du Figaro, d’après le procès-verbal, et des thèmes évoqués dans les questions et réponses publiées ensuite dans le journal. La version imprimée du Figaro présente l’interview comme « un entretien accordé par V. Poutine » au journal et indique le nom du journal devant la première question et le nom de V. Poutine devant la réponse en laissant ensuite des vides, ce qui laisse croire que les questions, comme les réponses, proviennent de la même source. Cela pourrait être considéré comme un faux malentendu entre le journal et le lecteur, car la première question proposée au lecteur du journal vient bien du Figaro. Ensuite, même si le nom du journal ne figure pas devant les questions, le lecteur reste bien dans l’idée qu’elles proviennent du journaliste français, ce qui est loin d’être le cas. Quelles sont donc les questions que Le Figaro a posées lors de la rencontre ?

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9 Parmi les quatre questions posées effectivement par Le Figaro, une seule a été reprise sous sa forme quasi intacte, bien qu’abrégée, ce qui s’explique probablement par le besoin d’économie d’espace sur les pages du journal. C’était pourtant une question presque protocolaire sur les futures relations entre le nouveau président français et son homologue russe. La question sur le statut du Kosovo a été posée par Le Figaro sous forme de réaction à la réponse donnée par V. Poutine au journaliste italien F. Venturini. Les deux autres questions étaient d’ordre économique et presque privé. La première, portant sur la possibilité des compagnies occidentales de participer à l’exploitation du gisement de gaz de Shtokman n’a pas été retranscrite dans l’interview. La deuxième, concernant les craintes que suscitent les sociétés russes en investissant dans le capital des entreprises européennes comme EADS, a été reproduite dans une version très abrégée.

10 Ainsi, nous pouvons constater qu’en réalité Le Figaro a posé quatre questions dont seulement trois se sont retrouvées dans le texte de « l’entretien du président russe ». D’où proviennent donc les 10 autres questions qui couvrent environ huit sujets politico- économiques différents ?

11 Certes, nous apprenons de l’article russe que, en attendant l’arrivée du président, les journalistes se sont réparti les questions prioritaires à poser intéressant tous les Européens. Il est fort probable que Le Figaro n’a pas obtenu le droit de poser les questions sur les thèmes les plus pertinents du moment. S’est-il alors contenté de traduire et de reproduire les questions des autres et les réponses de V. Poutine ?

12 Pour répondre à cette question, nous avons étudié en détail le procès-verbal et les interviews parus dans les journaux. Dans le cas du Figaro, il n’y a pratiquement pas de correspondances entre les formulations des questions et des réponses. Il n’est donc pas question ici de traduction, mais de la reconstitution des questions-réponses ou d’un exercice de synthèse qui s’apparente à une interview. La question qui se pose dans ce cas est de savoir à quel point cette reconstitution du discours est fidèle au procès- verbal en russe qui tiendra lieu, dans notre cas, de texte-source.

13 L’interview reconstituée du Figaro représente, certes, un travail de synthèse bien réfléchi et structuré. Les thèmes sont présentés en fonction de leur priorité et leur intérêt pour un lecteur français. En effet, l’interview commence par les rapports entre les chefs d’Etat qui sont implicitement assimilés aux relations entre les deux pays. Ensuite, vient le tour de l’actualité internationale de première importance (bouclier antimissile, G8) qui est suivi par l’actualité de « second plan » (l’Iran, le Kosovo, l’affaire Lugovoï). Une fois les actualités politiques épuisées, le journal aborde des sujets économiques (pétrole, investissements russes). Enfin, l’interview se termine par un « fait divers » curieux et destiné à être drôle (Poutine – un démocrate pur) qui est ressenti comme « une phrase forte », un peu provocatrice, donnant lieu à des discussions, et par les futurs projets du président après l’expiration de son mandat.

14 Quels sont les procédés de cette reconstitution ? D’abord, elle se fait par une reformulation abrégée qui ne tient pas compte du contexte général et conduit souvent à gommer certaines nuances de la question initialement posée. Ainsi, la question 4 de l’interview « Si Washington vous proposait de participer au bouclier antimissile, seriez- vous prêt à en discuter avec l’OTAN ? » ne reflète pas tout à fait la teneur de la question originale du journal canadien The Globe and Mail, qui pourrait être résumée de la manière suivante : « Peut-être tout serait différent si l’OTAN participait davantage à ce

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projet du bouclier antimissile et si la Russie avait affaire à l’OTAN et non pas uniquement aux États-Unis. »

15 Cette suggestion d’approfondir des rapports avec un organisme transatlantique, qui serait mieux placé pour ce genre de projet de sécurité, n’est pas reproduite dans la version française, qui aurait tendance à identifier l’OTAN à Washington.

16 Un autre procédé que nous pouvons relever consiste à reformuler une question par fusion de deux questions sur le même sujet, sans pourtant reprendre le sens précis de ces deux questions. Il s’agit d’une question quasi inventée par le journaliste, afin de mieux placer sa mosaïque d’éléments de réponse.

17 La question« Que préconisez-vous pour le Kosovo dans la mesure où vous refusez l’indépendance proposée par le Plan Ahtisaari ? » n’a été posée par personne sous cette forme. Elle est composée probablement par une partie de la question de l’italien F. Venturini et de la réaction assez vive du journaliste français P. Rousselin à la réponse de V. Poutine prônant le compromis dans la définition du statut du Kosovo. F. Vebturini : « Je connais votre position par rapport au Kosovo et aux négociations directes entre les serbes et les kosovars. Ma question est, ne croyez-vous pas qu’une telle position contre le plan Ahtisaari à l’ONU motive réellement et pousse le Kosovo à la proclamation de l’indépendance unilatérale ? » P. Rousselin : « Je ne vois pas de possibilité de compromis. Donnez-moi une idée sur le compromis qui est possible ici. Soit le pays est indépendant, soit il ne l’est pas. Je ne comprends pas quel compromis est possible dans ce cas. Où voyez-vous la possibilité du compromis ? »

18 Le sens de ces deux questions est proche. Cependant, tout le contexte émotionnel de la question en sort tronqué et une partie du sens se perd, notamment la notion du compromis (qui ne figure pas dans la réponse non plus).

19 Enfin, des omissions peuvent être relevées, même dans la première question protocolaire, qui évoque, dans sa version originale, à côté du nom de N. Sarkozy, celui de l’ex-président J. Chirac, ainsi que ses relations de travail avec V. Poutine. Dans la version de la question proposée au lecteur du Figaro, le nom de J. Chirac disparaît. Comparons : Figaro (version originale) : M. le Président, vous allez rencontrer au sommet du G8 le nouveau président de la France, N. Sarkozy. Vous avez établi des rapports étroits de travail avec l’ex-président Chirac. Comment voyez-vous les rapports entre la Russie et la France pendant la présidence de N. Sarkozy que l’on considère comme un ami des États-Unis et qui, comme on le croit, serait concentré dans sa politique extérieure sur la question des droits de l’homme. Figaro (version imprimée) : Vous allez faire la connaissance du président Sarkozy, présenté comme un ami des États-Unis et un défenseur des droits de l’homme. Comment voyez-vous l’évolution des rapports entre la Russie et la France ?

20 Certes, les omissions et les versions très abrégées des questions peuvent être nécessitées par le souci d’économie d’espace du journal. Cependant, nous avons relevé également des ajouts, dont l’objectif est de compléter l’information sur un sujet probablement mal connu du public français. Cela pourrait être qualifié de compensation des lacunes d’informations et d’actualités présentées différemment dans les pays européens. Ainsi dans la question posée par le britannique Times, les journalistes français jugent opportun d’ajouter une partie, que nous avons mise en italiques, résumant brièvement l’affaire Lougovoï : « Certaines circonstances

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permettraient-elles d’extrader Andreï Lougovoï, inculpé par la justice britannique pour le meurtre d’Alexandre Litvinenko à Londres? »

21 Le journaliste du Figaro juge nécessaire de préciser pour les Français le lieu et les acteurs de cette affaires : Londres – lieu du crime, Lougovoï – le suspect, Litvinenko – la victime. En revanche, la première partie de cette question, traduisant l’importance particulière de cette affaire pour les Britanniques, est omise dans la version française.

22 L’objectif de compensation similaire est poursuivi dans la question de F. Venturini sur les futurs projets, où l’on précise la date des élections présidentielles russes : « Que ferez-vous lorsque les Russes auront élu, en mars prochain, un nouveau président ? »

23 La reformulation directe et la compensation sont également employées pour la question économique qui suit : « Il semble que Moscou s’apprête à retirer sa licence d’exploitation pétrolière au groupe BP, allié au russe TNK. Pourquoi ? »

24 D’une part, la compagnie russe TNK n’était pas mentionnée dans l’original de cette question provenant du Times. D’autre part, la question du journaliste britannique était formulée d’une manière plus mesurée. Il tentait d’éviter la provocation en laissant possible une réponse alternative à la question de savoir si « la compagnie BP serait contrainte de renoncer à sa licence d’exploitation à Sakhaline ou si elle pourrait compter la garder. »

25 Nous avons fait une ébauche des procédés utilisés par les journalistes du Figaro pour reformuler leurs questions et surtout celles de leurs confrères. En l’occurrence, trois types s’en dégagent : l’omission, la fusion et la compensation. Qu’en est-il des réponses de V. Poutine ? Étant donné que la traduction, dans le transfert des réponses du président, ne représente qu’un moyen complémentaire et non-essentiel, nous nous proposons d’étudier les procédés de la reconstitution des réponses pour en distinguer l’image, voulue ou non par Le Figaro, qui se présente au public francophone après cette reconstitution.

Les réponses de Vladimir Poutine

26 À l’instar des questions des journalistes, les réponses de V. Poutine ne sont pas reproduites telles quelles dans son « entretien » au Figaro. La reconstitution des réponses suppose, de la part du rédacteur, une prise de responsabilité plus importante que la reformulation des questions, car on admet généralement dans ce genre, le principe de la fidélité dans le transfert des idées et des intentions de la personnalité interviewée.

27 Comment les propos de V. Poutine ont-ils été restitués dans le journal français ? Le procédé le plus couramment employé par Le Figaro est la synthèse de plusieurs réponses liées par une problématique commune. Examinons par exemple cette réponse reconstituée par Le Figaro : Oui. 1.1 Nous sommes en train de revenir à cette époque. 1.2 Nos experts militaires nous disent que le système antimissile menace le territoire de la Russie jusqu’à l’Oural. 1.1 Si une partie du potentiel nucléaire des États-Unis est en Europe, nous devrons trouver une réponse. [Quelles sont ces mesures ?] Bien sûr, nous devrons avoir des cibles en Europe. Quels moyens utiliserons-nous ? Des missiles balistiques, des missiles de croisière ou de nouveaux systèmes d’armements, c’est une question technique. 1.3 Je suis contre toute course aux armements. Nous avons appris de l’expérience de l’URSS. Nous n’allons pas nous laisser entraîner. Les États-Unis vont

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dépenser des milliards et des milliards de dollars, nous allons bâtir une réponse asymétrique, beaucoup moins chère mais efficace.

28 Les phrases marquées par 1.1 représentent une traduction approximative de la réponse apportée à la question du Corriere della Sera. La fameuse formule des « cibles » a été introduite dans la question par le journaliste italien : « Ne revenons-nous pas à l’époque où les forces nucléaires soviétiques étaient pointées sur les villes européennes, avaient des cibles en Europe ? ». F. Venturini dramatise sciemment la situation actuelle4 en essayant d’entraîner dans ce jeu V. Poutine qui reprend le mot « cible » dans sa réponse. Étant donné que Le Figaro n’emploie que des questions reformulées, le mot « cible » disparaît de la question, mais il est introduit dans la réponse et même dans le titre de l’interview comme faisant partie des phrases-chocs dont le président russe n’est pas l’auteur mais qui sont susceptibles toutefois d’éveiller les craintes du public occidental ou, du moins, de retenir son attention. Par ailleurs, la version française de cette réponse opère un raccourci entre « la réponse » et « les cibles » en omettant une question de liaison (cf. en italique entre crochets) et en modifiant les rapports sujet- objet dans la phrase originale : « Bien sûr que de nouvelles cibles en Europe devront apparaître pour nous ». Cette reconstitution gomme les nuances atténuantes de la réponse de l’original.

29 Les autres éléments sont obtenus à partir des réponses de Poutine aux questions de Wall Street Journal (phrase 1.2) et de Kommersant (phrases 1.3). Ainsi, cette synthèse de plusieurs réponses à des questions différentes, qui est présentée par Le Figaro comme la réponse de V. Poutine à sa propre question, nous semble partiale, tant dans le choix des propos, que dans la reformulation des phrases de l’original, qui vise à les rendre plus menaçants.

30 On a vu comment la reformulation pouvait déformer certaines nuances. Mais on peut aussi déformer le sens du propos par simple reconstitution, comme l’illustrent les exemples suivants : 2.1 Nous sommes favorables (au dialogue) et à l’application de la loi internationale, qui prévoit le respect de l’intégrité territoriale des États. Si nous décidons de préférer à ce principe celui de l’autodétermination, il faut faire de même partout dans le monde, notamment en Ossétie du Sud, en Abkhazie et en Transnistrie. 2.2 À l’ouest, cette solution déclenchera des séparatismes en Europe. Voyez l’Écosse, la Catalogne, le Pays Basque… 2.1 Je ne pense pas que l’on doive humilier une nation européenne comme la Serbie en cherchant à la mettre à genoux. Il faut être patient, les possibilités de compromis n’ont pas été épuisées.

31 Une grande partie de cet exemple du Figaro (en 2.1) est une réponse à la question du Corriere della Sera avec une phrase (2.2) qui est tirée de la réponse « effective », et par ailleurs assez développée, à la question du journal français. Cependant, le mot « dialogue » (entre parenthèses dans l’exemple) a été ajouté par les journalistes. Dans le procès-verbal de la conférence, V. Poutine insiste seulement sur l’application du droit international. Certes, nous pouvons supposer que le dialogue entre la Serbie et le Kosovo fait également partie des souhaits du président russe et que, globalement, le sens du propos est exacte.

32 Cependant, Le Figaro ajoute le même mot dans la réponse suivante qui ne concerne plus le conflit au Kosovo. Qui plus est, c’est toute une phrase qui a été ajoutée (3.1) : « Je suis absolument d’accord avec lui. Mais là encore nous sommes en faveur du dialogue. »

33 Il s’agit, cette fois, d’une réponse très brève et claire à la question du Times sur l’inadmissibilité de l’arme nucléaire pour l’Iran. Or la phrase ajoutée laisse supposer à

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un lecteur français que V. Poutine est favorable au dialogue sur la question de l’arme nucléaire pour l’Iran, ce qui déforme déjà sensiblement le sens de sa réponse sur ce sujet, négative sans ambiguïté.

34 Outre l’altération des nuances et du sens des propos recueillis lors de la reconstitution, se pose également le problème du style et de la syntaxe qui provient des coupures aléatoires dans le texte-source. En effet, la suppression de certaines parties de la phrase déforme les liens logiques du propos, ce qui crée un décalage stylistique par rapport au discours de Poutine en russe qui, formation juridique oblige, est généralement bien structuré et soumis à un ordre logique assez stricte avec souvent des tournures syntaxiques caractérisées par un grand nombre de phrases conditionnelles et impersonnelles. Ce type de discours, un peu procédurier en russe, se manifeste particulièrement dans les réponses aux questions à substrat juridique. Que devient ce discours dans la version du Figaro reprenant la question du Times relative à l’affaire Lougovoï ? Oui. Il faudrait modifier la Constitution russe. Mais les Britanniques n’ont pas substantiellement motivé leur requête d’extradition. Par ailleurs, une instruction est ouverte sur cette affaire en Russie. Si nos enquêteurs trouvent matière à inculper Lougovoï ou quiconque, il sera renvoyé devant les tribunaux. Si ceux qui ont transmis la demande d’extradition ignorent notre Constitution (qui empêche toute extradition, NDLR), leur compétence est en cause. S’ils connaissent notre Constitution, alors ce n’est qu’un geste politique. C’est de la stupidité ! Absurde ! Les autorités britanniques ont laissé entrer sur leur territoire des voleurs et des terroristes. Elles sont responsables.

35 D’une part, nous pouvons constater des hiatus logiques (italique) ou un manque de liens entre les phrases exprimant des idées différentes, ce qui est motivé, peut-être, par un souci d’économie d’espace. L’original nous propose une réponse, certes, plus longue et plus développée mais mieux construite avec ses trois parties et une conclusion.

36 En revanche, Le Figaro accorde une large place à l’expression des émotions mettant deux points d’exclamation, ainsi que le mot « absurde », absent de l’original. Le mot « stupidité » a été effectivement employé mais dans une tournure beaucoup plus nuancée que celle de la reconstitution : « Quel que soit l’angle sous lequel on considère ce problème, tout cela n’est que stupidité. » (pas de point d’exclamation).

37 C’est d’ailleurs vers la fin de « l’entretien » que V. Poutine, dans la version du Figaro, commence à montrer davantage d’émotions, car les points d’exclamation se multiplient. Avez-vous lu l’accord initial (de partage de la production) ? C’était un accord colonial, contraire aux intérêts de la Russie. Je regrette qu’au début des années 90 la Russie ait signé des accords pour lesquels les responsables auraient dû aller en prison ! Cet accord ne rapporte rien, zéro ! Mais les sociétés ont violé notre législation, c’est leur faute. Gazprom a reçu une proposition de s’allier à TNK-BP avant les problèmes environnementaux. Et quand ces problèmes sont survenus, Gazprom a sauvé ce projet en investissant 8 milliards de dollars.

38 Les hiatus logiques (en italique) auraient pu être évités si la réponse russe avait été bien traduite compte tenu du contexte. Le propos de l’original est nettement plus nuancé : « Les fonctionnaires russes se permettaient des choses pour lesquelles on aurait dû, en fait, les envoyer en prison. L’exécution de cet accord amenait à la situation dans laquelle la Russie laissait exploiter ses ressources naturelles sans rien obtenir en contrepartie. » Des transitions sont introduites entre ses phrases : « Mais si encore nos partenaires avaient respecté leurs engagements, on n’aurait eu aucune chance de

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changer cette situation. Toutefois ils deviennent, eux-mêmes, responsables après avoir violé la législation environnementale… »

39 Le passage relatif à la participation de Gazprom dans ce projet est introduit également par un mot de transition dans l’original, qui n’est pas reproduit dans la version du Figaro.

40 La réponse de V. Poutine se poursuit, avec des explications et des données chiffrées concernant le projet d’exploitation du gisement de Kovyktinskoe et se termine sur l’idée qu’il faut encourager les activités de BP en Russie. Tout cela est absent de la version du Figaro car jugé probablement peu intéressant pour ses lecteurs.

41 Dans les réponses aux dernières questions de « l’entretien », on constate que les phrases exclamatives se multiplient tandis que la syntaxe de V. Poutine se simplifie, avec des phrases plus courtes et un choix de tournures de moins en moins varié.

42 La question sur la crainte que provoque l’arrivée des investisseurs russes en Occident, est suivie d’une réponse assez émotionnelle exprimant une certaine indignation du président. La lecture de l’original ne traduit pas des sentiments d’indignation aussi forts. Bien que le sentiment d’étonnement de Poutine puisse être constaté (la traduction du même passage de l’original entre parenthèses), ses propos restent assez réservés et exprime une position qui n’est pas aussi agressive que dans la version reconstituée. Pourquoi avoir peur ? Les compagnies russes apportent l’investissement nécessaire en Europe. Elles ne volent pas ! (De quoi ont-ils peur si les compagnies russes apportent des investissements qui sont extrêmement importants pour l’économie de tel ou tel pays européen ?… Ces compagnies viennent aux conditions du marché, elles ne viennent pas prendre quelque chose…) Elles créent des emplois. Si nous avions passé un accord d’investissement, des emplois auraient pu être sauvés chez Airbus, nous aurions évité des licenciements massifs. Nous sommes en train de créer notre holding d’aéronautique. Nous fabriquons par exemple le B200, un appareil de lutte contre les incendies. Pourquoi ne pas l’utiliser en Europe ? Si l’Europe ne veut pas de nous, nous irons voir d’autres partenaires. Si Gazprom entre dans les réseaux de distribution européens, il sera intéressé [sic] de remplir les réseaux de gaz, où est le mal ? On nous a critiqués à propos du gazoduc de la Baltique. On a dit qu’il court-circuitait des pays, mais nous ne fermons rien, c’est au contraire une route en plus.

43 Des raccourcis par rapport à l’original (en italique dans l’exemple français) sont à l’origine de nouvelles incohérences discursives.

44 Enfin, le Poutine du Figaro hausse sensiblement le ton à la fin de son interview (en réalité, la « dernière » question a été posée par Der Spiegel au milieu de la conférence). En effet, dans la réponse, composée de sept phrases courtes, on a placé jusqu’à trois signes d’exclamation.

45 « Oui, bien sûr ! Bien sûr que je suis un pur et absolu démocrate ! La tragédie, c’est que je suis le seul pur démocrate au monde. Voyez les États-Unis : des tortures horribles, des sans-abri, Guantanamo. Voyez l’Europe : des manifestations violentes, durement réprimées. Même les Ukrainiens se sont discrédités et vont vers la tyrannie. Depuis la mort de Gandhi, je n’ai personne à qui parler ! »

46 Certes, les journalistes ont le droit d’ajouter des signes d’exclamation aux phrases de la personne interviewée s’ils le jugent nécessaire pour transcrire l’oralité du discours. Cependant, cette version de réponse dans Le Figaro semble davantage agressive et provocatrice que la réponse de l’original. En effet, le procès-verbal nous rapporte le rire

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du président, ce qui signifie plutôt l’autodérision dans sa comparaison à Gandhi, même si, selon le journaliste russe A. Kolesnikov, cette ironie était bien dissimulée.

47 En revanche, Le Figaro omet les reproches assez justes mais provocateurs, que V. Poutine fait aux Occidentaux, d’utiliser contre les manifestants le gaz lacrymogène et des balles en caoutchouc.

Conclusion

48 Les procédés de reconstitution du discours analysés nous présentent un personnage froid, peu volubile, au langage relativement primitif, notamment dans le choix des tournures syntaxiques, mais qui se met facilement en colère et donc apparaît comme très menaçant. En somme, Le Figaro crée l’image d’un leader dictatorial, tiers-mondiste, assez agressif et peu instruit. Est-ce l’image qu’attend le lecteur français ? Probablement oui, car elle est déjà constituée par les médias et surtout se réfère à des portraits de dictateurs connus du XXe siècle. Dans ce cas, pourquoi ne pas renforcer cette image en adaptant ces propos des conférences de presse ? Est-ce une image réelle et juste ? Nous ne pouvons pas affirmer, à quelques rares exceptions, que les propos transcrits sont absolument faux. Cependant, une accumulation d’inexactitudes, de phrases mal traduites ou/et restituées hors contexte, des mots ajoutés et attribués à la personne, contribuent à constituer un personnage spécifique, décalé de la réalité, et créé sur mesure pour fâcher, indigner, provoquer, voire terroriser le public occidental. Est-ce vraiment l’objectif de V. Poutine de se faire une telle image ? Il ne se fait probablement pas d’illusion quant à son image dans les médias occidentaux et son amélioration ne fait pas partie de ses priorités. Après tout ce n’est pas le public occidental qui vote aux élections russes et les favoris de l’Occident, comme M. Gorbatchev, ne sont pas automatiquement appréciés des Russes.

49 Ainsi, le souci de V. Poutine était plutôt de produire une bonne impression sur l’opinion publique russe à la veille des élections législatives fin 2007, d’inspirer au public russe ce sentiment de force tranquille qu’il a toujours incarné en Russie, de montrer qu’il lui est possible de se considérer vis-à-vis des Occidentaux comme un partenaire égal et d’exprimer ouvertement ses désaccords.

50 Dans cette logique, les objectifs de communication ont été réalisés aussi bien du côté des journalistes que de celui du président. Dans la mesure où les intérêts du pouvoir des médias et du pouvoir politique coïncident, le premier créant une image uniforme du second qui l’accepte et s’y adapte, force est de constater que le grand perdant dans cette situation est le lecteur. Celui-ci se fait une opinion à partir d’une réalité parfois artificielle et n’a pas le moyen de remettre en cause l’objectivité de l’image créée par la presse s’il n’a pas accès à un travail minutieux de comparaison multilingue.

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NOTES

1. Nodé-Langlois F., Rousselin P. « Poutine : "La Russie devra choisir des cibles en Europe" » Le Figaro 4.06.07 2. Колесников A. « Владимир Путин подал горячее. » Коммерсант 4.06.07. 3. Millot L. La Russie nouvelle. Actes Sud 2008, p. 196. 4. Les experts militaires occidentaux et russes estiment que pour changer de cibles il suffirait de reprogrammer l’ordinateur de commande de missiles, ce qui prendrait une dizaine de minutes. Donc cette menace de changer de cibles est utilisée tant par les journalistes que par V. Poutine pour impressionner le public.

RÉSUMÉS

Le présent article est consacré à la construction de l’image d’un homme politique par la restructuration de son discours dans la presse. En effet, dans notre société de l’image télévisuelle, le discours pourrait paraître un élément obsolète qui contribue peu à la renommée d’un politicien. Cependant, tant qu’existe la presse écrite, le discours politique ne saura perdre de son actualité. Ce qui semble poser un problème dans cette situation, c’est lorsque la presse prend la liberté de transférer le discours d’une personnalité en modifiant un certain nombre de ses aspects linguistiques, notamment, le style, la syntaxe, le choix d’expressions. Ces modifications transforment le contexte général des énoncés et, par conséquent, l’objectif de la communication. Ce genre de transformation est étudié d’après l’exemple de la publication dans Le Figaro de la conférence de presse de l’ex-président russe V. Poutine devant les journalistes des pays membres du G8.

This paper studies the building of a politician’s image through the restructuration of his discourse in the press. In our television dominated society, discourse might seem an obsolete element contributing little to a politician’s fame. Yet, as long as print press remains in circulation, political discourse will keep its relevance. What seems to generate a problem in this situation is the liberties taken by the press when transferring the discourse of a given personality through linguistic modifications relative to syntax, stylistics and choice of expressions. These modifications transform the contextual embedding of the statements and, as a consequence, the purpose of the communication. This paper highlights such transformation procedures through an analysis of the article published by Le Figaro following the press conference given by Vladimir Putin, Russia’s ex-President, to a panel of journalists from G8 countries.

INDEX

Mots-clés : conférence de presse, discours politique, presse écrite, Poutine Vladimir, G8, image Keywords : press conference, political discourse, print press, Putin Vladimir, G8, image

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AUTEUR

VALÉRY KOSSOV ILCEA / GREMUTS

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Le choix du Wall Street Journal et du Times permet-il à Vladimir Poutine de diffuser une image positive dans le monde anglo-saxon ?

Christian Leblond

1 À la veille du sommet du G8 à Heiligendamm en juin 2007, le président russe Vladimir Poutine, soucieux de diffuser en occident une image forte mais positive de son action et de sa vision des relations internationales, invite à un entretien près de Moscou un échantillon soigneusement sélectionné des grands quotidiens des pays participant au sommet. À partir du même entretien approfondi avec leur hôte, les journalistes vont livrer à leurs lecteurs des reportages assez largement divergents : c’est cette diversité que cherche à présenter la série d’articles1 dont ce texte constitue le versant anglo- américain.

2 Tous les journaux choisis par Vladimir Poutine sont des valeurs sûres de la presse européenne et américaine, avec sans doute l’arrière-pensée que le classicisme et le sérieux des publications par lesquelles transite le message donnera plus de crédibilité et de respectabilité au président russe. Mais une fois ce choix initial effectué, le message échappe au contrôle de l’équipe de Vladimir Poutine, car la liberté de la presse reprend ses droits, mais aussi parce que sous l’influence de facteurs nationaux notamment culturels, mais pas exclusivement, les journalistes occidentaux vont infléchir le message. Nous essaierons de recenser les principaux facteurs nationaux à la source de la distorsion du message pour tenter d’évaluer si, en fin de compte, le choix de ces journaux permet à Vladimir Poutine de gagner son pari médiatique, et de projeter à l’extérieur l’image positive qu’il a su si bien construire à l’intérieur de la Russie.

3 Parmi l’équipe des journalistes issus des pays du G8 conviés pour cet entretien par Vladimir Poutine à la veille du sommet, nous trouvons trois envoyés des médias anglophones : Le Wall Street Journal de New York, Le Times de Londres et le Globe and Mail, du Canada.

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4 Nous nous concentrerons sur les deux premiers car le contraste dans le rendu de l’événement nous semble plus significatif2. Le contexte des relations anglo-américaines lors de la préparation de Heiligendam n’est pas neutre. En effet, le partenariat stratégique entre la Grande-Bretagne et les États-Unis entre à ce moment-là dans une phase moins claire, car Tony Blair s’apprête à quitter ses fonctions, et son ami George Bush a annoncé que le sommet du G8 serait l’occasion de faire ses adieux au Premier Ministre britannique. La convergence de points de vue entre les deux leaders anglo- américains est donc à son zénith pour l’occasion, ce qui n’est que partiellement reflété, nous le verrons, par les articles du Wall Street Journal et du Times. Une étude du Globe and Mail mettrait en évidence le fait que le Canada est en retrait par rapport au tandem diplomatique formé par G. W. Bush et T. Blair, mais n’apporterait aucun éclairage fondamental sur les divergences de représentation entre les deux alliés.

5 Donc, a priori, le front uni anglo-américain est hostile à la Russie du président Poutine de façon assez homogène. Le contentieux entre les héritiers naturels des blocs de la Guerre Froide, qui appartient à un passé relativement récent, se focalise toutefois sur différents points. Les Britanniques ont maille à partir avec le régime russe sur le dossier des hydrocarbures à travers le bras de fer que se livrent Gazprom et d’autre part, Shell et British Petroleum3. L’autre point majeur de friction remonte à la rocambolesque affaire Litvinenko, l’assassinat à Londres d’un opposant au régime de Poutine, sans doute par le FSB, héritier du KGB soviétique. Du côté américain, les dossiers qui fâchent sont en rapport avec l’Ostpolitik de George Bush, qui a annoncé son intention d’installer des dispositifs militaires sur les marches de l’ex-empire soviétique, en Pologne et en République Tchèque4. Le président américain revient alors d’une visite à Prague, où il a assisté à un sommet organisé par Vaclav Havel et Nathan Charansky, deux figures historiques de la dissidence de l’autre côté du rideau de fer.

6 La rencontre entre le président et les représentants de la presse occidentale a lieu à la résidence de Novo-Ogarevo, près de Moscou, qu’affectionne tout particulièrement Vladimir Poutine, et va donner lieu à une longue séance de questions-réponses, dont les quotidiens se feront l’écho. Le président russe veut faire passer un message par l’intermédiaire de ces grands quotidiens, qui vont inévitablement introduire des déformations qu’il ne contrôle pas. Le choix des médias revêt une importance particulière dans la mesure où le régime russe a bien conscience de l’image très négative qui est la sienne dans le monde anglo-saxon. C’est sans doute pour cette raison que l’entourage de Vladimir Poutine opère un choix finalement assez conservateur ; aussi bien le Wall Street Journal que le Times sont des valeurs sûres au comportement a priori assez prévisible. C’est ce pari que nous allons examiner de près.

7 Le Wall Street Journal est l’un des grands quotidiens des affaires, et occupe une place à part dans le paysage médiatique des États-Unis. C’est en 1882, que Charles Dow et Edward Jones fondent un groupe de taille modeste, Dow Jones et Cie, dont le siège social est sur Wall Street, à deux pas du New York Stock Exchange. C’est cette rue célèbre qui donnera son nom au journal fondé par le groupe en 1889. Le Wall Street Journal présente alors la particularité de publier dans ses pages un indice des valeurs industrielles, relativement rudimentaire dans sa conception, mais qui a le mérite d’être le premier et donc le plus ancien indice boursier du monde. Le journal choisi par Vladimir Poutine est ainsi indissolublement lié à l’histoire au décollage du capitalisme américain à la fin du XIXe siècle, période de compétition non régulée qui est souvent évoquée pour décrire le capitalisme russe actuel. Faut-il voir dans ce choix un pari sur le fameux pragmatisme

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des milieux d’affaires américains, peu enclin à laisser des considérations sur les droits de l’homme entraver la marche des affaires ? Le point commun escompté serait alors le réalisme, voir le cynisme, valeur partagée par Wall Street et le Kremlin.

8 Le Wall Street Journal est une publication austère, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas une vocation récréative. Son cœur de cible est constitué d’hommes d’affaires cherchant des informations économiques et financières fiables. Très prestigieux, avec pas moins de 33 prix Pulitzer décernés au cours de son histoire, le Wall Street Journal touche un lectorat d’environ 2 millions de personnes chaque jour. Le site web du journal trace le portrait du lecteur moyen. Statistiquement, celui-ci vit dans un foyer dont le revenu est de 235 000 dollars annuels, et dont le patrimoine s’élève à 2,5 millions de dollars. Ce lectorat extrêmement aisé a longtemps assuré la prospérité du Wall Street Journal, mais la généralisation de la diffusion des informations financières sur la toile a conduit le groupe à modifier quelque peu son business model. Désormais, à côté d’une édition papier traditionnelle, le Wall Street Journal met en ligne une édition électronique qui lui amène la moitié de ses lecteurs. La véritable originalité de cette évolution vers un media électronique est que la consultation est payante, contrairement à la pratique de beaucoup de journaux qui se sont diversifiés par la diffusion internet gratuite de leurs contenus papier. Ce statut de media internet payant permet au groupe d’échapper aux problèmes de rentabilité de ses concurrents, mais crée un paradoxe. En effet, le Wall Street Journal est très peu référencé dans les moteurs de recherche qui privilégient les textes en libre accès, alors même qu’il conserve sa première place mondiale dans la presse d’affaires5. Ainsi, pour parler aux milieux d’affaires, en excluant pratiquement le reste du public américain, le Wall Street Journal constitue un excellent canal.

9 L’autre effet à moyen terme de ce passage au texte électronique est l’influence que le formatage internet finit par exercer sur tous les articles du groupe. Nous verrons que l’article du Wall Street Journal étudié est à cet égard tout à fait typique.

10 Le Times de Londres est également un quotidien de référence qui touche 700 000 lecteurs par jour. Mais cette véritable institution britannique, fondée en 1785, s’acheminait tout doucement vers la faillite lorsqu’il fut racheté par le groupe de Rupert Murdoch, News Corporation, en 1981. Le Times s’est rapproché de la presse populaire qui a fait la fortune de Murdoch – dans le format et la présentation des titres. Dans une certaine mesure, cette publication autrefois destinée aux élites a également adopté un style plus accrocheur, un ton plus adapté à un lectorat élargi. L’étude de l’article sur Vladimir Poutine permet, en confrontant le texte britannique et le texte américain, de prendre la mesure des effets que cette descente en gamme a entraîné dans la qualité rédactionnelle.

11 Les deux journaux ont opéré des choix assez dissemblables pour désigner les journalistes ou les équipes chargées de recueillir les propose de Vladimir Poutine et de les mettre en forme. Le Wall Street Journal a dépêché sur place Gregory White, qui est un bon connaisseur de la Russie et signe très fréquemment des sujets économiques dans de nombreux domaines. White est donc un généraliste apprécié, mais il n’est pas un journaliste haut placé dans la hiérarchie du journal, et au moment de la rédaction, on lui a adjoint deux contributeurs : Allan Cullison à Moscou et Marc Champion à Bruxelles. Le texte de l’article a donc visiblement été écrit puis réécrit (selon la technique du writing / rewriting) dans deux villes différentes. Stylistiquement, le lecteur se trouve en présence d’un texte dont les aspérités ont été gommées, certes très

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informatif mais également un peu impersonnel. Il est tentant d’établir un lien entre ce style, ou plutôt cette relative absence de style, et la dilution de l’auteur entraînée par les étapes multiples de la rédaction. Ces étapes auront, nous le verrons, d’autres effets sur la structure même de l’article.

12 Là ou le Wall Street Journal envoie une équipe, le Times envoie une journaliste chevronnée qui signe l’article seule. Bronwen Maddox est une femme relativement jeune de formation classique, qui a une licence de politique, philosophie et économie de St John’s college, Oxford. Elle a commencé sa carrière comme analyste financière chez Kleinwort Benson Securities6 puis se tourne vers le journalisme, écrivant d’abord pour le Financial Times, avant de prendre de 1996 à 1999 la rédaction en chef du bureau de Washington pour le Times. Cette journaliste qui a la double nationalité anglaise et américaine, et dont le CV aurait pu intéresser le Wall Street Journal, se retrouve finalement à Londres à la tête des rubriques de politique étrangère (Foreign Editor) du Times. Bronwen Maddox, qui occupe une position élevée dans la hiérarchie du journal dispose donc de l’autorité nécessaire (auctoritas) pour être considérée comme l’auteur de l’article à part entière, ayant carte blanche pour imprimer un style bien personnel à son texte.

13 À la réunion de Novo-Ogarevo, le point commun le plus frappant entre les deux journalistes est l’hostilité ouverte à Vladimir Poutine qui transparaît dans la façon brutale de poser les questions. Détail révélateur, les Anglo-Saxons7 se singularisent en n’utilisant pas de formule de courtoisie, et ne donnent pas son titre à Vladimir Poutine. Si l’on se reporte au texte russe, ou au texte intégral de l’entretien en anglais mis en ligne par Information Clearing House8, les journalistes du Spiegel, du Corriere della Sera et du Figaro commencent nombre de leurs questions par les mots Господин Президент (M. President) qui, ironie du sort, est la formule consacrée pour s’adresser au président des États-Unis, et donc extrêmement naturelle pour les anglophones. Remarquons également que l’étiquette russe n’exige pas formellement cette marque de respect, le mot Господин ayant connu une longue éclipse. Nous en voulons pour preuve que les reporters russes, qu’on ne peut pas taxer d’impertinence, utilisent la formule traditionnelle du prénom et du patronyme9 ( Bлaдиmир Bлaдиmирoвич / Vladimir Vladimirovitch). La souplesse de l’étiquette en usage ce soir-là à Novo-Ogarevo met en lumière le comportement presque discourtois des anglophones, qui est tout à fait contraire aux codes habituellement en vigueur dans la culture anglo-saxonne.

14 L’autre point commun entre l’article anglais et l’article américain peut sembler presque paradoxal à première vue, car il porte sur le fait que la réécriture des propos est complètement assumée par les journalistes, qui ne cherchent pas à masquer les traces de leurs interventions dans le texte. La comparaison avec LeFigaro est révélatrice car le texte français se présente comme une transcription de l’entretien avec Vladimir Poutine, alors qu’il y a un important travail de mise en forme par les journalistes, une modification de l’ordre des points abordés et un effort de synthèse sur les réponses du président russe. Apparemment, la présentation ambiguë de ce travail de réécriture ne pose pas de problème déontologique au journaliste français, et le lecteur n’éprouve pas le besoin de disposer du texte lui-même. Dans la tradition protestante anglo-saxonne, fortement teintée de Puritanisme, le commentaire doit être nettement distinct du texte original, afin de permettre, le cas échéant, une approche littérale par un retour aux sources. Le Verbe doit être livré sans se confondre avec l’Exégèse, faute de quoi les

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accusations de tromperie, de malhonnêteté intellectuelle seront brandies rapidement. C’est pour désamorcer ce genre de piège que la réécriture est assumée ouvertement dans le texte du Times et celui du Wall Street Journal, alors que les marqueurs tendent à être effacés dans le Figaro. Notons enfin sur ce point que les lecteurs anglophones qui veulent avoir accès au texte intégral ont cette possibilité en se reportant aux sites tels que Information Clearing House tandis que rien de tel n’existe en langue française.

15 La réécriture va inévitablement produire des déformations, dont certaines sont facilement prévisibles. Nous en distinguerons deux types opposés que nous tenterons de quantifier : la compression et l’ajout.

16 La compression obéit à une logique presque universelle. Tous les lecteurs de quotidien disposent d’un temps limité, et donnent implicitement mandat au journaliste pour présenter un résumé qui les dispense de la lecture fastidieuse du texte intégral. En revanche, le choix des points abordés dans l’article est en rapport avec la culture ou l’actualité nationale, car ne sont conservés et développés que les sujets touchant de près aux intérêts nationaux du lecteur. Le tri aboutit à limiter le nombre des points abordés par Vladimir Poutine, et la synthèse permet au lecteur d’avoir accès à l’essentiel, donc de s’informer plus rapidement. Le texte joue ainsi son rôle d’accélérateur de la communication.

17 Pour les deux articles étudiés, la compression des données peut être quantifiée en comparant le ratio entre le nombre de mots du texte de Information Clearing House et le nombre des mots de l’article. Le premier chiffre est de 19 214 mots, alors que pour le Wall Street Journal l’article tombe à 1 716 mots, et pour le Times à 1 900 mots. Si l’on exprime ces valeurs en pourcentage, le Wall Street Journal restitue 9 % du volume intégral10, et le Times à peine plus avec 9,9 %. En termes de compression, par conséquent, les articles ne diffèrent guère.

18 Naturellement, le choix des thèmes développés ou escamotés dans le compte rendu de l’entretien avec Vladimir Poutine introduit une différence entre le Times qui se concentre en fait sur la personnalité du maître du Kremlin, et le Wall Street Journal qui traite en priorité le thème stratégique des missiles. Toutefois, la différence majeure s’observe dans l’utilisation de l’espace dégagé par la compression des données. Là, le style et la structuration des deux articles diffèrent de manière frappante. Bronwen Maddox élague son compte rendu des propos de Vladimir Poutine (phase de compression) pour mieux ajouter des détails du récit de l’entretien, alors que l’équipe du Wall Street Journal libère de l’espace pour structurer l’article de manière non linéaire et délibérément redondante11. La structure circulaire de l’article correspond à une rédaction des mêmes éléments présentés en boucles12 de longueur croissante.

19 Boucle n° 1 Le titre lui-même est assez long, et résume l’essentiel en 19 mots : Putin Threatens West Over Plan to Deter Missiles – As G-8 Prepares to Meet, Russian Leader Talks Of RetargetingEurope13.

20 Boucle n° 2 Le premier paragraphe de l’article, assez curieusement, fait pratiquement double emploi avec le titre, car il résume lui aussi en 30 mots l’essentiel du message : Novo-Ogarevo, Russia — President Vladimir Putin's threat to retarget Russia's missiles toward Europe ratchets up already simmering East-West tensions just as the U.S. and Europe were seeking to cool them.

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21 Boucle n° 3 Cette fois-ci, c’est le deuxième paragraphe qui s’acquitte de la même fonction, très précisément, en résumant l’interview en 91 mots : M. Putin said in an interview ahead of a summit this week of the world's major powers that Russia would take the action if Washington went ahead with plans to install an antimissile shield in some former Soviet bloc countries. Coming just days before M. Putin meets with President Bush and other leaders from the Group of Eight industrialized nations in , the comments underscore the dilemma Western leaders face in dealing with a Russia that is increasingly intolerant of dissent at home and blunt in its economic and foreign relations.

22 Boucle n° 4 Les paragraphes 3 à 8 permettent à l’article de dépasser la lecture en boucle subie trois fois par le lecteur, car ils développent en 293 mots de quatre rubriques : • l’affaire Livinenko ; • la question des missiles ; • la politique énergétique ; • les tensions est-ouest.

23 Néanmoins, la lecture en boucle reprend pour la dernière partie du texte.

24 Boucle n° 5 Les paragraphes 9 à 13, en 281 mots, n’abordent pas de rubrique nouvelle, ni ne formulent de conclusion synthétique, comme le voudrait une logique linéaire, mais reprennent en écho amplifié les deux dernières rubriques de la boucle n° 4 : • la politique énergétique ; • les tensions est-ouest.

25 En résumé, la structure de l’article du Wall Street Journal n’est absolument pas conforme aux canons de l’écriture traditionnelle d’un texte dans la mesure où le cheminement du lecteur ne semble pas linéaire. L’article du Wall Street Journal n’est visiblement pas conçu pour être lu de A à Z, mais comme un menu proposant les mêmes données sous cinq formes consécutives de compression des données. À la fin d’une boucle, le lecteur a, semble-t-il, le choix de passer à un autre article, ou de lire la version moins succincte des nouvelles dont il vient de prendre connaissance, comme c’est la règle sur la toile. Notre hypothèse explicative est que le Wall Street Journal, qui a fait le choix commercial d’évoluer vers les médias électroniques est déjà bien avancé dans sa transformation puisque le texte imprimé lui-même est structuré comme un texte internet avec des liens hypertextes.

26 Ces 5 boucles consécutives dans le texte – sinon dans la lecture – qui ont donc pour fonction de résumer les points importants de l’interview occupent 44 % du texte (soit 705 mots), ce qui permet aux journalistes de consacrer un peu plus de la moitié de l’espace à deux grandes rubriques qui closent l’article : • les paragraphes 13 à 22, qui, traitent en 551 mots – soit 34 % du texte, du contexte de politique étrangère américaine dans lequel le lecteur doit replacer l’interview : • les paragraphes 23 à 29 qui abordent les points les plus anecdotiques des déclarations de Vladimir Poutine et les relations russo-britanniques. Cette section finale de l’article compte 349 mots, soit 22 %, marque quantitativement une décrue en volume, qui indique que le lecteur américain entre avec cette queue d’article, dans le domaine des informations subsidiaires.

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Tableau 1 : structure de l’article du Wall Street Journal

Paragraphes Volume Stratégie Description

1-13 44 % Compression de 5 résumés successifs de l’entretien de plus en plus (+ titre) (705 mots) données détaillés (le lecteur choisit son niveau de détail)

13-22 34 % Ajout de données Données contextuelles importantes sur la (551 mots) politique extérieure des États-Unis

23-29 22 % (349 Ajout de données Données subsidiaires (lecture facultative) mots)

27 Dans la première partie surtout, la lecture peut sembler un peu fastidieuse à un lecteur systématique à cause des répétitions qu’il rencontre. Par exemple, les points d’entrée des boucles créent l’impression d’un récit qui peine à prendre son essor. L’ouverture du paragraphe 3 (« Meeting last Friday […] M. Putin rejected … », est assez proche de celle du paragraphe 9 (« Over more than 2 ½ hours Friday […] M. Putin repeatedly responded … ») pour créer une sensation assez désagréable de piétinement du récit si l’on s’en tient à une lecture traditionnelle du texte. D’autres précisions sont également répétées, comme par exemple la portée réelle des menaces proférées par Vladimir Poutine. Au paragraphe 5, le journaliste explique : […] a retargeting would have little practical impact on Europe’s security

28 mais il réitère ce commentaire au paragraphe 15, sous forme à peine plus détaillée : It was a largely symbolic move […], as missiles can be assigned a target within minutes.

29 Autrement dit, l’article du Wall Street Journal peut être considéré comme un miroir déformant de l’interview de Vladimir Poutine parce que les propos du leader russe sont résumés fortement pour faire place, dans les paragraphes 13 à 22 à des questions de politique extérieure américaine. Il n’est pas besoin d’expliquer longuement pourquoi approximativement le tiers de l’article américain ne parle plus de la Russie mais directement des États-Unis. En ce sens, si la double démarche compression/ajout d’information entraîne des distorsions, au moins celles-ci s’expliquent-elles par des considérations culturelles classiques comme l’ethnocentrisme, et en l’occurrence l’américano-centrisme. Mais si le prisme tendu au lecteur américain déforme si fortement la réalité de ce long entretien avec Vladimir Poutine, c’est à notre avis essentiellement à cause de la structure imposée par les nouvelles habitudes de lecture initiées par la toile. Le texte imprimé se fait désormais l’écho du texte internet, et non le contraire. Il présente de façon intégrale et linéaire ce qui est au fond le contenu d’un menu de ressources documentaires. La lecture n’est pas interactive au sens plein, car il n’y a pas de liens hypertextes, mais elle n’est plus pour autant l’exercice traditionnel car tout est fait pour qu’à chaque boucle, le lecteur qui s’estime suffisamment informé ait la possibilité de passer directement à la suite, voire à l’article suivant.

30 En plus des effets d’idéologie aisément prévisibles, le nouveau business model du Wall Street Journal n’est donc pas étranger à la manière dont le portrait de Vladimir Poutine parvient au lecteur américain.

31 Du côté du Times, les facteurs de distorsion découlent au départ d’une même démarche consistant à comprimer les données pour pouvoir dans un deuxième temps, ajouter une

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matière dont les motivations sont analysables. Visiblement, Bronwen Maddox dégage de l’espace pour injecter un contenu personnel à la fois plus ludique, plus écrit et plus idéologique.

32 Le titre, ou plutôt le double titre de l’article donne rapidement le ton. Le lecteur trouve tout d’abord un texte d’accroche dont le titre monte en épingle une formule provocatrice effectivement prononcée par Vladimir Poutine mais qui ne saurait être considérée comme résumant ses propos14 : Vladimir Putin tells our correspondant that he is Gandhi’s true heir and warns against hypocrisy on human rights.

33 De façon quantifiable, notons que le compte rendu des propos de Vladimir Poutine occupe un peu plus de la moitié de l’article anglais (865 mots soit 56 % du texte) et les éléments choisis par la journaliste un peu moins (669 mots donc 44 % du total). La différence entre l’article du Wall Street Journal et celui du Times commence ici car les chiffres ne sont pas exactement comparables. De plus, la partie consacrée au propos de Vladimir Poutine est de facture traditionnelle et n’offre pas plusieurs niveaux de lecture. Mais ces légères différences nous semblent peu significative si l’on considère de quelle manière Bronwen Maddox a travaillé stylistiquement son article en y incorporant le récit de l’entretien à Novo-Ogarevo. Considérons tout d’abord la présentation des lieux :

Tableau 2 : présentation comparative des lieux

Wall Street Journal The Times

Novo-Ogarevo, Russia – … along a highway lined with Ralph Lauren and Prada boutiques … (paragraphe 1) (paragraphe 1) His official country residence west The two-storey lemon and white villa is in a claustrophobic setting, of Moscow (paragraphe 9) behind steel gates embossed with Russian eagles, in a tiny clearing among 900ft birch and fir trees.(Paragraphe 2)

34 La comparaison avec le journal américain, d’une sobriété sans égale, permet de prendre la mesure de l’audace – ou du caractère intempestif – des choix de la journaliste britannique, qui fait manifestement dériver l’article vers un modèle d’écriture fictionnelle. Les détails nourrissent un récit, et créent des effets de réel, donnant de la profondeur à Vladimir Poutine comme s’il s’agissait d’un personnage dont nous n’avons pas de représentation préalable. Le portrait physique brossé par la journaliste britannique est en complet décalage avec le ton de son homologue d’Outre-Atlantique.

Tableau 3 : portrait physique de Vladimir Poutine

Wall Street Journal The Times

… the former KGB agent… … the thin hair on the back of his head. (paragraphe 12) He is short – about 5ft 7in – but disporportionately broad-shouldered, more tanned than the pallor of the photographs and favours direct eye contact. (Paragraphe 7)

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35 De même, Bronwen Maddox, loin de filtrer les propos anecdotiques comme le fait le journaliste américain, les retranscrit avec une exactitude scrupuleuse.

Tableau 4 : propos anecdotiques (small talk, plaisanteries)

Wall Street Journal TheTimes

Frequently lacing his answers with sarcasm,… He recalled an old joke… connected to Washington (paragraphe 12) (paragraphe 9)

36 Le lecteur britannique est ainsi gratifié d’une histoire originellement anti-soviétique, d’ailleurs fort spirituelle, sur Erich Honecker, dont Vladimir Poutine retourne le sens pour en faire une histoire anti-OTAN15.

37 L’article du Times livre des précisions aussi bien sur des points annexes comme le menu16 que sur d’autres éléments dont le but est clairement de transformer Vladimir Poutine en personnage inquiétant, sans trop de se soucier de l’exactitude des propos rapportés.

Tableau 5 : dénouement : plaisanteries sardoniques

Wall Street Journal The Times

… an aide told him it was nearly As his aides told him delicately that it was approaching midnight, midnight… (paragraphe 12) he joked to the table: ‘Is it I who is torturing you?’(paragraphe 20)

38 Ainsi, la lecture du texte intégral de Information Clearing House montre que le verbe torturer est une invention pure et simple de la journaliste. Le même paragraphe 20 fournit également un exemple de dérive caractérisée vers l’œuvre de fiction à partir d’une question assez anodine posée par le journaliste japonais sur les exportations de crabe russe, ingrédient indispensable du . Il faut toute l’ingéniosité de Bronwen Maddox pour passer du domaine de la gastronomie nippone au récit d’espionnage, en prêtant à Vladimir Poutine les propos suivants : « I love sushi very much but I prefer tuna », phrase dans laquelle elle feint de voir un aveu de culpabilité17 dans l’affaire Litvinenko. Le lien est ténu, et repose sur le fait que la victime a partagé un repas dans un célèbre restaurant de sushi de Londres18 le jour où il a été empoisonné au polonium 210. Longtemps affublé du titre Meurtre par sushi, ce qui rend l’allusion transparente pour les lecteurs britanniques, cette ténébreuse affaire a depuis été à peu près élucidée19.

39 Les deux articles opèrent chacun comme deux prismes déformants, mais avec des modalités très particulières, et presque opposées. Le Wall Street Journal formate la réalité de cette longue interview pour se plier au nouveau modèle qu’il a choisi au moment de sa conversion aux règles des médias électroniques. De son côté, le Times divise sa couverture de l’événement en deux sous-parties qui font jeu égal. Il donne un résumé assez synthétique des propos de Vladimir Poutine, ainsi que l’on est en droit de l’attendre dans un quotidien de référence, mais assortit cette lecture factuelle d’un

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récit divertissant qui prend – il faut bien l’admettre – des libertés avec la retranscription scrupuleuse des faits et des propos, et donne de Vladimir Poutine un portrait qui confine à la caricature. Ce second versant de l’article répond plus ou moins aux interrogations avec lesquelles nous avons ouvert notre étude. Le positionnement un peu moins élitiste du journal a visiblement entraîné une évolution du style éditorial, avec des concessions et des facilités qui l’apparentent parfois à la presse populaire britannique, dont il était traditionnellement bien distinct. L’article de Bronwen Maddox dérive vers la fin clairement en direction de la fiction, reprend la tradition de la private joke allusive, et le langage codé des romans d’espionnage. L’accumulation jusqu’à l’excès des détails finit par inverser la fonction de ceux-ci. Alors que, dans le Wall Street Journal, les quelques notations anecdotiques créent des effets de réel, dans le Times leur prolifération finit par créer un effet de fiction.

40 Pour illustrer la divergence stylistique entre les textes britanniques et américains, il est tentant de rechercher pour ces articles un parrainage littéraire. Du côté américain, nous avons l’embarras du choix, car l’écriture sobre et dépouillé du journalisme a fait école même chez les auteurs de fiction, comme Hemingway. Pour l’article britannique, il est fort tentant de citer en référence les premières œuvres de John Le Carré, à moins que, de façon moins charitable, on en vienne à invoquer les mânes de Ian Fleming.

41 En définitive, le pari de Vladimir Poutine, malgré les distorsions assez fortes subies par son message initial, n’est pas totalement perdu. En effet, le personnage qui se dessine au fil de l’article du Wall Street Journal, et ce malgré les impératifs du nouveau modèle d’écriture, est indiscutablement bien informé et compétent sur les dossiers économiques. Quant au personnage que nous livre la journaliste anglaise, visiblement soucieuse d’amuser le lecteur, il est campé de façon suffisamment caricaturale pour paraître moins redoutable. La descente en gamme du Times a donc pour résultat paradoxal de ne pas trop écorner l’image du président russe.

NOTES

1. Pour le cadrage théorique et la présentation générale de cette série d’articles consacrée aux comptes-rendus dans la presse européenne, se reporter au texte de cadrage de Valery Kossov et Elisabeth Lavault. 2. White, Gregory L., « Putin Threatens West Over Plan To Deter Missiles–As G-8 Prepares to Meet, Russian Leader Talks Of Retargeting Europe », Wall Street Journal, 4 juin 2007, page A1. Maddox, Bronwen, « I’m a pure and absolute democrat. It’s a tragedy that I’m the only one’; Vladimir Putin tells our correspondent that he is Gandhi’s true heir and warns against hypocrisy on human rights », The Times, 4 juin 2007. Disponible également sur le site du journal : [En ligne] 3. Le contexte anglo-russe récent, celui des années 2000, est efficacement retracé dans un article de fond du Financial Times consacré au sommet et présenté sur le site Shell : [En Ligne]. L’Ukraine a fait sur ce terrain, en janvier 2007, les frais de son positionnement pro-occidental, lorsque Gazprom lui a appliqué sa nouvelle tarification, et a brièvement interrompu les livraisons dans des conditions assez floues.

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4. Le « bouclier » est constitué d’installations radar en République Tchèque et de bases de missiles anti-missiles sur le territoire polonais. Sa fonction est en principe de surveiller les états voyous (rogue states) et tout particulièrement l’Iran en voie de nucléarisation, mais le dispositif couvre de fait le territoire Russe. 5. Par exemple, le Christian Science Monitor, dont le tirage papier est une fraction de celui du Wall Street Journal est infiniment plus présent sur la toile parce qu’il n’a pas une vocation marchande. 6. Firme qui fait désormais Dresdner Kleinwort Wasserstein. 7. C’est également le cas du journaliste canadien. 8. « Russian President Putin’s Interview with G8 Newspaper Journalists » [En ligne] consulté le 06/06/07. 9. Nous prenons le mot patronyme au sens habituellement accepté par les slavisants, et non dans son usage en droit français. 10. Un comptage similaire donne le même pourcentage pour l’article du Figaro. La couverture de l’entretien de Novo-Ogarevo par le Financial Times et The Independent donne des formats assez proches. Naturellement, on aurait pu calculer le ratio par rapport au nombre de mots du texte intégral russe, qui avec 1716 mots est plus concis que sa traduction en anglais, comme c’est souvent le cas. Le taux apparent de compression aurait été moins fort, mais ne pas prendre en compte la traduction – qui rallonge le texte – aurait faussé notre appréciation. 11. Évidemment, la démarche peut sembler paradoxale (pourquoi comprimer si c’est pour répéter en boucle ?). Nous écartons d’emblée l’hypothèse selon laquelle cet article est tout simplement mal écrit, mais il n’est pas interdit de le trouver déroutant par sa structure à la première lecture attentive. 12. Les boucles ne sont pas une simple série de paragraphes, dans la mesure où elles ne sont pas en séquence linéaire. Elles correspondent à une disposition en cercles concentriques repassant par le point initial. 13. Poutine menace l’Occident à la suite du plan anti-missiles – au moment où le G8 s’apprête à se réunir, le dirigeant russe parle de réassigner des cibles en Europe. 14. L’article du Wall Street Journal relègue en paragraphe 27 cette déclaration, c'est-à-dire au niveau des anecdotes sans importance. 15. Bronwen Maddox descend vraiment de l’anecdotique au scabreux, en précisant même que Vladimir Poutine ne s’absente jamais pour aller au toilettes (paragraphe 19). 16. Le Wall Street Journal précise « He skipped all but the dessert–wild strawberry soup with vanilla ice-cream » mais reste bien en dessous du quotidien britannique qui ne nous épargne aucun détail du menu : « …carpaccio of sea bass with black caviar, crab gazpacho, turbot with asparagus … He ignored the wine, taking only three sips of water ». 17. Ce que Vladimir Poutine déclare effectivement dans le texte de Information Clearing House, est que la Russie doit accepter sa part de responsabilité dans la contrebande du crabe (Russia itself has to take a lot of the blame), mais cette déclaration n’a rien à voir avec l’affaire Litvinenko. 18. Le restaurant de Picadilly, l’un des 11 que possède la chaîne dans la capitale britannique. 19. Il semble que l’empoisonnement radioactif ait eu lieu à l’hôtel Millenium de Mayfair, le matin du 1er novembre 2006. La victime partageait son petit déjeuner avec Andrei Lugovoi et un certain Vladimir, plus tard identifié comme l’homme d’affaire Dimitri Kovtin. En revanche, Mario Scaramella, le second convive du déjeuner au restaurant Itsu semble hors de cause. Litvinenko décèdera le 23 novembre 2006.

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RÉSUMÉS

Pour le sommet du G8 de juin 2007, Vladimir Poutine convoque des médias européens et américains pour tenter de diffuser à l’étranger une image de compétence et de fermeté. Parmi eux, se trouvent le Times de Londres et le Wall Street Journal de New York. À partir de la même collecte d’information, le journal anglais et le journal américain vont diverger fortement dans leur compte rendu, au niveau de la hiérarchisation des faits retenus et de l’usage de l’espace libéré par la compression des données. Cette étude analyse les distorsions les plus caractéristiques et formule des hypothèses explicatives de nature culturelle et économique : concurrence des médias électroniques dans un cas, et descente en gamme pour concurrencer la presse populaire dans l’autre.

For the G8 summit of June 2007, Vladimir Putin summoned a panel of European and American media in an effort to create an image of competence and firmess abroad. The Times of London and The Wall Street Journal of New York were among those selected. Although their sources are identical, the English and the American papers end up diverging dramatically, in terms of hierarchisation of facts and use of the space made available by data compression. This study analyses the major distorsions and formulates cutural and economic hypotheses to explain the phenomenon : competition from the electronic media in one case, and downmarket positioning to compete with the popular press in the other.

INDEX

Mots-clés : G8, médias électroniques, Poutine, presse populaire, The Times, The Wall Street Journal Keywords : electronic media, G8, popular press., Putin, The Times, The Wall Street Journal

AUTEUR

CHRISTIAN LEBLOND Maître de conférences d’anglaisUniversité Stendhal-Grenoble 3 ILCEA / GREMUTS

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Vladimir Poutine vu par Stefan Aust : des choix à contre-courant

Claire Allignol

Introduction

1 La rédaction d’un article, d’un commentaire, du texte faisant suite à une interview, fait souvent intervenir une forme ou une autre de transfert linguistique. Des documents rédigés dans une langue étrangère doivent par exemple être résumés à l’intention du journaliste qui s’appuiera sur leurs informations pour développer son analyse, ou une interview donnée par l’intermédiaire d’un interprète (ou sans son aide) sera enregistrée, traduite – intégralement ou non – puis retravaillée dans la langue de publication. La traduction telle qu’elle est utilisée par la presse écrite peut ainsi revêtir divers visages, comme par exemple : traduction absolument littérale des propos d’un grand dirigeant étranger, traduction synthétique de textes, résumé de propos trop longs, notamment après les interviews, où le travail rédactionnel va souvent au-delà de la simple synthèse. Certains thèmes de l’entretien peuvent en effet être abandonnés si le journaliste juge qu’ils ne seront pas pertinents pour ses lecteurs, d’autres peuvent être fortement résumés, et d’autres encore restitués dans toute leur longueur. À l’issue de ce travail, l’entretien est devenu un texte d’interview (et non un procès-verbal), et les sujets abordés ont acquis une pondération différente de celle que lui avait donnée la personnalité interviewée au cours de l’entretien. Ce travail classique du journaliste suppose la traduction préalable, par un traducteur ou un interprète, des propos enregistrés lorsque le journaliste ne maîtrise pas la langue de la personne interrogée, ou s’accompagne d’une traduction réalisée par le journaliste lui-même lorsqu’il comprend la langue de son interlocuteur.

2 Dans tous les cas où le journaliste utilise des informations rédigées ou des propos prononcés dans une autre langue que celle de son média, le transfert linguistique intervient dans le processus de recherche de l’information, de conception et de rédaction de l’article.

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3 Nous présentons dans ce qui suit l’article paru le 4 juin 2007 dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel suite à la conférence de presse accordée le 1er juin 2007 par le président Vladimir Poutine dans la datcha présidentielle de Novo-Ogarevo, près de Moscou. Cette conférence de presse précédait de peu la conférence du G8, qui s’est tenue en Allemagne du 6 au 8 juin 2007. Les services de la présidence russe avaient convié un nombre restreint de journalistes, à savoir une seule personne par pays du G8. L’Allemagne était ainsi représentée par M. Stefan Aust, rédacteur en chef du Spiegel depuis 1994, auteur de nombreux ouvrages et de films.

4 Chaque quotidien ou hebdomadaire présent à cette conférence de presse publia donc un article à la suite de cette rencontre.

5 Nous étudierons ce texte comme le résultat d’un travail journalistique, sans oublier le rôle de la traduction. Nous comparerons le texte paru dans Le Spiegel le 4 juin 2007 à la retranscription complète de la conférence de presse, mise en ligne, en russe, par la revue russe Kommersant, également présente à la conférence de presse. (Lire le Texte de cadrage)

Quelques mots sur Stefan Aust

6 Stefan Aust a derrière lui une belle carrière de journaliste, qui a commencé dans les années soixante. C’est aussi un homme d’action qui a, par exemple, réussi à libérer, avec l’aide d’un ancien membre du groupe terroriste allemand R.A.F., les deux enfants que la passionaria du groupe, Ulrike Meinhof, avait eu avec l’un de ses collègues journalistes, enfants qui avaient été enlevés et transportés en Sicile. Le terrorisme, notamment celui de la R.A.F., a d’ailleurs longtemps été un sujet de réflexion pour cet homme, qui lui a consacré plusieurs ouvrages. Stefan Aust s’est également lancé dans les affaires, au point que ses collaborateurs lui ont reproché de traiter les informations en fonction de ses propres intérêts financiers. Bien qu’il ait été non seulement un rédacteur en chef de talent, mais aussi un excellent manager pour Le Spiegel, les critiques se sont intensifiées au cours de l’année 2007, et les associés de la maison d’édition de l’hebdomadaire prirent en novembre 2007 la décision de ne pas reconduire Stefan Aust dans ses fonctions de rédacteur en chef. Bien que son contrat courre jusqu’au 31 décembre 2008, il a été démis de ses fonctions en février 2008.

7 Sans remettre un seul instant en question les qualités professionnelles d’un journaliste qui a fait une carrière brillante dans l’un des médias les plus reconnus d’Allemagne, et qui s’est vu décerner trois récompenses importantes (DIVA-Award en 1991, Goldene Feder en 2003 pour son activité de journaliste de la presse écrite, et Goldene Kamera en 2005 pour ses reportages télé), nous ne pouvons pas ignorer ces développements. Il nous semble que nous devons intégrer à notre réflexion que le texte du Spiegel est de la plume d’un homme qui semble avoir – peut-être – quelque peu perdu de sa rigueur et de son éthique professionnelle.

8 Il y a donc lieu d’examiner le texte paru le 4 juin 2007 avec attention, en le comparant avec le texte d’origine en russe, et en essayant de mettre en évidence si la manière de rendre compte de cette conférence de presse est orientée, et, dans cette optique, quels moyens, linguistiques ou autres, ont été utilisés.

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Pas de mise en situation du lecteur du Spiegel

9 À la différence du Corriere della Sera en Italie ou encore de Kommersant en Russie, Le Spiegel ne donne à ses lecteurs aucune information sur la date de la conférence de presse, le lieu, ses participants. Il n’est pas fait mention du fait, pourtant intéressant, qu’il s’agissait d’une conférence de presse, et non d’un entretien accordé au seul Spiegel. La longue attente du Président russe, retenu par une visite à la veuve de son prédécesseur Boris Eltsine 40 jours après la disparition de ce dernier, le fait que Vladimir Poutine semblait fatigué, le délicieux repas servi aux journalistes, les tensions entre ces derniers, ne sont pas non plus évoqués.

10 Un lecteur attentif peut deviner qu’il ne s’agit pas d’une interview exclusive donnée au Spiegel, car chaque question est introduite par le simple mot Frage (question), et non par le mot Spiegel, qui figure habituellement devant une question formulée par un journaliste de cet hebdomadaire. Reconnaissons qu’il faut un lecteur particulièrement attentif pour remarquer cette petite différence. Ce dernier n’apprend ainsi pas quelle est l’origine des questions, ni que le texte de l’interview est largement tronqué.

Choix des informations par Le Spiegel

11 « Informer, c’est choisir »1. La version intégrale de la conférence de presse comporte 16 121 mots, allocution de bienvenue comprise, 15 827 mots sans elle, et plus de 50 questions. Le texte du Spiegel, lui, ne compte que 2 378 mots, dont 18 questions. Des informations ont donc été écartées, et d’autres résumées. L’ont-elles été uniquement en fonction de l’intérêt supposé des lecteurs germanophones, ou la sélection de l’information a-t-elle obéi à d’autres objectifs ?

Les informations omises

12 Le texte du Spiegel reprend certaines questions posées par Stefan Aust, par le journaliste du Times, ceux du Corriere della Sera, du Wall Street Journal, du Figaro, et du Globe and Mail (sous une forme très condensée dans le cas de ce journal canadien). Mais d’autres médias étaient représentés, et qui ne se retrouvent pas dans le texte du Spiegel.

Les « omissions générales »

13 Stefan Aust omet toutes les questions posées par le journaliste russe de la revue Kommersant, et celles du journaliste japonais du Nihon Keizai Shinbun, le quotidien économique qui publie l’indice Nikkei. Bien entendu, les réponses de Vladimir Poutine à ces questions sont également absentes.

14 Le journaliste japonais, seul représentant de l’Asie, interroge le Président russe sur les îles Kouriles, ou « territoires du nord » pour les Japonais, sur la politique de la Russie envers les pays d'Asie, y compris dans le domaine économique. Il pose également une question sur la Corée du Nord, à laquelle Vadimir Poutine répond en évoquant les ambitions nucléaires de ce pays. Si la dernière question du quotidien japonais peut effectivement passer pour inintéressante pour les lecteurs du Spiegel (il y est question de la pêche au crabe et des exportations de crabes russes vers le Japon), peut-on

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vraiment considérer que les deux premières, et notamment les propos du Président russe sur la question nord-coréenne, sont dénués d’intérêt pour les germanophones ?

15 Le journaliste du Kommersant interroge une première fois Vladimir Poutine sur la détérioration des relations de la Russie avec l’Occident, et sur l’emploi, par le Président russe, d’expressions empruntées à la période soviétique (« course aux armements », « impérialisme »). Il suggère l’emploi d’un vocabulaire différent, dont ne serait pas absent le mot « compromis », et une prise en considération de l’opinion publique dans les pays occidentaux et aussi en Russie. Vladimir Poutine lui répond longuement. Une série de questions de Kommersant concerne l’interdiction de l’exportation hors de Russie de matériel biologique destiné à alimenter des banques de données médicales à des fins de recherche et de diagnostic. Les réponses de Vladimir Poutine montrent qu’il ne connaît pas très bien le sujet, ce qui justifie sans doute l’omission. Ce journaliste l’interroge ensuite sur « l’après-Poutine » et sur ses plus fidèles collaborateurs, dont les noms sont inconnus du grand public en Allemagne comme dans les autres pays occidentaux. Là aussi, l’omission se justifie par le manque de connaissances des lecteurs allemands, et pas l’aspect sans doute anecdotique de la question. Enfin, Kommersant s’intéresse à l’Asie centrale, avec la proposition du Kazakhstan de créer une Union Eurasienne pour combler le vide laissé par l’Union soviétique. Le Président donne une longue réponse – un peu confuse – dans laquelle il expose ses vues sur l’intégration économique de l’espace postsoviétique, réaffirme la fiabilité des livraisons de pétrole et de gaz aux pays occidentaux, et déplore l’incompétence de certains experts européens et américains.

16 De notre point de vue, le fait que la totalité des interventions de Kommersant et de Nihon Keizai Shinbun soient abandonnées par Stefan Aust traduit un désintérêt lié à l’origine géographique des médias en question. Si l’on peut comprendre la nécessité de réduire les 15 827 mots du texte d’origine à un texte d’une longueur acceptable pour un hebdomadaire, on peut s’interroger sur le manque d’intérêt de Stefan Aust pour les points soulevés par les journalistes russe et japonais, d’autant plus que celui de Kommersant s’est sans doute montré le plus critique.

Les omissions sélectives

Omissions « politiquement correctes »

17 Le Spiegel ne fait pas état de digressions de moindre intérêt, comme par exemple le fait que Vladimir Poutine glose sur le verbe « aimer » employé par Stefan Aust dans sa première question (« […] es sieht so aus, als würde Russland den Westen nicht mehr sonderlich lieben» / […] il semble que la Russie n’aime plus beaucoup l’Occident). Cette digression sur l’amour et sa conséquence institutionnelle, le mariage, ne présente en effet aucun intérêt.

18 De même, la plupart des expressions peu habituelles dans la bouche d’un haut responsable politique ont disparu. À la différence des Français, les Allemands ne sont pas contraints de s’accoutumer à des écarts de langage autrefois considérés comme incompatibles avec la dignité d’une haute fonction élective. De plus, depuis quelques années, l’Allemagne se montre très soucieuse du savoir-vivre. Ainsi sont omises des formulations telles que бред (qui signifie délire, ânerie) ou encore « абсолютно некомпетентные заявления некоторых наших партнеров в Европе или в Соединенных Штатах » (les déclarations totalement incompétentes de

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certains de nos partenaires en Europe ou aux États‑Unis). Susceptibles de paraître un peu rudes au lecteur germanophone, ces expressions ont été supprimées. Certains médias ont pu choisir de les conserver pour faire apparaître Vladimir Poutine comme un dirigeant peu courtois, pas Le Spiegel.

19 Mais l’omission la plus révélatrice est sans doute celle d’une partie de la réponse de Vladimir Poutine à la question de S. Aust : « Monsieur le Président, l’ancien Chancelier fédéral Gerhard Schröder vous qualifiait de pur démocrate. Considérez-vous que vous en êtes un ? »

20 De notre point de vue, cette question était absolument inutile, car personne ne pourrait imaginer que le président Poutine réponde autre chose que « oui, je suis un démocrate convaincu ». Il n’était pas non plus imaginable que Vladimir Poutine soit désarçonné par cette question au point de se lancer dans quelque confidence que ce soit.

21 Et pourtant… Vladimir Poutine, après avoir ri, se lance dans une réponse étrange, résumée ainsi par Le Figaro : « Oui, bien sûr ! Bien sûr que je suis un pur et absolu démocrate ! La tragédie, c'est que je suis le seul pur démocrate au monde. Voyez les États-Unis : des tortures horribles, des sans-abri, Guantanamo. Voyez l'Europe : des manifestations violentes, durement réprimées. Même les Ukrainiens se sont discrédités et vont vers la tyrannie. Depuis la mort de Gandhi, je n'ai personne à qui parler ! »

22 Vladimir Poutine se plaçant sur un pied d’égalité avec Gandhi, qui n’est pas son contemporain et avec qui il n’aurait de toute façon jamais pu converser, voilà qui peut nous étonner. Qui, parmi les dirigeants qui nous sont plus proches, oserait se comparer à Gandhi ? Et cette comparaison est-elle autre chose qu’une provocation ? Le Président russe donne-t-il, à une question stupide, une réponse de même qualité, pour montrer son agacement ? Ou cette tirade trahit-elle une terrifiante mégalomanie ?

23 Le Spiegel se tire très tranquillement d’affaire. La comparaison osée avec le Mahatma est passée sous silence, mais pas cette question somme toute superflue.

24 On ne peut néanmoins pas affirmer que, d’un bout à l’autre du texte, tout ce qui pourrait donner de Vladimir Poutine une impression dérangeante est gommé. Car dans la réponse relative à l’extradition d’Andreï Lougovoï (question du Times), on peut retrouver quelques mots assez durs : Wenn die Leute, die diesen Antrag bei uns gestellt haben, nicht wussten, dass unsere Verfassung eine Auslieferung verbietet, dann fragt sich: Wie kompetent sind die überhaupt? Haben sie es aber gewusst, dann fragen wir uns: Ist es also nur ein PR-Schachzug der britischen Seite, eine politische Entscheidung? Das wäre schlecht. Das ist dann nichts weiter als eine Dummheit. Texte original russe : Если те люди, которые направили нам этот запрос, не знали, что по Конституции России запрещена выдача российских граждан в иностранные государства, то, конечно, под вопрос ставится уровень их компетенции. […] если они это знали, но сделали так, то, значит, это просто пиаровский политический шаг. […] И то и то плохо, со всех сторон одна глупость. Traduction du texte russe : Si les gens qui nous ont adressé cette demande ne savaient pas que la Constitution de la Russie interdit l’extradition de citoyens russes vers un État étranger, alors, bien entendu, se pose la question de leur compétence. […] [S]’ils le savaient et ont fait mine de l’ignorer, alors ce n’est qu’un coup politico- médiatique. Dans un cas comme dans l’autre, c’est une stupidité.

25 La dureté de certaines des positions de Vladimir Poutine reste clairement perceptible dans le texte du Spiegel, notamment lorsqu’il est question de défense et de sécurité,

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mais sans que Stefan Aust mette dans sa bouche des expressions méprisantes ou désobligeantes.

Autres omissions

26 Les autres omissions relevées sont nombreuses, et il est difficile de dégager une tendance de fond qui pourrait expliquer les choix effectués. Signalons que les questions du Globe and Mail n’ont pas beaucoup retenu l’attention de Stefan Aust (on peut se demander si ce n’est pas, à nouveau, une forme de « désintérêt géographique »). Ainsi, Vladimir Poutine répond longuement (917 mots) à la question de ce quotidien canadien relative au souhait de certains membres du G8 d’exclure la Russie de ce club très fermé pour cause de déficits démocratiques. La réponse compte 89 mots en allemand, et énumère brièvement les arguments économiques, politiques et militaires de Vladimir Poutine. Mais la référence à Amnesty International est absente, tout comme le moratoire sur la peine de mort décrété en Russie.

27 Ces deux informations sont en revanche déplacées et intégrées à la réponse donnée à Stefan Aust suite à sa question sur les convictions démocratiques du Président russe. C’est assez adroit, car la réponse ayant été amputée de tout ce qui pouvait être jugé farfelu (notamment la comparaison avec Gandhi), il était bien utile de l’enrichir de déclarations que M. Poutine avait destinées à un autre journaliste.

Informations retenues et arbitrages

28 Le Spiegel a retenu les échanges sur les sujets suivants : • Désamour de la Russie pour l’Occident ; • Bouclier antimissiles américain en Europe de l’Est (c’est à ce sujet que le texte du Spiegel consacre le plus de place) ; • Éventualité de l’installation de systèmes russes comparables, à Cuba ou au Venezuela ; • Assassinat d’Alexander Litvinenko et extradition d’Andreï Lougovoï ; • Problème des licences accordées pour l’exploitation de gisements de pétrole et de gaz à BP et Shell ; • Situation des investisseurs russes en Europe ; • Problème de l’indépendance du Kosovo ; • Déficits démocratiques de la Russie et exclusion du G8 ; • Convictions démocratiques de Vladimir Poutine ; • Bilan de l’action du Président et après-Poutine.

29 Fondamentalement, on constate que les sujets touchant directement l’Europe ont été privilégiés. Cela vaut pour la question du bouclier antimissiles, puisque certains éléments seront déployés en Tchéquie et en Pologne, et que la Russie se sent contrainte de prendre des mesures pour contrer ce dispositif. De même, les compagnies pétrolières BP et Shell sont à l’origine européennes. Alexander Litvinenko a été assassiné en Grande-Bretagne. Les problèmes de droits de l’homme ont beaucoup agité les médias européens, notamment après l’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa.

30 Toutefois, certaines questions très importantes de politique internationale sont passées sous silence, alors même qu’elles intéressent au plus haut point l’Europe. Il s’agit de la

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possible dénonciation, par la Russie, du traité sur les missiles de moyenne et de courte portée, ou encore de l’extension de l’OTAN, et des difficultés à empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire.

31 Au sein de cette Europe, certains pays se posent des questions spécifiques, qui ne sont pas retenues par Stefan Aust (Le Figaro interroge Vladimir Poutine sur ses relations avec le nouveau Président français, sur EADS, le Corriere della Sera sur une possible alliance d’Aeroflot avec Alitalia, etc.) Si l’abandon de questions d’intérêt national est compréhensible, celui de questions relatives à la sécurité et à la stabilité de l’Europe l’est moins, d’autant plus que certaines des questions retenues sont, nous l’avons vu, de moindre intérêt.

32 Le Spiegel voulait-il donner à l’entretien une tonalité plus légère ? Informer le lecteur, mais le laisser parfois respirer ?

La manière de résumer

Résumé et présentation des questions posées par les journalistes

Réunion en une seule question

33 Il arrive que les questions posées se présentent en deux parties, par exemple parce que le président Poutine a interrompu le journaliste pour faire une remarque ou lui demander d’apporter une précision. Dans ce cas, les deux parties de la question sont réunies en une seule, mais seulement si la question avait un seul et unique sujet. C’est le traitement réservé, par exemple, à la première intervention du Wall Street Journal sur le bouclier antimissiles.

Dissociation

34 En revanche, les questions « doubles », comme celle du Times à propos de la mort de Litvinenko ainsi que de BP et Shell en Russie, sont scindées en deux questions, chacune portant sur un sujet distinct. Cela concourt évidemment à une plus grande clarté du texte.

Ajout de questions

35 Lorsque le Président russe répond longuement à une question, Le Spiegel intercale dans son texte des questions supplémentaires, qui ont une fonction stylistique et rhétorique. Elles n’apportent aucun élément de sens nouveau, mais reprennent brièvement le contenu qui a précédé ou constituent une ouverture sur ce qui va suivre, et elles aident à structurer la longue réponse. Ainsi, le lecteur a l’impression (agréable au demeurant) d’un échange vivant et naturel entre deux personnes. C’est la méthode appliquée, entre autres, à la réponse de Vladimir Poutine à la question du Wall Street Journal sur le bouclier antimissiles américain. La question du journaliste figure ainsi dans le texte allemand : Eines der wichtigsten Probleme zwischen Moskau und Washington ist der amerikanische Plan eines Raketenschildes in Osteuropa. Russland reagiert sehr hart darauf; das Weiße Haus aber besteht auf dem Waffensystem – was bei Ihnen wiederum zu immer weiterer Verhärtung führt. Was erreicht Russland mit einer solch starren Opposition gegen das

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System? Hoffen Sie, dass Washington auf seine Pläne verzichtet, oder verfolgen Sie andere Ziele? Traduction française du texte allemand : L’un des principaux problèmes entre Moscou et Washington est le projet américain de bouclier antimissile en Europe de l’Est. La Russie y est totalement opposée. Mais la Maison Blanche tient à ce système d’armement – avec comme corollaire un durcissement des positions russes. Qu’apporte à la Russie pareille intransigeance ? Espérez-vous que Washington va abandonner son projet, ou poursuivez-vous d’autres objectifs ?

36 Puis viennent s’intercaler les trois questions suivantes, ajoutées par Stefan Aust et traduites par nos soins entre parenthèses : Aber geht denn von dem System wirklich eine Gefahr für Russland aus? (Mais ce système représente-t-il vraiment une menace pour la Russie ?) Was wollen Sie denn? (Que voulez-vous donc ?) Weshalb versuchen die Amerikaner denn so hartnäckig, diese Pläne zu verwirklichen, wenn sie ganz offensichtlich nicht erforderlich sind? (Pourquoi les Américains tiennent-ils donc tant à mettre en œuvre ce projet, si, à l’évidence, il n’est pas indispensable ?)

Explicitations

37 Certaines questions comportent des explications destinées au lecteur et absentes de l’enregistrement des échanges entre le Président et la presse. Si durant l’entretien, le nom de Litvinenko a suffi à tous pour savoir de quoi il retournait, Le Spiegel écrit « Westliche Medien befassen sich zurzeit vor allem mit zwei Fragen: dem Fall des ermordeten Russen Alexander Litwinenko […] » et rappelle à son lecteur que Litvinenko est Russe, s’appelle Alexander et a été assassiné. La même méthode est utilisée pour présenter au lecteur germanophone Andreï Lougovoï (“Gibt es Bedingungen, unter denen Russland auf die Forderung von Großbritannien eingehen könnte, den des Mordes verdächtigen Andrej Lugowoi an London auszuliefern”. Si en russe, il suffisait de parler de l’extradition de Lougovoï, le lecteur allemand lit “extradition à Londres de Andreï Lougovoï, suspecté du meurtre.”

38 Ces explicitations se retrouvent plus loin dans le texte de Stefan Aust, par exemple lorsqu’il est question des problèmes rencontrés par Shell et BP en Russie. Mais elles peuvent devenir des ajouts purs et simples, comme dans le cas suivant : Question de Stefan Aust : «[…] готовы ли вы рассмотреть возможность размещения аналогичных американским собственных систем противоракетной обороны где-нибудь недалеко от Соединенных Штатов, например, на Кубе? » Traduction française : […] Êtes-vous prêt à envisager la possibilité d’installer des systèmes antimissiles comparables aux systèmes américains, non loin des États‑Unis, par exemple à Cuba ? Texte allemand : « Würden Sie ähnliche russische Systeme auf Kuba oder in Venezuela stationieren wollen? »

39 Indépendamment de la concision de la formulation, apparaît ici le nom d’un pays absent de la question posée à Vladimir Poutine, qui bien entendu, ne se prononce dans sa réponse que sur Cuba. Cet ajout ne peut être le fait du traducteur, et revient donc à Stefan Aust.

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Concentration

40 Un bon exemple de concentration est le résumé de la question du Globe and Mail relative à la situation des droits de l’homme en Russie, qui, selon certains, ne devrait pas lui permettre de rester membre du G8.

41 En russe, la question compte 91 mots, en allemand seulement 19 et se limite au strict nécessaire. Les précautions oratoires du journaliste sont abandonnées au profit d’une formulation concise, qui ne mentionne que les droits de l’homme et du citoyen (qui, probablement, impressionnent davantage le lecteur allemand) et non la reprise en main de l’économie par l’État russe.

Rôle de la traduction dans la formulation des questions

42 Le rôle de la traduction est évident lorsque les questions sont peu résumées. Par exemple, la question du Wall Street Journal sur le bouclier antimissiles américain est débarrassée des formules propres à l’oralité (mots d’introduction sans réel contenu, redondances). Ce sont donc des phrases ou portions de phrases entières qui sont supprimées, parce que sans importance, alors que le reste de la question est intégralement et fidèlement traduit, ce que permet la comparaison entre le texte russe original et celui du Spiegel. Les parties non traduites sont en italiques dans le texte russe ci-dessous : Wall Street Journal : Одна из наиболее острых проблем между Вашингтоном и Москвой в последнее время – это американские планы установить элементы ПРО в Европе. Поскольку Россия очень жестко высказывает свои соображения против этой системы, а Белый дом утверждает, что все равно будет устанавливать, и жестче становится противостояние ... (Interruption par Vladimir Poutine) ...больше появляется стран, желающих, чтобы система у них была установлена (la portion de phrase en italique est absente). Чего Россия добивается тем, что она так сильно выступает против? Вы надеетесь, что Вашингтон в конце концов откажется от своих планов установить ПРО или у вас какие-то другие цели, […]? Traduction allemande de cette question dans Le Spiegel: FRAGE: Eines der wichtigsten Probleme zwischen Moskau und Washington ist der amerikanische Plan eines Raketenschildes in Osteuropa. Russland reagiert sehr hart darauf; das Weiße Haus aber besteht auf dem Waffensystem – was bei Ihnen wiederum zu immer weiterer Verhärtung führt. Was erreicht Russland mit einer solch starren Opposition gegen das System? Hoffen Sie, dass Washington auf seine Pläne verzichtet, oder verfolgen Sie andere Ziele?

43 La formulation allemande privilégie une syntaxe plus simple que celle de l’original, avec des phrases plus courtes. Traduction française de l’original russe, compte non tenu des parties omises : Actuellement, l’un des principaux problèmes entre Washington et Moscou, c’est le projet américain d’installer en Europe des éléments de son bouclier antimissile. Comme la Russie est contre et le fait savoir avec force, que la Maison blanche affirme qu’elle ne renoncera pas, les tensions s’amplifient […] Que veut obtenir la Russe en s’opposant aussi énergiquement à ce projet ? Espérez-vous que Washington finira par renoncer à l’installation de son bouclier antimissile, ou poursuivez-vous d’autres buts […] ?

44 Dans les questions très condensées, la traduction est certes à la base du travail de rédaction du journaliste, mais elle n’apparaît plus en tant que telle, car le sens est

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résumé librement par ce dernier à partir de l’« offre d’information » que constitue alors la traduction.

Résumé des réponses de Vladimir Poutine

45 Dans ce qui suit, nous allons étudier plus en détail un passage précis de la conférence de presse et la manière dont elle a été rendue en allemand. Nous comparerons tout d’abord le contenu des deux textes afin de montrer comment les propos de Vladimir Poutine ont été résumés, puis nous pencherons sur la traduction.

Comparaison entre le texte source et le texte du Spiegel

46 Comme nous l’avons mentionné, le passage de l’oral à l’écrit s’accompagne de la disparition d’échanges propres au dialogue, de questions destinées à obtenir une précision, de remarques ironiques, plaisanteries, etc. Il n’y a pas lieu de s’attarder sur ces détails. Il est plus intéressant de regarder de près comment Le Spiegel résume une longue réponse à une question très importante de politique internationale, celle posée par le journaliste du Wall Street Journal sur l’installation du bouclier antimissiles américain en Europe de l’Est. Pour cela, nous mettrons les deux textes en parallèle. Les passages non traduits figureront en italiques dans le texte source, tout comme les questions ajoutées en allemand.

Intervention originale Texte allemand Remarques de Vladimir Poutine correspondant

Я бы все-таки начал с Договора об Wir haben nicht nur Synthèse des ограничении обычных вооружений erklärt, dass wir bereit deux premières в Европе. Мы ведь не просто sind, den Vertrag über phrases ; заявили о том, что готовы konventionelle Rüstung passage de 30 à выполнять этот договор, так же, in Europa zu erfüllen. Wir 18 mots. Phrases как и некоторые другие. Мы его haben ihn erfüllt: Wir courtes. haben tatsächlich all реально выполняем, мы вывели за unsere schweren Waffen Урал с европейской части России hinter den Ural gebracht, все наши тяжелые вооружения. Мы wir haben unsere на 300 тысяч человек сократили Streitkräfte um наши Вооруженные Силы. Мы 300 000 Mann verringert. совершили и некоторые другие шаги, которые были необходимы по ДОВСЕ.

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Но что мы увидели в ответ? Was aber haben wir als Omission d’une Восточная Европа наполняется Antwort bekommen? information sur новыми вооружениями, создаются Osteuropa wird mit neuer laquelle две новые военные базы – в Rüstung vollgestopft. V. Poutine ne Румынии и в Болгарии, и два Zwei neue amerikanische donne pas de позиционных района – локатор в Militärstützpunkte renseignements wurden geschaffen – in précis par la Чехии и ракетные системы в Rumänien und suite. Польше. И мы задаемся вопросом: Bulgarien –, dazu die что происходит? Происходит Formulation Vorbereitungen für ein одностороннее разоружение moins technique Radarsystem in России. Но если мы односторонне pour parler des Tschechien und ein разоружаемся, то мы хотели бы installations Raketensystem in Polen. prévues en видеть хотя бы готовность наших Das heißt: Russland hat Pologne et en партнеров делать то же самое в einseitig abgerüstet, ohne . Вместо этого происходит République Европе dass wir die Bereitschaft Tchèque. накачка Восточной Европы новыми unserer Partner sehen, . , , Omission d’une системами оружия И это конечно das ebenfalls zu tun. нас не может не беспокоить. répétition.

Что же нам делать в этих Was also sollen wir unter условиях? Конечно, мы заявили о solchen Bedingungen моратории. tun? FRAGE: Aber geht denn von dem System wirklich eine Gefahr für Russland aus?

Что касается системы PUTIN: Wenn das neue Abandon d’une противоракетной обороны.Это не Raketensystem erst répétition et de просто система противоракетной einmal steht, wird es in la phrase de обороны сама по себе. Ведь, если einem automatischen conclusion. она будет создана, она будет Modus funktionieren und работать в автоматическом mit dem gesamten nuklearen Potential der режиме со всем ядерным USA verknüpft sein. потенциалом Соединенных Штатов. Это будет неотъемлемой частью ядерного потенциала США.

Обращаю ваше внимание и Zum ersten Mal in der Abandon de внимание всех ваших читателей на Geschichte werden auf formulations то, что впервые в истории, хочу это dem europäischen rhétoriques. подчеркнуть, на европейском Kontinent Komponenten континенте появляются элементы des amerikanischen ядерного потенциала Соединенных Nuklearsystems entstehen – das verändert Штатов Америки. Это просто die gesamte меняет всю конфигурацию Konfiguration der международной безопасности. Это internationalen второе. Sicherheit.

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Наконец, третье. Чем это Uns wird erklärt, dass Synthèse des объясняется? Тем, что нужно man sich vor iranischen deux premières защищаться от иранских ракет. А Raketen schützen will. phrases. таких ракет нет. Нет у Ирана ракет Aber die gibt es gar nicht: Omission des с дальностью 5-8 тыс. километров. Iran besitzt keine Raketen répétitions et То есть нам говорят, что система mit 5 000 bis 8 000 effets Kilometer Reichweite. ПРО направлена на защиту от того, rhétoriques. Hier soll ein Schutzwall чего не существует. Вам не Omission de la geschaffen werden gegen кажется, что это как минимум justification de etwas, was gar nicht смешно?Но было бы смешно, если la réaction existiert. бы не было так грустно.Нас не russe. удовлетворяют те Es gibt keinen Anlass für объяснения,которые мы слышим. ein solches Нет никаких оснований для Raketenabwehrsystem in размещения системы ПРО в Европе. Europa. Наши военные специалисты Wir aber werden полагают, что эта система, конечно gezwungen, darauf zu же, затронет территорию reagieren. Российской Федерации, вплоть до Frage: Was wollen Sie denn? Уральских гор. И, разумеется, мы вынуждены будем на это реагировать.

Теперь я хочу окончательно La question ответить на ваш вопрос: чего мы ajoutée добиваемся? remplace une question rhétorique de V. Poutine.

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Мы, во-первых, хотим, чтобы нас Putin: Wir wollen, dass Synthèse des услышали. Мы хотим, чтобы была man uns anhört. Wir deux premières понятна наша позиция. Мы не schließen nicht aus, dass phrases исключаем, что наши unsere amerikanischen (disparition de американские партнеры могут Partner ihre la question пересмотреть свое решение. Мы Entscheidung überprüfen rhétorique) können, und hoffen auf никому ничего не навязываем. Но Omission de la Vernunft. мы исходим из соображений justification de здравого смысла, и думаем, что Wenn die ausbleibt, dann la future этот здравый смысл присутствует у müssen wir reagieren. réaction russe. всех. Но если же этого не Wir sind nicht schuld, Synthèse des произойдет, то мы снимаем с себя wenn ein neues propos sur le ответственность за наши ответные Wettrüsten in Europa bon sens шаги, потому что не мы являемся beginnt, wir lassen uns (здравый инициаторами безусловно auch nicht eine solche смысл / назревающей новой гонки Schuld zuschieben, wenn Vernunft), вооружений в Европе. И мы хотим, wir jetzt das System résumé des чтобы все ясно и четко себе unserer eigenen propos de представляли, что мы за это Nuklearwaffen V. Poutine ответственности нести не будем, vervollkommnen. как ее, например, пытаются на нас переложить в связи с совершенствованием нами систем стратегического ядерного оружия. Мы же не были инициаторами выхода из Договора по противоракетной обороне.Но когда мы дискутировали с нашими американскими партнерами по этому вопросу, что мы отвечали?

Мы говорили, что у нас нет Das Abwehrsystem Omission des ресурсов и желания создавать schafft nur die Illusion, répétitions. такую систему. Но мы с вами на dass man geschützt ist – Synthèse. профессиональном уровне rein theoretisch aber понимаем, что система wird die Möglichkeit zur противоракетной обороны с одной Entfesselung eines стороны и отсутствие таковой у nuklearen Konfliktes dadurch sogar größer. другой стороны создает иллюзию защищенности и повышает возможность развязывания ядерного конфликта.

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Я говорю чистотеоретически, это Die strategische Balance Déplacement de in der Welt wird gestört. не имеет никакого личностного чисто . Um sie измерения Нарушается теоретически/ стратегический баланс в мире. Для wiederherzustellen, rein theoretisch. , müssen wir ein System того чтобы этот баланс Résumé et , zur Überwindung dieser восстановить не создавая у себя simplification системы противоракетной amerikanischen Waffen schaffen. обороны, мы вынуждены будем создавать системы преодоления этой ПРО, что мы и делаем сейчас.

Мы тогда слышали от наших Frage: Weshalb versuchen партнеров: "Ничего страшно, мы die Amerikaner denn so же не враги, мы против друг друга hartnäckig, diese Pläne zu работать не будем". Мы verwirklichen, wenn sie напоминаем, мы посылаем ganz offensichtlich nicht ответную шайбу: "Мы вас erforderlich sind? предупреждали, мы об этом говорили, вы нам отвечали вот так. Так мы и делаем, как говорили". И в случае размещения систем противоракетной обороны в Европе и сегодня предупреждаем - будут ответные шаги. Мы вынуждены обеспечивать свою безопасность. И не мы инициаторы этого процесса.

Ajout emprunté au paragraphe suivant des déclarations de V. Poutine.

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Ну и, наконец, последнее. И опять Putin: Womöglich etwa Adaptation de la не хотелось бы, чтобы возникала dafür, dass wir jetzt réponse de иллюзия, что мы кого-то Antwortschritte V. Poutine à la разлюбили. Но иногда лично у меня unternehmen und question возникает такая мысль:я думаю, dadurch keine weitere ajoutée. зачем же все-таки это делается, Annäherung Russlands an зачем так настойчиво наши Europa zustande kommt? американские партнеры пытаются Ich behaupte es nicht, претворить в жизнь планы по aber das ist eine Möglichkeit. Wenn es so размещению противоракетной wäre, dann wäre es ein обороны в Европе, если они, weiterer Fehler. совершенно очевидно, не нужны против защиты от иранских или тем более северокорейских ракет.Известно ведь, где Северная Корея находится? И какая должна быть дальность у этих ракет, чтобы достичь Европы? Ясно, что это не против них и ясно, что не против нас, потому что для всех очевидно, что Россия не собирается ни на кого нападать. Но зачем же тогда? А, может быть, специально для того, чтобы мы совершили вот эти ответные шаги? И для того, чтобы не допустить дальнейшего сближения России с Европой? Если это так (я не утверждаю, что это так, это одна из версий), то я полагаю, что это еще одна ошибка, потому что таким образом мы международную безопасность и международный мир не улучшим.

La traduction des réponses de Vladimir Poutine

47 Nous examinerons dans ce qui suit le premier paragraphe des déclarations de Vladimir Poutine citées ci-dessus, consacrées à l’installation du bouclier antimissiles américain.

48 La méthode employée par Le Spiegel est assez banale : omission pure et simple de la plupart des formulations propres à l’oralité (notamment mots d’introduction, formules et questions rhétoriques, répétitions), traduction des phrases ou segments de phrases conservés, et aussi résumé des informations traduites. Examinons maintenant plus en détail le premier paragraphe du passage présenté précédemment, que nous compléterons de la traduction française. Les passages ou mots non traduits en allemand figurent en italiques dans le texte russe. Texte russe : Я бы все-таки начал с Договора об ограничении обычных вооружений в Европе. Мы ведь не просто заявили о том,

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что готовы выполнять этот договор, так же, как и некоторые другие. Мы его реально выполняем, мы вывели за Урал с европейской части России все наши тяжелые вооружения. Мы нa 300 тысяч человек сократили наши Вооруженные Силы. Мы совершили и некоторые другие шаги, которые были необходимы по ДОВСЕ. Но что мы увидели в ответ? Восточная Европа наполняется новыми вооружениями, создаются две новые военные базы – в Румынии и в Болгарии, и два позиционных района – локатор в Чехии и ракетные системы в Польше. И мы задаемся вопросом: что происходит? Происходит одностороннее разоружение России. Но если мы односторонне разоружаемся, то мы хотели бы видеть хотя бы готовность наших партнеров делать то же самое в Европе. Вместо этого происходит накачка Восточной Европы новыми системами оружия. И это, конечно, нас не может не беспокоить. Texte allemand (ajouts en gras) :Wir haben nicht nur erklärt, dass wir bereit sind, den Vertrag über konventionelle Rüstung in Europa zu erfüllen. Wir haben ihn erfüllt: Wir haben tatsächlich all unsere schweren Waffen hinter den Ural gebracht, wir haben unsere Streitkräfte um 300 000 Mann verringert. Was aber haben wir als Antwort bekommen? Osteuropa wird mit neuer Rüstung vollgestopft. Zwei neue amerikanische Militärstützpunkte wurden geschaffen – in Rumänien und Bulgarien –, dazu die Vorbereitungen für ein Radarsystem in Tschechien und ein Raketensystem in Polen. Das heißt: Russland hat einseitig abgerüstet, ohne dass wir die Bereitschaft unserer Partner sehen, das ebenfalls zu tun. Was also sollen wir unter solchen Bedingungen tun? Traduction française du texte allemand : Nous n’avons pas seulement déclaré que nous sommes prêts à appliquer le Traité sur les forces conventionnelles en Europe. Nous l’avons fait : nous avons réellement ramené tout notre armement lourd de l’autre côté de l’Oural, nous avons réduit nos troupes de 300 000 hommes. Et quelle a été la réponse ? L’Europe de l’Est accumule des armements supplémentaires. Deux nouvelles bases américaines sont apparues, en Roumanie et en Bulgarie, auxquelles il faut ajouter les préparatifs pour un système de radars en Tchéquie et un système de missiles en Pologne. Il y a donc eu démilitarisation unilatérale de la Russie, sans que nos partenaires semblent prêts à faire de même. Que devons-nous faire dans de telles conditions ? Traduction française de l’original russe : Je reviendrais néanmoins tout d’abord sur le Traité sur les forces conventionnelles en Europe. Nous ne nous sommes pas contentés d’affirmer que nous sommes prêts à appliquer cet accord, comme le font certains autres. Nous l’appliquons vraiment, nous avons retiré de la partie européenne de la Russie et installé au-delà de l’Oural tout notre armement lourd. Nous avons réduit nos troupes de 300 000 hommes. Nous avons également pris certaines mesures exigées par le Traité FCE. Et quelle a été la réponse ? L’Europe de l’Est accumule des armements supplémentaires, deux nouvelles bases militaires sont en construction, en Roumanie et en Bulgarie, ainsi que deux sites stratégiques, soit un radar en Tchéquie et des intercepteurs en Pologne. Et nous nous posons la question suivante : Que se passe-t-il ? Ce qui se passe, c’est le désarmement unilatéral de la Russie. Mais si nous désarmons unilatéralement, nous aimerions, au moins, constater que nos partenaires sont prêts à faire la même chose en Europe. Au lieu de cela, l’Europe de l’Est reçoit quantité de nouveaux systèmes d’armement. Et bien entendu, cela ne peut que nous inquiéter.

49 La comparaison des deux traductions françaises montre bien comment les propos de Vladimir Poutine ont été résumés : • Omission des formulations rhétoriques telles que И мы задаемся вопросом: что происходит? / Et nous nous posons la question suivante : Que se passe-t-il ? • Omission d’informations sur lesquelles le Président russe ne revient pas dans la suite de sa réponse, et que le lecteur aurait donc de la peine à comprendre et correctement situer. Il

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s’agit par exemple de Мы совершили и некоторые другие шаги, которые были необходимы по ДОВСЕ / Nous avons également pris certaines mesures exigées par le Traité FCE. Vladimir Poutine n’indique pas de quelles mesures il s’agit, et Le Spiegel omet donc cette phrase. • Omission de mots / phrases d’introduction, comme Я бы все-таки начал с Договора об ограничении обычных вооружений в Европе. / Je reviendrais néanmoins tout d’abord sur le Traité sur les forces conventionnelles en Europe. • Omission d’une allusion non précisée par la suite : Мы ведь не просто заявили о том, что готовы выполнять этот договор, так же, как и некоторые другие. Wir haben nicht nur erklärt, dass wir bereit sind, den Vertrag über konventionelle Rüstung in Europa zu erfüllen. / Nous ne nous sommes pas contentés d’affirmer que nous sommes prêts à appliquer cet accord, comme le font certains autres. Le Spiegel reformule en une seule phrase les deux phrases du début de la réponse de Vladimir Poutine. • Suppression de redondances, telles que Восточная Европа наполняется новыми вооружениями et происходит накачка Восточной Европы новыми системами оружия / Osteuropa wird mit neuer Rüstung vollgestopft (une seule mention de l‘armement de l’Europe de l’Est au lieu de deux) / L’Europe de l’Est accumule des armements supplémentaires. • Abandon d’une phrase de conclusion jugée inutile : И это, конечно, нас не может не беспокоить / Et bien entendu, cela ne peut que nous inquiéter.

50 Le rôle de la traduction des réponses ne diffère guère de ce que nous avons constaté ci- dessus (§ 42), avec toutefois une nuance. Les réponses étant beaucoup plus longues que les questions, la traduction est moins visible dans les réponses de V. Poutine restituées en allemand. En effet, dans les questions, il est possible de retrouver des phrases entières et des fragments de phrase traduits fidèlement, presque littéralement. Dans les réponses, en revanche, la nécessité de condenser les informations laisse moins de place pour la traduction de phrases complètes. La traduction du texte source a donc été, comme l’affirme la théorie fonctionnaliste de la traduction, une offre d’information (destinée à Stefan Aust) sur une offre d’information (les propos de Vladimir Poutine)2. Malgré les amples remaniements que le travail rédactionnel implique, le journaliste a préservé le style clair et concis de Vladimir Poutine, qui s’exprime avec une syntaxe simple, et qui privilégie les propositions indépendantes.

Les erreurs de traduction

51 Si la traduction a constitué une étape préalable à la rédaction du texte du Spiegel, elle n’a pas été exempte d’erreurs, dont certaines, peut-être toutes, s’expliquent à l’évidence par la grande hâte dans laquelle la traduction a été réalisée.

52 Dans la réponse à la première question de Stefan Aust, on note une première inexactitude :

Texte russe Texte allemand

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(…) мы не считаем, что нужно Wir sind nicht der Auffassung, dass man драматизировать события. Если мы Ereignisse dramatisieren muss, wenn wir высказываем свое мнение откровенно, unsere Auffassungen offen und deutlich честно и принципиально, то это не значит, darlegen; wir suchen keine что мы ищем конфронтации. Konfrontation.

Commentaire : La traduction allemande modifie le sens par un emploi différent de la ponctuation. Le point devient une virgule, et le lien logique entre les propositions change.

53 On passe ainsi de « Nous ne pensons pas qu’il faille dramatiser. Si nous exprimons notre point de vue de manière franche, ouverte et catégorique, cela ne signifie pas que nous cherchons la confrontation » à « Nous ne pensons pas qu’il faille dramatiser quand nous exprimons nos points de vue franchement et clairement ; nous ne cherchons pas de confrontation. » Lorsqu’un traducteur se trompe d’unité, et transforme un 3 en 2, il s’agit à l’évidence d’une erreur d’inattention. Dommage tout de même pour les 3 billions de mètres cubes de gaz du gisement situé à 450 km au nord-est d’Irkoutsk, qui se retrouvent amputés d’un tiers dans Le Spiegel ! Enfin, notons que l’emploi de certains conditionnels en allemand ne se justifie nullement. Nous supposons qu’ils ne sont pas le fait de la traduction, mais de la réécriture par Stefan Aust et par des considérations stylistiques, contestables au demeurant, car le résultat est moins clair que les propos de V. Poutine.

Emploi contestable du conditionnel dans la traduction allemande

Texte russe original Version allemande et sa traduction française et sa traduction française

И если наши правоохранительные органы соберут Wenn unsere Rechtsschutzorgane достаточно материалов для придания кого бы то ausreichende Beweise finden, ни было суду, если в отношении любого jemanden wegen des Mordes vor гражданина Российской Федерации будет собрано Gericht zu bringen, würde das достаточно материалов, чтобы передать эти auch geschehen. , , , материалы в суд то это безусловно будет Si nos organes judiciaires ./ сделано trouvaient des preuves Si nos organes judiciaires réunissent suffisamment de preuves suffisantes pour inculper pour présenter une personne, quelle qu’elle soit, à la justice, si les quelqu’un de meurtre, elles le preuves réunies contre un citoyen de la Fédération de Russie, quel feraient. qu’il soit, sont suffisantes et peuvent être présentées au tribunal, cela, bien entendu, sera fait.

Stefan Aust veut-il donner une certaine image de V. Poutine ?

54 Nous l’avons vu dans ce qui précède, la traduction ne joue qu’un rôle négligeable dans la construction d’une éventuelle image de Vladimir Poutine.

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55 S’il y a construction d’image, elle est le fait du rédacteur, et de lui seul. En tant que rédacteur en chef du Spiegel, Stefan Aust, connu pour son caractère autoritaire, agit de manière indépendante et selon ses propres convictions.

56 Le Spiegel est connu pour être un hebdomadaire très critique, un véritable bastion du journalisme d’investigation en Allemagne. Que le parcours du Spiegel n’ait pas été exempt de d’erreurs et de fautes professionnelles n’est un secret pour personne. Néanmoins, Le Spiegel est un hebdomadaire qui réalise de véritables enquêtes, ne se contente pas de transformer en articles des dépêches d’agences de presse, et qui fournit aussi des analyses détaillées, des commentaires développés. Cet hebdomadaire n’hésite pas à publier des articles longs et fouillés.

57 Quel portrait brosse Stefan Aust de Vladimir Poutine dans son texte, et confirme-t-il l’idée que l’opinion publique se fait du Président russe ?

Une tête bien faite

58 Le style simple et précis adopté en allemand dans les réponses de Vladimir Poutine donne au lecteur l’impression d’un dirigeant aux idées claires, à la tête bien faite, qui répond de manière directe aux questions posées. Même si certaines réponses sont somme toute banales (parce que la question ne laissait guère la possibilité d’une réponse originale), la formulation est simple, la réponse intelligente (exemple : réponse à la première question de Stefan Aust). Dans la réponse sur le bouclier antimissiles, le style simple rend l’argumentation de Vladimir Poutine particulièrement convaincante. Le lecteur peut être ou ne pas être d’accord, mais les arguments du président russe sont présentés d’une manière qui les rend pratiquement incontestables. Vladimir Poutine semble donc avoir raison.

Un dirigeant qui rétablit la justice

59 Au moment de l’effondrement de l’URSS et de la libéralisation de son économie, les intérêts de la Russie ont été bafoués, explique Vladimir Poutine dans le texte du Spiegel. En revenant sur les licences accordées aux sociétés occidentales BP et Shell, le Président russe corrige des erreurs passées, qui portaient un préjudice insupportable à la Russie. C’est donc le défenseur des intérêts russes qui est mis en avant, et non le dirigeant désireux de remettre en cause la libéralisation de l’économie russe, de placer sous le contrôle de l’État, par Gazprom interposé, les secteurs actuellement les plus stratégiques de l’économie.

Un dirigeant résolu, qui défend les intérêts de son pays sans menacer ses voisins

60 Il est remarquable que Stefan Aust ne retienne dans son texte que la nécessité, pour la Russie, de trouver un système pour neutraliser le bouclier antimissiles américain. À la différence d’autres médias, il ne mentionne pas le fait que la Russie s’apprête à pointer ses missiles sur des villes européennes.

61 En faisant l’impasse sur ces propos, Stefan Aust est en totale opposition avec la représentation que se font généralement les Allemands de Vladimir Poutine et des dirigeants russes en général. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Russes

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sont craints, et la population, surtout âgée, les considère comme des hommes cruels et brutaux, comme une menace pour l’Allemagne et pour eux-mêmes. Certes, Gorbatchev a conquis les cœurs en acceptant la réunification allemande et en s’engageant sur la voie de la démocratisation. Mais cette courte période a été remplacée par une sorte de retour à la normale (fantasmée), avec un Président amateur de boissons fortes et n’hésitant pas à conduire une guerre terrible en Tchétchénie, en somme, un amateur du chaos. Pour les Allemands, Vladimir Poutine s’inscrit évidemment dans cette lignée, même si l’ancien Chancelier fédéral avait tissé des liens d’amitié avec lui. Il est perçu comme un homme puissant, dur, menaçant, capable de faire pression sans scrupule sur ses partenaires, bref, comme un homme dangereux. Son passé au KGB n’améliore pas son image, d’autant plus qu’il a passé quelques années en Allemagne de l’Est, et que les Allemands ont été traumatisés par l’ampleur du travail de recherche d’informations, d’observation des citoyens, d’encouragement à la délation qui y a été mené par la STASI sous la houlette du KGB. Le portrait que donne Stefan Aust de Vladimir Poutine est donc très différent de cette image collective, et sensiblement plus positive.

62 Dans le texte, Stefan Aust prend le contre-pied de la représentation véhiculée au sein de l’opinion allemande. Les parties des propos susceptibles d’actualiser cette opinion négative sont omises. Sans pouvoir connaître ni deviner les intentions de Stefan Aust, on peut supposer qu’il y a de son côté un double souhait, celui de contribuer à aider ses compatriotes à se départir de leurs idées préconçues sur les dirigeants russes d’une part et, d’autre part, à donner de Vladimir Poutine et des relations avec la Russie actuelle une image débarrassée de polémiques qui ont pour partie leurs racines dans le passé de l’Allemagne.

63 Si l’on considère l’écho qu’ont eu dans les autres médias allemands les sujets anxiogènes abandonnés par Le Spiegel (nouvelle course aux armements, orientation des missiles russes sur des cibles en Europe…) nous pouvons affirmer que nous sommes dans un moment discursif tel que l’entend Sophie Moirand (2007). Stefan Aust s’éloigne délibérément de ce qui pourrait renforcer encore le domaine de mémoire déjà présent dans l’inconscient collectif allemand, lié à la période de la fin de la Seconde Guerre mondiale et à celle de la présence soviétique, et donc russe, en Allemagne orientale.

BIBLIOGRAPHIE

Agnès, Yves, Croissandeau, Jean-Michel, Lire le journal – pour comprendre et expliquer les mécanismes de la presse écrite avec 110 fiches pratiques, Editions F.P. Lobies, 1979.

Aust, Stefan, « Ich bin ein echter Demokrat », Der Spiegel, 4.06.2007, En ligne. Moirand Sophie, Les discours de la presse quotidienne, PUF, 2007.

Nodé-Langlois Fabrice, Rousselin Pierre, Poutine : En ligne, Le Figaro, 4 juin 2007.

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NOTES

1. Agnès, Yves, Croissandeau, Jean-Michel, Lire le journal, Editions F. P. Lobies, 1979. 2. Voir Reiss, Katharina et Vermeer, Hans, Grundlegung einer allgemeinen Übersetzungstheorie, Narr, 1984.

RÉSUMÉS

L’article fait partie d’une suite de cinq contributions consacrées au traitement par la presse de la conférence de presse accordée par Vladimir Poutine le 1er juin 2007. L’auteur s’intéresse au texte publié dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel par le journaliste Stefan Aust. Après une rapide présentation de ce dernier, journaliste brillant mais contesté au sein de sa rédaction, l’article expose de quelle manière le lecteur allemand est laissé dans l’ignorance quant aux conditions particulières dans lesquelles a eu lieu la conférence de presse. L’auteur s’appuie sur le compte rendu intégral de la conférence de presse publié sur son site Internet par la revue russe Kommersant pour mettre en évidence les informations retenues par Stefan Aust et celles qui ont été abandonnées. Elle recherche des tendances générales dans les choix opérés par le journaliste et étudie les moyens linguistiques utilisés pour retranscrire des propos prononcés en russe, parfois fidèlement traduits, souvent condensés. L’auteur analyse l’image de Vladimir Poutine que l’auteur construit à travers les informations choisies et aussi à travers les moyens linguistiques utilisés et confronte cette image aux représentations communément admises en Allemagne.

This paper is one of a series of five dealing with the international press coverage of Vladimir Putin’s June 2007 press conference. The focus of this analysis is the article published by Stefan Aust in the German weekly Der Spiegel. After introducing Stefan Aust, a brilliant if contested journalist, the paper focuses on omissions operated by the journalist which fail to inform the German reader of the particular context of the press conference: by comparing the article with the verbatim text of the press conference available on the website of the Russian journal Kommersant, the analysis highlights information that has been retained or deleted by the journalist. She points out general tendencies underlying choices made by the journalist, analyses the way Russian words have been translated, sometimes faithfully but often over-concisely, revealing how the representation of the image of Putin is constructed through information selection and use of language, comparing it with representations prevailing in Germany.

INDEX

Keywords : image, image construction, information selection, omission, press, Putin, representation, translation, translation errors Mots-clés : construction d’image, erreurs de traduction, image, omission, Poutine, presse, représentation, sélection d’informations, traduction

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AUTEUR

CLAIRE ALLIGNOL ILCEA / GREMUTS

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Vladimir Poutine à l’épreuve du Corriere della Sera Restructuration du discours et construction d’image

Elisa Rossi Danelzik

1 Historiquement importants, les liens entre l'Italie et la Fédération de Russie sont aujourd’hui particulièrement forts, vu les relations commerciales intenses entre les deux pays et surtout les liens personnels existant entre leurs plus hauts responsables. La Russie est le premier fournisseur d'énergie pour l'Italie ; en Europe, la péninsule est le deuxième partenaire commercial de la Fédération russe, après l'Allemagne. Les contacts et les visites entre Silvio Berlusconi et le Maître du Kremlin sont chaleureux et étroits à tel point que l'actuel président du Conseil des Ministres italien parle de Vladimir Poutine comme de « son ami ». Leur amitié1 est mise en relief par les presses italienne et russe dès les titres des articles qui les concernent.

2 Le site du Ministère des affaires étrangères italien qualifie ces relations de « privilégiées »2. Au cours des dernières années, la politique étrangère italienne a toujours soutenu le rapprochement entre la Russie et l'Occident au sein de l'Union Européenne, de l'OTAN, de l'OMC et de l'OCDE. La péninsule accroît son rayonnement international3 et sert de « pont » entre l’Occident et la Russie. La force de cette relation bilatérale se vérifie à travers la très grande fréquence des contacts au plus haut niveau.

3 Or, en dépit de la fréquentation si intense et des liens si étroits et si riches que la Russie entretient avec l'Italie, l'image de son ancien Président et actuel premier Ministre, qui s'est tant investi dans les relations italo-russes, n'est pas positive dans la presse italienne tout comme dans le reste de la presse occidentale. On parle de lui comme d'un personnage froid, mystérieux, autoritaire, qui bafoue les droits de l'homme. Les appellations que les journalistes italiens utilisent pour l'identifier sont évocatrices de cette image. Elles sont très nombreuses : ex agente del KGB (ancien agent du KGB), ex ufficiale del KGB (ancien officier du KGB), l'agente del Cremlino (l'agent du Kremlin) comme si l'on voulait signifier qu'il n'a jamais quitté ses anciennes fonctions, il capo del Cremlino (le chef du Kremlin), il leader del Cremlino (le leader du Kremlin), il padrone del Cremlino (le maître du Kremlin), lo zar di tutte le Russie (le tsar de toutes les Russies).

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4 Il serait certes très intéressant d’analyser les modalités et les raisons de la construction de cette image au fil du temps, mais notre propos se limite à analyser les distorsions éventuelles provoquées par de tels présupposés. Comment le lecteur italien a-t-il pris connaissance de la conférence de presse tenue par Vladimir Poutine le 1er juin 2007 à la veille du G8 qui s'est déroulé en Allemagne du 6 au 8 juin ? (Lire le Texte de cadrage)

Contexte international

5 Il nous semble utile de rappeler que le climat international de l'époque est tendu. Pendant les premiers mois de l'année 2007, une série de déclarations faites par le gouvernement américain troublent la situation internationale, notamment le discours du 7 février au sénat de R. Gates, secrétaire de la Défense et la publication du Strategic Plan 2007-2012 de la part du Département d'État américain. Le secrétaire de la défense affirme qu'il est nécessaire d’augmenter le budget pour les armements car la situation politique interne russe n'est pas bien définie et que cet état de choses représente une menace pour la sécurité des USA. Le Strategic Plan 2007-2012 est en outre plus sévère que jamais envers la Russie : il souligne surtout les failles de la démocratie russe, et notamment les difficultés rencontrées par la presse russe4. Poutine répond à ces propos, le 10 février 2007 lors de la 43e conférence sur la politique de sécurité à Munich. Lors de son discours, le président russe dénonce l’unilatéralisme des États-Unis, critique l'élargissement de l'Alliance atlantique à des pays qui faisaient jadis partie de l'URSS. Le projet américain de bouclier antimissile est jugé intolérable. L'attitude américaine à travers le monde alimente une course aux armements5.

6 Dans ce contexte, le 1er juin 2007, Vladimir Poutine convie, dans sa résidence d’été de Novo-Ogaryovo, les huit journalistes représentant les pays membres à un dîner au cours duquel il donne une conférence de presse. Pour l'Italie, le journal invité a été le Corriere Della Sera6 representé par Franco Venturini 7, premier éditorialiste du journal pour la politique internationale, et par Fabrizio Dragosei, correspondant permanent pour le CDS8 à Moscou. Les deux journalistes parlent couramment russe.

Corpus et méthodologie

7 Notre hypothèse de travail est que les rédacteurs de l'article proposé aux lecteurs italiens cherchent à dramatiser les propos du président russe, à créer l'événement, à « raconter une histoire » qui correspondrait à l’image et au discours attendus de Poutine. Le discours rapporté des rédacteurs semble construit d'après l'image de Poutine dans la presse occidentale. Notre approche sera dénotative, et portera donc sur le contenu de l'article du Corriere et elle sera également connotative. Il convient d'analyser les éléments constitutifs du document proposé au lecteur italien : le titre, les sous-titres, le chapeau, les questions et les réponses. L'organisation du texte renvoie à l'univers de l'argumentation car le choix des prémisses influence la réception. Notre objectif est de dégager les choix des journalistes tout en étant conscient que les limites d'un article ne permettent pas de mettre en relief toutes les nuances.

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8 Une conférence de presse semble impliquer que l'intervention du rédacteur sur l'information est minimale. Le journaliste est censé rapporter le discours qu’il a entendu. La partie destinée au commentaire est moindre que dans un éditorial, une tribune ou un dossier. La présence des autres journalistes des pays du G8 devrait représenter une « garantie » supplémentaire de traitement objectif de l’information. Un lecteur avisé et polyglotte peut vérifier ce qui a été dit à Novo-Ogaryovo, et, pourquoi pas, confronter les différentes productions des journalistes présents.

9 Quelles stratégies mettent en œuvre F. Venturini et F. Dragosei pour remplir leur contrat médiatique ? La conférence de presse s’apparente beaucoup à une interview. Toutefois, il n'y a pas que trois instances (intervieweur, interviewé et un tiers absent), il y en a bien plus. Les intervieweurs cherchent des vérités9, essayent de faire découvrir au public absent des éléments nouveaux pour qu'il puisse, ensuite, se faire une opinion tandis que l'interviewé cherche à communiquer et à faire connaître des éléments d'information qui sont, pour lui, fondamentaux.

10 Rappelons que huit journaux sont impliqués : l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, le quotidien économique américain Wall Street Journal, le quotidien économique japonais Nikkey, le quotidien britannique The Times, le quotidien russe Kommersant, le quotidien italien Corriere della Sera, le quotidien français Le Figaro et The Globe and Mail, quotidien canadien de langue anglaise10. La triangulation est à multiplier par huit dans notre cas. Aussi les journalistes du CDS ont-ils pu entendre non seulement les réponses à leurs questions mais également celles des autres journalistes.

11 Comment les journalistes italiens ont-ils profité de cette situation qui leur permettait de « voir Vladimir Poutine » également à travers les « lunettes » de plusieurs cultures différentes ? Transmettent-ils à leurs destinataires « absents » cette richesse ? Leur transmission est-elle fidèle ? Exhaustive ? Partielle ? Quelles sont les raisons de leurs choix ? Rien de tel que de confronter le texte source de la conférence et l'article dont a disposé le lecteur italien11. La fédération de Russie accorde une grande importance à la communication. Les conférences de presse du Président sont traduites en anglais par le Kremlin et mises en ligne en russe et en anglais12. Ceci constitue la procédure habituelle, mais le texte mis en ligne en juin 2007 n'est plus disponible dans les archives du web proposées au public par le Kremlin. Aucune explication n'a été donnée pour cette absence ou censure déguisée.

Présentation pour le lecteur du Corriere della Sera

12 Il convient de commencer notre analyse par les éléments que la rédaction du CDS a sélectionnés pour introduire le sujet. Cette partie est fondamentale dans un journal. Un titre est lu en moyenne cinq fois plus que le corps du texte13. Le titre opère comme un panneau de signalisation, donne du sens à ce qu'on va lire par la suite. Le titre annonce la couleur. Il engage l'auteur à tenir sa promesse14.

13 Quels sont ces éléments dans l'article du CDS ?

14 Les éléments dans notre cas sont nombreux : surtitre, titre, sous-titre, photo et chapeau. Ceux-ci vont créer la mise en scène que les journalistes italiens ont choisie pour capter l'attention du lecteur et l'informer sur l'événement. Charaudeau compare le travail du journaliste à celui du metteur en scène. Comme ce dernier, il a une matière

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bien déterminée à transmettre, mais il est libre de la présenter de plusieurs façons15. Examinons les choix de mise en scène. Et commençons par le surtitre, dont le but est de mettre en situation le lecteur : Tensione con gli Usa su armamenti, diritti umani, caso Litvinenko. « Non uso un linguaggio da luna di miele 16 ».

15 Les faits sont annoncés. On n'utilise pas d'articles, ni d'adjectifs pour modeler le réel, mais seulement une suite de noms. L'effet attendu est l'objectivisation de la réalité par le dépouillement linguistique. Le deuxième élément du surtitre « droits de l’homme » n’est pas spécifié davantage (Où ?) mais sa collocation le rend menaçant. Il se trouve entre « tension avec les Usa » et « cas Litvinenko » qui a fait tant parler la presse transalpine à cause des implications des services secrets italiens. Le lecteur est déjà plongé dans un univers inquiétant. Enfin, on rapporte une phrase hors contexte de Poutine « Je n’utilise pas un langage de lune de miel ». L’absence de contexte de cette phrase sert à construire l’image menaçante de Poutine déjà avant même la lecture du titre.L’auteur de la phrase proposée reste inconnu bien que les indices donnés ne laissent pas de place au doute. Le suspens n’est qu’apparent. Les prémisses sont données.

16 Le titre : Putin: pronto a puntare i missili sull’Europa

17 Ici la mise en scène se précise davantage. Le responsable est nommé. L'utilisation des deux points après le nom peut faire penser en italien qu'il s'agit d'une déclaration du président russe bien que normalement les guillemets soient plus couramment utilisés pour indiquer le discours direct. Le tableau est de plus en plus inquiétant. La menace devient réelle et parlante. Le lecteur est obligé de se sentir impliqué par le titre : Poutine est prêt à braquer ses missiles sur l’Europe. L’un des critères fondamentaux pour retenir l’attention des lecteurs est la proximité. Qu’est-ce qui peut être plus angoissant que de savoir que les missiles russes sont braqués sur notre continent ?

18 Le sous-titre : Intervista al presidente russo: le manifestazioni represse? Sciocchezze

19 Le lecteur est désormais certain que les menaces ont été prononcées par Poutine en personne. Les journalistes ajoutent une information supplémentaire sur le texte qui va suivre : l’article porte sur une interview au président russe. Les journalistes n’évoquent nulle part dans le titre le fait qu’il s’agit en réalité d’une conférence de presse. Exercice qui demande bien plus d’ouverture et de disponibilité qu’une interview du fait que l’interviewé est soumis aux questions de plusieurs instances médiatiques. De nouveau, le discours redevient direct. Par conséquent les affirmations affichées prennent un relief plus important. Et que dit le président russe ? Les manifestations réprimées ? Bagatelles. Il s’agit de la première allusion à la situation interne du pays. La phrase est elliptique et privée du contexte où elle a été utilisée. Hors contexte, elle se prête à au moins deux interprétations, toutes les deux négatives : a. Poutine affirme qu’il n’y a jamais eu de manifestations réprimées en Russie. Toutefois la presse italienne en avait beaucoup parlé et avait également critiqué l’attitude du gouvernement russe à ce sujet. Désormais c’est une opinion commune partagée par la presse et les lecteurs. Ainsi, ce sous-titre équivaut à dire que Poutine est un menteur. Et cela d’entrée de jeu… b. Les manifestations étaient peu importantes, rien de grave ne s’est vraiment passé. Il est difficile de partager cette lecture de la réalité pour le lecteur du CDS. Ne pas

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prendre en considération les manifestants (dont la presse italienne avait parlé), les ignorer est une attitude très peu démocratique. Ce jugement de valeur est commun au lecteur et aux rédacteurs. Dans ce cas, la prémisse sous-jacente est : Poutine est un dictateur. Le choix pour le lecteur est de considérer Poutine soit comme un menteur soit comme un dictateur.

20 Une photo de Poutine suit ces éléments qui donnent au lecteur le contexte événementiel. Il s’agit d’un portrait en couleurs et de petit format. La source de l'image est la principale agence de presse italienne (ANSA) comme l’annonce la légende qui accompagne la photo et qui sert à identifier le personnage. La photo n’est pas datée. Par ailleurs, il a été impossible de savoir s’il s’agit d’une photo d’archives ou d’une photo prise lors de la conférence de presse dont il est question comme les deux microphones noirs au centre de la photo semblent le suggérer.

21 « L’image fixe semble plus réelle, plus crédible que le cinéma, que l’actualité télévisée, alors que sa charge idéologique n’est pas moins faible, bien au contraire, puisque, justement, on s’en méfie moins » affirme Marc Arabyan17. Que dit donc cette image ? Quel est son sens ?

22 Nous allons ainsi analyser le montage, l’angle de vue, la composition, le décor de cette photo et ensuite nous allons nous intéresser à l’expression corporelle du personnage mis en scène. Ces éléments nous permettront de voir si ces choix correspondent à un point de vue spécifique des rédacteurs du CDS.

23 Pour ce qui est du montage de la photo, il s’agit d’un plan américain où la tête touche le bord supérieur de l’image et où le corps est coupé à peu près au niveau de la ceinture. Poutine est penché en avant, il semble prendre appui sur un bureau, exprimant le poids de la charge, la tension de la situation, mais aussi la volonté d’agir. Il est légèrement tourné vers la droite, un stéréotype de l’homme qui se prépare à agir. Le leader russe est photographié en très légère plongée, du haut vers le bas. Cet angle de vue, du point de vue du personnage sous les projecteurs, suggère la contrainte, la situation difficile qu’il doit affronter. Sur la photo, Poutine est montré presque de face sur un alignement vertical : front, nez, microphone. L’image est de type statique, le résultat est une image équilibrée, ce qui contribue à donner plus de stabilité et fermeté au personnage représenté.

24 Pour ce qui est du décor, il est presque inexistant car le cadrage est très serré. Le seul élément identifiable est le dossier du fauteuil sur lequel Poutine est assis. Il s’agit d’un fauteuil doré qui évoque, par sa forme et ses éléments de décoration, presque le trône d’un souverain. Le président russe est habillé de façon très élégante : costume sombre, chemise blanche, cravate. Tout cela suggère que nous sommes en présence d’un homme de pouvoir.

25 Mais ce qui attire davantage l’attention du lecteur de cette image est l’expression du visage et du regard de Poutine : le visage occupe presque un tiers de la photo. L’expression est celle de la concentration et de la tension suggérées par le plissement du front. Le regard corrobore cette impression de concentration car ses yeux clairs semblent fixer très attentivement un interlocuteur que le lecteur ne voit pas. Le regard est froid et va dans le même sens que le corps et que l’angle de vue, c’est-à-dire vers le haut. Poutine n’est pas représenté en train de parler et de communiquer. Sur cette image, il écoute et regarde. Les traits de son visage sont tirés et creusés. Pour ce qui est de la position des mains, elles ne sont pas visibles. Toutefois, la posture du président russe et les manchettes de la chemise nous permettent de comprendre que les mains

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sont immobiles, qu’elles reposent sur le bureau. Il s’agit d’un signe ultérieur de concentration, de stabilité et de fermeté.

26 Ainsi, tout dans cette image semble suggérer au lecteur que le président russe est très attentif à ce qui se passe, qu’il est inquiet et qu'homme de pouvoir est prêt à agir. La photo analysée semble renforcer le message véhiculé par le titre choisi par les journalistes du CDS. La photo est un moyen très puissant de rapprocher l'information du lecteur et de la rendre réelle. La menace évoquée dans le titre est ainsi personnifiée grâce à l'image de Poutine que les journalistes ont choisie.

27 Et que se passe-t-il dans le chapeau ? Le chapeau joue un rôle fondamental dans un article de presse : il permet au lecteur de connaître l’essentiel de ce qu’il va lire. Dans les guides de rédaction pour journalistes, on affirme que « les éléments d’informations du titre et du chapeau doivent tous se retrouver dans le texte »18. Le chapeau est une incitation à la lecture.

28 Et d’après les règles du journalisme, il doit être possible de comprendre un article sans lire le titre et le chapeau, et inversement. Est-ce vrai dans le cas qui nous occupe ? Et si telles sont les règles, cela signifie que la clé de la conférence, les informations fondamentales sont données dans cette présentation. Quelles sont donc les informations principales d’après nos rédacteurs ? Je cite : NOVO-OGARYOVO (Russia) — Sono passate le otto di sera, Vladimir Putin è in ritardo perché è andato a visitare la vedova di Eltsin. I rappresentanti dei giornali invitati dal Cremlino, uno per ogni Paese del G8 che si apre mercoledì in Germania, lo attendono nella dacia presidenziale di Novo-Ogaryovo, immersa in un bosco stupendo oltre il quale spuntano come funghi le seconde case dei nuovi miliardari moscoviti. L'atmosfera è rilassata, funzionari e guardie del corpo giocano a biliardo per ingannare il tempo. Ma quando il Presidente arriva e comincia un incontro che poco dopo si trasferirà a tavola, l'amichevole informalità che regna nella dacia diventa poca cosa davanti alla rudezza delle parole. Sì, risponde Putin a una nostra domanda, i missili nucleari russi torneranno a essere puntati contro città e obiettivi militari europei se gli Usa insisteranno a modificare l'equilibrio strategico con il coinvolgimento di Polonia e Repubblica Ceca nella creazione di uno « scudo » anti- balistico. Il messaggio è forte, ma conviene cominciare dall'antipasto19.

29 Le lecteur a l’impression de ne plus lire un article censé l’informer sur le contenu d’une interview menaçante du président russe comme le sous-titre l’annonce. Les rédacteurs présentent l’information à la manière d’un récit, ou d’un thriller où l’on décrit la scène du crime en fournissant une multitude de détails pour que le lecteur plonge dans l’ambiance et soit davantage surpris lorsque la menace apparaît. Ici, l’heure est donnée (20 heures), le président russe se fait attendre par les journalistes du G8 qu’il a invités. Il est en retard car il est allé voir la veuve d’Eltsine. Le lecteur est également mis au courant du fait que la rencontre avec la presse se déroulera dans la datcha présidentielle de Nova-Ogaryovo, située au milieu d’un bois magnifique où se multiplient les résidences secondaires des nouveaux riches de Moscou. On nous décrit même les occupations des gardes du corps (ils jouent au billard) pour tuer le temps. L’ambiance est détendue, mais dès que le Président arrive et que la rencontre commence, le climat amical disparaît. Les mots utilisés par Poutine sont très durs car il dit que les missiles russes seront de nouveau braqués sur les villes et sur les objectifs militaires européens si les Américains continuent de modifier l’équilibre stratégique en entraînant la Pologne et la République Tchèque dans la créationd’un « bouclier » antimissile.

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30 Quel est l’essentiel de ce passage ? La menace de Poutine de braquer ses missiles sur l’Europe si les USA persévèrent avec le bouclier antimissile.

31 Et alors quel est le sens de tous les autres détails ? Les détails illustrés ne peuvent servir qu’à construire l’image du président que le journaliste propose. Le président se fait attendre, ce qui pourrait signifier implicitement, qu’il ne respecte pas les règles de la société civile. Tout est beau et détendu jusqu’à son arrivée ou plus précisément jusqu’à ce qu’il parle. Il s’agit donc d’un être menaçant et inquiétant.

32 La lecture du texte source nous fournit des informations supplémentaires qui nous éclairent sur le déroulement de cette soirée à Nova-Ogaryovo : Poutine s’est rendu à la cérémonie des 40 jours après la mort d’Eltsine. Il s’agit d’une cérémonie très importante en Russie. Son retard est justifié. Nous apprenons également que Vladimir Poutine a organisé pour la conférence de presse un banquet où chaque plat faisait honneur à l’un des pays du G8. En outre, le président Poutine a prononcé un discours de bienvenue pour accueillir ses invités. Il s’agit d’un discours relativement long (environ 25 lignes et 356 mots) dans lequel Poutine souligne le rôle clé que jouent les pays du G8 dans l’économie mondiale. Il met également en avant que lors du G8 en Allemagne les pays membres discuteront de thèmes internationaux importants pour la communauté internationale comme les Balkans. Il affirme clairement sa confiance dans l'utilité d'une discussion ouverte et honnête sur tous les problèmes internationaux même s'il s'agit de problèmes difficiles à résoudre20. Et il conclut son discours en remerciant les journalistes pour l'intérêt qu'ils portent au travail de la Russie. Il déclare ouvertement sa disponibilité à expliquer dans le détail la position de la Russie sur les questions susceptibles d'intéresser l'opinion publique21.

33 Le banquet organisé en l’honneur de la presse internationale ainsi que le discours introductif peuvent être considérés comme les éléments mis en scène par le Président russe pour proposer, construire son image auprès de l’opinion publique. Le quotidien italien les efface d’un coup de plume.

34 Aucun élément d’information qui pourrait servir une image moins négative du Président russe n’est fourni au lecteur. La description proposée dans le chapeau est dramatisante, les rédacteurs cherchent à effrayer le lecteur ou tout au moins à provoquer chez lui des instincts de peur. La mise en scène du CDS se termine par le commentaire du journaliste et par son invitation à la lecture de la conférence de presse. Le journaliste tire en effet sa conclusion et la présente comme une donnée objective. Le message est fort dit-il. Et il prévient : mais il convient de commencer par le commencement. Ce sont les mots de la fin du chapeau. Ils sonnent comme une menace sur le contenu de la conférence de presse que le lecteur s’apprête à lire. La couleur est clairement annoncée.

Conférence de presse

35 L'analyse quantitative montre immédiatement que le texte source a été considérablement réduit. Rien d'étonnant vu le nombre important de questions et la longueur des réponses du Président Poutine. 80,5 % du texte source en anglais (19 181 mots) est consacré au discours de Poutine (15 437 mots) tandis qu’en italien ce pourcentage n’est que de 71,9 % du texte source italien (1 897 mots). Ainsi, le texte proposé au lecteur italien correspond à 9,9 % de la conférence.

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36 Certes, les journalistes ne pouvaient pas rapporter l’intégralité de la conférence à cause des contraintes d’espace imposées par la nature même du quotidien ; mais quels ont été leurs choix ? Les journalistes ont choisi de diminuer de façon significative (presque 10 %) la part de parole du « locuteur auteur » du discours rapporté. Cette réduction est d’autant plus significative que l’anglais est une langue bien plus synthétique que l’italien. Or la conférence de presse a été organisée à l’initiative de Poutine qui souhaitait donc être entendu et faire connaître son point de vue à l’opinion publique mondiale, mais son « temps de parole » pour le récepteur italien a été réduit au profit du « temps de parole » des journalistes.

37 La conférence de presse est très « riche », environ 43 questions, certaines étant le regroupement de plusieurs. L’interview du CDS ne compte que 19 questions. Les choix des sujets présentés répondent essentiellement aux critères de la proximité. Tout ce qui est susceptible d'intéresser le lecteur italien et surtout susceptible d'avoir des retombées sur sa vie quotidienne est traité. Par conséquent, les rédacteurs italiens ont mis de côté toutes les questions posées par le quotidien Nikkei qui portaient essentiellement sur la politique asiatique de la Russie et sur les relations Japon/ Russie, les questions concernant les relations entre la Russie et l'Allemagne et pour finir l'interdiction pour les Russes d’exporter des produits biologiques humains dans le cadre de la recherche médicale.

38 Ainsi, dans l'ordre de présentation pour le lecteur italien, les sujets traités par le CDS sont : la fin de l’amitié entre la Russie et l'Occident et le retour à la guerre froide ; l'installation du bouclier antimissiles en Pologne et en République Tchèque ; l'éventuelle riposte russe avec la construction de bases à Cuba et au Venezuela ; les nouvelles cibles en Europe si le projet du bouclier se poursuit ; le traité INF en danger et les considérations sur le traité CFE ; les réactions de la Russie à une éventuelle entrée de l’Ukraine au sein de l’OTAN et de l'Union Européenne ; la détérioration des relations entre l'Otan et la Russie ; les divergences au sujet du nucléaire avec l'Iran ; le fait que l'Iran ne doit pas posséder l'arme nucléaire ; le Kosovo ; l'éventuelle exclusion de la Russie du G8 à cause des défauts de sa démocratie ; les manifestations réprimées en Russie ; la grande popularité de Poutine en Russie et son contrôle sur les médias ; l’extradition d'Andrej Lugovoj pour l’affaire Litvinenko ; la fin du mandat de Poutine et ses projets politiques pour les années à venir ; l'opinion de l'épouse de Poutine sur ses projets politiques ; le fait que Shell et BP perdent leurs licences d'exploitation en Russie ; Aeroflot et Alitalia ; le président Sarkozy ami des USA et fervent défenseur des droits de l’homme22. Les questions ne sont pas identifiées : le lecteur ne connaît pas non plus les noms des journalistes conviés par Poutine, ni ceux des journaux qu’ils représentent.

39 Une fois illustrés les choix de sujets, il nous semble utile aux fins de l’analyse de constater ce qui se passe à l’intérieur des questions retenues par le quotidien italien. Quels sont les changements opérés dans le message proposé au lecteur ? Nous ne citerons que quelques exemples significatifs. Commençons par la première question de la conférence de presse. Elle a été posée par l’hebdomadaire allemand « Der Spiegel », et choisie par le CDS pour commencer son article. Il s’agit de la fin de l’amitié entre l’Occident et la Russie, et du début d’une nouvelle guerre froide. C’est la question qui donne le ton au texte italien.

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Texte source : M. President, it seems like Russia is not very fond of the West. Our relations have somewhat deteriorated. And we can also mention the deterioration of your relations with America. Are we once again approaching a Cold War? Texte CDS : Signor Presidente, non c'è più amore tra Russia e Occidente, lei parla di imperialismo Usa come si faceva ai tempi dell'Urss; siamo già in un clima da nuova guerra fredda?

40 Cette question compte 38 mots en texte source et 30 dans le texte italien. Le rédacteur semble se limiter à synthétiser la question de son confrère allemand. Or, son intervention va bien plus loin qu'un raccourci. Le journaliste italien n'a pas simplement traduit et synthétisé. Il a ajouté deux mots clés (impérialisme USA) pour étoffer le scénario « guerre froide ». Cet ajout ne semble pas innocent dans le contexte international du moment. La façon de transcrire la réponse confirme la volonté de « donner une interprétation » aux mots prononcés. Texte source : VLADIMIR PUTIN: One can hardly use the same terminology in international relations, in relations between countries, that would apply to relationships between people—especially during their honeymoon or as they prepare to go to the Civil Registry Office. Throughout history, interests have always been the main organising principle for relations between states and on the international arena. And the more civilised these relations become, the clearer it is that one’s own interests must be balanced against the interests of other countries. And one must be able to find compromises to resolve the most difficult problems and issues. One of the major difficulties today is that certain members of the international community are absolutely convinced that their opinion is the correct one. And of course this is hardly conducive to creating the trusting atmosphere that I believe is crucial for finding more than simply mutually acceptable solutions, for finding optimal solutions. However, we also think that we should not dramatise anything unduly. If we express our opinions openly, honestly and forthrightly, then this does not imply that we are looking for confrontation. Moreover, I am deeply convinced that if we were able to reinstate honest discussion and the capacity to find compromises in the international arena then everyone would benefit23. And I am convinced that certain crises that face the international community today would not exist and would not have had such a dire impact on the internal political situation in certain countries. For example, events in Iraq would not be such a headache for the United States. This is the most vivid, sharpest example but, nevertheless, I want you to understand me24. And as you recall, we were opposed to military action in Iraq. We now consider that had we confronted the problems that faced us at the time with other means then the result would have been — in my opinion — still better than what we have today. It is for that reason that we do not want confrontation; we want to engage in dialogue. However, we want a dialogue that acknowledges the equality of both parties’ interests25. Texte CDS « Nelle relazioni internazionali non si usa un linguaggio da luna di miele. Vanno sempre difesi i propri interessi nazionali, e la coesistenza consiste nel farlo insieme, in uno spirito di compromesso. Qualcuno nella comunità internazionale crede che le sue idee e i suoi interessi siano valori assoluti da affermare con ogni mezzo. Questo non aiuta. Faccio un esempio: se avesse prevalso lo spirito di compromesso, i nostri consigli sarebbero stati ascoltati e gli Usa non avrebbero attaccato l'Iraq. Certo oggi la situazione sarebbe migliore ma non voglio nemmeno drammatizzare i contrasti, non è proprio il caso di parlare di guerra fredda26 ».

41 Que s'est-il passé ? La réponse de Poutine dans le texte source est très développée. Elle compte 348 mots. La réponse italienne 101. Théoriquement, ce rapport d'1 à 3 semble acceptable, la concision étant l'une des qualités demandées aux journalistes. Il faut distinguer l'essentiel de l'accessoire27. Mais peut-on dire que Poutine exprime à plusieurs reprises dans ce passage le souhait d'établir un dialogue honnête et équitable avec ses partenaires et qu'il ne cherche pas l'affrontement? Le journaliste italien préfère ne pas évoquer ce souhait de Poutine, mais il utilise en revanche le terme

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« guerre froide », gravement connoté. Il s’agit de frapper le lecteur. Il est important de souligner que Poutine n'utilise jamais le terme « guerre froide » dans la conférence.

42 La 2e réponse est également significative du point de vue du nombre de mots utilisés dans la transcription en italien. Il s'agit de la réponse à la question posée par le Wall Street Journal sur le bouclier antimissile que les Américains voudraient installer en Pologne et en République tchèque. Cette question compte 119 mots28. La réponse de Poutine est très longue. Il s’agit d’un véritable discours, complexe et cohérent. Poutine veut expliquer le point de vue de la Fédération de Russie face à l’initiative américaine. Les enjeux sont donc de taille : la question dans le texte source compte 985 mots. Dans le texte italien 219. À eux seuls, les chiffres expriment clairement les choix des journalistes. Le rapport est ici presque d'1 à 5. Et pourtant, il s'agit du sujet le plus intéressant pour la presse occidentale : pour la première fois dans l'histoire, dit le président russe, des éléments du système nucléaire américain sont présents sur le continent européen. Poutine souhaite attirer l'attention de tout le monde sur cette réalité. Lors de la conférence, il s'adresse même aux lecteurs des journalistes invités. Tous doivent entendre son discours. Texte source : I draw your attention and that of your readers to the fact that, for the first time in history — and I want to emphasize this — there are elements of the U.S. nuclear capability on the European continent29.

43 Et que se passe-t-il ? Tous les efforts rhétoriques de Poutine pour illustrer l’attitude et la perception de la Russie face à cette initiative américaine disparaissent ou presque. Poutine redit ici que les Russes souhaitent avant tout être entendus. Ils souhaitent que leur position soit comprise. Texte source : (…) And now I would like to give a definite answer to your question: what do we want? First of all, we want to be heard. We want our position to be understood.

44 Et il ajoute également que les Russes n’excluent pas que leurs partenaires américains reconsidèrent leur décision : Texte source : We do not exclude that our American partners might reconsider their decision.

45 Les Russes n'imposent rien à personne. Comme il le dit clairement : Texte source : We are not imposing anything on anyone.

46 Mais les Russes agissent comme des gens de bon sens et ils s’attendent à ce que tous les autres agissent de la même façon. Texte source : But we are proceeding from common sense and think that everyone else could also use their common sense (…).

47 Poutine affirme que l'initiative américaine est en train de détruire l'équilibre stratégique mondial et que pour le rétablir sans avoir recours à un système de défense antimissiles, les Russes vont être obligés de créer un système pour se préserver de la défense antimissile, et qu'ils sont maintenant en train de le faire. Texte source : It is destroying the strategic equilibrium in the world. In order to restore that balance without setting up a missile defence system we will have to create a system to overcome missile defence, and this is what we are doing now (…).

48 C'est une nécessité pour les Russes de garantir leur sécurité (We need to ensure our security.)

49 Le président conclut en s'interrogeant sur les raisons de cette obstination américaine d’installer un bouclier antimissile qui n’a, à son avis, aucune raison d’exister. Il avance alors l'hypothèse que peut-être les Américains veulent pousser les Russes à engager des

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actions de représailles dans le but d’empêcher un rapprochement plus étroit entre la Russie et l'Europe. Et, si tel était le cas (selon lui il ne s'agit que d'une possibilité et non d'une certitude), il y a erreur car ce n'est pas ainsi qu'on améliore la paix et la sécurité internationales. Texte source : But I sometimes think to myself: why are they doing all this? Why are our American partners trying so obstinately to deploy a missile defence system in Europe when – and this is perfectly obvious – it is not needed to defend against Iranian or – even more obvious – North Korean missiles? (We all know where North Korea is and the kind of range these missiles would need to have to be able to reach Europe.) So it is clearly not against them and it is clearly not against us because it is obvious to everyone that Russia is not preparing to attack anybody. Then why? Is it perhaps to ensure that we carry out these retaliatory measures? And to prevent a further rapprochement between Russian and Europe? If this is the case (and I am not claiming so, but it is a possibility), then I believe that this would be yet another mistake because that is not the way to improve international peace and security.

50 Ces éléments informatifs, que nous avons voulu détailler en raison de leur importance, sont totalement absents dans la transcription du CDS. Les journalistes n’ont pas cru utile de fournir au lecteur italien ce qui pouvait éclairer la position de Poutine. De plus, comme dans le premier exemple, ils dramatisent et présentent un scénario catastrophe : ils disent que les Russes ont l’intention de rééquilibrer les moyens défensifs par des instruments offensifs plus efficaces. Texte CDS : Intendiamo invece riequilibrare gli strumenti difensivi con più efficaci strumenti offensivi, senza tuttavia aumentare le spese militari, ma sappiamo che questo rischia di riaprire una corsa agli armamenti di cui non saremo comunque responsabili.

51 Encore une fois, le souhait de Poutine d'être entendu n'est pas satisfait. Et pour conclure sur ce choix d’exemples d'analyse quantitative et du contenu, prenons en considération une réponse très courte. Les modifications et les éléments censurés sont ici encore plus facilement visibles. Il s'agit de la troisième réponse. La question a été posée par Der Spiegel. Le sujet est très inquiétant : l’éventuelle riposte des Russes au bouclier des États‑Unis. Il est utile pour comprendre l'organisation de la réponse de nous attarder d'abord sur la forme de la question. Dans le texte source, la question ne compte que 29 mots et est très incisive. Le journaliste allemand demande si les Russes seraient disposés à considérer la possibilité d'installer un système de défense antimissile russe dans des zones proches des États‑Unis, par exemple à Cuba. Texte source : A short additional question: would you be prepared to consider the possibility of deploying a similar, Russian missile defence system somewhere near the United States, for example in Cuba?

52 Le journaliste de l’hebdomadaire allemand prend toutes les précautions d'usage. Il présente la riposte russe comme une possibilité. Il parle explicitement de système de défense. Que se passe-t-il dans le texte italien ? Le journaliste du CDS propose à son lecteur potentiel la transcription suivante qui compte 20 mots et dont le sens est bien différent de la question véritable. Texte CDS : Le viene mai la tentazione di restituire pan per focaccia all'America, di collocare missili russi a Cuba o in Venezuela?30

53 Ici le CDS suggère une tentation possible, sûrement négative dans ce contexte car elle présuppose que Poutine pourrait prendre des mesures militaires lourdes. Il succomberait à la tentation de la vengeance, de la loi du talion. Nous sommes en plein scénario catastrophe. Et en plus de Cuba, il y a le Venezuela, sans doute pour dramatiser encore plus en évoquant l’un des pays où les États-Unis ont des intérêts

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pétroliers considérables. Cette perspective crée un danger supplémentaire pour affoler le destinataire de ce message. Les modalités de construction de la réponse sont tout aussi éclairantes sur le parti pris du CDS. Dans le texte source, la réponse compte 125 mots. Dans le CDS, 24 mots. Le rapport est ici d’1 à 5.

54 La réponse dans le CDS : « No, non ci penso nemmeno, anche se oltre alla Polonia e alla Repubblica Ceca vedo sorgere basi Usa anche in Romania e in Bulgaria ».

55 Poutine affirme ne pas envisager une telle hypothèse bien que des bases américaines surgissent non seulement en Pologne et en République tchèque mais aussi en Roumanie et en Bulgarie. Certes, Poutine est catégorique et s’emploie à rassurer son destinataire. Toutefois, si nous examinons les éléments existant dans le texte source, nous pouvons constater que le message rassurant de Poutine est bien plus évident. Texte source :You know, I should have talked about this, but you brought it up before me. We are not planning any such thing and, as is well-known, we just recently dismantled our bases in Cuba. At the same time that the Americans are building new ones in Europe, in Romania and in Bulgaria. We dismantled them because after the fall of the Soviet Union our foreign policy changed a great deal because Russian society itself changed. We do not want a confrontation, we want cooperation. And we do not need bases close to anyone and we are not planning anything of the kind. That is the first thing. The second. Basically, as a rule, modern weapons systems don’t need such bases. These are generally political decisions.

56 Quels sont ici les éléments susceptibles de rassurer davantage le destinataire potentiel du message ? Tout simplement les faits que Poutine énumère : les Russes viennent de démanteler leurs bases à Cuba juste au moment où les Américains en construisent des nouvelles en Europe ; ils les ont démantelées car après l'écroulement de l'URSS, la politique étrangère russe s’est transformée, car la société russe a changé. Les Russes ne veulent pas l'affrontement, mais la collaboration. Ils n'ont aucunement besoin d'installer des bases à proximité de quelque pays que ce soit, et ils n'ont pas de programmes de ce genre. En outre, les systèmes d'armement moderne n'ont pas besoin de ces bases. Il s'agit en fait de choix politiques.

57 Le discours de Poutine dans le texte source est, de toute évidence, plus rassurant pour le destinataire ; des faits avérés sont indiqués, ainsi que la volonté de collaborer, et le refus de l’affrontement et, par conséquent, de la logique des blocs.

Conclusion

58 En confrontant le texte source et l’article du CDS, nous avons pu constater que nombre d’éléments présents dans le discours de Poutine sont écartés dans la retranscription proposée. Il s’agit d’éléments qui auraient nuancé l’image négative de Poutine en y ajoutant d’autres facettes. De façon systématique, les journalistes ont, par leurs omissions et par la construction de l’article, réduit à zéro tous les efforts du Président russe pour renouveler son image auprès de l’opinion publique occidentale. En effet, dans le texte source, Poutine se présente d’une manière qui ne transparaît pas du tout dans le discours rapporté du CDS. Il parle clair et net, il ne cherche pas l’affrontement, il souhaite être compris, il souhaite un dialogue équitable, il subit les initiatives américaines, il respecte les règles du droit international, il se soucie des intérêts des autres, il cherche un compromis, il s’oppose à la course aux armements, il ne veut pas être obligé de prendre des initiatives militaires pour se protéger, il est disposé à croire que les Américains peuvent changer d’avis, il souligne, preuves à l’appui, que la Russie a

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beaucoup changé, il affirme être un « pur démocrate », il engage des politiques pour lutter contre la pauvreté, il reconnaît qu’il peut se tromper, il affirme ne pas contrôler les médias, il reconnaît aux citoyens le droit de manifester (dans des cadres bien définis). Et enfin, le texte source nous dévoile un homme plein d’humour qui rit souvent pendant la conférence de presse. Ces différentes facettes de la personnalité de Poutine s'opposent à l'image manichéenne qui ressort du texte du CDS, dès le titre. N'est-on pas en droit de dire que l'instance médiatique a manipulé l'information ? Il faudrait probablement nuancer ce propos : les journalistes ne peuvent pas tout dire, ils sont obligés d’opérer une sélection, de choisir les éléments d'information à proposer au lecteur. Ils doivent être à la fois crédibles et compréhensibles.

59 Or, pour se mettre à la portée de leur lectorat ils sont parfois conduits à simplifier leur discours, à en grossir les traits pour frapper. La conférence de presse de Poutine constitue un véritable défi pour les journalistes. La situation de communication est extrêmement complexe : dans notre analyse, nous avons parlé d'une « triangulation à huit » avec 8 journaux, de huit pays différents. Les relations internationales sont tendues. La durée de la conférence ajoute à la difficulté. Comment réduire une telle complexité en quelques colonnes dans un journal ? Et dans un délai très court ? Quelles ont été les priorités des journalistes dans ce cas ? La priorité semble avoir été de faire croire aux lecteurs que la situation est difficile, que les enjeux pour la securité internationale sont importants et qu'il faut se méfier de Poutine.

60 Franco Venturini et Fabrizio Dragosei ont donc noirci le tableau et ils l'ont simplifié. Dans ce sens, ils ont bien rempli leur contrat.

61 Corpus

62 Fabrizio Dragosei, Franco Venturini, « Putin: pronto a puntare i missili sull’Europa »,Corriere della Sera, 04/06/2007. [En ligne].

63 President of Russia – Official Web portal – Interview with Newspaper Journalists from G8 Member Countries – 4 juin 2007. [En ligne]

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Sites web

La dichiarazione di indipendenza Declaration of Independence of the "Corriere della Sera" Journalists' Code of the Corriere della Sera Lo statuto dei giornalisti del "Corriere della Sera" Corriere della sera, storia di un grande quotidiano RCS MediaGroup Franco Venturini, editorialista del "Corriere della Sera" …

NOTES

1. Voir à titre d'exemple : Agence Russe d'information Novosti « Poutine-Berlusconi : une rencontre entre “vieux amis” en Sardaigne », 18 avril 2008. La Repubblica « E a San Pietroburgo arriva Berlusconi per un abbraccio all´"amico Vladimir" – Il leader della Cdl incontra il presidente russo che ha sempre difeso anche sulla Cecenia – la visita », 18 avril 2008. 2. Les gouvernements italien et russe se rencontrent de façon alternée en Russie et en Italie pour développer les relations entre les deux pays. Le dernier sommet italo-russe s'est déroulé en Italie (13-17 mars 2007) et notamment à Bari. Depuis 2004 un « Foro di dialogo italo-russo delle società civili (Forum de dialogue italo-russe des sociétés civiles) » a été institué pour favoriser la compréhension réciproque pour ce qui est de la société civile et pour promouvoir les relations entre les deux pays. Cette institution prévoit plusieurs rencontres bilatérales annuelles. La dernière en date s'est déroulée à Moscou, le 2 avril 2008. [En ligne]. 3. Le site du Ministère des affaires étrangères italien 4. F. Benvenuti, L'Europa vista dalla Russia. Avril-juin 2007. [Recherche]. 5. « Putin attacca gli Usa: eccessivo ricorso alla forza », Corriere della Sera, 11 février 2007. « Poutine met en accusation la politique américaine », Le Monde, 14 février 2007. « Vladimir Poutine dénonce l'unilatéralisme américain », Le Monde, 13 février 2007. 6. Le Corriere della Sera est le premier quotidien italien par diffusion. Il a été fondé en 1876 à Milan par Eugenio Torelli Viollier. Le 5-6 mars 1876, premier jour de publication du journal, Umberto Torelli Viollier déclara « Un fatto è un fatto e una parola non è che una parola (Un fait est un fait et un mot n'est qu’un mot) », « Ci piace essere obiettivi; di piace ricordarci che tu, pubblico (…) vuoi anzitutto essere informato con esattezza; ci piace serbare, di fronte a' nostri amici migliori, la nostra libertà di giudizio. (Nous aimons être objectifs ; nous aimons nous rappeler que toi, le public ( …) tu veux avant tout être informé avec exactitude ; nous aimons garder devant nos meilleurs amis, notre liberté de jugement) ». Ces propos sont repris dans la déclaration d'indépendance du CDS publiée sur le site du journal. Le Corriere della Sera appartient au groupe Rcs Quotidiani spa qui est également propriétaire de Flammarion (à 100 %) et de Unidad Editorial qui publie El Mundo. Parmi les actionnaires de Rcs quotidiani spa, on compte la famille Agnelli, Benetton, Mediobanca.

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la Repubblica.it Le Corriere della Sera Étude sur la propriété des médias européens : menaces sur le paysage médiatique 7. Franco Venturini a été correspondant pour le Corriere della Sera à Moscou de 1986 à 1988. Il a collaboré avec la BBC ainsi qu'avec France Culture. Il parle 5 langues étrangères dont le russe et le français. [Source]. 8. CDS est l'abréviation que nous allons utiliser pour Corriere della Sera. 9. Charaudeau P., Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours, Bruxelles, De Boeck, 2005, p. 179-180. 10. La liste des journaux présents est proposée d'après l'ordre de leurs interventions lors de la conférence de presse. 11. Fabrizio Dragosei, Franco Venturini, « Putin: pronto a puntare i missili sull’Europa », Corriere della Sera,04/06/2007. 12. President of Russia – Official Web portal – Interview with Newspaper Journalists from G8 Member Countries – 4 juin 2007. [En ligne] 13. Martin-Lagardette J.-L., Le guide de l'écriture journalistique, La Découverte, Paris, p. 134-135, 2006. 14. Rauss F., La rédaction Web, p. 11, 2007. 15. Charaudeau P., Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours, Bruxelles, De Boeck, p. 104, 2005. 16. Nous traduisons : « Tension avec les USA sur les armements, droits de l’homme, cas Litvinenko. “Je n’utilise pas un langage de lune de miel” ». 17. Arabyan M., Lire l'image, Paris, L'Harmattan, p. 14, 2000. 18. Martin-Lagardette J.-L., p. 144-145, 2006. 19. Nous traduisons : Novo-Ogaryovo (Russie) — Il est huit heures du soir, Vladimir Poutine est en retard car il est allé rendre visite à la veuve d’Eltsine. Les représentants des journaux invités par le Kremlin, un par pays du G8 qui va s’ouvrir ce mercredi en Allemagne l’attendent dans la datcha présidentielle de Novo-Ogaryovo, plongée dans un bois magnifique au-delà duquel poussent comme des champignons les résidences secondaires des nouveaux riches de Moscou. L'ambiance est détendue, fonctionnaires et gardes du corps jouent au billard pour tuer le temps. Mais dès que le Président arrive et que commence notre rencontre qui se déroulera par la suite à table, l’ambiance informelle et amicale qui règne dans la datcha va disparaître face à la dureté des paroles employées. Oui, répond Poutine à l’une de nos questions, les missiles nucléaires russes vont être de nouveau braqués sur les villes européennes et sur des cibles militaires en Europe si les Etats‑Unis persévèrent à modifier l’équilibre stratégique en entraînant la Pologne et la République Tchèque dans la création d’un « bouclier » antimissile. Le message est fort, mais il convient de commencer par le commencement. 20. Texte source : And I am confident that an open, honest discussion between partners on all of these problems – no matter how difficult they are to resolve – will be a useful discussion. 21. Texte source : I would like to thank you for the interest you have shown in our work. And I certainly do not have the audacity or the responsibility of speaking for all my G8 colleagues. But I am ready to explain in more detail Russia’s position on issues that you think are of interest to the public. That was everything I wanted to say at the outset and I will not waste time in a monologue. I am listening to you. Let’s start working. 22. Ordre des sujets traités dans les questions de la conférence de presse d'après le texte source : fin de l'amitié Russie-Occident, bouclier USA en Europe orientale, missiles russes à Cuba, politique asiatique de la Russie, affaire Litvinenko, BP Shell, course à l’armement, traité INF et traité CFE, évolution des relations entre la France et la Russie avec le nouveau président français, Gazprom, retrait de la Russie du G8, souhait d'un monde multipolaire, Poutine considére comme dernier « pure démocrate » par Schroeder, Russie totalitaite, relations avec A. Merkel, législation

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concernant exportation de produits biologiques russes, relations Russie-Asie, avis de la Russie sur la candidature de Gordon Brown comme premier ministre, hypothèse sur succésseur de Poutine, bilan de son mandat présidentiel, ses projets pour l'après-élections, propositions de politique étrangère russe pour Iran et Kosovo, investissements des compagnies russes dans les entreprises européennes, Aeroflot-Alitalia, mauvaise image des entreprises russes en Europe, craintes concernant l’influence politique de la Russie, BP contrôlé à 51 % par l’Etat, héritage politique, avenir « des hommes de Poutine » à la fin de son mandat, son épouse et sa famille, durée du mandat présidentiel, situation de transition en Russie, situation de la presse et des médias en Russie, exportation de crabes, manifestations réprimées, arrestations en Allemagne des opposants au G8, Union eurasienne, réaction de la Russie à intégration éventuelle de l’Ukraine dans l’UE et opinion de la Russie sur le fonctionnement de l'OTAN. 23. Nous avons ici souligné les passages « tronqués » dans le texte italien. Nous traduisons : « Si nous exprimons nos opinions ouvertement, honnêtement et franchement, cela ne signifie pas que nous cherchons l'affrontement. En outre, je suis profondément convaincu que si nous étions capables de rétablir un dialogue honnête ainsi que les capacités de trouver des compromis dans l'arène internationale, tous en tireraient profit. » 24. Passage tronqué dans le texte italien. Nous traduisons : « Je voudrais être compris ». 25. Idem. Nous traduisons : « C'est pour cette raison que nous ne voulons pas d'affrontement ; nous voulons le dialogue. Toutefois, nous voulons un dialogue où l'équité des intérêts des deux parties en jeu soit reconnue. » 26. Ici il s'agit d'un ajout du quotidien italien. Nous traduisons : « Il est hors de question de parler de guerre froide. » 27. Martin-Lagardette J.-L., Le guide de l'écriture journalistique, La Découverte, Paris, p. 53-54, 2006. 28. Il s'agit d'une question en deux parties. Le journaliste a été interrompu par Poutine qui lui a fait remarquer que sa question était la réponse à la première question de l'hebdomadaire allemand. 29. Nous traduisons : « J'attire votre attention et celle de vos lecteurs sur le fait que pour la première fois dans l'histoire – et je souhaite le souligner – des éléments du système nucléaire des USA sont présents sur le continent européen. ». 30. Nous traduisons : « Est-ce qu'il vous arrive d'avoir la tentation de rendre la monnaie de la pièce à l'Amérique et d'installer des missiles russes à Cuba ou au Venezuela ? »

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’analyser les modalités mises en œuvre par les journalistes italiens du Corriere della Sera pour rapporter le discours de Vladimir Poutine. Le corpus de l’analyse est constitué par la retranscription de la conférence de presse tenue par Poutine le 1er juin 2007 à la veille du G8 en Allemagne et par l’article relatant cet événement paru dans le Corriere della Sera du 4 juin. L’étude met à jour les différentes stratégies linguistiques et communicatives déployées par le quotidien italien pour mettre en scène l’événement et restructurer les propos tenus par le président russe en fonction de l’image de Poutine véhiculée dans la presse occidentale.

This article proposes to analyse the strategies deployed by journalists writing for the Italian daily Corriere della Sera as illustrated by the report of a speech delivered by Vladimir Putin on the eve of the G8 summit held in Germany in June 2007. The study focuses on the different linguistic and communicative strategies

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used by the Italian daily to depict the event and restructure the discourse of the Russian president in keeping with the image of the Vladimir Putin generally projected by the Western press.

INDEX

Keywords : Putin Vladimir, G8, press conference, Corriere Della Sera, Italy, Russia, reported speech, discourse analysis, image, self-censorship, manipulation Mots-clés : Poutine Vladimir, G8, Corriere Della Sera, Italie, Russie, discours rapporté, analyse du discours, image, autocensure, manipulation

AUTEUR

ELISA ROSSI DANELZIK Université Lyon 2 ILCEA / GREMUTS

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Vladimir Poutine et la presse espagnole Lorsque les journalistes jouent les DJ

Setty Alaoui Moretti

Verbum a uero1 Saint-Augustin

1 À l’heure de la globalisation des systèmes, de la mondialisation de l’information et de la communication, nous sommes chaque jour un peu plus convaincus que nous ne pouvons plus nous satisfaire d’une seule langue et d’une seule culture de référence. La diffusion du savoir et de l’information se fait en de multiples langues qui sont autant de supports cognitifs et culturels. Pour vivre dans ce monde à la fois un et multiple qui est le nôtre, les peuples dépendent plus que jamais de la situation internationale, des solidarités ou des ruptures, du climat de confiance ou de peur généré très souvent par la méconnaissance, la désinformation, la propagande. Nos sociétés modernes sont des sociétés de communication dans lesquelles les médias ont élargi leur sphère de compétence : sources d’information certes mais surtout outils de fabrication de l’opinion publique. Ils sont le produit combiné de la culture dominante dans la société et de la culture linguistique propre au genre journalistique dans une culture donnée.

2 L’analyse multilingue de la conférence de presse de Vladimir Poutine à la veille du G8 2007 nous servira à illustrer ces propos. Les déclarations « agressives » de Poutine ont été interprétées par la presse internationale comme le début d’une nouvelle guerre froide. Sur la base de la traduction anglaise du procès-verbal russe, publiée sur le site officiel de la Fédération russe2 le 4 juin 2007, nous nous proposons d’examiner les retombées linguistiques du recoupement de la terminologie, la sémiologie, la tradition critique, la fabrication de l’image et de la mémoire référentielle des événements historiques. Si notre démarche reste modeste parce que les faits sont soumis à des interprétations divergentes voire contradictoires, elle sera minutieuse parce que chaque détail a son importance. Notre analyse ayant pour objet le discours des medias, il ne nous sera malheureusement pas possible, dans le cadre de cet article, d’approfondir notre réflexion sur les rapports politico-idéologiques entre la Russie et l’UE et plus spécifiquement l’Espagne.

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3 Il nous est également impossible, sur la base d’un seul texte, d’avancer des explications rationnelles et de définir les raisons qui ont conduit la presse occidentale à donner le même son de cloche. Nous nous proposons donc, dans un prochain article, d’élargir notre corpus en procédant au dépouillement de la presse espagnole sur une plus large période, celle des « années Poutine », non seulement pour accéder à la genèse mais surtout pour avoir la perspective nécessaire qui nous permettra de mieux appréhender les vagues de fond du discours médiatique afin de confirmer ou d’infirmer cette première approche.

4 Pour asseoir notre analyse, nous avons néanmoins parcouru la presse nationale et régionale – de droite et de gauche – publiée entre le 4 et le 15 juin 2007, qui a largement fait écho à l’article de El Mundo et souvent de façon plus virulente.

5 À partir de la double approche dénotative (analyse du contenu) et connotative (analyse structurale), nous tenterons d’analyser les éléments constitutifs du document (les questions des journalistes et les réponses de V. Poutine) pour dégager les inférences à la fois sur la production et sur la réception afin d’appréhender le processus de construction de la réalité politique proposée par le quotidien El Mundo à partir de l’image de V. Poutine. Autrement dit, et en suivant P. Charaudeau3, quelle construction de texte pour quelle construction de sens ? Quel sens pour quelle consommation ? Quelle logique d’action pour quelle influence sociale ? Quels jeux pour quels enjeux ? (Lire le Texte de cadrage)

Le cadre international

6 Selon la plupart des soviétologues4, les nations occidentales qui ont connu un processus historique sans aspérités notables au cours du dernier demi-siècle ont la critique aisée à l’encontre d’un pays qui a été confronté à la chute brutale d’un système totalitaire auquel peu d’experts prédisaient une fin aussi rapide. Quel que soit le sujet abordé, les journalistes occidentaux ont le plus souvent parlé de la Russie de manière négative, partiale, orientée5. Le phénomène Poutine inquiète et force est de constater que la presse internationale n’a pas ménagé le président russe depuis son arrivée au pouvoir. La violence des attaques à son encontre ont eu pour conséquence de jeter le discrédit sur la Russie dans son ensemble aux yeux d’une opinion publique peu ou mal informée. Se pose alors la question de savoir pourquoi. Pour la défense des valeurs démocratiques de l’Occident ? Pour répondre aux attentes et à l’imaginaire de leur public hantés par les souvenirs des peurs engendrées par l’Union soviétique ? Pour aller dans le sens du pouvoir politique de leur pays ?

7 Les Européens, porteurs d’une mémoire historique composite, ont de nombreux stéréotypes sur la Russie, les médias européens se centrent sur les mots-clés « Moscou », « Kremlin », « démocratie », « droits de l’homme », « expansionnisme » et le public reste friand des habituelles cartes postales aux images plombées (dictature, Sibérie, KGB, espions russes). La presse nous dresse un panorama catastrophique d’un pays discrédité, en plein chaos, en proie à la misère, où les libertés sont bafouées et dans lequel règne une toute-puissante mafia aux ramifications européennes. La campagne anti-russe s’est déchaînée à l’occasion des assassinats d’Alexandre Litvinenko et d’Anna Politkovskaïa, de la mise au pas de la compagnie pétrolière Ioukos et sur le thème de l’implantation d’une défense antimissile dans deux pays de l’UE, la Pologne et la République tchèque.

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8 Nous savons que les journalistes sont soumis à de nombreuses contraintes et conventions professionnelles qui les obligent à sélectionner un certain nombre de faits (liés à l’actualité brûlante susceptible d’échauffer les esprits) et à choisir un angle d’attaque conforme à la ligne de leur journal pour mieux répondre à ce qui est perçu comme étant l’attente du public. Du fait de cet impératif professionnel, et de l’objectivité très relative qui en découle, ils sont donc amenés à écarter, à passer sous silence de très nombreuses réalités qui ne s’inscriront pas dans le discours médiatique comme par exemple le fait qu’il n’y a jamais eu en Russie autant de stabilité ni d’optimisme, que Poutine cherche résolument à inscrire son pays dans la modernité, l’ouverture et la globalisation (surtout au niveau de la sécurité), qu’il recherche une alliance et un partenariat avec l’UE pour un monde multipolaire avec « une Europe unie sans ligne de partage »6, qu’il mise désormais sur la solidarité occidentale depuis la création du COR (Conseil OTAN-Russie, mai 2002) et qu’il joue la carte du multilatéralisme (Saint-Pétersbourg, 2003). Il nous semble légitime de nous interroger sur les motivations de la presse européenne en recherchant les éléments qui pourraient justifier de tels choix.

9 Le premier, le plus frappant, est ce remarquable silence dans lequel est plongé l’UE, une UE divisée sur les grands enjeux de politique extérieure (notamment sur ses relations avec la Russie), sur ses partenaires, sur ses frontières et surtout sur sa forme : Europe économique et Europe des valeurs ou Europe politique ? Vis-à-vis des USA, l’Europe a été divisée à propos de l’intervention en Irak et reste divisée sur la question iranienne. À l’heure où, pour la grande majorité des analystes, une intervention en Iran est probable, les États européens restent plongés dans cet étrange silence. Seule la Russie proteste : contre l’intervention en Iran, contre l’installation d’une défense antimissile en République tchèque et en Pologne qui pourrait relancer une course à l’armement et la sortie du traité FNI (1987). Pourquoi ? Peut-être parce que pour la première fois, les USA pourraient apparaître aux yeux de l’opinion publique comme un facteur de déstabilisation. Peut-être aussi parce que, en dépit du fait que les USA considèrent la Russie « comme un partenaire voire un allié, elle constitue une menace » en raison de l’incohérence de sa politique et des risques de prolifération nucléaire qu’elle représente. Le système américain antimissile doit donc empêcher « qu’une Russie aux abois laisse une partie de son arsenal nucléaire tomber entre les mains d’un État voyou ou d’une organisation terroriste »7.

10 L’instrumentalisation politique des dossiers (nouveau cadre juridique, statut du Kosovo, approvisionnements énergétiques, conflits dits « gelés » en Transnistrie, Ossétie et Abkhazie) contribue à dramatiser les échanges qui relèvent pourtant d’une étroite interdépendance. La Russie cherche des alliés en Europe pour contrer les projets américains mais les Européens ne savent toujours pas quelle place – et quelle confiance – accorder à ce pays qui se veut eurasiatique, qui conçoit – selon eux – le multilatéralisme non comme un mode de régulation des relations internationales mais comme un moyen de revenir sur la scène internationale et de relayer son influence, un pays qui ne veut plus subir les contraintes multilatérales imposées depuis 1990 mais au contraire se servir des organisations pour promouvoir ses intérêts.

11 Il semble difficile de sortir des logiques de bloc. L’unipolarité peut-elle être durable ? Le leadership peut-il être imposé ou doit-il être mérité ? Comment distinguer les intérêts spécifiquement américains des intérêts d’un monde libre ? Les USA ont-ils le monopole

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du sens, c’est-à-dire d’une idéologie à vocation universelle, justificatrice du comportement politique interne et d'un interventionnisme mondial tous azimuts ?

12 L’UE ne se prononce pas parce qu’elle est en panne sur le plan politique, parce qu’elle n’arrive pas à avoir une politique étrangère commune, parce que les enjeux se jouent sur des territoires lointains (Corée du Nord, Afghanistan, Tchétchénie), que ses frontières sont stabilisées et que la nouvelle éthique de guerre se fait au nom de la paix, de la bonne gouvernance et de la responsabilité des peuples civilisés de protéger les droits de l’homme dans les pays ainsi mis sous tutelle.

13 Le deuxième élément est l’ambiguïté maintenue sur les deux concepts-clés des discours de Poutine : la spécificité russe (organisation du pouvoir et rythme de développement hérités de l’histoire) et la démocratie souveraine (refus de toute influence extérieure sur son territoire et rejet de tout modèle de développement, de toute logique d’intégration). Durant l’année 2007, Poutine durcit son discours et accuse les pays occidentaux d’ingérence interne avant d’annoncer un moratoire sur le traité FCE (Forces conventionnelles en Europe). En vertu de son concept de « démocratie souveraine », la Russie adopte une posture défensive face aux normes et règles internationales considérées comme autant d’atteintes à sa souveraineté. Elle suscite ainsi la perplexité des États européens qui y voient le signe de l’inconstance et de l’incapacité de Moscou à bâtir un projet d’intégration fondé sur le principe de codécision. Les Européens se montrent très inquiets non seulement face au regain d’autoritarisme au sein de la Fédération russe mais surtout de sa traduction en politique étrangère. En concevant ses relations avec ses voisins en termes d’intégrité territoriale et d’équilibre des forces, Moscou demeure dans une logique de puissance que l’UE prend comme une véritable menace et comme un signe de rupture des accords de 1990.

14 Pour les journalistes, le contexte est non seulement complexe mais nébuleux : la tension monte entre les USA et la Russie, les relations UE-Russie traversent une phase de défiance accrue due aux contrecoups du double élargissement OTAN et UE (ce qui n’empêche pas l’intensification des échanges économiques) et les incertitudes planent sur le projet européen. La dégradation de l’atmosphère se traduit par une grande nervosité des discours (inconstance européenne, arrogance russe) et de part et d’autre, les relations sont placées sous le signe de la désillusion : perte de crédibilité d’une UE cyclothymique et incertitudes sur les véritables intentions de la Russie. Le retour à la rhétorique de la Guerre froide leur semble donc inévitable mais sous une forme nouvelle, celle de la paix glacée8.

Le storytelling de El Mundo

15 Durant ces dernières années, dans un monde dominé par la surproduction de sources d’information, le storytelling s’est imposé comme la formule magique pour fédérer les masses autour d’un savoir, d’un discours ou de centres d’intérêts non plus fragmentés du fait des multiples relais mais consensuels. L’événement doit être une histoire, un récit avant de constituer un événement communicationnel ; la communication politique entre dans une ère nouvelle, celle du genre narratif, avec ses codes et son message, avec ses décodages et ses mythes, pour une meilleure pratique sociale, pour que le langage fasse sens. Que nous raconte El Mundo dans la rubrique « Entrevista »9 en première page de son édition du 4 juin 2007 ?

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16 Le 2 juin 2007, Vladimir Poutine convie, dans sa résidence d’été de Novo-Ogaryovo, les huit journalistes représentant les pays membres à un dîner au cours duquel il donne sa conférence de presse. L’Espagne n’étant pas membre du G8, le périodique El Mundo mandate le journaliste italien Franco Venturini du Corriere della Sera pour couvrir l’événement10. Néanmoins, si l’article publié par El Mundo traduit fidèlement certains passages du texte italien, il diverge sur bien d’autres points11. Cette « divergence » sera encore plus marquée par rapport au procès-verbal du périodique russe Kommersant. C’est à ce double niveau de divergences en cascade que se situera notre analyse. Entrevista Putín amenaza: "Los misiles de Rusia volverán a apuntar a Europa"12 À escasas jornadas de la cumbre del G8 que reunirá a su país con los siete industrializados dEl Mundo, el mandatario ruso aprovecha esta entrevista para mostrar su malestar hacia EEUU por el impacto del escudo antimisiles en el equilibrio estratégico mundial y explicar su posición en el “caso Litvinenko”. F. Dragosei/F. Venturini. Corriere della Sera/El Mundo NOVO-OGARYOVO (RUSIA).– Son más de las ocho de la tarde y Vladimir Putin no ha acudido aún a la cita. Llegará tarde porque ha ido a visitar a la viuda de Yeltsin. Los representantes de los periódicos invitados por el Kremlin – uno por cada uno de los países de la cumbre del G8 que comienza el miércoles en Alemania- lo esperan en la dacha presidencial de Novo- Ogaryovo, en un precioso bosque. El clima es relajado. Funcionarios y guardaespaldas juegan al billar para matar el tiempo. Pero, cuando llega el presidente, la amistosa informalidad que reinaba en la dacha desaparece como por arte de magia ante la rudeza de sus palabras. Sigue en página 26. Editorial en página 5.13

17 Comme on le sait, le titre est « l’arrivée d’un sens, son aboutissement le plus élaboré ». Incisif et de fort impact, il emploie un verbe actif qui apostrophe les citoyens espagnols – Poutine menace –, suivi d’une citation directe qui utilise, d’une part, les guillemets pour produire un effet du réel sans distanciation possible pour le lecteur et qui, d’autre part, écarte l’adjectif « russe » au profit d’un complément de nom amplificateur « les missiles de la Russie ». Le journaliste marque ainsi son énoncé afin d’exclure certaines interprétations et en favoriser d’autres. Comme le dit P. Charaudeau : Tout article est en effet accompagné de toute une série de repères péritextuels, les plus connus étant les titres et intertitres, […] qui relèvent directement des contraintes du contrat médiatique […] qui a deux visées contradictoires : la visée d'information et la visée de captation. (1997 : chap. 4)

18 L’accroche est centrée sur deux points : le bouclier antimissile, qui menace l’équilibre mondial et réactive les peurs ancestrales et l’affaire Litvinenko, qui a enflammé les esprits dans la pure tradition des romans d’espionnage et qui aurait pu s’intituler Meurtre au Polonium.

19 Dans l’attaque, le journaliste utilise sa plume pour mettre en scène son récit, en variant les angles de vue, en sélectionnant quelques accessoires porteurs d’imaginaire, en juxtaposant des phrases courtes au tempo rapide. Les faits sont d’entrée présentés comme transgressant l’ordre habituel des choses. Poutine est très en retard parce qu’il a programmé une visite à la veuve d’Eltsine avant la conférence de presse. Le journaliste en occulte la raison (c’est le quarantième jour de la mort d’Eltsine)14 et laisse l’interprétation ouverte (manque de considération pour les journalistes, arrogance, etc.). La mise en scène est efficace : le soir, dans le cadre idyllique, confortable et chaleureux de la résidence présidentielle de Novo-Ogaryovo, au milieu des bois, les journalistes attendent patiemment le président en jouant au billard dans une ambiance détendue et bon enfant. C’est presque un rendez-vous de chasse avec un bon feu de

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cheminée. Le connecteur « pero » introduit le changement de décor : Poutine arrive, un froid glacial s’abat sur les lieux « comme par magie » et la dureté de ses premiers mots crée une atmosphère inquiétante. Le ton est donné, l’intrigue amorcée et le suspense installé car le lecteur est invité à lire la suite en page 26 et l’éditorial en page 5.

L’éditorial : Putin desafía a Occidente

20 Dans le milieu journalistique, l’éditorial, qui est l’une des spécificités les plus visibles de la presse écrite et les plus marquantes de par l’exigence d’unicité, est généralement considéré comme l'article d'opinion par excellence « le parangon même des genres de l'opinion » (Martin Lagardette, 1994 : 82). Sa prestigieuse position lui confère une autorité morale et sa prise de position ainsi autorisée sur un fait d’actualité engage toute la rédaction à tel point que la signature de l'éditorialiste peut ne pas être nécessaire, comme c’est le cas ici.

21 La disparition du sujet énonciateur est loin d’être neutre : d’une part, elle contribue à mettre le lecteur directement en contact avec l’événement sans intermédiaire (voix off) et d’autre part, elle renforce l’impression d’objectivité par l’emploi significatif du mode impersonnel qui caractérise cet éditorial. Néanmoins, comme le souligne Riutort, « parler de l'événement équivaut ainsi pour chaque éditorialiste à mettre au point une focale spécifique. » (1996 : 66), une focale qui peut être soit conforme à l’orientation idéologique du journal soit aux opinions personnelles de l’éditorialiste mais, dans tous les cas, conforme aux attentes et aux opinions des lecteurs.

22 Le titre de l’éditorial, Putin desafía a Occidente (Poutine défie l’Occident), reste dans le même champ sémantique que celui de la Une mais franchit un pas supplémentaire : après les menaces, le défi, la provocation déclarée. Pour tendre à une plus grande objectivité, l’éditorialiste a gommé toute marque énonciative dans le texte : • « Les déclarations du président russe […] sont un véritable défi lancé au sommet qui se tiendra dans deux jours […] à Heiligendamm » ; • « Il est difficile de concentrer autant de menaces en si peu de mots » ; • « Le plus inquiétant […] sont les réponses qu’il apporte » ; • « Poutine affirme, Poutine nie, Poutine attire à nouveau l’attention » ; • « Les scientifiques jugent les raisons militaires peu fondées » ; • « Ce que l’on appelle la guerre des étoiles ».

23 Nous savons qu’en temps de crise, la rhétorique de l’impartialité protège de tout démenti. Mais jusqu’où peut-on aller pour justifier et légitimer la prise de parole ? L’éditorialiste annonce, tout d’abord, que « El Mundo publie aujourd’hui le texte intégral15 recueilli par l’un des journalistes accrédités, celui du Corriere della Sera » alors que le texte publié est une version tronquée et reconstruite qui ne représente que 9 % de l’intégralité de la conférence de presse comme nous le verrons un peu plus loin.

24 La première déclaration citée est, certes, dans la logique de l’argumentation de l’éditorialiste mais elle est inexacte non seulement parce qu’elle est sortie de son contexte mais dans les termes même : Intentaremos restablecer el equilibrio con sistemas ofensivos más eficaces sin aumentar los gastos militares pero sabemos que esto puede reabrir otra carrera de armamentos.16

25 Ce qui revient à dire que la Russie va se donner les moyens offensifs nécessaires pour revenir sur la scène internationale tout en sachant que, de ce fait, elle va relancer une

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nouvelle course à l’armement. Poutine endosse clairement la responsabilité politique de cette décision.

26 Or, tout au long de la conférence de presse, V. Poutine a inlassablement répété que la politique étrangère de la Russie avait changé à l’instar de la société, que la Russie avait tiré les leçons de l’expérience de l’ex-URSS, qu’il ne céderait pas à la provocation en se laissant entraîner sur un terrain dangereux qui menace l’équilibre mondial. Il a particulièrement attiré l’attention des lecteurs sur le fait que le développement de la capacité nucléaire américaine en Europe changeait radicalement la configuration de la sécurité internationale et que la Russie n’était pas l’instigatrice de la détérioration de l’équilibre : We have learned from the Soviet Union’s experience and we will not be drawn into an arms race that anyone imposes on us. […] The United States are building a huge and costly missile defence system which will cost dozens and dozens of billions of dollars. We said : “no, we are not going to be pulled into this race. We will construct systems that will be much cheaper yet effective enough to overcome the missile defence system and therefore maintain the balance of power in the world” ; And we are going to proceed this way in the future.

27 Dans la réalité des faits et en application du Traité d’Adaptation des armes conventionnelles (ABM), la Russie a réduit l’effectif de ses forces armées et a déplacé ses installations militaires de l’autre côté de l’Oural. Mais la Russie désarme unilatéralement car dans le même temps la capacité nucléaire en Europe occidentale augmente et menace l’équilibre mondial. Les Russes ont été les seuls à appliquer ce traité et c’est ce que Poutine dénonce dans la conférence de presse : l’asymétrie d’un bouclier de défense d’un côté et l’absence de système de défense de l’autre qui crée l’illusion de sécurité et augmente la possibilité d’un conflit nucléaire. La Russie doit défendre sa sécurité en se dotant d’un système de défense et de riposte. V. Poutine a longuement développé ces points lors de la conférence de presse.

28 Alors que la Russie a démantelé ses bases à Cuba, l’éditorialiste donne une fausse information : Niega que Rusia trate de abrir nuevas bases militares en Venezuela o Cuba pero da por hecho que los misiles rusos volverían a apuntar a las ciudades y a las instalaciones militares estadounidenses y europeas como en la Guerra Fría.

29 Il énonce ainsi une contre-vérité sur les bases russes à Cuba : elles restent en fonctionnement mais leur capacité ne sera pas renforcée. Cet aspect « rassurant » (la Russie n’ouvrira pas de nouvelles bases dans cette région du monde) est immédiatement contrebalancé par « pero da por hecho » : la décision est sans appel et les missiles russes seront à nouveau pointés sur l’Occident comme au temps de la guerre froide.

30 La question que nous nous posons est de savoir quelles seraient les motivations, conscientes ou non, qui pousseraient à parler de « nouvelle guerre froide » ? Quelle serait l’utilité d’une telle formule à l’heure où semble se réaliser à l’Est le rêve d’une démocratie parlementaire et d’une économie de marché ?

31 Dans la mémoire collective occidentale, la guerre froide a été le combat mené contre le Mal absolu, l’Union soviétique, par les forces du Bien, les États-Unis et leurs alliés. Chaque identité se constitue contre les autres en érigeant la différence en principe de séparation, d’exclusion et d’affrontement. Les mots sont les vecteurs d’une mémoire émotionnelle collective et la réactivation de cette expression ouvre les domaines du préconstruit, de l’interactif et du performatif dans lesquels viendront se greffer les

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problèmes connexes qui influeront sur l’affectivité de la réception. Comme l’affirme inlassablement V. Poutine dans la conférence de presse, la Russie a profondément changé, elle a rejoint le concert des nations libérales, elle a ouvert son marché à l’économie capitaliste mais dans les faits, il semblerait que la russophobie n’ait pas disparu. Pourquoi ? Nous citerons l’extrait d’un article publié, en février 2007, dans le quotidien américain Wall Street Journal : Depuis les années quatre-vingt-dix, […] derrière une politique de façade qui prône une relation généreuse de partenariat stratégique et d’amitié, les USA mènent en fait une politique bien réelle et extrêmement imprudente d’exploitation conquérante, acharnée, des faiblesses de la Russie, Washington se montrant plus agressif et intransigeant qu’il ne l’a jamais été vis-à-vis de l’URSS.

32 L’installation de bases russes au Venezuela est un ajout que nous qualifions de fantaisiste voire mensonger car, à aucun moment dans la conférence de presse, ce pays n’a été nommé et à notre connaissance, cette éventualité n’a jamais été évoquée. Au niveau dénotatif, l’éditorialiste oriente consciemment le lecteur vers une alliance probable – voire officieuse – de la Russie avec le régime populiste et antiaméricain de Chavez. Ce nouvel élément lui permet de corser le nœud de l’intrigue en intensifiant le suspense et le doute sur une conspiration occulte ; il noircit ainsi un peu plus le tableau en inventant des connexions avec des régimes contestés sur le plan international. Dans l’histoire de la guerre froide, la crise des missiles de Cuba a été la plus grave et la plus dangereuse car pour la première fois, en ce mois d’octobre 1962, les deux Grands se retrouvèrent face à face et le monde retint son souffle17.

33 Le mélange de style direct et de style indirect est pernicieux car, pour le lecteur, c’est Poutine qui emploie le terme de guerre froide alors qu’il l’a fermement récusé lorsque le journaliste de Der Spiegel l’a utilisé dans la première question de la conférence de presse. L’ambiguïté du style indirect libre permet la confusion entre la voix du journaliste et celle de Poutine.

34 La raison invoquée pour expliquer le passage de la défensive russe à l’offensive est la rupture, en 2002, du Traité ABM par les USA « para responder con libertad a la amenaza nuclear de Corea del Norte o – en el futuro – Irán », rupture qui s’est faite au nom de l’intérêt général des nations par le garant de l’ordre et de la sécurité planétaires. La Russie apparaît ici comme un pays belliqueux qui cherche par tous les moyens à provoquer non plus la guerre froide mais la « guerra de las galaxias » dans le seul but d’amortir les dépenses de plus de 100 Md de $ investis dans le secteur des nouvelles technologies depuis 1990, « por encima de las razones militares que pocos científicos consideran fundadas »18. L’éditorialiste se retranche derrière la nébuleuse de l’autorité morale des scientifiques pour discréditer les déclarations de Poutine et n’hésite pas à l’accuser de jouer un rôle déterminant dans la nucléarisation de l’Iran « que también rechaza pero con la boca pequeña »19.

35 Or, à la question du Times : « Do you agree with President Bush that it would be unacceptable for Iran to have nuclear weapons? », la réponse de Poutine est catégorique : « I absolutely agree ». Quelques minutes auparavant, le président russe avait longuement développé la position de son pays par rapport à l’Iran en insistant sur le fait que les USA justifient l’installation de bases nucléaires en Europe par la menace des missiles iraniens mais cela est faux car l’Europe est hors de portée : Iran has no missiles with a range of 5,000 to 8,000 kilometers. In other words, we are being told that this missile defence system is there to defend against something that doesn’t exist.

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Do you not think that this is even a little bit funny ? But it would only be funny if it were not so sad.

36 Par contre, les experts militaires russes considèrent que le bouclier antimissile représente un potentiel à haut risque pour la Russie, qui doit se donner les moyens de se défendre. Poutine préconise de régler le problème iranien sans menace et sans usage de la force comme cela a été fait pour la Corée du Nord ; les membres du Conseil de Sécurité de l’ONU doivent travailler ensemble pour trouver la meilleure solution pour tous, avec patience et persévérance : Mr Solana just met in Madrid with Iranian representatives and the dialogue continues. We want it to continue in the future. As you can see, we are working together with all members of the UN Security Council to look for mutually acceptable solutions and we feel the highest degree of responsibility for this work.

37 La position de Poutine qui propose de régler la question iranienne par le dialogue est assez proche de celle adoptée par l’UE et Poutine ne se prive pas de faire état de la rencontre à Madrid entre Javier Solana et de hauts représentants iraniens pour essayer de trouver un terrain d’entente. La mise en relation des deux attitudes face à l’Iran, celle des Européens et celle de Poutine, rendraient compte d’une certaine convergence et donneraient par là même une image plus positive de Poutine au public européen. Mais, pour insister sur le fossé qui est censé se creuser entre la Russie et l’Occident, aucune mention n’est faite de la rencontre de Javier Solana avec les officiels iraniens.

38 Le dernier coup de crayon à ce portrait au vitriol dressé entre les lignes (traître, menteur, sournois et diabolique) est donné très finement : Rusia tiene argumentos para oponerse a misiles antibalísticos en su patio trasero, pero no con amenazas de nuevas guerras frías. Putín sería mucho más creíble si predicara con el ejemplo cortando el apoyo a la nuclearización de Irán y no acelerando la nueva carrera de armamentos que denuncia con pruebas como la del RS-24 – que puede ir armado hasta con diez cabezas nucleares – como hizo, al parecer con éxito, el 29 de mayo en el Norte de Rusia.20

39 Si la Russie cherche à se protéger (sous-entendu, ce dont nous doutons), ce n’est pas avec la menace d’une nouvelle guerre froide qu’elle y parviendra. Poutine serait beaucoup plus crédible (sous-entendu, il ne l’est pas du tout) s’il donnait des preuves de sa bonne foi en retirant son appui à l’Iran et en cessant d’accélérer la course à l’armement comme il vient de le faire en se dotant de nouvelles armes nucléaires. La menace initiale (les missiles seront à nouveau pointés sur l’Europe) atteint son paroxysme : avec les nouveaux missiles, la frappe russe sera redoutable. Le ton de la confrontation monte à mesure que Poutine, soit-disant sur le départ, consolide son contrôle sur tous les rouages du pouvoir.

40 En grandissant l’événement, en le dénaturant, en passant sous silence tout ce qui irait à l’encontre du présupposé, en le rendant complexe pour mieux l’expliquer selon une échelle de valeurs donnée, ce qui est clairement signifié à la surface du texte, ce sont les apparences trompeuses, la fourberie de Poutine, ses intentions cachées que l’éditorialiste a réussi à percer : il dit ceci mais il fait le contraire. L’éditorialiste anticipe la réaction de l’opinion publique qu’il contribue à produire en sélectionnant un certain niveau de signification et en laissant dans l’ombre les autres définitions potentielles de la situation.

41 L’événement – appréhendé à partir de schèmes de perception politique alors qu’il revendique l’indépendance objective – est relaté à partir d’analogies appuyées afin de rapporter un événement inédit à un événement bien connu : la période de la guerre froide, la crise de Cuba et l’épisode de la Baie des Cochons, qui avaient sérieusement

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menacé l’équilibre planétaire, la menace terroriste de l’Iran, la menace communiste de la Corée du Nord.

42 L’objectif de tout éditorial est d’argumenter pour convaincre, de donner au profane les moyens d’accéder à la connaissance et au savoir, d’expliquer les tenants et aboutissants d’un problème, en tendant vers la plus grande objectivité et non de faire du marketing des émotions pour toucher le marché des masses. Il n’en demeure pas moins « qu’une argumentation efficace est celle qui réussit à accroître l’adhésion des esprits aux thèses présentées à leur assentiment afin de déclencher chez les lecteurs l’action envisagée » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 1958 : 59). Et la clé de cette réussite tient au maniement de l’implicite dans la stratégie argumentative : l’éditorialiste place dans les présupposés les éléments nécessaires pour que les sous-entendus qui en découlent relèvent de l’évidence.

43 L’usage objectif ou abusif de la marge de liberté pour sélectionner, traduire, rapporter et interpréter le discours politique sur la base réelle ou fictive de la règle de transparence, place le journaliste dans une position de pouvoir, celle de l’observateur analyste (usage objectif) ou celle du propagandiste (usage abusif) qui risque de voir sa crédibilité et sa légitimité remises en cause par les autres acteurs du système d'interaction.

44 Ce qui nous frappe dans cet éditorial, c’est l’incroyable assurance de l’éditorialiste qui semble écarter tout recours aux sources. Pour reprendre R. Koren : « L'assurance est troublante et communicative quand elle est mise en scène de main de maître. » (1996 : 87). Nous en sommes à présent convaincus. Mais comment qualifier celui qui trahit le contrat de communication qui fonde le discours sur le réel et non pas sur l’imaginaire ?

45 « L’éditorial est un texte qui réveille, qui doit faire mouche, accrocher et marquer les esprits » (Martin-Lagardette : 2003, 100). Nous ne doutons pas un seul instant que tout lecteur averti qui a eu connaissance du texte intégral de la conférence de presse de Vladimir Poutine sera réveillé par ce texte. Quant au lecteur lambda, cette mise en condition – par stimulation de la prédisposition qui est le résultat de l’expérience accumulée tout au long des années – lui fournira la grille de lecture « politiquement correcte ».

La conférence de presse

46 Le journaliste maintient le même tempo qu’en page Une et ouvre le corps de l’article par une affirmation brève, tranchante qui reprend le titre et rend la menace sans appel « Oui » : "Sí", responde por ejemplo Putin, ante una de nuestras preguntas. “Los misiles rusos volverán a apuntar hacia ciudades y objetivos militares europeos, si Estados Unidos insiste en modificar el equilibrio estratégico con la implicación de Polonia y de la República Checa en la creación de un escudo antimisiles”. El mensaje es claro, duro y directo. Pero comencemos por el principio21.

47 Une entrée en matière, véritable déclaration de guerre, qui ne peut que frapper les esprits en provoquant un choc émotionnel en faisant ressurgir tous les mythes, toutes les peurs, tous les clichés du péril rouge. « Le message est clair, dur et direct. Mais commençons par le commencement », c’est-à-dire les questions. Le journaliste oriente ainsi la perception des lecteurs préalablement mis en condition pour recevoir et

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interpréter sous sa férule les questions-réponses : « Maintenant que je vous ai expliqué comment lire, vous pouvez lire ».

48 De nombreux travaux portant sur l’analyse des médias ont établi qu’il y a toujours un rapport entre les visions dominantes dans les medias et celles dominantes dans la société. Les scénarios sombres et désenchantés, présentés dans les sociétés où le lien social est fragilisé, influent directement sur l’imagination en temps de crise et la fécondent.

49 Dans la réalité, les choses se sont déroulées autrement : Poutine, très détendu, a prononcé un discours d’ouverture pour accueillir chaleureusement les journalistes avant de les inviter à passer à table puisque cette conférence de presse se tenait autour d’un dîner dont le menu rendait hommage à chaque pays représenté.

50 La phrase du titre attribuée à Poutine – et reprise par toute la presse nationale et régionale espagnole – a été formulée par Franco Venturini (Corriere della Sera), Poutine ne l’a jamais prononcée en ces termes : You said that you do not want to participate in an arms race. But if the United States continues building a strategic shield in and the Czech Republic, will we not return to the situation and times in which the former Soviet Union’s nuclear forces were focused on European cities, on European targets? VLADIMIR PUTIN : Certainly. Of course we will return to those times. And it is clear that if part of the United States’ nuclear capability is situated in Europe and that our military experts consider that they represent a potential threat then we will have to take appropriate retaliatory steps. What steps? Of course we must have new targets in Europe. And determining precisely which means will be used to destroy the installations that our experts believe represent a potential threat for the Russian Federation is a matter of technology. Ballistic or cruise missiles or a completely new system. I repeat that it is a matter of technology.

51 Ce que le lecteur ignore, c’est qu’il s’agit de la neuvième question posée au président et que durant de longues minutes auparavant, Poutine venait de développer, de façon très convaincante et avec beaucoup de bon sens, la position de la Russie qui recherche inlassablement des solutions pacifistes, le dialogue et le partenariat non seulement avec l’Europe mais aussi avec les USA.

52 Nous avons rapidement chiffré les deux textes : 43 questions dans le texte intégral avec un total de 19 181 mots dont 15 437 mots dans les réponses de V. Poutine contre 18 questions (1 941 mots) dans El Mundo et un total de 1 497 mots dans les réponses de V. Poutine soit 9,7 % de l’ensemble de ses déclarations. En réalité, ce pourcentage est plus faible si nous tenons compte du fait que la langue anglaise est plus concise que la langue espagnole.

53 Les choix opérés par le journaliste interviennent à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il écarte le discours d’ouverture, les questions posées par le périodique Nikkei sur la politique asiatique de la Russie et les restrictions des exportations de crabe, les questions portant sur des aspects spécifiques nationaux comme les relations avec Angela Merkel, les pourparlers entre Alitalia et Aeroflot ou l’interdiction pour les Russes d’exporter des produits biologiques humains dans le cadre de la recherche médicale.

54 Dans un deuxième temps, les questions ont été organisées selon des séquences narratives qui vont en crescendo : la fin de l’idylle, le retour à la Guerre froide, la menace des missiles russes, les installations de bases russes à Cuba et au Venezuela, la rupture du traité INF, l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN (talon d’Achille de la Russie), la

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détérioration des relations Russie-OTAN, le « conflit » iranien, la question cruciale du Kosovo, la probabilité de l’exclusion de la Russie du G8, l’imparfaite démocratie russe (répressions, censure, autoritarisme), l’étrange popularité de Poutine (mise en doute du fait de la censure), l’affaire Litvinenko (ou l’élimination des opposants), la fin du mandat et les projets politiques (Poutine cherchera-t-il à garder la mainmise sur la gestion de l’État ?), sa femme, la présence de Shell et de BP, le président Sarkozy, ami des USA et fervent défenseur des droits de l’homme22.

55 Enfin, les questions ne sont pas identifiées. Rien d’étrange à cela car les questions publiées dans El Mundo sont, dans le meilleur des cas, la synthèse de plusieurs questions (ce qui est somme toute assez fréquent à condition que l’éditorial n’annonce pas que le quotidien offre à ses lecteurs le texte intégral). Ce qui est plus gênant, c’est que les questions sont souvent tronquées ou réécrites pour accentuer le trait et prêter au président russe des intentions contraires à ses déclarations. Pour que le monde soit crédible, il doit ressembler à la fiction et le journaliste ordonne son travail en fonction d’une conclusion déjà tirée. « L’idéologie, c’est quand les réponses précèdent les questions », écrivait le philosophe Louis Althusser.

56 Dans les questions réécrites publiées dans El Mundo, les présupposés abondent alors qu’ils sont absents dans les formulations du texte source : • la vengeance : « Êtes-vous tenté de rendre la monnaie de leur pièce aux USA en installant des bases à Cuba ou au Venezuela ? » ; • la rupture des accords : « Après le CFE sur les forces conventionnelles, le traité INF sur les euromissiles est-il en danger ? » ; • la riposte : « Quelle serait votre réaction si l’Ukraine intégrait l’UE et l’OTAN ? » ; • le conflit : « Comment peut-on résoudre le conflit iranien ? » ; • le veto : « Votre position sur le Kosovo ne risque-t-elle pas d’accélérer une déclaration d’indépendance unilatérale ? » ; • l’exclusion : « Certains réclament l‘exclusion de la Russie du G8 car votre démocratie est imparfaite » ; • la censure : « Vous êtes très populaire en Russie bien que ce soit en jouant de votre pouvoir d’interdire toute critique à la télévision ».

57 Pour illustrer nos propos, nous prendrons l’exemple de la première question publiée dans El Mundo qui relance de façon abrupte la polémique provoquée par V. Poutine lors de la Conférence sur la Sécurité à Munich (10 février 2007) en reprenant le terme « impérialisme » que le président russe avait employé pour fustiger la politique américaine et qui avait fait couler beaucoup d’encre dans la presse espagnole. C’est la fin de l’idylle et le retour à la guerre froide comme au temps de l’URSS. « Presidente, se ha terminado el idilio entre Rusia y Occidente y usted vuelve a hablar del imperialismo de EEUU, como en tiempos de la URSS. ¿Estamos en el clima de una nueva guerra fría? »

58 Or, le journaliste de Der Spiegel qui a posé cette première question, n’a employé ni le terme d’impérialisme ni l’expression « comme au temps de l’URSS ».

59 Dans les nouveaux contextes (chargés de nouveaux sens) des relations internationales, l’impérialisme est un terme aujourd’hui banni. La question qui se pose est de savoir comment qualifier cette nouvelle forme de pouvoir qui n’est ni « impérialisme » (terme trop étroit) ni « globalisation » (terme trop large). Les spécialistes des relations internationales lui préfèrent le terme plus flou « d’hégémonie ». Poutine, dans la version espagnole, passe par une périphrase « ceux qui veulent imposer leurs idées et

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leurs intérêts comme valeur absolue par tous les moyens » alors que dans la réalité, après avoir insisté sur le fait que la Russie n’aspire à aucune confrontation mais à un vrai dialogue sur un pied d'égalité, en tenant compte des intérêts mutuels, le président a déclaré : « Il faut savoir rechercher des compromis lors du règlement des problèmes les plus complexes. L'une des difficultés principales réside dans le fait que certains interlocuteurs internationaux estiment que leur avis est un axiome ».23

60 Il rejette la terminologie amoureuse (« fin de l’idylle » « lune de miel ») dans le cadre des relations internationales ainsi que le concept de guerre froide qu’il juge inadéquat. Il rappelle le devoir légitime de défense des intérêts nationaux, revient sur le fait que la coexistence doit être fondée sur la recherche d’accords et de compromis dans un esprit de dialogue et sur un pied d’égalité et réaffirme sa volonté d’apaisement des brouilles et son refus de surenchérir aux provocations. Il regrette enfin que les conseils de la Russie n’aient pas été écoutés car ils auraient pu éviter la guerre d’Irak.

61 Les réponses suivantes de V. Poutine subissent le même traitement et le journaliste gomme systématiquement : • le désir d’être entendu et compris ; • le désarmement unilatéral de la Russie et l’installation massive en Europe de nouvelles bases, nouveaux radars, nouvelles troupes, nouveaux missiles nucléaires ; • l’argumentation claire et convaincante développée à propos du Kosovo et l’analogie avec le Pays Basque ; • la dénonciation des provocations auxquelles la Russie est soumise ; • son refus de tomber dans le piège de la provocation et sa non-responsabilité dans la détérioration des relations internationales ; • la manipulation des USA qui cherchent à faire croire que les missiles iraniens ou nord- coréens peuvent frapper l’Europe alors qu’ils n’en ont pas la portée ; • les USA menacent l’équilibre planétaire ; • les USA achètent à coup de dollars leurs alliés dans les ex-dominions soviétiques ; • les fausses rumeurs délibérées pour discréditer la Russie et son président afin d’empêcher tout rapprochement entre la Russie et l’UE ; • le discrédit jeté sur les entreprises russes en Europe suspectes de représenter une nouvelle forme d’hégémonie et sur les produits russes assimilés aux produits bas de gamme chinois ; • la recherche de dialogue et d’ouverture ; • l’attitude de résolution des problèmes ; • la main tendue pour établir les bases d’une coopération juste et équitable ; • le changement profond de la société russe ; • la mise en place de structures démocratiques (« Nous avons un moratoire sur la peine de mort, nous n’avons pas de sans-abri, nous n’avons pas de Guantanamo, nous ne pratiquons pas la torture ni les violences contre les manifestants ») ; • l’autocratie n’est pas spécifique à la Russie, tous les pays la pratiquent ; • le bilan ô combien positif de ces dernières années (meilleur résultat du monde, neuvième place mondiale, augmentation des revenus de 12 % par an et de plus de 18 % en 2007, augmentation des salaires de +12 %) ; • les leçons tirées de l’expérience de l’URSS ; • la nouvelle politique étrangère russe (partenariat équitable, défense des intérêts communs, maintien de la sécurité, coexistence pacifique, ouverture du marché aux capitaux étrangers) ; • la création d’un espace commun mais non imposé ;

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• la lutte antiterroriste ; • la défense des intérêts nationaux bradés en 1990 et la restauration de la souveraineté nationale ; • la non-violence et le refus de se laisser entraîner dans une nouvelle course à l’armement ; • la diabolisation systématique de toute aide apportée aux ex-pays de l’URSS ; • 60 à 80 % des Ukrainiens contre l’entrée de leur pays dans l’OTAN ; • l’acharnement des USA à refuser tout dialogue ; • et enfin l’incompréhension totale du peuple russe et de ses dirigeants face à cet acharnement ;

62 Les mots-clés qui se dégagent de son discours sont : compromis, bon sens, dialogue d’égal à égal, coexistence, non-confrontation, non-violence, attitude de résolution des problèmes, défense des intérêts nationaux, incompréhension, mauvaise foi des Américains. Dans le discours rapporté, ce sont : retour à la guerre froide, lutte pour l’hégémonie, mise en garde, menace, détermination, attaque, mensonge, mauvaise foi des partenaires.

63 Dans cette conférence de presse, Poutine donne l’image d’un homme de grand bon sens, ouvert au dialogue, tourné vers la concertation, respectueux des règles, animé d’une grande volonté de transparence et de dédramatisation, conscient de ses responsabilités, patient et persévérant, courageux et déterminé et, ce qui ne gâche rien, doté d’un véritable sens de l’humour.

64 Mais la voix de V. Poutine est rapportée privée de son contexte. Le journaliste établit des liens entre des éléments d'information, des faits, des déclarations et organise ces bribes de réalité, pour donner un sens aux discours et événements politiques. Il construit, à partir des informations fournies par les sources, un discours autonome, inédit, analytique et, surtout, différent du discours officiel des sources. L’emploi du conditionnel et des guillemets contribue à la scénarisation hypothétique et la charge sémantique des mots nous permet de repérer les traces des enjeux de signification psychosociale et socioidéologique. Au-delà du storytelling, on assiste à une véritable scénarisation de l’hypothétique, une scénarisation ouverte avec différents scénarios possibles parmi lesquels la réalité n’a pas encore tranché et où l’image constitue une aide précieuse dans la mise en œuvre des implicites représentatifs et conceptuels.

65 L’image construite au fil du temps se confirme ici : celle d’un dictateur en herbe, jeune loup aux dents longues, froid et désinvolte, vil et arrogant, ambitieux et irresponsable, cinglant et brutal, tyrannique et impitoyable, machiavélique et belliqueux ; cet authentique méchant de BD est toujours le premier à attaquer, il utilise les ressources naturelles de son pays comme arme et met en danger la planète. Face à cette calamité, les USA déploient tous leurs efforts pour maintenir la sécurité dans le monde et défendre la démocratie et les droits de l’homme.

La caisse de résonance ou l’effet de réception

66 « Ce qui est doté d’effets, ce n’est pas tant le texte conçu ou le texte produit mais le texte effectivement reçu » (Bourdon, 2000 : 148).

67 Autrement dit, quelle est la situation objective de ceux qui reçoivent les messages ? Dans quelles conditions sociales la réception s’exerce-t-elle ?

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68 Vladimir Poutine manifeste un grand intérêt pour les pays de l’Europe du Sud, dont l’Espagne. L’absence de contentieux depuis 197724 et la volonté de l’Espagne à jouer un rôle plus actif en Europe jettent les bases d’une nouvelle coopération. À la chute du régime soviétique, la qualité des relations entre les deux pays atteint un niveau inédit. L’engagement de l’Espagne en faveur d’Eltsine a été constant et les réactions au moment de la tentative de coup d’état communiste de 1991 furent très fortes aussi bien de la part du gouvernement espagnol que des organisations syndicales comme les CCOO et l’UGT. Le sentiment de partager une expérience commune – le passage d’un régime totalitaire à une démocratie – a sans doute favorisé le rapprochement. La qualité des relations russo-espagnoles se concrétise en 1994 par la signature à Madrid d’un Traité d’amitié hispano-russe qui sera suivi d’accords de coopération dans les domaines de l’éducation, de l’économie, de la collaboration scientifique et spatiale et dans le domaine culturel.

69 Francesc Serra Massansalvador25 souligne, sous la présidence de José Manuel Aznar, les similitudes entre les deux formes de gouvernance : attentats terroristes de l’ETA et guérilla dans le Caucase, fermeté face aux pouvoirs des régions, contrôle des medias ou quête de reconnaissance des politiques internes. Un parallélisme qui n’a, à aucun moment, débouché sur une coordination des moyens mais bien plutôt sur une divergence radicale lors du conflit irakien. De fait, la politique étrangère résolument atlantiste de J. M. Aznar a été très impopulaire en partie à cause de l’antiaméricanisme séculaire de l’Espagne.

70 En mars 2005, le président du gouvernement, José Luis Zapatero, rejoint les positions franco-germano-russes aux côtés des présidents Chirac et Poutine et du chancelier Schröder. L’axe Paris-Berlin-Moscou se voit ainsi élargi à Madrid, dans la logique de continuité à l’Ouest de l’axe continental. L’Espagne figure maintenant parmi les partenaires stratégiques de la Russie au sein de l’UE. En dehors de la priorité accordée à ses relations avec l’Amérique latine et les pays du Maghreb, la politique étrangère de l’Espagne s’aligne sur celle de l’UE, comme nous l’avons précédemment mentionné.

71 Sur le plan diplomatique, le président Poutine a été le principal soutien du projet Alliance des civilisations lancé par J. L. Zapatero dans le cadre de l’ONU. L’Espagne, quant à elle, bien qu’elle ait condamné a minima la situation en Tchétchénie, s’est opposée à la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo, cette position pro-russe n’étant à l’évidence pas exempte de préoccupations internes (Pays Basque et Catalogne).

72 Les relations économiques bilatérales connaissent une croissance constante et sont qualifiées de fructueuses par le nouveau président russe bien qu’elles soient très inférieures aux échanges de la Russie avec l’Allemagne, l’Italie ou la France.

73 Au niveau de la société espagnole, durant les dernières années, la crainte du péril rouge a cédé la place à la menace terroriste islamiste et le « chantage aux hydrocarbures » affecte peu l’Espagne, qui se ravitaille essentiellement en Algérie. Néanmoins, comme le souligne F. Serra Massansalvador, la méconnaissance de la Russie est grande, les clichés nombreux (mafia, corruption, prostitution, oligarchie, violation des droits de l’homme et autoritarisme) et les stéréotypes du russe agressif, sournois et roublard se sont étendus à la sphère politique. Or, comme le dit si bien Charaudeau : « Informer, c’est transmettre un savoir à qui ne le possède pas. L’information est d’autant plus forte que la cible est dans un degré d’ignorance du savoir qui lui est transmis ».

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74 La presse s’est toujours montrée très virulente envers l’administration Poutine, qu’elle juge antidémocratique, autoritaire, intolérante et chauviniste ; on ne lui pardonne pas les restrictions de la liberté d’expression et les atteintes à la liberté des medias. La presse autonomique périphérique a été choquée par la répression en Tchétchénie, par le refus au droit à l’autodétermination et par le rejet de la solution fédérale.

75 L’exemple de la transition politique espagnole est un exemple unique dans le domaine de la Science politique. En matière d’apprentissage de la démocratie, « l’Espagne, nation des nations » a accédé au rang de « maître ». En 2001, une trentaine de chefs d’État et de gouvernement d’Europe centrale et orientale, d’Amérique Latine et d’Afrique ont créé, dans la capitale espagnole, le Club de Madrid, qui s’inspire de ce qu’avait été dans les années soixante-dix le Club de Rome pour l’économie et la défense de l’environnement. Le Club de Madrid doit œuvrer pour l’aide aux processus de démocratisation dans le monde en jouant le rôle de conseil auprès des États qui sortent du communisme ou de dictatures militaires et qui s’engagent dans la voie périlleuse de la démocratie [Genieys : 2002, 3]. On comprends donc aisément que, dans une Espagne où la foi dans les institutions politiques démocratiques ne cesse de croître, dans laquelle les groupes sociaux ont construit une réponse politique aux problèmes de société (la refonte de l’État centralisateur dans l’État des Autonomies, le multipartisme, la séparation de l’Église et de l’État, etc.), mais dans une Espagne désinformée sur la réalité russe, le rejet de la personnalité de V. Poutine, telle qu’elle nous est présentée par la presse, semble évident.

76 De plus en plus, le travail du journaliste tend à perdre de vue l’impératif de rendre compte de la réalité d’un événement et consiste souvent à tenter de faire entrer cette réalité dans le monde de la représentation sociale que les journalistes fabriquent collectivement pour agir sur le moment, à partir d’un angle d’analyse concerté. Ce qui est inquiétant, c’est de voir que la construction de la représentation, parfois très éloignée de la réalité des faits, va perdurer en dépit des démentis parce que cette interprétation première renforce les interprétations spontanées et conforte les préjugés dans un même mouvement qui forme et informe l’opinion publique de ce qui doit la troubler. La rumeur est pernicieuse car « il n’y a pas de fumée sans feu » et l’intime conviction va prévaloir envers et contre tout sur la base de la logique de l’imaginaire qui fait fi de tout recoupement et vérification des sources. La propagande ne passe plus par le bourrage de crâne, elle se distille à travers des histoires. L’action sur les consciences individuelles cède la place à une opération interactive et sociale de propagation d’une forme de croyance, celle de la « croisade » pour emprunter le terme à G. W. Bush et avant lui au Général Franco, le pionnier en Europe de la lutte anticommuniste.

77 L’un des objectifs du langage journalistique est de parvenir à créer des états d’âme, des jugements de valeur en recherchant des mots chargés d’émotion susceptibles de maintenir le lecteur sur la crête des pics émotionnels, dans une espèce de surenchère verbale pour capter et garder l’attention des lecteurs vite saturés (Poutine doit désarmer verbalement). L’émotion (simple) réactive des images qui n’ont pas grand- chose à voir avec la réalité immédiate et s’oppose à la pensée (complexe). Le choc affectif (la menace de guerre nucléaire) bloque la réflexion rationnelle et empêche le lecteur de se poser des questions sur la genèse des faits, la scénarisation évacue le processus historique et ses implications politico-économiques, l’enchaînement des faits prend une allure inexorable, on sait ce qui va arriver, on espère que cela n’arrivera pas

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et que les forces du Bien vaincront en empêchant la réémergence d’un pays au potentiel puissant (fort de son gaz et de son pétrole) qui risque d’empêcher les USA (pays aux possibilités infinies) d’affermir leur domination globale illimitée.

78 C. Salmon dégage un autre objectif du travail d’écriture des journalistes : celui de faire passer leur visée polémique et/ou argumentative par le biais d’un récit exemplaire dont l’origine est l’inventio rhétorique ou exemplum, l’un des moyens utilisés dans l’art de persuader. Pour reprendre l’expression d’Aragon, qui a qualifié l’art du roman comme un mentir vrai, ne pourrait-on pas considérer que le storytelling est un mentir faux qui met en place une nouvelle forme de désinformation et de manipulations des esprits ? (Salmon, 2007 : 137)

79 Les nouveaux modes de communication généralisent les épidémies thématiques à travers des histoires et des émotions charriées par des courants d’imitation ou de contagion. L’étude multilingue autour de la conférence de presse de Vladimir Poutine en est un exemple. La presse occidentale joue avec les sentiments de sécurité des citoyens et aujourd’hui, l’enjeu des nouvelles guerres n’est plus seulement la conquête des territoires mais la conquête des esprits.

80 Le président russe n’a pas manqué de dénoncer les fausses rumeurs et les « publicity stunts »26 qui matraquent l’opinion publique. La construction de l’image d’un Poutine arrogant, menaçant, avide de pouvoir a permis de réactualiser le vieux théâtre de la menace et de la vengeance. « Les faits parlent mais les histoires font vendre » (Carville et Begala, 2002 : 198).

Conclusion

81 Lorsqu’on met en regard le texte de El Mundo et celui du site officiel, il nous semble légitime de poser la question suivante : sommes-nous en présence d’un récit, d’une information ou d’une information mise en récit ?

82 Dans le manuel Écrire au quotidien. Pratiques du journalisme, il est recommandé aux futurs journalistes de choisir une histoire et « […] le reste est dans la voix, dans le ton, l’écriture. […] Le journaliste est obligé de sélectionner, de configurer, de brasser, de reconstituer les événements » (Antoine et al., 1995 : 83).

83 Par ailleurs, une des fonctions du récit est d’organiser une procédure d’inversion ou de transformation des contenus. Pour passer de la description d’actions (l’information) à la narration, il suffit d’ajouter les raisons d’agir du personnage et convoquer l’histoire à partir de sa propre vision.

84 Dans le cas qui nous occupe, l’opération de synthèse des segments sortis de leur contexte est parfaitement réussie car elle nous présente un tout cohérent, argumenté, logique et signifiant pour construire une image donnée de V. Poutine.

85 C. Perelman critique à juste titre « la tradition scientifique et philosophique occidentale qui alimenterait le mythe de la parole autonome des faits et qui validerait la transformation du sujet responsable en un trou d’être ou néant qui ne ferait pas écran entre l’idée et l’objet de la connaissance ». Le lien entre les paroles et les faits n’est ni clair, ni prouvé. L’histoire est riche en exemples à ce propos : l’affaire du collier de la Reine, l’incendie du Reichstag ou le Protocole des sages de Sion pour ne citer que trois exemples. Dans le cas plus récent de l’Irak, les experts américains ont reconnu que les

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armes de destruction massive n’existaient pas de même que la véracité des massacres ethniques perpétrés par les Serbes à l’encontre des Albanais au Kosovo est actuellement remise en cause.

86 La situation stratégique est un scénario politique complexe. L’incompréhension culturelle et le peu d’attention accordée à l’histoire politique d’un pays peuvent engendrer de graves crises. Les événements sont sujets à interprétation, ils sont polysémiques et possèdent des sens multiples qui ne sont ni définitifs, ni uniques, ni stables. Le chemin de la paix passe par la démocratie, par le changement de régime dans les régions dites instables et par la libération des peuples selon les théories actuelles de nation building. Certains États sont considérés comme très démocratiques, d’autres un peu moins et d’autres enfin imparfaitement démocratiques. Mais qu’entend-on par démocratie ? Comment doit-elle fonctionner ? Sur quels critères détermine-t-on le degré de démocratie atteint par un pays ?

87 Les journalistes nous présentent régulièrement ce type d’analyse pour les pays récemment devenus démocratiques : dénonciation de la corruption qui accompagne l’introduction du capitalisme dans les anciens pays soviétiques (oubliant qu’elle est aussi l’attribut de nations hautement démocratiques), dénonciation de la violation des droits de l’homme (également dénoncés par Amnesty International dans le monde libre), dénonciation du blocage des institutions (que l’on retrouve dans les pays qui représentent l’essence même de la démocratie), etc. Y aurait-il deux poids et deux mesures ? L’intensité de la coloration varie-t-elle en fonction des cieux ?

88 Nous ne cherchons pas à plaider la cause de Poutine, loin de là ; nous essayons simplement de comprendre, avant de juger, pourquoi les Russes dans une grande majorité apprécient sa politique. La grande popularité de Poutine en Russie est due à une croissance forte et continue (+56 % depuis 2000) et bien que cette amélioration économique se soit doublée d’une régression politique (baisse des libertés publiques, contrôle des medias, négation de l’opposition), pour l’heure, les Russes ne semblent pas choqués car, après le choc brutal des mentalités provoqué par la mutation démocratique, leur objectif est le retour à la normalité, à la consommation, à la stabilisation politique. Un temps de pause semble nécessaire avant de reprendre le chemin de l’évolution démocratique, le temps de s’adapter au modèle occidental si longtemps présenté comme le mal absolu.

89 Le premier résultat provisoire de cette étude est qu’il y a un « phénomène Poutine » ou une « énigme Poutine », un Dr Jekyll et Mr Hyde, une sorte d’hydre à deux têtes, une tête russe admirée, respectée et soutenue dans son pays (en partie, certes, mais c’est le cas de tout chef d’État dans le monde) et une tête occidentale, menaçante, haïe et crainte. À la lecture du texte de El Mundo, nous pouvons avancer que nous sommes en présence d’une communication conflictuelle qui se prête à une double activité de disqualification (disqualification du discours et de la personne) par un discours manipulateur, qui fait porter au sujet manipulé la responsabilité d’un discours tronqué caractérisé par un lexique vitupérant (termes dévalorisants), avec des verbes déclaratifs et des verbes de jugement (il est absurde d’affirmer, c’est une idiotie de dire, etc.), avec diverses formes de négation et de restriction. Les marques graphiques ne sont pas absentes (de nombreux points d’exclamation et points d’interrogation), l’éditorial mélange les styles direct et indirect, cite l’autorité morale des scientifiques pour renforcer la légitimité du dire du sujet manipulateur et illégitime le dire du locuteur, recourt à la réfutation présupositionnelle, aux stratégies de masquage (taire

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les aspects qui ne correspondent pas à l’image recherchée) et de démasquage (pour rétablir la vérité qu’on affirme), à la stratégie invisible (le discours se présente comme purement informatif voire didactique), aux analogies, au maniement de l’ironie et, enfin, à la représentation fantasmatique qui reconstruit une image du locuteur qui n’a plus rien à voir avec son discours.

90 Nous laisserons le mot de la fin à Marianne Doury (2007) : « Est-il possible de montrer qu’un discours manipulatoire est manipulatoire ? ». Elle répond à la question en citant Plantin : Ma réponse est qu’il faut espérer que oui, en optant pour un optimisme tout aristotélicien : la vérité finit par l’emporter. On peut sans doute opposer à un discours manipulatoire un contre discours, mieux informé, mieux construit, mieux argumenté. Mais pour cela il faut avoir accès à des données du monde. Ce n’est donc pas à l’analyste de discours ou des interactions mais bien à des sciences sociales vigoureuses, possédant l’expertise ad hoc, que revient de construire un discours où est rétablie la vérité, où sont dénoncées les exploitations tendancieuses des chiffres, les fautes de méthode. Rien n’interdit de penser que l’analyse linguistique de l’argumentation puisse collaborer à cette tâche, mais elle ne peut certainement pas la piloter. (Plantin, 2002 : 238)

91 En ce qui nous concerne, la question reste ouverte de savoir lequel des deux textes étudiés nous a manipulés ?

BIBLIOGRAPHIE

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Salmon, C., Storytelling, Paris, La Découverte, 2007.

NOTES

1. « Le verbe a pour origine le vrai ». 2. Site officiel de la Fédération russe. Notre collègue Valéry Kossov, Maître de Conférences à l’Université Stendhal, a validé la traduction en anglais comme étant fidèle aux déclarations de Vladimir Poutine. 3. Charaudeau Patrick, « Une analyse sémiolinguistique du discours », C.A.D., Université Paris XIII. 4. Nous renvoyons aux travaux qui font autorité de T. Gomart, T. de Montbrial, D. Lynch, F. Serra Massansalvador ou V. Baranovsky pour n’en citer que quelques-uns. 5. Guirado-Cailleau Carole, « Pourquoi la Russie a-t-elle si mauvaise presse à l’ouest ? », Le Courrier de Russie, 21 février 2008. 6. Extrait de son discours « Stratégie du développement des relations de la Russie avec l’Union européenne pour 2000-2010 », Sommet d’Helsinki, 19 octobre 1999. 7. Interview de Condoleezza Rice, Politique internationale, n° 90, 2000-2001, p. 30-39 8. Nicolas Baverez, « De la guerre froide à la paix glacée », Le Point, 15 mars 2007, n° 1800. 9. Interview et non pas conférence de presse. 10. El Mundo, 4 de junio de 2007, año XIX, n° 6378, p. 1. El Mundo, de centre droit, est le deuxième périodique espagnol après El País (de droite) avec un tirage de 253.305 exemplaires. Depuis 2003, ce journal appartient au groupe Unidad Editorial, filiale à 89 % du groupe de presse italien RCS (Rizzoli-Corriere della Sera). 11. Pour éviter de reprendre les grandes lignes communes, nous renvoyons à l’article d’Elisa Rossi Danelzik qui analyse la version italienne publiée dans le Corriere della Sera. 12. Poutine menace : « Les missiles de la Russie seront à nouveau pointés sur l’Europe ». 13. « À quelques jours du sommet du G8 qui réunira son pays avec les 7 pays les plus industrialisés du monde, le mandataire russe saisit l’occasion de cette conférence pour exprimer son malaise envers les USA à propos de l’impact du bouclier antimissiles sur l’équilibre stratégique mondial et expliquer sa position dans “l’affaire Litvinenko”. Il est plus de 20 heures et Vladimir Poutine n’est toujours pas au rendez-vous. Poutine sera en retard car il rend visite à la veuve d’Eltsine Les représentants de la presse invités par le Kremlin (un par pays du G8 qui se réunira mercredi en Allemagne) l’attendent dans la datcha présidentielle de Novo-Ogaryovo située dans un magnifique bois. L’ambiance est détendue, des fonctionnaires et des gardes du corps jouent au billard pour passer le temps mais dès que le Président arrive, le climat détendu et amical disparaît comme par magie devant la dureté de ses paroles. »

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14. Dans les cultures slaves et orientales, le quarantième jour de la mort d’une personne est célébré et il a autant d’importance que le jour des funérailles. 15. Nous soulignons. 16. « Nous allons rétablir l’équilibre en mettant en place des systèmes offensifs plus efficaces sans augmenter nos dépenses militaires mais nous savons que cela peut relancer une nouvelle course à l’armement ». 17. La crise de Cuba est caractérisée par une réalité stratégique, une composante nucléaire et une dimension psychologique. Pour les historiens et politologues de la guerre froide, cet événement est un cas d’école dans le domaine nucléaire et dans celui de l’étude de décision. 18. « […] par-delà les raisons militaires, que peu de scientifiques jugent fondées ». 19. « […] qu’il condamne du bout des lèvres ». 20. « La Russie a certes des arguments pour s’opposer aux missiles anti-balistiques dans son pré carré mais pas avec des menaces de nouvelle guerre froide. Poutine serait beaucoup plus crédible s’il décidait de retirer tout soutien à la nucléarisation de l’Iran et non d’accélérer la nouvelle course à l’armement qu’il dénonce mais qui ne l’empêche pas de se féliciter d’avoir doté la Russie du RS-24 (nouveau missile intercontinental à têtes nucléaires multiples, 10 exactement) comme il l’a annoncé en se réjouissant le 29 mai [2007] dans le Nord de la Russie ». 21. « Oui » répond par exemple Poutine à l’une de nos questions « les missiles russes seront de nouveau pointés sur des villes et des objectifs militaires européens si les USA s’entêtent à vouloir modifier l’équilibre stratégique en installant un bouclier antimissile en Pologne et en République Tchèque ». Le message est clair, dur et direct. Mais commençons par le commencement. 22. Organisation du texte original : la fin de l’idylle, la guerre froide, les missiles US en Europe, Cuba, la politique asiatique de la Russie, l’affaire Litvinenko, le sort de BP et de Shell, la course à l’armement, le traité INF, le président Sarkozy, Gazprom, la possibilité de se retirer du G8, la possibilité d’une alliance eurasiatique pour contrebalancer l’unipolarité du monde, Poutine le dernier « pure démocrate », le retour à l’autoritarisme, les relations avec A. Merkel, l’exportation de produits biologiques russes, les relations Russie-Asie, le dauphin de Poutine, le bilan de son mandat, ses projets au lendemain des élections, les propositions politiques pour résoudre les questions de l’Iran et du Kosovo, la participation des entreprises étrangères en Russie, le projet Aeroflot-Alitalia, le discrédit des entreprises russes en Europe, la peur de l’influence politique de la Russie, BP sous contrôle d’Etat, le testament politique, les éventuelles représailles à l’encontre « des hommes de Poutine », sa femme, la durée du mandat et les mandats successifs, la démocratie libérale avec une économie de marché, la liberté d’expression, l’exportation de crabes, la répression des opposants, les arrestations préventives en Allemagne, l’Union eurasienne, la perspective de l’intégration de l’Ukraine dans l’UE et l’OTAN. 23. Nous traduisons. 24. Au XXe siècle, l’engagement de l’URSS dans la guerre d’Espagne aux côtés des républicains réduit à néant les relations hispano- russes sous le franquisme. En 1977, à la mort du Général Franco, la monarchie constitutionnelle rétablit les relations diplomatiques entre les deux pays. 25. Francesc Serra Massansalvador est professeur de Relations internationales à la Universidad Autónoma de Barcelone et à la Fundació CIDOB. Il est l’auteur de remarquables travaux sur la Russie auxquels nous renvoyons. Nous saisissons cette occasion pour lui adresser tous nos remerciements pour l’envoi de l’article cité en référence. 26. V. Poutine fait référence aux effets spéciaux produits par le Pentagone en collaboration avec l’Université de Californie et les studios d’Hollywood dans le cadre de l’Institute for Creative Technologies (ICT, créé en 1999 et doté d’un budget de 90 M$).

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RÉSUMÉS

Lorsqu’on met en regard la retranscription de la Conférence de presse tenue par Vladimir Poutine le 1er juin 2007 à la veille du G8 en Allemagne et le texte dit « intégral » publié dans les pages du quotidien espagnol El Mundo, il est légitime de poser la question suivante : sommes-nous en présence d’un récit, d’une information ou d’une information mise en récit ? À partir de la double approche dénotative et connotative, nous tenterons d’analyser les éléments constitutifs des deux documents (les questions des journalistes et les réponses de V. Poutine) pour dégager les inférences à la fois sur la production et sur la réception qui nous permettront d’appréhender le processus de construction de la réalité politique proposée par le quotidien El Mundo à partir de la fabrication de l’image de V. Poutine. Autrement dit, nous chercherons à mettre en évidence le faisceau de sélections et d’interactions qui contribuent à donner l’apparence de la réalité à ce qui n’en est parfois que la représentation construite, orientée et savamment mise en scène.

When comparing the transcription of the press conference held by Vladimir Putin on the eve of G8 Summit held in Germany in June 2007, with the so-called verbatim text published by the Spanish daily El Mundo, the analyst may legitimately wonder whether the target text is information, narration or something in between. Based on a denotative/connotative approach, this paper proposes to analyse the questions put by journalists and the answers given by V. Putin by focusing on inferences regarding both production and reception and the underlying processes deployed by El Mundo to project a certain political reality through image construction strategies regarding V. Putin. In so doing, the analysis highlights the processes of selection and interaction deployed to bestow an appearance of reality on what is in fact a constructed and orientated representation...

INDEX

Mots-clés : analyse du discours, cadre géopolitique, Espagne, El Mundo, fabrication de l’image, G8, manipulation, Poutine, presse, Russie Keywords : discourse analysis, G8, El Mundo, geo-politics, image construction, Putin, Russia, Spain

AUTEUR

SETTY ALAOUI MORETTI Université Lumière Lyon 2 ILCEA / GREMUTS

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Troisième partie Traduction et vulgarisation dans le discours journalistique

Translation & popularisation in journalistic discourse

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Journaliste et traducteur : deux métiers, deux réalités1

Élisabeth Lavault-Olléon et Véronique Sauron

1 Dans le vaste domaine de la communication, journalistes et traducteurs ont en commun d’être des professionnels qui produisent du discours, les premiers à partir d’événements, les seconds à partir de textes. Dans le cadre de la traduction spécialisée ou pragmatique qui est le nôtre, si le traducteur part des textes, c’est avant tout pour en transmettre le sens, défini dans sa contextualité (Seleskovitch et Lederer, 1984, Israël et Lederer, 2005), et dans sa fonctionnalité, toujours intégrée dans une situation de communication spécifique (Vermeer, 1996). Quant au journaliste, l’événement qu’il rapporte et commente est souvent déjà l’objet d’autres textes sur lesquels il s’appuie, même lorsque ceux-ci sont écrits dans une autre langue que la sienne. Contextualité et intertextualité sont deux éléments clés de leur pratique d’écriture commune. La défense d’une langue précise, claire et riche en nuances est un autre argument traditionnel qui les rapproche : « plusieurs métiers, mais une seule langue, un seul combat » soulignait récemment un correcteur au journal Le Monde (Colignon, 2007 : 50). Leurs activités se rapprochent-elles au point de coexister ou de se substituer l’une à l’autre ? Le sujet mériterait de longs développements et nous n’en explorerons ci- dessous que quelques aspects qui touchent à notre activité de traductrices.

Le traducteur et la presse

Des traducteurs journalistes

2 Il existe des traducteurs qui sont aussi des journalistes, particulièrement dans les pays où la recherche et la communication d’informations ne peuvent exister que grâce à une activité bilingue ou plurilingue, comme au Moyen-Orient par exemple. En France, pays très majoritairement monolingue, les deux métiers sont généralement différenciés. Néanmoins, la traduction est souvent considérée comme une école d’écriture, qui a permis à de nombreux hommes et femmes de plume, plutôt auteurs de fiction il est

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vrai, de faire leurs armes. Certains, comme Guillaume Apollinaire, ont effectivement associé le journalisme et la traduction à leur pratique d’écriture littéraire.

3 C’est manifestement lorsqu’il traduit la presse que le traducteur se rapproche le plus du journaliste. De même qu’un traducteur littéraire a forcément en lui un écrivain latent, un traducteur de presse générale ou spécialisée prend plaisir à adopter la qualité d’un style journalistique correspondant au média et au public pour lesquels il traduit. À lui de recréer un titre et un chapeau accrocheurs, d’expliciter un sigle ou une réalité culturelle inédite, en bref d’adapter son texte à son lecteur, comme l’a fait le journaliste lorsqu’il a écrit le texte original, dans une démarche proprement cibliste (Ladmiral, 1994). C’est pour cette raison, entre autres, que la traduction journalistique, aussi qualifiée d’éditoriale, connaît dans les universités un tel succès et s’impose comme un genre de traduction modèle.

Traduction journalistique à l’université

4 La pratique de la traduction à l’université fait la part belle à la presse, en tout cas dans les filières de langues étrangères appliquées. Lorsque les formations universitaires en langues étrangères se sont ouvertes au monde économique par la création de ces filières, les universitaires y ont remplacé la classique version littéraire par la traduction d’extraits d’articles de presse, en choisissant de préférence la presse de niveau soutenu, l’exemple type en anglais étant l’hebdomadaire britannique The Economist2. Ces articles permettent en effet un intéressant travail d’entraînement à la traduction puisqu’ils cumulent des difficultés linguistiques, à la fois de compréhension et de transfert (lexique et syntaxe soutenus, style particulier de chaque média), tout en nécessitant de la part de l’étudiant traducteur des connaissances mises à jour sur l’actualité. Le repérage des références ou allusions et des réalités culturelles spécifiques décrites dans ces articles doit s’accompagner d’une stratégie de traduction appropriée, par l’adaptation, l’explicitation ou la neutralisation, par exemple. Il existe un très grand nombre de manuels qui présentent et commentent des traductions d’articles de presse3. Si cette richesse explique le succès de ces cours de traduction, elle a aussi entretenu l’idée fausse que ce type de texte reflétait l’activité des traducteurs professionnels, spécialisés ou non. Or il n’en est rien. Sur le marché de la traduction, les besoins en traduction journalistique sont inférieurs à la représentation qui en est faite à l’université, et bien inférieurs à la demande pour d’autres documents de types très divers, tels que les contrats, rapports, brochures, logiciels, modes d’emploi, jeux, notes techniques, nomenclatures, etc. (Gouadec, 2002 : 8).

Besoins en traduction de la presse

5 Dans quels cas fait-on appel à des traducteurs professionnels pour traduire des articles de presse, sur le marché français ? L’hebdomadaire Courrier international, qui vient aussitôt à l’esprit, reste un cas marginal (moins d’une quinzaine de traducteurs sur place). Quelques grandes revues diffusent des versions traduites, comme le National Geographic Magazine, traduit désormais en 32 langues depuis sa première édition japonaise de 1995. Le cas de Pour la science, édition française du Scientific American mériterait une étude à lui seul car les articles sont généralement réécrits par des journalistes scientifiques à partir des traductions. Malgré ces exemples, un petit sondage informel auprès de traducteurs de statuts variés donne les tendances

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suivantes : articles de presse générale : de 0 à 1 % de l’activité de traduction ; articles de presse spécialisée entre 0 et 5 %, sauf certains traducteurs très spécialisés qui peuvent traduire jusqu’à 50 % pour des revues techniques. On constate néanmoins une augmentation récente de la demande, due à l’expansion des grandes chaînes audiovisuelles d’information internationale qui diffusent en deux langues (comme France 24 ou Al-Jazira) ou plus (sept langues pour Euronews) et entretiennent un site Internet bilingue ou multilingue. Parallèlement, les grands titres de la presse écrite ont aussi leur portail Internet, qui peut proposer, entre autres, des articles traduits de la presse étrangère : par exemple, les articles de Newsweek traduits sur le site du Nouvel Observateur dans le cadre de la campagne présidentielle américaine 2008 4. Autre exemple, une société de traduction s’est récemment vu proposer un contrat portant sur la traduction quotidienne d’une revue de presse, d’allemand en français, représentant un volume d’environ 2 500 à 3 000 mots à traduire entre 9 heures 30 et 13 heures pour une mise en ligne dans l’après-midi5.

6 On notera enfin l’apparition de nouveaux métiers associant la recherche d’information et la traduction, principalement dans des contextes de veille, technologique ou commerciale par exemple, ou encore dans « l’analyse médias », dont les experts « mènent des recherches qualitatives et quantitatives dans deux ou trois langues pour répondre à une demande d’information précise, régulière ou ponctuelle » (Franjié, 2007 : 63) pour un service de communication ou une agence de publicité internationale. De même, « l’infomédiation », qui associe la traduction et la synthèse, effectuées par des « lecteurs-rédacteurs-traducteurs » est une « nouvelle activité spécialisée qui consiste à rechercher et à collecter l’information sur le plan international dans tous les médias, à concevoir des panoramas de presse et/ou des synthèses de ces panoramas et à les diffuser auprès d’une clientèle » (Lebtahi et Ibert, 2004 : 225).

7 Parmi les pratiques de traduction journalistique plus classiques, les communiqués de presse sont le pain quotidien des traducteurs, bien plus que les articles. Ce sont des textes d'information transmis à la presse pour publication partielle et gratuite. Toujours courts (en moyenne une page), ils contiennent une information précise (annonce d'un événement, sortie d’un nouveau produit, changements dans une organisation), qui est destinée à être diffusée dans les médias. Rédigés par le service marketing ou communication des entreprises et organisations, plus rarement par des attachés de presse, ils répondent à des exigences très strictes en termes de format et de style. L’image et la promotion des organisations dépendent de la réception de leurs communiqués par la presse générale et spécialisée puisque ce sont les journalistes qui en reproduisent une partie dans leurs articles. C’est pourquoi la traduction en est généralement confiée à des traducteurs professionnels. La traduction des communiqués de presse est un secteur où traducteurs et journalistes sont en contact étroit : selon René Meertens6, « comme un journaliste est toujours pressé, les informations doivent être immédiatement exploitables, « précuites », pour qu'il puisse lui-même les communiquer à ses lecteurs en procédant à un minimum de réécriture. En conséquence, l'auteur [le traducteur] du communiqué doit respecter toutes les règles qui s’imposent au journaliste ». Résultat de cette chaîne de transmission qui part du rédacteur pour parvenir au grand public par le truchement du traducteur puis du journaliste : un traducteur de communiqués d’organisations internationales, par exemple, peut entendre ses propres traductions de la journée reprises aux informations du journal du soir.

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8 Cela signifie aussi que, la plupart du temps, les journalistes n’ont pas à assurer de traduction puisqu’il se fondent sur des communiqués de presse déjà traduits, ou sur des dépêches d’agence qui sont, elles aussi, souvent traduites. C’est le cas à l’Agence France Presse dont « les services généraux […] proposent aux professionnels des médias et hors médias, 100 000 mots à 300 000 mots par jour bien maîtrisés, en six langues (français, anglais, espagnol, portugais, allemand et arabe) et en continu »7.

Le journaliste et la traduction

Des journalistes traducteurs

9 Même si les journalistes peuvent s’appuyer sur des dépêches et communiqués traduits par des professionnels, la rapidité de l’information les oblige souvent à chercher leurs sources dans des articles et communiqués en version originale qu’ils traduisent eux- mêmes, plus ou moins bien, et souvent trop vite : il se substituent alors au traducteur.

10 Ce phénomène récent s’inscrit dans la mondialisation des échanges : information quasi immédiate sur les médias audiovisuels, souvent traduite dans l’urgence, puis reprise par les médias écrits. L’information permanente en ligne permet en outre aux journalistes de s’appuyer sur des articles étrangers non traduits, sans qu’ils songent toujours à faire les vérifications linguistiques nécessaires. Il en résulte des formulations qui peuvent surprendre certains lecteurs avertis qui expriment régulièrement des critiques dans les forums de commentaires affichés à la suite des articles disponibles sur Internet. Les traducteurs professionnels ne sont pas en reste et déplorent régulièrement des maladresses ou des inexactitudes dans les propos rapportés par les journalistes à partir de sources étrangères8.

11 Les exemples qui suivent montrent comment certains événements ont été relayés dans la presse par des journalistes sur la base d’informations publiées en langue étrangère qui n’ont pas été appréhendées dans toute leur dimension linguistique, sémiotique et culturelle, ou qui ont été interprétées, modifiant la perception que peut en avoir le lecteur cible9.

Études de cas

12 Un premier exemple concerne un épisode politique qui a alimenté la presse au mois de novembre 2007. Lors du sommet ibéro-américain qui s’est déroulé à Santiago du Chili, une altercation a opposé le président vénézuelien Hugo Chavez au roi d’Espagne Juan Carlos. Alors que le premier ministre espagnol Jose Zapatero intervient à la tribune en demandant à Hugo Chavez, qui vient de qualifier Jose Maria Aznar de fasciste, de faire preuve de respect, le président vénézuélien ne cesse de parler, empêchant le représentant espagnol de s’exprimer. Irrité, le roi d’Espagne s’avance sur son siège, lui tend une main ouverte en lui demandant en espagnol : « ¿Por qué no te callas? ».

13 L’incident a été largement commenté dans nombre de quotidiens en Espagne et dans le monde entier. Les internautes français ont pu consulter, sur le site Internet du Nouvel Observateur, une vidéo accompagnée du commentaire suivant : « La dernière journée des travaux du Sommet libéro-latino américain de Santiago a connu un incident quand le roi d’Espagne, excédé par les interruptions de parole du président vénézuélien a demandé à Hugo Chavez de « la fermer ». « Pourquoi ne la

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bouclez-vous pas ? », a lancé Juan Carlos en montrant du doigt Chavez qui tentait d'interrompre le chef du gouvernement espagnol José Zapatero. »

14 Outre que le geste du roi est mal interprété (la main ouverte relève plus d’une invitation à se taire que d’une mise en accusation), l’utilisation des verbes la fermer et la boucler ne correspond pas au registre du verbe espagnol callarse qui se traduit habituellement en français par se taire. Cette erreur de registre a été reprise par d’autres journaux français, notamment Le Monde et L’Express, parfois avec le pronom tu, comme en espagnol. Même si on peut admettre l’utilisation de tu en français, qui reflète les usages hispanophones10, la formulation française apparaît comme une insulte dans la bouche du roi d’Espagne. Le journaliste a interprété l’incident en se focalisant sur les mots, donnant du souverain une image qui ne correspond ni à sa fonction ni à sa personnalité. Or, plus que ses propos, c’est l’intervention même de celui-ci, personnalité non élue, qui a été mal perçue par Hugo Chavez. Faut-il voir dans ce choix un souci de dramatisation, voire de simplification des faits, pour susciter l’intérêt du lecteur, ou une méconnaissance des nuances linguistiques et même du contexte global11 ?

15 La même question peut se poser concernant une brève publiée le 15 novembre 2007 par le journal Libération, vidéo à l’appui, dans le cadre de la campagne électorale américaine sous le titre : « Quand John Mc Cain rit de la pute Clinton ». L’expression reprend une question formulée par une militante au sénateur républicain lors d’une réunion électorale : « How do we beat the bitch? ». Sémantiquement et contextuellement le mot pute n’est pas opportun, d’autant plus que Hillary Clinton n’a jamais eu cette image, bien au contraire. Ce titre et l’article qui le complète ne peuvent qu’orienter l’opinion du lecteur vers un rejet du candidat Mc Cain. D’ailleurs, la réaction des internautes ne s’est pas fait attendre. Nombre d’entre eux ont souligné à juste titre l’outrance du terme français, proposant comme traduction plus appropriée le mot salope ou, mieux encore, garce. Notons que suite à ces commentaires, le titre a été modifié par le journal.

16 Dans ces deux exemples, les journalistes semblent davantage avoir été guidés par le souci d’accrocher le lecteur, en le choquant, plutôt que par la volonté de traduire les propos énoncés avec exactitude. Il est d’autres cas où le manque d’exactitude est dû avant tout à une méconnaissance des réalités culturelles étrangères. Ainsi, à la mort de Maurice Béjart, un journal espagnol, citant le chorégraphe, a écrit : « Saqué el baile de las salas de ópera para implantárselo a los estadios, a los Juegos Olímpicos, al Festival de Aviñón », soit, littéralement, qu’il avait fait entrer le ballet dans les stades. La citation originale faisait allusion au Palais des Sports de Bercy, salle de spectacle qui, si elle peut accueillir des manifestations sportives à grand public, n’a rien d’un stade.

17 Dans le même ordre d’idées, il y a quelque temps, l’interview de l’auteur américain d’un roman à succès était traduite consécutivement par le journaliste lui-même. Il y était question du mode de vie très libre des étudiants américains, particulièrement favorisé par « les dortoirs mixtes des campus américains », ce qui pouvait sembler étonnant dans le contexte. Il s’agissait en fait des dorms, abréviation de dormitories qui, aux États- Unis, désignent, non pas des dortoirs comme en Grande-Bretagne, mais des résidences universitaires. La personne qui a traduit, peut-être par nécessité et prise par le temps, ne connaissait pas la différence de sens entre l’anglais britannique et américain ni la réalité des campus américains.

18 Autre exemple, autre cas : durant la crise boursière, on a beaucoup parlé de marché des futures, expression incompréhensible pour les novices en matière financière, mais pas

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pour les financiers qui connaissent le terme anglais futures market. Le problème, c’est que la réalité du marché à terme ou du marché de contrats à terme existe depuis longtemps, avec une appellation française précise qui ne nécessite en aucun cas un emprunt à l’anglais. Et surtout pas un calque qui, non seulement ne comble pas une lacune terminologique, mais introduit des malentendus évidents12. D’après l’Office de la langue française du Québec : « Les termes marché des futurs et marché des futures sont employés sous l'influence de l'anglais futures market et sont à éviter, car, en français, le terme futur n'a pas le sens de ‘contrat à terme’ et le substantif future est inexistant. Les emprunts futur et future sont inappropriés pour dénommer une transaction boursière par laquelle une prise ferme de l'actif est prévue à un terme donné (date ultérieure à la négociation), convenu entre les contractants. »13

19 En France, le Journal officiel du 22 septembre 2000 recommande le terme marché de contrats à terme14.

20 La question des subprimes, qui a envahi nos ondes et nos écrans à l’automne 2007 est plus délicate. Il s’agit là d’une réalité financière américaine qui n’avait pas encore d’équivalent officiel en français, désignant des crédits hypothécaires à taux variable accordés à des personnes peu solvables qui ne peuvent bénéficier de taux plus avantageux. On voit la difficulté de rendre compte de cette réalité en français en essayant de « faire court », subprime étant un raccourci de subprime loan (prêt à haut risque) ou subprime mortgage (prêt hypothécaire à haut risque) ou subprime product (produit à risques). Le tableau ci-dessous récapitule diverses solutions adoptées.

Elle a aussi annoncé 600 millions de pertes supplémentaires liées aux « subprime ». 15

La banque suisse UBS annonce ce lundi avoir enregistré d'importantes pertes au troisième trimestre liées à la crise du subprime.16

Cette nouvelle crise financière pourrait durer deux ans, bien davantage que celle des crédits hypothécaires « subprime ». 17

Pourtant, cette année, la plus grande humilité s'impose en matière de pronostics. L'économie américaine atterrit, et le « subprime crédit » continuera de générer des turbulences en 2008 comme il l'a fait depuis un semestre.18

Il souligne que les perturbations financières nées aux États-Unis en raison de la crise des crédits hypothécaires à risques « subprime » ont aussi touché l'Europe occidentale et que la croissance dans ces deux zones économiques va fortement ralentir, voire même caler temporairement aux États-Unis.19

La crise financière née cet été s'éternise. Provoquée par la faillite d'un segment de marché a priori circonscrit et localisé, celui du crédit hypothécaire à risque (subprime mortgage) aux États-Unis, elle menace la stabilité financière de la planète.20

Jusqu'ici, les banquiers se pensaient, au moins en partie, « assurés » contre les pertes dues à la crise des crédits immobiliers américains à risque, dits « subprime ». Près de 800 milliards de dollars de crédits structurés contenant des subprime (en jargon technique : des CDO d'ABS) sont, en effet, garantis par des assureurs spécialisés, dits « monoline ». 21

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21 Ces exemples montrent une grande hétérogénéité dans les solutions retenues. Contrairement à l’exemple précédent des futures, le terme français n’a pas encore été normalisé. Les journalistes ont alors été obligés de trouver des solutions ad hoc qui vont du calque à l’explicitation, ce qui montre bien la tension entre la nécessité de « faire court » et le souci d’informer le lecteur de la façon la plus complète. Dans la deuxième perspective, le dernier exemple correspond en tout point à la démarche d’un traducteur : explicitation du terme par une formulation claire, qui le replace dans son aire géographique et qui introduit également le terme source par le biais d’un marqueur d’équivalence. Cette formule permet par la suite de reprendre le terme court subprime sans l’expliciter à nouveau. Le journaliste, du fait d’autres contraintes, ne suit pas toujours cette démarche.

Un traitement différent de l’information et de la langue

22 Si la vérification de l’information elle-même s’impose pour le journaliste professionnel, celle de la langue de sa propre traduction est peut-être jugée moins nécessaire. À cela s’ajoute la tendance à croire que l’on comprend parfaitement une langue et qu’on est capable de tout traduire parce qu’on communique assez bien (particulièrement en anglais). Il n’est pas inutile de rappeler que la traduction est un métier qui nécessite des savoirs linguistiques et culturels étendus et approfondis ainsi que des savoir-faire acquis par un entraînement et une formation spécifiques (Lavault-Olléon, 1998 ; Gouadec, 2002), que n’ont pas suivis les journalistes.

23 Certains exemples montrent le choix d’une traduction délibérément interprétée afin de dramatiser et de forcer le trait, en privilégiant la formulation la plus sensationnelle. Comme le dénonçait Pierre Bourdieu à propos de la télévision, « les journalistes ont des ‘lunettes’ particulières à partir desquelles ils voient certaines choses et pas d’autres ; et voient d’une certaine manière les choses qu’ils voient. Ils opèrent un sélection et une construction de ce qui est sélectionné. Le principe de sélection, c’est la recherche du spectaculaire ». Et derrière cette tendance qui s’amplifie dans certains médias, même s’il est manifeste que d’autres lui résistent avec force, il y a « la pure et simple soumission au public, c'est-à-dire au marché, à la loi de l'audimat » (Bourdieu, 1996).

24 Le traducteur ne se situe pas dans les rapports de force et de concurrence du champ journalistique et il a la chance de garder une relative autonomie. Face au même événement, son approche serait naturellement plus mesurée et plus neutre, plus respectueuse de la globalité du message : sans tomber dans le littéralisme, et tout en tenant compte du destinataire et de la fonction du texte, le traducteur donne des limites plus étroites à ses possibilités d’interprétation. Il répondra à la demande de son commanditaire en explicitant ou adaptant si besoin est, il reformulera, réécrira, corrigera l’original s’il est déficient (Allignol 2004 : 71), mais il résistera généralement à la déformation. Dans le cas de la traduction veille, il pourra sélectionner des passages et en omettre d’autres mais il les rendra de la manière la plus neutre possible. Le journaliste, lui, s’attachera plus à l’effet et s’octroiera plus de liberté pour représenter l’événement en fonction de ses convictions ou des besoins du média pour lequel il écrit.

25 Ces deux approches reflètent aussi des conceptions ou des priorités linguistiques divergentes, le traducteur se sentant plus attaché à la langue et à sa représentation.

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26 Les positions adoptées par rapport aux calques et aux emprunts en sont une bonne illustration. Les traducteurs francophones sont formés à respecter les positions des autorités linguistiques sur la défense de la langue française, évitant soigneusement les calques et n’utilisant les emprunts que s’ils sont attestés et lexicalisés. L’exemple du calque de futures montre non seulement un recours à la solution de facilité, mais aussi une certaine connivence entre des journalistes et des professionnels de la finance qui ne partagent pas le souci de préserver les langues de spécialité en français. La position officielle française est à ce titre exemplaire et a permis, même dans des domaines très anglicisés comme l’informatique, de maintenir une langue de spécialité française vivante, avec certes un taux élevé d’emprunts, mais qui fonctionne à l’écrit et à l’oral de manière authentiquement française. D’autres autorités, notamment pour des langues scandinaves comme le suédois, ont abandonné la partie en laissant l’informatique devenir un « domaine perdu » (Humbley, 2005 : 37). Certains professionnels, qui évoluent dans des milieux très anglicisés comme la finance, aimeraient imposer un maximum de termes anglais dans leur domaine22, en défendant que l’uniformisation linguistique fait partie de la mondialisation et que les calques facilitent l’intercompréhension, position évidemment critiquée par les tenants du multilinguisme et de la traduction comme garant de ce dernier.

27 Dans le cas des nouveaux concepts qui sont introduits par leur désignation anglaise et utilisés sous cette forme par les professionnels d’un domaine, il faut reconnaître que les journalistes sont souvent les premiers à en informer le grand public. Ils se situent à l’avant-garde du transfert des réalités culturelles qui n’ont pas encore trouvé de désignation officielle et, comme dans le cas des subprime, se voient obligés de pallier le retard pris par les organismes normalisateurs.

28 Inversement, il convient de souligner que l’évolution de la langue est normale et souhaitable, que les emprunts y ont leur place pour combler des lacunes linguistiques, et que c’est souvent l’usage commun, lui-même amplifié par la presse, qui impose un terme ou une expression dans la langue. Un exemple de calque qui est entré dans la langue est l’expression « adopter un profil bas ». Elle est apparue dans les années 1980. À l’époque, lorsque nous travaillions sur les équivalences d’expressions françaises et anglaises, « keep a low profile » pouvait se traduire par « se faire tout petit » ou « se faire oublier ». Et puis il y a eu un événement : un homme politique a fait les gros titres des médias anglophones à cause de cette attitude de « low profile » ; le soir même, c’est le calque jusqu’alors inconcevable, « garder un profil bas » qui est sorti dans les manchettes françaises. L’expression « prendre, adopter un profil bas » est maintenant dans le Larousse avec la définition suivante : « adopter une attitude de mesure, de modération, dans ses propos, ses projets, ses actions, généralement pour des raisons d’opportunité » (LPLI 2007) ; elle ne choque plus, semble-t-il, et elle désigne finalement une notion légèrement différente de « se faire oublier » ou « se faire tout petit ».

29 En consolidant et en amplifiant des usages linguistiques spontanés, les journalistes sont donc des acteurs de l’évolution de la langue. Les traducteurs se trouvent, eux aussi, couramment confrontés à des réalités nouvelles et à des terminologies inédites, qu’ils doivent traiter pour réaliser le transfert d’informations. Médiateurs entre les usages spontanés et les normes linguistiques, ils contribuent de manière raisonnée à la néologie et à l’évolution de la langue.

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Conclusion

30 En tant que traductrices et formatrices de traducteurs, nous avons choisi d’analyser ces exemples parce que nous voulions comprendre les raisons de certaines traductions inattendues et surprenantes pour des professionnels de la traduction. La traduction étant un métier non réglementé, il est courant d’épingler des traductions erronées et d’en critiquer les auteurs. Il existe certes de mauvais traducteurs, tout comme il existe de mauvais journalistes. Mais notre propos ici est davantage de souligner ce qui caractérise une formation à un métier et ce qui conduit des professionnels à travailler différemment.

31 Ainsi, dans les cours de traduction, il est habituel de travailler sur l’interprétation contextuelle des énoncés et sur la recherche d’équivalences idiomatiques non calquées (Delisle, 2003, Lavault-Olléon, 2007). Il est important aussi de sensibiliser les étudiants au fait que tout ce qui est publié dans les médias n’est pas à prendre comme référence linguistique, qu’ils doivent constamment vérifier leurs sources et retourner aux références officielles qui assurent une évolution contrôlée de la langue. Une erreur de traduction ou une formulation malheureuse peut se propager très rapidement sur Internet et donner une impression fausse de fiabilité. Ainsi une traduction calquée d’un article sur le suicide dans l’armée, publié sur CBS, mentionnait une épidémie de problèmes de santé mentale (pour l’anglais : mental health epidemic). Le problème, c’est que ce calque a été reproduit dans de nombreux articles et sites traitant du sujet des anciens combattants : les onze emplois de l’expression donnés par Google23 sont tous des citations faites à partir de cet article. On peut parler ici de véritable contamination, et le traducteur qui explore Internet pour vérifier la fiabilité d’une expression doit redoubler de vigilance.

32 Parallèlement, nous pensons qu’il ne serait pas inutile d’introduire des cours de traduction professionnelle dans les formations de journalistes, afin de sensibiliser les futurs journalistes aux questions de traduction, en plus des questions de langue. Certains journalistes déplorent d’ailleurs dans leur profession un « appauvrissement de la langue, qui est renforcé […] par le comportement des rédactions des chaînes télévisées ». Ces dernières imposeraient des consignes sévères pour aider à la « communication du message », par exemple en faisant supprimer les adjectifs. Les formations auraient tendance à privilégier l’aisance d’élocution et la présentation au détriment de la maîtrise de la langue et du travail sur l’écrit (Colignon, 2007 : 43-46).

33 La prise en compte de ces éléments dans les formations destinées à ces deux catégories de professionnels nous apparaît d’autant plus essentielle que la révolution technologique, qui a transformé le monde en « global village », a mis à disposition de tous à la fois l’information et les moyens de la réécrire et de la modifier quasiment en direct, brouillant les sources, les contenus et les rôles. Des internautes mettent en ligne des traductions pirates (par exemple, la traduction anticipée du dernier Harry Potter ou le sous-titrage amateur des séries américaines téléchargées illégalement), d’autres s’improvisent journalistes dans des blogs qui finissent par atteindre un lectorat aussi vaste que celui d’une revue. Chacun se sent le droit, dans des forums et autres courriers de lecteurs, de critiquer les journalistes et les traducteurs et de se substituer à eux. Cette formidable liberté qu’offre Internet ne doit pas faire oublier que des formations professionnelles universitaires de haut niveau, capables de s’adapter aux évolutions en

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cours tout en associant rigueur et compétence, restent plus que jamais indispensables pour maintenir la qualité et le statut des professionnels de la communication.

BIBLIOGRAPHIE

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Vermeer, Hans J, A Skopos Theory of Translation, Heidelberg, Textcontext Wissenschaft, 1996.

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NOTES

1. Dans le présent article, nous employons, comme le veut la langue française, le masculin singulier « traducteur » pour représenter le métier, même si celui-ci est majoritairement exercé par des traductrices. 2. Voir sur ce magazine l’article de Catherine Resche : « The Economist : discours de spécialité économique ou discours sur l’économie ? » publié dans la présente revue. 3. Citons par exemple le classique manuel de Philippe Laruelle, La Version anglaise, entièrement fondé sur la traduction des encadrés de The Economist. 4. Comme il est précisé sur le site Internet du quotidien : « NouvelObs [propose] depuis mardi 5 février, une sélection d'articles du prestigieux hebdomadaire américain Newsweek en traduction française. Les articles sont traduits par Nadia Bensmail et publiés dans leur intégralité. » 5. Voir le site. 6. Dans son article « La traduction des textes journalistiques ». M. Meertens est aussi l’auteur du Guide anglais-français de la traduction, éd 2008, Editions Chiron, Saint-Quentin-en-Yvelynes. 7. Voir le portail de l’Agence France Presse. 8. Que ces sources aient été traduites par les journalistes eux-mêmes ou reprises sans analyse critique. 9. Ces exemples sont issus d’un corpus élaboré sur une période de 6 mois entre septembre 2007 et février 2008, à partir d’articles disponibles en ligne sur les sites Internet de grands quotidiens en anglais, en espagnol et en français. 10. Les spécialistes objecteront que cela est plus vrai pour l'Espagne que pour les pays latino- américains où un certain formalisme demeure, notamment dans les rencontres officielles. On peut admettre dès lors que le tutoiement employé par le roi d'Espagne ait pu être perçu dans ces pays comme une marque d'arrogance rappelant la période de la colonisation. 11. Une traduction pourrait être : « Pourquoi ne te tais-tu pas ? » mais nous préférons l’équivalence fonctionnelle : « Mais laisse-le parler ! » 12. Une recherche sur Google donne pour « marchés des futures », entre autres : « marché des futures… mamans ». 13. Office québécois de la langue française, 2006. 14. D’après la base FranceTerme, Délégation générale à la langue française et aux langues de France : [En ligne] 15. L’express, article publié le 11 février 2008. 16. La Tribune, article publié le 1er octobre 2007. 17. Les Echos, article publié le 3 mars 2008. 18. Le Figaro, article publié le 22 janvier 2008. 19. Le Point, article publié le 9 avril 2008. 20. Le Monde, article publié le 8 septembre 2007. 21. Le Figaro, article publié le 23 janvier 2008. 22. L’Office de la langue française du Québec souligne que « la forme future est couramment utilisée dans les milieux financiers pour traduire le substantif anglais future et qu’on tente d'implanter le calque futur … ». 23. À la date du 20 juin 2008.

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RÉSUMÉS

Cet article explore quelques points de contacts entre journalisme et traduction, principalement du point de vue du traducteur professionnel. Après avoir rappelé les différents aspects de la traduction des médias, de son usage le plus classique (à l’université) aux récentes évolutions dues à Internet, les auteurs commentent des cas où les journalistes sont amenés à traduire, et analysent quelques exemples de traductions qui leur ont paru contestables. Il en ressort un traitement différent du discours, les journalistes ayant tendance à interpréter en dramatisant, de façon à accrocher leur public ou à suivre l’orientation de leur média, contrairement aux traducteurs qui gardent une certaine neutralité. Leur position par rapport à la langue elle-même est différente, les traducteurs montrant plus de réticences, du fait de leur formation, à utiliser des calques et des emprunts que les journalistes, qui tendent à refléter les usages les plus actuels.

This paper points out some contact points between journalism and translation, mostly from the viewpoint of the professional translator. The different aspects of media translation are first described, from the most traditional (at university) to the latest evolution via Internet. The authors comment on instances when journalists have to translate texts themselves and then analyse a few examples of seemingly questionable translations. They point out that journalists have a different approach to discourse and tend to interpret and dramatize it in order to capture their readers’attention or to follow their medium’s editorial line, unlike translators who remain more neutral. Their approach to language itself is also different, since translators, due to their training, seem to be more reluctant to use calques or borrow foreign words than journalists who tend to reflect trendy practices.

INDEX

Mots-clés : journalisme, traduction, traduction des médias Keywords : journalism, media translation, translation

AUTEURS

ÉLISABETH LAVAULT-OLLÉON Université Stendhal-Grenoble 3 ILCEA / GREMUTS

VÉRONIQUE SAURON Université Stendhal-Grenoble 3 ILCEA / GREMUTS

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Discours de vulgarisation à travers différents médias ou les tribulations des termes scientifiques Le cas de la médecine

Elodie Vargas

Introduction

1 La vulgarisation trouve sa raison d’être dans les problèmes de compréhension qu’éprouve le non-spécialiste lorsqu’il se heurte à un domaine de spécialité et à la langue qui en est son vecteur. Elle a pour but d’établir une communication entre communauté spécialiste et communauté « profane », faisant ainsi progresser la connaissance et la culture de cette dernière. Peut-on pour autant considérer qu’il n’existe qu’un type unique de vulgarisation ou doit-on au contraire parler de « modes de vulgarisation » ? C’est à cette question que se propose de répondre cette contribution en mettant en regard les ouvrages de vulgarisation, les émissions de vulgarisation télévisées et les sites Internet spécialisés. La question à la base de notre exposé est ainsi de savoir si les termes et les « combinaisons lexicales spécialisées » (au sens de M.C. L’Homme)1 subissent le même traitement au niveau de la vulgarisation dans les différents médias présentés. Nos analyses reposent sur un corpus allemand se composant de 24 ouvrages de vulgarisation destinés aux enfants, adolescents, adultes profanes et adultes plus initiés, avec des thèmes communs à ces quatre publics, d’émissions télévisées de vulgarisation, et enfin de sites Internet spécialisés.

Particularités du discours de vulgarisation dans les ouvrages et les magazines de vulgarisation

2 L’adaptation au lecteur profane se réalise de diverses façons. Le rôle de l’illustration (dessins, croquis, images) est, bien sûr, un élément d’aide incontestable. Au niveau

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intertextuel, cette adaptation se marque par une simplification, résultant de la suppression d’informations intéressantes uniquement pour les spécialistes (noms des auteurs d’une découverte, informations théoriques sujettes à discussion, descriptions précises des objets analysés, etc.). Au niveau intratextuel, les opérations de reformulation constituent le maillon central des textes de vulgarisation. Des séquences contenant des termes ou expressions spécialisés et des séquences renfermant des équivalents ne relevant pas de discours spécialisés se succèdent, les unes à la suite des autres, se reformulant les unes les autres et assurant ainsi le passage entre monde des spécialistes et monde des profanes. Ces reformulations permettent un va-et-vient continuel entre termes ou combinaisons lexicales spécialisés et mots ou expressions du code courant (soit en dénomination, soit en définition/explication, ce qui constitue l’opération inverse.) Il convient donc de préciser ce que l’on entend dans ce cadre-là par « reformuler » et « reformulation ».

3 Nous avons défini la reformulation intratextuelle comme une opération discursive métalangagière2. Par cette opération, le locuteur unit de manière stratégique – et le temps d’un discours – deux énoncés ou segments d’énoncés. En effet, le locuteur, après un dit premier, revient sur celui-ci et ajoute un autre « dit » (que nous appelons « redit). Ce dernier doit être compris (grâce à divers signaux explicites) comme une formulation autre du premier. Ces deux segments sont identiques référentiellement. La reformulation est dite « paraphrastique3, si le redit (ou « segment reformulateur ») renferme des informations allant dans le même sens que celles contenues dans le dit (ou « segment source ») et proposant une image similaire du référent commun. La reformulation intratextuelle est donc définie au niveau informationnel et non sémantique. Toute reformulation intratextuelle peut être schématisée sous la forme xRy où x est le segment source, y le segment reformulateur et R la marque de reformulation, ainsi que le montre l’exemple (1) dans lequel « Leukozyten » constitue le segment source, le « dit », « weiße Blutkörperchen » constitue le segment reformulateur, le « re-dit » (en gras), les deux étant liés par la marque de reformulation « oder » (en gras souligné) : (1) Leukozyten oder weiße Blutkörperchen sind farblose, kernhaltige Blutzellen. Sie haben keine feste Form. (Biologie, p. 185) → Les leucocytes ou globules blancs sont des cellules sanguines incolores à noyau. Ils n’ont pas de forme définie.

4 Dans la mesure où les deux segments renvoient au même référent, ceux-ci sont dans les cas de reformulations paraphrastiques permutables, ainsi que le montre (1a) : (1a) Weiße Blutkörperchen oder Leukozyten sind farblose, kernhaltige Blutzellen. Sie haben keine feste Form. → Les globules blancs ou leucocytes sont des cellules sanguines incolores à noyau. Ils n’ont pas de forme définie.

5 Cette permutation apporte bien sûr un changement du point de vue informationnel, les visées communicatives étant alors différentes.

6 Le segment reformulateur apporte un supplément d’informations, son statut est celui « d’un ajout, détaché, suppressible, doublant le terme de départ intégré à la construction de la phrase » (J. Authier-Revuz, 1982, 40). Non obligatoire, il est suppressible (voir 1b ci-dessous), mais au niveau phrastique uniquement : en effet, au niveau textuel, le segment reformulateur est souvent indispensable, puisque certains enchaînements transphrastiques peuvent se faire en s’appuyant sur lui4. (1b) Leukozyten sind farblose, kernhaltige Blutzellen. Sie haben keine feste Form.

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→ Les leucocytes sont des cellules sanguines incolores à noyau. Ils n’ont pas de forme définie.

7 Les opérations de reformulation qui nous intéressent dans cette étude présentent deux configurations possibles : le vulgarisateur peut tout d’abord procéder à une définition. Dans ce cas, il peut choisir d’opérer par une définition terminologique « classique » où le terme est reformulé à l’aide de syntagmes nominaux, verbaux, etc., ainsi qu’en témoigne l’exemple (3) : (3) Der Gasaustausch, d.h. die Abgabe von Kohlendioxid und die Aufnahme von Sauerstoff, findet in den Lungenbläschen statt, deren Gesamtoberfläche fast hundert Quadratmeter beträgt.(Atlas der Anatomie, 152) → L’échange gazeux, c’est-à-dire le rejet de dioxyde de carbone et la prise/ absorption d’oxygène, a lieu dans les alvéoles pulmonaires, dont la surface totale atteint presque 100 m².

8 Mais le vulgarisateur peut également opérer par ce que nous avons appelé une « définition intercodique par synonymie ou équivalence », dont l’exemple (1) mentionné ci-dessus est une illustration. Le segment source contient le terme (« Leukozyten »), le segment reformulateur renferme le mot du code courant correspondant (« weiße Blutkörperchen »). Ces reformulations se distinguent par le fait que, contrairement à une définition « classique », c’est le passage éclair d’une unité minimale à une autre unité minimale entre deux codes différents, qui doit favoriser la compréhension et la réception par le lecteur. Ce type de reformulation est très fréquent en vulgarisation médicale allemande, car le même objet du monde peut être désigné soit par un terme, soit par un mot du code courant, contrairement au français pour lequel ce phénomène se cantonne à quelques exemples.

9 En mouvement inverse, le vulgarisateur peut opérer par dénominations, soit de manière classique par dénomination (voir exemple 4), soit par « dénomination intercodique par synonymie ou équivalence », illustrée par l’exemple (5) qui renferme trois dénominations intercodiques par synonymie ou équivalence : (4) Unter Plasma versteht man den Anteil des Blutes ohne Zellen. Das Blutplasma ist eine klare, gelbliche, eiweiß- und salzhaltige Flüssigkeit. Die Farbe Rot entsteht übrigens durch den in den Erythrozyten enthaltenen roten Blutfarbstoff, das Hämoglobin.(Der Mensch, 59) → Par plasma, on entend la partie du sang sans cellules. La plasma sanguin est un liquide clair, jaunâtre, salin et contenant des protéines. La couleur rouge naît, du reste, du pigment (sanguin) rouge contenu dans les érythrocytes, l’hémoglobine. (5) Blut besteht im Wesentlichen aus zwei Grundbestandteilen, den Zellen und dem Plasma. Die Zellen sind dieroten Blutkörperchen (Erythrozyten), die weißen Blutkörperchen (Leukozyten) und die Blutplättchen (Thrombozyten). (Der Mensch, 59) → Le sang se compose pour l’essentiel de deux composants de base, les cellules et le plasma. Les cellules sont les globules rouges (érythrocytes), les globules blancs (érythrocytes) et les plaquettes (thrombocytes).

10 Dans tous les cas, le locuteur opère un changement de code ou « code-switching »5.

11 Ces deux mouvements, définitions et dénominations, montrent que chaque code a pour fonction d’être « métacode » de l’autre. « C’est […] tantôt le mot scientifique qui est désigné comme corps étranger relativement à la “langue” supposée du récepteur, tantôt, à l’inverse, les mots du code courant qui suscitent une prise de distance par rapport à la “langue” scientifique ». (J. Authier, 1982 : 42). De manière générale, quel que soit le public et quel que soit le vulgarisateur, on remarque toutefois que, dans les textes de vulgarisation, les termes sont livrés au lecteur essentiellement par des

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dénominations et non par des définitions (1/3 contre 1/4). Cela signifie que les ouvrages de vulgarisation tendent davantage à présenter un terme nouveau, en le mettant en exergue afin de le souligner comme étranger, qu’à l’intégrer comme faisant partie du vocabulaire courant.

12 Le discours de vulgarisation, selon certains auteurs ayant travaillé le sujet, se marquerait par le fait qu’il vise à une certaine intégration ; c’est-à-dire que après avoir été expliqué, précisé, dénommé, le terme serait intégré par le discours et serait repris ensuite sans reformulation, passant ainsi à l’intérieur du discours et n’étant plus stigmatisé comme « venant d’un Autre ». Le texte passerait donc à un autre niveau en permettant, par un effacement progressif des suites, l’appropriation des termes par le lecteur. L’étude de nos exemples a cependant infléchi partiellement ces affirmations. Si cela est vrai au niveau micro, sur une progression thématique de quelques unités, ceci ne s’inscrit toutefois pas dans un développement textuel continu d’une grande ampleur. En effet, les mêmes termes ou combinaisons lexicales spécialisés sont en permanence redéfinis ou renommés au fil des pages. Cette répétition doit tout d’abord être vue comme une stratégie rédactionnelle, dans le sens où la définition (par exemple) d’un terme n’est jamais considérée par le vulgarisateur comme acquise pour le lecteur. D’autre part, la répétition des mêmes reformulations (sous des formes chaque fois légèrement différentes) est liée à la structure même des textes de vulgarisation : ceux-ci sont écrits dans le but de pouvoir être consultés dans un ordre aléatoire en fonction du sujet intéressant le lecteur. Ils ne s’inscrivent donc pas dans un processus de lecture suivie comme le fait le lecteur pour un roman. Dans cet esprit rédactionnel, le fait que les définitions et dénominations des termes réapparaissent sans cesse relève d’une nécessité absolue.

Les émissions télévisées de vulgarisation6

13 La part occupée par les termes dans les émissions de vulgarisation est bien moins importante que dans les ouvrages de vulgarisation. L’image est un élément majeur d’explication de ce phénomène. Si celle-ci est un outil venant appuyer ou compléter les définitions ou dénominations dans un ouvrage écrit (et vice-versa), elle apparaît, au niveau de l’audiovisuel, comme un élément prépondérant et dominant qui ne laisse pas aux éléments verbaux annexes la place d’exister. En effet, le fait de filmer l’objet du monde ou le procès en cours offre au téléspectateur une visualisation immédiate de l’objet du discours, sans que celui-ci ait besoin d’opérations de définitions, de concrétisations, etc., venant l’étayer.

14 À l’intérieur des émissions télévisées, l’utilisation des termes est très diverse et cette diversité est fortement liée à la nature du discours, à la personne vulgarisant et aux buts poursuivis par celle-ci. Lorsque le vulgarisateur est un spécialiste que l’on interviewe, on constate que celui-ci s’applique à définir les termes qu’il emploie. En revanche, lorsque le vulgarisateur est un journaliste, la présence de reformulations définitoires ou dénominatrices est plutôt rare. Nous analyserons donc, dans un premier temps, les reformulations produites par des journalistes en tentant d’expliquer le faible taux de reformulations, puis nous nous intéresserons aux reformulations produites par des spécialistes interviewés.

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Émissions télévisées et « journaliste-vulgarisateur »

Type de discours et présence restreinte de reformulations terminologiques

15 Le discours du « journaliste-vulgarisateur » est un discours écrit, lu à haute voix. Il s’agit donc d’un discours préparé, rédigé, qui déroule un fil narratif, descriptif, voire argumentatif pensé en progression, duquel redondance et retour correctif (par exemple) sont exclus. Cela signifie que le terme apparaît une fois (soit en dénomination, soit en définition) à un moment précis car répondant à un besoin communicationnel, mais qu’il ne fait pas l’objet d’une deuxième mention pour une éventuelle redéfinition, par exemple. Le nombre très réduit de reformulations définitoires ou dénominatives dans le discours du « journaliste-vulgarisateur » s’explique donc en partie par le type de discours utilisé. Le deuxième élément d’explication de ce faible taux est lié aux objectifs de l’émission que le « journaliste- vulgarisateur » se doit de respecter et qui sont radicalement différents de ceux des ouvrages de vulgarisation. Alors que l’ouvrage de vulgarisation vise (entre autres) à apporter au lecteur les mots techniques et/ou à les définir, l’émission de vulgarisation vise plutôt, pour sa part, à informer sur les phénomènes. C’est ainsi qu’au lieu de s’interroger sur les protéines et leur définition, l’émission de vulgarisation mettra l’accent sur les endroits où l’on trouve les protéines, à leur utilité ou à l’usage que l’on en fait. L’important est que le téléspectateur retienne que c’est de protéines qu’il s’agit, sans se soucier de savoir exactement ce dont il s’agit. C’est ainsi que le journaliste utilise des termes qu’il sait être obscurs pour le téléspectateur, mais qui, malgré tout, ne feront pas l’objet d’une définition ou explication, ainsi que le montre l’exemple (6) dans lequel ni « protéines », ni « acides aminés » ne sont expliqués.7 (6) Sie8 unterscheiden sich kaum von werkstoffen wie polyester/die er normalerweise erforscht\ schuld am schaum von EIklar/sind proteine/ die beim aufschlagen/aminosäure- knäuel entfalten und so zur stabiliSIErung der schaumstruktur beitragen\ an die grenzschicht zwischen luftblase und eiklar setzen sich lange fäden-- die den schaum in form halten\ (Nano, 16/01/2006) → Elles se différencient peu des matériaux comme le polyester qu’il étudie normalement. Les responsables de la mousse du blanc d’œuf battu sont les protéines qui, lorsqu’on les bat, développent des pelotes d’acides aminés et qui contribuent ainsi à la stabilisation de la structure de la mousse. Sur la couche frontière entre bulle d’air et blanc d’œuf se déposent de longs fils qui font tenir la mousse.

16 Au-delà de ce simple constat, il est important de souligner que cette volonté de privilégier une information qui vise un contenu, plus qu’une information qui vise la terminologie, pose un problème de fidélité et d’exactitude scientifique. En effet, dans l’exemple (7), la reformulation proposée par le journaliste met sur le même pied d’égalité l’air expiré et le dioxyde de carbone : (7) die langsame beatmung hat den vorteil/dass die VERBRAUCHTE atemluft/* also das KOHLENdioxid\ gut abtransportiert wird.(Nano, 10/01/2006) → La respiration (artificielle) lente présente l’avantage que l’air expiré (= vicié), c’est- à-dire le dioxyde de carbone, soit bien transporté.

17 Les deux seraient donc identiques référentiellement. Or, le texte résumé de l’émission proposé sur Internet est le suivant : (8) …,dass das Kohlendioxid in der verbrauchten Atemluftgut abtransportiert wird.9 →…, que le dioxyde de carbone dans l’air expiré (= vicié) soit bien transporté.

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18 C’est uniquement grâce à la version écrite que le téléspectateur (curieux et zélé !) découvre que les deux ne sont pas identiques référentiellement, mais que l’un est en réalité un composant de l’autre. Cela signifie que l’émission télévisée vise une information facile pour laquelle on simplifie à l’aide de raccourcis, et qui amène à créer des équivalences qui n’en sont pas… Ce mode opératoire pose un problème au niveau scientifique, puisque ce type d’information se fait au détriment de l’exactitude scientifique (cet exemple est loin d’être une exception), et il pose également un problème éthique au niveau de la vulgarisation, puisque l’on peut dès lors s’interroger sur la nature et la valeur de l’information transmise et, par là même, sur le respect du public cible.

19 Les quelques rares opérations sur des termes auxquelles procèdent les journalistes vulgarisateurs sont essentiellement les dénominations, les réductions ou introductions de sigles et les définitions.

Dénominations

20 L’opération de dénomination sur un terme scientifique apparaît dans ce que l’on pourrait appeler une situation « sans issue » pour le « journaliste-vulgarisateur ». Situation « sans issue » signifie que le journaliste est contraint d’utiliser en permanence le terme scientifique Ω, dans la mesure où celui-ci est le terme usité, unique, dont le journaliste a besoin et sans lequel il ne peut rien faire. Il lui faut donc présenter cet Ω, le porter à la connaissance du téléspectateur, l’amener dans le discours. Pour ce faire, le journaliste exprime dans le dit la nature de ce dont il va parler et fournit dans le redit le terme scientifique dont il se servira exclusivement par la suite, ainsi que le montre l’exemple (9) dans lequel « ein bislang vernachlässigter blutwert » permet d’introduire « γGT » : (9) das gilt insbesondere für herzerkrankungen/immer noch eine haupttodesursache\ wissenschaftler aus innsbruck/haben eine sensationelle entdeckung gemacht -- ein bislang vernachlässigter blutwert *// γGT// soll aufschluss geben über das risiko an einer herzerkrankung zu sterben/oder einen schlaganfall zu erleiden\ (Nano, 12/01/06) → Cela vaut en particulier pour les maladies cardiaques, toujours à l’heure actuelle une cause principale de mortalité. Des scientifiques de Innsbruck ont fait une découverte sensationnelle : un hémogramme négligé jusqu’à présent,le γGT,informerait sur le risque de mourir d’une maladie cardiaque ou d’être touché par une attaque.

21 Pour introduire ces dénominations, le journaliste n’utilise pas de marqueurs lexicaux10. Il se contente toujours de faire une pause avant le redit, le dit étant, pour sa part, formulé sur un ton très montant (voir exemple 9 ci-dessus). Cet usage rappelle ainsi les emplois propres aux textes de vulgarisation où la dénomination (concernant le terme scientifique) est introduite par des marqueurs typographiques « silencieux » : parenthèses, tirets ou virgules.

22 À ces pauses et accentuations montantes s’ajoute parfois l’adjectif sogenannt-, présent dans le segment reformulateur contenant le terme, comme le montre l’exemple (10) : (10) So sind eileiter/gebärmutter/und der obere anteil der scheide zunächst gemeinsames gewebe/und teilen sich dann in der achten embryonalen woche auf\ nach einer komplizierten wanderung/nehmen sie ihre endgültige position im becken ein\ gesteuert wird diese wanderung von * bindegewebszellen – so genannten * PLATZanweisern. (Nano, 09/01/06) → Les trompes, l’utérus et le haut du vagin sont donc tout d’abord un tissu commun et ils se séparent ensuite dans la huitième semaine embryonale. Après une

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migration compliquée, ils prennent leur place définitive dans le bassin. Cette migration est pilotée par des cellules du tissu conjonctif, par ce qu’on appelle des ouvreuses.11

23 Ce sogenannt- permet de rendre l’opération de dénomination plus visible. Il sert en effet à souligner le terme (comme dans l’exemple ci-dessus) et à montrer que ce terme-là est conféré par une instance extérieure habilitée à dénommer. Créant une sorte de distance par rapport à son propre discours, le journaliste s’efface donc devant ce que nous appelons « l’autorité dénommante ». Ce faisant, « sogenannt- » permet de « préparer » le récepteur à la reformulation qui va suivre.

24 La volonté d’une meilleure visibilité (et donc d’une meilleure identification) de l’opération de dénomination n’est pas la seule raison de l’emploi de « sogenannt- ». En liaison avec l’« autorité dénommante » précédemment évoquée, il convient de souligner que le terme du segment reformulateur est montré en tant que signe, c’est-à- dire en fonction autonyme. Or, dans ces reformulations sans marques lexicales, le caractère autonymique d’un constituant n’est pas donné explicitement. « Sogenannt- » va permettre, dans un mouvement progressif, de reconnaître comme « relation métalinguistique et opacifiante » (J. Authier-Revuz, 1995 : 126) la relation établie entre les deux éléments que sont le dit et le redit, et donc de souligner le terme du redit comme en mention. Dans l’exemple (10), « sogenannt- » permet à Platzanweisern d’être affiché en tant que signe, uniquement en mention, de se présenter comme le dire d’un Autre, spécialiste.

25 « Sogenannt- » ne se limite toutefois pas à accompagner un autonyme. En effet, si Bindegewebszellen dans l’exemple (10) est en usage, réfère à un objet du monde, il est en même temps celui qui a provoqué l’emploi du terme autonymique Platzanweisern. Par le retour réflexif lié à l’opération de reformulation – dans un mouvement régressif donc – et par l’autonyme précédé de sogenannt-, il devient le signe auquel est proposé un signe équivalent. Il se trouve donc, lui aussi, « opacifié », en mention par rapport à la suite reformulatrice, et il apparaît que le terme introduit par la dénomination peut modaliser autonymiquement le nom ou expression du code courant contenu dans le dit.

Sigles

26 La présence de sigles dans le discours du « journaliste-vulgarisateur » relève du même esprit de situation d’indigence que celle évoquée ci-dessus pour la dénomination. Certains sigles fonctionnent comme de véritables termes ; on peut citer à titre d’exemple la péridurale, exprimée par le sigle « PDA » en allemand. Celui-ci est employé aussi bien par le spécialiste que par le profane comme terme scientifique, et bien peu d’Allemands connaissent son développement (Periduralanästhesie). Ces sigles étant incontournables, le journaliste va, à l’aide de reformulations, les introduire dans son discours selon le même procédé que la dénomination (souvent par réduction), de manière à les utiliser par la suite sans entrave. Contrairement aux dénominations, toutefois, les sigles sont introduits par le marqueur kurz (traduit ici par « abrégé en ») si le journaliste opère par réduction, comme dans l’exemple (11)12 : (11) Innsbrucker forscher haben nun einen vollkommen neuen risikofaktor für herzkreislauferkrankungen gefunden\ gammaglytamyltransferase \ kurz * γGT, ist ein leberenzym/dessen wert einfach bei der bluteinnahme festgestellt werden kann\ (Nano, 12/01/06) → Des chercheurs de Innsbruck ont trouvé un facteur de risque complètement nouveau pour les maladies cardio-vasculaires. La Gamma Glutamyl Transpeptidase,

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abrégée en γGT, est une enzyme du foie, dont les valeurs peuvent être constatées par une simple prise de sang.

Définitions

27 Les définitions produites par le « journaliste-vulgarisateur » se distinguent par la présence de marques de reformulation lexicales13, dont la plus fréquente est « N ist » (« N est », où N est une variable, anaphorique d’un élément du segment source14). Deux données rédactionnelles méritent d’être soulignées quant à l’emploi de cette marque de reformulation et des définitions qu’elle introduit : on peut tout d’abord remarquer que ces reformulations définitoires sont produites à un moment très particulier et bien délimitable, à savoir dans une partie que nous appellerions « introductive » où le journaliste est amené à présenter le thème du jour. Ce thème étant désigné par le terme qu’il va devoir utiliser, le journaliste définit celui-ci une fois pour toutes, afin de pouvoir s’en servir par la suite (exemple 13). Ce mode de fonctionnement n’est pas sans rappeler certaines dénominations évoquées ci-dessus. La différence réside cependant dans le fait que la situation « sans issue » décrite précédemment pour les dénominations n’est pas fixée dans un espace-temps, contrairement au cas présent. (13) Generell ist diese behandlung durchgeführt worden/bei Patienten mit so genannten* autoimmunerkrankungen\ * das sind erKRANKungen, wo sich das abwehrsystem GEGENden eigenen körper richtet.(18/01/2006) → De manière générale, ce traitement a été mené chez des patients souffrant de ce qu’on appelle des maladies auto-immunes, ce sont des maladies, dans lesquelles le système immunitaire se dirige contre son propre organisme.

28 Le second point qui mérite attention est le fait que cette marque « N ist » est fréquemment employée dans les émissions de vulgarisation quel que soit le public cible visé, alors qu’elle est quasiment absente des ouvrages de vulgarisation pour adultes profanes, son utilisation étant réservée au public enfantin. À une marque très explicite répondent dans ces ouvrages, des marques ambiguës (typographiques) qui réclament toutes une interprétation quant à la nature de l’opération effectuée, ou quant à la nature de la reformulation produite.

Émissions télévisées et spécialiste vulgarisateur interviewé

29 Si le discours du « journaliste-vulgarisateur » se marque par de rares retours sur les termes employés, le discours du spécialiste vulgarisateur interviewé, en revanche, est caractérisé par un nombre foisonnant de reformulations terminologiques, si bien que l’on pourrait parler d’emplois quasi-systématiques.

30 L’explication majeure de cette attention pour les termes réside dans le caractère dialogique du discours produit (dialogique au sens de M. Bakhtine (1929, trad. 1977)15. Dans la situation d’interview, la prise en considération par le spécialiste vulgarisateur de l’interlocuteur – fut-il le journaliste intervieweur ou le téléspectateur non physiquement présent – est permanente et considérable ; soucieux de respecter le principe de coopération et en particulier, les maximes de quantité et de modalité (H.P. Grice, 1979), le spécialiste interviewé, conscient des difficultés que représente un terme pour un non-spécialiste, éprouve constamment le désir de bien se faire comprendre par son interlocuteur (intervieweur et téléspectateur) et fait ainsi preuve de véritables efforts lors de sa production orale. Se rendant compte que le terme scientifique ou

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technique peut être assimilé par le profane à du jargon, il revient sur son dit pour le clarifier, étant amené ainsi à se reformuler sans cesse. La reformulation permet par exemple, en présentant le même référent sous une forme différente, de respecter la maxime de modalité, si la première formulation contenant le terme s’avère obscure pour le téléspectateur. Elle peut également permettre de respecter la maxime de quantité si ce même premier énoncé ne contient pas assez d’informations, puisque le terme ne « dit » rien au profane. Enfin, lors de tous ses retours sur ses dits, le spécialiste vulgarisateur interviewé vise au respect de la maxime de qualité, puisque dans ses définitions, explications, etc. du terme scientifique ou technique, il vise à transmettre des informations et des connaissances exactes à un téléspectateur néophyte qu’il s’agit de ne pas induire en erreur. Même si une reformulation à l’identique est très difficile, puisque la reformulation altère un dit « autrement équivalent » (J. Peytard, 1984 : 17-18, 1994 et 2000), et puisque, ainsi que le fait remarquer C. Norén (1998 et 1999), les contours du référent sont toujours un peu flous, les contenus des deux segments ne se recoupant jamais tout à fait et des nuances, des détails ou même des informations se perdant lors du passage du terme au mot du code courant (et vice-versa), le spécialiste vulgarisateur interviewé s’efforce en permanence de fournir un dit ou un redit aussi fidèle que possible par rapport à un terme supposé problématique. En ce sens, son comportement (exemplaire !) peut être considéré comme le pendant de celui du « journaliste-vulgarisateur » évoqué précédemment, puisque son comportement vise à privilégier à la fois une information qui vise un contenu et une information qui vise la terminologie. 16

31 Comme dans les textes de vulgarisation, le spécialiste interviewé produit soit des « définitions intercodiques par synonymie ou équivalence », soit des définitions terminologiques dont (14) est un exemple : (14) Man wollte zunächst herausfinden/mit welchen chemischen stoffen die glasur am wirksamsten haften bleibt\ wir haben verschiedene Tests durchgeführt\ am besten dabei abgeschnitten// hat polyvinyl butyral\ POLYVINYL BUTYRAL// ist ein synTHETIsches harz\ und es weist für unsere ** äh **zwecke die besten festigungseigenschaften auf\ (Nano, 09/01/06) → On voulait tout d’abord découvrir avec quelles substances chimiques la glaçure tiendrait le mieux. Nous avons effectué différents tests. Ce qui a marché le mieux a été le polyvinyle de butyral. Le polyvinyle de butyral est une résine synthétique et il présente pour nos… euh… buts les meilleures propriétés de consolidation.

32 Le spécialiste vulgarisateur interviewé peut également produire ce que nous appelons des « reformulations concrétisantes ». La perspective énonciative est alors de réexprimer le contenu du dit de manière plus concrète. Le redit permet de situer la signification du dit au niveau des faits, en ancrant un contenu souvent vague, trop abstrait ou théorique dans la réalité pour en montrer la correspondance « sur le terrain ». C’est le cas de l’exemple (15) dans lequel le chimiste précise ce que veut dire « dénaturer mécaniquement » en expliquant concrètement ce qui se passe au niveau des protéines : (15) Wenn sie jetzt mit dem mixer reingehen/dann bekommen sie zwei effekte\ zum einen/ schlagen sie luft ein\ dann bilden sich diese bläschen/und zum zweiten/wird eben dieses eiweiß sozusagen mechanisch denaturiert/das heißt * diese knäuel/diese dichten packen knäuel/die entfalten sich zu langen fäden\(Nano, 16/01/06) → Lorsque maintenant vous rentrez dedans avec le mixer, vous obtenez deux effets : premièrement vous faites rentrer de l’air et ces petites bulles se forment alors, et deuxièmement ce blanc d’œuf est pour ainsi dire dénaturé mécaniquement,

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c’est-à-dire que ces pelotes, ces piles épaisses de pelotes, elles se déploient en de longs fils.

33 Si ces opérations de définition et concrétisations sont très fréquentes, on constate en revanche que les dénominations sont rares lorsque le vulgarisateur est un spécialiste interviewé. Cela signifie que le mouvement dominant des reformulations produites est un mouvement centripète se situant « d’emblée dans les mots de l’Autre pour ramener à soi son discours par une traduction appropriée » (J. Authier-Revuz (1995 : 313)). C’est en cela que réside la grande différence avec les textes de vulgarisation dans lesquels le mouvement des reformulations est plutôt un mouvement centrifuge, qui utilise les mots du code courant et ajoute le dire de l’Autre (donc le terme), de l’intérieur vers l’extérieur17.

Termes et sites Internet

34 Face à ces deux médias, comment se situe la vulgarisation par le biais d’Internet et des sites de vulgarisation ?

35 Les textes de vulgarisation médicale en ligne sont déterminés par la notion d’hypertexte et celle-ci est à la base même de traitements particuliers concernant les termes scientifiques. À la suite de A. Storrer18, nous dirons qu’un hypertexte est un texte organisé de manière non linéaire et géré par une technique informatique19. À cette définition générale viennent s’ajouter au moins quatre propriétés : le codage multimodal (données textuelles, picturales, audio et vidéo), la dynamique (articles pouvant être ajoutés à l’article initial, le contenu de celui-ci modifié, etc.), l’interactivité (interaction entre l’utilisateur et le système informatique) et la communication au moyen d’ordinateurs (interaction des utilisateurs entre eux) (A. Storrer, 2008). Notons que le critère de dynamique se trouve quelque peu restreint dans les sites de vulgarisation médicale que nous avons étudiés, puisqu’ils se composent essentiellement d’hypertextes dont le contenu n’est pas modifié par les utilisateurs, la rédaction en revenant exclusivement à un journaliste dit « spécialisé » ou à un professionnel de la santé20. En lien avec le codage multimodal et le critère d’interactivité, il convient de distinguer entre l’hypertexte et ce que A. Storrer appelle le « e-texte ». Ce dernier est organisé de manière linéaire, avec un début et une fin, il est pensé pour être lu dans son ensemble et ne comporte pas de liens sur lesquels l’utilisateur peut cliquer. Les articles scientifiques en PDF, les œuvres littéraires digitalisées en sont des exemples. A contrario, un hypertexte se marque par une grande présence de liens (internes à un paragraphe ou extérieurs) menant le lecteur vers d’autres pages. On constate que les sites de vulgarisation français et allemands ont opté pour un mélange des genres : si ceux-ci reposent essentiellement sur des hypertextes composés de divers liens, images, mini-résumés, etc., on remarque que certains liens peuvent mener l’utilisateur vers un texte qui s’apparenterait à un e-texte dénué de tout lien électronique, relevant donc davantage du texte figé dans une forme fermée sur elle-même. Ces deux « types de textes » ont des conséquences importantes sur le mode de vulgarisation. En effet, si l’attention portée aux termes est la même sur ces sites spécialisés que celle propre aux textes de vulgarisation, le traitement des termes, pour sa part, diffère en raison de la configuration électronique.

36 Les mêmes types de reformulations intratextuelles que ceux que nous avons présentés au début de cet article à propos des textes de vulgarisation sont utilisés, en particulier

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les reformulations mettant en scène des définitions ou dénominations par synonymie ou équivalence, marquées par des parenthèses (qu’il s’agisse d’hypertextes ou de e- textes). L’exemple (16) est une illustration de définition par synonymie ou équivalence : (16) Eine Blutvergiftung ("Sepsis") ist eine schwere Allgemeininfektion, die durch Mikroorganismen, meist Bakterien, ausgelöst wird. (http://www.surfmed.de/?news/df44001e184e2a81bd2d3b4c45082ca9) → Un empoisonnement sanguin (« septicémie ») est une infection générale grave, qui est provoquée par des microorganismes, pour la plupart des bactéries.

37 Cependant, malgré ces ressemblances, le nombre de reformulations intratextuelles sous la forme xRy (avec X et Y intégrés, comme syntagmes verbaux ou syntagmes nominaux constituants de syntagmes verbaux) est nettement moindre que dans les textes de vulgarisation. Ceci s’explique par deux facteurs :

38 La première raison est en lien avec une présentation qui s’apparente à celle d’un dictionnaire : le terme peut être isolé, donné comme un titre, tel une entrée de dictionnaire. Il peut également apparaître sous forme de question « Was ist X? » (« qu’est-ce que X ? »). Dans les deux cas, s’ensuit une définition dont l’entrée en matière est souvent la même : « X ist… » (« X est… »), « bei X handelt es sich um… » (« il s’agit de… ») ou « unter X versteht man… » (« sous X on comprend… »)21. Ainsi, dans l’exemple (17), « Diabetes mellitus » est le titre. Vient ensuite le corps de l’article commençant par « Beim Diabetes mellitus handelt es sich um », suivi de la définition : (17) Diabetes mellitus (Zuckerkrankheit)22 Beim Diabetes mellitus handelt es sich um eine chronische Stoffwechselerkrankung, die durch einen erhöhten Blutzuckerspiegel gekennzeichnet ist. (http://www.onmeda.de/krankheiten/diabetes_mellitus.html) → Par diabète mellitus, on entend une maladie chronique touchant le métabolisme, qui est caractérisée par une concentration élevée de glucose dans le sang.

39 Si l’anaphorisation est ici évidente, on ne peut en revanche parler de reformulation intratextuelle au sens propre, à savoir d’une opération discursive résultant d’un retour réflexif par rapport à un segment source premier et engendrant un segment reformulateur suppressible, donné « en plus ». Dans cette présentation particulière, la vulgarisation par Internet se distingue radicalement de l’ouvrage de vulgarisation dans lequel une telle configuration ne peut apparaître dans le corps du texte (voir à ce sujet note 25).

40 La deuxième raison du nombre moindre de reformulations intratextuelles est liée au terme lui-même : lorsque celui-ci n’a pas d’équivalent en code courant, ou lorsqu’il y a matière à plus de développement qu’une simple équivalence, l’internaute a la possibilité de cliquer sur le terme scientifique. Par un lien, le profane atteint un autre article à propos de ce même terme. Ainsi, dans l’exemple (18), le lecteur peut cliquer en (18A) sur « Schwangerschaftsdiabetes » et atteint une autre page web représentée par (18B) : (18) A. Es werden hauptsächlich zwei Diabetesformen unterschieden: Typ-1-Diabetes beginnt meist in der Jugend und entsteht durch die Zerstörung der Insulin produzierenden Zellen. Typ-2-Diabetes betrifft dagegen meist ältere Menschen. Er beginnt langsam und beruht auf einer zunehmenden Unempfindlichkeit der Zellen gegenüber dem Insulin. Daneben gibt es noch einige seltenere Diabetes-Sonderformen und den Schwangerschaftsdiabetes. → […] À côté de ceci, il existe également quelques formes particulières de diabète plus rares et le « diabète de la femme enceinte » B.Schwangerschaftsdiabetes(Stand: 11. Januar 2008)Unter Schwangerschaftsdiabetes (Gestationsdiabetes) versteht man einen erhöhten Blutzuckerspiegel der Mutter während der

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Schwangerschaft. In den Industrienationen kommt es bei fast fünf Prozent aller Schwangerschaften zu Schwangerschaftsdiabetes. Er äußert sich etwa ab dem siebten Schwangerschaftsmonat. Nach der Geburt verschwindet der Schwangerschaftsdiabetes von selbst ; in äußerst seltenen Fällen handelt es sich auch um einen unerkannten Diabetes mellitus. →«Diabète de la femme enceinte » (Etat : 11 janvier 2008) Par « diabète de la femme enceinte » (diabète gestationnel), on comprend une concentration élevée de glucose dans le sang de la mère pendant la grossesse. […]

41 Le lecteur est donc invité à passer de pages web en pages web à l’intérieur de ce que E. U. Grosse et E. Seibold (1996) – et à leur suite J.-M. Adam et G. Lugrin (2000 et 2006, et G. Lugrin 2000 et 2001) – ont appelé dans le cadre de la presse quotidienne une « hyperstructure »23. En liaison avec celle-ci, la notion de « parcours de lecture »24 est ici intéressante. Ces liens hypertextes hiérarchisés amènent à sortir du cadre de l’intratextuel stricto sensu, et ceci a pour conséquence de bloquer toute reformulation intratextuelle à proprement parler, dans la mesure où le segment reformulateur ne peut suivre immédiatement dans la continuité phrastique le segment source. Le traitement du terme a donc lieu, dans ces configurations, hors du cadre de l’opération de reformulation25.

42 La deuxième conséquence découlant de l’interface particulière des liens menant vers des pages web est que le lecteur internaute ne peut cliquer que sur des termes. Cela signifie que le terme scientifique ne peut faire l’objet que de définitions, et les dénominations se trouvent donc exclues de ce procédé. En ce sens, le parcours de lecture multimédia limite le champ des possibles quant à la présentation du terme scientifique.

43 Au-delà de la question du traitement du terme, il convient de remarquer que la présence de ces liens hypertextes – reconnus comme très pratiques au demeurant – pose toutefois un problème au niveau de l’entreprise de vulgarisation : en effet, si les sites Internet sont réalisés dans le même esprit que le texte de vulgarisation, c’est-à- dire consultables eux aussi de manière aléatoire, la grande différence réside dans le fait que le cours de la lecture peut être entravé, dans la mesure où il est facile de se perdre au fil des liens proposés. Il y a donc là une véritable rupture dans la progression textuelle qui est très dommageable au niveau informationnel, et on peut se demander si la notion même de parcours (au sens de « parcours guidé ») est alors justifiée. Par ailleurs, on peut s’interroger également, dans ce cadre-là, sur les problèmes de frontières des unités, de cohérence et de cohésion textuelle dans cette hyperstructure multimédia. L’objet de cette contribution n’est pas de discuter le problème de cohérence et cohésion de l’hypertexte, la réponse à la question de savoir si un hypertexte est cohérent est très délicate et mérite plus de deux lignes26. Intéressons- nous cependant toutefois au problème de la cohérence du point de vue du codeur, c’est- à-dire ici du vulgarisateur. Du fait de la non linéarité de l’organisation textuelle et des divers chemins de lecture qui peuvent être empruntés, la réception du contenu est, au niveau de la succession des informations, différente chez chaque individu. Cela signifie que le vulgarisateur ne peut anticiper un cheminement unique, il lui est impossible de savoir de quelles informations le lecteur disposera et à quel moment, et tout ceci a des conséquences sur la planification de la cohérence. Le vulgarisateur doit en effet définir, dénommer, expliquer le terme dans différents modules à différents endroits, afin de pallier un éventuel manque de connaissances du lecteur. Ceci conduit à une certaine redondance dans le contenu, qui pourtant devra par ailleurs progresser. Cette dernière

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dimension pose tout le problème de l’intertextualité, des bornes d’un texte et de la définition même de celui-ci. Ainsi, par l’analyse des termes sur des sites de vulgarisation en ligne, c’est toute la notion de texte qui est à interroger, notamment dans le rapport intertextuel/intratextuel et hypertextuel/intertextuel.

Conclusion

44 Cette étude des différents médias a montré que les vulgarisateurs de textes de vulgarisation, de sites web et d’émissions télévisées, lorsque l’interviewé est spécialiste, procèdent de manière très similaire en plaçant le terme au cœur de leur discours et en lui portant toute leur attention. Face à eux, se trouve le journaliste d’émissions télévisées qui ne définit et ne dénomme le terme qu’en situation d’« indigence », c’est- à-dire s’il ne peut pas faire autrement, car il a besoin de celui-ci pour la suite de son discours. En ce sens, il apparaît que le terme, dans son traitement de vulgarisation, dépend plus du « Troisième Homme » que du média support. Nous avons montré, par ailleurs27, que la manière de vulgariser/reformuler les termes du Spécialiste est fortement liée aux publics-cibles. Tout est donc interaction, le terme étant la clé de voûte autour de laquelle s’articule la structure spécialiste-vulgarisateur-profane- support, éléments indissociables, inamovibles et à l’origine même des tribulations du terme scientifique ou technique.

45 La question qu’il convient de se poser au regard de ces analyses est de savoir si, du point de vue du profane demandeur de savoir, les trois média étudiés se placent dans un rapport d’exclusion les uns par rapport aux autres et se suffisent à eux-mêmes, ou si, au contraire, ils se situent dans des rapports complémentaires, les uns offrant des possibilités non offertes par les autres. Une troisième proposition, plus pessimiste, voudrait voir une redondance inutile de tous ces supports. Nous sommes d’avis que ces questions ne peuvent trouver de réponses que par l’étude des publics-cibles, de leurs attentes et de leurs modes de fonctionnement face aux différents médias dans le cadre de la vulgarisation et hors du cadre de celle-ci.

BIBLIOGRAPHIE

Émissions télévisées

Nano (3Sat)

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ANNEXES

Conventions de transcription dioxid -- ton monocorde Dioxid / ton montant Dioxid // ton doublement montant dioxid \ ton descendant dioxid * pause courte dioxid ** pause longue DIOxid accent très prononcé

NOTES

1. Voir M.C. L’Homme (1998), M.C. L’Homme & S. Vandaele (2007). 2. Voir E. Vargas (2005). 3. Sur les reformulations non-paraphrastiques, voir E. Vargas (2005).

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4. La progression textuelle peut ainsi se réaliser par de véritables chaînes reformulatives. C’est ce qu’illustre l’exemple (2) ci-dessous, exemple d’une progression à thème linéaire, où chaque rhème d’un premier énoncé devient thème de l’énoncé suivant. Dans l’exemple ci-dessous, « einen hohen Anteil an Stärke und Zucker » constitue le rhème du premier énoncé. Une partie de ce rhème « Stärke und Zucker » est sélectionnée et devient élément thématique dans l’énoncé suivant. Le segment reformulateur (« Kohlenhydrate ») est rhématique. Celui-ci est à son tour thématisé dans l’énoncé suivant acceptant comme nouveau rhème « Kraftstoffe » : (2) Backwaren, Nudeln, Reis, Kartoffeln und Süßigkeiten enthalten einen hohen Anteil an Stärke und Zucker. Stärke und Zucker sind Ko hlenhydrate. Kohlenhydrate sind “Kraftstoffe” . Sie haben Energie gespeichert.(Erlebnis Biologie : 148). → Les viennoiseries, les pâtes, le riz, les pommes de terre et les sucreries renferment une forte proportion d’amidon et de sucre. L’amidon et le sucre sont des hydrates de carbone. Les hydrates de carbone sont des « carburants ». […]

5. Le code-switching (ou « changement de code » ou « alternance codique ») peut se définir comme « […] la juxtaposition à l’intérieur d’un même échange verbal de passages où le discours appartient à deux systèmes ou sous-systèmes grammaticaux différents. Le plus souvent l’alternance prend la forme de deux phrases qui se suivent. Comme lorsqu’un locuteur utilise une seconde langue soit pour réitérer son message soit pour répondre à l’affirmation de quelqu’un d’autre » (J. Gumperz, 1989, 57). Nous soulignons « soit pour réitérer son message », car cette indication concerne directement la reformulation. Cependant, nous avons été amenée à modifier en partie le concept de code-switching comme phénomène de changements de langue ou changement de registre, de variété (régionale, sociale, etc.) à l’intérieur d’une même langue. Notre corpus contient en effet, d’une part, des termes issus de ce que l’on appelle généralement les « langues spécialisées » (scientifique, technique) et des mots issus de la « langue commune ou courante » et, d’autre part, des mots issus de langues étrangères (anglais et espagnols). Dans un souci de clarté, le terme de « code » a été réservé pour désigner les variétés propres à la langue allemande et nous avons considéré l’activité de « code-switching » comme une activité désignant uniquement un changement de code (code courant, code spécialisé (scientifique ou technique) et code argotique), restreignant ainsi son acception générale, et l’appliquant à une situation monologale. Le terme de « langue » a été conservé pour désigner les langues étrangères. Nous distinguons donc entre traduction interlinguale et code-switching (intralingual). (Il est des cas où les deux se rencontrent. Nous ne pouvons pas les développer ici, nous renvoyons pour cela à notre travail de thèse. E. Vargas, 2005). 6. Diverses émissions ont été étudiées. Les exemples cités ici sont tous extraits de la même émission « Nano » diffusée par 3Sat. Cette émission quotidienne se définit comme une émission scientifique ayant pour but l’accessibilité de tous à la science, dans des domaines tels que la médecine, les sciences et techniques, les sciences humaines et naturelles, etc. 7. Nous retranscrivons les tonalités, pauses, etc. uniquement dans la version allemande des exemples, puisque d’une part celles-ci seraient différentes en français, et, d’autre part, car ces traductions n’ont jamais été prononcées. 8. Il s’agit des nanostructures des aliments mous. 9. Il est possible de cliquer sur dioxid pour en obtenir la définition. 10. Exception faite des sigles.

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11. La traduction en français de l’adjectif « sogenannt- » est délicate. On pourrait traduire ce terme par « ainsi appelé ». Or, les formulations seraient assez malheureuses en français. « Sogenannt- » sert essentiellement à montrer qu’il s’agit d’un terme. Dans une traduction écrite, afin de pouvoir exprimer cette mise à distance entre les mots du code courant du lecteur et le terme, et afin de conserver le caractère autonyme du terme du segment reformulateur, il serait possible de traduire « sogenannt- » par des guillemets. Notre corpus de textes écrits atteste en effet que les guillemets ont les mêmes fonctions que « sogenannt- » pour ce qui est de l’autonyme et du soulignement d’un terme. Il s’agit ici d’un texte oral, les guillemets sont donc impropres, d’où notre choix de traduction par « ce qu’on appelle » qui ne nous satisfait toutefois pas complètement. 12. Le sigle est une alternative au terme en ce sens qu’il en présente une forme d’expression autre ; malgré sa forme réduite, il convient donc de le considérer également comme terme. L’opération de reformulation qui les présente conjointement offre donc une configuration : Terme 1 (segment source) – Terme 1bis (segment reformulateur). (Sur les sigles, voir Vargas, 2005 et Lerat, 1995). 13. Le journaliste peut également opérer sans utiliser de marqueur lexical (voir exemple ci- dessous), mais cette tendance est assez réduite : (12) Dann ein riechtest\ die ärzte wollten wissen, ob und wie viel er riecht\ EIner der düfte im test ist GERANIOL/ein bestandteil der rose\ (Nano, 17/01/06). → Ensuite un test d’odorat. Les médecins veulent savoir s’il sent et comment. Une des odeurs dans le test est le géraniol, un composant de la rose. 14. Sur ce type de définition où N est en général le terme hyperonyme, voir Vargas 2005. 15. À propos de la vulgarisation scientifique, M. Bakthine précise : « Par exemple, le genre de la vulgarisation scientifique s’adresse à un cercle précis de lecteurs, marqués par un certain fond aperceptif de compréhension responsive, c’est à un autre lecteur que s’adressent des écrits traitant de connaissances spécialisées, et c’est à un tout autre lecteur que s’adresseront les ouvrages portant sur des recherches spécialisées. Dans tous ces cas, il sera tenu compte du destinataire (et de son fond aperceptif) et l’influence de celui-ci sur la structure de l’énoncé est très simple : tout se ramène à l’ampleur relative de ses connaissances spécialisées » (1984, 304). 16. La notion même d’interview et de discours non préparé est évidemment également un élément explicatif de la présence de reformulations. Le caractère linéaire de la communication contraignant à ce que R. Rath appelle le « paraphrasage » (1975 et 1979) et la difficulté du processus de formulation selon la définition qu’en donne G. Antos (1982) sont les autres causes de la présence de reformulations. 17. Si ces notions sont intéressantes et essentielles pour décrire les mouvements observés, elles ne s’appliquent cependant pas aux reformulations s’effectuant hors code-switching. Il faudrait pour ces cas imaginer un mouvement fermé à l’extérieur et donc refermé sur lui-même, un mouvement en boucle. 18. Nous nous appuyons ici sur les travaux de A. Storrer (2000, 2004, 2008), dans la mesure où ses recherches concernent essentiellement Internet. Nous renvoyons cependant également aux travaux sur l’hyperstructure de J.-M. Adam & G. Lugrin (2000, 2006) et G. Lugrin (2000, 2001). 19. « Hypertexte sind nicht-linear organisierte Texte, die durch Computertechnik verwaltet werden » (Storrer, 2008). 20. L’identité du rédacteur n’est pas toujours facile à déterminer sur ces sites. 21. Ces présentations sont utilisées aussi bien dans les e-textes que dans les hypertextes. 22. On remarque une définition intercodique par synonymie (« Zuckerkrankheit ») suivant le terme, mais qui n’est pas ici l’objet de notre propos. 23. « L’hyperstructure est un élément de structuration de l'information, intermédiaire et facultatif, situé entre le journal et l'article. Elle trouve son origine dans un processus d'éclatement ou de réunion. Elle est formée d'un ensemble d'articles et d'images graphiquement

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regroupés et complémentaires, bornés à la limite matérielle de l’aire scripturale visible de la double page » (G. Lugrin, 2001). Il est nécessaire, dans le cadre d’Internet, de revenir sur le dernier point : la limite matérielle ne peut se réduire à l’aire scripturale de la double page. 24. Voir entre autres G. Lugrin (2001) et S. Moirand (2006). 25. Une telle configuration avec « titre » et hors reformulation peut exister dans les ouvrages de vulgarisation, si ceux-ci comportent un glossaire. Toutefois, la consultation du glossaire ne relève pas d’un parcours de lecture guidé, puisque le terme est toujours défini ou dénommé dans le corps du texte. Le lecteur peut ainsi se passer du glossaire, et ce dernier n’est en fait qu’un outil supplémentaire pour qui veut ponctuellement une définition rapide d’un terme sans passer par le texte de vulgarisation lui-même. 26. Nous renvoyons pour cela aux travaux de A. Storrer (2003), en particulier à sa distinction entre cohérence locale et cohérence globale. 27. Voir Vargas (2005, 2007).

RÉSUMÉS

Cette contribution s’intéresse aux termes scientifiques médicaux et aux « combinaisons lexicales spécialisées » dans le cadre de la vulgarisation. La question à la base de ce travail est de savoir si ceux-ci subissent le même traitement au niveau de la vulgarisation dans les différents médias pouvant exister. Autrement dit : existe-t-il un type unique de vulgarisation ou faut-il, au contraire, parler de « modes de vulgarisation » ? Cette étude s’est donc appuyée sur trois médias différents : des ouvrages de vulgarisation, des émissions de vulgarisation télévisées et des sites Internet de vulgarisation médicale spécialisés. Par ailleurs, les analyses effectuées ont pris en considération le vulgarisateur, ce Troisième Homme incontournable, afin de souligner l’importance ou la non-pertinence de celui-ci dans le traitement du terme. Ainsi, cet article se propose de montrer que le terme, lors du processus de vulgarisation, dépend souvent plus du « Troisième Homme » que du média support.

This paper studies the vulgarisation of scientific medical terms and “specialised lexical combinations”, raising the question of whether such terms undergo the same vulgarisation processes according to the media concerned i.e., is vulgarisation a standardised process or are there different “modes of vulgarisation”? The study is based on three different kinds of media supports: vulgarised editions, popular television programmes and online sites specialising in vulgarisation of medical terms. It highlights the role of the indispensable “Third Person” i.e. the “vulgarisator”, and probes the question of the degree of importance this “Third Person” represents in terms of the actual processing. To conclude, it proposes to show that vulgarisation processes depend more often on the “Third Person” than on a particular media.

INDEX

Mots-clés : vulgarisation, terme scientifique, médiatisation de la science, reformulation, hypertexte Keywords : vulgarisation, scientific terms, mediatisation of scientific discourse, reformulation, hypertext

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AUTEUR

ELODIE VARGAS Université Stendhal-Grenoble 3 ILCEA / GREMUTS

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Science for Dummies? Media discourse and representations of the “nanorevolution”

Donna Andréolle

1 The ties between science and the media are diverse and operate at multiple levels of discourse and representation: ranging from the highly specialized article to the Hollywood blockbuster, scientific breakthroughs can be presented in didactic, political or socio-economic modes. The culture in which such discourse and representations are conveyed also plays a role not only in how scientific discourse is received but also in how science “talks about itself,” what can be termed scientific narrative. In the particular context of American cultural attitudes toward science, the early nineteenth century intelligentsia of the young republic – among whom Thomas Jefferson, William Bartram and Charles William Peale to name but a few – viewed the advancement of scientific knowledge as both utilitarian and political in nature: utilitarian, as it went hand in hand with the expansion of the American “empire of liberty” (Jefferson’s expression) and political, as living proof to the Old World’s scientific community of aristocrats that democracy could breed and sustain intellectual growth in superior ways (Porter, 1986). Combined with this is what scientist and author Stanley Schmidt (1994: 94) terms Americans’ “gee-whiz” attitude to scientific and technological innovation, making the United States fundamentally technophile.

2 And yet popular culture representations of science often paint a different picture, if one is to consider, for instance, some recent science fiction movies such as The Matrix, I, Robot or The Island which depict a resolutely technophobic evaluation of the issues raised by artificial intelligence (for the first two) or by breakthroughs in genetics (for the third).

3 We propose to explore these tensions between technophilia and technophobia, between scientific narrative and science fiction, which can be observed in various media including more specifically in this paper, the written press and the Internet. Mediatized discourse of the nanorevolution is a particularly revealing instance of how different groups, be they specialized journalists, scientists writing for the general public, government agencies or transhumanists, seek to promote the wonders of the

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nanoworld – or on the contrary warn the public of the possible outcome of unregulated enthusiasm for a still relatively unknown field.

4 Although nanotechnology, for example (see explanation of terms below) is not a totally new concept, dating back in fact to a lecture by Nobel laureate Richard Feynman in 1959 (Amato, 2008: 4), the flurry of writing on subjects related to the nanoworld dates for the most part to the turn of the twenty-first century, two striking examples of which are the special issue of Scientific American in September 2001 and the National Science Foundation report Converging Technologies for Improving Human Performance in June 2002. These two publications illustrate the ambiguities which blur the frontiers between the purely empirical dimensions of the nanosciences (notably in biology and chemistry) and the science fictional extrapolations found in the electronic journal of the transhumanist movement and publications by scientists converted to the transhumanist movement such as K. Eric Drexler and Ray Kurzweil.

Coming to terms with terminology

5 There is a certain amount of confusion about what is meant exactly by the word “nanorevolution” and the subcategories of which it is composed; they all, however, originate in the subatomic unit of measure called the nanometer representing one billionth of a meter. Particles of this size were first studied by Einstein in 1905 when he calculated that a sugar molecule measured one nanometer (Stix in SA, 32). The term “nanotechnology” was coined in 1974 by Japanese scientist Norio Taniguchi, who used it to signify “machining with tolerances of less than a micron” (36), but the term has been subject to debate, at least partially because of the use made of it by futurists and transhumanists (to be discussed later in this paper), leading some specialists to associate it with science-fictional extrapolation rather than with “respectable” science. As Gary Stix points out in his article “Little Big Science”: The definition is indeed slippery. Some of nanotechnology isn’t nano, dealing instead with structures on the micron scale […], 1,000 times or more larger than a nanometer. Also, nanotechnology, in many cases, isn’t technology. Rather it involves basic research on structures having at least one dimension of about one to several hundred nanometers. (In that sense, Einstein was more a nanoscientist than a technologist.) To add still more to the confusion, some nanotechnology has been around for a while: nano-size carbon black particles (a.k.a. high-tech soot) have gone into tires for 100 years as a reinforcing additive, long before the prefix “nano” ever created a stir. For that matter, a vaccine, which often consists of one or more proteins with nanoscale dimensions, might also qualify. (34)

6 More recently, in an online brochure entitled Nanotechnology: Big Things from a Tiny World, the National Nanotechnology Initiative1 clarified terminology by simply stating that “nanoscience involves research to discover new behavior and properties of materials with dimensions at the nanoscale” whereas “nanotechnology is the way discoveries made at the nanoscale are put to work.” (2) Mihail Roco, who oversees nanotechnology at the National Science Foundation,2 has given a more restrictive and technical definition of “new” nanotechnology (as distinguished from “old” nanotechnology, i.e. phenomena occurring in the natural world as noted above): it is the emerging field which deals with materials and systems that are no more than 100 nanometers in size, designed through processes that exhibit fundamental control over the physical and chemical attributes of molecular-scale structures that can be

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combined to form larger structures (Stix, 34). This definition of nanotechnology is also now termed “nanosciences and engineering”.

7 Last but not least, another term closely associated with the nanorevolution is the expression “converging technologies” made famous by the likes of K. Eric Drexler in his 1986 work Engines of Creation: The Coming Era of Nanotechnology, and later developed by the National Science Foundation in its 2002 report Converging Technologies for Improving Human Performance. Here the idea is that a new holistic approach to science3 – as opposed to the currently fragmented, highly specialized approach – will allow to combine (or converge) the four important fields of nanotechnology, biotechnology, information technologies and cognitive sciences to innovate in medicine, education, communications and national security. The definition given in the executive summary of the NSF report is as follows: The phrase “convergent technologies” refers to the synergistic combination of four major “NBIC” (nano-bio-info-cogno) provinces of science and technology, each of which is currently progressing at a rapid rate: (a) nanoscience and nanotechnology; (b) biotechnology and biomedicine, including genetic engineering; (c) information technology, including advanced computing and communications; (d) cognitive science, including cognitive neuroscience. (2002: ix)

8 It is in the domain of converging technologies that extrapolation is the greatest (and one could say, the most far-fetched) and it is estimated that none of the research objectives related to them will be achievable for up to 20 years at the earliest (Editorial, SA, 2001 8). This has not, however, prevented the American government from quadrupling funds earmarked for nanotechnology research in the past 10 years.

The nanoworld: Seeing is believing

9 The basic challenge for all things nano resides in making subatomic objects “visible” to the viewer’s eye; this was first achieved, technically speaking, in 1981 when Gerd Binnig and Heinrich Rohrer created the scanning tunneling microscope (STM) which could image individual atoms, marking the beginning of the revolution in nanosciences because it led to other “scanning probe devices” used to fabricate nanostructures (Whitesides & Love in SA, 2001: 44). But to attract the funding necessary for discoveries of the future in the obscure fields of mesoscale materials engineering, researchers had to capture and hold public attention, in particular that of lawmakers who hold the research purse strings. In the words of Duncan Moore, a White House official who worked on President Clinton’s nanotechnology initiative, “[scientists] need to come up with new, exciting, cutting-edge, at-the-frontier things in order to convince the budget- and policy-making apparatus to give more money.” (in Stix, 2001:32)

Political visibility: a few figures

10 Convinced, then, that the United States should be the global leader in nanotechnology developments for both political and economic reasons, the Clinton administration made mastering breakthroughs in the realm of nanosciences and engineering a top priority for the 21st century. The availability of large sums of federal funding dedicated to this research immediately produced an exponential increase in the number of research projects containing the keyword “nanotechnology” or other nano-related fields. According to Jim Thomas in his article entitled “Future Perfect?” (The Ecologist,

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May 2003), there are three key domains to measure the speed with which nanotechnology research has expanded: 1. The number of patents filed and granted: in 1980 there were 60 patents filed containing the term “nano”; in 2001 there were 445, the majority of which were filed by the U.S. Army. 2. The occurrence of the keyword “nano” in peer-related scientific publications: in 1987 about 200 references to nanotechnology could be found; in 2001, about 7,700; in the first 6 months of 2002, over 6,000. Another phenomenon can be noted here: references to nanotechnology have surpassed the realm of the specialized discourse of scientific publications, occupying a central place in the “vulgarized” science press and in the economic press since at least the year 2000. Even the daily newspaper USA Today has had a column dedicated to the latest nanotechnology news since 2001. To update this information briefly, the keyword search “nanotechnology” produces, in the Library of Congress catalogue, 148 specialized works in 2006, 110 in 2007 and 75 for the first six months of 2008. 3. The public funding devoted to the field: The Clinton administration initiatives resulted in massive interest in nano research, with a budget of 463 million dollars in 2001, 600 million in 2002 and 710 million in 2003; the European Union followed suit and in 2006 devoted one billion dollars to nanotechnology developments.4 (Thomas, 33)

11 To sum up here, then, it can be said that the nanorevolution has benefited, in the scientific realm, from the outpouring of federal money to support research thanks to the media attention nanosciences received in the 1980s, notably via Drexler’s Engines of Creation and through efforts to educate the public on the developments in the extremely erudite field of quantum physics. The government itself, through the National Nanotechnology Initiative, has created electronic brochures to explain the benefits of nanotechnology applications and products in everyday objects such as sunglasses, baseball bats or flat-screen TVs, while emphasizing the future role of nanoscale production in the obtaining of clean, secure and affordable energy, new medical devices and drugs to treat illnesses like cancer more efficiently, or low-cost filters to provide clean drinking water. (Big Things from a Tiny World, undated: 1)

The discourse of scientific visibility

12 It is interesting to contrast and compare how two different publications seek to present and represent the nanorevolution. For this reason we have chosen the special issue of Scientific American (Special Issue, September 2001) and the National Science Foundation report (2002) because, although they would appear to serve the same didactic purpose, they target different reading publics: the first aiming at a wide readership of non- specialists interested in scientific advances; the second designed to convince American lawmakers to allocate funds for further research in nanotechnology without providing immediate results.

13 The first observation is that each document uses, alternatively, four distinct types of discourse: specialized scientific discourse; pseudo-scientific discourse; economic or commercially-oriented discourse; science fictional discourse. This unique blend of varying degrees of scientific narrative is characteristic of the nanorevolution, perhaps due to its introduction into the popular culture by Engines of Creation which combines technical explanations, industrial forecasts and futuristic scenarios of immortality and truly intelligent artificial intelligence.

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14 Indeed, more generally speaking, a nanotechnology keyword search on the ProQuest database at the Library of Congress for instance produces a large array of publications: • specialized or academic journals such as The Journal of Medicine or Nature; • semi-specialized (or partially vulgarized) magazines such as The Ecologist or Scientific American; • pseudo-scientific periodicals (because their content is usually at best questioned and at worst denounced by academics or scientists in the field) such as The Futurist, The Journal of Evolution and Technology (official publication of the Institute for Ethics and Emerging Technologies, linked to the World Transhumanist Association) and electronic “nanozines” like Nanotechnology Magazine; and pseudo-scientific books such as Drexler’s Engines of Creation, or Ray Kurzweil’s The Singularity is Near: When Humans Transcend Biology and The Age of Spiritual Machines.5 • articles in the economic press, for instance a series of pieces in Business Week which examine the commercial applications in the cosmetics industry (l’Oréal), in computers (IBM), in chemicals (Dow Industries), etc.

15 If we first look at the composition of the special issue of Scientific American, the editorial choice is an eclectic one, with contributions ranging from Nobel prize-winner Richard Smalley to futurist K. Eric Drexler, and assorted pieces by specialized journalists like Gary Stix quoted earlier. Quantitatively speaking, there are four articles written by scientists in the fields of biology, medicine and chemistry; two “framing” articles (“Little Big Science” and “Nanobot Construction Crews”) by specialized journalists (general information that supplies a frame of reference for understanding the more technical contributions) and two articles “Machine-Phase Nanotechnology” and “Shamans of the Small” that discuss extrapolation, one by Drexler who presents the transhumanist vision of nanotechnology and one by journalist (and occasional sci-fi author) Graham Collins on new trends in science fiction.

16 The most striking aspect of this collection of articles is the didactic tone of the scientific pieces, which mix highly technical explanations (such as dip-pen lithography or quantum dot assembly) with colloquial expressions, intertextual references to the popular culture or comparisons with everyday objects. For instance, the lead article is entitled “Little Big Science,” an intertextual reference to the movie Little Big Man, while the subtitle adopts a casual tone: “Nanotechnology is all the rage. But what the heck is it?” In the article written by chemists George Whitesides & J. Christopher Love, “The Art of Building Small,” dip-pen lithography which operates at the subatomic level to “push molecules around” is likened to “a goose-feather pen.” (44) The same method is described a second time using a slightly different metaphor: “such devices probe materials in the same way an old-fashioned phonograph reads the grooves in a record – by dragging a sharp point over the surface and detecting the resulting deflections.” (46)

17 The article by Paul Alivisatos, nanoparticle specialist at UC Berkeley (“Less is More in Medicine”) also chooses a reference to popular American movie culture to introduce his explanation of nano-breakthroughs in medicine: The 1966 film Fantastic Voyage treated movie-goers to a bold vision of nanotechnology applied to medicine: through mysterious means, an intrepid team of doctors and their high-tech submarine were shrunk to minute size so they could travel through the bloodstream of an injured patient and remove a life-threatening blood clot in his brain. […]. The emerging [nano]technologies may not be as photogenic as a platelet-sized Raquel Welch blasting away at a clot with a laser-

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beam, but they are every bit as dramatic because, in contrast, the benefits they offer to patients and researchers are real. (67)

18 This technique of making the unfamiliar familiar through a reference to a quaint sci-fi movie of the pre-special effects era may also serve another more political purpose: that of playing down the potentially hazardous aspects of introducing artificial nanoparticles into the human body, which leads us to another common theme used throughout literature on nanotechnology: it is “natural” because models exist in the natural world. The stakes are obviously the highest in medicine where research centers on fundamental changes in drugs, disease diagnosis or tissue and limb repair (i.e. invasive procedures). Again we can quote from Alivisatos on this point: All of biology is arguably a form of nanotechnology. After all, even the most complicated creature is made up of tiny cells, which themselves are constructed of nanoscale building blocks: proteins, lipids, nucleic acids and other complex biological molecules. But by convention the term “nanotechnology” is usually restricted to artificial constructions made, say, from semiconductors, metals, plastic or glass. A few inorganic structures of nanometer scale […] have already been commercialized. Nature itself provides a beautiful illustration of the usefulness of such inorganic crystals in a biological context: humble magnetotactic (magnetic-sensitive) bacteria. (2001: 68)

19 The language used here minimizes the possibly objectionable notion of putting “artificial constructions” into the body with such expressions as “after all”, “even the most complicated creature” or the “humble bacteria”, and by maintaining a running comparison between nanotechnology and nature: “All of biology is a form of nanotechnology”; biological molecules are “nanoscale building blocks”; and “nature itself” provides the demonstration of how manufactured inorganic crystals are useful “in a biological context.” Surprisingly, groups that are so adamantly active in blocking the spread of genetically modified organisms have been slow to alert the public to the dangers of uncontrolled nanotechnology; so far, the only real industry to have suffered from negative publicity in the domain is L’Oréal in 2006 for having revealed its use of nanosomes in its skin cream RevitaLift.6 Curiously enough, the article which raises this issue in no uncertain terms is the one by K. Eric Drexler, “Machine-Phase Nanotechnology”, which ends with the warning: “But the challenge of preventing abuse – the exploitation of this technology by aggressive governments, terrorist groups or even individuals for their own purposes – still looms large. […] The advance toward molecular nanotechnology highlights the urgency in finding effective ways to manage emerging technologies that are powerful, valuable and open to misuse.” (75)

Government ‘Newspeak’: Putting spin on nanotechnology

20 In contrast to Scientific American, the National Science Foundation report Converging Technologies for Improving Human Performance published in June 2002 serves a more openly political purpose, since its primary reading target is the elected members of the U.S. Congress – that is, those who appropriate funds to the agencies and coordinating bodies involved in nanotechnology research. It is doubtful that Congressmen possess any personal specialized knowledge on the actual subject of nanoscale applications in biology, medicine and quantum physics; and unfortunately it is a well-known fact that they often vote on bills which they have not actually read. This does not, however, exonerate groups using federal money from exhaustive, technical reports which

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address the Congress directly and which seek to maintain government support of on- going projects.

21 This is stated in no uncertain terms, for instance, in the framing statement by M. Roco & W.S. Bainbridge: New organizational structures and management principles based on fast, reliable communication of needed information will vastly increase the effectiveness of administrators in business, education, and government. Average persons, as well as policymakers, will have a vastly improved awareness of the cognitive, social, and biological forces operating their lives, enabling far better adjustment, creativity, and daily decision making. (5, my italics)

22 This statement reveals the underlying cultural attitudes of the “useful” science approach so typical of the American vision, already obvious in the title of the report, “for improving human performance” (as opposed, for example, to “for improving the human condition”). The objectives are speed and reliability: emphasis is placed on obtaining results in specific industrial niches, and on convincing lawmakers that the return on investment of federal dollars is imminent; it can be noted that it is no accident that the report is a co-publication of the National Science Foundation and the Department of Commerce.

23 The report addresses the different fields in which the American government desires to maintain a cutting edge, with the contributions divided into six major categories and each theme then subdivided into two distinct parts, statements and visionary projects: • Motivation and Outlook (deals with political, economic and scientific stakes of NBIC and government strategies to achieve leadership in nanotechnology); • Expanding Human Cognition and Communication (includes certain societal issues such as the link between brain enhancement and new forms of crime control); • Improving Health and Physical Capabilities (the accent is on prolonging life in better conditions and overcoming certain handicaps such as blindness or paralysis); • Enhancing Group and Societal Outcomes (improving the brain to make human production more efficient; includes considerations on environmental issues); • National Security (presents projects on how to create the army of the future); • Unifying Science and Education (new concepts in education including the use of converging technologies for distance-teaching with avatars).

24 Again, a quick glance at the formulations here demonstrates the importance being placed on action – expanding, improving, enhancing, unifying – and on results (capabilities, outcomes and security).

25 Although this report continues to be available online, which could lead us to conclude that it aims at informing the general public about government action in these fields, the style, contrary to the Scientific American articles, is highly technical and typical of bureaucratic rhetoric, making it inaccessible to the layman. In the “statement” sections such discourse consists in an increased number of noun clusters, (for example “human performance augmentation strategies” (page 102), “silicon integration electronics technology” (page 120) or “nano-bio-info-cogno human machine interfaces (page 122), use of the passive (“human tissues may be evaluated this way” (page 179), “solved structures must be placed in an appropriate genomic context” (page 197) and a preference for Latinate verbs (‘ameliorate’ instead of ‘improve’ for instance), normally associated with specialized scientific publications, especially since it carries with it the

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impression that the author is distancing him/herself from the object of study. Here is an example from the theme summary of the National Security section: Automation technology (including miniaturization of sensing, augmented computation and memory, and augmented software capability) will enable us to replace pilots, either fully autonomously or with pilot-in-the-loop, in many dangerous warfighting missions. The uninhabited air vehicle will have an artificial brain that can emulate a skillful fighter pilot in the performance of its missions. Tasks such as take-off, navigation, situation awareness, target identification, and safe return landing will be done autonomously, with the possible exception of circumstances requiring strategic or firing decisions. Without the human g-force constraint and the weight of human physical support equipment (oxygen, ejection system, armor, etc.), the planes will be more maneuverable. Tanks, submarines, and other combat vehicles will experience similar benefits. (328)

26 In passing we can point out that a reversal has taken place in this passage: the inanimate objects, i.e. the “uninhabited air vehicle” (line 4) and the “tanks, submarines and other combat vehicles” (lines 10-11) become the subjects of sentences in the active voice (“can emulate a … pilot”/ “will experience similar benefits” (line 4; line 10). This is in keeping with the predominant double metaphor, used throughout the Converging Technologies report, that of the human body as a machine with replaceable parts on the one hand and of the truly intelligent (and superior-to-the-human) machine on the other.

27 A completely different tone and style, however, are to be observed in the subsections called “visionary projects.” Examples of this are articles such as “Socio-tech… the Predictive Science of Societal Behavior” which reminds the reader of the concept of “pre-crime” in The Minority Report; or “Artificial Brains and Natural Intelligence” which relies on Kurzweil’s notion of reverse engineering explained below.

28 In these contributions, hypothesizing about presently unimaginable objects or technologies naturally leads the respective authors to leave the realm of scientific reality to explore the world of science-fictional extrapolation. This explains why the intertextual references to science fiction novels or movies are used to enable the reader to understand the type of breakthrough being discussed. Such is the case, for instance, in the following passage which seeks to explain Ray Kurzweil’s theory of “reverse engineering”7 in simpler terms: Imagine that the brain is fully understood, and therefore the mechanisms and data structures for knowledge, personality, character traits, habits, and so on are known. Imagine further that, for an individual, the data describing that person’s knowledge, personality, and so forth, could be extracted from his brain. In that case, his mind could be “run” on different hardware, just as old video games are today run in emulation on faster processors. This, of course, raises lots of questions. What is it that makes you you? (Is it more than your knowledge and personality?) Is having the traditional body necessary to being human? Nevertheless, if you accept the above premises, it could be done. Having made the leap to new hardware for yourself, many staggering options open up: No death. You back yourself up. You get new hardware as needed. Turn up the clock speed. Goodbye, millisecond-speed neurons; hello, nanosecond- speed electronics. Choose space-friendly hardware. Goodbye, Earth; hello, galaxy. (2002: 166)

29 The images of downloading and uploading information from the human brain to a machine and “jacking into the system” are reminiscent of movies such as Johnny Mnemonic and The Matrix trilogy (inspired from the well-known novels by William

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Gibson, Neuromancer and Mona Lisa Overdrive). The tone adopted is casual and the author, Warren Robinett – who is a video game and virtual reality specialist – addresses the reader directly, even dynamically, with the use of the imperative (“Imagine…”) and a series of questions. Popular culture references supply the reader with the ability to understand an otherwise highly technical concept in the field of artificial intelligence. Because we are in the Visionary Project section of the report, the extrapolation mode allows the author to abandon the ‘objective’ discourse of scientific observation and slip into a less formal type of narrative. One can speculate that presenting such ideas in a light, humorous mode also allows the author to distance himself from possible peer ridicule, since it is only wild speculation for the sake of exposing the limitless possibilities of converging technologies, not a research project.

A picture is worth a thousand words

30 One salient feature of ‘nanoliterature’ for the layman is an abundant use of illustrations in an attempt to give tangible proof of the nanoworld that is otherwise, obviously, quite impossible to comprehend. Interestingly, certain images, obtained using the scanning tunneling microscope, have become emblematic of nanoscience/technology research since the 1990s, and used abundantly in the press both specialized and non-specialized, including one of our objects of study, Scientific American two of which are the following:

D.M. Eigler and C.P. Lutz (1990) D.M. Eigler and C.P. Lutz First published in Nature 344, 524-526 Kanji for “atom” (‘original child’)

Source: STM Image Gallery, http://www.almaden.ibm.com

31 Although seemingly “playful” in nature, these images were used to demonstrate how atoms could be moved to form artificial constructions and then be recorded. Obviously this breakthrough proved important in the promotion of the nanorevolution as scientists in various fields then used the STM to show man’s growing power in the control of subatomic structures both to other scientists and to the public, essential as we noted earlier in obtaining funds for further research. Government investment in, and promotion of, nanotechnology is apparent in a recent exhibit at the U.S. Patent and Trademark Museum (Alexandria, Virginia) entitled “The Art of Invention – the Invention of Art”8 which displays IBM images made with the STM; the works are labeled

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“the world’s tiniest art on display” and “nanotechnology at its finest.” These same images are reproduced in the Scientific American special issue and in the National Nanotechnology Initiative brochures.

32 Another noteworthy “iconic” image used to illustrate advances in nanoresearch is that of the quantum corral which appears repeatedly in articles seeking to explain subatomic structures to a lay public:

M.F. Crommie, C.P. Lutz and D.M. Eigler First published in Science 262, 218-220 (1993) Source: STM Image Gallery, http://www.almaden.ibm.com

33 For example the image is reproduced in Nanotechnology: Shaping the World Atom by Atom with the caption “the wave nature of electrons becomes visible to the naked eye.” The blue spikes of the corral-like structure are “a ring of 48 iron atoms positioned with the same STM used to image them.” (1) This image is, however, of particular interest because of the basic questions it raises about the frontiers between presentation and representations of nanostructures, an emerging field of artistic expression promoted by the website nanoart21.org which now organizes an annual online contest for nanoart creations. While early contributions (prior to 2006) primarily consisted of actual STM imaging with some Photoshop enhancements, current entries include original artwork integrating STM imaging into other imagined landscapes:

Eigler’s Eyes 2, Chris Robinson9 Source: http://nanoart21.org

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34 Departing from the quantum corral image to create an artistic commentary on the human implications of nanosciences (the ‘corral’ atoms have been replaced by human- like figures around the yellow circle in the center), close examination shows the composite use of other nanoimagery such as nano carbon tubes (snake-like lines running diagonally, two of which are spitting out human figures on the right-hand side) and “buckyballs” (upper right-hand side). But what has drawn our attention to this particular nanoart piece is the artist’s explanatory caption: This is the second of a series of digital drawings parodying an iconic image in nanotechnology (Quantum Corral, STM image of iron on copper) by IBM scientist Don Eigler. The original image shows Eigler's use of Scanning Tunneling Microscopy (STM) to arrange 48 iron atoms into a ring in order to 'corral' some surface state electrons and force them into quantum states and the resulting electron wave. The image is highly altered to provide convenient access to select information, but also deceives. This artwork explores alternatives to the original image and asks how we note and perceive truth – some of the surface imagery is accurate to this scale, some is not. (my italics)

35 What is to be understood here is that the STM image of a “nanoreality,” presented in those terms in all other places where it has been reproduced for didactic purposes, constitutes in fact a ‘liberal’ assembly of (nano)elements to make a meaningful representation. This hints at an educational strategy rather than a purely scientific one: what counts is ensuring that the viewer grasps a concept and perhaps marvels at the wonders of the micro-cosmos, even if it is at the expense of scientific accuracy. Robinson questions the purpose of such “convenient access to select information” and how it may impact societal response to technologies of the future. Eigler’s Eyes 2 begs the question: Are the human figures (which replace the blue spike atoms of the original image) also being “pushed around” by the invisible hand of science and led to believe in a truth that may not exist?

36 Pictorial representation of the converging technologies revolution illustrates another dimension of artistic extrapolation in showing the invisible, or in this particular case in seeking to make visual that which does not yet exist. The Converging Technologies for Improving Human Performance report exhibits such creativity, as for example these logo- like drawings that supposedly embody the spirit of the NBIC promise of the future:

NBIC ‘arrow’ logo10 “Cosmic egg” representation of NBIC11

37 Both images share an emphasis on the ascendant nature of converging technologies and the direct connection between this ascendancy and its effects on humankind. At the same time, however, the objects in each image are presented in opposite order: the

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image on the left departs from a human brain and a human figure and rises through the arrow structure composed of the four component technologies to achieve some superior (but non-visualized) state; the image on the right departs from a cellular-like matter from which the component technologies spring to combine and converge on a group of human figures. One emphasizes benefits for the individual human, the other the benefits for humanity; both suggest the ‘natural’ aspect of converging technologies, since they both represent the body or body parts as the matter from which the NBIC future will emerge. And finally, both embody the “bottom up” nature of the nanorevolution (as opposed to the current “top down” methods of production).

From science narrative to science fiction: the Transhumanist perspective

38 This study of the nanorevolution would not be complete without a brief discussion of the Transhumanist movement which is so intricately linked to American involvement in the global race for the control of nanotechnology. One important link originates with scientists like K. Eric Drexler and Ray Kurzweil mentioned earlier in this paper, who participated in the founding of the Transhumanist movement and have contributed actively to its promotion through their publications; to be noted as well that “futurist” James Canton, the head of San Francisco-based think tank Institute for Global Futures, and William S. Bainbridge, professor of sociology and contributing editor for numerous government publications on converging technologies associated with transhumanism. Media-wise the transhumanist movement has contributed greatly to the vulgarization of the nanorevolution through the creation and development of its official online publication The Journal of Evolution and Technology, and through the spread of transhumanist thought through other media such as the Internet and singularity- aware science fiction novels.

39 The term “transhumanist” seems to have first been used by biologist Julian Huxley (Aldous Huxley’s brother) in 1927, in his work Religion Without Revelation in which he wrote: The human species can, if it wishes, transcend itself – not just sporadically, an individual here in one way, an individual there in another way – but in its entirety, as humanity. We need a name for this new belief. Perhaps transhumanism will serve: man remaining man, but transcending himself, by realizing new possibilities of and for his human nature. (Huxley in Bostrom, 6)

40 Later in the 20th century, transhumanist interests such as life extension, cryonics (freezing the dead to revive them at a later date), or space colonization were mainly the subject of science fiction novels by Isaac Asimov (his Foundation series) or Arthur C. Clark (his memorable smart computer H.A.L. in 2001, A Space Odyssey), among others. As Nick Bostrom points out in his seminal article “A History of Transhumanist Thought”, (2005) until the 1990s transhumanists were “disparate groups of people with futuristic ideas”; the Internet helped facilitate a “meeting of the minds”, (2005: 12) which eventually matured into the modern transhumanist movement now represented by the World Transhumanist Association. The WTA, founded by Nick Bostrom (who has a Ph. D. in philosophy) and David Pearce in 1998, “advocates the ethical use of technology to expand human capacities [and supports] the development of and access to new technologies that enable everyone to enjoy better minds, better bodies and

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better lives” (website declaration). Although the movement remains marginal – only about 5,000 members worldwide – they are actively visible in the media attention given to the nanorevolution: as we have seen, K. Eric Drexler was invited to write an article for the special issue of Scientific American despite the fact that “the mainstream nanotechnology community has sought to distance itself from Drexler’s claims” that nanotechnology will one day become “an assembler-based, near-universal, construction technology.” (Bostrom, 9)

41 As modern transhumanism has developed, discussions of not only the positive aspects of converging technologies but also of their threatening aspects have grown: in his 2002 article “Existential Risks: Analyzing Human Extinction Scenarios and Related Hazards” Bostrom introduced the concept of “existential risk,” that is the adverse effects of transforming technologies which could lead to the annihilation of Earth and all intelligent life. One result has been the emergence of what is now called “democratic transhumanism,” coined by James Hughes in his 2004 work Citizen Cyborg: Why Democratic Societies Must Respond to the Redesigned Human of the Future. Democratic transhumanism diverges from the earlier form of transhumanism (called “extropian transhumanism”) in that it demands a much bigger role for government in regulating the safety of new technologies and in ensuring that the benefits will be available to everyone, not just a wealthy, ‘techno-elite.’

42 In conclusion it can be said that the nanorevolution has enjoyed widespread media coverage at all levels, ranging from the highly specialized press to science fiction; government involvement in nanotechnology has contributed, as well, to making it a “buzz word” in universities and in the R&D divisions of major American firms. As mentioned earlier, continuing massive publications in the specific fields related to nanoscience applications, especially in crucial medical areas such as cancer treatment, or in military applications linked to the post-911 global war on terror will probably keep the nanorevolution in the press for years to come. Yet such pragmatic worries – that is seeking to “cash in” on nanotechnology as quickly as possible – has resulted in the “dumbing down” of complex biological and chemical concepts to ward off the fears of bio-conservative groups and possible consumer backlash to nano-commodities of the (posthuman) future. Thus perhaps we are to expect in the future a penchant for a more politically and economically oriented discourse of the nanoworld at the expense of a didactic approach to this highly specialized field of science.

BIBLIOGRAPHIE

Sources cited

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NOTES

1. The NNI, a coordinating body of twenty-six departments and agencies of the U.S. government, was created in 2000 by the Clinton administration to boost funding for research in nanotechnology and to “ensure U.S. leadership in nanotechnology innovation”; it is part of the National Science and Technology Council, also established by President Clinton in 1993, as a

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means of “coordinating science, space and technology policies across the federal government.” (framing letter, Nanotechnology: Shaping the World Atom by Atom) 2. The National Science Foundation is an independent federal agency created by Congress in 1950 “to promote the progress of science; to advance the national health, prosperity and welfare; to secure the national defense.” The NSF has an annual budget of over 6 billion dollars and finances 20 percent of university research in fields such as mathematics, computer science and the social sciences. (Source: NSF official website www.nsf.gov, consulted 7/11/08. 3. The NSF report overview, by M. Roco and W.S. Bainbridge defines the holistic approach in these terms: “The hallmark of the Renaissance was its holistic quality, as all fields of art, engineering, science, and culture shared the same exciting spirit and many of the same intellectual principles. A creative individual, schooled in multiple arts, might be a painter one day, an engineer the next, and a writer the day after that. However, as the centuries passed, the holism of the Renaissance gave way to specialization and intellectual fragmentation. Today, with the scientific work of recent decades showing us at a deeper level the fundamental unity of natural organization, it is time to rekindle the spirit of the Renaissance, returning to the holistic perspective on a higher level, with a new set of principles and theories.” (3) 4. The American government’s enthusiasm seems to be waning if one is to believe the Foresight Institute website which states that federal spending on nanotechnology research in 2005 dropped to $5.42 per capita in the United States, behind South Korea ($5.64 per capita), Japan ($6.30 per capita) and now China ($611 million annually); budgets for 2006 and 2007 are on the decrease. Source: www.foresight.org, consulted 7/12/08. 5. To be noted here that despite the sometimes controversial nature of their contributions to the field, K. Eric Drexler and Ray Kurzweil are scientists. Drexler is a graduate of M.I.T., a researcher in nanotechnologies and founder of The Foresight Institute; Kurzweil is also a graduate of M.I.T, a pioneer in speech recognition technology and a specialist in artificial intelligence. 6. Since this incident it is no longer possible to find information on L’Oréal’s website about its nanocosmetic research or marketed products. However, a Business Week article dated December 12 2005 states that the company “says that in 2006 it will introduce cosmetics containing nanoparticles engineered to produce more vivid colors and iridescent or metallic effects” and “to create eye shadow with a hologram-like three-dimensional effect.” Source: http:// www.businessweek.com consulted 1/16/08. 7. “Scanning and copying the salient computational methods of a human brain into a neural computer of sufficient capacity is a future example of reverse engineering.” Ray Kurzweil’s definition on his website http://kurzweilai.net/brain consulted 7/18/08. 8. The exhibit opened August 15, 2007 and was still running at the time this article was written. 9. “Chris Robinson is a visual artist who is interested in the role and meaning of science and technology in contemporary culture and how it assists in and influences decision-making. He is a senior and co-principal investigator on National Science Foundation funded multi-disciplinary research teams investigating the broader impacts, societal implications, and role of images in nanoscience/technology. Robinson teaches 3D and digital imaging in the Department of Art at the University of South Carolina. His work over the years has ranged from the early use of computers in the arts to laser installations, aviation and space development, and complex drawings of digital spaces. Robinson crosses the two cultures and exhibits, writes, and presents at national and international venues and conferences in the arts and sciences.” (Source: http:// nanoart21.org, image and text downloaded 7/15/08). 10. The image is described in the report in these terms: “The arrow suggests the combined role of nanotechnology, biotechnology, information technology in accelerating advancement of mental, physical, and overall human performance.” (inside cover, NSF report). 11. This image, by R.E. Horn is described in the following terms: “This picture symbolizes the confluence of technologies that now offers the promise of improving human lives in many ways,

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and the realignment of traditional disciplinary boundaries that will be needed to realize this potential. New and more direct pathways towards human goals are envisioned in working habits, in economic activity, and in the humanities.” (NSF report, vii).

RÉSUMÉS

Les quatre dernières années ont vu un intérêt soutenu pour les nanotechnologies de la part du gouvernement américain, à la recherche d’applications pratiques des nanosciences qui amèneront théoriquement à une transformation sociétale et humaine profonde dans les décennies à venir. Cet article tente de démontrer de quelle(s) manière(s) la « nanorévolution » est décrite dans différents types de supports médiatisés: un numéro spécial de la revue Scientific American en septembre 2001; le rapport de la National Science Foundation (agence fédérale américaine) publié en juin 2002; des ouvrages et articles publiés par des membres de la World Transhumanist Association; et enfin des images de nanoparticles « mises en scène » sur des sites Internet dédiés au « nanoart ».

Recent interest, on the part of the American government, for the practical applications of nanosciences, has led to the concept of a “nanorevolution” that will transform society and humanity itself in the decades to come. This paper attempts to shed light on how this nanorevolution is depicted in different mediatized forms: a special issue of Scientific American published in September 2001; the National Science Foundation publication in June 2002; various books and articles by the World Transhumanist Association; and Internet sites dedicated to artwork which “stage” nanoparticles of different types for both didactic and creative purposes.

INDEX

Keywords : nanotechnology, nanosciences, mediatized discourse, scientific vulgurization, science narrative and science fiction, transhumanism, cultural intertextuality Mots-clés : nanotechnologie, nanosciences, discours médiatique, vulgarisation scientifique, récit de science et science fiction, transhumanisme, intertextualité

AUTEUR

DONNA ANDRÉOLLE Université Stendhal-Grenoble 3 CEMRA

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Quatrième partie Représentations fictionnelles du journaliste

Fictional representations of the journalist

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Journalism FASP & fictional representations of journalists in popular contemporary literature

Shaeda Isani

1 Journalism and journalists are recurrent features of popular fiction and fictional representations of the profession and its professionals constitute a growing field of academic enquiry. This article looks at how authorial imagination seeks to integrate the profession into the fabric of the fictional construct. The scope of the study concerns British and American popular literature from the second half of the 20th century till today and focuses on two lines of enquiry, the definition of a recently identified literary genre (FASP) and its journalism sub-genre (journalism FASP), and the fictional representations that this specialised sub-genre projects of journalists.

2 In this respect, it is important to pre-empt potential misunderstandings with reference to a deceptively similarly named genre, called ‘fictionalised journalism’, or ‘literary journalism’.1 Launched in the 1960s and described by Tom Wolfe, one of its pioneers, as “Journalism that would… read like a novel” (1973: 21), the genre borrows heavily from conventional dramatic literary techniques, (scene by scene construction, use of extended dialogue, third person point of view, use of details, subjectivity, etc.). Nevertheless, however much it may read like fiction, its narrative is based not on fictional but real life events, facts and people. Frequently cited examples are Truman Capote’s In Cold Blood (1965) and – particularly relevant in the context of our study – Woodward & Bernstein’s All the President’s Men (1974). In contrast to fictionalised journalism, the subject of this study is fiction about journalism in which, even if certain real life people may figure, plot and protagonists are, to use the hallowed expression, “products of the author’s imagination”.

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Introducing the FASP: fiction à substrat professionnel

3 Fiction based on the creative conceit of generating plot dynamics within the context of a defined professional environment, if not a new literary device, became a sufficiently widespread phenomenon in popular literature in the latter half of the 20th century to warrant special critical attention. Though critics isolated and identified various manifestations of the genre as “Lawyer novels”, “Medical novels” or “Technical thrillers”, no attempt had been made towards establishing the genericity of such works of fiction until 1998 and 2000 when Michel Petit published two founding texts in which he isolated and defined a new literary genre, fiction à substrat2 professionnel or FASP3.

4 The seminal analysis defined the new genre on the basis of a number of common core characteristics which may be summarised into three broad defining conventions, the novel’s contemporary setting, it’s appurtenance to the thriller or mystery novel genre and finally, the eponymous substrat professionnel, the professional environment which nourishes the plot, defines the characters and shapes the denouement.

5 FASP authors craft their substrat professionnel from a wide variety of subject domains and more often than not, are or have been members of the profession they choose to fictionalise. Amongst the most popular substrat professionnels are legal FASP (John Grisham, John Mortimer, Scott Turow), medical FASP (Robin Cook and Tess Gerriston), art FASP (Iain Pears), techno-military FASP (Tom Clancy), police procedural FASP (P.D. James, Ian Rankin, James Patterson, Michael Connolly, etc.), political FASP (Michael Dobbs), scientific FASP (Michael Crichton, Kathy Reichs), not to mention journalism FASP…

6 FASP is a genre with covers diversified media ranging from books, films and television and its journalism sub-genre is particularly diversified in this respect. The best known examples of the sub-genre are clearly to be found in the cinema with such iconic films as Citizen Kane (1941), All the President’s Men (1976) and, more recently, Good Night, and Good Luck (2005). Television journalism FASP is also a well-represented genre, particularly in the United States, with such series as Murphy Brown, Breaking News, Mary Tyler Moore and Big News.

7 Book journalism FASP, contrary to other FASP sub-genres such as legal FASP, is a less prolific field and the most frequently cited example, Bernstein & Woodward’s All the President’s Men (1974), does not qualify as journalism FASP since, as mentioned earlier, it is not a work of fiction but a true story borrowing heavily from literary narrative techniques. Such fusion between the imaginary and the real – cf. the above-mentioned Citizen Kane and Good Night, and Good Luck – is a recurrent trait in journalism-related fiction as pointed out by Joe Saltzman (undated) on the Image of the Journalist in Popular Culture website: The popular image of the journalist swirls between the real and the fictional without discrimination. The public memory seldom distinguishes between the actual and the non-real. Often the two are linked together. Larger-than-life fictional characters overwhelm their less vivid real-life contemporaries. Real-life journalists become so immersed in legend and distortion that their images are as surrounded by fiction as any character in a novel, film or TV program. Who is real? Who is fiction? [En ligne]

8 A more unusual media support specific to journalism FASP is comic books and comic strips. Comic album readers have for generations followed the exploits of Superman

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and Spiderman of The Daily Planet and The Daily Bugle respectively, while readers of The Chicago Tribune are familiar with those of comic strip journalist Brenda Starr. More recently, in 2004, Mike Sangiacomo, himself a general assignment reporter for Cleveland’s Plain Dealer, revived the genre with a comic series whose protagonist is The Clarion’s Jack Baxter, aka Phantom Jack. Following a more humoristic trend, European comic book journalism FASP identifies with the Francophone bande dessinée tradition with the legendary Belgian Tintin and such popular French figures as Spirou and Fantasio.

9 Research activated by the generic codification of the FASP has tended, like the proverbial disciple who exceeds his mentor, to broaden the initial frontiers of the genre (Isani 2004). This is particularly relevant with reference to two criteria which, if strictly applied, narrow down the scope of the genre. The first of these generic constraints resides in Petit’s situating the rise of the genre to around the 1980s which results in the exclusion of such otherwise exemplary FASP works as Erle Stanley Gardner’s emblematic Perry Mason books with regard to lawyer FASP, for example. The second restrictive convention concerns the need for a FASP novel to be a thriller, thus excluding other related forms such as adventure novels, for example. These two generic criteria combine to exclude a journalism-related classic, Evelyn Waugh’s The Scoop (1938), from consideration as journalism FASP since it is a parody which is neither popular nor contemporary and relates more to the adventure genre than the thriller, even though for David Lodge (1992: 14) the ‘whodunnit’ and the ‘what happens next’ are simply two variations of the suspense novel.

Journalism FASP

10 Journalism has been a popular fictional support ever since the advent of mass journalism in the late 19th century and the resulting fusion has generated a rich field of academic enquiry. Most research relative to this area has, however, adopted a diachronic focus, as for example Howard Good’s Acquainted with the Night: The Image of Journalists in American Fiction, 1890-1930 published in 1986. In a similar approach focusing on the 20th century, Matthew Ehrlich (2002: 507-514) divides journalism-related cinematic fiction into five main periods: ‘The Front Page and early journalism movies’ which he situates in the first quarter of the 20th century; ‘The screwball era’ of the 1930s and 1940s centred on ‘newsmonger’ characters; the post-war ‘noir era’ with the appearance of the ‘bad’ journalist; ‘Conspiracy films’ of the 1970s represented by the emblematic All the President’s Men by Alan J. Pakula; and finally, ‘Contemporary films’ which mark the post-Watergate era. The present study focuses essentially on this last era.

11 Even though, as mentioned earlier, certain core conventions of the FASP genre may prove too confining at times, the delineation of a specific timeframe with reference to journalism FASP does, paradoxically, appear a valid generic criterion. The sweeping technological and social changes brought about with the advent of the internet has so transformed the practices and ethos of the profession that it would not be inappropriate to evoke the turn of the century as a demarcation between two journalistic cultures. The corpus of analysis which informed this study, though extending into the 21st century, tends to focus on the post-war evolution of journalism- related literature rather than the rising forms of internet-related journalism.

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12 One of the hallmark characteristics of journalism is that, unlike other professional domains such as law, mathematics or geography, it is not a self-standing and autonomous profession. By the very nature of the profession, journalism is heavily dependent on an adjunct referential domain without which it cannot exist, a typically symbiotic relationship arising from the former’s need for matter to disseminate and the latter’s need to be disseminated. As a consequence, in order to be significant, journalism must necessarily be grafted onto some other area of human activity or interest, a subsidiary support subject-domain such as politics, international relations, the environment, economy and finance, sports, science, justice, crime and law, gardening, etc.

13 In terms of creative writing, the symbiosis between journalism and its support domain ideally translates into a narrative tandem in which the two fields mesh to occupy equal weight, thus generating a twin substrat professionnel. Michael Dobbs’s first novel, House of Cards (1989), is one such example. In this “Watergate set in Westminster” according to The Daily Telegraph, plot and character dynamics are devised in terms of a twin substrat professionnel which makes it difficult to determine whether the novel should be classified as journalism or political FASP: is the protagonist Mattie Storin, the young political correspondent, or Francis Urquhart, the Chief Whip? Is the focus of the plot the political battle for Downing Street or the press investigation into behind the scenes political skulduggery?

14 Similarly, the 1999 film The Insider – albeit not entirely fiction – is also an example of how two interdependent domains segue to create a twinned substrat professionnel: who is the protagonist, Bergman the journalist or Wigand the defector from Big Tobacco? Is the focal interest of the plot the denouement concerning the publication of the story or the fate of Wigand?

15 Such flawless meshing is however rare and in general, fiction presents a more unbalanced picture of the piggy-back nature of journalism. How and to what degree the journalism substrat professionnel intersects with other fields of activity is one of the characteristic hallmarks of the sub-genre and allows for a larger palette of ‘FASPness’ than is usual with other sub-genres, such as legal and medical FASP, for example.

16 In this context, Petit’s distinction between adstrat4 professionnel and substrat professionnel (1999: 67) provides a useful starting point for analysing differing degrees of ‘FASPness’. (Isani 2004: 34)

Degrees of ‘FASPness’: adstrat or substrat professionnel?

17 The degrees to which journalism and journalists are integrated into plot and character construction vary considerably. Paul Steinle in Print (and Video) to Screen: Journalism in motion pictures of the 1990s (2000) classifies journalism-related fiction into four categories: fiction in which journalists are the key characters, fiction in which journalism itself is the predominant focus, fiction in which characters are cast as journalists but their professions reflect little on the plot and finally, fiction in which journalists are merely transitional devices advancing the plot.

18 In spite of its pertinence to a large body of journalism-related fiction, Steinle’s taxonomy blurs when confronted with, for example, the journalist protagonist (category 1) whose profession has little impact on the narrative (category 3) as is the case in John Irving’s The Fourth Hand, (2001) or again, when journalists as a collective

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body recurrently interact with the protagonist as in Elizabeth George’s cricket FASP, Playing for the Ashes (1994). Using the concept of substrat professionnel as a taxonomical criterion allows for retaining a number of Steinle’s criteria while at the same time fine- tuning classification.

19 To meet substrat professionnel criteria, the professional environment of the work of fiction must constitute the creative pivot of characterisation, plot and denouement, as we have defined elsewhere: To qualify as substrat professionnel, the specific culture of the professional community, its processes and procedures, discourse, cultural representations and perceptions, etc., must be the foundation of the creative process and the springboard of the fictional conceit. (2004: 26)

20 Anything less is necessarily a weaker form of the genre. However, one of the particularities of journalism-related fiction is the degree to which it reflects the characteristic reliance of the profession on a subsidiary subject-domain. The two domains interact in shifting patterns of correlation and varying degrees of ‘FASPness’. In this respect, and according to how closely the author weaves the professional environment into the fabric of the fiction, four broad degrees of ‘FASPness’ may be defined in relation to journalism FASP.

Mainstream journalism FASP

21 As in other FASP genres, the creative dynamics of mainstream journalism FASP are inextricably embedded in the profession. If the legal sub-genre is shaped by law courts, law firms, law professionals, legal culture, legal events, legal discourse, etc., journalism FASP is similarly embedded in and shaped by journalism, its different media, its newsroom politics, its professional culture, its ethics, its professionals, its conflicts etc., all defined by the task of gathering and circulating information. In Denise Mina’s novels, The Field of Blood (2005), The Dead Hour (2006) and The Last Breath (2007) the journalism substrat professionnel is defined by the confined universe of a Glaswegian newspaper, Scottish Daily News; Swedish author Lisa Marklund’s The Bomber (2002), evolves around journalist Annika Bengtzon and Kvällspressen, the Stockholm newspaper she works for; the universe of Stieg Larsson’s Millenium (2005) trilogy is the eponymous Stockholm-based monthly specialising in finance; the hub of Good Luck, and Good Night (2006) is naturally the CBS newsroom; and finally, the ‘community journalism’ depicted in Annie Proulx’s The Shipping News (1993) is anchored in the newspaper office of The Gammy Bird.

22 Journalism’s characteristic need to intersect with other fields of activity in order to exist as a profession is clearly reflected in journalism FASP where the journalism substrat professionnel engages with a subsidiary subject-domain through the convenient literary device of being transformed into the journalist protagonist’s specialism or object of investigation. Hence, both Denise Mina’s and Liza Marklund’s journalist protagonists, called on to cover crime events, naturally assimilate police procedure into journalism, a frequent pairing in journalism FASP. In the same vein, in John Grisham’s deceptively entitled The Last Juror (2004), the newspaper owner-cum- journalist protagonist’s field of investigation is the law (and not the contrary as might have been expected in a Grisham novel). In a more unusual form of fictional pairing, Stieg Larsson’s protagonist, Mikael Blomkvist, directs his journalistic investigative

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skills towards the murky world of Swedish high finance in The Girl with the Dragon Tattoo (2005).

Journalism as an adstrat professionnel

23 Although the protagonist in mainstream journalism FASP is typically a journalist whose investigation leads to engagement with a subsidiary subject-domain, there is also a considerable body of fiction in which the situation is reversed and it is the non- journalist protagonist who engages with the press. In this category of journalism FASP, the media – represented as an individual journalist or a collective body – do not occupy the front stage but comprise nevertheless an interactive and recurrent presence through the protagonist’s need to engage with the press.

24 Such is the role journalism often plays in other FASP sub-genres. John Grisham’s legal FASP A Time to Kill (1992) illustrate how the two professions mutually feed off each other, the press for the sensational story and the lawyer to ensure future business: Publicity. Exposure. That’s the name of the game for lawyers, Jake. If you’re unknown, you starve. When people get in trouble they call a lawyer, and they call someone they’ve heard of. You must sell yourself to the public, if you’re a street lawyer. (A Time to Kill, 1992: 105) From his office he watched a camera crew set up by the rear door of the courthouse. He smiled and felt a wonderful surge of adrenaline. He could see himself on the evening news walking briskly, stern, businesslike, across the street followed by reporters begging for dialogue but getting no comments. And this was just the arraignment. Imagine the trial! Cameras everywhere, reporters yelling questions, front page stories, perhaps magazine covers. An Atlanta paper had called it the most sensational murder in the South in twenty years. He would have taken the case for free, almost. (A Time to Kill, 1992: 156)

25 In a similar vein, the following conversation between two senior police officers in Elizabeth George’s sports FASP, Playing for the Ashes (1994: 394), provides another example of the mutual dependency of police and press, one of the underlying themes of the novel: ‘What’s your approach?’ ‘We generally tell them whatever will be useful to us.’ … ‘Do you really? I’ve never told them a thing. I loathe symbiosis between press and the police.’ ‘So do I’, Lynley replied. ‘But it serves us sometimes.’

26 Such novels may be categorised as fiction a adstrat professionnel, term coined by Petit (1999: 67) to describe those works of fiction in which the professional environment, though present and perhaps even relatively active, does not constitute the bedrock of plot, character and denouement dynamics but is an accessory to the principal fictional construct.

Metajournalism FASP

27 Metafictional writing is “novels and stories that call attention to their fictional status and their own compositional procedures,” (Lodge, 1992: 206), a literary genre which seeks its inspiration from within its own creative processes, as illustrated by such well- known sub-genres as plays within the play, novels about novel writing or films about shooting films. In the same vein and in spite of the fact that one of the defining features of journalism is its inherently centrifugal vocation, there exists a centripetal and

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introverted sphere of journalism which focuses on its own profession, a form of metajournalism in which journalism adopts journalism as the focus of study, as illustrated by media analyses about other media and media professionals, ethical dilemma currently facing the profession, its future evolution, etc.

28 Similarly, a form of metajournalism FASP may also be identified in which the fiction is wholly contained within the profession itself, without the need to interact with a subsidiary subject-domain. Metajournalism FASP deviates from typical journalism FASP in that it seeks its plot and character dynamics from within its own profession – and in so doing, links up with mainstream FASP which focuses on a single substrat professionnel.

29 An emblematic example of fictional metajournalism would be the mythic Citizen Kane (1941). Though strictly speaking not eligible for FASP status given its age and genre – though referred to by Jorge Luis Borges as “a metaphysical detective story” when released – the film occupies cult status as the first film to look into the then rising figure of the press magnate. A more contemporary example of an introspective approach to journalism is The Paper (1994) about a day in a journalist’s life, or Good Night, and Good Luck (2005), a semi-fictionalised account of the role of the press during McCarthyism.

The journalist as an intermittent player

30 From substrat, to adstrat to intermittent player! There is a large amount of fiction in which a professional environment is used simply to serve as a more or less vague decor or incidental reference against which a totally unrelated plot evolves. In Louis Begley’s About Schmidt (1997), the protagonist is indeed a lawyer but the evolution of plot and characters is in no way shaped by the legal profession. In the case of journalism, a novel with a similar equation would be John Irving’s The Fourth Hand (2001) in which, despite the fact that the protagonist is by profession a journalist and that certain parts of the plot derive from his profession, plot dynamics owe less to a journalistic universe than a medical one. Such works of fiction, in which the professional environment is reduced to anecdotal status or is a mere setting for action which must seek its creative dynamics elsewhere, clearly do not belong to the FASP genre.

31 Whether cast as principal protagonists or intermittent players, fictional portrayals of journalists in popular fiction – whether novels, films, televisions series or comic books – project representations of the profession and its professionals which shape public perceptions. A major area of enquiry related to the FASP is concerned with the narrative processes which underlie the construction of such fictional representations. The following part of this study proposes to explore the fictional representations projected of the journalist in a selected corpus of journalism FASP novels.

Fictional representations of the journalist in journalism FASP

32 Authors who anchor their creative writing in the world of journalism have a wide palette of professionals to cast as protagonist: from the publisher or owner – the traditionally villainous ‘press magnate’, ‘media tycoon’, ‘press baron’ or ‘media mogul’ often fashioned from the larger than life role models as Randolph Hearst, Robert Maxwell or Rupert Murdoch today – to the editor, the reporter, the journalist, the

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copywriter, the broadcaster and the cub reporter. In spite of the plethora of choice, it is clearly the journalist – ‘journo’ for insiders – who is the fictional writer’s protagonist of choice. One reason is undoubtedly the close similarities between the profiles of the investigative reporter and the detective, as underlined by Joe Saltzman: The reporter as detective is probably one of the most popular categories, since both the journalist and the detective are curious enquirers trying to solve a mystery, whether it be a crime or a complex unknown story. They are both trying to piece together the various aspects of a puzzle, to come up with a reasonable conclusion to what happened, where it happened, when it happened, and to whom it happened, combined with the more difficult aspects of the story or case – how it happened and why it happened. (2002: 32)

33 The thriller convention of the FASP favours the portrayal of the journalist protagonist as an investigative and/or campaigning journalist, that half-detective reporter-cum- journalist, modelled on the likes of Woodward and Bernstein – a portrait far removed from the reality of current journalism in which the journalist is more likely to be a desk-bound internet surfer than “a roving reporter”, as research in media studies reveals. (Bell 1993 [1991])

34 Research in the field of journalism-related popular literature has provided useful analyses with regard to how the different professions within the profession – editor, crime writer, war correspondent, ‘sob sister’, investigative reporter – have been the source of authorial inspiration and creativity. The object of this analysis is concerned with the figure of the journalist in a wider acceptation of the term. As Joe Saltzman points out, the definition of ‘journalist’ has evolved over the years and if, in the past, the journalist was more specifically perceived as being involved in the editing and writing activities of the profession, today, “He has become a synonym for reporting and writing in any news medium. […] A journalist is defined as anyone in any century who performs the function of the journalist today – gathering and disseminating news, information, advice, editorial comment and criticism.” (2002)

35 FASP protagonists generally come in a nuanced palette of representations. Lawyer FASP protagonists, for example, run the gamut from idealisation to demonisation and in between, with Harper Lee’s Atticus Finch in To Kill a Mocking Bird (1960) as the embodiment of the profession’s best and John Milton in Andrew Neiderman’s The Devil’s Advocate (1997) as the devil incarnate. (Isani, 2005)

36 Journalism FASP too boasts its equivalent of Atticus Finch. According to Ghiglione and Saltzman (2002), Clark Kent – aka as Superman – is “the most consistent heroic image of the journalist from 1938 to 2001 and beyond.” According to Dennis Dooley, author of Superman at Fifty – The Persistence of a Legend (1987), Superman is modelled on real life reporter Wilson Hirschfield who once claimed he knew nobody with as much integrity as himself (a quotation often erroneously attributed to Superman himself), a conceit which led The Independent (16/09/03) to qualify the character as “the ultra-virtuous Clark Kent”. That the fictional embodiment of the “good journalist” should be a relatively one-dimensional comic book journalist who masks his superhuman identity by cultivating the persona of an introverted, mild-mannered journalist – accused on occasion of cowardliness – provides an interesting composition in opposites.

37 Journalism FASP presents a more characteristic, albeit restrained, palette of representations than legal FASP for instance, in that depiction of the journalist tends to fall into two broad categories, the journalist as the lone protagonist, a flawed hero but

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hero nevertheless, or the journalist as a faceless, nameless, undistinguishable member of a professional herd.

The journalist as protagonist: a flawed hero

38 The roving reporter dashing off in pursuit of a hot scoop, the war correspondent reporting from the front at the peril of his life or the investigative journalist exposing injustice, corruption or wrongdoing make for the ideal fictional hero. And yet, in the tradition of the classical Greek tragic flaw, hamartia, even the most inspiring fictional portrayal of the journalist as a protagonist is necessarily that of the flawed hero.

39 Mid 20th century portrayals of the journalist converged to generate a stereotype fashioned around the image of a heavy-smoking, shabbily-dressed, cynical night-bird, with questionable ethics and a problem with alcohol: For generations of moviegoers, the male reporter, cigarette dangling from his mouth, plays poker and drinks as if his life depended on it. He was never called an alcoholic, just a boozehound who always found a drink from a hidden bottle in his desk or the bar around the corner from the newsroom. A few films made alcoholism a major issue and dealt with it. But most movies treated drinking as part of the character of the journalist that made it possible for him to survive the job. (Ghiglione and Saltzman, 2002)

40 In the case of most journalist protagonists, the flaw arises from professional pressures and ethical considerations inherent to the profession such as protection of sources, the principle that the means justify the end in matters of scoops, ‘collateral damage’ caused to innocents by revelations, etc. Fictional journalists – not unlike their real life counterparts – are quite expected to jeopardise their professional souls for a lead, a scoop, any resulting conflicts with personal or professional ethics being toned down by upholding First Amendment-like public service arguments.

41 The conflict between professional ethics and personal morals is the dilemma underlying Stieg Larsson’s The Girl with the Dragon Tattoo (2005): Mikael Blomkvist, the protagonist, must choose between a journalist’s professional duty to tell all and the resulting personal suffering his revelations would cause innocent people he esteems. As one protagonist puts it, “You have to choose between your role as a journalist and your role as a human being.” (2005: 550)

42 If Mikael Blomkvist is the nearest we come to in terms of fictional idealisation of the profession, author Stieg Larsson, himself a journalist, is careful to put such putative perceptions into perspective: That is how a rumour was born that soon assumed legendary proportions, claiming that Mikael Blomkvist had not presented any sort of defence at his trial and had voluntarily submitted to the prison sentence and heavy fines because otherwise his documentation would have led inevitably to the identification of his source. He was compared to role models in the American media who had accepted gaol rather than reveal their sources, and Blomkvist was described as a hero in such ludicrously flattering terms that he was quite embarrassed. (2005: 538)

43 The notion of the flawed hero assumes more sordid proportions when related to forms of personal venality like, for instance, the question of bribery. This is the issue at the heart of Denise Mina’s The Dead Hour (2006) when the otherwise principled and sympathetically portrayed junior journalist protagonist, Paddy Meehan, accepts money in exchange for not reporting a story about a man assaulting his wife:

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He leaned forward and put something in Paddy’s hand. ‘I can’t stress enough how important it is that this doesn’t get in the paper.’ It was a fifty-pound note. ‘Please?’ The note was damp and pink with blood. […] Her cold fingers closed over the note. ‘Good night.’ He slipped back into the house and shut the door firmly but quietly. […] She had fifty quid in her hand. She squeezed it just to be sure it was there and the wetness of the blood chilled her. […] Billy watched her fall into the back seat in the rear-view mirror and took a draw on his cigarette. He had seen her take the money, she was sure of it. She could have offered to share it but she didn’t know what the etiquette was, she’d never been bribed before. Besides, fifty quid could solve a host of problems. […] In the coming weeks and months she would recall how glad she had been to be back in the warm car and how thrilling the note had felt in her pocket. […] She looked sadly down at her hand as it uncurled in her lap. Her palm had blood on it. (2006: 7-9)

44 The ensuing professional and personal conflicts which result from this particular example of hamartia are integrated into the narrative so as to relate to both the substrat professionnel and the crime plot itself – and consequently, having taken the initiative to right the wrong, the protagonist typically emerges aggrandised, gaining in personal and professional status.

The journalist as a group entity: the anonymous pack

45 The representation of the individual professional as a flawed hero-protagonist is a recurrent feature of FASP novels and journalism FASP is no exception in this respect. However, the representation of professionals as a group entity is a feature specific to the sub-genre and possibly, along with equally characteristic twinned substrat professionnel, a generic hallmark.

46 One of the highly visual images of journalism, relayed over news bulletins all over the world, is a mass of shoving and shouting journalists, armed with cameras and mikes – an image authors faithfully transpose into their fiction resulting in the recurrent depiction of the members of profession as a faceless, nameless and collective entity. Faceless but not anodyne. In mainstream journalism FASP, the group portrayal tends towards the sympathetic, an insider’s view of fellow-professionals’ foibles as in the extract below from Denise Mina’s The Last Breath: They drove past Sean’s street, stopping and peering down the road to see the hordes parked up outside the house. Photographers stood in groups, their bags at their feet, fingering their cameras and looking bored. Journalists stood separately She knew the scatter pattern well enough: clusters of the genial ones, gathering round to swap lies about their wages and expense accounts and all the coups they nearly had, the loners hanging about on the fringes, telling themselves lies and coming up with schemes to trounce the others to the story. A large television van was parked up on Sean’s side of the road, a massively tall transmission aerial sticking out of the top. She could already imagine the complaints from the press journalists: the van would be in their view, spoil the pictures. But that was why it was there, to get the logo in any of the pictures that published and show that STV were on the scene too. (2007: 273-274):

47 However, in fiction à adstrat professionnel, journalists as a collective body are systematically and uniformly depicted as a sinister and menacing horde as illustrated

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by in Elisabeth George’s Playing for the Ashes, a sports FASP in which journalism is an adstrat professionnel: No, she said to herself, she wouldn’t give anyone the flaming satisfaction of seeing her break down another time. Not after yesterday afternoon with those cameras clicking in her face and the reporters like jackals, circling fast and sussing her out, waiting for a show of weakness to record. Well, they’d got their show and mashed it across the front of the paper and that was all that she intended to give the bastards. (1994: 514)

48 In this respect, a breakdown of the recurrent metaphors used to carry and sustain such negative depictions is edifying as seen in the following sampling gleaned from the same novel:

Fig. 1 Metaphorical representations of journalists as a group Elizabeth George, Playing for the Ashes (1994)

Verbs to bay, to besiege, to circle, to dog, to hound, to lie in wait, to prowl, to swarm

Collective army, flock (of crows), gaggle, herd, horde, pack, mobs, posse nouns

Nouns bastards, berks, carrion eaters, crows, dogs, ghouls, hyenas, jackals, wolves, vampires, sharks, sleaze, slugs, wallies

49 Semantic analysis of the metaphorical representation of journalists in the novel reveals an easily discernible patterning according to which the verbal metaphors tend towards a common semantic denominator suggestive of pursuit and entrapment; collective nouns are unambiguously denotative of menacing masses; and, perhaps most interestingly, individual nouns recall the profession’s parasitic dependence on a subject-domain in that many of the metaphors are evocative of scavengers or fantastic human-predators. Such metaphorical representations of the profession, albeit particularly egregious in the novel in question, are not infrequent in journalism FASP.

Conclusion

50 Public opinion polls regularly show that certain professions, such as lawyers, politicians and journalists, do not enjoy the public’s confidence. One striking element in this respect is that journalists are distrusted by the very public they write for. According to a nationwide 2007 Gallup poll for ABC, if 64% of Americans have an overall positive perception of their press, only 14% expressed “a great deal of confidence”. Similarly, a 2007 YouGov poll published by The Economist (May 5th 2007: 41) showed an almost 20% loss of confidence in the press since 20035 in the United Kingdom, a country which represents the world’s largest newspaper readership in relation to population. The negative public perceptions recorded by opinion surveys and the negative image generated by journalism FASP give rise to the obvious chicken-or-the-egg question: is it fiction that shapes perceptions or perceptions that inspire fiction?

51 While there is no clear answer, an important consideration with regard to this question is the nature of the relationship between the journalist and the public: it is necessarily a vicarious, media-interposed encounter. Paradoxically, though the journalist is often a

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public figure, he is not a professional the lay public is likely to encounter in the routine course of events, as is the case with other professionals such as doctors, dentists, teachers, policemen or even lawyers.

52 Likewise, if the previously closed world of law courts has been considerably demystified by live court TV channels and cinematic legal FASP, the same degree of exposure has not benefited journalism and journalists. There is subsequently, a certain vacuum in the layman’s mind as to what the real world of journalism is like: What does a newsroom actually look like? What are the different functions of publishers, editors, sub-editors, etc.? How are newspapers printed? How is a radio programme broadcast? What does a prompter look like? This vacuum is filled by entertainment and news media representations, blurring the lines between fiction and reality as Joe Saltzmann indicates: The reality is that few people ever witness a journalist in action. They rarely visit a newspaper or magazine office or a broadcast newsroom or any other place where journalists work to report the news of the day. And yet they have a very specific idea of what a journalist is and what he or she does because they have read about journalists in novels, short stories and comic books, and they have seen them in movies, TV programs, plays, and cartoons. (2002: 41)

53 Negative and/or flawed perceptions of the profession could arguably be off-set by the discourse of positive self-representation promoted by real-life journalists or even by the fictional protagonist whose heroic but flawed character draws him empathically closer to the reader. However, findings of opinion surveys clearly indicate that the journalist continues to be found wanting in the eyes of the general public – no doubt a tribute to the sustaining power of the discourse of excess as relayed through exaggerated headlines, tabloid vulgarity, visual images of jostling reporters – and journalism FASP.

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NOTES

1. Also referred to as ‘new journalism’, ‘intimate journalism’ and ‘literary non-fiction’. 2. Meaning ‘foundation’, ‘base’. 3. In keeping with a certain literary tradition in English, the term is not translated and remains FASP as, for example, is the case with roman noir, roman policier, roman à clé, genre, etc. 4. Meaning ‘annexe’ or ‘parallel’. 5. Other elements of comparison: BBC news –19%, ITV news –28%, Up-market newspapers –22%, Mid-market newspapers, –16%, Red-top newspapers –7%.

RÉSUMÉS

Cet article se donne comme objectif d’analyser le journalisme et les journalistes tels que représentés dans la fiction populaire anglo-américaine. Après une brève introduction au genre de la fiction à substrat professionnel (FASP), il ébauche une caractérisation de la FASP journalisme eu égard aux différents degrés de sa conformité avec la FASP. Il propose ensuite une analyse des représentations fictionnelles du journaliste notamment par rapport à la représentation dichotomique du journaliste en tant qu’individu et en tant que groupe.

This article analyses journalism and journalists as represented in popular Anglo-American fiction. It begins with a brief introduction to fiction à substrat professionnel (FASP) as a genre and analyses the specific traits of the journalism sub-genre with regard to degrees of ‘FASPness’. It next analyses fictional representations of journalists with particular reference to dichotomous portrayals of the individual journalist as opposed to the profession as a whole.

INDEX

Keywords : FASP, journalism FASP, fictional journalists Mots-clés : FASP, FASP journalistique, journalistes fictionnels

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AUTEUR

SHAEDA ISANI Université Stendhal-Grenoble 3 ILCEA / GREMUTS

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Sur les pas de Rouletabille Représentations du journaliste de presse écrite dans quelques textes de la littérature de jeunesse italienne, française et anglaise des années cinquante à nos jours

Sylvie Martin-Mercier

1 Dans la seconde moitié du XXe siècle, le journaliste, et plus précisément le reporter qui a fait son apparition au début du siècle, occupe une place particulière dans le quotidien et l’imaginaire populaire, au point de devenir un des personnages privilégiés de la « paralittérature ». Pourtant, contrairement aux reporters de bandes dessinées1 qui, au moins dans l’aire francophone, se sont parfois installés dans l’imaginaire collectif, dépassant le cadre de leur lectorat réel, relativement rares sont les journalistes jouant un rôle de premier plan dans les autres œuvres de la littérature de jeunesse des années cinquante à nos jours. Toutefois, si les protagonistes, notamment les héros éponymes, sont peu nombreux, plus fréquents sont les seconds rôles ou figurants, aussi cette figure professionnelle est-elle loin d’être insignifiante. De par son âge, le jeune lecteur n’est généralement pas encore un lecteur de presse, si ce n’est de celle qui lui est explicitement destinée, ce qui peut expliquer cette fréquence basse. Le journaliste est un adulte et donc plus difficilement un personnage auquel s’identifier pour l’enfant. Pour ce lecteur particulier, le personnage du journaliste n’est a priori pas porteur des mêmes images, stéréotypes ou préjugés que pour le public adulte dont le regard est en (large) partie influencé par les stéréotypes qui circulent dans la société. Mais l’auteur pour la jeunesse reste un adulte, souvent motivé par des intentions éducatives, parfois cachées derrière l’humour, l’ironie et la mise à distance. Les auteurs vont donc transmettre, à leur jeune lecteur, des images qui peuvent façonner le regard qu’ils porteront sur cette profession, une profession qu’ils ne « connaissent » pas encore. En 1997, Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot soulignaient la force et l’impact des images transmises aux jeunes : Les enfants et les adolescents prennent connaissance de certaines réalités à travers les séries télévisées, la B.D., mais aussi les livres scolaires. L’impact de ces représentations s’avère puissant dans le cas non seulement des groupes dont on n’a pas une connaissance effective, mais aussi de ceux qu’on côtoie quotidiennement ou auxquels on appartient.2

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2 Nous pouvons associer à cette liste la littérature de jeunesse, notamment la littérature de grande consommation dont relèvent plusieurs œuvres de notre corpus. Les textes pour la jeunesse peuvent ainsi relayer des stéréotypes existants, contribuer à la création de types ou stéréotypes, ou encore revisiter et détourner des clichés. Ainsi que l’indiquait Ruth Amossy, notre attention doit se porter « […] non seulement sur la persistance et l’impact des stéréotypes, mais aussi sur leur acquisition par le truchement de l’éducation officielle – les livres scolaires – et des divertissements – livres pour la jeunesse, B.D., jouets, télévision… »3. Par cette analyse, nous souhaitons explorer les caractéristiques et fonctions des journalistes de presse et de leurs productions dans quelques textes destinés à la jeunesse, pour repérer les messages et images qu’ils véhiculent et déterminer avec quels ressorts ils investissent les univers fictionnels destinés aux enfants. Il s’agira notamment de voir si ces textes diffusent des images stéréotypées des journalistes, tout comme la bande dessinée a pu contribuer à le faire4. Une typologie des figures de journalistes et de leurs fonctions puis l’analyse du discours sur les journalistes, leurs méthodes et leurs écrits qui émergent de nos textes, nous amèneront à voir comment on peut trouver à côté d’une représentation « réaliste » de ce thème un traitement plus ou moins fantaisiste mais néanmoins porteur de sens.

3 Nous nous proposons donc de dégager les représentations des journalistes dans un corpus multilingue, principalement italien et français, avec un excursus dans la littérature anglaise. Notre corpus est constitué de textes publiés depuis les années cinquante jusqu’à aujourd’hui, parmi lesquels des romans, policiers notamment, des nouvelles et, de manière plus inattendue, des poésies.5 Les textes sont, pour certains, signés par des auteurs reconnus comme faisant partie des plus grands pour la qualité de leur œuvre, accueillis et diffusés par l’école tels Gianni Rodari6 pour l’Italie et Yak Rivais7 pour la France ; nous pouvons ajouter à ce groupe des auteurs moins connus aux productions originales et de grande qualité littéraire pour leur écriture, tel Claude Bourgeyx8. Un autre groupe de textes relève au contraire de la littérature de consommation, de séries à (très) grand succès, même si de natures différentes : Fantômette9 de Georges Chaulet10 publiée chez Hachette dans la Bibliothèque Rose11 pour le secteur français ; pour l’Italie, Geronimo Stilton12 et quelques volumes tirés d’une collection de petits polars, « I Giallissimi per ragazzi » de l’éditeur Crealibri13 et Carlo Ossola14 / Harry Potter15 de J.-K. Rowlings pour la Grande-Bretagne. Ces textes qui évidemment ne sont pas à mettre sur le même plan nous permettent par leur diversité de composition et de style, d’intention, de public et de diffusion de cerner de manière plus globale les figures de journalistes que les jeunes lecteurs peuvent rencontrer. Nous avons par ailleurs sélectionné des textes où le journaliste oeuvre dans son pays, voire simplement à un niveau local, avec quelques exceptions certes, ce qui exclut le grand reporter16.

4 Même si les lecteurs adultes français ont tous à l’esprit Rouletabille17, dans la seconde moitié du XXe siècle, le journaliste est rarement protagoniste des aventures destinées aux jeunes lecteurs, cela s’expliquant probablement par le fait qu’il n’appartient pas vraiment au quotidien et à l’imaginaire enfantin18. Nous pourrions poser comme hypothèse que le journaliste est d’abord auteur d’articles, or en littérature de jeunesse, comme en littérature générale et surtout en paralittérature, il n’est souvent pas considéré comme un auteur et sa profession devient fréquemment un alibi pour

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d’autres activités. Voyons donc quelle typologie de journalistes se dégage de notre corpus.

5 Dès les années cinquante, dans ses premières compositions, où sont très présentes les préoccupations sociales et économiques de l’après-guerre mais où pointe déjà la veine humoristique, Gianni Rodari met en scène des journalistes, soit comme protagonistes ou sujets d’un texte, soit comme éléments secondaires et néanmoins moteurs pour la narration, tous faisant l’objet d’un discours critique. Cet écrivain appartient à une lignée d’auteurs italiens pour la jeunesse qui furent journalistes avant d’écrire pour les enfants et ont parfois même mené les deux carrières de front, explorant une profession dont ils connaissent parfaitement les pratiques ; il s’inscrit ainsi dans l’héritage de Collodi, De Amicis, Vamba19. Point essentiel, il publie ses premiers textes dans des journaux de gauche, dans l’édition du dimanche de l’Unità, destinée à la famille, et des revues s’adressant aux parents et aux pédagogues : contrairement à ce que nous avons posé au départ, il écrit – cas exceptionnel - pour des enfants qui ont un contact précoce avec un journal, orienté politiquement, même si cela se fait par la médiation des parents. De manière particulièrement originale, les journalistes, présents dans plusieurs de ses romans et récits brefs20, deviennent chez lui le sujet de poésies et comptines. La poésie « Il giornalista » [« Le journaliste »] s’ouvre ainsi : « Ô journaliste envoyé spécial/quelles nouvelles apportes-tu au journal ? »21. Journaliste professionnel et auteur attentif à la langue et aux tours que peuvent jouer les fautes, Rodari propose ensuite une poésie intitulée « Il refuso » [« La coquille »]22 : La coquille est cette chose Que tu trouves dans le journal Et tu le prends très mal Si tu ne comprends pas vite. […] En conclusion la coquille est le plaisantin du journal qui peut faire surgir le soleil alors que nous attendons le sel.

6 Dans son dernier roman, Il était deux fois le baron Lambert, cet auteur met en scène une véritable cohorte de journalistes, venus des cinq continents sur les bords d’un petit lac piémontais, pour suivre en direct l’occupation de l’île du baron Lambert par 24 bandits : Journalistes, radios et téléreporters sont arrivés des cinq continents, car le baron Lambert est célèbre du pôle Nord au pôle Sud à cause de ses banques […] Il y a dans chaque localité des journalistes installés sous les arcades de la place centrale, d’autres perchés sur les balcons et sur les toits. Il y a des longues-vues et des télescopes braqués sur l’île depuis tous les belvédères des routes qui font le tour du lac. Il y a de puissants téléobjectifs constamment en batterie sur les clochers de tous les villages dans un rayon de trente kilomètres.23

7 Rodari nous offre ici une vision digne des scènes de paparazzi. Les actions des journalistes scanderont ce texte. Nous retrouvons le journal et le journaliste dans les mondes fantastiques de Rodari ; ainsi dans son bestiaire, les chats, animaux qu’il affectionne particulièrement, ont-ils aussi leur journal : « Les chats ont un journal / Avec toutes les nouvelles / Et sur la dernière page / La ‘Petite publicité’24. Dans Gelsomino nel paese dei bugiardi25, paru en 1971, Gianni Rodari raconte les aventures de Gelsomino, chanteur à la voix extraordinaire mais d’une puissance telle qu’elle brise même les murs les plus résistants. Gelsomino doit alors quitter son village et arrive au pays des menteurs, où le roi, Re Giacomone, a imposé à son peuple de toujours mentir

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ou dire exactement le contraire de ce qu’il pense ou voit. Un journal, Il perfetto bugiardo [Le parfait menteur], et ses journalistes seront les vecteurs de ces mensonges. Si ce texte est écrit plus de 25 ans après la fin de la deuxième guerre mondiale et la chute du fascisme, il n’est pas à exclure que Gianni Rodari ait encore à l’esprit la censure et l’instrumentalisation de la presse, à des fins de propagande, pendant les années de régime fasciste. Autres temps, autre bestiaire sans visée éducative et sociale : le rat Geronimo Stilton dirige l’Echo du Rongeur, parfaitement localisable dans la ville de Souricia grâce aux cartes et dessins qui sont proposés aux lecteurs dans ces livres amplement illustrés, qui ont acquis leur notoriété grâce à leur lecture extrêmement aisée et ludique. Les journalistes n’apparaissent donc pas uniquement dans les récits réalistes et nous les retrouvons dans les plus célèbres histoires de sorciers. Dès le premier tome des aventures de Harry Potter, nous découvrons La Gazette du sorcier, principale source d’information des sorciers avec Le chicaneur26. Dans les premières pages des Reliques de la mort27, avant de quitter définitivement la maison de Privet Drive, Harry parcourt la pile de journaux arrivés pendant l’été, livrés par hibou, sur abonnement ou payés au numéro. Dans cette série se dégagent deux figures de journalistes, Xenophilius Lovegood et Rita Skeeter qui jouent à un moment particulier des rôles de premier plan. Caractéristique intéressante, ces journalistes font l’objet de descriptions précises dans ce dernier tome ; le premier, Xenophilius Lovegood, est : […] un sorcier à l’apparence singulière. Louchant légèrement, ses cheveux blancs semblables à de la barbe à papa lui tombant sur les épaules, il portait une casquette avec un pompon qui pendait devant son nez et une robe d’une couleur jaune d’œuf si vive qu’on en avait les larmes aux yeux. [RM, 143-144]

8 Et cet accoutrement correspondrait à ses « […] vues un peu particulières ». Rita Skeeter est longuement interviewée par une autre journaliste, Betty Braithwaite qui, visiblement sous le charme, souligne que : « Lorsqu’on la voit, Rita Skeeter paraît beaucoup plus douce et chaleureuse que ne le laisserait supposer la férocité de ses célèbres portraits. » L’interview est accompagnée d’une photo que Harry qualifie de « nauséabonde » avant de décrire ainsi la journaliste : […] une femme aux lunettes incrustées de pierreries, avec des cheveux blonds soigneusement bouclés, les dents découvertes en un sourire qu’elle voulait triomphant, et de longs doigts qui ondulaient vers lui. [RM 33]

9 Les mises de ces journalistes sont bien peu conventionnelles et ne ressemblent guère à l’image stéréotypée du journaliste que nous trouvons dans les textes de fiction. Rita Skeeter et Betty Braithwaite appartiennent de plus aux rares figures féminines liées au monde de la presse. Dans Fantômette, Œil de Lynx, journaliste à France-Flash, correspond bien davantage dans ses traits à l’image que l’on se faisait après-guerre du reporter « pipe au bec et casquette à carreaux sur le crâne » [MIPF 59]. Son rédacteur en chef, Tony Truand, n’échappe pas non plus au cliché en ce qui concerne son apparence, lui qui traverse frénétiquement sa rédaction « […] en manches de chemise, les lunettes sur le front, un cigare éteint entre les dents » [MIPF 55]. Minaccia alla città28 nous transporte dans le New York de la fin des années Trente. Rex Skydog est un chien détective privé, chargé de retrouver une jeune femme disparue, fille d’un richissime banquier, candidat aux élections municipales. Le second chapitre intitulé « Scoop » est tout entier consacré au journaliste Tim « Scoop » Johnson qui sera décrit en ces termes : « Scoop était maigre et sec, tellement grand que les vestes tombaient de ses épaules comme les plis d’une tenture. Il ressemblait à un portemanteau perroquet avec son éternel nœud papillon multicolore. » [MC 23]29 Si le nœud papillon lui confère une

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image respectable, sa mise peu soignée le rapproche des journalistes et détectives de fiction, peu soucieux de leur apparence, entièrement occupés par leur mission. Toutefois, dans nos textes, nombre de journalistes ne font pas l’objet d’une description, même succincte, ce qui tend à prouver qu’en dernière analyse seule leur fonction, leur rôle importent30.

10 Tandis que les journalistes présents dans la première catégorie de textes présentés font un travail de journaliste d’information, de reporter, avec un glissement vers la presse à scandale pour Skeeter qui tombe dans la dénonciation calomnieuse et Lovegood toujours en quête de complots, dans les romans policiers, ils jouent des rôles plus actifs partageant la vedette avec des détectives. Pour lancer son enquête, Rex Skydog appelle son ami, « reporter spécialiste de faits divers et un de mes grands amis. Nous échangions souvent des informations utiles et intéressantes pour chacun d’entre nous ; chose fort précieuse dans notre profession » [MC 17]31. Nous découvrons ainsi les collaborations entre détectives et journalistes, l’un maniant le pistolet, l’autre non, mais tous deux évoluant en marge des règles que doit suivre la police avec laquelle ils collaborent par ailleurs. Étrangement, dans Delitto all’ippodromo, ce même Tim, journaliste américain spécialiste de faits divers, écrira un article sur les courses hippiques dans un journal parisien32. Dans d’autres textes, la profession de journaliste sert aussi essentiellement à justifier l’enquête et à permettre à un personnage de questionner, fureter, interroger, soit en marge des investigations de la police, soit avec l’assentiment de cette dernière. De par sa position, le journaliste apprend forcément des choses et surtout sa profession lui laisse une grande liberté de temps et d’organisation. Le journaliste Œil de Lynx – de son vrai nom Pierre Dupont – a tout le loisir d’accompagner son amie Fantômette, même s’il se fait parfois houspiller par son rédacteur en chef. La collaboration avec Fantômette est équilibrée : tantôt elle le sollicite, lui, l’adulte possédant une voiture, ce qui lui permet de se rendre rapidement en des lieux éloignés, tantôt il propose à la jeune justicière de l’accompagner ou lui demande de l’aider. Ils trouveront en général un accueil favorable auprès de la maréchaussée, grâce à son statut de journaliste : « Le brigadier Jonquille reçut avec empressement ce journaliste venu spécialement de Paris pour enquêter dans la petite ville », pouvons-nous lire dans Fantômette et le brigand. Dans Esprit fantômes, Lucie, journaliste photographe, accompagne son ami Jaz, enquêteur de police, sur les scènes de crime, interrogeant et fouillant, sans que le commissaire ne trouve rien à redire. Ses activités professionnelles sont aussi à la source d’aventures : pour avoir osé photographier pour son journal une idole en Afrique, elle est enlevée et menacée de mort.

11 Contrairement aux journalistes rencontrés chez Harry Potter, la personnalité de Tim suscite un grand respect, à l’image du regard que l’on portait dans les années trente sur cette profession mythifiée : Tim avait commencé sa carrière comme coursier auprès d’un journal, la Gazette justement. Son intelligence, sa ténacité de dogue et sa ruse de vieux renard chevronné, unies à une grande intuition quand il s’agissait de dénicher les nouvelles les plus sensationnelles en partant de légers indices, l’avaient amené en peu de temps à grandir dans l’estime des propriétaires du journal ; échelon après échelon, il avait connu une carrière extraordinaire et il était monté dans les étages supérieurs de l’immeuble, ceux qui comptent ! Et que cela soit bien clair : seulement et uniquement pour ses mérites. Son bureau était à côté de celui du directeur. [MC 22]33

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12 Cette description pourrait en tous points correspondre à celle d’un détective. Il possède de grandes compétences : « Peu de gens connaissaient comme lui les crapuleries et les intrigues qui se cachaient […]. » [MC 21]34. De Tim, qui enquête sur les liens entre la haute finance et le crime organisé, ce qui lui vaut non seulement de recevoir des menaces de mort mais aussi que l’on attente directement à sa vie par un mitraillage en règle de sa voiture, Rex Skydog souligne l’habileté à découvrir des informations ainsi que son courage. Ces journalistes font preuve d’une bravoure extraordinaire : « […] le risque de se faire seringuer pour l’exactitude de l’information le troublait, sans toutefois l’intimider. » [MC 18]35. Et leur action est qualifiée de véritable croisade : « […] [sa] très dure bataille qui prenait chaque jour davantage les proportions d’une gigantesque autant qu’impossible croisade contre le crime. »36 Et nous retrouvons ici le stéréotype positif, l’image mythifiée du reporter qui vit ses enquêtes comme des missions. Mais, parfois, ces personnages font preuve d’une bien grande couardise : ainsi lorsque dans Gelsomino Calimero voulut sauter sur les journalistes ceux-ci : « […] eurent à peine le temps d’enfiler leur stylo-plume dans leur poche et de sauter dans leur voiture. » [GPB 120]37, ce qui nous éloigne de l’image classique et valorisante du journaliste prêt à prendre des risques pour découvrir la vérité.

13 Les variations dans la représentation ne tiennent pas aux différences de genre textuel mais à la fonction du personnage. Ce qui compte dans la mise en scène de cette profession dans les œuvres de fiction semble être la liberté de temps et de mouvement qu’elle autorise. D’autre part, la seule présence du journaliste et sa fonction de témoin suffisent à créer l’effet de réel recherché.

14 Les productions des journalistes sont plus souvent des livres que des articles : ainsi l’ouvrage de Rita Skeeter joue-t-il un rôle fondamental dans le dernier tome de Harry Potter. À la tête d’une rédaction sans cesse en ébullition qu’il ne semble guère diriger, aidé de sa sœur Tea Stilton38, envoyée spéciale du journal fondé par leur grand-père, Geronimo Stilton n’écrit que des livres, visiblement pas d’articles, et l’essentiel de son activité semble se résumer à écrire son autobiographie aventureuse. Par un effet étonnant de mise en abyme, le livre qu’il commence à écrire ou publie à la fin de ses aventures est justement celui que le lecteur est en train de terminer. Œil de Lynx est aussi feuilletoniste. Tandis que de nombreux journalistes n’écrivent pas et ne semblent même pas avoir besoin de le faire, comme cela est le cas pour Tintin, d’autres au contraire produisent leurs textes avec une extraordinaire rapidité : « une heure plus tard parut une édition extraordinaire du Parfait menteur »39, nous dit-on dans Gelsomino tandis que dans les Reliques de la mort nous apprenons que : Sans nul doute, Skeeter n’a pas perdu de temps. Son livre de neuf cents pages a été achevé quatre semaines seulement après la mort mystérieuse de Dumbledore, au mois de juin dernier. Je lui demande comment elle a pu réaliser cet exploit avec une telle rapidité. « Oh, lorsqu’on a été journaliste aussi longtemps que moi, travailler dans des délais impossibles devient une seconde nature. Je savais que le monde de la sorcellerie réclamait à grands cris un récit détaillé de toute cette histoire et je voulais être la première à répondre à cette exigence. » [RM 33]40

15 Au passage, les auteurs écornent la rapidité qui correspondrait à une nécessité (volonté ?) d’être le premier à traiter un sujet et sous-entendent un réel manque de sérieux dans l’investigation, ce qui correspond aussi au stéréotype du reporter prêt à se jeter sur n’importe quel sujet, pour obtenir un scoop à tout prix.

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16 La production de ces journalistes a donc plusieurs statuts : soit elle n’existe pas ou on n’en parle pas, soit elle est annoncée mais on ne la lira pas ; dans certains textes au contraire elle est publiée in extenso, telle l’interview de Skeeter, la nécrologie de Dumbledore, ou par bribes. Elle est donc soit un élément inconsistant, sans aucune utilité, soit un élément d’aboutissement, une finalité. Elle peut être un point de départ, un élément déclencheur ou encore un fil conducteur, cela arrive fréquemment dans la série Fantômette où la lecture du journal peut motiver le démarrage de l’enquête. Dans Senso di giustizia, les textes parus dans les quotidiens ont un retentissement sur la manière de conduire l’enquête, soulignant le rôle que la presse peut avoir non seulement dans la formation de l’opinion mais aussi sur les institutions, en l’occurrence la justice. L’intérêt variable des médias pour les délits amène le magistrat instructeur à accélérer et rediriger son enquête. Après le premier homicide d’un publicitaire, dont la vie était pour le moins plate, « décevante du point de vue journalistique »41, l’enquête piétine, les avis de la presse et conclusions de la police se superposant ou se répondant : ni les enquêteurs, ni la presse ne pensent que l’envie soit à l’origine de ce meurtre et la police ne commente pas les hypothèses émises par la presse. Parallèlement, presse et police cessent de s’intéresser à l’affaire : « L’enquête s’étira vers un classement probable. Dans les journaux, comme d’habitude, les articles se firent plus courts dans les pages intérieures, jour après jour, jusqu’à disparaître. »42 [SG 6]. Après le second homicide, l’enquête prend un nouveau tour, uniquement parce que les journaux ont beaucoup parlé de l’affaire, agitant le spectre des années de plomb. Le troisième meurtre est celui d’un journaliste, rédacteur en chef d’un quotidien milanais, et survient en pleine crise de gouvernementale, ce qui aurait dû reléguer la nouvelle dans les pages internes des journaux. Or, vu la victime, elle revient en première page. Le magistrat chargé de l’enquête arrête même de lire les journaux. Au fur et à mesure, le texte précise l’évolution des articles, leur place, leur contenu, les personnes interviewées, les changements dans la teneur des titres. Ici, les articles ne sont pas signés, car c’est uniquement leur contenu qui compte, leur rôle dans l’histoire et leur fonction dans la narration. Par ailleurs, les extraits et discours tronqués cités dans le texte apportant des informations réduites au strict nécessaire, correspondent à une recherche fonctionnelle d’efficacité narrative mais nous ôtent toute vision globale du texte journalistique. L’article et non seulement l’activité du journaliste devient élément déclencheur de l’action (principale ou secondaire). Dans les premières pages des Reliques de la mort, Harry Potter trie les journaux, à la recherche d’un numéro qui présentait « en première page une brève annonce de la démission de Charity Burbage, le professeur d’étude des Moldus à Poudlard. » Nous pensons donc que c’est cette nouvelle qui l’intéresse or : Il trouva enfin le journal. L’ouvrant à la page 10, il s’enfonça dans le fauteuil de son bureau et relut l’article qui l’intéressait. EN SOUVENIR D’ALBUS DUMBLEDORE par Elphias Doge [RM 27]

17 Suit un long article nécrologique de quatre pages, qui n’est pas rédigé par un journaliste mais par un ami du défunt et va constituer un des ressorts dramatiques de ce dernier volume : on y annonce que le père de Dumbledore, le directeur de Poudlard tant admiré par Harry, avait été condamné pour le meurtre de trois Moldus, que Dumbledore était très lié à Grindelwald, lorsque sa sœur Ariana mourut dans des circonstances non élucidées. Cet article provoque un véritable choc pour Harry qui « […] pensait connaître bien Dumbledore mais, après avoir lu l’article, il était forcé

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d’admettre qu’il le connaissait à peine. » [RM 81] et va induire une série d’actions ou de réactions, relancées par les annonces ; en jetant un coup d’œil à La Gazette du jour : En bas de page figurait un titre plus petit que la manchette, au-dessus d’une photo représentant Dumbledore marchant à grands pas d’un air tourmenté : DUMBLEDORE : ENFIN LA VÉRITÉ ? À ne pas manquer la semaine prochaine : l’histoire scandaleuse d’un génie imparfait que beaucoup considèrent comme le plus grand sorcier de sa génération. [RM 32]

18 Ce titre et cette annonce correspondent aux formules dont sont friands les périodiques de la presse populaire et à scandale, anglaise notamment. Nous retrouvons ce type de titre avec Œil de Lynx qui écrit non pas pour la presse à scandale mais pour un journal à grand tirage qui s’intéresse essentiellement aux faits divers et aux célébrités. Ce journaliste utilisera aussi les possibilités que lui offre la presse pour capturer un brigand : il n’hésitera pas à signer un article provocateur, « explosif » à l’encontre du bandit Mandrin pour réussir à le rencontrer [FB 65]. Cet article, intitulé « Mandrin n’est qu’un gredin », nous est donné à lire en partie et provoque l’enlèvement du journaliste mais aussi une augmentation extraordinaire des ventes du journal. Nous voyons apparaître ainsi l’image du journaliste prêt à courir les plus grands risques, pour faire appréhender certes un voleur mais aussi pour « faire un papier sensationnel » [FB 84] qui lui offrira les honneurs de la Une. Œil de Lynx est d’ailleurs le seul reporter du corpus à rechercher scoops et articles susceptibles de le rendre célèbre et de lui valoir quelque cadeau, une nouvelle pipe, une augmentation pour s’offrir une nouvelle voiture. Il semble aussi être le seul confronté à la recherche du sujet, aux difficultés d’écriture et à la hiérarchie : de son rédacteur en chef, exigeant, colérique, pensant surtout à la Une, à son président-inspecteur général, M. Lhénorme, un petit homme très affairé, extrêmement étourdi mais qui consent généralement à financer ses voyages, si le journal peut en tirer quelque avantage. Œil de Lynx est ainsi le journaliste le plus proche du stéréotype forgé à partir de l’image de Rouletabille, comme lui constamment happé par le désir d’enquêter et systématiquement rappelé à la nécessité d’écrire et nous pourrions transposer sur lui cette citation de Jacques Dubois à propos de Rouletabille : […] Rouletabille conjoint subtilement en son statut de reporter l’enquêteur ou le détective (pour le côté droit) avec le publiciste ou le journaliste (pour le côté lettres). Ce qui lui vaut une position incertaine, tiraillée entre profession et vocation, entre travail aliéné et œuvre libre.43

19 Ces journalistes sont rarement décrits pendant qu’ils écrivent : Tim accueille Rex avec ces mots : « Salut, Rex, j’étais juste sur le point d’envoyer sous presse l’édition du soir ; je n’ai pas le temps maintenant. »44 Il dicte ses articles et semble enquêter essentiellement par téléphone, on ne fait allusion ni à des archives, ni à des papiers : « Son bureau était uniquement occupé par trois téléphones, avec lesquels il dictait ses articles et accomplissait la plus grande partie de son travail, qui consistait au final à établir des contacts avec la moitié de la planète. »45 [MC 22-23], ce qui souligne ses capacités intellectuelles de déduction et d’investigation. Œil-de-Lynx, qui est au final une des figures les plus construites que nous rencontrions dans nos textes, dessinée par touches au fil des histoires, est vu prenant des notes et parle à plusieurs reprises de son futur article pour France-Flash, en général en lien avec la résolution de l’affaire d’enlèvement qui les occupe mais pas systématiquement. Œil de Lynx sera plus fréquemment décrit à sa table de travail dans la salle de rédaction, mais aussi – et cela est plus original - en train de réfléchir à la structure et au contenu de ses articles.

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20 Si la qualité du travail de recherche et d’investigation peut être soulignée, l’écriture ne le sera que de manière exceptionnelle : […] j’aimais sa façon de travailler : les articles qu’il écrivait faisaient plus de mal aux délinquants de tout poil qu’une décharge de chevrotine. Il avait, à mon avis, beaucoup de courage ; eh oui, car, si vous l’ignorez, les batailles ne se gagnent pas seulement avec les pistolets, mais il faut aussi un bon cerveau !46

21 Le plus souvent, les écrits des journalistes ne revêtent guère d’importance, c’est le résultat de leur enquête qui prévaut et le contenu de l’article se confond avec les résultats de l’enquête : Tim, surnommé Scoop pour son habileté à dénicher les informations les plus secrètes, avait publié une série d’articles dans la Gazette, le quotidien le plus indépendant et le plus vendu de toute la ville, dénonçant les liens possibles entre la pègre, le monde des affaires et la politique. Certes il savait vraiment de très nombreuses choses sur notre très chère et très sale métropole et ses affaires louches… Mais ce qui inquiétait c’était peut-être qu’il ne disait ni n’écrivait nombre de ces choses !47

22 Avec un humour cinglant, Rodari insiste fréquemment sur l’inconsistance ou le caractère mécanique, attendu, stéréotypé d’une certaine écriture journalistique : Des milliers de journalistes tapaient à la machine le début de leur article de fond : Sur le visage souriant de Jip, écrivaient quatre-vingt-quinze pour cent des journalistes, nous avons lu un souhait de paix et de joie pour notre vieille planète. Quand aux cinq journalistes qui manquaient pour faire cent pour cent, ils écrivaient la même phrase, mais au lieu du mot souriant, ils mettaient l’adjectif joyeux. [JT 78-79]

23 Il faut aussi souligner le choix fréquent d’insérer l’article, avec ses caractéristiques typographiques particulières, dans le flux du texte et cela non seulement dans les ouvrages illustrés. Le texte acquiert ainsi non seulement une mise en évidence mais aussi une matérialité qui en font un « vrai » article, participant ainsi à l’effet de réel. Par contre, à plusieurs reprises, nous découvrons la teneur des papiers d’Œil de Lynx alors qu’il les dicte au téléphone, ce qui se justifie par son éloignement de Paris lorsqu’il part enquêter en France ou même à l’étranger. Pendant les années soixante-dix, le téléphone était le moyen de communication le plus rapide et efficace : cette stratégie de présentation a l’avantage de mettre en scène le journaliste dans son activité mais transforme le texte écrit en texte raconté.

24 Les journalistes peuvent aussi prendre directement part à l’action, ce qui peut être contestable du point de vue déontologique. Quand, dans Il était deux fois le baron Lambert, Duilio doit trouver trente kilos de scotch, les journalistes les plus jeunes décident de s’en charger et tout à coup le rythme s’accélère : – Nous allons nous en occuper ! crient les jeunes journalistes ; et de fait ils se répartissent en équipes, bondissent dans leurs voitures et se mettent à ratisser villes et villages de la région, raflant tout le scotch disponible. Au bout d’une heure, ils reviennent avec des montagnes de rouleaux de toutes les couleurs, qu’ils remettent à Duilio avec la légitime fierté que l’on peut éprouver quand on a conscience de participer à une entreprise historique. – Moi je l’ai pris bleu, parce que ça va bien avec la couleur du lac. – Tenez, trente kilos de scotch offerts par la Gazette de Quarna ! – Trois kilos et demi au nom du Courrier de la Valstrona ! [BL 136]

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25 Certes Rodari se moque gentiment de ces journalistes qui ont le sentiment de participer personnellement à ces événements et qui en profitent pour faire la promotion de leurs journaux, mais il les rend aussi dynamiques, réactifs et somme toute sympathiques.

26 Ce n’est pas en tant que journalistes qu’ils le font mais parce que leur présence – motivée par leur fonction – leur permet de le faire. Cela permet aussi de souligner une différence d’attitude entre jeune et vieille génération. Ce qui nous amène à examiner les différents regards qui sont portés sur les journalistes.

27 Rares sont donc les textes où le héros journaliste pratique réellement sa profession. Le plus souvent, le journaliste vient seconder, de manière plus ou moins officielle et admise, un détective ou un policier, son action s’opérant bien souvent hors du champ du journalisme. Il n’est plus « témoin » mais se fait enquêteur. Dans un certain nombre de cas, ce sont par contre sa qualité de journaliste, son travail d’investigation ou ses publications qui déclenchent l’action dont il devient véritablement acteur. Quelques journalistes fonctionnent enfin comme de simples témoins faisant partie des figurants attendus et destinés à donner l’illusion de réel.

28 Paradoxalement, rares sont les images neutres de journalistes. Les auteurs utilisent ces exemples pour transmettre un message aux jeunes lecteurs sur le pouvoir de la presse et les caricatures et parodies offrent des passages particulièrement savoureux.

29 Fréquemment est posée la question de la compétence des journalistes. En effet, lorsqu’ils font leur travail, ils s’attaquent souvent à des sujets futiles et produisent des écrits qui pourraient nous paraître parfaitement inutiles. Même Œil de Lynx s’appuie sur les lectures de Fantômette pour étayer son article sur le nouveau Mandrin, dans Fantômette et le brigand. Avec des techniques narratives similaires, Rodari et Yak Rivais soulignent les travers des journalistes telles la faiblesse et incohérence de leurs questions. Dans Il était deux fois le baron Lambert, Rodari s’attarde longuement pour le plus grand plaisir du lecteur sur le travail des reporters : D’ordinaire il arrive à temps pour la conférence de presse du batelier Duilio. – Qu’avez-vous acheté aujourd’hui ? – Douze poulets, sept lapins, des pâtes, du riz, cinq variétés de fromage, trente kilos de fruits, du café, du sucre, du sel. – Combien de sel ? – Deux paquets de sel fin et deux de gros sel. Quand Duilio remonte dans sa barque pour transporter le ravitaillement sur l’île, il est salué par de grands applaudissements et les photographes lui crient : – Regarde par ici, Duilio ! Souris ! Lève bien haut ce régime de bananes. Les photographes tutoient tout le monde. Au retour Duilio est suivi d’un cortège de barques bourrées de journalistes, qui posent des questions et prennent des notes : – Qu’ont dit les bandits ? – Avez-vous vu le baron ? – Avez-vous vu Monsieur Alfred ? – Avez-vous fait le service militaire ? – À quel âge vous êtes-vous marié ? – Combien d’enfants avez-vous ? – Combien de litres de vin buvez-vous par jour ? Les journalistes, eux, le vouvoient toujours. [BL 79-80]

30 Avec des questions tout aussi incohérentes, ils n’hésitent pas à interviewer les petits- enfants du batelier qui ne jouent absolument aucun rôle dans cette affaire d’enlèvement :

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Eux aussi sont harponnés par les journalistes et interviewés par la télévision : – Qu’est-ce que tu préfères, Zorro ou Superman ? – Tu es plus fort en cybernétique ou en anthropologie structurale ? – Combien ça fait trois fois huit vingt-quatre ? [BL 82]

31 L’absence fréquente de réponse souligne de manière appuyée et caricaturale que ces journalistes n’écoutent ou n’entendent pas les réponses, voire ne s’en préoccupent même pas. Les précisions inutiles, par exemple à propos de la quantité de sel achetée, accentuent l’effet parodique ou caricatural. Nous retrouvons les figures d’accumulation chez Rivais. « L’enfant qui flottait sur l’eau » [P. 99-114] narre l’histoire de Julien qui marche, glisse et s’assied sur l’eau. Le maître nageur prend des photos que Monsieur Bertrand, le journaliste fait paraître dans le journal provoquant la survenue massive de journalistes : Les journalistes happèrent l’enfant dès qu’il parut : « Est-il exact que tu marches SUR l’eau ? » « Est-il exact que tu peux y faire des galipettes ? » « Est-ce que tes vêtements rétrécissent au lavage ? » [P. 105]

32 Les questions posées sont absolument hors de propos et même tendancieuses ou d’une stupidité extrême ; certes, il s’agit ici d’amuser le lecteur mais aussi de dénoncer les dérapages d’une certaine presse, prête à tout pour faire un papier et vendre un journal : Une nuée de journalistes s’abattit sur l’enfant à onze heures et demie. Tout le monde l’agrippait, lui collait un micro sous le nez pour le faire parler de n’importe quoi. « Es-tu catholique, musulman, bouddhiste, israélite, ou animiste ? » « Comment fais-tu pour te laver les pieds ? » « Est-ce que ta grand-mère fait du vélo ? » Julien se débattait. [P. 107]

33 Mais dans Il était deux fois le baron Lambert, nous assistons aussi à un glissement, avec l’apparition d’un sentiment d’empathie entre les journalistes qui vivent là depuis plusieurs jours et ce pauvre batelier : – Où allez-vous ? – Charon, un sourire pour la presse – Comment vont vos petits-enfants ? Et votre belle-mère a-t-elle toujours mal au ventre ?

34 Si cela nous fait sourire, et donne une certaine humanité à ces journalistes, nous pouvons imaginer que l’objectivité avec laquelle ils sont censés aborder leur sujet pourrait être mise à mal. Avec beaucoup d’humour, Rodari critique nettement ces personnages dont les techniques d’investigation laissent pour le moins perplexes : L’île est entourée d’un cordon serré d’embarcations chargées de policiers qui surveillent les bandits. Autour de ce premier cercle il y en a un second de barques bourrées de touristes et d’envoyés spéciaux qui surveillent la police. Sur toute la surface du lac, par tous les temps, d’autres professionnels ou amateurs de l’information vont et viennent en canot à moteur ou en profitent pour se consacrer au sport de la voile. [BL 75]

35 Cette critique est accentuée par l’énumération des lieux où se sont postés ces journalistes, positions qui ne permettent pas forcément de voir ce qui se passe mais offrent d’autres plaisirs.

36 Parmi les observatoires les plus recherchés par la presse, on peut citer : Le belvédère de Quarna, où la bière est toujours fraîche ; Le sanctuaire de la Vierge au rocher, à pic sur le lac ; Une auberge de la Valstrona, d’où l’on ne voit rien mais où l’on mange une

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excellente polenta au civet de lapin ; La tour de Buccione, construite au XIIe siècle mais toujours solide au poste ; Le couvent du Mont-Mesma, où les moines recueillent ingénieusement l’eau de pluie mais offrent à leurs hôtes un savoureux petit vin ; Et, naturellement, juste derrière Orta, à l’endroit le plus élevé du promontoire, l’esplanade du Mont-Sacré […].

37 Ces journalistes nous apparaissent comme bien peu intéressés par leur travail, blasés, à tel point qu’ils ratent l’information fondamentale quand les bandits s’envolent en ballon à la faveur de la nuit : À un certain moment un journaliste en faction sur la place d’Orta croit apercevoir sur le toit de la villa une grande ombre noire. Mais il est si jeune que personne ne le croit. Ses collègues plus âgés ne mettent même pas le nez hors du café où ils sont terrés pour jouer au poker. Une ombre noire, hein ? C’est sûrement le diable. As-tu remarqué s’il avait des cornes ? Tu n’as pas senti une odeur de soufre ? Peu après, même le journaliste ne voit plus l’ombre noire. [BL 140]

38 Rodari égratigne à plusieurs reprises la vieille génération des journalistes, qui se moquent des plus jeunes qu’ils jugent incompétents. Et quand les jeunes sont déjà au travail, les plus âgés s’attardent au bord du lac : « Charon débarque lestement et court vers la place centrale, poursuivi par les journalistes les plus jeunes (les plus vieux sont encore en train de déjeuner sur les terrasses des hôtels). » Cas extrême, dans un texte de Claude Bourgeyx48, un journaliste apprend par une dépêche que l’immeuble où il travaille brûle : après avoir vérifié par la fenêtre que l’immeuble brûlait bien et appris qu’il fait partie des rescapés, il s’en retourne tranquillement à son article sur le temps qu’il faisait la veille !

39 Ces journalistes ont parfois des méthodes pour le moins contestables : lorsque Braithwaite demande à Rita Skeeter si elle est restée en relation avec Potter « dont elle a publié une si célèbre interview l’an dernier », voici la réponse qu’elle obtient : « Oh, oui, nous sommes devenus très proches, répond-elle. Le malheureux Potter n’a pas beaucoup de vrais amis et nous nous sommes rencontrés à l’un des moments les plus déterminants de sa vie : le Tournoi des Trois Sorciers. Je suis sans doute l’une des rares personnes vivantes qui puisse affirmer qu’elle connaît le véritable Potter. » [RM 36]

40 alors que le lecteur sait pertinemment qu’Harry abhorre cette personne. Elle balaye avec des éclats de rire les réserves apportées par E. Doge « le livre de Skeeter contient moins de faits réels qu’une carte de Choco-grenouille » et, dans le seul but évident de le discréditer, elle affirme, pure invention, que lorsqu’elle l’a interviewé quelques années plus tôt « [c]omplètement gâteux, il semblait penser que nous étions assis au fond du lac Windermere et me répétait sans cesse de faire attention aux truites. » [RM 33-34]

41 Le travers le plus régulièrement représenté est le harcèlement. Par le biais de l’humour et de la parodie, Yak Rivais dénonce ainsi avec férocité l’acharnement des médias. Dans « L’enfant qui flottait sur l’eau », comme dans les textes de Rodari, travail du journaliste et intervention du photographe proche du paparazzi s’entremêlent : À la sortie, plusieurs autres journalistes attendaient l’enfant dans la rue. Ils étaient armés d’appareils photographiques et de magnétophones. Ils demandaient : « Lequel c’est, le barboteur ? » Ils croyaient que les photos étaient truquées et disaient d’un air soupçonneux : « Les photos, c’étaient des montages ? » [P. 103]

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42 Rivais écorne davantage l’image des journalistes de télévision, mais dans cette mêlée, il est difficile de distinguer qui finit par enlever l’enfant : « Et hop ! Ils kidnappèrent l’enfant. Le malheureux était étourdi parce qu’ils le tiraient à hue et à dia. Ils le firent monter en automobile et l’emmenèrent. » [P. 105] et devant les protestations de Julien les journalistes font preuve de bien peu de bon sens : « Tu iras après ! » répondaient les journalistes. « L’information d’abord ! » Mais l’enfant s’obstine et leur attitude devient ridicule, cynique, montrant leur grande immaturité tandis que le bon sens se trouve du côté de l’enfant : Les journalistes protestaient ; ils disaient que Julien avait tout le temps d’aller s’em****** à l’école, qu’il avait toute la vie devant lui ! Ils disaient que, puisqu’il allait devenir célèbre il n’avait plus besoin d’apprendre quoi que ce soit ! « Quand on est célèbre », ricanaient-ils, « on sait tout même quand on ne sait rien ! »

43 Un nouveau degré est franchi quand ils en viennent à la brutalité verbale, expression métaphorique d’une brutalité physique, déjà extrême si on pense qu’ils ont enlevé l’enfant : Alors les journalistes le supplièrent et le menacèrent en même temps. « Tu veux mon pied au *** garnement ? Une bonne paire de baffes lui ferait du bien ! Est-ce que nous allons à l’école nous autres ? » [P. 106]

44 Alors qu’il s’enfuit, ils le poursuivent, lui promettant de le ramener à l’école sans jamais respecter leur promesse. Ils créent une situation de tension absolument insoutenable et inadmissible vis-à-vis d’un enfant : « ‘Encore ! Encore !’ hurlaient les journalistes et les photographes » et ne baissent jamais la garde à tel point que les parents doivent ruser pour l’emmener en classe. Julien finit par prendre les pilules censées le guérir et l’effet est immédiat : « À la fin de la semaine, les journaux l’avaient oublié, la radio diffusait des chansons, la télévision des feuilletons. » [P. 113]. Nous voyons ici l’inconstance des journaux, qui cessent bien vite de s’intéresser à une affaire, attitude que nous rencontrons aussi dans Senso di giustizia.

45 Nous retrouvons cette idée de harcèlement dans la bouche de Elphias Doge, à propos de Rita Skeeter : « Cette femme, ou plutôt ce vautour devrait-on dire, m’a littéralement harcelé pour que j’accepte de lui parler. J’ai honte de vous avouer que je suis devenu assez discourtois, je l’ai traitée de vieille truie fouineuse, ce qui s’est traduit, comme vous l’avez lu, par des calomnies concernant ma santé mentale. »

46 Les mêmes techniques d’investigation peuvent être utilisées de manière utile ou néfaste : Scoop parle souvent avec les barmen « pour débusquer les nouvelles les plus étranges, en utilisant sa sympathie et quelques dollars qui changeaient de main. »49 [MC 21] ce qui lui permet de combattre le crime. Lorsque l’on fait remarquer à Skeeter que les « accusations d’inexactitude » qui ont été portées à son encontre ont trouvé un écho, voici sa réponse : Ma chère amie, répond Skeeter, rayonnante, en me tapotant affectueusement la main, vous savez aussi bien que moi combien on peut rassembler d’informations grâce à un gros sac de Gallions, un refus systématique de s’entendre dire non et une bonne Plume à Papote bien aiguisée ! [RM 84]

47 Tout comme pour Tim, cet argent ou ces techniques peu avouables permettent d’avoir accès à des sources inédites : « […] j’ai eu accès à une source pour laquelle la plupart des journalistes seraient prêts à donner leur baguette, quelqu’un qui n’a jamais parlé publiquement jusqu’à maintenant […]. » Pourtant les objectifs sont nettement moins

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avouables. Tim aussi entretient des relations avec des personnages influents ou susceptibles de lui fournir des renseignements : Il était aidé par son répertoire téléphonique ultra-secret, introuvable et invisible, son instrument de travail le plus précieux. On racontait qu’y étaient notés les numéros de téléphone personnels des personnages les plus puissants du pays !50 [MC 22-23]

48 Mais d’un journaliste à l’autre les objectifs diffèrent. Dans « L’enfant qui savait marcher sur l’eau », les journalistes osent proposer « des bonbons et de l’argent » au petit garçon dans une énième tentative pour l’obliger à répondre à leurs requêtes. L’image du journaliste ne correspond plus à l’image positive de l’enquêteur, du reporter dont le travail perce les travers de la société. Au contraire, ces scribouillards sont à la solde d’une presse uniquement fondée sur le sensationnel, le fait monté en épingle pour être oublié dès qu’un nouvel événement se produit.

49 Nos auteurs n’hésitent pas à dénoncer la collusion qui peut exister entre journalistes et pouvoir et à stigmatiser les journalistes à la solde du pouvoir. Dans Gelsomino, puisque tous doivent mentir, les contenus des articles de journaux doivent être renversés. Un chapitre est ainsi consacré au journal de cet étrange pays, avec des extraits d’articles : Le journal était intitulé : Le parfait menteur, et naturellement il était entièrement composé de fausses nouvelles ou de faits réels racontés à l’envers. Il y avait par exemple un article intitulé : « Une grande victoire du coureur Persichetti ». Voici le texte de la nouvelle : « Le célèbre champion de course en sac Flavio Persichetti a gagné hier la dixième étape du tour du Royaume, en devançant de vingt minutes Romolo Baroni, arrivé second, et de trente minutes et quinze secondes Piero Clementini arrivé troisième. Le peloton, arrivé une heure après le vainqueur, a été battu par Pasqualino Balsimelli qui s’était échappé.51 [GPB 71]

50 En réalité, aucune course n’a jamais eu lieu, mais chaque année le journal organise une fausse course, qui est un appel à contribution financière : les personnages influents, orgueilleux ou à la recherche de publicité, versent des sommes d’argent plus ou moins importantes et sont cités avec plus ou moins d’éloges dans les compte-rendus de cette course imaginaire. Le plus généreux est déclaré vainqueur de l’étape. Et lorsque le journal estime que les dons n’ont pas été assez élevés, il se venge par des commentaires peu élégants. Les liens entre personnages appartenant au monde de la politique et de la finance, pouvoir et médias sont soulignés et non sans rapport avec l’Italie de l’après- guerre mais peut-être aussi de la période fasciste.

51 Mais un autre traitement journalistique est plus inquiétant ; on en vient à cacher des événements tragiques en les transformant en bonnes nouvelles : « Tragédie évitée sur la via Cornelia – Cinq personnes ne meurent pas et dix autres n’ont reporté aucune blessure. »52 Il s’agit là d’une nouvelle non pas fausse mais retournée. De même annonce-t-on que le concert de Gelsomino n’a pas provoqué le moindre dégât alors que, sous une photographie du théâtre en ruine, on précise « ainsi que le lecteur peut le voir de ses oreilles, absolument rien n’est advenu. »53 Zoppino est heureusement un lecteur attentif qui, tout en bas de la dernière page, découvre deux entre-filets, intitulés « Smentita », c’est-à-dire « démenti ». Le premier, signé par le chef de la police, concerne tante Panocchia et sa nièce Romoletta, deux personnages importants de ce récit, dont on dit qu’elles n’ont pas été arrêtées et ne sont pas enfermées à l’asile de fous. Le second avis concerne Gelsomino : Il n’est absolument pas vrai que la police est en train de rechercher le célèbre ténor Gelsomino. Il n’y aurait aucune raison à cela, car Gelsomino ne doit pas du tout répondre des dégâts qu’il n’a pas causés au Théâtre Municipal. Donc, quiconque

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saurait où se cache Gelsomino ne doit pas aller le dire à la police car il serait sévèrement réprimandé. [GPB 74]54

52 Ici, comme dans Les Reliques de la mort, les journaux sont des vecteurs pour la transmission des informations au service de régimes autoritaires et violents. La Gazette du sorcier publie en première page l’avis de recherche concernant Harry : Une immense photo de lui s’étalait à la une. Il lut la manchette qui figurait au- dessus : RECHERCHÉ POUR INTERROGATOIRE DANS L’ENQUÊTE SUR LA MORT D’ALBUS DUMBLEDORE [RM 32]

53 Car le pouvoir contrôle la presse, en tout cas Harry est persuadé que le ministère fait pression sur La Gazette pour taire les nouvelles concernant le Seigneur des Ténèbres. Et même dans Fantastique Fantômette, le journal Synovie-Matin se fait-il le relais du culte de la personnalité du Premier Ministre.

54 Après que Gelsomino a provoqué la destruction de l’asile et la fuite des surveillants et directeur grâce à son chant, les journalistes n’arrivent pas à l’approcher et doivent se contenter d’interviewer un autre personnage qui ne répond pas à leurs questions, nous offrant un échange surréaliste : – Vous n’avez rien à déclarer au Parfait menteur ? lui demandèrent les journalistes. – Miaou, répondit Calimero en tournant le dos. – Excellent, dirent les journalistes, vous êtes l’un des témoins oculaires. Pouvez- vous nous dire comment il se fait qu’il ne s’est rien passé ? – Miaou, dit encore Calimero. – Très bien. Nous démentirons de la manière la plus absolue que l’asile se soit écroulé et que les fous se soient dispersés dans la ville. – Mais voulez-vous bien comprendre, s’énerva Calimero. Voulez-vous bien comprendre, oui ou non, que je suis un chat ? – Vous voulez dire un chien, vu que vous miaulez.55

55 Ici sont montrés du doigt les journalistes qui ne savent pas choisir leurs témoins et ont des idées tellement préconçues que, quelles que soient les déclarations de ces derniers, ils arrivent aux conclusions qu’ils souhaitent, taisant la vérité. Ainsi se pose le problème de la fiabilité des sources, bien souligné dans cette conversation entre Muriel et Doge : Je crois que Bathilda a tout raconté à Rita Skeeter. Ces allusions, dans l’interview de Skeeter, à une source bien informée, proche des Dumbledore… […] – Bathilda n’aurait jamais parlé à Rita Skeeter, murmura Doge. – Complètement gaga depuis quelque temps, d’après ce qu’on m’a dit, ajouta joyeusement la tante Muriel. – Si c’est vrai, c’est encore plus déshonorant de la part de Skeeter d’en avoir profité, trancha Doge, et on ne peut accorder aucun crédit à ce que Bathilda a pu déclarer ! [RM 174]

56 Ainsi faut-il parfois se méfier des journalistes et ne pas leur fournir d’informations et aussi, bien évidemment, se méfier des informations qu’ils peuvent colporter. Pour sa propre sécurité, on essaie de se protéger, en leur cachant volontairement des informations. Dans Les aventures de Jos Tempête. La machination du Scorpion noir, Jos est devenu propriétaire du « Parc olympique » transformé en forteresse inexpugnable car de nombreuses personnes veulent le tuer alors : « aucun visiteur, aucun journaliste n’y avait jamais été admis. »56 Et aux journalistes qui ne pourraient être que sceptiques, on ne dit pas tout : sa fille Iliade a les cheveux et la peau naturellement violets comme sa mère, elles sont les deux seules sur terre dans ce cas :

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Les médias ne savaient pas grand-chose à propos de Keridwen. Ils ignoraient, par exemple, que la couleur de sa peau était naturelle. Si on leur avait appris qu’elle venait d’une autre planète, aucun journaliste ne l’aurait cru. C’était pourtant la vérité.57

57 Dans un bel effet de retournement, Rodari invite quant à lui son jeune lecteur à se méfier des informations qui lui sont données, mais aussi à se méfier de qui se méfie des journalistes ! Ce qui atteste de la grande confiance que Rodari a dans ses lecteurs, capables de comprendre cela. Adoptant une attitude pédagogique, il leur donne ainsi les clés pour décrypter les articles. Lisons Jip dans le téléviseur58, publié en 1976. Jip est un petit garçon qui a la mauvaise habitude de trop regarder la télévision : il finit par être happé par le téléviseur et naviguer, d’une chaîne à une autre, à travers le monde entier. Cet événement suscite de nombreux commentaires : – Mais il y a déjà eu un cas d’attraction par la télévision, insistait le comptable Binda ; je l’ai lu dans un article d’un certain Rodari. À cette occasion les médecins ont même donné un nom à cette maladie. Si je me souviens bien, ils l’ont appelée la télévisionnite. – Des inventions, mon cher. Des inventions de la presse, des exagérations. Parfois les journalistes, pour se mettre en valeur, ne mesurent pas leurs mots. Le commissaire confirma cet important jugement du fonctionnaire en rapportant le cas d’un journaliste qui avait décrit par le détail le vol de la tour penchée de Pise. – Vous comprenez ! Il a inventé qu’elle avait été emportée, morceau par morceau, par une bande spécialisée dans le vol des monuments historiques. Il fut facile de montrer que la nouvelle était fausse et tendancieuse, en présentant au public une simple carte postale illustrée, d’où il résultait que la tour de Pise était toujours à sa place. Mais en attendant le bruit s’était répandu et personne n’épargnait la police dans ses critiques. [JT 59-60]

58 Cet extrait montre que la presse peut dire la vérité mais que le pouvoir en place et la police, d’une seule et même voix, peuvent occulter cette vérité. Rodari cherche toujours à donner de la situation une vision qui lui semble équilibrée. Le lendemain de cette conversation, les journaux suscitent l’affolement : Les premières pages étaient noires de titres effrayants : Jip, reviens Sur ton antenne ! L’écran rendra-t-il sa proie ? Un enfant de 8 ans Avalé par son téléviseur Crime atroce sur la 1re chaîne Une bande de télévoleurs terrorise la ville

59 Ici Rodari dénonce la tendance fréquente à recourir à des titres racoleurs, utilisés sans aucun discernement alors qu’ils sont susceptibles de provoquer une panique générale. Il insiste ensuite sur le manque de professionnalisme dans la vérification des sources, repérable dans les multiples versions différentes données de l’événement : Les articles étaient encore moins encourageants que les titres. L’événement y était raconté de cent façons diverses. Jip y était décrit tantôt comme « un poupon blond à l’air angélique », tantôt comme « un garnement qui ne laissait pas en paix les sonnettes des portes voisines ». Un journal insinuait que l’avocat Prosperi devait savoir quelque chose : après tout, le téléviseur du crime était à lui. D’après un autre journal la chute dans le téléviseur n’était qu’une invention de la police : en réalité Jip avait été enlevé par des êtres ultra-terrestres, probablement des martiens, extrêmement dangereux parce qu’invisibles. - Invisibles ! grommela Mademoiselle Emma, en jetant les journaux dans la poubelle. Je voudrais que tous les journalistes deviennent vraiment invisibles.

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Les journaux du soir publièrent eux aussi de sensationnelles informations sur Jip. Mais il n’était que trop évident qu’il s’agissait de « fausses nouvelles » : il n’y avait pas deux journaux qui disaient la même chose. [Jip 61-62]

60 Cette fois-ci, il est évident que la presse se trompe, invente sans s’appuyer sur des connaissances fondées. Nous retrouvons le même type de commentaire chez les journalistes de Rivais : [Julien] était de plus en plus triste. Les journaux du jour racontaient que le « marcheur nautique » était peut-être un dieu, un extraterrestre, ou un magicien, et qu’il y avait certainement une ou deux sorcières dans sa famille. Des stupidités. Un critique l’appelait « roi de la flotte », un autre lui souhaitait de perdre son pouvoir et de boire une bonne tasse. [P. 110-112]

61 Œil de Lynx est aussi tenté à maintes reprises par le titre percutant, qui fait partie des stratagèmes auxquels recourent les journalistes en manque d’information. Une intrusion dans les pensées de ce journaliste nous dévoile quelques méthodes peu avouables : « Il remplacerait les informations qui lui faisaient défaut grâce à quelques vieux trucs de métier. D’abord un titre alléchant. » [FB 37]

62 Face à cette presse, les réactions du public peuvent être très contrastées, d’aucuns soutiennent que « Le livre de Rita Skeeter est destiné sans nul doute à devenir un best- seller immédiat. » tandis que : Harry était arrivé au bout de l’article mais il continua de fixer la page d’un regard vide. Le dégoût et la fureur montaient en lui comme un flot de vomissures. Il chiffonna le journal et jeta de toutes ses forces contre le mur la boule de papier qui retomba sur le tas de débris amassés autour de sa corbeille débordante. [RM 37]

63 Doge qui essaie de persuader Harry que Skeeter est une personne horrible est interrompu par une tante Muriel enthousiaste : Rita Skeeter ? Je l’adore, je lis toujours ses articles. […] Vous saviez qu’elle a écrit une biographie de Dumbledore ? J’ai hâte de la lire, il faut que je pense à la commander chez Fleury et Bott ! […] [J]e brûle de découvrir les révélations de Skeeter ! [RM 168-169]

64 Le refus de cette « presse » peut être le signal d’un rejet du régime (autoritaire) en place. Le directeur du Parfait menteur se frotte les mains, pensant qu’il va vendre 100 000 exemplaires ; or, coup de théâtre, les crieurs reviennent très rapidement, expliquant que plus personne ne veut acheter le journal : « Il se passe des choses graves, Monsieur le Directeur. Les gens nous ont ri au nez et nous ont conseillé d’utiliser notre journal pour en faire des barquettes en papier. »59 [CB 121].

65 Le jeune lecteur peut apprendre à travers ces textes à se méfier des dérapages de la presse mais dans nombre de nos textes apparaît aussi une image positive du journaliste, porteur d’optimisme, de rêve et même de magie. Dans l’Italie de l’après-guerre, en pleine guerre froide, Rodari, membre du PCI, propose une poésie intitulée « Il giornalista », dans laquelle un grand reporter, après avoir traversé les cinq continents et les contrées les plus diverses, ramène enfin une nouvelle : Et sais-tu ce que je ramène ? Une seule nouvelle ! Je vais être licencié pour paresse. Mais l’événement est sensationnel, Il mérite un gros titre : Tous les peuples de la terre Ont déclaré la guerre à la guerre.60

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66 Après cet appel antimilitariste, la poésie entrera dans les articles des journalistes. Dans Il était deux fois le baron Lambert, un journaliste anglais qui campe dans les bois admire le lever du soleil sur le Mont-Rose et envoie à son directeur un article décrivant ce spectacle : Le journaliste a décrit avec enthousiasme ce spectacle dans un article que son directeur a jeté au panier, dictant aussitôt après un télégramme urgent : « Laisse tomber le paysage, les gens ne veulent pas savoir ce que fait le Mont-Rose mais ce que fait le baron Lambert. »

67 La réaction du directeur sera sans appel et notre journaliste se contentera de composer des poésies pour lui-même. Rodari reprend aussi la technique du renversement qui lui est chère et que nous avons déjà repérée dans Gelsomino… Un texte bref, Scoop, met en scène un tout jeune journaliste qui rapporte dans ses articles des événements qui n’ont pas eu lieu et les narre, à la forme négative, avec une précision du détail qui rend vraisemblable une nouvelle présentée dans la rubrique des faits divers : « Hier à 14 h 35, sur la nationale 897, il ne s’est pas produit une terrifiante collision dans laquelle n’ont pas perdu la vie cinq personnes. Un gros semi-remorque immatriculé MI 2345, dans sa tentative de ne pas doubler un tracteur agricole, n’a pas heurté de plein fouet la voiture immatriculée ROMA 4567, qui roulait en sens contraire, et qui par conséquent ne s’est pas renversée sur trois motocyclistes belges survenant à ce moment-là. Dans cet accident ne sont pas morts : un camionneur, deux des motocyclistes, le jeune homme qui conduisait la voiture et sa fiancée ; quant aux autres, ils n’ont pas eu de blessures plus ou moins graves n’imposant donc pas leur transport d’urgence à l’hôpital. La police routière, pour sa part, n’a pas eu à ouvrir d’enquête. »61

68 Il est évident que le directeur du journal ne l’entend pas de la même oreille et convoque son jeune collègue pour le sermonner : « Nous sommes en train de devenir un journal pour fantômes : bientôt nous imprimerons à l’encre blanche ! » Le jeune journaliste défend son point de vue en précisant que rien n’est faux dans ses déclarations et essaie d’apporter des fondements théoriques à sa position en se posant la question de ce que devrait être le journalisme moderne, qui doit faire apprécier la vie : « Un journal moderne doit pouvoir élargir son champ d’action au domaine du possible. » La fin est prévisible : il est licencié, pour la quatrième fois, mais continue imperturbable à croire en ses choix : « Il faut croire que mes idées sur le journalisme sont trop avancées. Peu importe, je vais chercher une nouvelle place. Je suis jeune, j’ai tout l’avenir devant moi. »

69 Ce qui est agréablement paradoxal, c’est que ce sont ces journalistes les plus farfelus que nous voyons réellement travailler et dont nous pouvons lire les productions. Ils peuvent basculer résolument du côté des enfants. Dans la série des « enfantastiques »62, M. Bertrand, le journaliste qui habite à côté de l’école de la Contrescarpe, bénéficie d’une aura particulière, car il n’a pas de préjugé négatif et participe aux bêtises des enfantastiques. Avec eux, il s’envole en parapluie au-dessus de Paris, leur commente les monuments survolés, et ne s’étonne pas particulièrement des vêtements qui volent : on pourrait le taxer d’incompétent, mais il a plutôt gardé une capacité à s’émerveiller comme un enfant et à accepter des événements incongrus. Il fait parfois aussi les frais de ces aventures étranges mais ne s’en émeut guère et surtout ne garde aucune rancune. Dans « L’enfant qui effaçait les gens »63, une fillette qui possède le pouvoir d’effacer d’un coup d’éponge les gens qui l’ennuient se met tout à coup à gommer ainsi la partie haute des corps. Le journaliste, toujours à l’affût d’un scoop, se rend immédiatement sur les lieux car « [i]l souhait interviewer toutes ces jambes sans corps,

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mais les jambes ne répondaient pas. » […] « Eh bien quoi ? » demanda-t-il aux jambes. « Ce n’est qu’une fillette… » Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Pfuitt ! Plus de journaliste sauf les jambes ! » [P. 37]. Dans « L’enfant qui faisait disparaître les vêtements » de Rivais, le journaliste, M. Bertrand, est une fois de plus la cible des enfantastiques. Thomas fait voler sa casquette et le narrateur s’attarde sur une scène digne des meilleurs numéros de clown : M. Bertrand s’était rendu compte qu’il était tête nue à l’instant où il ouvrait la portière de l’automobile. Il se retourna, se baissa pour regarder sous la voiture. « Hi-hi-hi ! » ricana Antoine. « Il croit qu’il a provoqué un courant d’air en ouvrant la portière ! » M. Bertrand revenait sur ses pas, regardait derrière une poubelle sur le trottoir. La casquette n’était pas là non plus. […] M. Bertrand venait de soulever le couvercle de la poubelle pour y jeter un coup d’œil dedans : mais il n’y trouva pas sa casquette. Il leva les bras en l’air et monta en voiture. [P. 15-16]

70 Les gendarmes finissent par arriver car le quartier est sens dessus dessous et lorsque le journaliste revient pour questionner les enfants sur une éventuelle émeute un simple « Oh non, Monsieur Bertrand ! » suffit à le faire renoncer à enquêter, en pensant qu’« On le dérangeait souvent pour rien. » À ce moment-là, il aperçoit deux habits qui flottent en l’air mais ne s’en étonne pas davantage pensant simplement qu’il devra changer ses lunettes, « [p]uis il ajusta sa casquette sur sa tête et remonta dans son automobile puisqu’il ne se passait décidément jamais rien sur la place de la Contrescarpe. » [P. 28] Ne trouvant pas particulièrement étranges tous ces événements, image renversée du journaliste méfiant, suspicieux et à la recherche du sujet, M. Bertrand passe systématiquement à côté du scoop, voire même du simple sujet d’article, mais il garde la confiance des enfants et de la population.

71 Si le nombre de textes où évoluent des journalistes n’est pas très important au regard de la production pour enfants, nous avons vu qu’il nous offre toutefois un large panel de représentations de ce personnage, que celui-ci soit acteur ou témoin, personnage principal ou comparse. Dans un corpus qui concerne trois langues et un demi-siècle, nous voyons se dégager des constantes dans les thèmes abordés et des similitudes de traitement. Des thèmes réputés difficiles, sensibles, réservés aux adultes, comme la presse au service du pouvoir, le harcèlement par les médias et la désinformation sont ici amplement exploités, dans des textes aux caractéristiques narratives et stylistiques bien différentes. Ainsi la question de la dépendance ou soumission de la presse vis-à-vis du pouvoir ou de l’idéologie dominante apparaît-elle dans des textes aussi différents que Cipollino nel paese dei bugiardi, Fantastique Fantômette et Les Reliques de la mort. Si parfois le journaliste apparaît de manière stéréotypée, les images qui sont proposées au jeune lecteur ne sont que rarement simplistes, témoignant par là d’une motivation particulière des écrivains lors de l’élaboration de ces personnages de fiction, qui constituent souvent pour le jeune lecteur un premier contact avec cette profession. Certes l’impact de ces lectures dans la construction du regard que le jeune lecteur portera ensuite sur presse et journalisme reste évidemment impossible à évaluer. En ce qui concerne les techniques narratives et le traitement des personnages, l’influence de Rodari sur Rivais nous semble évidente dans les renversements de nouvelles, l’imagination débridée qui se coule naturellement dans le réel, l’amour de la poésie. Si les facettes les plus noires et contestables de cette profession ne sont pas cachées, il paraît indéniable que les textes humoristiques nous apportent la plus grande richesse d’exploitation de ces personnages imaginaires, en nous offrant des textes

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particulièrement savoureux et un regard porté sur cette profession fréquemment original voire largement investi par une imagination débridée.

NOTES

1. Si nous nous cantonnons à l’aire francophone, le reporter le plus connu de la bande dessinée est bien entendu Tintin créé en 1929 par Hergé et, parmi les héros récurrents, nous trouvons : Ric Hochet, Guy Lefranc, Jacques Flash, Marc Dacier mais aussi Babiole et Zou de Greg, Jeannette Pointu, Fantasio, l’homme aux multiples métiers qui finit par devenir reporter-photographe, Seccotine, la journaliste d’investigation créée en 1953 et Gaston Lagaffe, le garçon du courrier. Parfois le journaliste n’apparaît que le temps d’un épisode, comme dans Daily star de la série des Lucky Luke, Le schtroumpf reporter. Parmi les seconds rôles figurent le père de l’héroïne dans Marion Duval (Yvan Pommaux, BD publiée dans Astrapi puis chez Bayard éditions jeunesse, Bayard BD). Beaucoup plus rares sont les journalistes héros de papier en Italie : nous trouvons quelques reporters dans l’œuvre de Hugo Pratt (Jack London et Ernie Pike inspiré du reporter Ernest Pyle). 2. Ruth Amossy, Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langue discours société, s. l. : Armand Colin, 2007, [1re éd. Nathan 1997], p. 37. Voir aussi Ruth Amossy, « Du cliché au stéréotype. Bilan provisoire d’un parcours », in Gilles Mathis (dir.), Le cliché, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, coll. Interlangues littératures, 1998, p. 21‑28 ; Ruth Amossy, Elisheva Rosen, Les discours du cliché, Paris : CDU et Sedes Réunis, 1982, 151 p. 3. Ruth Amossy, Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris : Nathan, Le texte à l’œuvre, 1991, p. 43. 4. R. Amossy a mis en lumière ce point en 1991 dans son ouvrage Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, op. cit., p. 9 : « Aujourd’hui, la presse, la B.D., les best-sellers, le cinéma, la publicité ne cessent de renforcer ou de forger à notre usage des stéréotypes de tout acabit. Réciproquement, la production culturelle se nourrit des images qui circulent dans la société contemporaine. » 5. Malgré cet arc temporel étendu qui nous permet d’aborder des textes particulièrement significatifs, ce travail ne se veut en aucun cas exhaustif. 6. Gianni Rodari (1920-1980) est considéré comme l’un des plus grands auteurs pour la jeunesse, son œuvre a été couronnée en 1970 par le Prix Andersen, plus haute reconnaissance en littérature de jeunesse. Un regard porté uniquement sur la diffusion de son œuvre en France pourrait être trompeur : alors que chez nous il reste encore presque exclusivement connu des spécialistes de littérature de jeunesse et des enseignants, du primaire notamment, en Italie ses livres ont été largement diffusés et aujourd’hui encore les rééditions ou éditions nouvelles, avec parfois de rares inédits, sont fréquentes. 7. Yak Rivais, Pas de panique !, Paris : L’Ecole des Loisirs, Neuf en poche, 1986. Né en 1939, Yak Rivais a mené parallèlement à sa carrière d’instituteur une activité foisonnante comme peintre et dessinateur humoristique, écrivain mais surtout auteur pour la jeunesse, avec une prédilection pour les contes et nouvelles où dominent fantastique et jeux de mots. 8. Claude Bourgeyx, « Riton-La-Malice », in Le fil à retordre, Paris : Nathan, Nathan Poche 10-12 ans, Humour, ill. de Serge Bloch et Bruno Jarret, p. 35-36. Claude Bourgeyx, né en 1943, est romancier, nouvelliste, dramaturge, scénariste, dialoguiste. Pour les enfants, il a publié plusieurs ouvrages remarquables pour leur humour teinté de poésie (voir Olivier Poncer, Claude Bourgeyx,

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Une histoire à dormir, s. l. : Thierry Magnier, 1998 ; Claude Bourgeyx, Jochen Gerner, Grosses têtes et petits pieds, 28 histoires impertinentes, Paris : Nathan, 2002, 150 p.). 9. Concernant ce personnage, voir Armelle Leroy, Laurent Chollet, Le Club des Cinq, Fantômette, Oui-Oui et les autres. Les grands succès de la Bibliothèque rose et verte, Hors-Collection, 2005 ; Pierre Bannier, Les micro-sociétés de la littérature pour la jeunesse. L’exemple de Fantômette, Paris : L’Harmattan, Logiques sociales, 2000, 187 p. Un site non officiel mais fort documenté se révèle aussi riche en informations : [En ligne]. 10. Né en 1931, Georges Chaulet suit des études d’architecture mais décide rapidement d’écrire pour les enfants. Entre 1958 et 1962, il publie chez Casterman la série « Les 4 As » avant de donner naissance à Fantômette, héroïne spécifiquement créée pour les filles, dont Chaulet sait qu’elles lisent davantage que les garçons. Les Exploits de Fantômette sont publiés en 1961, suivront 48 titres jusqu’en 1987. Un 50e titre sera écrit en 2006 pour fêter les 150 ans de la Bibliothèque Rose. Georges Chaulet, Fantômette et le brigand, Paris : Hachette, Bibliothèque Rose, 2002 [1re éd. 1968], 152 p. ; nous citerons cet ouvrage sous la référence [FB] ; Fantômette et le trésor du pharaon, Paris : Hachette, Bibliothèque Rose, 2002 [1re éd. 1970], 153 p. ; Fantômette viendra ce soir, Paris : Hachette, Bibliothèque Rose, 2003 [1re éd. 1976], 218 p. ; Mission impossible pour Fantômette, Paris : Hachette, Bibliothèque Rose, 2000 [1re éd. 1977], 152 p. ; nous citerons cet ouvrage sous la référence [MIPF] ; Fantastique Fantômette, Paris : Hachette, Bibliothèque Rose, 2000 [1re éd. 1978] [à partir de 9 ans]. 11. Nous ajouterons par ailleurs quelques remarques à partir de la série Esprit fantômes écrite par Didier Julia et Valérie Hadida (Paris : Hachette, Bibliothèque Rose, à partir de 7 ans). 12. Le premier volume des aventures de Geronimo Stilton a été publié en Italie chez l’éditeur Piemme ; en 2008 plus de 70 aventures ont vu le jour, sans compter les ouvrages dérivés. Ce personnage a été imaginé par Elisabetta Dami dont le nom n’apparaît pourtant pas sur les couvertures : la fiction (et le marketing) veulent que Geronimo Stilton soit l’auteur des histoires narrées. Par ailleurs, il est fort probable qu’aujourd’hui des équipes entières de rédacteurs collaborent à la création de ces ouvrages, même si E. Dami déclare dans ses interviews les écrire en une dizaine de jours, parfois dans un hôtel de Sharm-El-Sheik. Traduit dans 40 langues, publié dans plus de 180 pays dont la France (Albin Jeunesse), Geronimo Stilton a largement dépassé les 10 millions d’exemplaires vendus en Italie et a reçu en 2001 le prix Andersen comme personnage de l’année. 13. Flavio Sasso, Isabella Abate (ill.), Minaccia alla città, [Legnano] : CreaLibri, I giallissimi per ragazzi, 1998, 59 p. ; nous citerons cet ouvrage sous la référence [MC] ; Massimiliano Francia, Delitto all’ippodromo, Legnano : EdiCart, CreaLibri, 2000, 59 p. 14. Carlo Ossola, Senso di giustizia, Trieste : Edizioni EL, I Corti, 1999, 47 p. 15. J. K Rowling a publié le premier tome des aventures du jeune sorcier Harry Potter sous le titre Harry Potter and the Philosopher’s Stone en 1997, London : Bloomsbury Publishing, 1997 ; éd. française : Harry Potter à l’école des sorciers, Paris : Gallimard jeunesse, 1998, trad. de J.-F. Ménard. La saga s’est achevée en 2007 avec la publication du 7e et dernier tome Harry Potter and the Deathly Hallows ; London : Bloomsbury Publishing, 2007 ; éd. française Harry Potter et les reliques de la mort, Paris : Gallimard, 2007, 809 p., trad. de J.-F. Ménard. 16. Nous renvoyons notamment notre lecteur à l’analyse du roman Paris-Bagdad d’Olivier Ravanello (2007, Grasset Jeunesse) par Jean Perrot, Mondialisation et littérature de jeunesse, IX Féminin-masculin : de la guerre des peuples au jeu de la personne dans l’institution (tragédies, comédies, fantaisies), s. l. : Editions du Cercle de la Librairie, Bibliothèques, 2008, 381 p. Par ailleurs, pour des questions de temps, nous privilégions ici le journaliste de presse écrite, mais il serait extrêmement pertinent d’articuler cette analyse avec celle de la représentation du journaliste de télévision. 17. Publié en 1907, le Mystère de la chambre jaune, suivi l’année suivante du Parfum de la Dame en noir, fit de Joseph Rouletabille, jeune reporter à L’Epoque, l’archétype du journaliste

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d’investigation. Si aujourd’hui ces œuvres sont publiées dans des éditions explicitement destinées à la jeunesse et parfois données à lire dès le primaire, elles ne furent pourtant pas écrites pour ce jeune public. En ce qui concerne ce personnage, nous renvoyons notamment notre lecteur à Jacques Dubois, Le roman policier ou la modernité, chap. IX L’utopie de Rouletabille, s.l. : Armand Colin, 2006 [1re éd. Nathan 1992], p. 157-170. 18. Dans ce choix de textes, seul Geronimo Stilton est un protagoniste présenté comme le héros des aventures ; dans les autres ouvrages, les journalistes peuvent prendre un rôle de premier plan le temps d’un épisode, d’une nouvelle, voire de quelques chapitres ou même seulement d’un passage. Dans quelques textes enfin, ils n’apparaissent que de manière indirecte. 19. Instituteur, Gianni Rodari quitte cette profession après un petit nombre d’années d’exercice pour embrasser celle de journaliste, tout d’abord auprès de publications locales, puis comme pigiste à l’édition milanaise de l’Unità, organe du Parti communiste italien : c’est là qu’en 1949, il commence à écrire « presque par hasard », comme il aimera le souligner, des poésies et comptines pour enfants. Il mène jusqu’à sa mort une double carrière d’écrivain pour enfants et de journaliste, à l’Unità de Milan et de Rome où il s’occupe de questions d’actualité, avant de devenir envoyé spécial et billettiste, puis à Paese Sera où il couvre des sujets de société, de politique mais aussi de littérature, d’éducation et de pédagogie. Il dirigea plusieurs périodiques pour enfants ou adolescents (La Via, Il Pioniere) ainsi que des revues destinées aux parents (Il Giornale dei Genitori). Malheureusement, son activité de journaliste reste quasiment inconnue du public français. 20. Gianni Rodari, Jip dans le téléviseur, s. l. : Scandéditions / La Farandole en poche, 1993, ill., trad. A. Monjo, 89 p. ; [titre original Gip nel televisore, Milano : Mursia, 1976, ill. [à partir de 8 ans] ; Gelsomino nel paese dei bugiardi, Roma : Editori Riuniti, 1987 [1a ed. 1971], ill. Raoul Verdini, 158 p. ; Gianni Rodari, Il était deux fois le baron Lambert, [Genève] : La joie de lire, 2000, 188 p. [traduit de l’italien par Roger Salomon, titre original C’era due volte il Barone Lamberto, Torino : Einaudi, 1978] ; Gianni Rodari, Scoop, traduction adaptation de Roger Salomon, Rue du Monde, coll. La Maison- aux-histoires, 1999, ill. Pef. Texte adapté à partir de « Un benefattore incompreso », l’Unità, 18 août 1957, publié in Il cane di Magonza, Roma : Editori Riuniti, 1982, p. 43-46. 21. « O giornalista inviato speciale / quali notizie porti al giornale ? », « Il giornalista », in « Le filastrocche dei mestieri », Filastrocche in cielo e in terra, Torino : Einaudi, p. 88. Sauf mention de traducteur dans la référence bibliographique, nous sommes l’auteure des traductions proposées. 22. « Il refuso è quella cosa / che tu trovi nel giornale / e ci resti molto male/ se non sei svelto a capir / […] / Il refuso in conclusione / è il burlone del giornale / e può far sorgere il sale / mentre noi s’aspetta il sol. », comptine publiée in Il giornale dei genitori au début des années soixante-dix, reprise in « Notizie di cronaca », Filastrocche per tutto l’anno, ill. E. Luzzati, Roma : Editori Riuniti, 1986, p. 80. 23. Gianni Rodari, Il était deux fois le baron Lambert, op. cit. Nous citerons cet ouvrage sous la référence [BL]. 24. « I gatti hanno un giornale / Con tutte le novità / E sull’ultima pagina / La ‘Piccola pubblicità’. », « Il giornale dei gatti », in Gelsomino nel paese dei bugiardi, Roma : Editori Riuniti, 1987 [1a ed. 1971], ill. Raoul Verdini, 158 p., « Le canzoni di Gelsomino », p. 140-141. 25. Ce texte a été publié en France sous le titre Benjamin au pays des menteurs, Paris : Hachette, Bibliothèque Rose, 1980, 155 p., trad. Candido Temperini. Nous citerons cet ouvrage sous la référence [CPB] et proposons les traductions. 26. Respectivement intitulés The Daily Prophet et The Quibbler dans la version anglaise. 27. J.K. Rowlings, Harry Potter et les Reliques de la Mort, op. cit. Nous citerons cet ouvrage sous la référence [RM]. 28. Flavio Sasso, Isabella Abate (ill.), Minaccia alla città, op. cit.

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29. « Scoop era magro e allampanato, talmente alto che le giacche gli cascavano dalle spalle come le pieghe di un tendaggio. Assomigliava ad un attaccapanni a stelo con tanto di eterno farfallino multicolore. » 30. Sur les personnages d’enquêteurs, voir Yves Reuters, Le roman policier, Paris : Lettres 128, Armand Colin, 2005 (1re éd. 1997) et Jacques Dubois, Le roman policier ou la modernité, op. cit. 31. « reporter di cronaca nera e mio grande amico. Ci scambiavamo spesso notizie utili e interessanti per entrambi ; cosa, nel nostro mestiere, molto preziosa. » 32. Massimiliano Francia, Delitto all’ippodromo, op. cit. 33. « Tim aveva iniziato la sua carriera come fattorino presso un giornale, proprio alla Gazzette. La sua intelligenza, la sua tenacia di mastino e la sua astuzia da volpone esperto, unite a una grande intuizione nello scovare le notizie più sensazionali partendo da piccoli indizi, lo avevano portato in breve tempo a salire nella considerazione dei proprietari del giornale ; gradino dopo gradino aveva fatto una splendida carriera, ed era salito ai piani alti del palazzo, quelli che contano ! E sia chiaro : soltanto e unicamente per i suoi meriti. / Il suo ufficio era vicino a quello del direttore. » 34. « Pochi conoscevano come lui le porcherie e gli intrighi che si nascondevano […]. » 35. « […] il rischio di farsi impiombare per la verità di cronaca lo metteva in agitazione, senza però intimidirlo. » 36. « […] [la] sua durissima battaglia, che aveva le proporzioni, ogni giorno di più, di una gigantesca quanto impossibile crociata contro il crimine. » 37. « I giornalisti fecero appena in tempo a infilarsi la penna stilografica nel taschino e a saltare sulla loro automobile. » 38. A son tour, Tea Stilton, enseignant par ailleurs le journalisme, écrit maintenant des livres dans lesquels elle raconte les aventures des « Tea sisters », groupe de cinq jeunes camarades détectives. 39. « Un’ora più tardi uscì un’edizione straordinaria del Perfetto bugiardo. » 40. Les italiques sont présentes dans l’édition française. 41. « Giornalisticamente deludente ». 42. « L’inchiesta si tirò avanti verso una prevedibile archiviazione. Sui giornali, come al solito, gli articoli rimpicciolirono nelle pagine interne, giorno dopo giorno, fino a sparire ». 43. Jacques Dubois, op. cit, p. 167. 44. « Salve Rex, proprio adesso mi stavo apprestando a mandare in stampa l’edizione della sera ; non ho tempo ora. », p. 19. 45. « La sua scrivania era occupata soltanto da tre telefoni, con i quali dettava gli articoli e svolgeva la maggior parte del suo lavoro : che consisteva infine nel mantenere contatti con mezzo mondo. » 46. « […] mi piaceva il suo modo di lavorare : gli articoli che scriveva facevano più male ai delinquenti di ogni risma che una scarica di piombo. Aveva, secondo me, un gran coraggio ; già, perché, se non lo sapete, le battaglie non si vincono soltanto con le pistole, ma occorre un buon cervello ! » 47. « Tim, detto « Scoop » per la sua abilità nello scovare le informazioni più segrete, aveva publicato una serie di articoli sulla Gazzette, il quotidiano più indipendente e venduto della città, denunciando il possibile legame tra la malavita, il mondo degli affari e la politica./ Certo è che sapeva davvero molte cose sulla nostra amatissima e luridissima metropoli e sui suoi affari loschi… Ma quello che forse preoccupava è che molte di queste cose non le diceva né le scriveva ! » 48. Claude Bourgeyx, « Riton-La-Malice », Le fil à retordre, op. cit. 49. « […] per scovare le notizie più strane, usando la sua simpatia e qualche dollaro che passava di mano. »

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50. « Introvabile e invisibile, lo aiutava la sua agenda telefonica ultrasegreta, il suo strumento di lavoro più prezioso. Si diceva che vi erano segnati i numeri telefonici privati dei personaggi più potenti della nazione ! » 51. Il giornale si intitolava : Il perfetto bugiardo, e naturalmente era fatto tutto di notizie false o di fatti veri raccontati a rovescio./ C’era per esempio un articolo intitolato : « Una grande vittoria del corridore Persichetti ». Ecco il testo della notizia : « Il noto campione di corsa nei sacchi Flavio Persichetti ha vinto ieri la decima tappa del giro del Regno, distaccando di venti minuti Romolo Baroni, giunto secondo, e di trenta minuti e quindici secondi Piero Clementini giunto terzo. Il gruppo, arrivato un’ora dopo il vincitore, è stato battuto in volata da Pasqualino Balsimelli ». 52. « Mancata tragedia sulla via Cornelia – Cinque persone non muoiono e dieci altre non riportano la minima ferita ». 53. « Come il lettore può vedere con le sue orecchie, non è successo assolutamente nulla ». 54. « Non è assolutamente vero che la polizia stia ricercando il noto tenore Gelsomino. Non ce ne sarebbe nessuna ragione, perché Gelsomino non deve affatto rispondere dei danni che non ha causato al Teatro Comunale. Perciò, chiunque sappia dove Gelsomino si nasconde non lo vada dire alla polizia, perché sarebbe rimproverato severamente. » 55. – Ha niente da dichiarare al Perfetto bugiardo ? gli domandarono i giornalisti./ – Miao, rispose Calimero voltando le spalle./ – Ottimamente, dissero i giornalisti. – Lei è uno dei testimoni oculari. Può dirci come mai non è successo niente ?/ – Miao, - fece ancora Calimero./ – Benissimo. Smentiremo nel modo più assoluto che il manicomio sia crollato e che i pazzi si siano sparsi per la città./ – Ma la volete capire, sbottò Calimero, la volete capire sì o no che io sono un gatto ?/ – Vorrà dire un cane, dal momento che miagola. 56. Denis Côté, Frédéric Rébéna (ill.), Les aventures de Jos Tempête. La machination du Scorpion noir, Paris : Nathan, Lune Noire, Fantastique, 2001, p. 43. 57. Ibidem, p. 56. 58. Gianni Rodari, Jip dans le téléviseur, Scandéditions / La Farandole en poche, 1993, ill., trad. A. Monjo, 89 p. ; [titre original Gip nel televisore e altre storie in orbita, Milano : Mursia, 1976, ill. 157 p.], [à partir de 8 ans]. Nous citerons ce texte avec la référence [JT]. 59. « Stanno succedendo cose grosse, signor direttore. La gente ci ha riso in faccia e ci ha consigliato di adoperare il nostro giornale per farci delle barchette di carta. » 60. « e sai che porto?/ una sola notizia !/ Sarò licenziato per pigrizia./ Però il fatto è sensazionale,/ merita un titolo cubitale:/ tutti i popoli della terra/ han dichiarato guerra alla guerra. », « Il giornalista », « Le filastrocche dei mestieri », in Filastrocche in cielo e in terra, Torino : Einaudi, p. 88. 61. Scoop, Traduction adaptation de Roger Salomon, Rue du Monde, coll. La Maison-aux- histoires, 1999, ill. Pef. Texte adapté à partir de « Un benefattore incompreso », l’Unità, 18 août 1957, publié in Il cane di Magonza, Roma : Editori Riuniti, 1982, p. 43-46. 62. Les « enfantastiques » sont des enfants du quartier de la Contrescarpe à Paris, rue Marcel- Aymé, dotés de pouvoirs extraordinaires. Leurs aventures sont narrées dans une quinzaine de titres parus à L’Ecole des Loisirs et le recueil Bonjour les enfantastiques (L’Archipel, 2007). 63. « L’enfant qui effaçait les gens », op. cit., p. 31-39.

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RÉSUMÉS

À partir d’un corpus multilingue et multigenre (romans, romans policiers, nouvelles, poésies, comptines), nous souhaitons dégager l’image du journaliste telle qu’elle apparaît dans la littérature de jeunesse des années cinquante à nos jours, en France et Italie, avec un excursus dans la littérature anglaise. Au-delà des représentations, il s’agira notamment de faire émerger les fonctions du journaliste tant au niveau de l’histoire que de la narration. Dépassant l’image stéréotypée du journaliste de fiction, détective intrépide, nous voyons apparaître tout à la fois des reporters à la solde du pouvoir et d’étonnants journalistes entre fantaisie et poésie.

Based in a variety of languages and writings (novels, detective fiction, short stories, poetry and nursery rhymes), this paper analyses the image of the journalist as represented in children’s literature from the fifties to today, in France and Italy, with a brief reference to English literature. It analyses the functions of the journalist and his writing both at the level of the story and the narrative. Seeking to explore beyond the stereotype of the fictional journalist as a fearless detective, it examines alternative representations, ranging from reporters subordinated to power to journalists situated between fantasy and poetry.

INDEX

Mots-clés : littérature de jeunesse, littérature contemporaine, littérature italienne, littérature française, détective, journaliste, Chaulet Georges, Rivais Yak, Rodari Gianni, Rowling J. K., Fantômette Keywords : Children’s literature, contemporary literature, Italian literature, French literature, detective, journalist, Chaulet Georges, Rivais Yak, Rodari Gianni, Rowling J. K., Fantômette

AUTEUR

SYLVIE MARTIN-MERCIER Université Stendhal-Grenoble 3 ILCEA / GREMUTS

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