Emmanuel Berl
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Emmanuel Berl Emmanuel Berl Les tribulations d'un pacifiste Bernard Morlino la manufacture A mes frères Charles et Jean-Luc. © LA MANUFACTURE, 1990, 24, place des Vosges, 75003 Paris. Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris l'U.R.S.S. « Je combattrai vos idées jusqu'à ma mort, mais je me ferai tuer pour que vous ayez le droit de les exprimer. » Voltaire Avant-propos Si un traducteur doit respecter, un biographe doit s'effa- cer, dans la mesure du possible. J'ai donc essayé de retrouver la pensée d'Emmanuel Berl, par l'intermé- diaire de ses écrits, mais aussi grâce aux conversations que j'ai eues avec lui entre 1974 et 1976. J'ai toujours noté, sur un carnet, ses propos qui me semblaient importants. J'ai replacé toutes ses observations et tou- tes ses critiques dans le contexte de l'époque, selon le principe de la chronologie pure. Qu' a-t-il dit à telle date ? En définitive, j'ai l'impression que Berl compre- nait parfois son temps quand les autres se contentaient souvent de le vivre. L'apprentissage août 1892 - octobre 1918 Quand on a pour berceau un cimetière, d'emblée la vie s'annonce comme la première partie de la mort. Adolescent, Emmanuel Berl, à la plus délicate des transitions, comptabilisait les disparus : son oncle, son petit frère, son père, sa mère et son cousin. Sous le poids des cadavres, le jeune homme ne céda pas au pessimisme, simple- ment à une lucidité qui lui fit écrire : « Je suis un survivant abusif. » Le nouveau-né portait le prénom d'un mort : celui d'Emmanuel Lange, emporté, à l'âge de vingt-trois ans, par la tuberculose pen- dant la grossesse de sa sœur Hélène. Berl resta toujours persuadé qu'il avait pris la place de son oncle normalien, certain que les vivants sont moins bien que les morts. Ce sentiment se perpétua lors de la guerre de 1914-1918 car la vision de l'horreur lui révéla que les courageux sont des victimes désignées, contrairement aux lâches. Toute sa vie, Emmanuel Berl s'excusera presque d'être venu au monde le dimanche 2 août 1892, au Vésinet, en Seine-et-Oise. Le climat mortuaire de son enfance sera accentué par le brutal décès de son frère Jean, survenu le 15 octobre 1899, à l'âge de vingt et un mois. Le domicile parisien du 8, avenue d'Eylau devenait défi- nitivement un tombeau auquel se préparait sa mère, Hélène, bri- sée par le chagrin. Tenu éloigné de l'appartement familial, Emma- nuel Berl, désormais fils unique, y sera ramené après un séjour chez sa tante Franck, boulevard Emile-Augier. A l'annonce « Tu n'as plus de frère », il se mit à pleurer, par contagion. Sa grand-mère maternelle le recueille dans sa demeure, au-dessus du domicile de ses parents, dans le quartier de Passy. Très proche de son petit-fils, elle ne supporte plus qu'il ait en permanence, sous les yeux, les photographies des défunts dans leur linceul. Pour oublier ce qui peut l'être, elle demande aux cousins d'entourer le petit Emmanuel de leur affection. Cette femme, dotée de l'éner- gie de sa propre mère, fondatrice d'une affaire d'horlogerie, eut cinq enfants : Berthe, Hélène, Emmanuel, Oscar et Louise. L'oncle René et tante Berthe avaient deux enfants, Suzanne et Henri, lequel aura une influence déterminante sur son jeune cousin Berl. Les deux plus mal vus de la famille étaient oncle René et oncle Oscar : ils n'avaient aucune formation universitaire. Le premier était com- merçant, et le second dirigeait la maison « Allez frères », sorte de gigantesque bazar. Depuis la mort de son frère, Oscar Lange tenait le rôle de chef de famille : le grand-père de Berl était prématuré- ment décédé. Non revêtu du prestige de l'université, le frère puîné d'Hélène Lange bénéficia, cependant, d'une aura particulière puisqu'il avait épousé la belle-sœur d'Henri Bergson, Mathilde Neuburger, fille d'un patriarche, proche parent de Mme Proust. Homme de confiance d'Alphonse de Rothschild, M. Neuburger père était fier de ses trois filles mariées à M. Eisenschitz, Bergson et Lange. Emmanuel Berl s'amusait souvent dans l'appartement patriarcal de l'avenue Henri-Martin où il aimait retrouver le qua- trième enfant, Albert, aussi jeune que lui. Elevé sous le joug de l'obéissance, Mme Bergson pensait n'avoir pas d'opinion. Tandis que les Lange forment une « nation au patriotisme sans faille », la famille Berl n'est pas solidaire. Le grand-père, Achille, s'il fait exception pour sa fille, saute une génération pour n'appré- cier que ses petits-enfants, au détriment de ses trois fils : Anatole, Alfred et Albert. Le benjamin, et père d'Emmanuel Berl, travaille dans l'entreprise paternelle, « L'Ameublement métallique », usine de lits en fer et cuivre installée dans le XI arrondissement, au 11 de la rue des Trois-Bornes. Chez les Berl, l'université n'a jamais été convoitée. A défaut, il y a une tradition d'avocats, de politiciens et de journalistes symbolisée par Alfred, qui aura, lui aussi, un rôle capital dans l'éducation de son neveu. Le père d'Emmanuel, 1. Emmanuel Berl, Sylvia, N.R.F., 1952, p. 30. Albert, avait le caractère colérique et vigoureux d'Achille Berl. Un jour de dispute, les deux hommes brisent, à tour de bras, des can- nes avant que le grand-père ne désigne son petit-fils, en disant : « Remercie Dieu de l'avoir, et prie-le qu'il ne te ressemble pas » La discorde familiale atteignit son comble avec le divorce de l'aîné. De fait, Anatole se remaria avec une jeune femme qui, détail piquant, portait le même nom que la précédente, Clara Lévy. Par convenance, Emmanuel Berl continua ses visites chez sa première tante, mère de deux enfants, dont elle eut la garde. Ainsi, l'oncle Anatole sera tenu à l'écart de la famille, et par conséquent du fils de son frère. Mais si Emmanuel n'a pas le droit d'aller chez la seconde Clara Lévy, il se lie d'amitié avec Jacques et Lucienne, les enfants de la sœur de celle-ci, Mme Daniel-Meyer. Par ailleurs, un mariage rompu était si peu admis que Berthe Franck refusa toujours le face-à-face avec la seconde épouse de l'associé de son mari. Après la mort du petit Jean, Albert Berl emmena sa femme et son fils à Alger, au cours du dernier automne du XIX siècle. Là-bas, Edouard Drumont et Max Régis militaient pour abolir le décret Crémieux, en vertu duquel les juifs d'Algérie obtinrent la qualité de citoyen français. Une vaste campagne antisémite y était orches- trée par les journalistes de L'Anti-Juif et du Petit Africain. Les deux leaders organisèrent des manifestations pour maltraiter, physique- ment, les juifs. De ce voyage, Emmanuel Berl se souviendra du cri « Mort aux juifs ! » : c'était le mot « mort » qui le frappait et non pas le mot « juif ». Elevé au cœur de l'affaire Dreyfus, il n'était pas en âge de mesurer la gravité des événements. A sept ans, il ne savait pas encore qu'en 1894 un officier juif, Alfred Dreyfus, avait été condamné à la dégra- dation militaire et à la détention criminelle à perpétuité « pour espionnage au profit de l'Allemagne ». Le cri de Drumont — « La France aux Français ! » — consterna les Berl et les Lange : au fil des générations étaient intervenus, dans leur sein, des mariages religieux mixtes. Emmanuel Berl appartenait à une de ces famil- les françaises qui, à la fois, restent juives et ne le sont plus. « Elles 2. Id. répugnent à la conversion, et elles ne vont plus à la synagogue » Sa grand-mère maternelle croyait en Dieu tout en se méfiant des pratiquants. Né la même année que la création de La Libre Parole, journal antisémite fondé par Drumont, Emmanuel Berl appren- dra, par son père, que l'auteur de La France juive, pamphlet réédité deux cents fois, accuse les juifs de comploter pour s'approprier le monde. Pour les lecteurs de ce livre, les juifs représentent l'ennemi suprême, responsable de tous les maux de la civilisation. Le marché de l'antisémitisme venait d'être inventé. L'affaire Dreyfus installe Drumont sur un trône parce qu'il détient la preuve de la trahison d'un juif œuvrant pour l'Allemagne. Fort de ce soi-disant constat, Drumont encourage ses thuriféraires à demander l'exclusion des juifs du corps de l'armée et de celui de l'Etat. La confusion dans les esprits était telle que Zola publia dans Le Figaro, en mai 1896, un appel à la tolérance — « Pour les juifs » — bien qu'il ne doutât pas de la culpabilité de Dreyfus. L'écrivain révisera son hâtif juge- ment à partir des explications du poète symboliste, Bernard Lazare : le véritable auteur et signataire du « bordereau » attribué à l'innocent était le commandant Esterházy, officier malveillant. Banni du Figaro, Zola publie, à L'Aurore son « J'accuse », le 13 janvier 1898, destiné à ébranler le président de la République, Félix Faure. Outré qu'un conseil de guerre fantoche acquitte Este- rházy, ému par le bagnard de l'île du Diable, Zola ne supporta plus de vivre pendant qu'un homme se morfondait dans les geôles de l'intolérance. Sa conviction réussit à faire prendre conscience à certains Français qu'une méprise venait d'être commise. Sa lutte va le confronter à l'armée, soutenue par le pouvoir politique qui subit la pression des nationalistes, des antisémites et des catholiques.