L'ÂGE DES LUMIÈRES 149 L'ÂGE DES LUMIÈRES 150 L'ÂGE DES LUMIÈRES L'ÂGE DES LUMIÈRES 151

GÉNÉRALITÉS

aul Hazard, Antoine Adam et d'autres ont montré l'importance de l'époque de crise que furent les années 1680-1715 qui contenaient en germe certaines •*~ tendances essentielles de l'âge des lumières. Tout un monde se transformait. I.c réformisme dans le domaine des institutions politiques et sociales; l'exé­ gèse de l'Ancien et du Nouveau Testament appuyée sur la philologie et la critique historique avec ses discussions audacieuses des dogmes; l'intérêt porté dans la litté­ rature aux mœurs contemporaines et aux types sociaux nouveaux (le financier, etc.) ; l'évolution générale du goût (on se détourne du grandiose, du monumental, de l'emphatique pour préférer l'élégance, la grâce aimable, une sensibilité pénétrée d'intelligence - cf. le Fénelon du Télémaque qui semble préfigurer Watteau), etc.: tout cela n'a eu qu'à s'accentuer au XVIIIe siècle et à prendre une ampleur nou­ velle. Cependant ce ne fut que dès 1750 environ que les attaques des philosophes se firent massives. L'âge des lumières ne peut pas être considéré «en bloc»: il a des étapes qui vont de la Régence, encore assez «littéraire» dans ses manifestations et formes, à l'époque des grandes luttes (celle de l'Encyclopédie et de inlas­ sablement militant) et aux audaces impertinentes des années prérévolutionnaires qui, chez un Beaumarchais, annoncent l'imminence du grand bouleversement dé­ clenché en 1789. Et d'abord: le lieu d'action change. Dès la moitié des années 1680, la cour royale cesse lentement d'être le centre fastueux de la société française. Après la mort de Louis XIV en 1715, Versailles doit céder la place à Paris qui redevient la capitale, même la capitale rayonnante de l'Europe entière. À Paris, les artistes, les lettrés, les savants ont désormais leur rendez-vous non pas à la cour de Louis XV ou de Louis XVI, mais dans les salons. Il y a la cour de Sceaux, chez la duchesse du Maine (1676-17 5}, femme du fils légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan); le salon de Mme de Lambert; celui de Mme de Tencin. Dans ces salons de la première moitié du XVIIIe siècle, les plaisirs mondains - fê­ tes, amusements littéraires, conversation - dominent: on les appelait «bureaux de l'esprit». Dans la seconde moitié du siècle, les salons deviendront les centres de l'activité des philosophes autour de l'Encyclopédie: le salon de Mme Du Def- f a n d dont la vieillesse fut profondément marquée par son amitié amoureuse pour Horace Walpole, politicien et écrivain anglais ; celui de sa demoiselle de compagnie Mlle de Lespinasse qui sut attirer les familiers de sa bienfaitrice et se brouilla avec elle ; celui de Mme G e o f f r i n qui subventionna considérablement l'entre­ prise des Encyclopédistes ; de Mme d ' É p i n a y, la protectrice de J.-J. Rousseau et l'amie de Melchior Grimm; de Mme N e c k e r, femme du ministre des finances sous Louis XVI et mère de Mme de Staël ; les salons des Encyclopédistes H e 1 v é- t i u s et d'Holbach. Il y eut aussi les cafés: le café P roc ope, en face de la Comédie française; Je café Gradot, celui de la veuve Laurent; le café de la Régence, etc. On pouvait y avoir du café, se réchauffer, lire des journaux, recueillir des nouvelles, jouer aux échecs. On pouvait aussi y discuter de toutes sortes de sujets, littéraires, artistiques, philosophiques (cf. Le Neveu de Rameau, de Diderot). En ce qui concerne les discussions politiques, celles-ci, menées dans un esprit li­ béral et portées vers des réformes, purent s'effectuer, au cours des années 1720, dans le Club de l'Entresol (1720-1731), rappelant les clubs anglais. C'est là que siégeait l'abbé de Saint-Pierre, auteur d'ouvrages réformistes. L'un des plus 152 L'ÂGE DES LUMIÈRES célèbres était consacré à son Projet de paix perpétuelle (1713; un abrégé parut en 1729), renouant avec le dessein de fédération des États de l'Europe conçu par Henri IV. Le marquis d'Argenson était le secrétaire du Club. Plus tard ministre des affaires étrangères (1744-47), il était un adversaire notoire de l'absolutisme royal, de l'administration centralisée et du fanatisme religieux. Parmi ses ouvrages il con­ vient de citer ses Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France (1764), le journal et les Mémoires de d'Argenson (publiés de 1859-67). Montes­ quieu fréquentait aussi le Club. Mais celui-ci devint suspect au pouvoir. Par pru­ dence, les membres cessèrent de se réunir à partir de 1731. Les écrivains et le public s'intéressaient vivement à la science. Les sciences d'ob­ servation (la physique, l'histoire naturelle, la cosmographie) reléguaient à l'arriè- re-plan les mathématiques, Descartes fut détrôné par Bacon et Newton, la spécula­ tion déductive par la méthode inductive, par l'expérimentation portant sur la ma­ tière. Cependant à côté des sciences naturelles on se passionnait aussi pour l'étude de l'économie, de la jurisprudence, de l'histoire où commençait à s'introduire le déterminisme scientifique. Dès la fin du XVIIe siècle, la méthode rationaliste de Descartes («ne recevoir ja­ mais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle») fut ap­ pliquée sans les limitations où l'avait enfermée son auteur (ne touchant ni à la reli­ gion, ni à la morale, ni à la politique). Elle devenait une arme redoutable servant à saper systématiquement la notion d'autorité absolue appuyée par la théologie. L'absolutisme royal aussi bien que celui de l'Église catholique cesse d'être consi­ déré comme hors de discussion, inattaquable. Les disciples de Descartes se ren­ contrent dès maintenant avec les «libertins». L'idéologie du progrès renouait avec l'héritage scientifique et philosophique lé­ gué par la Renaissance. On envisageait la société non pas sous l'angle d'une soi-di­ sant stabilité - à la différence de la Contre-Réforme, de l'absolutisme louisquator- zien, du classicisme - mais au point de vue de ses changements incessants, progres­ sifs. On se figurait la perfectibilité indéfinie comme résultant de la cumulation auto­ matique des expériences réalisées par ceux qui ont vécu avant nous. On se rendait compte de la diversité et de la complexité de la civilisation hu­ maine, de la relativité de l'évolution conditionnée diversement par le milieu géo­ graphique, par le climat, par la différence du moment historique. Les institutions de l'État, l'idée qu'on se faisait de la morale, la conception de la beauté, du goût, la fonction sociale de la religion - tout cela apparaissait sous un nouveau jour. Les dogmes absolus du passé (politiques, religieux, moraux) se dissolvaient sous l'action critique de la raison. Remettant en question ce que la tradition politique, religieuse et morale avait proclamé pour absolu, les penseurs de l'âge des lumières manifestaient une grande confiance dans la «b o n t é n a t u r e 11 e» de l'homme et s'opposaient à l'idéologie chrétienne, surtout au pessimisme protestant et janséniste. Si les aspirations natu­ relles de l'homme sont bonnes, on peut revendiquer la religion naturelle (rejetant les religions «révélées» y compris la chrétienne, leurs mythes, leurs dog­ mes, pour mettre à leur place le déisme); le droit naturel (par opposition au «droit divin» et au droit de la force, du despotisme);la morale naturelle (en face de la morale prescrite par telle ou telle religion). La propagation de ces idées avait pour but d'obtenir de la part des autorités féodales le respect de l'indi­ vidu. On partait ainsi en guerre contre le système des privilèges constituant la hié­ rarchie sociale du féodalisme et préparait par là la proclamation des «droits de L'ÂGE DES LUMIÈRES 153 l'homme». Cependant d'autre part, l'idée de la «bonté naturelle» de l'homme (donc celle de l'homme primitif, avant la civilisation, en dehors du progrès des arts et des sciences, celle de l'homme sauvage) devenait un mythe incarné de la manière la plus éloquente dans la pensée de J.-J. Rousseau et dans le soi-disant «retour à la nature». Enfin on remettait en question aussi la tradition esthétique: tandis que le classicisme du XVIIe siècle croyait qu'il existait une beauté absolue, indépendante des lieux et des temps, l'âge des lumières commençait à se rendre compte de la relativité du beau. Avec le déclin de l'absolutisme, les écrivains osaient de plus en plus élever leur voix, se mêler à la vie quotidienne, se faire les guides de la société dans sa marche vers le progrès. Voltaire sera appelé «le roi de l'opinion publique». La position des auteurs changeait, par rapport à ce qu'elle avait été sous l'absolutisme de Louis XTV, complètement: étant pour la plus grande part dans l'opposition, ils étaient écoutés, lus avidement et craints (par les représentants de l'Ancien Régime déclinant). La littérature devenait une littérature de combat. Il fallait se protéger contre la cen­ sure et les mesures des autorités par différents moyens et subterfuges (allusions, citations, travestissements, renvois). Luttant sous la devise de la liberté, de la to­ lérance, du progrès, on attaquait le despotisme et la superstition, l'esclavage et l'i­ gnorance. On cessait de se contenter de promesses d'une vie heureuse après la mort réclamant le paradis sur terre. Le but de toute science et de toute activité devait être la construction d'une «cité des hommes» heureuse. La plupart des penseurs osai­ ent, au début, songer seulement à des réformes de la société. Une minorité envisa­ geait la nécessité d'un changement radical pour établir la société nouvelle sur une base complètement nouvelle. Le parti des révolutionnaires grandissait à mesure que la Révolution de 1789 s'approchait. Il n'y avait pas au XVIIIe siècle que des luttes que l'optimisme rationaliste menait au nom de l'idéologie du progrès et de ses perspectives. La montée rapide de la bourgeoisie était propice à la naissance de ce qu'on appelait «l'homme sensible». Un puissant courant de sentimentalisme venant d'Angleterre aidait les tendances ana­ logues en France à se manifester. Car on n'aimait pas seulement «philosopher», on aimait revenir aux valeurs simples, populaires, émouvantes, être touché, sentir avec force, ne pas cacher ses sentiments. Des thèmes et des sujets nouveaux - la vie quotidienne, la nature idyllique, l'amour tendre ou passionné, les vertus familiales et les devoirs de la famille, l'absence du vice et de l'égoïsme, tout cela paraissait fait à arracher les larmes, à conduire à l'attendrissement. Bien sûr, ce double as­ pect des tendances de l'âge des lumières, celui des efforts de la raison critique et celui des manifestations de la sensibilité exaltée, ne séparait pas le auteurs: ceux-ci étaient très souvent et des «rationaux» et des «sentimentaux». Si un J.-J. Rous­ seau représentait plutôt les seconds, un Diderot donnait dans les deux extrêmes. Le sentimentalisme prenait dans la seconde moitié du XVIIIe siècle plus ou moins la forme du préromantisme. Le public des lecteurs et des spectateurs s'élargissait considérablement au XVIIIe siècle, ce qui explique aussi quantité d'aspects changés de la littérature. «Vu d'en­ semble, dit Yvon Belaval, le XVIIIe offre le spectacle d'un âge où les genres nobles s'effondrent, où les genres mondains brillent d'un vif éclat, tandis que les genres bourgeois s'organisent et entraînent la confusion de toutes les classes... les genres se mêlent...» La tradition du classicisme en tant que tendance littéraire de la so­ ciété choisie, des couches régnantes, se perpétue, cependant sa base créatrice a dis­ paru. On continue à cultiver la tragédie (grand genre officiel et à cause de cela le 154 L'ÂGE DES LUMIÈRES moins possible soumis à des transformations profondes de contenu ou de forme), différents genres de poésie (de l'épopée et de l'ode pompeuse et oratoire et des exposés philosophiques en vers ou des poèmes descriptifs à la poésie légère, spiri­ tuelle, épicurienne et parfois mélancolique). Mais des éléments nouveaux s'intro­ duisent. La comédie, parmi les genres cultivés à l'époque classique, peut les accueil­ lir sans grands problèmes. La tragédie élargit le domaine de ses sujets tâchant entre autres de se nationaliser, et essaie d'offrir un spectacle plus mouvementé. La litté­ rature des lumières s'empare de genres considérés au XVIIe siècle comme inférieurs et laissés sans règles enchaînantes - tels le conte et le roman. Elle tente de créer des genres nouveaux (par exemple le «drame bourgeois» en prose de Diderot). Elle choisit le pamphlet l'utilisant avec prédilection comme arme de combat très effi­ cace (et anonyme). Le journalisme commence à s'épanouir. L'amélioration des voies de communication, l'établissement d'un réseau étendu de diligences, les services réguliers de poste et de correspondance, voilà ce qui rend possible un plus grand et plus rapide échange de nouvelles en France et entre la France et le reste de l'Euro­ pe. Dans une mesure remarquable, la littérature se met à refléter la vie bourgeoise de tous les jours, osant parler une langue plus concrète et plus proche de la réalité commune. A la différence de l'époque classique, elle veut et peut s'ouvrir à d'autres horizons et devient cosmopolite. L'hégémonie de la France est menacée par l'Angle­ terre qui, au tournant de 1700 et dans le premier tiers du XVIIIe siècle, est en plein essor intellectuel, avec une économie, une politique et une culture plus progressistes et plus libérales. Les autorités politiques et religieuses françaises ne laissant parvenir en France que peu de livres étrangers - la connaissance de l'anglais est d'ailleurs faiblement répandue —, c'est surtout grâce à des hommes de lettres voyageant et se renseignant sur place que l'Angleterre est découverte: Montesquieu, Voltaire, l'abbé Prévost ne sont que les plus célèbres parmi tous ces intercesseurs. On va s'intéresser à son parlementarisme, à sa liberté de penser et d'écrire, à sa science expérimentale, à son empirisme et sensualisme, à son déisme, à sa philosophie morale. Le périodique The Spectator créé par R. Stee- le et J. Addison en 1711-1712 (qui aborde de façon spirituelle des thèmes variés, présente une sorte de commentaire attrayant et moralisant sur les caractères et la vie sociale et est réédité, traduit et imité dans d'autres pays) est pris pour modèle par Marivaux et inspire en partie l'auteur des Lettres persanes. Shakespeare et le théâtre anglais en général sont révélés successivement au public français par des adaptations souvent fort cavalières, car le goût français, affiné au cours de l'époque classique et devenu assez étroit, rend difficile leur assimilation. On traduit ou adap­ te de même Swift, De Foe, Pope, Shaftesbury, Richardson, Fielding, Hume, Thom­ son, Sterne, etc. Dans la seconde moitié du siècle, la littérature allemande éveillera aussi un intérêt grandissant en France. Toutefois, le rayonnement de celle-ci en Europe reste, au XVIIIe siècle, immense. Les beaux-arts y contribuent avec éclat. A l'art versaillais de cour succède l'art parisien «de salon». Ses tendances, de caractère aristocratique et hédoniste, sur­ gissent dès la mort de Le Brun (1690). Elles se manifestent dans la première moitié du siècle par l'art «rocaille» (rococo), représenté dans la peinture par les «fêtes ga­ lantes» d'A. Watt eau (1684-1721) et les tableaux de F. Boucher (1703- I77°)> J-"B. Chardin (1699-1779), M. Qu. de la Tour (1704-1788), etc., dans la sculpture par J.-B. Lemoyne (1704-1778), J.-B. Pigalle (1714-178 5), E. Bouchardon (1698-1762), E.-M. Falconet (1716-1791), etc. Dans la L'ÂGE DES LUMIÈRES 155 seconde moitié du siècle, il y a un retour vers l'art antiquisant, influencé entre au­ tres par les fouilles d'Herculanum (depuis 1719) qui font mieux connaître celui des Anciens. Parmi les sculpteurs, le plus célèbre est J.-A. H ou don (1741-1828), parmi les peintres ce sont J. Ver net (1714-1789), H. Robert (173 3-1808) et surtout J.-H. Fragonard considéré comme résumant le XVIIIe siècle tout en­ tier. Le courant de moralisme sentimental est incarné dans la peinture de genre (scènes de la vie de famille, etc.) de J.-B. Greuze (1725-1805) dont Diderot a été l'un des plus grands admirateurs. Les artistes français travaillent en grand nombre en dehors de la France et transportent partout leur art. On a pu dire que Paris, au XVIIIe siècle, est devenu non seulement la capitale artistique du pays, mais de toute l'Europe (L. Réau). La civilisation française possède un instrument de premier ordre: sa langue. Grâce à ses qualités de clarté, de logique, grâce surtout à ce qu'elle est le véhicule d'une idéologie éminemment combative qui, par sa portée, dépasse de loin les fron­ tières de la France, elle devient au XVIIIe siècle un merveilleux moyen de pro­ pagande. Elle devient langue universelle, étant employée par la société aristocrati­ que et cultivée dans tous les pays européens. Après la paix de Rastatt (1714) qui clôt la guerre de Succession d'Espagne, la langue française détrône le latin comme langue diplomatique. C'est que, dans l'Europe des lumières, dit Roland Mortier, «à l'inverse du latin des légionnaires, l'imprégnation française s'est faite par le haut et ne pénètre guère les masses souvent illettrées. Elle se heurte même à une résis­ tance croissante dans les milieux intellectuels bourgeois... Jusqu'à un certain point l'adoption des modes parisiennes représente une ségrégation sociale et la langue française peut, à tort ou à raison, passer pour une langue secrète ou, à tout le moins, d' usage réservé à une élite». Par comparaison à la langue abstraite et choisie de l'élite sociale du XVIIe siècle, le français du XVIIIe siècle - où la période savamment architecturée, ex­ cepté chez Buffon ou chez J.-J. Rousseau, cède le pas au «style coupé», à la phrase courte, rapide, celle de la conversation et du journalisme - reflète le changement qui s'est produit dans la société et la culture françaises. L'épanouissement de la science et de la vie économique a pour conséquence que les expressions techniques, spéciales, et les expressions de la langue courante, parlée, familière, pénètrent dans la langue écrite, celle de la prose. Car «la langue de la poésie n'a guère changé «ntre Racine et les .classiques' du début du XLXe siècle» (F. Brunot), devenant une sorte de langue artificielle et morte: il y a, même au point de vue de l'harmonie, durant toute la première moitié du XVIIIe siècle, de vives querelles entre les dé­ fenseurs du vers et ceux de la prose littéraire. Dans celle-ci, les préjugés de la bon­ ne société concernant le vocabulaire sont battus en brèche. On ne s'oppose plus à 1' emploi de mots populaires, voire à ceux de l'argot. L'élite elle-même s'en sert à l'occasion: «Ainsi cette poussée linguistique des classes inférieures n'attend pas le XIXe siècle ..., ni même la Révolution ... Au point de vue de la langue le peuple fait irruption, surtout dans la deuxième partie du siècle, mais il y a été invité par la classe dirigeante. Ainsi celle-ci sanctionne sa défaite longtemps avant qu'une lutte ne soit engagée. Cette attitude nous fait comprendre combien la haute société avait déjà renoncé à sa propre existence, combien elle s'était vidée intérieurement longtemps avant la Révolution; l'état de la langue nous montre qu'elle avait perdu son orientation et qu'elle devait par la suite accepter sa défaite dès le commence­ ment de la Révolution» (W. v. Wartburg). 156 L'ÂGE DES LUMIÈRES

LA COMÉDIE ET LE ROMAN DANS LA Ire MOITIÉ DU XVIIIe SIÈCLE

Restant dans la dépendance de Molière, la comédie - tout en manquant de grands talents - se renouvelait en partie dès la fin du règne de Louis XIV. Il y avait les pièces gaies, amusantes cultivées par Jean-François Regnard (1655- 1709), adroit manieur de l'intrigue et de l'alexandrin {Le Joueur, 1696; cette co­ médie reflète une passion typique de la société de ce temps; Le légataire universel, 1708), les comédies moralisantes de Charles Rivière, dit Dufresny (1648- 1724), d'abord collaborateur de Regnard, les comédies de mœurs reflétant une réalité sociale transformée et en faisant la satire, par exemple celles de Florent Car­ ton, sieur d'Ancourt, dit Dancourt (1661-1725). Sans vouloir expressément corriger les mœurs par la satire et restant joyeux et spirituel tout en mettant en scène les divers aspects de la chasse au bonheur et à l'argent, Dancourt a, dans sa production abondante, tendu un miroir fidèle aux travers de l'époque. Son théâtre est peuplé de joueurs, d'agioteurs, de financiers puissants, de parvenus bourgeois, d'aristocrates pervers. La pièce la plus célèbre, Le Chevalier à la mode (1678; en prose et en 5 actes), a pour protagoniste un chevalier parasite qui sait exploiter la faveur des femmes en les trompant l'une après l'autre, ou plutôt toutes en même temps. Parmi les auteurs qui portaient à la scène les types nouveaux de l'époque,

Alain-René Le sage (1668-1747)

se fit une renommée particulière. Ayant tôt appris la langue espagnole, il se mit à écrire - après un siècle d'espagnolisme, au déclin de tant d'inspirations espagno­ les directes ou indirectes, de fond ou de forme, plus souvent superficielles que vrai­ ment profondes et compréhensives du génie espagnol et de son atmosphère morale - une œuvre de dramaturge et de romancier fortement influencée par la littérature d'au delà des Pyrénées, mais qui se dégageait successivement de ses modèles d'outre-monts pour faire ressortir la véritable originalité de l'auteur français. Lesage s'intéressait d'une part au théâtre du siècle d'or, d'autre part au roman picaresque. Il adapta ou imita de près des pièces de Fr. de Rojas, Lope de Vega, Calderôn, Mendoza. En outre il composa, en collaboration avec d'autres auteurs, une centaine de pièces sans prétention pour le «théâtre de la foire». Cependant il montra le meilleur de son art dans une pièce en prose et en 5 actes, Turcaret (1709). C'est une satire - cette fois amère - des financiers qui essayèrent d'obtenir l'in­ terdiction de sa représentation. Elle reflétait trop bien l'opinion publique sur l'acti­ vité des «fermiers généraux» («traitants», «partisans») qui, par un bail conclu avec le gouvernement, obtenaient par adjucation le droit de percevoir l'impôt moyen­ nant le versement d'une somme fixe au trésor royal. Ils abusaient du droit de per­ ception pour s'enrichir. Ce qui arriva au cours de la longue et pénible guerre de Succession en Espagne, surtout pendant l'hiver extrêmement rigoureux de 1709. Turcaret, ancien laquais, s'est élevé à coup de spéculations et d'escroqueries. Il veut jouer un personnage du monde, briller. Mais il est maintenant lui-même l'objet des escroqueries d'autres: d'une baronne qu'il courtise, de son amant (un chevalier parasite), surtout du valet Frontin. Quand Turcaret est arrêté sur l'ordre de ses créanciers, Frontin seul profite de la situation: c'est un digne successeur de Turcaret dans le chemin de l'arrivisme sans scrupules. «Voilà le règne de M. Tur- L'ÂGE DES LUMIÈRES 157 caret fini, s'écrie-t-il victorieusement; le mien va commencer.» C'est une pièce peu gaie, parce que c'est en somme un «ricochet de fourberies». Lesage a écrit aussi des romans réalistes. Entre autres il adapta de l'espagnol l'ouvrage de Luis Vêlez de Guevara El Diablo cojuelo (1641) sous le titre de Le Diable boiteux (1707). L'action se passe à Madrid. L'étudiant Cléophas dégage d'une bouteille, où un puissant magicien l'a enfermé, le diable boiteux Asmodée. Celui-ci transporte son libérateur sur une tour d'où il lui fait voir ce qui se passe à cette heure de la nuit dans les maisons de la ville dont il enlève les toits. C'est une revue pittoresque de différentes conditions (le modèle est La Bruyère) et une série de courtes histoires ou de tableaux satiriques. Sous le masque de la société espagnole, Lesage nous pré­ sente avant tout la société française de son temps, puisant ses maniaques et extra­ vagants dans le répertoire des comédies des vingt dernières années. Le livre (com­ me les Caractères de La Bruyère) n'a aucune composition préméditée. Les premiè­ res éditions rangent le contenu d'après les «caractères». L'édition de 1727 est re­ maniée. Lesage retranche les histoires faisant allusion à ce qui se passait vers 1707, pour en ajouter d'autres qui reflètent des histoires scandaleuses ou simplement amoureuses d'autour de cette année. Le roman le plus important de Lesage, c'est son Histoire de Gil Blas de Santil- lane (I. 1715 ; II. 1724; III. 1735). C'est en même temps l'oeuvre romanesque fran­ çaise qui s'inspire le plus visiblement des romans picaresques espagnols. Lesage était amené à choisir le sujet de la vie d'un aventurier (picaro) à un moment où le roman espagnol avait dépassé l'apogée de son évolution et donné ses chefs-d'œuvre: La Vie de Lazarillo de T or mes, 1554; La Vie du picaro Guzman d'Alfarache de Mateo Aie m an, 1599-1604; L'Écuyer Marcos de Obregon de Vicente Espi- n e 1, 1618 ; La Vie du filou ou histoire de Don Pablos de Ségovie de Q u e v e d o, 1626; Estebartillo Gonzalez, 1646. Le genre avait révélé l'essentiel de ses caractè­ res. On pourrait supposer que pour raconter la vie d'un aventurier, il aurait fallu avoir vécu une vie au moins en partie aussi dure et inquiète que les auteurs espa­ gnols. Or, «Lesage, l'honnête bourgeois Lesage, n'avait en effet aucune espèce d'ex­ périence des divers milieux dans lesquels circule son héros, sauf celui du théâtre et des écrivains. Aussi a-t-il dû recourir à chaque instant à des sources livresques, pour tout ce qui concerne la pègre, ce monde où régnent l'escroquerie, sinon le cri­ me, toutes les formes du vol, de la mendicité, des industries les plus coupables» (Ph. van Tieghem). Il puisait donc dans les romans espagnols, mettant en outre à contribution les sujets du théâtre espagnol, des voyages, des mémoires non-espa­ gnols pour y prendre beaucoup de détails concernant les mœurs, la géographie, l'histoire de l'Espagne où se passe l'action. Avec tout cela il réussit à créer une œuvre originale et française, qui reflétait les circonstances en France sur un espace de temps assez long et offrait au public français d'alors ce qu'il aimait, une galerie de portraits satiriques, des anecdotes malicieuses, la peinture et la critique des nou­ velles mœurs. La première partie (1715) rappelle le plus fortement le type des romans picares­ ques. A la différence du Diable boiteux, le protagoniste raconte lui-même ses aven­ tures (mais beaucoup de personnages secondaires racontent aussi les leurs). L'action se passe en Espagne au XVIIe siècle. Gil Blas est le fils d'une petite bourgeoise et d'un écuyer (serviteur exerçant quelque fonction domestique). Se rendant à Sala- manque, ville célèbre par son université, pour y faire ses études, il est arrêté par des brigands. C'est le début d'une série ininterrompue d'aventures: évasion avec 158 L'ÂGE DES LUMIÈRES une jeune prisonnière, prise de différents états {valet chez un chanoine, un médecin un gentilhomme; intendant chez une comédienne, etc.). Il apprend à se débrouiller dans un monde peu idéal. Le type de composition des romans picaresques permet excellemment à l'auteur de nous introduire dans des milieux variés de la société (dans des couches différentes) et de nous présenter, au fur et à mesure des épisodes et des aventures, des caractères très divers, le plus souvent peu dignes de servir de modèles de vertus. Dans le premier tome, le héros doit se débrouiller avant tout dans les couches inférieures de la société. Dans le deuxième tome (1724), il pénètre dans la société des puissants. Il devient un parvenu. Favori de l'archevêque de Grenade et secré­ taire du duc de Lerme, premier ministre d'Espagne, Gil Blas, au cours d'une car­ rière vertigineuse, s'enrichit par des moyens peu honnêtes, ses mœurs se corrom­ pent. Mais il tombe en disgrâce, est arrêté et jeté en prison. C'est son valet Scipion qui le libère. Dans ce deuxième tome, la sat'ire de Lesage vise des parvenus réels, en Espagne le ministre Alberoni (ministre du roi Philippe V, petit-fils de Louis XIV), en Fran­ ce le ministre Dubois (ministre du Régent Philippe d'Orléans, mort en 1723 com­ me le Régent). La France de l'époque du «rococo» (style rocaille, en art), époque qui est celle d'un immense soulagement après la mort du vieux Louis XIV despoti­ que, d'un climat d'hédonisme, de spéculations financières, de corruption et de ma­ chinations égoïstes parmi les hauts fonctionnaires du royaume sous la Régence de Philippe d'Orléans (1715-1723) - c'est ce que reflète le tome II du roman de Lesage. La plus grande spéculation fut celle de l'Écossais Law (1671-1729). Ap­ pelé en France (1716) pour remédier à l'état déplorable du fisc, ce financier orga­ nisa un système de banque nouveau qui se termina (mais non pas uniquement par la faute de Law) par une effroyable banqueroute: de grands seigneurs furent ruinés et de nombreux valets adroits prirent leur place. Dans le troisième tome (1735), Gil Blas devient le favori du comte d'Olivarès, contemporain de Richelieu. Quand son maître est obligé à se retirer dans ses ter­ res où il meurt, Gil Blas retourne à sa propriété de Lirias. Il se remarie et veut se consacrer désormais à l'éducation de ses enfants. Ici, l'invention picaresque de Le­ sage est plus modérée. D'ailleurs, cette partie reflète l'atmosphère changée en Fran­ ce. Le cardinal de Fleury, dirigeant l'État sous le jeune Louis XV (de 1726 à 1743), a remis en ordre les finances et contribué à un essor général du pays. Gil Blas, vieilli, apparaît assagi, honnête (comme son protecteur Olivarès). De tous les épisodes et aventures de ce roman «à tiroirs», Gil Blas est l'unique lien. C'est un type médiocre, optimiste, toujours et partout de bonne humeur, ce qui le sert très efficacement dans les situations difficiles («Il faut se consoler, mon en­ fant, de tous les malheurs de la vie, lui a conseillé son ami: c'est par là qu'une âme forte et courageuse se distingue des âmes faibles. Un homme d'esprit est-il dans la misère, il attend avec patience un temps plus heureux...» Livre Ier, ch. XVII). Bien que le personnage central passe par une évolution très générale (jeune homme inexpert, puis gâté par le monde, puis assagi sans résister tout à fait aux tentations, enfin les surmontant dans sa vieillesse honnête et tranquille), son existence n'est pas pour l'auteur son véritable objectif, elle n'est pour lui qu'un moyen lui servant à réaliser un autre but: celui de peindre la plus large portion possible de la société, toutes les couches, les caractères les plus différents. Il ne veut pas être romanes­ que, mais réaliste: «J'en fais un aveu public, lisons-nous dans la Déclaration de l'auteur: je ne me suis proposé que de représenter la vie des hommes telle qu'el- L'ÂGE DES LUMIÈRES 159 le est.» Évidemment, il y a bien des façons de se représenter la vie telle qu'elle est, parce qu'il y a bien des façons de la voir telle qu'elle est. Gil Blas rencontre (par la volonté de l'auteur) sur son chemin fort peu de vertu et de désintéressement. Pour pouvoir se débrouiller dans un tel monde, il agira comme les autres. La morale du roman n'est pas idéaliste. Lesage a composé encore d'autres romans (Les Aventures de M. Robert Cheva­ lier, dit de Beauchêne, capitaine de flibustiers dans la Nouvelle France, 1732; Le Bachelier de Salamanque, 1736, etc.). Cependant aucun n'a atteint le même degré de réalisme satirique que l'Histoire de Gil Blas de Santillane. L'art de Lesage n'est pas dans la composition. Il est dans son style. Sa phrase n'est pas périodique, savamment construite. Elle est courte, alerte, hachée. C'est le style coupé. Ce style parlé, dramatique, précis, net, préfigure sur bien des points celui de Voltaire, avec sa rapidité, sa clarté, sa sécheresse qui naît d'un manque de sensibilité.

Pierre Carlot de Chamblain de Marivaux (1688-1763)

Auteur dramatique, romancier et «nouvelliste» (journaliste), il appartenait par sa famille à la noblesse de robe; il fréquentait les salons contemporains, fut ruiné par la banqueroute de Law et dut gagner sa vie par sa plume. Il s'essaya dans différents genres - le roman précieux ou sa parodie, la tragédie, la comédie philosophique dans un cadre allégorique ou féerique, etc. Mais il cultiva de préférence une sorte de comédie précieuse et sentimentale, où il analysait les tâtonnements de l'amour naissant, méfiant, tendre plutôt que passionné. Ce théâ­ tre d'amour au dialogue étincelant et à formulations subtiles, nuancées.co- quettes, de «flirt», finit - au point de vue du sujet et de l'intrigue - généralement là où cet amour s'avoue. Ce qui pour d'autres comiques (Molière, Regnard) n'était à vrai dire que le départ de la pièce, son commencement, avec les tribula­ tions de l'amour, les obstacles qui s'opposent à lui et l'obligent à lutter ou à ruser, était pour Marivaux le dénouement. Parmi les pièces au nombre d'environ trente, écrites entre 1720-60, il convient de rappeler: Arlequin poli par l'amour (1720; arlequin était un personnage bouffon repris de la comédie italienne), La Surprise de l'amour (1722), La Double incon­ stance (1723), Le jeu de l'amour et du hasard (1730), L'École des mères (1732), La Mère confidente (1735), Les Fausses confidences (1737). La plus célèbre est Le feu de l'amour et du hasard (Romain Rolland écrira un Jeu de l'amour et de la mort sur le tragique révolutionnaire). Deux jeunes gens, Silvia et Dorante, sont les héros de cette pièce qui, se dissimulant sous des habits de soubrette (suivante ou servante de comédie) et de valet, veulent s'étudier à l'avance, ne devinant pas cette supercherie réciproque, s'éprennent sincèrement l'un de l'autre sous leur travestis­ sement. Marivaux a aussi composé quelques pièces allégoriques qui semblent refléter cer­ taines tendances réformatrices du XVIIIe siècle: L'Ile des esclaves (où les petits se dressent contre les grands), La Colonie (où les femmes revendiquent leurs droits contre les hommes), L'Ile de la Raison. L'auteur ne tire pas les conséquences de ses prémisses qu'on attendrait et fait tout terminer bien. Au moins a-t-il le mérite d'avoir soulevé certaines questions sociales, tout en les résolvant à l'amiable. Marivaux publiait en outre des revues éphémères: Le Spectateur français (1722- 23), imité du Spectator anglais de Steele et Addison: L'Indigent philo- 160 L'ÂGE DES LUMIÈRES sophe (1728); Le Cabinet du philosophe (1734). Il y exprimait et propageait avant tout des idées féministes, condamnait les abus nés de la richesse et critiquait les privilèges de l'aristocratie. L'intérêt qu'il portait aux questions sociales de l'époque se manifeste aussi dans deux romans psychologiques, réalistes, dont le sujet est tiré de la vie contem­ poraine. Tous les deux sont écrits à la première personne et restèrent inachevés: La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu. Ce qui les unit, c'est le thème général de la jeune fille ou du jeune homme parvenus, arrivés à une destinée brillante: voilà pourquoi les deux romans sont en quelque sorte symétriques. La Vie de Marianne, composée par fragments de 1731-1741, raconte la vie d'une jeune femme, recueillie dans son enfance comme orpheline et se servant plus tard de sa coquetterie innée, innocente dirait-on, pour faire sa fortune. Marianne gagne l'amour d'un jeune homme, le gentilhomme Valville. C'est l'héroïne vieillie qui - dans la fiction de l'auteur - est censée se souvenir et raconter l'aventure de son jeune cœur. Une romancière renommée de l'époque, Mme Riccoboni (1714- 1792), a imaginé une continuation et un dénouement du roman inachevé. Le Paysan parvenu (composé de 1735-36) raconte la bonne fortune d'un jeune campagnard, Jacques, naïf et rusé à la fois (tout comme Marianne). Celui-ci trouve accès aux couches supérieures de la société grâce à ce qu'il est un joli garçon. Les femmes qui ont des relations dans le monde (la bonne société) contribuent à le pousser. C'est une sorte de Bel-Ami (Maupassant) moins insolent, représentatif de certains types de l'époque du roeoco. Chez lui, l'infidélité est un attrait de plus pour les femmes, qui l'en aiment mieux encore. C'est la société bourgeoise, le peuple et les salons qui se reflètent dans les peintures réalistes de Marivaux. A la différence de ses comédies, Marivaux peut, dans ses romans, peindre entre autres les petites conditions (bien que les plus élevées y tiennent aussi leur place). Au contraire de Lesage, Marivaux romancier ne travestit pas la réalité française: nous restons en France. Mais, se distinguant par là aussi de Lesage, au lieu de nous montrer ses personnages en action, c'est-à-dire, plongés dans les événements, entraî­ nés par eux, réagissant contre eux, il les analyse, surtout leurs sentiments, et les présente ainsi par des commentaires et des réflexions psychologiques: au lieu d'être épique, il se livre à une sorte de manie raisonneuse. Les héros se voient agir, ils s'analysent eux-mêmes devant nous, ils analysent ce qu'ils voient et ressentent. Et comme dans ses comédies, Marivaux sait aussi dans ses romans faire voir avec pé­ nétration et subtilité comment naît et devient conscient de soi un jeune amour. Choisissant le récit à la première personne, Marivaux ne doit pas s'astreindre à une composition trop rigoureuse, il peut raconter ce qui se passe au jour le jour. L'action (à cause des analyses perpétuelles) n'avance pas. Elle piétine sur place. C'est que le centre de l'intérêt de l'auteur n'est nullement dans cette action et ses péripéties. Il est dans la lucide et ironique, mais en même temps tendre analyse des sentiments ou des attitudes. L'intrigue est secondaire, le dénouement aussi: ar­ river quelque part n'est pas ce qui importe le plus. Il y a quelques aventures roma­ nesques (attaque de carosse, assassinats), mais c'est une concession à la mode. Le réalisme psychologique des personnages se jugeant au cours de l'action souvent cou­ pée par des digressions est remarquable. La fortune de ces romans a été grande surtout en Angleterre. La Paméla de S. Richardson {Paméla ou la Vertu récompen­ sée, 1741) rappelle Marianne. Le style original, personnel de Marivaux, qui tend à la subtilité, aux expressions recherchées, voire précieuses, alambiquées, qui aime à se jouer comme l'esprit de L'ÂGE DES LUMIÈRES 161 l'auteur, qui est une espèce de maniérisme, a été appelé le style du «marivaudage». Malgré ses grâces et ses séductions, il fatigue à la longue par la répétition de ses subtilités et par l'abondance exubérante. Mais en ce qui concerne la thématique, ce «théâtre d'amour» de la Régence aura son pendant original dans celui d'A. de Mus­ set à l'époque du romantisme. La comédie avait à sa disposition un nombre beaucoup plus grand de scènes (de théâtres): la tragédie restait le monopole de la Comédie-Française, fondée en 1680 par ordre de Louis XIV. Il est vrai que cette scène, la première du royaume, repré­ sentait aussi la grande comédie, celle de Molière surtout. Mais en réalité la pro­ duction théâtrale et la vie dramatique étaient beaucoup plus variées. Les troupes italiennes qui jouaient au XVIIIe siècle en français (au XVIIe aussi en italien) parodiaient parfois les pièces sérieuses françaises et continuaient à présenter des pièces légères. Les théâtres de la foire, à la foire Saint-Germain (en fin d'hiver), à la foire Saint-Laurent (en été), étaient plus libres, donnant des comédies bouffon­ nes, des vaudevilles (pièces où il y avait des couplets chantés), des féeries, voire des pièces pour marionnettes (Lesage en a composé aussi avec un grand succès). Dans la première moitié du XVIIIe siècle apparut aussi une comédie qui satis­ faisait les besoins de «l'homme sensible», le besoin d'attendrissement et même de sensiblerie. Ses thèmes étaient différents et de la comédie gaie, et de celle de mœurs (souvent assez cynique), et enfin du théâtre d'amour de Marivaux. Ils correspon­ daient aux aspects démocratiques des couches bourgeoises, au culte de la famille, du mariage, du sérieux des sentiments, de la pureté des mœurs. Les spectateurs aimaient s'émouvoir en face d'intrigues et de situations, de conflits touchants qu'of­ fraient tels sujets. Ph.-N. Destouches (1680-1754) avait fait, en qualité de chargé d'affaires séjournant en Angleterre de 1717-172$, amplement connaissance de la comédie bourgeoise anglaise, moralisatrice et sentimentale. Destouches unissait, dans ses pièces nombreuses, la gaieté et l'émotion: Le Glorieux (1732, en vers et en 5 actes) est considéré comme sa meilleure comédie. Cependant le principal représentant de ce nouveau genre intermédiaire entre la tragédie (qui fait pleurer) et la comédie (qui fait rire) fut Nivelle de la Chaussée (1692-1754), le créateur de la comédie française dite larmoyante. Dans cette comédie sentimentale et prêchant la morale, le comique et la gaieté cè­ dent presque complètement le pas au sérieux sentimental, à ce qui tou­ che, émeut jusqu'aux larmes. Dans Le préjugé à la mode (1735) l'auteur s'oppose à un «préjugé» fort actuel surtout dans la société mondaine: celui qui défendait au mari de faire voire qu'il était amoureux de sa propre femme, s'il ne voulait pas se couvrir de ridicule. C'est avec L'École des Mères (1741) et Mélanide (1741) que Nivelle de la Chaussée fait triompher pour un temps assez court la comédie larmoy­ ante. Ces sortes de pièces mettaient en scène des personnages généreux, vertueux. L'action souffrait souvent de la ferveur moralisatrice des auteurs. La comédie lar­ moyante fut cultivée aussi parV oltaire (L'Enfant prodigue, 1736; Nanine, 1749), Mme de Graf igny (Génie, 1750), B a c u 1 a r d d' Arnaud (Merinval, 1749). Mais le drame bourgeois de Diderot et de Sedaine fit peu à peu disparaître cette comédie bourgeoise (qui presque n'en était plus une).

L'abbé Prévost (1697-1763) D'origine bourgeoise, A.-F. Prévost d'Exilés choisit d'abord la carrière ecclé­ siastique. Mais bientôt il quitte les jésuites, se fait soldat, pénètre dans la société 162 L'ÂGE DES LUMIÈRES parisienne de la Régence. Il s'y amuse comme tout le monde, aime d'une passion malheureuse (1720), revient aux jésuites et à l'armée, est ordonné prêtre chez les bénédictins. Employé par eux à des travaux savants, il publie en même temps les premiers tomes de ses Mémoires et aventures d'un homme de qualité qui s'est re­ tiré du monde et doit s'enfuir en 1728 en Angleterre et en Hollande. Ainsi il fait la découverte, presque en même temps que Montesquieu et Voltaire, d'autres mœurs et d'un climat politique et social différent de celui de l'absolutisme français. Il y publie en 17 31 la suite des Mémoires d'un homme de qualité nourris d'auto­ biographie (les tomes 5-7). Le dernier tome contient l'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut. Pour gagner sa vie, Prévost se consacre désormais aux travaux littéraires. Rentré en France en 1734 avec la protection du prince de Conti dont il devient aumônier, il réémigre plus tard encore. Il continue à composer des romans {Histoire de M. Cleveland, 1732, 6 vol.), rédige une revue encyclopédi­ que typique de l'époque, Le Pour et Contre (1733-1740, 20 vol.). Il publie son ro­ man Le Doyen de Killerine (1735-1740, 6 vol.), un autre sous le titre de Histoire d'une Grecque moderne (1741, 2 vol.), etc. Puisqu'il collabore à une feuille de nou­ velles scandaleuses (peut-être à court d'argent), il est de nouveau exilé, vit en Bel­ gique et en Allemagne. Il traduit de l'anglais les romans en vogue de Samuel R i- chardson {Paméla, 1742; Clarisse Harlowe, 1751, trad. incomplète de Clarissa; Sir Charles Grandison, 1755). C'est en 1743 qu'il est autorisé à rentrer en France. Il assume une vaste entreprise de librairie, ['Histoire générale des voyages (1746- 49, 20 vol., publiée avec d'autres auteurs). Il collabore au Journal étranger, obtient un bénéfice, est chargé de rédiger une histoire des Condé et meurt en 1763. La vie de l'abbé Prévost fut mouvementée. Il ne sollicita pas les faveurs de la cour et dut se débrouiller assez péniblement. Sa fécondité d'écrivain était énorme. Son nom était très connu à l'époque. L'importance de ses traductions de l'anglais était grande. Diderot s'émouvait aux larmes en lisant les romans de Richardson qui racontaient - Richardson était l'un des principaux représentants du sentimentalisme au XVIIIe siècle - «les malheurs de la vertu». La revue de Prévost (mais déjà ses Mémoires d'un homme de qualité, en particulier les derniers tomes) contribua à faire connaître le libéralisme progressiste d'Outre-Manche. Par sa propre produc­ tion de même que par ses traductions, l'abbé Prévost favorisa l'intérêt porté à l'exo­ tisme en France. Les romans de l'abbé Prévost ont pour principal ressort de l'action une passion amoureuse fatale. Celle-ci jette les protagonistes de malheur en malheur, d'événe­ ments violents en événements violents (enlèvements, meurtres, etc.). Mais c'est cette passion qui les fait vivants, attachants, captivants. Les hommes sensibles de l'épo­ que avaient des réactions bien plus fortes que nous qui y trouvons trop de longueurs et trop de malheurs, sans presque rien de pittoresque, sans presque aucun portrait des héros, sans une peinture plus détaillée des milieux. Il y a, en revanche, beaucoup d'autobiographie dans ces œuvres. Un seul petit roman, un épisode des Mémoires d'un homme de qualité qui ra­ conte les avatars d'une passion vraiment racinienne dans des milieux bourgeois (Ra­ cine, comme on sait, plaçait ses drames passionnels dans des milieux nobles, comme l'exigeait le genre même de la tragédie), a survécu jusqu'à notre époque. C'est Ma­ non Lescaut qui a fait verser tant de larmes au XVIIIe siècle, aux hommes et aux femmes. Cette histoire - à laquelle cependant les contemporains préféraient Cleve­ land ou le Doyen de Killerine - reflète le goût, la passion du plaisir de la société française de la Régence. C'est une société avide d'argent, de jouissances. Ces traits L'ÂGE DES LUMIÈRES 163 sont incarnés dans une très jeune, trop jeune fille, Manon, qui, par besoin du plai­ sir, est incapable de rester fidèle (du moins du «corps», sinon de «l'âme») à son non moins jeune chevalier Des Grieux, qu'elle aime pourtant sincèrement. Et Des Grieux, se détournant de sa carrière ecclésiastique à laquelle le destine son père, est comme envoûté par Manon. Sa légèreté charmante lui fait perdre la tête et le mène loin du bon chemin, au vol, au meurtre. Ce n'est qu'après la mort de Manon, dans les déserts de l'Amérique du Nord, où elle a été déportée comme fille de joie et femme de mauvaise conduite, que Des Grieux retrouve la tranquillité de ses sens et de son âme, que son ami Tiberge a en vain tâché jusqu'alors à lui faire trouver dans la religion. Il y a sans doute une grande part d'autobiographie dans cette histoire d'un jeune homme qui, pour une femme, oublie tous les scrupules et le ressent douloureuse­ ment. On sait que Prévost a manqué d'être pendu, en Angleterre, pour une femme qui était sa maîtresse. Pourtant, tout en faisant voir, par son roman, comment l'amour rompt les règles communes, il y montre aussi son souci moral. Dans sa préface, il déclarait expressément: «l'ouvrage entier est un traité de morale, réduit agréablement en exercice» (démontré par un exemple pratique). Ce qui n'empêcha pas les autorités, quand l'Histoire parut pour la première fois en France, à Rouen* en 1733, de la faire confisquer «pour outrage à la morale publique». En 1753, l'abbé Prévost fit paraître une édition définitive. Il tenait compte de certaines critiques et débarrassa son roman de quelques expressions peu choisies, en ajoutant en même temps l'épisode du prince italien qui devait clairement démontrer que Manon, à la vérité, aimait Des Grieux d'un amour sincère (mais inconstant). Ce qui ne changea pas le caractère de cette femme «sans vertu, mais à peine perverse», qui ne comprend pas la passion fatale, exclusive, exceptionnelle qu'a pour elle son jeune amant. Pas­ sion qui n'a rien de frivole à la manière de la Régence. La vérité humaine des deux protagonistes est étonnante, leur portée de types dépassant le cadre étroit de l'époque, quoique en même temps si étroitement liés à leur époque, est évidente. Alfred de Musset, dans son conte en vers Namouna (1832), évoque et apostrophe Manon de la façon suivante: Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène, Est-elle si vivante et si vraiment humaine Qu'il semble qu'on l'a vue, et que c'est un portrait?

Manon! sphinx étonnant! véritable sirène!

Tu m'amuses autant que Tiberge m'ennuie. Comme je crois en toi ! Que je t'aime et te hais ! Quelle perversité! Quelle ardeur inouïe Pour l'or et le plaisir! Comme toute la vie Est dans tes moindres mots! Ah! folle que tu es! Comme je t'aimerais demain, si tu vivais! Bien que la peinture des milieux ne soit pas détaillée, elle est néanmoins réaliste. L'intrigue, qui est en somme simple, unit la passion de l'amour et l'aventure - aventure rappelant encore la méthode des romans picaresques. L'action est sans di­ gressions, elle est un mouvement ininterrompu. Les personnages sont caractérisés sobrement par l'action, sans commentaires (à la différence de Marivaux). Le style est clair, dynamique, sans déclamation (celle-ci est normalement l'un des défauts de l'abbé Prévost). Tout cela a assuré à Manon Lescaut de survivre à son époque. 164 L'ÂGE DES LUMIÈRES

Il faudrait encore faire l'historique de la poésie et de la tragédie françaises dans la première moitié du XVIIIe siècle. On le trouvera dans l'exposé de l'œuvre de Voltaire, malgré tout le plus grand poète et le plus grand auteur tragique de cette époque.

LES GRANDS AUTEURS DE L'ÂGE DES LUMIÈRES

Le rôle d'ouvrir les grands débats de cet âge, débats scientifiques et idéologiques, incombait à quelques grands esprits. Le premier qui fut, avec J.-J. Rousseau, consi­ déré comme le véritable ancêtre de la Révolution bourgeoise de 1789, était

Charles-Louis de Secondât, baron de la Brède et de Montesquieu (1689-1755)

Originaire d'une famille de magistrats, il fit de bonnes études classiques chez les oratoriens. Il devint ensuite conseiller, puis président à mortier (toque ronde que portaient ces présidents) du Parlement de Bordeaux. Sans négliger le droit, il s'inté­ ressa vivement aux sciences de la nature. En 1716, élu à l'Académie de Bordeaux, il y lut sa Dissertation sur la politique des Romains dans la religion. Il y exposait que la religion était une invention des patriciens pour pouvoir mieux subjuguer le peuple. En 1721, il publia sans nom d'auteur les Lettres persanes. Frivoles (on était en pleine Régence) et sérieuses à la fois, elles eurent un immense succès. Il ouvrit à Montesquieu les portes des salons de ces années, des «bureaux de l'esprit» (le salon de Mme de Lambert, de Mme de Tencin). Montesquieu prit part aux débats politi­ ques dans les réunions du Club de l'Entresol. Il y lut en 1722 son fictif Dialogue de Sylla et d'Eucrate sur le sujet suivant: quelles conséquences peuvent découler de la résolution d'un dictateur, en l'espèce du dictateur romain Sylla (ou Sulla, IIe et Ier siècle avant notre ère), s'il prend le dessein de conduire les citoyens vers la liberté qu'ils le veulent ou non? A côté d'autres publications sérieuses, Mon­ tesquieu donnait dans le genre littéraire frivole avec le Temple de Gnide (1725), sorte de roman galant, erotique dans un cadre antique et féerique. Il rédigea en­ core deux œuvres romanesques plus ou moins dans ce goût, Histoire véritable (pu­ bliée en 1892) et Arsace et lsménie (publiée en 1783 sous le titre d' «Histoire orien­ tale»). En 1726, Montesquieu résigna ses fonctions au Parlement de Bordeaux. Son in­ térêt pour les systèmes administratifs et législatifs d'autres pays européens le dé­ cida à voyager, à compléter ses études théoriques par la «leçon des faits», par l'ex­ périence et l'observation sur place. Il partit de France en 1728, visita Vienne, la Hongrie, l'Italie, la Suisse, les Pays Bas. Il se fixa enfin pour deux ans en Angle­ terre, le pays des rêves pour cette génération française, où l'entraîna lord Chester- field. Il y resta de 1729-1731. De retour à la Brède, son domaine en Guyenne, il préparait son premier grand ouvrage d'histoire, ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). Malgré sa vue affaiblie, il ramassait une documentation imposante pour son œuvre maîtresse, De l'Esprit des lois (1748), publiée à Genève, par précaution et crainte des autorités royales. Cet ouvrage fut l'objet des attaques des jésuites et des jansénistes (1749), à cause de l'orientation déiste de l'auteur. Montesquieu rédigea sa Défense de l'Esprit des lois (1750). Celui-ci fut néanmoins mis à l'Index (1751). Invité par Diderot, Montesquieu collabora à l'Encyclopédie, ne rédigeant cepen- L'ÂGE DES LUMIÈRES 165 dant que l'article «Le goût», publié seulement après sa mort, en 1756. Aveugle, il vécut alternativement à Paris et dans son domaine de la Brède. Il mourut à Paris en 1755. En 1899-1901, on publia les importantes notes et réflexions de Montes­ quieu sous le titre de Pensées et fragments inédits (en deux tomes; le manuscrit por­ tait: «Mes pensées»), en y retranchant 5 fragments dont le contenu a paru aux édi­ teurs trop libre. Roger Caillois, améliorant cette édition de M. Barckhausen, les a incorporés dans les Œuvres complètes de Montesquieu (1949, «Bibliothèque de la Pléiade»). Ce furent les Lettres persanes qui, dès 1721, firent connaître Montesquieu au grand public. Il s'agit de lettres fictives que deux Persans, Rica et Usbek, adres­ sent à leurs amis sur leurs impressions ramassées au cours de leur voyage en Euro­ pe occidentale, et particulièrement à Paris. Dès la fin du XVIIe siècle, l'exotisme était en vogue. On souhaitait se dépayser, s'intéressant vivement à la variété des mœurs, des coutumes, des systèmes politi­ ques, grâce à des ouvrages de voyageurs ou d'utopistes. Dufresny avait, dans ses Amusements sérieux et comiques de deux Siamois (1699), mis en scène des Orien­ taux qui s'amusaient, faussement naïfs, en observant le monde européen qui, dans leur optique, n'apparaissait que relatif (mœurs, institutions, croyances). Montes­ quieu créa une œuvre d'une envergure bien plus grande. A travers ses lettres fictives, on peut poursuivre une intrigue de sérail. Ce roma­ nesque des palais des femmes turques, de la polygamie, était destiné à piquer l'imagination lascive de la société de la Régence. C'était d'ailleurs un romanesque tout de convention, sans réalisme véritable, et même sans sensualité. Mais à côté de ce tribut payé au goût de l'époque qui, pour nous, a bien perdu son attraction, il y a autre chose: une satire brillante de la France du déclin de l'âge de Louis XIV et du début de la Régence, le voyage fictif des deux Persans s'étendant sur pres­ que une dizaine d'années. Montesquieu y exprime la plupart de ses pensées émises dans ses ouvrages ulté­ rieurs, sérieux. On y trouve la condamnation du despotisme royal, de l'intolérance religieuse, de la corruption des classes privilégiées, de la rapacité de ceux qui pressurent le peuple. Cette satire spirituelle des mœurs (portraits du riche et arro­ gant fermier général: du soldat «glorieux»; du poète ridicule), la description des usages, des modes, des occupations et des intérêts (la querelle des Anciens et des Modernes, autour de la traduction d'Homère), de la fatuité des Parisiens (de leur attitude fameuse: «Comment peut-on être Persan?») sont faites avec une naïveté feinte. Se moquant de façon indirecte des institutions européennes à travers leur peinture par un soi-disant «barbare» qui se montre persuadé du contraire, le livre fut lu comme un «bestseller». La forme - celle de lettres fictives - se révéla des plus attachantes et des plus efficaces dans le combat des philosophes contre les préjugés en politique, morale, religion. Bientôt d'autres écrivains de l'âge des lu­ mières l'imitèrent, le marquis d'Argens (Lettres juives, 17)8; Lettres chinoises, 1739, etc., violemment anticléricales), Mme de Graffigny (Lettres d'une Péru­ vienne, 1747, roman), Voltaire (Lettres d'Amabed, 1769). Les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur déca­ dence (1734) parurent à Amsterdam, sans nom d'auteur. Limportance de cet ouvra­ ge consiste à avoir introduit dans l'étude de l'histoire le déterminisme scien­ tifique: «Ce n'est pas la fortune (- le hasard) qui domine le monde. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent ou la précipitent.» Le cours de l'histoire ne sera plus ex- 166 L'ÂGE DES LUMIÈRES pliqué par la Providence divine (Bossuet), ou par l'action, l'intervention d'indivi­ dus exceptionnels (partiellement chez Voltaire), ou par le hasard (la «fortune»). Dans le cas de Rome, les choses selon Montesquieu se présentaient ainsi: la montée vers la grandeur était déterminée par l'étendue modérée de la République romaine primitive, l'amour de la liberté, du travail, de la patrie, par la discipline militaire, l'armée puissante, les principes stratégiques et politiques (ténacité, cruauté, perfi­ die diplomatique, unité devant l'ennemi, tolérance envers l'ennemi une fois sou­ mis). La décadence par contre fut causée par l'extension démesurée de l'Empire romain, la déchéance des vertus civiques, la perte de l'amour de la liberté, l'accep­ tation de l'esclavage politiques (la dictature des empereurs). Montesquieu a mis à contribution des sources anciennes et modernes. Aujour­ d'hui, bien sûr, on peut faire à son ouvrage bien des objections généralisation hâ­ tive, crédulité (en ce qui concerne les sources), manque d'informations sur la si­ tuation économique et sociale, sousestimation de l'oeuvre civilisatrice de l'Empire romain. Cependant, les contemporains lisaient cet ouvrage moins comme une étude sur la destinée de Rome que comme une contribution savante et éclante aux com­ bats idéologiques de leur propre époque. La même manière déterministe, scientifique, positive se manifeste dans l'ex­ posé des problèmes qu'apportait l'ouvrage le plus important de Montesquieu, De l'Esprit des lois (1748). Il était le résultat de toute une vie d'études théoriques complétées par des expériences ou observations directes faites par l'auteur au cours de ses voyages. C'est un livre de législation comparée, tentative d'ensemble pour expliquer le caractère et la constitution des sociétés humaines. C'est en même temps un plaidoyer pour la monarchie constitutionnelle et libérale. «Esprit» signifie «essence». Les lois sont - telle est la définition célèbre donnée par Montesquieu - «les rapports né­ cessaires qui dérivent de la nature des choses». L'auteur fait connaître à ses lecteurs la relativité des institutions et des constitutions qui découle de ce qu'elles ont de déterminé par diverses conditions. Montesquieu distingue deux catégories de conditions: les conditions morales et les conditions physiques. Les conditions physiques sont d'ordre climatique, géogra­ phique, etc.: elles déterminent le caractère, le penchant à la sobriété, à la liberté, à l'esclavage. Les conditions morales se retrouvent principalement dans les systèmes gouvernementaux. Montesquieu distingue trois systèmes: I. le sys­ tème despotique (qui s'appuie sur la crainte); 2. le système monarchique (qui a pour base le principe de l'honneur); 3. le système répu b 1 icain (qui repose sur la vertu). Des principes conducteurs de ces systèmes découle l'organi­ sation de l'éducation, l'établissement des peines (châtiments), la mesure de la li­ berté politique. A côté des conditions mentionnées, il y a naturellement quantité d'autres qui contribuent aussi à déterminer le caractère différent des lois (les mœurs, le commerce, le nombre des habitants, la religion). Ayant pu étudier la constitution anglaise (lors de son séjour en Angleterre il avait même assisté aux séances du Parlement), Montesquieu la préférait au despo­ tisme bourbon comme une forme de gouvernement plus avancée, plus libérale, où s'équilibrent les trois pouvoirs: exécutif, législatif, judiciaire. Tout en sym­ pathisant avec la constitution anglaise, il n'envisageait pas cependant la possibilité de la transplanter simplement en France, où les conditions historiques étaient diffé­ rentes de celles de l'Angleterre. En tant que représentant de la noblesse de robe {hommes de lois, de justice - un des états sous l'Ancien Régime), il n'était pas L'ÂGE DES LUMIÈRES 167

«démocrate» dans le sens de «partisan du gouvernement du peuple par le peuple». Il n'avait aucun sens pour l'égalité politique ou économique, sociale. Luttant contre le despotisme centralisateur, il marquait la nécessité, la fonction de la noblesse et des parlements («corps intermédiaires» entre le pouvoir royal et le peuple) qui devaient faire équilibre au pouvoir souverain, le freiner. Voilà pourquoi, à la fin de sa vie, Montesquieu penchait vers une idéalisation de l'époque de Charlemagne avec sa forme gouvernementale: il aurait voulu (en partie seulement) réformer le royaume en se référant à certains aspects de la féodalité. Voltaire critiquait fort cette idée de «retour en arrière», de même que la «métaphysique» des principes des différentes formes de gouvernement (crainte, honneur, vertu) ; il lui reprochait aussi les insuffisances de sa méthode historique. Les dixhuitièmistes récents apprécient plus justement les efforts de Montesquieu de faire accréditer l'idée d'une monar­ chie tempérée par certains principes qui avaient gouverné la haute féodalité. On trouve qu'il «fut d'abord l'un des plus intelligents théoriciens du capitalisme mer­ cantile», suggérant par son œuvre «à l'Europe le système politique le mieux adapté aux intérêts de cette classe alors cultivée, intelligente, réformiste, et qui ne pouvait s'enrichir sans loyer de l'argent, sans assurances maritimes, toutes choses odieuses à l'Église médiévale», «le système le plus favorable à la fois aux libertés de l'homme et à celles des négociants» (Étiemble). Défendant la liberté, la justice, l'humanité, la tolérance religieuse, dénonçant très spirituellement l'esclavage (le trafic des nègres et leur exploitation par les blancs qui se leur croyaient supérieurs), l'ouvrage de Montesquieu, qui devint l'un des livres de base de la bourgeoisie libérale, fut lu par les princes de l'Europe. Fré­ déric II, roi de Prusse, fit quelques réserves. Catherine II, impératrice de Russie, le tenait pour son bréviaire; or, en y lisant «qu'un empire étendu suppose naturelle­ ment un pouvoir illimité chez celui qui le gouverne», elle renforça le sien. L'ouvra­ ge eut une influence considérable sur la constitution américaine (1788) et sur la constitution française de 1791, de même que sur les constitutions françaises ulté­ rieures. Mais, comme nous l'avons déjà indiqué, il rencontra aussi une opposition puissante en France (celle de la cour, de la Faculté de Théologie de la Sorbonne, des jésuites et jansénistes, des fermiers généraux) et à l'étranger (de l'Église). De l'Esprit des lois n'est pas architecture, composé systématiquement. Il ne con­ stitue pas un exposé rigoureux des questions dont il traite. La matière est morcelée en un grand nombre de chapitres. Mais c'est d'autre part aussi l'un des avantages du livre. Son style est clair, de temps en temps ironique et spirituel. Voilà pourquoi Mme Du Deffand pouvait oser le mot célèbre et injuste, puisqu'il diminuait l'ouvra­ ge: «L'Esprit des lois, c'est de l'esprit sur les lois.» Le mérite du livre est d'avoir fait la première tentative sérieuse pour entreprendre l'étude scientifique, détermi­ niste des relations sociales, même si la théorie des conditions déterminantes, telles que se les représentait Montesquieu, a été infirmée dès son époque.

Voltaire (1694-1778)

A l'époque où Montesquieu offrait aux lettrés éclairés et aux porte-parole du progrès tout un arsenal d'armes forgées contre l'idéologie de l'absolutisme royal et clérical, mais où les débats ne commençaient qu'à s'échauffer (parce qu'on n'osait pas encore ouvertement s'attaquer aux abus) l'un des plus influents représentants de la philosophie des lumières restait encore avant tout un homme de lettres. C'était François-Marie Arouet le Jeune. Il adopta comme nom d'écrivain l'a n a - 168 L'ÂGE DES LUMIERES gramme de son nom de famille: AROVET LE JEUNE, l'u étant écrit à l'ancienne manière comme v et le j changé en i, VOLTAIRE. Ses ennemis malicieux et spirituels surent bientôt le transformer en «Voleterre». D'origine bourgeoise, fils d'un notaire parisien, il fit de brillantes études chez les jésuites (l'un de ses maîtres était le Père Porée, dramaturge de renom). Il se fit des amis parmi les jeunes aristocrates, ses condisciples. Comme étudiant déjà il fréquenta les milieux libertins, la société des Vendôme, épicurienne, sceptique, où la poésie était représentée par La Fare etChaulieu, auteurs mineurs. Il se fit remarquer par son talent littéraire sous la Régence de Philippe d'Orléans, tout en manifestant très tôt un solide talent bourgeois, celui des transactions et spéculations commerciales et financières (beaucoup plus tard, elles lui assurèrent une complète indépendance économique, sans la faveur de mécènes, et la possibilité de mener une vie luxueuse). Voltaire eut la vanité de mettre, sans en avoir le droit, devant son nom la parti­ cule nobiliaire «de», signant M. de Voltaire. Ce fut la vanité aussi, avec sa suscepti­ bilité, sa méchanceté, sa langue trop libre, son non-conformisme qui lui valurent bientôt des poursuites. Agé de dix-neuf ans, il vit pour la première fois la Hollan­ de. On lui cherchait un emploi diplomatique. Mais une idylle amoureuse avec une jeune Française eut pour conséquence qu'on le renvoya. En 1716, sa langue impru­ dente le fit éloigner de Paris. En 1717-1718 il dut passer onze mois à la Bastille (prison d'État) pour avoir écrit une pièce satirique contre le Régent (pourtant la pièce n'était pas de lui). En 1726, il fut humilié par les valets de M. de Rohan (il reçut une bastonnade), envoyé à la Bastille. Mais il se tira de prison en acceptant l'exil en Angleterre (1726 - 1729). Entre temps il avait déjà pu montrer ses dons d'auteur dramatique (Œdipe, tra­ gédie, 1718) et de poète épique (Le Poème de la Ligue, 1723; dès 1728 avec le titre de La ). Mais l'Angleterre fut pour lui une révélation. Trouvant accès dans la bonne société à Londres et aux châteaux de province, Voltaire fit la connaissance de Lord Bolingbroke, anticlérical; de Falkener, marchand et plus tard ambassadeur à Constantinople; des écrivains, poètes et philosophes Swift, Pope, Gay, Young, Berkeley, Clark. Il découvrait la vie anglaise, ses principes de tolérance et de libé­ ralisme. Il s'initiait à la philosophie anglaise (John Locke), à la science (Isaac Newton). Il put voir le théâtre de Shakespeare, tellement plus libre que le théâtre classique français. De retour en France, il publia ses Lettres philosophiques (ou Anglaises, 1734), qui furent brûlées. Malgré le désir de vivre dans la société spiri­ tuelle des salons parisiens et de jouir des plaisirs qu'elle offrait, il dut y renoncer. Excepté quelques fugues à l'étranger, il vécut dans le domaine de son amie savan­ te, la marquise du Châtelet (1706 - 1749), dans son château à Cirey, en Cham­ pagne orientale. Il continuait à écrire des tragédies, des poèmes (poésie di­ dactique, philosophique, légère), des dissertations scientifiques, surtout de physi­ que. Il put montrer ainsi combien il avait mûri après ses impressions et expériences d'Outre-Manche. De 1745 - 48, sous le ministère de son ami d'études d'Argenson, Voltaire ne ré­ sista pas à la vanité de briller à la cour de Louis XV, «le Bien-Aimé» (arrière-pe­ tit-fils de Louis XIV, roi de France de 1715 à 1774, qui, après la mort du cardinal de Fleury, gouverna personnellement). Mais son esprit d'indépendance le dégoûta de la vie de poète courtisan. Académicien dès 1746, historiographe de France, gen­ tilhomme de la Chambre du roi, il se retira, à la cour du roi Stanislas Leszczynski (père de Marie Leszczyriska, femme de Louis XV) en Lorraine, à Lunéville, en L'ÂGE DES LUMIERES 169

1748. En 1749, il perdit son amie la marquise du Châtelet dont la mort l'affligea profondément. Il accepta l'invitation du roi de Prusse Frédéric II, avec lequel il était depuis longtemps en relations de correspondance. Au cours de son séjour à Potsdam - le «Versailles prussien», avec le château de «Sans-Souci», bâti dans les années 1747 et 1748 - qui dura de 1750 à 1753, il composa et publia entre autres son ouvrage d'histoire Le Siècle de Louis XIV (1751). Fêté au début à Berlin, sa langue déliée et son caractère susceptible lui jouèrent de mauvais tours. Dans un débat scientifique où intervint aussi le roi, Voltaire prit parti contre Maupertuis, savant géomètre français et président de l'Académie de Berlin, le ridiculisant dans sa célèbre Diatribe du docteur Akakia, médecin du pape (1753), dont Frédéric II, furieux, fit brûler tous les exemplaires parus malgré sa défense. Cette brouille con­ tribua à préparer leur rupture finale. Voltaire quitta Berlin, mais eut encore des difficultés avec les autorités prussiennes à cause de ses spéculations financières et fut même emprisonné à Francfort. Il trouva un asile en Suisse (1755), dans le domaine des «Délices» près de Ge­ nève. Cependant les calvinistes de cette ville, moins tolérants qu'il ne l'avait cru, lui interdirent de se faire construire un théâtre et d'y jouer des pièces. Dépité, Vol­ taire acheta le domaine de Ferney, de l'autre côté de la frontière franco-suisse (1758). En même temps il loua, pour s'assurer aussi un refuge en terre suisse, en cas d'urgence, le domaine (suisse) de Tournay. C'est à Ferney qu'il vécut à partir de décembre 1760 et termina les dernières années, les plus glorieuses, de sa longue vie. De toutes ses forces, et en utilisant tous les moyens de combat possibles, Vol­ taire prit part à l'assaut des philosophes contre les piliers de l'absolutisme féodal - l'absolutisme royal, clérical (l'Église, «l'infâme», à cause de ses fanatiques et de son intolérance), la justice barbare, aveugle, corrompue. Il prit courageusement la défense de ceux qui étaient la victime de l'intolérance religieuse et des erreurs ju­ diciaires (affaire de Calas, de Sirven, du chevalier de la Barre). Sa renommée devenait universelle. Il écrivait des milliers de lettres envoyées dans toute l'Europe. Il fut en correspondance avec les contemporains les plus puissants et les plus intelligents, les plus éclairés. Il recevait la visite et les honneurs des prin­ ces, était «le roi de l'opinion publique». Louis XV aurait demandé un jour: «Est-ce qu'on ne peut pas faire taire cet homme?» Mais c'était impossible. Cette activité multiple et intense et ces honneurs princières ne faisaient pas oublier au «patriar­ che de Ferney» qu'il pouvait maintenant pleinement développer et mettre en œuvre ses dons d'entrepreneur, de traficant, de réformateur de la vie sociale. Sa fortune augmentait, à son profit et à celui de son petit pays où il régnait en petit souverain éclairé. Il y fit même construire une église portant l'inscription: «Deo erexit Vol­ taire» (Érigée à Dieu par Voltaire). Avant sa mort, il rentra à Paris sans que les autorités osassent lui mettre des obstacles. Il fut reçu triomphalement par le public, assista à la représentation de sa tragédie à sujet touchant, Irène, et mourut le 30 mai 1778. L'Église, qu'il avait tant poursuivie, fit des difficultés à son enterrement. Voltaire était remarquablement doué. La facilité de s'assimiler des connaissances de toute sorte de composer dans n'importe quel genre, en prose et en vers, dans une langue d'une clarté et d'une aisance inimitables, était aussi surprenante que sa fécondité prodigieuse. Mais ces deux qualités n'allaient pas sans quelque superfi- cialité. Les préoccupations financières, les déplacements fréquents, les fêtes y aidè­ rent à côté d'une certaine légèreté native. 170 L'ÂGE DES LUMIÈRES

Voltaire poète

Jusque vers 1750, Voltaire était connu avant tout comme poète, cultivant la poé­ sie épique, dramatique, philosophique (didactique), satirique, légère et badine. Au XVIIIe siècle, la poésie n'avait en France rien de spontané. Liée par les con­ ventions classicistes et reflétant les aspects du goût et des préoccupations d'une élite mondaine amie des formes héritées, la poésie manquait de terrain propice. Aucun véritable enthousiasme créateur ne s'y manifestait. Le grand lyrisme oratoire des lieux communs développés majestueusement, à savoir l'ode raisonneuse, eut ses représentants dans Jean-Baptiste Rousseau (1670 - 1741) et Le Franc de Pompignan (1709 - 1784). Celui-ci, poète catholique, était la bête noire de Vol­ taire qui le poursuivait à force d'épigrammes cinglantes et de «pour et de contre» (petit genre satirique très cultivé au XVIIIe siècle). Un nouveau genre de poésie grave, mais moins solennel que l'ode, était le genre didactique. Les poèmes de ce type furent cultivés par différents poètes. Ils reflétai­ ent les tendances sérieuses (religieuses, scientifiques) de l'âge des lumières, mais souvent ils n'étaient que de la prose adroitement versifiée. Louis Racine (1692 - 1763), fils de Jean Racine, janséniste fervent, composa des poèmes religieux. Le poème descriptif, dont la vogue se répandit d'Angleterre, fut typique de cette poésie dans la seconde moitié du siècle. L'élite mondaine raffolait de la poésie légère, désinvolte, spirituelle, épigramma- tique, galante, ou teintée de mélancolie. Dans la société des Vendôme, elle fut représentée par La Fare et Chaulieu. La galanterie et la satire spirituelle, une verve moqueuse étaient les traits dominants de celle de la première moitié du siècle. Alexis Piron (1689 - 1773) trouvait des ripostes caustiques qui étaient craintes même par le non moins caustique Voltaire. Piron fut aussi l'auteur d'une comédie en 5 actes et en vers, La Métromanie (1738), où il raillait la manie des vers. Un autre représentant de cette poésie légère fut Jean-Baptiste G r e s s e t (1709 - 1777)- Le vers semblait à beaucoup de lecteurs dans ce siècle quelque chose de pure­ ment extérieur, un vêtement gracieux mais encombrant la pensée, une difficulté inu­ tile. «Nous voudrions donner à nos expressions la rapidité de nos pensées», avouait le philosophe sensualiste Condillac. Et Duclos comparait: «C'est beau comme de la prose.» Fénelon, Houdar de la Motte, Montesquieu, Buffon, Vauvenargues et d'au­ tres auteurs encore attaquaient le vers ou au moins la rime. Méconnaissant, à une époque où la poésie était en proie à l'intellectualisation, la fonction essentielle du vers et de ses moyens, beaucoup de contemporains étaient enclins à souscrire aux paroles moqueuses des Lettres persanes où l'on pouvait lire que les poètes sont des auteurs «dont le métier est de mettre des entraves au bon sens et d'accabler la rai­ son sous les agréments, comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs or­ nements et leurs parures» (lettre 137). Par bonheur, Voltaire se fit l'un des plus grands défenseurs du vers français. Maître de tous les genres, il avait l'ambition, dès sa jeunesse, de prouver qu'il savait surmonter les difficultés, celles des vers aussi bien que des grands genres en général, affirmant le prix de la difficulté vain­ cue. Voilà pourquoi il composa à ses débuts un long poème épique, Le Poème de la Ligue (1723), qu'il remania ensuite en Angleterre et lui donna le titre définitif La Henriade (1728). Utilisant les procédés traditionnels de l'épopée classique, Voltaire rendit hommage, par cette oeuvre, au roi Henri IV (1589 - 1610) d'avoir sauvé la L'ÂGE DES LUMIÈRES 171

France des guerres religieuses qui déchiraient le pays au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, et d'avoir mis fin aux fanatismes haineux qui les avaient déchaînées. Le public français de l'aube des lumières était attentif avant tout à cette leçon de philosophie éclairée de tolérance. La poésie sérieuse de Voltaire comprend en outre un grand nombre d'épîtres poétiques qui étaient l'un des genres typiques de l'esthétique du classicisme, des sa­ tires (, 1736, dirigé contre l'ascèse et défendant les bienfaits de la ci­ vilisation moderne; Le Pauvre diable, 1758, attaquant les ennemis des philosophes). Dans cette catégorie il faut ranger aussi les poèmes philosophiques: sept Discours en vers sur l'homme (1738). Ils expriment l'optimisme philosophique modéré de Voltaire croyant, jusqu'à la moitié du siècle, à une Sagesse suprême, à un ordre di­ vin de l'univers. Voltaire subissait l'influence du philosophe allemand G. W. Leib­ niz (1646 - 1716), convaincu d'une «harmonie préétablie» et concluant avec opti­ misme que «tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles»; celle aussi du poète anglais A. Pope (1688 - 1744), auteur du poème Essai sur l'homme. (1733 - 34), affirmant que le bien régente et domine l'univers et proclamant la bonté et la dignité naturelles de l'homme. Le Poème sur la loi naturelle (17 51) chante la «religion naturelle», le déisme qui accepte l'existence d'une divinité, sans accepter de religion révélée ni de dogme. Voltaire prend la défense de la morale laïque. Le Poème sur le désastre de Lisbonne (1756) a été com­ posé sous l'impression accablante du tremblement de terre qui dévasta Lisbonne en 1755 et causa la mort de dizaines de milliers de personnes, femmes et enfants. Vol­ taire se détourne ici d'un optimisme facile à la Leibniz, Pope et d'autres «provi- dentialistes» et finalistes croyant à l'harmonie «finale» de l'univers. Cependant il continue à manifester sa confiance modérée dans le progrès humain. C'est sur le thème de l'optimisme béat qu'il parodie qu'est écrit son roman philosophique Can­ dide ou l'optimisme, traduit de l'allemand par AT. le Docteur Ralph (1759). Le personnage de Pangloss, selon P. Mesnard, y «sonne le glas de la philosophie baro­ que», qui négligeait «l'importance essentielle de la tension interne dans la civilisa­ tion baroque» et imaginait un «univers sans défaut»: elle est «condamnée pour avoir perdu ses valeurs fondamentales» et parce que l'homme y a «perdu sa dimension tra- gique«. Plus accessible au sentiment moderne est la poésie légère de Voltaire. Elle est imbue d'actualité immédiate, combative, mordante, spirituelle, frivole, parfois re­ couverte d'un presque imperceptible voile de mélancolie, née de l'idée que tout pas­ se («Si vous voulez que j'aime encore, / / Rendez-moi l'âge des amours...»). Cette poésie légère de Voltaire est le plus souvent, comme on l'a dit fort heureusement, «de l'esprit en vers». Elle reflète l'atmosphère de la Régence aussi bien que celle des combats idéologiques qui, vers 1750, allaient s'accentuant et élargissant leur domaine. Cette combinaison se retrouve entre autres dans son épopée burlesque La Pucelle d'Orléans (1755, plusieurs éditions augmentées jusqu'en 1771). La légende de l'héroïne nationale du moyen-âge Jeanne d'Arc y est parodiée d'une façon fort irrévérencieuse - c'est le problème de son «pucelage» qui est mis au centre de la moquerie lascive de l'auteur.

Voltaire auteur dramatique

Avec ses tragédies (27), ses comédies (un peu larmoyantes dans le goût du jour, celui de la sensiblerie, et peu réussies) et ses opéras, constituant un ensemble d'une 172 L'ÂGE DES LUMIÈRES cinquantaine de pièces, Voltaire a été le plus important auteur dramatique de son temps, en France. Il ne faut pas oublier en outre que, étant l'un des nombreux par­ ticuliers aisés qui pouvaient se permettre d'avoir une scène en propre, Voltaire par­ ticipait, y compris sa nièce Mme Denis, ses amis et ses hôtes, en acteur aux repré­ sentations qu'on donnait à Ferney. Le théâtre était pour eux une sorte de prolon­ gation des conversations, leur transposition sur la scène. La tragédie était, en tant que genre dominant, liée au sort de la société aristo- cratico-bourgeoise de l'Ancien Régime. Visiblement, elle déclinait et agonisait, bien que cette impression n'eût pas été tout à fait celle de l'époque. En tout cas, on es­ sayait de l'adapter aux besoins nouveaux. Ces changements concernaient la mise en scène (qui devenait plus dramatique, plus pittoresque), les sujets (l'antiquité grecque perdait définitivement son monopole), la diction (elle devenait moins em­ phatique, était plus naturelle), les costumes (ils tâchaient d'introduire ce qu'on ap­ pellera plus tard la «couleur locale»: ils étaient diversifiés suivant les époques et les nations). Malgré Fénelon, Houdar de la Motte, Diderot, etc., la tragédie du XVIIIe siècle restait en vers et suivait en gros le schéma traditionnel avec l'observation des unités. La Motte attaquait en vain les règles et voulait même prêcher d'exemple en composant une tragédie en prose qui ne les respectait pas. Au début du XVIIIe siècle, le goût du terrible, du barbare, de l'énorme (qu'on trouvait aussi dans les sermons de Massillon) se faisait jour dans les tragédies de Prosper Jolyot (sieur de Crais-Billori), dit Crébillon père (1674 - 1762). Admirateur des romans d'aventures et de galanteries «baroques», il se mit à com­ poser des tragédies mélodramatiques, c'est-à-dire à sujets terrifiants (in­ cestes, parricides) et à intrigues complexes, avec un dénouement sanglant: Rada- misthe et Zénobie (1711), tirée de Segrais, pleine d'outrances, est la meilleure. Sur le tard, il devint le concurrent de Voltaire à la cour de Louis XV et dans la faveur de sa maîtresse, Mme de Pompadour. Voltaire refit, de 1748 à 1752, trois sujets traités par le vieux Crébillon. C'est Voltaire qui domine dans le genre de la tragédie au XVIIIe siècle. Il alla à l'école de Pierre Corneille et de Jean Racine. Sa première tragédie mettait en scè­ ne un sujet souvent traité depuis la Renaissance, celui à'Œdipe (1718). Voltaire voulait réduire la place de la galanterie, de l'amour dans la tragédie, la viriliser (Fé­ nelon et Du Bos l'avaient souhaité), mais il se heurta à l'opposition des comédien­ nes. Préparé par le goût mentionné de l'énorme et du barbare, Voltaire élargit en Angleterre son horizon. Il y connut Shakespeare (presque ignoré sur le continent) et transforma sous son influence en partie sa conception de la tragédie classique française. C'est ainsi qu'il cornposa 2 tragédies à sujet antique et dans l'esprit républicain: (1731) et La Mort de César (1735), «virilisées». Il tira le sujet d'une de ses pièces, de beaucoup la meilleure, du moyen-âge des croisades: Zaïre (1732). Voltaire voulait émouvoir par le conflit de la foi et de l'amour qui dé­ chirait son héroïne (belle captive, fille du vieux Lusignan, qui s'oppose à son ma­ riage avec Orosmane, prince musulman, qui en est amoureux). Inspirée par ['Othel­ lo de l'auteur tragique anglais, cette pièce (Orosmane, se croyant trahi, poignarde Zaïre et se tue sur son corps) eut un grand succès auprès du public féminin, fit ver­ ser beaucoup de larmes. Admirant et imitant certaines libertés et beautés du théâtre de Shakespeare - elles résidaient pour lui dans l'action dramatique, tandis que le manque de beauté formelle le choquait -, il osa étendre le domaine des sujets de la tragédie française. L'ÂGE DES LUMIÈRES 173

Zaïre en fut le premier spécimen. Tout en continuant à tirer nombre de sujets de l'antiquité classique, il en puisait d'autres dans l'histoire nationale (Adélaïde du Guesclin, 1734), péruvienne (Alzire ou les Américains, 1736), de l'Islam ( ou le fanatisme, 1742), chinoise (L'Orphelin de la Chine, 1755), sicilienne du temps des croisades (Trancrède, 1760), perse (Les Guèbres ou la tolérance, 1769; il s'agit de zoroastriens), etc. L'une des meilleures est une tragédie sur l'amour maternel (Mérope, 1743; l'héroïne est la reine de Messénie, ancienne contrée du Péloponnè­ se). Dans le théâtre tragique de Voltaire, les intrigues d'amour sont reléguées plutôt à l'arrière-plan. Ses pièces ne sont plus un amusement mondain, comme à l'épo­ que du classicisme du XVIIe siècle. Partant de l'histoire - ses pièces sont en grande partie des tragédies historiques -, il mettait son théâtre au service de son idéologie de philosophe éclairé, surtout après 1760. Il en faisait une tribune de propagande et de polémique contre le fanatisme et l'ignorance. A la différence des classiques français et à l'exemple du drame libre anglais, il eut souvent recours aux effets scéniques. Pour ses intentions, il avait besoin de situations plus dramatiques, voire mélodramatiques. Ainsi, on entendait un coup de canon, un spectre apparaissait sur la scène. Voltaire insistait sur plus de vérité dans les costumes, il demandait une diction plus naturelle. Les grands acteurs contemporains français, Mlle Clairon, l'acteur L e k a i n, représentatifs d'un goût changé, contribuèrent avec éclat à la réalisation de ces réformes. L'une des interventions les plus heureuses de Voltaire fut celle qui eut pour effet de débarrasser la scène des banquettes encombrantes (elles y existaient depuis l'époque du Cid). Introducteur de Shakespeare en France par son appréciation où les éloges l'em­ portaient sur les critiques, Voltaire changea d'avis, en face de la vogue croissante du grand dramaturge élisabéthain. La Place donna en 1745-1746 la première tra­ duction de dix de ses pièces les plus jouées et résuma les autres non-traduites, Di­ derot s'enthousiasmait pour le génie anglais dès 1755, Ducis adapta à partir de 1769 diverses de ses pièces isolées, enfin Le Tourneur le traduisit (toujours assez librement) de 1776-1782 tout entier en vingt volumes avec des notes et des com­ mentaires. Or Voltaire se mit à insister sur le côté «barbare» de Shakespeare, con­ traire au goût choisi et aux bienséances classiques (cf. son Appel à toutes les nations ou Du théâtre anglais, 1761, et sa Lettre à l'Académie française, 1776). Cependant lui-même, malgré tous ses efforts de moderniser la tragédie classique française, ne pouvait pas redonner vie à un genre dramatique qui était en train d'être refoulé par d'autres, mieux accordés aux tendances nouvelles de la société française du XVIIIe siècle en voie de transformation irrésistible. D'ailleurs, Voltaire n'avait pas le génie du tragique. Il avait moins encore celui du comique. Parmi les très rares pièces où il s'y essaya, la comédie sentimentale (ou «larmoyante») Nanine ou le Préjugé vain­ cu (1749) fut un franc insuccès. Avec l'intensification du débat idéologique vers le milieu du siècle, c'est la prose (narrative, historique, polémique, etc.) de Voltaire qui prend, par sa diversité, sa quantité, sa combativité, une importance de premier ordre dans l'ensemble de son œuvre. Les Lettres philosophiques suivies de remarques sur les Pensées de M. Pascal (1734; on les cite sous la forme abrégée du titre Lettres philosophiques ou Lettres anglaises) reflètent ses vives impressions d'Angleterre. Le lecteur français pouvait y lire combien celle-ci se présentait comme un pays de libéralisme et de tolérance (religion, politique, science, philosophie, lettres, commerce). On sousentendait en 174 L'ÂGE DES LUMIÈRES même temps combien la France de Louis XV était un pays de despotisme et de préjugés. La 25e lettre (qui était la dernière) consacrée aux Pensées de Pascal ré­ futait le pessimisme janséniste du grand penseur baroque du XVIIe siècle au nom de l'optimisme et de l'activisme civilisateurs de l'âge des lumières. Publiées dans la première version en Angleterre {Letters concerning the Englisb Nation, Londres, 1733), l'édition française de Rouen (1734) fut condamnée par le Parlement (cour de justice) et brûlée. L'auteur fut poursuivi par les autorités comme écrivain sub­ versif. Il se retira chez Mme du Châtelet (qu'il connaissait depuis 1733), au châ­ teau de Cirey. Mais ses Lettres déchaînèrent l'anglomanie. A Cirey, Voltaire s'occupait, sous l'influence de la «belle Emilie» (Mme du Châ­ telet), entre autres d'études scientifiques. En Angleterre déjà il s'était passionné pour la science empirique de Locke et de Newton. En 1738, il publia ses Éléments de la philosophie de Newton. Désabusé par sa vie de courtisan de Louis XV (174 5 — 48), il se désennuyait dans la société de la vieille duchesse du Maine, où survivait l'esprit de plaisir et d'amusements littéraires de la Régence. C'est là qu'il trouva l'idée un jour de transposer de sérieuses pensées philosophiques dans le cadre amu­ sant, allégorique, de contes et de romans philosophiques. Il ne pouvait pas soupçonner que justement ces contes et romans, nés en marge de son œuvre prin­ cipale, en resteraient plus tard la partie la plus vivante.

Voltaire conteur

Ces contes et romans renouent avec la tradition réaliste et picaresque. Ils pré­ sentent des héros qui vont d'ordinaire d'aventures en aventures. Ils n'excluent ni l'exotisme, ni le fantastique (par exemple l'anticipation de voyages interplanétaires dans ). En un certain sens, il sont après Rabelais, Cervantes, Sorel et d'autres une parodie du genre romanesque. Ils ont un mouvement endiablé. Ils sont très variés, et en général de peu d'étendue. Jamais ils ne sont composés dans le seul but d'amuser et de distraire. Ils offrent toujours des vues sur le sort de l'homme en général, sur sa lutte incessante contre les forces naturelles ou sociales. C'est ainsi que ces contes et romans deviennent une sorte de petit répertoire des idées princi­ pales de Voltaire et qu'ils vulgarisent à merveille, de la façon la plus accessible et la plus attrayante, ses idées de combat. Cette manière de transformer un genre littéraire en moyen de la lutte idéologique était celle des philosophes des lumières en général. Il s'agissait d'exploiter toutes les possibilités au profit du but à atteindre. Le sujet était donc traité dans cette optique, en fonction de la thèse à démontrer. Ce qui constitue, le plus souvent, un très grand danger pour l'art. Mais Voltaire sut éviter les écueils les plus fâcheux. ou la Destinée (1747; «Zadig» signifie en arabe «le Véridique») illustre la thèse de l'optimisme encore assez confiant dans la Providence (cf. Leibniz, Pope). Babouc ou le Monde comme il va (1748) enseigne que si tout n'est pas bien au monde où nous vivons, tout y est au moins passable. ou l'Optimisme (1759), cependant, le roman le plus étendu et le plus célèbre, est déjà une critique ouverte de l'optimisme providentialiste. Voltaire s'est inspiré de l'écrivain espagnol de l'âge d'or Balthazar Graciân qui, dans ses dialogues philosophiques intitulés El Criticôn (1651-57), mettait en scène un jeune homme naïf voyageant en com­ pagnie d'un précepteur philosophe. L'histoire des aventures et expériences du pro­ tagoniste de Voltaire sert à prouver la thèse que tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles (comme le voudrait Pangloss, son précepteur, se L'ÂGE DES LUMIÈRES 175 fiant à l'affirmation de Leibniz), mais qu'il reste néanmoins aux hommes un espoir modeste de corriger ce qui va mal. Ce moyen, c'est de ne pas croiser les bras et de cultiver notre jardin, chacun le sien. Car l'humanité peut, telle est la conviction de Voltaire, si elle consent à un activisme civilisateur, rendre peu à peu la société, et par là la vie humaine, plus supportable. Dans Micromégas (1752), il a repris l'idée et le procédé des Voyages de Gulliver (1726) de l'écrivain anglais Jonathan Swift, faisant ressortir la relativité et même l'absurdité de la hiérarchie des valeurs qui constituent la base de la société humaine, en les éclairant dans l'optique d'un mon­ de imaginaire auquel elles sont parfaitement étrangères. Jeannot et Colin (1764) est une satire des bourgeois parvenus et de l'ignorance hautaine des marquis et de leur inutilité sociale. L'Ingénu (1767) met en scène un «bon sauvage», personnage en vogue parmi un grand nombre de penseurs utopistes du XVIIIe siècle. Voltaire n'a pas voulu faire l'éloge de l'état primitif, dont il se moquait. Il a voulu faire faire à son Indien l'expérience de l'envers, des défauts de la civilisation bureaucra­ tique du siècle de Louis XIV. L'Homme aux quarante écus (1768) est un reflet de l'intérêt que Voltaire portait aux problèmes économiques qui passionnaient une partie des philosophes. Il fait ici la satire des projets de réforme des «physiocrates» (persuadés que «le sol est la principale source des richesses»; cf. Quesnay et ses disciples Mirabeau, Turgot, Malesherbes, après 1750) qui auraient frappé les culti­ vateurs pauvres et favorisé les financiers cossus. Le total des contes et romans philosophiques de Voltaire est de 26. Leur style est alerte, simple, limpide. La construction (à la différence des contes et romans de Diderot qui préfèrent une incohérence parfois déconcertante) est logique et amu­ sante. Le nombre d'idées qu'y déverse l'auteur pour les faire rapidement défiler devant le lecteur essoufflé est prodigieux. Il n'est égalé (ou surpassé) que par celui qui remue dans les écrits de Diderot. Ce qui influe sur la structure générale de ce genre narratif (aventures enchaînées, etc.).

Voltaire historien

S'exprimant sur les romans d'une façon méprisante, Voltaire jugeait qu'ils n'é­ taient que des «productions d'un esprit faible écrivant avec facilité des choses indi­ gnes d'être lues par des esprits sérieux». Sans doute visait-il par cette boutade les romans romanesques. En revanche il estimait fort son œuvre d'historien. L'Histoire de Charles XII (1731) avait pour sujet la vie du rival de Pierre le Grand, l'ambitieux roi de Suède (vaincu à Poltava, 1709). Sa carrière dramatique était présentée chez Voltaire presque comme un roman «bien composé». L'historien poursuivait l'idée de détourner les princes de la folie des conquêtes qui jette les peuples dans la misère et les conquérants dans la ruine. La documentation de Vol­ taire était très sérieuse. Pourtant, il s'agissait encore d'une histoire plutôt romanes­ que que d'une histoire scientifique. Le Siècle de Louis XIV (1751, à Berlin; éd. déf. 1756) est le premier grand ou­ vrage d'histoire de Voltaire. Il fut préparé de longue date (depuis 1732). Cette fois, Voltaire avait l'intention de donner, non pas la vie du roi lui-même, mais, comme l'indiquait le titre, la peinture de toute la civilisation louisquatorzienne. Voilà pourquoi il parlait du commerce, des mœurs, de l'art, de la littérature classi­ que à côté de la politique et des guerres. Suivant lui, il y avait eu, jusqu'à Louis XIV, trois étapes brillantes de la civilisation humaine. Chaque fois, elles étaient l'œuvre de l'activité d'un prince éclairé. Le siècle de Louis XIV en était la qua- 176 L'ÂGE DES LUMIÈRES trième. C'était une réhabilitation du règne et de l'époque du Roi Soleil sur qui la fin trop sombre avait jeté un tel discrédit (cf. la réaction sous la Régence). Cepen­ dant Voltaire ne cachait pas les défauts manifestes du grand règne - les luttes fana­ tiques entre jésuites et jansénistes (et calvinistes), etc. En somme, c'était un éloge admiratif de l'époque magnifique du classicisme français. L'Essai sur les mœurs (1753; 1756, éd. déf. 1769) était le second grand ouvrage historique de Voltaire. Voulant continuer et indirectement réfuter le Discours sur l'histoire universelle (1681) de Bossuet, Voltaire donnait une histoire sommaire des peuples européens et asiatiques du VIIIe siècle (époque de Charlemagne) au XVIIe. Comme son prédécesseur Montesquieu, Voltaire était déterministe. L'histoire était pour lui un enchaînement de grandes causes primaires et de causes secondaires. En considérant le genre humain, Voltaire était sans illusions. Les hommes, suivant lui, sont des êtres absurdes et cruels: Bayle l'avait affirmé avant lui. Mais l'humanité en tant que tout avance sans cesse vers une civilisation toujours plus éclairée. Cette marche, il est vrai, ne se fait pas en ligne droite en avant. De temps en temps on retombe dans des époques plus barbares. Les époques barbares alternent avec les siècles privilégiés qui préfigurent l'étape idéale de l'humanité: c'est vers elle que la société humaine s'achemine. Voltaire s'intéressait aux conditions matérielles de la vie. C'est en cela que résidait la nouveauté essentielle de l'ouvrage. Et puis il parlait aussi de nombreux peuples extra-européens, élargissant le champ d'in­ vestigation de l'histoire. Il tâchait de démontrer que les peuples qui étaient restés en dehors du christianisme étaient plus éclairés et plus moraux. Il mettait cet ou­ vrage au service de ses thèses. Tout l'Essai était écrit pour flétrir le christianisme et l'Église («écrasez l'infâme»). Voltaire n'y voyait que superstition, mensonges, intolérances, esprit de domination. Bien sûr, c'était une interprétation tendancieuse de l'évolution historique véritable. Elle méconnaissait l'apport positif du christia­ nisme dans l'évolution de la société venue après l'antiquité gréco-romaine. Mais l'interprétation de Voltaire était une interprétation de lutte idéologique: elle reflé­ tait les préoccupations anticléricales du XVIIIe siècle. La documentation, pour l'épo­ que, était copieuse. Voltaire rédigea encore d'autres ouvrages d'histoire sans prétention (une histoire de Russie sous Pierre le Grand, 1763, etc.). Soulignons pour terminer qu'il a élargi la conception de l'histoire et de l'historio­ graphie. En dehors de l'histoire politique, celle des rois, des guerres, des traités, Voltaire s'intéressait à l'activité des peuples eux-mêmes, à leur vie matérielle, aux arts, à la littérature, à l'industrie, au commerce. Il a fait l'histoire de la civilisation. Mais il restait souvent tendancieux.

Le patriarche de Ferney. Ses oeuvres philosophiques et polémiques

Couvert de sa gloriole, le vieux Voltaire se comportait en chef de parti, celui des philosophes. Il combattait avant tout l'intolérance, la superstition, les préjugés de toutes sortes. Il y rangeait les spéculations métaphysiques, la religion révélée, les dogmes. Il n'était ni athée, ni matérialiste comme certains Encyclopédistes (Dide­ rot, Helvétius, d'Holbach). Il était déiste, considérant d'ailleurs la religion utile au peuple. Voilà pourquoi il fit ériger à Ferney cette église fameuse avec l'inscription: «Deo erexit Voltaire.» Mais il était en même temps le père de l'anticléricalisme le plus intransigeant. Il L'ÂGE DES LUMIÈRES 177 puisait la plupart de ses arguments contre l'Église dans l'œuvre d'un curé catholi­ que Jean Meslier (1678—1733), d'Étrépigny en Champagne, qui avait rédigé avant sa mort son testament d'athée, virulent et haineux, où il déclarait avoir depuis longtemps perdu la foi et découvert la fausseté de la religion: Testament de Jean Meslier. Ce matérialiste et critique radical de la société considérait la religion com­ me un moyen pratique de l'oppression économique et politique du peuple. Voltaire publia ce Testament partiellement en 1762: Extraits des sentiments (opinions) de Jean Meslier. Après lui ce furent Naigeon et d'Holbach, offrant ainsi une machine de guerre aux anticléricaux. Le Testament original restait toujours en manuscrit et ne fut publié qu'en 1864. Voltaire composa un Traité sur la tolérance (1763) qui parut à Genève. C'était un plaidoyer en faveur de la liberté de conscience, à propos de Calas, protestant de Toulouse, faussement accusé d'avoir assassiné son fils catholique. Ce fut à cette époque que Voltaire donna asile à la famille Sirven condamnée par contumace pour avoir noyé leur fille convertie au catholicisme, qu'il intervint en faveur du cheva­ lier de la Barre, décapité pour avoir commis divers sacrilèges, de Lally, baron de Tollendal, accusé de trahison (vaincu par les Anglais, il avait capitulé à Pondiché- ry) et exécuté (1766). Voltaire ne se contentait pas de protestations théoriques. Comme l'Encyclopédie de Diderot lui semblait paraître trop lentement étant inter­ dite, il composa, après y avoir collaboré peu et d'une manière insignifiante, une «encyclopédie portative», «une raison par alphabet», le Dictionnaire philosophique (1764; rédigé dès 1750 et augmenté jusqu'en 1772). Ce Dictionnaire contenait tou­ tes les thèses essentielles de la philosophie de Voltaire réunies. Cependant il écrivit en outre une grande quantité de pamphlets clandestins de petite étendue. Il s'y complaisait souvent à des grossièretés, à un sarcasme mordant, mais élevait le ton lorsqu'il défendait avec dignité la liberté de pensée. Ils avaient de longs titres explicatifs: Relation de la maladie, de la confession, de la mort et de l'apparition du jésuite Berthier avec la relation du voyage du frère Garassise et ce qui s'ensuit; Lettre de M. Clopitre à M. Eraton sur la question: si les Juifs ont man­ gé de la chair humaine et comment ils l'ont apprêtée, etc. Voltaire composait aussi différents dialogues, cette forme étant particulièrement apte à la discussion des pro­ blèmes d'actualité. C'étaient les Dialogues d'Evhémère; Dialogues entre A.B.C.; La Bible enfin expliquée, etc. Tous ces écrits éblouissants où Voltaire restait tou­ jours inattendu et divers - signés ou anonymes par précaution pour pouvoir en plus grande sûreté multiplier ses attaques - servaient à la guerre idéologique et eurent une influence des plus grandes. Avec une ironie sans merci, Voltaire dénonçait les abus de la théocratie, les privilèges du clergé, les méthodes barbares de la procé­ dure judiciaire, le despotisme royal, le fanatisme de secte, les contradictions de la Bible et l'absurdité des dogmes, les férocités de l'Église commises envers ses adver­ saires. Il revendiquait sans cesse la liberté d'expression, mais aussi la liberté poli­ tique, le droit à la propriété, la tolérance, la justice. Il démasquait la barbarie des conquêtes militaires. Pour pallier aux troubles économiques et à la misère du peuple, Voltaire recom­ mandait, donnant lui-même l'exemple à Ferney où il développait ses manufactures qui produisaient des bas de soie, des horloges, etc., d'augmenter la production agri­ cole et manufacturière et d'assurer les libres échanges commerciaux. C'est là que ce réformiste voyait la possibilité d'un relèvement social. Il plaidait pour la dimi­ nution des impôts directs. N'étant nullement révolutionnaire, il était persuadé de la nécessité d'un prince éclairé gouvernant l'État avec l'aide d'une élite de 178 L'ÂGE DES LUMIÈRES la noblesse et de la bourgeoisie, qui serait accueillante aux conseils sages des philo­ sophes. Comme Montesquieu et d'autres contemporains, il ne considérait la forme républicaine comme possible que dans de petits États. Il restait monarchiste. Voltaire était le représentant de la couche supérieure de la bourgeoisie libérale progressiste, celle des industriels, des négociants, des intellectuels aisés. Pour lui, la propriété était sacrée, l'égalité des états illusoire et chimérique, la division de la société en pauvres et riches nécessaire. Le luxe devait fournir aux pauvres le moyen de gagner la vie par le travail. D'autre part il réclamait la création de l'assistance publique. Libéral des plus actifs, convaincu de la nécessité de certains changements dans la structure de l'Ancien Régime, il contribua pourtant à l'œuvre de la Révolu­ tion bourgeoise, apportant des suggestions qu'elle réalisa entre autres dans la Dé­ claration des droits de l'homme. La correspondance de Voltaire - on a édité plus de dix mille lettres - est un document unique par l'étonnante variété des correspondants français et étrangers, par la richesse des thèmes et la diversité des tons.

Denis Diderot (1713-1784)

C'est l'un des écrivains du XVIIIe siècle qui en résume, à bien des égards, la pensée originale et révèle la complexité du génie français à l'âge brillant des lu­ mières, les problèmes qu'il tâchait de résoudre, les audaces dont il faisait preuve; l'un des plus grands représentants de cette époque chez qui, comme on l'a très bien dit, esprit, cœur et sens n'étaient pas des domaines clos, l'un empiétant sans cesse sur l'autre. Par son origine, il appartenait à la classe de bourgeoisie moyenne, celle des arti­ sans de province. Son père, nullement pauvre, était coutelier à Langres (au nord-est de Dijon). Après ses études chez les jésuites de Langres terminées à Paris où il fut reçu maître ès arts, il fut quelque temps clerc de notaire, mena plusieurs années une vie d'indépendance et de bohème et se maria avec une femme bornée, laborieuse, de naturel acariâtre. Il eut de cette lingère une fille (trois autres enfants étant morts en bas âge), Angélique, qu'il aimait beaucoup, dont il surveillait l'éducation et prépara le mariage. Plut tard (dès 1755) il se lia avec Sophie Volland, vieille fille, à laquelle il voua une passion qui dura jusqu'à sa mort, jusqu'à leur mort (tous les deux moururent en 1784). A cette passion réciproque, nous devons les Lettres à Sophie Volland (1830, éd. compl. en 1929), écrites au courant de la plume, desti­ nées à l'intimité, enflammées et tendres, document précieux sur Diderot, ses luttes, et sur l'époque. Dès la moitié des années 1740, il avait commencé à publier des ouvrages philosophiques, après des traductions de l'anglais {Pensées philosophiques, 1746). Il ne les signait pas de son nom. Il y attaquait déjà l'ascétisme religieux, le fanatisme et les préjugés. Diderot cultivait aussi le récit lascif, erotique à la mode - ne rappelons que Crébillon fils (Les Égarements du cœur et de l'esprit ou Mémoires de M. de Meilcour, 1736; Le Sopha, 1740), dont le roman licencieux fai­ sait alors fureur - donnant Les Bijoux indiscrets (1748, contes). Il ne cessait pour­ tant pas de s'intéresser vivement aux problèmes plus sérieux, à la science expéri­ mentale, à la morale, etc. En 1749 parut à Londres sa Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, anonyme. Elle s'attaquait, sous le masque de réflexions sur la psychologie des aveugles de naissance, au problème de la religion. Les aveu­ gles, y apprenait-on, ne peuvent pas avoir les mêmes idées religieuses que les autres, étant privés d'un sens capital, la vue. Ce qui était une conclusion en faveur L'ÂGE DES LUMIÈRES 179 du scepticisme et du matérialisme scientifique. L'ouvrage valut à Diderot un empri­ sonnement de trois mois (nullement rigoureux) au Donjon de Vincennes (à l'est de Paris), où il reçut les visites de J.-J. Rousseau. Entre temps, Diderot avait déjà mis en œuvre une entreprise de grande enver­ gure qui sera son œuvre majeure, L'Encyclopédie. Elle deviendra la somme (en­ semble de connaissances) de la bourgeoisie montante et l'arsenal de la critique phi­ losophique. Le libraire Le Breton, envisageant d'abord une traduction française du Dictionnaire encyclopédique anglais de Chambers paru en 1728, changea d'avis et souhaita faire publier une Encyclopédie originale, française. Il confia l'or­ ganisation à Diderot qui devint le maître d'oeuvre et le principal rédacteur de la publication. Il trouva des collaborateurs pour mettre sur pied un ouvrage collectif, dès 1745. En 1750, il publia le Prospectus (date anticipée de 1751). En 1751 parut le Ier tome de l'Encyclopédie avec le Discours préliminaire de la plume du plus important collaborateur, le mathématicien célèbre d'Alembert (fils naturel de Mme de Tencin, abandonné à sa naissance, confié à la femme d'un pauvre me­ nuisier, il avait étudié le droit, la médecine et surtout les mathématiques). Celui-ci fit à l'ouvrage une publicité efficace dans les salons mondains (ceux de Mme Du Deffand, de Mme Geoffrin - qui contribua par une somme énorme). D'Alembert gagna même la plupart des Académiciens (lui-même fut reçu à l'Académie fran­ çaise en 1754; il en devint le secrétaire perpétuel en 1772). Le point de départ de l'Encyclopédie, c'était la science expérimentale et la rai­ son, non pas la théologie et la foi - d'où le titre: L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Mais ce fut aussi la cause des diffi­ cultés avec les autorités. Les auteurs usaient des moyens permis pour faire naître les idées et sentiments qu'ils avaient en vue. Par des renvois adroits (c'était déjà la méthode de Pierre Bayle), on sapait l'absolutisme royal et clérical. On prônait la thèse du progrès humain, le paradis sur terre. On s'intéressait aussi aux techni­ ques de métiers (manufactures), aux problèmes agricoles, économiques. Malgré l'ap­ pui du directeur éclairé de la librairie royale M. de Maie s herbes et de la fa­ vorite même du roi Mme de Pompadour, l'entreprise fut poursuivie par les autorités (ecclésiastiques surtout). Elle se heurta aussi à l'opposition des penseurs ou publicistes antiprogressistes (Fréron, la bête noire de Voltaire; Palissot, ennemi plus grand encore, auteur entre autres d'une série de Petites lettres sur de grands philosophes, ouvrage dirigé contre Diderot, le calomniant et le ridiculisant): Toutefois, l'Encyclopédie pouvait paraître jusqu'au tome VII (1757), qui contenait l'article célèbre de d'Alembert sur «Genève» (J.-J. Rousseau, «citoyen de Genève», donna une réplique dans sa non moins célèbre Lettre à d'Alembert sur les specta­ cles, 1758). Il y eut une rupture avec Rousseau. Ce fut sans doute sous l'influence de Voltaire que d'Alembert quitta aussi l'équipe. A la suite de la suppression du livre de l'un des collaborateurs matérialistes de l'Encyclopédie Helvétius (De l'Esprit, 1758), il y eut révocation du privilège d'impression; condamnation des éditeurs, condamnation de l'ouvrage par le pape (1759). Cependant Diderot pouvait - malgré les obstacles créés par la cour royale, la Sorbonne (sa Faculté de Théologie), le Parlement (cour souveraine de justice) - faire imprimer en secret et déposer chez les imprimeurs ou autre part les 10 tomes du texte qui achevaient l'ouvrage. Par précaution on indiquait comme éditeur Sa­ muel Fauchet et comme lieu d'impression Genève. Mais en 1764, Diderot apprit que Le Breton, son libraire principal, par crainte des autorités, avait censuré et mutilé, tronqué les manuscrits. «... Je suis blessé jusqu'au- tombeau», lui écrivit-il. 180 L'ÂGE DES LUMIÈRES

Il termina quand même l'ouvrage expurgé. En 1765, les 10 tomes de texte purent paraître. Les tomes de planches (11) parurent de 1762-1772. Plus tard, l'éditeur Panckouke publia encore des tomes de suppléments - texte et planches - et une table analytique des matières. A l'étranger, on en donna des éditions très augmen­ tées. Diderot avait assumé la tâche principale: l'organisation, la composition d'articles concernant toutes sortes de matières, philosophie, littérature, arts et métiers. A côté de Diderot, il y eut d'Alembert, ennemi du fanatisme janséniste et jésuitique, auteur d'articles de mathématiques et de littérature, Daubenton (histoire natu­ relle), Louis de Jaucourt (toutes sortes de matières). Les grands philosophes contribuèrent relativement peu (Montesquieu, Voltaire, Rousseau). Voltaire publia d'ailleurs des Questions sur l'Encyclopédie (1770-1772) qui, d'après d'A­ lembert, représentaient à elles seules un remaniement de l'Encyclopédie, et son Dictionnaire philosophique ou la Raison par alphabet (1764), plus tard sous le titre de Dictionnaire philosophique portatif. Parmi les collaborateurs, il convient de citer encore François Quesnay (1694-1774), médecin et économiste, fonda­ teur de l'école des «physiocrates» (parmi ses slogans: «La terre est la seule source de richesse»; «Liberté de la circulation des biens»; «Laisser faire, laisser passer»; l'impôt selon cette doctrine devait frapper uniquement la propriété foncière). Tur- got, baron de l'Aulne (1727-1781), inspiré lui aussi par les doctrines réformistes des physiocrates, ministre des finances sous Louis XVI (1774-76), défendait la li­ berté du commerce et de l'industrie, demandait la suppression des maîtrises (en­ semble des maîtres d'une corporation) et jurandes (charge des représentants d'une corporation, sous l'Ancien Régime). Le baron d'Holbach (1723—1789), riche, philosophe matérialiste, anticlérical, «maître d'hôtel de la philosophie». Allemand de naissance, il n'écrivit qu'en français. L'ouvrage Système de la nature (1770) pré­ sentait une synthèse matérialiste et mécanique de l'univers physique et moral. C. A. Helvétius (1715-1771), riche fermier général, au service de la reine, matéria­ liste et athée, fondateur de la morale matérialiste: non pas le penchant vers le bien ou vers le mal, mais l'intérêt est le ressort de toute morale, comme le monde physique est soumis au mouvement mécanique. Le problème essentiel qui se pose alors : accorder l'intérêt de l'individu avec celui de la collectivité. Cela pourra se faire par l'éducation (par le milieu, par les impressions venant du de­ hors). K. Marx a fort apprécié chez Helvétius qu'il se détourne complètement du spiritualisme en morale. Helvétius a publié entre autres les ouvrages De l'Esprit (1758, apologie du sensualisme absolu: d'après cette philosophie, les idées proviennent des sensations, des expériences) et De l'Homme (1772). Etienne Bon- not de Condillac (1715-1780), précepteur du jeune prince de Parme, était le maître de l'école sensualiste française, influencé par le système de John Locke. Il écrivit un Traité des sensations (1754), attaquant les systèmes spéculatifs en philo­ sophie au nom de la science expérimentale (I. Newton). Pourtant, à la différence de d'Holbach et d'Helvétius, cet abbé se proclamait spiritualiste. Le marquis de Condorcet (1743-1794), mathématicien, philosophe, économiste et homme po­ litique français, sous la Révolution président de l'Assemblée législative et plus tard député à la Convention, défenseur des droits de l'homme et historien des progrès accomplis par le genre humain. Il faisait partie du groupe des idéologues: cette école philosophique de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle professait une doctrine dérivée de celle de Condillac et étudiait les idées en dehors de toute métaphysique (on rangé parmi ses représentants Condorcet, Sieyès, Vol- L'ÂGE DES LUMIÈRES 181

ne y, Cabanis, Destutt de Trac y, B. Constant; Stendhal était leur élève). Condorcet écrivit une Vie de Voltaire (1787) et une Esquisse d'un tableau historique des.progrès de l'esprit humain (1794). Malgré ses défauts, inhérents en grande partie à la pensée de l'époque, et malgré son caractère de compilation, l'Encyclopédie peut être considérée comme l'un des chefs-d'œuvre de la librairie française et comme une somme de la bourgeoisie as­ cendante. Son caractère d'ouvrage laïque, son culte du progrès, son optimisme ratio­ naliste, l'intérêt qu'elle portait au développement technique des métiers, tout cela exprimait la vitalité et la force de la bourgeoisie d'avant 1789. ~L'Encyclopédie of­ frait aux lecteurs un exposé systématique du monde et de l'homme, sans métaphysi­ que, sans Dieu. En cela, les matérialistes parmi les collaborateurs étaient les plus avancés. Diderot trouva le temps (Jaucourt, l'un de ses collaborateurs, lui en facilita beau­ coup la tâche), tout en s'adonnant à l'Encyclopédie, de composer quantité d'autres ouvrages qui ne furent pas tous publiés en leur temps. On continue à disputer sur les causes probables qui ont amené Diderot à renoncer à les faire paraître de son vivant (la prudence dans certains cas, la nonchalance dans d'autres, le peu de prix aussi qu'il attachait à certains genres mineurs, le roman, le dialogue) : il s'agit d'œuvres parfaitement achevées. Dans le domaine des écrits philosophiques, Diderot débuta par une libre traduction de l'ouvrage idéaliste de Shaftesbury (1671 — 1713, philosophe an­ glais défendant la morale du sentiment) Essai sur le mérite et la vertu (1745) et les Pensées philosophiques (1746) qui partaient de la doctrine atomiste des Grecs (Dé- mocrite et Épicure), etc. Plus importantes étaient ses Pensées sur l'interprétation de la nature (1753-54)- H y prenait toujours pour point de départ la matière pour ex­ poser des théories transformistes (la nature est une chaîne ininterrompue d'êtres; il existe une transition de la matière inerte à la matière animée). Nous retrouvons la même philosophie qui anticipe certaines théories du XIXe siècle dans trois dia­ logues célèbres: M Entretien entre d'Alembert et Diderot, le Rêve de d'Alembert et la Suite de l'Entretien (1769; p. en 1830). La foi sensualiste de Diderot dans la bonté des instincts naturels lui fit exposer une morale à la Tahiti en amour (libre, sans «préjugés moraux») dans le Supplément au Voyage de Bougainville (1772; p. en 1796. Le navigateur français Bougainville avait décrit, en 1771, sonVoya- ge autour du monde, enterpris de 1766 à 1769). Or, ayant fait l'éloge de l'état de nature dans le Supplément cité, il n'en fit pas moins aussi celui des bienfaits de la civilisation dans le dernier important ouvrage de sa vieillesse Essai sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits, et sur les règnes de Claude et de Néron (1779; 2e éd. remaniée en 1782), qu'on invoque généralement sous le titre abrégé de Essai sur les règnes de Claude et de Néron. L'univers de la pensée de Diderot fourmille de contradictions. Mais on ne saurait accepter le conseil d'un diderotiste que «mieux vaut les constater que de s'essouffler à les justifier». L'unité concrète, vivante de la riche personnalité de Diderot ne s'oppose peut-être pas tellement à la justification de ses contrastes, du moins à une interprétation compréhensive de leur jeu. Il est vrai que sa philosophie n'est point systématique. L'exposé de Diderot est le plus souvent une suite bigarrée d'idées diverses jetées sur le papier telles que l'impul­ sion du moment les lui apportait. Le même manque de «composition» caractérise les œuvres narratives de Diderot, ses romans et ses contes. C'est que, ne s'en tenant à aucune «norme convenue» de construction, Diderot faisait celle-ci fonction de ce qu'il était en train de dire. Pour 182 L'ÂGE DES LUMIÈRES lui il ne s'agissait pas de bâtir des ouvrages à dominante épique ou dramatique, dans la tradition romanesque, développant une intrigue centrale. Bouillonnant d'idées, Diderot avait besoin de les déverser avec le moins d'obstacles dans ses récits. Ses romans et ses contes constituent le plus souvent un pêle-mêle de sujets (thèmes), de discussions, de dialogues, d'interventions de l'auteur lui-même. Chez lui, il n'y pas d'intrigue centrale, par exemple d'intrigue amoureuse. En outre, son mépris des convenances est total. Comme Laurence Sterne (dans son roman Vie et opinions de Tristram Shandy, 1760-67), dont il pastiche les procédés, il fait de ses œuvres narratives un enchevêtrement d'histoires: les unes commencent sans que les précédentes aient été terminées auparavant. Diderot pleurait en lisant les ro­ mans sentimentaux de S. R i c h a r d s o n (il a écrit un enthousiaste Éloge de Ri- chardson, 1761), épistolaires, interminables, invraisemblables, mais émouvants, où il y avait des types de vertu persécutée (Clarisse Harlowe) et des séducteurs bril­ lants et perfides (Lovelace), mais aussi une infinité de détails de la vie domestique, une analyse des sentiments (goûtée surtout des femmes), une sorte de «roman de la famille bourgeoise» (Paul van Tieghem). Les romans de Diderot, cependant, sont écrits, à la différence de ceux de l'auteur anglais de Paméla, de Clarisse Harlowe et de Grandison, sans aucune sentimen­ talité. En les rédigeant, il garde la tête claire. Il fait entrer dans ces œuvres tout ce qu'elle contient ou engendre d'idées: Voltaire l'a appelé «pantophile», qui aime tout. Souvent Diderot se dédouble en deux personnages (Le Neveu de Rameau - où il y a celui qui parle à la première personne et ce Neveu). C'est pour mieux pouvoir exprimer les idées antithétiques qui se livrent des combats dans son cer­ veau. Le style et le développement de l'action, ont un mouvement d'une vivacité extrême, vertigineuse. Excepté des contes, Diderot a laissé ses œuvres narratives en manuscrits. La Religieuse (1760, publiée en 1796) a la forme d'une autobiographie féminine. A son origine il y a une plaisanterie mystificatrice devenue ensuite un roman phi­ losophique. C'est une attaque violente contre la vie menée dans les couvents, les souffrances physiques et morales qui torturent les religieuses, les perversions qu'elle fait naître. Le Neveu de Rameau (écrit de 1760-64 et de 1772-1778) fut publié d'abord en allemand (1805), traduit par Goethe. Il fut retraduit en français en 1821. Il ne fut publié sur un manuscrit original retrouvé qu'en 1891. L'action se passe dans l'un des cafés du XVIIIe siècle, le Café de la Régence. C'est en grande partie un dialogue entre «Lui» (le Neveu du célèbre compositeur français Jean-Philippe Ra­ meau, 1683-1764) et «Moi» (Diderot). C'est une critique du parasitisme, puis il y a des discussions sur la musique (telles qu'elles furent menées passionnément vers le milieu du siècle en France et jusqu'à la cour royale), sur l'éducation, sur les pré­ jugés en morale, sur la condition déplorable des artistes, etc. Le Neveu de Rameau, tel que le présente Diderot, est plus cynique dans le roman que ne l'a été le person­ nage dans la vie, c'est en partie une création du conteur qui y a transposé certains aspects de sa vision du monde antithétique. Jacques le Fataliste et son maître (écrit en 1773-4, publié en allemand en 1792, en français en 1796) montre comme le Candide de Voltaire, mais d'une façon moins logique, combien la vie humaine est un enchaînement de forces aveugles, auxquelles l'homme impose sa volonté fictivement, non pas réellement. Le cadre est bien simple: Jacques, le serviteur, et son maître, causent en route et à cheval, sans que nous sachions d'où ils viennent et où ils vont. Une foule d'histoires enchevêtrées L'ÂGE DES LUMIÈRES 183 constituent l'ensemble qui rappelle un caléidoscope de digressions. L'histoire la plus importante et la plus célèbre est celle d'une vengeance amoureuse peu commune, raffinée et perverse (Mme de la Pommeraye se venge sur le marquis d'Arcis qui lui est devenu infidèle; mais la fin est tout de même morale). Nous y trouvons le cas d'une courtisane réhabilitée avant le romantisme (V. Hugo, Manon Delorme) et avant Dumas fils (La Dame aux camélias). En dehors de ces romans posthumes, deux contes plus courts peuvent être cités parmi d'autres: Les Deux amis de Bourbonne (1770, publié en 1773) et Ceci n'est pas un conte (1772; publié en 1778). Diderot a été aussi un réformateur du théâtre. Pour pouvoir refléter la vie nor­ male, la vie bourgeoise de son temps, il proposait de créer un genre sérieux inter­ médiaire entre la tragédie, genre noble, et la comédie, genre simplement comique. Il s'agissait du drame bourgeois, en prose, mettant en scène des gens d'après leur condition sociale dans la vie, en tant qu'avocats, marchands, médecins, pères, mè­ res, fils) et leurs relations sociales. L'idéalisme moral de Diderot se manifestait dans la tendance moralisatrice qu'il désirait imposer au drame bourgeois. Ce genre devait être l'apothéose de la vertu, de l'honnêteté, comme le théâtre anglais. A ce but, il fallait selon lui avant tout des scènes muettes, pathétiques, rempla­ çant les longues tirades (ou conversations) en face du malheur. Le drame bour­ geois, tel que l'imaginait Diderot, renouait avec la comédie sentimentale de la pre­ mière moitié du XVIIIe siècle (la comédie «larmoyante»). Diderot exposa ses théo­ ries dans les Entretiens sur le «Fils naturel»: Dorval et moi, dialogues, 1757; dans le traité De la poésie dramatique (1758); le Paradoxe SUT le comédien (1778); dans la Lettre à Mme Riccoboni, etc. Diderot a voulu prêcher d'exemple. Il a composé lui-même des drames bour­ geois: Le Fils naturel (1757); Le Père de famille (jj^8);Le Joueur, adapté de l'an­ glais; Est-il bon? Est-il méchant? (publié en 1834). Cependant il ne sut pas réaliser ses théories. Ses intrigues restent invraisemblables, romanesques, au lieu d'être réalistes. Le milieu est celui de la riche bourgeoisie, voire de l'aristocratie. Et puis, la condition sociale n'a rien à faire avec l'intrigue, elle n'y joue aucun rôle, elle ne l'organise pas. On a dit que la comédie de Molière provoquait le rire, celle de Ma­ rivaux le sourire, la comédie sentimentale (larmoyante) - La Chaussée, Sedaine, etc. - les larmes, et le drame bourgeois de Diderot l'ennui. Pourtant l'impulsion donnée par Diderot fut très féconde. Le drame bourgeois fut cultivé par Michel-Jean Sedaine (l7I9-I797)> considéré entre autres comme le véritable fondateur de l'opéra-comique (avec Philidor, Monsigny, Grétry qui écrivirent la musique pour ses œuvres): sa «comédie sérieuse» Le Philosophe sans le savoir (1765) reste un intéressant tableau de mœurs. Elle refait plus heureuse­ ment, au point de vue dramatique, y mêlant aussi des éléments romanesques, Le père de famille de Diderot : une tragédie domestique imminente finit dans une allé­ gresse familiale. Mais cette pièce était l'unique drame bourgeois de Sedaine réussi. Le polygraphe Louis-Sébastien Mercier (1740-1816) dont l'ouvrage le plus con­ nu est le Tableau de Paris (1782-1788, en 12 volumes), où les impressions alternent avec des considérations politiques et morales, des croquis de mœurs, des histoires anecdotiques, l'ensemble offrant des renseignements très utiles, a été aussi (entre autres) un dramaturge fécond. A côté de drames historiques et patriotiques il a ré­ digé des drames bourgeois (Jenneval, 1769; Le Déserteur, 1770; L'Indigent, 1772; Le Juge, 1774; Natalie, 1775), dont La Brouette du Vinaigrier (repr. en 1775, p. en 1787) a été en son temps célèbre dans toute l'Europe. Sensible, moralisatrice 184 L'ÂGE DES LUMIÈRES'

(comme les autres), elle faisait d'une façon attendrissante l'apologie du travail et de l'épargne. Les idées qu'il exprima dans son Nouvel art dramatique (1773) pro­ duisirent une forte impression en France et dans l'Allemagne du «Sturm und Drang». L'esthétique du drame bourgeois a exercé aussi une certaine influence sur le mé­ lodrame au tournant de 1800. Elle a trouvé ses réalisateurs dans le théâtre à ten­ dance sociale, surtout sous le Second Empire (Emile Augier, Alexandre Dumas fils). Enfin Diderot fut un critique d'à r t remarquable. Il faisait le compte rendu des expositions de tableaux au Louvre (elles avaient lieu tous les deux ans). Ces Salons étaient destinés à la Correspondance de Melchior G r i m m, lettres adressées à d'éminentes personnalités étrangères, renseignant sur la littérature et la société française dans la seconde moitié du XVIIIe siècle; elle ne fut publiée qu'en 1812-13 (l'édition complète en 16 volumes parut de 1877-1882). Les premières critiques de Diderot étaient rédigées dès 1753, celles qui peuvent lui être attribuées avec certi­ tudes furent écrites entre 1759 et 1781. Elles sont intéressantes par l'analyse de ta­ bleaux célèbres, l'esthétique de Diderot (il aimait dansGreuze la tendance moralisa­ trice qu'il essayait lui-même d'introduire dans son drame bourgeois), ses réflexions de toutes sortes, etc. Les bibliothèques de Voltaire et de Diderot ont été vendues au gouvernement de Russie. Celle de Diderot fut achetée par l'Impératrice Catherine II en 1765 pour une somme très grande alors; en outre il pouvait garder ses livres jusqu'à sa mort. Arrivé en Russie tzariste, son fonds, à la différence de la bibliothèque de Voltaire, fut dispersé et mêlé à d'autres déposés à l'Ermitage à Saint-Pétersbourg. La recher­ che des livres ayant appartenu à Diderot est très difficile. Pourtant, selon des in­ formations publiées naguère par l'historien soviétique V. L o u b 1 i n s k i, les efforts d'identification se poursuivent. Les notes marginales inscrites par Diderot au crayon - bien que devenues presque illisibles et ne déchiffrées, dans les exemplaires déjà retrouvés, que grâce au recours à des méthodes modernes - peuvent contribuer à éclairer maints aspects de la pensée du philosophe. Après avoir marié sa fille Angélique (1772), Diderot se rendit à Saint-Péters­ bourg où il resta jusqu'en 1774. Fêté par Catherine II, il rédigea sur sa demande des ouvrages de réforme scolaire (l'Essai sur les études en Russie et le Plan d'une université pour le gouvernement de la Russie, dont le texte intégral fut publié seu­ lement en 1875), qu'elle préféra cependant ne pas réaliser. La correspondance de Diderot que certains considèrent à bon droit comme l'une des parties les plus vivantes de l'œuvre de Diderot est en cours de publication sys­ tématique et critique (cf. La Correspondance générale de Diderot, par les soins de Georges Roth, à partir de 1955, plus de 12 volumes déjà parus): il s'agit de lettres qu'il a écrites à sa maîtresse Volland, à sa famille, à ses amis et collaborateurs. On a pu aussi procéder à l'Inventaire du fonds Vandeul (Herbert Dieckmann, 1951), fonds appartenant à la famille de la fille de Diderot (qui s'était mariée avec Caroil- lon de Vandeul, de Langres), déposé à Chaumont. Les recherches récentes sur Diderot (de Jacques Proust, Herbert Dieckmann, Yvon Belaval, Roland Mortier, Jean Fabre, etc.) ont détruit maint mythe et fait voir la réelle complexité de son génie. Déiste à ses débuts, très tôt partisan du ma­ térialisme spéculatif et à la fin du matérialisme expérimental, ce grand représen­ tant des tendances philosophiques basées sur les progrès scientifiques et leurs per­ spectives était en même temps, à l'âge des lumières, à côté de J.-J. Rousseau le L'ÂGE DES LUMIÈRES 185 plus grand porte-parole de certaines tendances du sentimentalisme. Il était con­ vaincu que non seulement la raison et l'intellect conduisent l'homme à la vérité, mais aussi ce qui entraîne par la force de l'instinct et des passions, de l'imagination et de l'enthousiasme. Affirmant en matérialiste que la morale est déterminée comme n'importe quel phénomène de la nature, il tâchait cependant de faire voir que l'homme en tant qu'organisme supérieur (et non pas «machine» tout simplement selon La Mettrie) ne pouvait pas être déterminé d'une façon mécanique par le monde extra-humain et que sa morale devait donc découler de sa nature particulière d'homme, irréductible. Pour Diderot, l'homme était l'homme total, s'expliquant par des causes qui lui sont propres dans son unicité. Voltaire, bien plus directement actif dans les luttes de l'époque, reprochait à Diderot de ne pas avoir quitté la France pour la Suisse ou pour la Russie pour y pouvoir publier ses pensées audacieuses et mener mieux à bien la grande entre­ prise de l'Encyclopédie, avec son aide ou avec celle de Catherine II. Jacques Proust a démontré que ce «style de combat» correspondait aux possibilités et nécessités du temps de la Régence. Diderot, ayant à lutter à une époque plus avancée, avait pour tâche de faire vaincre les idées progressistes sur le sol français même, là où l'oppo­ sition au féodalisme sclérosé semblait avoir le moins de chances pour réussir. Grâce à son adroite ténacité et à son perspicace courage civique, ses efforts consti­ tuèrent un apport décisif à la cause des lumières et aux changements révolutionnai­ res auxquels elles aboutirent vers la fin du siècle. Les luttes qu'eut à mener le «parti philosophique» et ses amis - où cependant les déistes et les matérialistes faisaient réciproquement des réserves sur leurs doctrines - furent déclenchées avant tout après le départ de l'Encyclopédie. On se combattait à coup d'épigrammes, de facéties en prose et en vers, et même de pièces de théâtre. P a 1 i s s o t, ayant écrit contre Diderot ses Petites lettres sur de grands philosophes et attaqué J.-J. Rousseau dans la comédie Le Cercle, fit jouer une autre comédie contre les «cacouacs» (c'est ainsi que les adversaires des philosphes et des Ency­ clopédistes surnommaient ceux-ci pour les railler), Les Philosophes (1760). Il y critiquait les idées de Diderot, d'Helvétius, de Grimm et de J.-J. Rousseau tour­ nant en ridicule ses théories sur le retour à la nature: le valet Crispin y marchait à quatre pattes et mangeait une laitue. Mais Palissot ménageait Voltaire. Celui-ci mit en scène, dans l'une de ses comédies, Le Café ou l'Écossaise (1760), le journa­ liste F r é r o n, champion nullement inintelligent des antiphilosophes, fondateur du journal L'Année littéraire (il paraissait de 1754 à 1790), qu'il baptisa par dérision «L'Âne littéraire». L'effort de connaître la nature loin des préjugés et erreurs du passé caractéri- ant le XVIIIe siècle et mettant en honneur les sciences de la nature, de la matière et les méthodes d'observation, d'expérimentation, d'induction, correspondait à un mouvement général. Les collections naturalistes étaient à la mode. Les grands sei­ gneurs s'intéressaient à différentes spécialités. Ils étaient chimistes, botanistes, astro­ nomes, physiciens. Louis XV portait son intérêt moins aux lettres qu'à la science. A Paris, l'abbé de Nollet professait un cours de physique expérimentale. On visi­ tait avec plaisir différents cabinets. Les dames raffolaient des cours scientifiques (du physicien Nollet, du physicien et naturaliste Réaumur, plus tard du naturaliste Buffon). Aucun des grands penseurs du XVIIIe siècle ne put vivre en dehors de ces tendances. Montesquieu composait des mémoires de physique et de physiologie. Voltaire introduisait Newton en France, Diderot, le «pantophile», s'intéressait 186 L'ÂGE DES LUMIÈRES

à l'anatomie, à la physiologie, à la chimie, J.-J. Rousseau s'occupait de mathéma­ tiques, d'astronomie, de médecine, de chimie. Mais la véritable connaissance de la nature gardait ses adversaires. Des super­ stitions enracinées persistaient (les chiens parlants), de même que la foi dans la Providence qui dirige le monde (on croyait découvrir l'action divine directe dans la nature, la politique, l'inégalité des classes sociales, les revers ou succès dans la vie des individus) et celle dans les causes finales (tout est ordonné pour la commo­ dité et l'agrément de l'homme). Elle fut prônée non seulement par les théologiens, mais aussi par un nombre appréciable de naturalistes fort savants (Réaumur, Bernardin de Saint-Pierre). Cependant la doctrine finaliste était battue en brèche par le déterminisme Scientifique. Les plus radicaux étaient les matérialistes qui se réclamaient de la philosophie atomiste de Démocrite, Épicure et Lucrèce, selon les­ quels l'organisation d'apparence intentionnée de l'univers n'est qu'un jeu du ha­ sard. Mais le finalisme fut refoulé aussi par l'interprétation du monde donnée par

Georges-Louis Leclerc B u f f o n (1707-1788)

qui dégageait l'histoire naturelle de sa dépendance de la théologie. Fils d'un magistrat de Dijon, riche, possédant un vaste domaine en Bourgogne (Montbard, au nord-ouest de Dijon), il pouvait faire des expériences. En 1739, le roi le nomma intendant du Jardin du Roi à Paris (aujourd'hui c'est le Jardin des Plantes). Buffon réorganisa ce jardin, l'inventaire en fut augmenté (plantes, animaux). Il institua des cours pour le public. Il se mit à préparer une Histoire naturelle générale et parti­ culière, organisant à ce but une équipe de savants (Daubenton, Guéneau de Mont- béliard, l'abbé Gabriel Bexon, etc.). Les trois premiers volumes parurent en 1749 (Histoire et théorie de la terre). Le nombre de tomes fixé d'avance à 15 fut large­ ment dépassé (36 à la mort de Buffon sans que l'ouvrage fût achevé). A la diffé­ rence de son prédécesseur l'abbé P1 u c h e (auteur d'un Spectacle de la nature, 1732 - 1750), encore providentialiste, Buffon, sans réfuter expressément la Bible, réfutait celle-ci indirectement par son exposé de l'origine de la terre. Les philo­ sophes virent chez Buffon trop de respect pour les dogmes de la religion; les théolo­ giens y dépistèrent 14 thèses erronées. N'ayant pas la vocation de martyr, Buffon les abjura solennellement. Il publia en tête du 4e volume une proclamation. Mais les trois volumes précédents continuèrent à se vendre normalement sans remanie­ ments 1 Dans son Traité des époques de la nature (1779), il interprétait les paroles de la Bible en un sens plus large disant que les «journées de la Création» selon la Genèse ne pouvaient avoir d'autre signification que celle d'«époques». C'était contredire les Saintes Écritures: mais Buffon était déjà trop célèbre pour que la Sorbonne puisse intervenir. Admirant la majestueuse puissance de la nature dans le jeu de ses for­ ces, ressentant devant son spectacle une émotion se rapprochant du panthéisme, Buffon acceptait la théorie de la génération spontanée (certains êtres organisés naissent spontanément, par la seule force de la matière), ne pressentait pas les théo­ ries transformistes. Dans quantité de digressions de son ouvrage monumental (con­ cernant les fables répandues par les voyageurs ou d'autres naturalistes, l'état de nature tel que l'imaginait Rousseau et que contredisait l'existence des animaux carnassiers; apportant des méditations de penseur et de moraliste sur l'esclavage qu'il rejetait ou sur la nécessité de la paix) il montrait la diversité de ses intérêts et de son style qu'il savait varier. L'AGE DES LUMIÈRES 187

Mais au fond son goût des vues générales s'alliait le mieux avec un style noble, sublime, l'emploi de termes généraux, la discipline dans l'ordonnance des pensées émises. Il préferait aux expressions directes les périphrases, mais rejetait d'autre part les ornements destinés à «briller». Il restaurait - à une époque où dominait le rapide style haché, coupé - la période oratoire rappelant la belle et sonore prose des grands orateurs romains. Élu à l'Académie, en 1753, il prononça un Discours sur le style. Dans ce discours de réception il s'occupait de l'expression littéraire des pensées. «Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées.» - «Bien écrire, c'est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre (- expri­ mer).» - «La qualité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes... sont hors de l'homme, le style est l'homme même.» Ce qui veut dire: la matière d'un ouvrage est à tous, la forme vient de l'écrivain seul (Buffon ne dit pas que chaque auteur a son style caractéristique et personnel). Calme et ma­ jestueux lui-même, il fut, vieillissant, comme Voltaire l'objet d'une apothéose a- grandissante et Montbard devint un lieu de pèlerinage comme l'était Ferney. J.-J. Rousseau se mettait à genoux pour embrasser le seuil de sa porte.

Jean-Jacques R o u s s e a u (1712-1778)

Parmi les grands représentants de l'âge des lumières, Rousseau est devenu le plus objet de légendes et de mythes et a exercé une influence qui se fait sentir jusqu'à nos jours. Le mot trop célèbre de Mme de Staël: «Rousseau n'a rien inventé, il a tout enflammé» (De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions so­ ciales, 1800), n'est pourtant pas, dans sa première partie juste à 1' égard de ce que Rousseau a apporté. En tout cas, Rousseau est un phénomène complexe. Comme Diderot, il réunissait des contradictions. On trouve chez lui la raison pénétrante d'un philosophe éclairé à côté d'une sensibilité exaltée, celle de «l'homme sensible» du XVIIIe siècle, qui se lamentait d'avoir reçu du ciel le «fatal présent» d'une «âme sensible», origine de sa «vivacité de sentir» et de sa «lenteur de penser». On a distingué, dans son évolution, trois phases essentielles: une première épo­ que, celle de son lent mûrissement (jusqu'à 1750), une deuxième époque correspon­ dant aux années où il a formulé ses thèses dans ses grands ouvrages (de 1750 à 1762), enfin une troisième époque où Rousseau prend la défense de ses thèses et de soi-même et où se manifeste chez lui le délire de la persécution (de 1762 à sa mort en 1778). A la différence des principaux auteurs du XVIIIe siècle, il était d'origine popu­ laire; en outre il était d'origine suisse. Fils d'un horloger protestant de Genève, il perdit de bonne heure sa mère et grandit à travers une jeunesse indisciplinée. Son père, qui avait mené une vie d'aventures, enflammait son imagination par la lecture de romans de chevalerie en pleurant d'enthousiasme et d'attendrissement, sans éle­ ver l'enfant. Rousseau n'eut aucune éducation systématique, il ne fréquenta aucun collège. Après avoir été confié au pasteur Lambercier (à Bossey, de 1722 à 1724), il entra chez un greffier, pour devenir apprenti chez un graveur brutal. En 1728, il trouva un soir les portes de la ville fermées (il revenait d'une promenade). Un cu­ ré catholique chez qui il avait cherché asile l'adressa à Mme de Warens (l's finale ne se prononce pas) qui vivait à Annecy recueillant les protestants qui voulaient se convertir. Envoyé par elle dans un hospice de catéchumènes à Turin où il abjura le protestantisme, il quitta bientôt cet établissement, se fit laquais dans des fa- 188 L'ÂGE DES LUMIÈRES milles de cette ville et connut l'humiliation. Rentré chez Mme de Warens (dont la vie avait été aventureuse, qui était séduisante, était une protestante convertie de­ venue elle-même convertisseuse), le jeune homme d'humeur vagabonde (et qui même avait commis un vol, celui d'un ruban, dont il laissa accuser une servante qu'on chassa) se fixa chez elle à Chambéry, de 1731 à 1740. Excentrique d'une part, mais en somme affectueuse et tendre de l'autre, elle devint pour lui une «tendre maman» qui l'initia même à l'amour, aux Charmettes, domaine qu'elle loua en 1738. Elle accueillait chez elle les gens cultivés du pays. Dans la métairie des Charmet­ tes, dans une vallée près de Chambéry, Rousseau vécut une idylle de campagne. Mais il eut en même temps l'occasion de s'instruire assez méthodiquement, recou­ rant aux ouvrages des bons pédagogues de l'époque. Il apprit le latin, l'histoire, les sciences naturelles, lisant beaucoup de livres y compris ceux de Saint-Évremond, Boileau, Lesage, Voltaire, prenant de la culture comme autodidacte. Ayant décou­ vert que le dévouement de Mme de Warens, nullement avare de ses tendresses, n'allait pas à lui seul, il rompit avec elle, entra comme précepteur à Lyon (1740), quitta sa place après un an pour revenir vivre encore quelques mois aux Charmet­ tes, se rendit définitivement à Paris (1742). Il s'y lia avec Diderot, Fontenelle, Ma­ rivaux, s'occupait de musique (en 1730 il s'était déjà installé comme «professeur de musique» à Lausanne et à Neuchâtel), inventa un système de notation. Secrétaire de l'ambassadeur de France à Venise M. de Montaigu, il se brouilla avec lui (c'était d'ailleurs un sot vaniteux) après un an de service et rentra à Paris en 1744, initié à l'opéra italien (l'opéra comique, «opéra buffa»). Après avoir écrit la partition d'un ballet héroïque, Les Muses galantes, il collabo­ rait avec Voltaire remaniant la musique d'un opéra de J.-Ph. Rameau pour son livret Les Fêtes de Ramire. La musique resta son amour jusqu'à la fin de sa vie. Il se lia avec une servante d'auberge, Thérèse Levasseur, sans culture et grossière, dont il eut 5 enfants (il les envoya tous aux Enfants trouvés!). Visitant Diderot incarcéré à Vincennes (1749) pour sa Lettre sur les aveugles, il trouva le sujet de son premier ouvrage philosophique qui allait le rendre connu. Le «Mercure de France» lui avait découvert le concours de l'Académie de Dijon pro­ posant pour sujet de dissertation la question «si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs». Rousseau - peut-être sur une suggestion de Diderot - composa son premier Discours (sur les sciences et les arts), en 1750. Par paradoxe, il donnait une réponse négative, louant l'état de la nature primitive. Thèse qui, sans être tout à fait originale à l'époque, provoqua pourtant par sa for­ mulation passionnée un débat polémique. Même des rois y prirent part (p. e. le roi Stanislas de Pologne qui la réfuta). Rousseau attira sur lui une plus grande atten­ tion encore commençant à vivre d'une manière «primitive», vendant sa montre, quit­ tant l'épée, les bas blancs, endossant un habit pauvre, se mettant à gagner sa vie en copiant des notes. Il admirait le compositeur italien Pergolèse (Giovan Battista Per- golesi, 1710 - 1736, auteur d'opéras, de morceaux de musique religieuse et de chambre, l'un des maîtres de l'école napolitaine) et de son opéra bouffe en deux actes La Serva padrona (La Servante-maîtresse, 1733). Celle-ci fut jouée à Paris en 1752 par la troupe italienne des Bouffons et reçut un accueil triomphal. Rousseau avait déjà composé un opéra dans ce genre, Le Devin du village, qui, à l'automne de la même année, fut joué avec succès devant la cour à Fontainebleau. La repré­ sentation de la Serva padrona avait déclenché la «guerre des Bouffons», opposant les partisans de la musique française (celle de Rameau; ses défenseurs constituaient le «coin du roi») et ceux de la musique italienne novatrice (le parti dit «le coin de L'ÂGE DES LUMIÈRES 189 la reine», où se trouvaient Rousseau, Diderot, Grimm). Toujours en 1752, Rousseau fit jouer sa comédie Narcisse. Ce qui pouvait surprendre: tout en se faisant le con­ tempteur des sciences et des arts, Rousseau n'en continuait pas moins de rester un écrivain et un auteur de théâtre. Un second sujet de concours de l'Aca­ démie de Dijon (175}) l'incita à écrire son second Discours (1755), sur «l'origine de l'inégalité parmi les hommes». Il le dédiait, revenu entre temps au protestantisme, à sa ville natale, Genève. Il s'en proclamait le «citoyen», par oppo­ sition à l'état de «sujet» royal sous l'absolutisme en France: mais la république aristocratique accueillit l'ouvrage avec une froideur marquée. Il était à cette époque très lié avec les Encyclopédistes (Diderot, Grimm, Hel- vétius, d'Holbach, l'abbé Raynal qui, dans son Histoire philosophique et politique des établissements des Européens dans les deux Indes publiée plus tard, en 1770, attaquait la politique des peuples qui se disaient civilisateurs, de même que le clergé et l'inquisition). Mais cette entente ne devait pas durer. En 1756, Mme d' Épinay mit à sa disposition une maisonnette de jardin, l'Ermitage, dans son do­ maine (la vallée de Montmorency, au nord de Paris). Dans cette solitude, il rêvait de l'amour tel qu'il aurait voulu le vivre et qu'il se préparait à l'incarner dans le per­ sonnage de Saint-Preux et de Julie de son futur roman par lettres La Nouvelle Hé- loïse. Par un autre paradoxe de sa nature, cet ennemi de la société mondaine cor­ rompue s'éprit, d'abord platoniquement, d'une grande dame, Mme d'Houdetot, la belle-sœur de Mme d'Èpinay et la maîtresse du poète descriptif Saint-Lambert (auteur des Saisons, 1769). Entré en conflit avec Diderot (qui s'était mêlé d'une façon maladroite de cette affaire, la jeune femme s'étant d'ailleurs vite ressaisie) et Mme d'Èpinay, amie des philosophes (1757), Rousseau rompit avec celle-ci et avec les Encyclopédistes. Il avait jusqu'alors collaboré à l'Encyclopédie par des articles de musique et d'écono­ mie. Il s'installa à Montmorency, chez le maréchal de Luxembourg (1758 - 62). L'article de d'Alembert sur Genève le décida à publier sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758). Elle eut pour résultat sa rupture avec le mathématicien et aussi avec Voltaire. Le délire de la persécution dont il devenait la proie ne l'em­ pêcha pas de rédiger et de publier coup sur coup à cette époque ses ouvrages les plus importants: le roman La Nouvelle Héloïse (1761), le livre pédagogique Emile (1762) et le traité théorique Du Contrat social (1762). Bientôt Rousseau fut l'objet d'attaques venant de toutes parts. Son déisme libéral et sà négation de la divinité de la personne de Jésus (dans Emile) le firent pour­ suivre par le Parlement de Paris. Il fut désapprouvé par l'oligarchie de Genève, l'ar­ chevêque de Paris, le pape, le gouvernement de Hollande. Ses répliques: Lettre à Christophe de Beaumont (1763), archevêque de Paris, répondant au mandement condamnant Emile, et les Lettres écrites de la montagne (1764) qui étaient une ré­ ponse aux Lettres de la campagne de T r o n c h i n, porte-parole des oligarques de Genève, n'étaient pas faites pour améliorer sa situation. Mais les philosophes (auxquels Palissot l'associait encore dans sa comédie de 1760) l'attaquaient aussi. Ils lui objectaient son «entente avec l'Église» 1 Voltaire rédigea et publia (sans nom d'auteur) à Genève ses «sentiments des citoyens» (1765), prenant le parti des pasteurs évangéliques et dénonçant le comportement «immoral» de Rousseau envers ses propres enfants, demandant pour lui - la peine de mort! Son Emile, ayant soulevé à Paris un scandale, Rousseau, décrété d'arrestation, s'enfuit en Suisse et poursuivait pendant huit ans une vie errante, menacé de périls réels de la part de ses ennemis et de ceux que créait son imagination affolée. Décré- 190 L'ÂGE DES LUMIÈRES té d'arrestation à Genève, expulsé de Berne, Rousseau trouva, de 1762 - 1763, asile dans le territoire de la principauté de Neuchâtel (c'était alors une posses­ sion du roi de Prusse), à Motiers-Travers. C'est à cette époque qu'il songe à ses Confessions et commence à les rédiger pour se justifier par cette «histoire de sa vie» devant lui-même et devant le monde tout entier. En 1765, le pasteur de Motiers- Travers excite les dévots contre lui. Il se sauve devant leurs pierres dans une île du lac de Bienne pour y herboriser, d'où le chasse le Petit Conseil de Berne. Le philosophe anglais David Hume (1711-1776, auteur des Essais sur l'entendement humain, 1748, et créateur de la philosophie phénoméniste) lui offre son hospitalité en Angleterre. Brouillé bientôt avec cet ami des philosophes et se croyant toujours la victime d'un «complot», il ne reste pas longtemps dans ce pays (1766-67) et re­ vient en France. Surveillé^ trouvant divers refuges, déclarant Thérèse Levasseur solennellement pour sa femme, il avance la rédaction des Confessions, mais ne pu­ blie que son Dictionnaire de musique (1767). Dès le mois de juin 1770 il se fixe à Paris, où il restera jusqu'à l'année de sa mort (1778). Les Confessions, terminées, ne paraîtront qu'en 1782 (les livres I-VI) et en 1788 (les livres VII-XII), à Ge­ nève. Rousseau gagne sa vie à copier de la musique, se promène-à la campagne, herbo­ rise, compose des herbiers, trouve, entre autres, en Bernardin de Saint-Pierre un être avec qui il peut s'entendre. Sollicité par un Polonais, il prépare dans l'hiver de 1770-1771 ses Considérations sur le gouvernement de Pologne où il définit avec réalisme et clairvoyance ce que pourra être une république-nation moderne. Mais il continue à se voir traqué de toutes parts, supposant qu'on l'espionne, qu'on déna­ ture ses œuvres, qu'on répand des portraits abominables de lui. Pour se défendre, il compose de 1772 à 1775 ses Dialogues, Rousseau juge de Jean-]acques (ils ne paraîtront qu'en 1782 dans ses Œuvres à Genève comme inédits). Il veut dépo­ ser le manuscrit sur le maître-autel de Notre-Dame, ce sont les grilles fermées qui l'en empêchent. A partir de 1776, il cesse de lutter contre ses fantômes pour rédiger ses Rêveries du -promeneur solitaire (elles paraîtront en 1782, à Genève). Sentant venir la mort, il accepte l'hospitalité du marquis de Girardin, quitte Paris et s'in­ stalle en mai 1778 dans son domaine à Ermenonville (au nord de Paris). C'est là qu'il meurt au début de juillet. Son corps est déposé dans l'île des Peupliers. En octobre 1794, les restes de Rousseau seront solennellement transférés au Panthéon où ils reposeront à côté de ceux de son ennemi Voltaire (mort quelques mois avant lui et transféré au Panthéon en juillet 1791). Nous n'allons pas nous occuper des poèmes, des essais de théâtre, des travaux concernant la musique et la botanique rédigés par Rousseau. Notons seulement que sa musique n'a pas tout à fait perdu son pouvoir de toucher par son caractère idyllique. Le Discours sur les sciences et les arts (première conception en 1749, publication en 1750) était au fond une apologie enflammée de la sévérité stoïcienne, de l'ascèse et de la vertu. Il reflétait l'influence calviniste et les lectures de Plutarque. La ci­ vilisation a, selon Rousseau, corrompu l'homme pur primitif. Le thème - le mythe - du «bon sauvage» était bien connu au milieu de cette civilisation du XVIIIe siècle dont le dogme était pourtant le progrès infini. Mais Rousseau, niant que la culture intellectuelle et le luxe puissent à eux-seuls conduire l'homme vers une vie ver­ tueuse, mettait dans son exposé la chaleur de son expérience personnelle au contact avec la société mondaine, ses sentiments d'homme du peuple et d'homme sensible solitaire. D'ailleurs il ne demandait pas un retour intégral à la nature, à l'état avant L'AGE DES LUMIÈRES 191 la civilisation (ce qui aurait été absurde). Il revendiquait seulement un nouveau rapprochement de la nature, dont la civilisation s'était par trop éloignée. Plus tard il jugeait sans indulgence ce discours le considérant comme une oeuvre trop sco­ laire. Mais l'éloquence de l'auteur était d'une rare puissance. Parmi les morceaux les plus connus c'est la «Prosopopée de Fabricius» où Rousseau prête la parole à ce héros de Plutarque, représentant la simplicité, la probité, le désintéressement des vieux Romains. Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) formule plus profondément ses opinions sur la pureté de l'état primitif. Mais en même temps Rousseau se concentre déjà sur un problème capital qui caractérisera la pensée socialiste moderne. Le libéralisme bourgeois s'occupait avant tout de l'idée de liberté. Rousseau met l'accent sur l'inégalité sociale. Le mal, selon lui, est né de l'inégalité. Elle fut introduite parmi les hommes par la propriété qui conduit à l'état de guerre, puis au despotisme (pour supprimer cette guerre). Brossant l'image de la société primitive, heureuse telle qu'il se la figurait, Rousseau faisait indirecte­ ment la critique de la société française contemporaine qui avait pour base juste­ ment l'inégalité. On y cherchait avant tout l'idylle de l'état primitif. Mais les phi­ losophes, ses amis, se rendaient lentement compte de ce qu'il était à la vérité l'adversaire de leur conception de la civilisation et du progrès, qu'il mettait l'accent sur d'autres besoins de l'homme comme condition du bonheur, à savoir sur une organisation de la société différente de la leur. Ici, Rousseau ne prêchait plus la morale stoïcienne. Il disait au contraire: „L'amour du bien-être est le seul mobile des actions humaines.» La Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758). Dans son article «Genève» pu­ blié dans Y Encyclopédie (1757), le principal collaborateur de Diderot d'Alembert avait conseillé aux Genevois de cultiver le théâtre. Or, Rousseau prit le parti des Genevois puritains. Il considérait le théâtre comme une école de dissolution morale pour les petites villes. La comédie, affirmait-il, se moque des vertus, non pas des vices: et il citait à l'appui le Misanthrope de Molière («Vous ne sauriez me nier deux choses: qu'Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l'autre, que l'auteur lui donne un personnage ridicule. C'en est assez, ce me semble, pour rendre Molière inexcusable.»). Les républicains trouveront dans les fêtes collectives une utilité bien plus grande: jeux, courses, re­ vues militaires, etc. Les révolutionnaires de 1789 s'inspirèrent en partie de cette suggestion en créant des fêtes populaires. Rousseau avait bien lu les objections du janséniste Nicole et de l'évêque Bossuet, adressées au théâtre. Julie ou la Nouvelle Héloïse. Lettres de deux amants, habitants d'une petite ville au pied des Alpes. Recueillies et publiées par J.-J. Rousseau, 1761. Le titre intérieur de ce roman par lettres était: Julie. Le titre extérieur prolongé, dont la seconde partie a prévalu, évoquait le souvenir des célèbres lettres passion­ nées en latin d'Héloïse et d'Abélard du XIIe siècle, le premier roman d'amour brû­ lant de la littérature française (Gustave Cohen). Le lieu d'action était le pays de Vaud, un des cantons suisses de langue française, sur les bords du lac de Genève. Le sujet était l'histoire d'une grande passion, celle d'un jeune précepteur (Saint- Preux) pour la jeune fille noble qui lui était confiée (Julie d'Étanges). La dispropor­ tion de la condition les séparait. Julie devait se marier à un homme beaucoup plus âgé qu'elle, M. de Wolmar. Elle en eut deux garçons. Sa famille vivait à Clarens, au château, d'une vie paisible, idyllique, bienfaisante. Mais Saint-Preux, après avoir voyagé, revint. Il fut invité par le généreux M. de Wolmar à devenir le pré- 192 L'ÂGE DES LUMIÈRES cepteur des deux enfants de celle dont il avait été l'amant. La situation était para­ doxale. Il y avait un trio de personnages réunis, Julie et Saint-Preux étaient les amants passionnés d'autrefois. Julie était maintenant une épouse modèle. Cela ns pouvait pas durer. En vain les amants avaient-ils espéré que leur passion se chan­ gerait en amitié. Une promenade à deux sur le lac les persuada que leur amour exis­ tait toujours, intact. Mais ils ne voulaient pas abuser de la confiance de M. de Wol- mar. Ils sentaient pourtant que leur résolution de renoncement ne pouvait pas les rendre heureux. Julie aurait voulu marier Saint-Preux à sa cousine Claire qui aimait le jeune homme. Tout fut résolu par une sorte de «deus ex machina»: Julie mourut aux suites du sauvetage qu'elle avait effectué dans le lac pour sauver son enfant qui se noyait. Le sceptique M. de Wolmar revint à la religion. Et Saint-Preux avait pour lui la perspective d'être le précepteur des garçons de Julie ... Le succès fut exceptionnel. «Avant la Nouvelle Héloïse, dit Daniel Mornet, les raisons de vivre, pour ceux qui n'étaient pas des gens simples et croyants, c'était le plaisir, le confort, les joies de l'art, de l'intelligence. C'était de s'amuser ou d'ap­ prendre et de raisonner. On réduisait toutes choses sous l'empire de la raison ou de l'intérêt. Mais ni la raison ni l'intérêt n'ont rien à voir dans la destinée de Julie ou de Saint-Preux. Ils s'aiment malgré la raison; ils se séparent malgré l'intérêt. Et, pour être heureux et se consoler, ils ne suivent qu'un guide, qui est leur cœur, leur conscience. Leur cœur ne saurait rien posséder sans l'assentiment de la conscience, et leur conscience même est moins une discussion avec eux-mêmes qu'un équilibre de leur cœur. Ce furent les cœurs des deux héros qui conquirent les lecteurs et leur enseignèrent les délices du sentiment. Ce fut une ivresse soudaine et sans mesure.» C'était le roman d'une passion profonde, «un chant intensément vécu». C'était aussi celui de la vertu, de l'abnégation touchante. Mais c'était aussi la satire du monde élégant sans famille et sans enfants, le roman du retour à la nature transposé dans le retour à la famille, dans une vie de famille idéale au milieu d'une nature montagnarde grandiose. La forme des lettres (cultivée avec un tel succès par S. Richardson) permettait toutes sortes d'effusions interminables, toutes sortes de digressions: les effusions du cœur, la description des états d'âme, la description de la nature, les longues disser­ tations morales, la critique sociale. La composition était relâchée, le roman était prolixe, l'action procédait lentement. Mais le style était pathétique, émouvant, un «langage du cœur». Il était imbu de lyrisme et se servait des moyens du lyrisme: il était plein d'apostrophes et d'exclamations, périodique (à la différence du style «coupé», des phrases courtes en vogue), musical, rythmique, tout autre que le style intellectuel, logique, rapide des philosophes. C'était le style de la sensibilité resti­ tuée dans ses droits, débordante. La nature devenait le reflet de l'âme. Mais il ne faut pas simplifier la fonction de ce style: «On dit généralement que le style de Rousseau cherche à émouvoir, écrit Jean Starobinski; il faut entendre par là beau­ coup plus que le simple appel à l'effusion sentimentale: émouvoir, ici c'est d'abord inquiéter, transformer le lecteur, l'obliger à se reprendre et à se surmonter, le con­ traindre non seulement à réformer ses idées, mais l'engager presque à changer d'ê­ tre. Dès le premier Discours, et davantage encore dans les écrits ultérieurs, le pa­ thos oratoire de Rousseau vise non seulement à entraîner la sympathie, mais à bou­ leverser et à régénérer les consciences: les formules interrogatives, les apostrophes, les ironies, etc., mettent les ressources de la rhétorique traditionnelle au service d'un pathétique de la rénovation intellectuelle et morale. Heurté, troublé, puis conquis L'ÂGE DES LUMIÈRES 193 par la nouvelle vérité, le lecteur la soutiendra d'autant plus passionnément qu'il l'aura d'abord tenue pour étrange et se sera regimbé contre elle.» La Nouvelle Héloïse introduisit la longue série des romans «lyriques» du pré­ romantisme, nourris de l'expérience personnelle de l'auteur, dont Les Souffrances du jeune Werther (1774) de J. W. Goethe. En 1762 parurent coup sur coup deux écrits de Rousseau: en avril Du Contrat social ou principes du droit politique et fin de mai Emile ou de l'éducation. Du Contrat social est un écrit théorique. On l'a appelé «la Bible de la démocratie moderne». Il commence par les mots célèbres: «L'homme est né libre, et partout il est dans les fers.» Rousseau s'était déjà auparavant exercé dans le domaine des pensées politiques et économiques, entre autres en collaborant à l'Encyclopédie. Dans cet ouvrage, il proclamait qu'il est impossible de retourner à l'état primitif, celui de la bonté originelle de l'homme. On doit plutôt proposer un changement de la société telle qu'elle existe au moment donné. Il faut le faire de telle façon que les droits naturels de l'individu, à savoir la liberté et l'égalité, soient sauvegardés. Pour y parvenir, il faut instaurer le règne du peuple, et cela sans la représentation par les députés, donc un règne exercé directement par le peuple. La société ne peut être que le résultat d'un pacte, d'un contrat entre l'individu et ses égaux au profit de la collectivité. Celle-ci assumera la tâche de protéger l'individu et d'assurer son plein épanouissement. Au fond Rousseau introduit deux notions dans le domaine politique de son temps: celle de la souveraineté du peuple, et celle de l'égalité sociale. Du Contrat social exprime jusque-là de la manière la plus énergique l'antinomie de la liberté de l'individu et de la toute-puissance de l'État. Rousseau a manifesté ses idées encore dans deux écrits, Lettres à M. Buttafuoco sur la législation de la Corse (1765) et Considérations sur le gouvernement de Po­ logne (1772). A côté de J.-J. Rousseau, il faut nommer trois auteurs mineurs de l'époque dont les idées politiques se rapprochaient des siennes. L'abbé M a b 1 y défendait la thèse de la souveraineté du peuple (Traité de la législation, 1776), Morelly exposait la thèse de l'égalité sociale (déjà en 1755, dans son Code de la nature), proclamant le retour de la société au communisme, l'avocat L i n g u e t enfin attaquait violem­ ment le droit de propriété et peut être considéré comme le premier théoricien de la lutte des classes. Emile ou de l'éducation débute aussi par des paroles devenues célèbres: «Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses, tout dégénère entre les mains des hommes.» Rousseau voulait proposer, par son dernier grand ouvrage, un programme d'édu­ cation qui ne déformât en rien les qualités naturelles de chaque individu, qui, au contraire, les épanouît le plus possible. Cette liberté était sans doute un souvenir de sa propre éducation indisciplinée. Bien sûr, il était loin d'être le seul à songer aux réformes dans ce domaine. Il y avait tout un courant réformateur à son époque. Dans le cadre d'un roman idyllique, nous voyons Emile grandir à l'écart de la collectivité. (L'ouvrage Du Contrat social et les Considérations sur le gouverne­ ment de Pologne prévoyaient cependant une éducation collective: les contradictions de Rousseau sont parfois déconcertantes.) Il est élevé loin de la société jusqu'à son mariage avec Sophie. Cette jeune fille est élevée, à la différence d'Emile, en som­ me à l'ancienne mode, sans aucun modernisme libertaire. Cet exposé d'une éducation individualiste venait à propos. On avait besoin de 194 L'ÂGE DES LUMIÈRES réformes. La société changeait, l'enseignement, l'instruction restaient traditionnels. Cette instruction formait des gens du monde, ou des juristes, des théologiens, etc. Il fallait élever les gens pour d'autres emplois, les préparer non seulement à la vie des salons ou des académies, mais à la vie tout entière, de tous les jours. Rousseau avait lu Montaigne, Locke, Condillac et d'autres auteurs contemporains. Comme eux il était persuadé que l'âme de l'enfant dépend en partie de son corps, que c'est le corps qui en partie forme l'esprit, qu'il faut former l'esprit par les sens, par l'ob­ servation, par l'expérience. La nouveauté de J.-J. Rousseau consistait dans le fait qu'il érigeait ces idées éparses en un système concret. Il proclamait qu'élever un enfant équivalait à lui apprendre à ne pas apprendre, à le défendre contre l'influen­ ce néfaste de la société, de la civilisation, des livres - à lui appliquer une éducation négative, la seule salutaire. Fils unique (d'autres enfants ne devaient pas venir pro­ voquer ces erreurs), Emile était élevé à la campagne, par un précepteur philosophe, puisque une mère serait faible, étant aussi mal informée. Seulement à quinze ans on lui révélait la morale, la religion, les sciences, les arts, etc. Les uns voyaient dans Emile le roman de Sophie et de l'allaitement (le retour à la nature: car les mères mondaines utilisaient des nourrices). Une mode se ré­ pandit rapidement: celle de se faire apporter, en public, des bébés (par exemple dans l'entracte à l'opéra), pour les allaiter. Mais on apprenait dans ce roman péda­ gogique encore autre chose. L'idée que l'enfant naissait bon, à la différence de l'idée (chrétienne) que la nature était corrompue, avait pour effet qu'on se détournait de l'éducation qui voulait sans cesse contraindre, redresser, châtier l'enfant. On rele­ vait dès lors de manière qu'il restât autant que possible lui-même. Enfin, Emile contenait la célèbre profession de foi du vicaire savoyard (livre IV). C'était une profession de déisme sentimental. Ce fut ce livre qui déclencha les poursuites de Rousseau à cause de la négation de la divinité de Jésus, mais aussi les critiques des philosophes qui accusaient Rousseau de revenir au cléricalisme parce qu'il atta­ quait l'athéisme. Les ouvrages autobiographiques - les Confessions et les Dialogues - où Rous­ seau prenait sa propre défense, offrirent aux auteurs préromantiques et romantiques (Chateaubriand, Constant, Sénancour, Lamartine, Musset, etc.) un modèle d'une ra­ re franchise, même en ce qui concernait les défauts personnels, les secrets honteux ou ridicules. «Voici le seul portrait d'homme, disait Rousseau dans l'«Avertissement» des Confessions, peint d'après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui pro­ bablement existera jamais.» Et il y revenait en commençant ainsi le premier livre: «Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vé­ rité de la nature; et cet homme ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter de­ vant le souverain juge. Je dirai hautement: Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise /.../ Rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables /.../ et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: Je fus meilleur que cet homme-là.» Ces pages d'un homme en proie au délire de la persécution sont nourries de poésie que, comme l'a dit René Pomeau, nous aide à comprendre Proust parce c'est L'ÂGE DES LUMIÈRES 195 déjà dans les Confessions qu'on trouve l'art de recréer une réalité dans sa totalité (par exemple celle d'une chambre connue dans l'enfance) à partir d'un détail. Cet art est inséparable du style pathétique, suggestif de l'auteur. L'individualisme lit­ téraire, l'occupation intense de sa propre personne (les effusions), ce retour à la nature, à la réalité du propre moi, des expériences vécues de l'âme, de la chair - tout cela est symptôme et expression d'un courant qui ira amplifiant dans la littéra­ ture française. Bientôt les individualistes romantiques ne sauront parler d'autre chose que de leur propre moi, même en parlant d'autres, en inventant leurs person­ nages. Les Dialogues de Rousseau, tout en étant l'œuvre d'un malade, d'un mo- nomane, complètent les Confessions. Mais les Rêveries du promeneur solitaire, aban­ donnant l'autodéfense, apportaient des méditations remarquables où la nature jou­ ait un rôle important. L'influence de J.-J. Rousseau s'est exercée aussi bien dans le sens du courant du sentimentalisme des lumières, du préromantisme et du romantisme (et même au-de­ là), que dans le domaine de la pensée politique. Bien qu'il apportât certaines solu­ tions utopiques à la question sociale, l'essentiel était qu'il la posait: la révolution américaine de même que la Révolution française (Marat, Robespierre) se sont inspi­ rées de lui.

D'AUTRES PROSATEURS ET ROMANCIERS

Parmi les contemporains de J.-J. Rousseau qui, dès avant 1750, réhabilitaient le sentiment, les passions, manifestant un sens noble de la vie morale, il faut nommer Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues (1715-1747), officier, qui prit part à la campagne contre Marie-Thérèse en Bohême (1741-42) où il eut les jambes gelées, ce qui l'obligea à quitter le service. Défiguré par la petite vérole, à demi aveugle, il vit pauvre à Paris, se consolant par les lettres. En 1746, il publie une Introduction à la connaissance de l'esprit humain suivie de réflexions et maximes. Bien qu'on la réédite après sa mort, en 1747, elle passe inaperçue. Ce n'est qu'en 1806 qu'on la redécouvre. Vauvenargues se situe dans la lignée des moralistes fran­ çais renommés (Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère). Conquis, dans sa jeunesse, par le stoïcisme de Plutarque et de Sénèque, ardent, épris d'action et de gloire, ce soldat et penseur croit à la bonté naturelle de l'homme et à l'existence de la vertu, à l'héroïsme, à la force du cœur qui l'emporte, par son optimisme, sur la raison sceptique. Il le croit malgré son expérience douloureuse de la vie et à une époque où on a tendance à affirmer que la nature nous a fait égoïstes voulant que nous cherchions notre plaisir (cf. p. e. le médecin matérialiste La Me11rie, ré­ fugié à la cour de Frédéric II, auteur des ouvrages L'Histoire naturelle de l'âme, 1745, L'Homme machine, 1747, L'Homme plante, 1748). Les maximes de Vauve­ nargues sont très différentes de celles du pessimiste La Rochefoucauld: «La pensée de la mort nous trompe; car elle nous fait oublier de vivre»; «Les grandes pensées viennent du cœur»; «La patience est l'art d'espérer», etc. On trouve chez lui aussi des «Réflexions critiques sur quelques poètes». Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) fut l'un des disciples directs de J.-J. Rousseau. Voyageur, naturaliste, professeur de morale, en relations avec Rousseau, il contribua largement à la diffusion de ses thèses essentielles. En philo­ sophie, il restait finaliste. A côté de son Voyage à l'Ile de France (1773) et de ses Études de la nature (1784-87, 5 vol.), il publia aussi des Harmonies de la nature (1815), brevier de son finalisme. Les Études de la nature contiennent son petit ro- 196 L'ÂGE; DES LUMIÈRES

man idyllique, Paul et Virginie (1787), épisode de l'ouvrage. C'est l'histoire na­ vrante de l'amour de deux jeunes gens dans le milieu exotique de l'Ile de France (ancien nom de l'Ile Maurice, île anglaise de l'océan Indien, à l'est de Madagascar; cédée par la France à l'Angleterre en 1814), où règne la vertu et la pureté. L'exo­ tisme avait pénétré dans la littérature narrative française dès Lesage et Prévost. Les contemporains de Bernardin de Saint-Pierre lisaient Les Incas ou La destruc­ tion de l'Empire du Pérou (1777), roman historique de Marmontel. Mais l'auteur de Paul et Virginie connaissait d'autopsie les tropiques. Il sut donner un reflet fi­ dèle de ses impressions, simple et humain, malgré la naïveté des caractères de cette pastorale à fin tragique et malgré le ton prêcheur de moraliste. Son pittoresque fit école. Bernardin de Saint-Pierre est de nos jours apprécié bien moins que par le passé. On ne souligne pas seulement les côtés peu édifiants de l'homme («cupide, méchant avec les femmes, lécheur de bottes à dégoûter un Bonaparte, et toujours prêt, quel que soit le régime, à empocher un rouleau de louis»). On met à nu les faiblesses, voire la nocivité de l'auteur, «benoît prédicant dont l'ouvrage le plus populaire, Paul et Virginie, depuis un siècle et demi corrompt tous les enfants: livre faux et mesquin, dont la morale se résume en ce cri: ,Dieu soit loué, vous êtes riches!' et dont les pleurnicheries incessantes ne parviennent point à dissimuler la saleté d'au­ tant plus perfide que mieux voilée» (René Étiemble). Ce qui, cependant, ne saurait rien changer au fait que dans le climat de son temps «il prêcha les bienfaits de la vie simple au sein de la nature avec des accents qui lui ouvrirent les cœurs. Dans Paul et Virginie, dans les Etudes de la nature, il montrait dans la peinture des ciels, des eaux, des forêts une précision et un talent de coloriste absolument nouveaux en Europe. Son roman, où se concentraient bien des tendances préromantiques, leur dut son énorme succès en France ...» (Paul van Tieghem). Parmi les conteurs et romanciers de la seconde moitié du XVIIIe siècle, Jean- François Marmontel (1723-1799) était apprécié à cause de ses Contes moraux (1761) et ses romans Bélisaire (1767) et Les Incas ou la Destruction de l'Empire du Pérou (1777) où il plaidait, aux côtés des philosophes, la tolérance et s'attaquait au fanatisme. On le considérait comme un arbitre littéraire: il réunit ses articles composés pour l'Encyclopédie sous le titre d'Eléments de littérature (1787). Si, aujourd'hui, nous comprenons assez difficilement le succès de Marmontel dont l'œuvre (il a écrit aussi des vers et des pièces de théâtre) reste prisonnière de son époque, celle de trois prosateurs - Restif de la Bretonne, Choderlos de Laclos et le marquis de Sade - a connu dans notre siècle une résurrection qui ne les concerne pas seulement comme «auteurs à scandale». Restif de la Bretonne (1734-1806), ouvrier typographe, doué d'une vive imagination mais aussi de mauvais penchants, bientôt homme à bonnes fortunes, quitta son métier pour choisir celui d'écrivain (tout en imprimant lui-même quel­ ques-uns de ses ouvrages). Il fut introduit par Beaumarchais dans le monde. Malgré son énorme fécondité comme auteur, il finit sa vie dans la misère. Son premier suc­ cès lui vint du roman La Famille vertueuse (1766). Admirateur de J.-J. Rousseau (on l'a surnommé «le Rousseau du ruisseau» - comprenez: de ce qui est abject, dé­ gradant), moralisant, observateur hardi de la société française du déclin de l'An­ cien Régime, il écrivit entre autres: Le Paysan perverti (1775, 4 vol.), La Vie de mon père (1779, 2 vol.), l'immense ouvrage Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l'âge présent (1780-88, 42 vol.), Les Nuits de Paris (1793, œuvre nourrie de sa propre expérience des mauvais lieux), Monsieur Nicolas ou le Cœur L'ÂGE DES LUMIÈRES 197 humain dévoilé (1794-1797), autobiographie prolixe, etc. Restif a eu des idées in­ génieuses de réformateur, s'intéressant aussi bien à l'éducation, à la situation de la femme, à la prostitution, qu'aux problèmes de la littérature, en particulier du théâ­ tre (en 1793 il publia d'ailleurs son Théâtre en 5 vol.), ou à ceux de l'orthographe ou de la législation. N'ayant aucun souci des sujets (qu'il choisissait osés), ni du plan de ses œuvres, ni enfin" du style, il attira pourtant l'attention de Goethe et de Schiller, fut apprécié par Nerval et estimé par Paul Valéry au-dessus de son maître Rousseau. Par certains aspects, il préfigure les tendances réalistes du XIXe siècle. En face de cet «observateur nocturne» souvent immoral qui, par certains aspects de son œuvre plutôt documentaire que littéraire (par la peinture des conditions y compris les plus basses), se rapprochait du courant sentimentaliste dominé par Ri- chardson et Rousseau (sensibilité à l'enthousiasme et aux larmes faciles, goût de la vertu prêchée), Laclos et Sade étaient des types de conteurs différents. Choderlos de Laclos (1741-1803) était un brillant officier d'artillerie sous l'Ancien Régime, intriguait au profit de la branche d'Orléans sous la Révolution française, sut éviter tous les dangers et mourut général sous Napoléon Ier. Tout prouve qu'il mena une vie rangée comme époux tendre et bon citoyen. Parmi ses œuvres (des poésies légères, des ouvrages sur l'art de la guerre, etc.) une seule lui a assuré une place durable dans l'histoire de la littérature française, son roman d'analyse Les Liaisons dangereuses (1782). C'est l'un des meilleurs qu'on ait écrits au XVIIIe siècle. Mais rien ne permet de supposer que son héros cynique, Valmont, soit une sorte de transposition romanesque de certains traits de l'auteur lui-même. Le sous-titre de ce roman épistolaire paru anonymement était: Lettres recueillies dans une société et publiées pour l'instruction de quelques autres. La préface affir­ mait les intentions moralisatrices de l'auteur. Le milieu est celui de l'aristocratie de l'époque, désœuvrée, raffinée, d'une élégance séduisante, mais profondément dé­ pravée, se servant des hypocrisies les plus calculées et poussant la corruption jus­ qu'au crime. Le séducteur fameux de Clarisse Harlowe (dans le roman de Richard- son de 1748) Lovelace, un libertin sans scurpules qui recourt à tous les moyens pour triompher de sa victime, est dépassé de loin dans ses ruses par le machiavélisme du couple que met en scène Choderlos de Laclos, la marquise de Merteuil et son ancien amant et actuellement son complice, le comte de Valmont. Sous le masque de la dé­ votion, la marquise est une femme perverse: elle est le personnage principal qui in­ vente la stratégie de la corruption. Valmont, un débauché, tâche" de séduire, par goût de la stratégie bien plus que par plaisir, la belle et vertueuse présidente de Tourvel qui résiste. La marquise le presse de liquider cette affaire. C'est qu'elle veut qu'il corrompe la fiancée ingénue de l'honnête chevalier Danceny (dont Val­ mont est le confident) qu'elle déteste. La jeune fille, Cécile de Volanges, vient de sortir du couvent: ValrÂont réussit à abuser d'elle sous prétexte de faciliter leurs amours et à la transformer en libertine. Puis il arrive à faire capituler Mme de Tour­ vel qui s'imagine qu'elle pourrait le sauver de la débauche et du désespoir. Val­ mont s'est d'ailleurs entre temps réellement épris de cette femme à l'âme noble. Or, la marquise de Merteuil intervient avec toute sa cruelle scélératesse: poussée par son amour-propre, elle ordonne à Valmont de rompre avec la présidente en lui dic­ tant une lettre infâme et insultante adressée à celle-ci. Mme de Tourvel meurt après la rupture. A la suite d'une querelle avec le comte, Mme de Merteuil, pour se ven­ ger, fait savoir au chevalier Danceny de quelle façon on a abusé de Céci­ le qu'il croit vierge. Le dénouement: Danceny tue en duel Valmont (qui a re­ fusé de reprendre la marquise); Cécile entre dans un convent; la marquise 198 L'ÂGE DES LUMIÈRES est défigurée par la petite vérole perdant sa beauté, puis sa fortune et sa réputation. - La force de ce roman par lettres - bien différent de la Nouvelle Hé- loïse - est dans l'analyse implacable et sobre de l'orgueil d'êtres qui se croient supérieurs aux autres, chez qui l'esprit, ses froides calculations, ses cyniques ma­ chinations ont éliminé la conscience, le sentiment, toute vie morale, à qui - du moins dans le domaine de leurs «liaisons» - tout est permis. Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos sont un document historique d'une part en ce qui concerne la société aristocratique de la fin d'Ancien Régime, une œuvre littéraire de l'autre qui marque une étape dans l'évolution du roman d'analyse (dont la suivante sera représentée par l'œuvre de Stendhal). Le dénouement du roman des blasés et roués est, on l'a vu, moral. Notons que Choderlos de Laclos, se réclamant de l'Emile de J.-J. Rousseau, a rédigé en 1783 un court traité sur l'Éducation des femmes. Il y affirme que la femme a été défigurée par les institutions sociales qui ont fait d'elle une esclave et de l'homme un tyran, tandis que la femme naturelle, libre, puissan­ te, sans parures et sans coquetteries, à été dès l'origine le type de la vertu volup­ tueuse. «Dans le cas des Liaisons dangereuses, dit Jean Fabre, l'expression doit être prise à la lettre, puisque ce roman, nullement satanique, mais essentiellement ironique, marque l'ultime dégradation de l'amour courtois, comme de l'honnêteté dont avait fait parade le siècle précédent, et voue à l'autodestruction une aristo­ cratie où l'esprit d'analyse ne s'exerce plus qu'au service du néant.» Donatien Alphonse François, marquis de Sade (1710-1814) descendait d'une noble famille provençale (d'Avignon) qui comptait parmi ses aïeux la Laure du poète italien Francesco Petrarca (Pétrarque). Il était d'un côté d'un naturel extré­ miste, de l'autre accablé d'un organisme qui lui causait certaines pénibles difficul­ tés charnelles. Marié, père d'un fils, il n'en manifesta pas moins des perversions qui firent scandale et que la psychiatrie moderne définit comme des dispositions pathologiques de sadomasochisme, à savoir du sadisme (c'est le marquis qui a fourni le nom: «perversion sexuelle par laquelle une personne ne peut atteindre l'orgasme qu'en faisant souffrir, physiquement ou moralement, l'objet de ses désirs») combiné au masochisme («perversion sexuelle par laquelle une personne ne peut atteindre le plaisir qu'en subissant une souffrance physique, des sévices»). Ses beaux-parents obtinrent qu'il fut incarcéré (dès 1777). Ce ne fut que la Révolution qui le libéra, excepté quelques mois en 1794, pour une dizaine d'années (1790-1801), mais Na­ poléon en tant que premier consul le renvoya dans la prison où Sade termina sa vie en 1814. Il est devenu écrivain dans la prison. Il assouvissait ainsi sa «débauche imagi­ naire» et sa passion de moraliser, souvent en philosophant, par la bouche de ses héros, sur les principes de l'immoralité. Lu plus tard par Baudelaire, Swinburne ou Nietzsche, redécouvert par Apollinaire, fêté par les surréalistes comme leur grand précurseur, Sade a laissé une production immense. Elle n'a pas été conservée tout entière: son fils, par exemple, a fait saisir dans la prison et brûler en 1807 les cent cahiers des Journées de Florbelle ou la Nature dévoilée. Ce qui existe n'a été publié qu'en partie, une quinzaine de pièces restent toujours clandestines. Ce fut surtout sous la Révolution qu'il était libre, tout en scandalisant, de faire pa­ raître ce qu'il écrivait: Aline et Valcour (1795), La Philosophie dans le boudoir (1795), La Nouvelle Justine, suivie de l'Histoire de Juliette (1797). Certains de ses ouvrages n'intéressent que la psychopathologie (Les cent vingt journées de Sodome, 1931 —193 5 ; description systématique des anomalies sexuelles, anticipant les travaux d'un S. Freud). En d'autres il professe son athéisme (Dialo- L'ÂGE DES LUMIÈRES 199 gue entre un prêtre et un moribond) qu'il affirme dans toute son œuvre. Dans son paroxysme Sade nie en bloc que la raison puisse gouverner les passions et les in­ stincts. Il revendique une société qui reconnaisse qu'ils sont tous dans la nature, une société qui cesse de les réprimer ayant tort de le faire, et trouve une nouvelle forme de son organisation qui permettrait aux passions individuelles de se mani­ fester librement et réaliserait ainsi le bien général. Écrivant à une époque où vient d'Angleterre le roman noir (cf. H. Walpole, Le Château d'Otrante, 1765; Ann Radcliffe, Les Mystères d'Udolphe, 1794; M. G. Lewis, Ambrosie ou le Moine, 1795), il applique les mêmes procédés mélodramatiques et terrifiants à la peinture de l'innocence suppliciée qu'il incarne dans le personnage féminin de Jus­ tine: Les Infortunes de la vertu, T787; Justine ou les malheurs de la vertu, 1791; La Nouvelle Justine, 1797, recourant aussi à l'humour noir. C'est surtout après la seconde guerre mondiale qu'on a commencé à approfondir l'étude de l'œuvre de Sade et de mettre en relief ses qualités. Il suffit, pour le démontrer, de citer les ouvrages les plus importants qui lui ont été consacrés: P. Klossowski, Sade, mon prochain (1947); M. Blanchot, Laulréamont et Sade (1949); M. Heine, Le Marquis de Sade (1950); G. Lely, Vie du marquis de Sade avec un examen de ses œuvres (1952-57, 2 vol.), etc. Il y a jusqu'aux aspects de genre ou de forme particuliers qui éveillent l'intérêt (Béatrice Didier, «Sade et le dialogue philosophique», 1972). Le rationalisme dominant, l'irréligiosité accrue et l'épanouissement des concep­ tions matérialistes eut, à côté d'autres raisons encore, dans la seconde moitié du siècle des lumières, pour contrepartie un développement considérable de diverses tendances irrationalistes, du goût pour les sciences occultes, pour l'illuminisme. Nous ne croyons pas nécessaire de nous étendre ici sur elles, bien qu'on ait pu dé­ montrer qu'elles annonçaient certains aspects du romantisme. Cependant il faut citer au moins l'œuvre la mieux réussie de Jacques Cazotte (1719-1792) Le Diable amoureux (1772) qui occupe une place de choix dans l'histoire du conte fantastique en France. Parmi les prosateurs de la fin du XVIIIe siècle, il convient de rappeler encore deux. Le comte de Rivarol (1753 - 1801), dont le père était un Italien, brillait par son esprit et son élégance dans les salons parisiens des années 1780. Il devint célèbre par son Discours sur l'universalité de la langue française (1784), primé à un concours ouvert par l'Académie de Berlin. Il essayait de montrer que le français doit sa prééminence européenne d'une part à des circonstances extérieures, d'autre part à sa qualité la plus originale, celle d'être l'expression de la raison universelle (clarté, esprit d'analyse, ordre logique de la phrase) et par là plus propre que d'autres langues à l'échange des idées entre les peuples. Le style rapide et ferme de Rivarol lui-même illustrait excellemment sa thèse. Rangé au parti de la cour, opposé à la Révolution, rédigeant des pamphlets contre-révolutionnaires, il fuit en 1792 à l'étranger (à Bruxelles, Londres, Hambourg et Berlin) où il mourut. Nicolas-Sébastien Roch, originaire de Chamfort près Clermont, s'intitulant plus tard M. de Chamfort (1740-1794) pour tenir un rang dans le monde, s'essaya dans la comédie et la tragédie dans le goût de l'époque, fut fêté dans les salons, sut gagner grâce à de hauts personnages des pensions et des postes. Détestant malgré cela l'aristocratie, il s'enthousiasma pour la Révolution, mais critiqua plus tard les hommes du jour, fut emprisonné et mourut des suites de ses deux tentatives de suicide (pour échapper à une nouvelle arrestation). Ce ne fut qu'après sa mort que parurent - découvertes dans ses papiers par ses amis - ses Pensées, maximes et anecdotes (1803). Elles le situent dans Ja tradition des grands moralistes fran- 200 L'ÂGE DES LUMIÈRES

çais, surtout dans celle de La Bruyère, de La Rochefoucauld et de Vauvenargues. Éditées pour la première fois et introduites par Guinguené dans les Œuvres de Cbamfort recueillies et publiées par un de ses amis (en l'an III de la République, à savoir en 1795), elles étaient composées, dans l'édition séparée de 1803, de deux parties («Maximes et pensées»; «Caractères et anecdotes»). Observateur amer de la société de son temps qui s'approchait de sa ruine, écrivain concis, paradoxal, caus­ tique, d'une «intégrité que la pudeur voile de cynisme», d'«une générosité raison­ nable et passionnée» (René Étiemble), ce collaborateur dé Mirabeau frappa au dé­ but de la Révolution quelques formules célèbres: «Qu'est-ce que le Tiers-État? - Tout. - Qu'a-t-il? - Rien» (Sieyès en fit le titre de sa brochure); «Guerre aux châteaux 1 Paix aux chaumières 1» Quelques pensées de Châmfort: «Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne, voilà, je crois, toute la morale.» - «La meilleure philosophie, relativement au monde, est d'allier, à son égard, le sar­ casme de la gaîté avec l'indulgence du mépris.» - «Il y a deux choses auxquelles il faut se faire, sous peine de trouver la vie insupportable. Ce sont les injures du temps et les injustices des hommes.» - «La nature ne m'a point dit: ne sois point pauvre; encore moins: sois riche; mais elle me crie: sois indépendant.»

LE THÉÂTRE À LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME. BEAUMARCHAIS

La tragédie classique française - malgré les différentes réformes partielles, la royauté de Voltaire dans ce genre noble et son évolution vers des sujets histori­ ques et nationaux chez lui et chez d'autres dramaturges du XVIIIe siècle (D u Belloy, Le Siège de Calais, 1765); malgré l'art des grands tragédiens Lekain et la Clairon; malgré aussi le fait que dès 1759, grâce à la générosité du comte de Lau- raguais, les banquettes (destinées aux spectateurs riches) disparaissent de la scène, cessant de faire obstacle au jeu des acteurs et aux changements des décors et ouvrant ainsi de nouvelles possibilités à la représentation des pièces - continue à agoniser. Par contre le public français commence à se familiariser, grâce aux adaptions de Du- cis et de Le Tourneur, avec le génie de Shakespeare et le drame libre anglais. La comédie devenue sérieuse et larmoyante cède dans la seconde moitié du XVIIIe siècle le pas au drame bourgeois (à la «tragédie domestique»), inauguré par Diderot (bien maladroitement) et cultivé surtout par Sedaine et Mercier. Mais il y a aussi le «petit théâtre» sur des scènes privées, les parades (plus gaillardes, comme celles de la Foire) et les proverbes. Les deux genres ne sont pas tou­ jours assez distincts. Toutefois les proverbes sont de petites comédies de société, courtes (en un acte), à peu de personnages, presque sans intrigue - un bout de con­ versation qui doit ingénieusement aboutir à un proverbe ou à laquelle un proverbe sert de départ pour présenter un petit tableau de genre (de la vie familière). L'au­ teur le plus connu de ces piécettes qui en écrivit une grande quantité était Louis Carrogis, dit Carmontelle (1717-1806), peintre graveur. A l'époque du ro­ mantisme Théodore Leclerq et Alfred de Musset ont renoué avec cette tradition théâtrale. Enfin il faut rappeler la vogue de l'opéra-comique, qui eut pour librettistes fé­ conds Favart (1710-1792) et Sedaine. Cette comédie musicale trouva d'ha­ biles compositeurs de partitions dans Monsigny, Philidor et Grétry. Cependant, comme l'a constaté à bon droit Xavier de Courville, si les comédies de Marivaux, au début du siècle, sont l'œuvre d'un authentique créateur, celles de Beaumarchais, d'un art bien éloigné, cinquante ans plus tard, le sont du second, L'ÂGE DES LUMIÈRES 201 non moins remarquable, vers la fin de l'Ancien Régime où se préparait la Révo­ lution. Pierre-Augustin Caron, fils d'un horloger parisien, prit le nom de M. de B e a u - malrchais (1732-1799) qui était celui de la terre de sa première femme (la veuve Mme Franquet). Ce nom de noblesse devint aussi son nom d'auteur. La prestigieuse carrière de Beaumarchais a des aspects d'un roman d'aventures où l'intrigue et le plaisir de l'intrigue, celui des projets, raisonnables aussi bien que chimériques, des entreprises, du risque à courir, jouent un rôle essentiel. La résumer en quelques mots signifie inévitablement appauvrir l'image qu'elle offre dans ses métamorphoses réelles. Apprenti horloger d'abord, il obtint gain de cause à l'Académie des sciences contre un maître horloger qui s'était emparé de son invention. Maître de musique, il enseigna aux filles de Louis XV la harpe. Associé du financier Pâris-Duverney, il alla en Espagne, pour défendre l'honneur d'une de ses sœurs et pour s'y occuper en même temps d'affaires de politique et de finances. Le comte de La Blache, lé­ gataire universel du financier mort en 1770, lui refusa une récompense testamen­ taire de celui-ci (l'accusant de faux et d'escroquerie). Tandis qu'il était en procès avec le comte, il fut incarcéré à la suite d'une rixe à coups de poing pour rivalité d'amour avec le duc de Chaulnes. Beaumarchais apprit que le rapporteur du procès, le conseiller Goëzman, l'avait fait gagner par le comte de La Blache. Il prit sa propre défense en en appelant à l'opinion publique par quatre Mémoires pleins d'esprit (1773): la femme du conseiller avait accepté de lui une montre et de l'ar­ gent pour corrompre son mari. Au cours d'un nouveau procès, Goëzman fut obligé à quitter sa charge, sa femme et Beaumarchais furent blâmés. Mais le retentissement des Mémoires (où toute la pratique de la justice corrompue de l'époque était mise en cause) fut énorme. Au service de Louis XV et de Louis XVI, Beaumarchais se rendit en agent secret à Londres et en Autriche (il fut incarcéré à Vienne par la po­ lice de Marie-Thérèse). En 1776, il soutint, avec un million de livres obtenu du roi, les insurgents d'Amérique leur fournissant des armes. En 1777 il fonda la société des auteurs dramatiques pour la défense de leurs droits. Il se chargea d'une édition des œuvres de Voltaire à Kehl (1783 - 1790, en 70 volumes: elle lui laissa un dé­ ficit d'un demi-million de livres), avec Condorcet. Remarié pour la troisième fois (1785), Beaumarchais se fit construire un palais en face de la Bastille où il s'installa au début de 1789. Sous la Révolution, d'une part agent du Comité de salut public à l'étranger (1792 - 93), d'autre part suspect comme accapareur de blé et trafiquant de fusils (en Hollande), il fut porté sur la liste des émigrés, ses biens furent con­ fisqués et sa famille emprisonnée (1794). Revenu à Paris en 1796, il y mourut d'une attaque d'apoplexie en 1799. Beaumarchais reste comme auteur du Barbier de Séville et du Mariage de Fi­ garo. A juste titre. Il est vrai que ce ne sont pas là toutes les œuvres dramati­ ques qu'il a écrites. Cependant ni les quelques «parades» frivoles destinées à être jouées au château d'Étiolés qui appartenait au financier Lenormant, le mari de la marquise de Pompadour; ni les deux drames Eugénie (1767) et Les Deux amis (1770) qui n'eurent aucun succès; ni enfin l'opéra philosophique Tarare (1787) et la pièce mélodramatique La Mère coupable (1792) qui mettait en scène, d'une fa­ çon qui manifestait le déclin du talent de l'auteur, les personnages vieillis des deux comédies célèbres (la mère coupable, c'était Rosine), ne valent la peine d'être analysés. Le Barbier de Séville eut sa première au début de 1775. Beaumarchais tira 202 L'ÂGE DES LUMIÈRES le sujet d'une de ses parades, d'abord comme opéra-comique pour les Ita­ liens qui le refusèrent, puis comme pièce en cinq actes qui n'eut pas de succès,, mais qui, remaniée en trois jours, et réduite à quatre actes, telle que nous la connaissons, fut couronnée d'un succès éclatant. Dans sa préface, Beaumarchais définissait «l'argument» (le sujet) de la façon suivante: «Un vieil­ lard amoureux prétend épouser demain sa pupille, un jeune amant plus adroit le prévient, et ce jour même en fait sa femme, à la barbe et dans la maison du tu­ teur. Voilà le fond.» Ce fond n'avait rien de nouveau: les monographistes de Beau­ marchais ne se lassent pas de le redire, malgré leurs nuances. On a affirmé que mê­ me là où il invente, où il apporte du neuf dans les situations ou dans les traits, il semble faire tout pour ne pas surprendre le spectateur. Cela vaut en somme pour le Barbier aussi bien que pour le Mariage. Les personnages, saisis dans ce qu'ils ont de vivant, esquissés rapidement, sont entraînés dans le mouvement d'une intri­ gue ourdie et dénouée à la manière des Espagnols et des Italiens, pris dans une action où tout tourbillonne et où l'on n'a pas le temps (ni l'idée) de réfléchir si elle est vraisemblable ou non: c'est que cela n'importe aucunement. Le Mariage de Figaro fut représenté pour la première fois à la Comédie-Fran­ çaise en avril 1784. Le premier titre était «La Folle journée». Achevée dès 1778, connue grâce à des lectures privées, accueillie par les censeurs bénévolement, la pièce se heurta à l'opposition du roi qui, à la fin, fut forcé de retirer son veto. Dans le Mariage, le comte Almaviva, grand seigneur espagnol, qui, dans le Barbier (dont le sous-titre était: «La Précaution inutile»), a pu se marier avec Rosine à la barbe de son tuteur, le docteur Bartolo, grâce à l'ingéniosité de son ancien valet, Figaro, devenu barbier et apothicaire - veut séduire la fiancée de celui-ci, Suzan­ ne. Cependant Figaro et la femme du comte font échouer les plans d'Almaviva, assez puissant, par son rang, sa fortune et sa prodigalité, pour accomplir son des­ sein, si la ruse ne l'en empêchait pas. (W. A. Mozart a tiré de cette pièce son opéra- comique Les Noces de Figaro, 1786.) Le succès du Mariage était retentissant. C'était une comédie pétillante d'esprit et de gaieté. La jeunesse (le couple: Figaro - Suzanne) s'y opposait brillamment à la vieillesse (le comte Almaviva - sa femme Rosine). La pièce présentait avec le même art les personnages que le Barbier, y compris entre autres le page Chérubin amoureux de toutes les femmes, emportés avec la même vivacité et le même entrain dans le déroulement d'une intrigue captivante. Mais le succès était dû encore à autre chose: à la satire sociale et politique, fort opportune dans les années 1780. Les impertinences de Figaro condensaient et exprimaient avec esprit, d'une façon mordante ce qui était en l'air, ce dont on était bien aise de pouvoir rire en public. La plus célèbre des tirades se trouve au Ve acte, scène 3. C'est le monologue de Figaro, où le barbier jure que la puissance du comte ne l'emportera pas en ce qui concerne sa convoitise de Suzanne: «Non, Monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas vous ne l'aurez pas... Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... Noblesse, fortune, un rang, des places: tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus; du reste, homme assez ordinaire! tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes: et vous voulez jouter...» C'était mettre en cause tout un système politique, celui des privilèges et de l'arbitraire, de l'absolutisme. Toutefois il serait erroné de s'imagi­ ner que Beaumarchais était un révolutionnaire. Mais la Révolution s'approchait: la L'ÂGE DES LUMIÈRES 203 satire spirituelle qu'on trouvait dans le Mariage de Figaro était l'un des symptô­ mes annonciateurs.

LA POÉSIE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XVIIIe SIÈCLE

Elle reste coupée de l'expérience intérieure, est artificielle, élégante, un art d'a­ grément où se manifeste la culture et l'habileté du poète. Elle est prisonnière de con­ ventions stéréotypées qui datent de Malherbe et de Boileau, est soumise aux gen­ res poétiques qu'on a soin de bien distinguer (l'épopée, l'ode, l'élégie, l'idylle, l'épi- gramme, la satire, etc.). Le classicisme des épigones reprend les lieux communs re­ battus, fait des emprunts à la mythologie, imite les modèles de l'antiquité (Ho­ mère, Ovide, les poètes de Y Anthologie). La construction (composition) est oratoi­ re, le vocabulaire évite le mot courant considéré comme «bas» (cheval) pour avoir recours au mot «noble» (coursier), la périphrase est en honneur (l'animal qui s'en­ graisse de glands - le cochon; l'airain sonore - la cloche), le mot familier ou le ter­ me particulier sont remplacés par le terme général (le meuble - à la place de table; l'animal - à la place de vadhe, mouton) ou par une métonymie (le fer, l'arme - à la place de poignard). La «grande poésie» est représentée surtout par le marquis de Saint-Lambert (1716 - 1803), l'ami de Mme du Châtelet et de Mme d'Houdetot, qui compose Les Saisons (1769; le modèle est le poète anglais J. Thomson, auteur du poème: The Seasons, 1730, éd. def. 1744); par J.-A. R ou cher (1745-1794), auteur du poème Les Mois (1779); par l'abbé Jacques Delille (1738—1815), traduc­ teur des Géorgiques de V i r g i 1 e et auteur, entre beaucoup d'autres poèmes di­ dactiques étendus, des Jardins (1782). Le poète Lebrun (1729 - 1807, Ponce Denis Écouchard) était célèbre comme auteur d'Odes (publiées isolément, réunies en volume en 1811): il était surnommé Lebrun - Pindare. La poésie de moindre envergure fut cultivée par de nombreux poètes mineurs. Les idylles champêtres imitées du poète suisse Salomon Gessner (1730 - 1788) et qui étaient l'une des expressions les plus goûtées du sentiment de la nature renouvelé, eurent pour auteurs, avec les élégies teintées parfois de mélancolie sin­ cère, Bertin (1752 - 1790) et Parny (1753 - 1814), en partie Léonard (1744 - 1793). N. J. Laurent Gilbert (1751 - 1780), mort jeune, adversaire des phi­ losophes, auteur de satires et de poésie élégiaques, dont Alfred de Vigny a ro­ mancé la fin dans son ouvrage en prose Stello (1832), a été considéré comme un poète méconnu. La poésie légère, spirituelle, badine (madrigaux, couplets, épigram- mes) avait au moins l'avantage sur celle, solennelle, des odes graves, d'un style gra­ cieux et fluide tout en manquant de profondeur. L'unique véritable poète de la seconde moitié du XVIIIe siècle et de ce siècle tout entier était

André Ché nier (1762-1794)

Né à Constantinople comme fils d'un consul français et d'une mère qui se con­ sidérait comme Grecque (mais qui était de souche latine et catholique), il fit ses étu­ des à Paris où sa mère, très cultivée, tenait un salon fréquenté par des poètes et des peintres. Abandonnant de bonne heure la carrière militaire, il voyagea en Suisse et en Italie, mena une vie mondaine, fut secrétaire d'ambassade à Londres 204 L'ÂGE DES LUMIÈRES

(1787 - 90), prit une part active aux débuts de la Révolution comme monarchiste constitutionnel. Ayant protesté contre ses excès, il dut sa cacher, mais fut arrête lors de son séjour à Paris (1793), incarcéré dans la prison de Saint-Lazare et exécuté deux jours avant la chute de Robespierre (le 7 thermidor, c'est-à-dire le 25 juillet 1794)- Les contemporains de Chénier ne connurent qu'une partie de son œuvre (des ar­ ticles de journaux, des opuscules en prose, deux poèmes). Ce ne fut qu'après sa mort qu'elle fut publiée. Chateaubriand inséra quelques pièces dans son Génie du Christianisme (1802), le premier choix en volume parut en 1819 par les soins de Henri de Latouche et exerça une grande influence sur les romantiques. Après des éditions plus ou moins incorrectes au cours du XIXe siècle, les éditeurs du nôtre en ont enfin donné des critiques (Abel Lefranc pour la prose, en 1910, Paul Dimoff pour les œuvres en vers, 1907- 1919, en 3 vol.). En poète du XVIIIe siècle, André Chénier projetait de composer de grands poè­ mes philosophiques, scientifiques, didactiques. Dans l'Invention se trouve le vers célèbre qui résume sa poétique en tant que partisan des principes littéraires légués par l'antiquité, mais qui en même temps réclame le renouvellement de la théma­ tique («Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques»). Les fragments de ['Hermès font entrevoir que ce poème aurait retracé l'histoire de la Terre, de l'hom­ me, l'établissement du contrat social, qui en devait être le véritable sujet. L'Amé­ rique aurait offert un tableau bien didactique de «toute l'histoire du monde» (diffé­ renciation géographique, climats, mœurs, guerres, conflits religieux, la colonisation et ses destructions, etc.). Suzanne eût traité un sujet biblique, un Art d'aimer, mê­ lant la volupté et la mythologie, se préparait à imiter Ovide, etc. André Chénier fut un poète lyrique et satirique qui fit renaître la poésie à la fin d'un siècle qui en avait si peu le sens. On put pressentir ce fait quand parut, en 1795, l'ode intitulée «La Jeune Captive», qui eut un succès extraordinaire: celui-ci n'était pas dû uniquement au thème révolutionnaire traité. L'édition des Œuvres de Chénier par Henri de Latouche en 1819 le confirme d'une façon éclatante. Elles contenaient des élégies, des bucoliques, des épîtres, des hymnes, des odes, des ïambes et des poésies diverses. Les élégies, où André Chénier imitait d'une façon savante et délicate les poètes latins Tibulle, Properce, Ovide, Horace, Virgile, avaient pour thème dominant l'amour. Le poète y était le plus proche des auteurs du XVIIIe siècle cultivant la poésie «fugitive». Il était tour à tour profond et léger, selon les femmes qu'il évo­ quait (Camille - à savoir Mme de Bonneuil; une certaine Licoride). Avec une sin­ cérité d'accent visible il faisait entrevoir aussi, dans maints vers, sa vie à Londres qui s'était écoulée dans la solitude et la pauvreté, sa maladie, sa nostalgie. Les pre­ miers poètes romantiques pour qui sa découverte fut une révélation de certaines de leurs tendances l'estimaient avant tout comme poète élégiaque (le jeune Victor Hugo voyait en lui «le père et le modèle de la véritable élégie») dont la Terreur révolutionnaire avait brisé prématurément la carrière. Les bucoliques et les idylles s'inspiraient de thèmes dans le goût néo-classique. Imitant les poètes anciens Callimaque, Théocrite, Bion, Virgile et le Suisse d'ex­ pression allemande Salomon Gessner, André Chénier montra combien profond était son sentiment de la poésie gréco-latine. La Grèce et la Rome anciennes avaient été remises en honneur au XVIIIe siècle, grâce aux fouilles archéologiques entreprises à Herculanum (dès 1719) et à Pompéi (dès 1748) et aux travaux savants (dont ceux de l'Allemand J.-J. Winckelmann eurent le plus de retentissement). Il s'agis- L'ÂGE DES LUMIÈRES 205 sait, dans la seconde moitié du siècle, de tout un courant de renaissance antique qui se poursuivit sous la Révolution et sous le premier Empire. André Chénier, malgré les nombreuses réminiscences anciennes dont étaient tissés ses vers qui comportaient ainsi beaucoup de ce qui la poésie française de son temps avait d'artificiel, restait vivant, indépendant, original. Il se «refaisait une âme grec­ que». Parmi les courts poèmes, «L'Aveugle» mettait en scène Homère chantant aux jeunes bergers des épisodes de l'Histoire du Monde. Dans «Le Mendiant», André Chénier racontait l'arrivée d'Ulysse chez le peuple fabuleux des Phéaciens (d'après l'Odyssée) où celui-ci fut accueilli, après son naufrage, par Nausicaa, la fille du roi. Le poème «Le Malade» avait pour sujet un jeune homme confiant à sa mère son chagrin d'amour. «La Jeune Tarentine», l'une des pièces les plus musicales d'André Chénier, évoquait le triste sort d'une jeune fiancée (la Tarentine Myrto), voguant vers la Sicile pour rejoindre son amant et devenir sa femme (le vent impé­ tueux la jeta à la mer où elle se noya). Les idylles, pour la plupart inachevées, chan­ taient divers aspects d'un érotisme aimable, délicat, voluptueux, présentant des ber­ gères et des bergers dans un cadre simple de la nature («Oarystis»; «Mnasyle et Chloé»; «Hylas», etc.). Parmi les poésies qu'André Chénier écrivit dans la prison, l'ode célèbre «La jeune captive» faisait exprimer à une jeune femme (il s'agissait d'Aimée de Coigny) qui attendait le supplice comme lui, avec ardeur l'amour de la vie. La jeune captive fut plus heureuse que lui: elle réussit à soudoyer ses gardiens et à échapper à la mort (elle devint duchesse de Fleury). Les ïambes, comptant seulement une centaine de vers, transposaient en français le mètre iambique du satirique grec Archiloque, poète du VIIe siècle avant notre ère. Chénier groupait en distiques suivis des dodé­ casyllabes et des octosyllabes. Ces vers étaient une satire amère et véhémente, une revendication de la liberté et de la justice, ils exprimaient des vœux pathétiques appelant le châtiment de ses ennemis. André Chénier occupe une place importante parmi les grands satiriques français, du baroque Agrippa d'Aubigné aux auteurs du XIXe siècle, Auguste Barbier et Victor Hugo. Écrivant des vers facilement, mais ne publiant rien avant la Révolution, parce qu'il aspirait à la perfection et recréait, récrivait plusieurs fois certaines pièces ou les modifiait patiemment, André Chénier ne les considérait que comme des ébau­ ches, que ce fût des vers isolés ou des groupes entiers, des expressions ou des images notées, une pensée qui se présentait. Il restait à bien des égards de son temps. Son esthétique était au fond celle du classicisme portant l'accent sur l'imitation des mo­ dèles. Son vocabulaire respectant le mot noble, certaines élégances, sa syntaxe, ob­ servaient les conventions traditionnelles. Chénier se servait de la périphrase aux volutes, aux enroulements compliqués. Il distinguait docilement les différents genres poétiques, recourait à la mythologie des anciens. Pourtant, sa poésie différait de celle de ses contemporains préfigurant l'évolution des tendances ultérieures. Chénier osait réaliser certaines alliances de mots ou cer­ taines constructions imprévues («Le toit s'égaie et rit de mille odeurs divines»). Il savait, violentant avec bonheur la stricte logique grammaticale, traduire sa vision intérieure, son émotion, donner l'impression du rythme de la vie même. Libérant l'alexandrin de sa monotonie rigide (il n'était pas seul à le faire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle), le rendant plus souple, plus fluide, abandonnant souvent intentionnellement la césure médiane, introduisant des coupes fortes avant ou après le milieu du vers («Ma mère, adieu. Je meurs; et tu n'as plus de fils»), usant de rejets et surtout d'enjambements avec un art étonnant, ce qui affaiblissait le schéma 206 L'AGE DES LUMIÈRES rythmique du dodécasyllabe régulier au profit du sens suggéré ou mis en relief. André Chénier savait créer une harmonie sonore, musicale aussi bien qu'une har­ monie d'émotions ou une harmonie plastique. Les motifs mythologiques cessaient chez lui d'être des récits. Ils se transformaient en scènes décrites, vivantes, en ta­ bleaux vus comme par un peintre ou par un sculpteur de bas-reliefs, en évocations denses, réalistes, précises, plutôt statiques (par là il était le précurseur de l'art des poètes parnassiens du XIXe siècle), mais en même temps lumineuses et légères. Après tant d'évocations classicistes d'une antiquité et d'une mythologie toute de convention et donc factice, la simplicité du ton et le naturel recréent chez André Chénier un antique plein de vérité. Surtout, bien que semblant traiter les lieux communs de l'époque à la façon des poètes classicistes, son lyrisme s'approfondissait en prenant une autre dimension, celle de l'intériorité. Avec André Chénier, dit Gaétan Picon, «on passe du thème à l'expérience; entre la voix du poète et son objet, la distance s'est modifiée: une proximité toute nouvelle s'établit. A travers les sentiments de convention, on sent la pulsation de l'existence... La force de Chénier vient de cette identification qui convertit le thème ou l'objet extérieur en un moment de sa vie, en une figure de son âme». C'est par ce caractère de sa création poétique qu'André Chénier devait être un devancier authentique du romantisme.

Quand André Chénier mourait, ce mouvement en France était encore assez loin. Toutefois, la seconde moitié du XVIIIe siècle était marquée par des tendances dites «préromantiques». Elles étaient incontestablement en rapport avec les tendances sentimentalistes et manifestaient certains nouveaux aspects de la sensibilité littéraire qui allait se transformant. Paul van Tieghem dit que les préromantiques français les plus âgés «appartien­ nent nettement au siècle des lumières, mais leur puissante originalité fait d'eux à d'autres égards les annonciateurs d'une période nouvelle... vu de loin et de haut, le préromantisme français nous apparaît comme composé d'abord de deux vagues successives, celle de Diderot et de Rousseau qui se forme à partir de 1755, celle de leurs successeurs, sur lesquels leur influence est souvent très visible, qui entrent dans la carrière à partir de 1769 [à savoir Sébastien Mercier, Bernardin de Saint- Pierre, les traducteurs Ducis et Le Tourneur, etc.] ; les deux vagues se rejoignent vers la fin du siècle pour déferler ensemble sur la littérature française de goût clas­ sique dont elles emporteront les positions principales. Beaucoup plus tard, après une période de tassement à la fin du siècle où ne s'aperçoivent guère d'initiatives vraiment fécondes, déferle une troisième vague autrement puissante, qui va exercer sur le romantisme français une action décisive» (Chateaubriand et Mme de Staël y joueront un rôle capital). L'intérêt qu'on portait, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, aux traductions d'oeuvres étrangères, avant tout anglaises et allemandes, était l'un des indices les plus éloquents de l'atmosphère où couvaient les tendances du préromantisme fran­ çais. De l'anglais on ne traduisait pas seulement Shakespeare dont la dramaturgie venait peu à peu ébranler l'édifice magnifique de la dramaturgie classique. On adaptait aussi des poètes contemporains qui introduisaient les thèmes de la nuit, des cimetières, des tombeaux (Gray, Hervey, Young) ou qui évoquaient l'origina­ lité créatrice de la sensibilité et de l'imagination des peuples primitifs (Macpherson et ses poèmes ossianiques). De l'allemand, à côté du Suisse Gessner et de sa poésie idyllique écrite dans une prose rythmée, musicale, séduisant par une simplicité L'ÂGE DES LUMIÈRES 207 presque naïve, on se passionnait pour le premier Goethe, le romancier de l'homme sensible, racontant les souffrances du jeune Werther. Il est vrai que toutes ces «tra­ ductions» méritaient pleinement d'être qualifiées de «belles infidèles»: le goût fran­ çais étroit n'aurait su les accepter sans certaines adaptations indispensables. Il fallait abréger l'original, mutiler le texte, ajuster le style dans le sens des convenances et des «élégances» françaises. Il est vrai aussi que ces timides présentations d'ceuvres étrangères nées dans des climats littéraires fort différents de celui de la littérature française ne pouvaient pas contribuer efficacement à renverser les valeurs classicistes normatives. Pourtant leur apparition et leur résonance témoignaient du fait que le climat littéraire en France aussi était en train de se modifier et le goût de s'élargir. Avant cependant de mener au romantisme, l'évolution de la littérature française eut à franchir l'étape du profond bouleversement politique et social de la Révolu­ tion française de 1789 et à en subir les répercussions. 208 L'ÂGE DES LUMIÈRES