Emmanuel Berl

Emmanuel Berl

Les tribulations d'un pacifiste

Bernard Morlino

la manufacture A mes frères Charles et Jean-Luc.

© LA MANUFACTURE, 1990, 24, place des Vosges, 75003 Paris. Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris l'U.R.S.S.

« Je combattrai vos idées jusqu'à ma mort, mais je me ferai tuer pour que vous ayez le droit de les exprimer. » Voltaire Avant-propos

Si un traducteur doit respecter, un biographe doit s'effa- cer, dans la mesure du possible. J'ai donc essayé de retrouver la pensée d'Emmanuel Berl, par l'intermé- diaire de ses écrits, mais aussi grâce aux conversations que j'ai eues avec lui entre 1974 et 1976. J'ai toujours noté, sur un carnet, ses propos qui me semblaient importants. J'ai replacé toutes ses observations et tou- tes ses critiques dans le contexte de l'époque, selon le principe de la chronologie pure. Qu' a-t-il dit à telle date ? En définitive, j'ai l'impression que Berl compre- nait parfois son temps quand les autres se contentaient souvent de le vivre.

L'apprentissage août 1892 - octobre 1918

Quand on a pour berceau un cimetière, d'emblée la vie s'annonce comme la première partie de la mort. Adolescent, Emmanuel Berl, à la plus délicate des transitions, comptabilisait les disparus : son oncle, son petit frère, son père, sa mère et son cousin. Sous le poids des cadavres, le jeune homme ne céda pas au pessimisme, simple- ment à une lucidité qui lui fit écrire : « Je suis un survivant abusif. » Le nouveau-né portait le prénom d'un mort : celui d'Emmanuel Lange, emporté, à l'âge de vingt-trois ans, par la tuberculose pen- dant la grossesse de sa sœur Hélène. Berl resta toujours persuadé qu'il avait pris la place de son oncle normalien, certain que les vivants sont moins bien que les morts. Ce sentiment se perpétua lors de la guerre de 1914-1918 car la vision de l'horreur lui révéla que les courageux sont des victimes désignées, contrairement aux lâches. Toute sa vie, Emmanuel Berl s'excusera presque d'être venu au monde le dimanche 2 août 1892, au Vésinet, en Seine-et-Oise. Le climat mortuaire de son enfance sera accentué par le brutal décès de son frère Jean, survenu le 15 octobre 1899, à l'âge de vingt et un mois. Le domicile parisien du 8, avenue d'Eylau devenait défi- nitivement un tombeau auquel se préparait sa mère, Hélène, bri- sée par le chagrin. Tenu éloigné de l'appartement familial, Emma- nuel Berl, désormais fils unique, y sera ramené après un séjour chez sa tante Franck, boulevard Emile-Augier. A l'annonce « Tu n'as plus de frère », il se mit à pleurer, par contagion. Sa grand-mère maternelle le recueille dans sa demeure, au-dessus du domicile de ses parents, dans le quartier de Passy. Très proche de son petit-fils, elle ne supporte plus qu'il ait en permanence, sous les yeux, les photographies des défunts dans leur linceul. Pour oublier ce qui peut l'être, elle demande aux cousins d'entourer le petit Emmanuel de leur affection. Cette femme, dotée de l'éner- gie de sa propre mère, fondatrice d'une affaire d'horlogerie, eut cinq enfants : Berthe, Hélène, Emmanuel, Oscar et Louise. L'oncle René et tante Berthe avaient deux enfants, Suzanne et Henri, lequel aura une influence déterminante sur son jeune cousin Berl. Les deux plus mal vus de la famille étaient oncle René et oncle Oscar : ils n'avaient aucune formation universitaire. Le premier était com- merçant, et le second dirigeait la maison « Allez frères », sorte de gigantesque bazar. Depuis la mort de son frère, Oscar Lange tenait le rôle de chef de famille : le grand-père de Berl était prématuré- ment décédé. Non revêtu du prestige de l'université, le frère puîné d'Hélène Lange bénéficia, cependant, d'une aura particulière puisqu'il avait épousé la belle-sœur d', Mathilde Neuburger, fille d'un patriarche, proche parent de Mme Proust. Homme de confiance d'Alphonse de Rothschild, M. Neuburger père était fier de ses trois filles mariées à M. Eisenschitz, Bergson et Lange. Emmanuel Berl s'amusait souvent dans l'appartement patriarcal de l'avenue Henri-Martin où il aimait retrouver le qua- trième enfant, Albert, aussi jeune que lui. Elevé sous le joug de l'obéissance, Mme Bergson pensait n'avoir pas d'opinion. Tandis que les Lange forment une « nation au patriotisme sans faille », la famille Berl n'est pas solidaire. Le grand-père, Achille, s'il fait exception pour sa fille, saute une génération pour n'appré- cier que ses petits-enfants, au détriment de ses trois fils : Anatole, Alfred et Albert. Le benjamin, et père d'Emmanuel Berl, travaille dans l'entreprise paternelle, « L'Ameublement métallique », usine de lits en fer et cuivre installée dans le XI arrondissement, au 11 de la rue des Trois-Bornes. Chez les Berl, l'université n'a jamais été convoitée. A défaut, il y a une tradition d'avocats, de politiciens et de journalistes symbolisée par Alfred, qui aura, lui aussi, un rôle capital dans l'éducation de son neveu. Le père d'Emmanuel, 1. Emmanuel Berl, Sylvia, N.R.F., 1952, p. 30. Albert, avait le caractère colérique et vigoureux d'Achille Berl. Un jour de dispute, les deux hommes brisent, à tour de bras, des can- nes avant que le grand-père ne désigne son petit-fils, en disant : « Remercie Dieu de l'avoir, et prie-le qu'il ne te ressemble pas » La discorde familiale atteignit son comble avec le divorce de l'aîné. De fait, Anatole se remaria avec une jeune femme qui, détail piquant, portait le même nom que la précédente, Clara Lévy. Par convenance, Emmanuel Berl continua ses visites chez sa première tante, mère de deux enfants, dont elle eut la garde. Ainsi, l'oncle Anatole sera tenu à l'écart de la famille, et par conséquent du fils de son frère. Mais si Emmanuel n'a pas le droit d'aller chez la seconde Clara Lévy, il se lie d'amitié avec Jacques et Lucienne, les enfants de la sœur de celle-ci, Mme Daniel-Meyer. Par ailleurs, un mariage rompu était si peu admis que Berthe Franck refusa toujours le face-à-face avec la seconde épouse de l'associé de son mari. Après la mort du petit Jean, Albert Berl emmena sa femme et son fils à Alger, au cours du dernier automne du XIX siècle. Là-bas, Edouard Drumont et Max Régis militaient pour abolir le décret Crémieux, en vertu duquel les juifs d'Algérie obtinrent la qualité de citoyen français. Une vaste campagne antisémite y était orches- trée par les journalistes de L'Anti-Juif et du Petit Africain. Les deux leaders organisèrent des manifestations pour maltraiter, physique- ment, les juifs. De ce voyage, Emmanuel Berl se souviendra du cri « Mort aux juifs ! » : c'était le mot « mort » qui le frappait et non pas le mot « juif ». Elevé au cœur de l'affaire Dreyfus, il n'était pas en âge de mesurer la gravité des événements. A sept ans, il ne savait pas encore qu'en 1894 un officier juif, Alfred Dreyfus, avait été condamné à la dégra- dation militaire et à la détention criminelle à perpétuité « pour espionnage au profit de l'Allemagne ». Le cri de Drumont — « La aux Français ! » — consterna les Berl et les Lange : au fil des générations étaient intervenus, dans leur sein, des mariages religieux mixtes. Emmanuel Berl appartenait à une de ces famil- les françaises qui, à la fois, restent juives et ne le sont plus. « Elles 2. Id. répugnent à la conversion, et elles ne vont plus à la synagogue » Sa grand-mère maternelle croyait en Dieu tout en se méfiant des pratiquants. Né la même année que la création de La Libre Parole, journal antisémite fondé par Drumont, Emmanuel Berl appren- dra, par son père, que l'auteur de La France juive, pamphlet réédité deux cents fois, accuse les juifs de comploter pour s'approprier le monde. Pour les lecteurs de ce livre, les juifs représentent l'ennemi suprême, responsable de tous les maux de la civilisation. Le marché de l'antisémitisme venait d'être inventé. L'affaire Dreyfus installe Drumont sur un trône parce qu'il détient la preuve de la trahison d'un juif œuvrant pour l'Allemagne. Fort de ce soi-disant constat, Drumont encourage ses thuriféraires à demander l'exclusion des juifs du corps de l'armée et de celui de l'Etat. La confusion dans les esprits était telle que Zola publia dans Le Figaro, en mai 1896, un appel à la tolérance — « Pour les juifs » — bien qu'il ne doutât pas de la culpabilité de Dreyfus. L'écrivain révisera son hâtif juge- ment à partir des explications du poète symboliste, Bernard Lazare : le véritable auteur et signataire du « bordereau » attribué à l'innocent était le commandant Esterházy, officier malveillant. Banni du Figaro, Zola publie, à L'Aurore son « J'accuse », le 13 janvier 1898, destiné à ébranler le président de la République, Félix Faure. Outré qu'un conseil de guerre fantoche acquitte Este- rházy, ému par le bagnard de l'île du Diable, Zola ne supporta plus de vivre pendant qu'un homme se morfondait dans les geôles de l'intolérance. Sa conviction réussit à faire prendre conscience à certains Français qu'une méprise venait d'être commise. Sa lutte va le confronter à l'armée, soutenue par le pouvoir politique qui subit la pression des nationalistes, des antisémites et des catholiques. Pour faire cesser les attaques de Zola, le gouvernement intente à l'écrivain un procès, le 7 janvier 1898, devant la cour d'assises de la Seine. De son côté, Jean Jaurès, partisan du « tout dire pour tout guérir », n'accepte pas que les militaires s'opposent à la jus- tice. Zola a fait exprès, sans doute, de se retrouver dans le box des accusés afin de contribuer à la révision du procès Dreyfus. Il a pour avocat maître Labori, grand ami de l'oncle d'Emmanuel Berl, Alfred, assisté d'Albert et de Georges Clemenceau. Du 7 au

3. Ibid., p. 9. 23 février, Zola est malmené par tous les extrémistes du pays. Par le biais de La Libre Parole, Drumont crache son venin sur le capitaine et traite l'écrivain de « pornographe vénitien, fils d'étranger ». Peu à peu, l'armée — l'Etat dans l'Etat — n'arrive plus à se masquer derrière le « secret d'Etat ». Il est question d'un dossier inconnu quand Zola est condamné pour diffamation, le 23 février. Après la déclaration de la sentence maximale — un an d'emprisonne- ment et trois mille francs d'amende — Zola crie : « Cannibales ! » De Londres, où il s'est exilé, il apprendra, en juin 1899, l'annula- tion du jugement rendu, cinq ans plus tôt, contre Dreyfus, par la Cour de cassation. L'arrivée de Waldeck-Rousseau au pouvoir et la constitution du cabinet de Défense républicaine provoque, en septembre 1900, la grâce du capitaine. Lors du procès de Dreyfus, finalement amnistié en décembre, son avocat maître Labori déclara : « Mais c'est comme si vous vouliez vous placer au milieu d'un torrent pour l'empêcher de couler. » Avant l'affaire Dreyfus l'antisémitisme était, plus ou moins, toléré ; les dreyfusards ne l'admettaient pas.

Deux ans plus tard, en 1902, Emmanuel Berl saisit la portée de sa condition de juif, jusqu'ici pas même entrevue : à dix ans, il n'avait jamais songé l'être ou ne pas l'être. Dans le jardin des Tuileries, un petit garçon nommé, curieusement, Fafaf cessait de parler aux fillettes dès que le jeune Berl s'approchait d'eux. N'y tenant plus, l'exclu fit semblant de ne rien entendre lorsque Fafaf raconta l'histoire d'un père juif désireux de marier sa fille : « Elle est belle comme Vénus, riche comme Crésus et innocente comme Dreyfus. » Soudain, Fafaf cessa de rire quand il croisa le regard de Berl, de peur de l'avoir blessé. Celui-ci ne comprenait pas que l'amuseur craignît de l'offenser : accepté dans le cercle des rieurs, il en aurait ri, lui aussi. Sa mise à l'écart posait des problèmes de politesse compliqués. Alors, il fit un parallèle avec l'attitude de quel- ques autres camarades qui arrêtaient de parler de catéchisme si l'élève Berl se mêlait à leur conversation. A la lumière de ce double comportement, Emmanuel Berl comprit qu'il était juif. Désormais, ni ses amis, ni ses ennemis, ni lui-même ne le contesteraient. Son judaïsme appartenait plus aux autres qu'à lui et il le reçut au lieu de l'élaborer. Maladive, Hélène Berl est une habituée des cures qu'elle accom- plit avec son fils qui va de bronchite en bronchite. Après des séjours successifs à Plombières, aux Eaux-Chaudes, à Saint-Sauveur et à Salies-de-Béarn, ils regagnent la nouvelle adresse parisienne, au 8 de l'avenue de l'Opéra. Comme sa femme est en permanence alitée, Albert Berl oublie parfois de rentrer chez lui. Loin de juger son père, Emmanuel oscillera, à l'avenir, entre l'ambivalence pater- nelle et maternelle, sans parvenir à la résoudre. La joie de vivre d'Albert Berl, propriétaire d'une écurie de courses, contraste nettement avec la vie intérieure de sa femme qui n'ose pas se regarder dans la glace lorsqu'elle se déshabille. D'un côté vivre, de l'autre comprendre. Parce qu'il refuse d'étudier le sanscrit, le fils se sent méprisé par la mère. « Quelle est l'idée fixe, ce matin ? » lui disait-elle, depuis le jour où il voulut un niveau d'eau d'aucune utilité. Cette dualité influencera Emmanuel Berl au point que sa vie se confondra à ses écrits, et vice versa. Ayant l'impossibilité d'accéder à la bibliothèque d'Emmanuel Lange, il avait, quelque- fois, la permission de toucher les livres reliques, tous frappés du tampon du lycée Charlemagne : prix des anciens élèves, prix d'excellence ou prix du concours général. Comme s'il s'agissait de billes, le fils montrait au père les ouvrages qu'il venait d'ache- ter. En 1902, chacun d'eux coûtait 1,75 franc : Télémaque, Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane. Avec ses lectures, il essayait d'imiter l'oncle Emmanuel, l'exemple à suivre. Dans ses jeunes années, le neveu du disparu ressentit un complexe vis-à-vis de l'entourage maternel qui ramenait tout à la culture. Maladroit de ses mains, Berl était d'autant plus gêné que sa cousine Suzanne Franck jouait allégrement du piano. Au cours Boutet de Monvel, il côtoyait les peintres Maurice et Bernard de Monvel, le secré- taire du théâtre des Variétés, Félix de Monvel, et Mlle Cécile de Monvel, pianiste et cousine du compositeur César Franck. D'autre part, une des filles Monvel avait épousé le neurologue Brissaud, élève favori de Charcot et ami du chirurgien Paul Reclus, frère d'Elisée Reclus, l'auteur de la Géographie universelle, bible des éco- liers. Les rares fois où le docteur Reclus autorise sa patiente, Hélène Berl, à quitter le nouveau lieu d'habitation, au coin de la rue Car- dinet et de la rue Edouard-Detaille, celle-ci, par beau temps, se rend au cimetière, en compagnie de son fils. Elève au lycée Carnot, Berl découvre un nouvel horizon : l'amitié offerte par Jean Boyer et Gaston Bergery. A cause d'entérites répétées, il contracte le goût de lire, avec notamment Sainte-Beuve et tous les écrivains de la grande collection Hachette qu'il ne digère pas toujours. En 1904, son père tombe malade, du jour au lendemain. Les méde- cins diagnostiquent un cancer du rectum. L'incurable refuse d'admettre. A trente-cinq ans, Albert Berl n'interrompt pas la direction de ses affaires, dictant son courrier entre deux syncopes. Pour conjurer le sort, il multiplie ses activités. De sa chambre, son fils entend les hurlements de douleur de son père que la morphine n'arrive pas à calmer. Souhaitant davantage d'espace vital, Albert Berl loue une maison, à Saint-Germain, entourée d'un grand jardin, suffisamment vaste pour rendre inaudibles les râles de sa souffrance qui parviennent, néanmoins, jusqu'à son fils, à l'heure du retour des études. Entre ses crises, l'industriel se refait un moral, et reconduit ses médecins au seuil du portail, tout en parlant poli- tique. Soucieux d'éviter à son fils le spectacle de ses hémorragies, Albert Berl l'envoie à Zurich, en 1905. En révolte contre la mort, il lui offre un cadeau, désavoué par la famille. En Suisse, Emma- nuel Berl parvient, par éclipses, à oublier le souvenir des abomi- nables gémissements. De la totale solitude, il entrevoit la totale liberté, en Engadine, sur les lieux mêmes où Nietzsche séjourna, pour la dernière fois, en 1888, au milieu des montagnes, lacs et glaciers. A treize ans, Berl devait faire sa Bar Mitzva, à Neuilly. Son père lui avait laissé le choix d'approuver ou de dénigrer cette profession de foi, et il désirait que rien n'influençât son fils. Albert Berl connaissait la liste des cadeaux : L 'Histoire de France et L'Histoire de la Révolution de Michelet. Il lui dit que de toutes manières, il prendrait en charge l'achat des vingt-huit petits volumes reliés par Lemerre. Par affection pour sa grand-mère Lange, le petit-fils décida de faire sa Bar Mitzva : « Elle eût été très malheureuse d'un tel manquement, non aux prescriptions de la loi, mais à la mémoire de sa mère et de son mari » Le qu'en-dira-t-on fut sauvé : la

4. Emmanuel Berl, A contretemps, N.R.F., 1969, p. 22. meilleure amie d'Hélène Berl était la fille du grand rabbin Zadoc Kahn. L'important aussi fut de ne froisser personne car la rési- dence du XVII arrondissement recevait également la visite de prêtres et de pasteurs, souvent invités aux repas dominicaux. Quand Berl se rendait chez les Monvel, le vendredi, la convenance faisait qu'il avait droit à une côtelette posée sur une table à grande dominante de poisson. Nul membre de sa famille ne se déplaça à la synagogue pour le voir faire semblant de lire un verset de la Thora que le rabbin Debré lui avait demandé d'apprendre par cœur. Personne chez les Berl et chez les Lange ne donnait la moindre indication sur ses croyances personnelles. Emmanuel Berl interpréta, d'abord, le judaïsme comme un régime diététique : les juifs s'abstenaient de porc et de crustacés, et les autres s'alimen- taient sans sel ni sucre. En vain, sa mère lui disait : « Tu dois être comme ceci, tu dois être comme cela. » Pas l'ombre d'une obliga- tion de suivre la Kabbale ou d'ouvrir le livre de Cholem ou le Zohar.

Devenu son tuteur, depuis la maladie de son frère, Alfred Berl confia à son neveu : « Je ne sais rien, je ne nie rien, je n'affirme rien » Une de ces phrases qui frappent la conscience. Son oncle le conduit au Sénat où il retrouve son ami Georges Clemenceau. Le président du Conseil somma le lycéen de réciter un discours de Démosthène, en commençant par la fin. Sa main gantée de fil blanc, Clemenceau tapota la joue de l'adolescent incapable de répondre à sa demande : « Ce n'est pas brillant. » Un autre ami de son oncle le fascinait : Marcel Théaux, bibliothécaire au Sénat, avait la particularité de brûler tout ce qu'il écrivait. Etudiant en droit, Alfred Berl eut pour condisciples Joseph Reinach, André Berthelot et Ferdinand Labori. A vingt-quatre ans, en novembre 1886, conseiller d'Edouard Millaud, ministre des Travaux publics, il apprit les méandres de la politique sans l'ambition d'y faire carrière. En 1888, Alfred Rambaud, ministre de l'Instruction publique le charge d'une mission aux Ecoles françaises d'Orient au cours de laquelle, à Constantinople, l'ambassadeur Paul Cam- bon, lui recommande de ne pas négliger les écoles israélites de l'Alliance. Pendant ses nombreux voyages, Alfred Berl promouvra,

5. Ibid., p. 23. sans cesse, la langue française qui était en Roumanie la langue de tous les esprits cultivés. Ouvert à la politique et à l'histoire, il collaborait à plusieurs journaux et revues. Dans le Journal de Genève, il publie une étude sur la guerre de 1870 ; il relate le conclave de Rome appelé à désigner le successeur de Léon XIII, dans les colonnes du Temps et du Figaro ; et il donne des chroniques régu- lières à la Revue de Paris et à la Revue du Palais, fondée par Labori. Au procès de révision de Dreyfus, il fut correspondant du Siècle. A Rennes, l'avocat du capitaine tombera sous les balles d'un malfrat avant de trouver refuge dans les bras d'Alfred Berl qui répondra aux antidreyfusards, en 1900, dans un remarquable article publié par La Grande Revue. Son texte « Race et Nationalité » s'inspire du concept de nationalité émis par Renan : « Un con- glomérat d'hommes que ne réunit pas tant la communauté de langue que le souvenir des grandes choses accomplies en commun et le dessein d'en accomplir d'autres dans l'avenir. [...] Cette France ne détruira pas, après tant d'années, l'œuvre de la Révo- lution, elle ne sacrifiera pas le droit humain pour rétablir le droit héréditaire ; elle ne supprimera pas, au nom de l'intérêt de race, de culte et de mentalité, ces abstractions, la liberté de pensée, cette réalité vivante, nécessaire et féconde. » Fidèle en amitié, Alfred Berl fréquenta, sa vie durant, la famille Berthelot : du grand savant, ministre des Affaires étrangères, à ses fils, Philippe, secrétaire général de ce département ministériel, et André, député et admi- nistrateur du Métropolitain ; ainsi que les professeurs Basch et Meyersohn. De Clemenceau, il rapporta un portrait souvenir, en 1906, sans feindre les élans patriotiques qui pousseront son ami à arracher la France aux mains des envahisseurs : « Ce républi- cain, fils de la Révolution par le sang et la chair, ce travailleur acharné qui a été le plus irréductible adversaire des retours offensifs du fanatisme éthique et religieux, d'attentats perpétrés contre la personne. » Alfred Berl pensait que la diaspora permettrait au judaïsme de se renouveler au contact de l'Occident, « de participer directement à son idéal de civilisation et de servir dans le présent et l'avenir comme il a servi dans le passé la vraie cause, celle du libéralisme, de l'esprit moderne ». Plus que tout autre, il fut

6. Paix et Droit, juin-juillet 1950. impressionné par la conférence de Renan, « Judaïsme et religion », prononcée au cercle Saint-Simon, en janvier 1883 : « Assimilée aux nations, en harmonie avec les diverses unités nationales, et colla- borant avec toutes les forces libérales, la race israélite contribuera éminemment au progrès social de l'humanité. » C'est sur ce fer- ment qu'Emmanuel Berl grandit. Voilà pourquoi il confia à son oncle : « Je veux être un grand esprit. » Sous-entendu, comme toi. Auteur de La Politique allemande de M. Crispi et ses conquérants, parue en 1888, et d'un Procès de Zola : impressions d'audience publié en 1898, directeur de Paix et Droit, Alfred Berl écrivit dans sa revue, en octobre 1935, un hommage au feu président du comité central de l'Alliance, Sylvain Lévi, qui reflète les juifs d'Occident dont l'hon- neur est de servir à la fois le judaïsme et la France : « Grand juif, grand savant, grand Français, il a été tout cela ; il a été plus, un "homme" ou plutôt un de ses plus magnifiques exemples d'huma- nité. » Au moment de la disparition de son oncle, le 25 avril 1950, Maurice Leven écrira : « Alfred Berl fut un des derniers survivants de cette pléiade de penseurs qui, à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, ont assuré le rayonnement spirituel de la France. » L'initiation à la vie intellectuelle d'Emmanuel Berl se poursuivit au lycée Condorcet avec les professeurs, en rhétorique supérieure, Bazaillas, un disciple de Bergson, et Colonna d'Istria qui ne choi- sissait pas parmi les systèmes qu'il ne cessait d'étudier. En décembre 1904, Berl s'enflamma pour l'affaire Thalamas, professeur de Condorcet accusé d'avoir insulté Jeanne d'Arc parce qu'il avait parlé d'elle en historien et non pas en religieux. Le lycéen rameuta tous ses camarades afin de défendre Thalamas dont le seul tort était un anticonformisme voltairien. L'illustre écrivain n'avait-il pas évoqué une « pucelle » ? Quelque temps avant le baccalauréat, en 1907, Berl perd son père, rendu méconnaissable par la maladie. Sa première pensée fut qu'il avait été un mauvais fils. Il s'en voulait de ne pas avoir abrégé le calvaire. Un temps, son père souhaita la délivrance par une fatale piqûre : l'euthanasie aurait été, d'après lui, la meilleure des issues. Emmanuel Berl savait qu'il avait déçu son père en n'épousant pas un destin d'industriel. Albert Berl était parti sans lui transmettre le goût des produits nouveaux et des machines neuves. L'usine paternelle de Clairvaux ne lui sembla pas bienfaisante, plutôt bruyante et sinistre : il ne trouvait pas les lits de fer plus beaux que ceux en bois. Petit-fils et fils des pre- miers producteurs de sommiers métalliques, Berl n'aimait pas dormir dessus. Son sentiment que l'usine peut, à tout moment, devenir cruelle remonte à cette époque. Il n'aura donc pas attendu la guerre pour deviner les virtualités maléfiques de l'industrie. A Clairvaux, son père dirigeait deux usines : l'une, libre, et l'autre, pénitentiaire. « Pour ceux qui seraient tentés de me le reprocher, je déclare n'avoir plus d'accointances ni avec cette affaire ni avec cette famille » Son indignation contre l'usage de la main- d'œuvre n'y était, d'ailleurs, pour rien car le travail des forgerons libres restait exténuant : l'administration profitait des prisonniers dont elle avait la garde. L'insupportable fut que leurs heures de présence étaient, paradoxalement, plus agréables que la solitude du cachot. Le dimanche, ils formaient même une fanfare, tous habillés d'un costume brun. Sous l'œil des gardiens, ils goûtaient une liberté illusoire. Cette exploitation révolta Emmanuel Berl jusqu'à manifester son désaccord à son père qui s'ennivrait de l'acquisition d'une automobile. Ce jouet devait sa part aux péni- tenciers de Clairvaux. Dans les rues, les passants s'attroupaient autour de la « machine » dès qu'Albert Berl la faisait vrombir. Si son père le conduisait au lycée Condorcet, il demandait à descen- dre deux ou trois artères avant la rue Caumartin, de manière à couper à toutes les convoitises. A quinze ans, le lycéen Berl était presque confus de ne pas devoir gagner sa vie. Au lieu de profiter de ce luxe, sa réflexion le situe à gauche même s'il ne discerne pas clairement ce que cela signifie. Berl pensait, qu'en France, on est de gauche parce qu'on est à gauche, comme on est juif parce qu'on est juif. Ni les autres ni soi-même n'y peuvent rien. S'il refusa, très tôt, de prendre parti, ce fut qu'il estimait que c'est le parti qui nous prend. Même s'il vire à droite, l'homme de gauche reste de gauche comme une brune teinte en blonde. A seize ans, Berl savait déjà qu'il serait un « mauvais » homme de gauche, étant donné qu'il n'était pas progressiste. A l'automne 1909, sa mère part cacher sa paralysie dans le Midi. Reçu bachelier, il s'inscrit à la faculté de lettres pour y préparer

7. Monde, 19 juillet 1930. sa licence. Le soir, il rentre seul. Souvent, il va chez Mme Weil, la tante de Proust, avec l'espoir d'y retrouver une jeune fille dont il s'était épris. Cette dernière, pour faire face à ses avances, lui rétorque qu'il n'est pas un « vrai monsieur ». Il ne fera pas une seule conquête féminine aux bals blancs qui se donnaient place Malesherbes. Dépité, Berl connaîtra les premières effusions amou- reuses avec les prostituées de la rue de Hanovre, selon le rite de sa génération quand on ne se dessalait pas entre deux personnes de même sexe. De retour à Paris, Hélène Berl demande à son fils de « s'engager » à l'Ecole normale. Une querelle s'ensuit, au terme de laquelle le jeune homme répond négativement à ce désir qui ressemblait à un ordre. Entrer à l'Ecole normale équivaudrait à renoncer à tous les plaisirs de la vie, tant prisés par son père. De plus, Berl la res- sentait comme une nécropole puisque Emmanuel Lange y était mort et que son cousin, Henri Franck, semblait y connaître un sort identique. De la quatrième à la classe de rhétorique, la vie de Berl fut rythmée par les docteurs et la souffrance physique de ses proches. Son seul répit, il l'avait éprouvé en lisant les écrivains du XVIII siècle. Reçu au baccalauréat, avec dix-neuf sur vingt en version latine, il obtint le premier prix de philosophie et de fran- çais. Quelques semaines après son dix-huitième anniversaire, sa mère s'éteint, sans connaître l'agonie prolongée du père. Hélène Berl ne désirait pas la mort, elle y tendait d'un mouvement irré- sistible. Par la porte du salon où il la veille, Emmanuel Berl entend des spasmes qui gardent la douceur habituelle de la voix de sa mère. Ne quittant pas des yeux le visage de la moribonde, Berl, effrayé par cette sérénité, crut que sa mère était déjà loin de lui, dans les ténèbres auxquelles il n'aurait peut-être jamais accès, alors qu'elle y avait toujours été : son effort d'être parmi les siens abdiquait sur commande, semblait-il. Berl guettait tellement la mort de sa mère qu'il s'était rendu, sans remords, quelque temps auparavant, à Etretat et à Louveciennes. Sur les conseils d'Alfred Berl, il prend son indépendance, au 88 de la rue de Varenne dans le VII arrondissement. Son oncle lui présente le géographe Onésime Reclus et un de ses grands amis, Georges Brandès, logeant à l'hôtel Lutetia. L'essayiste et philosophe danois inspire le respect grâce à ses relations : intime d'Ibsen et découvreur de Nietzsche. Brandès, personnage étincelant, dit à Emmanuel Berl : « Un trou profond n'est pas clair. » Encore le prototype de citation qui marque un jeune esprit. Jusqu'à sa vingtième année, Berl fut, littéralement, porté par l'ami- tié d'Henri Durand, de Jean Boyer, de Jacques Daniel-Meyer et de Gaston Bergery. De 1906 à 1912, il côtoya trop la mort et la maladie pour ne pas apprécier la fraternité de ses camarades. L'amour ne lui réussissait pas très bien : la jeune valseuse de la place Malesherbes ne refusa même pas de se marier avec lui car elle n'avait pas envisagé un instant de le prendre pour mari. L'être capital de la jeunesse de Berl reste son cousin Henri Franck pour lequel il a un « amour ébloui ». Né quatre ans avant lui, le 2 décem- bre 1888, Franck charme tous ceux qui l'approchent. Ses dons s'étaient développés plus vite que son corps. Tante Berthe nour- rissait à la fourchette son fils âgé de vingt ans. Henri Franck n'ouvrait la bouche que pour parler ; il ne savait pas manger s'il avait faim, ni dormir s'il tombait de sommeil. Plus il s'exaltait, plus sa mère le suralimentait. Franck prétendait ne pas éprouver le froid et le chaud, contrairement à Berl, fragile au moindre cou- rant d'air. Ce cousin qui agissait comme s'il n'avait pas d'anato- mie fut un élève hors du commun. A dix-huit ans, il fut le plus jeune normalien de France, reçu brillamment à la rue d'Ulm au concours de 1906, dans la promotion de Jules Romains. Par sa grand-mère paternelle, il était l'arrière-petit-fils du grand rabbin de Strasbourg, Arnaud Aron, qui contribua à moderniser les céré- monies du culte juif, en rédigeant Prières d'un cœur Israélite, premier rituel du judaïsme libéral. Les Franck appartenaient à cette bour- geoisie judéo-française, originaire d'Alsace, détachée des pratiques, comme les Berl, sans perdre les souvenirs de vie juive. « Né de la race royale, je suis naturellement curieux de philosophie, comme un jeune Anglais, de naissance, est un joueur de golf » écrira Franck, en 1911. De dix-sept à vingt ans, il fréquente la Sorbonne où les cours de l'Ecole normale ont lieu. Entre ces murs, il lit Sha- kespeare dans le texte, et relit, chaque année, Montesquieu qu'il porte au sommet des prosateurs français. Parfois, il emmène son cousin Emmanuel à l'Opéra-Comique et aux concerts Colonne, et l'encourage à lire Pascal, Spinoza, Gide et Dostoïevski. Franck pensait que seuls la lecture, le voyage, la conversation et l'amitié décidaient de l'éveil, agissaient sur la formation et orientaient l'esprit. Il excluait l'aura des professeurs, la science et, bien sûr, la réalité. Ami de Maurice Barrès, il écrivit un pastiche sur l'écri- vain : M. Barrès en Auvergne, copie conforme de Huit jours chez M. Renan. Emmanuel Berl recopia ce texte, à la main, pour mieux s'en imprégner. Le soir, ils lisent ensemble ; non sans conflit. Franck n'admire pas Voltaire, l'auteur de chevet de son cousin. L'Esprit de la nouvelle Sorbonne, d'Agathon, pseudonyme d'Henri Massis, avec la collaboration de l'avocat Alfred de Tarde, indigne Franck par son affirmation sur les étudiants avides d'enseigne- ments. Quand Albert Thibaudet note : « Un esprit vif et curieux, à vingt ans [...] ne voit point dans une Sorbonne quelconque, le centre de sa vie », Henri Franck profère : « De méchants maîtres, au lieu de distribuer à cette jeunesse de quoi alimenter sa vie pro- fonde et de quoi combler son cœur, au lieu de déchaîner son enthou- siasme, au lieu d'accaparer sa verve, se bornent modestement à lui enseigner ce qu'ils ont mis si longtemps à apprendre » Franck et Berl estiment que les professeurs forment des jeunes gens et non pas de « beaux jeunes hommes » comme le proclame Aga- thon. Les cousins condamnent Agathon qui refuse l'enseignement de Durkheim parce que celui-ci décèle, sous le sentiment et le cœur, des zones basses et obscures de nous-mêmes. De surcroît, ils ne veulent pas apprendre à apprendre. Ils vantent le savoir-faire de la pédagogie de Bergson fondée sur l'apologie de l'instinct et des valeurs spontanées qui effraient tant en Sorbonne. En 1908, lors- que les Camelots du roi envahissent le cours de Charles Andler, les étudiants se rangent derrière Franck dans une manifestation de la rue d'Ulm visant à défendre la nouvelle Sorbonne. L'uni- que professeur qui obtient grâce est Frédéric Rauh, nietzschéen partisan de la morale individuelle. Révélant à son cousin le philo- sophe allemand, Franck explique : « Nietzsche a le premier com- pris que la vie de l'intelligence pure est une vie qui a ses joies et ses chagrins, ses risques et ses aventures, ses voyages, et ses

8. La Grande Revue, 25 avril 1908. 9. Lettres à quelques amis. Henri Franck, présentation par André Spire, Grasset, 1926. stagnations, ses amours et ses haines ; qu'un conflit intérieur est exactement aussi dramatique qu'une rixe ; qu'une amitié intel- lectuelle est une étreinte aussi forte que l'étreinte physique ; qu'une haine intellectuelle peut être aussi mortelle, un dégoût intellectuel aussi violent que la haine et le dégoût physique » Avec Franck, Berl apprend davantage à sauver son intelligence qu'à circonscrire son cœur. Ne pas comprendre, voilà le crime, voilà le péché. « Pour sauver son âme, il suffit d'un renoncement. [...] Il suffit de dire une fois pour toutes : que votre volonté soit faite, Seigneur, et non la mienne ! Et à partir de ce moment, de s'abandonner à Dieu, pour sauver son intelligence. » Au-delà de Nietzsche, Franck rejoint, avec Berl, Spinoza.

Frappé à son tour par la tuberculose, son cousin s'éloigne de la Sorbonne. Berl passe ses journées entières à ses côtés, à scruter les grands yeux bleu pervenche qui dévorent livres, journaux et revues, en écoutant la musique de Parsifal et de Tristan diffusée par le phonographe. Toujours plus surmené, Franck succombait sans le savoir. La mort muait en lui, à mesure qu'il était fasciné par les splendeurs de la vie. Il croyait s'approcher du bonheur, occul- tant le néant. Pris dans la spirale de sa passion, Franck avait, au lieu de se reposer, remplacé un professeur de philosophie au collège Chaptal. Plus jeune que ses élèves, il jouait avec eux dans la cour de l'établissement. Un soir de 1910, à la fin d'une représentation théâtrale, Franck et Berl marchent ensemble dans les rues de Paris. Cette nuit-là, Emmanuel Berl se rendit compte que son cousin ne connaissait pas la différence des sexes : il n'avait pas encore eu le temps de choisir s'il serait fille ou garçon, trop occupé à se définir entre Barrès et Jaurès, entre la psychologie de Bergson et celle de Dumas, ou entre la rime et le vers libre. Quand Berl lui apprit qu'effectivement des femmes « couchaient avec nous pour de l'argent », il eut du mal à l'admettre. L'ancien élève du lycée Jamson-de-Sailly meurt le 23 février 1912, à deux heures, dans sa chambre du boulevard Malesherbes, furieux de ne pouvoir ter- miner un article commencé à minuit. Le 26 octobre 1911, Franck avait dit : « Je suis extrêmement honteux de ma maladie, qui est 10. Id. ridicule, longue et désolante à une époque où il est si intéressant d'être à la fois professeur d'histoire, juif et Français » Collabo- rateur à la N.R.F., créée en 1909, autour d'André Gide, il eut le temps d'introduire Berl dans le monde littéraire. Grâce son cousin, Emmanuel Berl rencontra Jean Schlumberger, Gaston Gallimard et surtout Anna de Noailles qui eut un amour transparent pour Henri Franck. En 1910, la poètesse d'inspiration néo-romantique les mit en présence d'un jeune poète de vingt et un ans : Jean Cocteau.

Plusieurs discours furent prononcés sur la tombe de Franck, le 27 février 1912, notamment par Schlumberger, François Poncet, son condisciple de l'Ecole normale, et Henri Bergson qui dit, avec solennité : « Ceux qui furent les confidents de sa pensée et de ses rêves savent qu'il y avait en lui un philosophe pénétrant, un poète délicat et qu'il eût été, s'il avait vécu, parmi les penseurs et les écrivains qui font honneur à la France. [...] Ce fut, comme on disait, une "jolie âme". [...] Une âme qui se plaisait aux choses de l'âme. [...] Tous les camarades et tous les amis d'Henri Franck, tous ceux qui l'ont connu ne pouvait s'empêcher de l'aimer. [...] Ce deuil inconsolable nous ne l'oublierons jamais » Terminé vers la fin 1910, son unique livre, dont le début parut dans la

N.R.F., est mis en vente le 30 mai 1912 par les éditions Galli- mard. Pour honorer la mémoire de son ami, Gaston Gallimard, lié à l'écrivain avant qu'il ne soit éditeur, en a activé la parution.

Historiquement La Danse devant l'arche, salué par Barrès et Péguy est l'un des premiers ouvrages publiés par Gallimard, après L'Otage de Claudel, La Mère et l'Enfant de Charles-Louis Philippe, Isabelle de Gide, et Lévy, premier livre de contes de Jean-Richard Bloch. Tour- noyant autour du thème juif français, le poème de Franck — deux mille vers — est agrémenté de quelques autres textes. Dans le but de réhabiliter le poème intellectuel, ce chant d'un jeune bourgeois juif prône un retour vers les origines de sa « race royale », victime du nationalisme exclusif. Au nom de cette race, l'honneur exigea

11. Id. 12. Discours prononcé sur la tombe d'Henri Franck, 27 février 1912, Bibliothèque nationale. 13. N.R.F., septembre 1911. qu'il en fît un drapeau, bouclier des injures des « brailleurs et des tambourinaires ». Identique à Michelet, Hugo, Renan, Noailles, il salue la France, sentinelle de l'Europe : « Nation inventive et sensée, ô vivante République, je te salue par ton beau nom. » Avec son cousin, Berl grandit dans une France où les vieilles clas- ses sociales repoussèrent la nouvelle configuration post 1870. Aux élections de 1902, les dreyfusards de la première heure cèdent la Chambre aux politiciens carriéristes. Les Berl et les Franck furent choqués par l'intrusion des profiteurs. Après 1905, nombre de jeu- nes Français se détournent de l'européen Jaurès pour couver une France frileuse engendrant la nationalisme de Barrès et la mode de Charles Maurras. Bien qu'il déclarât : « J'ai un système politi- que assez compliqué : je ne suis ni radical, ni socialiste unifié, ni Camelot du roi », il ne se passait pas un repas sans que Franck n'eût cité Barrès. Dans les années qui séparent l'affaire Dreyfus de la guerre de 1914, le nationalisme est au centre de tous les débats. Emmanuel Berl abomine cette idole, suspectant le trop-plein d'amour que lui prodigue sa famille. Il douta qu'il fût possible d'appeler cette période d'angoisse et de démence : « la Belle Epo- que ». Hormis l'odeur des chevaux et la verdure des marronniers de Paris, rien ne méritait d'être loué. Le nationalisme français des siens s'est conforté d'un nationalisme juif depuis l'affaire Dreyfus. Berl avait répété à son cousin qu'il était juif et Français, sans orgueil ni honte : « Je ne peux rien contre le fait d'être le fils d'Albert Berl et d'Hélène Lange. » La frénésie du nationalisme fit dire à certains, avant 1914 : « Vous ne pouvez pas être un véritable Français puis- que toujours, plus ou moins, un juif est allemand. » Et pendant la guerre de 1939-1945 Céline et Drieu La Rochelle lui explique- ront : « Qu'un juif n'est pas français comme les autres, car il ne peut éviter d'être, plus ou moins, germanophobe. » Au moment du « nationalisme intégral », Maurras désigna « d'apa- trides » Clemenceau et Jaurès. Il était courant d'entendre « qu'un Français vaut trois Allemands ». Depuis Boulanger, la bourgeoisie de droite, antidreyfusarde, briguait le monopole du nationalisme, et la bourgeoisie de gauche, dreyfusarde, la lui disputait avec fer- veur. Quant à la bourgeoisie juive — celle de Berl — elle s'essouf- flait à vouloir les dépasser. Dreyfus, lui-même, officier d'état-major, alsacien, a déconcerté ses défenseurs par son nationalisme et son militarisme. Le grand-père maternel de Berl avait opté, comme beaucoup de juifs — Dreyfus en tête — pour la France, par répu- gnance envers la Prusse, dès la guerre de 1870. Lorrain, farouche gambettiste, son grand-père paternel en pleurait d'émotion. Son oncle, Alfred Berl, était plus clementiste que Clemenceau. Et le père d'Henri Franck, officier de réserve, ne manquait pas ses pério- des militaires. Ses enfants se mettaient, souvent, au garde-à-vous pour lui parler, entre la flatterie et la moquerie. Ce fétichisme du képi amusa Emmanuel Berl jusqu'à ce que son oncle prit, à cinquante-cinq ans, le commandement d'un bataillon de chasseurs, en août 1914. Le capitaine Franck désirait remplacer son fils mort, Henri, conduit au sionisme via le barrésisme quoi qu'il ne sût, pas plus que son cousin, l'hébreu ni les lettres de l'alphabet hébraï- que. Le dernier voyage entrepris par Henri Franck se déroula, en compagnie d'Anna de Noailles, en Alsace, terre de ses ancêtres, pour y discuter avec le docteur Bücher, le plus célèbre, avec Hansi, des Alsaciens qui réclamaient leur rattachement à la France. Franck raconta à Berl qu'ils jetaient, tous trois, des regards courroucés sur les officiers du Reich, dans les rues de Strasbourg. Le compte rendu de ce séjour laissa Berl sans réponse. La répulsion que lui causait le nationalisme l'éloignait de l'être le plus proche. Cette sensation pénible, il la ressentit de plus en plus, au fur et à mesure que la guerre se rapprochait. L'enquête d'Agathon sur La jeunesse de France finira de développer la fringale de combats du sang neuf. Un normalien, Mückenstorm, d'origine alsacienne, l'irrita à force de souhaiter la guerre qu'il rêvait comme d'une fête se terminant par un feu d'artifice, illuminant Strasbourg et Mulhouse. Au lieu d'une victoire facile, son camarade mourra aux combats. « Celui qui meurt, disaient les Grecs, est aimé des dieux », se remémora Berl, mélancolique à contrario de ses condisciples, tous attirés par la mort. A vingt ans, Emmanuel Berl n'est autre qu'un juif français dont le patriotisme est chevillé au corps. Il est clair qu'il récusa la volonté nationaliste au profit du fait patriotique. Si la passion nationaliste repose sur une idée, en revanche, le patriotisme se fonde sur un sentiment. Berl sait qu'il peut être un patriote français mais aussi, s'il le désire, un nationaliste péruvien. Pour cela, il lui suffirait de vouloir la grandeur du Pérou. Rousseau dit que l'amour de la patrie est plus fort si la patrie est petite. Berl, quant à lui, a con- cédé qu'il était plus proche de Paris que de Nantes. Sous la menace de la guerre, Henri Franck a décrit une arche vide. Dieu est ail- leurs. En nous ? « Impérieux Seigneur que l'on ne connaît pas Et que l'on porte en soi sans voir le visage. » Si Dieu est nulle part, l'homme n'est-il pas, lui-même, Dieu ? « La vérité, c'est l'enthousiasme sans espoir » écrit-il encore dans son livre passé inaperçu, excepté par Rainer Maria Rilke, lecteur de 1926, esseulé dans Paris : « S'il existe des livres actifs, je puis vous confirmer l'action intense de celui-ci » Ce témoignage boule- versa Berl car l'essentiel de son cousin, dont il n'a jamais connu d'égal, « ni en chaleur, ni en pureté », devait y être déposé puis- que Rilke l'a discerné sans subir la séduction physique d'Henri Franck. La même année, Benjamin Crémieux salua un inédit posthume de Franck, issu de la génération sacrifiée de 1905 : « C'est chez Giraudoux et chez Franck qu'on viendra plus tard chercher et reconnaître le sentiment poétique des années 1910 » Pour Hélène Berl, le talent d'Henri Franck avait été la preuve que son frère, Emmanuel Lange, pouvait être imité, égalé. Berthe Franck, la mère de son cousin, taquinait souvent Emmanuel Berl : « Tu n'est qu'un Berl » pour l'inciter à l'écriture. A la disparition de Franck, il s'en approchait en lisant ses dissertations à Bergson. Chaque fin de semaine, Berl et le philosophe quittent ensemble la salle 8 du Collège de France pour se rendre à Auteuil, dans la villa de Montmorency. Au 18 de l'avenue des Tilleuls, parmi ses meubles, Bergson le regardait avec des « yeux trop enfoncés dans leur orbite pour qu'on discernât la teinte, et dont l'éclat néanmoins fulgurait ». Le professeur pensait lentement ; l'étudiant plus vite : « C'est une faiblesse. » Licencié ès lettres, depuis juillet 1911, Berl était, alors, inscrit à l'Ecole libre des sciences politiques où il suivait l'enseignement de Raphaël Georges Lévy. La popularité

14. Evidences, mars 1960. 15. Les Nouvelles littéraires, 27 février 1926. 16. A contretemps, op. cit., pp. 34-35. de Bergson, au début du XX siècle, n'avait pas de commune mesure. L'Université traitait avec méfiance ce professeur dont la confiance dans l'esprit était consubstantielle avec la foi en Dieu. Berl écoute Bergson penser à haute voix sur la télépathie à laquelle les deux hommes croient. En communion avec son parent, Berl assurait que sans la communication extra-sensorielle aucun échange ne serait possible ; et de préciser qu'il n'était pas fasciné par la parapsychologie : grande lui semblait l'improbabilité que Dide- rot lui dictât le second volume du Neveu de Rameau. Celui que Jaurès appelait « Miss », à cause de son aspect « boy anglais » com- pensait l'audace de son esprit par la prudence de son caractère : illustration vivante de cet « entre-deux » conçu par Pascal, ressassé par Sainte-Beuve et moqué par Balzac. Présenté à Bergson par son cousin Franck, en 1909, Emmanuel Berl avait, dorénavant, à faire état de ses convictions. Bergsonien, prêt à s'opposer contre les réfractaires de la Sorbonne, il se heurtait à la théorie de la « durée intérieure ». Berl ne se considérait pas sous la forme d'un fleuve qui coule : proche du bouddhisme, il s'envisageait, d'ores et déjà, tel un agrégat d'innombrables paramètres disparates. Lire et relire L 'Essai sur les données immédiates de la conscience ne le rendit pas plus perméable à la philosophie bergsonienne tablée sur un empirisme salvateur. Diamétralement opposé à Bergson, Berl constatait qu'il était sans arrêt interpellé par des événements extérieurs, contre son gré, « par je ne sais qui, je ne sais quoi, je ne sais comment ». La publication de L'Evolution créatrice finit de l'agacer, surtout par l'affirmation que l'humanité se révélerait « capable de franchir bien des obstacles, peut-être même la mort ». Orphelin à dix-huit ans, Emmanuel Berl n'acceptait pas un pareil discours. Il conclut que son interlocuteur avait un univers duquel il s'était exclu. Cela ne l'empêchait pas de parler avec lui, et de lire ses livres, comme « on peut regarder des cartes d'un pays qu'on ne pourra pas visiter ». A la rentrée 1912-1913, Berl ne se réinscrit pas en seconde année de sciences politiques, préférant se concentrer sur son diplôme d'études supérieures pour les langues classiques. Ces conversations avec Bergson l'avaient amené à une réflexion sur la religion : le 17. Evidences, juin-juillet 1959. philosophe entretenait une correspondance avec William James sur l'expérience religieuse. Sollicité par son professeur, Fortunat Strowsky, membre de l'Académie des sciences morales et politi- ques, Berl s'engage à écrire un mémoire sur Fénelon et le quié- tisme de Mme Guyon. Mis au courant, Bergson lui offre leur liaison épistolaire, récemment éditée, qu'il s'était procurée afin de se documenter davantage sur Mme Guyon du Chesnoy, mystique française, défendue par Fénelon, dans son Explication des maximes des saints, lors des attaques de Rome contre elle qui professait une doctrine taxée d'apocryphe par l'Eglise. Bergson croyait trop à l'action et à l'évolution pour s'impliquer dans l'immobilité, donnée fondamentale du quiétisme, élaborée par le théologien espagnol de Molinos, favorable à une perfection chrétienne dans un état per- pétuel de quiétude tendue vers Dieu.

Tout absorbé par le souvenir de Franck, Berl se rapproche d'Anna de Noailles. Emue par sa détresse, elle organise un voyage, en Alle- magne, à l'automne 1912. Quelques mois auparavant, la poétesse loua le disparu, dans sa préface de La Danse devant l'Arche : « Ombre chérie, frère léger et juvénile de David chargé d'orages et de Booz endormi [dont] les beaux regards étaient des regards d'adieux. » Son texte de vingt pages est une déclaration d'amour posthume. « Franck, écrit-elle, était à lui seul le nombre d'amis qui autour de lui s'assembla. Il nous aimait parce qu'il nous reconnaissait chacun pour une partie du groupe actif, grave et joyeux que for- mait son propre cœur. » En peu de mots, Anna de Noailles brossait, ni plus ni moins, le portrait de la famille Berl qui n'avait jamais apparu aussi clairement : « C'est le grand apport de ceux qui, nés en France et participant d'elle, retrouvent, par l'étude et la médi- tation le sens de leur origine, qu'ils lui font chaque jour le don de leurs qualités propres. [...] Attachés par la reconnaissance, par les nobles servitudes nationales du sol où, depuis longtemps, se sont établis leurs pères, ils perfectionnent un amour qui se connaît et s'interroge : c'est un lien constamment sensible, une émulation, un pacte conclu, éternel, mais dont la formule silencieuse se répète chaque jour. Nul amour ne donne plus de gages qu'un grand amour contesté. » Le rendez-vous pour l'embarquement outre-Rhin eut lieu à Lau- sanne, face au lac Léman. « Fée oiselle », Anna de Noailles aimait l'endroit et elle y pensait dès qu'elle l'avait quitté. Le côté fran- çais du paysage de son enfance lui évoquait la discipline familiale ; le côté suisse avait toujours signifié la clé des champs, l'aventure des trains vers l'Italie. Au restaurant, de crainte d'attraper la syphilis, elle ordonnait aux serveurs d'ébouillanter les couverts : « Je suis l'illustre Anna de Noailles » criait-elle. Si des clientes se retournaient, dérangées par ces hurlements, elle haussait le ton et les épaules : « Oh ! Vous le congrès de maquerelles ! » Elle réussit à faire renaître le rire chez Berl qui n'était pas dupe : il était auprès d'elle parce que son cousin ne pouvait plus y être. Il n'avait pas non plus le sentiment d'être à la place de quelqu'un mais de pren- dre une place vacante. Du 1 au 6 septembre 1912, à Munich, où ils vont écouter la musique de Wagner, il corrige les épreuves du recueil Les Vivants et les Morts dont la publication aura lieu dans les prochaines semaines. Grand, brun, Emmanuel Berl avait le charme des hommes qui écoutent les femmes quand les autres se préoccupent de leur parler. A l'image de son cousin, il occultait la cocasserie de sa compagne et ne retenait que sa véritable personne, cachée sous le masque de la mondaine. Face à Gide, elle soulignait son aspect superficiel de grande prêtresse, mais devant Berl, elle ne voulait plus tricher. Attirée par la beauté d'Anna de Noailles, par ses amples cheveux noirs encadrant son visage dont le teint passait du mat au clair, selon la lumière, il ne céda pas à son émerveillement. Sa jeunesse exerçait sur la poétesse l'attrait que d'autres éprouvent envers l'argent. Il s'en félicitait et lui en voulait : elle eût considéré, avec ennui, son éventuelle passion. Réceptive aux nuances affectives de son jeune compagnon, elle ne lui opposa pas ses habituelles ruses. A cet instant, il comprit qu'elle se sentait responsable de quicon- que l'aimait. Berl trouvait un réconfort dans l'avortement des fausses amours : un piège qui ne fonctionne pas. N'empêche qu'il continue à se rendre chez Anna de Noailles, rue Scheffer dans le XVI arrondissement. Il y croise Gabriel D'Annunzio, Edmond Rostand, Maurice Barrès et y retrouve Cocteau qui annonce la parution, au Mercure de France, de son troisième livre La Danse de Sophocle, recueil de poèmes inspirés par Henri Franck. Berl ne se mêlait que de loin aux conversations absolument éblouissantes tenues par Cocteau et l'inspiratrice de ces soirées. Du récit aux anecdotes en passant par des imitations, tout y passait. De leurs échanges émanaient une « poésie de conversation ». En regard de la volubilité de Cocteau, Anna de Noailles parlait « comme les cantatrices chantent ». De quatre ans l'aîné de Berl, l'agité passe déjà pour un membre éminent de la vie parisienne qui se résumait à « quatre restaurants, quatre théâtres, trois demi- mondaines, et deux mauvais poètes, Maurice Rostand et, moi, Cocteau ». Les bons mots d'auteurs jaillissaient de la bouche de ce dernier, comme des feux de Bengale : « Tout grand artiste est un ménage, composé d'un homme et d'une femme qui se dispu- tent » ou encore « X me vole, mais c'est pour me faire des cadeaux ». Contrairement à lui, Rostand, timide, gardait le silence, presque pour se faire pardonner de son immense succès public. Modeste, il prétendait que sa littérature « n'était pas assez bonne ». Sa gêne augmenta à mesure que les critiques affirmèrent que Cyrano était supérieur au Cid. Avec stupeur, Berl écoutait Anna de Noailles le réconforter parce que des pèlerins d'Allemagne et d'Espagne venaient jusqu'à son domicile. Suite au triomphe de L'Aiglon, amplifié par l'Exposition universelle, Edmond Rostand était suivi dans la rue par des admiratrices. Authentiques Parisiens, Cocteau et Berl illustrent la phrase de Montaigne : « Paris a mon cœur dès mon enfance. » Leur amitié se scelle dans le salon de Mme de Noail- les qui avait le pouvoir de faire nommer les préfets, avec quelques autres duchesses.

Début 1913, Berl part en Dordogne, mise à l'écart volontaire pour mieux travailler sur Fénelon dont la disposition à se méfier moins du monde que de lui-même est précisément la sienne. Berl s'inté- ressa, sans retenue, à la question de Dieu, puisqu'il fut élevé au sein d'une ambiance familiale où la peur d'influencer, de troubler quelqu'un en matière de religion, de peser sur lui, dominait chacun. Au règne de la libre-pensée, les athées n'étaient pas déconsidérés.

18. Entretiens Emmanuel Berl-Jean d'Ormesson, France-Culture, 26 mars 1968. 19. Id. 20. , Interrogatoire, N.R.F., 1976, p. 111. Berl savait qu'un athée croit aussi à l'existence de Dieu, sinon il ne la combattrait pas. Le docteur Reclus maîtrisait son athéisme notoire, devant ses malades qui désiraient se rendre à Lourdes, pour laisser libre cours à un mince espoir que ne pouvait plus offrir la médecine. « Des intolérants comme ça, on serait content d'en avoir beaucoup ! » Fénelon douta qu'il fût possible à un homme d'agir sans faire de bêtises. Berl trouve une communauté de pen- sée avec le quiétisme qui nous excuse et nous invite à savourer les grâces que nous recevons. Le prélat sanctionne les dons et fait l'apo- logie de l'intelligence. S'estimant dépourvu du plus petit don, Berl approuve cette manière d'aborder l'existence, il s'en réjouit même. Il lui arrive de se dire : « Ne te défends donc pas, ne réfléchis donc pas, tu vois que tout cela n'a aucune importance. Tu n'as rien perdu, rien gagné ; on ne peut ni gagner, ni perdre : il n'y a pas d'enjeu. Les grâces que chacun reçoit sont tout aussi indestructi- bles qu'inefficaces. Tu n'a jamais rien fait et ne peux rien faire, pas plus le mal que le bien » De l'existence de Dieu fait surgir en lui des idées qu'il n'arrivait pas à exprimer : « Ainsi vivent les hommes. Tout leur présente Dieu, et ils ne le voient nulle part. [...] Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui ; et cepen- dant le monde ne l'a point connu. [...] Ils passent leur vie sans avoir aperçu cette représentation si sensible de la Divinité, tant la fascination du monde obscurcit leurs yeux. » Dieu va permettre à Berl de mettre le monde en accusation. Penser à Dieu c'est penser à des choses auxquelles on ne penserait pas sans s'y référer de la sorte. Une accoutumance à ce genre de réflexion fera qu'il étendra ses vues au-delà des abîmes qui l'environnent. L'homme invente ses dieux pour se créer une ouverture vers la sublimation de soi. En détruisant ces phares, l'homme se détruit à son tour puisqu'il saccage la plus haute dimension de lui-même, pour se limiter à la plus atrophiée. Emmanuel Berl perçoit un point de conver- gence entre Fénelon et Henri Franck. Leur pensée commune visait à un Dieu au-dedans des hommes, si fugitifs et errants d'eux- mêmes. Enfouis là où ils ne rentrent pas, ce « Dieu caché » — selon le mot de Fénelon — gît dans l'intime des mortels, à l'horizon infini de leur égarement. Dieu serait une absence qui permet une

21. Séance publique annuelle de l'Académie française, 21 décembre 1967 ouverture de négativité. La méditation berlienne tournoie sur une habitude de réfléchir, de juger, indispensable pour ne pas être englouti dans la société frivole. Le Dieu d'Emmanuel Berl est par- tout, « de plus en plus, mais en creux » : laisser faire Dieu et ne rien faire quand Dieu ne nous demande pas de faire quelque chose. La jonction avec Fénelon est totale : « Que l'Homme admire ce qu'il entend, et qu'il se taise sur ce qu'il n'entend pas. » Ce que Fénelon appelle Moi est « quelque chose qui pense, qui connaît et qui ignore ; qui croit, qui est certain, et qui dit : je vois avec certitude ; qui doute, qui se trompe, qui s'aperçoit de son erreur, et qui dit : je me suis trompé ». Emmanuel Berl fait écho à ce Moi : « Je suis l'homme des certitudes vaines. » Souvent certain, mais jamais confiant. Installé, momentanément, dans la région de Carennac, Berl faillit acheter l'abbaye où Fénelon avait rêvé son Télémaque. Alfred Berl le ramena à la raison. A vrai dire, il restait sous le choc de sa ren- contre intellectuelle avec celui qui préconise, encore, d'accueillir les étrangers en leur offrant la sûreté, la commodité et la liberté entière : « Le moyen de gagner est de ne vouloir jamais gagner, et de savoir perdre à propos. Faites-vous aimer par tous les étran- gers. » Fénelonien, il est au bord de la conversion. Cependant, il ne renierait le judaïsme qu'à la condition de se faire moine. En dehors de cette volonté, la lâcheté serait de mise. Il trouva une nouvelle direction, en pratiquant les mystiques : sainte Thérèse et saint Jean de la Croix. Il lui eût semblé odieux de se convertir pour d'autres motifs que la foi elle-même : « Les auteurs chrétiens enseignent que Jésus-Christ est mort pour sauver les hommes et non pour favoriser leur assimilation par les communautés natio- nales. [...] Quand on se convertit, on doit le faire avec sincérité, avec désintéressement et non pour éviter les inconvénients ou les risques de la condition où vos origines juives vous mettent. [...] Toute religion crée une politesse : on vit mal avec ceux qui la pratiquent si on refuse de la connaître et de la suivre. [...] Quel- que chose en moi se révolte à la pensée qu'on prétende imposer ou interdire aux hommes leur foi » L'expérience de saint Jean

22. La NEF, juin-juillet 1951. 23. Pavés de Paris, 28 avril 1939. de la Croix ne vaut que sous l'angle de sa propre critique, respira- tion essentielle de la vie du mystique dont le devoir est de se con- naître avant de s'exprimer. Le problème du vocabulaire prend toute son ampleur : une insuffisance débouche sur l'hérésie, et une bouche muette obstrue plus la pensée que la parole. Saint Jean de la Croix propulse Emmanuel Berl dans la clairvoyance du mysti- cisme. Il a la confirmation que Dieu réside au fond de son âme. La préparation de son mémoire le dirige vers Mary Robinson, poétesse de l'époque victorienne, qui séduisit John Ruskin. Brune, svelte et menue, l'Anglaise resplendit la quarantaine. D'origine française par ses ancêtres du XVIII siècle, elle fut liée aux préraphaélites, puis épousa James Darmesteter, l'auteur des Prophètes d'Israël. Renan et Taine étaient admiratifs de voir qu'elle avait choisi de faire sa vie avec un bossu. Quand sa famille déso- lée lui reprocha le mariage avec l'historien et philosophe, elle se fâcha : « Infirmité ? Non, beauté d'âme. » Anatole France disait d'elle : « Ses mains gracieuses savent assembler des images gran- des et vivantes qui nous enveloppent et ne nous quittent plus. » Veuve de l'ancien directeur de la Revue de Paris, elle se rapprocha d'Emile Duclaux, dreyfusard et membre fondateur de la Ligue des droits de l'homme, nommé directeur de l'institut Pasteur, en 1895, sur les vœux de Louis Pasteur. Mariée au biologiste, en 1902, le prestige de Mary Robinson provoqua sa participation au jury du prix Foemina-La vie heureuse. Alors qu'il avait déjà côtoyé plu- sieurs célébrités, Emmanuel Berl était intimidé par cette « petite fée droite dans sa robe noire éclairée par une guimpe blanche », de nouveau veuve en 1905. Mary Duclaux lui demande de lire Vita Nuova de Dante, livre dicté par un amour idéalisé quasi fénelo- nien, avant la lettre. La mort des êtres chers unit la dame au jeune homme. Dans le salon, donnant sur la place Saint-François-Xavier, il contemple des statuettes hindoues et les trophées de James Dar- mesteter. Souvent en visite chez elle, il trouve pour abolir la dis- tance deux appartements mitoyens, rue de Varenne, qu'il propose à la poétesse et sa sœur, Mabel : ni l'une ni l'autre ne voulait se quitter depuis la disparition de leur mère. A la session de juin 1913, Berl obtient son diplôme d'études supérieures de lettres : Platon 24. Emmanuel Berl, Rachel et autres Grâces, Grasset, 1965, p. 133. (grec) : dix sur vingt ; Salluste (latin) : treize sur vingt ; Fénelon (français) : seize sur vingt, et le roman français du XVI siècle : onze sur vingt. Mary Duclaux ne fit pas un frère de son jeune protégé.

En vacances, à Evian, il reconnaît Suzanne X qui fut sa compa- gne de jeux, en 1905, à Salies et à Nemours. Lui seul semble s'en souvenir. La ville d'eaux a une odeur de glace fondue. Les feuilles des quatre peupliers de la terrasse de l'Ermitage lui apprennent la dignité des végétaux, plus simple que celle des humains : majesté tranquille, même s'ils sont attaqués par les insectes, ils n'en mon- trent rien. Ces arbres lui feront aimer les cyprès de Toscane, les pins parasols du Béarn et les garoubiers de Buenos Aires. Il per- çoit ces peupliers alors que beaucoup de ses relations ne sont que des figurants, telles des ombres chinoises sur un écran vide. Sur la terrasse de l'hôtel, il a la révélation de Suzanne X. Assise à quel- ques mètres de sa chaise longue, elle lit un livre dont il ne saura jamais le titre. Sa robe blanche se détache sur le lac. Soudain les cloches se mettent à sonner : le sentiment de sa propre existence cessa, il ne restait qu'un vertige. Dans quelle histoire est-il ? Il n'a pas l'impression d'être amoureux : il connaît les démarches du désir, fulgurant et feutré, les lumières aveuglantes, le mystère pour l'autre. L'idée d'aborder Suzanne X ne l'effleure pas, pourtant Berl vit parmi les jeunes filles, ses cousines, les sœurs de ses amis et de surcroît, il a l'habitude des hôtels où les conversations s'enga- gent vite. Emmanuel Berl regarde Suzanne X, sans être troublé ni séduit. Seulement, il se sent lié à elle. Quel besoin aurait-elle de parler, pense-t-il. Immobile, muet, il gît, subjugué par l'évi- dence. Si belle qu'elle soit, sa beauté ne lui importe pas. D'elle, il n'a rien à élucider, ni à espérer ni à craindre. Elle lui était donné, sans plus. Lorsqu'elle se leva pour regagner sa chambre, il ne se posa pas de question, certain d'en savoir sur elle plus loin qu'elle n'en saurait jamais. Il la sentait aussi peu solide que lui, à la merci du désespoir. Suzanne X, profil de Minerve, ressemble à la mère de Berl : même régularité des traits, mêmes stries verdâtres dans les yeux bruns. Peau mate. « Du portrait de ta mère tu tireras celui de ta femme », a écrit Nietzsche. Si Suzanne X est plus robuste que ne l'était Hélène Berl, leur visage raconte la même fierté. Et surtout, elles opposent à la vie quotidienne et terrestre un identi- que refus. Mais sa mère échappait sans effort à tout ce dont Suzanne X tente de se dépêtrer avec une énergie farouche et vaine. L'une reformait la solitude autour d'elle, par distraction ; l'autre prend pour un dégoût de la vie son appétit frénétique de vivre. Suzanne X est le souvenir vivant de l'enfance d'Emmanuel Berl, et Nerval a souligné qu'un amour qui remonte à l'enfance a quel- que chose de sacré. Tout a disparu, sauf Suzanne X. La solitude de Berl tient à ce qu'il n'a plus ses parents ; celle de Suzanne X à ce que les siens ne l'aiment pas et à ce qu'ils ne s'aiment pas entre eux. Bien qu'il l'aimât immédiatement, bien que leur entente fût instinctive, un gouffre les séparait. Leur communication muette était si intense qu'elle paralysait la réalité. Perdue dans des pro- blèmes familiaux, Suzanne X fit déraper les sentiments vers un amour platonique. Son père ne voulait pas qu'elle fréquentât un jeune israélite. Pas offensé, Berl s'efforce de la sevrer du pouvoir paternel. Pendant quinze jours, il s'y essaie, en vain : « Je découvris qu'un être ne peut rien nous donner que le fait de son existence, et que nous ne pouvons rien lui donner que la reconnaissance de ce fait » L'hôtel lourd du silence de Suzanne X, Berl alla se recueillir dans la chambre qu'elle occupait. Ludique et mélancoli- que, il amenait tout le personnel de l'hôtel à prononcer le nom de l'absente. Il put vivre dans la fièvre de ces élans, protégé par « l'irruption du réel » où il savait retrouver, à l'occasion, le mouvement de son amour. Une danseuse russo-polonaise prit la place de celle qu'il ne pen- sait même pas tenir dans ses bras : un amour idéalisé se dispense du corps à corps. Baudelairien, il passe de Mme Sabatier à Mme Du val ou de la théorie à la pratique. Thamar lui apprend à se poser moins de questions, à se contenter de vivre. A Venise, il croit voir Suzanne X, mais il ne s'agit que de son sosie. Dans ses bagages, Berl a emporté Amori et Dolori sacrum, ouvrage à peine moins indis- pensable que son billet de chemin de fer. Il est déçu par la Piazza, le palais des Doges et le Grand Canal qui ne ressemblent pas à ceux dépeints par Barrès. L'ombre de l'écrivain lui bouche l'horizon.

25. Sylvia, op. cit., p. 93. 26. Ibid., p. 99. Chez Mme de Noailles, il regardait, avec respect, les dédicaces de l'auteur du Culte du Moi. Sur la première page d'une reliure somptueuse de Scènes et doctrines du nationalisme, il avait lu : « A la Comtesse, ce livre tel qu'elle désirait qu'il fût. » De Venise, Berl, Suzanne X en tête, part en Haute-Savoie, à Amphion-les-Bains. Sur fond de lac Léman, Anna de Noailles surgit d'une porte-fenêtre, pareille à une danseuse étoile d'un ballet de Diaghilev. Sa visite impromptue avait pour dessein de trouver une confidente. Sans détour, elle feint d'écouter son ami puis assène, d'un calme olym- pien entrecoupé de ricanements : « Comment pouvez-vous aimer les jeunes filles, ces petits monstres gros de tout le mal qu'ils feront pendant cinquante ans » Le 20 décembre 1913, elle écrit à Coc- teau : « La famille de la grosse demoiselle reste perplexe » La jolie Suzanne X, nullement frappée d'embonpoint, n'arrivait pas à entrer en lutte avec ses parents et Berl ne parvenait pas à la met- tre dans un état de liberté. Ecartelé entre l'amour et l'amitié, Emmanuel Berl, atteint d'une prétuberculose, se mit en route vers l'Allemagne. Hostile aux nationalistes, il se brouille avec la plupart de ses cama- rades de la Sorbonne. Irrité par les bellicistes, il s'inscrit à l'uni- versité de Fribourg-en-Brisgau pour toucher de près le bellicisme allemand. Il y débute l'année scolaire 1913-1914, dans un climat tout aussi déplaisant qu'à Paris. Berl désire jouer la carte de la paix pour contrer le nationalisme, « forme de l'homicide, très déplaisante ». Sans fléchir, il résiste à la contagion. Le bruit des bottes des officiers prussiens l'éloigné encore plus du militarisme ambiant. Il loge dans une pension de famille avec un jeune étudiant, cousin du professeur Meinecke, qui se mit à pleurer devant lui lors- que le conseil de révision le réforma pour défectuosité de la vue. Cet épisode lui montre à quel point les Allemands sont militaris- tes. Tout en suivant les cours du professeur Ruckert, de l'historien Meinecke et du philosophe Krôner, Berl sympathise avec une jeune étudiante russe. Il aimait Julia Eiger sans en être amoureux. « Peut- être eût-il mieux valu que je le fusse : mais cela aurait peut-être

27. Ibid., p. 107. 28. Cahiers Jean Cocteau (II). Correspondance Cocteau-Noailles (1911-1913), présenté et annoté par Claude Mignot-Ogliastri, N.R.F., 1989. tout gâté ; sa rigueur n'aurait pas admis qu'on l'aimât sans l'épou- ser et tout de suite, avec ses idées et sa cause » La ressemblance avec Suzanne X est si frappante que Julia équivaut à une rempla- çante. Il luttera contre cette sensation pour ne pas rater l'amitié de cette jeune femme éprise de littérature. Ensemble, ils déambu- lent dans la Grand-Rue, en parlant de Nietzsche, de Goethe et de Dostoïevski. Puisqu'elle parle un français parfait, elle souhaite qu'il apprenne le russe. Peu doué pour les langues, Berl ne pourra obtenir la maîtrise de la langue maternelle de l'admiratrice de Pouchkine. Prêt à l'épouser, il y renonça sans lui avouer son pro- jet. En cas de guerre que ferait-elle toute seule, à Paris ? « Seule et peu assimilable par mon entourage » Sur les murs rouges de sa chambre d'étudiant, il punaise des portraits de Goethe. Sa galan- terie le pousse à s'éloigner de Julia et non pas à s'en rapprocher. Assis, l'un à côté de l'autre, ils travaillent à la traduction du Second Faust : il n'y a de vrai que ce que l'on fait ensemble, et pour Berl il est plus difficile et beau de pratiquer l'auteur dans le texte que de s'enlacer sans lendemain. Il s'identifie aux Années d'apprentis- sage de Wilhelm Meister, lequel se sépare de l'amazone Nathalie, dès la fin de la cérémonie nuptiale, sans se justifier. « Goethe chemine. Il ne conçoit même pas l'arrêt » La sagesse de l'écrivain exerce sur lui un rôle de conseiller : éviter le prêche et l'esthétisme. Cha- que ligne de Goethe inspire une réflexion, sincère et pas forcément durable : « Toute son œuvre est un immense chapitre de l'immense livre en deux cent cinquante volumes qui a pour titre : Goethe. » De Nietzsche, en mauvais terme avec la cohérence, il n'a de cesse de répéter cette parole qu'il pressent prophétique : « Le XX siè- cle ? Le siècle classique de la guerre. » Nietzschéen, Berl lit le monde comme s'il eût été un livre. Il scrutait demain où rien n'était en vue, rien qui pût être une lumière. La découverte des Possédés lui donna l'impression de croiser des personnages de Dostoïevski dans les rues, à la lisière de la Forêt-Noire. Halluciné, il crut sur- prendre dans le reflet du couteau de Felka le visage de Stravroguine.

29. Rachel et autres Grâces, op. cit., p. 100. 30. Ibid., p. 104. 31. Europe, avril 1932. 32. Europe, avril 1932. A Paris, chez Jean Boyer, ami des lettres et fils des propriétaires de la Banque du comptoir de l'escompte, Emmanuel Berl fait la connaissance d'un jeune homme de son âge, né cinq mois après lui. Issue d'une famille royaliste désunie, cet élève-caporal venait d'échouer à l'examen de sortie des sciences politiques. et Emmanuel Berl se lient d'amitié : celui-ci savait qu'il avait été détruit par son échec scolaire, au point d'essayer de se suicider. Drieu écrivait, déjà, depuis quatre ans, guidé par sa grand-mère maternelle, récemment décédée. « Pierre était obsédé par les soucis d'artiste quoique résolu à ne pas se laisser isoler par eux des autres hommes » Son mode interrogatif touche Berl dont le prénom est identique à celui du père de Drieu. Un père vomi par le fils. Averti par un pneumatique de Cocteau, Berl assiste à la première du Sacre du printemps, installé dans un fauteuil surplombant la loge commune de Proust, Rodin et Renoir. Cocteau avait pris, jusqu'aux tics, l'éloquence de Mme de Noailles, pour défendre Stra- vinski des attaques de ceux choqués par les ruptures du rythme de la musique du compositeur révolutionnaire — son ami termi- nait ses phrases par un « quoi ? ». Invité, comme une grande célé- brité, Berl ne perd pas de vue qu'il n'est que le jeune cousin d'Henri Franck. Perçu en tant que tel, il reporte sur Cocteau l'affection qu'il ne pouvait plus offrir au conseiller secret de son adolescence. Requinqué par l'air de la Forêt-Noire, Berl, attiré, sans s'y résoudre, par le socialisme progressiste de Jaurès, se rallie au cail- lautisme. Emblème du pacifisme, Joseph Caillaux nie les partisans de la conflagration, et cite souvent Gladstone : « Il n'y qu'un moyen de triompher de ses adversaires politiques : c'est de leur survivre. » Brillant et anticonventionnel, l'ancien ministre des Finances de Cle- menceau fut traité de rebelle lorsqu'il fit voter, en 1909, l'impôt sur le revenu. Désinvolte à la vie sentimentale sans tabou, l'homme était un bourreau de travail, amateur de réformes dans un « pays où le privilège pousse dru ! » Président du Conseil, en été 1911, sous Armand Fallières, il négocia avec l'Allemagne une paix qui libère la position française au Maroc, non sans accorder une partie

33. L'Express, n° 522, 15 juin 1961. 34. Pierre Mendès-France, La vérité guidait leur pas, N.R.F., 1976. dans Proust, la dame qui dit de Swann : "Oh ! Il est intelligent !" conçoit l'intelligence comme une pince-monseigneur » Il y a eu un pont entre Drumont et Maurras, Léon Daudet et Brasillach. Le nazisme et la révolution nationale ont fait le reste. Nasser tel qu'on le loue, titre inspiré de Péguy, est une réminiscence ensoleil- lée de sa lecture de Lanson tel qu 'on le loue. Le sous-titre aurait dû être : « Antisémitisme et antisionisme — tous deux présents chez Mauriac, chez d'Astier. » Le progrès devrait détruire le nationa- lisme : le monde se dilate, dans la durée, par les découvertes archéo- logiques, comme il se dilate dans l'étendue par les révélations de l'astronomie. Le racisme et l'antisémitisme eussent, sans doute, fait horreur à Barrès qui aurait constaté qu'ils menacent, depuis Hitler, au-dedans, la culture, au-dehors, le rayonnement de la France. « Je serais très heureux de voir, en Cisjordanie, un Etat palestinien, musulman, prospère, et qui vive en bonne intelligence avec Israël, son voisin ; et j'ai la certitude de n'être pas le seul juif à nourrir cet espoir. » Le pacifisme, toujours recommencé. Pascal Jardin et Jean d'Ormesson viennent rue de Montpensier, et en repartent avec cette impression d'avoir vérifié leur quotient intellectuel contre une pierre de touche. Le livre attendu par les historiens paraît le 17 avril 1968 : La Fin de la III République est l'occasion pour Berl de régler ses comptes avec 1940. Son témoi- gnage est un compromis entre ce que devrait être un livre d'his- toire et ce qu'est un livre de chroniques et de souvenirs. Plus jamais on ne pourra dire ou écrire qu'il fut vichyste, d'ailleurs plus per- sonne ne s'y aventurait. Ceux qui ne vécurent pas la journée du 10 juin 1940, savent, eux-mêmes, qu'il était impossible en 1942 d'être à la fois pour Vichy et l'ami de Malraux. «J'ai écrit le deuxième et le troisième discours de Pétain, je n'en ai aucune honte, je le ferais encore si j'avais à le refaire. » Derrière le maréchal, en juin 1940, Berl cessa tous rapports avec Vichy, un mois plus tard. Il félicite les gens qui ont compris avant lui, et avoue que le général de Gaulle a eu raison et lui tort. Le seul reproche auquel il concède dans sa vie politique, c'est de n'avoir pas été assez indi- gné par l'armistice : elle a fini par constituer une trahison à l'égard de la Grande-Bretagne. Si celle-ci n'avait pas gagné la bataille Preuves, avril 1968. d'Angleterre, l'armistice apparaîtrait dans l'histoire telle la pire des monstruosités, pour ne pas dire plus. Le Vichy qu'il restitue n'est pas un monde manichéen : c'est une « opérette » de com- promis. A soixante-dix-huit ans, il dénonce, de la main droite, les docteurs du socialisme qui abordèrent à contre-sens la guerre des Six Jours, et de la main gauche, il ressuscite Vichy, comme une Atlandide. En 1968, Berl est un pro-Israélien qui espère une récon- ciliation judéo-arabe, porteuse de prospérité. Les étudiants n'ont pas le temps de le lire : ils chantent dans les rues « Mort à la morale bourgeoise ! », quelque quarante ans après lui. Ils essaient de faire passer avec les pavés ce qu'il a essayé de dire avec les mots. Mau- riac a précisé : « Berl ne porte pas de Gaulle dans son cœur. » Dans son pamphlet où il dépeint, par expérience personnelle, « le judaïsme comme un reste », il signale : « Je ne suis pas américain, je suis un Français, mais que les Américains ont sauvé en 1917, libéré en 1945 et nourri après 1945. » Le crépuscule du général intervenu, il est choqué par les partisans et les adversaires du pré- sident de la République qui n'honorent pas sa démission par une minute de silence, à l'Assemblée. « J'ai voté contre lui, mais je crois que je vais lui écrire pour lui demander pardon » dit-on lâchement. Sa résistance aux modes est perceptible dans A contretemps, publié les 20 octobre 1969, jour où reparaît le tome I de son Histoire de l'Europe, sous le titre Europe et Asie. Berl a trop vu Malraux s'enli- ser dans l'esclavage du succès pour faire valoir sa littérature ; de surcroît, tout ce qu'il a dit et répété est devenu « monnaie cou- rante ». Il compare le succès à une drogue qui ôte tout jugement désintéressé : « C'est plus un toxique qu'un tonique. » La réédi- tion par Robert Laffont, de Mort de la pensée bourgeoise ne repré- sente plus pour lui qu'un moment de sa vie, où il attendait les insul- tes de Maurice Martin du Gard, en récompense. A ce livre cor- respond la rupture avec sa famille ne par- tage pas cet avis, en soulignant que son ami en voulut à la société entière mais pas à sa famille qui lui inculqua le respect de la vie de l'esprit. « Toute vie est un échec puisque la mort la termine. » L'idée que le monde vient du hasard et tend vers l'absurde ne le 38. Patrick Modiano, op. cit., p. 94.