Études rurales

186 | 2010 Ruralité, urbanité et violence au

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/9204 DOI : 10.4000/etudesrurales.9204 ISSN : 1777-537X

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 29 mars 2010

Référence électronique Études rurales, 186 | 2010, « Ruralité, urbanité et violence au Kurdistan » [En ligne], mis en ligne le , consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/9204 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.9204

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SOMMAIRE

Introduction Clémence Scalbert-Yücel et Jordi Tejel Gorgas

Une ethnographie succincte de « l’entre-deux kurde » au Moyen Âge Boris James

Réformes ottomanes et cohabitation entre chrétiens et Kurdes (1839-1915)) Hans-Lukas Kieser

Un territoire de marge en haute Djézireh syrienne (1921-1940) Jordi Tejel Gorgas

Village Evacuation and Reconstruction in Kurdistan (1993-2002) Joost Jongerden

Effectively Urbanized Yezidis in the Collective Towns of Sheikhan and Sinjar Eva Savelsberg, Siamend Hajo et Irene Dulz

Representations of Peripheral Space in Andrea Fischer-Tahir

L’agriculture du Kurdistan irakien Entre destruction et reconstruction Yann Walliser

Kurdish Sufi Spaces of Rural-Urban. Connection in Northern Paulo Pinto

Les migrations kurdes à Istanbul. Un objet de recherche à reconstruire Jean-François Pérouse

Le monde rural dans la poésie contemporaine kurmandji en Turquie Clémence Scalbert-Yücel

Écraser le serpent ? Violences privées et violences politiques dans l’espace rural turc Benoît Fliche

Chronique

Enjeux fonciers. Troisième partie : thèmes transversaux Gérard Chouquer

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Livres reçus

Livres reçus

Comptes rendus

James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Paris, Éditions Amsterdam, 2009, 270 p. Yann Cleuziou

Mark Schultz, The Rural Face of White Supremacy Champaign, University of Illinois Press, 2007, 305 p. Fabien Gaveau

Jean-Louis Buër, Les paysans Paris, Le Cavalier Bleu, 2010, 127 p. Fabien Gaveau

Rafe Blaufarb, Bonapartists in the Borderlands. French Exiles and Refugees on the Gulf Coast, 1815-1835 Tuscaloosa (Alabama), University of Alabama Press, 2005, 302 p. Fabien Gaveau

Emmanuel Garnier, Les dérangements du temps. 500 ans de chaud et de froid en Europe Paris, Plon, 2009, 245 p. Corinne Beck et Joëlle Burnouf

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Introduction

Clémence Scalbert-Yücel et Jordi Tejel Gorgas

1 DEPUIS LONGTEMPS, et particulièrement depuis le début du XXe siècle avec l’émergence des nationalismes dans la région, l’espace rural kurde constitue un véritable enjeu politique. En effet, les révoltes de la première moitié du XXe siècle et les guérillas qui ont marqué la seconde moitié du XXe siècle se sont produites dans cet espace et ont profondément transformé les relations ville-campagne. Les campagnes kurdes ont été le terrain de conflits aussi symboliques que réels : symboliques parce que, avec le mouvement national kurde, la ruralité devenait le point nodal de la résistance ; réels parce que ces campagnes étaient présentées par les États comme le lieu même de la subversion.

2 Ce numéro s’intéresse aux effets de ces phénomènes de violence1. La perspective diachronique et pluridisciplinaire adoptée met en évidence la contradiction qui existe entre l’imaginaire d’un monde tribal « de montagne » et les échanges anciens qui lient ce monde rural au monde urbain. Aussi, grâce à des concepts clés comme « l’entre- deux », « la marge », « les circulations » et « les mobilités », plusieurs auteurs tentent d’apporter un nouvel éclairage sur ces flux complexes.

3 Si l’importance de la ruralité au sein de la société kurde a souvent été soulignée, elle a rarement été au centre de la recherche scientifique2. Les articles rassemblés dans cette livraison souhaiteraient contribuer, même modestement, à la formation d’un champ du savoir resté à la marge des sciences sociales et des études sur le Kurdistan.

Une société essentiellement rurale et tribale ?

4 Depuis le Moyen Âge, des communautés urbaines kurdes se sont constituées au Kurdistan même et dans des métropoles telles Istanbul, Damas et Bagdad. Bien que situées aux confins des empires qui se sont succédé au Moyen-Orient, certaines dynasties kurdes ont joué un rôle singulier dans la région. C’est notamment le cas de la dynastie ayyoubide qui, sous Saladin (1169-1193), a favorisé l’installation de Kurdes dans les centres urbains de la Palestine, de l’Égypte et de la Syrie. Plus tard, la

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constitution de communautés urbanisées a été liée à l’éclosion, au XVIe siècle, d’émirats kurdes, tels Bidlis, Djézireh Ibn Omar et Hakkari. Définir les Kurdes Certains auteurs l’ont dit : définir les Kurdes n’est pas chose facile parce qu’il n’existe pas de passeport kurde et parce que les identités sont plurielles et fluctuantes. Les États dans lesquels vivent les Kurdes ne tiennent en général pas compte de leur appartenance ethnique, religieuse et/ou linguistique. Pour cette raison, on ne dispose pas de chiffres fiables : on estime que la population kurde compte entre 25 et 35 millions d’individus. Choisir l’une ou l’autre de ces estimations a des répercussions politiques. Parler d’un peuple kurde qui serait l’un des plus grands peuples sans État du Moyen-Orient, c’est présupposer l’unité, « forcer la distinction », comme le disait Abdullah Aydin [1999-2000]. Souligner au contraire les différences participe de la négation de l’existence des Kurdes, négation qui a souvent servi à les diviser. Les Kurdes parlent différents dialectes de la famille des langues iraniennes occidentales. Ces dialectes se divisent en trois groupes. Le principal, le kurmandji, est parlé dans l’ensemble du Kurdistan, du Caucase au nord de l’Irak. Le , plus au centre, est parlé essentiellement en Irak et en . Au sud de cette zone sont parlés des dialectes assez hétérogènes. Les locuteurs du zazaki, parlé dans l’ouest du Kurdistan en Turquie, se considèrent le plus souvent comme kurdes. Il en est de même des locuteurs du gorani, parlé au sud-est du Kurdistan. Toutefois des politiques répressives ont eu pour conséquence d’accroître l’usage des langues officielles, que ce soit l’arabe, le turc ou le persan. Les Kurdes sont principalement musulmans : si la plupart sont sunnites, le chiisme duodécimain est très répandu, notamment en Iran. Outre l’ orthodoxe, on trouve chez les Kurdes des systèmes syncrétiques ou hétérodoxes, mêlant islam (chiite) et pratiques préislamiques. Le yézidisme, propre aux Kurdes, autrefois présent dans l’ensemble du Kurdistan, survit aujourd’hui en Irak, un peu en Arménie et un peu en Europe. Il existe également des populations chrétiennes kurdophones. Quant aux Kurdes juifs, la plupart ont émigré en Israël. Au-delà de ces marqueurs objectifs, être Kurde est « un acte de volonté [qui] s’ancre dans l’affirmation d’un vouloir vivre ensemble » [Aydin 1999-2000]. Au-delà de ces différences, une « identité kurde » s’est construite, transcendant les appartenances tribales, religieuses et linguistiques, s’organisant autour d’une histoire et une origine communes, de mythes fondateurs, d’une référence au Grand Kurdistan.

5 Traditionnellement, les Kurdes étaient identifiés au monde rural. En effet, les représentations véhiculées par les auteurs médiévaux sont quelque peu schématiques [James 2006]. Le monde kurde était associé à l’espace montagnard, au tribalisme, au nomadisme et à des actes de déprédation. Si ces représentations, relayées jusqu’au XXe siècle par des orientalistes, des voyageurs européens [Tejel Gorgas 1998-2000] et des auteurs orientaux, puisaient dans la réalité, elles n’en étaient pas moins réductrices.

6 En développant dans son article le paradigme de « l’entre-deux », qui situe les Kurdes entre les deux macrorégions que sont le plateau iranien et la Mésopotamie et dans un « entre-deux » socioéconomique, Boris James souligne que, déjà au Moyen Âge, les mondes rural et urbain étaient fortement imbriqués.

7 Dans les plaines, l’agriculture était la source principale de richesse des populations sédentaires (tribales et non tribales), en contact parfois avec des Arméniens au nord et des Arabes au sud. Dans les montagnes, l’élevage a été pendant des siècles la première

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activité. Les paysans, kurdes et chrétiens, étaient exposés à des attaques de bandes tribales, tant nomades que sédentaires, malgré l’autorité que les émirs kurdes étaient censés exercer sur leur territoire.

8 Au XIXe siècle, la disparition progressive des émirats kurdes situés aux confins orientaux de l’Empire ottoman a permis aux chefs tribaux et religieux de s’imposer comme les nouveaux maîtres des zones rurales, au détriment des notables urbains. En 1890, un décret impérial a donné naissance à une cavalerie spéciale : les Hamidiye. Armées par le gouvernement, ces forces supplétives devaient répondre, en temps de guerre, à l’appel du sultan Abdulhamid II (1876-1909). Généralement organisées autour d’un chef tribal, les Hamidiye avaient également pour mission de protéger les frontières orientales de l’Empire des dangers extérieurs et des « ennemis intérieurs », notamment les comités nationalistes arméniens [Klein 2010].

9 Hans-Lukas Kieser revient sur la fin de la cohabitation entre Kurdes et chrétiens, suscitée par les tanzimat3 et la cooptation des tribus kurdes par l’État. Cette période de grands bouleversements politiques et sociaux est surtout marquée par la transformation de la propriété foncière. C’est notamment autour de la question agraire et des terres spoliées aux chrétiens à partir de la réforme de 1858 que vont se cristalliser les tensions entre Kurdes et chrétiens annonciatrices des massacres des Arméniens et du génocide de 1915.

10 L’analyse khaldounienne des sociétés arabo-musulmanes montre que, à la fin du XIXe siècle, au Kurdistan, la disparition des émirats et l’alliance politico-militaire passée entre le sultan et les chefs tribaux ont ouvert la voie à une retribalisation des populations kurdes et à un renforcement des solidarités de groupe (’asabiyyat) permettant aux tribus de s’imposer, par la violence, face à la ville – lieu de civilisation selon Ibn Khaldoun – et face aux populations sédentaires, kurdes et chrétiennes [van Bruinessen 1983]. Peuplement kurde Le Kurdistan, « pays des Kurdes », est décrit depuis plusieurs siècles par les auteurs kurdes. Il couvre le sud-est de la Turquie, le nord de l’Irak, une zone compacte au nord de la Syrie et l’ouest de l’Iran. Constitué d’arcs montagneux et de hauts plateaux, sans accès à la mer, il est traversé par le Tigre et l’Euphrate. Comme l’a souligné Maria T. O’Shea [2004], la région n’ayant jamais correspondu à un État, ses représentations cartographiques sont nombreuses. Niant l’existence des Kurdes, certains ont nié l’existence même de ce pays ; d’autres ont choisi d’y voir un Kurdistan qui, s’étendant de la Méditerranée au Golfe persique, relèverait du mythe. Aujourd’hui, d’après le tracé des frontières effectué dans la première moitié du XXe siècle, 50 % de la population kurde vit en territoire turc ; suivie, du point de vue numérique, par la population kurde d’Iran, d’Irak et de Syrie. Le Kurdistan comprend, dans une moindre mesure, une importante population chrétienne, arménienne notamment. Si le Kurdistan constitue le noyau du peuplement kurde, on trouve, depuis plusieurs siècles déjà, des poches de population kurde hors de ce pays. Les empires perse et ottoman ont déplacé des tribus kurdes vers l’Anatolie centrale, dans les régions de Konya et d’Aksaray et dans l’extrême nord-est de l’Iran, au Khorasan. Les Kurdes sont aussi présents au Caucase, en Arménie et en Géorgie, mais également au Proche-Orient (Liban). La seconde moitié du XXe siècle a vu des grands mouvements migratoires et la formation d’une large diaspora de plusieurs millions de personnes en Europe (Allemagne, France, Belgique), au Canada et en Australie.

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11 La cooptation des tribus kurdes a été complétée par la création, en 1892, à Istanbul et à Bagdad, d’une école tribale destinée à éduquer les enfants des chefs de tribu, qu’ils soient arabes ou kurdes, selon les principes de fidélité à la personne du sultan-calife [Rogan 1996]. Paradoxalement, les descendants des émirs déchus et des chefs tribaux qui avaient été formés aux idéaux ottomans et étaient restés en contact avec des élites non kurdes ont été les promoteurs des premières associations kurdistes à Istanbul.

Nationalisme kurde et ruralité

12 En cette fin de XIXe siècle et jusqu’au premier conflit mondial, les intellectuels ottomans d’origines diverses se sont interrogés sur les « progrès » de leurs groupes respectifs. Arriéré, le peuple avait besoin d’être guidé par une élite occidentalisée. La parenthèse qu’a constituée la Première Guerre mondiale a introduit d’importantes modifications dans la syntaxe nationaliste promue par les « clubs » kurdistes de la capitale.

13 À l’instar d’autres mouvements nationalistes de la région, mais également d’Europe, les intellectuels kurdes ont fait de la langue l’élément déterminant de l’identité nationale. Largement assimilée d’un point de vue linguistique, l’élite, occidentalisée, s’est tournée vers ses « compatriotes » du Kurdistan, en premier lieu le paysan et le montagnard. Pour cette élite nationaliste, le montagnard, par son isolement, n’était pas « contaminé » par la ville et avait jalousement conservé son héritage culturel. Dès lors, les comités kurdes ont développé « le mythe de l’idylle rurale où les Kurdes viv[ai]ent en harmonie avec la nature dans un paysage agraire luxuriant » [O’Shea 2004 : 51]. Ce mythe est encore bien vivace. Clémence Scalbert-Yücel souligne la vigueur de ces représentations dans la poésie contemporaine kurmandji, laquelle oppose le monde rural, symbole d’un âge d’or révolu, à la ville, lieu de l’altérité. Ces représentations ont contribué à renforcer l’image d’un clivage entre ces deux espaces.

14 L’imaginaire national kurde est d’autant plus lié aux espaces rural et montagnard qu’ils sont devenus le terrain des premières résistances aux projets centralisateurs des États, à l’exception de la Syrie. Lors de la prise de pouvoir par les partisans de Mustafa Kemal, les dirigeants kurdes ont quitté Istanbul, laissant un vide idéologique important. Tandis qu’une grande partie des notables urbains se ralliaient au régime kémaliste, les intellectuels nationalistes kurdes s’alliaient aux chefs tribaux et religieux entrés en dissidence, afin de mettre leur potentiel militaire au service de la lutte nationaliste en Turquie entre 1925 et 1937 [Bozarslan 1988]. Dans le nord de l’Irak (1919-1931) et en Iran (1946), les diverses révoltes « nationalistes » n’ont pas échappé à cette logique [Eagleton 1991 ; McDowall 1996].

15 La « pacification » des zones rurales, la violence étatique et la clientélisation des élites rurales (aghas, sheikhs confrériques et chefs tribaux) ont initié une période que Hamit Bozarslan [2007] a qualifiée d’« années de silence » (1946-1958).

Spécificités de l’exode rural kurde (1960-1990)

16 À l’instar d’un grand nombre de villes du Moyen-Orient, les centres urbains du Kurdistan du début du XXe siècle ne disposaient que d’un très faible tissu industriel. Longtemps, l’économie urbaine était concentrée dans les grands souks où les paysans vendaient leurs produits agricoles et achetaient des produits manufacturés, créant

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ainsi une interdépendance entre la ville et la campagne. Cette relation économique et sociale extrêmement forte a débouché sur une « urbanisation sans urbanisme ». Constitution de l’espace kurde L’histoire d’un peuple est souvent liée à la formation d’empires ou, plus tard, d’États- nations territorialement bien définis. Pour ce qui est des Kurdes, il n’y a pas eu de royaume ou d’État-nation rassemblant toutes les régions où les Kurdes constituent l’élément ethnique dominant. L’existence des Kurdes est mentionnée pour la première fois dans les chroniques arabes des VIIe et VIIIe siècles. Au XIIe siècle, l’empereur seldjoukide Sanjar (1084-1157) sanctionne le rôle émergeant des Kurdes au sein de son royaume en créant une région administrative appelée « Kurdistan ». On voit alors se constituer des émirats à la tête desquels se trouvent des dynasties kurdes, qui laisseront dans l’histoire des noms illustres, tel celui de Saladin. En 1514, les luttes territoriales entre Ottomans et Safavides poussent les premiers à établir une alliance politico-militaire avec seize émirats kurdes. En contrepartie de l’aide militaire qu’ils reçoivent, les Ottomans reconnaissent la légitimité des dynasties kurdes et l’autonomie, limitée, des territoires qu’ils contrôlent. Ce pacte conduira cependant à la première division frontalière des régions kurdes car, si la plupart des émirats demeurent sous domination ottomane, d’autres intègrent la Perse. Au cours du XIXe siècle, les deux empires cherchent à centraliser le pouvoir, défiant ainsi l’autonomie des émirs kurdes. Si les empires l’emportent, au prix parfois d’une répression massive, sur les émirs rebelles, d’abord, sur les chefs tribaux et religieux, ensuite, force est de constater que, au début du XXe siècle, l’idée d’un État kurde indépendant commence à faire son chemin parmi certaines élites kurdes. Le nationalisme arménien, la présence européenne au Moyen-Orient et l’effritement de l’Empire ottoman en 1918 viennent nourrir le nationalisme kurde naissant. Mal préparés, les comités kurdes ne saisissent pas l’occasion que leur offre le traité de Sèvres de 1920. Même si ce texte prévoit de créer un État kurde dans le sud-est de la Turquie, auquel pourrait être annexé l’ancien vilayet de Mossoul, les nationalistes kurdes restent divisés et dépourvus de toute influence sur les chefs des zones rurales. Face aux victoires militaires des rebelles turcs en Anatolie, les puissances occidentales décident de souscrire aux exigences des nouveaux maîtres de la Turquie, et le projet d’un État kurde est abandonné en 1922. Dès lors, les Kurdes se répartissent entre la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie, et si, à plusieurs reprises, ils font preuve d’une solidarité transfrontalière, leur histoire récente reste profondément marquée par leurs États respectifs.

17 L’exode des paysans kurdes en direction des villes a connu une évolution comparable à celle des autres paysans de la région. Cet exode a débuté dans les années 1950 pour s’accélérer dans les années 1970-1980 avant de se stabiliser dans la décennie 1990. Si l’urbanisation de la société kurde au cours du XXe siècle ressemble à celle des autres sociétés du Moyen-Orient, elle présente néanmoins quelques spécificités.

18 L’abandon progressif des campagnes a en grande partie résulté de l’action, parfois même de l’inaction, d’acteurs extérieurs, notamment les États. En effet, l’État n’a pas été étranger au processus d’urbanisation et de sédentarisation dans cette région du monde, et ce depuis la première heure. Face aux résistances armées nées dans les zones rurales du pays, le gouvernement turc a, dans les années 1930, mené diverses campagnes d’anéantissement et d’installation forcée, dans l’ouest de la Turquie, de

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dizaines de milliers de Kurdes ayant participé aux révoltes ou susceptibles de le faire. Les zones rurales kurdes ont été doublement punies par le choix politique du gouvernement turc de ne pas investir dans le développement économique du Sud-Est anatolien. Ainsi ces régions sont restées largement sous-développées et sous- industrialisées par rapport au reste du pays, ce qui est le cas aujourd’hui encore4 [Yalçin-Heckman 1991 ; Pérouse 2002].

19 Dans la Syrie mandataire (1920-1946), les autorités françaises ont encouragé la sédentarisation des Kurdes de la haute Djézireh et la création d’une strate kurde urbanisée. En deux décennies, la Djézireh syrienne a connu un important développement grâce à la mise en valeur d’une zone constituée jusque-là de steppes [Velud 1991]. Toutefois la politique foncière de la puissance mandataire a largement favorisé les grands propriétaires terriens au détriment des paysans. L’article de Jordi Tejel Gorgas s’intéresse à la pluralité des dynamiques et des acteurs de la transformation du tissu géographique, démographique et social de la haute Djézireh. L’auteur montre que, traversant les espaces ruraux et urbains, ces dynamiques ont façonné une identité territoriale spécifique et en ont marqué l’évolution politique. En Irak et en Iran, les régions kurdes sont restées étrangères à la croissance économique enregistrée dans d’autres régions de ces pays.

20 Faute d’autres ressources, le rôle de l’État en tant que distributeur des biens économiques revêtait une grande importance. En Turquie et en Irak, les salaires des fonctionnaires allaient donner naissance à une classe moyenne kurde. L’installation de Kurdes dans les villes occidentales de Turquie a également donné naissance à une bourgeoisie bien intégrée dans le système économique.

21 L’exode rural, qui se doublait d’une amélioration de la qualité de vie, a entraîné une croissance de la population urbaine et l’apparition d’une nouvelle intelligentsia. Les années 1960 ont vu la contestation kurde se renouveler à la faveur d’une série de demandes provenant des strates urbanisées. Si ces demandes portaient d’abord sur des questions socioéconomiques et démocratiques, dans les années 1970, les populations kurdes y ont progressivement intégré le registre identitaire [Bozarslan 1997], en particulier en Turquie et en Iran.

22 Ce renouveau des contestations kurdes a conduit les régimes politiques de la région à prendre comme cibles les zones rurales kurdes, lesquelles continuaient à alimenter les mouvements armés. Ainsi, au cours des années 1980-1990, dans les régions kurdes d’Irak et de Turquie, des milliers de villages et de hameaux ont été détruits. Des récoltes entières ont été brûlées, et les armées turque et irakienne ont laissé derrière elles des milliers de mines antipersonnelles, interdisant ainsi toute mise en valeur des terres. En Irak, a expulsé des milliers de Kurdes des environs de Kirkouk, Khanaqin et Kifri. L’opération Anfal des années 1980 et l’utilisation d’armes chimiques contre les civils ont été le point culminant de cette politique d’anéantissement5. En Syrie, le régime baasiste a, entre 1973 et 1976, procédé à une campagne d’arabisation forcée de la haute Djézireh en s’appropriant les terres de milliers de paysans kurdes. Ces terres ont par la suite été distribuées aux colons arabes expropriés à leur tour de leurs terres pour construire un barrage dans la région de Raqqa [Meyer 1990]. Détruire et transformer les campagnes par la violence est devenu, pour les États, une façon de gérer la question kurde.

23 Joost Jongerden, traitant de la destruction des campagnes kurdes en Turquie dans les années 1990, et Eva Savelsberg, Siamend Hajo et Irene Dulz, traitant, eux, de la

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population kurde yézidie en Irak, montrent les uns et les autres que la destruction de l’environnement rural, au profit souvent d’un nouvel environnement, de « villes collectives » par exemple, est emblématique des tactiques militaires et des politiques sécuritaires des États.

Les zones rurales dans l’impasse ?

24 Ces politiques ont renforcé l’exode rural. Dans les régions kurdes de Turquie et d’Irak, la population est désormais majoritairement jeune et urbaine. Toutefois ces migrations ont aussi alimenté la croissance des villes d’autres régions de Turquie, d’Iran, d’Irak et de Syrie.

25 À partir d’un travail critique sur les migrations kurdes à Istanbul, Jean-François Pérouse invite à écarter les paradigmes participant à l’essentialisation et à la stigmatisation d’une population kurde considérée comme pauvre, rurale et source d’insécurité. Il invite également à tenir compte de la diversité des migrations, parfois anciennes et de plus en plus le fait des populations urbaines, et à prendre en considération les circulations incessantes entre la métropole et les lieux d’origine. La contribution de Paulo Pinto sur les confréries soufies d’origine rurale en contexte migratoire syrien illustre particulièrement bien ces échanges continus entre les milieux ruraux et urbains.

26 La destruction de l’espace rural a donné lieu à de nouvelles formes d’habitat – qu’il s’agisse des « villages-centres » ou des « villages-villes » en Turquie [Jongerden 2007] ou des « villes collectives » en Irak –, brouillant plus encore les frontières de l’urbain et du rural, comme le soulignent Eva Savelsberg, Siamend Hajo et Irene Dulz ainsi qu’Andrea Fischer-Tahir. Ces nouveaux types d’habitat et cette nouvelle organisation spatiale sont autant d’objets qui permettent d’appréhender les frontières entre espace urbain et espace rural, en général, et les transformations de la société kurde, en particulier.

27 Pour ce qui est de l’agriculture, les résultats de ces politiques coercitives sont éloquents. Au Kurdistan irakien, région de facto autonome depuis 1991, l’agriculture n’est plus la première source de richesse. Le pétrole et le secteur tertiaire dominent l’économie d’une région devenue largement dépendante des produits alimentaires des pays voisins. En Turquie et en Syrie, la mécanisation a accéléré l’exode rural et modifié les pratiques agricoles. Pour reprendre les termes d’Andrea Fischer-Tahir, l’imaginaire kurde reste fortement partagé entre « idylle rurale » et urbanité, « marqueur de développement ». L’auteure souligne que les représentations, qu’elles soient technocratiques, politiques ou académiques, contribuent à la « périphérisation » des zones situées hors des anciens grands centres urbains.

28 Pourtant le sort de la campagne kurde n’est pas décidé. De plus en plus de voix s’élèvent pour demander aux autorités kurdes du Nord irakien de mettre en valeur les zones rurales et l’agriculture autochtone, ce que Yann Walliser rapporte dans sa contribution. Certains groupes, comme les Yézidis du Kurdistan irakien, résistent pour des raisons économiques et religieuses, refusant de migrer vers les grandes villes de la région. D’autres, en Turquie et en Irak, réinvestissent leurs villages, de manière temporaire ou permanente. De nouvelles formes de migration touchent désormais l’espace rural – on pense aux travailleurs saisonniers en Turquie –, transformant elles aussi l’espace des relations entre urbanité et ruralité.

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29 Par ailleurs, l’espace rural et montagnard se maintient, grâce à des processus de réinvention, au cœur de l’identité et de l’imaginaire national kurde. Par exemple, ne pas souscrire aux projets de construction de barrages sur le Tigre (à Hasankeyf, en particulier) ou dans la vallée du Munzur (région de Dersim-Tunceli) devient une nouvelle forme de résistance politique. L’importation d’un registre écologique permet de redéfinir les identités ainsi que les termes de la contestation [Le Ray 2005].

Ouvrir le débat

30 Les contributions rassemblées dans ce numéro proposent de revisiter la question kurde, à partir de trois entrées principales : la ruralité, l’urbanité et la violence. Pour autant, ce volume ne se veut pas encyclopédique : il a davantage pour objectif d’ouvrir le débat.

31 En partant de son terrain d’étude situé en Turquie, Benoît Fliche compare les « zones de paix » et les « zones de guerre », articulant ainsi différents niveaux scopiques et interrogeant l’imbrication entre violence de proximité et violence politique. Selon lui, une grille d’analyse qui tiendrait compte du facteur générationnel serait plus pertinente pour étudier l’escalade de la violence politique que connaît la Turquie depuis les années 1970 que ne l’est la prise en compte des seuls facteurs idéologiques et/ou ethniques. En cela il rejoint Jean-François Pérouse, qui propose de « désethniciser » la recherche.

32 Outre qu’elle documente un espace géographique et social en constante mutation, une recherche centrée sur le monde rural révèle combien les questions politiques sont liées aux questions socioéconomiques. Ce numéro consacré au monde rural kurde permettra peut-être d’ouvrir de nouvelles perspectives d’investigation.

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Rogan, Eugene L. — 1996, « Ashiret Mektebi : Abdülhamid II’s School for Tribes, 1892-1907 », International Journal of Middle East Studies 28 : 83-107.

Tejel Gorgas, Jordi — 1998-2000, « L’exotisme et les récits de voyage français au Kurdistan », The Journal of Kurdish Studies 3 : 93-106.

Velud, Christian — 1991, « Une expérience d’administration régionale en Syrie durant le mandat français. Conquête, colonisation et mise en valeur de la Gazîra, 1920-1936 ». Thèse. Université Lyon 2.

Yalçin-Heckman, Lâle — 1991, Tribe and Kinship among the Kurds. Berne, Peter Lang.

NOTES

1. Les articles de ce numéro portent sur la Turquie, l’Irak et la Syrie. Nous déplorons l’absence de contributions sur l’Iran, du fait de la difficulté à mener une enquête de terrain dans ce pays. 2. Quelques exceptions à souligner : Michel Chevalier [1985], Lâle Yalçin-Heckman [1991] et Martin van Bruinessen [1992]. 3. Signifiant « réorganisation », les tanzimat sont une série de réformes promulguées par l’Empire ottoman entre 1839 et 1876. Fortement inspirées des idées européennes, elles visaient une modernisation de l’État, une recentralisation.

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4. Mentionnons néanmoins ici le Projet du Sud-Est anatolien (GAP) progressivement mis en place dans les régions kurdes de Turquie vers la fin des années 1970, portant sur la construction de barrages, la production d’électricité et l’irrigation, et qui sera transformé au cours des années 1990 en projet de développement durable. 5. Sur l’Anfal et les déplacements de populations, voir Middle East Watch, Génocide en Irak. La campagne d’Anfal contre les Kurdes, Paris, Karthala, 2003. Voir aussi F. Brié [2006].

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Une ethnographie succincte de « l’entre-deux kurde » au Moyen Âge

Boris James

1 ON SE FAIT SOUVENT une idée monolithique et stéréotypée des sociétés tribales du monde musulman médiéval. Ces sociétés sont systématiquement perçues comme pastorales, nomades et guerrières, et comme antinomiques des civilisations agraires ou urbaines. Cet a priori nous a été transmis non seulement par les orientalistes, relais de la conception idéale-typique d’Ibn Khaldoun et de ses prédécesseurs, mais aussi par les ethnographes et, notamment, ceux qui ont appliqué les théories segmentaires au monde arabo-musulman1.

2 Claude Cahen a précisé le rôle des nomades au sein de l’Islam. Dans un article intitulé « Nomades et sédentaires dans le monde musulman du milieu du Moyen Âge » [1973], il a battu en brèche deux idées reçues : la consubstantialité de l’État musulman et du nomadisme arabe ; la nature anti-agricole du nomadisme, qui associerait « bédouinisation » à « déclin économique ». Aujourd’hui, les historiens de l’Orient médiéval ont largement dépassé ces préjugés. La ruralité médiévale n’est plus un champ inexploré, que ce soit dans l’Occident chrétien [Duby 1983] ou dans le monde musulman [Ouerfelli et Voguet 2009].

3 Cependant, bien que les travaux sur les campagnes de l’Orient médiéval soient nombreux [Cahen 1977 ; Sato 1997], l’approche anthropologique en vogue dans l’historiographie occidentale est encore marginale. Les éléments ethnographiques qui apparaissent dans les sources relatives aux peuples dits nomades et tribaux sont rarement utilisés pour donner une image complète et nuancée de l’insertion écologique2 et de l’organisation sociale de ces peuples. Bien souvent, les notions qui sous-tendent les démonstrations restent floues. Parfois « nomadisme » et « tribalisme » sont présentés comme indissociables, voire sont confondus3. Pourtant, même si ces deux termes peuvent être liés, ils demeurent asymétriques. « Le nomadisme » relève des questions de déplacement et d’insertion écologique tandis que « le tribalisme »

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« fait surtout référence à une perception externe des rapports politiques subsumés sous la (pré)notion (très souvent non définie) de “tribu” »4.

4 À l’instar de la connaissance que les historiens ont de tous les peuples des confins de l’Islam (Arabes bédouins, Turcs, Berbères), celle que l’on a des Kurdes médiévaux pâtit de cette vision « en bloc », où, dans un monde éloigné à la fois dans le temps et dans l’espace, tout se vaut. Ismet Chérif Vanly avait cru nécessaire, dans un de ses articles, de préciser que les Kurdes de la période médiévale n’étaient pas tous des nomades et que nombre d’entre eux habitaient les villes et les villages du « pays kurde » [1976]. Cette ambiguïté étant levée, ne faudrait-il pas se saisir à nouveau de cette question ? Non pour remplacer un monolithe par un autre mais pour esquisser l’organisation économique et sociale du territoire des Kurdes.

’Ashîra et qabîla

5 Avant toute chose, il nous faut revenir à la notion de « tribu ». Nous n’avons pas choisi de consacrer cet article à ce thème, qui pourrait, en soi, faire l’objet de plusieurs publications. En effet, le sujet est vaste et complexe même lorsqu’on se borne, comme c’est notre cas, à l’exploration des textes historiographiques arabes et persans de la période médiévale (chroniques, encyclopédies géographiques, dictionnaires biographiques, récits de voyage, ouvrages de topographie)5. Soulignons d’entrée de jeu que l’étude des textes présente des limites pour appréhender les sociétés qui nous occupent. Comme l’indiquent Pierre Bonte et Édouard Conte à propos des représentations de la tribu arabe, « s’y mêlent inextricablement vision indigène, expression littéraire et approches savantes » [Bonte et al. 1991 : 15]. Le fait que ces textes rédigés en arabe et en persan soient écrits par des auteurs habitant les grands centres urbains du Moyen-Orient semble ramener à la portion congrue la place de la « vision indigène ». Mais cette vision indigène existe-t-elle vraiment ? Notre position est qu’elle n’existe pas en tant que forme la plus authentique de l’organisation sociale d’une globalité. Il s’agit plutôt d’un agencement qui résulte d’une multitude de croisements.

6 C’est bien parce que les Kurdes sont « un fait géo-ethnique » [Martinez-Gros 2006 : 56] qu’il faut envisager tous les aspects de « la tribu kurde » dans « le territoire des Kurdes » (carte p. 24), c’est-à-dire dans le lieu principal de leur apparition comme ensemble distinct. Cependant, malgré bien des manifestations de solidarité au Moyen Âge, les Kurdes n’apparaissaient pas comme un groupe uni, aux frontières strictement définies.

7 Ce qui ressort de l’examen des textes, c’est la fragmentation et la stratification de ces populations. Le premier niveau est celui de « la tribu ». C’est par commodité que nous employons ce terme, très peu satisfaisant. Les auteurs arabes et persans, quant à eux, utilisaient des mots comme qabîla, ’ashîra, hayy, khayl, qawm, tâ’ifa, ramm, sha’b, djamâ’a...6 Beaucoup de termes servant à désigner les tribus étaient en fait des termes génériques et pouvaient se référer à toutes sortes d’entités collectives. En revanche, les termes arabes « ’ashîra » et « qabîla » étaient, eux, spécifiques. Ils ne désignaient qu’un seul niveau de la stratification sociale : celui qui venait juste au-dessus du grand ensemble ethnique « kurd ». Souvent, les auteurs employaient l’expression « une qabîla des Kurdes ». La différence avec des termes plus génériques tels que « qawm » ou « tâ’ifa » résidait dans le fait que les termes « qabîla » et « ’ashîra » renvoyaient à un lien

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agnatique, réel ou putatif, entre les membres du groupe. Mais ce n’était pas toujours le cas, comme pour les Djûlmarkiyya, qui « tir[ai]ent leur nom d’un territoire et non d’un personnage », ou pour les Kawâr, qui portaient le nom d’une montagne et étaient pourtant « considérés comme une qabîla », ou encore pour les Balkân, qui portaient le nom d’un village [al-’Umarî 1988, III : 131-132]. Ces exemples sont signalés par les auteurs comme des exceptions. Il semblerait que d’autres critères s’ajoutent à ces caractérisations : la taille, le nombre de subdivisions... Ainsi la qabîla était censée être plus grande et englober la ’ashîra, mais cela n’apparaît jamais de manière évidente dans les textes médiévaux. Ces deux termes étaient la plupart du temps synonymes, équivalents et interchangeables.

8 Au-delà de tous ces critères, la langue arabe donne quelques indices quant à la teneur sociale de ces termes. L’étude que Mathieu Eychenne a, dans les sources mamloukes, consacrée à la racine « ’ashara » en tant qu’élément du « vocabulaire des relations sociales », est, à cet égard, éclairante : Le terme « ’ishra » signifie « communauté, compagnie, intimité, fréquentation, relations amicales et sociales » et, à l’instar du terme précédent, semble accorder à la relation qu’il cherche à décrire le même aspect de sociabilité. Le ’ashîr (pl. ’usharâ’ ) et le mu’âshir sont donc « le compagnon, l’ami, l’associé, le familier » [2007 : 281].

9 De même, la racine « qabala » évoque l’idée de rencontre, « se tenir face à face », voire « s’embrasser ». On peut donc conclure que les termes « ’ashîra » et « qabîla », loin de renvoyer à une séparation en catégories abstraites, renvoyaient à une interaction sociale concrète ou à la volonté de présenter les relations entre les membres du groupe sous le jour de l’intimité.

Territoire des Kurdes

10 La tribu se présentait comme l’unité de base. Elle était plus souvent évoquée que la famille (ahl, ’â’îla), probablement du fait de sa nature politique. La figure du chef tribal

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oscillait entre celle du dynaste, du chef religieux et du primus inter pares. Son pouvoir était non seulement héréditaire et coercitif mais en outre dépendait de sa bravoure, de son charisme, de sa générosité et de son éloquence. Il ne s’agissait en aucun cas d’un modèle égalitaire, comme l’exigerait un modèle segmentaire : d’une part, le chef de la tribu (amîr, ra’îs) n’était l’égal de personne ; d’autre part, certaines tribus avaient l’ascendant sur d’autres. Bien que des éléments permettent de rapprocher du système segmentaire l’organisation sociale des Kurdes du Moyen Âge (notamment l’existence d’une stratification), les tribus n’entraient pas dans une logique englobante et équilibrée (équivalence des segments, principe de relativité structurale, équilibre guerrier...). Cependant elles existaient bel et bien par la manifestation, dans les textes, du pouvoir du chef, de la solidarité de groupe (’asabiya) et par l’existence de termes spécifiques désignant le groupe (Hakkâriyya, Hadhbâniyya) et précisant sa nature (qabîla, ’ashîra)7.

11 Notre angle d’attaque, « la tribu kurde dans le territoire des Kurdes », est le point d’appui méthodologique nécessaire à une déconstruction, tout aussi nécessaire. Martin van Bruinessen, qui étudie les périodes moderne et contemporaine, écrit : La tribu kurde est une unité sociopolitique et en général territoriale (donc économique), fondée sur la descendance et le lien familial, réel ou putatif, et dotée d’une structure interne caractéristique. Elle est naturellement divisée en sous- tribus, elles-mêmes divisées en unités plus petites : clans, lignages... [1999 : 51]

12 On retrouve dans cette définition les traits marquants des groupes connus dans le territoire des Kurdes au Moyen Âge. Il semble toutefois peu pertinent d’écrire « la tribu kurde » au singulier et d’en faire un phénomène anhistorique, comme ont pu le faire certains théoriciens pour les sociétés dites segmentaires.

13 L’organisation de ces individus et de ces groupes a servi de support à la formation de la catégorie « kurde » [James 2008]. Il nous paraît intéressant ici de ne pas nous placer sur le plan des représentations et de chercher au contraire à recueillir quelques faits sociaux (ou plutôt textuels) bruts qui ont donné lieu à ces représentations, sans pour autant entrer dans les détails de l’organisation sociale de ces populations. Il convient de décrire l’environnement social et économique dans lequel s’insèrent les Kurdes de la période médiévale plutôt que de présenter des formes d’organisation proprement kurdes. On verra qu’à tout moment le paradigme de « l’entre-deux » s’impose :

14 1) L’ancrage des Kurdes dans un territoire spécifique et leur pratique du pastoralisme les placent dans une situation intermédiaire entre deux macrorégions économiques et deux mondes de grands nomades. Il s’agit d’un espace à la fois plus réduit que les grandes steppes d’Iran à l’est et le désert de la Djézireh à l’ouest, et d’une zone située aux confins des grands empires.

15 2) La présence d’un territoire d’intersection a son importance, notamment pour ce qui est du commerce et du brigandage, mais c’est surtout « l’entre-deux » socioéconomique qui nous intéresse, à savoir l’imbrication du monde rural et du monde urbain. On trouve chez les tribus kurdes cette double inscription et, en conséquence, des formes hybrides et multiples d’organisation sociale.

16 3) Le lien entre le brigandage et le prélèvement de la taxe de protection (khafâra) nous amène à interroger l’historiographie de la période mamlouke (fin XIIIe-début XIVe siècle). On verra que le métier des armes que nécessitent ces deux pratiques était extrêmement répandu chez les Kurdes. Les auteurs médiévaux qui évoquent ces tribus guerrières se montrent troublés par ces formes particulières, à mi-chemin entre la

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sauvagerie et la civilisation. On peut supposer qu’au centre de cette économie apparaît le rapport entre élite armée et sujets. Qu’en est-il dans les faits ? À quel type d’organisation a-t-on affaire ?

17 4) En appréhendant les « entre-deux » géographique, économique et social, cet exposé entend considérer un « entre-deux » politique, ferment de l’autonomie des tribus à partir de la période mamlouke. Les tribus subissent l’intervention répétée des différents États mais, en même temps, s’y dérobent « et participent d’une dynamique d’ensemble qui intègre différentes modalités d’exercice du pouvoir et du contrôle des ressources »8. Elles contribuent ainsi à produire cette culture frontalière qu’on leur connaît jusqu’au XXIe siècle.

Un « entre-deux » géographique

L’ancrage territorial

18 Indiquons tout d’abord que les régions fréquentées par les Kurdes au Moyen Âge, et que nous avons appelées « le territoire tribal » [James 2007], étaient plutôt réduites si on les compare à celles qu’ont pu parcourir les grands nomades turcs et mongols. L’attribution à ce territoire de désignations géographiques propres aux Kurdes (Bilâd al-Akrâd, Zûzân al-Akrâd, Djibâl al-Akrâd) irait plutôt dans ce sens9.

19 Par ailleurs, les tribus kurdes connaissaient toutes un ancrage territorial très fort. Pendant toute la période ayyoubide (XIIe-XIIIe siècle), elles étaient facilement localisables : les Bashnawiyya vivaient autour de Fink ; les Hadhbâniyya dans la région de Marâgha ; les Zarzâriyya à Sindjâr ; les Hakkâriyya dans le djebel du même nom, c’est-à-dire la région de ’Imâdiyya ; les Humaydiyya dans la région de ’Aqr... Ce sont là les informations que nous donnent Yâqût al-Hamawî, Ibn al-Athîr et Ibn Khallikân pour le XIIIe siècle [James 2006]. S’agissant de la période mamlouke, al-’Umarî confond, dans son encyclopédie intitulée Masâlik al-absâr [1988, III : 124-135], les désignations géographiques et l’anthroponymie des tribus. Il utilise les tribus kurdes comme des repères géographiques en parcourant virtuellement, d’est en ouest, la région du Djibâl. Partant d’Hamadan en direction de la Djézireh, il indique, en passant d’une zone à l’autre : « Après ceux-ci on trouve les... ». Le vocabulaire qu’il emploie est un autre indice des faibles déplacements de ces tribus, dont les membres habitent (yaskunûna), possèdent (ladayhim), gouvernent (yahkumûna) ou sont résidents de (muqîmûn) telle ou telle région. Ainsi est-il difficile de penser que ces tribus étaient simplement de passage. Al-’Umarî présente aussi les territoires spécifiques habités par certaines tribus comme étant leur lieu de résidence (masâkinuhum), leur contrée (diyâruhum) ou encore leur « patrie » (awtânuhum). La khafâra (taxe de protection) est aussi un signe de l’ancrage de chaque tribu dans un territoire particulier.

La transhumance

20 L’ancrage dans un territoire n’impliquait pas une absence totale de déplacement et s’accompagnait souvent d’un mode de vie transhumant.

21 On sait, grâce aux descriptions d’Ibn Hawqal, que, dès le Xe siècle, les Kurdes pratiquaient la transhumance. Ainsi la carte de la région du Djibâl figurant dans son ouvrage, le Kitab sûrat al-ard, indique les quartiers d’été et les quartiers d’hiver des

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Kurdes. Le texte qui accompagne cette carte n’en dit pas davantage. En revanche, dans la partie qu’il consacre à la Djézireh, l’auteur précise que cette région abritait les quartiers d’hiver des Kurdes Hadhbâniyya et les quartiers d’été des Arabes Banû Shaybân. Les Kurdes du Fârs, quant à eux, se mettaient en quête de pâtures l’été et redescendaient dans les plaines l’hiver. Ibn Hawqal signale que seules quelques rares tribus ne suivaient pas ce mode de vie. Elles se contentaient de « se déplacer entre les différentes terres qu’elles possédaient » sans que ces déplacements fussent saisonniers [Ibn Hawqal 1939, I : 215, 240, 271].

22 Au Xe siècle, c’est donc le déplacement saisonnier que privilégient les Kurdes dans presque tout le territoire tribal. Pour la période ayyoubide (XIIIe siècle), cependant, Yâqût al-Hamawî affirme à propos du Shahrazûr : Aujourd’hui, la situation est bien différente, et nous le mentionnons pour signaler les changements qui se sont produits au cours du temps [1955-1957 : 375-376].

23 Cela ne prouve pas que la transhumance ait cessé d’être le mode de vie des Kurdes à cette époque. Cela signifie seulement que les tribus qui la pratiquaient n’étaient plus établies dans le Shahrazûr, alors dominé par la dynastie turcomane des Bektikinides. Pour la période mamlouke, al-’Umarî donne, lui aussi, de nombreux exemples de tribus transhumantes [1988, III : 126].

24 On sait, d’après les sources10, que l’élevage ovin était le plus répandu. Lorsqu’il s’agissait d’un autre type de bétail, c’était assez exceptionnel pour être noté [al-’Umarî 1988, III : 127, 134]. Il est difficile de savoir quel type de bétail était élevé dans telle ou telle zone ou à quel endroit le pastoralisme cohabitait avec l’agriculture. Le territoire kurde était trop réduit pour que les mouvements de transhumance apparaissent de façon très nette.

25 Du point vue de l’occupation des pâtures, les Kurdes se trouvaient dans une situation intermédiaire entre deux populations de grands nomades : les Bédouins et les Mongols. Depuis plusieurs siècles, ils faisaient paître leur bétail en hiver dans la Djézireh et le Shahrazûr. En été, ils cédaient la place aux Arabes bédouins et se rendaient dans la région du lac de Van, dans le Zuzân, au nord de Mossoul. Il est possible que la stabilité de cette organisation ait été rompue au XIIe siècle par l’afflux des tribus turkmènes. En 1186, un conflit opposa Kurdes et Turcomanes dans la Djézireh, le Diyarbakir, à Khilât, en Syrie, dans le Shahrazûr et en Azerbaïdjan. Comme l’indique Ibn al-Athîr, ce conflit éclata au cœur du Zuzân des Kurdes [Ibn al-Athîr, X : 136]. La cause évoquée – une brouille lors d’un mariage – ne fut sans doute que l’élément déclencheur d’un conflit plus large portant sur l’occupation des pâturages.

26 Un siècle plus tard, il semble que l’économie transhumante des Kurdes ait été préservée, même à la période troublée de la domination mongole de la Haute- Mésopotamie, et ce grâce à une organisation latitudinale de l’occupation des pâtures. D’après John Masson Smith Jr., les régions traversées par les Kurdes étaient assimilées, par les Mongols, à l’Azerbaïdjan, c’est-à-dire la zone située entre la façade ouest de la mer Caspienne et le Diyarbakir [1999 : 45-47]. La plupart des régions habitées par les Kurdes n’étaient pas utilisées comme pâtures par les Mongols. Il est plausible que l’organisation saisonnière du pâturage ait empêché tout chevauchement entre Kurdes et Mongols. Les régions kurdes étaient trop accidentées ou trop sèches pour pouvoir entretenir une armée de plusieurs dizaines de milliers de cavaliers. Le Diyarbakir et la région du Zarineh Rûd, au sud du lac d’Ourmia, seules zones susceptibles d’avoir été traversées par les transhumants kurdes, étaient, pour les Mongols, des pâturages

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d’hiver. Les pâturages d’été se trouvaient, eux, plus au nord, à Alataq, et, plus à l’est et au sud-est, à Sughurluk, et dans le Siyâhkûh. Il est peu probable que les Kurdes qui ne pouvaient transhumer que l’été dans le Diyarbakir et la région du sud-est du lac d’Ourmia soient entrés en concurrence avec les nouveaux maîtres de la région.

27 À l’époque médiévale existaient des Kurdes aussi bien transhumants et nomades que sédentaires. Si, selon le fameux triptyque périphérie-tribalisme-nomadisme, on aurait tendance à exclure du fait kurde le mode de vie sédentaire, c’est pourtant le nomadisme à grand rayon d’action qu’il nous faut exclure ici.

28 Pour ce qui est des déplacements, signalons que de nombreux Kurdes ont, en tribu ou individuellement, émigré à partir du XIe siècle vers les grandes métropoles du Moyen- Orient (Bagdad, Mossoul, Alep, Damas, Le Caire). Ces migrations se faisaient vers des territoires périurbains tout en conservant un mode de vie itinérant ou semi-itinérant ou bien pouvaient prendre la forme d’une installation en ville, avec changement de vie radical. Par ailleurs, les conflits qui ont éclaté entre les tribus kurdes et les Mongols dans la seconde moitié du XIIIe siècle ont provoqué des transferts massifs de populations qui ne furent pas définitifs : le lien avec les aires d’implantation des Kurdes à l’est fut souvent maintenu.

29 Ces populations kurdes furent confrontées à des situations de polycentrisme géographique, économique, social et politique, même si, dans leur territoire, le mode traditionnel restait l’économie transhumante.

Un « entre-deux » économique

Agriculture

30 Comme nous l’avons suggéré plus haut, l’agriculture est un élément que l’historiographie classique musulmane ne met jamais en avant pour caractériser les Kurdes. Pour al-Djâhiz (IXe siècle), Ibn Hawqal et al-Mas’ûdî (Xe siècle), les Kurdes ne peuvent être des agriculteurs : il ne peuvent être que des guerriers pastoraux en ce qu’ils sont apparentés aux Bédouins arabes11. Cependant, cette approche des Kurdes n’implique pas qu’aucune autre conception n’existe. En effet, les sources médiévales distillent aussi des informations allant à l’encontre de ces représentations, et ce particulièrement pour les périodes ayyoubide et mamlouke (XIIe-XIVe siècle).

31 Tout d’abord, les écosystèmes dans lesquels les Kurdes évoluaient à cette époque étaient tout à fait propices à l’agriculture. On ne compte plus les cours d’eau qui traversaient leur territoire et les lacs qui jouxtaient leurs citadelles, villes et villages : le Tigre, l’Euphrate, les deux Zâb, le ; le lac de Van et le lac d’Ourmia.

32 Al-’Umarî dépeint le Djibâl, lieu de résidence principal des Kurdes, comme une « contrée exceptionnellement fertile, pleine de champs cultivés, de cours d’eau, de cultures et de fruits de variétés diverses » [1988, III : 124]. D’après certaines sources, le métier d’agriculteur (zâri’) était répandu chez les Kurdes. Yâqût al-Hamawî rapporte que les Djalâliyya, Bisyân, Hakamiyya et Sûliyya12 du Shahrazûr possédaient des champs cultivés à proximité des villes et des villages de la région. Il ajoute que les paysans du district d’Irbil étaient tous des Kurdes [1955-1957, I : 137-140]. Al-’Umarî indique qu’au XIVe siècle la montagne-citadelle des Djûlmarkiyya était aussi consacrée à l’agricuture (zirâ’a) [1988, III : 131]. L’auteur égyptien précise que la tribu des Zarzâriyya était

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composée de « paysans, d’émirs, de riches et de pauvres ». D’après Hamdallah Qazvînî, la population majoritairement kurde de la région de Nihâvand cultivait « des céréales, du raisin de bonne qualité et du coton ». Le même auteur indique que, dans la région de Sindjâr : De nombreux jardins produisaient du sumâq13, des olives, des figues et des fruits en abondance, ainsi que du bon raisin [1915 : 74, 105].

Commerce et artisanat

33 Les activités qui permettaient un accès immédiat aux ressources (agriculture, élevage, chasse et pêche) pouvaient donner lieu à une consommation directe ou à des activités secondaires tels l’artisanat et le commerce. Grâce à Ibn Hawqal on sait que, depuis le Xe siècle, le commerce était une activité florissante dans les régions habitées par les Kurdes. Des marchés (sûq, bâzar), permanents ou temporaires, étaient installés à l’intérieur et à l’extérieur des villes. Cet auteur signale l’existence, dans le district de Mossoul, d’un grand marché fréquenté par des Kurdes [1939, II : 217]. Plus tard, au XIIIe siècle, Yâqût al-Hamawî décrit ainsi la ville d’Irbil : Dans la citadelle il y a des marchés, des habitations et une mosquée [...] Au pied de cette citadelle se trouve aujourd’hui une grande ville, large et haute. L’émir Muzaffar al-dîn Gökberi b. Zayn al-dîn Küçük ’Alî [le seigneur turcoman de cette région] avait entrepris la construction de cette ville et de son rempart. Puis il y avait établi un marché [1955-1957, I : 137-140].

34 On pratiquait le commerce dans des villes moyennes ou importantes mais aussi dans des lieux plus reculés, comme Tall Haftûn [Yâqût al-Hamawî 1955-1957]. On échangeait les produits de l’élevage et de l’agriculture. Mais aussi tout un tas d’autres produits. Par exemple, les Djûlmarkiyya proposaient aussi bien de l’arsenic que du lapis lazuli. Al-’Umarî rapporte que les Zîbâriyya s’étaient spécialisés dans les tapis et les étoffes [1988, III : 131-132].

35 Les activités artisanales et commerciales dans les régions qui nous intéressent étaient donc connues. On peut supposer qu’elles aient été stimulées par une forte monétarisation de l’économie et par l’existence de routes commerciales très fréquentées et traversant le territoire des Kurdes.

36 Grâce aux travaux de Judith Kolbas [2006], on mesure mieux l’importance de la dimension monétaire de l’économie de ces régions. Mossoul, Mârdîn et Irbil ont été, pendant toute la seconde moitié du XIIIe siècle au moins, les principaux centres de frappe des monnaies mongoles, qu’il s’agisse d’or, de cuivre ou d’argent. En ce qui concerne les débuts de la domination mongole dans cette région, l’historienne écrit : L’activité monétaire à Mardin et Irbil indique que le commerce était en plein essor au sein d’un vaste réseau djéziréen [2006 : 131].

37 Nous ne suggérons pas ici qu’un monnayage spécifiquement kurde ait pu exister mais plutôt que les tribus kurdes associées de près au fonctionnement des villes de la région ont évolué dans un environnement très monétarisé.

38 Les routes commerciales ont favorisé les activités économiques locales. Les caravanes de la route de la soie qui reliaient Alep, Damas, Mossoul ou Bagdad à l’Asie centrale, contournaient le Zagros par le nord et empruntaient la dépression qui passe entre le piémont du Zagros, celui du Taurus et le lac d’Ourmia, au cœur même des régions habitées par les Kurdes. Selon Stefan Heidemann, jusqu’à la fin de la période ayyoubide,

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la stabilité des pouvoirs a été propice au développement de la route de la soie [1994 et 2001]. Reuven Amitai-Preiss montre, lui, que le commerce et les voyages dans le territoire kurde n’ont pas été affectés par le conflit entre Mongols et Mamlouks (1260-1320) [1995 : 207-213]. D’une part, parce que la période au cours de laquelle le commerce a régressé a été de courte durée : il semble en effet que, sous le règne de Qalâwûn (1278-1288) et grâce à l’impulsion de l’ilkhân Ahmad Tegüdar (1282-1284), le commerce transfrontalier ait repris de sa vigueur et se soit normalisé. Et, d’autre part, parce que, même si les marchands ne parvenaient pas à atteindre le territoire mamlouk depuis l’Iran, ils approvisionnaient les régions de Haute-Mésopotamie contrôlées par les Mongols et, notamment, la très florissante ville de Mossoul. Ainsi, voyageurs et marchands continuaient à traverser les régions kurdes de l’arrière-pays de Mossoul et du nord de l’Irak actuel.

Spécialisation professionnelle et division du travail

39 Les éléments présentés ci-dessus peuvent sembler décousus. Cependant, la thèse de Michael Rowton [1974] nous apporte un éclairage intéressant. L’historien postule l’existence d’un « nomadisme inséré » (enclosed nomadism). Il entend par là une organisation socioéconomique qui s’est développée loin du « nomadisme externe » du plateau iranien et de l’Arabie, en contact direct avec la civilisation sédentaire urbaine dans les « enclaves pastorales » des steppes et des montagnes de Mésopotamie : Les deux formes les plus caractéristiques du « nomadisme inséré » sont la tribu semi-nomade et la tribu intégrée. La première est, une partie de l’année, nomade et, l’autre, sédentaire. La seconde est toute l’année en partie nomade et en partie sédentaire [1974 : 2-3].

40 Pour Rowton, même les rares tribus qui ne participaient pas de ce schéma étaient, dans cette région du monde, dans un rapport de « symbiose » politique et économique avec les sédentaires. Cette économie hybride a permis l’émergence d’organisations sociales et politiques particulières que Rowton appelle « structure dimorphe », où l’élément sédentaire et l’élément nomade sont indissociables [1974]. Les historiens des textes ne disposent aujourd’hui que de peu d’informations pour corroborer cette thèse en ce qui concerne les Kurdes médiévaux. Mais l’ancrage territorial, la diversité économique et la double insertion des tribus dans les milieux urbain et rural viennent soutenir l’hypothèse de Rowton.

41 La spécialisation professionnelle et la division du travail caractérisent en théorie une économie rationnelle, urbaine et hiérarchique. Certaines tribus se distinguaient par leur spécialité professionnelle : les Ikhtâdjiyya étaient spécialisés dans l’élevage des chevaux ; les Zîbâriyya étaient surtout des artisans et des commerçants ; les Bâbîriyya et les Lûsiyya sont définis comme des guerriers. Il est difficile de savoir s’il était question pour les auteurs de présenter une activité économique parmi d’autres, spécifique mais non exclusive de chacune de ces tribus, ou s’il s’agissait de décrire l’organisation d’une division du travail par tribu. Dans ce cas, cela indiquerait que dans ces tribus il n’y avait que peu de division interne du travail. Par ailleurs, on ne sait pas si les fonctions économiques se transmettaient de façon héréditaire ni si la spécialisation professionnelle était liée à l’endogamie. Quoi qu’il en soit, pour les quatre tribus précitées, les auteurs ne font mention d’aucune autre activité économique.

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42 Lorsque les auteurs évoquent une division interne du travail, c’est dans le cas d’une division entre paysans (zurrâ’) et militaires (djunûd), comme chez les Zarzâriyya. De fait, ces deux activités semblent inconciliables : on ne peut à la fois cultiver un champ et assurer le contrôle militaire d’une région. On peut en revanche être paysan, marchand et artisan, comme l’étaient les Zîbâriyya, et faire la guerre à l’occasion. John Masson Smith Jr. va lui aussi dans le sens d’une incompatibilité entre économie sédentaire et économie nomade ou transhumante, même si ces économies cohabitent. Il souligne la relégation économique, sociale et politique du sédentaire : Pour le nomade, assimilation et sédentarisation signifie « devenir paysan », et le nomade en général ne veut pas en entendre parler [1978 : 59].

43 Certains passages des textes médiévaux font apparaître cette rupture et la prédilection des Kurdes et de l’ensemble de la société de cette époque pour l’économie guerrière et pastorale en tant que moyen d’accéder à la richesse et au pouvoir, à la condition que ne soit pas détruite la base agropastorale de l’économie sans laquelle il n’y a rien à « prélever ». Un émir des Djûlmarkiyya, Shams al-dîn, avait dû se résoudre, sous la pression des Mongols, à pratiquer le commerce de produits agricoles. Voici ce que raconte al-’Umarî : Il s’installa dans une maison construite pour le sultan [mongol] et planta autour un jardin plein d’arbres de variétés différentes, entouré de murs élevés. La valeur de la propriété était d’au moins 20 000 dinars. Cette exploitation [agricole] était la plus importante de toutes celles du sultanat par sa surface et le prix de ses équipements. [Les Mongols] le laissèrent y habiter et l’autorisèrent à recueillir le bénéfice de cette production jusqu’à sa mort. Son fils mit un terme à cette activité pour guerroyer avec eux afin de récupérer l’ensemble des revenus fiscaux du pays et d’attribuer, comme il le souhaitait, des prébendes à ses proches et à ses soldats. Il commença alors à prélever la khafâra sur tous les chemins de l’Azerbaïdjan, de Tabrîz à Khoy en passant par Naqshawân [1988, III : 132].

44 Al-’Umarî est on ne peut plus clair : il valait mieux guerroyer qu’être un grand exploitant, quitte à s’exposer à des représailles de la part des Mongols. Parce que ces représailles n’étaient que ponctuelles, les tribus jouissaient d’une certaine autonomie.

45 La situation des tribus, partagées entre urbanité et ruralité du point de vue géographique, se doublait d’une situation intermédiaire du point de vue de l’organisation socioéconomique, à savoir une division incomplète des tâches productives mais complète du point de vue de l’ensemble du système socioéconomique, avec, en exergue, une spécialisation et une professionnalisation militaires.

Entre deux états de civilisation : une économie guerrière

Le brigandage

46 Bien que les Kurdes aient, au Moyen Âge, pratiqué tous les types d’économie possibles (pastoralisme, agriculture et commerce), l’image qui leur reste attachée dans la littérature est celle du brigandage. Que cette image ait été largement instrumentalisée pour stigmatiser des populations rétives au pouvoir central ne fait aucun doute14.

47 Al-Djâhiz décrit ainsi les Turcs du IXe siècle, peuple bédouin15 semblable aux Kurdes à en croire l’auteur :

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Seuls les intéressent la rapine, les raids, la chasse, l’équitation, les joutes et le pillage et semer le trouble dans les contrées [1979, I : chap. 3 : 217].

48 Le raid et la rapine étaient une sorte de chasse à l’homme. Cette manière « sauvage » de subvenir à ses besoins était le mode économique rudimentaire propre aux Bédouins. Cette pratique n’était possible que si l’on « mettait à la disposition » des pillards les ressources naturelles brutes ou transformées. Elle n’était pas viable dans une économie fermée. Au niveau local, cette pratique faisait fuir les forces productives (artisans, agriculteurs et éleveurs). Elle épuisait l’économie. On a vu que le goulot géographique que constituait la région du sud du lac d’Ourmia était l’un des seuls passages pour les caravanes de marchands. Son étroitesse et son relief accidenté permettait aux Kurdes d’y prélever butin ou taxes sans s’inquiéter des représailles, souvent tardives, des pouvoirs régionaux désintéressés du problème ou incapables de le gérer.

49 Ainsi, c’est parce que, au Moyen Âge, le territoire des Kurdes était traversé par de nombreuses routes commerciales et parce que la configuration géographique et politique s’y prêtait que le pillage a persisté chez ce peuple au point de devenir un trait spécifique. Dans une perspective macrogéographique, c’est la succession de vallées et de pics, zone de blocages et de dénouements entre deux macrorégions, qui a favorisé le brigandage.

50 Sous les Ayyoubides (XIIe-XIIIe siècle), la domination locale de la dynastie turkmène des Bektikinides semble avoir tempéré cette tendance bien que Yâqût al-Hamawî [1955-1957] souligne le risque que couraient les voyageurs de l’époque qui s’aventuraient dans la Djézireh et le Shahrazûr. C’est probablement à la faveur de la chute de la dynastie ayyoubide en Égypte et en Syrie et à la faveur de la guerre entre Mamlouks et Ilkhanides [Amitai-Preiss 1995] que le brigandage a repris de plus belle à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. L’absence d’un pouvoir fort lié aux grands empires16 et la situation d’instabilité économique et politique ont favorisé le retour de cette pratique. Sans autre forme de procès, al-Qazwînî qualifie les habitants du Shahrazûr de « coupeurs de routes » [1848 : 266], représentation qui « colle à la peau » de ces groupes dans toute l’historiographie médiévale17. Cette représentation exprime le regard qu’une élite urbaine lettrée porte sur la périphérie. Elle reflète aussi l’extrême diffusion du métier des armes et une activité militaire centrale. Le brigand kurde n’est révélateur ni d’un désordre absolu ni d’une prédilection particulière pour certaines pratiques informelles mais d’une économie sociale de la guerre où le pouvoir central n’a pas toujours de rôle à jouer.

La khafâra

51 Connue depuis l’époque préislamique, la khafâra, taxe de protection caractéristique de l’économie kurde au XIIIe siècle, était d’une importance non négligeable. Cette taxe appelée aussi himâya était prélevée à l’origine par les tribus nomades sur les populations pour assurer la sécurité d’une région, en particulier sur les routes et dans les champs [Eddé 1999 : 334]. C’était le droit accordé par l’État à certaines tribus de prélever un impôt sur les régions qu’elles contrôlaient. Les voyageurs, les paysans locaux, les marchands devaient traverser une série de défilés ou de portes naturelles (darband) tenus par différents groupes kurdes et payaient à chacun un impôt [al-’Umarî, III : 127, 130, 131, 134].

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52 Mais qu’est-ce qui différenciait la taxe de protection du brigandage ? Dans l’Encyclopédie de l’Islam, sous l’entrée « khafâra », on peut lire : Cette khafâra peut être soit concédée par un chef d’État soit être usurpée [Chelhod 1998].

53 Il est très probable que, aux yeux des auteurs médiévaux, la khafâra, lorsqu’elle était usurpée, devenait du simple brigandage. Chez les musulmans, le brigandage est honni. La khafâra, en revanche, est un mode d’imposition tout à fait légitime et établi par le droit. Al-’Umarî n’écrit nulle part que ce droit que s’octroyaient les tribus kurdes ait été usurpé. Précisons que ce n’est ni l’État mamlouk ni l’État mongol qui leur accordaient ce droit dans la mesure où ces tribus s’attribuaient cette prérogative dans la zone d’influence des Mongols et contre leur volonté.

54 En réalité, le terme « protection » est un doux euphémisme car, par le biais de cette taxe, les tribus kurdes protégeaient en fait les contribuables des exactions qu’elles- mêmes pouvaient commettre. C’était une sorte de « fiscalité de grand chemin ». À l’inverse, ce que les auteurs arabes présentaient systématiquement comme du brigandage ou de l’extorsion pouvait correspondre parfois à une forme de fiscalité locale. Quoi qu’il en soit, la khafâra semble légitimer la pratique du brigandage et s’avère être une fiscalité des confins.

55 Ce mode d’accès aux ressources par la taxation ou l’extorsion nécessitait une force de coercition que seule a pu permettre la diffusion du métier des armes au sein des populations kurdes. La frontière entre le brigandage et la khafâra était floue ; celle entre le bandit de grand chemin et le valeureux guerrier l’était aussi. On sait que, dès le Xe siècle, les Kurdes se sont engagés massivement dans les armées des grands empires du Moyen-Orient médiéval. Cette participation des Kurdes à l’effort de guerre leur a permis de s’insérer dans une logique régionale, dont le pendant local est la pratique militaire, mais mise cette fois au service de la rapine, de la khafâra ou des guerres intertribales.

56 L’ancrage des Kurdes dans un « entre-deux » géographique et social a amené les auteurs médiévaux à les placer dans une sorte de « purgatoire » entre la sauvagerie du brigandage et la civilisation de l’impôt légal ou de l’armée de métier.

Entre élite armée et sujets

57 Le cadre d’un article ne nous permet pas de détailler l’organisation politique et sociale des tribus kurdes du Moyen Âge. Un des problèmes souvent évoqués dans l’historiographie est la différence qui existe entre élite armée et sujets non armés, dits non tribaux. Pour la période qui l’intéresse (XVIe-XXe siècle), Martin van Bruinessen émet deux hypothèses quant à l’origine des Kurdes non tribaux, éléments de statut inférieur18 : la sédentarisation et, donc, le désarmement de Kurdes nomades paupérisés et détribalisés ; l’appartenance de ces individus à un autre substrat ethnique, à savoir une population sédentaire plus ancienne qu’auraient soumise les Kurdes nomades. Afin d’accréditer cette dernière hypothèse, van Bruinessen développe une réflexion sur le lien entre les Guran (une confédération tribale non kurde) et le terme « guran » utilisé pour désigner les « Kurdes » non tribaux [1999 : 109-122]. À la période médiévale, celle qui nous intéresse, le terme « kûrâniyya » n’était, lui, pas utilisé pour désigner les non-

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tribaux et les non-pastoraux : il désignait au contraire une tribu kurde unie bien que composée de « militaires et de sujets (ra’âyâ) ». Ce qu’indique al-’Umarî : Il n’y a pas de divergence ni de séparation entre eux [1988, III : 125].

58 C’est peut-être cette absence totale de stratification qui fait que les Kûrâniyya se distinguaient des autres tribus kurdes. Ainsi, peut-être, la différence de niveaux hiérarchiques n’entraînait pas chez eux de système de caste ou de différence tribale. On peut penser, avec Martin van Bruinessen [1992] qu’aux périodes suivantes et dans certaines régions, cette tribu s’est trouvée dans une situation d’infériorité par rapport à d’autres, ce qui a entraîné l’établissement d’un rapport de caste entre dominants et dominés.

59 Cependant cette séparation entre élite militaire et sujets non armés est avérée. Est-ce à dire que dans les tribus autres que les Kûrâniyya cette distinction s’accompagnait d’un système de caste qui rendait impossible le passage d’une sphère à l’autre ? Les militaires étaient-ils les seuls à participer au fonctionnement tribal ? Un élément reste troublant : c’est l’opposition, mentionnée à plusieurs reprises, entre les termes « ra’âyâ » ou « ra’iyya » (sujets) et « akrâd » (Kurdes). Par exemple, au sujet de la campagne militaire que ’Imâd al-dîn Zankî mena contre les citadelles du djebel Hakkâriyya au XIIe siècle, Ibn al-Athîr note : L’ordre fut ainsi rétabli dans la montagne et le Zuzân. Les sujets n’avaient plus rien à craindre des Kurdes (amanat al-ra’âyâ min al-akrâd) [1998, IX : 275].

60 De même, évoquant la citadelle de Duzdân au XIIIe siècle, Yâqût al-Hamawî précise : Les Kurdes et la populace (ra’iyya) ne pouvaient y entrer lorsque les portes étaient fermées [1955-1957, III : 375-376].

61 Le terme « kurde » serait porteur d’une connotation qui ferait de ce groupe une population en armes soumettant des sujets non armés. Ainsi, « kurde » ne renverrait qu’à une noblesse armée. Cependant, rien n’indique que les Kurdes aient été des tribaux opposés à des non-tribaux. Il ne s’agit là que d’un des usages du terme. La distinction qui existait au XIXe siècle entre ashîret (dans les textes en ottoman) et rayat (sujets), à savoir une différence absolue proche d’un système de caste, n’existait pas au Moyen Âge. À cet égard, un passage de l’historien iranien Djûvaynî est significatif : Malgré la présence de la populace kurde et loure19 qui considérait qu’il était légitime de s’en prendre aux voyageurs, à l’époque de Muzaffar al-Dîn [XIIIe siècle], les routes [de la région d’Irbil] étaient sûres et paisibles [1912-1937, II : 155-156].

62 Pour lui, les ra’âyâ kurdes n’étaient pas une population d’agriculteurs désarmés soumis à une noblesse armée.

63 Il est en fait probable qu’à la période médiévale aient existé des tribaux armés, des non- tribaux armés, mais aussi des tribaux non armés et assujettis, comme le montre l’exemple des Kûrâniyya. Être un sujet ou être un paysan n’impliquait pas que l’on soit exclu du fonctionnement social et politique de la tribu. Quant au système de caste, il ne semble pas qu’il ait existé à l’époque.

64 Ni le système de caste ni la différence entre élite armée et paysans non armés ne sont véritablement avérés. En outre, on a affaire à des sociétés complexes, avec des activités économiques, culturelles et rituelles diverses et avec, parfois, une vie administrative et de cour au sein même de tribus stratifiées. De ce fait on ne peut établir de lien entre le rôle social ou économique et la stratification sociale.

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Un « entre-deux » politique : autonomie et dépendance

65 La question de l’autonomie des tribus vis-à-vis de l’État constitue un des aspects qui sous-tendent notre exposé. Par « État » nous entendons les acteurs politiques dont la puissance militaire, économique et symbolique peut entraîner la modification ou le maintien des structures politiques et sociales existantes. C’est-à-dire les califats, les sultanats et les Mongols, qui constituaient des unités politiques et territoriales assez distinctes et revendiquaient « le monopole de l’usage de la violence légitime ». Ils étaient capables de soumettre militairement les tribus, de coopter des pouvoirs locaux, de leur assigner un rôle, de les destituer et de les diviser. Le rôle des différents États dans l’organisation sociale et politique des tribus est réel mais superficiel du fait de la situation frontalière dans laquelle se trouvaient ces tribus. Peut-on envisager que ce rôle ait eu des répercussions sociales plus profondes ? La tribu peut-elle trouver son origine dans ce rôle de l’État, comme le suggère Martin van Bruinessen en citant Morton Fried : La plupart des tribus semblent être des phénomènes secondaires : elles sont probablement le produit de l’apparition de sociétés relativement organisées au sein de sociétés organisées de manière plus simple. Si cela est avéré, il se pourrait que le tribalisme soit davantage une réaction à la formation de structures politiques complexes qu’une étape préliminaire de l’évolution [1999 : 135].

66 Jürgen Paul, qui s’intéresse aux grands nomades d’Asie centrale, va plus loin : On peut donc se demander si la fonction de chef de tribu n’a pas été créée pour répondre aux besoins de l’État [2004 : 1072].

67 Concernant la période mamlouke, nous n’en avons pas la preuve formelle et les hypothèses évolutionniste (Fried) et fonctionnaliste (Paul) ne sont que peu pertinentes. Il est d’ailleurs vain de chercher l’origine des tribus dans la mesure où leurs formes d’organisation sont multiples : un seul chef pour deux sous-sections ; un petit groupe dominant l’ensemble de la tribu ; des sections autonomes ; des tribus dominées par d’autres.

68 Pour ce qui est de l’intervention de l’État, peut-être faut-il remonter dans le temps, à la période classique où les raïs étaient chargés de collecter l’impôt dans les districts tribaux kurdes du Fârs (ramm) ? Ces districts étaient sans aucun doute des créations de l’État abbasside. Cependant ils ne correspondaient pas toujours aux tribus.

69 Le rôle de l’État dans la cooptation d’un ou plusieurs chefs de tribu à la période mamlouke est une autre piste à suivre. Ainsi, le fait que Baybars (1259-1277) ait mis des administrateurs et une cour au service du maître des Djûlmarkiyya a certainement influencé jusqu’aux structures sociales et politiques de cette tribu en éloignant les gouvernants et en donnant du pouvoir à des individus extérieurs à la tribu. On peut aussi penser que l’activité administrative mamlouke a renforcé l’État dans sa capacité à modeler l’organisation sociale et politique du territoire tribal. Afin d’asseoir son pouvoir et sa souveraineté, il se devait d’enregistrer, de classer, d’appointer administrateurs et hommes de pouvoir et de leur communiquer ses directives. C’était le rôle des dîwâns et, notamment, du dîwân al-inshâ’ (chancellerie), « courroie de transmission » entre le sultanat et les administrateurs locaux. On sait que, durant la première moitié du XIVe siècle, une cinquantaine d’émirs kurdes à la tête de principautés du territoire tribal ont fait l’objet, de la part de la chancellerie mamlouke, d’une correspondance officielle codifiée [al-Qalqashandî 1912-1913, VII : 285-289 ; Ibn

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Nâzir al-Djaysh 1987 : 74-81]. C’est cet appareil qui institutionnalise concrètement et symboliquement des pouvoirs locaux qui, dans les textes, apparaissent de moins en moins comme des pouvoirs tribaux. S’il n’a pas créé les tribus, l’État a au moins mis en place son interface de prédilection avec le monde tribal.

70 Le cas des Shahrazûriyya montre qu’il peut aussi avoir un rôle indirect et parfois même involontaire dans la recomposition sociale d’une tribu : les Shahrazûriyya n’étaient pas une tribu à l’origine ; au milieu du XIIIe siècle, les Mongols les ont chassés de la région du Shahrazûr en direction de la Syrie, où ils sont devenus une entité composite mais unie grâce au rôle militaire dont les ont investis les derniers souverains ayyoubides et mamlouks.

71 Les zones tribales et les citadelles occupées par les Kurdes étaient en général hors de portée. C’est le cas de Duzdân dans le Shahrazûr, qui, d’après Yâqût al-Hamawî, « fut de tout temps inaccessible à ceux qui souhaitaient s’en emparer » [1955-1957, III : 375-376]. Les Zarzâriyya, par exemple, ne payaient pas d’impôts du fait qu’ils étaient implantés en altitude [al-’Umarî 1988, III : 130]. [La citadelle des Djûlmarkiyya], l’une des plus imprenables, repose sur une haute montagne coupée en deux par une faille marquant une nette division au milieu de la région du Djibâl. La montagne est campée au milieu de l’eau et traversée par le grand Zâb par la grâce de Dieu. Les armées ne peuvent l’entourer et les flèches ne peuvent l’atteindre [al-’Umarî 1988, III : 131].

72 On pourrait multiplier les exemples.

73 Les tribus se dérobaient sans cesse au pouvoir des grands États grâce à l’atout que constituait leur écosystème et grâce à l’autonomie qui était la leur. Toutefois envisager les tribus kurdes sans l’État et sans lien avec la civilisation urbaine relève de la fiction. Elles étaient et une création de l’État et une création des tribaux.

Culture frontalière : le creuset du fait kurde

74 La difficulté qu’a rencontrée Ibn Khaldoun pour classer les Kurdes médiévaux et la difficulté que nous avons rencontrée pour définir leur organisation sociale tient au fait qu’il s’agissait d’un ensemble de groupes intermédiaires, situés socialement entre la civilisation des villes et la civilisation des Bédouins, géographiquement entre les grands nomades, arabes et turcs, et situés entre les deux macrorégions du plateau iranien et de la Mésopotamie. Dans un de ses articles, Michael Rowton montre comment en Mésopotamie l’autonomie urbaine découlait de l’autonomie des tribus et, donc, de leur organisation socioéconomique et politique, à savoir le « nomadisme inséré » et la « structure dimorphe » [1974]. L’autonomie en Asie occidentale trouve ses racines à la fois dans la cité-État et dans la tribu, notamment la tribu nomade [...] La caractéristique de la structure dimorphe est une chefferie autonome centrée sur une ville dans un territoire tribal. Sur cette base, une dynastie locale exerce un pouvoir et une influence de natures diverses sur les tribus sédentaires ou nomades de la campagne [Rowton 1973 : 201-202].

75 Parce que les tribus étaient à la fois nomades et sédentaires, dans les villes et à l’extérieur des villes, elles s’alliaient entre elles et s’emparaient des villes lorsque les pouvoirs centraux et régionaux étaient affaiblis. D’un point de vue macrohistorique, il n’y a rien d’étonnant à ce que cette situation ait mené à l’établissement de principautés

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kurdes quasi indépendantes, notamment au cours de l’intermède iranien (Xe-XIIe siècle) avec les dynasties marwanide et hasanwayhide, puis à la période mamlouke.

76 La culture frontalière [Tejel Gorgas 2009 : 69] qui apparut pour la première fois avec le conflit entre Mamlouks et Mongols et se perpétua avec les confrontations ultérieures entre Timourides et Mamlouks, et entre Ottomans et Safavides, constitue les prémices de l’autonomie plus large qui fut concédée aux tribus et aux principautés kurdes sous l’Empire ottoman [Özoğlu 2004]. La configuration politique et sociale particulière du territoire des Kurdes au début de la période Mamlouks-Mongols a créé les conditions de la mise en place d’une autonomie importante que n’avaient plus connue les tribus depuis le début du règne des Zankides (1135). La dynastie turcomane des Bektikinides, qui avait régné sur Irbil, avait disparu en 1233. Les Zankides de Mossoul et de Sindjâr avaient été supplantés par Badr al-dīn Lu’lu’ et ses descendants au même moment. Lors de l’invasion mongole, ces derniers avaient été écartés, et, en 1262, il n’y avait plus aucune chance de voir ces pouvoirs restaurés à Mossoul [Patton 1991 : 99].

77 Toute la région tomba dans l’escarcelle d’un pouvoir impérial mongol suffisamment fort pour imposer ses propres agents mais en même temps assez distant pour permettre à certains pouvoirs locaux de s’autonomiser. En affirmant leur souveraineté et leur différence, les tribus et les émirs contribuèrent à créer un espace kurde distinct.

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NOTES

1. Il n’est pas question ici de confondre les théories segmentaires d’Evans-Pritchard et de Radcliffe-Brown avec celle d’Ibn Khaldoun, dont les segmentaristes rejettent l’apport. Si leurs visions diffèrent, elles contribuent l’une et l’autre à maintenir les sociétés dites tribales dans des modèles figés. Ce qui lie ces deux conceptions concerne l’État et l’économie. Ainsi, la dichotomie société à État/société sans État, présente dans les théories segmentaires, se double de la dichotomie hadâra (civilisation-sédentarité)/ badâwa (bédouinité) chez Ibn Khaldoun. Pour ce dernier, la hadâra est le monde de l’État et de l’économie d’abondance alors que la badâwa est le monde des sociétés capables, par leur sauvagerie, de conquérir l’État mais incapables d’en constituer un ou de développer une économie de surplus [Martinez-Gros 2006]. Ce qui est critiqué ici c’est l’appartenance supputée des sociétés tribales à la fois aux sociétés sans État et à la bédouinité. Martin van Bruinessen s’est inspiré des travaux segmentaristes pour traiter des tribus kurdes aux périodes ottomane et contemporaine [1992]. Nous ne ferons pas de même pour ce qui est de ces tribus au Moyen Âge. Retenons que ce modèle n’a de pertinence que pour la description de la stratification sociale et du lien agnatique, réel ou putatif [Ben Salem 1982 ; Caton 1987]. 2. Par « insertion écologique » nous entendons l’ensemble des modes d’accès aux ressources naturelles et des rapports au territoire (mobilités territoriales, stratégies

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résidentielles) susceptibles de pourvoir à la survie ou à la prospérité d’un groupe humain. 3. Voici, par exemple, ce qu’écrivent Janine et Dominique Sourdel sous l’entrée « tribus » de leur Dictionnaire historique de l’Islam : « Groupements fondés sur les liens familiaux et tantôt divisés en sous-groupes ou clans, tantôt réunis en vastes confédérations qui constituent l’ossature de la société arabe primitive et des autres sociétés nomades auxquelles l’Islam ne cessa d’être confronté tout au long de son histoire. » [2004 : 815] 4. Je reprends ici les termes du référé qui a critiqué mon article et qui me semblent tout à fait pertinents. 5. Tous les aspects concernant l’organisation sociale et politique des tribus kurdes sont développés par l’auteur dans sa thèse de doctorat intitulée « Les Kurdes dans les villes et les campagnes du Moyen-Orient à la période mamlouke bahride (1250-1350) », rédigée sous la direction d’Anne-Marie Eddé à l’Université Paris-Ouest Nanterre. 6. Pour une présentation du « vocabulaire des entités collectives dans les sources arabes médiévales », on lira avec intérêt V. Van Renterghem [2008 : XXIX-LI]. 7. Nous entendons ici « tribu » au sens le plus général possible [Kuper 2003 : 883]. 8. Je reprends ici les termes du référé qui a critiqué mon article et qui me semblent tout à fait pertinents. 9. On pourrait toutefois soutenir une autre hypothèse. On pourrait dire qu’aucun groupe de grands nomades ne pouvait être décrit comme kurde car le fait kurde est un fait géo-ethnique et qu’il existe un territoire consubstantiel aux Kurdes. Seuls les habitants ou les groupes originaires de cette zone seraient susceptibles d’être désignés comme kurdes. En l’état actuel de la recherche, il est impossible de trancher entre ces deux hypothèses. 10. Voir Hamdallah Qazvînî [1915], Ibn Hawqal [1939] et al-Mas’ûdî [1966]. 11. Selon ces auteurs, les Kurdes seraient même un sous-groupe des ’arab. À plusieurs reprises, les Kurdes, dans leur ensemble, sont présentés comme issus d’une tribu arabe. Par ailleurs, pour désigner les sous-groupes de l’ensemble « kurde », la majorité des auteurs de la période classique utilisent les termes « qusâsa », « hayy », « djins », « naw’ » et « fakhdh » et jamais les termes « ’ashîra » et « qabîla » [al-Mas’ûdî 1966 ; James 2008]. 12. L’auteur utilise ici le terme asnâf (sing. « sunf »). Systématiquement employé au pluriel, il désigne des groupes et non une strate spécifique dans une organisation segmentaire. 13. Condiment acide utilisé dans la cuisine du Moyen-Orient. 14. Dans un autre article, j’ai développé la question du stéréotype qui fait de la « violence chronique » des Kurdes un élément de leur « nature intime ». Cet aspect fait partie du modèle civilisationnel dans lequel s’inscrivent les Kurdes en tant que peuple bédouin ayant le désavantage de ne « plus » parler la langue arabe. « L’image des Kurdes s’établit en opposition à un certain nombre de valeurs sur lesquelles se fonde la société musulmane médiévale urbaine. Véhiculées et partagées par les mêmes auteurs qui nous transmettent une certaine image des Kurdes, ces valeurs correspondent à des normes idéales interdépendantes devant être partagées par l’ensemble de la société : la référence à un pouvoir central garant de l’ordre (ordre terrestre) ; la pratique de l’islam (ordre cosmique) ; la maîtrise de l’arabe liée à la pratique de l’islam et au raffinement nécessaire des sociétés urbaines. » [James 2008 : 112]

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16. Observons toutefois que la ville de Marâgha, située au centre du territoire kurde et dominée par les Hadhbâniyya au XIIe siècle, est devenue au XIVe siècle un des centres du pouvoir mongol. Les Ilkhâns ont souhaité contrôler ce point de passage vers la Haute- Mésopotamie sans pour autant avoir le même contrôle des régions situées plus à l’ouest et au sud. 17. Ce qualificatif n’est pas anodin : il renvoie à une catégorie juridique. Le qat’ al-tarîq (brigandage) fait partie des cinq contraventions au droit musulman passibles de châtiments lourds. Il est interprété comme un « crime contre la religion » du fait de sa mention dans le Coran. Le coupable aura, suivant l’exaction commise, un pied et une main tranchée, la tête coupée ou encore il sera crucifié [Schacht 1983 : 147-151]. 18. Si l’on en croit M. van Bruinessen, aux périodes moderne et contemporaine, la société du Kurdistan comportait deux groupes principaux : une élite militaire tribale (ashiret) et une paysannerie assujettie (rayat) ne participant pas à l’organisation de la tribu. Selon cet auteur, l’adjectif « tribal » a une connotation statutaire ; c’est pourquoi il emploie le terme de « caste » pour désigner les non-tribaux. Les systèmes de caste ont été décrits comme des « systèmes composés d’unités endogames hiérarchiquement organisées, dans lesquels l’appartenance est héréditaire et permanente » [Kuper 2003 : 76]. 19. Population iranienne qui résidait et réside encore dans le sud-est des régions habitées par les Kurdes.

RÉSUMÉS

Résumé : À l’instar de la connaissance que les historiens ont de tous les peuples des confins de l’Islam (Arabes bédouins, Turcs, Berbères), la connaissance que l’on a des Kurdes médiévaux pâtit d’une vision monolithique où, dans un monde éloigné à la fois dans le temps et dans l’espace, tout se vaut : tribalisme, nomadisme, castes... Cet article esquisse l’organisation économique et sociale du territoire des Kurdes à cette époque (IXe-XVe siècle). On verra que, dans tous les cas, le paradigme de « l’entre-deux » s’impose. Cette situation intermédiaire du point de vue géographique, socioéconomique et politique a suscité l’émergence d’une culture frontalière propre aux Kurdes, et ce jusqu’à aujourd’hui. En affirmant leur souveraineté et leur différence, les tribus et les émirs du Moyen Âge ont contribué à créer un espace kurde distinct.

Like the knowledge that historians have of all peoples on the fringes (Beduin, Turk, Berber) of the Islamic world, what is known about the Kurds during the medieval period suffers from a monolithic vision that sees far-off places as being “all the same”: tribalism, nomadism, castes... The economic and social organization of the land of the Kurds from the 9th to the 15th century is described. A paradigm of the “in-between” prevails geographically, socially, economically and politically. It has given rise to a still existing frontier culture specific to the Kurdish people. By asserting their sovereignty and differences, the tribes and emirs during the Middle Ages helped create a distinct Kurdish space.

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INDEX

Mots-clés : taxe, Kurdes, Moyen Âge, tribus, ethnographie, brigandage Keywords : Kurds, Middle Ages, ethnography, tribes, banditry, tax

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Réformes ottomanes et cohabitation entre chrétiens et Kurdes (1839-1915))

Hans-Lukas Kieser

1 DANS LES RÉGIONS RURALES des provinces orientales de l’Empire ottoman, la fin de la cohabitation entre chrétiens et Kurdes coïncide avec ce que la plupart des spécialistes appellent aujourd’hui « le génocide arménien » – question d’actualité en matière de diplomatie (dans le cadre des efforts internationaux de réconciliation notamment) et en matière de recherche historiographique1. Les litiges arméno-kurdes à propos de la propriété foncière ont été un facteur déterminant du génocide. Non résolus du point de vue légal et contraires aux visées égalitaires des réformes ottomanes, ces litiges ont fait échouer la coopération politique arméno-turque initiée lors de la « révolution des Jeunes-Turcs » de 1908. Cet échec signifiait l’abandon de la perspective d’un État de droit multiethnique au profit d’une Asie Mineure comme foyer exclusivement turc. De ce fait, le rapport entre pouvoir et territoire allait fondamentalement changer et conditionner la question kurde tout au long du siècle.

2 Dans les provinces orientales (Trabzon, Erzurum, Van, Diyarbakir, Mamuretulaziz, Sivas), les Kurdes, pour la plupart sunnites, vivaient aux côtés des chrétiens orientaux dans une hiérarchie impériale traditionnelle qui privilégiait les premiers. En Asie Mineure et en Mésopotamie septentrionale, ces chrétiens étaient principalement des Arméniens, des Rûms (Grecs orthodoxes), des Nestoriens, des Chaldéens et des Syriaques (les trois derniers groupes étant aussi appelés Assyriens). Parmi les chrétiens orientaux, les Arméniens étaient de loin majoritaires tout en étant minoritaires par rapport aux musulmans, kurdes pour la plupart. Au XIe siècle, de nouvelles interactions avec la capitale, qui prônait des réformes centralisatrices, et avec les puissances occidentales, nouvellement présentes dans la région, changèrent la fabrique sociale ottomane. Des pachas, des missionnaires, des consuls ainsi que des commerçants venus d’Europe, de Russie et des États-Unis pénétrèrent l’espace rural et les centres provinciaux.

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3 Sachant mieux gérer ces nouvelles dynamiques internes et internationales, qu’ils saluaient en général, les chrétiens vivaient une « renaissance » éducative, sociale et « nationale ». Cette renaissance, tout comme les édits de l’État réformateur des tanzimat (1839-1876), visait l’égalité dans la participation à la vie sociale et politique en Asie Mineure. Ces nouvelles dynamiques éveillaient envie et suspicion chez leurs voisins musulmans, en particulier les Kurdes, qui jusque-là avaient joui d’une autonomie séculaire. Non sans raison, ceux-ci craignaient, après avoir perdu le privilège religieux, de devenir également les perdants de ces nouvelles dynamiques.

L’Asie Mineure et la Mésopotamie au début du XXe siècle vues par les missionnaires américains (The Missionary Herald, 1909, p. 101)

4 En effet, la société égalitaire, mais toujours ethno-religieusement plurielle et non homogène, à laquelle aspiraient les Arméniens s’avérait être un défi à relever, particulièrement pressant dans les provinces à majorité kurdo-arménienne. Raison pour laquelle, depuis le Congrès de Berlin de 1878, « la question arménienne » était au cœur de « la grande question d’Orient » portant sur l’avenir du monde ottoman, question qui avait été formulée à l’échelle internationale à la fin du XVIIIe siècle. Dans les provinces orientales, la question arménienne était en grande partie une question arméno-kurde, et cette question arméno-kurde, une question agraire relative à la propriété foncière issue du transfert, souvent coercitif, des terres chrétiennes aux musulmans, et, avant tout, aux Kurdes.

5 Cet article se propose de décrire les nouveaux acteurs et facteurs, internes et externes, de la cohabitation entre chrétiens et Kurdes dans l’Empire ottoman tardif. Pour ce faire, nous suivrons un plan chronologique. Nous distinguerons quatre étapes dans le processus de dégradation des relations arméno-kurdes : premièrement, le nouvel ordre des tanzimat, qui débute par la « conquête intérieure » du Kurdistan dans les années 1830 et culmine avec l’édit de la réforme de 1856 et le code foncier de 1858 ; deuxièmement, le grand massacre anti-arménien de l’automne 1895, qui signale une crise profonde dans la cohabitation arméno-kurde ; troisièmement, les nouvelles opportunités créées par la « révolution des Jeunes-Turcs » de 1908, y compris le plan

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international de réforme établi entre 1912 et 1914 ; quatrièmement, la Première Guerre mondiale, avec le génocide de 1915 qui a définitivement mis fin à la cohabitation.

6 Nous nous intéresserons particulièrement à l’égalité ethno-religieuse, aux rapports entre le pouvoir, la communauté-nation et le territoire, à la propriété foncière et à l’internationalisation des litiges kurdo-arméniens. Il semblerait que les leaders kurdes aient réagi à l’égalité proclamée par les réformes et à l’ascension sociale des chrétiens en s’appropriant des terres, y compris par la force : d’où l’émergence d’une question agraire. Ce faisant, ces leaders asservissaient nombre de paysans, surtout chrétiens mais pas exclusivement. Quoique défavorisés par les réformes centralisatrices ottomanes et peu concernés par une « renaissance nationale », beaucoup de notables kurdes parvinrent à acquérir un nouveau pouvoir par le biais de la propriété foncière.

7 Centré sur la question agraire, l’article n’approfondira pas certains aspects de la cohabitation : le fait que, malgré la détérioration de leurs relations, Kurdes et chrétiens aient continué à cohabiter de façon paisible, et le fait que les acteurs kurdes soient pluriels et aient pu avoir des intérêts divergents.

Les termes de la cohabitation au XIXe siècle

8 Depuis la conquête ottomane de l’Anatolie orientale dans les années 1510 existaient des administrations autonomes kurdes. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, cette forme d’administration, atypique dans l’Empire centralisé, était caractéristique des régions kurdes. Si ces administrations fonctionnaient à l’image de la cour du sultan, les muftis, comme la grande majorité des Kurdes, observaient le rite sunnite shafiite, et non hanéfite comme le faisait la cour ottomane. Les paysans, artisans et commerçants chrétiens étaient la source principale des impôts, y compris la capitation des sujets ottomans non musulmans (jiziye) [Ohsson 1824 : 298-299]. Sous Mahmoud II et son successeur Abdulméjid Ier, dans les années 1830 et 1840, les campagnes militaires détruisirent ces administrations, obéissant en cela à la volonté de recentraliser et d’uniformiser l’Empire suivant le modèle français, sans tenir compte de l’ancrage des autonomies kurdes. Ainsi l’État des tanzimat a-t-il frustré les Kurdes et n’a-t-il pas su leur donner de nouvelles perspectives. Les campagnes militaires brutales ont au contraire contribué à s’aliéner les Kurdes, comme l’écrivit l’officier allemand alors sur place, Helmuth Karl Bernhard, comte von Moltke [1893 : 302]. Les non-musulmans de la région, en revanche, attendaient beaucoup des réformes car elles promettaient une égalité complète sans perte d’autonomie religieuse et culturelle.

9 Or, le problème majeur fut l’incapacité de l’État à établir un ordre nouveau après la suppression des émirats, surtout en dehors des centres provinciaux. L’Anatolie orientale étant une région vaste et difficile d’accès, le désordre y fut particulièrement virulent. Dans les années 1830 et 1840, Bedir Khan Bey, l’émir de Botan, combla ce vide d’autorité en étendant son émirat à une région comprise entre Diyarbakir, Van, Urmia et Mossoul. La Sublime Porte (le gouvernement ottoman), affaiblie par la guerre ottomano-égyptienne et la défaite de Nizip en 1839, le laissa faire. En particulier, elle laissa l’émir de Hakkari, Nurullah, soutenu par Bedir Khan Bey, étouffer la tentative d’autonomisation des Nestoriens, qui refusaient de payer à l’émir kurde les tributs traditionnels. La Sublime Porte ne sembla pas davantage s’émouvoir du massacre de plusieurs milliers de Nestoriens lors de leur subjugation par les émirs kurdes dans les années 1840, notamment lors de la campagne de 1844. Si les tanzimat étaient censés

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abolir les tributs traditionnels au profit d’impôts modernes directs, dans la réalité, une double taxation pesait sur les paysans : en effet, la pratique du kιşlak (hébergement de tribus kurdes durant l’hiver dans des villages arméniens) et d’autres formes de tributs traditionnels furent maintenus2. Contrairement aux Kurdes, peu d’Arméniens et de chrétiens étaient nomades. La dernière grande campagne de la « conquête intérieure » du Kurdistan renversa Bedir Khan Bey en 1847. Elle s’inscrivait dans la logique des tanzimat et répondait à la pression des puissances européennes, la France surtout, qui s’affichait comme protectrice des chrétiens orientaux [Gökçe 1997].

10 À l’heure des réformes, dans les régions kurdes ottomanes, les rapports de force et les termes de la cohabitation changèrent. Les chrétiens commençaient à lutter pour la cohabitation égalitaire que les tanzimat leur avaient promise, défiant ainsi les musulmans qui se qualifiaient eux-mêmes de « nation dominante » (millet-i hâkime). Avant d’être totalement destitués, quelques émirs kurdes avaient profité de la vacance du pouvoir pour rétablir provisoirement des émirats à hiérarchie traditionnelle, comme celui de Bedir Khan Bey. Des acteurs religieux, à commencer par le Nestorien Mar Shimon, entraient dans le paysage politique, à mi-chemin entre les ordres ancien et nouveau. S’agissant des Kurdes, des cheikhs au profil religieux plus marqué que celui des émirs jouaient désormais le rôle de médiateurs et de leaders politiques supratribaux. L’ordre sunnite de la Nakchbendiya notamment gagnait en influence. D’ailleurs, un cheikh issu de cet ordre, Taha de Nehri, avait déclaré « djihad » la campagne contre les Nestoriens et avait fait lapider une « renégate » juive. L’aspect religieux restera présent dans les persécutions ultérieures. Les massacres de 1895, le génocide de 1915 et les expulsions de la guerre d’indépendance (1919-1922) ont été considérés par maints acteurs locaux comme des djihads de l’ummah (la communauté des croyants). Le djihad visait les « traîtres » et les « infidèles », qui, menacés de mort dès 1895, s’étaient convertis en nombre [Kieser 2000 : 63-68 ; Deringil 2009].

11 Dans toutes les provinces de l’Est, y compris dans les campagnes, le champ religieux se vit considérablement transformé. La situation devint extrêmement tendue à partir des années 1840, avec l’installation de nouvelles missions occidentales protestantes, avant tout américaines. Ces missions proposaient une éducation et des services de santé modernes, ouverts à tous mais dont profitaient en premier lieu les chrétiens ottomans. Les Américains espéraient que l’État des tanzimat supplanterait l’ancien régime et parviendrait à établir une pluralité égalitaire. Celle-ci devait permettre aux groupes jusqu’alors subordonnés ou marginalisés – les Alévis3 y compris – de devenir les agents d’un avenir moderne, égalitaire et évangélique [Kieser 2000 : 54-78]. L’édit de la réforme de 1856 proclama en effet l’égalité tout en consolidant les millet (« communautés religieuses »), en l’occurrence les communautés chrétiennes et juives ottomanes.

12 Cet édit préconisait que les communautés arméniennes, rûms, juives et, plus tard, syriaques soient organisées sur la base d’une assemblée composée de représentants élus et d’une constitution (nizâmnâme), bref, de petites démocraties de millet sans ancrage territorial particulier, dispersées dans tout l’Empire. Il s’agissait là d’une idée avant-gardiste qui combinait égalité – ce que l’Europe occidentale avait récemment (plus ou moins) réalisé dans ses États-nations – et diversité ethnoreligieuse – ce que l’Europe ne connaissait plus (elle ne la connaîtra à nouveau qu’après l’immigration de la fin du XXe siècle, sans toutefois lui donner une forme aussi institutionnelle).

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13 Bien que ce ne soit pas la seule cause, la détérioration de la cohabitation résulta principalement du combat farouche que menèrent les leaders musulmans sur place. Craignant d’être les perdants des réformes en termes symboliques (dévalorisation de l’islam) et matériels (remise en question de la hiérarchie sociale, en particulier de l’asservissement des agriculteurs arméniens), ils invoquaient souvent leurs privilèges religieux quand ils s’élevaient contre les non-musulmans, à qui ils reprochaient d’être de connivence avec les grandes puissances, véritables responsables des réformes selon eux. Pourtant, les notables urbains sunnites, les aghas (propriétaires fonciers) et les cheikhs furent les principaux bénéficiaires du désordre et des changements au niveau local. Corrompant les fonctionnaires, ils réussirent à faire inscrire à leur nom un grand nombre de terres en se réclamant du nouveau code foncier de 1858. À l’encontre de l’esprit de la loi libéral et égalitaire, ils exploitèrent en toute impunité les paysans démunis, sédentaires, qui travaillaient la terre [van Bruinessen 1989 : 244-246]4.

14 Le code foncier de 1858 établissait la propriété individuelle sur la base de tapu (actes de propriété) imposables et transmissibles tant à des héritières qu’à des héritiers : innovation de taille. Les impôts sur les terres cultivables étaient la principale source de revenu de l’État ottoman. Le code manquait pourtant de dispositions à l’égard des agriculteurs travaillant les terres des grands propriétaires, ce qui permettait d’éviter les conflits, comme le suggère une étude récente [Aytekin 2009]. Les grands propriétaires avaient pu s’établir bien avant 1858 en usurpant des terres publiques (miri) [Hanioglu 2008 : 18]. Les miri, qui comprenaient toutes les terres cultivables, ne pouvaient légalement être que transférées, et non achetées ou vendues. Les agriculteurs en étaient locataires, jamais propriétaires, ce que le code de 1858 allait fondamentalement changer. Là où ce code était appliqué en toute légalité, les tapu n’étaient souvent pas respectés par des voisins plus puissants. Ce que confirma Krikor Zohrap, avocat et député au Parlement ottoman entre 1908 et 1915 : La plupart des chefs kurdes, propriétaires de plusieurs villages et de nombreux troupeaux, ne le sont devenus que grâce à l’impunité que leur assurait leur qualité de musulman [Léart 1913 : 17].

15 En somme, le code foncier se prêtait à tous les abus, surtout là où l’État était faible. Si les paysans kurdes ne savaient pas se faire entendre, les paysans arméniens, eux, grâce à leur éducation, leur organisation en millet et leurs contacts avec les étrangers, savaient faire valoir leurs droits. Contrairement à ce qui se passait dans les régions kurdes isolées, en Cilicie, région proche des ports, des chemins de fer et des navires de guerre européens, les Arméniens purent, grâce au code foncier, acquérir des terres en quantité. Ils commencèrent à y produire de manière rationalisée du coton, du blé, de l’orge et de la laine [Astourian 2011], ce qui leur permit de s’enrichir.

16 C’est cette situation qui fut à l’origine des massacres d’avril 1909 à Adana, qui stoppèrent net le processus d’acquisition foncière.

Vers les massacres de 1895

17 Autour de 1870, İnkilâb (Révolution), un journal d’opposition implanté dans la capitale, journal d’intellectuels musulmans qui se faisaient appeler « Jeunes Ottomans », déclara que les Arméniens étaient les compatriotes préférés des musulmans. Il encourageait en même temps les Arméniens de Van et de Mouch à s’unir contre les exactions des tribus kurdes et contre un gouvernement corrompu [Bilgelil 1976 : 171-173, 207-209]. Une

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commission de l’assemblée du millet arménien rédigea des rapports sur les « oppressions dans les provinces », dont la plupart consistaient dans l’usurpation de terres. Plus tard, une commission semblable recensa 7 000 cas de spoliation entre 1890 et 1910 dans 32 districts d’Anatolie orientale, concernant 741 000 hectares de propriété arménienne (terres cultivables, pâturages, villages, monastères). Les problèmes agraires et sécuritaires s’aggravèrent à la suite de l’installation systématique, en Anatolie orientale, de muhacir, c’est-à-dire de réfugiés musulmans, surtout caucasiens, victimes de l’expansion de la Russie jusqu’au Caucase et des défaites ottomanes dans les Balkans. Les responsables gouvernementaux dans les provinces étaient perçus comme favorisant les spoliations. Compte tenu du rapport de force au niveau local et du préjugé religieux, un chrétien ne pouvait guère gagner de procès contre un notable sunnite5, en particulier dans les six provinces orientales. Une émigration arménienne massive se développa à partir de ces six provinces. Le transfert de terres dans des mains peu expérimentées – kurdes, muhacir et autres – ainsi que le climat général d’insécurité entravèrent la production agraire [Kévorkian 1992 : 44-45 ; Astourian 2011]6.

18 Depuis la fin du XIXe siècle, le problème agraire et sécuritaire était inhérent à la question arménienne, à la fois sur le plan local et sur le plan diplomatique. En 1878, le Congrès de Berlin lui donna une dimension internationale. Les puissances européennes s’engagèrent en faveur des réformes ottomanes à même de garantir la sécurité et la propriété des Arméniens dans les six provinces orientales (article 61 du traité du 13 juillet 1878). En même temps, les agences étrangères, notamment les consulats, y compris les nouveaux Consuls for Kurdistan britanniques et les succursales de la Régie des Tabacs7, se multipliaient dans ces provinces. Elles interagissaient de préférence avec les non-musulmans et recrutaient le plus souvent leur personnel parmi eux. Un autre point sensible était les capitulations, c’est-à-dire le privilège en termes d’impôt et de juridiction dont bénéficiaient les étrangers mais dont pouvaient également bénéficier ceux qui, parmi le personnel des institutions étrangères, avaient été naturalisés et étaient devenus citoyens d’une puissance européenne [Quataert 1983].

19 Penser l’avenir kurdo-arménien en termes d’une pluralité égalitaire qui continuerait à maintenir les millet – à l’instar du Liban après 1861, établi sous pression européenne et régi par un gouverneur chrétien ottoman – allait à l’encontre de la logique ethno- nationale prépondérante lors du Congrès de Berlin. En fait, des deux côtés, les tanzimat avaient peu de crédit. De plus, dans l’article 61, les Kurdes et les Caucasiens étaient présentés comme un facteur d’insécurité uniquement. Le soulèvement de 1879-1880 conduit par Cheikh Ubeydulla, fils de Taha de Nehri, était de fait une réaction à cet article, sans toutefois être dirigé spécifiquement contre les Arméniens. Dans sa lettre adressée à la diplomatie britannique, Ubeydulla soulignait l’injuste négligence des Européens vis-à-vis des Kurdes et faisait valoir le droit de la « nation kurde » à s’autogouverner, laquelle avait souffert sous les Ottomans et les Perses [Joseph 1961 : 109-110 ; Özoğlu 2004 : 72-79]. Le nouvel ordre ethno-national promu dans les provinces balkaniques perdues par les Ottomans s’avérait très attractif. À l’encontre des principes des tanzimat mais utilisant leurs catégories ethno-religieuses, cet ordre se fondait sur une égalité assimilatrice : l’ethno-nation qui devait s’établir en État-nation, auquel devait correspondre un territoire particulier. Dans les Balkans, les millet et leurs églises autocéphales n’avaient – nous l’avons indiqué – pas d’ancrage territorial.

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20 En raison des pertes ottomanes dans les Balkans, le sultan Abdulhamid II et son entourage ne souhaitèrent pas donner suite à l’idéal que poursuivaient les tanzimat. Ils refusaient d’appliquer aux provinces de l’Est le modèle libanais, considéré comme humiliant pour la souveraineté ottomane. De surcroît, ils soupçonnaient les Arméniens de vouloir suivre l’exemple séparatiste bulgare. Une nouvelle politique islamiste devait donc venir renforcer l’orientation sunnite de l’Empire, l’urgence étant de « sauver l’État ». La plupart des dirigeants tribaux et religieux kurdes se rallièrent à Abdulhamid II, qui, plus que ses prédécesseurs, fit valoir sa double fonction de sultan et de calife. Celui-ci créa pour les fils de chefs de tribu une école ainsi que des régiments de cavalerie (les Hamidiye) qui leur accordaient un statut privilégié (armement, exonération de l’impôt, quasi-immunité judiciaire). Sa politique, qui incluait une mission sunnite, était hostile aux Alévis et aux Yézidis8 [Klein 2002 ; Gölbaş 2008]. 21 La politique hamidienne réconciliait partiellement l’État central et les Kurdes mais compromettait fondamentalement la cohabitation des populations dans les marches orientales de l’Empire. L’égalité plurielle, seule à même de rendre possible – au moins aux yeux de l’intelligentsia non musulmane – un futur ottoman plurireligieux, devenait caduque, même si ni l’édit de la réforme de 1856 ni la constitution ottomane de 1876 n’avaient été annulés (le Parlement sera suspendu dès 1878). Les réformes promises à Berlin restèrent lettre morte. La situation dans les provinces orientales se polarisa dangereusement, d’autant plus que de nouveaux acteurs entraient en scène : des groupes révolutionnaires arméniens, inspirés des courants révolutionnaires russes. Les provinces orientales devinrent ainsi un terrain conflictuel soumis à des forces locales, régionales, impériales et internationales. Un groupuscule du parti Hentchak (parti social démocrate arménien) organisa une grève contre la levée d’impôts dans la région montagnarde de Sassoun, entre Mouch et Bitlis. Cette grève fut suivie d’une répression sanglante, qui réactiva la question des réformes en Anatolie orientale. Un plan de réforme détaillé répondant aux principes des tanzimat et à l’article 61 du traité de Berlin, et visant une cohabitation égalitaire et participative, fut finalement signé par le sultan le 17 octobre 1895. Ce plan remettait en question les privilèges kurdes introduits par Abdulhamid II.

22 La réponse sur place fut le massacre, en quelques semaines, de 100 000 Arméniens par des sunnites locaux et des bandes régionales dans les villes et les villages d’Anatolie centrale et orientale. Organisées dans les mosquées, les tueries commencèrent par les villes où ne vivaient que très peu de Kurdes. Toutefois des Kurdes des zones rurales se rallièrent au mouvement en attaquant des villages arméniens. Hormis les arménologues, qui se sont depuis toujours intéressés à ce massacre, c’est depuis peu seulement que d’autres chercheurs se penchent sur cette tragédie, très choquante au beau milieu de la Belle Époque. Ces universitaires [Kieser 2000 : 140-152 ; Deringil 2009] interrogent les effets de la politique impériale islamiste, l’envie sociale, le potentiel d’agressivité, la rhétorique religieuse, l’impasse à laquelle mène la violence révolutionnaire ; ils interrogent aussi l’utopie de la pluralité égalitaire et l’immobilisme des Européens – reprenant ainsi des questions que des contemporains de l’époque s’étaient déjà posées [Lepsius 1896].

23 Pour les meneurs régionaux, qui se croyaient soutenus par le sultan mais qui le défiaient parfois aussi, il s’agissait de défendre et d’étendre leurs acquis vis-à-vis des non-musulmans. Ces meneurs refusaient la participation politique et administrative égalitaire que les réformes prévoyaient. Ils faisaient ainsi croire au peuple qu’un

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royaume arménien pourrait s’installer en terre d’Islam. À Diyarbakir, un comité anti- arménien, composé de notables et de membres de la nouvelle intelligentsia formée dans les Écoles supérieures de l’État, déclarait dans une lettre au sultan, datée du 4 novembre 1895, que les réformes étaient tout à fait superflues et ne servaient qu’à créer une Arménie autonome alors que « l’objectif principal » des musulmans était d’« accroître la gloire et la population du khalifat »9.

24 La question agraire se vit aggravée par les nombreuses spoliations qui eurent lieu durant les massacres. Seule une réaction vigoureuse de l’État central, avec le soutien des grandes puissances, aurait pu limiter les dégâts. En réalité, non seulement les coupables restèrent impunis mais ils furent même récompensés par des terres arméniennes. Une grande partie des survivants furent plongés dans la misère10. En lieu et place de l’État de droit sévirent l’illégalité et le crime. Compte tenu de l’asymétrie éclatante en termes de forces numériques et de victimes, et du fait que l’État n’a pas soutenu les agressés mais les agresseurs, on ne peut, en aucun cas, parler de guerre civile.

25 Suivant l’idée qu’ils avaient de la révolution sociale et socialiste, les révolutionnaires arméniens des partis Hentchak et Dachnak (Fédération révolutionnaire arménienne : FRA) aspiraient à gagner la masse kurde à la cause d’une Anatolie orientale réformée, voire, dans le cas des Hentchak, à la cause d’une Arménie indépendante. Mais leur impact sur les Kurdes restait faible. L’attitude de la nouvelle jeunesse révolutionnaire et nationaliste à leur égard était ambiguë et stéréotypée11. De plus, leur vocabulaire politique était trop rebelle et antireligieux pour convaincre ces voisins musulmans. Aussi, à partir de la révolte menée par Cheikh Ubeydullah, les leaders kurdes se mirent à craindre l’instauration d’un État arménien et d’avoir à restituer les propriétés qu’ils s’étaient attribuées, peur qui durera jusqu’à l’alliance avec les kémalistes au lendemain de la Première Guerre mondiale. Ce n’est qu’en 1927 qu’une « réconciliation tardive et partielle » aura lieu entre le Dachnak et l’organisation kurde Khoybun : elle se concrétisera par la coopération arméno-kurde dont résultera l’insurrection de l’Ararat. Kamuran Bedirhan, un descendant de l’émir de Botan, deviendra par ailleurs l’un des leaders du Khoybun [Bozarslan 1997].

26 Tout comme Abdulhamid II et les « Jeunes-Turcs », la plupart des chefs kurdes voyaient dans la réforme soutenue par les puissances occidentales une conspiration destinée à rendre l’Arménie autonome. De manière générale, les massacres se produisaient lorsque, localement, les leaders musulmans croyaient leur position menacée par les chrétiens et lorsque le gouvernement, animé d’un même sentiment, discréditait le besoin de réforme tout en instrumentalisant le discours religieux. Il faut pourtant souligner que, à commencer par Ubeydullah, qui, en 1879, tenta de gagner les Nestoriens à sa cause, nombre de leaders kurdes se montrèrent favorables à une cohabitation pacifique avec leurs voisins chrétiens. Cette cohabitation fut un des thèmes majeurs du journal Kurdistan, publié par les frères Bedirhan exilés au Caire et à Genève entre 1898 et 1902. Mais, au-delà du discours d’une intelligentsia peu nombreuse et des traditionnelles relations pacifiques de voisinage, existait-il, au sein de l’État et des puissances européennes, une réelle volonté de synergie régionale et un réel désir de réforme ?

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La « Jeune-Turquie », la question agraire et le nouveau plan de réforme

27 De nouvelles opportunités permirent après la « révolution des Jeunes-Turcs » de 1908 de résoudre les conflits entre Arméniens et Kurdes et de réparer, au moins partiellement, les crimes du passé. Le parti arménien FRA et le Comité Union et Progrès (CUP), chargés d’organiser la révolution, collaboraient désormais. La résolution de la question agraire, condition indispensable à un État de droit ottoman moderne, était au centre de l’accord entre les deux groupes à tendance progressiste. La reprise des idées constitutionnalistes des tanzimat fut affichée comme l’un des objectifs majeurs de la nouvelle coalition. Dans les provinces de l’Est, la restitution de la propriété foncière arménienne constituait un défi majeur à la création d’un État de droit. Les Arméniens optèrent pour des solutions élaborées par le gouvernement, et non par l’appareil juridique parce qu’ils ne lui faisaient pas confiance.

28 La FRA et le CUP envoyèrent des messagers – dont le fils d’Ubeydullah, Cheikh Abdulkadir – dans les régions kurdes afin de gagner les notables au nouveau régime. Des officiers des régiments hamidiye et des leaders kurdes furent arrêtés pour les crimes qu’ils avaient commis avant 1908. Il fut prévu que l’État rachète des terres pour les restituer à leurs propriétaires arméniens. Gouverneur d’Erzurum de 1909 à 1911, et membre du CUP, Celâl Bey s’investit particulièrement dans la nouvelle politique. Parfois, des milices arméniennes aidaient les forces de sécurité ottomanes à lutter contre les auteurs de délits [Reynolds 2003 : 113]. Contrairement à ce qui se passait en Cilicie, la plupart des officiers et gouverneurs des provinces orientales se montraient loyaux envers le nouvel ordre. En général, les Arméniens soutenaient davantage le nouvel ordre que ne le faisaient les musulmans. C’est pourquoi le mécontentement se dirigea avant tout contre eux [Şerif 1999 : 186-18712 ; Kilicdagi 2005].

29 Celâl Bey résume ainsi la question agraire dans la province d’Erzurum : Je voulais montrer qu’il y avait une loi égale pour tous dans le pays [...]. Des brigands prenaient par la force, ou par d’autres moyens, les terres qui leur plaisaient mais qui appartenaient à des gens plus faibles qu’eux. Autant que je me souvienne [il écrit en 1919], le chef de la tribu des Haydaranli, Kör Hüseyin Pacha, a occupé 5 ou 6 villages [...]. Une grande propriété entre Karakilise et Beyazid, que je traversais en quatre heures de voiture, faisait [de manière illégale] partie de la propriété d’un officier des régiments hamidiye. Dans bien d’autres endroits, les puissants s’étaient emparés de la propriété des impuissants. Ce qui a le plus préoccupé le gouvernement d’Erzurum a été le conflit foncier [...]. Cette question ne pouvait être résolue que si le gouvernement s’engageait. Or, si à cette époque [après 1908] cet engagement avait existé [...], il n’y aurait plus eu de cause de conflit entre les groupes [ethno-religieux]. Les deux années que j’ai passées à Erzurum comme gouverneur m’ont conforté dans l’idée que, parmi les non-musulmans, les Arméniens étaient le groupe le plus proche de nous et le plus disposé à marcher à nos côtés13.

30 La plupart des leaders kurdes n’appréciaient pas le tournant de 1908 et s’opposaient à la dissolution des Hamidiye alaylari, structure qui avait facilité l’usurpation de la propriété arménienne. Comme l’indiquait Janet Klein : La peur de devoir rendre les terres qu’ils s’étaient appropriées était sans doute pour les chefs la meilleure des raisons de s’unir politiquement, de s’organiser et de promouvoir ce qui sera appelé vers 1910 « le mouvement kurde » [2002 : 260 ; notre traduction].

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31 Ce « mouvement national kurde » était en partie une réaction au nouveau régime du CUP, allié à la FRA. Soutenu par les Russes, il créa un comité de coordination appelé « İrşad » (« Direction »), qui comptait, parmi ses leaders, Abdurrezak, membre de la famille des Bedir Khans. Un diplomate français en poste à Erzurum rapporta que des aghas commençaient en 1910 à menacer de « passer au Caucase et se placer sous la protection russe dans le cas où la Sublime Porte ne leur donnerait pas : 1) l’assurance formelle de leur accorder pleine et entière amnistie pour tous les crimes et brigandages commis par eux durant les dix-huit dernières années ; 2) la promesse officielle de ne pas leur prendre les biens autrefois aux Arméniens et leur appartenant actuellement » [Bozarslan 1997 : 180 ; voir aussi Reynolds 2003 : 91-124].

32 Ainsi, une alliance solide CUP-FRA, des ressources financières, des convictions partagées et le soutien d’une communauté internationale unie étaient nécessaires à la réalisation, en Asie Mineure, d’un État de droit capable d’intégrer les tribus kurdes aux provinces orientales. Tous ces éléments n’étaient pas réunis en juillet 1912 lorsque la FRA mit un terme à son alliance avec le CUP. Plus grave, le CUP jouait un double jeu : d’un côté, il amadouait les leaders kurdes, à l’instar d’Abdulhamid, et ce au détriment de la résolution de la question agraire ; de l’autre, il discutait de cette question avec les Arméniens [Klein 2002 : 304-335 ; Kaligian 2009 : 130-139]. Ces derniers refusaient de transiger et exigeaient des réformes profondes.

33 Lorsque les États balkaniques déclarèrent la guerre à l’Empire ottoman à l’automne 1912, le CUP, alors dans l’opposition, se repositionna en tant que parti des patriotes musulmans et turcs. En janvier 1913, après un coup d’État, il se lança dans une politique antichrétienne qui visait à marginaliser les Rûms pour, au printemps 1914, les expulser de la côte égéenne [Dündar 2008 : 191-224]. Dès lors, le nouveau nationalisme turc considéra l’Anatolie comme son fief. Cette vision pesa lourd dans la stratégie ethno- religieuse du CUP : les non-musulmans étaient considérés comme inassimilables, contrairement aux musulmans, y compris les non-Turcs. Pour les cadres unionistes, s’assurer le soutien des forces kurdes comptait dorénavant davantage qu’une cohabitation juste, égalitaire et pacifique, par ailleurs très difficile à réaliser. Au début de 1913, le socialiste allemand Parvus, installé à Istanbul et en contact avec des représentants turcs et des représentants arméniens, portait sur la situation le même regard que Celâl Bey : il faisait état d’une population arménienne rurale de plus en plus terrorisée par des aghas et des chefs de tribu kurdes, d’un gouvernement qui ne tenait pas ses promesses et ne punissait pas les crimes, préférant armer les Kurdes qu’il considérait comme « soutenant l’État [staatstragend] car musulmans ». Celâl Bey et Parvus soulignaient par ailleurs que des paysans turcs et kurdes étaient aussi victimes de cette situation14.

34 Pourtant, tout n’était pas perdu. La diplomatie européenne s’entendit sur un véritable projet de réforme dans les provinces orientales, conformément à l’engagement pris à Berlin en 1878 et réitéré en 1894-1895. La sécurité sur le terrain devenant de plus en plus précaire, des représentants arméniens s’étaient adressés, fin 1912, à la diplomatie russe, qui élabora un plan s’appuyant sur celui de 1895. Malgré sa proximité avec le régime « Jeunes-Turcs » et son appartenance à la Triple Alliance, l’Allemagne reconsidéra sa politique jusqu’alors anti-arménienne et soutint la négociation entre la Sublime Porte, les représentants arméniens et la diplomatie russe15. Ce qui aboutit à un plan révisé, signé avec réticence par le gouvernement ottoman le 8 février 1914.

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35 Ce plan divisait les provinces orientales en deux zones, nord et sud, contrôlées par deux inspecteurs généraux issus de pays neutres, autorisait l’utilisation des langues locales dans les tribunaux et dans la publication des lois et communications officielles, préconisait la parité entre musulmans et chrétiens dans les conseils de sécurité, supprimait les Hamidiye et prévoyait que les conflits agraires soient tranchés par les inspecteurs généraux16. Fort de l’appui de toutes les puissances européennes, ce plan semblait enfin promettre une cohabitation sous surveillance entre chrétiens et musulmans. Et ce malgré la stratégie que le CUP poursuivait sur la côte égéenne en ce début d’année 1914, stratégie annonciatrice de politiques similaires dans le reste de l’Anatolie.

Guerre et génocide dans l’espace arméno-kurde

36 Les relations diplomatiques de la Belle Époque se dégradèrent à l’été 1914. L’Allemagne avait refusé de s’allier à l’Empire ottoman, mais, dans un volte-face souhaité par le chancelier, elle accepta fin juillet 1914 l’offre d’alliance du ministre de la guerre Enver Pacha en échange de sa participation à la guerre. D’après Joseph Pomiankowski, attaché militaire autrichien et compagnon d’armes et de voyage d’Enver Pacha, l’intention d’en finir avec la question arménienne fut, pour les activistes du CUP, le moteur de leur implication dans la guerre [1928 : 162-163]. La politique de turquification de l’Anatolie, perçue comme le dernier bastion d’une turcité musulmane, coexistait alors avec des visées impériales panturquistes.

37 Approchés par Enver Pacha peu après l’alliance secrète conclue avec l’Allemagne le 2 août 1914, les Russes se montrèrent ouverts à la discussion à condition que soient maintenues les réformes dans les provinces de l’Est. Les Allemands, de leur côté, négligeaient les réformes. Se sentant ainsi dégagé de toute contrainte vis-à-vis de son allié européen, le CUP suspendit les réformes et renvoya les inspecteurs généraux. En août déjà, la situation en Anatolie avait commencé à changer en raison de la mobilisation, de l’abandon des réformes et des réquisitions militaires accompagnées d’exactions à l’encontre des non-musulmans essentiellement [Kieser 2000 : 335-337 ; Aksakal 2008 : 107-108, 127-130].

38 Si la propagande turquiste et panturquiste, en pleine effervescence, ne concernait pas les Kurdes, ils étaient en revanche sensibles à la propagande djihadiste. La situation dans les provinces orientales s’aggrava après l’échec de la campagne d’Enver Pacha contre l’armée russe à Sarikamiş, qui entraîna famine et épidémies, et la mort de dizaines de milliers de soldats kurdes. La propagande imputa ce désastre à la « traîtrise arménienne ». Désormais libéré de toute coopération avec les Arméniens et de l’impératif de réforme, le CUP cooptait des chefs kurdes musulmans, dont un bon nombre coopéraient avec les leaders de l’Organisation spéciale Teşkilât-i Mahsusa en vue d’exterminer les Arméniens. Suivant « l’esprit de 1895 », quantité de Kurdes participèrent aux exactions, dans les villes comme dans les campagnes [Kieser 2000 : 472 ; Akçam 2006 : 180-181]17. Seule exception : au Dersim, des tribus alévies protégèrent les Arméniens dans cette première phase du génocide [Kieser 2000 : 396], qui a vu le massacre d’hommes et la déportation de femmes et enfants vers le nord désertique de la Syrie. Ainsi s’acheva la cohabitation dans les provinces orientales.

39 Si une petite minorité de chrétiens, y compris arméniens, étaient restés sur place ou étaient revenus après 1918, la plupart quittèrent le pays au début des années 1920. Une

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dernière migration dans le troisième quart du XXe siècle vida l’Anatolie orientale de presque tous ses chrétiens, à l’exception d’un certain nombre de Syriaques aux environs de Mardin.

Conclusion

40 Avec un siècle de recul, on devrait pouvoir présenter avec une certaine sérénité la détérioration catastrophique, entre 1839 et 1915, de la cohabitation entre chrétiens et musulmans en Asie Mineure orientale. La fin de la cohabitation est effective en 1915 quand de nombreux Kurdes – à la solde ou non des organisateurs de la destruction des communautés chrétiennes – deviennent les exécutants des massacres.

41 Parmi d’autres, deux facteurs macropolitiques et un facteur régional se dégagent.

42 Le premier facteur macropolitique est la prépondérance accordée à l’ambition impériale sur la volonté d’établir un État de droit moderne. Au sein des membres du CUP, qui s’autoproclamaient pourtant « sauveurs d’État », cette prépondérance fut manifeste à partir de 1912 surtout. Elle impliqua l’instrumentalisation de la solidarité musulmane et la cooptation de forces locales ouvertement hostiles au principe d’égalité et entraîna la paralysie et le rejet du projet lui-même. Si les priorités avaient été inversées, l’attention et les moyens de l’État se seraient concentrés sur ce projet, au risque de le voir se réduire pour des raisons d’assainissement. Le potentiel génocidaire du CUP est lié à cette valorisation impériale, étroitement associée, à partir de 1913, à une vision agressive et exclusive de l’Anatolie comme foyer de la turcité musulmane. Autrement dit, au lieu de se concentrer sur l’Anatolie de façon constructive, les membres du CUP préféraient cultiver des rêves impériaux tout en poursuivant un modèle exclusiviste.

43 Au niveau régional, la majorité des leaders kurdes ne pensaient pas que leur peuple ferait les frais des cooptations dirigées contre la cohabitation égalitaire et plurielle. Dès les tanzimat, le contrôle de la propriété, et, via la propriété, le contrôle des paysans, compensa pour eux la perte de leurs administrations et les protégea de l’ascension égalitaire des non-musulmans. Ce comportement des leaders kurdes s’explique en partie par une peur remontant à la réforme des années 1830, qui n’avait tenu compte ni de la réalité des autonomies kurdes ni des modes de cohabitation traditionnels. Les réformes étaient de fait guidées par la volonté qu’avait l’État central de sauvegarder, par cooptation improvisée, son hégémonie, sans tenir compte des réalités sociales et humaines.

44 Ajoutons à cela – et c’est le deuxième facteur macropolitique – l’échec de la diplomatie européenne de la Belle Époque, qui a été particulièrement flagrant dans la région kurdo-arménienne, principal théâtre du génocide de 1915. En temps de paix, cette diplomatie avait, malgré la réticence des autorités locales et centrales, les moyens de construire une cohabitation prospère. Pour preuve : le plan de réforme de février 1914. Or, l’échec du système européen en juillet 1914 fut lourd de conséquences pour la région kurdo-arménienne. L’Allemagne, en particulier, tout d’abord associée au plan de réforme, s’allia ensuite à la Turquie ottomane et se dégagea de toute responsabilité. Il importe de souligner la coresponsabilité européenne dans la fin du processus de cohabitation, les puissances européennes s’étant en effet portées garantes de la sécurité des Arméniens lors du Congrès de Berlin.

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45 L’échec de la cohabitation hantera la région tout au long du siècle. L’idéal dont elle était porteuse (égalité, État de droit, participation régionale et plurireligieuse, multilinguisme) n’est pas tombé dans l’oubli et est réactivé aujourd’hui afin que, tôt ou tard, il devienne réalité, même si le paysage démographique a profondément changé. Ce paysage reconfiguré appelle d’ailleurs un travail d’histoire et de mémoire approfondi.

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Wiessner, Gunnar — 1997, Hayoths Dzor-Xavasor : ethnische, ökonomische und kulturelle Transformation eines ländlichen Siedlungsgebiets in der östlichen Türkei seit dem 19. Jahrhundert. Wiesbaden, Ludwig Reichert Verlag.

Yarman, Arsen — 2010, Palu, Harput, Çarsancak, Çemişkezek, Çapakçur, Erzincan, Kizan, ve Civar Bölgeler 1878. Adalet Arayışı. 2 vol. Derlem, Yayınları.

NOTES

1. Je remercie vivement Jordi Tejel Gorgas, Clémence Scalbert-Yücel, Hamit Bozarslan et Raymond Kévorkian pour leurs commentaires avisés. 2. Une étude sur la province de Mamuretulaziz montre que des villageois se plaignirent dès le début des résultats contradictoires que les tanzimat produisirent en termes d’impôts [Aksin 1998]. 3. Groupe hétérodoxe répandu en Asie Mineure et aux Balkans. L’adoration d’Ali (ibn Abi Talib), gendre de Mahomet, est au centre de la vie spirituelle des Alévis, qui ne reconnaissent pas la charia. 4. Il n’existe pas encore d’étude approfondie sur l’agriculture dans les provinces orientales au XIXe siècle et, en particulier, sur les conséquences du code foncier. 5. Pour des exemples autour de 1880, voir H.-L. Kieser [2000 : 120-126] ainsi que des sources arméniennes contemporaines récemment publiées [Natanyan 2008 ; Yarman 2010]. 6. On ne dispose pas encore d’étude complète sur la question agraire, qui inclurait la riche documentation arménienne et les documentations ottomane et russe. 7. Filiale de la Dette publique fondée après la banqueroute de l’État ottoman en 1875. 8. Groupe kurdophone non musulman, hétérodoxe, très minoritaire, vivant notamment dans la région de Mossoul. Les Yézidis adorent Melek Ta’us (Ange-Paon), à qui Dieu, après la Création, aurait confié la direction du monde. 9. La transcription de cette lettre est publiée dans Ş. Beysanoğlu [1998 : 727-729]. Voir aussi G. Meyrier [2000 : 95-98]. Je remercie Jelle Verheij d’avoir attiré mon attention sur ce comité. 10. G. Wiessner a documenté l’appauvrissement des Arméniens et la détérioration de la cohabitation à Hayoths Dzor, dans la province de Van [1997 : 43-54]. 11. Ce qui est très visible dans le roman The Fool de H. Raffi [2000], qui traite du lendemain de la guerre russo-ottomane de 1877-1878. La cohabitation avec les Kurdes, devenue difficile voire insupportable, est le principal sujet de ce texte mobilisateur. 12. Voir aussi l’article de A. Şerif traduit dans un journal américain à Istanbul, « A Turkish Correspondent’s Views », The Orient, 27 avril 1910. 13. Voir Agos, 30 juillet 2010 (notre traduction). 14. Voir A. Parvus, « Armenische Wirren », 8 janvier 1913, Eduard Bernstein Papers, G 354, International Institute of Social History, Amsterdam. Voir aussi Parvus, « Iktisat.

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Köylüler », Türk Yurdu, 22 mars 1912, vol. 1 de la réédition de Türk Yurdu, Ankara, Tutibay, 1998, pp. 145-148. 15. Voir la documentation allemande au sujet des « réformes arméniennes » : Politisches Archiv des Auswärtigen Amtes PA-AA/R14077-14084, notamment le rapport du 24 février 1913 adressé au chancelier par l’ambassadeur Hans Wangenheim (PA-AA/ R14078). Disponible sur www.armenocide.de. 16. Voir The Russian Orange Book n o 147, cité intégralement dans A. Mandelstam [1917 : 236-238]. 17. Bien des aspects seraient à préciser grâce à l’étude des archives de Teşkilât-i Mahsusa et l’étude d’autres fonds intégrés dans les archives militaires d’Ankara. Des recherches locales et régionales, publiées récemment, permettent de mieux comprendre le processus génocidaire dans les provinces anatoliennes [Kévorkian 2006 ; Ungör 2006].

RÉSUMÉS

Résumé : Cet article décrit les acteurs et facteurs, internes et externes, de la cohabitation entre chrétiens et Kurdes dans l’Empire ottoman tardif. Il s’intéresse à l’égalité ethno-religieuse, aux rapports entre le pouvoir, la communauté-nation et le territoire, à la propriété foncière et à l’internationalisation des litiges kurdo-arméniens. Les leaders kurdes ont réagi à l’égalité proclamée par les réformes ottomanes et à l’ascension sociale des chrétiens en s’appropriant des terres, y compris par la force. Ils ont ainsi acquis un nouveau pouvoir. L’auteur distingue quatre étapes dans le processus de dégradation des relations arméno-kurdes : le nouvel ordre des tanzimat ; le grand massacre des Arméniens à l’automne 1895 ; les nouvelles opportunités créées par la « révolution des Jeunes-Turcs » de 1908, y compris le plan international de réforme établi entre 1912 et 1914 ; la Première Guerre mondiale, avec le génocide de 1915, qui a définitivement mis fin à la cohabitation.

This description of the parties involved and the factors, internal and external, of cohabitation between Christians and Kurds in the latter period of the Ottoman Empire focuses on ethnic and religious equality; the relations between authorities, community-nations and territories; land ownership; and the internationalization of disputes between Kurds and Armenians. Kurdish leaders reacted to the equality proclaimed in Ottoman reforms and to the Christians’ upwards social mobility by taking land, even by force, and thus acquired new power. Four phases stand out in the degradation of relations between Kurds and Armenians: the new order of the tanzimat; the massacres of Armenians in the autumn of 1895; the new opportunities opened by the “Young Turk Revolution” in 1908, including the international plan for reforms established between 1912 and 1914; and Word War I with the genocide in 1915, which put a definitive end to cohabitation.

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INDEX

Mots-clés : Kurdes, Arméniens, réformes ottomanes, code foncier de 1858, massacres de 1895, génocide de 1915, révolution des Jeunes-Turcs Keywords : Kurds, Ottoman reforms, Armenians, Land Code of 1858, Massacres of 1895, Genocide of 1915, young turk revolution

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Un territoire de marge en haute Djézireh syrienne (1921-1940)

Jordi Tejel Gorgas

1 AU SORTIR DE la Première Guerre mondiale, le Moyen-Orient connaît une période d’importantes transformations sociopolitiques bien qu’on puisse observer certaines continuités entre l’Empire ottoman et l’ère mandataire : la survivance des « solidarités primordiales » basées sur la religion, la tribu ou le clan, ou encore la prééminence des relations de patronage entre les notables et les populations urbaines [Hourani, Khoury et Wilson 1993]. Ainsi, après plusieurs siècles de domination du sultan-calife ottoman, le Levant (Syrie, Liban, Palestine), la Jordanie et l’Irak se retrouvent sous la tutelle de pays européens. Par ailleurs, le tracé des frontières des nouveaux États fondés sur les décombres de l’Empire ottoman induit de nouvelles identités territoriales, sépare les tribus, entrave les réseaux religieux confrériques ainsi que les circuits économiques traditionnels. Les populations nomades, quant à elles, deviennent la cible des vigoureuses politiques de sédentarisation qu’avaient déjà initiées les autorités ottomanes.

2 Si divers groupements ethniques et/ou religieux du Moyen-Orient sont touchés par ces changements [Bocco et Meier eds. 2005 ; Dakhli, Lemire et Rivet eds. 2009], les plus touchés sont les Kurdes, lesquels vivent en majorité dans les zones rurales et sont, depuis 1925, principalement répartis sur quatre États : l’Irak, l’Iran, la Syrie et la Turquie. Aussi, coupées d’une partie de leurs branches restées dans un État voisin, des confédérations tribales réorganisent leurs chefferies, et ce souvent de façon violente [van Bruinessen 1992]. Les différends frontaliers entre les nouveaux États désireux d’affermir leur autorité dans les territoires frontières ouvrent la voie à une instrumentalisation politique et militaire des tribus kurdes. Leur déplacement forcé et la destruction de leur habitat traditionnel sont lourds de conséquences. La montée des nationalismes, qui s’accompagne d’une catégorisation des sociétés moyen-orientales [Fuccaro 2004], fait des Kurdes une « minorité » ethnique aux yeux des nouvelles élites étatiques.

3 La haute Djézireh syrienne, objet d’un vaste projet de colonisation politique entrepris par la France [Latron 1936] dans les années 1920-1930, est un singulier terrain

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d’observation des populations rurales kurdes1 dans l’entre-deux-guerres. D’abord parce que toutes les dynamiques susmentionnées (réorganisation, instrumentalisation, sédentarisation, minorisation) interagissent dans un territoire relativement restreint : l’extrémité nord-est de la Syrie. Ensuite parce que la dimension modeste de la haute Djézireh favorise les relations entre les petites villes et la campagne environnante. L’étude des interactions économiques, sociales et politiques entre ces deux milieux nous conduira à questionner, dans le sillage des travaux récents en histoire ottomane [Khoury 1997 ; Afifi et al. 2005] et en histoire mandataire [Méouchy 2004 ; Provence 2005], les idées reçues sur les communautés locales vivant en vase clos.

4 Dans cet article, nous rappellerons brièvement le contexte de la mise sous tutelle internationale de la Syrie et les enjeux tant géostratégiques qu’économiques dont la haute Djézireh a été l’objet. Partant des travaux incontournables de Christian Velud [1986, 1987, 1991, 1993 et 1995], nous nous intéresserons à la politique mandataire qui s’est traduite par la colonisation de la Djézireh et par la cooptation de notables urbains2 chrétiens et de « grands chefs » tribaux kurdes et arabes venant des campagnes alentour. Ce faisant, nous serons amené à nuancer la thèse de Christian Velud sur la suprématie de la ville.

5 Sur une autre échelle [Revel 1996], l’analyse du mouvement autonomiste de la Djézireh (1936-1939) nous permettra de mieux saisir l’alliance kurdo-chrétienne qui a défié l’autorité du gouvernement syrien. À juste titre, les élites nationalistes de Damas ont accusé la France d’organiser ce mouvement fondé sur la cooptation, par les Services spéciaux3, de chefs kurdes et de notables chrétiens [Velud 1991 ; Mizrahi 2003a ; Tachjian 2004]. En ce sens, l’expérience de la haute Djézireh est comparable à celle d’autres territoires habités par des « minoritaires » (alaouites et druzes) vivant sous l’influence d’officiers français [Khoury 1987].

6 Si le rôle de la France dans la formation d’un territoire de marge4 en haute Djézireh a été essentiel, les sociabilités anciennes et le nouveau contexte socio-économique ont contribué à faire émerger une région jouissant, dans la Syrie mandataire, d’une identité particulière.

Une sortie accidentée de l’Empire

7 Après la conférence de San Remo en avril 1920 réunissant les puissances alliées victorieuses, la Société des Nations mandate la France pour organiser le territoire de la Syrie5. Quelques mois plus tard, les autorités turques acceptent les termes du traité de Sèvres, signé le 10 août 1920, préconisant la création d’un État arménien et d’un État kurde dans l’est de la Turquie actuelle, tandis que les partisans de Mustafa Kemal organisent une révolte contre les puissances européennes qui occupent certaines parties du pays, dont le Sud-Est anatolien.

8 Si les troupes françaises occupent Damas sans trop de difficultés, elles rencontrent cependant, dans la région d’Alep [Mizrahi 2003b] et en haute Djézireh6, une importante résistance armée. La présence de forces turques dans la haute Djézireh fait obstacle au contrôle effectif de l’ensemble du territoire syrien. Voulant éviter une guerre avec les nouveaux maîtres de la Turquie, la France consent à une perte de territoires, dont la Cilicie, Mardin et Djézireh Ibn Omar, au moment de la signature de l’accord de paix d’Ankara de 1921 [Tachjian 2004]. Malgré sa victoire diplomatique à Ankara, la Turquie

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scelle des accords avec des chefs tribaux et des dirigeants de bandes armées en vue d’affaiblir l’autorité française le long de la frontière turco-syrienne [Méouchy 2004].

9 Durant les années 1920, la haute Djézireh se trouve de fait au centre de revendications territoriales impliquant trois acteurs : la France, la Grande-Bretagne (en tant que puissance mandataire en Irak) et la Turquie. La France souhaite contrôler une zone qui puisse lui assurer plusieurs voies de communication avec l’ancien vilayet de Mossoul. Du reste, certains officiers français considèrent comme opportun de conserver des positions près de la région du Kurdistan7, qui connaît une période très mouvementée [Bozarslan 1988 ; Olson 1989 ; Kieser 1998]. Pour la Grande-Bretagne, la présence de postes militaires turcs aux limites de la zone contestée de Mossoul est inquiétante8. En cas de guerre, la haute Djézireh pourrait être utilisée par la Turquie comme un deuxième front militaire. C’est pourquoi, entre 1920 et 1926, la Grande-Bretagne suit de très près les négociations franco-turques et se montre favorable à la France, espérant que le contrôle français de cette région assurera la stabilité de son mandat en Irak [Sluglett 2006].

10 Lorsque la France réussit à s’allier certaines tribus kurdes de la haute Djézireh, le gouvernement d’Ankara montre un certain empressement à contrôler cette région, craignant la formation d’un foyer de rébellion9. Afin de parvenir à un accord, la Turquie et la France créent une commission d’abornement de la frontière turco-syrienne qui permet des réunions régulières jusqu’en 1929, date à laquelle les deux parties signent un protocole précisant en détail le tracé de la frontière entre Nissibin et Djézireh Ibn Omar.

11 C’est dans ce contexte international tendu que le Haut-Commissariat français lance au début des années 1920 un programme de sédentarisation et de rentabilisation économique de la Djézireh avec deux objectifs principaux : stabiliser la frontière septentrionale de la Syrie et justifier sa tâche « civilisatrice » au Levant [Velud 1993]. Pour relever ce défi, le Haut-Commissariat envisage la mise en place d’une politique d’accueil et d’installation de réfugiés arméniens et syriaques de Turquie [Tachjian 2004]. Des irréguliers turcs, kurdes et arabes continuent toutefois de défier l’autorité française sur la Djézireh et menacent la sécurité des colons. En réponse, la France encourage l’établissement de milliers de Kurdes fuyant la répression du régime kémaliste à la suite de l’effondrement de la révolte de Cheikh Saïd en 1925 [Olson 1989].

12 À côté de chefs tribaux kurdes, la Syrie mandataire accueille des intellectuels kurdes originaires de Turquie. Ces derniers forment en 1927 la ligue Khoyboun, comité nationaliste qui s’investit dans la (ré)ethnicisation de l’identité kurde en Syrie et qui a pour mission d’organiser une révolte armée contre le régime kémaliste [Tejel Gorgas 2007]. Les activités politiques de ce comité provoqueront par ailleurs des incidents diplomatiques entre la France et la Turquie tout au long des années 1930.

Politique foncière et relais locaux en Djézireh

13 La politique d’accueil et de sédentarisation des populations chrétiennes et kurdes modifie profondément la structure du tissu social en haute Djézireh. Si, avant 1927, on comptait à peine 45 villages kurdes, en 1941, on en compte plus de 700, avec une population totale (141 390 habitants) qui se répartit comme suit : 57 999 Kurdes (semi- nomades et sédentaires), 34 945 chrétiens de divers rites et de diverses langues ainsi que 48 749 Arabes, bédouins et sédentaires10. Ces transformations démographiques

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s’accompagnent de projets socioéconomiques qui auront des répercussions durables durant le mandat français et au-delà. Ainsi, le Haut-Commissariat encourage l’urbanisation de la haute Djézireh, d’une part, et cherche à consolider des relais politiques en milieu rural et en milieu urbain, d’autre part.

14 Dans les steppes (bâdiyya), s’appuyant sur la politique initiée par la Sublime Porte et suivie par la Grande-Bretagne en Irak [Batatu 1978] et en Transjordanie [Bocco 1996], la France choisit de s’adresser directement aux chefs tribaux, faisant d’eux des interlocuteurs privilégiés afin d’assurer la sécurité du territoire et de restreindre les parcours des nomades11. La grande révolte syrienne des années 1925-192712 viendra conforter ce choix stratégique : en échange de leur soutien au Mandat, les chefs bédouins reçoivent, après quelques aménagements de la loi foncière, des subventions et des terres de l’État [Khoury 1988 ; Velud 1995].

15 Selon le Code foncier ottoman de 1858, les terres de la zone steppique étaient inscrites comme « terres mortes » (mawwât) ou incultes, n’appartenant à personne. La mise en valeur de ces terres permettait d’accéder à un droit de possession (tasarruf), le terrain entrant alors dans le domaine des terres dites miri, c’est-à-dire propriété de l’État. Sous mandat, la grande majorité des terres de la Syrie étaient propriété de l’État, qui en cédait la possession. En plus de leur droit officiel à la possession, nouveauté par rapport à la loi ottomane, les grands chefs tribaux bénéficiaient d’autres avantages, qui pouvaient prendre la forme d’indemnités ou d’un pouvoir législatif et foncier. Peu familiers de la culture des terres, les chefs tribaux les confiaient à des métayers, généralement des paysans kurdes (fallahin).

16 Si ces mesures présentent l’avantage de s’assurer la coopération des chefs tribaux, elles n’empêchent pas que des conflits éclatent autour de la propriété terrienne. Alors qu’en Transjordanie la politique mandataire de cadastrage et de remise de titres de propriété garantit une certaine paix sociale [Tell 1993], la Syrie voit se multiplier les litiges fonciers dans diverses régions, dont la haute Djézireh. Les raisons en sont multiples : imprécision de la législation et des usages en la matière ; absence d’enregistrement moderne des droits immobiliers ; non-délimitation du domaine privé de l’État ; le fait qu’il s’agisse d’un « pays neuf » ; carences des Services fonciers et domaniaux.

17 Les litiges les plus courants concernent des terrains situés hors des zones de transhumance des tribus et qu’elles prétendent mettre en valeur. Selon la tradition bédouine, le fait de faire paître des troupeaux dans des pâturages confère une sorte de droit de propriété aux tribus. Les litiges intertribaux portent parfois sur des zones couvrant entre 15 000 et 20 000 hectares, comme c’est le cas dans la région de Tell Roumelan, où les fractions bédouines des Chammar s’opposent aux Tchitié, Kurdes sédentaires13.

18 Pour faire face à ces problèmes, l’administration mandataire, à quelques exceptions près, cantonne les agriculteurs (Kurdes) dans les terres fertiles du Nord et les pasteurs (Arabes bédouins) dans les steppes du Sud14. Si bien que progressivement on voit émerger une ligne de démarcation à la fois socioéconomique et ethnique, qui sépare la haute Djézireh, « territoire policé » (ma’âmura) composé de petites villes habitées par des chrétiens et entouré de centaines de villages agricoles à majorité kurde, et la basse Djézireh, domaine réservé aux Bédouins (bâdiyya).

19 Cette ligne de partage ne doit cependant pas faire oublier les « frontières intérieures » de la Djézireh. Les types de contrats (murabâ et khammas15) passés entre les grands

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propriétaires et les métayers deviennent ainsi source de friction. Partout où la grande propriété domine, les métayers, qu’ils soient arabes ou kurdes, se trouvent dans l’impossibilité de rembourser leurs dettes, ce qui les lie à vie à leurs propriétaires et créanciers.

Les « frontières » mouvantes de la Djézireh

20 Cette réalité n’est cependant pas celle de la majorité des paysans kurdes en haute Djézireh durant l’entre-deux-guerres. En effet, la plupart possèdent des propriétés moyennes [Gerber 1987]16. En outre, certaines tribus kurdes, comme les Mersinié d’Amouda, les Hassenan d’Andiwar et les Tchitié basés à l’est de Qamichli, jouissent d’un droit de propriété sur les terres qu’elles cultivent elles-mêmes, ce qui leur assure une certaine prospérité.

21 Dans les faits, les rapports entre paysans et propriétaires sont plus fluides que ce que certaines études laissent entendre [Latron 1936 ; Weulersse 1946]. Par exemple, entre 1936 et 1937, les Mersinié versent des redevances à Ahmed Jaddouh, chef de la fraction Bou Khattab de la tribu arabe Jabbour. Puis, contestant les droits de ce chef, ils revendiquent l’entière propriété de ces terrains17. De même, les Tchitié, possédant beaucoup de troupeaux de moutons et de terrains de culture, après avoir été inféodés quelques années aux Chammar Khorsa, s’autonomisent par les armes. Ainsi, si le nouveau sédentaire accepte, du moins temporairement, de payer le tribut qui lui est imposé, il tend à s’affranchir de son « propriétaire » dès qu’il le peut. Pour cela il cherche un « protecteur » – commerçant, chef de tribu ou fonctionnaire – susceptible de financer son exploitation naissante et de défendre efficacement ses droits auprès du gouvernement. S’il lui est impossible de s’affranchir, il part s’installer sur d’autres terres libres ou se contente de sa situation de métayer.

22 Cette fluidité se retrouve également dans les relations entre les chrétiens citadins et les paysans kurdes. Comme l’a souligné Christian Velud, les interlocuteurs des officiers français en milieu urbain sont les notables chrétiens, notamment à Hassaka (chef-lieu de la haute Djézireh) et à Qamichli, véritable « capitale » économique de la région [Velud 1986]. Suivant en cela les analyses de Jacques Weulersse [1946], Christian Velud affirme la primauté de la ville sur la campagne « musulmane », et par là même, celle des chrétiens. Grâce à leurs contacts et à leur activité commerciale, les notables chrétiens peuvent pratiquer l’usure, créant un réseau d’alliance et de clientèle en milieu rural. Sur le plan militaire, l’armée française est représentée en Djézireh par le Huitième Bataillon du Levant, formé en 1930 et composé essentiellement de chrétiens locaux [Velud 1986].

23 Les rapports entre la ville et la campagne, entre les chrétiens et les musulmans, ne sont cependant ni figés ni déséquilibrés. Christian Velud précise : La prospérité de la ville dépend aussi de celle de la campagne [1986 : 89].

24 La sécurité même de la ville dépend des liens que les populations urbaines (chrétiennes et musulmanes) entretiennent avec les populations rurales. Ainsi, lorsque les notables urbains se sentent menacés par les Bédouins, ils se réfugient dans les villages environnants18. Le pouvoir politique des chrétiens, corollaire de leur suprématie économique et militaire, se révèle donc relatif. Les événements d’Amouda en 193719 montrent la fragilité de la cohabitation entre les différentes composantes de la société

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jazîriote et la nécessité pour les chrétiens d’être protégés par les Français et de s’allier avec les notables et chefs tribaux kurdes.

25 Qui plus est, la position des notables chrétiens se fragilise davantage encore à partir de 1938 lorsque le Haut-Commissariat s’emploie à étouffer le mouvement autonomiste de la haute Djézireh afin de faire respecter l’esprit du traité franco-syrien20. Se sentant menacés par le rôle politique croissant de notables kurdes, comme Hajo Agha21, certains chefs chrétiens vont jusqu’à dénoncer la « trahison » de leurs coreligionnaires kurdes, qui auraient utilisé leur alliance avec les chrétiens pour renforcer leur prééminence et créer en Djézireh un « centre kurde rattaché au Kurdistan [...] indépendant »22.

La constitution du mouvement autonomiste

26 Le caractère « neuf » de la haute Djézireh et la multiplicité, dans cette région, des pouvoirs en contact avec les élites locales – le Haut-Commissariat français, le gouvernement de Damas et les Services spéciaux – permettent aux divers acteurs de faire preuve d’un grand dynamisme dans la mise en place de stratégies individuelles et/ ou collectives.

27 Nous relèverons ici deux tendances : les « gagnants » du système implanté par les Français en Djézireh – les sédentaires et semi-sédentaires – deviennent pro- mandataires ; les « perdants » – nomades, pour la plupart – se montrent anti- mandataires. Cette division, latente depuis les années 1920, se traduit en 1936 dans des positions « autonomistes » et « nationalistes ». Autrement dit, les innombrables litiges intertribaux, dus en partie à des différences d’ordre social – à l’instar de ce qui se passait dans la vallée de l’Euphrate [Lange 2005] –, ainsi que les ambitions économiques et politiques de certaines élites locales vont se transporter sur le plan local, voire national.

28 En effet, alors qu’en mars 1936 le traité franco-syrien est en discussion, plusieurs régions périphériques de la Syrie, dont la haute Djézireh, voient émerger des mouvements autonomistes qui réclament le maintien de la présence française sur leurs territoires respectifs. La conclusion du traité franco-syrien le 9 septembre 1936 est suivie d’une large victoire des nationalistes syriens du Bloc national aux élections de novembre, et de la formation d’un gouvernement dirigé par Jamil Mardam Bey. Or, votant pour les candidats autonomistes23 (Kaddour Bey, Khalil Bey Ibrahim Pacha et Saïd Ishak), la haute Djézireh échappe à la mainmise des nationalistes syriens.

29 Bien que la plupart des chefs kurdes se trouvent dans le camp autonomiste, le mouvement autonomiste de la Djézireh ne réunit pas tous les notables et chefs tribaux kurdes. Dans la région d’Amouda, Saïd Agha, chef des Dakkourié, représente l’option unitariste24. Le camp chrétien compte avec le soutien de notables et de chefs catholiques, qui jouissent de liens privilégiés avec certains milieux français favorables au maintien du Mandat. À l’opposé, les chefs syriaques orthodoxes et les chefs arméniens apostoliques, jaloux du pouvoir des religieux catholiques, tentent de dissuader les membres de leurs communautés de s’associer au mouvement [Tachjian 2004]. Certains Syriaques orthodoxes, comme Saïd Ishak, prennent toutefois des responsabilités importantes au sein du mouvement autonomiste.

30 La plupart des tribus arabes de la Djézireh sont partagées entre les deux camps. L’origine de ces divisions réside principalement dans la lutte pour le pouvoir au sein de

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la tribu et dans la lutte pour le contrôle des terres. Le cas le plus emblématique est sans doute celui des Chammar : alors que, avec Daham al-Hadi, chef arabe du Bloc national, le clan Khorsa s’engage aux côtés de Damas, le clan Sinjara s’appuie, lui, sur un chef régionaliste, Cheikh Abd El-Karim Mohamed25.

31 Les acteurs du mouvement autonomiste de la Djézireh n’agissent pas seuls : ils agissent avec la complicité d’acteurs « externes ». Comme nous l’avons indiqué, les Services spéciaux s’engagent pleinement dans le mouvement régionaliste de la Djézireh. Les dominicains français, installés en Djézireh depuis 1936 et jouissant du soutien financier et politique du Vatican, jouent aussi un rôle considérable dans le développement de ce mouvement.

32 En dépit des divisions, la position autonomiste reste majoritaire dans les principales villes de la haute Djézireh – à l’exception d’Amouda – et dans les zones rurales – notamment dans le qaza du Tigre, où aucune tribu kurde ne s’allie au Bloc national. Certes, la défense des privilèges obtenus (terres, subventions, postes dans l’administration) peut expliquer les choix politiques de certains chefs tribaux et de certains notables. Toutefois la place centrale qu’occupent les chefs tribaux dans le système établi par les autorités mandataires dans les zones rurales syriennes mérite d’être nuancée [Batatu 1978 ; Dodge 2003].

33 À la fin des années 1930, certains groupements kurdes – les Kikié, les Tchitié, les Dakkourié et les Hassenan – n’ont pas de chef unique. Dès lors, qu’elles soient pro-ou anti-mandat, pro-ou anti-autonomie, kurdo-chrétiennes ou kurdo-arabes, les options prises par les membres des clans tribaux ne peuvent pas toujours être analysées à l’aune des intérêts matériels et/ou symboliques des « grands chefs ».

34 En outre, les paysans kurdes peuvent aussi choisir de défendre leurs intérêts particuliers (terres cultivées) avant toute autre considération (relations privilégiées avec le pouvoir ; liens ethniques, religieux et/ou tribaux). Ainsi, dans la région d’Amouda, des conflits intrakurdes (Mersinié contre Dakkourié) à propos des terres éclatent régulièrement. En même temps, l’introduction d’une certaine modernité économique en haute Djézireh ne va pas sans susciter quelques tensions, qui, avec la récurrence des litiges, tendent à se cristalliser sous la forme d’un clivage ethnique (Kurdes contre Arabes) et confessionnel (chrétiens contre musulmans).

35 En effet, durant le Mandat, les Kurdes – semi-sédentaires et sédentaires – descendent vers la plaine et les espaces « vides » afin de trouver de nouveaux pâturages pour leurs troupeaux qui n’en ont plus suffisamment dans la région nord, entièrement cultivée, et afin de posséder ou d’occuper en métayage des terres libres pour y installer leur population en surnombre. De leur côté, les tribus bédouines arabes tentent d’affirmer leur droit de propriété sur ces terres ou de repousser l’avancée des Kurdes.

36 Vers la fin du Mandat, les conflits entre Kurdes musulmans et chrétiens s’intensifient. Depuis le début des années 1930, la haute Djézireh est reliée à Alep par la voie ferrée. Il s’ensuit un développement notable du commerce à Qamichli et, pour cette région, un intérêt grandissant de la part de quelques commerçants chrétiens et arabes alépins. Ces derniers proposent à certains propriétaires chrétiens des crédits avantageux qu’ils investissent dans les premières pompes à eau et machines agricoles. L’introduction de ces machines a néanmoins des conséquences négatives pour les métayers kurdes, lesquels se voient contraints d’émigrer ou de travailler pour des propriétaires qui leur imposent des conditions souvent draconiennes.

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37 Dans ce contexte, quelques chefs arabes partisans du Bloc national, tel Daham al-Hadi, tentent de faire éclater le « bloc kurdo-chrétien » en propageant l’idée que les chrétiens de la Djézireh finiront par accaparer toutes les terres cultivables « après en avoir chassé les musulmans »26. Peu à peu, Daham al-Hadi arrive à convaincre des chefs et paysans kurdes que l’emploi massif de machines agricoles leur enlèvera tout travail. Le résultat ne tarde pas à se faire sentir : des mukhtars de la tribu des Kikiés s’associent à Daham al-Hadi pour protester contre les achats de terrains par des chrétiens et, en 1939, ont lieu les premières attaques contre des machines agricoles appartenant à des chrétiens27.

38 Les populations locales peuvent donc changer facilement d’alliance. Dès lors, les concepts d’« identité » (ethnique et/ou religieuse) et d’« intérêt » doivent être constamment articulés pour comprendre l’engagement des acteurs dans le champ politique.

La consolidation d’une identité « de marge »

39 En dépit des tensions latentes entre Kurdes et chrétiens à la fin des années 1930, le « bloc kurdo-chrétien » de la haute Djézireh repose sur des bases solides qui ne se limitent pas à son caractère stratégique [Velud 1986]. En ce sens, les subjectivités des acteurs impliqués ainsi que les sociabilités rurales et urbaines s’avèrent déterminantes dans la formation de l’alliance kurdo-chrétienne et dans celle d’une identité hybride propre aux territoires « de marge ».

40 Tout d’abord, Kurdes et chrétiens (chefs tribaux, paysans et notables urbains) se considèrent comme « les véritables créateurs », avec l’aide de la France, de la haute Djézireh moderne : [Les colons] ont fourni la main-d’œuvre nécessaire pour faire, de terres incultes et désertiques, des terrains productifs, riches et prospères [et estiment] par conséquent qu’[ils ont] le droit de s’autodéterminer en toute équité [Tachjian 2004 : 404].

41 Un sentiment d’étrangeté vis-à-vis du gouvernement de Damas est perceptible dans le discours des autonomistes : La Djézireh relevait jadis du vilayet de Diyarbakir28.

42 Les habitants de la Djézireh se sentent, en outre, discriminés – mauvaise qualité des routes, manque d’hôpitaux et d’écoles – par le centre politique à cause de leur fidélité à la puissance mandataire. À leurs yeux, la solution est la création d’une administration autonome dirigée par la population indigène.

43 De surcroît, le discours autonomiste se nourrit d’appréhensions. Les chrétiens de la haute Djézireh craignent que la constitution d’un État-nation dominé par des musulmans ne s’accompagne d’une politique agressive à leur encontre, à l’instar de ce qui s’était produit en Turquie et en Irak29. Les réfugiés politiques kurdes, quant à eux, soupçonnent Ankara de vouloir occuper la Djézireh afin de faire taire les voix dissidentes des Kurdes exilés en Syrie et de régler ainsi « la question kurde ». L’exemple d’Alexandrette, sandjak syrien occupé par la Turquie en 1938, ne fait que renforcer les craintes des chefs et intellectuels kurdes réfugiés en Syrie30. Pour les premiers comme pour les seconds, seule la présence militaire de la France en Syrie peut garantir leur sécurité.

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44 L’entente entre Kurdes et chrétiens trouve aussi ses origines dans les sociabilités préexistant à la période mandataire. Ainsi, la plupart des colons de la haute Djézireh étaient originaires de la région allant de Mardin à Djézireh Ibn Omar, en Turquie. S’il est vrai que les relations entre chrétiens et Kurdes avaient souffert des massacres perpétrés à l’encontre des premiers durant la Première Guerre mondiale [Ternon 2007], les chefs kurdes engagés dans le mouvement autonomiste en Djézireh, à l’exception de Khalil bey Ibrahim Pacha31, n’avaient pas participé aux pogroms antichrétiens : Pour ce qui est des Jacobites et des Syriens catholiques, ils se sont toujours bien entendus avec les Kurdes [...]. Nous n’avons qu’à nous louer de l’accord passé, durant la guerre, entre Syriens catholiques et Kurdes. C’est uniquement à cet accord que nous devons d’avoir échappé au massacre général des Arméniens32.

45 Sous l’Empire ottoman, les chrétiens ruraux du Tour Abdin (foyer historique des Syriaques orthodoxes) avaient développé un mode de vie et une structure clanique semblables à ceux des Kurdes. Ainsi, des confédérations tribales kurdes, dont les Heverkan et les Kikié, comptaient des clans chrétiens dans leurs rangs. Ce qui explique que lors de la rébellion de Hajo Agha en 1926 contre les autorités turques « les villageois syriaques d’Azekh [aient] pris part à la révolte kurde » [Tachjian 2004 : 269]. Par ailleurs, avant 1925, des citadins musulmans, chrétiens et juifs cohabitaient dans des villes « turques » comme Midiat, Nissibin ou Djézireh ibn Omar. Et, afin de faciliter les échanges commerciaux en ville, la plupart des chrétiens de la haute Djézireh parlaient le kurde, langue devenue véhiculaire dans la région.

46 Une fois constitué, le « bloc kurdo-chrétien » est nourri tantôt par une sociabilité recherchée – foires agricoles, cérémonies pluriconfessionnelles33, accueil d’enfants musulmans dans les écoles catholiques [Velud 1991], tentatives d’ouverture d’écoles kurdes chez les dominicains français [Tejel Gorgas 2007] – tantôt par des liens de simple cohabitation, notamment en milieu urbain – mariages mixtes, quartiers mixtes (notamment à Qamichli), relations professionnelles entre des fonctionnaires locaux issus de diverses composantes ethniques et religieuses.

47 C’est ce microcosme singulier, traversé d’alliances anciennes et nouvelles, qui met en émoi les cercles nationalistes syriens : Nous avons été les seuls perdants, et les hommes de notre gendarmerie et de notre police ont été les seules victimes de la sédition34.

48 Entre 1936-1938, en haute Djézireh, les maladresses des cadres du Bloc national35 ne font que rapprocher Kurdes et chrétiens, qui prennent conscience de leur caractère « minoritaire » [Khoury 1987 : 526-527], « réalité d’ordre qualitatif et différentiel et condition de dépendance, ou ressentie comme telle » [George 1984 : 5].

49 Dès 1938, les erreurs commises par le gouvernement de Damas engendrent des actes de désobéissance. L’attitude défiante des « minoritaires » déclenche une réaction des milieux nationalistes de la capitale syrienne, lesquels incriminent ceux qui n’adhèrent pas à leur projet politique, à savoir une Syrie identifiée à l’arabité. Les articles parus dans la presse syrienne au sujet des Kurdes et des chrétiens sont particulièrement éloquents. Ainsi, les partisans de l’autonomie y sont traités de « réfugiés », de « traîtres »36 et d’« étrangers à la patrie syrienne »37. D’autres, plus radicaux, appellent même à attaquer ceux qu’ils considèrent comme déviants : Terrassez les traîtres pour qu’ensuite vous puissiez affronter l’étranger [la France], unis, la tête haute et le cœur confiant38.

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50 Paradoxalement, la « minorisation » des groupes agissant en haute Djézireh va de pair avec une progressive « syriannisation » de la vie politique dans cette région. Les notables et une partie de la population jazîriote se répartissent entre, d’une part, les « pro-Damas » et, d’autre part, les « anti-Damas ». Les citadins de la haute Djézireh reproduisent les modes de mobilisation des autres villes syriennes : manifestations, fermeture de souks, grèves et organisation de groupes paramilitaires [Watenpaugh 2002 ; Tejel Gorgas 2009]. L’avenir de la haute Djézireh figure dans l’agenda politique du gouvernement de Damas, et ce après seize années d’un contrôle absolu des autorités mandataires.

Conclusion

51 L’observation de la haute Djézireh sous mandat français révèle que les populations rurales kurdes de cette région « de marge » ont vécu des bouleversements comparables à ceux qu’ont vécu d’autres groupements ethniques et religieux du Moyen-Orient : réorganisation, instrumentalisation, sédentarisation, minorisation. Le tracé des nouvelles frontières étatiques et les projets de sédentarisation créent en effet un nouvel équilibre politique, social, économique, voire écologique.

52 En étroite relation économique, politique et sociale avec les populations urbaines, les populations rurales n’ont pas subi ces changements de manière passive. Au contraire, elles en ont été acteurs à part entière. Nous avons cherché à restituer leur dynamisme, leurs stratégies parfois contradictoires et ambiguës d’adaptation ou de résistance face aux défis que leur ont posés les évolutions internationales (intervention accrue des puissances européennes), nationales (formation d’un nouveau centre politique et d’une nouvelle identité « nationale ») et locales (perte de la légitimité traditionnelle des chefs locaux au profit d’une relation privilégiée avec les nouveaux pouvoirs).

53 Nous avons appréhendé les relations centre-périphérie à partir de la notion de « marge », dans un sens certes spatial mais aussi culturel, politique et social. Loin du « centre » et sous l’autorité directe de la France, la haute Djézireh se trouve dans un rapport à la fois d’autonomie et de dépendance vis-à-vis dudit centre. Elle est parcourue d’influences diverses : celle du « centre », du pouvoir mandataire mais aussi celle d’un ex-espace impérial encore riche de ses circuits économiques, de ses alliances tribales et de ses solidarités linguistiques et religieuses. Encouragées par des officiers français, les populations urbaines et rurales de la haute Djézireh ont contribué à superposer à l’identité d’un espace de transition une identité singulière. En ce sens, la haute Djézireh doit être vue davantage comme une zone hybride que comme un territoire autonome ou, au contraire, comme une marche subordonnée au « centre ».

54 Une comparaison avec les transformations intervenues dans d’autres territoires de marge de la Syrie mandataire ou dans d’autres territoires sous mandat permettrait de mieux saisir les similarités et les singularités des diverses recompositions de l’espace rural dans l’entre-deux-guerres au Moyen-Orient.

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NOTES

1. Les populations kurdes placées sous mandat français occupent, le long de la frontière turque, trois zones étroites : le Kurd Dagh, le Jarablous et la haute Djézireh. Tous les Kurdes de Syrie parlent le même dialecte, à savoir le kurmandji, et sont des musulmans sunnites, à l’exception des Yézidis. 2. Venant des petites villes que sont Amouda, Andiwar, Derbessié, Derik, Hassaka, Qamichli et Ras al ’Ayn [Velud 1986]. 3. Les Services spéciaux sont censés effectuer des missions de recherche et de renseignement pour le compte du Haut-Commissariat et du Commandement militaire. En réalité, ils vont progressivement échapper à l’autorité civile [Mizrahi 2003a]. 4. Si le terme « marge » recoupe en partie les notions de « confins » et de « marches », il ne se confond pas avec ces dernières, qui ont une connotation négative. Loin d’évoquer la précarité, la marge désigne au contraire un espace de transition, un entre-deux, avec des caractéristiques certes spatiales mais aussi non matérielles. Un espace en transition, qui connaît une certaine autonomie mais aussi une certaine dépendance vis- à-vis de l’ensemble dans lequel il s’insère. La marge constitue ainsi une sorte de zone hybride, lieu d’une identité propre [Alexandre-Garner ed. 2008]. 5. Elle le fait d’abord sur la base des autonomies confessionnelles. Au début des années 1930, les États du Levant sous mandat français étaient au nombre de quatre : la République libanaise, l’État de Syrie (qui regroupait une partie des anciens vilayet ottomans de Damas et d’Alep), l’État des Alaouites et le djebel druze. La Djézireh, quant à elle, faisait partie du sandjak de Deir ez Zor, dans l’État de Syrie. 6. À l’époque ottomane, la Djézireh est le domaine où se rendent les tribus arabes nomades (Chammar, Tay, Beggara) et les tribus kurdes semi-nomades, éleveurs de moutons (Milli, Dakkourié, Heverkan), descendant des montagnes pour y passer l’hiver. Entre le Tigre et les collines du Karatchok vivent deux groupes sédentaires d’origine kurde : les Hassenan et les Miran. 7. CADN (Centre des archives diplomatiques de Nantes), Fonds Beyrouth (FB), Cabinet politique (CP) 549. Le Haut-Commissaire de la République française (Beyrouth) au ministre des Affaires étrangères (Paris), le 29 décembre 1926. 8. Les relations turco-britanniques entrent dans une phase critique au début des années 1920 à cause du différend territorial sur l’ancien vilayet de Mossoul. Alors que la Turquie revendique sa souveraineté sur ce territoire à majorité kurde, la Grande- Bretagne prône l’attachement de ce territoire à l’Irak. Faute d’accord politique entre les deux pays, la SDN décide, en décembre 1925, d’annexer Mossoul à l’Irak. 9. SHAT (Service historique de l’armée de terre), 4H 91. Service des renseignements, bulletin no 289. Alep, 10 décembre 1925. 10. CADN, FB, CP 413 : « Rapport général de la reconnaissance foncière de la Djézireh », Beyrouth, avril 1941.

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11. Les contacts entre la France et les chefs bédouins sont assurés par le Contrôle bédouin et le Service de renseignements, deux services dominés par les militaires, qui se feront une concurrence, parfois déloyale, dans les zones steppiques durant le Mandat. 12. Pendant que la Syrie se prépare aux élections législatives d’octobre 1925, un mouvement insurrectionnel éclate dans le djebel druze. Ce mouvement s’étend rapidement à d’autres provinces du Levant, y compris la capitale syrienne [Provence 2005]. 13. CADN, FB, CP 504 : « Note concernant les travaux de reconnaissance foncière à effectuer dans la Djézireh après la reconnaissance générale effectuée en novembre 1939 », Beyrouth, 21 décembre 1939. 14. CADN, FB, CP 504 : « Note de la sous-délégation de Djézireh pour le Lieutenant- Colonel Inspecteur général », Hassaka, 15 novembre 1938. 15. Avec le murabâ, le propriétaire fournit le fonds, le cheptel et la semence. Le paysan n’apporte que sa force de travail. Lui revient un quart de la récolte. Avec le khammas, le paysan fournit le travail, le cheptel et la semence. De son côté, le propriétaire fournit le fonds et récupère le cinquième de la récolte [Velud 1987]. 16. Les propriétés latifundiaires n’apparaîtront qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec les décrets 132 et 141 de 1940 et 1941, qui assigneront à des tribus des terres d’État non enregistrées [Velud 1993]. 17. Archives dominicaines (AD), Haute Djézireh (HJ), D 45, vol. 1 : « Rapport général de reconnaissance foncière de la Djézireh, 1939-1940 ». 18. CADN, FB, CP 504 : « Sûreté générale, information n o 3542 », Beyrouth, 20 juillet 1937. 19. Lors de la préparation des élections législatives de 1936, un foyer partisan des nationalistes syriens se forme à Amouda et dans les villages environnants. Le chef kurde Saïd Agha et des cheikhs musulmans se lancent dans une propagande antichrétienne à l’encontre des syriaques orthodoxes d’Amouda. En 1937, les chrétiens demandent aux officiers français de les protéger. Vu la passivité des Français, Saïd Agha et consorts attaquent le quartier chrétien d’Amouda en août de la même année. L’intervention de quelques chefs kurdes autonomistes permettra aux chrétiens d’Amouda de fuir la ville et de se réfugier à Qamichli. 20. Ce traité, signé à Paris le 9 septembre 1936, reconnaît la Syrie comme État indépendant et souverain, allié à la France pour vingt-cinq ans. Pour ce qui est des territoires druzes et alaouites, ils doivent être annexés à l’État de Syrie tout en conservant un régime administratif spécifique. Le traité ne prévoit aucune mesure spéciale pour la haute Djézireh. Voir AD, HJ, D 45, vol. 2 : « Les fonctionnaires français », février-avril 1938. 21. Chef de la confédération des Heverkan, qui avait coopéré avec les kémalistes lors de la révolte de 1926 contre le gouvernement d’Ankara, il offre ses services à la France mandataire en échange de terres pour les Heverkan qui l’ont suivi en Syrie [van Bruinessen 1992]. 22. CADN, FB, Bureau diplomatique (BD) 237 : « Le conseiller d’Ambassade (Damas) au délégué adjoint du Haut-Commissaire (Hassaka) », 18 mars 1940. 23. Les trois principales revendications de la Djézireh sont : un statut spécial, garanti par la SDN, comparable à celui des Alaouites et des Druzes ; le maintien des troupes

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françaises pour assurer la sécurité des « minoritaires » ; la nomination d’un gouverneur français, sous le contrôle de la SDN. Voir AD, HJ, D 45, vol. 2 : « Le manifeste de la Djézireh », avril 1938. 24. Saïd Agha tantôt se rapproche tantôt s’éloigne des autorités françaises, recherchant une position qui lui permette de s’imposer aux autres fractions dakkourié. Voir CADN, FB, BD 237 : « Mohafazat de Djézireh », Qamichli, 16 juin 1941. 25. CADN, FB, CP 503 : « Aperçu sur la situation politique dans les territoires de l’Euphrate », Beyrouth, 4 octobre 1937. 26. CADN, FB, CP 505 : « Rapport du Lieutenant-Colonel René Marchand, inspecteur délégué du Haut-Commissariat pour la haute Djézireh », Hassaka, 6 juin 1939. 27Idem. 27. 28. AD, HJ, D 45, vol. 2 : « Déclaration de Michel Dôme, président de la municipalité de Qamichli, à Son Excellence Monsieur le Comte de Martel, Haut-Commissaire », 23 juillet 1937. 29. AD, HJ, D 44 : « Lettre du Père Drapier au Père Padé du 15 avril 1936 ». Il faut rappeler que, tout au long des années 1920, la Turquie poursuit sa politique d’expulsion des chrétiens (arméniens et syriaques) de l’est du pays [Tachjian 2004]. En Irak, l’armée massacre, en août 1933, des centaines d’Assyriens dans la province de Mossoul. Une partie des survivants se réfugieront en Syrie [Zubaida 1994]. 30. Lors du recensement de 1933, Alexandrette (province du sud-est de la Turquie actuelle) comptait une moitié d’arabophones, un peu plus d’un tiers de turcophones et environ 13 % d’Arméniens. Malgré la présence majoritaire des arabophones, la Turquie revendique cette province. Face à la pression d’Ankara, la France accorde son autonomie à Alexandrette en novembre 1937. Devant la montée des protestations des nationalistes arabes, la Turquie occupe le sandjak d’Alexandrette en juillet 1938. Son annexion officielle ne prendra effet qu’en juin 1939 à la suite d’un accord franco-turc. 31. Selon certaines sources chrétiennes, ce chef participa lui-même aux massacres de chrétiens à Mardin en 1915 [de Courtois 2002]. 32. SHAT, 7 N 4173, D 2 : « État-Major de l’Armée. Sections d’études au Levant. Compte rendu des déclarations de Mgr Tappouni, patriarche syrien catholique », 19 janvier 1934. 33. Revue de la presse libanaise et syrienne du 14 au 18 août 1938. 34. CADN, FB, Petits Fonds (PF) 2314 : revue de la presse du 7 au 13 février 1938. 35. En 1937, après quelques incidents dans les villes de la haute Djézireh et une grande manifestation qui dégénère à Hassaka, le ministre de l’Intérieur a déclaré qu’il y avait eu trois morts mais qu’il aurait souhaité qu’il y en eût davantage. Voir CADN, FB, CP 505 : « Le Haut-Commissaire de la République française en Syrie et au Liban au ministre des Affaires étrangères », Beyrouth, 27 avril 1938. 36. Voir les quotidiens Al-Kabas du 11 juillet 1937 et du 10 février 1938. 37. Le Parti communiste syrien, dont bon nombre de membres sont issus du quartier kurde de Damas, souligne au contraire dans son organe de presse, Saut al-Shaab, que les Kurdes sont attachés à la patrie syrienne. Voir CADN, FB, PF 2314 : revue de la presse libanaise et syrienne du 28 février au 6 mars 1938. 38. CADN, FB, CP 506 : tract signé par le parti Sûriyya al-Fatât (« Jeune Syrie »), Beyrouth, 2 mars 1939.

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RÉSUMÉS

Résumé : Au sortir de la Première Guerre mondiale, les nouveaux États fondés sur les décombres de l’Empire ottoman adoptent, dans leurs zones rurales respectives, des politiques similaires afin de stabiliser leurs frontières et leurs populations. Si divers groupements ethniques et/ou religieux du Moyen-Orient sont touchés par ces changements, les plus touchés sont les Kurdes, majoritairement ruraux et principalement répartis depuis 1925 sur quatre États : la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie. La haute Djézireh syrienne, objet d’un vaste projet de sédentarisation entrepris par la France en tant que puissance mandataire au Levant (1920-1943), offre à cet égard un singulier terrain d’observation des populations rurales kurdes dans l’entre-deux-guerres. L’auteur envisage les relations centre-périphérie à partir de la notion de « marge», dans un sens certes spatial mais aussi culturel, politique et social.

After World War I, the newly established states in the Middle East implemented similar policies for stabilizing borders and populations, especially in rural areas. These policies affected various ethnic and/or religious groups, but the impact was heaviest on the Kurds, a people divided after 1925 among four countries: Turkey, Iran, Iraq and Syria. Upper Jazira, an area located in Syria at the junction with Turkey and Iraq, was the target of a comprehensive project for settling people that France carried out under its League of Nations’ mandate (1920-1943). It provides a vantage point for observing rural Kurdish groups during the interwar period. The center-periphery debate is revisited by using the concept of “margins” in not only its spatial but also its cultural, political and social senses.

INDEX

Mots-clés : haute Djézireh syrienne, Kurdes, Mandat français, mouvement autonomiste, identité de « marge » Keywords : autonomist movement, Upper Jazira, Kurds, French mandate, identity based on “margins”

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Village Evacuation and Reconstruction in Kurdistan (1993-2002)

Joost Jongerden

1 IN THE COURSE OF THE WAR against the PKK in southeastern Turkey during the 1990s, Turkish Armed Forces and paramilitary “village guards” systematically evacuated and destroyed some 3,000 rural settlements. This destruction was enacted as an integral part of warfare following a Turkish revision of its military tactics and general approach to the conflict. In this article I will discuss the destruction of rural settlements as part of a counter-insurgency strategy implemented by the army with the intention of transforming the countryside. The article will argue that the rural space of a huge swathe of territory was reconstructed, from one which provided sustenance for the enemy, the PKK, to one which immobilized the enemy at the expense of millions of rural inhabitants, their livelihoods and their communities.

2 Though much has been written about the war between Turkey and the PKK from socio- political perspectives [Imset 1995; Barkey and Fuller 1998; White 2000; Bozarslan 2004], with a few exceptions [Kocher 2004; Etten et al. 2008] the way in which the countryside has been used as a medium for warfare and transformed by the warfare itself has received comparatively little attention. The relative neglect of the rural aspects of the war, in terms of state planning and its human consequences, corresponds to a wider trend in research, at least in Turkish and Kurdish studies, to focus on urban issues, in particular the impact of public policy on the major population centers as the hubs of political and social life. Scholarly attention with respect to the Turkish state in its war with the PKK has focused on the transformation of cities and livelihood issues of forced migrants (internally displaced persons: IDPs) in their new urban environments, especially in some of Turkey’s principal cities, Istanbul, Mersin, and Ankara, as well as Diyarbakır, the main city in the Southeast [Çelik 2005; Yılmaz 2006]. Understandable as it may be that research followed the displaced into the major conurbations, the consequence is that the impact of displacement on the countryside itself and the struggle of those ejected from their homelands has been understudied.

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3 Internationally, however, the relationship between counter-insurgency and the production of rural space has been a developing field of research. Counter-insurgency campaigns undertaken by the British in Malaya in the early 1950s, the French in Algeria in the second half of the 1950s, and the US in Vietnam at the end of the 1950s and beginning of the 1960s were all concerned with, and have been studied as, a reconstruction of rural space [Zasloff 1962-1963; Donnell 1970; Sutton 1981; Newsinger 2002]; so too has the background to the conflict in Sri Lanka been analyzed in terms of rural space and urban/rural and center/periphery dichotomies [Moore 1984; Woods 1990]; while more recent studies of the Palestinian case have showed how political control is exercised through spatial management [Signoles 2005], or, more particularly, spatially embedded [Weizman 2007].

4 Following such analyses of counter-insurgency practices, this article will not only discuss the evacuation and destruction of villages, but extend its enquiry into plans and activities for the region developed by civilian authorities. The aim and activities, it will be argued, was to reconcile military operations with rural development. To this end, a master plan for the reconstruction of the region affected by village evacuation and destruction will be discussed. It will be argued that the scheme for reconstruction, even though opposed by the military, was developed from a similar logic of control and supervision as that underlying the initial evacuation and destruction of rural settlements. In proposing the development of a new settlement structure, this plan envisaged a transformation of rural space on the basis of schematic categories based on control and supervision from outside and above. As such, it will be concluded, the destruction associated with war and the reconstruction associated with peace, far from contradicting each other, have actually been complementary.

5 The main actors in the conflict discussed are the Turkish Armed Forces and the PKK. The Turkish Armed Forces (Türk Silahlı Kuvvetleri), the organizational framework for the state military, includes, among other branches, the army and the gendarmerie (jandarma), a quasi-military police force operative in mostly rural areas (i.e. in areas not covered by the regular police). The Turkish Armed Forces assumed a political role of the guardian of the state and took the leadership of the country with periods of coups and military rule [Cizre 1997: 151-166].

6 The PKK is the Kurdish acronym for the Kurdistan Workers’ Party (Partiya Karkerên Kurdistan), whose guerrilla led an armed insurgency in the southeast of Turkey from 1984 (it has mostly been observing a self-declared ceasefire during recent years). Formally established in 1978, the PKK emerged from a student and urban environment during the period 1973-1977. The founding members of the party met in Ankara as housemates, in university classes and in left-wing student and youth organizations. Initially the group was organized as a fluid network. The junctions in the network were rented houses, which were changed frequently, and in which meetings, recruitment, and ideological group formation took place [Jongerden and Akkaya 2010]. In 1977, this group – a party had not yet been established – decided to establish itself in the in the southeast of Turkey, from which it planned to develop a revolutionary struggle. A military coup in Turkey in 1980 and the severe repression unleashed obstructed PKK plans, resulting in a retreat to outside the borders of Turkey. However, the retreat was temporary. During the course of the 1980s, the PKK sent militants educated in guerrilla warfare in northern Lebanon back to the Kurdistan Region in Turkey, and started to build up forces in the countryside. In this build-up of

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forces, villages in the countryside became for the organization what the houses had been in the urban environment: the nodes in an extended network. They were both stepping stones for swift movement as well as resources, the villages now providing the guerrilla with shelter, logistical support, recruits and intelligence.

7 The PKK, it will be argued, used an insurgency strategy which involved the progressive development of spatial control and counter-institutions. Though the PKK had a well- organized network of militants in the towns and cities in the region, the build-up of forces took place where the state was weakest, i.e. the peripheral countryside. The party aimed at taking over the rural areas first, with the towns and cities to follow only in the final stage of the war. Initially, the Turkish Armed Forces decided just to defend the larger villages and towns. In doing so, they allowed the PKK the space to establish a guerrilla network throughout the Southeast, and unintentionally contributed to the fulfillment of the PKK strategy. However, the PKK’s dependence on this space also was, this article will argue, the guerrilla’s weak point, and spatial deprivation its Achilles heel. The Turkish state’s evacuation and destruction of villages was not simply punishment, nor a mindless response, or collateral damage. On the contrary, it was constitutive of the counter-insurgency strategy of the Turkish military to change the space of combat to its favor [Özdağ 2003; Pamukoğlu 2003].

8 Village Evacuations

9 As part of its counter-insurgence operations, Turkish Armed Forces evacuated and destroyed rural settlements on a large scale. According to official figures, 833 villages and 2,382 small rural settlements, totalling 3,215 settlements, were evacuated and destroyed in 14 provinces in the East and Southeast, namely Adiyaman, Ağrı, Batman, Bingöl, Bitlis, Diyarbakır, Elazığ, Hakkari, Mardin, Muş, Siirt, Şırnak, Tunceli and Van [Oyan et al. eds. 2001]. In these provinces, the total number of rural settlements (villages and hamlets) had been 12,737 [Doğanay 1993: 6-7]. In other words, around a quarter of all rural settlements in the east-southeast region of Turkey were emptied. Numbers provided by the Human Rights Association (HRA) in Turkey and the Kurdish Human Rights Project (KHRP) suggest that most evacuations occurred in the period 1991-1995, peaking in 1993-1994 (Table 1 p. 80).

10 The approximate number of settlements evacuated and destroyed is not really in dispute, but the number of people affected has been a subject of great controversy. Government sources are extraordinarily precise. They report that 384,793 people were evacuated during the 1990s. Human Rights Organizations, however, claim that Turkey deliberately presents low numbers to camouflage the magnitude of the displacement,1 and have estimated the number of displaced at as high as 3 to 4 million, i.e. ten times the government figure.2 Other calculations tend more towards 1.5 million [Aker et al. 2005: 8] or put the figure between 950,000 and 1,200,000 [Tezcan and Koç 2006]. Since reliable statistics are not available, the number of displaced persons is necessarily a rough estimate.

Table 1. Evacuated and Destroyed Villages, 1991-2001

1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001

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109 295 874 1,531 243 68 23 30 30 – 3

Source: Kurdish Human Rights Project, “Internally Displaced Persons: The ”, 2002.

11 The resettlement of the rural population did not take the form of a scheme, in the sense of an elaborate and systematic plan of action encompassing the provision of shelter and the reconstruction of livelihood and/or granting of compensation, and for the execution of which specific personnel and resources were allocated. Rather, the evacuation of villages was organized in the form of what I term a “rural-to-urban resettlement tracks”, defined as (multiple) routes from rural to urban settlement entities along which people were forced to move, without support or assistance from authorities [Jongerden 2007]. In contrast to a scheme, tracked resettlement is little more than a collection of multiple routes from hamlet and village to town and city.

12 The evacuation and destruction of villages was haphazard but orchestrated. During my fieldwork in the region, forced migrants in Diyarbakır explained how the process of evacuation and destruction had taken place in their village. At first, the army put pressure on the villagers to become village guards.3 They refused. Some of the villagers I spoke to asked rhetorically, and rather shrewdly: The state is our state, and those in the mountains are our brothers – how can we choose between the state and our brothers?

13 As a consequence of the villagers’ refusal to become part of the militia, the military evacuated the village. After that, village guards from a nearby village moved in and plundered the place. Wheat stocks and animals were stolen, window frames and doorposts broken out of the houses and taken away [Jongerden 2007: 253-254]. There are many narratives like this, and, taken together, they reveal a pattern. A typical village evacuation would proceed as follows. Villagers would be put under pressure to join the so-called village guards. If they refused and did not leave their village after warnings and pressure, then regular soldiers and/or special teams would one day enter the village and order the village chief (the muhtar) to gather the inhabitants and evacuate the settlement. Sometimes villagers were given the opportunity to collect their belongings, but often the village was plundered or soldiers would begin firing at the houses and set fire to them together with their contents. Livestock would be stolen or shot, orchards and crops burned. The villagers would take refuge in a nearby town, later moving to a main city in the region (such as Van or Diyarbakır), from where many would continue their journeys to cities in the West (such as Adana, Mersin, and Istanbul).

14 The concern of the military was to clear the villages. They were not concerned with what happened to the people after eviction, and in the towns and cities the hundreds of thousands (or millions) of displaced were left to their own devices.4 Most found a temporary place to stay first and long-term shelter after that, mainly through chain- migration and self-help. The chain-migration mechanism implied that the evacuated selected urban centers which had already been established as settlement destinations by their relatives or hemşehri (people from the same place of origin). The self-help method implied that they would re-establish themselves in the urban entities through informal support networks.

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A Rural Insurgency

15 In the years preceding the evacuation and destruction of villages, the PKK had established itself in the countryside. It was at a meeting in Ankara at the beginning of 1976 that the cadres of the organization decided to start a process of party-building in the Kurdish Region. This process was initiated in urban areas elsewhere, in particular at centers of higher education.5 Then, in 1977, a decision was taken to prepare for a prolonged people’s war, although the execution of this strategy only followed after the military coup d’État of 1980. Following the strategy developed by Mao, the PKK envisaged a three-stage struggle: strategic defense (armed propaganda, small scale attacks, mobile warfare), followed by strategic balance, and finally a strategic offensive [İmset 1995; Özdağ 2003].

16 The three-stage model involved a move from guerrilla to conventional warfare. The shift from guerrilla to mobile warfare was considered necessary to annihilate the enemy’s manpower and to liberate land. In combination with a popular uprising, the guerrilla army was supposed to force the Turkish army to leave all the Kurdish land it was occupying, i.e. Kurdistan in Turkey (as the PKK saw it) [Jongerden 2007]. According to the theory of asymmetric warfare, such a final battle is only to be launched once the enemy has become bogged down and demoralized, psychologically prepared for defeat [Beckett and Pimlott eds. 1985: 59].

17 In the early 1980s, small armed units composed of 3 to 5 militants6 had moved through the region, spreading propaganda; by the beginning of the 1990s, roughly from 1990 to 1992, the PKK established control over much of the countryside in the (primarily) Kurdish region of Turkey. In PKK terms, these were considered “semi-liberated zones”. In these areas – large parts of the provinces of Hakkari, Van, Şırnak, Siirt, Batman, Diyarbakır, Bingöl – the PKK established a permanent presence. The region was essentially controlled by a network of guerrilla units. These had their own local bases but were also in regular (near daily) contact with other local guerrilla forces, and sometimes even lodged them in the many small rural settlements in the area. These hamlets and villages provided not only shelters, but also intelligence, recruits, and food supplies. These were the material and immaterial components of the network, allowing swift and informed movement throughout the region.

18 The decision of the PKK to build up forces in the countryside was based on the party’s analysis of the state as being weak in rural areas, which was certainly the case. Although Turkey’s state system was marked by centralization and authoritarianism, it was in practice rather detached from large parts of the countryside which were outside its control [Jongerden 2009]. Indeed, many villagers only knew the state from occasional patrol missions by units of the gendarmerie. The relative absence of the state in rural areas, in particular the more remote and mountainous ones, and the antagonistic social relations between the state and the , made the countryside a good “site” for guerrilla warfare [Jongerden and Akkaya 2010].

19 In 1982, at a time when armed guerrilla units of the PKK moved through the mountainous border region with Iraq to mobilize support, avoiding direct confrontations with the state, a study by the State Planning Organization put squarely on record the weakness of the state’s spatial-administrative system. The study showed that many of the rural settlements in Turkey, and not only in the Kurdish Region, were effectively outside the formal administrative system, and simply self-governing.7 This

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was an important reason why the PKK was initially able to move around rather freely. The state was weak in the rural areas, and had no control over smaller settlements.

20 The countryside provided good cover and concealment (typically mountainous and forested areas) as well as practical support for the PKK from the local population; it afforded a physical and social environment that operated as a force-multiplier for those conducting a war of movement. For the state forces, on the other hand, the population being dispersed, the physical terrain rugged, and the communication and transport infrastructure poor combined as factors of a force-diffuser. The military were “diluted” in the territory [Kocher 2004]. This was clearly a serious disadvantage for the supervision and control of the population and effective combat against the guerrilla.

Diffuse Warfare

21 Unintentionally, the army’s combat strategy contributed to the success of the PKK [Özdağ 2003]. The Turkish military took up defensive and static positions, especially at night, when soldiers were thought to be safe in their enclosures. Garrisons were built and fortified, and army units confined themselves to these garrisons. Operations were carried out, but units returned to their barracks before dusk. The Turkish Armed Forces had decided to concentrate on the defense of larger settlements and refrain from night-time operations, and thus did not hinder the PKK from establishing and even tightening control over the smaller settlements, or from moving by night. Every now and then the army would organize large sweeps, sending tens of thousands troops into an area, but these actions were not very effective as the guerrilla escaped into hiding while the troops were being massed and stayed away during the operation only to return after its completion and the troops’ retreat. In spite of its numerical superiority – in 1993, a state force of 185,000 (excluding the gendarmerie and village guards) was pitted against some 15,000 to 20,000 guerrilla fighters – the Turkish army rapidly lost control [Özdağ 2003; Pamukoğlu 2003].

22 American military sources ascribed the poor performance of the Turkish army during the 1986-1993 period to the lack of an integrated strategic counter-insurgency doctrine. The military strategy of the Turkish army was based on the doctrine of static territorial defense by a standing army against a coherent mega-threat (i.e. an invading Soviet army), centrally organized and clearly identifiable. The war with the PKK did not fit these doctrinal remnants of the Cold War. On the contrary, the PKK guerrilla specifically avoided classic, pitched battles. Instead, the PKK’s war tactics were characterized by what may be termed call “poly-centricity”, “multi-directionality” and “multi-dimensionality” [Hardt and Negri 2004: 69-92]. They were “poly-centric” in that the “people’s army” did not have one single center, but was composed of innumerable relatively independent units, clustering with and separating from other units whenever deemed necessary; “multi-directional” because the guerrilla army was difficult to locate, its militants permanently on the move and giving the impression of being able to attack at any time and any place; and “multi-dimensional” since not all party militants were full-time guerrillas, but were active as milis, hidden militia in both rural settlements and urban centers that could shift swiftly between the roles of fighter and civilian (the milis had responsibilities for the provision of logistical support and intelligence, and were often active in civil society organizations, such as trade unions).8

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23 The army learned that a counter-insurgency war could not be fought from a defensive and static position. Therefore the Turkish Armed Forces developed a new strategy, the field domination doctrine, and new tactics on the ground. The field domination doctrine had been laid down in 1991, but not put into full practice until after the reorganization of the army, initiated in 1992 and completed in 1993. In this new conceptualization of warfare, the army did not adapt itself to the rural boundaries as determined by the rural geometry, but reorganized the rural syntax in accordance to its own ideas. It started to consider the countryside not as a site where the fighting took place, but as a medium for warfare, to be shaped and changed by “micro-tactics”. A central objective of the field domination doctrine was to bring about a contraction of rural space. This contraction, annulling remoteness, inaccessibility and distance, was realized through a combination of geopolitics and dromopolitics.9 While the latter took the form of a focus on military mobility and rapid response, the former was based on the evacuation and destruction of rural settlements as a means to “smooth” space.

EVACUATION

24 The Armed Forces were suspicious of the villagers in so-called “PKK populated areas” [Özdağ 2003: 33], and enforced firm measures against the rural populations. In addition to curfews, villages were put under food embargoes, allowed only to bring limited amounts of flour, rice and other food products into their settlements. A man from Siirt described the situation thus: Economic sanctions are applied against our village. [...] For example, a family of 4 to 5 persons will be allowed to buy 50 kilograms of flour. If you want to buy food, you first have to go to the gendarmerie. After you have identified yourself and they have checked the number of people in the household, you get a form which states how much you can buy of what products. You take the form with you when you go to the city, and when you return they check if the amounts are in accordance with what is written on the form. If you had more with you than written on the form, the goods were confiscated and you were taken for interrogation [Jongerden et al. 1997: 44].

25 The Armed Forces started to systematically evacuate and destroy villages considered supportive of the PKK at the beginning of the 1990s.10 This came increasingly to be regarded as a productive strategy. The army inverted the rationale of guerrilla warfare as formulated by Mao Tse Tung: Because guerrilla warfare basically derives from the masses and is supported by them, it can neither exist nor flourish if it separates itself from their sympathies and cooperation.11

26 The logic employed by the military in Turkey was, conversely, to force this separation. The evacuation of the population was intended to isolate the guerrilla forces from the population and deprive them of finance, intelligence, food, shelter and recruits. The evacuation of rural settlements reduced opportunities to cooperate with the guerrilla.

27 The military openly hinted at a large-scale evacuation of rural settlements and the concentration of the population in a few large settlements. In the words of General Osman Pamukoğlu, who headed the fight against the PKK in Hakkari: Where there is sea, there are pirates. In this province [Hakkari] [there] are 674 villages and hamlets. These settlements form the spider’s web in which the PKK feeds itself. [...] Why don’t we concentrate all [the villagers] in two or three main settlements? [Pamukoğlu 2003: 59]

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28 With no major resettlement schemes organized and the rural population forced to leave their houses and flee to urban settlements, rural depopulation took place on a massive scale. In the Kurdish region administered under the state of emergency regulation, a huge rural-to-urban migration took place. According to Matthew Kocher: The region of emergency rule urbanized at nearly a three times the rate of the rest of Turkey [while] the rural population declined by 12% in absolute terms, at a time of torrid population growth [2002: 41].

29 If we break down the numbers and focus on provincial and district levels, we see that the rural population in some provinces and districts with relatively high numbers of mountain villages, such as the districts Lice, Kulp, Hazro, Kocaköy and Dicle (in the province of Diyarbakır), dropped by tens of percent [Kocher 2002: 8]. Large areas of the countryside were completely depopulated. Using satellite images, a case study for Dersim/Tunceli12 suggests that village evacuation and destruction was often accompanied by widespread forest-burning [Etten et al. 2008: 1795] in order to smooth out space and destroy potential guerrilla hideouts.

30 The evacuation of villages should not be considered a side-effect of the counter- insurgency of the Turkish Armed Forces – notwithstanding the gradual and undeclared way in which it was introduced and extended – but one of its primary constituents, intended to contribute directly to the “environmental deprivation” of the guerrilla. It was a means of destroying the guerrilla’s physical and social environment, intended to force the guerrilla either into isolated retreat (high in the mountains, across the border with Iraq) or else into undesired, hastily planned combat in “urban” environments. In other words, space was not a background for the actions of the Turkish Armed Forces, as it had been in the initial phase of the war (up until 1991), not an abstract grid on which events occurred, but rather, as Eyal Weizman [2007: 7] puts it, “The medium that each of their actions seeks to challenge, transform or appropriate”. By reorganizing rural space, the army intended to establish control, and suppress the insurgency.

31 The smoothing of rural space by means of village evacuation and destruction was a necessary step for the army to achieve the desired spatial contraction, but not enough. Permanent, partly-manned checkpoints as well as temporary, mobile checkpoints were established to divide the space and create a matrix of control. Though checkpoints may initially emerge as a series of tactical responses of military officers, they can assume an overall strategic lay-out [Weizman 2007: 146]. The matrix of control enabled the supervision and regulation of movements of people and goods. Young men and women whose identity cards showed that they were from another area were questioned, the types of goods taken into (or from) an area were checked, and the quantities subject to limitations in order to cut off supplies to the PKK [Marcus 2007: 222].

32 It is important to note that such measures as village evacuation and destruction, the burning of belongings and the environment, and restrictions on the movement of people and goods only are possible in a context of weak citizenship. Beyond the already weak sense of state (see above) – in the sense of a relationship to higher (civil) authorities to which recourse was even conceivable (let alone practically accessible) in the minds of villagers – the implementation of the state of emergency (Olağanüstü Hal: OHAL) in the Southeast created what Weizman [2007] names a zone of weak citizenship, i.e. a region where civil rights are restricted.13

33 A raft of measures was employed to restrict political activities in the OHAL region during this period. In addition to routine military and police activities (including the

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system of checkpoints), freedom of the press, freedom of expression, and freedom to organize were practically abolished in the Southeast. Daily newspapers available outside the OHAL region were banned inside it, events and demonstrations allowed elsewhere were forbidden, and many associations forcibly disbanded. Politically active public sector employees were subject to exile outside the region. And it was in this political environment of weak citizenship that the Regional Governor was granted strong powers, among them the authority to evacuate rural settlements if he was advised that this would render the region more secure. In other words, the OHAL was a spatially-grounded state of exception.14

Organization of Mobility

34 Following the new doctrine, the General Staff decided to reorganize the army, shifting from a cumbrous divisional and regimental structure (designed in the period of the Cold War) to a relatively flexible corps and brigade structure (to fight a multi- directional and multi-dimensional internal enemy), which was supposed to contribute to a more rapid response and higher mobility.15 Prior to the army reorganization, the principal tactical units had consisted of 16 infantry divisions and 1 armored division, plus 23 independent brigades, of which 6 were armored and 4 mechanized. Basically, the Turkish land force was a large but badly equipped infantry force. Under the reorganization, all except 3 of the 17 infantry divisions were dismantled. The existing 9 corps were retained, with brigades directly responsible to the corps commanders and more flexible in their modus operandi.

35 The Armed Forces abandoned the approach of garrison line-of-defense as its primary military tactic. As General Osman Pamukoğlu, commander of the Hakkari Mountain Warfare and Commando Brigade between 1993 and 1995 wrote: Garrisons do not provide protection [...] but because of their static disposition are targets for the enemy [2003: 137].

36 As part of the new strategy of spatial control, Commando brigades and Special Forces became key elements in the war against the PKK. Their soldiers were supposed to stay in the field day and night, searching for PKK units and camps. In addition, Special Action Teams (Özel Haraket Timleri), under the authority of the police, and Special Teams (Özel Tim), under the authority of the gendarmerie (these with a combined total of 15 to 20,000 men), were created as rapid response units.

37 The old approach of positional warfare was not entirely abandoned, insofar as the job of the garrison was farmed out to civilian militia. Crucially, however, these were located in small settlements, in the villages as opposed to towns, thus extending the depth of spatial control. The system of village guards, Korucular, was established in conjunction with the abandonment of the old garrison system, instituted as the Temporary and Voluntary Village Guards (Geçici ve Gönüllü Köy Korucuları) – somewhat of a euphemistic misnomer – and incorporated into the organization of the Turkish Armed Forces.

38 Numerical superiority was considered a key element in the establishment of spatial control. Between 1993 and 1995, the number of Turkish troops and paramilitaries in the region was almost doubled, from 185,000 to 360,000 men (including as many as 70,000 village guards). In Hakkari, for example, the land forces in 1995 comprised fourteen battalions amounting to 56,000 soldiers, with five battalions employed in a war of

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movement. These five battalions were organized into special units of “go-getters” who lived in the mountains for weeks, hunting the guerrilla. The other nine battalions had regular tasks to fulfill, generally involved in patrolling an assigned area. When PKK guerrillas were spotted in the matrix, the mission of regular units was not to engage into contact, but to surround the guerrilla. Special units were transported to the area by helicopter and took up the pursuit. The field domination strategy of the Turkish Armed Forces did not mean that the army had always to be everywhere, but rather that it could be anywhere at any time. The smoothing of space and rapid response facility were the necessary conditions for this.

39 Rapid response is dependent on reliable intelligence, good communication and infrastructure, and means for the transport and movement of troops. In order to secure timely and accurate intelligence, it was emphasized that the army had to show it was in control. The Armed Forces improved the network of roads and communication facilities, and modernized its armament and transportation for a more effective employment of troops over land and by air [Özdağ 2003: 53]. This included the purchase and use of helicopters, enabling a speedy deployment of commando and infantry troops across difficult terrain, and new armored infantry fighting vehicles and armored personnel carrier vehicles.

A New Reality on the Ground

40 The Turkish military’s new geopolitical tactics (the intersection of space and power) and dromopolitical tactics (the intersection of pace and power) profoundly changed the rural space of war, from a network of support for the guerrilla into a matrix of control by the army. That the situation on the ground had changed considerable was illustrated by the words of a former PKK commander: The evacuation of the villages really helped the state. [...] The villagers provided everything for us, supplied materials and information. When the villages were emptied, all this was taken away from us [Marcus 2007: 222].

41 The PKK units were henceforth seriously hampered by logistical problems. The countryside was emptied, and fighters could not move easily without being spotted. It was not only that resources had been lost, but also that the state’s mobile units were in hot pursuit. The army shook off its cumbrous inertia. Its forces continuously tried to engage in fighting, entering areas they had never entered and which the guerrilla considered a safe sanctuary. Ironically, however, just as the army had contributed to the success of the PKK strategy in the initial stage of the war, so did the unfolding of the PKK strategy contribute to the army’s success in the period after 1993.

42 At its height, the PKK had established hegemony in large parts of the Southeast, in particular in Serhat (covering parts of Hakkari, Van and some territories in Iraq and Iran), Garzan (covering parts of Batman, Siirt, Van, Hizan and Gevaş), Botan (covering parts of Şırnak, Hakkari, Van, Siirt, Eruh and parts of Northern Iraq), and Amed (covering parts of Diyarbakır, Bingöl, Genç, and Muş). Although the PKK did not establish permanent control, it succeeded in preventing the security forces from entering or remaining in these areas for long periods of time. These areas were considered to be one step away from the establishment of so-called “liberated zones” and had the status of “semi-liberated zones” (marking a transition from the phase of “strategic defense” to that of “strategic balance”).

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43 In June 1993, PKK leader Murat Karayılan confidently announced that a so-called Parliament of Kurdistan would be established in the liberated area of Botan on the Turkish side of the border with Iraq. In line with the objective of creating and defending liberated areas, the PKK started to move to conventional warfare tactics. Larger units were created which more often moved in combination, in groups of up to several hundred guerrilla fighters. At times, the PKK resisted with positional warfare. In other words, by 1993 the army had started to apply guerrilla tactics, while the PKK was preparing for conventional warfare [Özdağ 2003]. Guerrilla commanders, confronted with heavy losses, wanted to break up back into smaller units and dilute forces, but the PKK leadership, keeping to its overall war plan and most likely not properly appreciative of the change in its enemy’s, insisted on a regular army strategy [Marcus 2007: 223].

Warfare by Means of Reconstruction

44 A top-secret letter written in 1993 by President Turgut Özal revealed some of the basic characteristics of the counter-insurgency strategy that began to emerge in Turkey. Turgut Özal had been Prime Minister of the Republic of Turkey between 1983 and 1989, the period in which the PKK had developed into a force capable not just of causing the Turkish state problems, but of actually winning the struggle for independence from Ankara and achieving the establishment of Kurdistan as a state. In 1989, Özal ascended to the presidency, even as the PKK was rising to the height of its power, effectively controlling great swathes of supposedly Turkish territory. He knew as well as anyone how grave the situation had become. Shortly before his sudden death on the 17th of April 1993, the president wrote a secret letter to the then Prime Minister, Süleyman Demirel, proposing a solution to the PKK insurgency. In this letter, he emphasized the severity of the threat posed by the PKK: In the Southeast [...] we are faced with perhaps the most significant problem in the Republic’s history.16

45 Turgut Özal outlined not only the need, but also the main lines of the new war strategy. Part of that strategy was, indeed, village evacuations – but a second stage also was concerned with what should be done after these villages had been evacuated and destroyed. Özal made the following suggestion: Starting with the most troubled zones, villages and hamlets in the mountains of the region should be gradually evacuated. [...] With the evacuation of mountain settlements, the terrorist organization (PKK) will have been isolated. Security forces should immediately move in and establish complete control in such areas. To prevent the locals’ return to the region, the building of a large number of dams in appropriate places is an alternative.

46 More than fifteen years since Özal wrote this letter, in Dersim/Tunceli and Hakkari, two mountainous areas that continue to be hotspots of the conflict, where PKK guerrillas are even now able to find shelter and move, preparations for the construction of two series of dams are being made. Eight dams have been planned for the Tunceli region and eleven for Hakkari, which will turn large parts of the countryside into artificial lakes. The construction of dams in Dersim/Tunceli is purportedly intended to contribute to development, but the local population is convinced that the dams are to be built to evict them [Ronayne 2004: 47]. In Hakkari the dams are to be constructed in an area largely evacuated in the 1990s. The dams will be

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built wall-like, with the express purpose of making it difficult for PKK guerrilla-fighters to penetrate Turkey’s borders [Jongerden 2010]. According to the authorities, the mountainous region, with its many caves, contains many cross-border trails. Elongated dams are to be constructed on such sites, in ribbon formation. With preparations for their construction already underway, this project will replace earlier ideas for a five- meter high concrete wall along this border. The dams are strikingly visible markers of the transformation of rural space taking place in the southeast of Turkey.

47 In his letter, Turgut Özal also referred to the development of cities into centers for population growth in the region. In this respect, he made the following suggestion: Such cities as Adiyaman, Diyarbakır, Urfa, Mardin, Siirt, Elazığ, Malatya, Erzincan, Erzurum, Kars, Ardahan, and Iğdır [...] must be turned into centers of attraction for the local population currently settled in the countryside.

48 Actually several plans were made to scheme the urban resettlement of rural populations. Two examples are the 1994 toplu kondu and toplu çiftlik plans. Developed by the Housing Development Administration of Turkey (Toplu Konut İdaresi Başkanlığı), the toplu kondu (collective shelter) project was designed as a hybrid of the shantytown type dwellings known as gecekondu (literally “night shelters”, implying that they are put up overnight, under cover of darkness), and the government housing program toplu konut (collective housing). In the toplu kondu blocks, the government was to provide basic, one-floor shelters of 50 square meters on pieces of land varying in size between 200 and 400 square meters. Inhabitants were supposed to construct additional floors, extra rooms or workplaces according to their own needs and means. Several of these toplu kondu blocks, with a total of 8,000 shelters, were planned near economic growth centers of the cities Adana, Urfa, Diyarbakır and Gaziantep, and another 2,000 shelters in the proximity of several district towns in the provinces of Adana, Urfa, Diyarbakır and Gaziantep.17

49 A similar plan proposed by then Prime Minister Tansu Çiller envisioned the construction of large settlements with an average population of 1,000 inhabitants each. These settlements were referred to as toplu çiftlik modeli projesi (collective farm model projects), or simply toplu çiftlik (collective farms). Despite its name, the toplu çiftlik plan was meant to resettle people in the vicinity of urban areas. These two schemes were not implemented, but a few projects incorporating ideas embodied in the toplu kondu and toplu çiftlik projects have been realized, as out-of-town developments near urban centers. Examples are the construction of Beşyüzevler, near the city of Diyarbakır; Doğankent, near the provincial center of Hakkari; and Kandolar Mahallesi, Afet Evleri (literally “Kandolar Quarter”, “Disaster Houses”), also known as “80 Evler”, near the district town of Ovacik, in the province of Tunceli. Neither of these schemes – toplu kondu or toplu çiftlik – were implemented on a large scale, since Turkey failed to find the funds needed.18

50 A year later, in 1995, the issue of village return entered the political agenda, when a coalition government of the True Path Party (Doğru Yol Partisi: DYP) and the Republican People’s Party (Cumhuriyet Halk Partisi: CHP) proposed a return-to-village program in the context of the Southeast Restoration Project (Güneydoğu Onarım Projesi: GOP). Not much information is available about this program, although it was reportedly a blueprint for the organization of a gradual return to those evacuated villages where security could be provided. Politically significant was its acknowledgement that people from villages which had been evacuated and destroyed (by the army) might be eligible

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for return. The idea was opposed by the military and governors in the region, who claimed that a re-habitation of evacuated villages would create a security risk. In 1997, Mesut Yılmaz, leader of the Motherland Party (Anavatan Partisi: ANAP) and the then Prime Minister, also announced that his government would support the return of evacuated populations to their villages. Although return was again made conditional on the ability of the army to provide security, the implicit, and fundamental, purport was that the evacuation of the countryside was an anomaly, and return inescapable.

51 A comprehensive master-plan for return was drafted in 2001 under Prime Minister Bülent Ecevit, leader of the nationalist Democratic Left Party (Demokratik Sol Partisi: DSP). Research for the plan was conducted under Professors Oyan and Ersoy.19 It was coordinated by the Southeast Anatolia Project (Güneydoğu Anadolu Projesi: GAP), an organization originally established to coordinate the construction of dams and related large infrastructural works.20 As a regional administrative body, GAP had experience in the preparation and implementation of large-scale infrastructural programs at the regional level. Moreover, GAP administration had experience with resettlement projects. For the construction of eight dams in the region, 336 settlements had been or were to be evacuated, affecting, according to government statistics, about 180,000 people living in approximately 25,000 households. Finally, in response to the rise of the PKK, GAP had been given the responsibility to, in effect (but, I argue, quite intentionally), contribute to the combat through rural development projects.

52 A close look at the Village Return and Rehabilitation Development Plan shows that it was organized as a hierachization of space in order to facilitate control. While the name of the plan might suggest that it was intended to provide for the return of villagers to their settlements, this was not actually the case. The only “return”, in fact, was to geographical location, to the general vicinity. Rather, the ultimate objective – and the only realistic framework in which return might take place – was a new geo-social (spatial) structure, one that would facilitate the establishment of effective control over groups of settlements.

53 It was acknowledged in the plan that the evacuation of villages and the displacement of people had inflicted great pains and sorrows on those involved, but that the forced evacuation had to be considered an opportunity for the creation of something new, i.e. the creation of the conditions in which the “forced migrants” could become more productive, both for themselves and for “their country”. The evacuation of the rural settlements, therefore, was treated as an opportunity for the development of a new settlement structure that was more “rational” and “vital”. The old dispersed and unproductive settlement units were to be exchanged for new settlement units of sufficient size and potential. At the core of the plan, therefore, was the concept of a transformed rural space [Oyan et al. eds. 2001: 1].

54 The master-planners endeavored to reorganize the scattered and therefore difficult-to- supervise settlement structure and to create a more transparent rural structure. And the creation of transparency was to be created through rehabilitation, which did not refer to some kind of restitution of the modes of livelihood and social systems of the forced migrants, wrecked by evacuation and village destruction, but to the creation of the necessary framework for the establishment and effective operation of state institutions in the region [Oyan et al. eds. 2001: 5]. Apart from the construction of a road and highway network providing easy access to the region, the scatter of settlements had to be reorganized in such a way that they would become “legible” for

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outsiders, i.e. state representatives. This is the prime logic behind the application of a model approach, as it enables the reduction of complex realities to schematic categories [Scott 1998: 77]. To accomplish a schematic simplification in the settlement structure, the master-planners introduced two concepts: the concept of sub-region (alt- bölge) and center-village (merkez-köy) [Oyan et al. eds. 2001].

Table 2. Center-Village Pilot Projects and Their History of Designation

Province District Sub-Region

Center-Village Number of dependent settlements

Batman Gercüş Vergili 13 villages 4 hamlets

Bingöl Genç Yagğızca 3 villages 22 hamlets

Bitlis Center Karınca 6 villages

Diyarbakır Çüngüs Yeniköy 9 villages 3 hamlets

Elaziğ Palu Arındık 2 villages 6 hamlets

Hakkari Center Kaval 6 villages 4 hamlets

Mardin Ömerli Kocasırt 7 villages 1 hamlet

Muş Center Üçevler 9 villages 18 hamlets

Siirt Center Sağırsu 8 villages

Şırnak Cizre Sırtköy 4 villages 9 hamlets

Tunceli Mazgırt Bulgurcular 4 villages 2 hamlets

Van Gürpinar Yalınca 6 villages 36 hamlets

Source: J. Jongerden [2007].

55 A sub-region was defined as a cluster of settlements distinguished from other clusters by economic, cultural, administrative, or social characteristics. Supposed affinity and coherence between people and villages were to be used as characteristics to delineate the sub-regions. This type of concept is, in fact, what Scott refers to as a “summary- description”, that is, designed to allow officials to create (formal) spatial categories and identify their citizenry [1998: 53-83]. The center-village was defined as the settlement within a sub-region, which, by its characteristics – size, location and infrastructure – could become a junction or hub for other settlements and developed into an intermediate entity between the district town and small villages and hamlets. The center-village concept did not refer to the spatial concentration of people, but rather to the spatial concentration of services and the articulation of surrounding settlements with this center. The concept of center-village was twinned to that of sub-region, with the center-village as a nucleus and the sub-region as its surroundings. The key

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characteristic of the center-village concept was that it created a system of formal hierarchical relations, in which a cluster of settlements was administratively subordinated to a center-village, which was subordinated to a district town, which was subordinated to a provincial city, which was subordinated to the capital. As such, the reconstruction of rural space was an attempt to organize legibility and administrative control.

56 The Village Return and Rehabilitation Development Plan proposed twelve pilot projects, one per province (Table 2 p. 94). The pilot projects were aimed at the (zonal) development of twelve sub-regions, each including one center-village and a number of dependent villages and hamlets (varying between 6 and 42). In addition to the twelve center-villages, a total of 77 villages and 105 hamlets was planned for the pilot zones, encompassing 194 settlements all told.

57 That the objective of this plan was the organization of control was also evidenced by the fact that the master-planners included non-evacuated rural settlements in their development plans as well as evacuated ones. In fact, the Diyarbakır pilot zone comprised only inhabited, non-evacuated rural settlements. As the master-planners explained: Village evacuation in East and Southeast Anatolia occurred on a wide scale. [...] The solution to the problem [of an unproductive settlement structure] is not to stay within the boundaries of a return to the evacuated villages. [...] Villages that have not been evacuated at all have to be included in the alternative models that are part of the framework of the sub-regional development plan [Oyan et al. eds. 2001: 7].

58 Also, the master-planners did not consider all the evacuated and destroyed settlements as qualified for return. The Bingöl pilot plan showed that some of the evacuated settlements (Küçükbayırlı and Bayırlı) were not to be reconstructed: their populations were to be resettled at locations more suitable to the state. The organization of a new settlement structure was paramount, and return subordinated to that.21

59 The military and governors opposed such a return, however, even in the context of the master-plan. First, they did not favor an organization of space based on clustering, but preferred the concentration of the population in a few large settlements. Second, they wanted to classify the settlements into two types: those settlements which were appropriate for reconstruction because of the feasibility of turning them into centers for the spatial concentration of populations, and those that were not. Most likely it would not have been politically possible for the plan to have been forced through against this opposition by a relatively weak coalition government (as existed at the time and had been for two decades). Anyway, it mattered little, as fate transpired. When the Justice and Development Party (Adalet ve Kalkınma Partisi: AKP) swept to power in 2002 (with large support from the region’s Kurdish population), the master- plan was withdrawn and the pilot projects abandoned.

Conclusions

60 The evacuation and destruction of rural settlements in Turkey’s Southeast was part of an attempt to organize a space that would make it possible for the Turkish Armed Forces to act at will, unrestricted by social and environmental obstacles. In combat zones, the existence of rural settlements whose inhabitants had not been recruited into the village guard system presented the army with a double problem. First, the

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settlements provided various and vital resources for the enemy; and second, the state forces had to differentiate in military operations between combatants and non- combatants, with an enemy force whose existence was partially dependent on a blurring of that distinction, i.e. the so-called milis. The evacuation and destruction of rural settlements eliminated these problems. The fact that this contravened the Geneva Conventions did not mean that it had to be abandoned, but just that it was not officially announced or openly acknowledged. The true numbers of displaced remain unknown.

61 The large-scale evacuation and destruction of settlements as part of the counter- insurgency strategy of the Turkish military against the PKK guerrilla radically transformed the countryside. A contraction of space in which the guerrilla could operate was effected through geopolitical and dromopolitical microtactics. Insurgent territory was first “smoothed” by the population clearance, and then aggressively reduced by mobile, well-armed attack forces. Field domination was enabled by a combination of these along with the sheer scale of numbers (in current parlance, a troop “surge”), including the addition of the casual forces of a newly instituted system of civil militia. Given that the population not co-opted into the village guard system was seen to be sympathetic to the PKK cause, any preexisting rift between the Turkish state army and this local Kurdish population was further widened by the evacuation, which only served to enable the forces of the state to mistreat its own people. Their land was effectively regarded as state property, and the surrounding commons (forests, mountains) usurped in the “national interest”.

62 The state may position itself as the ultimate guarantor of the individual liberty of its citizens, but the price it exacts for this is the right to determine the nature and scope of that liberty. In times of conflict, that leads it to define its own space. In times of direct challenge to the central power, indeed, a civil war of secession, the state may go so far as to invoke the ultimate territorial sanction, to denude and destroy its own land, as if it were “cutting off its gangrened left hand with its right” [Akın 1993: 41].

63 With the success of the Turkish military strategy – in combination with the PKK’s own fatal escalation of the war towards a strategy of conventional warfare – the die was cast. The illegality of the state’s actions meant that the villagers could not be properly resettled and compensated (even had this been desired), while the logic of this success implied that people would not be allowed to simply return to their homes when the fighting in their area was over. Thus, the evacuation and destruction of rural settlements has been discussed here as a constitutive part of spatial contraction, but also put in perspective through discussion of the ensuing peace-based transformation.

64 Plans for return and a reconstruction of rural space advanced by state agencies did not envisage that people would go back to their homes once their communities were rebuilt. The conception of “return”, it is argued here, employed a rather Orwellian doublespeak. The examination of the main rehabilitation plan developed by the state shows it to have clearly been based on the implementation of a categorization and hierarchization of space that set administrative supervision and control as a prime objective. If the people could not be trusted to support the state, then the state would have to enter the lives of the people more directly, through the organization of settlements and closely controlling the relationship of the center to its periphery. As such, the master-plan was drafted from the logic of counter-insurgency, even though the military did not embrace it. We can conclude that the post-war development plan was actually the continuation of war by different means.

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65 Finally, notwithstanding some drift back, the land vacated continues to be largely empty. Those villagers trying to return have been hampered by the authorities in many ways, from the refusal of permission to resettle their villages to lack of local service provision and various forms of bias towards village guards [Jongerden 2007: 252-277].22 Some villages seem to be permanently destroyed, while others have changed character, for example operating more as summer holiday locations than living communities. Realpolitik sides with the strong; the state designs its space, even if this sometimes means returning to a blank canvass, a rural minimalism with barely any design at all.

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NOTES

1. Human Rights Watch, “Displaced and Disregarded. Turkey’s Failing Village Return Program”. Washington DC, 2002, p. 25. Available at http://hrw.org/reports/2002/ turkey/Turkey1002.pdf 2. Kurdish Human Rights Project, “Internally Displaced Persons. The Kurds in Turkey”. London, 2002. Available at www.khrp.org/documents/turkish/ulkeincinde.pdf 3. The village guards are a militia, legally established in 1985 and which became operational from 1987 onwards. About 5,000 men joined this paramilitary force in its first year, a number which had increased to 67,000 by 1995. Village guards were expected to take defensive positions against the PKK and also to participate in military operations, some of which involved cross-border incursions into northern Iraq. See HRW, “Weapons Transfer and Violations of the Laws of War in Turkey”. Washington DC, 1995. Available at www.hrw.org/ reports/1995/Turkey.htm 4. Human Rights Watch, “Displaced and Disregarded. Turkey’s Failing Village Return Program”. Washington DC, 2002, p. 25. Available at http://hrw.org/reports/2002/ turkey/Turkey1002.pdf 5. In Dersim/Tunceli, for example, the Teacher’s Training School was a recruitment focus of the movement [Jongerden and Akkaya 2010]. 6. Theoretically, a unit was composed of a commander, a vice-commander, a political commissary, someone operating a machine-gun and someone operating a RPG rocket launcher. In PKK terminology, this was named a manga, or squad. Three squads formed a takım, or platoon, and three platoons a company or bölük. 7. Devlet Planlama TeŞkilatı (State Planning Organization), “Türkiye’de Yerlesme Merkezlerinin Kademelenmesi. Ülke Yerlesme Merkezleri Sistem”, Cilt 1-2. Ankara, Yayini, 1982. 8. In fact, the milis constituted a major part of the total PKK force. In his study of the PKK, P. White [2000: 143] presents the figures of the US State Department, according to which the PKK in 1995 had a guerrilla force of about 15,000 supported by a part-time

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militia of 75,000. According to D. Ergil [2009: 382] the PKK had a guerrilla force of 20,000 men, some 10,000 armed militants (milis) in the country and 500,000 active supporters. 9. The concept of “dromopolitics” comes from P. Virilio [2006], who emphasizes the importance of the modern technologies of motion and acceleration. The subtitle of this work, “Essays on dromology”, refers to the need for a knowledge or science of speed, which, according to Virilio, lays at the foundation of modern society. In respect to armed conflict, the disappearance of traditional defenders of spaces or territories, the castles and fortified cities of the Middle Ages and the bunkers and trenches of more recent times, Virilio argues, is the consequence of new weapons systems and military strategies based on high speed and mobility, which have transformed positional warfare into wars of movement. The need for fortification, important in positional warfare, was surpassed by the need for mobility [Armitage 2000; Kellner 2000]. 10. The evacuation of rural settlements was made possible in 1987 by Decree No. 285 concerning the state of emergency, which granted formal authority for this to the Regional Governor (a kind of “super-governor” appointed by Ankara for all the provinces of the state of emergency area, i.e. the whole of Southeast Turkey). The decree enabled the governor to order the temporary or permanent evacuation of settlements in the interest of “public security” (in reality, military commanders decided about the evacuation of rural settlements). The second Protocol Additional to the Geneva Conventions (1977) (ratified by Turkey) had banned this practice, but the resettlement of the population was never declared openly as official (civil or military) policy. 11. Selected Works of Mao Tse-Tung. Vol. IX (1937). Available at http://www.marxists.org/ reference/archive/mao/works/ 1937/guerrilla-warfare/ ch01.htm 12. “Tunceli” is the modern, official (Turkish replacement) name for the province of Dersim, the old (Zazaki/Kurdish) name. The twentieth century program of Turkification in the new republic included an attempt to claim the space through name changes to thousands of settlements [Jongerden 2009]. 13. Actually, the southeast of Turkey had been ruled under martial law and emergency regulations since 1927, and thus been a zone of weak citizenship since long before the period here considered. Until 1952, most of the area (Bitlis, Diyarbakır, Elazığ, Hakkari, Mardin, Siirt, Urfa, and Van) was administered by an Inspector General, an office established in 1927 to bring “order and discipline”. In 1935, two further Inspector Generals were appointed to administer Kurdish populated areas, one for the “Murat and Munzur” region, covering Dersim/Tunceli, and the other for the northern part of the East, covering Ağri, Çoruh, Erzincan, Erzurum, Gümüshane, Kars, and Trabzon. The Southeast was closed to foreigners until 1965, and the region subsequently ruled under martial law or state of emergency from 1980. The OHAL state of emergency area was created in 1983, before the PKK started its military campaign, and the office of the Regional Governor established in 1987, maintaining military control in the Southeast after executive power had elsewhere been transferred back to the civilian authorities following the 1980 coup d’État. Civilian rule was later returned to the area, slowly and piecemeal, until the final lifting of OHAL law from the remaining four provinces to which it applied in 2002. 14. The spatially-grounded state of exception in its extreme form was the kill-zone. In a kill-zone, human existence is reduced to what G. Agamben [1998] calls “bare life”, that

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is to say, deprived of rights and only included in the political order in the form of its exclusion, i.e. qualified to be killed. 15. Ministry of Defense, “Defense White Paper”, Ankara, 2000. 16. Kurdish Human Rights Project, “Internally Displaced Persons. The Kurds in Turkey”. London, 2002, pp. 118-120. Available at www.khrp.org/documents/turkish/ ulkeincinde.pdf 17. Meclis Araştirmasi Komis yonu, “Doğu ve Güneydoğu Anadolu’da Boşaltilan Yerleşim Birimleri Nedeniyle Göç Eden Yurttaşlarimizin Sorunlarin Araştirlarak Alinmasi Gereken Tedbilerin Tespit Edilmesi Amaciyla Kurulan”. Report, December 1st 1997, p. 44. Ankara, Türkiye Büyük Millet Meclisi. 18. Turkey had requested a loan of 50 million dollars from the World Bank for the toplu kondu plan and 278 million dollars from the European Community for the toplu çiftlik plan, but both requests were denied, the former for reasons undisclosed and the latter because Turkey was seen to be shifting the economic cost of the village evacuation onto Europe [Jongerden 2007]. 19. At the time of the study, Prof. Dr. Oğuz Oyan was president of the Turkish Social Sciences Association (Türk Sosyal Bilimler Derneği: TSBD) and vice-president of the CHP; Dr. Melih Ersoy was professor at the Department of Urban and Regional Planning, Faculty of Architecture, Middle East Technical University in Ankara. 20. GAP has now expanded to become “a multi-sector and integrated regional development effort approached in the context of sustainable development” covering the entire southeast region. See http://www.gap.gov.tr/ gap_eng.php?sayfa=English/ Ggbilgi/gnedir.html 21. Another issue is that settlements inhabited by village guards recruited during the original scorched-earth campaign were clustered with evacuated and destroyed settlements in the pilot projects. It would appear that prospective returnees were to be settled alongside village guards, as far as information is available – leastways, this was the case with the projects in the provinces of Batman, Bingöl, Bitlis, Hakkari, Muş, Şırnak and Van. 22. Human Rights Watch, “Displaced and Disregarded. Turkey’s Failing Village Return Program”. Washington DC, 2002. Available at http://hrw.org/reports/2002/turkey/ Turkey1002.pdf

RÉSUMÉS

Résumé : Le monde rural a souvent été le théâtre de luttes armées et de contre-insurrections. Pourtant on a prêté peu d’attention à ce phénomène. L’observation des transformations récentes des campagnes du Kurdistan turc permet de discuter des stratégies de contre-insurrection turque, d’un point de vue à la fois militaire et politique ; de l’évacuation et de la destruction des villages lors des conflits ; et des plans de développement relatifs à la zone en guerre. Cette étude révèle

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que les plans de reconstruction et de développement mis en œuvre par le gouvernement turc prolongent la guerre, mais en usant d’autres moyens.

The countryside has been used as a medium for warfare and affected by counterinsurgency, but this has received relatively little attention. Transformations of the countryside in serve as the basis for discussing: Turkish counterinsurgency strategies from both military and political perspectives; the evacuation and destruction of villages in the course of campaigns; and development plans for the war zone. A major conclusion is that the Turkish government’s reconstruction and development plans continue the war by using other means.

INDEX

Mots-clés : déplacements de populations, conflits, contre-insurrection, reconstructions de villages, Kurdistan, Turquie Keywords : counterinsurgency, resettlement, village reconstruction, Kurdistan, conflicts, Turkey

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Effectively Urbanized Yezidis in the Collective Towns of Sheikhan and Sinjar Effectivement urbanisées. Les Yézidis des villes collectives de Sheikhan et Sinjar

Eva Savelsberg, Siamend Hajo et Irene Dulz

1 THE YEZIDIS, like the , the Mandeans and the Christians of various confessions, belong to the small religious minorities in Iraq.1 They are concentrated in northern Iraq where, according to the UN High Commissioner for Refugees, some 550,000 live – about two-thirds in the district of Sinjar2 and most of the remaining third in the district of Sheikhan.3 Both regions belong to the governorate of Nineveh and to the so-called disputed territories which are claimed by as well as by Kurds. Both try to co-opt the Yezidi community in order to gain power over the territories where this minority is settled and in pursuing this goal they do not always refrain from violence.

2 However, this is not the first time in the past decades that the Yezidi community in Sheikhan and Sinjar have faced severe challenges: from early 1975, under the regime of Saddam Hussein, both 7 were confronted with village destruction, depopulation, and deportation. The indigenous Yezidis (as well as Muslim Kurds) were deported from their villages and resettled in so-called collective towns. At first, these were advertised officially as “modernization projects”, serving the population from disadvantaged villages by supplying them with electricity, water, and sanitation. However, it soon became obvious that the forced resettlement of the Yezidi population was not a development intervention, but a security project. The central government’s primary goal was to prevent Yezidis from supporting the Kurdish National Movement led by Mullah Mustafa Barzani until its collapse in March 1975.4 The collective towns supported this goal since they greatly facilitated control of the population [Dulz 2001: 54-55].5 In other words, forced displacement and forced urbanization went hand in hand.

3 Indeed, the Yezidis of Sheikhan and Sinjar – originally a rural population – have been effectively urbanized in the collective towns. Even though circumstances in Sinjar, in particular, are far from satisfactory in terms of security, employment opportunities and infrastructure, they did not, unlike many other Iraqi Kurds, migrate en masse to the urban centres of the Kurdistan Region. At the same time, there has not been a

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significant return of expelled Yezidis or their children to the ancestral villages. It appears, rather, that a considerable number of young, predominantly male Yezidis have been seeking asylum in European countries.

4 After briefly describing the main features of Yezidism and the historical relationship between the Yezidi community and the Iraqi state, on the one hand, and Yezidis and Muslim Kurds, on the other, this paper concentrates on the current situation in the collective towns. What are the main reasons for the forced urbanization of the Yezidis? Are there differences between Sheikhan and Sinjar? And what exactly does urbanization mean? Is this term suitable in order to describe the situation of the Yezidis in the collectives?

5 Our paper attempts to give some preliminary answers to these questions – preliminary, as there are neither reliable statistics available on the Yezidi collective towns, nor is it currently possible, for security reasons, to conduct field research in Sinjar.6

Religious Beliefs and Caste System

6 Even though the majority of Yezidis – not only in Iraq – define themselves as Kurdish, the relationship between Yezidis and Muslim Kurds is complicated.

7 The Peacock Angel, the highest of the seven angels ruling the world and a key figure of piety in Yezidi religion is, according to some outside interpretations, identified as personification of the evil [Kreyenbroek 1995: 97]. Many Muslims view the Yezidis as “devil-worshippers”. Moreover, and in comparison to and Islam, Yezidism is not considered a religion of a Holy Book: it is based mainly on oral tradition. Therefore, Yezidis do not conform to the Muslim concept of protection. Finally, some Muslims consider Yezidis not only as “Infidels”, but as apostates, Muslims who strayed from the right path of Islam. Indeed, in the scientific literature it is widely accepted that Sheikh Adi bin Musafir (born between 1073 and 1078 AD, died between 1160 and 1163 AD), the founder (respectively the reformer) of Yezidism, was an orthodox Sufi sheikh. It is only under the leadership of Sheikh Hasan ibn Adi, nearly a hundred years after Sheikh Adi bin Musafir’s death, that his followers increasingly began to turn away from Islamic norms and integrate elements of pre-Islamic religions into their beliefs [Kreyenbroek 1995: 97-98].7

8 Central for Yezidi society is a rigid caste system of religious character dividing Yezidis in murids (laymen), pirs and sheikhs. In exchange for the religious services pirs and sheikhs offer their followers, here and in the hereafter, they receive alms. Strict endogamy not only prohibits conversion or marriage to a member of another religious group but also marriage to a member of another caste [Guest 1987: 36; Yalkut- Breddermann 1991: 2.2.9].

9 Yezidism neither centres on individual prayer, nor does it know places analogous to mosques or churches. Communal religious life is usually restricted to religious holidays and the most important events in the human life cycle: birth, marriage and death. However, with the Valley of Lalesh, situated in Sheikhan, which hosts the shrine of Sheikh Adi bin Musafir, the Yezidi community has an important religious centre where yearly feasts and religious ceremonies are celebrated. Moreover, a great part of the informal spiritual life in the Yezidi villages of Sheikhan and Sinjar centres around local shrines: small, whitewashed buildings with conical spires. They are dedicated to Yezidi

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holy beings – such as the seven great angels or their earthly manifestations – or to local Yezidi personalities. These shrines function mainly as “places of succour” for believers facing some kind of difficulty, be it physical, psychological, or spiritual [Spät 2005: 34].

From Ottoman Times to the End of the Baath Regime

10 Historically, the Yezidi community has remained largely secluded, essentially for religious reasons. Stigmatized as devil worshippers, they faced waves of religious persecution since Ottoman times. Under the reign of Badr al-Din in the first half of the 13th century, the followers of Sheikh Adi were slaughtered, Adi’s tomb in the Valley of Lalesh desecrated and his bones burnt. Moreover, widespread anti-Yezidi military campaigns were carried out by Sunni Kurdish tribesmen in the same period. Towards the end of the 19th century, the religious policies of the Ottoman government resulted in large-scale persecution of the Yezidis. Many of them saw conversion to Christianity as an alternative to Islamisation and conscription. After the First World War, British mandatory rule, on the one hand, guaranteed some protection from persecution; yet, on the other hand, it contributed, as Nelida Fuccaro [1999] shows, to alienating the Iraqi Yezidis from the emerging “Kurdish nation”.

11 Iraqi independence did not mark the end of Yezidi persecution, rather the opposite. Under the Iraqi monarchy as well as the republican regime, Yezidis were discriminated against – the measures applied included the loss of land, military repression, and efforts to forcefully enlist them in the central state’s struggle against the Kurdish National Movement.8

12 The Baath party under Saddam Hussein took this policy even further: from the mid-1970s onwards, a process of forced displacement was initiated. In Sinjar, in late 1974, the former Committee for Northern Affairs ordered the confiscation of property, the destruction of the mostly Yezidi villages and the forcibly settlement of the population in 11 collective towns with Arab names. Most of the 137 villages destroyed were located in or close to Sinjar Mountain, which is the prominent feature of the district. The collective towns were constructed 30 to 40 kilometres north or south of this location. In 1976, the number of houses built in the 11 collectives of Sinjar Mountain amounted to 11,544, i.e., 1,120 in al-Yarmuk, 1,195 in al-Tamin, 510 in al- Uruba, 771 in al-Andalus, 1,531 in Huttin, 858 in al-Qadisyia, 907 in al-Walid, 1,300 in al- Bar, 838 in al-Adnaniya, 1,334 in al-Qahtaniya and 1,180 in al-Jazirah [Dulz 2001: 54-55]. Additionally, 5 neighbourhoods in Sinjar town – Bar Barozh, Saraeye, Kalhey, Burj, and Barshey – were arabized in 1975. The residents were displaced either to collective towns or other parts of Iraq. In the same year, 413 Muslim and Yezidi Kurdish farmers were dispossessed of their lands or had their agricultural contracts cancelled and were replaced by Arab settlers. In the censuses of 1977 and 1987, Yezidis were forced to register as Arabs and, since the mid-1970s, speaking Kurdish has been prohibited. Finally, in the 1990s, the distribution of land to Arab settlers was resumed, and continued until the fall of the Baath regime in 2003.9

13 In Sheikhan, a similar process took place: in 1975, 147 out of a total of 182 villages suffered forced displacement, while 64 villages were handed over to Arab settlers in the years following. The legal basis for these measures was the Revolutionary Command Council’s Decree (RCCD) No. 795 from 1975 and the RCCD No. 358 from 1978. The former authorized the confiscation of movable and immovable property of members of the

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Kurdish National Movement; the latter allowed for the invalidation of property deeds belonging to displaced Muslim and Yezidi Kurds, the nationalization of their land under the control of the Ministry of Finance, and resettlement of the region by Arab families. In the 1977 census, Yezidis and a number of Muslim Kurds were forced to register as Arabs. Moreover, 7 collective towns were constructed in Sheikhan for the residents of arabized villages. Finally, in 1988, another 10 villages located in the Aqra sub-district of Atroush were destroyed.10

14 The beginning of the First Gulf War in January 1991 was followed by a Kurdish uprising in March, which was violently suppressed by the Iraqi regime. By the end of April, more than 1.5 million Kurds, among them many Yezidis, crossed the border and fled to Turkey and Iran to escape persecution. As a consequence, “Operation Provide Comfort”, carried out by the US and its allies, established a “save haven”, a security zone inside the Iraqi state, including Dohuk, Zakho, and Amadiya, to protect the civilian population. Moreover, on April 19th a no-fly zone was established north of the 36th parallel. Also in April, the Iraqi Kurdistan Front, grouping Kurdish opposition parties such as the KDP (Kurdistan Democratic Party) and the PUK (Patriotic Union of Kurdistan), and the Iraqi leadership started to negotiate about the territories to be included in an autonomous Kurdish region. The Kurdish side demanded the inclusion of Sheikhan as well as Sinjar; however, in the end, only the northern part of Sheikhan became part of the region governed by the Kurdistan Regional Government (KRG), while the southern part of Sheikhan as well as Sinjar remained under Iraqi control. Yezidi places of settlement were effectively cut into two, with the Valley of Lalesh being allotted to the Kurdistan Region of Iraq.

15 The KDP and the PUK, the parties dominating the KRG, soon started to recognize the Iraqi Yezidis as a major political factor.11 Since the mid-1990s, protagonists of the Kurdish National Movement acknowledged Yezidism as the original religion of the Kurds, thus creating the myth of a common pre-Islamic religion. This phenomenon had a unifying effect on the Kurds, distinguishing their religious origins from those of other nations in the Middle East and stressing the uniqueness of Kurdish (cultural) identity [Dulz 2001: 103-106].12 Consequently, encouragement of the Yezidis by Kurdish political parties has strengthened the Kurdish identity of the Yezidis and their sympathy for Kurdish nationalism. This is particularly true as, since the fall of the Baath regime in 2003, the persecutions of Yezidis outside the Kurdistan Region ranged from murder, assassination attempts and violent attacks, to death threats and public intimidation campaigns.

16 However, the ethnic identity of the Yezidis in Iraq is more disputed than Kurdish parties tend to admit. Shifting identity concepts such as “I used to be an Arab, now it’s better to be a Kurd” and “I am half Kurdish, half Arab” are gaining prevalence.13 According to Human Rights Watch (2009), Yezidis in the “disputed territories”14 of Sheikhan and Sinjar who define themselves as Arabs or simply as Yezidis risk persecution by the KRG, as these ethnic definitions question “the right” of Kurdish parties to govern these disputed parts of Nineveh.

17 Even in the Kurdistan Region of Iraq, the relationship between Yezidi and Muslim Kurds is more complex than often described. The Yezidi perception is clouded by erstwhile persecutions carried out by the Muslim majority. Yezidis from Dohuk, for example, define themselves as Kurds. Should the above-mentioned persecution of the

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Yezidis be the topic of conversation, however, “Kurd” becomes synonymous with “Muslim” [Spät 2005: 86].

Material Aspects of Urbanization

Geography and Statistics

18 The district of Sinjar and the district of Sheikhan are situated in the governorate of Nineveh. Sinjar lies between Tel Afar in the north-east, al-Baaj in the south-east, and the Syrian border in the west. Thus, Sinjar is a region cut off from Kurdish territories and surrounded by Sunni Arab settlements where the insurgency, i.e., radicals of Sunni Islamist and Baathist provenance, is highly influential.

19 The district of Sheikhan borders on the governorate of Dohuk in the north, the district of Tel Kaif in the west, the district of Aqra in the east and the sub-district of (Mosul district) in the south.

20 In 2008, the Nineveh Provincial Council estimated the population of Sinjar at 235,950 and the population of al-Qahtaniya at 72,307. An estimation of the number of Yezidis and others living in the collective towns is not available. However, the current population of the two collective towns in the sub-district of al-Qahtaniya – al-Qahtaniya and al-Jazirah – is estimated to be approximately 58,000.15 This means that about 80% of the population of al-Qahtaniya live in collective towns.

21 Southern Sheikhan – the region officially governed by Nineveh – has, according to the Nineveh Provincial Council, a population of 64,208. The population of the northern, Kurdish-administered area of Sheikhan is estimated at 68,156 – a figure based on the food rations distributed. Hence, the total population of Sheikhan district stands at approximately 132,000.16 Although no precise information is available on the number of people currently living in the collective towns of Sheikhan, numbers of voters registered for the Iraqi parliamentary elections in March 2010 have been obtained for some of the major Yezidi collective towns. In Mahat and the surrounding 6,887, in Beban 1,600, in Esyan 2,013, and in Nisiriya and surroundings 2,662 voters were eligible to vote. As children are not registered as voters, the total population of the collectives is much higher.

Security

22 Nineveh is Iraq’s most dangerous governorate and in 2009 Mosul city was the most violent city of Iraq on a per-capita basis.17 Violence and fighting take place on a daily basis. In 2007, extremists linked to the al-Qaida network began to retreat to northern Iraq, particularly to Nineveh,18 where the environment remained favourable for several reasons. First of all, the American “surge” – a new strategy against al-Qaida that included the funding of Sunni tribal militias fighting al-Qaida – focused on the regions of Anbar and rather than the North. Secondly, the KDP and the PUK, which control parts of Nineveh, opposed the emergence of Sunni militias, fearing they might ultimately become a more potent threat than the existing insurgency. Finally, ethnic tension and Arab resentment to what was perceived as a “Kurdish expansionist agenda” meant that al-Qaida retained its appeal for large segments of the population.19

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23 The current conflict between the KRG and the Provincial Government of Nineveh centres on the above-defined disputed territories of the governorate. Since 2004 and particularly after the violent flare-up of sectarianism between Sunni and Shia Arabs in 2006, the Kurdish leadership has been quietly moving security forces further into Nineveh, over which it asserts claims, and has established political and administrative structures to maintain control. Sinjar and Sheikhan both belong to territories controlled by the KRG.

24 In Sinjar, the Iraqi Army 3rd Division, the Iraqi police and Kurdish forces20 (the latter have been in the region since November 2004) are jointly responsible for security. The Peshmerga mostly provide static security for the collective towns,21 whereas the Iraqi army is primarily in control of the checkpoints on the main roads.22 Nevertheless, security in Sinjar has deteriorated markedly in recent years, a result of its geostrategic significance. Since the beginning of 2006 or 2007,23 the self-proclaimed Islamic State of Iraq – a network linked to al-Qaida – has imposed a siege on the delivery of food, fuel, and construction materials to Sinjar, because it regards Yezidis as “unbelievers”.24 Service deliveries – food rations, fuel, and other supplies – are provided by Dohuk in agreement with the Nineveh Provincial Council. However, according to food distribution agents for the collective town of Tel Banat, almost no deliveries were made in 2007.25

25 The most devastating attack in post-Saddam Iraq against the Yezidi population, and against civilians as such, occurred on August 14th 2007 in al-Qahtaniya sub-district, on the border to Sinjar. Two Yezidi collective towns, al-Qahtaniya and al-Jazirah, were attacked by trucks loaded with dynamite, which subsequently detonated,26 killing 326 Yezidis and injuring 530.27 As a result, Peshmerga forces in Sinjar were increased. By surrounding the collective towns with earthen berms and setting up checkpoints, they created an effective barrier between Yezidi areas and the Arab settlements.28 While historically the homogeneous structure of the villages in Sinjar, both in ethnic and religious terms, proved a form of protection, the purely Yezidi composition of the population in today’s large collective towns makes them an easy target.

26 The overall security situation in Sheikhan is quite different. It is much better than in other parts of Nineveh Province, with only a small number of security incidents reported in recent years. As of March 2010, Peshmerga forces are responsible for the security of the areas south and east of Baadhra, whereas the Iraqi army is present in the areas west of it. Local police are reported to come from Dohuk, not from Nineveh. In the past, the administrative staff of the provincial government in Nineveh was more than once prevented by pro-Kurdish security forces from entering the district.29

Economy and Infrastructure

27 Security is not the only urgent problem in Sinjar. The district suffers from a lack of employment opportunities, a low educational level and persistent poverty. According to a UNDP study conducted in 2006, overall deprivation in Sinjar is “extreme”, placing it among the least developed districts in Iraq. The major weaknesses observed are the lack of education, basic infrastructure and housing, and crowded family circumstances. Concerning basic infrastructure and housing, Sinjar ranks among the five most deprived districts in the whole of Iraq.30 The 2008 CFSVA (Comprehensive Food Security

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and Vulnerability Analysis) draws similar conclusions and rates Sinjar as “extremely vulnerable”.31

28 The infrastructure of the Yezidi collective towns is inadequate and, at best, still weak. The streets of the collective towns and their feeder roads are not tarred. Most collective towns are without proper sewage. The greatest drawback is the lack of adequate supplies of potable water, which has to be delivered by truck. Recent years have seen no improvement in the infrastructure or health care of the collective towns. United Nations Assistance Mission for Iraq (UNAMI) describes service delivery to Sinjar and al- Qahtaniya’s 11 collective towns as “grossly inadequate”, which is ironic considering that the improvement in service delivery was the postulated rationale for displacement in the 1970s.

29 According to UNAMI, the primary economic activities in Sinjar are subsistence agriculture and livestock herding, although agricultural land is not serviced by irrigation.32 However, the dry climate, a number of years of drought, water shortages, and poor soil make it impossible for the traditionally large Yezidi families to survive on agriculture. An additional problem for those families living in the collectives is that their estates are frequently located at some distance from the collective, close to their ancestral villages; there, access is limited for security reasons. As a consequence, people in the collective towns have to access other sources of income to address their economic needs.

30 Sinjari men traditionally leave their home to work as “labour migrants” in the large urban centres. Up until mid-2004, young Yezidi men from the collective towns migrated to Baghdad or Mosul in search of work, while their families continued to live in the collective towns.33 However, very few Yezidis now live, for example, in Baghdad.34 Lack of security has forced most of them out of the capital. Moreover, the precarious security situation also obliged the last of the Yezidi families living in Mosul to seek refuge in nearby Bashiqa in June 2007.35 Mosul has become a no-go area for Yezidis. As a result, labourers are now confined to seeking jobs in Dohuk, Erbil, and Sulaimaniya, as well as in other cities in the safe, legally KRG-administered region. Male breadwinners stay away from home for weeks or months on end, since frequent journeys from Sinjar to the Kurdish North are unaffordable and dangerous.

31 Furthermore, in Sinjar itself, the KRG has developed into a potential economic factor: jobs in local administration, posts as party officials, and the newly established Yezidi community centres are highly welcomed by most of the inhabitants. For countless impoverished families in the region, Kurdish patronage is the only available source of income.

32 In Sheikhan, the overall economic situation is rated above average in the ranking of 94 districts by the UNDP 2007 Basic Needs Assessment, while overall deprivation is judged as moderate.36 Agriculture is the source of most jobs in the district, benefiting not only from regular rainfall, but also from established systems of irrigation.37 However, at least in the collective towns, the population depends on jobs offered by the KRG. Due to the comparatively safe security situation, the KRG is in a position to introduce several measures to improve the infrastructure. It is investing large sums in road construction and water projects, with a particular focus on the collective towns. Currently, almost every large collective in Sheikhan has its own auditorium and its own Yezidi cultural centre. The shrine close to the cemetery in the collective town of Beristek has also been renovated. Infrastructural projects stretch as far south as the Makhlub Mountain at the

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district border of Tel Kaif. This is a new development, since, prior to 2009, the KRG was not as prominent as it is today in the region. Several small factories have been established along the road to Ain Sifni. As in Sinjar, the KRG has become an attractive employer in Sheikhan, providing jobs in the local administration, in the party apparatus, as a Peshmerga and with the Yezidi community centres. Moreover, as it has become extremely dangerous to travel to Mosul for work, external labour markets are mostly limited to Ain Sifni, Dohuk, Sulaimaniya and Erbil.

33 So far it has been shown that the collectives of Sheikhan and Sinjar constitute an urban environment with regard to population density, primary types of economic activity, and, in Sheikhan more than in Sinjar, settlement categories such as electricity, water supply, etc. Even those aspects of life in the collectives which seem to be “rural” at first sight do not prove to be so on further consideration. If having some sheep is already “rural”, is it still rural if these sheep live between plastic garbage rather than the open countryside? Breeding bees might be categorized as “rural”, but what if these bees are fed with industrial food from the local market? These examples clearly show that the rural/urban dichotomy is highly artificial. Therefore, in the next section, we will examine to what extent urbanization goes beyond such material aspects. What Lewis Holloway and Moya Kneafsey state about the rural context is valid for the urban context as well. It cannot be understood as a clearly identifiable space, or as a verifiable of social or economic characteristics, but as a meaningful concept, “discursively constructed, understood and related to in different ways by diverse social groups” [2004: 2].

Beyond Material Aspects of Urbanization

34 According to the Nineveh Office of the Article 140 Committee, approximately 16,000 compensation claims were filed by both Yezidi and Muslim Kurds seeking to return to their original villages in Sinjar. About 1,500 of these claims are said to refer to families displaced from the , whereas the majority emanated from families forcibly relocated to collective towns in Sinjar and al-Qahtaniya. Given a total household size of 5.5 in Sinjar,38 it can be estimated that approximately 80,000 people currently living in collectives would like to return to their villages.39 However, there is no large-scale village reconstruction programme in Sinjar although such has been called for by the Yezidi Movement. This is primarily due to a lack of security. A second reason could be Nineveh’s hitherto poor performance in terms of executing its provincial investment budget: as of November 2008, it had contracted no more than 12% of its 2008 budget allocations and disbursed a mere 1% of its overall budget to contractors. Financing a large-scale village reconstruction programme with funds from Dohuk, by contrast, would probably have been criticized by Mosul and Baghdad as the pursuit of a “Kurdish expansionist agenda”. Last but not least, the fact that the majority of Arab settlers brought in by the Baath regime from the mid-1970s onwards, have, unlike in Sheikhan, remained in the region40, and possibly in villages claimed by displaced Yezidis, could prove problematic.

35 In Sheikhan, the situation is different. Several villages destroyed by the Iraqi military in the northern and southern areas of Sheikhan have been reconstructed or are in the process of being reconstructed by the KRG since 1991 and 2003, respectively.41 Prior to the 2003 invasion, a number of Arab settlers fled the area; the villages of those who

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subsequently attempted to return, but were prevented from doing so, were taken over by Kurds.42 Former Arab residents of Sheikhan claim that up to 11,000 people were displaced at that time. The process described was based on the shift in the balance of power in northern Iraq, not on the implementation of legal reforms: Kurdish returnees had not re-established their land rights, since the corresponding legislation was not in place to allow for such redress.43

36 However, who exactly returned to the villages remains unclear. Are they former residents and their offspring who had originally fled to other parts of Iraq or were deported to collective towns, or are they people who had never lived in the region, but now benefited from the new power balance between the Kurds and the Arabs? Moreover, it seems that many Kurds returning only did so temporarily. Indeed, a vast and permanent movement back to the Yezidi ancestral villages has not occurred, nor is it expected. Our research in the collectives of Sheikhan shows that the members of the Yezidi community have opted to improve their living conditions in the collective towns and establish themselves there permanently. Those who return for economic or security reasons to the reconstructed villages are extremely poor. At the same time, the number of compensation claims from Yezidi and Muslim Kurds living in the collective towns of Sheikhan received by the Nineveh Office of the Article 140 Committee is comparably small: approximately 6,000 to 7,000. About 3,000 to 4,000 claims are said to have come from families displaced from Nineveh governorate, while the remainder relates to families forcibly relocated to collectives in Sheikhan.44 Given a total household size of 7.3 in Sheikhan,45 it can be estimated that approximately 25,000 people currently living in the collectives are contemplating a return to their original villages. This figure is much smaller than in the case of Sinjar (80,000), not only in absolute numbers, but also in relation to the overall population of the two districts.

37 Displacement and village destruction may have affected fewer people in Sheikhan than in Sinjar. However, another factor seems more important: since the security situation in Sheikhan is far more stable than in Sinjar, and the KRG has invested heavily in the infrastructure of the collectives, staying there has become more attractive for Yezidis than returning to village life; this is particularly for women, as the aforementioned infrastructure significantly facilitates their lives. In other words, the Yezidi population of Sheikhan might still present itself as an originally rural population dreaming of return. However, when people are free to decide if they want to return to the village or not, they mostly chose to stay in the collective towns. This is very likely to happen in Sinjar, once infrastructure and security in the collective towns improve. Thus, at least the majority of the Yezidis in Sheikhan does not only live in an urban environment but also prefers this life to that in the village. They have been “mentally urbanized”.

38 However, in this regard, the Yezidis of the collectives of Sheikhan and Sinjar are not so different from many other Kurds: Yezidi collectives are not the only ones to have become permanent. What, then, makes the Yezidi case different from others?

Against the Urban Centres of the Kurdistan Region

39 Up to now, and not only under Saddam Hussein, migration has been limited for the most part to the phenomenon of commuting. No mass migration by Yezidis to the urban centres of the legally Kurdish-administered region has occurred so far. Since the

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1970s, the number of Yezidi families in Erbil, for example, is estimated to be no more than 10.46 Why?

40 A first possible explanation is quite simple: if the collectives have to be defined – in a material sense – as desirable urban environment, why then move to the urban centres of Erbil or Dohuk? Which advantages would be linked to such a change of location? Indeed, it seems that the disadvantages predominate.

41 Firstly, the large Yezidi families cannot cover the high cost of living in the Kurdish- administered North. Housing rents have soared there since the US-led invasion. In addition, Yezidis from Sinjar and the centrally governed regions of Sheikhan are prevented by the KRG administration from registering with the PDS (Public Distribution System). They are not permitted to transfer their food ration cards from their place of origin to the legally Kurdish-administered region. Many Yezidi families depend on PDS food rations and they are unable to move to the Kurdistan Region without.47 This is because the food ration lists are used to produce the voter lists, and people are only entitled to vote wherever they are registered with their food agent. The KRG has an interest in seeing as many Kurds – in this case the Yezidis – as possible stay in disputed territories such as Sinjar in order to vote, at the time of the referendum,48 in favour of Sinjar and other disputed territories being attached to the KRG region. Consequently, by hindering them to transfer their ration cards from their place of origin, the Yezidis are forced to stay outside the security of the Kurdish-administered region and to uphold the nationalist claims of Kurdish parties seeking to establish a “Greater Kurdistan”.49

42 Secondly, in confidential conversations, Yezidis complain of discrimination by Muslim Kurds in the Kurdish-administered region. Residents of the collective town of Mahat stated that Muslim Kurds treated them as second-class citizens. Indeed, many Yezidis in the Kurdish-administered region fill jobs that Muslim Kurds refuse to do because of their low social prestige, e.g. housekeepers, waiters or cleaners in hotels, restaurants, and homes. Our observations confirm that workers in the service sector are treated with disrespect by their superiors. Moreover, Yezidi workers in the construction sector, for example, are paid less than their Muslim colleagues.50

43 Thirdly, at least in the case of Sinjar, language and cultural differences might be reasons not to move to the Kurdish North. The fact that Sinjar is surrounded by Arab settlements contributed to the success of Saddam Hussein and the Iraqi Baath regime’s policy of . The majority of Yezidis in Sinjar speak today, with Kurdish more or less relegated to the status of a domestic language. Numerous Arabic words are used in place of Kurdish terms; as a written language, Arabic takes preference over Kurdish.51 The private as well as the official language in the Kurdistan Region of Iraq, in contrast, is Kurdish, making it difficult for Yezidis from Sinjar to establish themselves there. At the same time, migration to Arab cities is difficult due to security considerations.

44 Fourthly, the religious homogeneity of the collective towns is an important aspect facilitating the enforcement – at least some aspects – of endogamy. Events such as those of 2007 in Bashiqa, after a young Yezidi woman fell in love with an Arab neighbour, converted to Islam, and was subsequently stoned by an angry Yezidi crowd, are most unlikely to happen in a collective such as Sinjar. In cities like Erbil, the “risk” to enter into close contact with members of other religious groups is significantly higher.52

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45 Last but not least, living in the collective towns means living in the vicinity of the numerous Yezidi shrines and the Valley of Lalesh, places of high significance for the day-to-day practice of Yezidism. Only the presence of a large Yezidi community in the region can assure the future existence of this “holy landscape”.

Effectively Urbanized in the Periphery of the Collectives

46 Under Saddam Hussein, the Yezidi rural population of Sinjar and Sheikhan was effectively urbanized in the collective towns. This process has neither been revoked after 1991, nor after 2003. Migration to the urban centres of the Kurdish Region was out of reach for Yezidis living in both districts, above all for economic reasons. At the same time, Yezidi and Muslim Kurds in Sheikhan mostly decided against returning to the villages when they had the option. They prefer work as public servants to earning a living as small peasants or shepherds. Indeed, with the PDS still in place and large amounts of fruits and vegetables being imported from Iran and Turkey, it is difficult to find a market for agricultural goods. In Sinjar, however, people were not given the option of returning to their original villages. Until 2003, the district was ruled by the Baath regime; afterwards, the security situation did not allow a broad resettlement. It seems that many Yezidis still nourish the dream of return. Yet, this dream is most likely to vanish and give place to a similar process as that which occurred in Sheikhan once the security situation and the infrastructure in the collective towns will have improved.

47 Economic and political dependency on Dohuk or Erbil, respectively, is one of the most characteristic features of the collectives. It has been shown, for example, that job opportunities are created and allocated above all by the KRG. The collectives may therefore be well characterized by the term “peripheral area”, defined as a region significantly characterized by unequal power relations to a centre [Beetz 2008]. Still, in this regard, life in the collectives does not differ much from that in many parts of the Kurdistan Region. At the same time, at least the collectives in Sheikhan some combine positive aspects of “urban” life (electricity, water, sewage) with the advantages of the former Yezidi villages (ethnical and religious homogeneity, location in the “holy landscape”). Therefore, urbanization in the collectives has not only been as effective as it was because of the use of force and a lack of other alternatives, but also because it offers – and did offer – very specific advantages for the deported Yezidi population.

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NOTES

1. Irene Dulz conducted research on the Yezidis in Iraq from August 2004 to December 2005, in May and June 2006, and from December 2009 to January 2010. Eva Savelsberg and Siamend Hajo carried out research on Iraqi Yezidis in August 2002, September 2006 and October-November 2007. 2. “Sinjar” is the official Arab expression. The Kurdish term “Shingal” is more familiar to Yezidis. 3. Strictly speaking, Sheikhan consists of two districts: Sheikhan and al-Sheikhan. See ICG (International Crisis Group), “Iraq’s New Battlefront: The Struggle over Ninewa”. Middle East Report No. 90, 28 September 2009, p. 30. 4. However, there was no specific objective to target the Yezidis, but they were swept up in the anti-Kurdish campaign. 5. See also UNAMI (United Nations Assistance Mission for Iraq), “Disputed Internal Boundaries: Sinjar district”, Volume 1, 2009, p. 2, and UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sheikhan district”, Volume 1, 2009, p. 2. 6. None of the authors have been able to visit Sinjar since 2005. 7. Whereas a number of Yezidis are of the opinion that Sheikh Adi started integrating Islamic elements into “pure” Yezidism [Spät 2005: 39-40].

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8. See ICG, “Iraq’s New Battlefront: The Struggle over Ninewa”. Middle East Report No. 90, 28 September 2009, p. 31. 9. UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sinjar district”, Volume 1, 2009, pp. 1-3. 10. See UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sheikhan district”, Volume 1, 2009, pp. 2-3. The scale of Kurdish displacement in the North during the mid-1970s was not confined to the Sheikhan and Sinjar regions, but covered an area stretching from Khanaqin town close to the Iranian border to the Syrian and Turkish border regions around Sinjar. Moreover, it was followed by the of 1988, during which the Iraqi government destroyed between 3,000 and 4,000 Kurdish villages and towns, displacing hundreds of thousands of Kurds. Some of them were settled in collective towns, others deported to Southern Iraq. Many fled abroad, above all to Iran. About 100,000 people “disappeared”. The genocidal character of the Anfal campaign made it radically different to earlier and later arabization campaigns. 11. For more on KRG policies towards Yezidis, see I. Dulz, S. Hajo and E. Savelsberg [2004-2005: 102-107; 2009: 43-52]. 12. Compare J. Tejel Gorgas [2004-2005] on early attempts, especially of the Bedir Khan brothers, to co-opt the Yezidis into the “Kurdish National Project” or to describe as the predecessor of Yezidism and the original religion of all Kurds. 13. The discussion on the ethnic affiliation of the Yezidis is not new. Sheikh Adi, originally from the Bekaa Plateau in Lebanon, was an Arab and has been declared as such by the Yezidis. Arab ethnicity applies to members of the Yezidi sheikh class because they derive from the lineage of Sheikh Adi. 14. Disputed territories are those territories claimed by the KRG, but not covered by Article 53 of the Transitional Administrative Law, later incorporated into the Constitution by Article 140. This article stipulates that the KRG is legally responsible for governing the territories controlled by KDP and PUK on March 19, 2003, when US-led troops invaded Iraq. These territories are comprised of parts of the governorates of Dohuk, Erbil, Sulaimaniya, Kirkuk, Diyala and Nineveh. However, in the case of Nineveh – and not only here – the KRG asserts its right to regions that extend way beyond this line. In the west of the governorate it claims Zummar, a sub-district of Tel Afar, as well as the whole of Sinjar (to which it wants to attach the sub-district of al-Qahtaniya, which has belonged to the neighbouring al-Baaj district since 1977). In the North, the KRG seeks control of the districts of Tel Kaif and Aqra; only the latter is covered by Article 53. In the east of Nineveh governorate, it demands the incorporation of Sheikhan and al-Hamdaniya districts; again, only some areas of these districts (the sub- districts of Baadhra, Atroush, Qasrouq and Eski Kalak) are covered by Article 53. Finally, Bashiqa, a sub-district of Mosul, is to be incorporated into the KRG region. See ICG, “Iraq’s New Battlefront: The Struggle over Ninewa”. Middle East Report No. 90, 28 September 2009, p. 17. The KRG justifies its claim to these regions by arguing that, prior to arabization, they were entirely or predominantly Kurdish. 15. UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sinjar district”, Volume 1, 2009, pp. 1-2. 16. UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sheikhan district”, Volume 1, 2009, p. 1. 17. See http://www.iraqbodycount.org/analysis/numbers/ 2009/ 18. The other northern governorate to be affected by this insurgent retreat was Kirkuk. 19. ICG, “Iraq after the Surge”. Volume 1: “The New Sunni Landscape”. Middle East Report No. 74, 30 April 2008, p. 8.

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20. The “Peshmerga” literally means “those who face death”. 21. The Arab residents of Sinjar claim that the Peshmerga prevent them from entering the collective towns and consequently deny them access to schools, health clinics and other governmental services located in the collectives. 22. UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sinjar district”, Volume 1, 2009, pp. 17-18. 23. The source quoted here, the UNAMI report, gives inconsistent information on the date. 24. UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sinjar district”, Volume 1, 2009, pp. 3 and 17. 25. UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sinjar district”, Volume 1, 2009, p. 7. 29. See HRW, “On Vulnerable Ground. Violence against Minority Communities in Nineveh Province’s Disputed Territories”. November 2009, p. 19. See also ICG, “Iraq’s New Battlefront: The Struggle over Ninewa”. Middle East Report No. 90, 28 September 2009, p. 19. 30. UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sinjar district”, Volume 1, 2009, pp. 14-15. 31. As the study is conducted at district level, no figures are available for the al-Baaj sub-district al-Qahtaniya. See UNWFP (United Nations World Food Programme), “Comprehensive Food Security and Vulnerability Analysis in Iraq”, 2008, p. 187. 32. UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sinjar district”, Volume 1, 2009, pp. 14 and 21. 33. Interview with Mamou Othman, Director General, Presidential Diwan of Kurdistan Region, Hamburg, Germany, 13 August 2007. Interview with Khidir Domle, journalist, Dohuk, Iraq, October 2004. 34. Interview with Said Silo, President of the Lalesh Cultural Centre, Dohuk, Iraq, November 2007. 35. Interview with Lazgin al-Barany, a Yezidi from Mosul, Damascus, Syria, June 2007. 36. See UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sheikhan district”, Volume 1, 2009, p. 10. See also UNWFP, “Comprehensive Food Security and Vulnerability Analysis in Iraq”, 2008, pp. 128 and 187. 37. UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sheikhan district”, Volume 1, 2009, p. 9. 38. UNWFP, “Comprehensive Food Security and Vulnerability Analysis in Iraq”, 2008, p. 182. 39. According to the PUK, families from 11 villages have already left the collective town of al-Qahtaniya and returned to their ancestral homes. See UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sinjar district”, Volume 1, 2009, p. 16. 40. UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sinjar district”, Volume 1, 2009, pp. 9, 14 and 16. 41. A number of Yezidis and Christians privately claim that the construction of Yezidi and Christian villages destroyed during the arabization campaign proceeded much more slowly than the rebuilding of Muslim Kurdish villages. See UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sheikhan district”, Volume 1, 2009, pp. 12-13. 42. HRW, “Claims in Conflict. Reversing Ethnic Cleansing in northern Iraq”, August 2004, Volume 16, No. 4, pp. 27-29.

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43. The difficulties associated with RCCD No. 358 of 1978, which refers to the nationalization of Kurdish land, are ongoing: while the KRG was able to cancel the effects of this decree for the sub-districts of Atroush, Qasrouq and Baadhra, it has no legal jurisdiction over the southern sub-districts. Land in this region is still owned by the state. Hence, the original owners who returned to their estates are not legally entitled to them. See UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sheikhan district”, Volume 1, 2009, p. 12. See also HRW, “Claims in Conflict. Reversing Ethnic Cleansing in northern Iraq”, August 2004, Volume 16, No. 4, p. 34. 44. See UNAMI, “Disputed Internal Boundaries: Sheikhan district”, Volume 1, 2009, p. 13. 45. UNWFP, “Comprehensive Food Security and Vulnerability Analysis in Iraq”, 2008, pp. 119 and 182. 46. Interview with Yezidi residents in Erbil, Iraq, December 2009. 47. Interview with Said Silo, President of the Lalesh Cultural Centre, Dohuk, Iraq, November 2007. 48. The referendum on the future of the “disputed territories” scheduled for 2005 has been postponed several times. It is still not clear whether, and if so when, the referendum is to be carried out. In April 2009, UNAMI presented a detailed study of the disputed territories to Iraqi stakeholders. However, the proposals were officially rejected on both sides and not used for further discussions of the opponents. See ICG, “Iraq’s New Battlefront: The Struggle over Ninewa”. Middle East Report No. 90, 28 September 2009, p. 19. 49. The described procedure is similar to how the KDP and the PUK dealt with internally displaced persons from Kirkuk. In the wake of their displacement they lived in camps in the Kurdish-administered North under miserable conditions, as their integration was not planned [Hajo and Savelsberg 2002]. Following the regime change in 2003, some were subsequently “motivated” by food ration distribution to move to Kirkuk and functioned as demographic support for the Kurdish claim to the city. For other strategies to persuade people to move to Kirkuk, see ICG, “Iraq and the Kurds: Resolving the Kirkuk Crisis”. Middle East Report No. 64, 19 April 2007, p. 4. 50. See http://www.avestakurd.net/news_detail.php?id= 8291 52. Of course the “risk” that members of different casts fall in love with each other can not be banned by staying in the collectives.

RÉSUMÉS

Résumé : Cet article présente les principales caractéristiques du yézidisme ainsi que les relations historiques entre, d’une part, la communauté yézidie et l’État irakien et, d’autre part, les Yézidis et les Kurdes musulmans. Ces relations sont marquées par des persécutions, des déplacements de populations rurales et des destructions de villages. Qu’en est-il des villes de Sheikhan et Sinjar ?

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On a ici affaire à un environnement urbain pour ce qui est de la densité de la population, des activités économiques et, à Sheikhan plus qu’à Sinjar, de la fourniture d’électricité et d’eau. De surcroît, dans ces villes, la population a été « mentalement urbanisée ». La majorité des Yézidis de Sheikhan préfèrent la vie urbaine à la vie villageoise. Les communautés yézidies ne sont pas les seules en Irak à s’être implantées de façon définitive. On expliquera en quoi leur cas diffère de celui d’autres communautés.

The main features of Yezidism are described as well as the historical relations between, on the one hand, the Yezidi community and the Iraqi state, and, on the other hand, Yezidi and Muslim Kurds. Persecution, the displacement of rural populations and the destruction of villages has characterized these relations. What is the current situation in the towns of Sheikhan and Sinjar? This is an urban environment as regards population density, economic activities and, in Sheikhan more than in Sinjar, settlement facilities such as electricity or the water supply. Furthermore, the population in these towns has also been “mentally urbanized”. The majority of the Yezidis in Sheikhan not only live in an urban environment but prefer this to village life. The Yezidi communities are not the only ones in Iraq that have become permanent. This article seeks to explain how this case differs from the others.

INDEX

Mots-clés : Nord de l’Irak, déplacements de populations rurales, destructions de villages, urbanisation, communauté yézidie, Sheikhan, Sinjar Keywords : destruction of villages, Northern Irak, displacement of rural population, Sheikhan, urbanisation, Yezidis, Sinjar

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Representations of Peripheral Space in Iraqi Kurdistan

Andrea Fischer-Tahir

1 OFFICIAL MEDIA of the leading parties and of the Regional Government of Kurdistan in Iraq describe the cities of Erbil, Dohuk, and Sulaimaniya1 as sites of economic growth and prosperity in order to legitimate its authority and to invite foreign capital. This policy includes academic representations, forms of “othering”, and the use of the international public as a witness to the success.2 A glance at the official organ of the Patriotic Union of Kurdistan (PUK) can be revealing! On 12 May 2009, for example, Kurdistan-î Nwê presented the headline “World Bank Describes Kurdistan as Development Star in Iraqi Sky. 93% Development in Kurdistan Region”.3 Follows an article based on information from the Sulaimaniya Statistics Directorate, a panorama picture of Sulaimaniya showing new bridges, multi-storey housing complexes and business buildings, and a diagram of Iraq’s governorates comparing the economic wealth of Kurdistan to the poverty in other areas – those of “the failed Arabs”, as the article suggests. What this article conceals, however, are figures available at the Statistics Directorate that indicate a sharp discrepancy in Kurdistan itself between people in the city and people in the villages.4 This discrepancy is likewise evident in data provided by the United Nations World Food Programme (UNWFP) in cooperation with Iraqi and Kurdish ministries in 2008. Here, Sulaimaniya city is labelled “better off”, whereas certain districts in the governorate of Sulaimaniya are considered “extremely vulnerable” in terms of food security, which is measured by rates of employment, education, income and buying power, expenditure, household assets, access to productive assets, water, and electricity.5

2 One such district is Qaradagh in the south-west of Sulaimaniya city, an area consisting of 86 villages and a centre also called Qaradagh (Qaradagh-C). Qaradagh was completely destroyed during the genocidal Anfal campaign of 1988. In the aftermath of the Kurdish uprising in 1991, many returned to rebuild it, initially on their own and later supported by international organizations.6 In 1992, Erbil became the capital of the Kurdistan Region. In the course of the Kurdish militia war (1994-1998), the PUK established a second seat of government in Sulaimaniya – as a counter-project to Erbil, which had

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been conquered by the other leading party: the Kurdistan Democratic Party (KDP). After the Iraqi elections of January 2005, PUK and KDP began a process of unification and centralization in Erbil. Sulaimaniya lost some of its administrative importance, but remained the political and economic centre of the south and south-east of Kurdistan. However, there is no sign of a “development boom” in Qaradagh. On the contrary, agricultural production in the district is fading fast so that local marketing from the villages to Sulaimaniya through Qaradagh-C no longer exists. Most families in Qaradagh-C depend on state incomes and public food distribution, while other options are, compared to the city, very few and far between. At the same time, it seems to be unclear what kind of residence place Qaradagh-C actually is. In contrast to international organizations, technocrats of the governorate administration tend to label the place “urban”,7 and the political decision-makers undertake steps to revalue Qaradagh-C; they opened a university and started to build housing complexes. My observations in the years between 1993 and 2009 indicate that local people too see Qaradagh-C as a former town repeatedly destroyed and neglected. People tend, however, critically to notice their dependency on Sulaimaniya with regard to income, food supply, and political decision-making.

3 What is the concept of “development” propagated by the Kurdish rulers? How are concepts of “urban” and “rural” related to “development”? What explains Qaradagh- C’s dependency on Sulaimaniya? How do people in Qaradagh-C deal with their dependency on the centre? Starting from these questions, I take a closer look at centre- periphery relations in Kurdistan. I argue that a combination of circumstances resulted in the unilateral economic and political dependency of Qaradagh on Sulaimaniya, positioning the former on the periphery of the latter. I describe the consequences of this dependency, both on a collective and an individual level, the latter to be exemplified with the aid of biographical representation. Subsequently, I turn the focus to technocratic, academic, and political representations of Qaradagh-C in discourses of governance, writing history, and nation building, arguing that these representations at first sight appear to integrate the area into the “development sky” but in reality do little to reduce dependency. On the contrary, they contribute to peripherization.

4 By using the term “peripherization”, I refer to a recent debate in German social sciences on infrastructural disparities, shrinking cities, and out-migration in eastern Germany. Here, “peripherization” refers to the growing economic, infrastructural, and political disconnection of small- and medium-sized towns in terms of development and is discussed as a form of social injustice [Keim 2006; Barlösius and Neu eds. 2008; Beetz et al. 2008]. This approach echoes debates on core/periphery, world system, and dependency in the 1970s and 1980s [Amin 1976; Wallerstein 1980; Mj#toset and Clausen eds. 2007]. In current Middle Eastern studies, “periphery”, “peripheral”, and “peripherization” in the context of the global world are terms only casually met. Yet, there are numerous authors turning the focus to centre-periphery relations inside the states of the Middle East. Recently, Lisa Wedeen [2008] described public spheres and political performances in Yemen as a “weak state”, incapable of distributing goods and preventing violence, while Conrad Schetter and Rainer Glassner discussed as regards Afghanistan what happens when “the periphery has gained the ability to impose its interests to the centre” [2009: 118]. In the research on Kurdistan in Iraq, centre- periphery relations are merely explored as “Kurdistan versus the Iraqi state” [Stansfield 2003; Ahmed and Gunter 2005; O’Leary and McGarry eds. 2005; Stansfield

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and Ahmadzadeh 2007; Natalie 2010]. By contrast, I want to draw attention to those forms of power and dependency that obtain within the Kurdistan Region itself.

Urban, Rural, and Development

5 Very little research has been done on “rural” or “urban” space in Iraqi Kurdistan. One of the few works dealing with the “rural” sphere is Arian Mahzouni’s “Participatory Local Governance for Sustainable Community-Driven Development” in Iraqi Kurdistan [2008]. Trained in political economy, he analyses “the role of existing local institutions as part of social capital in the community development process in the rural area” and states “the need to introduce ’participatory local governance’ where political and institutional reforms are carried out to increase the capacity and authority of the local institutions” [ibid.: 11]. A separate approach is pursued by Ehmed Mihemmed Salih, a “teacher for issues of the geography of village residence and planning” at the University of Sulaimaniya, as stated in Kurdish on his book cover [2008]. Salih is concerned with the district of Sharbajêr east of Sulaimaniya. Believing one of the key reasons for “failed development” outside the cities to be “the village inhabitants’ lack of professional knowledge”, the geographer calls on the Kurdish government to design “a new programme for the development of the villages” [ibid.: 5]. The world views behind these approaches and the proposed strategies obviously differ greatly. Whereas Mahzouni considers people in the rural areas as to be the main players of “community development”, Salih shows little confidence in their capabilities and prefers “development” from above. What is also interesting is Mahzouni’s certainty in applying in his PhD thesis, published in English, the term “rural” not only to villages but also to small-sized towns and district centres; Qaradagh-C, for example, appears as “rural sub- district centre” and other places are designated as “rural small towns” [Mahzouni 2008: 69-78]. But Salih’s job description as “geographer of the village residence” indicates that the concepts of “urban” and “rural” are not so clear in Kurdish.

6 Although standard population data collection and academic research frequently prefer to categorize places as either “urban” or “rural”, social changes “have involved the blurring of the urban-rural distinction” [Champion and Graeme eds. 2004: 3]. There is a tradition of inventing new concepts to reflect these changes [Cloke 1977; Cromartie and Swanson 1996] and a debate that goes beyond the “rural-urban continuum” and other concepts closely linked to affirmative theories of modernization [Halfacree 1993: 25]. The shift in rural studies inspired by the cultural turn favours immaterial approaches and puts forward the idea that “the rural” should be taken “not as a clearly identifiable space, or as a verifiable of social or economic characteristics, but as a meaningful concept, discursively constructed, understood and related to in different ways by diverse social groups” [Holloway and Kneafsey eds. 2004: 2]. The same applies to “the urban”.

7 In Kurdish-Soranî there are three words to represent imaginations of village: dê, ladê and gund. “Gund” in the form “gundî” or “gundnişîn” serves to express “someone living in a village”. The term “ladêyî” means more or less the same but also “village-like”; it is frequently applied pejoratively by the Sulaimaniya middle class to sanction someone of lower status for “inappropriate behaviour” or to distinguish oneself from the lower class. There is no clearly corresponding term for the English “rural” or “rurality”. Kurdish technocrats educated in Arabic tend to use Arabic terms. For “city” the

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representation is “şar”, meaning also “civilized land”. There are several compounds and derivations of it: “şaroçke” for “small city” or “town”, “şarî” for “city-like”, “civil” and “city dweller”, but also for “urban” while “be şaristanî kirdin” is nowadays translated into English with “urbanization”. The word “şarezayî” represents imaginations of “experience”, “knowledge”, “competence” and “capability” and is frequently used in the meaning of “expert”. Obviously, the social discourse relates certain characteristics to residential places, and not surprisingly are imaginations of modern civilization rather attached to “city”. Therefore, the label “urban” suggests having arrived at a certain stage of “development” or “geşepêdan”, which is the Kurdish term meaning literally: “to make something bloom”. The dominant political discourse in Kurdistan favours a concept of “development” linked to construction and building boom, access to modern technology and consumer goods, and the extension of infrastructure in the fields of health and higher education. Shopping malls in the governorate centres, airports in Erbil and Sulaimaniya, 6 state and 7 private universities have been made symbols of the government’s success. Only some non- governmental organizations and grass-root groups pursue a different concept of “development” and relate the term to social change, and thus to a shift in norms and values, and in social relations [Koste 2005].

Oil Economy, War, and the Forgotten outside the Cities

8 The name Qaradagh refers to three different things: a) a settlement situated about 40 kilometres south-west of Sulaimaniya city centre; b) the countryside framed by a northeastern and southwestern mountain range and c) Qopî Qaradagh, which is part of the mountain range, the highest peak of which reaches approximately 1,800 metres above sea level. ’Ebdulla Ghefûr’s Dictionary of Kurdistan Geography specifies that the area covers 668 km2 [2008: 150]. The city of Sulaimaniya was founded in the neighbouring Sharizur plain in 1784 as the new capital of the Kurdish Emirate. In the 1920s, about 41,100 people lived in the city. The population of Qaradagh at that time was 10,000 [Edmonds 1957: 439]. In 1991, Sulaimaniya consisted of 27 quarters and had a population of about 600,000. By 2009, the city had 700,000 inhabitants and the number of quarters had soared to 136. The population of Qaradagh in 2009 was 12,000, including the 1,700 inhabitants of Qaradagh-C.8

9 Agriculture in Qaradagh involved producing wheat and barley, rice along the small rivers, tobacco, and honey, as well as fruit and vegetables. Since most of Qaradagh was pasture land, people kept sheep and goats. Qaradagh-C supplied handicrafts (carpentry, metalwork, tailoring), had a local bazaar and served intermediary trade between this area and the market in Sulaimaniya. In contrast to the large plains of Kurdistan, the hilly terrain of Qaradagh showed little evidence of that sharp injustice of a few landlord families in possession of vast areas of land, on the one hand, and the mass of landless villagers dependent on them, on the other [Batatu 1978]. Yet, access to land and water depended on origins; the tribal were more privileged than the non-tribal. As elsewhere in Iraq, landless villagers benefited from reform laws in 1958 and 1970. However, the city was offering new jobs, improved access to health care, education, electricity, and consumer goods. In Iraq, migration to the cities was significantly higher in the 1920s and 1930s due to British land policies and again in the 1970s as a result of the oil boom. At the end of the 1970s, the “rentier state” Iraq began to subsidize imported food and

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created a state-controlled system of public food distribution to supply the inhabitants with staples such as flour, rice, and sugar. Thus, crop-growing and the cultivation of rice became unprofitable [Gabbay 1978; Farouk-Sluglett and Sluglett 1987].

10 In the 1980s, most parts of Qaradagh were controlled by the Kurdish Peshmerga. The guerrilla fighters established a system of local village councils, called “encumen” (council). These consisted of men of the village community who politically represented it towards the Peshmerga. In March-April 1988, some of the villages were attacked with chemical weapons; all of the villages and Qaradagh-C were ultimately destroyed and the area heavily mined. Many of the survivors were deported to the collective towns.9 People began to return after the uprising and rebuild their old homes. During the economic crisis in the mid-1990s, which was caused by the UN embargo on Iraq and the internal embargo imposed by Baghdad on Kurdistan, the people in Qaradagh benefited from the partial revival of agriculture. At the same time, the middle and lower classes in Sulaimaniya, who had lost their state salaries, were selling their carpets and jewellery to buy food. This ceased with the UN Oil-for-Food Programme in 1996-1997. The programme improved conditions in the city, but called the revitalization of agriculture into question.

11 Faced with economic crisis and militia war since the mid-1990s, tens of thousands of upper-and middle-class urban men and women migrated to Europe. However, most families in the areas affected by the Anfal campaign lacked the economic, social, and cultural capital for emigration.10 When Sulaimaniya began to benefit from remittances some years later, Qaradagh-C was left empty-handed. After the Iraq War of 2003, the opening of the region to foreign investment capital, the full reintegration of Kurdistan into the Iraqi oil economy, the construction boom and market expansion all contributed to enhancing the cities of Erbil, Dohuk, and Sulaimaniya. During this period, lack of rain caused 80% of the springs and small rivers in Qaradagh to dry out. Crop-growing and rice cultivation were abandoned, and animal breeding seriously harmed.11 As a result, Qaradagh-C’s intermediary trade in local goods became redundant. At the same time, the drying-out of the springs in Qaradagh-C – three springs were used collectively in the 1990s – posed a threat to drinking water maintenance and the cultivation of fruit and vegetables in the gardens. In order to provide inhabitants with a minimum of water, the municipality contracted a private company to bring water from a river in the Sharizur plain to Qaradagh-C. In winter 2008, water was distributed once every ten days, and in September 2009 this was increased to once every four days.12 Although Qaradagh-C has partly revitalized some forms of handicraft and a small bazaar with shops that sell food, clothing, and other goods, most commodities come from Turkey and Iran via Sulaimaniya. The majority of the adult labour force earns salaries as state employees of the municipality, the departments of agriculture and irrigation, health and education, construction, and the interior. Since incomes are inadequate, people depend on public food distribution. This is in sharp contrast to Sulaimaniya city. Here, the plurality of sectors and job opportunities allows most people to earn enough – often with two or more jobs – to dispense with public food distribution or selling the goods at the market [Fischer-Tahir 2009: 34-37].

12 The Anfal campaign, the climate and the “inhabitants’ lack of knowledge” – as asserted by geographer Ehmed Mihemmed Salih [2008] – are not the sole reason for the decline of agriculture in places like Qaradagh. The ruling parties and the government favour

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the cities; officials in Kurdistan justify this with the statistical argument that most Kurds live in the governorate centres. The absence of agricultural planning and community development by the Kurdish authorities, the scant access to electricity, health care, higher education, communication networks, consumer goods, and to the new leisure parks make life in the villages and small-sized towns unattractive. Thus, young men tend to seek well-paid jobs with the police or security organizations in the cities and border areas. This also holds true for Qaradagh-C, although, in contrast to the villages, it boasts education and health services as well as the presence of political, cultural, and religious organizations. There are three mosques, some political parties run small offices there, and a house built in 1992-1993 by a German relief organization became a temporary PUK women’s centre and a youth centre. The PUK Women’s Union has run a library for several years. Due to lack of funds, however, the Union’s secretary in Sulaimaniya recently decided to hand it over to the Ministry of Culture. The Women’s Union has now built a vast headquarters in Sulaimaniya, including event halls and a sauna for women. Qaradagh-C has a kindergarden and a school for primary, intermediate, and secondary classes. To take exams, however, pupils of secondary classes are obliged to travel to the city. Qaradagh-C has a small but ill-equipped health centre and, with no gynaecologist in the area, women are forced to attend a hospital in Sulaimaniya, particularly for first births. Otherwise, they depend on midwives. Physicians and most teachers working in Qaradagh-C are usually young graduates from Sulaimaniya who are required to work for two years outside the city. Hence, the staff rotates every two years and they frequently abandon Qaradagh-C in the afternoon, after work.

13 In 2006, the sub-district of Qaradagh was made a district. Political representation, however, was not granted to the local people. When a mayor was to be appointed in 2007, the PUK appointed a middle-rank female activist from its organization in Sulaimaniya, who was a close friend of the leading PUK official of the city branch. Significantly, the village council system that played a representative role before and, in particular, during the first years after the uprising lost influence in recent years, whereas city-based government authorities and party organizations have expanded.

Biographical Representations of Peripheral Space

14 How is an individual life affected by centre-periphery relations, which subject one’s place of residence to multiple forms of dependency, and how do individuals shape these relations? I will now discuss the situation of a young woman living in Qaradagh-C, whom I will call Hêvî. Having met her for the first time in 1993, I did a life-story interview with her in September 2009.13 Hêvî was born in 1973 as the first daughter of a Qaradagh-based family of religious sheikhs of the Merdoxî lineage. She has two brothers and a sister. Her mother is a housewife. During the interview, Hêvî stressed the cultural role of her forefathers in the 19th century when Qaradagh-C consisted of 10,000 houses, listing sheikhs who had permission to teach and claiming that one of the first judges in Sulaimaniya was her grandfather.

15 This elevated social status through origin had no bearing on her family’s economic situation. Hêvî’s father worked as a civil servant for the agriculture department. In 1988, the family managed to escape to Sulaimaniya, where Hêvî finished school and completed her professional education. After 1991, the family returned to Qaradagh and

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built a new house on the site of their old home. Hêvî emphasized that it did not correspond to the one that was destroyed, which was made of bricks, cement, iron and glass, but was smaller and had one storey only. The walls were plastered with loam and the roof was made of wood and a mixture of loam and straw. In short, it was “just like the houses in the villages”. In 1993, Hêvî began to teach the children of the returnees, along with Rengîn, a woman of similar age and education. Around this time, she became a member of the PUK Women’s Union. Concurrently, the German NGO Medico International took up its work in the area and opened an office in Qaradagh-C: We saw that all of the employees were men, the workers, the guards and so on. As we visited the Women’s Union, we said: “Why are there no women?” Then they gave Rengîn and me a job. When their programme ended, our work ended too.

16 In 1995, Hêvî worked in Sulaimaniya in the department that organized public food distributions: Three or four times a week, I went to Sulaimaniya in the morning and returned in the afternoon. It was exhausting and the wages did not even cover the daily transport. Back and forth, but I just sat there with nothing to do. Not only me. Nobody had anything to do because at that time there was nothing to distribute.

17 In 1996, Hêvî got a posting back to Qaradagh and worked in the office of the sub-district administration. The sub-district director, however, resided and worked in the city. She continued to be active in the Women’s Union and was involved in awareness campaigns on forced marriage, domestic violence, and female genital mutilation. She remarked as regards the latter: The circumcision of girls does not exist in Qaradagh-Centre. In the villages, I don’t know. Maybe they do it secretly. But we stood up at meetings with them and said this should not happen.

18 Hêvî managed to transform her political commitment into a job when she began working in the Women’s Union library. In 1999, she married a man of similar age and education from Qaradagh-C who worked for the security police and who wasn’t a relative, she said. Her husband later became head of the security police in Qaradagh-C. In 2009, Hêvî gave birth to male twins in a hospital in Sulaimaniya.

19 In the first years of married life, the couple lived in a house rented from someone residing in Sulaimaniya. Then, the young family succeeded in obtaining one of the ten houses Medico International had built for its personnel and handed over to the government when it left the area. As dual earners, the couple achieved a certain prosperity, visible, for example, in the large, well-equipped kitchen with a hot and cold water dispenser. However, they rent it from the municipality. Most other people in Qaradagh-C live in their own houses, but: – People in Qaradagh-Centre have no property certificates. Because the government says they have to survey Qaradagh-Centre and make a new cadastral map. Then people can get deeds for housing. – When did the government say this? – Years ago! And then, three years ago, Mr. X.14 came and promised that people would get deeds. But nothing has happened up to now.

20 In September 2009, Hêvî took advantage of maternity leave. It was unclear at the time whether she would continue working in the library. What was clear, however, was the ending of her commitment to the Women’s Union. Like many other people in both Qaradagh and Sulaimaniya, she made no secret of voting for the new Sulaimaniya- based oppositional platform Change in the July 2009 elections.15 In response, the

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security police in Sulaimaniya transferred her PUK-loyal husband; he was first sent to a distant checkpoint and later to another. Punishing the brother or husband of a so- called disloyal woman and bringing political strife into people’s living rooms and bedrooms is a new method adopted by the PUK to discourage others from joining the opposition. Either way, the case demonstrates yet again the dependency of the inhabitants of Qaradagh-C on the course of events in Sulaimaniya.

21 Many of Hêvî’s contemporaries, including her friend Rengîn, moved to Sulaimaniya in the last few years. Did she never feel the desire to live in the city? Yes [she said]. After the uprising there was no electricity, no water, and then there were the mosquitoes. My brother, my sister, and I wanted to go back to Sulaimaniya, but my father worked here. So we couldn’t live in Sulaimaniya.

22 But then she said: Later, I got used to life in Qaradagh. Now, I like it. I don’t believe there is any other place that is so calm and quiet.

23 At first, it was taken for granted that an unmarried daughter must remain under her father’s control. Later, Hêvî and her husband’s respective jobs were the reason for staying. Political activity may have added more meaning to Hêvî’s life. Interestingly, she describes Qaradagh-C as “calm and quiet”, presenting it as an advantage to live outside the city, which in turn can be understood as drawing a distinction between villagers and city dwellers. Several other such hints at distinction emerged in the course of the interview. Hêvî stressed “the lack of strong social relations”, for instance, and compared the “warm” mourning ceremonies in Qaradagh-C with those in Sulaimaniya, which were “colder”. However, she did highlight the privileged access to infrastructure as a positive aspect of the city. As already mentioned, she distinguished between villagers and Qaradagh-C with regard to housing and female genital mutilation. She likewise compared the district to other non-city environments when she claimed that people in Qaradagh “do not make trouble” like “hot-tempered men” in other areas, or that forced marriage was not prevalent here because “the people of Qaradagh live near Sulaimaniya and are more aware.” The most striking statement of distinction between the village and the city emerged when I asked her what the term “village-like” meant to her, a term, as already mentioned, which is frequently applied pejoratively by the Sulaimaniya middle class. Hêvî’s response was: That’s a very ugly word. And where do the people in the city who use it come from? They all moved from the village to the city. Even today, people from the city are grateful to have the village. They say our cooking fat is village-like. Our yoghurt water is village-like and good. If nobody lived in the village where would they get it from?

24 It is “our” cooking fat and “our” yoghurt: Hêvî was never involved in agricultural production but the widespread negative connotation of this particular term drove her to identify with the villagers of Qaradagh and the non-city environment she lives in. However, her material living conditions and narrations indicate that she neither lives in a “rural” nor in an “urban” space. Rather, her experience can be described as of “rural-urban hybridity”.

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Technocratic, Academic, and Political Representations of the Periphery

Development

25 According to a new map from the Sulaimaniya Statistics Directorate, Qaradagh-C consists of four quarters: Sharewanî, Hacî, Serhewz, and Number 301. However, people in Qaradagh-C tend to speak of “up” and “down the street”, of the “bazaar”, or to specify a place by referring to a mosque, a school, a (former) spring, a person, or a house. Sharewanî means “municipality” and got its name from the fact that the seat of the mayor is located there. The word derives from “şar”: “city”. During the 1990s, the original Arabic term “beledîye” was used for “municipality”, which is also linked to imaginations of city, but not in the exclusive sense of the Kurdish “şar”. As already indicated, in academic and technocratic discourse, there are contesting representations of Qaradagh-C: it is labelled “urban” by the Statistics Office and a “town” by the geographer ’Ebdulla Ghefûr [2008: 150], whereas World Food Programme16 and Arian Mahzouni [2008: 78] opt for “rural”. This ambiguity is a common phenomenon in Qaradagh-C, as it is in Kurdistan and elsewhere. In our particular case of inner Kurdish centre-periphery relations and their links to “development”, it is conspicuous that both Kurdish planners and the administration prefer “urban” and “town” as designations for Qaradagh-C, and invented a name for the quarter that symbolizes the “city”, referring to urbanity as a marker of “development”. Is their aim to bring Qaradagh-C closer to the “development sky”? At the same time, the government holds Qaradagh-C at a distance: the residence of the new mayor is not in Qaradagh-C, but in Sulaimaniya. As the mayor says, this is because she is a widow and her youngest daughter still a student. Either way, the mayor prefers to visit Qaradagh three to four days a week “to serve the people”.17 Absentee mayors were quite typical under the Ottoman and the Baban rulers.

26 Willingness to pursue development is represented by the new, three-storey building complex for local employees of the Health Department. Other construction projects began in 2008; according to the mayor, however: It has not yet been decided to whom the regional government will give the new houses.18

27 Along with other actors, the mayor recently founded a league for the development of Qaradagh, but Hêvî’s husband, who has joined the group, claimed that its activities are restricted to internal meetings. The most remarkable representation of “development” is the Qaradagh University for Development, which boasts faculties in law, information technology, political science, and translation. It is situated on one of the hills of Qaradagh-C and was inaugurated by the Iraqi president and the leader of the PUK, Jalal Talabani, in December 2008. Will it push modernization forward in Qaradagh-C? The University of Koye, inaugurated by Talabani in 2004, contributed to the construction boom and the growth in population in Koye, an old city quite far from Sulaimaniya and Erbil. In the case of Qaradagh-C, lecturers and students will most likely commute to work in Qaradagh-C from Sulaimaniya.

28 Since employees from Sulaimaniya regularly commute to Qaradagh-C and people like Hêvî have always been connected to the city through employment, it could be argued that Qaradagh-C is essentially part of the Sulaimaniya city agglomeration rather than a

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peripheral space. In fact, Sulaimaniya’s territorial expansion has already led to the agglomeration of numerous surrounding villages. Qaradagh, in contrast, lacks the water and flat land required for construction, and, up to now, the shortest way to Qaradagh-C is across the mountains.

Great History

29 In Iraqi-Kurdish historiography, Qaradagh is mentioned as a geographical place, and there are individual agents from Qaradagh who live in Sulaimaniya, i.e., religious sheikhs, judges, teachers and artists [Zakkî 1951; Salihî Reşe and Resûl 1987; Baban 1993; Mamosta Ce’fer 2006].

30 I recently found a short history of Qaradagh on the Kurdish website www.merdox.net. The narration stresses the ancient history of the area and centres on two points, the first of which is a rock relief identified elsewhere as a “prototype of the celebrated ’Stele of Victory’ erected by Naram-Sin of Akkad” [Edmonds 1957: 360]. Naram-Sin was an Akkadian king who lived 2190-2154 BC. The author, ’Ela Nûrî Baba ’Elî, refers to Edmonds but presents the rock relief as “massive evidence for the fact that the Qopî Qaradagh was a centre of the struggle of the Kurdish nation some thousand years ago”. The second point is the name Qaradagh. Referring to Kurdish historians, the author argues that it is reminiscent of a Turkish term meaning “Black Mountain” but has its origin in “kardax” or “kardox” clearly echoing “kardukh”, i.e., the name Xenophon gave the ancient people of the Zagros Mountains, who are believed to be the ancestors of today’s Kurds.19

31 These two narrations are established in Kurdish historiography. Local people such as those of Qaradagh are often familiar with single fragments of these narratives. It also explains why Hêvî – when I met her in 1994 – was keen for me to visit “Naram-Sin”. From a nationalist point of view, however, it makes sense to repeat those narratives, and to expand and strengthen the argument, and transform it into popular knowledge of broader significance. The www.merdox.net website is run by actors outside Qaradagh whose parents or ancestors emigrated and are commonly called Qaradaghî. It also publishes texts written by people living in Qaradagh-C. Although not the focus of the website, most texts in the frame “History” refer to Qaradagh. The name “Merdox” is a reference to Hêvî’s forefathers. The website advertises Kurdish TV stations, not least those of the PUK. In line with the idea of Qaradagh-C as an ideal university location, Burhan Sheikh Mecîd, a retired teacher living in Qaradagh-C, published a short text on “How Qaradagh became a place of knowledge”: in the late 18th century when “Qaradagh-C had 6,000 houses”, “the Baban emir founded a university (danişga)”. The site remained a place of knowledge until 1965, when “Qaradagh was again burnt down”.20 Clearly, the aim of such texts is not merely to revalue the countryside but to use Qaradagh as a symbol in nationalist discourse to legitimize political acts and nationalist domination.

Peaceful Farmers and Salary Consumers

32 The Kurdistan-î Nwê newspaper produced a full page on Qaradagh on 11 October 2009. Since Sulaimaniya’s peripheral space is generally marginalized in PUK journalism, this was unexpected. The page consisted of an interview with the mayor, her photograph, a

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biographical column and a panorama shot of Qaradagh-C. The interview headline read: “Road and Water Projects to Be Implemented in Qaradagh for 11 Billion Dinars”, that is, converted, 7 million euros. Journalist Rizgar Qaradaghî writes in his introduction: From an administrative perspective, Qaradagh consists of the centre of the district, the sub-district Sêwsênan, and 86 villages. The number of inhabitants is stated to be 12,000. The business of this region [my emphasis] was agriculture and animal breeding, but the dry year[s] is the reason that led to abandoning agriculture. What is left for the farmers who stayed is animal breeding. Some of the others receive salaries from the civil services (muçexor-e le fermangekan-da). In general, the Qaradaghîs are well-educated, poor, and far from violence and conflict, or making trouble.

33 Village means agriculture. Some of the others receive salaries from the civil services, literally “salary-eaters in the state agencies”. There is nothing in Kurdish to prevent people from saying “some are civil servants” rather than the pejorative term “muçexor ”. The people of Qaradagh are otherwise represented as peaceful and well-educated farmers, an outlook reminiscent of Hêvî’s reflections. The text makes no further reference to the lives of people in Qaradagh, leaving the impression of a faceless mass. Furthermore, no distinction is made between the people of the villages and those of Qaradagh-C.

34 The repetition of the introductory text at the end of the interview makes it difficult to detect whether the mayor or the journalist is speaking. The text is both a journalistic and a political representation, or, more precisely, the representation of representations, since “represented conversations [...] are nothing but tidied-up versions of real talk” [Caldas-Coulthard 1995: 229]. Since the newspaper primarily serves PUK interests, the topic is not Qaradagh. Rather is the topic the distinguished politics of the Kurdish government – as represented by the words of the mayor, a woman “originally from Qaradagh”, whose husband was “a person of Kurdish-national and revolutionary beliefs [...] and became a martyr in 1991”. In response to the question of whether she as a woman was prone to “emotionalism”, the narration lets the mayor promise to do her job “according to the law, which does not go with emotionalism”. The text presents the mayor as a politically loyal woman who solves everyday problems, particularly those of local women, who “express their demands by letter or peaceful demonstration”. Finally, the narration permits the mayor to call on the provincial council of Sulaimaniya for more commitment, so that the budget allocated to Qaradagh “will definitely be spent on the people of this place”. It is evident from the text that the mayor does not make major decisions. The provincial council, the governor, the Kurdish government and the party are all above her. Be it millions or billions, the headline makes a promise, but the text does not reveal a plan. And the representation of the Qaradaghis does not contribute to a more sophisticated image of the inhabitants, rather to the making of the “rural other” and to increasing peripherization. However, what impact such a text may have ultimately depends on how it is read; on whether the reader perceives the text in a way of – to adopt Stuart Hall’s terms [1980] – dominant-hegemonic, negotiated, or oppositional reading.

Conclusion

35 Qaradagh-C seems to be both too far and too near the city of Sulaimaniya, of which it has become a peripheral space due to economic and political circumstances. Hêvî’s self- representations give an impression of what unilateral dependency means in everyday

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life from a biographical perspective. They also indicate the options and agendas people pursue in their endeavour to work around or resist dependency. The academic, technocratic, and political representations described in my paper express, and at the same time shape, the process of peripherization. Calling something “development” and rendering it “urban” with signifying acts will not halt this process if economic and political dependency persists. On the contrary, dependence is reinforced here by the dominance of city-based agents, performances of centre superiority, and constructs portraying the faceless “rural other”. Neither does peripherization cease with cultural revaluation of the countryside as an element of nationalist discourse. From my perspective, there is nothing wrong with “sustainable community-driven development” as suggested by Arian Mahzouni [2008]. There is, however, no sign of this so far.

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NOTES

1. For Kurdish and Arabic geographical and personal names, I use a simplified transliteration. 2. This article was written as part of the Joint Research Project SFB 640 (Humboldt Universität zu Berlin, Zentrum Moderner Orient), and was funded by the German Research Foundation. Special thanks to Mehmûd ’Osman Me’rûf, director of the Sulaimaniya Statistics Directorate, and Behar Hesen Mihemmed, employee at the Directorate, for their kind cooperation. I am very grateful to Shîrîn Mehmûd Salih, the Mayor of Qaradagh, who has supported my field research. 3. All quotations from Kurdish and Arabic are my own translations. 4. Sulaimaniya Statistics Directorate (SSD), “Poxteyek le diyarîkirdin-î hêl-î nebûn-î xorakî-u naxorakî” (“Extract of Identifying the Poverty Level”). Ministry of Planning (not published), 2009, p. 4. 5. UNWFP, “Comprehensive Food Security and Vulnerability Analysis in Iraq”, 2008, pp. 203-217. 6. On Anfal, see Middle East Watch, “Genocide in Iraq. The Anfal Campaign against the Kurds”, New York, Human Rights Watch (HRW), 1993. See also HRW, “Bureaucracy and Repression”, New York, 1994. On the uprising and Kurdish elections in 1991-1992, see D. Keen [1993] and H. Cook [1995]. 7. SSD, “Pêşbîni geşeyî danîştuwanî-î parêzga-î Slêmanî bo sal-î 2009” (“Prognosis of Population Growth of 2009”). Ministry of Planning (not published), 2009, p. 1. 2. This article was written as part of the Joint Research Project SFB 640 (Humboldt Universität zu Berlin, Zentrum Moderner Orient), and was funded by the German Research Foundation. Special thanks to Mehmûd ’Osman Me’rûf, director of the Sulaimaniya Statistics Directorate, and Behar Hesen Mihemmed, employee at the Directorate, for their kind cooperation. I am very grateful to Shîrîn Mehmûd Salih, the Mayor of Qaradagh, who has supported my field research. 8. Information from the Sulaimaniya Statistics Office, September 2009.

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9. Middle East Watch, “Genocide in Iraq. The Anfal Campaign against the Kurds”. New York, HRW, 1993, pp. 113-124, 361. 10. For the use of the term “capital”, I rely on the work of Pierre Bourdieu [1986]. 11. Interview with the Mayor of Qaradagh, Shîrîn Mehmûd Salih, Qaradagh, 26 September 2009. 12. Ibid. 13. The interview was conducted and evaluated following the approach of “narration analysis of biographical self-presentation” as outlined by W. Fischer and G. Fischer- Rosenthal [1997]. On the “biographical turn”, see also P. Chamberlayne et al. eds. [2000]. 14. Hêvî mentions a high-ranking PUK and government official. In order to protect her, I do not state his full name. 15. Change (Goran) was established as an election platform in 2009 by the private media company Wusha Corporation headed by Noshirwan Mustafa Amin, a guerrilla leader and PUK politician who was born in 1944 in Sulaimaniya. In the election of July 2009, Change gained 25 of the 111 seats. 16. “Comprehensive Food Security and Vulnerability Analysis in Iraq”, 2008, p. 202. 17. Interview with Shîrîn Mehmûd Salih. 18. Ibid. 19. See http://www.merdox.net/news.php?readmore=16, 23 July 2009, accessed on 1 September 2009. 20. See http://www.merdox.net/news.php?readmore=36, 28 August 2009, accessed on 1 September 2009.

RÉSUMÉS

Résumé : Les villes de Erbil, Dohuk et Sulaimaniya sont décrites comme des espaces de croissance économique et de développement. Cet article s’intéresse au fossé qui, au Kurdistan irakien, sépare les villes « prospères » des quartiers « extrêmement vulnérables ». L’exemple de Qaradagh, un district du gouvernorat de Sulaymaniya, montre que plusieurs facteurs contribuent à sa dépendance économique et politique vis-à-vis de Sulaymaniya, ce qu’illustrent les entretiens que nous avons menés sur place. Même si, à première vue, les représentations technnocratiques, académiques et politiques semblent inclure Qaradagh dans les projets de développement, en réalité, très peu est fait pour réduire sa dépendance. Au contraire, ces représentations accentuent le processus de périphérisation.

The large cities of Erbil, Dohuk and Sulaimaniya in Iraqi Kurdistan are described as places of economic growth and development. This article focuses on the sharp discrepancies between “better-off” cities and “extremely vulnerable” districts. The example of Qaradagh, a district center in the governorate of Sulaimaniya, is used to argue that a combination of circumstances has resulted in the town’s economic and political dependency on Sulaimaniya, the consequences of this being illustrated through biographical accounts. Technocratic, academic and political

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conceptions seem at first sight to incorporate Qaradagh in development projects but, in fact, do little to reduce this dependency. On the contrary, they shape the process of peripheralization.

INDEX

Mots-clés : urbain/rural, périphérisation, représentations cognitives, district de Qaradagh, Kurdistan irakien Keywords : cognitive representations, peripheralization, Qaradagh District Center, Iraqi Kurdistan, rural/urban

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L’agriculture du Kurdistan irakien Entre destruction et reconstruction

Yann Walliser

1 LE 27 JANVIER 2009, à Erbil, le KRG (Kurdistan Regional Government) annonçait un plan stratégique de développement agricole. L’objectif était de parvenir à la sécurité alimentaire1 dans les cinq années à venir grâce à une politique orientée vers l’autosuffisance alimentaire2. En dépit du Système de distribution publique (SDP) mis en place en 1995 par la résolution 986 de l’ONU, et repris par le KRG3, le niveau alimentaire de la population restait largement insuffisant4. Les 58 % de fruits et légumes importés et proposés sur les marchés permettaient aux citadins d’être moins malnutris que les villageois. Et les insuffisances constatées dans les zones rurales, auxquelles s’ajoutaient, d’une part, les destructions provoquées par le régime irakien depuis les années 1970 [Kutschera 2005] et, d’autre part, les sanctions internationales [Graham-Brown 2000], rendaient le plan du KRG ambitieux, voire irréalisable.

2 Mais est-ce vraiment le cas ? Quels sont les atouts du Nord irakien ? Comment le Kurdistan irakien pense-t-il atteindre l’autonomie alimentaire ?

3 Les capacités de production agricole étaient déjà au centre des délibérations qui, en 1925, avaient conduit à l’intégration définitive de l’ancien vilayet ottoman de Mossoul à l’Irak, alors sous mandat britannique. Les diplomates britanniques justifiaient ce rattachement par le potentiel agricole des terres de ce vilayet et par une volonté d’assurer la viabilité alimentaire du pays [Jmor 1995].

4 De nos jours, le Kurdistan irakien concentre à lui seul 48 % des terres cultivées, et ce pour une surface représentant 9 % du territoire irakien et habitée par 13 % des Irakiens [Pellett 2003]. Cette densité de terres fertiles tient principalement à la géographie et à la topographie des lieux. En effet, son climat – influencé par les courants méditerranéens et par la présence de montagnes orientées d’ouest en est – favorise des cultures hivernales arrosées par les pluies. En été, l’abondance des rivières et des sources – coulant essentiellement dans les vallées et les vallées encastrées – compense la forte évapotranspiration des cultures. Ce potentiel agricole s’ajoute au fait que 8,3 % de la population travaillent encore la terre5 et que la culture économique du Kurdistan irakien est historiquement basée sur l’agriculture et l’échange [van Bruinessen 2000].

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C’est ce qui explique que le KRG ait qualifié ce secteur de « colonne vertébrale »6 de l’économie de la région. C’est ce qui rend également le plan de développement agricole plausible. L’autosuffisance alimentaire, le retour des populations déplacées et le coût du SDP7 constituent en effet les principaux enjeux de ce plan.

5 Nous appuyant sur un travail de terrain, effectué entre mars et mai 2009 dans le gouvernorat de Sulaymaniya, et sur des sources secondaires, nous montrerons, dans une première partie, comment le tissu rural a évolué depuis la fin de la lutte pour l’autonomie – lutte qui avait débuté en 1961 et s’était terminée par la signature des accords d’Alger en 1975 [Luizard 2004]. La reprise en main de la région par le gouvernement central a permis d’y appliquer la réforme agraire baasiste. C’est à cette époque que les tensions entre l’Irak et ses voisins se sont amplifiées jusqu’à déboucher sur la guerre Iran-Irak, sur l’Anfal (génocide kurde) et sur l’invasion du Koweït. Ces événements ont eu pour conséquences l’autonomie régionale, l’embargo international et l’invasion américaine de 2003.

6 Dans une deuxième partie, nous essaierons de comprendre comment le KRG envisage de parvenir en 2014 à l’autonomie alimentaire. Pour ce faire, nous avons interviewé des agriculteurs et des représentants de l’administration locale. Tous les entretiens ont été menés de manière semi-directive, suivant quatre temps forts – les accords d’Alger et la réforme agraire de 1975 ; la guerre Iran-Irak ; l’autonomie ; la reconstruction – et suivant quatre axes principaux – l’accès aux champs ; les difficultés de production ; l’accès aux marchés ; les aides ou obstacles mis en place par le gouvernement8.

7 Dans une troisième partie, nous dresserons un premier bilan des aides à la reconstruction rurale proposées par le KRG.

Du grenier à blé irakien à la dépendance alimentaire

8 En 1975, le Kurdistan irakien produisait 45 % du blé du pays [Stansfield 2003]. Or, cette même année, visant à régler le contentieux frontalier entre l’Iran et l’Irak, les accords d’Alger interdirent l’accès sur 5 à 30 kilomètres des zones jouxtant les frontières respectives de ces deux pays. De nombreuses terres fertiles ne purent ainsi être exploitées, et 450 000 à 600 000 habitants des zones frontalières des trois gouvernorats de l’actuel Kurdistan irakien (Dohuk, Sulaymaniya, Erbil) furent déplacés dans des villages collectifs, appelés aussi villages-centres [Brié 2006]9. De plus, la politique d’arabisation menée par le gouvernement baasiste, dont le but était de compenser, dans certaines régions sensibles, la faiblesse démographique de la minorité sunnite face aux Chiites et aux Kurdes, avait conduit, entre 1969 et 1971, à expulser vers l’Iran les Kurdes Fayli (chiites). Ces deux processus dépeuplèrent les zones frontalières avec l’Iran [Brié 2006] et réduisirent la proportion des Kurdes dans les régions riches en pétrole et dans les zones de conflit (Kirkuk, Khaniqin, Zakho)10.

9 Après avoir repris le contrôle de la région, le parti Baas imposa sa réforme agraire de 1970 qu’il prolongea avec la loi no 90 de 1975. Évoluant très rapidement vers la collectivisation des terres, le régime infléchit cette loi en vue de créer un salariat rural. Aussi, et notamment grâce à la loi no 53 de 1976 portant sur l’unification des différentes catégories de terres appartenant à l’État, la propriété de l’État recouvrit 99,2 % de l’ensemble du territoire agricole. Dès lors, le registre foncier reconnut uniquement des droits d’usage (appelés tapu11, lazma12 ou miri sirf13), ne conférant plus

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à leurs bénéficiaires qu’un droit de jouissance ou droit de possession (tasaruf)14. Les 0,8 % restants continuèrent de relever de la propriété privée (mulk) [Ishow 2003].

10 La guerre Iran-Irak (1980-1989) accrut les déplacements de population, et la campagne de l’Anfal arracha les habitants de la région à leurs terres. Dans les quatre dernières années de la guerre et dans les années qui suivirent, pour réduire à néant le soutien que les villageois apportaient aux peshmergas (combattants kurdes), le gouvernement de Bagdad lança une série d’attaques dans les zones rurales du Kurdistan irakien. Celles-ci atteignirent leur paroxysme entre 1988 et 1989. Selon Chris Kutschera [2005], la destruction systématique de 4 500 villages, l’utilisation d’armes chimiques et le déplacement de plus de 1,5 million de personnes firent des villageois des exilés sur leurs propres terres. L’Anfal rasa 90 % des villages et fit 180 000 victimes 15. La couverture céréalière16 chuta de 36 % entre 1980 et 1989. Et la brutalité des actes perpétrés lors des cinq dernières années de cette destruction de la vie rurale kurde se répercuta sur la couverture hivernale des champs, qui chuta à son tour de 56 % entre 1984 et 198917.

11 Le 2 août 1990, au bord de la banqueroute, le gouvernement irakien envahit le Koweït afin de forcer le petit émirat à respecter les quotas de l’OPEP et à payer sa dette [Luizard 2004]. De rempart de l’Occident qu’il était face à la déferlante islamiste, Saddam Hussein devint alors un « monstre » soumis à un embargo imposé par le Conseil de sécurité de l’ONU [Kutschera 2005]. Appliqué à partir du 6 août 1990 (résolution 661 de l’ONU), cet embargo était en principe une punition temporaire pour répondre à l’invasion irakienne du Koweït. Le 17 janvier 1991 débuta l’opération « Tempête du désert ». Elle s’acheva le 28 février 1991 avec la libération du Koweït et le cessez-le-feu unilatéral des forces internationales. Dès le 28 février, 14 des 18 gouvernorats irakiens entrèrent en rébellion [Jabar 2005]. À peine libérés du front koweïtien, les corps d’élite et les forces aériennes irakiennes se recentrèrent sur les fronts internes, et, le 31 mars, Erbil, future « capitale » du Kurdistan irakien, tomba [Jabar 2005]. Hantés par le spectre de l’Anfal, 2 millions de Kurdes se dirigèrent alors vers la Turquie et l’Iran.

12 Le Conseil de sécurité de l’ONU rédigea, le 5 avril 1991, la résolution 688, qui exigeait de l’Irak l’arrêt des répressions et, pour les organisations humanitaires, la liberté d’accès. Cette résolution sauva la population du Kurdistan irakien et invita les États membres et les ONG à participer à l’effort logistique18. Le 10 avril, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Turquie lancèrent l’opération « Provide Comfort » interdisant aux forces irakiennes le survol de la zone au nord du 36e parallèle et créant une aire de sécurité le long de la frontière turque. Cette opération permit le retour des réfugiés, favorisa l’acheminement de l’aide humanitaire et protégea la population des répressions du gouvernement central. Selon Peter Pellett [2003], en dépit du programme de rationnement mis en place par le Ministère du commerce irakien à la suite de l’autorisation d’importer des fournitures médicales et des produits alimentaires, le mandat de six mois renouvelables de la résolution 661 et des suivantes ne permit guère de s’attaquer aux causes « sous-jacentes » et « fondamentales »19, ce qui aurait sans doute permis d’atténuer les effets des guerres et des sanctions sur les habitants les plus démunis.

13 Au lendemain de l’invasion du Koweït, ayant constaté l’utilisation d’armes non conventionnelles et soupçonnant l’Irak de chercher à acquérir des matériaux en vue d’un programme d’armement nucléaire, le Conseil de sécurité de l’ONU promulgua, le 3

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avril 1991, la résolution 68720. Cette dernière modifiait les sanctions en les orientant vers la neutralisation des armes de destruction massive et simplifiait les mécanismes de contrôle des importations. Ce qui transforma des sanctions temporaires en un combat de longue haleine, qui déboucha sur l’invasion de l’Irak en 2003. Le 18 octobre 1991, Bagdad retira du Kurdistan irakien ses services administratifs et y imposa un embargo national. Dès lors, hormis Kirkuk, Sinjar et Khanaqin, contrôlées par les Kurdes, tout le Nord irakien fut frappé d’un double embargo.

14 La nouvelle autonomie kurde acquise grâce à l’interdiction de survoler la zone au nord du 36e parallèle et au retrait de l’administration de Bagdad donna lieu à une lutte pour le pouvoir entre les dirigeants des deux principaux partis kurdes. Afin de régler ce différend, des élections présidentielles furent organisées le 19 mai 1992. Insatisfait des résultats, Jalal Talabani, de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), déclara illégale la victoire, à 47,03 % des voix, de Massoud Barzani, du Parti démocratique kurde (PDK)21. Dès lors, la région se scinda en deux zones d’influence : l’UPK était prépondérante dans l’est du Kurdistan irakien et le PDK contrôlait le Nord-Ouest. La lutte pour le pouvoir régional, cumulée aux revenus du pétrole irakien transitant par Khabur, zone maîtrisée par le PDK, provoqua une guerre civile, qui, entre 1994 et 1996, fit entre 4 000 et 5 000 morts, déplaça 140 000 personnes et détériora les échanges entre les deux zones [de Postis 2003 ; Bozarslan 2005]. Le 17 septembre 1998, l’accord de Washington scella la paix intrakurde mais pas l’unification administrative [Kutschera 2000].

15 D’un point de vue démographique, cette période fut marquée par l’arrivée de 100 000 Kurdes venant des zones contrôlées par le gouvernement irakien et soumises à une intense politique d’arabisation [Brié 2006]. D’un point de vue productif, le début des années 1990 permit à des ONG et à des organismes internationaux de reconstruire 2 800 villages et d’améliorer le système de purification de l’eau ainsi que le secteur de la santé [Stansfield 2003]. Les Kurdes regagnèrent ainsi les zones rurales, et les agriculteurs se remirent à exploiter leurs champs.

16 Toutefois, au Kurdistan irakien, bien qu’entre 1992 et 1995 la culture des tomates ait augmenté de 58 % et que les cultures d’hiver aient augmenté de 10 %, 590 000 personnes étaient toujours sous-alimentées [Stansfield 2003], et, en 1994, la mortalité infantile était encore de 90 ‰ [Graham-Brown 2000].

17 Fort de ce constat, le 14 avril 1995, le programme « Pétrole contre nourriture »22 (résolution 986 de l’ONU) délégua au Programme alimentaire mondial (PAM) le contrôle du SDP, le subventionnant grâce à la vente de pétrole23. Selon Peter Pellett [2003], 13 % de cette manne financière furent attribués au nord de l’Irak et 53 % au reste du pays. À partir de 1996, date de l’entrée en vigueur de ce programme au Kurdistan irakien, la situation alimentaire s’améliora24 alors que la production locale chutait pratiquement au niveau de 198925. La résolution 986 instaura la distribution des intrants agricoles et des semis fournis par la FAO. Elle permit aussi la réparation partielle du réseau routier, des infrastructures électriques, du système de santé et d’accès à l’eau.

18 Après l’invasion américaine du 17 mars 2003, la levée des sanctions le 22 mai (résolution 1483 de l’ONU), l’annulation de 80 % de la dette irakienne envers le Club de Paris et l’élaboration de la Constitution fédérale irakienne en 2005, les deux principaux partis kurdes unifièrent les administrations et sécurisèrent la région.

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Des zones rurales à jamais transformées

19 L’observation de l’espace rural du Kurdistan irakien depuis 1975 fait ressortir trois événements majeurs qui ont modifié les capacités de production agricole de la région, à savoir la campagne d’arabisation menée par le parti Baas, les différentes guerres et l’ Anfal.

20 Entre 1975 et 1989, l’écrasante majorité des villages disparut, et plus de 2 millions d’habitants furent relogés dans des villages-centres ou camps aménagés. Le regroupement de petits hameaux en plus grands centres d’habitation assura au gouvernement un meilleur contrôle de la population mais éloigna les agriculteurs de leurs champs. De plus, le gouvernement irakien renforça sa gestion des déplacements en déportant les populations vers des lieux précis et en s’appropriant leurs terres. Ainsi, la guerre Iran-Irak est considérée par Randy Schnepf [2003] comme la période la plus sombre pour ce qui est de l’anéantissement de la vie rurale. En effet, selon le KRG, de 1965 à 1987, la part de la population rurale est tombée de 66 % à 16 %. Dès 1991, et malgré la mise en place de gouvernements partisans, cet exode rural sera partiellement interrompu, voire inversé, comme le prouve l’augmentation de la couverture hivernale des champs et de la culture des tomates. Cependant, ce retour aux champs sera ralenti par la guerre civile, qui déplacera 140 000 personnes, créant une zone inhabitée entre les deux administrations. Cette guerre réduira les échanges de produits agricoles [de Postis 2003], ce que fera davantage encore le programme « Pétrole contre nourriture ».

21 Ainsi, en 2007, seuls 8,3 % de la population déclaraient travailler la terre. D’un point de vue structurel, les activités rurales s’organisaient autour de villages-centres et non plus autour de hameaux et villages, même si, entre 1991 et 1995, sur 4 500 villages détruits, 2 800 furent reconstruits [Stansfield 2003].

22 L’autonomie, la construction du nouveau gouvernement et les tensions entre les deux partis kurdes traditionnels attirèrent les employés agricoles vers les administrations et les milices. Cette centralisation partisane du pouvoir freina le retour, sur leurs terres, d’une partie des propriétaires terriens. Ceux qui retournèrent à l’agriculture eurent des difficultés à trouver des employés qualifiés. L’autonomisation progressive du Kurdistan irakien et le double embargo favorisèrent également, dès 1991, le développement d’une économie basée sur l’échange régional de pétrole, la contrebande et le clientélisme [Graham-Brown 2000]. Ce qui renforça le patronage des partis, créant un système proche du makhzen marocain 26. Par ailleurs, l’autonomie kurde et l’unification de l’administration régionale réduisirent le pouvoir de Bagdad sur la gestion du territoire et sur les politiques agricoles du Kurdistan irakien.

23 La résolution 687 et les suivantes permirent d’améliorer les conditions de vie de la population et de mettre en place les programmes de la FAO destinés à réhabiliter la capacité productive du secteur agricole. Associée aux avantages qu’offraient la contrebande, le clientélisme et les emplois dans l’administration, cette aide transforma l’économie régionale.

24 Somme toute, l’aide internationale apportée au Kurdistan irakien à partir de 1991 et, plus particulièrement, après 1995 contribua à stabiliser le changement de structure du tissu rural initié par Saddam Hussein, et ce en renforçant le pouvoir d’attraction des centres urbains ou des villages-centres et en diminuant la « cristallisation » du travail social agricole27 par l’instauration, non ciblée, du programme « Pétrole contre

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nourriture ». En réalité, deux types d’aides étaient en jeu – l’aide alimentaire et l’aide structurelle –, et les entretiens que nous avons réalisés montrent que les agriculteurs les différenciaient nettement. En imposant une concurrence déloyale aux producteurs locaux, l’aide alimentaire les poussa vers d’autres activités28.

25 Cette distribution de nourriture était considérée comme « l’ennemie de l’agriculture »29 en ce qu’elle diminuait les bénéfices potentiels des exploitations. De surcroît, elle créait une dépendance structurelle vis-à-vis des pays voisins et du gouvernement [Stansfield 2003] et réduisait la valeur que la population accordait au travail agricole.

26 Toutefois, l’aide de la FAO était diversement appréciée. Pour les officiels, elle avait stabilisé le secteur agricole grâce à l’apport d’intrants, à des campagnes de réparation des tracteurs et pompes à eau, et à l’organisation de campagnes de vaccination. Mais les agriculteurs déploraient, eux, que la FAO et le PAM n’aient pas eu assez de pouvoir au sein des instances internationales pour promouvoir la distribution des produits locaux. En règle générale, ils se montraient reconnaissants mais soulignaient que les petits agriculteurs avaient reçu moins d’aide que les grands30. Les professeurs des écoles d’ingénieurs agricoles critiquaient, pour leur part, la qualité des produits importés et le fait que leur attribution ait été « polluée » par les réseaux du KRG, ce qui accroissait le phénomène partisan31.

27 Globalement, le manque de statistiques fiables et le « guidage à vue » de la résolution 986 ont débouché sur un mauvais calibrage de l’aide d’urgence [Stansfield 2003]. Les 13 % de la manne financière investis au Kurdistan irakien auraient pu être réduits si l’on avait recouru à des produits locaux. Ce qu’on peut dire, c’est que, en délaissant les zones les moins loyales envers les administrations et les plus éloignées géographiquement des centres urbains, cette résolution a structuré des administrations partisanes [de Postis 2003]32.

28 Face à cela, comment le KRG, désormais unifié, pouvait-il réhabiliter la capacité productive de la région ?

Le KRG et le secteur agricole

29 Avant 2006, le Parlement du Kurdistan irakien avait concentré ses efforts sur le développement des zones urbaines33, sur la mise en place d’un cadre légal concernant les gaz naturels et sur l’accessibilité aux services publics dans les villes. Il n’avait donc rien fait pour les agriculteurs. Malgré cela, la couverture hivernale avait augmenté de 72 % entre 1998 et 2006, ce qui montre que les agriculteurs et les investisseurs n’avaient pas attendu les mesures gouvernementales pour reconstruire ce secteur.

30 Dès 2007, le KRG avait promulgué trois lois relatives au régime foncier agricole34. Avec les élections régionales de 2009 et la création d’un nouveau mouvement populaire – « Gorran » (« Changement ») –, la question de l’avenir des zones rurales du Kurdistan irakien avait refait surface. Dans ce contexte, le KRG s’est vu contraint d’afficher ses ambitions pour le secteur agricole sous la forme d’un plan stratégique de développement. Ainsi, pour atteindre l’autosuffisance alimentaire, le gouvernement du Kurdistan s’est-il doté de deux outils : des lois foncières et un plan agricole.

31 Nous nous appuierons sur les remarques de Habib Ishow [2003 : 323-324] concernant la loi no 90 de 1975 pour appréhender ces lois. La loi no 32 de 2007 créait des exceptions à l’article 8 de 1975 en permettant de dépasser les surfaces autorisées sur les terres

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acquises par reconnaissance de dette et sur les vergers cultivés depuis plus de dix ans. La loi no 1 de 2008 avait trait, elle, à la location, par le KRG, des terres agricoles. Par l’article 3, elle modifiait les catégories des terres louées et leur étendue en les renommant « terres arrosées par les pluies » (250 ha), « terres irriguées sans instruments » (37,5 ha) et « terres irriguées avec instruments » (50 ha). Elle légiférait sur les changements de catégories liés à l’investissement dans les instruments d’irrigation et légiférait également sur la non-reconduction des contrats portant sur les terres dépassant les limites fixées par la loi de 1975 et sur les terres non cultivées pendant trois ans. Elle se référait à la loi no 5 de 2007 pour définir les indemnisations (art. 6).

32 Par la loi no 1 de 2008, le KRG régulait les améliorations techniques apportées par l’exploitant et réduisait la différence entre les tailles maximales autorisées, pour les exploitants possédant un titre de possession et pour les locataires.

33 En revanche, les lois de 2007 et 2008 ne statuaient pas sur les relations entre les fermiers et les propriétaires-possesseurs. Ce qui laisse penser que ces relations faisaient l’objet d’une autre loi ou bien d’une simple régulation sociale.

34 Ces nouvelles lois permirent au KRG de savoir comment les terres agricoles étaient structurées et, ainsi, de retirer à leurs propriétaires les terres inexploitées, au risque de faire naître des conflits, que mentionnent plusieurs agriculteurs. Elles modifièrent certaines dispositions de la loi de 1975, et ce en faveur des grands possesseurs terriens. Ce qui laisse supposer que le KRG, comme le gouvernement baasiste, avait succombé aux pressions de ces derniers. Alors que le gouvernement régional faisait un premier pas vers la réhabilitation du secteur agricole en légiférant sur l’appartenance des terres, de nombreux fermiers revendiquaient, eux, la propriété des terres35. Si le KRG voulait atténuer les tensions liées aux droits d’usage, il se devait de mieux informer les agriculteurs. Comme, en outre, 74,81 % seulement des terres cultivables étaient exploités, il avait intérêt à encadrer l’accès aux terres afin d’en optimiser l’utilisation. C’est pourquoi, après avoir stabilisé le régime foncier de la région, il mit en œuvre un plan de développement agricole.

35 Le plan de 2009 accorde au secteur agricole un rôle prédominant dans le développement socioéconomique du Kurdistan36. Il prévoit d’atteindre l’autosuffisance du food basket37 grâce à un meilleur usage des ressources naturelles, humaines, technologiques et financières, et grâce à l’expertise externe. Tablant sur une croissance démographique de 3 % jusqu’en 201338, ce plan propose d’augmenter massivement la production agricole (tableau p. 142). Il vise à promouvoir les grandes cultures, à organiser la gestion de l’eau au niveau régional, à encourager l’investissement privé, à introduire de nouvelles techniques de production, à privilégier les eaux de surface sur les eaux souterraines et à utiliser des méthodes modernes de gestion des sols.

Plan stratégique pour le secteur agricole (2009-2013) (KRG 2009)

Produits (en tonnes) 2009 2013

Blé 300 000 500 000

Pois chiche 18 972 50 000

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Lentilles 1 031 15 000

Légumes 240 000 660 000

Fruits 55 000 250 000

Miel 628 1 200

Tournesol 5 646 25 000

Maïs – 200 000

Soja – 9 000

Olives – 24 000

Viande rouge 100 000 200 000

Viande de poulet 26 000 98 000

Viande de poisson 800 6 700

Produits (en unités) 2009 2013

Œufs 330 millions 646 millions

Lait 200 millions de litres 400 millions de litres

36 Le plan s’échelonne sur cinq ans et représente plus de 10 milliards de dollars : 67,08 % vont au Ministère de l’eau ; 29,17 % au Ministère de l’agriculture ; 3,42 % au Ministère des échanges ; 0,33 % vont au Ministère de l’industrie. Ses investissements et ses projets se répartissent entre quatre zones administratives : Erbil, Sulaymaniya, Dohuk et Garmian39. Au total, les différentes autorités se partagent, de façon à peu près égale, 1 865 projets. Le plan est contrôlé par un comité, dont trois membres sur dix ne sont pas directement concernés par celui-ci.

37 Les projets du Ministère de l’industrie comprennent la mise en boîte et le séchage des fruits et légumes, le tannage des peaux et la transformation des produits laitiers. Ils laissent une part décisive aux investissements privés. Il est prévu que le Ministère des échanges mette en place des silos et des entrepôts. Pour ce qui est des Ministères de l’eau et de l’agriculture, une multitude de projets sont envisagés et une somme considérable est allouée à la gestion de l’eau. Le plan prévoit la construction de grands et de petits barrages. Chaque projet a sa propre gestion, définie par le Comité d’implantation du plan. Par exemple, la distribution des serres, relevant du Ministère de l’agriculture, est assurée par un directeur général, des chefs d’équipe et des ingénieurs agricoles travaillant pour les gouvernorats. Ce projet a fait naître une nouvelle structure horizontale au sein du KRG.

38 Lors de notre enquête de terrain, nous avons suivi de près ce projet de distribution de serres, dont ont bénéficié 11 agriculteurs sur les 22 que nous avons rencontrés. À lui seul, il représente 44 millions de dollars. La subvention diminue progressivement, passant de 100 % en 2010 à 25 % en 2013. Entre 2007 et 2008, 420 serres ont été

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attribuées afin de faire connaître le projet. Il était prévu d’en attribuer 1 000 en 2009, mais, au mois de mai, le budget n’était toujours pas disponible40.

39 Le but affiché est d’augmenter la production maraîchère. Pour obtenir une serre, l’agriculteur doit détenir un droit d’usage ou de location sur un champ doté d’un puits artésien profond. Il doit connaître la culture maraîchère ou la culture sous serre et ne pas avoir déjà reçu ce matériel41. En outre, il doit mettre en gage sa maison ou un bien de même valeur. Pendant six récoltes de concombres ou de tomates, il doit se laisser guider par les ingénieurs agricoles du KRG. Après ces trois années d’apprentissage, l’agriculteur devient propriétaire de la serre. Tous les projets émanant du Ministère de l’agriculture exigaient soit qu’on engage un bien soit qu’on rembourse un prêt42.

40 Les critiques que les agriculteurs formulent à l’encontre du plan du KRG portent sur deux aspects : le manque d’information, d’une part, la durée des prêts et l’accès aux aides, d’autre part. En effet, lors des interviews que nous avons réalisées dans le gouvernorat de Sulaymaniya, peu d’agriculteurs se disaient au courant de ces projets. Seuls ceux qui demandaient concrètement une aide et ceux qui connaissaient des personnes du Ministère de l’agriculture étaient bien informés43. Agriculteurs et professeurs critiquaient tout spécialement les conditions d’accès au prêt : selon eux, les critères requis n’étaient qu’à moitié respectés, les « relations » étant souvent plus décisives. De plus, tous affirmaient que la durée des prêts était trop courte44 compte tenu des mauvaises conditions d’exploitation et de pâture45, et du mauvais état de santé des animaux. Le marché, lui, souffrait de la concurrence des produits importés, du SDP et du manque de structures de transformation et de stockage. Ainsi, la durée des prêts, les sommes prêtées et les conditions du marché augmentaient fortement le risque d’endettement des agriculteurs et des éleveurs : selon eux, la durée des prêts aurait dû être adaptée à chaque situation.

41 Globalement, le projet des serres est considéré par le directeur de ce projet et par les intéressés comme une réussite. Toutefois la diminution progressive des subventions, cumulée à une distribution biaisée par les réseaux de relations, crée des inégalités : les premiers servis souffrent moins de la concurrence interne et peuvent se diversifier plus tôt. Cependant la visibilité du projet et l’existence d’un comité indépendant chargé du choix des bénéficiaires réduisent quelque peu cette tendance.

42 La nature même des projets et le fait qu’ils soient limités en nombre et dans le temps rendent inégal l’accès à l’aide gouvernementale. Le Ministère de l’agriculture continue donc de se structurer autour d’aides matérielles ponctuelles plus qu’autour d’une véritable politique sur le long terme.

43 En somme, pour la plupart des personnes interrogées, quelques projets mis à part, ce plan ne serait que propagande. L’avenir nous dira si elles avaient raison.

44 L’énergie dépensée par certains agriculteurs pour avoir accès à ces projets semble prouver l’intérêt qu’ils leur portent. Notons toutefois que l’exploitation des eaux de surface n’a manifestement pas été mise en œuvre. Par exemple, à Penjween et dans la plaine de Sharazur, des agriculteurs se sont plaints de ne pas avoir reçu d’aide pour restaurer leurs canaux d’irrigation. De plus, actuellement, c’est davantage le forage des puits qui est subventionné.

45 L’objectif du plan stratégique du KRG était l’autosuffisance alimentaire. Le projet était ambitieux. Si, comme cela avait été prévu, les infrastructures de transformation, de stockage et d’irrigation avaient été reconstruites, le secteur agricole aurait été à même

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de subvenir aux besoins de la population. Toutefois les études préalables et la législation ont sérieusement compromis la réalisation du plan en cinq ans.

Quid de l’autosuffisance alimentaire ?

46 Après les horreurs de la fin des années 1980, la région était devenue dépendante du point de vue alimentaire. La vie rurale s’organisait autour des villages-centres. Toutefois, durant les premières années de l’embargo, une partie des agriculteurs était retournée aux champs. Mais l’intensification de la guerre civile et, surtout, l’arrivée de l’aide alimentaire ont étouffé dans l’œuf ce dynamisme. Cette aide, plus facilement disponible dans les villages-centres et les zones périurbaines, a renforcé le rôle de ces espaces. L’aide, venue de l’extérieur, a modifié la perception du travail agricole.

47 En 1999, les carences alimentaires avaient diminué, mais était-ce vraiment lié à l’aide de la FAO ? En effet, en 2007 encore, 600 000 personnes avaient difficilement accès à des aliments de qualité, et en quantité suffisante. Toutefois, de manière générale, le travail de la FAO a été apprécié pour ses qualités stabilisatrices.

48 Après la chute de Saddam Hussein et la levée des sanctions, le gouvernement régional unifié a sécurisé la région et négocié des contrats pétroliers. En 2009, le KRG n’avait toujours pas réorienté son SDP vers les plus démunis ni rempli de produits locaux le food basket. Les différentes aides ont contribué à structurer des administrations partisanes, dont le gouvernement a hérité, comme l’a montré le projet des serres.

49 Vulgariser l’information relative aux changements législatifs permettrait que soient mieux comprises les réformes foncières et que diminue l’impact des réseaux relationnels. Restructurer les aides suivant un versement direct conditionné à une meilleure gestion des terres et à un meilleur contrôle des nouvelles technologies et des intrants poserait les bases d’une politique agricole plus égalitaire.

50 Dans un contexte où la majorité des exploitants du Kurdistan irakien possèdent moins de 20 hectares, l’orientation prise par le KRG de favoriser les grandes exploitations va à l’encontre du retour aux champs des agriculteurs déplacés. Promouvoir des associations de « petits » agriculteurs ne serait-il pas plus viable et plus en adéquation avec le plan stratégique de développement du secteur agricole ?

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NOTES

1. « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active. » Voir le site de la FAO, « Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale », 1996, sur http://www.fao.org/DOCREP/003/W3613f/ W3613f00.HTM 2. KRG, « The Strategic Plan for Agriculture Sector, 2009-2013 », Erbil, Ministry of Agriculture, 2009. 3. Chaque adulte reçoit mensuellement 9 kg de blé, 3 kg de riz, 2 kg de sucre, 200 g de thé, 250 g de lait en poudre, 1,25 kg d’huile végétale. Voir UNWFP (United Nations World Food Programme), « Comprehensive Food Security and Vulnerability Analysis », Kurdistan Regional Statistics Office, Irak, 2008. 4. Environ 15 % de la population du Kurdistan irakien souffre de malnutrition. Voir UNWFP 2008. 5. En 2007, la population travaillant directement la terre est composée à 5,8 % de fermiers et à 2,5 % de travailleurs agricoles. Voir UNWFP 2008. 6. « Prime Minister’s Speech at Agriculture Strategic Planning Conference », 2009. Consultable sur http://www.krg.org/articles/detail.asp?smap=02040100&lngnr= 12&anr=27611&rnr=268

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8. Parmi les entretiens, 22 ont été menés avec des agriculteurs (dont 11 avaient reçu des serres de la part du gouvernement), 14 avec des professeurs d’écoles d’agriculture, 7 avec des membres du KRG, 2 avec des membres des bureaux agricoles de district, 3 avec des membres du Ministère de l’agriculture, 1 avec le chef du Bureau du gouvernorat de Sulaymaniya, 1 avec un ingénieur agricole engagé dans le suivi du projet des serres. Un entretien a été conduit avec un membre du Conseil national de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK). 9. Voir aussi Human Rights Watch, « Iraq : Forcible Expulsion of Ethnic Minorities », New York, 2003. 10. Voir note 9. 11. Droit permettant au bénéficiaire de disposer librement de sa terre, de l’exploiter, de la louer, de l’hypothéquer, de la vendre et de la léguer. L’article I de la loi no 53 de 1976 redéfinit ce droit comme étant un droit de jouissance [Ishow 2003]. 12. Droit accordé à un membre d’une tribu qui a exploité un champ pendant plus de quinze ans d’habiter et d’exploiter cette terre. 13. Droit temporaire accordé par l’État [Ishow 2003]. 14. R. Steppacher rapporte que le droit de possession ne permet pas d’hypothéquer sa terre pour obtenir un prêt, à la différence du droit de propriété [2006]. Depuis 1976, la grande majorité des agriculteurs ne détiennent qu’un droit de possession. 15. Human Rights Watch, « Iraq’s Crime of Genocide. The Anfal Campaign against the Kurds », Londres, 1995. 16. Comprenant le nombre d’hectares consacrés à la culture de l’orge, du blé, des pois chiche et des lentilles. 17. FAO, Annual Statistical Bulletin No. 3, 2001. Erbil, Ministry of Agriculture. 18. Voir http://www.un.org/french/documents/view_doc. asp?symbol=S/RES/ 688(1991) 19. Pour Peter L. Pellett, les causes « sous-jacentes » sont les revenus, la terre, l’eau, les carburants, l’éducation, la santé et les services ; les causes « fondamentales » sont les ressources, l’économie, la politique [2003 : 186]. 20. Voir http://www.un.org/french/documents/view_doc. asp?symbol=S/RES/ 687(1991) 21. La loi électorale stipulait que le poste de dirigeant devait être acquis à la majorité absolue [Kutschera 2005]. 22. Voir http://www.un.org/french/documents/view_doc. asp?symbol=S/RES/ 986(1995) 23. Le montant maximal autorisé est de 1 milliard de dollars par période de quatre- vingt-dix jours. Ce plafond sera supprimé le 17 décembre 1999 (résolution 1284 de l’ONU). 24. Le taux de mortalité infantile passe de 90 ‰ en 1994 à 72 ‰ en 1999 [Graham- Brown 2000]. 25. Entre 1995 et 1999, la couverture hivernale des terres diminue de 37 % et celle des tomates de 77 %. Voir FAO, Annual Statistical Bulletin No. 3, 2001.

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26. Que H. Bozarslan définit comme « l’espace politique d’obéissance à l’État et sa reproduction par la taxation, la cooptation et la redistribution, le tout étant structuré autour de la monarchie » [2005 : 28]. 27. « Quand nous disons que la valeur d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail “cristallisé” qu’elle contient, nous entendons la quantité de travail nécessaire pour produire, dans une société donnée, dans des conditions moyennes de production, avec une intensité sociale moyenne et une habileté moyenne. » [Marx 2010 (1912) : 45-46] 28. Un employé du Ministère de l’agriculture explique ainsi qu’il ne cultive plus la totalité de ses terres, ayant choisi de travailler en parallèle pour le KRG. 29. Expression d’un membre du Conseil national de l’UPK. 30. Parmi tous ceux que nous avons rencontrés, un paysan seulement s’est vu remettre une moissonneuse-batteuse par la FAO. 31. Un ancien employé de la FAO affirme que certains intrants ont pollué les cultures locales et que leur attribution a été biaisée. Un ingénieur agricole a écrit à la FAO pour dénoncer le fait que certains intrants distribués en Irak étaient interdits en Europe. 32. Lors d’une réunion, un employé qui posait une question critique sur les relations entre le Bureau agricole de Penjween et le ministère s’est vu exclure. 33. Voir l’article d’Andrea Fischer-Tahir dans ce numéro. 34. Au Ministère de l’agriculture, nous n’avons eu accès qu’à deux lois. Textes traduits de l’arabe par Mouad Benjyya. Nous n’avons pas eu accès à la loi no 5 de 2007. 35. Dans les entretiens, les agriculteurs revendiquent souvent un droit de propriété ou des dédommagements pour les terres agricoles saisies par le gouvernement pour construire les villages-centres. Ces revendications montrent que ces derniers pensent avoir acquis des droits de propriété et qu’ils n’ont pas compris l’impact de la nationalisation des terres. 36. KRG, « The Strategic Plan for Agriculture Sector, 2009-2013 », Erbil, Ministry of Agriculture, 2009. 37. Minimum alimentaire défini par la FAO. 38. La région compterait 5 millions d’habitants en 2013. Voir KRG, « The Strategic Plan for Agriculture Sector, 2009-2013 ». 39. Le débat portant sur l’intégration de Kirkuk, véritable « Texas » du Kurdistan, explique certainement ce choix. 40. Le directeur du projet m’informa qu’il venait de se voir refuser ce budget car le Parlement ne s’était toujours pas prononcé. 41. Notons que certains agriculteurs qui avaient reçu une serre avant le lancement officiel du projet en ont obtenu une seconde pour les féliciter de leur travail. 42. Pour obtenir des semis de blé certifiés, l’agriculteur doit verser la moitié du prix payé par le KRG, ce qui correspond au prix du marché kurde. Pour les pommes de terre, il doit rendre à la fin de la saison un poids égal à celui qu’il a reçu en début de saison. 43. Parmi les agriculteurs qui ont reçu une aide, certains affirment qu’ils ont dû se renseigner eux-mêmes et faire quantité de démarches auprès des différentes instances du KRG. D’autres ont tout simplement reçu une serre lors de la visite de leur exploitation par des membres du ministère.

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44. La durée du prêt pour l’achat d’arbres était de trois ans et couvrait au maximum 60 % des coûts. S’élevant à 75 % au maximum, les prêts liés à l’achat d’animaux étaient de un an pour les ovins et de trois ans pour les bovins et les abeilles. 45. Dues au manque de bergers et à la disparition de la culture nomade.

RÉSUMÉS

Résumé : En 1975, le Kurdistan irakien produit encore 45 % du blé irakien. Malgré les destructions occasionnées par la guerre Iran-Irak (1980-1988) et par l’Anfal (1988), lorsque, en 1991, la région acquiert une autonomie de fait via la résolution 688 de l’ONU, le monde agricole, mis à mal, tente de se reconstruire, et ce en dépit du double embargo qui le frappe. L’arrivée de l’aide alimentaire internationale en 1996 réduit l’exploitation des terres et pousse les agriculteurs à chercher d’autres activités rémunératrices dans les villages-centres ou les villes. Avec l’invasion américaine et la nouvelle Constitution irakienne, la zone se stabilise. En janvier 2009, le Gouvernement régional du Kurdistan irakien (KRG) annonce un plan stratégique de développement agricole ayant pour objectif l’autonomie alimentaire dans les cinq années à venir. Un travail de terrain effectué entre mars et mai 2009 dans le gouvernorat de Sulaymaniya nous permet de tirer un premier bilan de ce plan de reconstruction.

In 1975, Iraqi Kurdistan was still producing 45% of the country’s wheat, despite the destruction wrought by the Iran-Irak War (1980-1988) and the Anfal campaign (1988). When the region acquired, in 1991, de facto autonomy under UN resolution 688, the farming sector, which had seen better times, tried to undertake its reconstruction in spite of the double embargo weighing on it. The arrival of food under international aid in 1996 led to less work being done in the fields as farmers were pushed to look for better-paying jobs in center-villages or towns. Following the American invasion and the adoption of the new Iraqi constitution, Iraqi Kurdistan has been stabilized. In January 2009, the Kurdistan Regional Government (KRG) announced a plan for reconstructing the agricultural sector with the objective of attaining autonomy in the food supply within the coming five years. Fieldwork conducted between March and May 2009 in Sulaymaniya Governorate has provided data for making an initial assessment of this plan.

INDEX

Mots-clés : Kurdistan irakien, Gouvernement régional du Kurdistan, Plan stratégique de développement agricole (2009), tissu rural, aide alimentaire Keywords : Iraqi Kurdistan, food aid, The 2009 Strategic Plan for Agricultural Sector, Kurdistan Regional Government, rural society

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Kurdish Sufi Spaces of Rural-Urban. Connection in Northern Syria

Paulo Pinto

1 THE KURDS ARE the largest ethnic group in Syria after the Arabs, constituting approximately 8% of the total population1, which means a community of 1,2 to 1,5 million people [van Dam 1996; McDowall 2000; Courbage 2007; Pinto 2007; Tejel Gorgas 2009]. There are three regions in northern Syria where the Kurds constitute the majority of the population: the Kurd Dagh (Mountain of the Kurds) and the plain of ’Afrin2, which comprise an area between Aleppo and the Turkish border; the area around ’Ayn al-’Arab; and the region along the border with Turkey between Ras al-’Ayn and Qamishli in the northeastern part of the Jazira. There are also significant Kurdish communities in Damascus and Aleppo [McDowall 2000].

2 Kurdish ethnic identities in Syria are articulated into various forms of group affiliation, such as “tribe”, “locality” or “class”, depending on the social context in which they are produced and expressed. Nevertheless, there is a shared sense of belonging to a broader Kurdish community defined as a cultural community with a common history, which articulates the various social and cultural realities of the . The collective emphasis on the maintenance and public expression of certain cultural diacritics, such as the use of Kurdish language, aims to mark the ethnic boundary3 that defines Kurdish identities in relation to other ethnic groups in Syria.

3 The Kurdish population of both ’Ayn al-’Arab and the Jazira is mainly rural. However, the intensification of the rural exodus in the last two decades has swollen the population of regional urban centers such as Qamishli and Hasake. As tribal identity remains an important source of social insertion among the Kurds of the Jazira, the ties of tribal affiliation are reproduced in the patterns of urban settlement and tribal hierarchies are translated into political power and social prestige [Darwish 1996].

4 The Kurd Dagh, which is a region that extends north of Aleppo until the Syrian-Turkish border, has its economic and administrative center in the town of ’Afrin4. It became fully integrated into the economic sphere of Aleppo due to its geographical position. Its main economic activities are olive harvesting and olive oil production, both of which

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have their products traded in Aleppo’s markets. Tribal identities are quite weak in the Kurd Dagh and have not played any relevant role in the local social or political organization since the French Mandate [Lescot 1988]. Most men go to Aleppo to work as manual laborers throughout the year, returning regularly to their villages during the weekends and for the harvest season of the olives. Due to this continuous flux of people, the Kurdish community of Aleppo and the Kurd Dagh are united not only by economic ties, but also by cultural habits and social imaginaries.

5 With more than 2 million inhabitants Aleppo is Syria’s second largest city after Damascus. Aleppo’s role as the center of Syria’s private industrial enterprises makes it the main urban center for the Kurdish-majority regions in northern Syria attracting a large influx of migrants, which created a populous Kurdish community connected to its rural origins. The size of Aleppo’s Kurdish population is hard to evaluate, as it does not appear in the official statistics and is affected by both cultural arabization of the new generations born in the city and the influx of rural migrants, probably ranging between 300,000 and 600,000 of its inhabitants.

6 The center of Kurdish cultural and social life in Aleppo is the neighborhood of ’Ashrafiyya, which is located northeast of the city center. Kurds of different social strata live there and and conversations in set the rhythm of social life. Despite its mixed social setting, the ’Ashrafiyya is perceived by most middle class Kurds as a desirable neighborhood to live, for it has good urban services and a dynamic commercial section within a Kurdish cultural environment. To the northwest of the ’Ashrafiyya there is a string of Kurdish neighborhoods, such as Sheikh Maqsud and Sha’r, which were settled mostly by poor rural migrants without close connections in Aleppo.

7 As one goes west these neighborhoods become poorer and ethnically mixed, withKurdish migrants from the Jazira settling among Arab migrants from the Euphrates region or the rural areas west of Aleppo. Migrants from the Kurd Dagh tend to have family members, friends or connections with religious networks already established in Aleppo what allows them to settle in better neighborhoods. South of the ’Ashrafiyya and not connected to it, there is the neighborhood of Hamdaniyya, which is looked after by more affluent professional middle-class Kurds for its location and better urban services.

8 Even though most Kurds in Aleppo usually belong to the lower strata of society, since many of them are recently urbanized rural migrants employed in unskilled or manual labor, there is a significant Kurdish middle-class of professionals, businessmen and members of the state bureaucracy, which invests heavily in education as an asset for social mobility [Bottcher 1998; McDowall 2000]. Cultural arabization becomes more conspicuous as one moves upwards socially. However, even more privileged Kurds tend to live in neighborhoods with a large Kurdish population, showing the persistence and importance of ethnic identity and solidarity beyond individual social mobility.

9 The vast majority of the Kurds in Syria are Sunni Muslims. The Islamic practices and beliefs among the Kurds are marked by a strong influence of , the mystical trend in Islam. Historically, Sufism was codified into discrete ritual and textual traditions that are usually called “orders” or “mystical paths” (tariqa), which are acquired and transmitted by its religious leaders: the sheikhs. The main tariqas among the Kurds are the Qadiriyya and the Naqshbandiyya. Nevertheless, in the Kurd Dagh and the Kurdish

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community of Aleppo, the Rifa’iyya also has a strong presence. The Sufi communities are organized in ritual centers or lodges called zawiyas.

10 The Sufi zawiyas usually accompany the migration of their members, creating branches in Aleppo or, simply relocating the whole community there. These zawiyas serve as cultural references to the new migrants, creating spaces of solidarity and channels for their integration into the urban universe. At the same time, the connection with the rural world is maintained through the continuous allegiance to the sheikhs who lead zawiyas located in their village of origin, or through pilgrimages to the holy sites (tombs of saints or prophets) in the countryside.

11 In order to show how discrete articulations between rural and urban universes are created and lived in the Sufi zawiyas, I will analyze two Kurdish Sufi communities that have their religious universe linked to both Aleppo and ’Afrin. The data analyzed here was collected during the ethnographic research that I have been doing among Sufi communities in northern Syria since 1999.5 This research included participant observation in the communities analyzed here with participation in their religious and non-religious activities, as well as interviews and informal conversations with the sheikhs and their followers in various settings inside and outside the zawiyas.

12 First I will expose the importance of Sufism among the Kurds in Syria. Then I will analyze Sheikh Mahmud al-Husayni’s zawiya in ’Afrin and its role in the local social dynamics and as a space of establishment of symbolic and economic relations with Aleppo. After that I will analyze Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya in Aleppo as a space where the relations between Aleppo and its rural hinterland are continuously negotiated and renewed with the incorporation of rural migrants into the urban life, and the insertion of urban Kurds into rural religious and social networks. Finally I will conclude highlighting the main issues that emerged from the analysis of these two zawiyas.

Kurdish Sufism in Northern Syria

13 Sufi communities are spread throughout the rural areas of the northern Syria, such as the Kurd Dagh, as well as among the large Kurdish population of Syria’s main urban centers, such as Aleppo.6 It has been stated by some scholars that the tariqa (Sufi order/ mystical path) Naqshbandiyya is dominant in Kurdish-majority areas, and that the only other to have had a significant presence is the tariqa Qadiriyya [van Bruinessen 1992 and 2000; McDowall 2000]. However, the religious landscape of northern Syria offers a more complex picture of Kurdish Sufism, for other tariqas, in particular the Rifa’iyya, have an important presence in the Kurd Dagh, in the Jazira as well as in Aleppo.7 Furthermore, the new Sufi communities that developed in the last decade among the Kurdish population of Aleppo tend to be less closely identified with any specific tariqa. These new zawiyas are better defined by the charismatic figure of their sheikh, as it is not uncommon for the sheikh to claim affiliation to two or more tariqas in order to legitimize the particular mystical path embodied in his religious persona.

14 While many Kurdish zawiyas in Aleppo are simple urban extensions of rural zawiyas, they must be analyzed within the context of Aleppine Sufism. Aleppo has been an important center of Sufism in the since the 13th century [Geoffroy 1995]. In the 19th century some Sufi traditions of Aleppo, such as the Qadiriyya and the Rifa’iyya, passed through a process of hierarchical organization under the authority of Sheikh Al-

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masha’ikh.8 The remnants of this centralized and hierarchical organization, which still remain in place for the Qadiriyya, constitute the core of the traditional Sufi establishment of Aleppo.

15 The limited capacity of the traditional Sufi structures of Aleppo to incorporate the Kurdish migrants, despite the fact that many religiously observant Kurds are attached to Sufi forms of piety, concurred to create a social and religious context favorable to the emergence of new Sufi zawiyas in the Kurdish neighborhoods.9 These zawiyas can be classified as: a) new urban Sufi communities created around local charismatic sheikhs; b) the extension of rural zawiyas created by sheikhs who followed the migration of their followers, or sent their deputies (khalifas) to Aleppo in order to create urban zawiyas subordinated to their own; c) branches of Sufi networks centered around one sheikh who has both hierarchical and horizontal connections with other sheikhs over a vast territory. While the first kind of zawiya may foster the creation of an “Aleppine” Kurdish Sufism, the other two connect Aleppo with the Kurdish areas of northern Syria, adding a religious dimension to the multiple links that exist between these areas.

16 These different types of Sufi organization should not be seen as static structures, but rather as possible configurations in an ongoing process of production and reproduction of Sufi communities. So, if a sheikh has khalifas (deputies) in different locations, his religious authority may acquire a translocal dimension. Later on, his khalifas may create new zawiyas and he may become the central link in a Sufi network. On the other hand, if a network becomes too large it may not be possible to control all the subordinated sheikhs, who may break up from it, creating smaller networks. Similarly, if the main sheikh dies or loses his power, the Sufi network may fragment into unrelated local communities. These local communities may remain as such, start new independent processes of expansion, or, eventually, disappear.

17 In rural areas the Sufi sheikhs tend to have their authority fully recognized by the community where they reside, and affiliation to their zawiyas is usually inherited as part of family tradition. However, but in the villages and urban centers of the Kurdish- majority areas of northern Syria there is a plurality of competing sheikhs who try to gather followers across tribal or class divisions, and affiliation to their zawiyas is a matter of personal choice. Some sheikhs manage to become religious leaders in a regional or even transnational scale, as the Naqshbandi Sheikh Ahmad Khaznawi of Tall Ma’ruf who had followers throughout the Jazira and the Turkish Kurdistan. His Sufi networks of followers and disciples were inherited by his sons and grandsons, including the late Sheikh Muhammad Mash’uk Khaznawi, who became a symbol of Kurdish resistance to the Ba’thist political order.10

18 The most important center of Qadiriyya in the Kurdish regions of northern Syria was ’Amuda, where no less than 30 Qadiri sheikhs had their zawiyas in the 1930s [van Bruinessen 1992]. While the number of sheikhs in ’Amuda was much reduced throughout the years, it still is an important religious center for the Qadiriyya and attracts pilgrims and visitors from all northern Syria. Another important religious center is ’Afrin, where is the zawiya of Sheikh Hassan al-Naqshbandi, the sheikh al- masha’ikh of the Naqshbandiyya in the Kurd Dagh.

19 An important feature of Sufism in the northern Syria is the cult of saints organized around the tombs of dead sheikhs or prophetic figures that dot the countryside. The cult of saints allows the fusion between religious, cultural and territorial identities. In the areas of high density of Kurdish population the saints’ tombs give an Islamic

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identity to the landscape, constructing a “sacred geography” of the territory by connecting Islamic practices and beliefs with natural or social landmarks, as well as integrating into the realm of Islam the remnants of pre-Islamic sacred landscapes. The tombs of saints are located in rural cemeteries, on hilltops, near water springs, or even in pre-Islamic ruins or holy sites. The best example of the Sufi appropriation of pre- Islamic sites is Nabi Huri in the Kurd Dagh, which consists of a lavishly built Roman tomb dating from the 2nd century a.d., which has been venerated since the 14th century as the burial place of one of the prophetic predecessors of Muhammad.11

20 The cult of saints anchors Islam into familiar places where one can seek the help and the blessing of holy figures that have the power of mediating between local ordinary life and the universal abstract doctrines and practices sanctioned by the Islamic tradition [Gonnella 1995]. This is done among the Kurds by claiming that prophetic figures or major leaders of Sufism, such as ’Abd al-Qadir Jeilani, were ethnic Kurds. By embodying abstract doctrines into concrete and accessible figures and places the cult of saints also allows the local communities to incorporate the Islamic tradition into the dynamics of their power relations [Pinto 2004].

21 Finally, the mawlids (saint feasts) that are celebrated at the tombs of the saints are the occasion for large pilgrimages and tomb-visitations (ziyarat), attracting individual devotees or entire Sufi communities from all over northern Syria. These Sufi pilgrimages produce a sacred territory, which is delimited by the various paths that link distant communities to the saint’s tomb. The celebration of collective rituals during the mawlids also creates forms of solidarity and identification that reach beyond the local community, producing a broader framework to religious identities. The territorial basis of these supra-local religious communities can be re-signified as the political basis of religious versions of Kurdish nationalism.12 However, it is important to have in mind that the ethnic and national identities that were developped in the Kurdish Sufi communities in Syria vary according to the larger social context in which they are inserted.

Creating a Rural Elite: Sheikh Mahmud al-Husayni’s Zawiya in the Kurd Dagh

22 The zawiya of Sheikh Mahmud al-Husayni is the major Rifa’i community in the region of ’Afrin, which recruits its members among the town inhabitants and the villagers from the surrounding rural areas.13 The community had around 200 members, of whom 20 were disciples initiated in the mystical path by Sheikh Mahmud.14 The religious prestige of Sheikh Mahmud attracted followers among the migrants to Aleppo or Damascus, or their descendants who maintained the ties with his zawiya as part of their identities as Kurds from ’Afrin. Sheikh Mahmud’s followers were all Kurds, mainly peasants, agricultural workers or shopkeepers from ’Afrin. Sheikh Mahmud himself had an orchard from where he harvested olives to make olive oil, which he sold in Aleppo. Nevertheless, the charismatic nature of his religious authority also attracted state employees and school-teachers.

23 Sheikh Mahmud’s land was not much larger than the average property size in the area, but his economic situation was better off than that of his disciples as well as of the majority of the inhabitants of ’Afrin. This was the result of the large amount of gifts

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and services that he received from his followers and disciples (murids). It was not uncommon for Sheikh Mahmud to receive gifts in goods – such as clothes, food, agricultural tools, etc. – from the merchants of ’Afrin as a retribution for the favors, such as the cure of illnesses or good luck in business, which they believe that were delivered by his baraka (divine grace).

24 He also received donations from his murids, from whom he also expected to receive free services (khidma) such as working on his land or in the maintenance of his zawiya. To serve one’s sheikh is considered to be part of the mystical initiation in the Sufi tradition, and nobody in Sheikh Mahmud’s zawiya thought about these activities – which fell somewhere between voluntary and compulsory work – as a form of economic exploitation. These services were rather seen as gifts in return for the baraka received from the sheikh. Besides that, Sheikh Mahmud expected a percentage of the income of his followers, which was justified as a form of zakat (tithe) and was sometimes imposed even to peasants who were not affiliated to his zawiya.

25 These economic resources in money and material goods were partially redistributed among his followers according to the logic of charity, privileging those perceived as in being in a state of social vulnerability, such as the unemployed, widows, sick people, etc. The constant flow of money and goods from the sheikh diluted the possible social tensions existing around him. It also created public support for his image as generous (karim) and detached from material riches, which was put forward by his followers despite the obvious accumulation of goods and capital that resulted from his social position as a Sufi sheikh.

26 Sheikh Mahmud legitimized his religious authority through his baraka, which was attributed by his followers to his claimed genealogical descent from Ali, as well as by a chain of transmission of mystical knowledge (silsila) that included Ahmad al-Rifa’i. He said that his family descended from Sheikh Salim, a grandson of Ahmad al-Rifa’i who introduced the tariqa Rifa’iyya among the Kurds.15

27 Interestingly these claims had a more profane, but equally prestigious, counterpart in the “bureaucratic genealogy” expressed by the official documents dating from the Ottoman era and the French Mandate, which recognized the sheikh of this zawiya as the head of the Rifa’iyya for the whole region. These documents, which were proudly displayed on the walls of the zawiya, revealed a tradition of mediation between the local community and the state that was continued with Sheikh Mahmud.

28 The main mechanism of production and display of identities and collective solidarity in the Sufi community led by Sheikh Mahmud was the weekly hadra (ritual gathering) that took place in his zawiya. The central element of the hadra was the ritual of the dhikr (divine evocation), during which the sheikh displayed publicly his baraka through the performance of karamat (miraculous deeds) by him or his disciples. Among these there are the darb al-shish (body piercing with skewers), such as piercing the abdomen with a sword (darb al-saiyf), walking over burning coals, or eating glass. All these deeds are considered by the members of this zawiya as miracles (karamat) produced by Sheikh Mahmud’s baraka.

29 By enduring these ordeals, the disciple advances in the hierarchy of the tariqa (Sufi order/mystical path), at the same time that he presents public and material evidences of the mystical power of the sheikh. Beyond that the dhikr in this zawiya aims to produce mystical experiences in its participants which are evaluated according to the models of the Sufi tradition as it is defined and transmitted by Sheikh Mahmud. This

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experiential framework is a powerful mechanism of embodiment of the Sufi tradition as a constitutive part of the religious selves of the members of this zawiya.

30 The Sufi identities produced at Sheikh Mahmud’s zawiya are marked by a strong ethnic framework, which defines Sufism as a form of “Kurdish Islam”. For example, when I asked about his zawiya, Sheikh Mahmud answered: The most important thing is that we are Kurds.

31 These words were followed by statements which I often heard in Kurdish zawiyas: We Kurds have the true Sufism. ’Abd al-Qadir Jeilani was a Kurd. Sufism does not exist among the Arabs.

32 These statements were received with signs of approval by the rest of the members of the zawiya, who proudly confirmed that their religious identities as Sufis were necessarily linked to their Kurdish ethnic identity. This discourse also affirms the power of the Sufi sheikhs as local authorities in the rural areas of northern Syria in detriment of the Syrian state.

33 The self-image of this Sufi community shows how claims to religious distinction – in this case the purity of their mystical tradition – allow the definition of Kurdish ethnic boundaries in opposition to the religious practices and identities of the Muslim Arabs. The claim “’Abd al-Qadir Jeilani was a Kurd” pushed further the religious character attributed to Kurdish identity, for it made the Kurds not only the holders of the Sufi tradition, but also those who transformed it into a major force in Islam. The logical consequence of this affirmation is that if the Arabs received the divine revelation the Kurds were the ones who kept its soul alive. Therefore, a religious distinction between Kurds and Arabs was established despite the fact that both are Sunni Muslims in their majority.

34 The definition of the Kurds as the holders of “true” Sufism also reverses in moral terms the material and cultural hierarchies that concur to create the subordination of the Kurds in the Syrian political and social order. Therefore, the moral community and the religious identity created in Sheikh Mahmud’s zawiya allows its members to negotiate a privileged insertion in the various social contexts present in the symbolic, political and economic pathways that connect the Kurd Dagh to Aleppo passing through ’Afrin.

35 The religious construction of Kurdish ethnic identity in Sheikh Mahmud’s zawiya finds echo in the political and social role of the Sufi sheikhs as mediators of conflicts. Therefore, the Sufi sheikhs are the responsible for maintaining the local social and moral order and establishing limits to the capacity of the state in arbitrarily intervening in the local community. These activities make the Sufi sheikhs to be perceived by many people as the defenders of Kurdish cultural and social autonomy and, therefore, as Kurdish leaders in a non-Kurdish state.

36 Sheikh Mahmud’s political role as mediator between the Syrian state and his community allowed him to formulate a discourse that re-signifies his political and religious power within the framework of Kurdish religious nationalism. For example, once he told me in his zawiya: Here [’Afrin] is Kurdistan. This is not the [Syrian] government’s land. It belongs to the Kurdish nation. Here the only law (haqq) is our law, not the way of the Arabs, but our customs and our respect to the shari’a.

37 This speech shows how the normative framework of cultural values, which are linked to ethnic identities, can be fused with the moral system of the “true Islam”, as the

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Kurds consider to be their Sufi traditions, in the process of construction of Kurdish religious nationalism.

38 Sheikh Mahmud often led his followers in processions across the village, during which his disciples carried the banners of the zawiya and of the tariqa Rifa’iyya, while some of them performed the darab shish and other karamat, displaying publicly the power of the sheikh’s baraka. These performances impose a symbolic and physical control of the public space by the members of the zawiya creating among the other villagers a mixture of fear and respect towards Sheikh Mahmud and his followers. The articulation of religious and ethnic discourses in Sheikh Mahmud’s rhetoric of religious nationalism is coupled with the establishment of hierarchical social relations between his religious community and the rest of members of the local society, be they Kurds or not.

39 In a certain measure, the political horizon of this hierarchical construction of religious nationalism is the traditional pattern of Kurdish leadership, which aimed local political and cultural autonomy in order to maintain its leadership based on links of patronage and clientele. Therefore, while Sheikh Mahmud fiercely defended Kurdish religious and cultural distinction, he aimed at the establishment of favorable relations with the web of political and bureaucratic clientele that structures the capillarization of the Ba’thist regime into the local instances of power [Perthes 1995].

40 Sheikh Mahmud sees his social authority as resulting from the embodiment of religious virtues, such as moral superiority and baraka, in both his religious persona and his community. These embodied virtues are publicly expressed as the capacity that Sheikh Mahmud and his disciples have to perform various miraculous deeds (karamat). The idea of religious distinctiveness is part of the self-image constructed by the Sufi tradition, which claims that the Sufis constitute the khassat-al-din (religious elite) in relation to the other Muslims. The transposition of the Sufi concept of khassat-al-din into the realm of social organization allowed Sheikh Mahmud and his followers to create and legitimize social hierarchies based on their capacity of performing embodied religious virtues. Thus, the process of “imagining Kurdistan” in Sheikh Mahmud’s zawiya is informed by the intellectual and practical adaptation of concepts and power relations taken from the Sufi tradition into the realm of social relations.

41 The group solidarity that is created among the members of Sheikh Mahmud’s zawiya through the rituals and their shared identity as some sort of “religious elite” allows them to function as a corporate group for the acquisition of social and economic capital. Sheikh Mahmud himself accumulates wealth through the donations of cash and/or olives that he receives from his followers and disciples. Beyond that, those among the members of his zawiya who have olive tree orchards usually commercialize their harvest of olives or production of olive oil through the commercial channels organized by the zawiya.

42 Besides their own production, the members of the zawiya use the social status granted by their religious skills in order to regularly extract zakat (tithe) from peasants who are not affiliated to the zawiya. One peasant told me that when he was harvesting olives in his property a group of Sheikh Mahmud’s murids came and, in his words: One of them grabbed the skin of my neck and the other pierced it with the shish (skewer) while saying “bismillah” (in the name of God). I was very scared and I gave them half of the olives that I had harvested.

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43 This accumulation of marketable goods in the name of the religious community allows even the members of the zawiya who have no rural properties to benefit from the economic connections that it organizes between ’Afrin and Aleppo.

44 The olive oil is pressed in the mills of the peasant cooperative and, then, taken to the zawiya. Both the olives and the olive oil are taken to Aleppo, where a network of merchants and middlemen who are originally from ’Afrin or its rural hinterland do their commercialization in the city’s markets. These merchants and middlemen are all connected to the zawiya, being disciples and followers of Sheikh Mahmud and paying periodic visits to him in order to get blessings and participating in the mystical rituals of the zawiya. In Aleppo, they were organized around Husayn, Sheikh Mahmud’s elder son.16 He distributed the olives and the olive oil among the traders; gathered the profits that came from the marketing of these commodities; calculated and distributed their shares in the profits; and sent the zawiya’s share to Sheikh Mahmud, who would take his part and distribute the rest among his followers.

45 Thus, we can see how Sheikh Mahmud’s zawiya provided its members with symbolic and economic forms of capital [Bourdieu 1997] which allowed them to negotiate a privileged social insertion in both rural and urban contexts. In ’Afrin the followers of Sheikh Mahmud have established themselves as a group with distinctive symbolic and political positions in the local society. The economic networks that spring from the zawiya into Aleppo also allowed the members of the zawiya to have an insertion in the markets of the regional metropolis without having to necessarily go through the experience of migration to the city.

Pathways into the City: Sheikh Muhiy al-Din’s Zawiya in Aleppo

46 Sheikh Muhiy al-Din leads a Qadiri zawiya in the mixed Arab and Kurdish neighborhood of Sheikh Maqsud in Aleppo. While his zawiya is not a mere extension of a rural Sufi community, it functions as part of a larger Sufi network that has its center in the zawiya of Sheikh Hassan al-Naqshbandi, the sheikh al-masha’ikh of the Naqshbandiyya in the Kurd Dagh. Sheikh Muhiy al-Din is a former murid (disciple) of Sheikh Hassan and, while he was also initiated in the Qadiriyya tradition, which became the main mystical reference of his community, he continues to see Sheikh Hassan as his spiritual master.

47 The connections between the Sufi communities led by Sheikh Muhiy al-Din and Sheikh Hassan exist not only in the symbolical level, as disciples, money and ideas circulate between them. Often Sheikh Muhiy al-Din sent his disciples to Sheikh Hassan’s zawiya in ’Afrin for them to get baraka and religious knowledge from the old Sufi master.17 This flux of disciples allows the establishment of personal ties between the members of the two zawiyas.

48 The organized movement of disciples to Sheikh Hassan’s zawiya in order to acquire religious knowledge and blessings is accompanied by another flux of members of this zawiya towards Aleppo, which is triggered by the quest for better jobs and economic opportunities in the city. The dislocation of the members of Sheikh Hassan’s zawiya to Aleppo is more fragmented and uneven than the one in the other direction and do not have Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya as an explicit destination. Nevertheless, many of them end up becoming members of this religious community as they had already

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personal relations with Sheikh Muhiy al-Din’s disciples and see his religious authority as legitimated by Sheikh Hassan.

49 The religious community of Sheikh Muhiy al-Din had around 300 members. The great majority of them were Kurds, while there were some Arab residents of the neighborhood who became members of the zawiya. Sheikh Muhiy al-Din had 25 disciples, all Kurds. The members of the zawiya were mainly unskilled workers, who had menial jobs in construction sites or in the commercial establishments of the suq al- medina, Aleppo’s main bazaar. The charismatic leadership of Sheikh Muhiy al-Din attracted also some merchants and, even, professionals, such as lawyers and university professors. Therefore, Sheikh Muhiy al-Din led a community with a small, but significant degree of social and ethnic mixity.

50 As in Sheikh Mahmud’s zawiya, the main instance of production of collective identity and group solidarity is the public ritual session known as hadra. Its main ritual is the dhikr, which has a similar structure to the one performed in Sheikh Mahmud’s zawiya. The dhikr consists of the singing of songs praising the Prophet, as well as describing God’s love and mercy. Some songs are chanted only by the sheikh’s disciples, while others are chanted by all participants, who also perform specific body movements for each song, such as rocking the body back and forth or turning it from the right to the left.

51 The dhikr dramatizes several features of Sheikh Muhiy al-Din’s community. First of all it consecrates through the ritual performance the power of the sheikh as the center and source of order and identity. It also reinforces the hierarchical separation between the sheikh’s disciples and his followers, as the former ones are those who interpret the sheikh’s gestures and transform them into songs, movements and rhythm, and, thus, become the leaders of the ritual performance. Finally it allows the participants in the ritual to construct and communicate an individualized religious self within the hierarchical symbolic order of the Sufi community.

52 The ritual performance of the dhikr also communicates cultural elements that refer to the construction of Kurdish identities and their correlated ethnic boundaries in the urban context of Aleppo. The main cultural diacritic that allows the configuration of Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya as a religious community with a clear Kurdish character is the use of Kurmanji18, Turkey in the songs chanted during the ritual. Almost all songs that deal with God’s love and mercy are sang in Kurmanji, while most songs related to the Prophet and his family are sang in Arabic.

53 This ritual allocation of the linguistic registry allows an interesting configuration of Kurdish identity in the Aleppine context. The cultural hierarchies dominant in Aleppo – which put classical Arabic on the top of the civilization scale and Kurmanji at its bottom, often together with other “ethnic” languages or local dialects – are symbolically reversed in the religious hierarchy, as Kurmanji is associated with God and Arabic with his envoys. However, if Kurmanji deals with the individualized experience of the sublime presence of God or his esoteric truth, the ritual performance reminds the audience that Arabic is necessary to deal with the humane dimension of his power, in a metaphoric reference to the religious and political elites that does not escape the participants of the ritual.

54 In Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya Arabic is an important contrastive cultural element used for the definition of the ethnic boundaries of Kurdish identity. However, it is also presented to his disciples and followers as a linguistic capital whose acquisition and

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mastering is fundamental for a successful individual and social trajectory. While Kurmanji is the preferred linguistic context for informal or individualized interactions in the zawiya, the dars (lesson) proffered by Sheikh Muhiy al-Din after the dhikr is done in colloquial Arabic, in the Aleppine dialect.

55 Also, the khutba (sermon) that he delivers before the Friday prayers is done in a mixture of classical and colloquial Arabic. Therefore, the Kurdish rural migrants find in Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya a cultural configuration that allows them to negotiate their ethnic identity in the cultural environment of Aleppo, while dealing with the dominance of Arabic language and Arab cultural identities in the institutional and public instances of urban life.

56 Beyond the symbolic mediation between a Kurdish rural cultural environment and the predominantly Arab multicultural universe of Aleppo, Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya works as a space of intense socialization and networking between the rural “newcomers” and those who are already inserted in the urban economic and social contexts. After the hadra and the dars almost all participants stay in the zawiya chatting over the coffee and tea that are prepared and served by the disciples. This is the occasion of the integration of the newcomers into one of the networks that are organized around the members of the community who are better-off economically. As many rural newcomers had ties with Sheikh Hassan in ’Afrin, they usually arrive in Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya through one of the disciples of the latter who they eventually met in the zawiya of the former sheikh. Usually this first contact introduces the newcomer to one of the networks, where others can help him find a job in commerce or construction.

57 These networks reinforce the importance of the affiliation to the Sufi community, as it becomes the source of possible pathways into Aleppo’s economic and social life for Kurdish rural migrants. Furthermore, beyond the economic benefits that can be tackled through membership in Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya, the performative enactment of piety and religious devotion that he requires from his followers constitute a valuable symbolic asset in a city such as Aleppo, where Islamic religiosity is an important element of its urban identity [Pinto 2008-2009].

58 The ideal of Muslim piety associated to membership to Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya provides its members with a cultural and linguistic capital that the rural migrants can use to negotiate their insertion into various social arenas of Aleppo. An example of this was the trajectory of Lukman, who migrated to Aleppo in 1997, when he was 19 years old, coming from a village on the outskirts of ’Azaz, near the border between Syria and Turkey. After spending a year going through underpaid temporary jobs, he started to come to Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya brought by a fellow worker who he befriended in one of his jobs.

59 Lukman was always very religious and very soon he became a devoted follower of Sheikh Muhiy al-Din. His enhanced religiosity allowed him to create new friendships among the other members of the zawiya. One of them, after knowing the hardships through which Lukman, who was unemployed at the time (2000), was going, decided to introduce him to his boss in a factory that made traditional Aleppine silk scarves. The owner of this factory, located near Bab al-Hadid in the Old City, belonged to a traditional Aleppine family of merchants. He was a member of a Qadiri Sufi zawiya in the Old City and I knew him from there, where I also did fieldwork. He affirmed his Sufi identity through overt Islamic religiosity in the public space and insisted that all

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employees in his factory, who were twelve at that time, were pious Muslims. They prayed together at the appropriate times, and their conversations and linguistic interactions were punctuated with Quranic references and religious expressions.

60 Lukman’s connection to a Sufi zawiya together with his apparent religiosity were important assets in his acceptance by the new boss and in little time he was seen as part of the small “community” that fused work relations with moral imperatives and personal relations in the factory. In this factory the wages were seen by both the owner and employees as the share that everyone must pay to the wellbeing of the community, with the former insisting that they should not be defined by greed and the latter insisting that they should assure a decent living to the workers. The religious references given by Lukman’s socialization in Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya provided him with a cultural language that allowed him to negotiate his relation with his boss and his insertion in the factory in terms of mutual belonging to a moral community rather than in terms of unequal positions and opposed interests in the economic universe of the factory.19 With his stability in the job and situation in Aleppo apparently assured, Lukman started to think about getting married with a girl from his village, which he did two years later.

61 Notwithstanding the importance of Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya in the socialization of Kurdish rural migrants into the cultural and economic universe of Aleppo, the mediation that it creates between the urban and the rural worlds in northern Syria works both ways. While this Sufi community allows Kurdish rural migrants to integrate into various spheres of the Aleppine urban life, it also provides the occasions to fully urban or urbanized Kurds to create or renew their personal connections to the Kurdish rural hinterland of Aleppo.

62 Every year, during the period of the Mawlid al-Nabawi (Birthday of the Prophet) there is a pilgrimage of a group of Sheikh Muhiy al-Din’s disciples to Sheikh Hassan’s zawiya in ’Afrin, as the latter is seen as his master in the esoteric knowledge of Sufism. Usually the group consists of five to ten disciples and they stay around a week in Sheikh Hassan’s zawiya, where they are lodged. During this period they are treated as disciples of Sheikh Hassan, following the dars (lesson) that he delivers to his own disciples and taking part in the spiritual exercises that are part of the mystical education (tarbiyya) in this zawiya. They also take part in the services of maintenance and the public rituals of the zawiya.

63 As Sheikh Muhiy al-Din’s disciples are mostly urban Kurds, born and raised in Aleppo, this is an occasion for them to get in contact with a rural or semi-rural universe that is constructed in the Kurdish nationalist discourse as the center of Kurdish life in Syria. While some of them have family connections in the countryside, many do not have or do not maintain contact with their rural relatives. In contrast, Sheikh Hassan’s disciples are almost all rural Kurds who, while living in ’Afrin or in its outskirts, do work as peasants or small agricultural entrepreneurs.

64 As the activities in the zawiya become more intense during the religious feasts, the degree of interaction between the pilgrims from Aleppo and Sheikh Hassan’s disciples is very high during the period of their stay. During this time, the cultural differences between the Aleppine Kurds and their counterparts in ’Afrin are often acknowledged, expressed and evaluated according to the perception of Sheikh Hassan’s disciples, who are in the dominant position of holders of a “higher” esoteric teaching and “truer” Kurds than those exposed to the Arab culture of Aleppo.

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65 Thus, those among the pilgrims who speak broken or arabized Kurmanji are constantly teased and corrected in their speech. The local form of Kurmanji is presented by Sheikh Hassan’s disciples as the “correct” way of speaking. Those who eventually use Arabic to express themselves receive remarks full of contempt and, even, hostility. The process of linguistic improvement in the local form of Kurmanji goes together with the acquisition of Sheikh Hassan’s esoteric knowledge, as all his dars are delivered within that linguistic framework, with Arabic being used only for citations from the Qur’an.

66 Therefore, while Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya emphasizes the acquisition of Arabic as a cultural tool for insertion of rural Kurds in the urban universe in Aleppo, the experience of his disciples in Sheikh Hassan’s zawiya stresses the importance of mastering Kurmanji to the full participation in the mainly rural Kurdish universe of northern Syria. The frequent interactions of the pilgrims with Sheikh Hassan’s disciples in the religious and profane activities of the zawiya favors the establishment of personal relations among them.

67 The personal relations with Sheikh Hassan’s disciples that were created during Sheikh Muhiy al-Din’s disciples stay in their zawiya was reinforced by the shared esoteric knowledge that they received from the sheikh’s teachings, which made them see themselves as participants into the same moral community. Sometimes these religiously-based personal relations developed into more mundane partnerships.

68 For example, when I was accompanying the pilgrims to Sheikh Hassan’s zawiya in 2002, two of Sheikh Muhiy al-Din’s disciples had established a partnership with some of Sheikh Hassan’s disciples.20 The latter bought olives directly from the peasants during harvest time and transformed them into olive oil using various private and collective presses in ’Afrin. Then, the two ones, who were small merchants in Aleppo, owning shops in the poorest section of the ’Ashrafiyya, would transport the olive oil and sell it to other merchants in the city. This partnership generated good profit to both parts, as it allowed them to avoid both the state cooperatives and private middlemen. Part of the profit was donated to their respective sheikhs as zakat (tithe), emphasizing the moral basis of their economic enterprise.

69 For what interests us in this article, this Sufi-based partnership created channels for the economic insertion of the Aleppine merchants of Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya in the rural universe of olive harvesting and olive oil production, in tandem with the economic insertion of the rural entrepreneurs of Sheikh Hassan’s zawiya into the urban markets of Aleppo. In this sense, the economic frontiers between urban and rural markets, which are usually controlled by state institutions, such as the peasant cooperatives, or private middlemen, usually connected to state officials, were bypassed through the establishment of religiously based personal relations between the agents involved in the trade.

70 The connections between Aleppo and the Kurdish regions of its rural hinterland that are created through the religious and ethnic networks which spring from the Sufi zawiyas that frame the Kurdish religious life in northern Syria are not limited to economic ties. The pilgrimages and visitations (ziyara) to saintly or prophetic tombs in the countryside also produce symbolic and emotional attachments to these rural areas, which are re-signified as not only an ethnic territory but also a sacred land.

71 Every year many zawiyas from allover northern Syria make pilgrimages and they celebrate the mawlid at the tomb of Nabi Huri, who is seen as a Kurdish prophet who

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lived in the time of the Old Testament. The disciples of both Sheikh Muhiy al-Din and Sheikh Hassan performed this pilgrimage. Besides this pan-Kurdish pilgrimage, during their stay in Sheikh Hassan’s zawiya the disciples of Sheikh Muhiy al-Din perform the visitation to the tomb of Sheikh Hassan’s grandfather, who was also a sheikh and is considered to be a saint, in the village of Kafar Jinna.

72 One of Sheikh Muhiy al-Din’s disciples explained to me the importance of paying the respects to the saintly sheikh during the visitation in which I took part in 2006: To visit Sheikh Ahmad [Sheikh Hassan’s grandfather] is very important to us. It brings us close to the baraka (divine grace) that springs from our sheikhs and is present in this land. This land is blessed and we are the keepers of its holiness through Sufism (tassauwwf), which is the madhab (ritual-legal religious school) of the Kurds. Here we see how the power of our sheikhs is connected to this land, which is ours [as Kurds].

73 In this speech we can see how the territory delimited by the saintly and prophetic tombs is constructed as a sacred land that grounds and empowers the combination of Islamic and Kurdish identities that are lived by Sufi Kurds even in urban settings as Aleppo.

74 These pilgrimages and tomb visitations produce a sacred geography that connects Kurdish identity with a certain territory delimited by holy places shaped by Sufi religious imagination. In this sense, the religious circuit created by Sheikh Muhiy al- Din’s zawiya connects Sufi and Kurdish identities as they are lived in Aleppo with a rural territory in northern Syria that is defined as “holy” in the religious discourse of Sufism as “Kurdish Islam” that is enacted in the holy sites that dot this territory.

Blurring the Boundaries: Sufi Zawiyas as Spaces of Mediation of the Rural-Urban Divide

75 Both Sheikh Mahmud’s and Sheikh Muhiy al-Din’s zawiyas produce and articulate various levels of connection, as well as various instances of mediation, between the urban context of Aleppo and the rural universe of ’Afrin. This shows how the Sufi communities and the networks that spring from them have a fundamental role in the integration of the discrete social and cultural universes of the Kurds in northern Syria, in particular in Aleppo and its rural hinterland.

76 Sheikh Mahmud’s zawiya provides its members with a kind of religious and economic capital that allows them to occupy a privileged place in the political and social life of ’Afrin. Through the zawiya Sheikh Mahmud’s disciples and followers can benefit from economic and cultural links to Aleppo without having to go through the experience of migrating to the city. In this sense, urban and rural cultural and social dynamics are condensed in the religious life of the Sufi community, which becomes a space of mediation between these universes.

77 Sheikh Muhiy al-Din’s zawiya also connects Aleppo with its rural hinterland albeit in a very different way. The key elements here are mobility and the acquisition of cultural capital. While rural migrants are socialized on the cultural universe and integrated in the economic networks in the zawiya, urban or urbanized disciples are sent to acquire religious knowledge as well as develop personal and emotional attachments to the rural areas that are seen as an ethnic homeland by the Kurdish secular nationalist discourse and as a sacred territory by the Kurdish Sufi discourse.

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78 Beyond the variation in the way that these Sufi zawiyas create connections and mediate the cultural and social differences between Aleppo and its Kurdish hinterland, they help to blur and dissolve the boundaries between urban and rural life in northern Syria. The possibility of maintaining symbolic and practical connections to the rural world also makes migration to the city, at least in northern Syria, to be a continuous process of circulation of people, goods and ideas rather than a definitive rupture with a previous social and cultural universe.

79 Therefore, the analysis of how urban and rural connections were played within Sufi communities in Aleppo and in ’Afrin shows us that the urban and rural social universes in northern Syria cannot be treated as fully separated. They should be rather seen as connected through social networks and processes of cultural hybridization created by the continuous circulation of people, ideas, goods, patterns of consumption and lifestyles.

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NOTES

1. The population of Syria reached 17,980,000 inhabitants in 2004 [Courbage 2007]. 2. The Arabic words are written according to a simplified version of the transliteration system of IJMES. 3. Cultural diacritics are cultural elements objectified as markers of ethnic boundaries between discrete social groups. See F. Barth [1998]. 4. ’Afrin has around 20,000 inhabitants. 5. From 1999 until 2001 I lived in Aleppo doing ethnographic research among the Sufi zawiyas in the city and in the Kurd Dagh. I also did several other periods of fieldwork research in Aleppo and the Kurd Dagh until 2010. 6. The Kurds of Syria are all Sunni Muslims, with the exception of the Yezidi community, which has approximately 20,000 members in the Jabal Sinjar, the Kurd Dagh and Aleppo [Pinto 2007; Tejel Gorgas 2009]. 7. The presence of the Rifa’iyya in the Kurd Dagh is documented since the beginning of the 20th Century [Lescot 1988].

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8. This process, as I could reconstruct it from interviews with the sheikh al-masha’ikh of the Qadiriyya in Aleppo, happened simultaneously to the centralization of Sufi orders for administrative purposes of the Ottoman state [de Jong 1986; Luizard 1996]. 9. It is interesting to notice that the Naqshbandiyya Kuftariyya has had a very limited success in Aleppo, despite the fact that its late leader, Sheikh Ahmad Kaftaru, was the mufti of Syria and a Kurd [Bottcher 1998]. The close connections between this Sufi order and the state seems to explain its lack of appeal in a city traditionally opposed to the Ba’th regime, such as Aleppo. 10. Sheikh Muhammad had good relations with the Ba’thist regime. However, after meeting with the leader in exile of the Syrian Muslim Brothers in Europe, he was kidnapped and murdered. His death, in which many saw the dealings of the secret services (mukhabarat) triggered a cycle of revolts and state repression in the Kurdish majority areas of northern Syria [Tejel Gorgas 2009]. 11. Many informants told me that Nabi Huri was Uriah from the Old Testament. It is important to note that Uriah is not a prophet in Judaism and, therefore, is not recognized as such by the mainstream Islamic tradition [Fartacek 2002]. This example shows the multiple articulations between local religious practices and the Islamic tradition that serve as basis for the cultural and intellectual elaboration of what is defined by many Kurdish Sufi sheikhs and their disciples as “Kurdish Islam”. 12. Religious nationalism is a form of imagining the nation as a moral community defined by religious affiliation. See B. Anderson [1991] and P. van der Veer [1994]. 13. Sheikh Mahmud died on May 2000, being succeeded by his elder son as the head of the zawiya. 14. In this analysis I differentiate between “followers”, who I define as those who participate regularly in the religious community organized in a Sufi zawiya but are not passing through the process of initiation in the mystical path, and “disciples”, who are those who are passing through the process of initiation in the mystical path. 15. It is important to notice that the claim of descent from al-Rifa’i through a grandson is an ingenious strategy to avoid the fact that al-Rifa’i had no living male descendents [al-Samara’i s.d.]. 16. After the death of Sheikh Mahmud in 2000, Husayn became the new sheikh of the zawiya in ’Afrin. His move to ’Afrin unleashed a crisis in the whole religious and economic system of the zawiya. His absence from Aleppo left the economic networks without a centralized organization. In the other hand, his lack of charisma and absence of ritual skills created a major religious crisis, with many members abandoning the community. While the crisis started to be overcome after 2003, the remaining community was very much weakened and the economic networks much less organized and effective. 17. Sheikh Hassan died in 2005. The links between his zawiya and Sheikh Muhiy al-Din’s community, although weakened, remain until today. 18. Kurdish dialect spoken in Syria, Turkey and Iraq. 19. Jocelyne Cornand showed how Islamic practices and values are used to create bonds of solidarity among employers and workers in the textile industries in Aleppo [1994]. 20. This partnership still existed in 2006, when I visited again the zawiya.

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RÉSUMÉS

Résumé : Les communautés kurdes soufies fonctionnent comme des espaces de médiation entre les univers urbain et rural du nord de la Syrie, permettant la circulation des personnes, des biens et des idées à travers leurs réseaux religieux. Cet article montre comment deux communautés soufies, l’une à Alep, principale ville du nord de la Syrie, l’autre à ’Afrin, ville située dans une zone rurale au nord d’Alep, organisent, dans cette région, des formes de connection discrètes entre la ville et la campagne. Tandis que la communauté d’’Afrin mobilise ses réseaux religieux pour se rattacher à l’univers économique et culturel d’Alep, celle d’Alep fournit à ses membres des références culturelles pour leur permettre de passer facilement du contexte urbain-arabe au contexte rural- kurde. Par conséquent, les communautés soufies sont des espaces de circulation culturelle et sociale qui estompent les frontières entre l’urbain et le rural dans le nord de la Syrie.

Sufi communities function as spaces of mediation between the urban and rural universes among the Kurds of Northern Syria, allowing the circulation of people, goods and ideas through their religious networks. This article analyzes how two Sufi communities, one located in Aleppo, the main urban center of northern Syria; and the other located in ’Afrin, a Kurdish town in a rural area north of Aleppo, create discrete forms of connection between city and countryside in this region. While the community in ’Afrin mobilizes religious networks in order to connect the community with the economic and cultural universe of Aleppo, the one in Aleppo provides cultural references to their members that enable them to navigate in both Arab urban and Kurdish rural contexts. Therefore, the Sufi communities are spaces of cultural and social circulation that blur the boundaries between urban and rural in northern Syria.

INDEX

Mots-clés : Kurdes, Alep, Syrie, soufisme, connections urbain-rural, circulation culturelle Keywords : Kurds, Aleppo, cultural circulation, Syria, sufism, urban-rural connections

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Les migrations kurdes à Istanbul. Un objet de recherche à reconstruire

Jean-François Pérouse

NOTE DE L'AUTEUR

Nous saisissons ici l’occasion de prolonger un petit travail effectué il y a plus de dix ans [1998].

1 TOUCHANT À UN DES TABOUS du discours officiel depuis la création de la République de Turquie en 1923 – à savoir l’existence des Kurdes et, au-delà, leur reconnaissance juridique –, la question des migrations kurdes à Istanbul n’est abordée sereinement que depuis la fin des années 1990 par l’Université – en réalité par quelques représentants de la nouvelle génération dans quelques rares universités2. S’il existe quelques travaux « militants » produits hors de l’Université [Alakom 1998] – une institution qui, pendant des décennies, a, pour des raisons idéologiques, expulsé bien des enseignants- chercheurs –, cette question demeure comme en suspens, à la périphérie des questionnements plus généraux sur les migrations à Istanbul [Saraçoğlu 2010].

2 En effet, outre les blocages structurels évoqués plus haut, le champ d’investigation est brouillé par l’amalgame que l’on fait assez systématiquement entre « les migrations kurdes » et « la ruralisation », « l’anatolisation », « la dénaturation » et « la paupérisation » d’Istanbul [Öncü 2002].

3 Toute analyse de cette question « précontrainte » devrait donc commencer par une généalogie et une histoire critique de cet amalgame [Deli et Pérouse 2002]. Un amalgame qui renvoie à une position de classe et de race : celle des « vieux Stambouliotes » (ou qui se perçoivent comme tels) en quête d’une explication à la soudaine transformation-décadence de leur ville. Souvent d’ailleurs, cet amalgame se teinte d’une criminalisation de la population kurde récemment installée. La ténacité de cette position n’a de cesse de surprendre tant elle est ancrée dans les inconscients et

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tant elle a contaminé les sphères universitaires, qui ont du mal à s’en défaire quand bien même elles le souhaiteraient [Scalbert-Yücel et Le Ray 2006]3.

4 À partir d’un corpus constitué d’écrits universitaires et para-universitaires publiés en Turquie depuis la fin des années 1990 et ayant trait aux sciences sociales, à l’urbanisme, à l’architecture et à la démographie, à partir aussi de discours journalistiques et politiciens, nous essaierons de dégager quelques paradigmes dominants avant d’esquisser quelques voies qui permettront de sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes.

L’assignation identitaire forcée

5 Comme l’a montré Fadime Deli [2000 et 2004] à propos des originaires du département de Mardin – département relativement singulier par la diversité linguistique et confessionnelle de sa population –, déduire de la seule provenance géographique l’appartenance à une macro-ethnie relève d’un coup de force maladroit ou malintentionné. Or ce coup de force « ethno-assignatoire » est généralement perpétré par ceux qui traitent des migrations à Istanbul comme si tous les migrants en provenance des départements de l’Est étaient kurdes, c’est-à-dire kurdophones et/ou se sentant kurdes et/ou se revendiquant comme tels.

6 Il ne s’agit pas ici de se lancer dans un débat sur l’identité envisagée comme une donnée objectivable indépendamment de son porteur et de ses contextes d’énonciation : il s’agit de souligner que, d’un point de vue méthodologique et éthique, la kurdicité des migrants ne peut être a priori perçue comme une évidence. L’assignation identitaire consiste à céder à l’illusion de cette évidence et à participer à sa reproduction.

7 Cela étant posé, comment délimiter notre objet ? Nous nous intéresserons, d’une part, à ceux qui sont considérés-construits comme « migrants kurdes » par leurs interlocuteurs, voisins et autres employeurs et, d’autre part, à ceux qui se décrivent eux-mêmes ou se ressentent comme tels. De fait, les processus de migration (ou de déplacement) ont pour effet de susciter des prises-crises de conscience identitaire et d’entraîner des formes d’objectivisation identitaire à caractère réactif ou relationnel.

8 C’est ce qu’on a pu observer au cours de l’année 2007 à Bezirganbahçe (arrondissement de Küçükçekmece), quartier où ont été relogés des migrants expulsés de leur habitat spontané (gecekondu) d’Ayazma. Comme si le fait d’avoir été déplacés et mis en contact avec des individus les stigmatisant au quotidien comme « autres » les avait projetés et installés dans l’identité macro-ethnique de « Kurdes », à laquelle ils étaient contraints de s’identifier. Aussi, d’autres niveaux d’identification (le département d’origine, l’arrondissement, le village), jusqu’alors plus effectifs, se sont trouvés relativisés, voire occultés [Pérouse 2009].

9 Les migrations mettent à l’épreuve les registres d’identification en entraînant leur ré- ordonnancement car les nouvelles sollicitations, situations ou interactions générées par ces processus suscitent une sorte de bouleversement des repères et de leur formulation.

10 Dès lors, la querelle des chiffres que suscite cette question doit être relativisée. Un des écueils tient à l’enjeu que représente l’évaluation quantitative de la migration kurde et, par conséquent, celle de la présence kurde à Istanbul. Les exagérations vont bon train,

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qui font écho aux évaluations plus globales du volume annuel des migrations vers la métropole. À ce propos, on continue à lire et à entendre les chiffres les plus aberrants (du type « 300 000 arrivées par an ») dans la bouche d’hommes politiques et d’universitaires4. Les uns et les autres tendent à sous-estimer la croissance naturelle pour n’expliquer la croissance totale que par l’immigration5.

11 Cette surévaluation tendancieuse alimente la peur de l’invasion anatolienne qui hante les « vieux Stambouliotes », population peu interrogée quant à sa propre genèse et à sa propre cohérence mais qui est la première à véhiculer le discours hostile aux migrants. Pour les « vieux Stambouliotes », en somme, l’immigration (kurde) à Istanbul, c’est toujours trop. Ainsi, Recep Tayyip Erdoğan, ancien maire d’Istanbul (1994-1998) et Premier ministre depuis mars 2003, qui en appelle périodiquement à l’instauration d’un visa pour entrer à Istanbul, se classe lui-même dans la catégorie des anciens autochtones menacés6. Ce faisant, il en oublie son histoire : son père, originaire de l’extrême nord-est du pays, a immigré à Istanbul dans les années 1940.

12 Depuis la publication de notre article de 1998, les termes du débat sur l’évaluation de l’immigration et de la présence kurde à Istanbul n’ont pas changé, et les dérapages sont légion. Même structure binaire : alors que certains hommes politiques, comme Suleyman Demirel (ancien président de la République, retiré de la vie politique depuis la fin des années 1990), continuent à brandir des estimations déraisonnables7, d’autres restent dans la sous-estimation-occultation.

13 À défaut de recensement officiel (hormis les données sur l’immigration à Istanbul à partir du département de naissance des Stambouliotes), l’Institut de sondage Konda est le seul à proposer des estimations argumentées, dont la publication dans la presse réactive périodiquement la polémique.

14 Ainsi, le 27 février 1993, le quotidien Milliyet publiait en première page les résultats d’une enquête consacrée à la diversité de la population stambouliote. Sur les 15 600 personnes interrogées, 13,3 % avaient un lien avec la kurdicité (kürtlük) du fait du père, de la mère, des deux parents ou par le mariage8. Néanmoins, à la question portant cette fois sur l’identité revendiquée des Stambouliotes, 3,9 % seulement affirmaient se sentir « kurdes ». À cette catégorie s’en ajoute une troisième composée de ceux qui se disaient « à la fois turcs et kurdes ».

15 Quinze ans plus tard, le 20 mars 2007, Milliyet publiait les résultats d’une nouvelle enquête qui estimait à 1 571 000 le nombre de « Kurdes et Zazas9 » se déclarant tels dans le département d’Istanbul, soit 10 % de sa population totale. En outre, 21,4 % des Stambouliotes sont originaires des trois régions de l’Est10. Même si les catégories utilisées ne sont pas tout à fait les mêmes, à comparer les données de 1993 et de 2007 on observe qu’en l’espace de quinze ans il y a eu à la fois un accroissement de l’immigration kurde et une libération de la revendication identitaire. Aussi, l’assignation identitaire évoquée plus haut consiste à assimiler dans l’enquête de 1993 ceux qui sont kurdes « de nature » et ceux qui le sont « d’engagement ».

16 Selon le même procédé, les résultats du principal parti pro-kurde aux élections locales et nationales sont utilisés comme « preuve » du caractère « finalement modeste » de la présence kurde à Istanbul comme s’il existait un « vote kurde » unique et comme si tous les Kurdes d’Istanbul pouvaient voter. En fait, depuis 1990, en moyenne, les partis kurdes n’excèdent pas 10 % des suffrages à l’échelle du département. Ainsi, aux dernières élections locales de mars 2009, le DTP (Parti pour une société démocratique) n’a dépassé les 10 % que dans trois arrondissements – Esenyurt11 (14,71 %), Sultanbeyli

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(12,8 %) et Arnavutköy (11,48 %) –, pourcentage correspondant à ceux qui se revendiquent « kurdes » dans l’enquête de 2007. Mais à Kadiköy, Beşiktaş et Şile, il n’a même pas obtenu 1 % ! S’étonner de la participation des Kurdes « de nature » à la vie politique turque « normale », c’est nier l’individualisation des comportements électoraux et considérer la variable ethnique comme une variable politiquement déterminante. L’AKP (Parti pour la justice et le développement) au pouvoir a « ses Kurdes », pour reprendre l’expression de Fehmi Çalmuk [2001], comme le CHP (Parti républicain du peuple) ou le MHP (Parti d’action nationaliste) ont les leurs.

17 Dans ces conditions, tenter de cartographier la présence kurde est voué à l’échec. La cartographie qui s’appuie sur le lieu de naissance (les fameux 21,4 % de l’enquête de 2007) relève de l’assignation identitaire, néglige les dynamiques de revendication et passe à côté des reconstructions identitaires de ceux qui sont nés à Istanbul de parents « kurdes ». Et la cartographie des résultats électoraux n’est, nous l’avons vu, qu’un indicateur. Ainsi, de prime abord, on pourrait s’étonner des très faibles résultats du DTP à Tuzla en mars 2009 (0,23 % des voix) alors qu’il s’agit d’un arrondissement encore assez industrieux et périphérique, peuplé en grande partie de Stambouliotes récemment implantés. Outre les querelles entre l’appareil local et l’appareil départemental du DTP, il faut tenir compte du fait que la plupart des Kurdes de Tuzla – comme ceux qui travaillent dans les chantiers navals – sont enregistrés dans leur département d’origine et, par conséquent, ne votent pas à Istanbul.

18 Enfin, la distribution des Kurdes au sein des différentes associations d’origine12 n’est pas non plus d’un grand secours pour appréhender les migrations actuelles tant les processus d’institutionnalisation identitaire relèvent d’autres logiques et d’autres temporalités que les sollicitations immédiates [Pérouse 2005 et 2009]. Cependant, l’approche par les associations permet, à la suite de Betül Çelik [2002], de sortir d’une vision macro-identitaire parfois artificielle pour entrer dans l’économie et la politique des micro-identifications [Mutlu 1996 ; Sirkeci 2000], au niveau du village, de l’arrondissement ou du département.

Les paradigmes dominants

19 Des discours universitaires, politiques et journalistiques, très perméables entre eux, se dégagent trois principales façons d’aborder la question des migrations kurdes à Istanbul.

20 La première procède du discours raciste qui voit « l’homme de l’Est » (doğulu), « la tête noire » (kara kafali) ou le Kurde comme une menace pour la paix stambouliote. Ce lieu commun répandu à Istanbul et ailleurs [Kiliç 1992] trouve à s’exprimer dans une littérature qu’on ne saurait qualifier de scientifique même si elle en a l’apparence – et dont l’ouvrage de Gökçe Firat intitulé L’invasion kurde [2007] constitue le sommet. Au plus fort de l’effervescence souverainiste à laquelle l’affaire Ergenekon13 allait mettre un terme, ce livre, illustré de cartes destinées à faire frémir le lecteur, propose une vision catastrophiste voire apocalyptique de cette migration, qui mettrait en péril la survie même de la race turque. Les mouvements racistes tels que Türk Budunu, le discours sur « la prolifération kurde », fréquent au sein de l’institution militaire, s’inscrivent dans cette même optique.

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21 Ce qui s’accompagne d’une criminalisation systématique des gens de l’Est, rendus responsables de tous les crimes et délits enregistrés à Istanbul : assassinats, actes mafieux, trafic de drogue, cambriolages14. Souvent, de surcroît, on attribue aux Kurdes les crimes d’honneur (töre cinayeti) comme s’ils en avaient le monopole. Aucun travail scientifique n’a jusqu’à présent cherché à déconstruire le lien volontiers établi entre les crimes d’honneur, les violences faites aux femmes et l’immigration kurde. Ce leitmotiv, très présent dans les médias, tend à assimiler « immigration kurde » à « insécurité urbaine », comme l’illustre le titre du quotidien Radikal du 30 janvier 2005 : « La criminalité immigre à Istanbul. » Le 3 novembre 2007, un éditorial du quotidien Zaman (le plus distribué en Turquie) allait même jusqu’à titrer : « La solution à la terreur, c’est le retour des immigrés chez eux. » Cette perception ordinaire sert de toile de fond à toutes les interactions entre Kurdes et non-Kurdes.

22 S’ajoute à cela une représentation des Kurdes vus comme des agents religieux menaçant la laïcité turque. Dans cette perspective, à l’arriération sociale (violence masculine, travail des enfants) s’ajoute l’arriération mentale que représenterait la soumission aux préceptes religieux15. On retrouve cette superposition de l’ethnique et du religieux au moment de l’attaque contre le Consulat général des États-Unis à İstiniye en juillet 2008 : les auteurs de cette attaque, qui s’est soldée par la mort de 4 personnes (dont les agresseurs), ont été décrits dans la presse comme des Kurdes religieux provenant des quartiers périphériques informels. Une double stigmatisation (kurde = réactionnaire) est à l’œuvre, rappelant ce qui s’est passé pour le Hezbollah.

23 Le deuxième paradigme qui se dégage est celui du terrorisme, qui assimile les migrations kurdes à l’augmentation de la menace terroriste. Il s’agit là d’une déclinaison du paradigme précédent. Il ne se passe pas de semaine sans que la police d’Istanbul n’annonce l’arrestation in extremis d’un militant chargé d’explosifs descendu des montagnes de l’Irak du Nord. L’explosion survenue dans l’arrondissement de Güngören le 27 juillet 2008 (qui a fait 17 victimes) a été présentée par les journaux turcs comme la preuve de cette « menace kurde » pesant sur la métropole. L’amalgame est vite fait entre « terrorisme » et « migration kurde » dans une presse qui associe de façon tendancieuse les activités du parti kurde légal aux violences commises à l’est du pays. Chaque nouvelle mort de soldat à l’Est donne à certains l’occasion de faire des « Kurdes » les complices des meurtriers. L’ennemi de là-bas trouve ici ses relais. Les violences dont sont victimes les saisonniers kurdes du secteur de la construction relèvent également de cet amalgame. Et les révélations sur les liens entre « les milieux Ergenekon16 » et des attentats attribués aux « terroristes kurdes » – dont celui de Güngören d’ailleurs – ne risquent pas de faire bouger les choses.

24 Le troisième paradigme dominant, aux antipodes des deux premiers par son souci de reconnaissance des différences identitaires, pourrait être qualifié d’humaniste, voire d’humanitaire ou de compassionnel. Il consiste à aborder la question sous l’angle des migrations forcées [Jongerden 2001 ; Ayata et Yükseker 2007] et des situations de déracinement induites par ces dernières, et correspond à une position plus pluraliste et libérale17. On note en effet depuis le début des années 1990 d’assez nombreuses publications sur ces migrations, éditées par des associations de défense des droits de l’homme et par des think tanks libéraux du type « Fondation turque pour les études économiques et sociales » (TESEV) [Kurban et al. eds. 2006].

25 Ainsi la question des migrations kurdes est-elle indissociable de la question de la pauvreté à Istanbul, objet d’un nombre important d’ouvrages et d’articles [Erdoğan ed.

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2002 ; Buğra et Keyder 2003 ; Bartu Candan et Kolloğlu 2009]. Une certaine recherche en sciences sociales, répondant à une commande de l’étranger, a fait du secteur de Tarlabaşi le modèle du territoire kurde pauvre de centre-ville, étiquette contestable eu égard aux dynamiques qui s’y font jour et à l’hétérogénéité qui caractérise cette zone [Mutluer 2007]. La thèse de Bediz Yilmaz sur Tarlabaşi [2006] adopte en partie cette position qui associe l’immigration kurde à Istanbul aux migrations forcées dues à l’instabilité qui règne à l’est du pays. Dans un contexte tout autre, Ayazma a été promu quartier pauvre, produit de l’exode forcé kurde [Ocak 2003]. L’ethnicisation de la question de la pauvreté, de plus en plus fréquente dans la recherche, conduit à instituer les Kurdes en minorité, victimes à protéger.

26 Corrélativement, cette approche a induit un autre amalgame : avec le logement le plus sommaire, à savoir le gecekondu (qui signifie littéralement : « posé la nuit », l’équivalent en somme du bidonville). Les études portant sur les migrations à Istanbul se sont polarisées sur ce phénomène. Devenu le fétiche des urbanistes et des architectes traitant de ce sujet, le gecekondu a été l’arbre qui a caché la forêt urbaine 18. Cette focalisation sur le contenant a été préjudiciable au contenu. Cette association migration-gecekondu a fini par rendre les migrants récents, notamment kurdes, responsables de l’enlaidissement et de la ruralisation de la métropole. On retrouve là la stigmatisation évoquée en introduction, reposant sur l’équation « migration kurde = migration de pauvres = migration de ruraux ».

27 Or, l’examen de l’évolution des dynamiques migratoires internes à la Turquie [Ritter et Toepfer 1992] montre que, depuis la fin des années 1980, celles-ci ont cessé d’être principalement des migrations de ruraux. Il faut se ranger à l’idée que, désormais, l’immigration à Istanbul est majoritairement le fait d’urbains, ce que disent les statistiques. Par ailleurs, si l’on s’en tient aux migrations sanctionnées par des changements déclarés de résidence, la tendance, depuis la fin des années 1990, est au plafonnement.

28 Cependant il existe un décalage entre ces changements – dont le fait le plus marquant est que la population turque est devenue majoritairement urbaine en 1985 – et les représentations actuelles des migrations, qui puisent toujours dans le registre des années 1950-1960 [Kutsi 1964]. Ce décalage est révélateur de la lenteur avec laquelle les positionnements se redéfinissent dans l’arène urbaine. Les tenants de l’autochtonie et de l’antériorité stambouliotes – position très relative – ont du mal à admettre l’émergence de nouvelles classes urbaines. Ce point de vue excluant renvoie à l’idée très culturaliste selon laquelle tout migrant doit passer, pour être reconnu comme un Stambouliote à part entière, par une longue initiation à la « culture urbaine », généralement définie en termes de civilité et de conscience.

29 On touche là à l’idée du nécessaire processus d’urbanisation des migrants récents, si chère aux sciences sociales turques [Erman 1998]. Quantité d’études sur les migrations à Istanbul reposent sur le non-dit, insuffisamment débattu, d’un gradient croissant de civilisation allant du rural à l’urbain, et que tout migrant est appelé à parcourir. Pour le migrant kurde, qui vient de loin, le processus est doublement difficile. Tous les projets de la municipalité d’Istanbul sur le thème « devenir stambouliote » reposent sur une approche très normative des migrations et de l’intégration urbaine, et sur une conception très essentialiste de l’identité. Cette entreprise de polissage relève de l’ingénierie sociale.

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30 En somme, les trois paradigmes développés ci-dessus – racisme, terrorisme, humanisme –, et qui structurent encore l’essentiel du discours sur les migrations kurdes à Istanbul, correspondent à des positions de classes peu enclines à ouvrir et partager l’espace politique, que ce soit symboliquement, juridiquement, économiquement ou même physiquement [Saraçoğlu 2010].

Migrations-mobilités, filières de travail et effets de génération

31 À ce stade du développement, nous pouvons proposer trois voies pour sortir de l’aporie à laquelle nous sommes confronté.

32 La première voie consiste en une meilleure prise en compte de la diversité des formes de migration, diversité généralement écrasée sous des qualificatifs généraux19. De fait, il ne faut pas penser ces migrations comme étant toutes « de longue durée », avec indistinctement pour objectif une installation « ferme et définitive ». C’est pourquoi il vaut mieux recourir aux termes « mobilités » ou « circulations », notamment pour évoquer les travailleurs temporaires, tels ceux des grands chantiers de la métropole.

33 En mai 2010, sur le chantier du métro Kadiköy-Kartal, nous avons constaté que les travailleurs précaires étaient, pour une grande part, originaires des départements de l’Est (Hakkari, Mardin, Diyarbakir, Siirt) et n’étaient venus que de façon provisoire. S’agissant des saisonniers – essentiellement de très jeunes adultes –, il est indispensable de s’intéresser à leurs conditions de logement tant celui-ci détermine la vie quotidienne. Comme l’a bien montré Yeşim Ustaoğlu dans son film Güneşe Yolculuk (1999), les caravansérails de la péninsule historique (vieille ville) continuent à être utilisés par ces migrants.

34 Toutefois l’initiative prise par la mairie d’Eminönü en 2005, relayée par celle de Fatih (qui gère depuis mai 2008 l’ensemble de cette péninsule) puis par celle de Beyoğlu, a eu pour effet de reconfigurer la présence de ces migrants saisonniers. Dans les meublés sordides (pansyon, bekâr odası) qu’elle leur a attribués, des liens se nouent ou s’entretiennent.

35 Par ailleurs, il suffit d’observer la principale gare routière interurbaine d’Istanbul [Borgel et Pérouse 2004] pour prendre la mesure des mobilités20. Le mouvement continu d’arrivées en provenance de départements kurdes et de départs en direction de départements kurdes confirme le caractère éphémère de la présence kurde à Istanbul : visites pour raisons de famille, de travail, de santé, d’études et autres. Et même si la pratique du transport de vivres (huile, farine, blé) des départements d’origine vers les lieux de migration a été officiellement interdite, elle se poursuit et perpétue le lien entre l’arrière-pays migratoire et Istanbul.

36 En deuxième lieu, l’entrée par « le travail et ses filières » [Deli 2000] est une autre voie de sortie de l’impasse de l’ethnicité. Construction, chantiers navals21, textile- habillement, vente dans la rue [Meissonnier 2006] sont des secteurs qu’il faudrait explorer, tout comme l’a été le travail à domicile, étudié surtout sous l’angle du genre [Cinar 1991 ; White 1994 ; Wedel 1999 et 2004]. Exposé en avril 2010 à Beyoğlu, le remarquable reportage photographique de Dieter Sauter intitulé « Arbeiter » et consacré aux ouvriers du nouveau pont sur la Corne d’Or (pour le métro) nous renseigne sur l’origine très majoritairement kurde des travailleurs22. Derniers arrivés,

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les Kurdes doivent accepter les conditions de travail les pires23 et les plus informelles, ce qui leur vaut d’être associés par les « vieux Stambouliotes » à l’économie grise voire mafieuse. Le fait qu’ils soient nombreux à travailler en plein air leur confère une visibilité qui nourrit les réactions de rejet et alimente le discours sur leur caractère « envahissant » [Saraçoğlu 2010].

37 Enfin, on devrait s’intéresser davantage aux effets de génération et sortir des discours trop globalisants sur les migrations kurdes à Istanbul. Entre les déportés du Dersim implantés à la fin des années 1930 à Akpinar (périphérie nord de l’aire urbaine) et les migrants de Hakkari, « produits » des violences de l’est du pays, il n’y a pas grand-chose de commun, sauf à développer une approche macro-identitaire qui nie les dynamiques historiques et les dynamiques sociales. En effet, certains des déportés du Dersim et de leurs descendants ont été les acteurs de l’émergence brutale d’une économie d’extraction sur cette portion du littoral pontique et ont ainsi pris la place des Turcs dans l’économie.

38 À une plus petite échelle de temps, la prétendue homogénéité de la présence kurde à Istanbul est à questionner. On oppose souvent, dans l’ancien secteur de Gazi (désormais inclus dans l’arrondissement de Sultangazi), les Kurdes de l’avant-dernière vague migratoire (1970-1980) à ceux de la dernière vague migratoire (début des années 1990), en provenance des départements de Şirnak, Siirt et Hakkari. Cette attention portée aux positionnements relatifs, qui rappelle le concept de « pauvreté à tour de rôle » développé par Oğuz Işik et M. Melih Pinarcioğlu [2001], conduit à nuancer les appréciations ethniques, par trop atemporelles. La distinction, aujourd’hui fréquente dans le langage courant, entre « Kurdes blancs » et « Kurdes noirs » n’est en définitive qu’un calque de l’opposition « Turcs blancs »/« Turcs noirs »24.

Faut-il désethniciser la question des migrations kurdes ?

39 La question peut paraître étrange. Toutefois, la traiter à travers les filières de travail, le genre et le logement, et ce dans une optique plus relationnelle et moins macro- identitaire, permet de rompre avec l’exceptionnalisme à relents identitaires.

40 L’expression « les migrations kurdes » procède en définitive de deux positions qui reposent sur des critères différents mais sont comme symétriques : la position « ethnomilitante », qui tend à gommer les différences de genre, de génération, d’âge et de situation économique pour ne voir que l’ethnie commune ; la position « stigmatisante », qui tend à mettre dans le même panier tout ce qui vient de l’est du pays. En réalité, ces migrations sont soient surestimées (par ceux qui veulent susciter la peur ou brandir la menace que représente le nombre) soit sous-estimées.

41 Quoi qu’il en soit, l’important est de prendre la mesure de la diversité des formes revêtues par ces migrations, qui ne peuvent être réduites à des migrations de la faim ou de la peur. Il importe de les resituer dans leurs dynamiques socioéconomiques individuelles et locales.

42 Si la visibilité médiatique et, dans une moindre mesure, « académique » des récentes migrations « forcées » est indéniable, elle ne doit pas nous faire oublier les autres formes de migrations, quelles qu’elles soient.

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NOTES

2. Au premier rang desquelles l’Université du Bosphore, avec de jeunes chercheures, comme Nazan Üstündağ, à qui une orientation très américaine semble garantir une sorte d’immunité dans le paysage universitaire turc. Voir F. Özbay [2009]. 3. Voir aussi l’article de Esra Sarioğlu et Bariş Ünlü intitulé « Üniversitenin türklüğü » (« La turcité de l’Université »), paru dans Radikal II du 17 janvier 2010. 4. « Comme toutes les heures 18 personnes arrivent à Istanbul, chaque année c’est environ 200 000 à 250 000 personnes qui s’ajoutent à la population. » [Dülgeroğlu- Yüksel 1998 : 1] « En dix ans Istanbul a enregistré un volume d’immigration équivalant à la population de Bursa » : extrait du quotidien Zaman du 1er février 2010, p. 23. 5. L’Institut turc de la statistique indique, pour l’année 2009, un solde migratoire positif de 39 481 pour le département d’Istanbul. On est loin des chiffres communément avancés. Voir le quotidien Cumhuriyet du 5 mars 2010. 6. Voir « Un visa proposé par Erdoğan pour protéger les riches d’Istanbul », Atilim, 20 janvier 2007, p. 4. 7. Suleyman Demirel a, en octobre 2006, repris ce poncif à l’occasion de son discours d’inauguration de l’Université qui porte son nom à Isparta. Voir http:// www.haberler.com/prof-dr-rustem-erkan-istanbul-turkiye-nin-en-buyuk-haberi/ 8. Enquête réalisée entre les 12 et 30 décembre 1992 dans 601 quartiers et villages du département d’Istanbul comptant alors 7 200 000 habitants. 9. Population parlant une langue apparentée mais différente de celle que parlent la majorité des Kurdes. Population à l’origine principalement située dans les départements de Dersim, Elaziğ et Diyarbakir en Turquie. 10. À savoir les Nord-Est, Centre-Est et Sud-Est anatoliens. À noter qu’une migration kurde peut provenir de départements extérieurs à ces trois régions, comme Sivas, Mersin, Adana, Konya... 11. Arrondissement de la périphérie occidentale de l’aire urbaine, lui aussi créé en mars 2008. À noter qu’il a été le terrain de trois travaux universitaires de référence sur l’immigration kurde à Istanbul : B. Çelik [2002], C. Ahmetbeyzade [2004] et Z.N. Üstündağ [2005]. 12. On en compte 10 436 dans le département d’Istanbul en mars 2010. Voir le supplément « Istanbul », Haber-Türk, 7 mars 2010, p. 1.

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13. Arrestation et procès de militaires, journalistes et hauts magistrats suspectés de comploter contre l’État. 14. Dernièrement, un des historiens les plus en vue de l’Université turque, İlber Ortayli, s’est laissé aller publiquement à jeter le soupçon sur les natifs de l’Est. Voir le quotidien Taraf du 12 mai 2010, p. 4. 15Cette assimilation entre « migration kurde » et « menace terroriste réactionnaire » a culminé au début des années 2000 parmi les classes moyennes éduquées se prétendant les uniques gardiennes de la laïcité. Voir la série publiée dans le quotidien Cumhuriyet en octobre 2003 : « La ceinture verte qui encercle Istanbul. » 15. 16. Plutôt que d’organisation on préfère parler de nébuleuse complexe dans la structuration de laquelle le terrain kurde semble avoir été central, la menace kurde étant un des registres à convoquer dans l’entreprise de déstabilisation/contrôle de l’État à laquelle ces « milieux » semblent s’être voués. 17. Pour une critique de ce paradigme « libéral », voir K.M. Güney [2009]. 18. Voir la critique de cette fétichisation dans le premier numéro de European Journal of Turkish Studies (www.ejts.org, 2004). 19. Même F. Özbay [2009] cède à cette vision monolithique. 20. Pour bien faire, il faudrait aussi prendre en compte le flux des voitures particulières, des véhicules utilitaires et des avions. 21. Voir le rapport sur les conditions de travail dans le bassin d’emploi des chantiers navals de Tuzla, publié en 2008 par la Commission indépendante, et pour la rédaction duquel de nombreux entretiens ont été menés dans les dortoirs de fortune des travailleurs : « Commission de suivi et d’étude de la zone des chantiers navals de Tuzla. Rapport sur les conditions de travail dans la zone des chantiers navals et sur les accidents de travail qui pourraient être évités. » Consultable sur www.paraketa.net/ tuzla.pdf 22. Voir http://www.dieter-sauter.com/index.php? option =com_phocagallery&view=category&id=1%3Aarbeiter&Itemid= 53&lang=tr 23. Les nombreux décès liés à la silicose du fait du sablage des jeans dans des conditions plus que sommaires ont attiré l’attention sur ce segment de l’industrie stambouliote fortement consommateur de jeunes migrants. Voir http://www.kotiscileri.org/ 24. Voir Yasin Atay, « Beyaz Kürtlerin Siyaseti ve Değerleri » (« La politique et les valeurs des Kurdes blancs »), Yeni Şafak, 10 mai 2010.

RÉSUMÉS

Résumé : Les diverses façons d’appréhender l’immigration kurde à Istanbul attestent une véritable difficulté à sortir de l’ornière que représente l’ethnicité et à résister à la stigmatisation. Dans la presse, le débat politique ou la sphère universitaire, la tendance est de considérer l’immigration

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exclusivement sous l’angle ethnique. Dès lors, on construit « une population kurde » homogène, sans tenir compte des différences de génération, de genre et de statut. Cet amalgame vient soit du rejet que certains Stambouliotes éprouvent à l’égard des migrants, qu’ils perçoivent comme illégitimes et menaçants, soit d’une forme de compassion ressentie par d’autres, qui voient en chaque Kurde une victime à défendre. Pour échapper à l’hégémonie encombrante du paradigme ethnique, d’autres voies sont esquissées ici.

The various explanations of Kurdish immigration to Istanbul are evidence of the difficulties of breaking free from conceptions related to ethnicity and of resisting stigmatization. In newspapers, political discussions and academia, immigration tends to be presented exclusively in ethnic terms. Accordingly, a homogeneous “Kurdish population” is postulated without taking into account differences in socioeconomic status and between generations or genders. This amalgam stems either from the rejection of migrants by residents in Istanbul who see them as being illegitimate and as a threat or else from a form of compassion felt by other residents who see every Kurd as a victim to be defended. To escape from this overpowering ethnic paradigm, other ways of understanding this immigration are presented.

INDEX

Mots-clés : Kurdes, Istanbul, migrations-mobilités, ethnicité, stigmatisation Keywords : Kurds, ethnicity, Istanbul, migrations-mobility, stigmatization

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Le monde rural dans la poésie contemporaine kurmandji en Turquie The Rural world in Contemporary kurmandji Poetry in Turkey

Clémence Scalbert-Yücel

1 LE MONDE RURAL, extrêmement présent dans la littérature orale kurde, a également inspiré les premières créations littéraires du XXe siècle : en effet, le premier roman kurde, écrit par Ereb Şemo en 1932, s’intitule Le berger kurde. Dans la lignée du réalisme socialiste soviétique, ce roman, au ton à la fois autobiographique et ethnographique, décrit la vie rurale et le développement du communisme dans l’Arménie de l’auteur. De nombreux récits plus ou moins littéraires (autobiographies, fictions, romans et nouvelles) ont été publiés par la suite, dépeignant des villages souvent disparus.

2 Le village a disparu car il a été physiquement anéanti, en particulier lors de l’intervention militaire irakienne la plus destructrice (connue sous le nom d’Anfal, signifiant « butin »), durant laquelle on estime que 25 villes et 4 500 villages kurdes du nord de l’Irak ont été détruits en 1988 [Pérouse 1997]1, et lors de la guerre qui, entre 1984 et 1999, a opposé l’armée turque à la guérilla kurde du PKK et a, dans les régions kurdes de Turquie, détruit des milliers de villages, des champs, des vergers, du bétail (voir l’article de Joost Jongerden dans ce numéro). Le village a disparu car il a été, notamment à partir de la seconde moitié du XXe siècle, abandonné par des populations migrantes, l’exode rural ayant été largement renforcé par des destructions de villages qui ont entraîné d’importants mouvements de population, voire des déportations en Irak. Enfin, le village a disparu car il n’a jamais existé en tant que tel : il semble avoir été construit comme métaphore d’un idéal jamais atteint, le Kurdistan n’ayant jamais existé en tant que pays [Scalbert 2002].

3 Nous posons l’hypothèse que c’est autour du village – réel et idéel – et de sa disparition que se structure l’expérience traumatique du peuple kurde et que c’est autour de la représentation du village que se cristallise la notion de dépossession de la terre. En cela

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la disparition du village, ou dépossession, marquerait une rupture essentielle dans la mémoire collective kurde, à la manière de la Nakba chez les Palestiniens [Sfeir 2006].

4 Afin de comprendre comment s’organisent les récits de la dépossession dans quantité de créations artistiques contemporaines, nous nous sommes concentrée sur les œuvres de trois poètes, représentants de la langue kurmandji2 de Turquie, nés entre 1944 et 1956 dans le Kurdistan turc : Rojen Barnas, Berken Bereh et Arjen Arî. Tous trois ont publié dans la revue Tirêj3. Rojen Barnas vit désormais en Suède ; Arjen Arî et Berken Bereh vivent toujours au Kurdistan. Rojen Barnas a publié son premier recueil en 1979 en Turquie puis a continué à publier en Suède ; Arjen Arî et Berken Bereh n’ont publié leurs premiers recueils en Turquie qu’au tournant du siècle (en 1999 et 2001), la publication en langue kurde n’étant devenue possible dans ce pays que dans les années 1990. Il s’agit là de la première génération d’auteurs témoins de la mobilisation kurdiste, mobilisation qui réapparaît au cours des années 1960 et 1970. Ces auteurs y ont parfois participé. Il s’agit aussi de la première génération d’auteurs témoins de la guerre des années 1990 et des déplacements massifs qu’elle a entraînés. Leur poésie – comme celle d’autres auteurs après eux – relate souvent la violence de ces événements.

5 Bien qu’ayant opté pour cette génération, il nous a semblé nécessaire de présenter les travaux d’un de leurs prédécesseurs, célèbre au Kurdistan, Cheikhmous Hassan, connu sous le nom de plume de Cigerxwîn (1903-1984). L’œuvre de cet homme qui a marqué – et a été marqué par – son époque montre comment la représentation poétique du monde rural s’est transformée en Turquie avec les années de guerre (1980-1990) et avec l’étiolement du socialisme, idéologie dominante au sein des mouvances kurdistes. Renonçant progressivement à une description réaliste et empreinte de socialisme, les poètes contemporains privilégient l’image d’une idylle rurale, disparue du fait de la guerre. L’exil vers la ville a été le lot du peuple kurde dans son ensemble.

La fin de la tentation réaliste

6 La place du monde rural dans la poésie de Cigerxwîn est centrale. Ses écrits donnent un aperçu de ce que devait être la vie dans les campagnes kurdes dans la première moitié du XXe siècle et jusque dans les années 1970 [1992, 1993 et 1995].

7 Ses descriptions quasi ethnographiques s’expliquent certainement par sa bonne connaissance d’un monde rural dont il faisait entièrement partie (comme berger, propriétaire de village, marchand de blé), monde qu’il a parcouru (en Turquie, d’où il était originaire, mais aussi en Syrie), notamment lorsqu’il était étudiant en théologie. Son souci du détail s’explique également par sa sympathie pour le monde paysan, par sa vision socialiste et par son engagement dans le parti communiste syrien entre 1949 et 1957. Pour preuve de cet engagement : il a publié en langue kurde deux numéros de la revue Dengê Cotkar (La voix du laboureur) alors qu’il était membre du Parti [Cigerxwîn 1995]4. Dans ses poèmes et ses marches, il rend hommage aux travailleurs et aux paysans : karker (travailleur ou employé), pale (travailleur, notamment agricole), rêncber (manœuvre, notamment agricole) et cotkar (paysan, laboureur). Selon Jordi Tejel Gorgas, Cigerxwîn « se distancie de l’élitisme des nationalistes kurdes formés à Istanbul. Suivant le modèle des fédaïs arméniens (mi-intellectuels-poètes, mi- combattants), Cigerxwîn et, surtout, Osman Sebri5 s’engagent dans la lutte pour l’indépendance kurde, voire dans quelques actions armées. Ces deux écrivains seront

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par la suite les plus ardents « communistes » et « révolutionnaires » parmi les intellectuels kurdes du Levant » [2007 : 125].

8 Deux poèmes de Cigerxwîn, publiés dans son premier recueil (19456), décrivent l’habitat et la vie rurale : « La tente noire » (« Konê reş ») et « La maison des laboureurs » (« Xaniyê cotyara »).

9 Le premier, dont le titre évoque les grandes tentes en laine tissée des nomades kurdes, nous renseigne sur les objets servant à la fabrication des produits laitiers, base de l’alimentation, sur les pratiques liées à la confection des aliments et au pastoralisme, et sur l’organisation sociale et les migrations saisonnières.

10 Le deuxième, « La maison des laboureurs », présente un type d’implantation rurale sédentaire. Cette maison, composée de quatre murs, est petite et étroite. Elle est en terre avec un toit fait de bois et de paille séchée.

11 Le poète énumère les biens des habitants : le couchage, le foyer, les ustensiles de cuisine ou de couture, les outils divers. Utilisant la conjonction « et » ou des virgules, il privilégie, comme l’avait souligné Thomas Bois dès 1945, « une langue simple, commune à tous et comprise par tous », ce qui lui permet de s’ériger en « artiste du peuple » [Tejel Gorgas 2007 : 125]. Son souci semble donc être autant stylistique qu’ethnographique. Mais il est aussi linguistique. Très attaché à sa langue, le poète a d’ailleurs écrit dans le journal Hawar, publié dans les années 1930-1940 par des intellectuels kurdes de Turquie exilés en Syrie, journal qui a eu un rôle clé dans le développement de la langue écrite et de la littérature kurdes [Tejel Gorgas 2007]7. Par l’accumulation de noms, notamment d’objets, il préserve ce savoir ethnolinguistique à une période où l’assimilation linguistique se fait de plus en plus forte. Un vers de « La maison des laboureurs », par exemple, recourt à quatre mots différents pour désigner quatre types de tamis alimentaires (moxil, bêjing, serad, girbêj). Ces énumérations ne traduisent toutefois pas l’abondance : de fait, il s’agit là d’un monde de travailleurs modestes, voire pauvres.

12 Les derniers vers de ces deux poèmes soulignent le fait que nomades et laboureurs vivent dans le bonheur (dilxweşî) et sans trop de peine (bê keser û bê şîn). Le réalisme est ainsi tempéré par cette vision idéologique.

13 Dans la plupart de ses poèmes toutefois, le monde rural est dépeint bien plus violemment. En effet, tout au long de son œuvre très politique, Cigerxwîn dénonce la misère et l’ignorance dans laquelle les villageois sont tenus par les propriétaires terriens (aghas) et les chefs religieux (cheikhs). « La situation des villageois » (« Halê gûndiyan »)8 est exemplaire à cet égard. Sur un ton ironique, ce poème décrit – là encore avec précision – leurs tristes conditions de vie : les maisons sont sales, tout comme le sont le village et ses environs, où hommes et bêtes vivent en étroite proximité. Malgré leur dur labeur, les villageois sont pauvres et affamés : les aghas et les cheikhs pour lesquels ils travaillent sont souvent comparés à des voleurs (diz), voire à des assassins ; ils habitent de grandes maisons pleines de serviteurs, surplombant les villages comme des nids d’aigle. Cette classe possédante est au service du « colonisateur » (koledar). Le poème « La barbe de l’orge et du blé » (« Sumbilê ceh û genim », 1954) montre d’ailleurs que ceux qui cultivent la terre s’endettent pour acheter le fruit de leur propre travail. L’auteur s’élève contre cette oppression : Jusqu’à quand travaillerons-nous Pour les aghas et les begs

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Jusqu’à quand serons-nous les os Aux pieds des chiens

14 Pourtant, le paysan reste simple, généreux et honnête. Dans « La marche des laboureurs » (« Marşa cotkaran », 1973), le poète appelle à abolir les classes possédantes (beg, agha ou pacha) et à une réforme agraire qui donnerait naissance à des paysans éduqués et propriétaires de leur village. Dans « Les laboureurs et les champs » (« Cotkar û zevî », 1954), il conte l’histoire de laboureurs exploités et opprimés par des propriétaires terriens qui soudoient autorités, soldats et gendarmes : ces laboureurs se révoltent, deviennent propriétaires de leur village, de leurs terres et des machines agricoles. Les aghas sont chassés vers les villes. Progressivement se met en place une société libre et égalitaire.

15 Malgré un certain réalisme, la poésie de Cigerxwîn participe à une idéalisation du monde paysan, qui va de pair avec une violente critique des classes dominantes. Tout en rappelant, sous certains aspects, la littérature soviétique, elle s’en détache néanmoins : elle parle de dépossession et de misère, ce qui a longtemps été impossible dans la littérature soviétique [Nove 1964]. La différence s’explique certainement par le fait que Cigerxwîn ne décrit pas une société socialiste mais prône son avènement.

16 Les poètes de la génération suivante produisent, eux aussi, une image idéale du monde rural mais ils se différencient nettement de Cigerxwîn, dont l’œuvre puise dans une idéologie à la fois socialiste et nationaliste, et dont le réalisme porte un projet politique. La description que les poètes plus contemporains font du monde rural est beaucoup plus idéelle et idyllique. Quand ils parlent de misère, c’est de celle de la ville uniquement. Quant à la violence qui ébranle et anéantit les campagnes, il ne s’agit plus d’une violence de classe mais d’une violence d’État.

Un monde rural idéalisé

17 Très souvent, les récits évoquent le village avec nostalgie. Arjen Arî mentionne même son village d’origine : Çalê. Il le cite dans son poème « Biographie » (« Jînenîgarî », 1999) en début de recueil, puis en note dans son poème intitulé « Çalê et quatre quatrains » (« Çalê û çar çarîn », 1999). Nos trois poètes brossent le tableau d’une idylle agraire associée à un monde perdu, ou d’un pays rêvé et désiré mais inaccessible : le Kurdistan [O’Shea 2004 : 158-162 ; Scalbert 2001, 2002, 2005]. En cela ces images rappellent celles des productions littéraires marquées par le nationalisme ou le soviétisme, que l’on songe à la paysannerie « pittoresque, mais calme et sans outrance » du XIXe siècle européen [Thiesse 2001 : 194], à celle de « l’univers radieux » des kolkhozes d’une certaine littérature soviétique [Nove 1964], ou encore à celle que véhiculent les différents nationalismes du Moyen-Orient.

18 Ce monde rural semble s’ancrer dans un passé immobile, contrairement à celui de Cigerxwîn, qui évoquait les machines agricoles, donc un monde en mouvement. Les activités présentées sont celles qui semblent les moins pénibles et qui sont devenues très symboliques de cette idylle agraire : le pastoralisme. Le travail de la terre, plus fastidieux, n’est presque jamais mentionné. Şivan (le berger) et berîvan (la laitière) sont les deux figures emblématiques de cette poésie. Cigerxwîn, quant à lui, parlait davantage des ouvriers agricoles. Les activités du berger et de la laitière sont propices au recueillement, au chant et à la rencontre amoureuse. Aussi ce monde est-il un monde de joie, agréable par ses sons (flute des bergers, chants des femmes, rires des

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enfants, pépiement des oiseaux, bourdonnement des abeilles), ses parfums (celui des fleurs, notamment du narcisse – nergîz – ou du pain qui cuit sur une plaque de métal – sel – ou dans un four de terre – tenûr), ses saveurs, ses saisons. Telle est l’atmosphère qui se dégage de la première partie de « L’aventure du noyer » (« Serpêhatiya dara gûzê », 2001) de Berken Bereh9 : Je suis un arbre de haute taille Aux branches nombreuses Aux larges feuilles nourricières Et aux fruits délicieux. Dans mon ombre Les bergers faisaient paître Leurs troupeaux de moutons Les femmes trayaient Les voyageurs se requinquaient J’étais couvert de nids d’oiseaux De milliers d’abeilles et de fourmis Et les hommes De mes fruits Rassasiaient leurs ventres affamés. Les femmes Venaient toujours auprès de moi Lavaient leur linge et se lavaient Le vent qui venait du nord Les chants et les berceuses Balançaient mes branches et mes feuilles Qui berçaient Leurs enfants, sans peur. J’étais comme la fille d’un prince Parmi mes amis Et nous vivions sans complainte Avec le saule Le peuplier Les ronces Et toutes sortes de buissons.

19 Ces métaphores romantiques sont communes aux œuvres des trois poètes. La référence au monde pastoral et nomade est pour ainsi dire constante. Arjen Arî donne, lui, plus de précisions, notamment sur le travail de la terre et ses fruits, qu’il associe étroitement à son pays d’origine. Ces détails viennent renforcer le riche champ lexical lié aux cinq sens. Arjen Arî décrit ainsi les différents types de raisins de sa région dans « Qui possède ces lieux et ce pays ? » (« Kî ye xwediyê van wargeh û vî welatî », 1999) : C’est le raisin mixebix Le vigneron habile qui procède à la taille Se rassasie de ce goût. C’est le kerkûş Le gûnroj, le libquruş Et c’est le mezronê10 La fierté du vigneron de la montagne Un goût de l’histoire de notre labeur.

20 Dans « Lettre » (« Name », 1999), il décrit les aliments de la vie rurale. Aliments simples mais si goûteux qu’on en oublie la fatigue : şorbenîsk (soupe de lentilles), hevrêşk (pain frit dans du beurre), meyir (soupe froide à base de blé et de yaourt), dims (épais sirop de raisin), tilîşewitî (littéralement « doigts brûlés » : plat de la région d’Omeriyan fait de

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petits morceaux de pain cuit dans le tenûr, revenu dans du beurre puis recouvert de dims) : J’ai oublié şorbenîsk, Tilîşewitî, hevrêşk, meyir. Si seulement Il y avait une tasse de dims devant moi Là maintenant Il pourrait faire ce qu’il veut le soldat, Cela n’aurait aucune importance.

21 Dans le poème « La nomade » (« Koçerê », 1999), il décrit les herbes sauvages que l’on consomme dans les campagnes du Kurdistan : kereng (chardon), pûng (menthe sauvage), çizmak (sorte d’herbe qui pousse dans les canaux), tolik (mauve), etc. Ces différents détails donnent une image du monde rural plus concrète chez ce poète que chez les deux autres. Ces termes, souvent locaux et peu utilisés aujourd’hui dans un monde majoritairement urbain, révèlent peut-être le même souci linguistique que chez Cigerxwîn. Leur usage alimente la nostalgie d’un monde perdu – comme le souligne le premier vers : « J’ai oublié » –, monde remémoré et fantasmé. Maria O’Shea avait déjà noté que ces aliments courants, à base de produits laitiers, de céréales et d’herbes sauvages, étaient considérés comme bien meilleurs que les mets compliqués, et comme très représentatifs du pays kurde [2004 : 158-159]. Dans le deuxième recueil d’Arjen Arî (2001), les aliments et leur saveur servent l’évocation érotique. Ce recueil traite essentiellement de la femme aimée, thème qu’il continuera à explorer avec son poème « Erotika » – alors que son premier recueil traitait davantage de l’amour du pays. Comme dans le poème « Chaque soir » (« Her êvar »), les mets sont utilisés pour décrire le désir et l’amour physique : Kereng-mast Qelîsêlk Ou pain et oignon Et s’il y avait aussi une tasse de dew Ton pilav11 s’est renversé, renversé J’ai faim de toi, faim de toi Chaque soir j’approche ta chair.

22 De manière générale, les aliments propres au monde rural évoquent, comme chez Cigerxwîn, un monde fertile et savoureux, mais simple. Toutefois, chez ces trois poètes, la pauvreté n’est jamais associée à la misère mais au bonheur simple et à l’honnêteté. Berken Bereh, chantant l’amour du pays, écrivait dans « Ou non » (« An na », 2001) : J’étais paysan, mes pas étaient timides Je ne connaissais pas les livres sacrés Je ne connaissais que toi Amoureux de tes yeux olive Durant les vingt-quatre heures du jour Je te protégeais en mon cœur Et en lieu de pain et d’eau Je fumais du tabac qaçax12.

23 Dans ce monde paisible, dont témoignent les scènes bucoliques de chant, de danse et d’amour, règne la cohésion sociale. Ainsi Rojen Barnas écrit-il dans « Notre histoire » (« Çiroka me ») : Nous étions quarante maisons Dans le village Pères, frères, mères, sœurs

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Oncles, tantes, grands-pères Et grands-mères Tous comme les anneaux d’une chaîne Nous étions ensemble Solidement, solidement13.

24 Cette idée de cohésion se retrouve dans le poème de Berken Bereh intitulé « Nous sommes beaux ensemble » (« Em bi hev re xweşik in », 2003) : maisons, fleuves et montagnes se côtoient. C’est l’ensemble qui fait la beauté.

25 Aucun de ces trois poètes ne traite des classes sociales et de l’exploitation sauf, parfois, Rojen Barnas, qui a peut-être été plus impliqué dans les mouvements politiques socialistes et publiait déjà à une époque où le socialisme était encore une idéologie forte en Turquie. Chez Arjen Arî, la figure de l’agha, rattachée au village perdu, est même valorisée, notamment dans deux poèmes où il évoque l’évacuation et la disparition de son propre village. Le château (qesr) de l’agha occupe une place importante dans la description qu’il en fait. Dans « Qui possède ces lieux et ce pays ? », il interroge : « Où est passé ton axatî14 ? » Dans un autre poème15, il implore : « Mes princes, mes aghas, mes fils ! » Dans le poème « Biographie », il indique qu’il est originaire de la région d’Omeriye. Tiré de la tribu « Omeriyan », ce nom fait référence au territoire tribal. La nostalgie de la période féodale marque un changement notable dans la poésie kurde, changement qui s’observe également dans le domaine culturel et qui est en partie lié à la fin de l’ère socialiste, même au sein de mouvements qui se réclamaient de cette idéologie.

26 Enfin, le village est toujours associé à l’enfance : c’est le village concret où l’enfance s’est déroulée (chez Arjen Arî en particulier) ; c’est le monde innocent – et perdu – de l’enfance ; c’est aussi le Kurdistan perdu ou inaccessible. Cette image et métaphore du village incarnant l’âge d’or et l’innocence perdue, très présente dans la poésie palestinienne d’après la Nakba [MacKean Parmenter 1994 : 42-47], est peut-être filée plus complètement par Berken Bereh dans « Jaloux » (« Çavnebar », 2003) : Dans mon enfance J’avais des chats qui Comme les rêves de mes longues nuits Scintillaient de toutes leurs couleurs. Dans ma jeunesse J’avais des colombes qui De leurs ailes Volaient vers la liberté. À l’âge d’homme J’avais un frère de sang L’un et l’autre solides comme des rocs Nous récoltions des roses Parmi les blessures. J’avais un village Prospère, heureux Plus libre que Les étoiles de l’été. Par un automne humide et fatal Une grêle jalouse s’abattit Plus de village, plus de chat, Plus de colombe Même la citadelle du plaisir s’effondra.

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La disparition du village

Destruction

27 La dépossession est un thème central dans la poésie, et dans la création artistique contemporaine en général. Elle est clairement associée à la destruction et à l’exil. Les termes « şewitandin » (incendier), « talan kirin » (détruire), « talan », « xopan » (ruine) et « vala » (vidé) sont récurrents et font clairement allusion aux évacuations des années 1990. Ils deviennent synonymes de la destruction du pays kurde, et de son inaccessibilité : si les poètes mentionnent volontiers la destruction des villages, ils ne mentionnent quasiment pas la torture, l’emprisonnement, la mort. La seule violence rapportée est celle qui ruine l’espace physique – le village – comme si celle-ci, d’une part, incarnait à elle seule toute la violence et, d’autre part, représentait la disparition à la fois du pays natal et du pays rêvé16. C’est peut-être dans le poème « Je n’adore pas la terre » (« Ne axperest im », 1999) d’Arjen Arî que ces deux éléments sont le mieux entremêlés : on y retrouve la fermeture des chemins, l’interdiction de se rendre dans les alpages et l’impossibilité de choisir le nom des agneaux17. Si cette image de la dépossession décrit la situation des campagnes kurdes dans la décennie 1990 – ruinées, minées et transformées en zones interdites –, elle décrit aussi la situation de tout le Kurdistan – abandonné à l’occupant (il parle ici de destructeurs : talanker), le pays est (encore) inaccessible, irréalisable.

28 Les poèmes opposent souvent la violence des destructions à l’idylle rurale révolue. La violence destructrice surprend les villageois (un matin, une nuit) et rompt brusquement la vie paisible. Des termes tels que « désormais », « une nuit », « hier soir », émaillent cette poésie, qui utilise également le passé et le présent pour signifier l’avant et l’après des destructions. Berken Bereh poursuit ainsi « L’aventure d’un noyer » : Une nuit, ah ! Une nuit de brouillard Une nuit pluvieuse Ils sont arrivés en cachette Les misérables Ces ennemis de l’humanité Ces Turcs noirs Pris de folie Ils étaient sans foi et malhonnêtes. Pour que ceux qui se battent pour nous Les combattants de la liberté Ne puissent en tirer profit Ils ont accablé de balles Ma haute taille tendre et fraîche Avec les attaques des avions. Je suis tombé de tout mon tronc Dans le Tigre Il s’est fendu Un cri dans la vallée s’est répandu Le mont Cudi en a renvoyé l’écho.

29 La destruction marque un déracinement, littéral dans « L’aventure du noyer ». L’image de l’arbre, brutalement abattu et soumis aux mouvements du fleuve dans lequel il tombe, exprime en effet l’attachement à la terre et le déracinement [Pirinoli 2005]. La

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destruction est souvent associée à l’arrivée de l’automne ou de l’hiver : « Je n’ai pas vécu d’autre saison que l’hiver », écrivait Berken Bereh dans « Ou non ». Le passage à l’hiver, signe d’un nouvel âge, sombre et impur, s’accompagne d’un renversement des perceptions : plus d’odeur, plus de son, plus de lumière. Berken Bereh écrivait : Ça fait combien d’années Que je n’ai pas senti un narcisse Ne me suis pas blotti Au sein d’une chanson N’ai pas pris une laitière par l’épaule Ni chanté un heyranok18.

30 Le village détruit est plongé dans l’obscurité (les étoiles ne brillent plus) et dans le silence (les grues et les colombes ne viennent plus, les enfants ne jouent plus, les femmes ne chantent plus). Il n’y a plus d’arbres (on n’entend plus ni le vent dans les feuilles ni les oiseaux dans leurs nids). Plus encore, est rompue l’unité sociale et familiale : Ainsi dans les ruines du village Comme une corde pourrie Nous sommes dispersés19.

Migration

31 La destruction des villages est aussi le début de la migration, le départ pour la ville ou pour l’étranger. Ainsi Berken Bereh conclut-il « L’aventure d’un noyer » : Maintenant, moi le noyer Je suis comme mes villageois Comme l’Ali d’Ayşe Un migrant Les yeux pleins de larmes Avec le Tigre Vers Bassora. En chemin j’ai vu Un vol de grues D’Andiwar Il allait vers le mont Cudi.

32 Les trois poètes, qu’ils vivent en Europe, comme Rojen Barnas, ou au Kurdistan, comme Arjen Arî et Berken Bereh, se définissent comme « migrants » ou comme « réfugiés ». Dans la poésie et dans les arts ainsi que dans les manuels scolaires, le peuple kurde est représenté comme un peuple en exil [Scalbert 2005 : 98-100]. L’exil, s’il n’est toutefois pas à prendre au sens premier, est pourtant vécu comme tel. Dans son poème « Biographie », Arjen Arî dit qu’il a vu « le visage empoisonné de Diyarbakir » en 1992 et que, depuis, sa vie n’est plus qu’une vie de « réfugié ». Dans « Koçerê », il reprend le terme « réfugié » (pênaber) et l’oppose au terme « nomade » (koçer). On retrouve également le terme « koçber » pour désigner « le migrant », terme qui ne doit pas être confondu avec « koçer », la vie nomade étant l’idéal de la vie rurale kurde. Mieux vaut, écrit Arjen Arî, vivre pauvrement avec les nomades, voire être tué, plutôt que d’être réfugié. Berken Bereh évoque souvent le voyage, symbolisé par les grues migratrices (quling). Ce voyage ouvre sur des horizons sales et tristes : le chemin mène vers l’enfer, déplore-t-il dans « Ou non ».

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La ville ambivalente

33 L’opposition entre le « nous » et le « vous » apparaît dans le lieu de l’exil : la ville. Elle est très fortement marquée dans les œuvres de Berken Bereh et d’Arjen Arî. « Nous » (em) sommes venus des villages, « oui, nous sommes venus des hautes montagnes », proclame Berken Bereh dans « Les cimes dénudées » (« Çiyayên Serqot », 2003). Ces hautes montagnes s’opposent à l’impureté de « vos » (we) villes. Dans « Les chiens ne mangent pas votre chair », Arjen Arî oppose le « je » (ez) au « vous » (we, hûn). Il parle des « villes étrangères » (biyan)20. Les termes utilisés pour décrire « l’autre » sont souvent péjoratifs, voire insultants. « L’autre » est « le destructeur » (talanker), « l’attaquant » (cerdevan), « le Turc » (Rom), « l’oppresseur » (radest) et même « le chien ». Ces termes, dans « Fils de chien » (« Kuçikbavek ») de Berken Bereh et dans « Les chiens ne mangent pas votre chair » d’Arjen Arî, s’appliquent aux soldats qui détruisent les villages, mais « l’autre » est plus spécifiquement le Turc, comme le montrent les poèmes parlant des « Roms » et de leur attitude méprisante.

34 L’altérité est associée à la ville, vers laquelle, dans la décennie 1990, ont afflué des millions de déplacés, notamment ruraux. L’image de la ville est, en général, très négative. En cela la poésie kurde rejoint la poésie palestinienne de l’exil, qui associe la ville à la laideur, à la foule, à la corruption. Paysage de déracinement, ou « homelessness », cette poésie attire l’attention sur le lieu des racines : « le home » [MacKean Parmenter 1994 : 60-63]. Berken Bereh parle beaucoup de la ville des migrants : c’est cet auteur qui souligne avec le plus de force le caractère impur de la ville. Dans « Les cimes dénudées », il décrit la ville comme le lieu « des monstres à 40 têtes, un repaire de loups et de renards ».

35 L’amour y est artificiel et les bonbons sans goût. Il y règne la saleté ; l’air y est putride (contrairement au vent frais des villages et à l’odeur du pain s’élevant des fours de terre) et assèche les lèvres. En outre, on y subit une véritable cacophonie. L’impureté de la ville n’est pas seulement physique : elle est aussi morale21. La ville est décrite comme l’opposé du village perdu (le champ lexical des cinq sens, de la pureté, des sentiments, de la cohésion, etc., y est inversé). Quoique impure, la ville reste tentatrice. Le poète évoque alternativement la ville et la femme aimée, les deux se confondant parfois, comme dans « Une ville sans adresse » (« Bajarek bê navnîşan », 2001).

36 La ville est aussi chez Berken Bereh un lieu de labeur et de domination économique22. Dans « Les cimes dénudées », il écrit : Le travail manuel, la sueur des corps Valent moins qu’1 kilo de pommes.

37 Nombreux sont ses poèmes consacrés aux petits métiers des villes (porteur, ouvrier, boulanger) et au travail des femmes et des enfants. Le poème « L’enfant et la migration » (« Zarok û koçberî », 2001) parle d’un garçon de 12 ans qui vend des simits (petits pains au sésame) dans les rues d’une ville turque sous le regard dur des enfants turcs. En 2003, un jeune poète, Kawa Nemir, écrira « Selpakfiroş »23, un long poème sur la migration, qu’incarne une enfant vendeuse de mouchoirs en papier.

38 Dans « La voisine », Berken Bereh raconte comment les villageois nobles et heureux « finissent » dans les bas-fonds des villes. Fille de boulanger, Berîvan travaille du matin au soir comme couturière. Belle, elle est convoitée par les chefs d’atelier. Ce poème n’est pas que l’histoire d’une jeune femme kurde confrontée aux dangers de la ville. En

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effet, Berîvan est la fille de Cembelî, le boulanger du quartier. Ce prénom fait référence à une des fameuses épopées de la littérature orale kurde24 dans laquelle le fils du prince d’Hakkari, Cembelî, tombe au premier regard amoureux de Binefş, femme d’une tribu nomade venue passer l’été dans les alpages. À la fin de l’été, la tribu de Binefş descend dans la région de Karacadağ, près de Diyarbakir, où elle installe ses tentes. Cembelî part à la recherche de Binefş et la retrouve, mariée et enceinte. Pour l’approcher, il renonce à son statut de prince et se fait berger. Dans le poème de Berken Bereh, la fille de Cembelî se nomme Berîvan, prénom kurde tiré du métier de laitière symbolisant l’idylle rurale. Le prince et la laitière émigreront dans la « ville du colon » où ils exerceront de petits métiers. La jeune fille sera menacée dans sa pureté.

39 Faisant écho à cette épopée, le poème narre l’histoire du peuple kurde, grand et noble dans les campagnes, déchu en ville.

40 La poésie de langue turque, notamment celle d’Ahmet Arif, a eu une grande influence sur les œuvres de nos trois poètes. Né en 1927 à Diyarbakir, ayant grandi dans la région d’Urfa, au sud-est de la Turquie, cet auteur ne publie qu’un seul recueil en 1968. Engagé dans le parti communiste turc, emprisonné à deux reprises, il décrit l’injustice sociale et politique, et les migrations. Il a marqué des générations d’écrivains, socialistes et kurdes surtout. Son recueil fait référence au pays kurde, d’où il est originaire [2008]. Il loue l’honnêteté des travailleurs employés par les riches : les cultivateurs de riz de Karacadağ (région de Diyarbakir), les ramasseurs de coton de la région d’Adana et les ouvriers du tabac d’Istanbul. Il souligne la transformation des tâches et des classes due à l’exode rural :

41 Ce n’est plus le fusil qu’il empoigne,

42 Nazif l’Urfali, mais la pelle.

43 Nazif, originaire de la ville d’Urfa (sud-est de la Turquie) et ayant lutté contre le « colonialisme » durant la guerre d’indépendance de Turquie, abandonne le noble fusil pour la pelle de l’ouvrier.

44 Ahmet Arif notait déjà une forte opposition entre le pays kurde (parfois toute l’Anatolie) et la ville (Istanbul). Ce qui est particulièrement évident dans le vers « Ah ! À qui est le pays qui s’étend depuis Üsküdar ? » (« Üsküdardan bu yan lo kimin yurdu ? »)25. La peur, la maladie, la saleté et la perversion étaient déjà présentes dans sa poésie, et le champ lexical qu’il utilise annonce celui de Berken Bereh, de Rojen Barnas et autres poètes de langue kurde. L’unique recueil d’Ahmet Arif a été publié en langue turque. Il est important de rappeler les ressources et possibilités offertes aux poètes. Ahmet Arif a publié son recueil en 1968, en turc. La simple interjection « lo » (en kurde) – d’ailleurs qualifiée d’ethnique par Ahmet Oktay (1991) – fait allusion au pays kurde, comme les formes des verbes conjugués typiques du parler turc de Diyarbakir26, à une époque où écrire en kurde, parler des Kurdes, ainsi que le communisme, est interdit27. Le vocabulaire est moins violent chez Arif, soumis à la censure. Les livres en kurdes, eux, sont beaucoup moins accessibles et ne sont quasiment jamais interdits28.

45 Rojen Barnas est particulièrement influencé par le socialisme : comme chez Ahmet Arif, la ville dont il parle est celle des travailleurs. Lorsqu’il publie son premier recueil, si l’exode rural a déjà débuté, la guerre et les destructions de villages n’ont, elles, pas encore eu lieu. La ville qu’il évoque, c’est Diyarbakir. Le poème « Les flotteurs de bois » (« Eˆzingvaniyên Diyarbekrê ») s’intéresse aux hommes employés sur le Tigre, glacial l’hiver, et toujours impétueux. Et ce Tigre coule au pied des murailles noires de

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Diyarbakir. Bien que les flotteurs travaillent jour et nuit avec ardeur, leur survie est subordonnée au bon vouloir de leur patron. Dans ce poème qui décrit l’oppression économique des travailleurs transparaît aussi une certaine fascination pour la ville, symbolisée par le fleuve puissant et les hautes murailles noires. Un fleuve indomptable, une ville imprenable. Dès le premier poème de ce recueil, Rojen Barnas raconte la déception d’un migrant qui, venu à Diyarbakir, n’y trouve que désœuvrement, luxure et vie facile, contrairement à l’idée qu’il se faisait de cette ville, que par ailleurs il nomme Amed. Utilisant le nom kurde de Diyarbakir, Amed (les toponymes ayant été turquifiés en grande partie dans les régions kurdes), il fait clairement référence à la subversion et à la lutte (des travailleurs, mais aussi nationale) que symbolise cette ville. Le fameux poème de Rojen Barnas, « J’ai gravé mon nom sur les murailles de Diyarbakir » (« Min navê xwe kola li birçên Diyarbekir »), relate les rébellions kurdes inscrites dans la ville.

46 On retrouve cette même fascination pour Diyarbakir dans « Salut » de Berken Bereh : le poète salue le jour nouveau qui se lève sur Amed et annonce des jours meilleurs, après la période noire des années 1980 et 1990. Arjen Arî fait, lui aussi, allusion à Amed et au sang dans lequel baigne la ville. Amed est une ville fière et imprenable, symbole de résistance. Là encore, l’influence d’Ahmet Arif est nette, qui, le premier, dans « Notes depuis la forteresse de Diyarbakir » (« Diyarbakir kalesinden notlar »), avait chanté la ville, ses travailleurs, ses murailles et son fleuve.

47 Ambivalente, la ville se décline de différentes manières : elle est un lieu d’oppression économique, un lieu ennemi ; elle est un lieu qui symbolise la révolte kurde (Amed notamment) ; elle est un nouvel espace à apprivoiser. Malgré son ambivalence et malgré la fascination qu’elle provoque, la ville, de manière générale, fait figure de « moderne Babylone sur laquelle pleuvent les anathèmes », comme Paris l’était dans les années 1900 pour les nouveaux émigrés venus de province [Thiesse 1991 : 49].

48 La poésie contemporaine de langue kurmandji met ainsi en scène une forte dichotomie entre la ville et le monde rural.

Conclusion

49 Cette étude de la poésie kurde contemporaine souligne l’importance et la similarité des représentations du monde rural chez l’ensemble des auteurs écrivant notamment dans les années 1990. La poésie de langue kurde ayant un public relativement limité et étant peu sujette à la censure (les censeurs ne maîtrisant pas bien le kurde et se souciant peu d’une langue rarement lue dans le pays) est un lieu d’expression très libre dans lequel le langage peut se faire cru et violent. C’est aussi une poésie dans laquelle les sentiments nationalistes restent des thèmes privilégiés.

50 Les auteurs actifs dans les années 1990 sont témoins de la transformation considérable du monde rural du fait de la violence militaire des États, que ce soit en Irak avec l’Anfal ou en Turquie avec la lutte contre la guérilla du PKK. Cette violence marque une césure vive et profonde dans les représentations : elle fait passer le peuple kurde de l’idylle rurale à l’enfer des villes.

51 En ce sens ces représentations cristallisent l’image de la dépossession de la terre, des migrations, de l’exil. La dépossession semble être construite comme un élément de définition d’une identité kurde transnationale. Cette image produite dans la poésie de langue kurmandji de Turquie devrait donc à terme être comparée aux images qu’offre

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l’ensemble des produits culturels kurdes en Turquie, mais aussi dans les autres pays. De même, cette image devrait être comparée à celles que propose une nouvelle génération de poètes kurdes qui n’ont jamais connu la vie rurale.

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NOTES

1. Voir aussi Middle East Watch, « Génocide en Irak. La campagne Anfal contre les Kurdes ». Paris, Karthala, 2003. 2. Le kurmandji est une des langues kurdes et est parlé dans l’ensemble du Kurdistan. 3. Éditée par l’Association révolutionnaire, démocratique et culturelle ( Devrimci Demokratik Kültür Derneği : DDKD), Tirêj est la première revue de langue kurmandji publiée en Turquie en 1979 (le quatrième et dernier numéro paraît en Suède en 1980). La DDKD était très active dans le domaine culturel dans les années 1970. 4. Dans sa biographie Cigerxwîn explique qu’il se détache du parti communiste – ou qu’il en est détaché – car, du fait de son engagement pour la cause kurde, on le soupçonne de ne pas être communiste. La revue en langue kurde n’est pas non plus très appréciée car prendre parti pour cette cause trahit, aux yeux des socialistes, un certain particularisme [1995 : 290-303]. 5. Comme Cigerxwîn, cet auteur (1905-1993) est originaire de Turquie. Réfugié en Syrie, il collabore au mouvement national kurde et au journal Hawar en tant que poète [Tejel Gorgas 2007]. 6. Nous indiquons ici les dates des premières publications des recueils du poète. Nous nous référons à la réédition de 1992 pour les 1er et 2e recueils (1945 et 1954 pour les premières éditions), et à celle de 1993 pour les 3e et 4e recueils (1973 et 1980 pour les premières éditions). 7. La Turquie ayant fortement réprimé le mouvement national kurde, notamment la révolte du mont Ararat (1927-1931) fomentée par l’organisation Khoybûn, les responsables de ce mouvement s’installent en Syrie alors sous mandat français. La puissance mandataire offre une plus grande liberté d’action aux minorités, notamment kurdes, tout en les poussant à adopter une posture plus culturelle [Tejel Gorgas 2006 et 2007]. 8. Publié dans son deuxième recueil, celui de 1954. 9. Les traductions sont de l’auteur. Nous tenons à remercier Arjen Arî, Berken Bereh, Luqman Guldive et Müslüm Yücel pour leur aide précieuse. 10. Le mixebix est un raisin précoce qui se récolte en été. Le mezronê un raisin d’automne très sucré, qui sert à la confection des raisins secs ou du sirop. Le kerkûş est un raisin à la peau épaisse, qui se conserve bien et sert à la confection des raisins secs. « Gûnroj » est un mot créé par le poète à partir des mots « gûn » ou « gwîn » (couleur) et « roj » (soleil) : il évoque un raisin couleur de soleil. « Libquruş » est également un mot créé par le poète à partir des mots « lib » (un, unité) et « kuruş » (centime turc) : il renvoie à un raisin dont chaque grain aurait la valeur d’un kuruş ; il renvoie aussi la couleur de la pièce de monnaie. 12. « Qaçax » signifie littéralement « illégal ». Il s’agit du tabac cultivé dans les régions kurdes et vendu sans passer par l’État.

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13. Voir l’édition des poèmes de Rojen Barnas publiée en 2001. 14. « Axatî » signifie « le fait d’être agha ». 15. « Les chiens ne mangent pas votre chair » : « Kutik goştê şima nêweno », 1999. 16. Dans la peinture, le village, tout en s’inspirant souvent du village d’origine, sert de symbole au Kurdistan en tant que pays perdu et en tant qu’idéal [Scalbert 2001 et 2002]. 17. Référence à l’interdiction, jusqu’à une date récente, de parler la langue kurde et de donner des prénoms kurdes aux enfants. 18. Chanson chantée essentiellement par les femmes et consacrée aux difficultés amoureuses. 19. Rojen Barnas, « Dans les ruines du village » (« Di kavilê gund de »). 20. Quand Rojen Barnas parle, lui, de biyanistan (littéralement : « pays de l’étranger »), il fait référence à l’Europe. 21. Ainsi, l’absence de religiosité permet à Berken Bereh de mettre en évidence l’impureté morale qui règne en ville. 22. L’auteur ne parle du labeur agricole que dans « Les enfants du travailleur agricole » (« Zarokên palê », 2003). 23. Le Selpak est l’équivalent de nos Kleenex. « Selpakfiroş » (littéralement : « vendeur de Selpak ») désigne les enfants que l’on voit partout en Turquie vendre ces mouchoirs en papier. 24. Intitulée « Cembelî, fils du prince d’Hakkari ». 25. Üsküdar est un quartier d’Istanbul sur la rive orientale du Bosphore, qui ouvre sur l’Anatolie. Mais l’interjection « lo », utilisée en langue kurde, ainsi que les vers suivants évoquent le pays kurde. 26. Ainsi, par exemple, « sevmişem » est une forme déformée de « sevmiştim » (« j’ai aimé ») et caractéristique du turc parlé dans le sud-est de la Turquie. 27. Si le recueil d’Ahmet Arif n’était pas officiellement interdit, l’avoir en sa possession pouvait exposer à une garde à vue ou à un emprisonnement. 28. Là encore, le rapprochement avec les Palestiniens est significatif : pour les écrivains arabes d’Israël se pose le choix de la langue d’écriture eu égard au public auquel ils s’adressent.

RÉSUMÉS

Résumé : Cet article s’intéresse à la représentation du monde rural dans la poésie contemporaine de langue kurmandji en Turquie. L’auteure constate que c’est autour du village – réel et idéel – et de sa disparition que se structure l’expérience traumatique du peuple kurde et que se cristallise la notion de dépossession de la terre. Elle montre que la représentation du monde rural s’est transformée avec les années de guerre (1980-1990) et avec l’étiolement du socialisme, idéologie dominante au sein des mouvances kurdistes. L’idylle rurale est désormais extrêmement présente

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dans la création poétique et renvoie, d’une part, à un Kurdistan rêvé et, d’autre part, à un âge d’or révolu et détruit par la guerre. Cette idylle contraste fortement avec l’image de la migration vers la ville impure, lieu de l’altérité.

What vision of rural life does contemporary poetry in the Kurmandji language of the Kurds in Turkey present? The traumatic experience of the Kurdish people and their ideas about being dispossessed of their land has crystallized around the “village”, both real and ideal, and its disappearance. The vision of the rural world changed during the years of war (1980-1990) as socialism, the dominant ideology of Kurdish movements, waned. The rural idyll, which now serves as a source of creativity in poetry, refers to a dreamed-of Kurdistan and a bygone golden age destroyed by the war. It contrasts starkly with the image of migrations toward impure cities, places of alterity.

INDEX

Keywords : dispossession, impure city, Turkey, migrations, poetry, rural idyll, kurmandji Mots-clés : poésie, langue , Turquie, dépossession, idylle rurale, migration, ville impure, kurmandji

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Écraser le serpent ? Violences privées et violences politiques dans l’espace rural turc

Benoît Fliche

1 CETTE POSTFACE part des trois mots principaux du titre de ce numéro : « ruralité », « urbanité » et « violence ». La violence politique (guérilla, guerre) a ravagé le monde rural, provoquant un exode massif vers les métropoles turques, irakiennes et iraniennes. Ce numéro se structure ainsi autour des couples « ruralité-urbanité » et « ruralité-violence », le couple « urbanité-violence » restant, lui, à la marge : aussi paradoxal que cela puisse paraître compte tenu de son discours ouvriériste, le PKK mène en Turquie, depuis 1979, une guérilla essentiellement concentrée en zone rurale. Ce n’est que dans une moindre mesure qu’il a étendu le conflit aux villes, et ce par le biais d’attentats [Grojean 2008]. En Irak et en Iran, également, la guérilla a été menée de préférence dans les montagnes.

2 En Turquie – terrain d’observation de cette postface – la guérilla du PKK a pris la forme inverse de celle qu’avait prise la violence politique des années 1970 : les conflits entre l’extrême droite et l’extrême gauche avaient alors épargné les villages et visé les villes. La violence politique – même si une partie importante de ses acteurs venaient du monde rural – était avant tout urbaine. Avec les années 1980 et le PKK, elle redevient rurale, situation que le pays n’avait plus connue depuis les révoltes de la fin des années 1930.

3 En Turquie, nous sommes en présence de deux situations rurales différentes : en effet, aux disparités de géographie physique entre la Turquie des côtes et la Turquie de l’intérieur [Bazin 1986 et 2005] s’ajoute la fracture entre les territoires en guerre et les territoires en paix. Joost Jongerden montre dans son article que la destruction des villages n’est pas un acte de représailles mais davantage une stratégie destinée à faire de l’espace de combat un espace favorable à l’armée turque. La guerre transforme doublement la ruralité : en la détruisant, d’abord, puis en la reconstruisant selon des modèles de hiérarchisation des espaces qui permettent de mieux les contrôler. Autrement dit, il s’agit de « continuer la guerre par d’autres moyens ». Cette analyse est à mettre en parallèle avec celle que développe Yann Walliser quant à la destruction et à la difficile reconstruction du grenier à blé qu’était le Kurdistan irakien. Les espaces agraires situés en dehors de ces zones de conflit ont, eux aussi, subi des

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transformations orchestrées par l’État, mais celles-ci ne sont en rien comparables, par leur ampleur, à ce que connaissent les villages du sud-est de l’Anatolie ou du nord de l’Irak.

4 Est-il dès lors pertinent de rapprocher des situations aussi différentes ? Deux bonnes raisons nous amènent à penser que ce rapprochement se justifie. Il révèle des évolutions curieusement communes, notamment dans les formes contemporaines d’articulation et de hiérarchisation de l’urbain et du rural. Il est aussi l’occasion de réinterroger le lien, dans cette région, entre violence privée et violence politique et de revenir sur la question de la vendetta, étroitement liée, dans l’imaginaire, au monde rural.

Des territoires en archipel

5 Cette hiérarchisation entre l’urbain et le rural se retrouve dans le domaine linguistique : en kurde comme en turc, le rural a du mal à être signifié. Ainsi, Andrea Fischer-Tahir souligne dans sa contribution combien il est difficile de traduire « rural » en kurde. De même, en turc, il est difficile de trouver un terme proche du sens que ce mot revêt en français [Pérouse 2004]. « Kırsal » existe, certes, mais ce terme renvoie plutôt à un espace inculte et sauvage. C’est depuis une dizaine d’années seulement que, sous l’impulsion du questionnement développementaliste, ce mot apparaît dans le vocabulaire du ministère des Affaires de l’agriculture et des villages. Pour évoquer les études rurales, on parle plutôt de köy sosyolojisi (sociologie de village). L’utilisation métonymique du village pour désigner le rural peut paraître étonnante. Elle est à mettre en parallèle avec celle qui a trait à la dénomination des régions.

6 En effet, il existe très peu de régions dont le nom diffère de celui de leur préfecture [Bazin 1986]. L’éponymie est ici appropriation : nous sommes dans la région de telle ou telle ville. De façon significative, lorsque le nom d’une région existait, comme le Bozok (centre du plateau anatolien), la République prenait soin de le faire disparaître au profit de l’éponyme : le Bozok est ainsi devenu Yozgat. Bien sûr, ces transformations sont de nature politique : nommer une région autrement que par sa ville préfectorale est un premier pas vers la reconnaissance d’une entité régionale distincte. Or, le régionalisme est mal vu par la République [Hersant et Toumarkine 2005]. Plus généralement, comme le souligne Élise Massicard, les frontières administratives ont été pensées de manière à ce qu’elles ne correspondent à « [aucun] espace économique préexistant, à aucune unité culturelle, linguistique ou religieuse » [2008 : 176].

7 Outre la dimension politique se joue ici une conception de l’espace appréhendé principalement via la concentration urbaine. Autrement dit, l’agglomération fait repère : elle ordonne l’espace rural. Cet ordonnancement se situe dans les représentations spatiales – en cela, le Kurdistan décrit par Jordi Tejel Gorgas et Andrea Fischer-Tahir ne diffère en rien de l’Anatolie. Cet ordonnancement se retrouve aussi dans la domination de l’urbain sur le rural.

8 L’espace rural a du mal à exister pour lui-même. Seuls semblent compter ses villages. En dehors de ceux-ci existent les terres arables, les jardins – avec parfois des vignes – et le yaban (sauvage) – terme qui donne en turc « yabancı » (« étranger ») –, espace considéré comme dangereux et que l’on ne fréquente qu’armé. Le danger commence à

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la limite du village. Un jour, un paysan auquel je demandais pourquoi il se déplaçait avec une hachette a répondu : En dehors du village il est toujours préférable de se promener avec un fusil, un revolver ou une hachette. Il y a les chiens errants mais, surtout, tu peux croiser ton ennemi.

9 De même, personne ne laisserait un groupe de femmes ramasser du madımak (renouée) au printemps sans la protection d’un homme armé : les histoires de femmes violées dans les champs par les bergers sont légion. Et c’est bien la montagne que « prennent », au début des années 1980, les militants de la cause kurde [Grojean 2008], souvent des jeunes issus des espaces urbains. La réaction de cette vieille paysanne de Yozgat à l’annonce du reboisement de la colline au-dessus de son village atteste cette association entre espace sauvage et danger : Surtout pas ! Cela va faire venir les terroristes !

10 À ces considérations linguistiques s’ajoutent des éléments plus sociologiques. Les frontières ne sont plus aussi nettes entre les villes et les campagnes, ce que, dans ce numéro, soulignent plusieurs auteurs (Andrea Fischer-Tahir, Jordi Tejel Gorgas, Boris James ainsi que Eva Savelsberg, Siamend Hajo et Irene Dulz). Nombreuses sont les études qui ont montré le renversement des proportions démographiques entre ces deux espaces. La Turquie est un pays de grandes métropoles : à côté du Grand Istanbul (plus de 15 millions d’habitants), d’Ankara (4 millions), d’Izmir (3 millions), de Bursa et d’Adana (2 millions d’habitants chacune), rappelons que des villes plus régionales, comme Kayseri et Antalya, frisent le million d’habitants. Depuis 2000, plus de 65 % de la population est urbaine en raison de l’importance des migrations [Bazin 2005].

11 On pourrait croire que, à la suite de cette urbanisation, le monde rural est de plus en plus enclavé et subordonné à l’urbain. Dans le cas de l’Anatolie centrale, les échanges entre les villes et les campagnes se sont renforcés, et ce dès le début des migrations de travail dans les années 1940. Outre les biens, ce sont des savoirs et des esthétiques qui circulent entre la ville et le village. L’idée souvent répandue est celle d’une « villagisation » de la ville : le tissu urbain se serait constitué à partir d’une population rurale qui aurait reconstruit des « villages urbains ». Jean-François Pérouse montre comment l’exode rural des populations kurdes a alimenté l’imaginaire de la ruralisation-paupérisation d’Istanbul. Dans bien des cas, le fait de voir des villages urbains dans les quartiers de gecekondu (littéralement « posé dans la nuit » : habitat autoconstruit) procède d’une exagération de traits « ruraux » au détriment de traits plus « urbains » [Fliche 2007]. Bien sûr, on y croise des vaches et des poules, mais cette présence animalière ne suffit pas à constituer une ruralité : l’expérience montre que ces anciens paysans ont des pratiques et des représentations urbaines, et que le village d’origine ne fait plus vraiment sens pour eux même s’ils sont membres d’une association de village.

12 Inversement, les villages ont subi l’influence de la ville. Ce que traduit notamment l’architecture. Par leurs matériaux et leur organisation interne, les gecekondu sont des maisons urbaines et non rurales [Fliche 2006 et 2007]. Or, ces maisons servent de modèle aux habitations villageoises. Exit les maisons basses à toit plat et sans fenêtre : depuis trente ans, elles ont plusieurs étages et ont des toits en pente avec tuiles, à l’image de ce qui se fait en ville. Plus récemment, on voit apparaître de véritables « villas », construites par d’anciens migrants d’Europe, qui tranchent avec l’esthétique

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villageoise. Certaines habitations prennent la forme d’immeubles, avec des décorations néorurales (kilims) que, jusque-là, on ne trouvait qu’en ville.

13 L’examen des mobilités révèle que les paysans n’hésitent pas à faire construire en ville pour y passer l’hiver ou y scolariser leurs enfants, certains citadins préférant, eux, envoyer leurs enfants dans les écoles de village, où les classes sont moins surchargées [Shankland 2003]. On assiste aujourd’hui à un phénomène important de retour à la terre de ceux qui l’avaient quittée dans les années 1960-1970. Entre 1990 et 2000, on enregistre 700 000 personnes de plus dans les zones rurales. Ce sont essentiellement des retraités qui, après avoir fait construire une maison au village, entendent en profiter l’été tandis qu’ils passent l’hiver en Europe ou dans une grande ville de Turquie. Ces phénomènes de retour seraient à rapprocher des migrations kurdes à Istanbul (voir l’article de Jean-François Pérouse). Le rural est loin d’être moribond : il offre encore de multiples ressources et conserve, par là, une vitalité évidente.

14 Poser la question du rural en termes de ressources s’avère nécessaire. En effet, comme le rappelle Boris James, le village et la ville sont des territoires dotés de ressources spécifiques : d’ordre économique, bien sûr, mais aussi d’un ordre auquel on ne pense pas forcément et que pointe avec beaucoup de justesse Paulo Pinto, à savoir les ressources religieuses. Le rural héberge en effet une géographie du sacré, que l’on ne doit pas négliger et qui mériterait des études approfondies.

15 Pour caractériser cette mise en relation de territoires aussi hétérogènes que les villages du plateau anatolien, les grandes villes et les banlieues européennes, je parlerai de « territoires en archipel », pour reprendre l’expression utilisée par Altan Gokalp lors de la 2e session d’études doctorales du réseau des Observatoires urbains du pourtour méditerranéen (IFEA, Turquie, mai 2001). Cette « archipélisation » ne date pas d’aujourd’hui : on trouve déjà à l’époque médiévale ce jeu sur le différentiel de ressources entre l’urbain et le rural, comme le montre ici Boris James [voir aussi Bazin 1986].

16 Les Turcs jouent donc sur ce différentiel de ressources. Malgré l’urbanisation de l’esthétique villageoise et la ruralisation de l’esthétique urbaine à travers la patrimonialisation d’objets matériels (kilims, vieilles araires) et immatériels (telle la poésie, dont traite Clémence Scalbert-Yücel), vivre au village n’est pas vivre en ville, même si l’on passe une partie de son temps en ville et une autre au village. Le jeu sur le différentiel des ressources – économiques, esthétiques et religieuses – est essentiel pour comprendre l’articulation de ces espaces.

17 Par ailleurs, les territoires entretiennent entre eux des rapports de hiérarchie (voir Andrea Fischer-Tahir et Yann Walliser). Ce qui se traduit clairement dans l’évolution du marché matrimonial. L’idée que l’émigration transforme le marché matrimonial est ancienne [Vernier 1977]. En Turquie, on voit apparaître un célibat de jeunes villageois. Comme les femmes du village trouvent des maris parmi les Turcs d’Europe, leurs frères et leurs cousins sont confrontés à un déficit d’épouses, à l’origine d’un célibat tardif. Cette situation est devenue si problématique que nombre de villageois d’Anatolie centrale vont chercher des femmes dans le Sud-Est et jusqu’en Azerbaïdjan.

18 Ce survol des transformations de la ruralité turque est certes insuffisant. La mondialisation des enjeux agricoles, le changement climatique, les graves sécheresses enregistrées dans ces régions depuis des années et le problème crucial de l’eau remettent en question bien des économies locales. Il est toujours imprudent de faire des pronostics, mais il est probable qu’en Turquie la question rurale sera bientôt au

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centre des préoccupations. Au moment où l’on note dans ce pays une désaffection pour les études rurales, ce numéro est une heureuse exception.

La guerre comme opportunité de vengeance privée ?

19 Cette comparaison entre zones de paix et zones de guerre permet de dégager des pistes de recherche quant à la violence dans le monde rural.

20 Dans ce numéro, l’accent a été mis sur la violence politique née de la guerre entre les États et les partis kurdes armés, et sur les transformations profondes qu’elle a produites, tant au niveau de l’organisation économique (voir Joost Jongerden et Yann Walliser) qu’au niveau de l’organisation sociale des campagnes avec, notamment, les phénomènes de détribalisation dus à l’exode rural [Dorronsoro 2008].

21 On a souvent dit que cette violence politique pouvait se rattacher à des conflits locaux. Marshall Sahlins a montré comment des conflits à différents niveaux scopiques pouvaient s’articuler dans des amplifications structurelles-symboliques [2005]. Ce à quoi on peut ajouter que les violences macroscopiques sont autant de fenêtres d’opportunité à l’expression de tensions entre communautés à un niveau plus microscopique [Xanthakou 1999 ; Bax 2000 ; Kalyvas 2006] : un conflit à coloration nationale ou ethnique est toujours une bonne occasion de se débarrasser de son voisin. L’hypothèse de Mart Bax est que la violence « par le haut » trouve une articulation avec les scènes locales parce qu’elle permet la continuation des pratiques de vendetta ayant cours entre les communautés locales [Bax 2000 ; Tanner 2006]. Stathis N. Kalyvas montre comment la dénonciation peut donner lieu à des transactions entre hommes ordinaires et hommes armés [2006]. Dans une perspective différente, Margarita Xanthakou parle de « dérèglements de comptes » : la conflagration globale dérègle les comptes de la violence de la vendetta traditionnelle en renversant les positions de domination locales [1999].

22 Ces lectures de l’imbrication entre violence de proximité, « intime » pour reprendre le qualificatif de Xavier Bougarel [1996], et violence politique venant « du haut », peuvent être reliées à différents articles de ce numéro, notamment à celui de Hans-Lukas Kieser sur le génocide arménien. L’analyse qu’il effectue pour le sud-est de l’Anatolie mériterait d’être comparée à d’autres situations de violence politique en Turquie et en Irak, même si ce type d’enquête est difficile à mener. Reprenons ici l’exemple du Bozok. Les massacres de 1915 ont bénéficié tant aux sunnites qu’aux alévis, qui se sont installés dans les villages vacants. Les alévis – d’après les informations que j’ai pu récolter – ont vraisemblablement participé aux massacres bien que, dans le même temps, ils aient aussi sauvé des enfants arméniens. C’est sans doute par peur de subir le même sort que ces mêmes alévis se sont révoltés en 1919 et 1920 en suivant la famille des Çapanog˘lu contre Mustafa Kemal [Küçük 2002].

23 Quarante ans plus tard, cet épisode de révolte mis à part, les alévis se sentaient suffisamment protégés par la République pour migrer vers des centres urbains majoritairement sunnites, comme Sorgun. Ce sentiment de sécurité s’est dissipé à partir du milieu des années 1970, lors des affrontements entre la droite et la gauche. Associés à l’extrême gauche, les alévis ont alors subi des violences collectives. Une majorité d’entre eux ont quitté cette petite ville pour se réinstaller dans leurs villages d’origine et y rester jusqu’au coup d’État de 1980.

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24 Chose curieuse, la confrontation entre alévis et sunnites semble s’être limitée à l’espace urbain pendant toute cette période. L’enjeu territorial a, dans les métropoles, pris la forme d’un découpage très précis – au coin de rue près – entre la droite et la gauche, s’exprimant de façon significative dans les échanges de maisons entre alévis et sunnites, qui se sont généralisés dans les quartiers de gecekondu et ont entraîné une homogénéisation confessionnelle et politique.

25 Ce conflit ne s’est visiblement pas propagé au monde rural : dans la région de Yozgat, les villages alévis et sunnites ne se sont pas affrontés. Au contraire, ces villages ont conservé des relations de voisinage alors que ces liens étaient largement rompus en milieu urbain. Comment comprendre cette situation de paix relative, qui contraste avec ce qui se passait dans les villes mais aussi avec les situations qu’ont connues les Balkans et le Liban ? Plusieurs explications peuvent être avancées, dont la première tient à l’absence de stratégie de politisation au sein des groupes d’extrême droite à l’époque. Comme le montre Benjamin Gourisse, le MHP avait une stratégie uniquement tournée vers les centres urbains : ce parti cherchait à créer de la tension là où il n’était pas hégémonique1.

26 Malgré ce premier élément de réponse, la question reste entière. Si l’on suit l’idée que les conflits macroscopiques servent de prétexte à des conflits microscopiques, on s’explique difficilement le calme relatif des campagnes turques dans ces années 1970. Après tout, les affrontements politiques auraient pu être l’occasion de récupérer quelques terres de voisins minoritaires. Ce qui n’a pas été le cas. Faut-il y voir un effet de l’interconnaissance mutuelle ? Les alévis et les sunnites avaient, les uns et les autres, des amis dans les villages alentour. Un système d’échange économique existait, fondé sur l’accès à certains biens non appropriables [Cuisenier 1975], comme l’argile et le madımak. Par ailleurs, lors des fêtes religieuses ou des événements importants, comme les enterrements, les alévis faisaient volontiers venir les imams des villages sunnites voisins. Pour leur part, aujourd’hui, les sunnites, quand ils veulent s’alcooliser sans risquer d’offenser qui que ce soit, n’hésitent pas à rendre visite à leurs « copains » alévis pour boire de la bière et du raki. Ils préfèrent cette convivialité plutôt que boire seuls dans leurs voitures, loin du village, exposés aux chiens errants et à une possible hypothermie.

27 À travers l’exemple de Sorgun se pose donc la question des relations ethnoconfessionnelles dans le monde rural. Cette question, qui reprend celle qu’Hamit Bozarslan avait soulevée dans son article de 1999 intitulé « Le phénomène milicien », devrait être abordée pour l’ensemble de l’Anatolie et du Kurdistan, mais à travers des études de cas précises : dans quelle mesure la confession ou l’ethnicité sont-elles impliquées dans les conflits politiques, comme cela a été le cas au début du XXe siècle ? Pour quelles raisons la violence connaît-elle des intensités différentes ?

28 À Sorgun, on n’a pas observé d’animosités durables entre les villages. Lorsque des conflits éclatent, ils ne sont pas de nature ethnoconfessionnelle mais plutôt économique, et opposent des villages d’éleveurs à des villages d’agriculteurs, l’étincelle étant souvent une bête prétendument égarée dans un champ du village voisin. Il n’en reste pas moins que l’on n’enregistre que peu voire pas de violence du tout. L’animosité se manifeste au sein même du village et, le plus souvent, entre proches : dans près de 50 % des cas de violence du type « vendetta », la victime est un parent [Ünsal 1990]. Aussi pouvons-nous affirmer que la violence politique n’a pas exacerbé la violence villageoise dans la mesure où celle-ci n’existait tout simplement pas.

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Retour sur la vendetta

29 Si la vendetta s’articule ici à la violence politique, c’est selon une modalité différente de celle observée dans les Balkans. En effet, Artun Ünsal [1990] et Gilles Dorronsoro [2006 et 2008] notent, pour les années 1990, que la vengeance par le sang a diminué, et ce du fait de la radicalisation politique, comme si une violence en chassait une autre ou, plus exactement, comme si la violence privée était absorbée par la violence politique. Bien sûr, nous pouvons y voir un effet de camouflage. Cependant, en raison de l’absence de violence entre les villages pour ce qui concerne la Turquie depuis les années 1970, on peut émettre une hypothèse, à savoir celle de la génération.

30 Régulièrement, la presse se fait l’écho de bagarres, de vengeances et de crimes. Cette violence tourne autour de la question de l’honneur (namus), que certains traduisent par « vergogne » ou « honneur sexuel ». Le côté sanglant s’explique en partie par la facilité d’accès aux armes à feu. Paul Stirling notait que les villageois étaient généralement armés, ce qui expliquait que les altercations dégénèrent très rapidement [1965]. Aujourd’hui encore, en Turquie, il n’est pas rare de recourir aux armes lors de différends ordinaires. Cette violence, parce qu’elle est liée au namus, est associée, dans le discours, à l’espace rural (voir l’article de Jean-François Pérouse dans ce numéro). Elle fait partie des poncifs que l’on retrouve dans les séries télévisées [Scalbert-Yücel 2005]. Bien sûr, tout le monde, en Turquie, est conscient qu’en ville aussi le crime sévit, mais la ville n’est pas perçue comme productrice de violence : la mafia, par exemple, n’est pas décrite comme un phénomène urbain à l’instar des gangs du continent américain. Il en va différemment du mode de vie rural car celui-ci serait porteur d’une tradition « coercitive ». Les campagnes turques sont, dans l’imaginaire, le lieu de la violence. La littérature est pleine d’histoires de viols, de crimes d’honneur, de vendetta, à l’image des célèbres romans de Yaşar Kemal tel Tu écraseras le serpent [1995]. Le « kan davası » (littéralement : « procès de sang », vendetta) semble être une forme de violence particulièrement associée à la vie villageoise. Lorsqu’ils ne surviennent pas au village mais en ville, ces crimes d’honneur sont présentés comme l’œuvre des köylü, ces paysans ignorants qui fuient la misère des campagnes pour alimenter celle des villes, tout en restant assujettis aux règles intransigeantes de la tradition.

31 Loin de nous l’idée de nier cette violence rurale : elle existe bel et bien. Elle doit toutefois être relativisée. D’abord, on la retrouve également dans les espaces urbains. Ensuite, elle ne concerne pas tous les villages : dans les années 1970, seuls 8 % des villages anatoliens étaient confrontés à ce type de drame [Ünsal 1990].

32 Par ailleurs, cela ne signifie pas que les villages soient des espaces orthonormés, régis par le namus. Le village est aussi un lieu de licence. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire quelques pages de Mahmut Makal [2010 : 88-91]. Quiconque a vécu un temps dans un village sait que la consommation d’alcool la nuit dans les champs ou dans les çayhane (maisons de thé, cafés) et que la prostitution et l’adultère sont monnaie courante. Dans l’un des villages de Sorgun, un homme digne de ce nom se doit même d’avoir une maîtresse. Toutefois, dans de nombreuses familles, l’honneur sexuel – le fameux namus – est ouvertement raillé. Et les histoires ne se finissent que très exceptionnellement dans le sang. Le passage à l’acte est finalement plus rare qu’on ne le croit2.

33 Rappelons que la vengeance a un prix : lorsque nous sommes en présence d’une économie paysanne fragile, toute la survie de la famille est en jeu. Sans parler des

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représailles – et donc des pertes en hommes –, qui sont généralement une condamnation économique. Certes, en cas de crime d’honneur, les juges sont souvent cléments. Néanmoins, être privé d’un homme pendant cinq à dix ans coûte cher à de nombreux foyers. Sans compter que cela peut se solder aussi par un départ définitif du village, souvent synonyme de ruine, ce qu’illustre cette histoire survenue dans le département de Yozgat.

34 Le drame s’est déroulé au sein de la famille la plus puissante d’un village alévi dit « sıraç »3. Un enişte (mari de la sœur) aurait dit, dans le café du village, à son kayın birader (frère de l’épouse) : « J’ai pris ta sœur. J’aurais pu prendre ta mère. » Le kayin se serait précipité chez lui, aurait pris son fusil et abattu son beau-frère en pleine rue. Condamné à une dizaine d’années de prison, il a été libéré au bout de cinq ans. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : la famille a été déclarée düşkün4 par les dede et condamnée à l’exil pour un temps indéterminé. Les personnes qui nous ont raconté l’affaire précisent que cet exil était censé éviter le cycle de la vengeance. Le père – maire du village – et les frères du meurtrier ont dû abandonner leurs terres. Ils ont migré dans un village à une quinzaine de kilomètres de là et, ruinés, ont dû travailler pour d’autres. Ce déclassement social aurait fait une victime supplémentaire : ne supportant plus cette situation, le dernier de la fratrie finit par se pendre. Malgré ces conséquences dramatiques, l’objectif des dede a été atteint puisqu’on a échappé au cycle de la vengeance.

35 C’est une autorité religieuse qui décide ici d’exiler la famille, l’exposant ainsi à une situation difficile. Comme le faisait remarquer Paul Stirling [1965], survivre dans un village où l’on est amené à croiser tous les jours son pire ennemi nécessite parfois de renoncer à la vengeance. Ou de faire sien le vieil adage selon lequel la vengeance est un plat qui se mange froid. Cette dernière option explique d’ailleurs nombre d’accrochages et de médisances dans la vie quotidienne [Starr 1978]. Lors d’un de mes terrains, j’ai pu reconstituer des stratégies échafaudées sur plusieurs dizaines d’années dans le but de ruiner la famille adverse. Ainsi, un paysan a vendu un terrain à un autre sans lui remettre le titre officiel de propriété. Il lui a dit qu’il l’avait perdu, ce qui se produisait couramment dans les années 1970. Vingt ans plus tard, il l’a traîné devant les tribunaux, arguant du fait que ce dernier occupait illégalement les lieux. Et de récupérer ainsi la maison que le pauvre dupe venait de se faire construire sur le terrain, objet du litige.

36 Tuer veut dire passer du temps en prison. On pourrait penser que la famille se charge de trouver une femme pour le retour du « héros ». Mes données, trop rares pour être généralisées, indiquent au contraire que la réintégration, notamment par le mariage, ne va pas de soi. Nous retrouvons ici un phénomène qu’avait observé Michael Gilsenan pour le Liban [1996] : le crime d’honneur ne paie pas ; il condamne à une forme de marginalité avec laquelle il est difficile de rompre. La vengeance n’est donc pas le fait de toutes les familles : il faut pouvoir se l’offrir.

37 La vengeance semble être liée à un âge particulier de la vie. Artun Ünsal a dressé le portrait sociologique du « criminel d’honneur » [1990]. Il s’agit d’un homme jeune (92 % ont moins de 30 ans, 50 % moins de 16 ans), célibataire, issu du monde rural. On peut l’apparenter à un delikanlı (littéralement : « sang fou »), catégorie émique très importante dans la société turque : à l’aube de l’âge adulte, il n’a pas encore fait son service militaire [Kaya 2008]. Que les meurtriers soient des delikanlılar est significatif. Il serait peut-être simple de n’y voir qu’un calcul stratégique – envoyer le plus jeune

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sachant qu’il bénéficiera d’une remise de peine –, ce qui signifierait que nous sommes en présence d’actes prémédités et, surtout, collectifs. Or, rien n’est moins sûr. D’après Artun Ünsal, 24 % des passages à l’acte relèvent d’une perte de sang froid, 83 % des assassins disent avoir agi seuls – ce qui peut être une façon de protéger la famille –, 3 % auraient subi la pression des parents, 60 % reconnaissent qu’on ne leur aurait rien reproché s’ils n’avaient pas fait « leur devoir » [1990]. Par ailleurs, ils sont 70 % à penser que les autres les auraient critiqués et 44 % à penser qu’ils se seraient toujours senti dans l’obligation d’agir. Cela relativise le poids de la famille. Artun Ünsal a sans doute raison de parler de « passivité active » [1990]. Il ressort de son étude que la vendetta est un phénomène générationnel avant d’être un problème de tradition ou de famille. Les comptes se règlent dans la rue. C’est une démonstration de force, comme au Liban [Jamous 1993 ; Gilsenan 1996]. Il s’agit de montrer sa bravoure, sa témérité. Bref, de faire le delikanlı, c’est-à-dire de transgresser l’ordre social.

38 Le rapport à l’autorité n’est pas à sous-estimer. À la question « pourquoi certains villages connaissent des vendettas et d’autres non, alors qu’ils partagent la même morphologie et le même contexte socioéconomique ? », Artun Ünsal apporte une réponse pertinente en soulignant l’importance de l’autorité. Le plus souvent, on assiste à des vendettas dans les villages où l’autorité traditionnelle fait défaut ; elles sont moins fréquentes là où l’autorité tribale reste puissante [1990]. Ici, quand nous parlons d’autorité, il s’agit d’une autorité de proximité.

39 C’est par cette même autorité qu’Hamit Bozarslan explique l’absence de violence quotidienne privée en milieu urbain [2005]. En Turquie, malgré une grande disparité sociale et un nombre important de quartiers pauvres, la délinquance juvénile est très faible. Les quartiers de gecekondu sont, de ce point de vue, très éloignés des favelas brésiliennes par exemple. Hamit Bozarslan explique que cela tient à la surveillance du quartier et à la présence des aksakal (« barbes blanches »). En effet, les jeunes respectent énormément leurs aînés. Le rôle assigné au jeune par les structures d’autorité est un rôle subalterne, marqué par une soumission importante au père. Comme le dira un jour explicitement un informateur, qui n’avait pourtant pas lu Freud : En Turquie, les pères tuent les fils.

40 Ce complexe de Laïos n’est pas à sous-estimer. Les jeunes adultes des classes populaires n’ont souvent pas d’autre choix, pour échapper à la domination paternelle, que de faire fortune – en migrant par exemple – ou de s’engager dans des mouvements radicaux. Nombreux sont les auteurs qui soulignent que cet engagement permet d’échapper à un mariage arrangé et d’acquérir une autonomie autrement inaccessible [Dorronsoro et Grojean 2004 ; Dorronsoro 2006 ; Grojean 2009]. Bien sûr, les facteurs de l’engagement politique ne se réduisent pas à cela, comme l’a montré Olivier Grojean [2008]. Il reste néanmoins que ce militantisme est essentiellement de nature générationnelle [Bozarslan 1999]. Cette grille de lecture est indispensable pour rendre compte des formes de violence dans les sociétés rurales anatoliennes.

41 Entre violence privée et violence politique, le lien n’est pas aussi évident qu’il y paraît. Les vendettas seraient le fait d’acteurs inscrits dans une problématique autre que celle de la vengeance et qui a trait à une génération. L’hypothèse est sans doute fragile mais elle a le mérite d’attirer l’attention sur une population souvent ignorée : la jeunesse rurale. Plus généralement, elle rejoint l’argument central de ce numéro, à savoir que le

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rural doit retenir l’intérêt des chercheurs car, plus clairement qu’ailleurs, s’y lisent les enjeux politiques et sociaux de cette région du monde.

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NOTES

1. Voir « Analyse des tactiques partisanes de captation des ressources étatiques ». Communication présentée lors du séminaire de l’EHESS intitulé « Sociologie historique de l’État en Turquie depuis les tanzimat », 25 novembre 2009. 2. Pour une mise en perspective historique, je renverrai à l’article de N. Vatin, qui montre entre autres que les autorités juridiques de la seconde moitié du XVIe siècle préféraient « sinon étouffer les affaires de mœurs, du moins leur donner le moins de publicité possible » [2005-2006 : 319-320].

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3. Dans la région, ce village est réputé pour son rigorisme et le rôle que jouent ses dede (littéralement : « grands-pères », officiants religieux alévis). Ces derniers continuent à avoir une autorité religieuse et sociale, ce qui n’est plus le cas depuis une trentaine d’années dans les autres villages alévis. 4. Littéralement : « celui qui est tombé ». État de celui qui est puni par le dede et exclu de la communauté pour un temps plus ou moins long selon la faute commise.

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Chronique

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Enjeux fonciers. Troisième partie : thèmes transversaux

Gérard Chouquer

Indianité Frédéric Deroche ed., Les peuples autochtones et leur relation originale à la terre. Un questionnement pour l’ordre mondial. Paris, L’Harmattan, 2008, 380 p.

1 Sur un sujet important de la problématique du foncier et récemment mis au premier plan, celui des droits des peuples autochtones, manquait un ouvrage rassemblant la matière. Le livre de Frédéric Deroche comble cette lacune en expliquant pourquoi et comment on reconnaît des droits à une population qui représente entre 300 et 400 millions de personnes dans le monde. Car on ne peut considérer comme secondaires les nombreuses décisions de justice favorables aux revendications territoriales des peuples autochtones ainsi que l’adoption, en 2007, de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones.

2 La perspective de l’auteur est anthropologique et juridique. Juriste de formation, spécialiste du droit public, Frédéric Deroche choisit néanmoins de partir de la vision particulière du monde qu’ont les peuples autochtones, en soulignant l’incompréhension dont ils ont été l’objet. Sur fond de conflits et de dépossessions conséquentes, ces peuples ont vu leur identité fortement niée, voire détruite. Or leur existence et leur reconnaissance posent un problème ontologique et épistémologique évident, à savoir la nécessité de dépasser les catégories juridiques et politiques occidentales ou « classiques » pour s’ouvrir à d’autres mondes de la pensée, à d’autres formes de la rationalité.

3 Sélectionnant certaines expériences de colonisation (l’Amérique du Sud, l’Afrique australe, l’Australie), l’auteur montre comment l’ordre mondial s’est forgé en contradiction avec la vision de ces peuples. S’appuyant sur une typologie, il distingue la dépossession au nom du développement économique (que ce soit dans le cadre de politiques étatiques ou de politiques de gestion par les institutions financières

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internationales, ou encore qu’il s’agisse de la pression des sociétés transnationales) ; la dépossession au nom de la préservation de l’environnement ; la dépossession pour des raisons militaires (exemple des Inuits du Groenland) ou pour des raisons de conflit armé (Colombie, Rwanda).

4 L’étude cherche à qualifier l’émergence d’un système de protection juridique des peuples autochtones. Frédéric Deroche définit ce système au niveau international tout en faisant quelques incursions dans le droit positif des nations. Soulignant la différence entre le droit de propriété selon les normes occidentales, avant tout économiques, et la conception globale des sociétés autochtones, il montre qu’un droit de propriété autochtone est apparu, par exemple sous le nom de « titre aborigène » ou « titre indien ». Les décisions internationales sont récentes (relatives au Nicaragua en 2002, au Belize en 2004 et au Paraguay en 2006). Mais les décisions nationales sont parfois plus anciennes (Canada : 1973 et 1997 ; Australie : 1993 ; Afrique du Sud : 2003). Ce droit de propriété est original en ce qu’il s’agit d’un droit collectif que les communautés sont invitées à définir, notamment en délimitant leur territoire. Ce droit peut-il aller, comme le prétendent certains juristes, jusqu’à la reconnaissance d’un ensemble normatif ayant statut de droit coutumier international ?

5 Les limites de l’ouvrage sont mineures eu égard à l’ampleur de l’entreprise. Alors que l’auteur s’intéresse à certains peuples dans la première partie de l’ouvrage, il étudie d’autres expériences historiques dans la partie consacrée à la colonisation et d’autres espaces géographiques dans la partie consacrée aux décisions juridiques récentes. S’agissant des pays dans lesquels les communautés coutumières sont formellement reconnues, y compris quant à leur territoire, on notera quelques oublis comme le Mali ou le Mozambique, pour citer des décisions bien antérieures à la date de réalisation de la thèse de l’auteur. S’agissant des dépossessions par les entreprises multinationales, on notera que l’auteur parle des entreprises minières et pétrolières mais ne parle pas des entreprises agro-industrielles, grandes dévoreuses d’espace.

6 On relèvera également la relative modestie de la bibliographie, où manquent, par exemple, des références incontournables de l’anthropologie sociale (on pense à la grande fresque de Philippe Descola) et de l’anthropologie juridique sur l’Afrique (travaux d’Étienne Le Roy présentés dans la première livraison de cette chronique). Notons, pour terminer, que l’ouvrage reprend à un mot près le titre d’un rapport publié en 2001 par Erica Irene Daes, chargée aux Nations unies de la question des peuples autochtones (« Les peuples autochtones et leur relation à la terre »), rapport que l’auteur signale en page 19 dans la note 1.

Émilie Stoll ed., Terres indiennes et politique indigéniste au Brésil. Des territoires à la carte. Préface de Patrick Menget. Paris, L’Harmattan, 2009, 202 p.

7 Le propos de ce livre régional d’Émilie Stoll est le même que celui du livre général de Frédéric Deroche : décrire et analyser l’évolution qui a conduit les sociétés autochtones (ici, celles du Brésil) à passer du statut de laissées-pour-compte du développement économique à celui de sujets collectifs de droit. Les Indiens du Brésil, estimés à 700 000, possèdent des territoires ou parcs dits « indigènes » (officiellement 608), qui constituent aujourd’hui près de 13 % de la surface globale du pays (109 millions d’ha sur

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851). Or ces sociétés jouent désormais un rôle dans la résistance à la déforestation massive de la forêt amazonienne dans la mesure où la délimitation de leurs terres pose des limites (au moins formelles) à cette expansion : longtemps protégés par les arbres qui les rendaient transparents, les Indiens d’Amazonie sont devenus les protecteurs des arbres. Entrés dans la Constitution en 1988, ces territoires indigènes sont la pièce maîtresse de la politique indigéniste du gouvernement. Toutefois celle-ci est souvent contradictoire en ce que les avancées formelles s’accompagnent de nombreuses entorses ou entraves au respect des droits des Indiens – quand il ne s’agit pas de mauvaise volonté. En 2007, une ONG a encore recensé 76 meurtres d’Indiens, notamment pour motif foncier.

8 L’ouvrage se divise en deux parties chronologiques. La première retrace les antécédents de la politique indigéniste jusqu’au tournant de la Constitution de 1988. L’auteur revient sur la politique, appliquée entre 1910 et la fin des années 1980, de « civilisation », d’intégration et de spoliation des Indiens par les gouvernements brésiliens et les diverses agences (Service de protection des Indiens ; Fondation nationale d’assistance aux Indiens : FUNAI). La question de la délimitation des terres indigènes ne reçut, pendant toute cette période, aucune solution satisfaisante. Pire, on assista à des démembrements de territoires, comme celui des Yanomami, notamment sous la pression des intérêts miniers. On tenta d’instituer des colonies indiennes puis des colonies agricoles. La Constitution de 1988 rompt avec ce long cycle politique. Elle assure la protection des droits fonciers des Indiens sous la forme d’un usufruit exclusif et permanent.

9 La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse aux vicissitudes de la politique brésilienne en faveur des Indiens depuis une trentaine d’années. L’examen des situations foncières est éloquent. Il est, par exemple, important de relever que « la catégorie juridique des “terres indigènes” telle qu’elle existe au Brésil ne correspond à aucune forme de propriété existant dans le droit. Il s’agit d’une notion sui generis. En effet, la terre indigène garantit aux Indiens la pleine possession et non la pleine propriété » (p. 105). En fait, à côté des territoires indigènes faisant l’objet d’un processus de démarcation existent aussi des terres réservées, celles qu’on a utilisées pour sédentariser les Indiens (dites « réserves », « parcs », « colonies agricoles », « territoires fédéraux indigènes »), dans lesquelles la forme juridique est également une maîtrise usufruitière. Mais les articles 32 et 33 du Statut de l’Indien (de 1973) précisent que les Indiens, individuellement ou collectivement, peuvent avoir le droit de propriété pleine et entière sur les terres qu’ils acquièrent selon les formes normales du code civil, et sur lesquelles ils ont donc le domínio. Il est imprécis de traduire ce terme par « dominion » alors qu’il s’agit, pour une fois, de la propriété au sens civiliste : cet hapax est inutile et fait courir le risque d’une confusion avec la notion de domanialité, laquelle est précisément la situation des territoires et réserves où les Indiens n’ont que l’usufruit.

10 Émilie Stoll observe avec raison que la revendication de la pleine propriété des terres sur lesquelles les Indiens n’ont que l’usufruit serait « dangereuse » car il y aurait un risque de cession de ces terres à des groupes d’exploitants et, donc, à terme, de dépossession complète (p. 119). Mais la législation est ambiguë puisque les Indiens ont l’usufruit du sol et non du sous-sol, laissant entière la question des activités minières.

11 L’usage de l’imagerie aérienne satellitale permet à certains peuples autochtones de cartographier leurs mouvements migratoires et de dessiner les limites de leur territoire. Il est à cet égard intéressant de remarquer que les Indiens concernés par des

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projets de cartographie environnementale ont détourné l’objectif initial de ces projets au profit d’une cartographie de leur territoire.

12 On notera, pour terminer, que l’édition est de valeur inégale. On regrette, par exemple, que nombre d’annexes soient quasiment illisibles : tableau de l’annexe 1 ; légendes des cartes des annexes 3, 14 et 15 ; image de l’annexe 21. Quel est l’intérêt de les publier dans ce cas ?

Mise en œuvre des politiques foncières Jean-Philippe Colin, Pierre-Yves Le Meur et Éric Léonard eds., Les politiques d’enregistrement des droits fonciers. Du cadre légal aux pratiques locales. Paris, Karthala, 2009, 540 p.

13 Bien qu’ayant la forme d’un recueil d’articles, cet ouvrage tente une forme de synthèse : comprendre ce que signifie le regain d’intérêt pour les politiques foncières depuis une quinzaine d’années, et ce dans différentes zones du « Sud » : Afrique subsaharienne, Amérique latine et Asie du Sud-Est.

14 Un premier axe d’investigation consiste à voir en quoi la politique foncière contribue à la construction des États et des champs politiques nationaux. La voie est celle de l’arbitrage entre des impératifs économiques, des objectifs d’équité sociale et des « modes de gouvernementabilité » dépendant de chaque État. Les intentions de « bonne gouvernance » pour mettre en place les dispositifs de certification foncière reposant sur les communautés locales ne suffisent pas. Les décideurs politiques sous-estiment la tâche, en restant dans une conception d’ingénierie institutionnelle, c’est-à-dire en croyant qu’il suffit d’afficher une volonté de transparence de la gestion.

15 Un deuxième axe consiste à décrire les dispositifs opérationnels de mise en œuvre de ces politiques. Ces dispositifs ont-ils une dynamique propre ? Sont-ils des « champs sociaux semi-autonomes » ? L’hypothèse est que ces formes officielles d’intervention ne sont pas aussi neutres qu’il y paraît dès qu’il est question de transcription, de cadastrage et d’enregistrement des droits. Au cœur de l’évaluation, on trouve le choix, fait par plusieurs politiques, de diffuser le droit de propriété privée comme meilleure incitation possible à l’usage le plus productif de la terre. Les avantages attendus ont été, ou sont encore, la sécurité de la tenure, l’ouverture d’un marché du foncier, l’encouragement au crédit garanti par le titre, l’investissement économique (plantations, grands travaux d’irrigation et de drainage).

16 Enfin, dans un troisième volet, les auteurs observent comment les politiques foncières sont appliquées sur leurs différents terrains. Ici, l’hypothèse de travail est que les politiques d’enregistrement des droits sont interprétées et appropriées par les populations concernées, et que leur enjeu dépasse singulièrement le cadre foncier et agraire.

17 Voici donc un ouvrage qui propose deux idées particulièrement importantes. La première est que, malgré la croissance urbaine, la question foncière en milieu dit rural conserve une actualité aiguë dans les pays du Sud. La seconde est que la question passe d’abord, pour les sociétés concernées, par une reconnaissance de leurs droits, notamment coutumiers, qui conduise les politiques foncières à les nommer, les enregistrer et les intégrer dans des dispositifs légaux. Or ces droits sont informels, et

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leur prise en compte par les politiques foncières récentes repose sur un paradigme des années 1960-1980, dit « orthodoxe », qui préconisait le cadastrage et le titrage systématiques. Ce paradigme, qui a guidé la politique de la Banque mondiale jusqu’à la fin des années 1980, a été remis en cause.

18 Les critiques adressées à l’encontre de cette approche orthodoxe ont conduit les experts à ne recommander le titrage et le cadastrage que pour les situations de front pionnier où il n’y a pas de droits coutumiers, là où les conflits fonciers sont tels qu’il faut y remédier (exemple des zones de migration), là où il y a opportunité de valorisation des terres et de développement d’un marché foncier (exemple du périurbain), là où un projet de développement doit être mis en place, là où l’on est assuré que la délivrance de titres assurera un meilleur accès au crédit. Bien que le choix d’une forme douce de certification en lieu et place du titrage ait fait l’objet de critiques, n’empêchant pas les querelles de pouvoir, il est évident qu’un nouveau paradigme a remplacé l’ancien. On est passé d’une logique de substitution (remplacer les droits coutumiers par des titres de propriété individuels) à une logique d’adaptation graduelle des droits coutumiers. Cependant l’écho récent des thèses de Hernando de Soto, qui prône un lien direct entre le titre et le crédit, annonce-t-il le retour du paradigme orthodoxe ?

19 À ce stade, on ne peut manquer de se poser un certain nombre de questions. Que faut-il penser de politiques qui conduiraient à un retour de l’hétérogénéité des espaces géographiques – ceux qui seraient régis par le titre et le développement ; ceux qui seraient régis par les droits coutumiers – et, au-delà de cette distinction sommaire, que penser de politiques qui conduiraient à des situations plus complexes ? Faut-il préférer l’approche anglo-saxonne du common law susceptible de mieux rendre compte des réalités locales et du faisceau des droits, à l’inverse de la conception française de la propriété du droit civil, trop exclusive ? Faut-il mettre en cause les opérateurs (agences, professionnels, ONG, etc.) au motif que leur action n’est pas neutre ? Faut-il penser que les politiques systématiques, comme celle des plans fonciers ruraux (PFR), que le Millennium Challenge Account se propose de diffuser en les finançant à des centaines d’exemplaires, risquent d’échouer parce que les modalités techniques du contenant peuvent aboutir à négliger la qualité des contenus ?

20 Les contributions du volume apportent une réponse non dogmatique à ces questions dans la mesure où les différents articles n’apportent ni la même réponse ni le même niveau de réponse aux questions posées, ce qui justifie l’axe principal des pratiques locales qui sous-tend l’ensemble. Si les bilans concernant l’Afrique de l’Ouest sont prudents et réservés, voire critiques (P. Lavigne Delville sur les PFR ; J.-P. Chauveau sur la Côte d’Ivoire ; B. Tallet sur le Burkina Faso ; H. Edja et P.-Y. Le Meur sur le Bénin), d’autres concernant l’Éthiopie (K. Deininger, D.A. Ali, S. Holden et J. Zevenbergen) et Madagascar (A. Teyssier, R.A. Ratsialonana, R. Razafindralambo, Y. Razafindrakoto) font le constat qu’une politique de formalisation des droits à faible coût par la certification foncière est possible sans pour cela brader des principes de fond.

21 Revient cependant comme un leitmotiv l’enchâssement des politiques foncières dans les enjeux de pouvoir et les politiques publiques, ce qu’un des articles sur le Mexique appelle « l’économie très politique » des programmes de titularisation foncière (Éric Léonard). Les politiques foncières servent, par exemple, à orienter d’autres politiques publiques (exemple du Pérou étudié par Évelyne Mesclier).

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22 Les quatre contributions sur le Mexique forment un dossier de près de 150 pages qui illustre particulièrement bien le décalage entre les aspects formels des politiques foncières et agraires, et la réalité des pratiques locales. Les auteurs ont choisi de mettre l’institution de l’ejido au centre de leur enquête afin de mesurer les vicissitudes historiques de la politique foncière au XXe siècle et d’évaluer les variations locales existant sur le terrain. On sait que l’ejido est une collectivité qui a reçu une dotation foncière et qui donne l’usufruit des terres à ses membres. Emmanuelle Bouquet et Jean- Philippe Colin présentent le cadre institutionnel de la politique foncière de réforme agraire puis de « la réforme de la réforme » à partir de 1992, laquelle ouvre sur une importante phase de certification (PROCEDE : Programa de certificación de derechos ejidales). Emmanuelle Bouquet envisage ensuite la question institutionnelle sous l’angle du marché foncier puisqu’on sait que la réforme agraire entre 1917 et 1992 avait interdit la vente des terres ejidales, ce qui n’a pas empêché l’existence d’un marché de fait. Depuis 1992, c’est surtout le marché informel qui importe. Éric Léonard étudie le programme de titularisation foncière dans les Tuxtlas, zone située au sud-est de Veracruz, et constate que l’institution de l’ejido y conserve un rôle central expliquant le « dédain massif » des ejidatatrios pour la propriété privée. Enfin, Emilia Velázquez étudie le processus de certification dans une zone indienne, mettant en évidence la réappropriation des opérations de délimitation par les populations locales, ne laissant aux agences gouvernementales qu’un rôle de validation.

23 Dans un article à visée nettement épistémologique, Philippe Lavigne Delville propose une réflexion sur les plans fonciers ruraux (PFR) de l’Afrique de l’Ouest en termes de « récits de politique publique ». Il observe que trois récits peuvent théoriquement sous- tendre la réalisation d’un PFR. Le premier est celui de l’enregistrement des terres et de la délivrance de titres, qui, si on le privilégie dans l’espoir de favoriser le marché foncier et la sécurisation du crédit, tire le PFR du côté du plan, de l’identification réductrice du ou des propriétaires parce que privilégiant les agriculteurs et les chefs de lignage et défavorisant les autres (éleveurs, bûcherons, chasseurs, etc.). Le deuxième récit est celui de la reconnaissance des faisceaux de droits, laquelle conduit à délaisser l’approche topographique et planimétrique au profit d’une connaissance de la gamme très ouverte des maîtrises foncières, et à refuser de réduire ces maîtrises à la « propriété privée », même si l’on prétend que celle-ci est coutumière. Un troisième récit, émergent, est celui qui souhaiterait construire des articulations entre légitimité, légalité et pratiques, en se fondant sur le concept de sécurisation foncière et en mettant les pratiques de régulation au cœur de la gestion du projet.

24 Or, suivant la façon dont on s’y prend pendant la mise en œuvre, on peut tirer le projet de PFR dans l’un ou l’autre sens, ou réaliser des compromis plus ou moins cohérents. Philippe Lavigne Delville observe que les pays africains francophones tendent à privilégier le premier des récits parce qu’il permet de passer de l’oralité à l’écrit, parce que la cartographie des droits impose la fixation de limites matérielles et parce qu’on attend de cette procédure de bornage une réduction des tensions. Selon lui, on toucherait là à une caractéristique des pays francophones, c’est-à-dire à l’impossibilité de penser les droits emboîtés et les interdépendances au profit d’une pensée qui juxtapose les espaces privés et les espaces publics. Cette impossibilité serait due à la culture juridique fondée sur le droit romain, alors que la culture du common law permet, elle, d’envisager la superposition des droits.

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25 Gouvernance foncière et sécurisation des droits dans les pays du Sud. Livre blanc des acteurs français de la Coopération. Comité technique « Foncier et Développement », juin 2009, 128 p.

26 Cet ouvrage est le fruit des travaux du Comité consultatif « Foncier et Développement » du Ministère des affaires étrangères et européennes et de l’Agence française de développement, coprésidé par des représentants de ces deux institutions. La rédaction en a été assurée par Philippe Lavigne Delville, directeur scientifique du Groupe de recherches et d’échanges technologiques, et par Alain Durand-Lasserve, du CNRS. Ce Livre blanc ne reflète donc pas nécessairement la position de l’administration française.

27 Cette synthèse traite du foncier entendu comme rapport global de l’homme à la terre et aux ressources naturelles, dans ses dimensions économiques, sociales et politiques. Après avoir exposé les défis contemporains en jeu dans la question foncière (rythmes ; échelles ; conflits ; diversité ; libéralisation), les auteurs se concentrent sur des thèmes particuliers (fonctions du foncier ; mécanismes de régulation ; marchandisation des droits ; insécurité foncière ; dynamiques foncières et offre institutionnelle). À partir de là, il est possible d’apprécier les orientations que peut suivre une politique foncière articulée avec les autres politiques, de gouvernance, de cadastre et, plus généralement, d’emploi d’outils techniques, de fiscalité et de législation. La dernière partie du livre souligne que, récemment, les termes de la question foncière ont beaucoup changé, et que la Coopération française elle-même doit modifier son approche en regard des politiques européennes, des nouvelles conditions économiques des années 2000 et des nouvelles conditions de la gouvernance du foncier, parmi lesquelles la gestion décentralisée et participative.

28 Des annexes présentent, sous la forme de brèves fiches récapitulatives, un certain nombre de cas. Un glossaire propose une trentaine de définitions1.

29 Le grand intérêt de l’ouvrage est de battre en brèche tout ce qui pourrait ressembler à une vulgate ou à un prêt-à-porter foncier. La préoccupation constante des deux rédacteurs et du collectif qui est derrière eux est de situer les thématiques dans leur complexité en explorant tous les liens qui rattachent le foncier aux questions politiques et sociales. Ainsi le Livre blanc prend acte de la crise des législations foncières dans les pays où l’immatriculation demeure un objectif ; de la nécessité de prendre en compte la pluralité des systèmes de droit et la diversité des pratiques économiques et spatiales des populations ; de la montée en puissance de la société civile ; de la nécessité d’une gestion locale du foncier ; du décalage existant entre des situations formelles intéressantes ou même novatrices et des conditions d’application plus hésitantes, voire détournées ; etc.

30 Au-delà du souci de la complexité se dessinent les contours d’une analyse qualitative, qui a la préférence des experts du Comité et qui, sur tel ou tel point, ne correspond pas toujours aux positions des gouvernements et de leurs services, des administrations de coopération, des ONG, des professionnels, voire des populations. Les experts du Comité recommandent en effet d’appuyer les politiques foncières les plus ouvertes à une approche anthropologique du droit, les moins centralisées, les plus souples et les moins coûteuses quant aux techniques d’accompagnement, les plus participatives enfin. Tirant les leçons, souvent positives, d’expériences comme les plans fonciers ruraux d’Afrique de l’Ouest ou les guichets fonciers malgaches, réfléchissant aux meilleures façons de sécuriser le foncier (par le certificat, et non le titre foncier) et d’accompagner les politiques foncières des différents États, le Livre blanc constitue dès lors autant une

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vision de l’avenir qu’un bilan du foncier. Cependant, prolonger l’analyse tout en se plaçant aussi au niveau opérationnel est le nouveau défi à relever. Car devant les tensions renouvelées qui se font jour il serait impensable que le Livre blanc ne débouche pas sur des actions de coopération tout en disant fort bien et par avance pourquoi telle autre forme de coopération insouciante des conditions de la gouvernance foncière risquerait d’échouer.

31 Les deux publications qui vont suivre indiquent que cette évolution vers l’opérabilité est déjà entamée.

Alain Rochegude et Caroline Plançon, Décentralisation, acteurs locaux et foncier. Comité technique « Foncier et Développement », novembre 2009, 445 p.

32 Ce document des plus fondamentaux reprend et développe un travail du même genre réalisé en 2000. Couvrant une zone qui va du Maroc au Mozambique et à Madagascar en passant par les pays francophones et lusophones de l’Ouest et du Centre, les deux auteurs, tous deux juristes, ont effectué une étude systématique de 23 pays d’Afrique, portant sur les points suivants :

33 • l’organisation administrative et territoriale ;

34 • la gestion domaniale et foncière à travers les dispositifs législatifs et réglementaires, les pratiques foncières et les modes de résolution des conflits ;

35 • la place et le rôle des collectivités et des acteurs locaux dans la gestion foncière ;

36 • la place du domanial et du foncier dans les finances publiques ;

37 • la gestion des ressources naturelles.

38 Au terme de chaque étude, ils donnent en annexe la liste des textes juridiques et administratifs de référence.

39 À l’issue de cette comparaison, les auteurs relèvent plusieurs points : la disparition de la présomption de domanialité dans de nombreux pays ; le début d’une reconnaissance formelle des droits coutumiers ; les progrès de la gestion décentralisée ou locale du foncier allant jusqu’à la reconnaissance d’une nouvelle compétence (Bénin et Madagascar) ; l’articulation de plus en plus forte entre la question foncière et la question des ressources naturelles renouvelables.

40 Ce bilan leur permet de discerner les terrains sur lesquels il convient de travailler. La lecture des fiches offre des matériaux très précieux. La domanialité, par exemple, est un concept mal compris. « Le domaine », terme collecteur s’il en est, recouvre des réalités fort diverses – domaine public et domaine privé de l’État ; domaine national ; domaine foncier national –, sans parler du sens courant selon lequel un domaine est une exploitation. Le cas du Mozambique est à ce titre éclairant. Dans ce pays, toute la terre est étatique ; aucune autre propriété exclusive n’y est possible. Toutes les formes dites d’usage et d’exploitation de la terre (uso e aproveitamento) sont donc des maîtrises usufruitières. Or la loi des terres de 1997 fait bien la différence entre le Fundo estatal de terras, qui couvre l’intégralité du territoire du pays, et le domaine public qui n’en couvre qu’une petite partie. Ici, la domanialité étatique est globale, et la domanialité publique, partielle.

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41 Il s’avère difficile de trouver une articulation entre les textes concernant le foncier et les textes concernant le sol et ses différents usages (urbanisme, mines, forêts, eaux, etc.). Dans ce domaine, il reste beaucoup à faire pour sortir de la verticalité des approches.

42 Les questions, liées entre elles, d’information et de formation sont centrales. Alain Rochegude et Caroline Plançon constatent le manque presque général de formation sur le foncier, particulièrement pénalisant au moment où la compétence foncière se rapproche des niveaux locaux. Ils soulignent aussi que l’information doit être compréhensible et très peu onéreuse, qu’elle doit être régulièrement mise à jour, ce qui n’est pas un mince défi. Leur propre exemple plaide en ce sens puisque le travail publié en 2009 met à jour et augmente celui de 2000.

43 L’ouvrage, disponible sur internet2, représente une somme de travail considérable qui force l’estime. On ne peut que souhaiter son élargissement à d’autres pays africains, ou même en dehors du continent africain.

44 Les appropriations de terres à grande échelle. Analyse du phénomène et propositions d’orientations. Comité technique « Foncier et Développement », juin 2010, 56 p.

45 La rédaction de cette dense brochure a été confiée à l’ONG Agter, sur la base des contributions des membres du Comité « Foncier et Développement » élargi aux membres du Groupe interministériel sur la sécurité alimentaire (GISA).

46 La présentation du phénomène des appropriations de terres à grande échelle n’est pas inutile en raison de la variation des appellations. Depuis longtemps, les entreprises à caractère agro-industriel ont acquis des terrains plus ou moins vastes dans diverses parties du monde (dont les pays africains) pour y constituer des plantations spéculatives. Plus récemment, les questions de sécurité alimentaire et de sécurité énergétique ont poussé des pays ne disposant que de peu de terres ou surpeuplés à acquérir ou à louer de très grandes étendues de terre dans d’autres pays du monde, soit par eux-mêmes soit par l’intermédiaire d’entreprises qu’ils soutiennent. Ce phénomène a particulièrement retenu l’attention en 2008 et 2009 en raison de la crise malgache qui a révélé le fait que cette pratique pouvait être envisagée à des échelles jusqu’ici inusitées (projets abandonnés de Daewoo et de Varun International).

47 Toutefois la variété des expressions utilisées pour le désigner témoigne de la charge idéologique qui pèse sur ce problème : suivant les locuteurs, on parle d’appropriations de terres à grande échelle (Comité foncier français), d’appropriation de terres à grande échelle et d’investissement agricole responsable (Ministère français des affaires étrangères), d’acquisitions massives de terres (Banque mondiale), d’appropriations ou de concentrations massives de terres, d’accaparement de terres (presse et ONG), de pression commerciale sur les terres (International Land Coalition), de convoitise sur les terres agricoles mondiales (CIHEAM), d’investissements agricoles à grande échelle, d’agriculture de firme, de cession d’actifs agricoles à des investisseurs étrangers dans les pays en développement (CAS3), etc. Aujourd’hui, malgré le secret qui entoure les négociations, des ébauches d’inventaire de projets sont en cours, qui mettent en évidence le développement des investissements (investissements libyens au Mali).

48 Le phénomène a de redoutables répercussions foncières dans la mesure où les gouvernements, au nom de la présomption de domanialité, s’autorisent à négocier avec les investisseurs et négligent ainsi la réalité locale. Se posent alors des questions délicates : celle du montage juridique précisant la forme et la durée de possession des

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terrains par l’entreprise ; celle du sort des populations agricoles et pastorales lésées par l’investissement ; la question du statut de la main-d’œuvre employée ; celle de la compensation en termes d’investissements publics ; celle de la localisation des zones convoitées et de la relation avec les politiques de protection des ressources naturelles ; enfin, celle de l’articulation de ces négociations exceptionnelles avec les politiques en cours dans les pays concernés.

49 Cette étude du Comité « Foncier et Développement » s’intéresse particulièrement à ce qu’il y a de nouveau dans ce phénomène : l’ampleur des surfaces convoitées ; les nouvelles formes politiques et juridiques de l’implantation ; les montages financiers et les développements technologiques mis en œuvre. En revanche, comme d’autres travaux sur le même sujet l’ont relevé, le phénomène n’est pas aussi large que ce que prétendent la presse et certaines ONG. L’évaluation est d’ailleurs difficile tant qu’elle ne se traduit pas par une marque visible dans les espaces ruraux concernés.

50 Les auteurs du document prennent position 4. Il faut respecter et consolider les droits de propriété existants et en assumer la diversité. Il faut aussi que l’action concorde avec les objectifs du développement durable. Le document recommande in fine un cadre juridique international contraignant. Par ailleurs, il invite les parties concernées à « développer des politiques et des mécanismes qui rémunèrent le travail et l’efficacité économique et redistribuent les rentes qui n’auront pas pu être éliminées, en mettant en place une fiscalité foncière ».

Histoire du cadastre Florence Bourillon, Pierre Clergeot et Nadine Vivier eds., De l’estime au cadastre en Europe. Les systèmes cadastraux aux XIXe et XXe siècles. Colloque des 20 et 21 janvier 2005. Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2008, 424 p.

51 Troisième et ultime volet d’une grande histoire du cadastre5, cet ouvrage, qui comporte une vingtaine de contributions, propose un tour d’horizon européen de l’institution du cadastre aux XIXe et XXe siècles.

52 Un premier thème de réflexion est celui de l’utilité même du cadastre. Car la thématique choisie ne doit pas faire oublier qu’il existe des pays sans cadastre. C’est en Angleterre que se situe le cœur de cette « résistance ». Les théoriciens de l’économie et l’aristocratie ont toujours refusé l’intervention de l’État et considéré que l’entreprise cadastrale était nuisible. Roger J.P. Kain, Elizabeth Baigent et David Fletcher racontent ainsi le rejet pluriséculaire par les Anglais de l’idée d’un cadastre levé par l’administration, malgré la production de différentes cartes foncières seigneuriales, jadis les estate maps, suivies des cartes liées à la pratique de certaines enclosures et des cartes réalisées dans le cadre de la conversion de la dîme. La résistance a pris des formes très différentes : ancien préjugé selon lequel la cartographie signifie l’intervention du gouvernement dans les affaires privées ; défense des intérêts des hommes de loi, qui craignaient une perte de revenus ; défense du monopole détenu par l’Ordnance Survey pour établir les cartes. On a donc, dans ce pays, maintenu l’ancien mode de description littéraire des accidents topographiques et autres signes, sans

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cartographie. Les choses ont changé avec la loi de 1992, mais, à ce jour, seule la moitié de la surface de la Grande-Bretagne est enregistrée.

53 Vient ensuite le cas des pays où le cadastre a été institué avant d’être combattu et en partie vidé de son contenu. Nadine Vivier expose les clivages qui se sont manifestés en France au XIXe siècle à propos du cadastre. Prise dans la tourmente politique de la Restauration, cette question a donné lieu à d’interminables débats qui en ont progressivement réduit l’intérêt. Les oppositions mettent en jeu une vision libérale et une vision ultraconservatrice. Les libéraux plaident pour un système uniforme, avec péréquation départementale, et pour une assiette fixée une fois pour toutes qui interdise les effets dérangeants de l’autorité (que ce soit celle de l’État ou celle des édiles locaux) ou des passions sur les propriétés. Selon cette conception, le cadastre est fiscal et juridique, « grand livre de la propriété territoriale ». Mais, sur une ligne de fond assez voisine de ce qui se passe en Angleterre à l’époque moderne, les ultras luttent pour la suppression du cadastre : il faut effacer l’œuvre de la période révolutionnaire, s’opposer à l’impôt foncier et à la centralisation. Ils obtiendront le transfert des opérations cadastrales aux conseils généraux à partir du début de l’année 1822.

54 L’histoire du cadastre en France ne se remettra pas de ces dissensions, et, pendant un demi-siècle, la question cadastrale s’enlise. Mais comme le montre bien Nadine Vivier, le débat évolue aussi. Les conservateurs défendent l’idée d’un monde rural immobile, avec une propriété foncière ayant une valeur sociale forte, soumise à un impôt modéré et fixe, sans intervention de l’État. En revanche, les acteurs du monde économique ne veulent voir dans la terre qu’un simple moyen de production, un outil de travail dont la productivité sera encouragée par des textes législatifs performants. En conclusion, Nadine Vivier peut écrire : « Modèle en 1807, le cadastre français est devenu un “projet bâtard” à cause des dissensions sur sa finalité, tandis que les États allemands, néerlandais et italiens en faisaient un instrument performant. Les défenseurs d’un cadastre-livre foncier en ont conscience dans les années 1850. » (P. 215) « La France, après avoir débuté par une œuvre remarquable dont les autres Nations ont tiré un grand parti pour fonder chez elles l’institution cadastrale, est restée stationnaire, tandis que, dans la plupart des autres États, on a suivi les progrès qu’a faits dans les derniers temps cette importante institution. »6

55 Parmi les États qui ont cherché à réaliser un cadastre mais où l’entreprise n’a pas abouti, se trouvent l’Espagne, étudiée dans deux contributions, l’une de Maria Teresa Perez Picazo, l’autre de Juan Pro Ruiz, et l’Empire ottoman, étudié par Alp Yücel Kaya. Dans ces deux pays, malgré la volonté de l’État et malgré de multiples essais, le cadastre ne fut pas du tout ou pas complètement réalisé, en butte à l’hostilité des grands propriétaires et au manque de statistiques.

56 Dans d’autres pays, l’entreprise cadastrale est au contraire complète, à la fois fiscale et juridique. C’est le cas de l’Allemagne, des Pays-Bas et de l’Italie. Les États allemands, étudiés par Wolfgang Stein, sont allés le plus loin dans cette voie. De la Prusse à la Bavière et à la Rhénanie, les cheminements ont été différents, mais, partout, l’idée est la même : c’est à l’État central qu’il revient de garantir l’exactitude des informations, d’où le fait que le cadastre soit à la fois un registre fiscal et un livre foncier.

57 Une section importante de l’ouvrage est consacrée au cadastre urbain. Parce que le cadastre est généralement pensé pour le foncier rural, la prise en compte des spécificités des villes a toujours posé problème. À partir de plusieurs cas – Paris, étudié

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par Cécile Souchon et Florence Bourillon ; Bordeaux, par Sylvain Schoonbaert ; Rome, par Carlo Travaglini ; Naples par Marco Iuliano – les auteurs soulignent quelques-unes des difficultés de l’application du cadastre.

58 En définitive, sous un angle historique, ce livre aborde de vraies questions. Longtemps, au XIXe siècle et au début du XXe, la question du cadastre a été liée à celle de la fixité et de la juste répartition de l’impôt foncier contre l’arbitraire fiscal. Et ce qui a fait baisser les tensions sur ce terrain, c’est uniquement la diminution du poids de l’impôt foncier dans l’ensemble de la fiscalité. Dans les pays marqués par le droit privé d’origine romaine, on a refusé que le cadastre soit un livre foncier. Le résultat paradoxal est que seule l’Allemagne a réalisé la prescription du recueil de 1811 accompagnant le cadastre napoléonien (art. 703), lequel prévoyait que le cadastre devrait « servir de titre pour constater la propriété ».

59 Ces apports historiques permettent de mieux saisir l’importance des évolutions les plus récentes. La transformation progressive du cadastre en système d’information géographique ou système d’information foncière, non seulement lui restitue sa vocation de départ mais change en outre la nature des débats. La question de la précision est résolue, et le temps de la compétition entre la carte et le plan parcellaire est révolu. Que signifie l’intégration de plus en plus poussée de toutes les données dans des outils de traitement de l’information géographique et foncière ? Il est évident que la puissance démultipliée de l’outil et les nouvelles fonctions qu’il assume déplacent la question de la centralité. Le véritable centre peut ne plus être l’institution d’État, qui conserve les plans et les matrices, mais peut se trouver là où est l’ordinateur, qui compile les données, y compris à l’échelle locale.

NOTES

1. Signalons que la version intégrale du Livre blanc est disponible en français et en anglais sur le site du Comité « Foncier et Développement » ainsi qu’un résumé du texte en français, anglais, espagnol et portugais. Voir http://www.foncier- developpement.org/ 2. Sur le site du Comité « Foncier et Développement ». 3. Centre d’analyse stratégique dépendant du Premier ministre. Le rapport est disponible sur le site du CAS : http://www.strategie.gouv.fr/article.php3? id_article=1197 5. J’ai rendu compte des deux précédents volumes dans Études rurales 181, janvier-juin 2008, pp. 223-227. 6. François Noizet, La rénovation du cadastre, Paris, 1867, p. 382.

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Livres reçus

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Livres reçus

1 Carrier, Nicolas ed., Nouveaux servages et société en Europe (XIIe-XXe siècle). Actes du colloque de Besançon (4-6 octobre 2007). Caen, Association d’histoire des sociétés rurales (« Bibliothèque d’histoire rurale » 11), 2010, 414 p.

2 Chouquer, Gérard, La terre dans le monde romain. Anthropologie, droit, géographie. Paris, Errance (« Collection d’archéogéographie de l’Université de Coimbra »), 2010, 358 p.

3 Gaboriaux, Chloé, La République en quête de citoyens. Les républicains français face au bonapartisme rural (1848-1880). Paris, Les Presses de Sciences Po (« Fait politique »), 2010, 374 p.

4 Héritier, Françoise, Retour aux sources. Paris, Galilée (« Contemporanéités »), 2010, 200 p.

5 Keck, Frédéric, Un monde grippé. Paris, Flammarion, 2010, 352 p.

6 Le Mao, Caroline et Corinne Marache eds., Les élites et la terre. Du XVIe siècle aux années 1930. Paris, Armand Colin (« Recherches »), 2010, 348 p.

7 Marty, André, Antoine Eberschweiler et Zakinet Dangbet, Au cœur de la transhumance. Un campement chamelier au Tchad central. Septembre 2006-avril 2007. Orléans- Paris, ANTEA-IRAM-Karthala, 2009, 284 p.

8 Méchin, Colette et Benoist Schaal, Sagesses vosgiennes. Les savoirs naturalistes populaires de la vallée de la Plaine. Paris, L’Harmattan, 2010, 300 p.

9 Moriceau, Jean-Marc et Philippe Madeline eds., Repenser le sauvage grâce au retour du loup. Les sciences humaines interpellées. Caen, Presses universitaires de Caen (« Bibliothèque du Pôle rural » 2), 2010, 258 p.

10 Muttenzer, Frank, Déforestation et droit coutumier à Madagascar. Les perceptions des acteurs de la gestion communautaire des forêts. Genève-Paris, Institut de hautes études internationales et du développement-Karthala, 2010, 358 p.

11 Paillard, Bernard, Jean-François Simon et Laurent Le Gall eds., En France rurale. Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960. Rennes, Presses universitaires de Rennes, Centre de recherche bretonne et celtique (« Histoire »), 2010, 396 p.

12 Reynaud, Florian, L’élevage bovin. De l’agronome au paysan (1700-1850). Préface de Jean- Marc Moriceau. Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Histoire »), 2010, 344 p.

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13 Simenel, Romain, L’origine est aux frontières. Les Aït Ba’amran, un exil en terre d’arganiers (Sud Maroc). Paris, CNRS Éditions-Éditions de la MSH, 2010, 328 p.

14 Soudière, Martin de la, Poétique du village. Rencontres en Margeride. Paris, Stock (« Un ordre d’idées »), 2010, 280 p.

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Comptes rendus

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James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Paris, Éditions Amsterdam, 2009, 270 p.

Yann Cleuziou

James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Paris, Éditions Amsterdam, 2009, 270 p.

1 Excellemment traduit mais publié en français dix-sept ans après sa première édition aux États-Unis, l’ouvrage intitulé La domination et les arts de la résistance est capital en ce qu’il propose une nouvelle approche des situations de domination. L’idée que développe James C. Scott, professeur de science politique et d’anthropologie à l’Université Yale, résulte des recherches sur les rapports de classe qu’il a effectuées dans un village de Malaisie. Il observe alors la manière dont, chez les Malais, les relations de pouvoir infléchissent le discours. Il isole un jeu discursif fondamental : « Il me sembla que les pauvres jouaient une partition particulière en présence des riches et une autre lorsqu’ils étaient entre eux. De même, les riches parlaient de manière différente selon qu’ils étaient devant les pauvres ou bien entre eux. » (P. 9)

2 L’auteur en conclut que l’attitude adoptée en public par les dominés et les dominants ne peut être comprise que si on la compare avec l’attitude qui est la leur hors des situations de pouvoir. Par défaut, ce qui relève du simulacre, du rôle à jouer dans des situations instituées, ou encore ce qui procède de la stratégie, pourrait passer pour une attitude transparente où les motivations et les conduites sont en parfaite adéquation. Selon James C. Scott, cette science indigène de la représentation et du pouvoir pourrait ouvrir une nouvelle porte aux sciences sociales parce que son observation permettrait de prendre les « façades » pour ce qu’elles sont, « un texte public », sans risquer de confusion avec ce qui se dit et se pense en coulisse, « le texte caché » : « L’analyse des

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textes cachés des puissants et des subordonnés nous donne accès à une science sociale qui met en lumière des contradictions et des possibilités, qui projette son regard bien au-delà de la surface placide que les accommodements publics à la distribution existante du pouvoir, des richesses et des statuts laissent souvent paraître. » (P. 29)

3 James C. Scott fonde sa démarche sur la distinction entre « texte caché » et « texte public ». Il élabore à partir d’elle un modèle pour penser les relations dominants- dominés : « Tout groupe dominé produit, de par sa condition, un “texte caché” aux yeux des dominants, qui représente une critique du pouvoir. Les dominants, pour leur part, élaborent également un texte caché comprenant les pratiques et les dessous de leur pouvoir qui ne peuvent être révélés publiquement. La comparaison du texte caché des faibles et des puissants, et de ces deux textes cachés avec le texte public des relations de pouvoir permettra de renouveler les approches de la résistance à la domination. » (P. 12)

4 C’est à partir de cette observation sur la manière dont les dominants et les dominés produisent un texte caché et un texte public que l’auteur a voulu développer, de manière systématique, une réflexion sur les situations de domination et de dépendance. Son analyse s’appuie sur le présupposé selon lequel « des formes de domination structurellement similaires partageront les unes avec les autres un certain air de famille » (p. 11).

5 En l’espèce, James C. Scott choisit comme principaux terrains d’étude l’esclavage, la féodalité, la colonisation et le système des castes. C’est-à-dire des modes de domination où les dominés n’ont ni droits civiques ni moyens légitimes pour résister au statut qui leur est imposé par la naissance – l’auteur expliquera d’ailleurs en annexe en quoi cela peut limiter l’analyse portant sur la domination dans les démocraties libérales.

6 James C. Scott commence par souligner que le texte public entraîne une théâtralisation de la vie sociale. Dominants et dominés sont également soumis à la nécessité d’apparaître, aux yeux du public, tels qu’ils doivent être dans l’ordre des choses qui légitime cette hiérarchie sociale. Loin de défendre l’idée d’une quelconque naturalité des positions sociales, Scott montre à quel point celles-ci sont le produit de prises de rôles performatifs dont les relations asymétriques entre dominants et dominés sont le théâtre privilégié. À chacun de bien jouer son rôle, de l’interpréter comme un comédien, sous peine de graves conséquences : « Si la subordination rend nécessaire une interprétation crédible d’humilité et de déférence, la domination exige ainsi, de son côté, une interprétation crédible de supériorité et de grandeur. » (P. 25) Faute de quoi, le dominant sera ridicule et le dominé, licencié ou fouetté.

7 La duplicité est alors la règle mais James C. Scott montre les conditions qui peuvent la faire varier. Les rôles du serf dévoué, de l’esclave déférent ou du serviteur idiot sont d’autant plus stéréotypés et ritualisés que le pouvoir est menaçant. À l’inverse, plus le pouvoir s’érode moins les dominés dissimulent leur défiance et plus ils introduisent de jeu dans leur rôle afin de suggérer la distance qu’ils mettent vis-à-vis des formes auxquelles ils se conforment. C’est d’ailleurs pour cette raison que les dominants doivent veiller à ce que, publiquement, ils ne semblent pas entrer en contradiction avec ce sur quoi ils fondent leur prétention au pouvoir. L’auteur rappelle que Richard Nixon a chèrement payé la diffusion des conversations enregistrées dans le bureau ovale de la Maison Blanche. Chaque forme de pouvoir doit donc s’attacher à dissimuler « sa scénographie particulière, mais aussi son linge sale » (p. 25).

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8 Si chaque acteur a accès au texte public et au texte caché de son groupe, il n’a toutefois pas accès au texte caché des autres groupes, qui devient alors l’enjeu capital des relations entre groupes : « Finalement, écrit Scott, il est évident que la frontière entre les textes publics et privés forme une zone de lutte constante entre dominants et subordonnés mais ne constitue pas un mur solide. La capacité des groupes dominants à l’emporter – qui n’est jamais totale – en définissant et en décidant ce qui compte pour texte public et ce qui est maintenu à l’arrière-scène est [...] une bonne indication de leur pouvoir. La lutte sans relâche organisée autour de ces frontières est peut-être l’arène la plus fondamentale des formes ordinaires de conflit et de lutte des classes. » (P. 28)

9 Les classes protagonistes cherchent à protéger leur texte caché et à anéantir le texte caché du groupe adverse soit en le démasquant et en le sanctionnant soit en contrevenant aux conditions de sa diffusion. James C. Scott rédige deux chapitres très stimulants dans lesquels il décrit les armes auxquelles recourent les uns et les autres. Du côté des dominants, il s’agit, entre autres, d’entretenir le secret sur les ressorts réels de la politique, d’user d’euphémismes, de produire un puissant texte public de légitimation de leur pouvoir par de grandes liturgies politiques ou religieuses, et, bien sûr, de surveiller les dominés et d’atomiser leur groupe. Du côté des dominés, il s’agit davantage d’autodiscipline, d’actions clandestines, de vols, de sabotages, d’ironie, de sarcasme, etc. Bien sûr, ces actions demeurent plus ou moins voilées. Et, lorsque le « cordon sanitaire » entre les différents « textes » s’érode ou se rompt, la situation se fait explosive parce que l’arbitraire de la domination apparaît au grand jour et que la subordination des dominés se montre telle qu’elle est : une feinte.

10 Il existe donc, pour les dominés, plusieurs niveaux de discours, de pratiques et de rôles. Le premier est le texte public, défini par les légitimations de la domination, c’est-à-dire « les images flatteuses que les élites produisent d’elles-mêmes » (p. 32). Le deuxième est le texte caché que partagent en coulisse les dominés là où ils sont à l’abri du pouvoir et donc en mesure de le dénoncer. Le troisième niveau se situe de manière stratégique entre les deux premiers : « c’est la politique du déguisement et de l’anonymat [qui] se déroule aux yeux de tous mais est mise en œuvre soit à l’aide d’un double sens soit en masquant l’identité des acteurs » (p. 33), ainsi, par exemple, tout un ensemble de contes et de chansons qui, sous couvert d’histoires mettant en scène des animaux rusés et vengeurs, valorisent les attitudes de filouterie et de résistance des subordonnés. À ce troisième niveau s’exerce l’infrapolitique des dominés, c’est-à-dire « une grande variété de formes discrètes de résistance qui n’osent pas dire leur nom » (p. 33) et qui se développent faute de pouvoir agir à l’encontre des dominants. James C. Scott, avec une attention très fine, décrit les multiples voies plus ou moins informelles que cette infrapolitique peut emprunter : depuis l’action anonyme jusqu’au rituel d’inversion en passant par « le parler dans sa barbe » et le conte fripon. Scott offre là une analyse de la culture populaire et de l’oralité très stimulante.

11 Un des apports essentiels de James C. Scott est sa critique des thèses de « la fausse conscience » (de Antonio Gramsci et de Pierre Bourdieu entre autres) selon laquelle les dominés seraient aliénés par l’hégémonie culturelle des dominants. Ils en viendraient à croire que leur position est naturelle et juste. Scott réfute cette thèse avec une argumentation à la fois très convaincante et riche d’exemples tout à fait pertinents. Selon lui, l’hypothèse qui veut que l’incorporation de l’idéologie des dominants par les groupes subalternes diminue la conflictualité sociale est fragile. En effet, il montre que

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la conflictualité est très prégnante dans les sociétés très hiérarchisées et il suggère de poser la question de façon inverse : comment se fait-il que les groupes subalternes se soient si souvent révoltés alors que le rapport de force leur était très défavorable et que leurs chances de succès étaient quasi nulles ?

12 Comme premier élément de réponse, James C. Scott note que si le texte public dominé par l’élite tend effectivement à « naturaliser » la domination, dans le même temps des influences contraires s’emploient à la « dénaturaliser ». Certes, le caractère apparemment fatal de la domination ne la rend pas nécessairement légitime. L’auteur montre que, dans les situations de domination, les dominés, s’ils ne planifient pas une autre société, peuvent néanmoins imaginer un renversement de la hiérarchie, voire une absence totale de hiérarchie. Pour illustrer son propos, Scott se lance dans une très intéressante étude des religiosités populaires en montrant la place capitale qu’y occupent les utopies messianiques ou millénaristes d’un renversement de l’ordre du monde. Il retrouve là des pistes qu’Henri Desroche avait ouvertes dans Sociologie de l’espérance [1973] et Les religions de contrebande [1974]. Les intuitions de ces deux auteurs se rejoignent sur le rôle capital que, lorsqu’elles investissent l’univers populaire, les thématiques religieuses jouent dans la genèse des processus révolutionnaires.

13 Si les dominés sont donc toujours aptes à imaginer le renversement de l’ordre établi, les raisons de l’assentiment et de l’obéissance doivent pouvoir s’expliquer autrement que par l’hégémonie culturelle. Ici, la thèse du texte caché montre encore toute sa fécondité. Car, selon Scott, les théories de l’aliénation ne font que prendre pour argent comptant le texte public et négligent le double jeu des subordonnés : « Dans des circonstances ordinaires, les dominés ont ainsi un intérêt particulier à éviter toute démonstration explicite d’insubordination. Ils ont aussi, bien sûr, un intérêt particulier à résister afin de réduire au maximum le travail à accomplir et les exactions et humiliations dont ils sont victimes. La synthèse de ces deux objectifs qui peuvent au départ sembler contradictoires est rendue possible précisément par la poursuite de formes de résistance qui évitent toutes confrontations ouvertes avec les structures de l’autorité à laquelle on s’oppose. » (P. 101) Ainsi l’image du paysan irréprochable n’est que ce que le texte public permet de retrouver dans les archives car les résistances très discrètes des subordonnés, tels le chapardage, le braconnage ou la fraude fiscale, ne laissent que peu de traces dûment répertoriées. James C. Scott constate que « jusqu’à fort récemment, la plus grande partie de la vie politique active des groupes dominés a été ignorée parce qu’elle a lieu à un niveau qui est rarement reconnu comme politique » (p. 214).

14 Proche des thèses développées par Michel de Certeau dans L’invention du quotidien [1980], Scott montre également la valeur d’usage de l’hégémonie par les dominés. Dans bien des cas, les subordonnés habillent leur résistance de rituels de subordination afin de déguiser leurs objectifs et d’atténuer les conséquences d’un éventuel échec (p. 111). Le mythe du « tsar prodigue » en Russie en est un bon exemple : le monarchisme des paysans russes qui se rebellaient contre leurs maîtres au motif que ceux-ci faisaient obstruction à l’abolition du servage souhaité par le tsar est moins naïf qu’il n’y paraît. En appeler au souverain pour justifier la révolte contre son administration était un moyen de faire valoir leurs revendications – y compris de façon violente –, ce qui rendait la répression plus délicate car elle aurait pu entamer le capital de sympathie dont le tsar semblait bénéficier au sein de la population. Chaque justification de l’ordre dominant est donc une sorte de talon d’Achille symbolique qui rend les dominants

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vulnérables : « C’est ainsi au niveau des symboles à travers lesquels son autorité est la plus lourdement investie que chaque groupe dominant dispose de la plus faible marge de liberté. » (P. 120) Prolongeant cette idée, James C. Scott, toujours soucieux de réagir aux objections possibles, affirme même que les dominés qui semblent confirmer la thèse de l’hégémonie culturelle par leur adhésion au texte public sont potentiellement des contestataires. En effet, quand apparaissent des contradictions entre la légitimation et le texte caché des dominants, ces « croyants », sûrs de leur bon droit, se sentent trahis et se révoltent. Paradoxalement, conclut Scott, « le système a ainsi probablement plus à craindre des subordonnés chez lesquels les institutions de l’hégémonie ont été les plus efficaces » (p. 121). Au terme d’une démonstration passionnante de bout en bout, la théorie de la fausse conscience apparaît « pauvre comme Job », pour reprendre une formule de l’auteur (p. 97).

15 Ayant établi l’existence d’une infrapolitique des dominés, James C. Scott discute une objection formulée par Barrington Moore : « Les fantasmes de libération et de revanche peuvent contribuer à préserver la domination en dissipant les énergies collectives par une rhétorique et des rituels relativement inoffensifs. » (Cité p. 201). C’est l’interprétation que Scott qualifie d’« hydraulique » : autrement dit, les discours et les pratiques de résistance joueraient le rôle de soupape de sécurité.

16 S’appuyant sur divers exemples, Scott démontre que, au contraire, certains rituels d’inversion, comme le carnaval, ont été à l’origine de révoltes et qu’on ne peut donc leur prêter aucune fonction cathartique. La limite de la thèse de Moore tient, selon Scott, à ce qu’elle repose sur « un idéalisme sophistiqué fondamental » : l’idée qui voudrait que les formes de résistance en coulisse aboutissent à maintenir le statu quo. Ce n’est pas le cas, parce que le texte caché est à la fois discours de délégitimation et pratique clandestine d’appropriation : « Le lien étroit entre domination et appropriation fait qu’il est impossible de séparer les idées et le symbolisme de la subordination du processus d’exploitation matérielle. De la même manière, il est impossible de séparer la résistance symbolique voilée à la domination des luttes matérielles visant à soulager ou interrompre l’exploitation. Tout comme la domination, la résistance mène ainsi une guerre sur deux fronts. Le texte caché n’est pas que rumination et grognements en coulisse ; il donne lieu à une série de stratagèmes discrets et pratiques visant à minimiser l’appropriation. Chez les esclaves, par exemple, ces stratagèmes ont traditionnellement inclus le chapardage, le maraudage, l’ignorance feinte, le travail bâclé, le tirage au flanc, le troc et la production souterraine, le sabotage des récoltes ou des machines voire celui des bêtes, les incendies volontaires, la fuite, etc. Chez les paysans, le braconnage, l’occupation illégale des terres, le glanage non autorisé, le versement de loyers en nature inférieurs au dû, le défrichement de champs clandestins et le manquement aux impôts seigneuriaux ont constitué des stratagèmes courants. » (P. 204) Pour James C. Scott, plus qu’un substitut, le texte caché est un « adjuvant » à la résistance.

17 Cette rupture avec l’approche fonctionnaliste conduit à déplacer le problème et à formuler une nouvelle question : quelles sont les conditions de possibilité du passage de l’insubordination voilée à la révolte ouverte ? Premier point : James C. Scott constate que le rapport des forces n’est jamais connu avec exactitude et que dominants et dominés cherchent donc constamment à tester l’équilibre en place pour le connaître. Afin de topographier ce « no man’s land » indéterminé, chaque groupe recherche les points faibles de l’adversaire, par des sondages successifs (un vol plus audacieux, un

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mot « limite » lourd de provocation implicite, un ordre plus arbitraire), des comportements plus courants que ne le sont les assauts frontaux mais non moins subversifs : « Les avancées qui réussissent – qu’elles aient ou non rencontré une opposition – ont de grandes chances de susciter d’autres avancées plus nombreuses et plus audacieuses, à moins qu’une riposte décisive ne vienne les stopper. Les limites du possible ne sont trouvées qu’à travers un tel processus empirique de tests et de sondages. » (P. 209)

18 Tout relâchement de la surveillance ou des sanctions du dominant peut ouvrir une brèche dans l’hégémonie. Tirer au flanc peut deve-nir « grève déclarée », les contes populaires devenir « chansons publiques et ouvertement sarcastiques », l’espérance millénariste être traduite en politique égalitaire. Dans le dernier chapitre de l’ouvrage consacré aux « saturnales du pouvoir », c’est-à-dire aux premières déclarations publiques du texte caché, on re-tiendra une analyse très intéressante de l’importance du texte caché pour la production sociale du charisme. Car, en définitive, c’est parce que quelqu’un a, à un moment donné, le courage ou la folie de lancer à la face du pouvoir le texte caché de son groupe que sa parole est reconnue comme parole collective. C’est, ainsi, en raison de la grande circulation clandestine du texte caché qu’un geste isolé de révolte peut provoquer une mobilisation collective très rapide : « Ce n’est que lorsque ce texte caché est déclamé ouvertement que les dominés peuvent reconnaître pleinement dans quelle mesure leurs revendications, leurs rêves et leurs colères sont partagés par d’autres dominés avec lesquels ils n’ont jusqu’alors pas eu de contact direct. » (P. 240) Si les révoltes sont si tumultueuses, désordonnées et chaotiques, c’est alors peut-être, pense Scott, « parce que les sans-pouvoirs sont si rarement présents sur la scène publique, et parce qu’ils ont tant à dire et tant à faire une fois qu’ils parviennent à s’y hisser » (p. 243).

19 Qu’on ne se méprenne pas sur les conséquences de cet ouvrage : c’est l’objet et la définition de la science politique qui se trouvent bousculés et déplacés. Si, selon l’auteur, la question de la domination doit rester centrale, il faut en revanche abandonner les problématiques dérivées du concept d’aliénation et se décentrer des formes instituées de la participation politique pour aller explorer les pratiques informelles de l’infrapolitique : « En adoptant une perspective historique plus large, on voit que le luxe de pouvoir mener une opposition politique ouverte dans des conditions de sécurité relativement correctes est à la fois rare et récent. La vaste majorité des gens ont été et continuent d’être non pas des citoyens mais des sujets. Tant que notre conception de ce qu’est le politique se réduit aux activités déclarées ouvertement, nous sommes amenés à conclure que les groupes dominés n’ont pas de vie politique, ou bien que la vie politique qu’ils peuvent avoir se borne aux moments exceptionnels d’explosion populaire. Une telle perspective manque l’immense terrain idéologique qui s’étend entre l’inertie et la révolte et qui, pour le meilleur ou pour le pire, constitue l’environnement politique des classes assujetties. C’est se concentrer sur l’arbre visible du politique et ne pas apercevoir la forêt qui s’étend au-delà. » (P. 216)

20 Ce programme de recherche nécessite une réflexion profonde sur la méthode. On aimerait savoir ce que pense James C. Scott des enquêtes quantitatives, le questionnaire étant très proche d’un rituel de déférence. En revanche, l’histoire sociale ou l’ethnographie semblent des médias plus propices à l’exploration à laquelle l’auteur nous invite. On ne sera pas surpris de trouver, dans l’ouvrage, des références aux travaux de Maurice Agulhon et de Yves-Marie Bercé. Il convient aussi de noter que

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James C. Scott use de la littérature d’une manière très pertinente, alors que celle-ci reste une source encore très suspecte dans bien des champs des sciences sociales.

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Mark Schultz, The Rural Face of White Supremacy Champaign, University of Illinois Press, 2007, 305 p.

Fabien Gaveau

Mark Schultz, The Rural Face of White Supremacy. Champaign, University of Illinois Press, 2007, 305 p.

1 Publiée aux États-Unis en 2007, cette étude s’appuie sur plus de 200 témoignages oraux et décrit les relations entre Noirs et Blancs dans un comté du piedmont des Appalaches, à savoir Hancock, dans l’État de Géorgie, et ce des années 1880 aux années 1940. Isolée des grands centres urbains, cette région diffère du Mississippi, de la Louisiane et de l’Alabama. Certes, jamais l’auteur ne conteste la puissance de l’élite blanche ni ses efforts pour maintenir sa suprématie. Les maîtres de la terre, riches planteurs de coton, détiennent le pouvoir. Les difficultés économiques ne les atteignent vraiment qu’à partir des années 1920, période où ils connaissent un réel appauvrissement. Le coton recule devant les pins destinés à l’industrie papetière et, parallèlement, les ruraux rejoignent les villes.

2 Dans ce contexte, Mark Schultz retrace l’émancipation des populations noires du comté. Ces populations abandonnent leur statut de métayers en acquérant des terres de médiocre qualité. Leurs vendeurs, Blancs, ne cèdent ces terres qu’à ceux qui reconnaissent leur prééminence et se montrent méritants et dévoués ; ces derniers sont souvent issus des familles de leurs anciens esclaves. Quelques fortunes s’expliquent par le legs qu’un riche père blanc fait à son enfant mulâtre pour lui assurer un avenir confortable.

3 Le monde des marchands et des artisans afro-américains grossit parfois de quelques exploitants qui se lancent dans le commerce. Tous ménagent leurs concurrents blancs et leur clientèle blanche, pourtant minoritaire. Leur tranquillité et leur réussite dépendent de leur déférence. Enfin, les domestiques, les employés et les salariés

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cherchent à se garantir les moyens de faire vivre leur famille. D’autres choisissent de gagner la ville pour travailler dans les industries.

4 L’absence d’une ségrégation aussi nette qu’elle peut l’être en ville ne signifie pas « absence de color line ». Dans le comté de Hancock, l’isolement relatif dans lequel vivent les Blancs les pousse à côtoyer leurs voisins noirs. Une réelle porosité sociale en découle, parfois même, selon l’auteur, une forme d’intimité. Les relations de voisinage, les rencontres entre enfants ou entre adultes pour le travail, la chasse ou la pêche rapprochent des mondes très ségrégés en ville.

5 De fait, dans la position que les individus occupent les uns par rapport aux autres, la couleur compte au même titre que le genre, l’âge et l’aisance matérielle. Cependant, une étiquette informelle, un habitus, perpétue l’idée d’une suprématie innée des Blancs, si peu nombreux soient-ils. Le refus de la mixité sociale se manifeste particulièrement à certains moments, à savoir lors des repas, des offices religieux, des soins médicaux et, surtout, les relations intimes. Toutefois, dans le comté de Hancock, il arrive qu’en certaines de ces occasions, Noirs et Blancs transgressent les interdits, à condition que cela ne s’inscrive ni dans l’habitude ni dans un militantisme civique.

6 Ce climat n’exclut pas la violence physique, elle-même présente au cœur de la société américaine. Dans la première moitié du XXe siècle, beaucoup admettent qu’un homme défende son honneur, au besoin par la force, à condition de ne pas sortir de son rang. Bien des altercations se produisent au sein des communautés sans susciter la moindre réprobation. Quant à la justice, elle n’est mobilisée que si un Blanc, ou sa famille, s’estime lésé.

7 Les tensions véritablement racistes semblent cependant rares dans ce comté, sauf dans les années 1880, temps de la reconstruction qui suit la guerre de Sécession, et dans les années 1917-1919, quand des volontaires noirs rejoignent l’armée au côté des Blancs. La crainte de revendications égalitaires déclenche la violence des Blancs mais celle-ci est vite réprouvée par l’élite terrienne. Mark Schultz ne relève par ailleurs, dans les campagnes, que deux cas de lynchage, l’un en 1885, l’autre vers 1935, alors que, dans les villes, ils sont innombrables.

8 En les patronnant, les Blancs assurent aux Noirs non seulement une promotion économique mais aussi une protection et une sécurité appréciables, sachant que la justice et la police, embryonnaire, leur sont inaccessibles. En outre, dans un monde cloisonné où tous se connaissent, les conflits se résolvent de manière personnelle. Enfin, les Blancs de Hancock développent une culture politique conservatrice, hostile aux actions de masse, qu’elles viennent de la communauté blanche ou de la communauté noire. De fait, la proximité entre Noirs et Blancs permet l’ascension de familles noires et favorise leur défense contre les agissements d’extrémistes, peu puissants, à l’image d’un Ku Klux Klan qui, dans ce comté, peine à exister.

9 Cependant, la participation politique des Afro-Américains est combattue et encadrée. Seules sont tolérées les actions collectives à visée sanitaire ou éducative, lesquelles réunissent d’ailleurs les Blancs et les Noirs.

10 Après la Seconde Guerre mondiale, de bonnes routes et des lignes téléphoniques ouvrent le comté de Hancock au reste du pays. Le New Deal n’y avait pas vraiment eu de répercussions et l’élite blanche avait refusé toute intervention publique afin de maintenir un ordre qu’elle-même maîtrisait. Avec le départ des hommes, la guerre libère des postes dans l’industrie, notamment dans le Nord. Mais le gouvernement

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fédéral établit de nombreux ateliers dans le Sud, la main-d’œuvre, abondante, y étant meilleur marché. L’afflux de travailleurs dans le monde industriel réduit la masse salariale dans les campagnes, ce qui tend à rehausser les salaires de ceux qui restent.

11 Après guerre, l’ancien équilibre social se brise, d’autant que les entreprises ne considèrent leurs travailleurs que sous l’angle d’une force de travail, rompant avec la culture paternaliste qui avait marqué les rapports sociaux dans le comté. De fait, les tensions s’accroissent entre les communautés. Les attentes liées au mouvement pour les droits civiques se diffusent grâce aux médias et aux informations que les familles reçoivent de leurs proches établis dans les cités industrieuses du pays.

12 Après 1945, la conquête des droits politiques se met en marche, et ce dans un climat tendu. Elle aboutit en 1966 à une participation massive des Afro-Américains aux élections, une fois votées les lois reconnaissant leur pleine citoyenneté.

13 L’ouvrage vient ainsi confirmer ce que des travaux pionniers, notamment ceux de Kenneth T. Jackson sur le Ku Klux Klan dans les petites villes de l’Amérique, ont mis à jour1. La ségrégation a été fortement promue par des activistes blancs, qui se recrutent massivement dans les petites villes. Dans certaines campagnes, la domination blanche a dû prendre en compte l’importance numérique des populations afro-américaines. Pour se maintenir, elle a dû utiliser une forme de paternalisme tout en surveillant l’émancipation des Noirs. Ici, la ségrégation n’a donc, dans la première moitié du XXe siècle, pas ressemblé à une vraie société d’apartheid.

14 Mark Schultz publie en outre une présentation et une description des entretiens qu’il a conduits. Un dense appareil de notes clôt l’ouvrage. Remarquons encore combien l’auteur confronte ses résultats au regard de ce que les travaux sur le Vieux Sud ont apporté à la connaissance. Loin d’en rejeter les conclusions, il s’efforce de souligner les raisons des différences qu’il met en lumière. Travail constamment nuancé, documenté et discutant les acquis de l’historiographie, cet ouvrage mérite de retenir l’attention de celui qui cherche à saisir la complexité de la société rurale qui a marqué la première partie du XXe siècle de ce Sud des États-Unis jadis esclavagiste.

NOTES

1. Voir par exemple The Ku Klux Klan in the City, 1915-1930, New York, Oxford University Press, 1967.

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Jean-Louis Buër, Les paysans Paris, Le Cavalier Bleu, 2010, 127 p.

Fabien Gaveau

Jean-Louis Buër, Les paysans. Paris, Le Cavalier Bleu, 2010, 127 p.

1 Le présent ouvrage questionne des clichés liés aux paysans français. L’auteur, un haut fonctionnaire ayant servi le Ministère de l’agriculture, dirige actuellement l’Institut national de l’origine et de la qualité. Il connaît bien les questions agricoles. Sans soutenir que le texte substitue des idées reçues à d’autres, il remplace les premières par ce qui est communément admis dans les cercles décisionnels. À ce titre, il donne à lire comment pensent les responsables du secteur.

2 Les quatre parties de l’ouvrage concernent l’identité des paysans, leurs attitudes, les reproches qui leur sont adressés, les perspectives. Chaque chapitre discute une idée reçue, depuis « on est paysan de père en fils » à « on ferait mieux d’aider les agriculteurs des pays pauvres » en passant par « les paysans votent à droite » ou « ils se plaignent tout le temps ».

3 L’auteur commence par préciser les termes « paysans », « agriculteurs », « chefs d’exploitation ». Il note ensuite leur faible poids démographique dans la population française. Le renouvellement de la profession est difficile. Les jeunes d’autres milieux peinent à y entrer. Cela dit, la succession d’entreprise est tout aussi complexe dans d’autres secteurs.

4 L’importance du capital d’installation et les difficultés de la filière handicapent une branche dont les revenus sont mal assurés. La pauvreté agricole est cependant difficile à imaginer car ce qui frappe le plus souvent les observateurs et le grand public, c’est l’importance des équipements et le montant des actifs engagés dans les exploitations.

5 Enfin, très technicisé, le métier requiert une formation poussée. Le système d’enseignement propre au Ministère de l’agriculture absorbe près du quart de son budget. De nombreuses écoles privées agissent à ses côtés. Le tout se traduit par une constante élévation du niveau scolaire des agriculteurs.

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6 Les métiers de la terre restent rudes. Le corps subit des rythmes de travail soutenus. Le bruit des machines, leur dangerosité et la toxicité des produits sont autant de facteurs pathogènes. Une fois à la retraite, les pensions que perçoivent les exploitants sont souvent faibles. Elles sont en partie compensées par la constitution d’une rente liée à la monétarisation de tout ou partie du capital d’exploitation, par sa transmission, sa location ou sa vente.

7 Si l’auteur reste muet sur la Mutualité sociale agricole, organisme central de ce secteur, c’est peut-être parce qu’elle n’alimente aucune idée reçue. Les cotisations des actifs, si élevées soient-elles, doivent financer les dépenses sociales d’une population écrasée par le nombre de ses retraités. Le problème est criant.

8 Du point de vue comportemental, l’auteur expose les raisons d’un vote majoritaire à droite mais minore les raisons d’un engagement à gauche. C’est que l’on ne considère pas les agriculteurs comme des citoyens intéressés par un débat national qui aille au- delà de la seule santé d’une exploitation. En outre, ils sont influencés par les enjeux européens qui les concernent. Enfin, certaines de leurs postures reflètent des valeurs qui l’emportent sur le seul matérialisme d’un gestionnaire économique.

9 De même, l’auteur surévalue l’attachement des agriculteurs à la chasse. S’il note qu’environ un quart d’entre eux la pratiquent, cela signifie aussi que ce n’est pas le cas des trois quarts restants. Les sociétés de chasse locales ne peuvent exister sans les terres des exploitants où vit le gibier. En retour, les agriculteurs attendent des chasseurs qu’ils éliminent les animaux auteurs des dégâts dans leurs cultures, voire dans leurs élevages. Notons que l’action discrète des sociétés de chasse n’est pas toujours étrangère aux problèmes à combattre. Certaines nourrissent ainsi le gibier pour le fixer sur leur secteur, y compris au mépris de certains règlements.

10 Pour le reste, l’auteur relève que les agriculteurs partagent les aspirations de leurs contemporains. Leurs organisations et leurs représentants sont assez efficaces pour faire croire à l’existence d’un lobby. L’opinion y voit la clé des aides qu’ils perçoivent. « Subventions », « primes » et « compensations » représentent des fonds importants qui proviennent surtout du budget européen. Cet échelon est devenu fondamental pour l’agriculture mais, paradoxalement, il est peu pris en compte dans ce livre.

11 La PAC, qui profite surtout à quelques secteurs agricoles déjà bien lotis, suscite la critique d’une opinion publique par ailleurs indignée d’apprendre que le marché ne couvre même pas les frais des exploitants. Pourtant, ce sont ces mécanismes qui rendent supportables les dépenses alimentaires des ménages. Ce que les compensations financières redistribuent aux producteurs leur permet de mieux vivre. Le maintien des agriculteurs assure d’ailleurs la pérennité de paysages que beaucoup apprécient.

12 Certes, le productivisme, les produits phytosanitaires, les divers rejets, la modification des structures foncières et les prélèvements en eau sont ciblés et considérés comme attentatoires à l’environnement. Cependant, l’inertie des écosystèmes masque les efforts déployés pour changer les attitudes et les pratiques agricoles. Les agriculteurs sont sensibles à la nature avec laquelle la relation est presque fusionnelle. Ils n’expriment pourtant pas cette sensibilité dans une admiration béate de ce qu’ils conçoivent comme une création constante à laquelle ils participent. Ce sont des héritiers en action.

13 L’avenir s’annonce incertain. Beaucoup pensent que, à court terme, le marché mondial pourra nourrir le pays. De façon plus personnelle, l’auteur note que la croissance

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démographique mondiale incite à ne pas abandonner les terres fertiles. L’indépendance alimentaire s’ajoute à la nécessité de camper sur de solides positions commerciales face à quelques pays capables d’imposer une réelle hégémonie. Enfin, les terroirs produisent plus que des biens agricoles : ils produisent de la culture. Ainsi est-il rappelé que l’agriculture n’est pas seulement un art mais aussi une façon de s’inscrire dans le monde.

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Rafe Blaufarb, Bonapartists in the Borderlands. French Exiles and Refugees on the Gulf Coast, 1815-1835 Tuscaloosa (Alabama), University of Alabama Press, 2005, 302 p.

Fabien Gaveau

Rafe Blaufarb, Bonapartists in the Borderlands. French Exiles and Refugees on the Gulf Coast, 1815-1835. Tuscaloosa (Alabama), University of Alabama Press, 2005, 302 p.

1 Spécialiste de l’armée française des années 1750 aux années 1830, Rafe Blaufarb présente ici une étude riche et précise de l’établissement d’une colonie agricole voté en 1817 par le Congrès des États-Unis d’Amérique. Cette colonie accueille des exilés français venus de Saint-Domingue après les révoltes des années 1790, et de France après la chute de l’Empire. Cet ouvrage mériterait d’être plus largement diffusé auprès du public francophone, par le biais notamment de la traduction.

2 L’auteur situe cette initiative dans un double mouvement. En 1816, des Français exilés à Baltimore et Philadelphie espèrent obtenir des États-Unis le droit de fonder une colonie agricole dans l’ouest du pays. Même s’il est confus, leur projet répond à leur désir de reconstruire leur vie. Ils savent toutefois qu’ils rencontreront de grandes difficultés d’autant que les moyens leur manquent.

3 Ils connaissent les mêmes déboires que ceux qui s’étaient lancés dans des entreprises du même ordre dès 1790 : le marquis de Lezay-Marnésia à Gallipolis, dans l’Ohio, en 1790 ; le vicomte de Noailles à Asylum, en Pennsylvanie, en 1793 ; des Suisses du canton de Vaud à Vevay, dans l’Indiana, en 1805.

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4 Les Français sollicitent alors le Congrès des États-Unis, faisant jouer toutes leurs relations, tels le marquis de La Fayette, Thomas Jefferson, James Madison ou encore James Monroe.

5 Cependant, tout en répondant à leurs demandes de février et mars 1817, le Congrès se préoccupe moins de leur donner satisfaction qu’il ne saisit là l’occasion de réaliser un projet d’intérêt national. Il attribue aux demandeurs des terres récemment arrachées aux Indiens et situées à la confluence des rivières Tombigbee et Black Warrior en Alabama, nouveau territoire de la Fédération, confirmé par un acte du 3 mars 1817. En contrepartie, les Français s’engagent à planter des vignes et des oliviers sur les lots qu’ils reçoivent autour de leur nouvelle ville : Demopolis.

6 Rafe Blaufarb présente les quelques bénéficiaires de l’opération. La liste, forte d’environ 400 personnes, provient d’un document de 1818 révisé en 1825. De grands noms y figurent comme celui de Joseph Bonaparte, du maréchal Emmanuel de Grouchy, du général Lefebvre-Desnouettes, de Joseph Lakanal, du général Clausel. Y figurent aussi nombre de militaires, d’hommes d’affaires et d’aventuriers.

7 Rafe Blaufarb insère l’engagement du Congrès dans le contexte géopolitique de l’époque. En effet, cette région a montré sa faiblesse lors de la guerre contre les Anglais en 1812. De plus, les Indiens sont remuants et, face à une Floride espagnole, il importe de fixer des habitants qui défendront les confins de la Fédération. Les modalités qui président à la constitution et à la répartition des lots sont précisément décrites. Les cartes qui ont servi à ces diverses opérations sont publiées et commentées.

8 Rafe Blaufarb n’occulte pas les difficultés auxquelles se heurte l’entreprise. Parmi ceux qui ont été bien lotis, beaucoup ne connaissent rien à l’agriculture. Quelques-uns ne verront d’ailleurs jamais leurs terres, préférant rester dans les grandes villes et y vivre en rentiers. En outre, beaucoup rêvent d’aventures plus glorieuses que celle qui consiste à mettre en valeur des zones marécageuses, insalubres et trop isolées. Les terres espagnoles que traversent des mouvements d’émancipation semblent plus riches de promesses que ces terres vierges.

9 Ainsi, une expédition est organisée par le général Charles Lallemand. Ce dernier avait combattu en Italie, en Égypte, à Haïti, en Espagne, à Waterloo. En 1815, il avait, en vain, tenté sa chance en Perse. Depuis Boston, où il a rejoint son frère en mai 1817, il s’associe à un neveu de Danton pour rassembler quelque 150 hommes. Leur commandement est confié au Français Antoine Rigaud, en vue de conquérir des terres au Texas. L’opération est un désastre. D’autres Français rallient des généraux au Mexique, au Guatemala, au Pérou et aux Philippines.

10 Les terres de Demopolis se doteront tout de même de plantations. Loin de produire du vin et des olives, elles produiront du coton, cultivé dans un système esclavagiste mené par une élite où se mêlent anciens planteurs de Saint-Domingue, marchands de la Nouvelle-Orléans et nouveaux propriétaires issus des États du sud de la Fédération.

11 Certains Français parviendront cependant à faire fortune. Ainsi, Paul Tulane, dont une université de la Nouvelle-Orléans porte le nom, deviendra un riche marchand. Aimée Valcour, propriétaire de la plantation de sucre de Pointe-Coupée, surnommé « Prince des planteurs », Paul-Louis Bringier, dont la famille est venue de Guadeloupe, réussira à acquérir un territoire vaste au point de devenir le plus grand planteur de la Louisiane des années 1830.

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12 Quant aux anciens réfugiés de Saint-Domingue, ils constituent des domaines et des commerces qu’ils gèrent à la manière de leurs anciennes propriétés jadis florissantes sur « l’île à sucre » où les esclaves révoltés ont proclamé la République noire d’Haïti. Leur style de vie, toujours marqué par des habitudes aristocratiques françaises, alimente le stéréotype du « maître des plantations ». Cette image nourrira l’imaginaire jusqu’à influencer le cinéma américain des années 1930 et 1940, ce dont témoigne Autant en emporte le vent, qui paraîtra juste avant la Deuxième Guerre mondiale. L’ouvrage parvient ainsi à montrer comment les modèles de mise en valeur des espaces agricoles ont circulé dans l’espace caribéen et au-delà.

13 Pour ceux qui pourront rentrer en France, Demopolis restera parfois une source d’inspiration. Ainsi, nommé en août 1830 général en chef de l’armée d’Afrique en Algérie, puis, en 1834, gouverneur général de ce territoire, Bertrand Clausel proposera d’y établir des colonies agricoles de vétérans pour en contrôler la gestion.

14 En somme, par-delà l’étude d’un site et d’une entreprise publique de colonisation, la dernière de ce type aux États-Unis, l’auteur examine les modalités d’appropriation de nouvelles terres sur le sol américain tout en éclairant, sous un angle original, la circulation des idées et des pratiques économiques à travers la culture et les projets de marchands, d’aventuriers, de réfugiés et de planteurs.

15 Ce travail creuse divers aspects de l’histoire occidentale. Il donne aux États-Unis du Sud la place qu’ils occupent dans la grande « révolution atlantique » qui se développe dans les dernières décennies du XVIIIe siècle. La circulation des modèles et des expériences économiques accompagne celle des hommes et des doctrines. En outre, la société esclavagiste qui, avec les réfugiés français, s’installe dans le Vieux Sud diffère de ce que les colons écossais, anglais ou allemands ont établi dans les Virginies et les Carolines. James Oakes avait attiré l’attention des chercheurs sur ce point, invitant, dès les années 1980, à ne pas considérer les propriétaires d’esclaves de manière uniforme1.

16 La richesse du travail de Rafe Blaufarb apportera beaucoup aux chercheurs intéressés par l’histoire rurale et par l’histoire des idées de part et d’autre de l’Atlantique. Cet ouvrage est à lire, encore et encore.

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Emmanuel Garnier, Les dérangements du temps. 500 ans de chaud et de froid en Europe Paris, Plon, 2009, 245 p.

Corinne Beck et Joëlle Burnouf

Emmanuel Garnier, Les dérangements du temps. 500 ans de chaud et de froid en Europe. Paris, Plon, 2009, 245 p.

1 En 245 pages (198 pages de texte, 24 planches, 6 tableaux et 37 figures), Emmanuel Garnier livre le résultat des recherches qu’il a menées depuis quatre ans au sein de l’UMR CEA-CNRS de Saclay, résultat d’un travail qu’en tant qu’historien il a pu bâtir « à l’aune des exigences et des attentes des spécialistes des sciences dites “dures” » (p. 13), laissant ainsi entendre que l’histoire serait soumise à la climatologie. C’est en réalité le récit de « phénomènes climatiques extrêmes » que propose Emmanuel Garnier, comme le dit le titre de son ouvrage : Les dérangements du temps. 500 ans de chaud et de froid en Europe.

2 L’auteur souhaite, « quarante ans après les travaux fondateurs d’Emmanuel Le Roy Ladurie » (p. 12), redonner du souffle à la recherche française en matière d’histoire du climat. Avec cet ouvrage – dont il dit lui-même être « conscient de la chance » qu’il a eue de le voir publier –, Emmanuel Garnier a voulu « ouvrir les horizons d’une histoire du climat conçue comme un site d’observation privilégié des relations entre sciences, sociétés et cultures dans une perspective globale » (p. 17), perspective sur laquelle on ne peut que s’accorder.

3 Le livre se compose de six parties divisées en vingt chapitres.

4 La première partie intitulée « Vous avez dit histoire du climat ? » se décline en quatre chapitres : après avoir resitué les relations histoire-climat dans le débat contemporain

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(chap. 1), l’auteur revient sur l’historiographie (chap. 2), explicite sa méthodologie (chap. 3) et présente les sources et les outils de son analyse (chap. 4).

5 Précisant que l’histoire du climat n’est pas une perspective récente de la recherche historique, il en fait rapidement l’état des lieux, mentionnant les travaux de quelques- uns de ses prédécesseurs – ceux de l’École anglo-saxonne, initiés par Hubert Horace Lamb et Christian Pfister et, bien entendu, ceux d’Emmanuel Leroy Ladurie – et l’impact qu’ils ont eu sur la création d’une véritable climatologie historique. Il évoque également le programme Millennium auquel il a participé.

6 Sur le plan méthodologique, l’auteur rappelle – et à juste titre – que l’histoire du climat fait fi des césures chronologiques académiques et qu’elle nécessite la mise en perspective critique de tout un ensemble de sources : depuis les particules emprisonnées dans les glaces polaires et les pollens piégés dans les sédiments et les bois fossiles – qui constituent les sources « ordinaires » des archéologues – jusqu’aux documents d’archives « classiquement » exploités par les historiens, sans oublier les témoignages iconographiques comme les ex-voto. Et de présenter alors brièvement ces sources d’archives que les historiens français des temps modernes connaissent bien : « archives administratives » (rapports des intendances, registres de délibérations communales, registres des maîtrises des eaux et forêts...), registres paroissiaux, journaux de navigation, « journaux intimes » ou livres de raison, rapports des premières sociétés météorologiques.

7 Soucieux de s’inscrire dans la longue durée, Emmanuel Garnier consacre une deuxième partie aux « Grandes stances du climat européen ». Celle-ci s’ouvre par un chapitre (chap. 5) dans lequel l’auteur brosse en 10 pages l’évolution du climat, depuis les temps protohistoriques jusqu’au XVe siècle. Il y évoque essentiellement le Petit Optimum médiéval (entre 950 et 1200) et le début du Petit Âge glaciaire, ce dernier épisode climatique faisant l’objet du chapitre 6, où sont rappelés les grands rythmes connus de cette période comprise entre 1550 et 1850.

8 La troisième partie intitulée « Les événements climatiques extrêmes » est, avec les trois suivantes, le cœur du travail de l’auteur. Sont successivement passés en revue les tempêtes et ouragans, qui semblent avoir plus particulièrement affecté le XVIIIe siècle, notamment entre 1720 et 1760 (chap. 7), et les inondations, notamment les crues de la Seine (chap. 8). Face à ces événements, les explications peuvent être diverses voire contradictoires, faisant dire à Emmanuel Garnier combien « la notion d’évolution du climat doit être maniée avec précaution et discernement » (p. 88). Le chapitre 9 traite, quant à lui, des sécheresses occasionnées dans plus de 86 % des cas par un déficit hydrique de printemps et d’été. L’espace méditerranéen – le Languedoc-Roussillon, la Catalogne et la Sicile – est particulièrement touché dans les années 1562-1568, dans la première moitié du XVIIe siècle et dans les années 1812-1818 (pp. 94-95).

9 La quatrième partie, « Les sociétés européennes à l’épreuve du climat », s’intéresse à l’histoire sociale : celle des sensibilités des populations – physiques, mentales et culturelles – au temps qu’il fait et aux changements climatiques (chap. 10), celle des réactions des sociétés confrontées à ces « dérangements » et celle des conflits que ces derniers ont générés (chap. 13). C’est là un thème maintes fois abordé par les historiens, notamment ceux du monde rural, dont on citera le plus récent : Georges Pichard2. Emmanuel Garnier souligne « le caractère permanent du sentiment de changement météorologique au cours des cinq derniers siècles » (p. 103), insistant sur l’importance des Lumières dans la réorientation d’un monde « centré sur Dieu » vers un

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monde « dirigé par la rationalité et la science » (p. 118), rejoignant ainsi les travaux d’autres historiens (Paul Allard et Fabien Locher).

10 La cinquième partie, « Les séismes climatiques en Europe », exploite quelques phénomènes extrêmes, bien connus par ailleurs, tels « le grand hiver » qui s’est abattu sur l’ensemble de l’Europe en 1709 (chap. 14), « la grande tempête » qui a frappé les côtes anglaises, françaises et espagnoles en novembre 1703 – et que Daniel Defoe a relatée dans son Journal of the Plague Year –, la tempête de janvier 1739 (chap. 15) et les inondations, ayant eu lieu au cours de l’hiver 1784, des grands fleuves européens : de la Vltava à Prague à la Garonne et l’Orb en France (chap. 16).

11 Enfin, la sixième partie intitulée « Le climat : un tueur en série ? » présente, à partir de quelques dossiers, les incidences démographiques et sociales des événements climatiques. Reprenant ici la question des relations entre « climat » et « santé » posée dans les années 1970 par les historiens de l’École des Annales, Emmanuel Garnier insiste sur la difficulté à attribuer au seul climat la responsabilité des crises démographiques tant les facteurs qui entrent en jeu sont multiples, l’impact du facteur « climat » étant fonction de l’état du développement économique et politique des sociétés (p. 193).

12 Mais, et ainsi que le pressent son auteur, cet ouvrage ne peut manquer de « heurter les sensibilités », notamment des historiens et archéologues de l’environnement (p. 18). En effet, il suscite chez le lecteur un certain étonnement, pour ne pas dire une déception certaine. Le positionnement de l’historien au sein de la thématique qu’il a choisie d’explorer tout comme sa méthodologie laissent perplexe.

13 On est tout d’abord surpris de voir l’auteur évoquer sa « solitude » de chercheur dans un domaine comme celui de l’histoire du climat. Voilà plusieurs décennies déjà qu’est menée, au sein du CNRS notamment, une réflexion sur la nécessité d’une recherche intégrée, sur l’obligation de s’inscrire dans l’interdisciplinarité, et que les approches réunissent sciences de l’homme et de la société, sciences de la terre et de la vie.

14 Si Emmanuel Garnier mentionne les travaux des fondateurs de l’histoire du climat, il ne fait, en revanche, nullement état des travaux plus récents du Programme interdisciplinaire de recherches en environnement ou du programme « Environnement, vie et société » du CNRS, pourtant jalonnés, entre 1987 et 2002, de nombreuses publications qui ont fait date. Il semble également ignorer les thèses réalisées dans le cadre de ces programmes, tout comme il ignore les publications des colloques, tels ceux qui se sont tenus à Antibes en 1995 et en 2008. L’auteur participe pourtant aux travaux du Laboratoire de Saclay, où nombre de chercheurs collaborent à des programmes sur les mêmes thématiques. Mais, à l’évidence, l’ouvrage qu’il nous livre est le fruit d’un travail solitaire. On comprend mieux dès lors les lacunes du tableau qu’il dresse de l’historiographie française. D’autant que l’histoire qu’il considère se résume à la seule histoire textuelle, négligeant « l’histoire sédimentaire », à savoir l’archéologie, ou la réduisant à une source « complémentaire » (p. 32).

15 On ne peut qu’être frappé par le caractère réducteur et indigent de cette fresque, par la méconnaissance de la bibliographie, des laboratoires traitant ces questions, tels ceux de Besançon, Meudon, Clermont-Ferrand, Montpellier, Rennes, Caen, Nice, pour n’en citer que quelques-uns. On ne peut qu’être frappé par la méconnaissance des paléo- climatologues travaillant en lien avec les archéologues, tel Michel Magny auquel on doit la synthèse la plus accessible et la plus récente sur les climats du passé3, ou encore André Ferhi auquel on doit la restitution du climat autour de l’an Mil dans la région du

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lac de Paladru4. Assurément, cette connaissance lui aurait évité de déclarer de manière péremptoire qu’« il est impossible de mesurer l’impact des changements climatiques sur les sociétés à partir des archives naturelles » (p. 33). L’archéologie des lacs jurassiens de Chalain et de Clairvaux au IIIe millénaire avant J.-C. et de l’habitat de Charavines autour de l’an Mil prouve le contraire.

16 Emmanuel Garnier écrit ainsi que « la part de l’anthropique échappe » (p. 22), ce qui est faux. Ce sont d’autres archives – les archives du sol – qu’il faut mettre à contribution. C’est une autre démarche, interdisciplinaire, qu’il faut adopter. L’auteur affirme que « l’homme est un paramètre incalculable » (p. 22), ce qui est tout aussi faux. Les travaux du programme Archaeomedes ont montré qu’il était possible de modéliser la part des sociétés. On ne comprend guère que l’auteur parle de « l’anachronisme » qui consiste à « reconstruire les climats du passé » (p. 24), ce qui est contradictoire avec ce qu’il rapporte des travaux sur les carottes glaciaires et leurs « archives », et ce qui montre son ignorance de la façon de procéder et une certaine confusion quant à la documentation.

17 Certes, plus on remonte dans le temps plus la documentation « écrite » est avare de données. Et, au moment où apparaît l’écriture, il est certain que le chercheur ne dispose ni de mesures ni d’informations « directes » sur le climat. Toutefois, grâce à une étude critique de la documentation, il est possible, à condition de ne pas surinterpréter et de croiser les « types » de documents, de connaître les phases climatiques des derniers millénaires. Mais c’est aux chercheurs travaillant sur cette question de construire ensemble les procédures d’enquête d’où seront déduits des protocoles de collecte des données, et on ne voit guère où se loge « l’anachronisme » dans cette démarche.

18 D’un point de vue documentaire, l’auteur considère que les témoignages écrits sont fiables et peuvent donc être interprétés (p. 26). Le travail de l’historien ne prouve-t-il pas le contraire ? C’est même son premier travail que de faire la critique des documents qu’il va constituer en « sources », et ce quels qu’ils soient, y compris ceux du « temps présent ». La documentation ne peut pas, ne doit pas être prise comme telle. Il faut établir une « échelle de sincérité » et une « échelle de fiabilité » avant de procéder à une interprétation des documents. S’il fallait prendre un exemple, ce serait celui de la date du ban des vendanges (p. 33). En effet, cette date est fixée en fonction de l’intérêt de l’autorité et ne coïncide pas forcément avec celle de la maturité des fruits. Cette date dépendait même, pour les périodes anciennes, du marché.

19 Et on peut s’étonner de voir qualifier de « météorologiques » des sources qui n’ont pas été constituées dans cette optique : il y a là une confusion manifeste entre la documentation « directe » et la documentation « indirecte », celle entre autres des archéologues. Quant aux exposés sur la question du climat, qui font « l’ornement des grandes thèses d’histoire rurale » (p. 27), c’est, à l’instar de la présentation du « paysage » qui y est faite, un exercice rhétorique sur l’état « actuel » et non sur ce qui existait dans le passé.

20 Le rôle de l’observation des cernes de croissance des arbres et celui de l’observation des fluctuations de la limite supérieure des forêts ou encore des tourbières, pièges à pollens par excellence, sont à juste titre soulignés (pp. 31-32). Encore faudrait-il que l’auteur ne confonde pas dendrochronologie et dendrologie. Ce sont là deux manières de traiter la documentation. La dendrochronologie permet de caler, avec la plus grande précision possible, la date d’abattage d’un arbre à la saison près – une abondante bibliographie

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existe sur cette question, que l’auteur ne connaît manifestement pas. On dispose aujourd’hui de bases de données puissantes, fournies par l’ensemble des laboratoires, ce qui assure la fiabilité des résultats. La dendrologie permet d’analyser les événements qu’a connus l’arbre au cours de sa croissance (stress) et de les interpréter. Sur un grand nombre d’échantillons, il est possible, en croisant les anomalies (les signaux), de donner des interprétations d’ordre climatique. À cela il convient d’ajouter que lorsqu’il s’agit de bois « archéologiques » la critique du contexte est fondamentale.

21 Ainsi, bien qu’ayant indiqué les limites de certaines des sources prises en compte (p. 35) comme les ex-voto relatant exclusivement l’anormalité météorologique (p. 36), l’auteur n’évite pas l’effet de sources, piège à éviter dans le traitement de la documentation écrite. La critique serrée de la documentation permet d’échapper au piège du déterminisme social, tout aussi tentant que le déterminisme naturaliste, un « organicisme » naïf dépassé depuis longtemps par les spécialistes.

22 Sur le plan épistémologique et méthodologique, on aurait aimé que soient précisées les catégories de « climat » et de « météorologie » afin d’éclairer davantage ce que sont les « données directes » et les « données indirectes ».

23 De même, si Emmanuel Garnier attire l’attention – et ce avec raison – sur l’aspect proprement statistique de la recherche sur le climat, il n’explicite guère sa démarche (p. 43 et suivantes). Il évoque « une base de données dans laquelle toutes les informations recueillies sont classées afin de pouvoir offrir une vision synthétique et chronologique des résultats et, encore plus, d’en faciliter un traitement statistique » (p. 44). Soit ! Mais la démarche exposée n’est guère convaincante, et un certain nombre de questions demeurent. Quid des critères qui ont servi à sélectionner les informations ? Sont-ils le résultat de réflexions menées avec des spécialistes contemporains du climat ? Quid de la manière de convertir des données qualitatives en données quantitatives, ou du calibrage des données instrumentales anciennes par rapport aux données obtenues par l’appareillage contemporain ? La question est d’importance. Emmanuel Garnier dit lui-même que c’est le défi scientifique majeur que doit relever l’historien du climat (p. 43).

24 La constitution des coefficients de corrélation entre « les séries de températures réelles et celles d’indices calculées à partir des sources manuscrites » (p. 47) demanderait, elle aussi, à être explicitée. L’auteur semble d’ailleurs reconnaître ces insuffisances lorsqu’il souligne que « loin d’être une panacée méthodologique, le résultat graphique final doit beaucoup à la densité chronologique et à la qualité des données, sans parler de l’interprétation subjective du chercheur » (p. 46). N’aurait-il pas été souhaitable de s’inspirer du compte rendu critique que Ezio Ornato a fait en 1988 de l’ouvrage de Pierre Alexandre dans Histoire et Mesures5 ?

25 L’utilisation des termes ne constitue donc pas une justification en soi. Encore faut-il s’accorder sur ce qu’ils recouvrent selon les disciplines et dans le temps. L’auteur est bien conscient du caractère éminemment subjectif du vocabulaire utilisé par les rédacteurs des documents anciens (p. 46), mais aucune étude sémantique ne semble avoir été entreprise, qui nous aurait sans doute beaucoup appris sur les modes de désignation du risque par les populations de l’Ancien Régime. À cet égard, on peut déplorer l’absence totale de réflexion sur les questions de l’aléa, du risque, de la catastrophe, de l’anomalie ou, encore, sur le processus de vulnérabilisation et sur les héritages. La prise en compte des héritages des périodes antérieures lui aurait permis de constater que les catastrophes « naturelles » sont en fait « culturelles » (sinon, ce

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sont des aléas), car il y a bien coproduction des phénomènes sociaux et des phénomènes naturels en co-évolution constante.

26 On regrettera le manque de réflexion sur la question des échelles d’observation, pourtant très importante dans le dialogue interdisciplinaire avec les « disciplines à protocoles » et « disciplines à mesure ». L’échelle d’observation des naturalistes n’est pas celle des historiens (de papier ou de sédiment), et travailler sur des événements exceptionnels masque le fait que cette échelle est extrêmement courte. À cet égard, il aurait été souhaitable que, sans faire état des nombreuses divergences régionales à l’échelle de l’Europe, l’auteur ait pris la précaution de distinguer au moins une Europe du Sud d’une Europe plus septentrionale.

27 On regrettera aussi les effets d’annonce, dont témoigne cet exemple : la volonté d’entreprendre « une approche exhaustive » des liens entre mortalité et fluctuations climatiques pour finalement ne s’en tenir qu’à la seule étude du cas de Créteil !

28 Le lecteur trouvera là un ouvrage écrit rapidement, collectionnant les lieux communs, le tout agrémenté de titres accrocheurs, de topoi (« Mère Nature », « la Faucheuse », « Général hiver », etc.) et de termes emphatiques (« clioclimatologue »).

29 Spécialiste de la période moderne, Emmanuel Garnier aurait mieux fait de se limiter à cette période. On ne saurait être spécialiste de tout ! S’aventurer sur d’autres terrains nécessite un minimum de précaution bibliographique. Et ce d’autant plus que s’il y a bien une période où les progrès ont été spectaculaires depuis trente ans en matière de connaissance des relations entre les sociétés et leurs milieux, ce sont les trois derniers millénaires : des temps protohistoriques au XVe siècle. Certes, on ne peut reprocher à l’auteur de ne pas connaître suffisamment le Moyen Âge. Toutefois expédier en quatre pages (pp. 55-59) la première partie du Moyen Âge est, pour le moins, surprenant quand on sait que les chercheurs ont procédé à un phasage très fin de cette période et y ont même repéré une variabilité régionale. Quant à la conception du Petit Optimum médiéval, elle est aujourd’hui inadaptée eu égard aux résultats dont on dispose. De la même manière, le début du Petit Âge glaciaire est moins simple que l’auteur ne le laisse entendre. De ce point de vue, une bonne connaissance des dates d’embâcle et de débâcle des grands fleuves autorise aujour-d’hui un phasage plus fin, en particulier au XIIIe siècle. Le point a été fait récemment sur cette question lors d’un colloque qui s’est tenu à Lattes en mai 2007 : « Changement global, effets locaux. Le Petit Âge glaciaire dans le sud de la France. Impacts morphogéniques et sociétaux. »

30 En définitive, ce sont bien aux « dérangements du temps » que s’intéresse Emmanuel Garnier. Toutefois l’histoire du climat ne saurait se résumer à la seule histoire des catastrophes.

31 Au total, ce « naïf de Saclay » s’est fait instrumentaliser. Il aurait évité les approximations, les erreurs d’appréciation et les contre-vérités s’il s’était ancré dans l’inter-disciplinarité.

32 Ce qui montre le danger qu’il y a à travailler seul dans un domaine où le dialogue est la seule démarche heuristique possible.

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NOTES

2. Voir The Ruling Race. A History of American Slaveholders, Londres et New York, W.W. Norton and Company, 1998. 3. « Espace et nature en Provence. L’environnement rural, 1540-1789 ». Thèse, Université Aix-Marseille I, 5 vol., 1999. 4. Une histoire du climat. Des derniers mammouths au siècle de l’automobile. Paris, Errance, 1995. 5. « Oxygène 18 et paléoclimats », in M. Colardelle et É. Verdel eds., Les habitats du lac de Paladru (Isère) dans leur environnement. La formation d’un terroir au XIe siècle . Paris, « Documents d’archéologie française » 40, 1993, pp. 121-127.

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