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Entre ombre et lumière : les voix féminines dans les Métamorphoses

Hélène Vial

Fondée sur l’articulation entre les passions des âmes et les métamorphoses des corps, l’esthétique des Métamorphoses d’Ovide délivre à la fois une vision audacieuse du monde et une conception neuve de l’entreprise poétique, le texte ovidien étant investi d’une très forte dimension réflexive due notamment à la correspondance exacte entre son sujet, la métamorphose, et sa forme, une écriture de la variation1. Or, la densité métalittéraire du poème est particulièrement grande dans les passages où se trouvent associés deux motifs qui constituent le sujet même du présent volume : celui de la voix et celui de la féminité. D’une part, la question de la voix est centrale dans les Métamorphoses ; d’autre part, les mythes féminins y sont très nombreux et d’une grande richesse symbolique ; et quand le poète relie l’une aux autres, la voix féminine apparaît dotée d’une capacité particulièrement saillante « à être inductric[e] de poésie », comme le disait l’appel à communication du séminaire qui a donné naissance à ce livre2, autrement dit à faire signe vers l’écriture et à parler du projet poétique dans son entier. C’est cette capacité qui constitue l’objet de mon analyse : dans la foule des silhouettes mythiques qui traversent les Métamorphoses et dont la voix nous est donnée à entendre, y a-t- il une spécificité féminine ? Et plus précisément, que nous disent sur la conception ovidienne de la poésie les paroles prononcées par ces figures féminines de l’ombre et du mystère3 que le labyrinthe de mots4 des Métamorphoses abrite en ses replis comme autant d’incarnations de sa propre « grammaire fantasmatique »5, de cette « équivalence […] entre écriture et passion »6 qui le constitue tout entier ? Que nous disent, aussi, les atténuations voire les silences de ces voix, où vient souvent se concentrer la teneur métapoétique de l’épisode concerné ? Avant de tenter de répondre à ces questions en abordant successivement trois grands types de figures mythiques présentées dans l’ordre croissant de leur capacité explicite à incarner l’activité poétique – les amoureuses, les magiciennes, les poétesses –, je souhaiterais en évoquer une qui me semble surplomber et éclairer toutes les autres : la Renommée (en latin Fama)7, instance féminine qu’Ovide décrit – ou plutôt dont il décrit la demeure, car elle- même ne prend pas corps – au début du livre XII, alors qu’elle est sur le point de propager la nouvelle de la guerre de Troie :

Il est au milieu de l’univers, entre la terre, la mer et les régions célestes, sur les limites de ces trois mondes, un lieu d’où l’on voit tout ce qui se passe dans tous les pays (unde quod est usquam […] inspicitur), même les plus éloignés, et où toutes les voix pénètrent dans les oreilles prêtes à les recevoir (penetratque cauas uox omnis ad aures). C’est là qu’habite la Renommée. Elle a choisi, pour y établir

1 Cf. à ce sujet H. Vial, La Métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide. Étude sur l’art de la variation, Paris, Les Belles Lettres, « Études anciennes », 2010. 2 http://celis.univ-bpclermont.fr/spip.php?article417. 3 Je fais ici allusion à l’intitulé de la séance du séminaire dans laquelle a pris place communication : « Figures de l’ombre et du mystère ». 4 Cf. dans les Métamorphoses (titre abrégé infra sous la forme Mét.) l’image du labyrinthe de Crète, métaphore possible du poème lui-même (VIII, 157-168). 5 L’expression est de R. Galvagno, Le Sacrifice du corps. Frayages du fantasme dans les Métamorphoses d’Ovide, Paris, Panormitis, 1995, p. 389. 6 J. Fabre-Serris, Mythe et Poésie dans les Métamorphoses d’Ovide. Fonctions et Significations de la mythologie dans la Rome augustéenne, Paris, Klincksieck, 1995, p. 398. 7 Je renvoie sur ce personnage – car c’en est un à part entière – à l’étude récente et magistrale de P. Hardie, Rumour and Renown. Representations of “Fama” in Western Literature, Cambridge - New York, Cambridge University Press, « Cambridge Classical Studies », 2012, et en particulier au chapitre 5 (« Fama in ’s Metamorphoses »), p. 150 et suivantes. sa résidense, un somme élevé (summa […] in arce) ; elle a fait percer autour de sa demeure des avenues innombrables (innumeros […] aditus), mille ouvertures diverses (mille foramina) ; mais il n’y a pas une seule porte pour en fermer l’accès ; nuit et jour cette demeure est ouverte (patet). Elle est tout entière d’un bronze sonore ; tout entière elle vibre (tota fremit), elle renvoie les paroles (uoces […] refert) et répète ce qu’elle entend (iterat […] quod audit). À l’intérieur pas un coin où règnent le calme et le silence. Pourtant ce ne sont point des cris, mais de sourds murmures (paruae murmura uocis), semblables à ceux de la mer, entendus de loin, ou aux derniers grondements que produit le tonnerre, lorsque Jupiter a entrechoqué les sombres nuages. Toute une foule (turba) se presse dans l’atrium ; un peuple léger (leue uulgus) y va et vient ; mille fausses nouvelles (commenta […] milia rumorum) y circulent en tous sens, mêlées aux vraies, et on entend rouler des paroles confuses (confusa […] uerba). Parmi ces rumeurs les unes remplissent de leurs récits (sermonibus) les oreilles des oisifs, les autres colportent ailleurs ce qui se dit (narrata) ; les mensonges (ficti) vont en croissant et tout conteur nouveau qui garantit la vérité (nouus […] auctor) de ce qu’il a appris y ajoute quelque chose. Là résident la Crédulité, l’Erreur téméraire, la Fausse Joie, la Terreur à l’air consterné, la Sédition prompte à se déchaîner, les Chuchotements d’origine douteuse. La Renommée voit par elle-même tout ce qui s’accomplit (Ipsa, quid […] geratur […] uidet) dans le ciel, dans la mer et sur la terre ; elle surveille l’univers entier (totum […] inquirit in orbem)8.

Nous sommes ici dans la maison des voix ; mais Fama elle-même ne parle pas : elle accueille dans cet espace complètement ouvert « toutes les voix » (uox omnis) et leur sert de caisse de résonance en même temps que de zone de passage. Mais elle est d’une nature autant « panoptique » que « panphonique » : tour de contrôle visuelle et sonore où règnent confusion et illusion, elle diffuse une sourde angoisse que vient confirmer l’évocation finale des sinistres habitants des lieux, porteurs de tous les malheurs humains. L’interprétation métapoétique de cette description est tentante. Peut-on y lire une image des innombrables instances narratives qui se rencontrent dans le poème9 ? Un commentaire interne sur la réception et la réécriture par Ovide des œuvres épiques antérieures10 ? J’y vois plus largement un abrégé du poème, avec sa foule mouvante et instable des personnages qui le traversent et l’animent, faisant de lui un monde à part entière, ouvert à toutes les influences et en même temps complètement singulier, monde dominé par l’illusion et où seules ont une incontestable réalité les passions, les souffrances dont elles s’accompagnent et les métamorphoses qu’elles provoquent– passions, souffrances et métamorphoses dites dans une langue aussi visuelle qu’auditive. Je vois également dans la demeure de Fama une incarnation singulièrement forte du sujet qui m’intéresse ici : la capacité des voix féminines – et en particulier de celles des marges11, entourées d’ombre et de mystère –, à parler de ce qu’est pour Ovide la poésie.

Ces voix sont d’abord celles de certaines des nombreuses amoureuses que comptent les Métamorphoses – et, par amoureuses, j’entends toutes celles qui se trouvent prises dans une passion amoureuse ou érotique, qu’elle soit la leur ou celle d’autrui. Je laisserai de côté la première d’entre elles, Daphné, qui au livre I se métamorphose en laurier pour échapper à la poursuite d’Apollon et qui, ayant perdu sa forme et sa voix humaines, incline ses branches et agite sa cime pour signaler au dieu qu’elle accepte de devenir le symbole de la gloire

8 Mét., XII, 39-63. Les textes latins et leurs traductions sont, dans l’ensemble de cet article, ceux de la « Collection des Universités de France » (Paris, Les Belles Lettres). Pour les Métamorphoses, il s’agit de l’édition de G. Lafaye (t. I : édition revue et corrigée par J. Fabre, 2007 [1ère édition 1925] ; t. II : édition revue et corrigée par H. Le Bonniec, 2008 [1ère édition 1928] ; t. III : édition revue et corrigée par H. Le Bonniec [1ère édition 1930]). Pour limiter la taille de cet article, les extraits longs seront donnés en traduction, les mots ou expressions latins les plus importants étant ajoutés entre parenthèses. 9 Cf. notamment, sur la question des voix narratives dans les Métamorphoses, A. Barchiesi, « Voci e istanze narrative nelle Metamorfosi di Ovidio », MD, 23, 1989, p. 55-97. 10 Cf. G. Tissol, The Face of Nature. Wit, Narrative, and Cosmic Origins in Ovid’s Metamorphoses, Princeton, Princeton University Press, 1997, p. 85. 11 Et la demeure de Fama, même si elle située « au milieu de l’univers » (Orbe […] medio, Mét., XII, 39), est bien un lieu marginal, puisqu’elle se trouve « sur les limites [d]es trois mondes » terrestre, marin et céleste (triplicis confinia mundi, ibid., XII, 40). poétique12. Il n’y a en effet ni ombre ni mystère dans ce récit, si ce n’est que Daphné rejoint par le sacrifice de son corps13 un monde qu’au livre X Ovide définira, par la bouche d’un autre personnage féminin, Myrrha, comme une marge absolue et énigmatique, le monde des ni morts ni vivants : ne uiolem uiuosque superstes / mortuaque extinctos, ambobus pellite regnis / mutataeque mihi uitamque necemque negate14. Considérés dans cette perspective, tous les personnages féminins métamorphosés dans le poème d’Ovide entreraient potentiellement dans le champ de ma réflexion, d’autant plus que le motif de la voix perdue et parfois retrouvée est récurrent dans les récits de métamorphoses et peut souvent s’y lire comme une réflexion sur la parole poétique ; mais, pour des raisons matérielles évidentes, et afin de ne pas oublier la thématique du séminaire dans lequel s’est originellement inscrit ce travail, je me concentrerai exclusivement sur les figures qui ont quelque chose avoir avec l’ombre et/ou le mystère. , au livre I, est l’une d’elles, avec sa trajectoire qui, par deux fois, va de l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre. Transformée en génisse par Jupiter, son amant, désireux de la protéger ainsi de la colère de Junon, Io subit une incursion dans l’animalité dont le traumatisme est incarné par la perte de la voix humaine :

Elle se nourrit de feuilles d’arbres et d’herbes amères ; elle n’a d’autre lit pour se coucher que la terre, qui n’est pas toujours couverte de gazon ; d’autre boisson que l’eau de ruisseaux fangeux. Elle aurait bien voulu tendre à Argus des bras suppliants, mais elle n’avait pas de bras à tendre à Argus. Elle tenta de se plaindre (conata queri) ; mais il ne sortit de sa bouche que des mugissements (mugitus edidit ore) ; leur son lui fit horreur (pertimuit […] sonos) et sa propre voix l’épouvanta (propria […] exterrita uoce est). Elle se dirigea vers les rives où elle avait coutume de jouer, les riches de l’Inachus ; quand elle aperçut dans l’eau ses cornes nouvelles, prise de terreur, éperdue, elle recula, se fuyant elle-même (seque […] refugit)15.

Le traumatisme du dédoublement intérieur, commun à de nombreux personnages du poème – pensons évidemment à Narcisse16 –, est ici redoublé par la visibilité supérieure paradoxalement donnée à la nymphe par sa métamorphose : découverte par Junon, la trop belle génisse blanche voit se braquer sur elle les cent yeux de l’impitoyable Argus qui, comme Fama au livre XII, voit tout et surveille tout. Ainsi placée dans la lumière tout en étant arrachée à elle-même, elle a alors un geste dans lequel on peut lire une métaphore de la supériorité de l’écriture sur l’altération de la forme humaine, telle qu’Ovide l’affirmera dans l’épilogue des Métamorphoses17 : elle trace avec sa patte, dans la poussière, le récit de ses malheurs pour les faire connaître à son père, qui la cherche vainement : Littera pro uerbis, quam pes in puluere duxit, / corporis indicium mutati triste peregit18. Quand Io retrouvera sa forme humaine, elle hésitera à parler, de peur de mugir : metuit […] loqui, ne more

12 Ibid., I, 452-567. 13 Je fais ici allusion au titre de l’ouvrage de R. Galvagno, Le Sacrifice du corps, op. cit. 14 « […] je ne veux pas souiller les vivants en restant dans ce monde, ni, morte, ceux qui ne sont plus ; bannissez-moi de l’un et de l’autre empire ; faites de moi un autre être, à qui soient interdites et la vie et la mort » (Mét., X, 485-487). 15 Ibid., I, 637-641. 16 Ibid., III, 339-510. 17 Iamque opus exegi quod nec Iouis ira nec ignis / nec poterit ferrum nec edax abolere uetustas. / Cum uolet, illa dies, quae nil nisi corporis huius / ius habet, incerti spatium mihi finiat aeui ; / parte tamen meliore mei super alta perennis / astra ferar nomenque erit indelebile nostrum ; / quaque patet domitis Romana potentia terris, / ore legar populi perque omnia saecula fama, / siquid habent ueri uatum praesagia, uiuam. « Et maintenant j’ai achevé un ouvrage que ne pourront détruire ni la colère de Jupiter, ni la flamme, ni le fer, ni le temps vorace. Que le jour fatal qui n’a de droits que sur mon corps mette, quand il voudra, un terme au cours incertain de ma vie : la plus noble partie de moi-même s’élancera, immortelle, au-dessus de la haute région des astres et mon nom sera impérissable ; aussi loin que la puissance romaine s’étend sur la terre domptée, les peuples me liront et, désormais fameux, pendant toute la durée des siècles, je vivrai. » (ibid., XV, 871-879). 18 « À défaut de paroles, des lettres, que son pied a tracées dans la poussière, ont révélé le triste secret de sa métamorphose. » (ibid., I, 649-650). iuuencae / mugiat, et timide uerba intermissa retemptat19. Mais sa traversée du miroir lui fait découvrir une ingénieuse alternative à la voix, et peut-être cette invention contribuera-t- elle à la rendre digne de la seconde métamorphose qui fera d’elle la déesse égyptienne Isis20. Passant ainsi de la foule confuse des humains à la lumière divine, Io quittera aussi la nymphe pleine d’éclat qu’elle était pour devenir cette déesse mystérieuse, au bruyant cortège et aux voies impénétrables, que l’on retrouvera au livre IX, dans l’histoire de la jeune Iphis miraculeusement transformée en garçon par Isis21. Mais avant cela, au livre VI, l’image d’Io écrivant son histoire sur le sol sera réactivée dans l’esprit du lecteur par celle, très proche, de Philomèle, que son beau-frère a violée avant de lui trancher la langue et de l’enfermer, et qui dans sa prison tisse en lettres de pourpre son histoire pour la faire parvenir à sa sœur Procné : os mutum facti caret indice. Grande doloris / ingenium est miserisque uenit sollertia rebus. / Stamina barbarica suspendit callida tela / purpureasque notas filis intexuit albis, / indicium sceleris22. Ici l’image du tissage, métaphore usuelle de l’écriture dans l’Antiquité23, définit sans ambiguïté l’initiative de Philomèle comme un signal métapoétique, affirmation de la capacité de l’écriture à faire revivre la voix perdue. C’est aussi une histoire d’altération et de pérennité de la voix que celle d’Écho au livre III. La nymphe porte dans son nom la première malédiction qui est déjà la sienne quand commence le récit : parce qu’elle favorisait par son bavardage la discrétion des amours adultères de Jupiter, Junon l’a punie en la condamnant à ne plus pouvoir que répéter les derniers mots de tout ce qu’elle entend. Ainsi est-elle devenue, dit Ovide, « la nymphe à la voix sonore qui ne sait ni se taire quand on lui parle, ni parler la première » (uocalis nymphe, quae nec reticere loquenti / nec prius ipsa loqui didicit, resonabilis Echo24). On ne saurait a priori imaginer de voix moins dotée de capacité créatrice que celle d’Écho ; pourtant, la passion qu’elle conçoit pour Narcisse transforme la répétition mécanique et stérile des sons en une très belle déclaration :

Il advint que le jeune homme, séparé de la trouve de ses fidèles compagnons, cria : « Y a-t-il quelqu’un près de moi ? (Ecquis adest ?) » « Moi (adest) », répondit Écho. Plein de stupeur, il promène de tous côtés ses regards. « Viens ! (Veni) » crie-t-il à pleine voix ; à son appel elle répond par un appel (uocat illa uocantem). Il se retourne et, ne voyant venir personne : « Pourquoi, dit-il, me fuis-tu ? (Quid […] me fugis ?) » Il recueille autant de paroles qu’il en a prononcé (totidem, quot dixit, uerba recepit). Il insiste et, abusé par la voix qui semble alterner avec la sienne (alternae […] imagine uocis) : « Ici ! reprend-il, réunissons-nous ! (Huc coeamus) » Il n’y avait pas de mot auquel Écho pût répondre avec plus de plaisir : « Unissons-nous ! (coeamus) » répète-t-elle et, appuyant en personne ce qu’elle a dit, elle sort de la forêt et veut jeter ses bras autour du cou tant espéré. Narcisse fuit et, tout en fuyant : « Retire ces mains qui m’enlacent, dit-il ; je mourrai avant que tu ne disposes de moi à ton gré ! (ante […] emoriar quam sit tibi copia nostri) » Elle ne répéta que ces paroles : « dispose de moi à ton gré ! (sit tibi copia nostri) »25.

Cette voix qui, malgré sa dramatique limitation, a su dire dans toute sa profondeur et toute sa souffrance l’amour non réciproque, fait apparaître la répétition – ici doublée d’une

19 « Elle se redresse, mais elle évite de parler, dans la crainte de mugir comme une génisse ; elle essaie timidement de retrouver le langage qui lui a été si longtemps interdit. » (ibid., I, 745-746). 20 Nunc dea linigera colitur celeberrima turba, « Maintenant c’est une déesse, à qui la foule vêtue de lin rend de toutes parts un culte solennel » (ibid., I, 747). 21 Ibid., IX, 667-797. 22 « […] sa bouche muette ne peut révéler le forfait. Mais l’ingéniosité de la douleur est infinie et le malheur fait naître l’adresse. Par une ruse habile, ayant suspendu la chaîne d’une toile à un métier barbare, elle risse à travers ses fils blancs des lettres de pourpre qui dénoncent le crime » (ibid., VI, 574-578). 23 Cf. J. Scheid et J. Svenbro, Le Métier de . Mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, Paris, Errance, 2003 (1ère édition : La Découverte, « Textes à l’appui - Histoire classique » 1994). 24 Mét., III, 357-358. 25 Ibid., III, 379-392. fragmentation de l’énoncé – comme une forme de variation en soi26, et c’est aussi une affirmation d’ordre littéraire de la part d’Ovide, poète par excellence de la variatio. Le chagrin abolira le corps d’Écho, être de « pure altérité » voué – seconde malédiction – à aimer un être de « pure identité »27 incapable, par sa nature même, de l’aimer en retour ; et les deux jeunes gens se consumeront chacun de son côté, dans une solitude absolue. Au terme de la « bouffée d’anéantissement »28 qui s’emparera d’Écho29, il ne restera d’elle que ses os, qui se pétrifieront, et sa voix, qui, elle, ne subira aucune altération (Vox tantum atque ossa supersunt ; / uox manet ; ossa ferunt lapidis traxisse figuram. / Inde latet siluis nulloque in monte uidetur ; / omnibus auditur ; sonus est, qui uiuit in illa30) et répétera même, quand Narcisse mourra, les lamentations des Naïades et des Dryades31, seule manière pour la nymphe de dire sa propre douleur. Cette victoire de la voix sur la disparition et la pétrification incarne l’ambition même du poète : quand Écho devient pour toujours ce son que « tout le monde […] entend » (omnibus auditur), elle devient une discrète préfiguration de la déclaration finale du poète-narrateur se disant promis à l’immortalité par « la plus noble partie » (parte […] meliore32), son œuvre, c’est-à-dire sa voix poétique. Ovide utilise souvent, « pour cacher l’évidence de la parole et de ses figures », l’instrument qui sert ordinairement à montrer au contraire, à dissiper toutes les ombres : la lumière33. Est- ce un signe de la présence, dans l’air de l’époque, de l’idée du sublime34 ? Quoi qu’il en soit, il dit, ce faisant, quelque chose de son art, travail de sculpteur sur la lumière qui fait de celle- ci, alternativement ou simultanément, un outil de révélation et de dissimulation. L’histoire d’Aréthuse, au livre V35, est à ce titre emblématique, car le récit apparemment limpide fait par la nymphe s’avère en fait très mystérieux et signifie peut-être finalement le contraire de ce que nous croyons d’abord lire, ce qui définit l’épisode comme une interrogation sur la validité des voix narratives multiples qui nous sont données à entendre dans les Métamorphoses et de celle, centrale, qui les régit. En effet, l’histoire, telle qu’elle est racontée par Aréthuse, se présente comme celle d’une vaine chasse amoureuse : poursuivie par le fleuve Alphée, la nymphe a imploré le secours de Diane, qui l’a entourée d’un nuage ; puis elle s’est liquéfiée dans sa propre sueur, ce qui a permis à Alphée de reprendre sa poursuite, et elle a finalement plongé sous la terre fendue par Diane, avant de ressortir en Sicile :

26 e Tel est l’un des angles de réflexion du volume La Variatio. L’Aventure d’un principe d’écriture, de l’Antiquité au XXI siècle, H. Vial, ed., Paris, Classiques Garnier, « Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne », à paraître en 2014. 27 Ces deux expressions sont d’H. Fränkel, Ovid. A Poet between Two Worlds, Berkeley - Los Angeles, University of California Press, 1945, p. 84. 28 Je reprends ici l’expression de R. Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 15. 29 Ibid., III, 393-398. 30 « Il ne lui reste que la voix et les os ; sa voix est intacte, ses os ont pris, dit-on, la forme d’un rocher. Depuis, cachée dans les forêts, elle ne se montre plus sur les montagnes ; mais tout le monde l’entend ; un son, voilà tout ce qui survit en elle. » (ibid., III, 398-401). 31 Planxere sorores / Naides et sectos fratri posuere capillos ; / planxerunt Dryades ; plangentibus resonat . « Ses sœurs, les Naïades, le pleurèrent et, ayant coupé leurs cheveux, les consacrèrent à leur frère ; les Dryades le pleurèrent aussi ; Écho répéta leurs gémissements » (ibid., III, 505-507). 32 Ibid., XV, 875 (cf. supra). 33 Je cite et remanie ici cette phrase de R. Calasso : « Mais comment l’écrivain pourra-t-il cacher l’évidence de la parole et de ses figures ? Avec la lumière. » Les Noces de Cadmos et Harmonie, Paris, Gallimard, « Folio », 1995 (1ère édition en français : Paris, Gallimard, « NRF », 1991), p. 348. 34 Je renvoie sur ce point au Traité du Sublime et en particulier au chapitre XVII. Ainsi lit-on en XVII, 2 : Τίνι γὰρ ἐνταῦθ´ ὁ ῥήτωρ ἀπέκρυψε τὸ σχῆµα; Δῆλον ὅτι τῷ φωτὶ αὐτῷ, « par quoi l’orateur, en cet endroit, a-t-il caché la figure ? Il est évident que c’est par la lumière même ». Le texte est celui de l’édition d’H. Lebègue dans la « CUF » (Paris, Les Belles Lettres, 2008 [1ère édition 1939]), la traduction celle de J. Pigeaud (Longin, Du Sublime, Marseille, Rivages « Petite Bibliothèque », 1991). Cf. les journées d’études récemment organisées par S. Conte et S. Dubel, « Le Sublime et l’écriture des traités de rhétorique », Reims, 22 mars 2012 et 6 février 2014, et ma communication, « Le Traité du Sublime, une œuvre de poète, entre Ovide et Sénèque », à paraître dans les actes de ces journées (Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, « ERGA »). 35 Mét., V, 572-641. Pendant qu’il m’assiège, une sueur froide se répand sur mes membres, des gouttes azurées s’écoulent de tout mon corps ; partout où je pose le pied il se forme une mare ; une rosée tombe de mes cheveux et, en moins de temps que je n’en mets à te le raconter, je suis changée en fontaine (in latices mutor). Mais le fleuve reconnaît dans ces eaux celle qu’il aime ; il se dépouille de la figure humaine qu’il avait empruntée et, afin de s’unir à moi, il reprend sa forme liquide. La déesse de Délos ouvre la terre et moi, plongeant dans ses sombres cavernes (caecis […] cauernis), je poursuis ma course jusqu’à Ortygie, qui, chère à mon cœur parce qu’elle porte le surnom de ma divine protectrice, m’a, la première, ramenée à la surface de la terre, sous la voûte des cieux36.

Le récit s’arrête ici abruptement : Hac tenus (« Ainsi parla Aréthuse »), écrit Ovide, avec une expression dépourvue de verbe où le terme Hactenus (littéralement « seulement jusque-là ») se trouve scindé. Cette tmèse37 figure à elle seule la dissociation présente au sein même d’un récit subjectif dont la conteuse est aussi l’héroïne et ne dit pas tout, omettant le point central : le fait que sa fluidification a bel et bien permis à Alphée de se mêler à elle et que les « sombres cavernes » ouvertes par Diane dans la terre se sont ouvertes aussi pour Alphée, ce qui fait de ce passage souterrain le lieu non de la fuite ultime, mais de l’union amoureuse38. À travers ce récit retors, entre lumière et ombre, c’est au statut du poète- narrateur lui-même, et à sa liberté, que nous nous trouvons renvoyés. Nous le sommes d’ailleurs aussi quand, au livre XIII, Galatée raconte comment le jeune homme qu’elle aimait, Acis, a été tué par le Cyclope Polyphème, amoureux de Galatée, puis est devenu un fleuve :

Le Cyclope le poursuit ; il arrache de la montagne un quartier de roc et le lance en avant ; quoiqu’une extrémité atteigne seule Acis, il en est écrasé tout entier. Alors nous, nous faisons tout ce que les destins nous permettaient de faire ; nous lui donnons la nature de son aïeul. Sous l’énorme masse coulait un sang de pourpre ; en un instant cette couleur commence à pâlir ; elle devient semblable à celle d’un fleuve troublé par un orage ; peu à peu c’est une source limpide ; puis le bloc, qui s’est brisé, s’entrouvre ; par les fentes surgissent les longues tiges de roseaux vigoureux et au creux du rocher grondent des eaux jaillissantes ; tout à coup, ô prodige ! il en sort jusqu’à a ceinture un jeune homme dont le front porte une couronne de joncs enlacés autour de cornes naissantes. S’il n’était pas plus grand, s’il n’avait pas un visage azuré, ce serait Acis lui-même (Acis erat) ; et pourtant, même sous cette forme, c’est toujours Acis (erat […] Acis), changé en fleuve, et ce fleuve a gardé l’ancien nom du héros39.

Galatée est l’une des Néréides, dont au livre II l’image, représentée sur les portes du palais du Soleil40, peut se lire comme un condensé du monde mobile et changeant des Métamorphoses 41 et de la poétique ovidienne de la variation . Elle pleure au moment de commencer son récit42 ; pourtant, celui dont elle porte le deuil est bien vivant et a même accédé à une vie supérieure puisqu’il est devenu un dieu-fleuve, dont rien n’empêche l’union avec une

36 Ibid., V, 632-641. 37 Cette tmèse, et l’ensemble de l’épisode d’Aréthuse, ont notamment été étudiés par G. Rosati dans son article « Tempo del desiderio e fuga delle forme : la donna-acqua Aretusa e un testo che corre », dans Ovide. Figures de l’hybride. Illustrations littéraires et figurées de l’esthétique ovidienne à travers les âges, H. Casanova-Robin, ed., Paris, Champion, « Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne », 2009, p. 235-245 (pour la tmèse, cf. p. 242-243). 38 Cf. R. Galvagno, Le Sacrifice du corps, op. cit., p. 61. 39 Mét., XIII, 887-897. 40 « L’art surpassait la matière ; car Mulciber y avait ciselé les flots, qui entourent la terre d’une ceinture et le globe terrestre et le ciel qui s’étend au-dessus de ce globe. Les eaux ont leurs dieux azurés, à la conque retentissante, le changeant Protée, Égéon pressant de ses bras les dos monstrueux des baleines, et ses filles. On voit les unes nager, les autres, assises sur un rocher, sécher leurs verts cheveux, d’autres voguer sur des poissons ; sans avoir toutes le même visage (facies non omnibus una), elles ne sont pas non plus très différentes (non diuersa tamen). Elles se ressemblent comme il sied à des sœurs (qualem decet esse sororum). La terre porte à sa surface des hommes, des villes, des forêts, des bêtes sauvages, des fleuves, des nymphes et d’autres divinités champêtres de toutes sortes. Au-dessus de ces tableaux sont figurés le ciel resplendissant et les signes du zodiaque, six sur le battant de droite, six sur celui de gauche. » (ibid., II, 5-18). 41 Cf. sur ce passage l’étude de F. Graziani, « Materiam superabat opus : un art poétique ovidien », dans Lectures d’Ovide publiées à la mémoire de Jean-Pierre Néraudau, E. Bury, ed., Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 339-359. 42 Ibid., XIII, 745. Néréide. Comme dans l’épisode d’Aréthuse, nous sommes devant un récit trompeur, qui dit la réalisation de l’amour tout en ayant l’air de dire le contraire ; viennent le confirmer une nouvelle conclusion soudaine (Desierat Galatea loqui43) et, juste avant elle, la formule troublante des vers 895-897 qui, plaçant en contradiction Acis erat et erat […] Acis, résume ce faisant toute la poétique ovidienne de la métamorphose, identité et altérité conjuguées, et le travail subtil et libre d’une écriture vouée à s’approcher au plus près des passions humaines. La luminosité trompeuse des épisodes d’Aréthuse et de Galatée se retrouve, au livre IX, dans celui de , amoureuse de son frère jumeau Caunus et qui, violemment repoussée par lui, s’enfuit et est finalement transformée en source par les Naïades :

Byblis reste étendue, muette (muta), elle serre avec ses ongles les herbes vertes et arrose le gazon d’un ruisseau de larmes. Les Naïades en formèrent une source qui ne devait jamais tarir (quae numquam arescere posset) ; quelle faveur plus grande pouvaient-elles lui accorder ? Aussitôt, comme on voit les gouttes de résine couler de l’écorce fendue, ou le bitume tenace sortir des entrailles de la terre qu’il alourdissait, ou encore comme, à l’approche du Zéphyre et de sa douce haleine, on voit fondre au soleil l’eau que le froid avait arrêtée dans son cours, ainsi Byblis, la petite-fille de Phébus, épuisée de larmes, se change en une fontaine, qui, aujourd’hui encore, conserve dans ces vallées le nom de sa maîtresse et qui s’épanche sous le noir feuillage d’une yeuse44.

Byblis, dont le nom évoque le livre (βίϐλος), est muette à la fin de sa vie humaine ; mais elle a auparavant beaucoup parlé de sa passion, et surtout elle a écrit à son frère une lettre45, la seule des Métamorphoses, qui réactive la tradition de l’épître amoureuse mythologique développée par Ovide dans les Héroïdes et lui donne un sens nouveau. Cette lettre, qui horrifiera son destinataire, contient dans sa propre disposition matérielle le destin de celle qui l’écrit : Talia nequiquam perarantem plena reliquit / cera manum summusque in margine uersus adhaesit46. La dernière ligne, celle que Byblis écrit sur la marge, est celle où elle évoque sa propre mort (neue merere meo subscribi causa sepulcro47) ; son destin sera de rejoindre à son tour une marge puisque, par sa métamorphose, elle deviendra, comme Myrrha48, morte et vivante, et ni vivante ni morte, abolie dans son humanité par sa fluidification mais rendue immortelle – et avec elle sa passion – sous la forme d’une source intarissable. Et cette métamorphose qui à la fois matérialise, résout et ennoblit l’amour impossible, Ovide nous la suggère sans nous la montrer, dans un récit tout en comparaisons qui signe la puissance d’évocation et d’illusion de la parole poétique. Ce récit trouve en quelque sorte un complément au livre X dans l’histoire de Myrrha, amoureuse, elle, de son père : la jeune fille définira dans sa prière, que j’ai citée plus haut, la zone-frontière fondamentalement ambiguë qu’occupe la métamorphose entre monde des vivants et monde des morts, et sa transformation en arbre à myrrhe, à nouveau signe, solution et sublimation de la passion incestueuse, se terminera sur l’image conjuguée de la myrrhe, substance délicate et parfumée, et de l’éternité, la conjonction des deux suggérant qu’il s’agit aussi ici de la parole poétique, précieuse et immortelle : Quae quamquam amisit ueteres cum corpore sensus, / flet tamen et tepidae manant ex arbore guttae. / Est honor et lacrimis, stillataque robore myrrha / nomen erile tenet nulloque tacebitur aeuus49.

43 « Galatée avait cessé de parler » (ibid., XIII, 898). 44 Ibid., IX, 655-665. 45 Ibid., IX, 530-563. 46 « Telles étaient les vaines paroles dont sa main sillonnait la cire, quand l’espace lui manqua sur la tablette déjà pleine ; elle ajouta la dernière ligne sur la marge. » (ibid., IX, 554-555). 47 « […] ne t’expose pas à être désigné comme l’auteur de ma mort dans l’inscription de mon tombeau. » (ibid., IX, 563). 48 Cf. ibid., X, 485-487 (vers cités supra). 49 « Quoiqu’elle ait perdu avec son corps tout sentiment, elle continue à pleurer et des gouttes tièdes s’échappent de l’arbre. Ses larmes ont un grand prix ; la myrrhe, distillée par le bois, conserve le nom de celle qui la donne ; on parlera d’elle dans la suite des âges. » À la lumière de la définition donnée par Myrrha, tous les êtres métamorphosés apparaissent comme des êtres doubles, placés sur le seuil séparant les vivants et les morts, arrachés à eux- mêmes en même temps que rendus à eux-mêmes. Ils disent la fascination d’Ovide pour l’hybridité, qui est par nature un moment de la métamorphose et entre dans sa poétique même si celle-ci ne s’y résume pas50. Or certains personnages restent physiquement hybrides et deviennent ainsi des emblèmes de toute l’entreprise poétique ovidienne : ainsi Scylla, au livre XIV, se trouve-t-elle transformée en un monstre par la conjonction de l’amour malheureux du dieu et de la jalousie de la magicienne Circé51. Scylla est un personnage muet ; mais son silence final est d’une nature spécifique, car c’est celui de l’horreur devant cette hybridité nouvelle qui fait d’elle un être pour toujours marginal, terrifiant pour lui-même comme pour les autres, immobilisé entre la vie et la mort, comme le montre la comparaison entre les chiens qui font désormais partie d’elle et Cerbère, gardien des Enfers. L’image abominable de Scylla a pour pendant au livre XIV celle, harmonieuse au contraire, de Pomone, déesse des vergers, qui ne subit pas l’hybridation mais la pratique, puisqu’elle opère des greffes végétales52 ; Pomone qui, après de longues résistances, sera finalement séduite par Vertumne, dieu des métamorphoses53, leur union pouvant se lire comme une métaphore de la combinaison d’hybridation féconde et d’écriture de la métamorphose qui constitue les Métamorphoses54.

Certaines amoureuses – au sens large dans lequel j’entends ici ce mot – du poème d’Ovide entrent donc, par le sacrifice de leur corps, dans le domaine de l’ombre et du mystère et, dans le même temps, perdent leur voix ou en font un usage singulier qui signale une réflexion métapoétique. Ce lien me semble se manifester de manière encore plus forte, et désigner plus clairement encore l’écriture poétique, avec une autre catégorie de personnages féminins, moins nombreux mais d’une épaisseur dramatique et d’une densité poétique particulièrement grandes : les magiciennes. La magie est un motif récurrent dans l’œuvre d’Ovide ; déjà, dans l’élégie 8 du livre I des Amours, il met en scène une certaine Dipsas dont il décrivait en détail les pouvoirs55. Vieille et alcoolique, pratiquant le proxénétisme autant que la sorcellerie, elle est un personnage dont on sourit, une de ces figures du monde élégiaque qui appartiennent aussi à celui de la comédie ; mais elle a aussi tous les traits des grandes magiciennes des Métamorphoses, qui,

50 Sur cette question, cf. Ovide. Figures de l’hybride, H. Casanova-Robin, ed., op. cit. 51 « Scylla arrive ; à peine est-elle descendue dans l’eau jusqu’à la taille qu’elle aperçoit autour de ses deux aines une hideuse ceinture de monstres aboyants. D’abord, ne pouvant croire qu’ils font partie de son corps (credens non corporis illas / esse sui partes), elle veut fuir. Elle repousse ces chiens menaçants donc les crocs l’épouvantent ; mais elle a beau fuir ; elle les entraîne avec elle (sed, quos fugit, attrahit una). Elle examine sa personne, cherchant ses cuisses, ses jambes, ses pieds, elle ne trouve à leur place que les gueules béantes d’une meute de Cerbères (Cerbereos rictus) ; elle ne reste debout que grâce à ces chiens furieux. Et elle voit au-dessous d’elle les croupes de ces animaux sauvages qu’elle retient assemblés par ses aines mutilées et son buste les domine. » (Mét., XIV, 59-67). 52 Cf. la description des goûts de la nymphe ibid., XIV, 618-636 et en particulier 630-631 (fisso modo cortice lignum / inserit et sucos alieno praestat alumno, « [elle emploie sa serpette] à fendre l’écorce, où elle greffe un bourgeon étranger, que nourrira une sève nouvelle »). 53 Cf. ibid., XIV, 685 : formas […] apte fingetur in omnes, « il peut prendre, quand il faut, toutes les formes ». 54 Cf. mon article « Pomone et Vertumne, ou le désir d’hybridité dans la métamorphose », dans Ovide. Figure de l’hybride, H. Casanova-Robin, ed., op. cit. 55 « Il existe (écoutez, vous qui voulez connaître une entremetteuse), il existe une vieille femme nommée Dispas. Sa conduite l’a fait ainsi nommer [allusion au verbe grec διψάω-ῶ, « avoir soif »] ; jamais sans avoir bu elle n’a vu la mère du noir Memnon sur son char couleur de rose ; savante dans les arts magiques et dans les incantations d’Éa [= l’île de Circé], elle fait, par son art, remonter les fleuves vers leur source. Elle sait bien la vertu des herbes, celle des fils s’enroulant au rouet qui tourne, celle du liquide de la cavale en chaleur. Elle n’a qu’à vouloir, et le ciel dans toute son étendue se voile de nuages épais, qu’à vouloir, et la voûte céleste resplendit d’un jour clair. J’ai vu, m’en croirez-vous ? les astres prendre la couleur du sang ; le visage de la lune était rouge de sang. Je la soupçonne, métamorphosée [uersam], de voler à travers les ombres de la nuit et de revêtir de plumes son vieux corps ; je la soupçonne, et c’est le bruit qui court. Dans chacun de ses yeux brille une double pupille et des rayons de feu sortent de cette double pupille. Elle évoque de leur tombeau bisaïeux et trisaïeux, et ses longues incantations savent ouvrir la masse de la terre. » (Amours, I, 8, 1-18 ; édition d’H. Bornecque, 2003 [1ère édition 1930]). elles, n’ont plus rien de comique. On rencontre en particulier avec elle un élément important pour mon propos : la parenté entre magie et métamorphose. Dans les Métamorphoses, cette parenté est évidente. Toutes deux opèrent, comme l’écrit C. Segal, « à la limite de l’ordre du monde, au point où le désordre et l’irrationnel entrent dans l’ordre »56 ; en outre, la magie consiste à altérer, à modifier le réel, et inversement, si l’on ne peut pas définir la métamorphose comme un processus magique, un certain nombre de métamorphoses intègrent explicitement ou implicitement un ou des élément(s) magique(s) ; enfin, magie et métamorphose se trouvent réunies à travers le motif de la création poétique, surtout quand celle-ci consiste à dire les métamorphoses. Ainsi Orphée, l’alter ego le plus explicite du poète-narrateur, invente-t-il au livre X un carmen – et le mot signifie à la fois chant, poème et enchantement – qui se nourrit des métamorphoses mythiques pour transformer à son tour le monde avec la force d’une formule magique et s’avère capable de mettre en mouvement des forêts entières57, de charmer les bêtes sauvages (qu’il laisse attonitas58, c’est-à-dire « frappées de stupeur » mais aussi « en proie à l’extase ») et surtout de faire pleurer les habitants des Enfers et de suspendre les supplices perpétuels des damnés :

Tandis qu’il exhalait ces plaintes, qu’il accompagnait en faisant vibrer les cordes, les ombres exsangues pleuraient ; Tantale cessa de poursuivre l’eau fugitive ; la roue d’Ixion s’arrêta ; les oiseaux oublièrent de déchirer le foie de leur victime, les petites-filles de Bélus [= les Danaïdes] laissèrent là leurs urnes et toi, Sisyphe, tu t’assis sur ton rocher. Alors pour la première fois des larmes mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides, vaincues par ces accents (carmine) ; ni l’épouse du souverain, ni les dieux qui gouverne les enfers ne peuvent résister à une telle prière […]59.

Ce qui fait de la magie et de la métamorphose deux réalités non seulement apparentées entre elles, mais toutes deux liées à l’écriture poétique est leur rapport étroit avec les mots : la magie repose en partie sur l’incantation, elle-même fondée sur le pouvoir de certains mots dont la prononciation correcte et opportune et la répétition contribuent voire suffisent à faire apparaître, se transformer ou disparaître un objet ; or, les récits ovidiens de métamorphoses reposent eux aussi sur un certain nombre de rituels onomastiques, parmi lesquels celui qui consiste à préciser que l’arbre, l’animal ou le lieu nouveau a conservé le nom de l’être transformé, ce nom étant parfois à lui seul le déclencheur et la justification de la transformation (Myrrha doit devenir la myrrhe, Écho l’écho, etc.). Intimement liée à la métamorphose et pouvant, comme elle, jouer le rôle d’une métaphore de l’écriture et de ses pouvoirs, la magie intervient à plusieurs reprises dans le poème. Les prodiges qu’elle suscite sont parfois dus à la seule puissance des mots : paroles prononcées par les Parques quand elles associent le destin de Méléagre à celui d’un morceau de bois60, vœu irréfléchi de Midas qui demande à transformer en or tout ce qu’il touche61. Ailleurs interviennent de mystérieux breuvages ; c’est le cas quand, dans un épisode particulièrement sombre du livre IV, nous croisons un personnage de quasi-magicienne, , l’une des trois Érinyes, qui, pour frapper de démence Athamas et Ino sur l’ordre de Junon jalouse de ce couple heureux, concocte un sinistre mélange d’ingrédients allégoriques qui sont aussi les composants du poème :

56 « Tantum medicamina possunt : la magie dans les Métamorphoses d’Ovide », dans La Magie, A. Moreau et J.-C. Turpin, ed., Montpellier, Publications de la Recherche, Université Paul-Valéry Montpellier III, 1999, p. 45-70, p. 52. 57 Ibid., X, 86-105. 58 Ibid., X, 20. 59 Ibid., X, 40-47. 60 Ibid., VIII, 454-455 : « Tempora » dixerunt « eadem lignoque tibique, / o modo nate, damus. » « La durée de ce bois, dirent-elles, est aussi celle que nous assignons à ta vie, ô nouveau-né ! ». 61 Ibid., XI, 102-103 : « Effice, quicquid / corpore contigero, fuluum uertatur in aurum. » « Fais […] que tout ce que mon corps aura touché se convertisse en or aux fauves reflets. ». À ses côtés marchent le Deuil (Luctus), l’Effroi (Pauor), la Terreur (Terror) et la Folie au visage grimaçant (trepido […] Insania uultu). […] du milieu de sa chevelure elle arrache deux serpents, qu’elle lance brusquement de sa main néfaste ; ils errent sur le sein d’Ino et d’Athamas et y soufflent leur haleine empestée ; ils ne font subir aucune blessure au corps des deux époux (nec uulnera membris / ulla ferunt) ; mais leur âme reçoit de terribles atteintes (mens est quae diros sentiat ictus). L’Érinys avait apporté aussi avec elle des poisons fluides et merveilleux (liquidi […] monstra ueneni) : l’écume de la gueule de Cerbère (oris Cerberei spumas), le venin d’Échidna (uirus Echidnae), la folie, qui fait divaguer (errores […] uagos), l’oubli, qui aveugle la raison (caecae […] obliuia mentis), le crime (scelus), les larmes (lacrimas), la rage (rabies), la passion du meurtre (caedis amorem), le tout broyé en un seul mélange ; après l’avoir détrempé avec du sang frais, elle l’avait fait bouillir dans les flancs d’un vase de bronze, en le tournant avec une tige de ciguë encore verte ; tandis que ses deux victimes sont saisies d’épouvante, elle verse dans leur poitrine ce poison qui met l’âme en fureur (furiale uenenum) et elle trouble leur cœur jusqu’au fond (praecordia intima mouit)62.

Il y a donc dans les Métamorphoses des mots et des philtres magiques ; il y a aussi des baguettes magiques. Plus exactement, il y en a une seule « vraie », celle avec laquelle, au livre I, Mercure s’assure qu’Argus dorme profondément63, mais un autre objet étroitement lié à la question qui nous occupe agit comme un substitut de baguette magique : la tête de Méduse. Le pouvoir infaillible de cette tête tranchée fascine ceux qui en sont les témoins, que ce soit les nymphes marines qui, charmées de voir les algues touchées par la tête monstrueuse se muer en corail, renouvellent encore et encore l’expérience64, ou Persée qui transforme par centaines ses ennemis en statues et offre à sa nouvelle épouse, en un étrange cadeau de noces, son ancien fiancé changé en pierre65. Mais Persée lui-même nous apprend que Méduse a eu une histoire et que, dans cette histoire déjà, elle n’a jamais été qu’un objet :

Célèbre par sa beauté (Clarissima forma), Méduse fut recherchée par un grand nombre de prétendants qui se la disputaient jalousement ; il n’y avait dans toute sa personne rien de si admirable que ses cheveux ; j’ai connu quelqu’un qui assurait l’avoir vue (se uidisse). Le souverain des mers la déshonora, dit-on, dans un temple de Minerve ; la fille de Jupiter se détourna, couvrit de son égide son chaste visage et, pour ne pas laisser impuni un tel attentat, elle changea les cheveux de la Gorgone en serpents affreux (Gorgoneum crinem turpes mutauit in hydros). Aujourd’hui encore, pour frapper ses ennemis d’épouvante et d’horreur (ut attonitos formidine terreat hostes), elle porte devant sa poitrine les serpents qu’elle a fait naître (quos fecit)66.

Belle jeune fille puis créature hybride et monstrueuse, vivante puis morte, Méduse n’aura jamais pu croiser un regard sans qu’un drame ait lieu et n’aura jamais eu droit à la parole ; condamnée à la marginalité, réduite à l’horreur qu’elle éprouve et qu’elle inspire, privée de son humanité et transformée en instrument magique au service d’un héros creux et assez antipathique, elle représente, au sein du permanent flux de voix qui caractérise les Métamorphoses, une figure particulièrement dramatique du silence. Tous les personnages, processus ou objets que je viens d’évoquer sont autant de contrepoints, légers ou tragiques, aux deux grandes figures de magiciennes que sont, dans les Métamorphoses, Médée et Circé. Ovide semble avoir une prédilection pour le personnage de Médée : on sait qu’il lui avait consacré une tragédie qui eut un grand succès ; c’est sa voix que l’on entend dans la douzième des Héroïdes, où la magicienne abandonnée par Jason lui dit son amour et sa fureur avant d’annoncer, dans le dernier vers, nescio quid […] mens mea maius agit67 ; et c’est à son histoire qu’Ovide une grande partie du livre VII des

62 Ibid., IV, 484-485 et 495-507 (l’ensemble du passage occupe les v. 481-511). 63 Ibid., I, 715-716 : firmatque soporem, / languida permulcens medicata lumina uirga, « et, pour l’assoupir plus sûrement encore, il promène sur ses paupières languissantes la baguette magique ». 64 Ibid., IV, 744-752. 65 Ibid., V, 177-235. 66 Ibid., IV, 794-803. 67 « […] mon âme médite je ne sais quoi de plus grand » (Héroïdes [titre abrégé infra sous la forme Hér.], XII, 212 ; texte établi par H. Bornecque et traduit par M. Prévost, édition revue, corrigée et augmentée par D. Porte, 2005 [1ère édition 1928]). Métamorphoses. Quand ce passage commence, le lecteur familier d’Ovide n’a rien à apprendre sur Médée : sur son histoire, le poète a tout dit, d’une part en action dans sa Médée, d’autre part à la première personne dans l’Héroïde XII, prouesse rhétorique belle et vaine qui bute sur l’absence définitive de son destinataire et s’ouvre sur la seule issue possible, la mort des enfants. La Médée des Métamorphoses, en quelque sorte libérée du poids de sa biographie mythique par ces versions antérieures, est faite tout entière du matériau qui est celui du poème lui-même : passions et métamorphoses. Son furor amoureux68, joint à son expertise en matière de transformations magiques, la conduit à aider Jason à accomplir tous les exploits nécessaires à l’acquisition de la Toison d’or et lui permet de rendre la jeunesse au vieil Éson et aux nourrices de Bacchus69. Opératrice de métamorphoses dues à une passion, Médée est par là même en rapport avec le poète qui, lui, les raconte. Cette proximité apparaît très nettement en deux passages du poème. Le premier est la description par la magicienne de ses propres pouvoirs, où nous croyons lire les Métamorphoses en miniature :

[…] grâce à vous, quand je l’ai voulu (cum uolui), les fleuves, entre leurs rives étonnées, ont remonté vers leur source ; j’apaise par mes chants (cantu) les flots agités et j’agite les flots paisibles ; je dissipe et j’amasse les nuages ; je chasse et j’appelle les vents ; je réduis à l’impuissance par mes incantations (uerbis et carmine) la gueule des serpents ; j’arrache tout vifs à leur terre natale des rochers, des chênes, des forêts entières et je les mets en mouvement ; je fais trembler les montagnes, mugir le sol, sortir les mânes des tombeaux. Toi aussi, ô Lune, je t’attire jusqu’à moi en dépit des bronzes de Témèse qui diminuent tes souffrances ; mes chants (carmine nostro) font pâlir le char de mon aïeul, mes poisons font pâlir l’Aurore70.

Le second est celui où, obligée de fuir par la voie des airs à la suite des abominations qu’elle a commises, Médée survole toute la zone géographique qui s’étend de Iolcos à Corinthe, et où ce voyage fantastique permet à Ovide de survoler lui aussi métaphoriquement, en s’appuyant sur des lieux réels, le motif de la métamorphose, donnant à voir en abyme, en quelques dizaines de vers, toute la cartographie imaginaire du monde que forment les Métamorphoses et réunissant en ce passage toute sa « grammaire fantasmatique »71 de la métamorphose72. Je ne cite qu’un extrait particulièrement significatif de ce long itinéraire poétique autant que topographique :

[…] elle fuit à travers les hauteurs de l’espace, par-dessus les ombrages du Pélion, asile de , par- dessus l’Othrys et les lieux qu’a rendus célèbres l’aventure de l’antique Cérambus. Soutenu dans les airs par des ailes qu’il avait reçues des nymphes, au temps où la lourde masse de la terre était ensevelie sous les flots de l’Océan, il échappa au danger d’être enseveli avec elle par le déluge de Deucalion. Médée laisse à sa gauche l’Éolienne , le long serpent transformé en une image de pierre, la forêt de l’, où Liber cacha sous la forme trompeuse d’un cerf le taureau volé par son fils et où le père de Corythus a reçu la sépulture sous un peu de sable ; les champs que épouvanta par ses aboiements tout nouveaux ; la ville d’Eurypyle, où les mères de famille de Cos furent condamnées à porter des cornes, tandis que s’éloignait l’armée d’Hercule ; Rhodes, chère à Phébus, Ialysus, séjour des , qui ensorcelaient par leurs seuls regards tout ce qui leur tombait sous les yeux et que Jupiter indigné précipita dans les eaux soumises à son frère. Médée franchit encore les remparts de Carthée, dans l’antique Céos, où Alcidamas devait apprendre avec surprise que du corps de sa fille avait pu naître une douce colombe. Elle aperçoit ensuite le lac d’Hyrié, Tempé, la vallée de Cygnus, devenu célèbre par sa subite métamorphose en cygne73 […]

Médée règne sur l’univers de la métamorphose avec une toute-puissance comparable à celle

68 […] ualidos […] ignes, « un feu violent » (Mét., VII, 9) ; cf. aussi son monologue (v. 11-71) et les v. 76-88. 69 Ibid., VII, respectivement 98-158 et 159-296. 70 Ibid., VII, 199-209 (l’ensemble du discours de Médée occupe les v. 192-219). 71 J’ai donné plus haut la référence de cette expression de R. Galvagno. 72 Ibid., VII, 351-393. 73 Ibid., VII, 351-372. des dieux et du poète ; mais le paradoxe est que cette toute-puissance ne permet pas à la magicienne de retenir celui qu’elle aime et que la Colchidienne, habitante des marges du monde, créature de la nuit, du sang, de la sauvagerie, du , se trouve symboliquement renvoyée dans ces marges par le départ de Jason. Or, le destin de la Circé ovidienne74 est très similaire, même s’il prend des voies plus subtiles. Elle aussi est un être de l’ombre, répandant sur ses pas un brouillard ténébreux où l’on se perd :

Circé récite des prières (preces), elle profère des paroles magiques (uerba precantia), elle invoque des divinités mystérieuses (ignotos […] deos) dans un chant non moins mystérieux (ignoto carmine) qui lui sert d’ordinaire à obscurcir (confundere) la blanche face de la Lune et à tisser devant la tête de son père [= le Soleil] un voile (subtexere) de nuages altérés d’eau. Alors aussi, à ses accents (cantato […] carmine), le ciel se couvre (densetur) ; la terre exhale d’épais brouillards (nebulas) ; les compagnons du roi [= Picus] se perdent (uagantur) au milieu des ténèbres (caecis […] limitibus) et ses gardes le laissent seul75.

Elle est également un être de l’illusion, que l’on découvre entouré d’une meute terrifiante mais inoffensive de bêtes sauvages issues d’anciennes métamorphoses :

Arrivés là, à peine arrêtés au seuil du palais, nous apercevons mille loups, et mêlés aux loups, des ours et des lions (mille lupi mixtique lupis ursique leaeque), dont la rencontre nous remplit d’épouvante (occursu […] fecere metum). Mais aucun de ces animaux n’était à craindre (nulla timenda), aucun ne s’apprêtait à nous faire la moindre blessure. Et même ils agitaient doucement leurs queues dans l’air et ils accompagnaient nos pas en nous caressant, lorsque des servantes nous accueillent et, à travers des atriums revêtus de marbre, nous conduisent à leur maîtresse76.

Un être de la métamorphose enfin, qui sait autant transformer les corps des individus (Scylla, les compagnons d’Ulysse, Picus77) que bouleverser l’ordre du monde tout entier :

Alors elle répand autour d’elle des substances pestilentielles et des sucs vénéneux ; elle invoque (conuocat) la Nuit, les dieux de la Nuit, l’Érèbe, le Chaos et elle adresse des prières à Hécate avec de longs hurlements (longis […] ululatibus orat). Les forêts (ô merveille ! [dictu mirabile]) bondissent hors de leur emplacement, la terre gémit, les arbres du voisinage pâlissent, l’herbe est trempée de gouttes de sang ; les rochers poussent de rauques gémissements ; les chiens aboient ; le sol est souillé de serpents hideux et dans les airs voltigent les âmes subtiles des morts silencieux78.

Tous ces traits rapprochent Circé du poète, et deux passages vont dans le sens de cette association. Le premier est la toute première apparition de la magicienne, telle que la voient les compagnons d’Ulysse :

Elle est assise au fond d’un salon magnifique, sur un trône pompeux. Elle porte une robe éblouissante, sur laquelle est jeté un manteau enrichi d’or. Autour d’elle sont des Néréides et des nymphes, qui, au lieu d’étirer la laine entre leurs doigts actifs et de façonner les fils obéissants, trient (disponunt) des plantes, répartissent (secernunt) dans des corbeilles des fleurs éparpillées sans ordre (sparsos […] sine ordine) et des herbes de couleurs différentes (uarias […] coloribus). Elle-même, Circé surveille leur travail ; seule elle connaît l’usage de chaque feuille (quis usus / quoque sit in folio) et les vertus qu’elles se communiquent par leur mélange (quae sit concordia mixtis) ; elle pèse et elle examine attentivement

74 Cf. à propos de ce personnage mon article « La “fée des métamorphoses” : Circé dans le livre XIV des Métamorphoses », actes de la journée de recherches et d’agrégation « Ovide, Métamorphoses XIV » organisée le 9 mars 2011 par A. Videau à l’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, publiés en ligne sur le site de la revue Interférences du GDR International CLARo Ars scribendi (http://claro.hypotheses.org) et à paraître dans leur version définitive aux Presses Universitaires de Paris Ouest. 75 Mét., XIV, 365-371. 76 Ibid., XIV, 254-261. 77 Ibid., XIV, respectivement 51-67, 271-307 et 383-396. 78 Ibid., XIV, 403-411. (aduertens pensas examinat) toutes ces plantes79.

Cette image est l’une des plus suggestives évocations de la conception ovidienne de la création poétique : entourée des Néréides, images de la métamorphose et de la variation80, Circé apparaît ici comme ayant la maîtrise absolue d’une activité de sélection végétale qu’Ovide distingue explicitement de l’art du tissage, métaphore traditionnelle de l’entreprise poétique, mais qu’il rapproche du geste inaugural accompli au livre I par celui qu’il appelle alors mundi fabricator81, geste de séparation des éléments destiné à mettre fin au chaos originel et à fonder une harmonie nouvelle, source de toute vie et de toutes les métamorphoses82 :

Un dieu, et une nature plus clémente, mirent fin à cette lutte ; il sépara (abscidit) du ciel la terre, de la terre les eaux et il assigna un domaine (secreuit) au ciel limpide, un autre à l’air épais. Après avoir débrouillé (euoluit) ces éléments et les avoir tirés (exemit) de la masse ténébreuse, en attribuant à chacun une place distincte (dissociata locis), il les unit par les liens de la concorde et de la paix (concordi pace ligauit). La substance ignée et impondérable de la voûte céleste s’élança et se fit une place dans les régions supérieures. L’air est ce qui en approche le plus par sa légèreté et par sa situation ; la terre, plus dense, entraîna avec elle les éléments massifs et se tassa sous son propre poids ; l’eau répandue alentour occupa la dernière place et emprisonna le monde solide.

Ce geste de tri, commun à Circé et au mundi fabricator, est aussi celui du poète, qui opère un choix dans l’infini matériau verbal et littéraire dont il dispose et fait de ce choix la base de combinaisons inédites et agissantes. Lors de sa première apparition, la magicienne ne parle pas ; mais elle apparaît, un peu plus loin, comme une incarnation de la toute-puissance des mots quand, pour rendre aux compagnons d’Ulysse leur forme humaine, elle retourne sa baguette et prononce une incantation inversée par rapport à celle qu’elle a dite pour les transformer en porcs (uerba […] dicuntur dictis contraria uerbis83), comme si le fait de retourner les mots renversait l’ordre du monde. Circé non plus ne saura pas se faire aimer : Glaucus, Ulysse et Picus la repousseront. Ce destin solitaire, commun avec Médée, dit peut-être l’infériorité des magiciennes par rapport aux poètes qui, eux, peuvent par leur chant vaincre les plus grandes résistances et accomplir des miracles, comme ne cesse de le dire Ovide depuis l’élégie II, 1 des Amours : « Des incantations (Carmina) font descendre vers nous le disque de la lune ensanglantée et retourner dans leur course les blancs coursiers du Soleil. Des incantations (Carmine) font sauter en morceaux les serpents, la gueule fendue, et remonter l’eau vers sa source. Les incantations des vers (Carminibus) ont fait céder les battants, et triomphé du verrou enfoncé dans la porte, tout de chêne qu’elle fût ! » La magie est une variante mineure de la métamorphose, trop matérielle, trop univoque et trop étrangère, dans son domaine d’action, à la vie intérieure des êtres pour jouer un rôle narratif et symbolique déterminant ; elle offre cependant un angle d’interprétation doublement intéressant, d’une part parce que, comme l’écrit C. Segal, elle est « un instrument qui sert à explorer les complexités et les contradictions des sentiments humains »84, autrement dit les passions, sève des Métamorphoses, d’autre part parce que, en tant que langage à part entière doté de son vocabulaire, de sa syntaxe et de sa vie propre, elle se définit comme un reflet de la création poétique ovidienne, travail de transformation d’un matériau hétéroclite en une

79 Ibid., XIV, 261-270. 80 Ibid., II, 5-18, cité supra. 81 « […] fabricateur du monde » (ibid., I, 57). 82 Ibid., I, 21-75. Je ne cite ici que les v. 21-31. 83 « […] elle prononce des paroles contraires à celles qu’elle avait prononcées » (ibid., XIV, 301). 84 « Tantum medicamina possunt », art. cit., p. 53. matière harmonieuse et efficiente85. Les personnages que j’ai évoqués ici, et tout particulièrement Médée et Circé, incarnent de manière extrêmement forte cette conjonction d’une grammaire des passions et d’un discours sur la magie du verbe qu’est la poésie.

Les figures de magiciennes des Métamorphoses – qui sont d’ailleurs aussi, nous venons de le voir, de grandes amoureuses, même si elles échouent en la matière – représentent, du point de vue de la possibilité d’une interprétation métapoétique, un état intermédiaire entre les personnages féminins que j’ai observés dans le premier temps de ma réflexion, et qui ne font signe que métaphoriquement vers l’écriture poétique, et ceux auxquels je vais maintenant consacrer un dernier développement et que leur activité désigne explicitement comme des doubles possibles du poète-narrateur. Cette activité, disons-le d’emblée, n’est pas exactement la poésie, car il n’y a pas de figure de poétesse dans les Métamorphoses. Il n’y en a d’ailleurs qu’une dans toute l’œuvre d’Ovide86, du moins qui n’apparaisse pas de manière trop fugitive et qui soit dotés d’une épaisseur narrative et symbolique : il s’agit de Sappho87, dont la lettre à Phaon constitue la quinzième Héroïde. Cette lettre repose sur le paradoxe de l’écriture vouée à dire l’impossibilité d’écrire : le luth et la lyre de Sappho ont, dit-elle, été réduits au silence par sa passion malheureuse pour Phaon (Non mihi respondent ueteres in carmina uires ; / plectra dolore iacent, muta dolore lyra [est].88) ; aussi écrit-elle, pour l’implorer une dernière fois, non une pièce lyrique, mais une élégie. Au-delà de ce jeu littéraire permis par le dispositif fictionnel propre à la forme de l’héroïde, la métamorphose s’invite à plusieurs reprises dans le poème, et l’univers de Sappho est déjà celui des Métamorphoses, entièrement animé par les transformations des êtres ; ainsi note-t-elle que, dans le silence de la nuit, l’on n’entend que deux voix, celle du rossignol, autrement dit Procné, qui pleure la mort de son fils Itys89, et celle de Sappho elle-même « chant[ant] ses amours désertées »90. La métamorphose s’invite donc ici, mais aussi la magie, car si le lecteur sait que Sappho va mourir en se jetant du rocher de Leucade dans la mer, ce n’est pas la mort qu’attend de ce geste la poétesse, mais le retour de l’homme qu’elle aime :

Il est une fontaine sacrée, limpide et plus transparente qu’un ruisseau de cristal ; beaucoup pensent qu’une divinité l’habite. Au-dessus un aquatique lotos étend ses rameaux ; à lui seul c’est un bois. Un tendre gazon verdit le sol. Là, comme, en pleurs, j’avais reposé mes membres fatigués, une Naïade se dressa devant mes yeux. Elle se dressa et dit : « Puisque tu brûles de feux non partagés, il faut te rendre dans la contrée d’Ambracie. Phébus, d’une hauteur, aperçoit la mer aussi loin qu’elle s’étend : les peuples l’appelle mer d’Actium et de Leucade. De là s’est précipité Deucalion, enflammé d’amour pour Pyrrha, et son corps plongea dans les eaux sans dommage. Aussitôt l’amour retourné (uersus) transperce le cœur si insensible de Pyrrha ; Deucalion fut délivré de sa flamme. Telle est la propriété de ce lieu. Gagne sur-le-champ les hauteurs de Leucade et n’aie pas peur de sauter en bas du rocher. » Sur ce conseil, elle se tut et disparut. Moi je me lève toute froide et mes yeux ne retinrent plus mes larmes. J’irai, ô nymphe, je gagnerai ces roches que tu me montres. Arrière la crainte, vaincue par le fol amour. Quoi qu’il en soit, il en sera mieux qu’à présent. Air, soutiens-moi ; ce mien corps ne pèse pas bien lourd. Toi aussi, tendre Amour, interpose tes ailes sous ma chute pour que ma mort ne soit pas reprochée aux eaux de Leucade. En retour, je consacrerai, en offrande à Phébus, la lyre qui nous est commune (chelyn […], communia munera), et dessous alterneront ces deux vers (uersus unus et alter

85 Je reprends dans ce paragraphe mes conclusions dans La Métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide, op. cit., p. 67. 86 Je laisse ici de côté Élégie et Tragédie, qu’Ovide met en scène dans l’élégie III, 1 des Amours et qui ne sont pas des poétesses, mais deux visages de la poésie elle-même. 87 Je fais le choix d’écrire ainsi ce nom, différemment du traducteur qui l’écrit « Sapho » ; il en sera de même infra pour Canens/Canente. 88 « Les forces d’autrefois ne me répondent plus pour composer des vers ; de douleur mon luth se tait, ma lyre est muette de douleur. » (Hér., XV, 198-199). 89 Cf. Mét., VI, 412-674. 90 Hér., XV, 153-156 : Sola uirum non ulta pie maestissima mater / concinit Ismarium Daulias ales Ityn. / Ales Ityn, Sappho desertos cantat amores. / Hactenus ut media cetera nocte silent. « […] seul l’oiseau de , mère douloureuse qui tira de son époux une vengeance impie, chante Itys l’Ismarien. L’oiseau chante Itys ; Sapho chante ses amours désertées, et c’est tout : le reste fait silence, comme au milieu de la nuit. » erunt) : « Reconnaissante, ô Phébus, Sapho la poétesse t’a consacré une lyre (Grata lyram posui tibi, Phœebe, poetria Sappho) ; elle convient à moi ; elle convient à toi (conuenit illa mihi, conuenit illa tibi). »91.

Le pouvoir de « retourner l’amour » prêté aux eaux de Leucade ne se manifestera pas ; Sappho mourra ; ce sera une preuve de plus de l’impuissance de la magie en matière amoureuse et un nouveau trait commun entre cette figure presque unique de poétesse de l’œuvre d’Ovide et les magiciennes Médée et Circé, démiurges vulnérables capables d’inverser le cours des fleuves mais non l’indifférence d’un homme. Tout ce qui restera de Sappho sera le renom poétique dont elle-même affirmait fièrement l’éternité : mihi Pegasides blandissima carmina dictant ; / iam canitur toto nomen in orbe meum92. Ce motif de l’immortalité de la voix poétique, s’il est présent dans toute l’œuvre d’Ovide, l’est particulièrement dans les Métamorphoses. Il n’y a pourtant pas de poétesses dans cette œuvre où la vocation poétique, avec toutes ses grandeurs et toutes ses souffrances, vient s’incarner, aux livres X et XI, dans un personnage masculin, Orphée, reflet du poète-narrateur puisqu’il conte comme lui des récits de passions et de métamorphoses93. Mais les Métamorphoses comportent plusieurs substituts de poétesses, à commencer par les et leurs rivales les Piérides94, neuf autres sœurs qui, « sottement orgueilleuses de leur nombre »95, viennent les défier en les accusant d’« abuser par la vaine douceur de [leurs] chants la multitude ignorante »96. Une Piéride s’avance pour chanter une version ironique de la Gigantomachie où les dieux de l’Olympe sont ridiculisés, se métamorphosant en divers animaux pour fuir les Géants97 ; puis la Muse de l’épopée, – e nobis maxima98, dit la Muse narratrice –, chante, elle, un ample chant de louange à la déesse Cérès, lui aussi jalonné d’histoires de métamorphoses mais plein de piété. Écrasées par cette longue et docte démonstration de ce que doit être une épopée, déclarées unanimement vaincues par les nymphes, les Piérides furieuses éclatent en insultes qui conduisent les Muses à les métamorphoser en pies :

[…] elles s’efforcent de parler (conantes […] loqui) et, avec de grands cris (magno clamore), elles tendent contre nous leurs mains insolentes, quand tout à coup elles s’aperçoivent que des ailes se font jour à travers leurs ongles et que leurs bras se couvrent de plumes ; se regardant l’une l’autre, elles voient leurs bouches durcir sous la forme d’un bec rigide (rigido concrescere rostro / ora) ; elles se voient devenues des oiseaux d’une nouvelle espèce, faits pour peupler les forêts. Elles veulent se frapper la poitrine, mais, soulevées par les mouvements de leurs bras, les voilà suspendues dans les airs ; c’est la gent criarde (conuicia) des bois, ce sont des pies. Aujourd’hui encore elles conservent dans leurs corps ailés leur ancien caquet (facundia prisca), leur rauque bavardage (rauca […] garrulitas) et leur envie démesurée de parler (studium […] immane loquendi)99.

Même chassées de la lumière à laquelle elles aspiraient et réduites, elles qui voulaient éclipser les Muses, à n’être que des oiseaux criards, les Piérides ont un point commun avec Sappho : leur voix obtient l’éternité. Certes, elle l’obtient sous une forme dégradée, mais peu importe : ce qui demeure pour toujours, c’est le studium immane loquendi, cet irremplaçable plaisir qui caractérise de très nombreux personnages des Métamorphoses et, sans aucun doute, Ovide lui- même. Une forme de fraternité se dessine alors rétrospectivement entre le poète, disciple

91 Ibid., XV, 158-184. 92 « […] à moi les Pégasides [= les Muses] dictent les plus harmonieux poèmes […] ; déjà dans tout l’univers est célébré mon nom. » (ibid., XV, 27-28). 93 Mét., de X, 1 à XI, 66. 94 Ibid., V, 294-678. 95 Intumuit numero stolidarum turba (ibid., V, 305). 96 […] indoctum uana dulcedine uulgus / fallere (ibid., V, 308-309). 97 Ibid., V, 318-332. 98 « […] la plus auguste d’entre nous » (ibid., V, 662). 99 Ibid., V, 670-678. indocile de Calliope, et ces bavardes qui ont osé la défier avec leurs insolentes histoires de métamorphoses divines. La structure de l’épisode suggère que les Piérides y sont peut-être les vraies héroïnes : avec ses centaines de vers100, le chant de Calliope n’a d’autre justification que d’expliquer l’existence de ces pies qui, au début de l’épisode, sont venues saluer ironiquement Minerve et l’ont étonnée par leur habileté à former des sons quasi humains101. La présence de la déesse constitue un signal : au livre VI, la déesse participera elle aussi à une compétition artistique102 qui, si elle n’est pas de nature directement poétique, est clairement métapoétique, et dans laquelle, esthétiquement parlant, elle aura le dessous quand l’obscure Arachné103 tissera une toile non seulement parfaite, mais provocatrice à l’égard des dieux de l’Olympe104, exactement comme le chant de la Piéride opposée à Calliope. Auparavant, la description des deux rivales à l’ouvrage aura donné lieu à une admirable incursion symbolique dans l’univers des Métamorphoses, incursion d’autant plus flagrante que le tissage est la métaphore antique par excellence pour désigner l’écriture. Lisons en particulier le passage où Minerve et Arachné choisissent les couleurs de leurs toiles et où c’est toute la poétique ovidienne de la transition et de la variation qui se définit :

Elles emploient pour leurs tissus la pourpre, que Tyr a préparée dans ses vases de bronze, et des couleurs plus foncées, que distinguent entre elles de légères nuances (tenues parui discriminis umbrae) ; tel est, quand les rayons du soleil sont heurtés par la pluie, l’arc dont la courbe immense se détache sur l’étendue des cieux ; il brille de mille couleurs diverses (diuersi […] mille colores), mais le passage (transitus) de l’une à l’autre échappe aux yeux du spectateur (spectantia lumina fallit), tant elles sont identiques là où elles se touchent (usque adeo quod tangit idem est) ; et pourtant à leurs extrémités elles sont différentes (ultima distant). Aux fils s’entrelace l’or flexible ; sur le tissu se déroulent des histoires des anciens temps (uetus in tela deducitur argumentum)105.

Ce uetus […] argumentum est la trame mythologique des Métamorphoses elles-mêmes. Minerve et Arachné tissent en effet des histoires de métamorphoses, mais celles de Minerve, entourées de rameaux d’olivier, sont à la gloire des dieux et promettent la métamorphose comme châtiment aux impies, alors que celles d’Arachné, entourées de lierre, emblème de Bacchus, ironisent effrontément sur ces dieux qui changent de forme pour assouvir leurs pulsions. Minerve ne supportera pas le double affront contenu dans cette toile trop parlante ; elle poussera sa rivale au suicide puis la transformera en araignée106, la ravalant ainsi dans l’animalité mais lui offrant aussi l’éternité pour tisser, ce qui constitue un dénouement similaire à celui du concours entre les Piérides et les Muses. Le poète-narrateur des Métamorphoses suggère très souvent qu’il est plus proche d’Arachné que Minerve, des Piérides que des Muses. Ainsi, dès les Amours, il définit les poètes comme Pieridum uates107 ; par Pieridum, il entend peut-être Musarum, les deux termes étant souvent employés l’un pour l’autre par les poètes, mais peut-être pas ; c’est en tout cas ce que suggère la lecture croisée des deux épisodes que je viens d’évoquer. Le terme uates désigne à la fois le poète et le prophète. Dans le tout dernier vers des Métamorphoses108, le « je » porteur du récit joue sur ce double sens en présentant, au moyen de l’expression uatum praesagia du v. 879109, l’annonce de sa propre divinisation comme la

100 Ibid., V, 332-661. 101 Ibid., V, 294-300. 102 Ibid., VI, 1-145. 103 Sur ce personnage et son immense fortune littéraire, cf. S. Ballestra-Puech, Métamorphoses d’Arachné. L’Artiste en araignée dans la littérature occidentale, Genève, Droz, 2006. 104 Ibid., VI, 103-130. 105 Ibid., VI, 61-69. 106 Ibid., VI, 130-145. 107 « […] chantres des Piérides » (Amours, I, 1, 6). 108 L’épilogue du poème (Mét., XV, 871-879) a été cité supra. 109 « […] les pressentiments des poètes » (ibid., XV, 879). prédiction d’un prophète en même temps que comme le pressentiment d’un poète. Or, on trouve dans les Métamorphoses deux personnages de prophétesses. Au livre II, Ocyrhoé, fille du centaure Chiron, est métamorphosée en jument pour avoir fait des révélations interdites sur le destin du dieu Esculape, alors enfant110 ; c’est donc la voix qui, en elle, a été involontairement criminelle, et c’est elle qui sera frappée quand son élocution se brouillera pour se perdre dans un hennissement : Talia dicenti pars est extrema querellae / intellecta parum confusaque uerbe fuerunt ; / mox nec uerba quidem nec equae sonus ille uidetur, / sed simulantis equam ; paruoque in tempore certos / edidit hinnitus111. Et quand, avant cela, la jeune fille s’aperçoit que la métamorphose atteint son corps tout entier, elle se désespère de ne pas devenir centauresse, à l’image de son père, mais de voir son corps céder tout entier, emporté par la nécessaire disparition de cette voix qui en a trop dit :

Les destins, dit-elle, m’arrêtent ; ils m’interdisent de parler davantage (uetor […] plura loqui) et me retirent l’usage de la voix (uocis […] praecluditur usus). Je n’attachais pas tant de prix à ma science, qui a attiré sur moi la colère divine ; j’aimerais bien mieux avoir ignoré l’avenir. Déjà la figure humaine semble m’être ravie ; déjà je me plais à faire de l’herbe ma pâture ; déjà un instinct fougueux m’emporte à travers les vastes plaines ; mon corps prend la forme d’une cavale, effet de la parenté ; mais pourquoi tout entier ? mon père a bien deux formes112.

Au contraire, dans l’histoire de la Sibylle, au livre XIV113, la voix demeure quand le corps disparaît – car il est ici purement et simplement aboli : à la suite d’un vœu irréfléchi, la prêtresse d’Apollon est vouée à vivre mille ans et à s’amenuiser jusqu’à l’invisibilité. Mais sa voix, elle, est promise à l’immortalité :

Un temps viendra où une si longue suite de jours raccourcira ma haute taille, où mes membres usés par la vieillesse seront réduits à un poids misérable, alors on ne pourra croire que j’aie jamais été aimée et que j’aie pu plaire à un dieu ; et qui sait ? Phébus lui-même ne me reconnaîtra pas, ou bien il niera m’avoir chérie, tant on me trouvera changée (mutata) ; quand je serai invisible à tous (nulli […] uidenda), on me reconnaîtra encore à ma voix (uoce tamen noscar) ; c’est tout ce que les destins me laisseront (uocem mihi fata relinquent)114.

Ce qui nous convainc que nous assistons ici à une métamorphose et non à une disparition pure et simple est non seulement le participe mutata du v. 152, mais surtout le processus, décrit dans tous les récits de métamorphoses, de séparation du personnage en deux parts, l’une secondaire et vouée à disparaître, l’autre survivant à la métamorphose parce qu’elle représente le noyau de l’être, son identité profonde, parfois ce qu’il y a plus de noble en lui, parfois ce qu’il y a de pire ; et cette seconde part est ici la voix, cette voix qui révèle aux hommes les arcanes de leur destin. Les derniers vers de ce passage sont unis par de nombreux échos à la fin du poème115 ; une profonde affinité lie donc la prophétesse et le poète, qui, tous deux, racontent leur métamorphose au futur et savent que leur voix sera l’instrument de leur accès à l’éternité. Ils ne sont pas les seuls, car il faut, pour que ce parcours soit complet, leur ajouter deux autres personnages féminins, les seuls dans le poème, dont la voix soit aussi un chant : les Sirènes, au livre V, et Canens, au livre XIV116.

110 Ibid., II, 634-675. 111 « Son discours s’acheva par des plaintes peu intelligibles et des paroles confuses ; bientôt ce ne sont plus des paroles, ce n’est pas davantage le cri d’une cavale, mais celui d’une voix qui l’imiterait ; quelques instants plus tard, elle poussait des hennissements » (ibid., II, 665-669). 112 Ibid., II, 658-664. 113 Ibid., XIV, 101-153. Cf. sur cette figure La Sibylle. Parole et Représentation, M. Bouquet et F. Morzadec, eds, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2004. 114 Ibid., XIV, 147-153. 115 Ibid., XV, 871-879. 116 Ibid., respectivement V, 552-563 et XIV, 320-424. Les doctae Sirenes d’Ovide117 ne sont pas, dans les Métamorphoses, des êtres dangereux, à la différence des Sirènes homériques dont le chant porte la mort dans l’enchantement qu’il suscite : elles sont au contraire des figures de l’amour, ou plutôt de l’amitié. C’est en effet pour pouvoir chercher aussi au-dessus de la mer leur compagne Proserpine, enlevée par Pluton, qu’elles sacrifient leur corps :

[…] mais vous, filles d’Achéloüs, d’où vous viennent vos plumes et vos pattes d’oiseaux, quand vous avez un visage de vierge ? Serait-ce qu’au moment où Proserpine cueillait les fleurs printanières vous vous trouviez au nombre de ses compagnes, ô doctes Sirènes ? Vous l’aviez vainement cherchée sur toute la terre, quand soudain, pour que la mer eût aussi le spectacle de votre sollicitude, vous avez souhaité de pouvoir planer au-dessus des flots avec des ailes pour rames ; les dieux ont été complaisants à votre prière et vous avez vu tout d’un coup vos membres se couvrir d’un fauve plumage. Mais, afin que vos chants mélodieux, faits pour charmer les oreilles (ille canor mulcendas natus ad aures), et que le talent naturel de votre bouche (tanta […] dos oris) eussent toujours la même langue à leur service, vous avez conservé votre visage de vierge et la voix humaine (uox humana)118.

L’emploi, extrêmement rare dans le poème, de la deuxième personne du pluriel suggère l’affinité entre le poète-narrateur et ces êtres qui détiennent le double secret du chant et du savoir. C’est bien la voix qui est au cœur de l’étrange aventure des Sirènes, ou plus exactement le compromis entre le souhait émis par les jeunes femmes et l’impossibilité de priver le monde de leur chant admirable. L’hybridité physique est ce compromis, et non seulement le chant des Sirènes ne se perd pas, mais il prend son envol pour répandre aussi sur les mers sa douceur captivante. Nous savons ce qu’il y a de trompeur et de dangereux dans cette douceur, et nous savons que les Sirènes, si elles émettent les accents quintessenciés des grands poètes, sont aussi des créatures de l’ombre, trompeuses et tueuses ; mais ici, Ovide ne le dit pas, et seule compte l’éternité du chant. Cette éternité est pourtant fragile, et l’épisode qui nous l’apprend est en même temps le seul qui nous donne à voir, avec le personnage de Canens, un Orphée au féminin :

[…] rara quidem facie, sed rarior arte canendi, unde Canens dicta est ; siluas et saxa mouere et mulcere feras et flumina longa morari ore suo uolucresque uagas retinere solebat. Quae dum feminea modulatur carmina uoce […]119

Canens se confond avec le chant même, comme l’indique son nom, participe présent du verbe cano, « chanter ». Le parallèle avec Orphée est limpide : comme lui, Canens charme par sa voix la nature entière ; comme lui, elle sera frappée par un deuil inguérissable, puisque son époux Picus lui sera ravi par Circé qui, furieuse d’être repoussée par le jeune homme, le métamorphosera en oiseau. Canens errera alors, éperdue, jusqu’au moment où, comme Byblis et Myrrha, elle tombera d’épuisement et de chagrin :

Là, toute en larmes, désespérée, elle exhalait d’une voix faible (sono tenui) des plaintes qui, dans sa douleur même, formaient une mélodie (ipso modulata dolore / uerba), comme le chant de deuil (carmina […] exsequialia) que fait parfois entendre (canit) le cygne près de mourir. À la fin, son corps, dissous (liquefacta) par la souffrance jusqu’à la tendre moelle de ses os, se dissipa (tabuit) et s’évanouit

117 Auxquelles j’ai récemment consacré un article, « Savoir, métamorphose et chant : les doctae Sirenes d’Ovide », à paraître e en 2014 dans Les Sirènes ou le Savoir périlleux. D’Homère au XXI siècle, H. Vial, ed., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences ». L’expression doctae Sirenes, « doctes Sirènes », se trouve en Mét., V, 555. 118 Ibid., V, 556-563. 119 Elle était d’une rare beauté, mais d’une habileté plus rare encore dans l’art du chant, d’où lui était venu le nom de Canente. Sa voix mettait en marche les arbres et les rochers, apprivoisait les bêtes sauvages, arrêtait les fleuves dans leurs longues courses, retenait au passage les oiseaux vagabonds. Un jour que la jeune femme modulait de mélodieux accents […] (ibid., XIV, 337-341). (euanuit) peu à peu dans l’air léger. Mais son souvenir (Fama) est resté attaché (signata est) au lieu que les antiques Camènes () ont justement appelé Canente (Canentem […] dixere) du nom (nomine) de cette nymphe120.

Fidèle à son nom, Canens chante jusqu’à la fin, tel le cygne à l’agonie. On s’attend alors, dans la logique ovidienne, à ce que son chant survive au sacrifice de son corps, comme la voix d’Écho et de la Sibylle, ou comme le chant d’Orphée dont elle est l’alter ego féminin ; mais cette attente est doublement trompée. Le corps de Canens se liquéfie, se désagrège et s’évapore – telles sont les trois étapes décrites par les verbes des v. 431-432 –, autrement dit se décompose sans même que sa mort ait été dite ; et sa voix s’éteint en même temps qu’elle. Quelque chose pourtant, dans cette annihilation apparemment complète, subsiste et relie Canens à Écho, à la Sibylle, aux Sirènes et au poète-narrateur : son nom, que les nymphes donnent au lieu de sa disparition. Les deux derniers vers du passage montrent qu’il y a eu, d’une certaine manière, métamorphose, puisque Canens est devenue un lieu grâce à ces nymphes, les Camènes, dont le nom est souvent employé par les poètes à la place de « Muses » et qui ont donc quelque chose à avoir avec la poésie. Le texte latin indique aussi que le chant de Canens, s’il n’a pas subsisté matériellement, vit pour toujours grâce à la fama, cette renommée qu’Ovide invoquera dans l’épilogue du poème121 et dont, au livre XII, il a décrit la demeure comme celle des voix122. Ce texte nous dit, comme le fera l’épilogue, que seule la poésie peut conférer à un être l’immortalité de son nomen, mais aussi qu’il y a une équivalence absolue entre la poésie et le chant, comme le signale l’écho Canentem- Camenae123. Le lieu dont le nouveau nom nous est donné ici est géographique, mais surtout symbolique et scriptural, et la signature qui y est tracée est celle du poète, dont Canens est l’une des plus belles incarnations, paradoxale en apparence seulement.

J’aimerais, en guise de conclusion, mentionner une dernière figure féminine, qui me semble contenir toutes celles que j’ai évoquées ici : Thétis, une de ces Néréides qui, représentées sur les portes du palais du Soleil au livre II124, symbolisent le monde des Métamorphoses, et dont la conquête par Pélée, rendue difficile par les diverses formes prises par la déesse pour échapper à son prétendant, est racontée au livre XI125. S’il y a dans l’épopée ovidienne des formes transformées une spécificité féminine dans la manière de faire signe vers l’écriture poétique, Thétis en est l’incarnation, d’autant plus qu’elle est largement inspirée d’un personnage masculin, le Protée de l’Odyssée d’Homère et des Géorgiques de Virgile126. Si Ovide a souhaité féminiser cette figure de la métamorphose totale et en faire un personnage lui aussi total, à la fois objet d’amour, être magique capable de prendre toutes les formes et divinité marine douée, à ce titre, de la connaissance de l’avenir – autrement dit une amoureuse, une magicienne et une prophétesse –, c’est peut-être pour synthétiser en elle et définit par cette synthèse la densité supérieure avec laquelle se manifeste dans certains personnages féminins des Métamorphoses, qui sont aussi les plus sombres et/ou les plus mystérieux, l’articulation entre la toute-puissance des passions, le règne de la métamorphose et la présence du motif de la voix poétique. Et si la capture de Thétis est aussi difficile et précieuse, c’est parce que la déesse incarne de manière superlative la beauté et l’énigme de la métamorphose, sujet du poème ; les conseils que Protée – précisément lui – donne à Pélée

120 Ibid., XIV, 428-434. 121 Ibid., XV, 878 (passage cité supra). 122 Mét., XII, 39-63, cité supra. 123 Les deux mots, outre leur ressemblance, occupent la même place à la fin des v. 423-424. 124 Ibid., II, 5-18, cité supra. 125 Ibid., XI, 221-265. 126 Respectivement Odyssée, IV, 349-570 et Géorgiques, IV, 387-529. pour parvenir à la posséder peuvent alors se lire comme un art poétique, fait de constance et d’audace, pour l’œuvre en train de s’écrire :

Fils d’Éaque, tu jouiras de l’union à laquelle tu aspires (thalamis potiere petitis) ; tu n’as qu’à surprendre Thétis, quand tu la verras reposer endormie entre les rudes parois de son antre ; alors, sans qu’elle s’en doute, emprisonne-la dans un réseau de liens fortement attachés (laqueis uincloque innecte tenaci). Ne te laisse pas tromper par les cent figures diverses qui la déguiseront à tes yeux (Nec te decipiat centum mentita figuras) ; mais tiens-la serrée (preme), quelle que soit sa forme (quicquid erit), jusqu’à ce qu’elle ait repris sa forme primitive (dum quod fuit ante reformet).