Berl Est La Vie ! › Stéphane Guégan
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LIVRES Berl est la vie ! › Stéphane Guégan e juif de Pétain ! La formule colle à Emmanuel Berl (1892-1976), autant que le souvenir des premiers L discours du maréchal, sortis de sa belle plume en juin 1940. « La terre, elle, ne ment pas » : c’est Berl qui forge cette fusée maurrassienne où se résume alors une vieille anti- pathie envers la civilisation industrielle. Elle refleurira, écrit Bernard de Fallois, « chez les gauchistes de 1968 » (1). C’est aussi Berl qui prête à Philippe Pétain sa détestation des veu- leries politicardes : « Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal »… Du reste, le maréchal lui semblait depuis longtemps seul capable de redresser le pays. Aggravant son cas au sortir de l’Occupation, Berl dit conserver toute son estime à Pierre Laval, et son amour à Drieu. Ce n’était donc pas seulement son désir de provoquer qui lui fait toujours parler de l’antisémitisme avec un sens de la nuance, et de l’histoire, qui s’est perdu. Ce fils de dreyfusard, ce cou- sin éloigné d’Henri Bergson et de Marcel Proust n’avait-il pas été lui-même souvent taxé de judéophobie ? Dans les années trente, lorsque sa passion révolutionnaire zigzaguait entre socialisme et fascisme avec l’espoir d’y trouver une voie propre, nul n’ignorait que Berl l’antibourgeois rejetait aussi bien le capitalisme international que l’ouverture des frontières aux transfuges d’Europe centrale. La xénophobie d’avant-guerre, pensait-il, s’en trouverait renforcée, et les chances de la paix, son obsession depuis 1933, amoindries. À la veille des accords de Munich, qu’il approuva, Berl s’alarmait encore de cette « immigration non contrôlée, qui menace sa culture et sa race ». Parlant ici de la France, il ne déblatérait pas en eugéniste de la pureté ethnique. 168 FÉVRIER-MARS 2018 FÉVRIER-MARS 2018 critiques La « race », c’était le fonds commun, mémoire affective et valeurs partagées, d’un peuple auquel il fallait, quoi qu’il en coûtât, épargner les horreurs réitérées de la guerre de 1914- 1918. Contrairement à beaucoup, embusqués d’hier mais va-t-en-guerre du moment, l’impôt du sang l’avait marqué à jamais. Berl aura poussé son pacifisme intégral jusqu’à désapprouver le décret Marchandeau d’avril 1939 qui vise les incitations à la haine raciale et frappe, par exemple, le Céline de Bagatelles pour un massacre… Berl condamne ouvertement cet « abus » de censure, persuadé que l’anti- sémitisme, tant qu’il reste une opinion, vaut mieux que son instrumentalisation politique ou médiatique. Ironie et injures, les coups redoublent : l’extrême droite et les com- munistes n’ont jamais traité autrement cet homme qui leur échappe. Le même embarras devait s’emparer de ceux qui, plus tard, jugeront son parcours si atypique. « Quand on a déjà à se faire pardonner d’être juif, Munich et Pétain comptent double », écrivait Bernard Frank en 1968. Le temps des retrouvailles n’était pas arrivé ! L’inclassable, le séduisant Berl, ma génération le redé- couvre en 1976, l’année de sa mort et d’Interrogatoire. Le jeune Modiano y avait recueilli les dernières paroles du « Montaigne de la rue Montpensier » (Pierre Nora). On voyait revivre, en l’écoutant d’outre-tombe, un monde dont il fut l’acteur plus que le simple témoin ; on comprenait surtout que les choses n’avaient pas été aussi simples et que Berl en savait plus long que ses détracteurs, plus long qu’il ne le disait lui-même… La superbe biographie d’Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt (2) fouille ses silences et plus encore. Au-delà de l’exercice d’admiration que Berl méritait, leur livre comble enfin ce que nous attendions d’une véritable enquête, historiquement informée et com- préhensive. Précision, esprit et humour tissent ensemble le portrait complet, physique et moral, du jouisseur, du pen- seur et de l’écrivain qu’il ne croyait pas être au même titre FÉVRIER-MARS 2018 FÉVRIER-MARS 2018 169 critiques que ses amis Pierre Drieu La Rochelle et Paul Morand, ou ses ennemis Louis Aragon et André Breton. Philipponnat et Lienhardt brossent d’abord un milieu, celui des élites juives de la Belle Époque qui élevaient leurs fils dans le culte de l’intelligence, des arts et de la patrie. Fénelon, Voltaire, Goethe, Proust et Péguy nourrissent un adolescent bon en français mais peu disposé à devenir une bête à concours. Emmanuel préfère déjà l’école de la vie. Ce sera d’abord la mort précoce de ses parents, puis la guerre de 1914-1918, avant les Années folles, les femmes sans compter et la noce avec Drieu, l’avant-garde littéraire et très vite les dangers enivrants de la politique… Il fut de ces rescapés des tran- chées qui pensaient devoir en finir avec le vieux monde. Après avoir peint de l’entre-deux-guerres toutes les facettes, même les moins avouables, comme l’acharnement des surréalistes envers « le juif Berl » si peu communiste, nos deux auteurs font la lumière sur la période de l’Occupation durant laquelle, surprise, Berl aura travaillé à et pour Vichy davantage que nous le pensions. Retiré en Corrèze avec la chanteuse Mireille, il y bénéficia des protections et subsides de son ami Laval. Certes, les lois antijuives l’obligeaient alors à composer… On aimerait y voir plus, plus que son antibolchevisme et son maréchalisme paradoxal, l’amour de la France, par exemple, que rien ne pouvait altérer. 1. Bernard de Fallois, « Berl, l’étrange témoin », avant-propos à Emmanuel Berl, la Fin de la IIIe République, Gallimard, 2007 ; coll. « Folio histoire », 2013. 2. Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt, Emmanuel Berl. Cavalier seul, préface de Jean d’Ormesson, La Librairie Vuibert, 2017. D’Olivier Philipponnat, signalons également la remarquable édition de Drieu La Rochelle, Drôle de voyage, Le Castor astral, 2016. Sur Drieu, enfin, l’essai vif et courageux de Frédéric Saenen, Drieu La Rochelle face à son œuvre, Infolio Éditions, 2015. 170 FÉVRIER-MARS 2018 FÉVRIER-MARS 2018.