Balkanologie Revue d'études pluridisciplinaires

Vol. II, n° 2 | 1998 Volume II Numéro 2

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/256 DOI : 10.4000/balkanologie.256 ISSN : 1965-0582

Éditeur Association française d'études sur les Balkans (Afebalk)

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 1998 ISSN : 1279-7952

Référence électronique Balkanologie, Vol. II, n° 2 | 1998, « Volume II Numéro 2 » [En ligne], mis en ligne le 30 novembre 2007, consulté le 17 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/256 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/balkanologie.256

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SOMMAIRE

L’Église orthodoxe grecque confrontée à la modernité : crispations et résistances Jacky Pruneddu

La propagande politique L’exemple de la Bulgarie communiste à travers les marques et les logos Maria Tzvetkova

L’Albanie et la France dans l’entre-deux-guerres : une relation privilégiée ? La présence culturelle française en Albanie, entre mythe et réalité Guillaume Robert

Too Much Character, Too Little Kultur : Serbian Jeremiads 1994-1995 Marko Živković

The Emigration of Muslims from the New Serbian Regions 1877/1878 Miloš Jagodić

Notes de lecture

Osman Agha de Temechvar,Prisonnier des infidèles : un soldat ottoman dans l’Empire des Habsbourg (Récit traduit de l’ottoman, présenté et annoté par Frédéric Mitzel), Arles : Sindbad-Actes Sud, 1998, 238 p. Bernard Lory

Troebst (Stefan),Conflict in : failure or prevention ? An analytical documentation 1992-1998, ECMI working paper n°1, may 1998 Yves Tomić

Goati (Vladimir), ed., Challenges of Parliamentarism : The Case of in the Early Nineties : Institute of Social , 1995, 328 p. Yves Tomić

Pribičević (Ognjen), Vlast i opozicija u Srbiji (Le pouvoir et l'opposition en Serbie) Beograd : Radio B92, 1997, 169 p. Yves Tomić

Kubli (Olivier Ladislav), Du nationalisme yougoslave aux nationalismes post- yougoslaves Paris : L’Harmattan, 1998, 252 p. [Bibliogr.]. Patrick Michels

Notices bibliographiques balkaniques

Sommaires

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L’Église orthodoxe grecque confrontée à la modernité : crispations et résistances

Jacky Pruneddu

1 Les réflexions qui seront faites ici s’appuieront d’abord sur les divers textes, revues et publications, officielles ou semi-officielles, de l’Église orthodoxe grecque concernant les problèmes qu’elle rencontre dans ses inévitables contacts avec la modernité. D’autre part, considérant les menaces de déchristianisation, parfaitement perçues par l’Église nationale, j’ai tenté de savoir si cette déchristianisaion pouvait être considérée comme en marche chez les jeunes étudiants d’aujourd’hui. Le questionnaire avec lequel j’illustrerai certaines considérations et qui portait sur environ 600 jeunes des universités d’Athènes et de Volos1 m’a persuadé de ce dont mon long séjour dans mon pays d'adoption m’avait déjà à demi convaincu : l'attachement à l’orthodoxie (qui peut fort bien s’accompagner d’absence de foi) est profondément lié, et c'est même là, peut- être, la forme la plus répandue, à l’attachement à l’identité nationale. Ceci a été bien des fois souligné par les chercheurs2 et en a amené plus d’un à considérer que « l’orthodoxie est actuellement une condition sine qua non pour la Grèce moderne »3. En ce sens, l’Église grecque est, pourrait-on dire, forte justement de ce qui est également sa faiblesse : son caractère essentiellement national, et qui remonte très loin dans l’histoire, dont elle n’a pas pu se détacher4 et qu’elle s’efforcera sans doute de conserver malgré la situation d’Église transnationale qu’elle retrouve aujourd’hui avec la nouvelle situation dans les pays de l’Europe de l’Est et des Balkans.

2 Un autre danger menace l’Église orthodoxe grecque, du moins à ses yeux : l’appartenance du pays à l’Europe communautaire et les « dangereux risques d’aliénation et de syncrétisme religieux »5 que cela représente. Bien sûr, la “menace de l’Ouest” n'est pas nouvelle et remonte très loin dans l’histoire. On serait en droit d’évoquer le “patriotisme” byzantin, qui s’est développé, justement, en partie contre les revendications et les agissements de l’Occident, et notamment à la suite des attaques normandes qui « traumatisèrent profondément les chrétiens d’Orient » et du « comportement inqualifiable des Latins » lors de la prise de Constantinople en 1204,

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tout cela provoquant « un sentiment d’humiliation qui se mua en haine »6 et une véritable « obsession du méchant Latin » portée à son paroxisme dès la fin du XIIème siècle »7. Et, même si les anathèmes respectifs qui firent suite au schisme de 1054 ont été réciproquement levés dans les années 1960, la méfiance à l’égard de la soeur ennemie du catholique demeure très vivace.

3 Mais ce n’est pas le catholicisme seul qui représente la menace. En fait, l’Europe (l’Occident) est tombé, aux yeux des milieux orthodoxes, de Charybde en Scylla puisque le mouvement de déchristianisation et la montée de l’athéisme introduisent dans les législations mêmes de ces pays des mesures inacceptables (ou difficilement tolérables) pour la tradition théocratique grecque et s’accompagnent d’une autonomisation désormais quasi-totale du politique et du social. L’Église orthodoxe est donc dorénavant sur la défensive et ne peut que négocier avec les représentants élus du pouvoir politique. Certes, jusque naguère encore, tous les compromis adoptés avaient été relativement favorables à l’Église et pouvaient donc, à ses yeux, être acceptables. Il n’en est plus de même aujourd’hui où les forces “anticléricales” se sont très sensiblement renforcées.

4 Étant expressément désignée comme “religion d’État”, l’Église orthodoxe jouit encore de considérables privilèges, et voit même son prosélytisme, non seulement autorisé8, mais encore financé et pris en charge par l’État par le biais de l'obligation de l’enseignement religieux dans les écoles et collèges. Il n’est donc sans doute pas aussi abusif qu’on pourrait le penser de considérer que « nous ne sommes pas un État laïc. Nous sommes une société théocratique modernisée »9. De toute évidence en opposition avec les Droits de l’homme, tels, du moins, que les conçoivent aujourd’hui nos sociétés occidentales modernes, il serait étonnant que cette question de l’obligation religieuse à l’école ne fasse pas, un jour ou l’autre, l’objet d’un débat au sein des instances européennes. Et d'autres questions seront sans doute soulevées, qui pourraient mener à une certaine “déchristianisation” de l’État, voire de la société. Des pratiques culturelles comme l’attribution du nom à l’enfant10 ou le mariage demeurent, c’est vrai, essentiellement des cérémonies religieuses, tant les pressions sociales sont encore lourdes sur les jeunes, et tant la charge émotionnelle des fêtes religieuses est forte. Cependant, la porte est entrouverte, notamment depuis une loi de 1983 instaurant la possibilité du mariage civil.

5 Autre exemple : les partenaires de la Grèce ne réclameront-ils pas, tôt ou tard, l’abolition de la mention de la religion sur les cartes d’identité, mention que le gouvernement socialiste de 1981-1989 avait proposé de supprimer (il dut faire marche arrière devant la mobilisation du lobby orthodoxe, très présent au Parlement) ? La même mésaventure est arrivée au gouvernement suivant, pourtant conservateur, à la suite de la vive réaction de l’Église11. Il n’est pas étonnant que la question soit remise régulièrement sur le tapis, car cette mention de la religion des citoyens est en contradiction évidente avec les divers textes européens sur la défense des libertés individuelles12 et empêche les Grecs de voyager en Europe avec une simple carte d’identité. Il est clair, du reste, que les mentalités sont en train d'évoluer et que l’Église se trouve de plus en plus sur la défensive sur cette question, comme l’a montré un débat organisé sur ce point par la chaîne privée de télévision à forte audience, Antenna (« l’heure de vérité » du 2 avril 1997), où le représentant de l’orthodoxie fut conduit à déclarer qu’en cas de suppression de la mention de l’appartenance religieuse, l’Église demanderait à ses fidèles de boycotter les nouvelles cartes.

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6 L’Église orthodoxe grecque se trouve ainsi confrontée à ce phénomène (qu’elle a parfaitement perçu) que la sécularisation de la société est amorcée, qu’» un certain ébranlement des fondements est en train de se produire, silencieusement et progressivement »13, que les valeurs des nouvelles générations s’éloignent de plus en plus des siennes, que le développement de la conscience éthique s’oppose de plus en plus aux injonctions de la morale chrétienne et que la séparation du spirituel et du temporel ne saurait conduire qu’à l’effacement progressif de son magistère politico- culturo-moral.

7 ll est indéniable que l’on assiste à une érosion des croyances religieuses dans le monde occidental contemporain, et il était quasiment inévitable que l’orthodoxie suive, elle aussi, le mouvement de récession largement amorcé dans la Chrétienté, disons depuis le XVIIIème siècle, et qui voit s’affaiblir à la fois la pratique religieuse et les valeurs normatives de la morale chrétienne, au profit d’une éthique fondée sur la liberté de penser et d’agir, et l’importance du sacré dans la vie quotidienne. Cependant, dès lors que, même dans les pays à dominance chrétienne de l’Europe latine, le christianisme a su maintenir une forte prééminence culturelle, on peut penser que l’orthodoxie grecque conservera plus longtemps encore cette prépondérance, d’autant plus que nationalisme et orthodoxie sont ici étroitement imbriqués. L’Église grecque, que l’on peut qualifier de garante de la “grécité” pendant les quatre siècles où la Grèce pouvait être considérée comme une nation sans État, en maintenant (du moins est-ce l’image qui en est donnée dans l’histoire scolaire et officielle14) cet élément déterminant de la culture et de la conscience nationale qu’est la langue, continue de toucher également les dividendes de son investissement supposé du siècle passé dans la lutte de libération nationale, ayant su se présenter rétrospectivement comme le catalyseur des forces patriotiques face à l'occupant étranger.

Remarques sur le questionnaire

8 Tout questionnaire en matière d’adhésion ou de pratiques religieuses se condamne à une faible crédibilité, tant les censures conscientes ou inconscientes en ce domaine sont particulièrement rigides. C’est, du reste, en matière de religion, irrationnelle par définition, que les réticences sont les plus vives contre toute approche à prétention scientifique, contre tout regard critique, voire simplement neutre. De plus, toute classification entre croyants est toujours délicate, qu'il s'agisse de la fréquentation religieuse15 ou de la croyance.

9 Ces réserves faites, il me semble que, mon enquête portant sur une population jeune, en majorité estudiantine, de grandes villes (Athènes et Volos), la crédibilité des réponses doive être considérée avec un peu moins de méfiance, même si la prudence demeure de rigueur. La plus grande difficulté fut sans doute d’avoir eu, souvent, à interpréter telle ou telle réponse, d’essayer de comprendre ce qui pouvait bien se cacher derrière telle ou telle affirmation, notamment lorsque le questionné négligeait (ou ne voulait, ou ne savait ?) de répondre à la question « Pourquoi ? ». Devint ainsi évident ce dont j’étais déjà plus ou moins convaincu : que les avantages du questionnaire anonyme étaient largement contrebalancés par ses inconvénients et que, surtout dans ce secteur culturel un peu particulier, seule une approche psychologique, voire psychanalytique, aurait eu quelque chance de se révéler éclairante. Ce qui, bien sûr, était exclu. Tout cela pour dire que ma modeste enquête ne saurait avoir d'ambition scientifique et qu’il ne s’agit, à

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mes yeux, que d’indications (avec toutes les marges d'erreur que l’ambigüité de certaines réponses introduit inévitablement) chargées d’illustrer mes réflexions16.

10 Si l’identité apparaît bien majoritaire, la profession de foi et l’orthodoxie des croyances, la fidélité au corpus sont loin de l’être, le Dieu des uns n’étant pas celui des autres. Les “croyants conformes” invoquent un Dieu personnel qui implique pratique et adhésion, alors que les déistes, même si l’appartenance à l’orthodoxie est revendiquée17, ne se réfèrent qu’à une sorte de Dieu impersonnel, pur “esprit”, “force vitale”, s'accommodant fort bien d'une incroyance face aux dogmes (miracles, vie éternelle), voire d’une indépendance totale vis-à-vis de l’Église. Ajoutons que, chez nos jeunes, cette affirmation de l’appartenance à l’orthodoxie peut fort bien s’accompagner d’une totale absence de foi, car il s’agit là d’une revendication d’appartenance nationale liée au besoin de conserver quelque chose d’essentiel de l’héritage culturel.

11 La participation religieuse elle-même n’a rien d’indicatif. Il faudrait sonder les coeurs et les consciences, mettre à nu les motivations, pour tirer quelque chose de significatif d’un simple chiffre comme celui, par exemple, de la fréquentation religieuse. Celle-ci ne dissimule-t-elle pas, très souvent, notamment dans les sociétés à fort concensus, c'est- à-dire à fortes pressions sociales, un athéisme caché, inavoué, voire ignoré de l’agent lui-même ? G. Le Bras avait déjà remarqué que « la pratique individuelle est d’autant moins enracinée dans l’individu qu’elle est généralisée dans un groupe »18. Inversement, la non-participation à la messe dominicale, ou autre cérémonie ou sacrement, et bien qu’on puisse la penser comme en rapport avec l’effritement général de la croyance religieuse, peut aussi s’accommoder d’une foi profonde, vécue individuellement et selon son propre cheminement. Ainsi, une pratique religieuse peut aussi bien traduire la foi que dissimuler l’absence de foi, alors que le refus d’une telle pratique permet de situer le sujet soit dans une catégorie religieuse opposée, soit dans une position non-religieuse. C'est le cas, dans notre pays, pour le baptême et le mariage, puisque ce sont ceux qui ne se marient pas à l’église ou qui ne baptisent pas leurs enfants qui, seuls, nous fournissent quelques informations sur l’évolution des croyances religieuses. Pratique et adhésion religieuses apparaissent ici quasiment indépendantes l’une de l’autre.

12 Enfin, je l’ai laissé transparaître plus haut, je ne suis pas loin de penser qu’en matière d’adhésion religieuse, toute typologie purement sociologique est, non seulement insatisfaisante, mais presque nécessairement sans valeur, car nous nous trouvons, dans ce domaine très particulier de la culture, face à un phénomène d’ordre fortement psychologique.

Remarques sur les prises de position de l’Église orthodoxe grecque

13 L’Église orthodoxe grecque apparaît plutôt discrète, au regard des deux autres branches du christianisme, sur les problèmes sociaux, et les diverses Encycliques du Saint Synode ne sont plus publiées systématiquement depuis 1956. Destinées aux pasteurs de l’Église qui doivent faire connaître la position de l’orthodoxie aux fidèles, ces textes ne sont, pour la plupart, communicables que sur demande écrite au Saint Synode. Les Encycliques ne sont publiées et destinées directement “au pieux peuple grec” que lorsque des questions considérées comme très importantes sont en jeu. Il en a été ainsi à propos de l’introduction du mariage civil, avec la publication de

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l’Encyclique 2309 de janvier 1982, reprise en substance par la bulletin officiel du Saint Synode, destinée à être distribuée dans les églises19. Il est intéressant de noter, à ce sujet, que la position de l’Église (acceptation du mariage civil, mais sans obligation) a été retenue par le texte du législateur. Il en a été de même lorsque les autorités ecclésiastiques entendirent mobiliser les fidèles contre un projet de loi de 1987 destinée à affaiblir la puissance temporelle de l’église (en intervenant dans la gestion de sa richesse immobilière, considérable) par la publication d’une lettre ouverte de 8 pages aux divers responsables politiques du gouvernement et de l’opposition20.

14 Cependant, la plupart du temps, les prises de position sont plus discrètes. C’est que l’intervention quotidienne de l’Église dans les affaires du monde est prise en charge, tout à fait efficacement à ce jour, par une foule de théologiens chargés de l’enseignement religieux (obligatoire dans les écoles et collées), par la création, depuis 1989, de stations de radio et chaînes de télévision contrôlées par l’Église, par un certain nombre de journaux pro-orthodoxes, souvent influents, ainsi que par les nombreuses “confréries”, particulièrement actives et dont le caractère non-officiel permet de ne pas engager directement la responsabilité des autorités ecclésiastiques.

15 J'ai donc choisi une des revues des Confréries (Σωτήρ, l’une des plus importantes confréries orthodoxes avec Ζωή et Σταυρός) connue pour ses positions traditionnalistes et nationalistes, mais qui reprend souvent, avec plus de dynamisme sans doute, la position exprimée par la revue officielle de l’Église, Εκκλησία, que j’ai également dépouillée, ainsi qu’un certain nombre de fascicules et publications officielles ou semi- officielles traitant de divers problèmes de nature sociale (et dont on retrouve l’écho dans les manuels scolaires d’éducation religieuse) pour illustrer le point de vue de l’Église orthodoxe grecque. Si ces prises de position semblent bien conservatrices et proches des vues des moines du Mont Athos (République théocratique de moines jouissant d'un statut autonome, et véritable centre spirituel de l’orthodoxie), c’est qu’en vérité l’influence de ceux-ci demeure considérable. Ajoutons que, si la revue Σωτήρ n’a qu’un caractère semi-officielle, elle jouit du soutien évident du Saint Synode, et que le périodique destiné aux enfants diffusé par cette même revue depuis plus de 30 ans21 a obtenu du ministère de l’éducation et des cultes, depuis sa fondation jusqu’en 1982 (autorisation rétablie un court temps en 1989), le droit d’être diffusée dans les écoles. Bien que ce ne soit pas le rôle du sociologue de distribuer des brevets d’orthodoxie, force lui est de constater que cette revue est, elle aussi, tout à fait représentative des positions de l’Église officielle, tout comme, du reste, les divers fascicules publiés par la diaconie apostolique de l’Église de Grèce22. Par ailleurs, les tendances conservatrices sont incontestablement dominantes au sein de l’Église orthodoxe (comme le montre le dépouillement de la revue Εκκλησία) pour qui, exemple significatif, le protestantisme n'est déjà plus du christianisme.

La situation juridique de l’Église orthodoxe de Grèce

16 La mention, dans l’actuelle Constitution, de l’orthodoxie comme “religion dominante” doit être comprise, juridiquement, comme “religion de l’État”, l’Église orthodoxe étant considérée comme l’Église de l’État, à caractère d’établissement public. Il en résulte que, si, d’un côté, l’État peut contrôler les actes des organes ecclésiastiques en ce qui concerne l’administration de l’Église, mais aussi les droits des citoyens, il est tenu, de

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l’autre, de la soutenir financièrement, et même en aidant à son prosélytisme au moyen de l’enseignement religieux, obligatoire dans les écoles et collèges.

17 Autre disposition en opposition avec les Droits de l’homme tels que les conçoivent les démocraties occidentales européennes : la mention de la religion sur les cartes d’identité. Cette mention, à laquelle l’Église demeure fermement attachée, que le gouvernement socialiste a lui même-même accepté de maintenir et dont seule une faible minorité des Grecs perçoit le danger23, est évidemment une disposition dont les partenaires européens devront, tôt ou tard, réclamer l’abolition. Les responsables religieux ont parfaitement perçu le danger et s’efforcent, tout en tentant de faire passer les partisans de l’abolition pour « des athées mécréants se mobilisant » contre l'Eglise24, de présenter cette mention comme un élément indissociable de l’identité nationale. Il n’est pas impossible, du reste, que l’actuelle mobilisation de l’Église contre la Convention de Schengen soit liée à cette question : risque, en effet, aux yeux des responsables orthodoxes, de plus grande circulation des hérésies et religions concurrentes, mais aussi celui que soit adopté le texte proposé par le gouvernement grec destiné à protéger la vie privée des citoyens et qui prévoit d’interdire la collecte des données à caractère confidentiel parmi lesquelles, bien sûr, la religion25.

18 Lorsque des décisions visant à une déchristianisation de la vie sociale et à un respect accru des consciences sont adoptées, il s’agit le plus souvent de compromis permettant à l’Église de maintenir ses positions. Ainsi du mariage laïc. Adopté en 1983 par le gouvernement socialiste, mais non imposé puisque, comme le réclamait l’Église, le mariage religieux conserve son caractère officiel, il ne pouvait, dès lors, être adopté que par un nombre réduit de jeunes, dans une société où les pressions sociales et familiales demeurent fortement dissuasives26, mais aussi où les diverses manifestations religieuses sont massivement suivies, tant par les incroyants que par les croyants car perçues comme des occasions, souvent uniques, de distraction et de fête. Et puis, et les réponses des jeunes interrogés sur ce point sont explicites, il est clair que le cérémonial civil est loin de comporter la même charge symbolique et émotionnelle que le rite religieux. Il est donc inutile de se demander pourquoi, par exemple, le baptême, non- obligatoire, demeure la règle quasi-absolue.

19 Cette place privilégiée de l’Église dans le pays a longtemps rendu l’État lui-même impuissant lorsqu’il s’agissait de prendre des mesures que celle-ci refusait, notamment dans le domaine du droit de la famille, l’autorité ecclésiastique jouissant d’une influence certaine en milieu rural. Or, c’est une grande partie de ces privilèges que l’intégration européenne et la perspective d’un véritable espace unique européen risquent de remettre en cause27. Cette inquiétude de l’Église orthodoxe s’exprime souvent sans ambigüité, même dans la presse quotidienne28. Une timide évolution vers un État laïc a quelque peu été amorcée par la Constitution de 1975 (actuellement en vigueur), même si dans ce domaine sensible des rapports entre l’Église et l’État, on ait préféré s’en tenir à des formulations archaïques, résultats des compromis adoptés. Ainsi, s’il n'est plus nécessaire que le chef de l’État soit orthodoxe, le texte de la prestation de serment, « au nom de la Trinité », reste celui des constitutions antérieures, et l’on peut penser que seule l’acceptation d’un conflit ouvert avec l’Église (avec tous les risques électoraux que cela impliquerait) pourrait, par exemple, amener les Partis à élire un non-orthodoxe au fauteuil présidentiel.

20 Il convient cependant de noter qu’un débat est actuellement largement ouvert sur une réforme de la Constitution qui pourrait déboucher sur une nouvelle conception des

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rapports entre l’Église et l’État, ce qui inquiète au plus haut point le lobby orthodoxe qui, déjà préoccupée de ce que le personnel politique est de plus en plus éloigné des préoccupations de l’Église29, se bat bec et ongles pour « que l’on ne touche pas à la constitution pour tout ce qui a rapport avec les questions religieuses »30.

Christianisme, tolérance et démocratie : d’une religion allant de soi au choix personnel

21 Incontestablement, en cessant d’être le principe organisateur et la référence ultime de la vie sociale et morale, en étant contrainte d’abandonner l’organisation du monde et de disputer à d’autres instances politiques, morales et juridiques ses normes et son éthique, le christianisme est menacé dans son essence même, puisque, de religion imposée, il devient religion choisie ou rejetée, puisque l’adhésion religieuse ne va plus de soi et devient décision personnelle. Et l’on peut douter que les combats menés par telle ou telle fraction de l’Église grecque pour maintenir intact le mythe de l’identification entre orthodoxie et grécité aient quelque chance d’aboutir à terme, tant la modernité est désormais partiellement coupée de ses racines religieuses.

22 Dans la plupart de nos sociétés occidentales, la majorité des jeunes chrétiens d’aujourd’hui se refuse à croire que leur religion serait la seule vraie, car il n’y a rien qui choque autant l’esprit moderne de relativisme qu’une institution qui affirme monopoliser le rapport à la vérité. Ce qui a conduit à “la fin des idéologies” est aussi ce qui entraîne le rejet, par ses fidèles mêmes, d’une Église omnisciente. Or les Églises trainent le pas et semblent avoir bien des difficultés à intégrer cette nouvelle attitude. Cette idée moderne d’un pluralisme dans l’Église est sans doute, comme le suggère un théologien catholique, à mettre en rapport avec la généralisation de la pensée démocratique31. Dès lors, les autorités de tutelle n’ont d’autres ressources que le double langage et, entre deux chaises, tentent de ne pas trop se discréditer : ni apprentis sorciers dilapidateurs de l’héritage, ni obscurantistes32.

23 En Grèce toutefois, où les réticences ont toujours été très fortes à se déclarer athée33, l’Église orthodoxe est beaucoup moins touchée par ce phénomène de relativisation, si répandu dans le monde occidental34. L’explication tient incontestablement à ce que l’orthodoxie est encore considérée comme une des racines de la grécité et, donc, comme un élément culturel qu’on ne saurait impunément dévaloriser ; sans doute aussi cela reflète-t-il l’efficacité de l’enseignement religieux obligatoire à l’école.

24 Cependant, pour les croyants même, il n’y a plus nécessairement de Vérité unique, de discours d’autorité acceptable, mais des possibilités multiples d’interprétations diverses des quelques textes demeurés authentiques mais interprétables, et cela hors de l’autorité. Ces conceptions et pratiques nouvelles qui croissent parallèlement à l’extension de la modernité, et qu’a analysé, par exemple, D. Hervieu-Léger35, je les retrouve en partie dans mon enquête (dont on trouvera un compte-rendu en annexe).

25 Dans les pays de tradition catholique, et même là où le poids de la tutelle chrétienne apparaissait le plus lourd, les interventions des autorités religieuses dans les affaires publiques au nom d’une certaine morale commencent à se solder par des échecs. Ce fut, par exemple, le cas de l’Italie à propos de l'avortement36 ou de l’Irlande pour le divorce. L’Église orthodoxe elle-même n’a pu s’opposer, comme elle avait pu le faire jusqu’à il y a environ une vingtaine d’années, à des mesures libérales concernant le droit des

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individus (contraception, avortement, mariage laïc, etc.), à l’introduction dans le pays de ce que l’Église grecque critique comme “modèle européen” venant mettre en cause « notre belle tradition de la famille »37. Les réponses données par les jeunes de mon enquête reflète les réticences, même des orthodoxes conformes, à l’intervention de l’Église dans les questions de morale individuelle38, laquelle ne peut que déplorer « la dégradation morale de la jeunesse » et « son éloignement des principes et valeurs traditionnelles »39.

26 En fait, les normes édictées par la tradition ont cessé désormais d’aller de soi, et l’on prend de plus en plus conscience que celles-ci peuvent s’opposer à l’éthique et que cette dernière repose sur d'autres bases que la règle imposée, qu’il s’agisse de l’éthique de la discussion (« seule éthique qui convienne à une société démocratique »40) ou de la responsabilité (telle que la concevaient des esprits aussi divers que Dostoievski, Weber ou Camus). En outre, en Grèce même, l’idée qu’orthodoxie et nation sont inextricablement mêlées ne va plus autant de soi, et l’on commence à percevoir que l’unité nationale peut reposer sur autre chose que des valeurs communes. Fortement minoritaire, c’est vrai, cette nouvelle tendance mérite cependant d’être relevée41.

Orthodoxie et éducation

27 Menace de taille aux yeux de l’Église grecque que les pressions, encore timides, mais que l’appartenance à l’Union européenne devrait tôt ou tard accentuer, contre l’obligation de l’enseignement religieux dans les écoles et collèges. C’est, bien sûr, qu’un enseignement sans religion, qui aurait évacué l’irrationnel au profit de la pensée et de la réflexion, apparaît menaçant pour le maintien de la tradition orthodoxe fondée sur d’autres éléments. En effet, comme le note R. Thauless, non seulement l’intelligence et le sens critique ne sont guère sollicités dans l’enseignement religieux, mais « l’usage abusif de techniques de suggestion comme méthode pastorale peut conduite à une surestimation de l’attitude d’adhésion passive »42. C’est, du reste, ce que notent avec satisfaction les auteurs (enseignants et théologiens) d’une petite enquête sur les résultats de leur enseignement religieux dans leur école : « il semble clair que cette leçon influence directement l’adolescent plus qu’aucune autre ». Cette “efficacité” de la leçon de religion est résumée, de façon significative, par cette déclaration d’un des adolescents de l’enquête : « j'aime la leçon de religion parce que toutes mes incertitudes disparaissent »43.

28 Cela dit, il est bien entendu que cet enseignement religieux n’est pas seulement défendu par les théologiens, et les chrétiens en général, et que nombre d’incroyants mêmes sont tout prêts à en voir maintenir le principe, tant la religion et son enseignement leur semblent chargés d’efficace morale. Pourtant, l’article 16 de la Constitution grecque, qui déclare que l’éducation a pour but « le développement de la conscience nationale et religieuse » devrait, de toute évidence, être amputé de ce dernier terme pour être en accord avec l’idée de liberté de conscience et tous les textes internationaux s’y référant. Remarquons, au passage, que l’article 13 de la Constitution affirme que « le prosélytisme est interdit », sans qu’il soit nulle part précisé que le prosélytisme de l’Église orthodoxe ferait exception.

29 En opposition donc avec les quelques textes européens en la matière, violant manifestement le droit des parents à donner à leurs enfants l’éducation de leur choix, cette obligation de l’éducation religieuse sera tôt ou tard objet de discussions à

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Bruxelles. En Grèce même, les esprits évoluent et (même si certains théologiens n’hésitent toujours pas à prôner une éducation purement orthodoxe pour nos jeunes, soutenant que le développement de la personnalité ne saurait se réaliser, dans notre pays, hors de l’appartenance à l’Église nationale44) les prises de position se multiplient en faveur d’une remise en cause de cette conception45. La Confédération des Instituteurs Grecs (Δ.Ο.Ε.) a ainsi proposé, en mai 1991, dans ses conseils au ministère, le remplacement du cours d’instruction religieuse par une histoire des religions46. Il en est de même de l’ΟΛΜΕ (Association syndicale des enseignants du secondaire) qui, elle aussi, réclame la suppression de l’obligation de l’enseignement religieux47. Du reste, une décision du Conseil d’État de 1995 (3356/ 1995) ouvre la voie dans cette direction puisqu’elle supprime l’obligation de suivre l’enseignement religieux pour les enfants d’une autre religion, les sans religion et les athées. Et il semble même (à la lecture, du moins, de ma petite enquête) que la majorité des jeunes s’y montreraient beaucoup plus favorables48 que leurs aînés qui, si on en croit une enquête de 1995, seraient massivement en faveur de l’obligation (80,2 %)49. Or, l’essentiel du prosélytisme de l’Église passe aujourd’hui, nous l’avons vu, par ce canal privilégié de l’école. D’où la position crispée de l’Église sur ce point. La revue officielle de l’Église, Εκκλησία, a même consacré une longue série d’articles (de février à décembre 1995) en critiques et réfutations d’un interview d’un professeur de droit constitutionnel et député européen où il se prononçait en faveur de la non-obligation50, et l’Union hellénique des Théologiens a écrit, en juin 1996, au ministre de l’Éducation nationale pour lui demander le maintien du cours de religion dans toutes les classes du secondaire. Il est vrai que, pour les diplômés de théologie (qui, souvent, n’ont pas vraiment choisi cette discipline), il n’est guère d’autre débouché professionnel que cet enseignement. En tout cas, aux yeux des orthodoxes militants, la seule position acceptable est celle-ci : « l’enseignement ne saurait être coupé de nos racines spirituelles »51.

Orthodoxie et nation

30 L’un des grands succès de l’orthodoxie, mais qui est aussi ce que le théologien orthodoxe français O. Clément considère, lui, comme « le péché historique majeur de l’orthodoxie moderne »52, est, en Grèce, d’avoir su se présenter comme indétachable de l’idée nationale, comme sa principale racine, comme son indispensable pilier53. L’orthodoxie est ainsi considérée comme ayant été à la pointe de la guerre de libération nationale de 1821 (ce qui est faux, même si les prêtres qui, à titre personnel, prirent part aux soulèvements ne furent jamais excommuniés par leur Église54) et l’on insiste sans cesse sur son rôle de gardienne de la langue et de la culture nationales. Dès lors, aux yeux de la majorité des Grecs, Église et nation ne font qu’un, et l’intervention de la première dans la vie politique et sociale du pays ne choque guère, comme l’illustrent les réponses à mon questionnaire.

31 Ainsi, ce qui, ailleurs en Europe, va maintenant de soi (la désimbrication du politique et du religieux, la distinction entre nation et religion) relève, en Grèce, presque de la subversion, la conscience nationale étant perçue, pour une bonne part, sous le signe du religieux55. Ce relatif consensus sur l’orthodoxie s’explique surtout par une quête d’identité et le refus d’une altérité menaçante ou supposée menacée.

32 En Occident, le Pape invoque le christianisme au nom des racines culturelles, ce « patrimoine chrétien si profondément inscrit dans la culture européenne »56. C’est déjà

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ce que disait Paul VI : « nous pensons, nous, que seule la civilisation chrétienne, dont est née l’Europe, peut sauver ce continent du vide qu’il éprouve »57. En Grèce, l’Église lie la grécité à l’orthodoxie. Et, de même que, dans les discours du Pape, l’unité de l’Europe serait menacée par la déchristianisation, pour l’Église grecque, l’unité nationale serait en danger dès lors que la présence de l’orthodoxie serait limitée.

33 Apparemment de même nature, ces deux tendances se séparent sur plus d’un point. S’il n'y a pas vraiment (pas encore ?) de conscience européenne, et donc pas de patriotisme européen, le sentiment d’identification à la nation est, bien sûr, profondément ancré chez les Grecs, ce qui permet à l’orthodoxie de pouvoir apparaître (dans la perception, quelque peu obsessionnelle ici, d’un climat de menaces) comme un ciment essentiel de l’unité nationale. En ce sens, on pourrait dire que la force de l’Église grecque lui vient justement de ce qui apparaît un peu comme sa faiblesse : son caractère local, que l’échec de l’œcuménisme renforce encore, même si l’évolution en Europe de l’est et dans les Balkans pourrait lui ouvrir des perspectives nouvelles.

34 Si, depuis longtemps, l’orthodoxie a dû abandonner les rênes du pouvoir aux politiciens, son influence, on l’a vu, demeure considérable sur la vie civile et les politiques menées au nom de la nation. C’est un secret de Polichinelle que nombre de députés appartiennent, plus ou moins explicitement, au lobby orthodoxe, et il n’est que de feuilleter les textes des débats à l’Assemblée nationale pour s’en convaincre. On peut même être étonné de la façon dont les ministres les plus “laics” (ce terme, dans le sens français, n'est pas traduisible en grec et n’a pas vraiment d’équivalent58), pourtant visiblement majoritaires, obtempèrent souvent aux injonctions de ce lobby. C’est, sans doute, que l’activisme “sécularisateur” est mal venu et vaguement assimilé à l’extrêmisme gauchiste.

35 C’est aussi à un autre niveau que se manifeste la présence de l’Église, là où se situe une part essentielle de son magistère : le niveau symbolique. Inutile de rappeler ici toute l’importance que revêt cet aspect dans la réalité du pouvoir. Ainsi, si l’Église n’exerce plus aucun pouvoir politique, c’est elle qui paraît encore le déléguer. Qu’il ne s’agisse que de symbole, qu’importe ; l’essentiel est que, par la cérémonie d’investiture des membres du gouvernement et des députés, élus par les citoyens mais prêtant serment sur l’Évangile, recevant la bénédiction ecclésiastique et jurant sur la Sainte Trinité (article 59 de la Constitution), l’orthodoxie affirme sa présence comme instance de légitimation.

36 Sans doute l’Église comprend-elle peu à peu que la sécularisation de la société grecque est inévitable à terme et entend-elle se maintenir exclusivement, mais fermement : ce qui explique son attachement inébranlable à l’obligation de l’enseignement religieux dans les écoles, dans le domaine du contrôle des consciences, tout en entendant continuer d’intervenir directement dans la politique. Elle ne peut, en effet, se payer le luxe d’une distanciation trop grande d’avec la sphère étatique, ne pouvant avoir l’ambition (contrairement à sa grande sœur-rivale catholique ou à l’Islam) de rassembler, sinon l’humanité entière, du moins une grande partie de celle-ci. Certes, la nouvelle situation dans les pays de l’Europe de l’est et dans les Balkans pourrait lui offrir un champ d’expansion inespérée. Ainsi le soutien sans faille aux nationalistes serbes lors de la “guerre civile” en ex-Yougoslavie peut-il être lu, aussi, sous cet angle. Mais il est loin d’être sûr que la situation soit aussi favorable pour le nationalisme pan- orthodoxe grec qu’on le croit souvent. Et ce ne sont pas les tensions périodiques avec le patriarche russe, par exemple, qui s’inscriront en faux contre cette hypothèse. Quoi

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qu’il en soit, trop liée en fait à l’espace national (la “grécité”), l’Église orthodoxe grecque apparaît profondément dépendante du temporel.

37 Cependant, il est bien évident que la séparation du temporel et du spirituel, dans les limites où cela est possible, ne saurait conduire, dans cet Occident jadis ennemi mais dont, désormais, la Grèce est partie intégrante et partage le destin, qu’à une suprématie du premier. En effet, contrairement à ce qui se passe dans d’autres régions du monde, en Inde, par exemple, où la religiosité est tellement intégrée à la quotidienneté que la séparation des deux sphères n’a nullement conduit à la perte de suprématie du spirituel59, nos sociétés sont devenues trop “temporalisées” pour que la séparation de l’Église et de l’État ne soit pas perçue par les autorités ecclésiastiques, et avec raison, comme une menace sur leur magistère politico-culturo-moral.

38 Quelques chiffres sur une enquête sur 607 jeunes (grande majorité : étudiants de l'Université d'Athènes et de Solos) entre novembre 1991 et février 1992. 1) Orthodoxes “conformes” ; 26,35 % (le pourcentage de l’enquête publié par la revue Epsilon - décembre 1991 – est de 26,7 %). Athées convaincus : 6 % (le pourcentage de l’enquéte publiée par Epsilon est de 6,6 %). Les autres allant de l’orthodoxie non-conforme à l’athéisme convaincu, la plupart (28,8 %) pouvant être considérés comme “déistes” (voir plus bas, l’“histogramme de l’appartenance religieuse”). Ajoutons que pour 42,83 % des jeunes interrogés, l’orthodoxie est “le vrai christianisme” et que la croyance aux horoscopes (15,32 %) peut fort bien accompagner l’orthodoxie la plus conforme. 2) En ce qui concerne les principaux phénomènes perçus comme menaçant l’identité nationale (19,7 % pensent qu’il n’y a pas menace), l’américanisation vient en tête avec 30,6 %, suivie de l’intégration européenne (20,75 %), de la libéralisation des moeurs (16,47 %) et de l’athéisme (10,7 %). Ajoutons à ces chiffres les 7,9 % de réponses mentionnant la « rupture des racines et de la tradition » et la “xénomanie”. 3) Parmi les jeunes interrogés par questionnaire sur la question de savoir si la religion doit continuer d’être enseignée à l’école, 38,55 % répondent « oui, obligatoire », 40,36 % souhaiteraient que cet enseignement soit facultatif tandis que seuls 1,21 % répondent que cet enseignement devrait être supprimé. D’autre pari, 56,5 % seraient favorables au remplacement de la leçon de religion par un cours d’histoire des religions tandis que 29,43 % s’y déclarent opposés. 4) Pour ce qui est du rapport perçu entre et religion, 39 % considèrent que la science complète la religion, alors que 13,83 % pensent qu'elle se trouve en opposition avec elle et 35,58% qu’elle la démythifie. 5) À la question de savoir si l’Église doit intervenir dans les grands débats de société (la plupart le pense) et dans lesquels, une très forte minorité attend de l’Église qu’elle se mobilise surtout contre la pauvreté et les inégalités sociales (67,7 %). Les autres causes où l’Église devrait intervenir sont beaucoup moins évoquées : la contraception (15,48 %), la conception in vitro (15,15 %) et l’avortement (24,7 %). 6) Assez peu de jeunes interrogés considèrent comme inacceptable le fait que l’orthodoxie jouisse, d’après la Constitution, d’un statut privilégié par rapport aux autres religions (19,27 %), tandis que 22,89 % trouvent cela juste. Notons que la réponse « logique » choisie par la majorité d’entre eux (49,9 %) peut aussi bien signifier « logique mais regrettable » que « logique et acceptable ». Que les membres du gouvernement et les députés prêtent serment « au nom de la Sainte Trinité » est considéré comme « juste » par 26,19 % des interrogés tandis que 27 % y sont opposés, considèrant cela comme « inacceptable » (9,55 %) et « ridicule » (18,45 %). Ici encore, la réponse « logique » peut difficilement s’interprêter.

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Enfin, en ce qui concerne la mention de la religion sur la carte d’identité, on sera peut-être surpris de noter que seuls 9,88 % des jeunes interrogés la jugent « dangereuse » et 17,79 % « inacceptable », tandis que 27 % considèrent cela comme « juste » et 37,39 % comme « logique ».

Sentiment de l’appartenance religieuse et croyance

(1) Croient en Dieu, aux miracles et à la vie éternelle. Se sentent membres d’une Église. Pratiquent la prière. (2) Croient en Dieu, aux miracles et à la vie éternelle (soit ne prient jamais, soit ne se sentent pas membres d’une Église, soit les deux). (3) Croient en Dieu et aux miracles, mais pas à la vie éternelle ; ou croient en Dieu et à la vie éternelle, mais pas aux miracles. Se sentent membres d’une Église et pratiquent la prière (4) Croient en Dieu et aux miracles (mais pas à la vie éternelle) ou en Dieu et à la vie éternelle (mais pas aux miracles). Soit ne se sentent pas membres d’une Église, soit ne prient jamais, soit les deux. (5) Ne croient qu’en Dieu (ni aux miracles, ni à la vie éternelle). Se sentent membres d’une Église et pratiquent la prière. (6) Ne croient qu’en Dieu (ni aux miracles, ni à la vie éternelle). Ne se sentent pas membres d’une Église ou ne prient jamais (ou les deux). (7) Croient en une Force supérieure. Se sentent membres d’une Eglise. Pratiquent la prière. (8) Croient en une Force supérieure. Ne se sentent pas membres d’une Église ou ne prient jamais (ou les deux) (9) Ne croient qu’aux horoscopes.

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NOTES

1. On trouvera en annexe un rapide compte-rendu des réponses qui met en évidence combien les croyances religieuses de ces jeunes, quand bien même ils se diraient orthodoxes, sont relativement éloignées du corpus de croyances de l’Église. 2. « La grande majorité de la population grecque (...) considère l’orthodoxie comme une partie de l’identité culturelle collective (...). Elle est attachée à l’orthodoxie comme ensemble culturel général et non comme croyance religieuse particulière » (Makrides (Vassilios), « Orthodoxy as a Condition sine qua non : Religion and State. Politics in Modern Greece from a Socio-Historical Perspective », Ostkirchliche Studien, 40, Heff 1991, pp. 301-302). 3. Ibid., p. 304. 4. En poussant les choses à l’extrême, on pourrait dire que cette identification Église/État, qui demeurera une constante pendant quasiment toute la période byzantine, remonte à l’installation de Justinien à Constantinople. 5. Savatou (K. Chrisostomou, archimandrite), « La présence de l’Église orthodoxe dans l’Europe Unie : problèmes et perspectives », Εκκλησία, 1-15/01/96. 6. Ahrweiller (Hélène), L’idéologie politique de l’Empire byzantin, Paris, 1975, p.79, 107. 7. Ducellier (Alain), Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen-Age (VIIe-XVeme siècles), Paris, 1996, p.15. 8. Il est à souligner que la Constitution de 1975, actuellement en vigueur, a fait un pas en avant par rapport aux constitutions antérieures puisque ce n’est plus « le prosélytisme contre la religion dominante » qui est interdit, mais, en principe, toute forme de prosélystisme. 9. Bitsakis (Evtichis, professeur), « L’État devrait être neutre sur le plan religieux », Tα Νέα, 19/05/95. 10. Nombreux sont encore ceux qui ignorent que l’enfant peut être déclaré sous un nom sans passer par la cérémonie du baptême. 11. Notamment, Encyclique 2550 du Saint Synode (12 mai 1993). Reprise de l’Encyclique 2548 du 1er avril 1993 publiée par le bulletin officiel de l’Eglise aux évêques, publiée dans ΠροςτοΛαό, (19), mai 1993, et destinée à être lue dans les églises. 12. Cette mention de la religion est notamment interdite par l’article 6 de la Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des individus de janvier 1981. 13. Nissiotis (N.), « L’Église et la société dans la théologie orthodoxe grecque », Église et Société, Genève, 1966, t. 1, p. 68, cité par Tzanimis (Anastase), « La sociologie de la religion en Grèce », Social Compass, 22 (1), 1975. 14. Alors même que l'occupation ottomane ne s’est guère souciée, semble-t-il, de combattre les cultures des peuples soumis. Sauf, justement, lorsque le “lobby grec” l’y poussait : c’est l’exception notoire, dont m’informe aimablement le professeur Alain Ducellier, du cas de l’Albanie qui ne put jamais utiliser sa langue par écrit, et où l’on ferma, en 1886, l’école albanaise de Korça à la demande du métropolite (grec). Je remercie ici Monsieur Ducellier pour l’ensemble de ses remarques et informations auxquelles cet article doit beaucoup. 15. Ainsi, la classification utilisée naguère par G. Le Bras (Bras (G. Le), Introduction à l’histoire de la pratique religieuse, Paris 1942), fondée sur les catégories “conformistes saisonniers” et “observants réguliers”, n’aurait guère de sens dans le village grec où le lieu de rassemblement traditionnel est la place devant l’église et où les occasions privilégiées, sinon uniques, de rencontre et de fête restent les cérémonies religieuses. 16. J’avoue cependant avoir été quelque peu rassuré sur la valeur de ma petite enquête à la lecture d’un sondage (dont j’ignorais, jusqu’il y a peu, l’existence) effectué à peu près à la même date, portant sur un échantillon représentatif de la population athénienne et publié, en décembre 1991, dans le supplément hebdomadaire du journal Elevtherotypia. En matière de

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croyance, et là où les questions sont identiques aux miennes, les pourcentages sont quasi- similaires. Ce qui ne laisse pas, du reste, de surprendre ; je me serais attendu, en effet, à un certain décallage en raison des différences d’âge et de niveau éducatif des deux groupes de sondés. Preuve que les conceptions mentales évoluent encore plus lentement qu’on ne le pense habituellement ou alors, s’agirait-il d’une revendication, chez mes jeunes étudiants, des racines supposées menacées ? 17. 45,6 % des jeunes de mon enquête. 18. Cité par Desroches (Henri), Sociologies religieuses, Paris, 1965, p. 42 note 1. 19. Προς το Λαό, février 1982. 20. Lettre du Saint Synode de juillet 1987. Voir également le texte sur le même sujet destiné aux fidèles, Προς το Λαό, mars 1988. 21. Προς τη Νίκη. 22. Il s’agit de l’organisme chargé des publications de l’Église et de la formation du Clergé. 23. 9,88 % seulement des jeunes de mon enquête considèrent cette mention comme dangereuse. 24. Σωτήρ, 30/07/97. 25. Le juriste grec Aristide Manesis, par exemple, écrit : « La protection constitutionnelle de la liberté religieuse entraîne le droit de déclarer, mais aussi, à l'opposé, de ne pas dévoiler ses croyances religieuses ou non religieuses. Ainsi l’obligation de déclarer ses convictions religieuses s’oppose-t-elle à la liberté constitutionnelle de la conscience religieuse » (Manesis (Aristide), Συνταγματικά Δικαιώματα (Droits constitutionnels), Thessalonique, 1982, p.251). 26. 14 % de mariages civils à Athènes en 1983, 9 % en 1990. Comme on le voit, ce pourcentage se réduit, et il est, bien sûr, beaucoup plus bas dans le reste du pays. Voir l’article de Ioanna Madrou dans le journal Το Βήμα du 01/12/91. 27. On pourrait, certes, évoquer la situation de l’Irlande qui montre qu’après 20 ans d’appartenance aux Communautés Européennes, la remise en cause de la cléricalisation de la société ne va pas de soi. Toutes les écoles y sont religieuses, l’avortement y demeure interdit par la Constitution, et le divorce vient seulement d’être accepté ; de même, la vente libre des préservatifs ne fut adoptée qu’en 1985 et par deux voix seulement de majorité. La comparaison serait donc tentante, si ce n’était que la situation grecque est profondément différente, en ce sens que les lois grecques concernant la famille sont parmi les plus progressistes d’Europe. Sans doute parce que l’Église grecque intervient traditionnellement beaucoup moins, comme on l’a dit, que sa sœur catholique dans la vie privée des gens. 28. Ainsi l’influent journal conservateur, Καθημερινή, dénonce-t-il, de temps à autre, « la propagande contre notre pays en vue d’une déchristianisation de la Constitution » (12/11/93). 29. Chez beaucoup de nos hommes politiques, « le respect envers l’Église orthodoxe s’est affaibli. Ce phénomène pose de nouveaux problèmes aux relations actuelles entre l’Église et l’État » : Kallinikos (K., évêque du Pirée), « Les dirigeants politiques et l’Église », Πειραϊκή Εκκλησία, décembre 1990. 30. Kalokaitinou (Grégoire), « Que le peuple décide pour les relations avec son Église », Καθημερινη, 02/04/95. 31. Marlé (René), « La théologie admet-elle le pluralisme ? », Etudes, décembre 1989. 32. C'est, par exemple, ce qui explique qu’une récente déclaration du métropolite de Zakinthos (candidat potentiel à la succession de l’Archevêque de Grèce) en faveur des relations sexuelles prémaritales (à une revue quelque peu “osée”, c'est vrai : Penthouse, janvier 1998) ait pu faire couler tant d’encre et de salive : laissant entendre que la morale chrétienne ne serait ni universelle ni intemporelle, la petite phrase en a choqué plus d'un. Or, il faut sans doute l'inscrire dans cette stratégie d’adaptation qu’il est difficile à l’Église orthodoxe de ne pas adopter si elle entend se maintenir chez les jeunes.

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33. Ainsi, au recensement de 1920 (où, pour la première fois, on pouvait se déclarer “sans religion”) on ne compta que 38 athées ; 117 en 1928 et 121 en 1951. C’est dire que le chiffre d’aujourd’hui (696) peut paraître élevé. 34. 42,83 % des jeunes de mon enquête (fussent-ils non traditionnalistes, voire déistes) considèrent l’orthodoxie comme le vrai christianisme. 35. Hervieu-Léger (Danièle), « Les manifestations contemporaines du christianisme et la modernité », Christianisme et modernité, Paris : Centre Thomas More, Paris 1990 (Actes du colloque Christianisme et modernité organisé au centre Thomas More en septembre 1987). 36. 67 % des Italiens approuvant par référendum la loi sur la libéralisation de l’avortement malgré l’intervention directe du Pape. 37. Saint Synode de l’Église de Grèce, « La famille en danger », Προς το Λαό (bulletin trimestriel publié par la revue officielle de l’Église, Εκκλησία), décembre 1987. 38. Répétons que l’Église orthodoxe intervient traditionnellement beaucoup moins dans la vie privée des fidèles que le catholicisme, sans doute parce que l’idée d’une relation immédiate et directe de l’homme avec Dieu rend le rôle de médiateur et de guide de l’Église beaucoup moins essentiel. Voir, par exemple, Ducellier (Alain), Le drame de Byzance. Idéal et échec d’une société chrétienne, Paris, 1976, p. 209. 39. Προς το Λαό, « Le devoir envers les jeunes », février 1989. 40. Ladrière (Paul), « L’éthique, soi et les autres », Informations Sociales, (9), 1991. 41. Que l’on me permette ici une parenthèse. Dans le souci, somme toute respectable, de ne pas apparaître comme aveuglés par le parti pris, les fondateurs de la sociologie moderne se sont parfois embourbés dans une anthropologie fonctionnaliste de l’irrationnel bien discutable. « C'est en effet, écrit notamment E. Durkheim, un postulat essentiel de la sociologie qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge : sans quoi elle ne saurait durer » (Durkheim (Émile), Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1960, p. 3). Durkheim fait ici allusion à l’institution religieuse que le temps aurait soumis, à ses yeux, à une sorte de sélection naturelle de type darwinien. Or, le relativisme moral selon lequel les règles et les normes que “se donne” une société seraient bonnes pour elle, qu’elles seraient nécessairement correctes et qu’aucun jugement relatif ne serait possible sur la suprématie éthique de telle ou telle croyance, règle ou comportement est, à mes yeux, une position inacceptable. 42. Thauless (Robert H.), An Introduction to the Psychology of Religion, Cambridge University Press, 1971, p. 65. 43. Perraki (Jean), Konstantelou (Elevsi), « La religiosité de l'adolescent (enquête dans une école de province et portant sur 77 élèves de collège et lycée) », Ο Εφημέριος (supplément au périodique Εκκλησια), 01-15/08/93. 44. Voir, par exemple, Repakis (Erakles), « La réforme de l’éducation religieuse en Grèce », Το Βήμα των Κοινωνικών Επιστημών, (9), décembre 1992. 45. Par exemple, Bitsakis (Evtichis), art.cit. De même, le juriste grec, Aristide Manesis, dénonce cette relativité de la protection constitutionelle de la liberté religieuse, conséquence de la non-séparation de l’Église et de l’État qui s’exprime dans l’enseignement obligatoire du cours d’enseignement religieux dans les écoles (op.cit., pp. 257-258). 46. Ce à quoi est opposée l’Union nationale des Théologiens qui considère que cette leçon « ne doit pas devenir Religiologie » : lettre au ministre de l’Éducation en novembre 1997, citée par Σωτήρ, 19/11/97. 47. Voir l’article du secrétaire de cette organisation dans Ελευθεροτυπία, 01/10/95 : « Religion et école ». 48. 56,5 % favorable à une telle mesure. Et 40,36 % favorable à un enseignement facultatif. 49. Τα Νέα, 19/05/95. 50. Professeur Dimitri Tsatsos à Ελευθεροτυπία, 22/01/95.

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51. Εκκλησία, 01/11/95. 52. Clément (Olivier), « L’Église orthodoxe », La Religion, dictionnaire du savoir moderne, Lille, 1972. 53. On peut sans doute rapprocher le cas grec du cas polonais où l’identification du sentiment religieux au sentiment patriotique est, là aussi, fondamental, l’Église étant considérée avoir été « la garante de la polonité » en « maintenant l’idée de souveraineté nationale et son expression première, la langue » : « Polonais=catholique est aussi une équation qui a marqué profondément la conscience nationale polonaise » (Offredo (Jean), « Le catholicisme polonais entre le traditionnalisme et les interpellations du monde moderne », Le Monde Diplomatique, mars 1978). 54. En effet, jouissant, sous la turcocratie, de considérables privilèges, ayant en charge l’ensemble du millet (ethnie) des orthodoxes, quelle que soit la nationalité de ceux-ci, l’Église pouvait, à juste titre, craindre, dans un premier temps, de voir les libérations nationales remettre en cause ses immenses privilèges, son incomparable influence et son œcuménisme. D’autant plus que les idées des Lumières qu’elle n’avait cessé de pourfendre et qui inspiraient, en partie, les révolutionnaires grecs, n'étaient pas pour la rassurer. Pour une étude sérieuse et documentée des idées des Lumières en Grèce à la fin du XVIIIème siècle, voir Kitromilidis (Michel), Les lumières néohélléniques, Athènes, 1996. 55. On n’oubliera pas que, lors de l’échange imposé de population entre la Grèce et la Turquie, en 1923, le critère ne fut pas la langue mais la religion. 56. Jean-Paul II, « Europe, retrouve-toi toi-même », L'appel de Saint Jean de Compostelle, Paris : La Documentation Française, (1841), 05/12/82. 57. En 1975, aux évêques d’Europe. Cité par Poulat (Émile), « Jean-Paul II et l'Europe Chrétienne », Le Genre Humain, (23), printemps 1991, p. 65. 58. Le terme λαϊκός signifie “populaire”, et celui de μη-θρησκευτικός (non religieux) est tout à fait neutre. Mais sans doute cette remarque sur la laïcité est-elle fortement teintée d’ethnocentrisme puisque, au fond, on peut considérer cette notion française comme plutôt exceptionnelle. En ce sens, ce n’est pas le cas grec qui constitue une anomalie historique, mais la laïcité française. 59. Voir Dumont (Louis), Homo hierarchicus : le système des castes et ses implications, Paris, 1979. On pourrait, certes, évoquer le cas de la Turquie, société où le pouvoir politique est laïc mais où la population est, dans son écrasante majorité, profondément musulmane. Cependant, il faut souligner que la situation est très sensiblement différente puisque « l’édification de l’identité nationale turque s’est faite hors de l’Islam, voire contre lui » (Coulongou (Hélène), « Turquie : l’Islam, le nationalisme et la laïcité », L’Histoire, avril 1998). Et, si on observe effectivement depuis quelques années une très forte montée de l’islam politique, on évaluait encore, il y a dix ans, que seule une très faible minorité de Turcs (7% selon Gokalp (Altan), L’Histoire, avril 1998) réclamait le retour à la loi islamique.

RÉSUMÉS

L’Église orthodoxe grecque se sent menacée par le phénomène de déchristianisation. Bien que toujours croyante, la jeunesse grecque est de moins en moins pratiquante. De plus, la Grèce appartient à l’UE, où la plupart des États sont laïcs. Que l’orthodoxie soit la religion d’État, qu’elle soit indissociable de l’identité nationale grecque mettent en exergue aussi bien ses forces que ses faiblesses, notamment face à la sécularisation de la société.

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AUTEUR

JACKY PRUNEDDU Historien et sociologue.

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La propagande politique L’exemple de la Bulgarie communiste à travers les marques et les logos

Maria Tzvetkova

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article constitue un chapitre du mémoire Signes des idéologies : Marques industrielles et commerciales, logos, idéologies dans la Bulgarie communiste, réalisé sous la direction de Bernard Béney, soutenu en novembre 1996 (il est disponible sur demande auprès de son auteur).

La propagande politique

1 Les marques et logos, vecteurs d’images et de références, sont une contribution essentielle à la publicité des entreprises et des produits. Parallèlement, l’homme politique qui veut conquérir le Pouvoir, ou qui veut le conserver, doit nécessairement être médiatique. C’est ainsi que […] les conseillers en communication jouent un rôle de plus en plus important auprès des responsables politiques. Conduite à son terme, la logique médiatique fait de l’homme et du discours politiques un “produit” en tout point comparable à un autre, une “marchandise” qu’il s’agit de vendre en utilisant des méthodes éprouvées dans le domaine de la publicité et du commerce1.

2 C’est dans cette logique que le Parti Communiste Bulgare (PCB) au pouvoir, par exemple, a confié la réalisation des logos de ses congrès à la compétence de graphistes ou que, plus récemment, l’Union des Forces Démocratiques a contacté le publicitaire Jacques Séguéla pour mener sa campagne électorale de 19922. Michel Bongrand parle d’ailleurs d’une correspondance entre marketing commercial et marketing politique à travers « le produit, le marché, le consommateur, la différence, la vente, le profit »3.

3 Pour Jean-Marie Domenach, « la propagande se rapproche de la publicité en ce qu’elle cherche à créer, transformer ou confirmer des opinions et qu’elle use en partie de moyens qu’elle lui a empruntés ; elle s’en distingue en ce qu’elle vise un but politique et

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non commercial »4 et « [la publicité] cherche à “frapper” plutôt qu’à convaincre, à suggestionner plutôt qu’à expliquer. Le slogan, la répétition, les images attrayantes l’emportent progressivement sur les annonces sérieuses et démonstratives »5. Alors que pour Serge Tchakhotine, la publicité « cherche même à créer le besoin chez celui auquel elle s’adresse. Ce sont les mêmes règles techniques que […] dans le dressage, seulement, comme l’on a affaire ici à des êtres humains, on utilise des systèmes de réflexes conditionnés d’un plan plus élevé, et naturellement, on joue sur toute la gamme des pulsions et de leurs dérivés »6. Bref, pour Serge Tchakhotine, même si les buts sont divergents, les moyens utilisés par la publicité et la propagande politique sont du même ordre : ceux de la manipulation mentale.

4 Toutefois, nous ne sommes pas aussi catégoriques que Jean-Marie Domenach quant à savoir qui de la propagande politique ou de la publicité a emprunté les moyens et les techniques de l’autre. Mais il est troublant de constater que le développement des marques, des logos et de la réclame coïncide avec celui des techniques modernes de propagande politique, elle-même « liée à l’introduction dans l’histoire moderne des grandes idéologies politiques conquérantes (jacobinisme, marxisme, fascisme) et à l’affrontement de nations et blocs de nations dans les guerres nouvelles »7.

5 Dans le cas de la propagande politique, les objectifs principaux de ceux qui l’utilisent sont généralement : - la conquête du pouvoir, - l’instauration d’un système économique ou politique particulier, - le maintien au pouvoir, - la pérennisation d’un système économique ou politique (ce qui n’empêche pas son évolution, comme le démontrent par exemple les changements sans rupture profonde survenus dans les pays communistes après la mort de Staline), - l’extension géographique d’un pouvoir, d’un système économique ou politique.

6 Certains de ces objectifs peuvent être dissociés, mais pour beaucoup d’acteurs de la politique, la conquête du pouvoir, le maintien au pouvoir, l’instauration d’un nouveau régime et souvent l’extension géographique d’un système économique ou politique font partie d’un même objectif.

7 Or, théorisant différentes stratégies afin de conquérir le pouvoir et de s’y maintenir, Niccolo Machiavel reconnaît l’intérêt d’être soutenu dans ses ambitions par le plus grand nombre : Si l’on considère la conduite des divers princes d’Italie qui, de notre temps, ont perdu leurs États (…), on trouvera d’abord une faute commune à leur reprocher, c’est celle des forces militaires (…). En second lieu, on reconnaîtra qu’ils s’étaient attirés la haine du peuple (…). Philippe de Macédoine, non pas le père d’Alexandre le Grand, mais celui qui fut vaincu par T. Quintus Flaminius, ne possédait qu’un petit État en comparaison de la grandeur de la république romaine et de la Grèce, par qui il fut attaqué ; néanmoins, comme c’était un habile capitaine, et qu’il avait su s’attacher le peuple et s’assurer des grands, il se trouva en état de soutenir la guerre durant plusieurs années ; et si, à la fin, il dut perdre quelques villes, du moins il conserva son royaume8.

8 C’est approximativement ce qu’en d’autres termes exprime Joseph Goebbels au Congrès de Nuremberg du 6 septembre 1934 : « il est peut-être bon de posséder la puissance qui repose sur la force des armes. Mais il est meilleur et plus durable de gagner le cœur d’un peuple et de le conserver ».

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9 Certes, Niccolo Machiavel et Joseph Goebbels ne conçoivent pas l’instauration de systèmes politiques où l’accession au pouvoir passe obligatoirement par des élections et donc par le soutien d’une majorité de votants. Toutefois, qu’il s’agisse d’instaurer une dictature ou un régime “démocratique”, de mettre en place un système politique nouveau ou de le pérenniser, la réalisation de chacun de ces objectifs passe généralement par l’adhésion et le soutien du plus grand nombre.

10 La propagande s’avère alors être l’un des instruments les plus efficaces pour s’attacher ce soutien.

11 Si la propagande n’est pas un phénomène nouveau (des graffiti électoraux ont été retrouvés à Pompéi, par exemple), elle est pourtant perçue comme l’un des phénomènes dominants du XXème siècle, à tel point que « sans elle, les grands bouleversements de notre époque : la révolution communiste et le fascisme, n’auraient pas été concevables. C’est en grande partie grâce à elle que Lénine a pu instaurer le bolchevisme ; c’est essentiellement à elle que Hitler dut ses victoires »9.

12 Ces graffiti de Pompéi n’ont donc aucune commune mesure avec la propagande politique moderne qui prend la forme d’» une technique scientifique. C’est dire qu’elle exploite rationnellement les données d’une science, la psychopolitique, avec des méthodes et des moyens qui, eux aussi, ressortissent désormais au domaine de la science »10. Science dont l’efficacité peut se mesurer par le niveau d’aveuglement du sujet manipulé ; la perfection dans le domaine de la manipulation étant « qu’il ne le sait pas, qu’il le nierait même si on le lui prouvait, persuadé, dans sa légitime fierté, d’être un libre citoyen d’un pays parfaitement démocratique »11.

13 Pourtant, la propagande est loin d’être une science exacte et objective : Le règne de la Propagande au XXème siècle repose autant sur ces grandes campagnes d’opinion orchestrées avec l’aide des multiples instruments inventés par la science, qu’il est motivé par l’atmosphère générale d’irréalité dans laquelle baigne l’humanité. C’est dire que l’imprimé, le cinéma ou la radio, découvertes du monde moderne, ne font que renforcer, amplifier et étendre une action qui a toujours existé justement par le fait qu’elle est le corollaire inévitable de ces activités naturelles de l’homme que sont la pensée, la parole, ou la création artistique.12

14 En matière politique, tout fait social et tout système de communication entre les hommes peut servir à convaincre. C’est d’ailleurs ce que pense Lénine en 1902 lorsqu’il affirme que notre tâche est d’utiliser toutes les manifestations de mécontentement quelles qu’elles soient, de glaner et de moudre jusqu’aux moindres parcelles de protestation embryonnaire. Sans compter que des millions et des millions de paysans travailleurs, de petits artisans et autres seraient toujours avides d’écouter la propagande d’un social-démocrate tant soit peu habile.13

15 Tout peut servir à la propagande. Ainsi, l’exploitation du fait social exprimé aussi par Karl Marx lorsqu’il déclare qu’» il faut rendre l’oppression réelle plus dure encore, en y ajoutant la conscience de l’oppression et rendre la honte plus honteuse encore en la livrant à la publicité » peut se faire au détour d’une conversation, par l’intermédiaire du cinéma (que Lénine considérait, en tant qu’outil de propagande, comme « le plus important de tous les arts »14), d’une chanson, d’une affiche, d’un tract ou encore du réseau Internet.

16 Les supports de la propagande sont nombreux. Nous retenons parmi les principaux : - la parole : la simple conversation, la rumeur, le discours politique relayé par la radio,

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la chanson… ; - l’imprimé : le journal, le livre, le tract… ; - le spectacle : le théâtre, le cinéma… Nous pouvons également inclure dans cette catégorie les grands événements mis en scène tels que les défilés du 1er mai dans les pays communistes ou du 14 Juillet en France ; - l’image : photos, caricatures et dessins satiriques — emblèmes et symboles — portraits des chefs. L’image est sans doute l’instrument le plus frappant et le plus efficace. Sa perception est immédiate et n’exige aucune peine. Accompagnée d’une brève légende, elle remplace avantageusement n’importe quel texte ou quel discours. C’est en elle que se résume de préférence la propagande15.

17 Toutes ces catégories peuvent se combiner et se compléter16, mais nous attarderons essentiellement notre étude sur la propagande idéologique dans la Bulgarie communiste (1944-1989), à travers deux de ses supports : les marques et les logos.

L’idéologie dans les marques et les logos bulgares

18 À partir du 9 septembre 194417, les staliniens au pouvoir en Bulgarie éliminent presque toute opposition en l’espace d’environ quatre années. Le PCB vise alors l’instauration d’un nouveau régime et son maintien au pouvoir. Cependant, ce nouveau régime étant imposé par une force extérieure au pays (l’URSS), beaucoup lui reste à faire pour se rallier la population.

Écrire une nouvelle « réalité »

19 Mise à part la terreur qui constitue en elle-même un acte de propagande, « la force de la propagande totalitaire repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel »18. La terreur et le mirage de la nouvelle “réalité” se justifient alors mutuellement aux yeux de certains : « quand les fins sont grandes, l’humanité use d’une autre mesure et ne juge plus le “crime” comme tel, usât-il des plus effroyables moyens »19.

20 Les moyens de créer cette nouvelle “réalité” passent alors obligatoirement par « la contre vérité non vérifiable, le mélange vrai-faux, la désinformation du vrai, la modification du contexte, l’estompement avec sa variante : les vérités sélectionnées, le commentaire appuyé, l’illustration, la généralisation, les parts inégales, les parts égales »20. Par exemple, la nouvelle morale supprime dans les marques toute sensualité ; l’homme ou la femme ne sont officiellement plus que des prolétaires luttant pour l’édification du socialisme.

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Entreprise industrielle d’État , confection, 28 avril 1996.

Afin de souligner l'égalité entre les sexe, l'homme et la femme, réduits à de simples silhouettes, sont disposés symétriquement côte à côte. Le nom de la maque associé au rythme répétitif dans une relation plus fraternelle que sensuelle, suggère la “vertu” du peuple dans le nouvel État bulgare.

Union commerciale d'État Valentina, chaîne de magasins de prêt-à-porter féminin, 1967.

L'image de la femme est très rare dans les marques. Sa représentation est cependant l'occasion de mettre en avant son rôle de mère, procrétatrice d'une génération nouvelle. Notons que les canons de la beauté de l'époque (sveltesse) sont rejetés au profit de proportions et de formes proches d'une certaine Vénus de Willendorf.

21 Il s’agit pour le nouveau pouvoir d’éliminer méthodiquement toute référence à certains aspects du passé et de les remplacer afin de créer une nouvelle culture, en l’occurrence une culture monolithique de masse. Seule la version officielle a lieu d’exister. On élimine alors certaines notions (par exemple le confort et le luxe) que l’on remplace par l’expression de l’enthousiasme pour un avenir radieux construit par le prolétariat, forcément progressiste. Le code du progrès, surtout à l’époque du développement de l’industrie lourde, passe notamment par la représentation du boulon ou de la roue d’engrenage, entraînant sans aucun doute le progrès pour cet avenir radieux que suggèrent les nombreuses représentations du soleil.

Combinat de production Rodina (Patrie), Botevgrad, textile et cuir, 1er avril 1964.

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Machinoimport, Sofia, pièces de rechanges, 9 janvier 1964.

Entreprise de production socialiste Kiro-Konarov, Gorna Oriachovitza, production métallique, 1967.

Entreprise industrielle d'État Beroé, production de machines, 1964.

Tegko Mahinostroéné, construction de machines, Sofia, 26 avril 1968.

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Coopérative de travail productif Izgrev (aurore), Plovdiv, production d'outils, 1969.

Pobeda (victoire), matériel électroménager, 1970.

Coopérative de travail productif Samopomocht (“auto-aide”), Lom, confection de dessous féminins et de draps, 17 avril 1969.

Machinoexport, Sofia, exportation de pièces de rechange, 25 novembre 1963.

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22 Rien n'arrête le progrès! Qu'il s'agisse de production de pièces de rechange, de cuir ou de dessous féminins, le boulon et la roue d'engrenage sont les constantes symboliques du progrès en marche

Fils Slantze (soleil) de l’Entreprise d’État Bulgaria, 1964

23 Les marques antérieures à 1944 portent généralement les noms de leurs anciens propriétaires ; les supprimer permet ainsi de rayer toute référence à la bourgeoisie. Mais c’est aussi mettre en application la vision totalitaire qui vise à remplacer l’individu par la masse : l’individu ne fait pas partie d’un tout qui l’engloberait, mais — et c’est très différent — il est l’expression de ce tout. Ici, il n’y a plus d’individus, dans la mesure où il n’y a plus de parties, dans la mesure où le tout est partout. Pour atteindre ce but, et dans un premier temps, le totalitarisme atomise la société en détruisant toutes les structures traditionnelles qui sont génératrices d’idiosyncrasie. Puis, dans un deuxième temps, il coule comme dans un moule la matière informe, impersonnelle et anonyme des individus atomisés ; dans cette perspective, les anciennes structures sont remplacées par de nouvelles qui ont non seulement pour but d’inculquer une idéologie, mais aussi de forger (au sens fort) des hommes nouveaux par identification à un type21 .

24 Donc, mis à part l’utilisation rarissime de portraits de quelques personnalités (élevées au rang de mythes), toute référence à l’individu est abolie. À peine peut-on percevoir quelques silhouettes plus proches d’idéogrammes que de véritables personnes dans lesquelles tout Bulgare pourrait se reconnaître22. Les seules références à l’Homme sont incarnées par le rôle historique attribué à la masse : Prolétaire, Bolchevik, Héros.

Étatiser l’Histoire et la mémoire

25 L’une des premières mesures du nouveau pouvoir est alors de développer, au nom de la lutte des classes, la haine contre la bourgeoisie, et plus généralement contre les anciens propriétaires.

26 La première étape est la nationalisation des biens de ces bourgeois, l’élimination physique de quelques-uns et la déchéance (impossibilité d’accéder à l’université, de prendre part à la vie sociale, etc.) pour la grande majorité. La terreur pousse alors chacun à justifier de ses origines prolétaires (réelles ou supposées).

27 Une nouvelle “réalité” apparaît alors : avant 1944, la Bulgarie n’est composée exclusivement que de prolétaires opprimés par une infime minorité d’exploiteurs que le nouveau pouvoir a fini par empêcher de sévir. L’élimination de ces exploiteurs (entrave au développement) libère donc les énergies pour le progrès du pays.

28 Dans ce contexte, et avec le regroupement des anciennes entreprises par secteurs d’activité et la nationalisation, presque toutes les marques d’avant-guerre sont éliminées.

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29 Cette réécriture manichéenne de l’Histoire met donc en scène « les bons » et ses héros (le prolétariat) faisant disparaître les “méchants” (la bourgeoisie impérialiste et tout ce qui peut faire référence à elle). Les nouvelles marques ont donc pour noms Proletarii, Nezavissimost (indépendance), Tcherveno zname (drapeau rouge), Komsomoletz, Gueorgui- Dimitrov, Dimitar-Blagoev23, Vassil-Kolarov24, etc.

Proletarii, Sofia, dessous et collants, 21 novembre 1966.

Bolchevik, Gabrovo, scies, 7 décembre 1964.

Komsomoletz, Sofia, confection, 8 avril 1969.

Mlada gvardia (jeune garde), Haskovo, traitement du tabac, 18 mars 1964.

30 L'absence de figure d'un logo peut se retourner contre la propagande elle-même : concernant l'usine Proletarii, le logo s'est si profondément incrusté dans la conscience du consommateur bulgare qu'il en a fait oublier le nom de la marque.

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Usine d'État Tcherveno zname (drapeau rouge), machines agricoles, Stara Zagora, 29 janvier 1964.

31 Toutefois, il est intéressant de constater que ces marques gardent la même conception et font appel aux mêmes références que les marques commerciales dans une économie libérale qui, selon Andrea Semprini, pour avoir un véritable impact auprès des consommateurs, doivent atteindre au moins l’un des trois niveaux de discours suivants : Le niveau profond. — C’est le niveau […] où quelques éléments seulement — abstraits et d’ordre général — se disposent en catégories d’opposés fondamentales et articulent les concepts fondateurs, les constantes socio-culturelles d’une société : vie et mort, bonheur et malheur, crime et châtiment, amour et haine, plaisir et répression. Le niveau narratif. — À ce niveau, les constantes fondamentales sont mises en récit, organisées dans des suites d’action, construites selon la logique des scénarios. Ces scénarios restent abstraits, seuls quelques traits fondamentaux y sont esquissés : le héros, le méchant, l’être aimé… Mais c’est à ce niveau que se construit la composante narrative du discours de la marque. Le niveau de surface. — Ce niveau correspond en partie à celui des signes. Les scénarios simplifiés du niveau précédent sont ici thématisés, mis en contexte, définis par tous les détails qui vont constituer leur spécificité et leur originalité. C’est à ce niveau que les quelques scénarios abstraits et génériques engendrent un nombre virtuellement infini d’histoires concrètes et spécifiques25.

32 Donc, « face à l’histoire telle qu’elle s’est déroulée, la propagande reconstitue l’histoire exemplaire, celle que les vainqueurs opposent aux vaincus, celle où ils se reconnaissent tels qu’ils souhaitent être vus »26.

33 Nécessaire à la formation de “l’Homme nouveau”, selon la terminologie officielle, l’enseignement de la nouvelle Histoire passe par un processus de réécriture permanente parfaitement décrit par George Orwell : Lorsque toutes les corrections qu’il était nécessaire d’apporter à un numéro spécial du Times avaient été rassemblées et collationnées, le numéro était réimprimé. La copie originale était détruite et remplacée dans la collection par la copie corrigée. Ce processus de continuelle retouche était appliqué, non seulement aux journaux, mais aux livres, périodiques, pamphlets, affiches, prospectus, , enregistrements sonores, caricatures, photographies. Il était appliqué à tous les genres imaginables de littérature ou de documentation qui pouvaient comporter quelque signification politique ou idéologique. Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l’appui, que les prédictions faites par le Parti s’étaient trouvées vérifiées. Aucune opinion, aucune information ne restait consignées, qui aurait pu se trouver en conflit avec les besoins du moment. L’Histoire toute entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. Le changement effectué, il n’aurait été possible en aucun cas de prouver qu’il y avait eu falsification27.

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Entreprise d’État Panaiot-Volov, Kolarovgrad, production de la cire Chterkel (cigogne), 18 mars 1864.

Les années 1950 ont consacré Vassil Kolarov, compagnon de lutte de Gueorgui Dimitrov, en lui attribuant le nom d’une ville (Kolarovgrad). Trop associée à la ville de Kolarovgrad par son logo (qui intègre le nom de la ville), cette marque est supprimée par l’État à l’époque de l’atténuation du culte de la personnalité, dans les années 1960. Peut-être est-ce aussi l’occasion d’éliminer le nom de l’une des dernières marques rescapées de l’avant-guerre...

34 La réécriture de l’Histoire ne touche donc pas seulement la période antérieure à 1944 mais aussi les disgraciés du régime en cours. « Aussi, la déstalinisation se bornait-elle — outre des règlements de comptes personnels et quelques changements de noms et d’usines — à des dénonciations théoriques et dogmatiques. »28 C’est ainsi que disparaissent les noms de Staline et de ses plus fervents partisans (comme Vassil Kolarov) des marques bulgares à la fin des années 1950.

Imposer la nouvelle culture

35 La nouvelle culture est d’abord imposée par l’éducation (inculquant mensonges, contre- vérités, vérités partielles et faisant carrément l’impasse sur des faits) ou par les médias qui réduisent l’information au niveau du simple message publicitaire.

36 Cette nouvelle culture fait notamment appel à certaines pulsions de l’individu répertoriées par Serge Tchakhotine dans les mécanismes de conservation : Mécanismes de conservation de l’individu : N° I. Pulsion combative N° 2. Pulsion alimentaire. Mécanismes de conservation de l’espèce : N° 3 Pulsion sexuelle N° 4 Pulsion parentale.29

37 Nous constatons à travers les marques et logos bulgares que la pulsion combative de l’individu, par exemple, est très fréquemment sollicitée. Pour Serge Tchakhotine, la « loi de la prépondérance du système combatif sur le système de la nutrition, régit les réflexes conditionnés des êtres supérieurs comme ceux des êtres les plus infimes […]. Il faut retenir ce fait, parce que son importance sera mise en valeur dans le comportement des hommes à l’égard de la politique et de la propagande »30. En effet, la combativité entretenue jusque dans les années 1970 à travers des marques comme Brigada, Boetz (combattant) ou Kolektiven troud (travail collectif) permet de maintenir une mobilisation permanente pour une cause, éventuellement au détriment de la satisfaction des besoins matériels. On retrouve là aussi l’une des causes de la disparition de la notion de luxe et de confort dans les marques.

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Combinat Brigada, Assenovgrad, conserves, 4 mai 1972.

Coopérative de travail productif Kolektiven Troud (travail collectif), Pleven, chapeaux et casquettes, 16 avril 1969.

Coopérative de travail productif Boetz (combattant), Sofia, confection, 18 avril 1969.

Usine Kibriti (allumettes), Kostenetz, 1978.

38 La mobilisation par le combat est l’un des fondements de la propagande du pouvoir entretenue, sous différentes formes, jusqu’à la fin du régime communiste (et même plus tard encore) : combat pour la quantité et la qualité de la production, pour la sécurité dans le travail, contre le fascisme, contre l’armement, pour la paix, etc.

39 Mais le principal objectif du nouveau pouvoir est avant tout de créer une culture de masse qui ne doit surtout pas être « créatrice, mais transmettrice et multiplicatrice »31.

40 Profitant de la mutation socio-économique du pays — faisant d’un peuple de paysans un peuple d’ouvriers —, le pouvoir cherche en fait à éliminer les cultures ancestrales pour leur substituer une culture homogène, de masse, se basant sur la tradition et la mémoire collective réécrites. Le but est alors de réunir et faire complaire la population dans cette nouvelle culture.

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Industrialimport, Sofia, import-export de textile, cuir, porcelaine, 30 décembre 1963.

L’exportation (bateau) du progrès sans fin (roue d’engrenage), avec autant d’aisance que Mercure (aile), voilà l’un des mérites du socialisme (étoile). Seuls les produits de qualité sont vendus à l’étranger ; n’est-ce pas alors aussi un peu de l’image du socialisme que l’on exporte ? Et la reconnaissance des produits bulgares par l’étranger n’est-elle pas aussi la démonstration aux Bulgares eux-mêmes du bon fonctionnement du système ?

Coopérative Zarneni Chrani, Sofia, céréales, 9 décembre 1967.

Ce logo reprend une partie des armoiries de l’État socialiste : l’union des paysans et des ouvriers par le blé et la roue d’engrenage. Dans son contexte, cette symbolique participe à la réécriture de l’Histoire en suggérant que le progrès technique ne s’est réalisé qu’à partir de 1944, niant la mécanisation de la première moitié du XIXème siècle.

41 Imposée par l’État, le pouvoir veut cette culture à l’image de la nouvelle structure sociale. Le projet n’est alors peut-être pas si éloigné du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley : — La population optima, dit Mustapha Menier est sur le modèle de l’iceberg : huit neuvièmes au-dessous de la ligne de flottaison, un neuvième au-dessus. — Et ils sont heureux, au-dessous de la flottaison ? — Plus heureux qu’au-dessus. Plus heureux que vos amis que voici, par exemple.— Il les désigna du doigt. — En dépit de ce travail affreux ? — Affreux ? Ils ne le trouvent pas tel, eux. Au contraire, il leur plaît. Il est léger, il est d’une simplicité enfantine. Pas d’effort excessif de l’esprit ni des muscles. Sept heures et demie d’un travail léger, nullement épuisant, et ensuite la ration de soma, les sports, la copulation sans restriction, et le Cinéma Sentant. Que pourraient-ils demander de plus ?32

42 Le rôle attribué à la population est alors de reproduire les mêmes clichés intégrant une fois encore la nouvelle écriture de l’Histoire et de la mémoire, sachant que l’idéologie de toute formation sociale n’a pas seulement pour fonction de refléter le processus économique, mais aussi de l’enraciner dans les structures psychiques des hommes de cette société. C’est à un double titre que les hommes sont tributaires de leur condition d’existence : ils en dépendent directement par ses incidences économiques et sociales, indirectement par l’intermédiaire de la structure idéologique de la société ; ils doivent donc développer toujours dans leur structure psychique une antinomie répondant à la contradiction entre les répercussions de leur situation matérielle et les répercussions de la structure idéologique de la société à laquelle ils appartiennent. Ainsi, l’ouvrier se trouve soumis tant aux influences de sa situation de travail qu’à celles de l’idéologie générale de la société.

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Comme les hommes faisant partie des différentes couches ne sont pas seulement les objets de ces influences mais les reproduisent aussi comme individus actifs, leur pensée et leur action doivent être aussi contradictoires que la société d’où elles émanent. Comme une idéologie sociale modifie la structure psychique des hommes, elle ne s’est pas seulement reproduite dans ces hommes, mais — ce qui est le plus important — elle a pris dans la forme de l’homme concrètement modifié et agissant d’une manière modifiée et contradictoire le caractère d’une force active, d’une puissance matérielle.33

Le culte du chef

43 La position du leader ou du chef d’État, quant à elle, s’appuie notamment sur la pulsion parentale répertoriée par Serge Tchakhotine et que l’on retrouve dans les termes “Père des peuples” (Staline) ou moins solennellement “Papa” (Todor Jivkov34), voire “Tonton” (François Mitterrand). Particulièrement « Dans les circonstances tragiques, cette projection sur le chef est favorisée par le besoin de chercher refuge auprès d’un “père” qui vous protège »35, même s’il s’agit de l’oppresseur36.

44 Et « toute l’habileté de la propagande consiste à nous faire croire que cet homme d’État, ce chef de parti, ce gouvernement nous “représentent”, non seulement défendent nos intérêts, mais assument nos passions, nos soucis, nos espoirs »37 en légitimant aussi les actes par-delà la morale personnelle38.

Entreprise d’État Vassil-Kolarov, 23 février 1953 et 26 janvier 1965.

La nationalisation englobe dans cette marque une vingtaine de fabriques de textile de Gabrovo. Trop marqué du culte de la personnalité et de l’enthousiasme forcé des années staliniennes, le logo d’origine est remplacé par une variante moins connotée. Notons notamment la référence à Vassil Kolarov réduite à une simple initiale, plus anonyme...

45 La représentation de leaders, de chefs historiques et spirituels participe également à la réécriture de l’Histoire avec ses nouveaux héros présentés en modèle, mais aussi à fondre l’individu dans la masse : Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne [Person]. Et c’est celui qui représente qui assume la personnalité [Person], et il n’en assume qu’une seule. On ne saurait concevoir l’unité d’une multitude, sous une autre forme.39

46 À la fin des années 1940, des opposants au nouveau régime tentent par tous les moyens d’interpeller le monde sur le système qui est en train de se mettre en place dans le pays et qui va perdurer jusqu’à la fin des années 1970. Écoutons par exemple les militants de la FACB (Fédération des anarchistes communistes de Bulgarie)40 concernant le culte de la personnalité : Dans l’éducation sociale, les staliniens suivent le même principe et tendent au même objectif : servir les intérêts du parti et élever le culte des chefs.

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On se rappelle bien les thèses soutenues autrefois par les disciples de Marx et Engels, au sujet des facteurs historiques, surtout dans leurs discussions avec les anarchistes. Ils disaient et répétaient inlassablement leurs formules et leurs dogmes, expliquant le processus historique dans lequel aucun rôle n’était réservé à l’individu en tant que facteur conscient et agissant selon ses intérêts matériels et spirituels, ses convictions, ses idées et sa volonté. Il n’y avait alors que les forces économiques comme base matérielle et les masses prolétaires comme facteur unique et décisif pour transformer la société humaine. Depuis ce temps-là, beaucoup de choses ont changé. On se souvient par exemple de tous ces procès politiques en Russie contre certains “facteurs” de l’opposition bolchevique, qui n’avaient pas jusqu’alors été reconnus tellement importants par le “matérialisme historique” et qui, cependant, auraient joué, paraît-il, un rôle décisif (néfaste cette fois) pour le développement historique et politique de l’U.R.S.S. (…) Dès lors, une nouvelle ère s’est ouverte, celle des chefs, des führers, des “pères des peuples”, des “sages et géniaux conducteurs”, des maréchaux, des généralissimes, etc., etc., qui, en réalité, sont devenus les vrais facteurs historiques, donnant et changeant la direction de tout le processus historique à une échelle mondiale. C’est justement le culte des chefs qui l’emporte, en se substituant au culte des masses. Aujourd’hui, on ne parle presque que des premiers ; les masses n’existent que pour servir de décoration, de place d’armes, de cadre historique aux grands gladiateurs de l’ère stalinienne. À dire vrai, les staliniens continuent à ne reconnaître aucun rôle à l’individu, excepté, bien entendu, à l’individu-chef, dont le rôle est décisif cette fois. Et aujourd’hui, avec la même insistance et ténacité avec lesquelles ils avaient prêché autrefois les dogmes du vieux testament [de Marx-Engels-Lénine], ils disent et répètent les révélations des nouveaux prophètes. Alors, il est tout naturel que le même changement s’opère dans le domaine de l’éducation des masses. En effet, nous voyons que le culte des chefs (ou mieux dire, du chef) occupe déjà la place unique dans l’emploi de tous les moyens pour… le bourrage de crâne. La presse, la radio, le cinéma, l’art, la science, les syndicats, toutes les organisations professionnelles et leurs innombrables réunions, tous les meetings interminables, tous les discours, toutes les déclarations, ne chantent que l’éloge du chef avec les qualificatifs que tout le monde sait par cœur. C’est une chanson tellement connue et tellement ennuyeuse qu’on peut savoir au préalable le texte de chaque article de presse, de chaque discours de réunion, de chaque conférence, de chaque manifestation faite par n’importe lequel de tous les moyens de propagande stalinienne.41

47 Dans les années 1950, une énorme partie des marques vénère donc les leaders spirituels et historiques (Karl Marx, Lénine, Staline, etc.), tandis que les années 1960 à 1980 consacrent davantage des leaders nationaux tels que Dimitar Blagoev, Gueorgui Dimitrov42, Angel Kantchev, Gueorgui Kirkov, Penka Mikhaïlova ou Ludmila Jivkova43.

Entreprise d’État Gueorgui-Dimitrov, pâtes alimentaires, Tcherven Briag, 22 janvier 1968.

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Fondation internationale Ludmila-Jivkova.

Tout comme le Palais de la culture de Sofia auquel le pouvoir attribue le nom de l’ancien ministre de la Culture (décédée en 1981), cette fondation est une expression tardive du culte de la personnalité. Le logo est cependant remarquable pour son évocation pertinente de l’engagement pour la culture auquel Ludmila Jivkova a consacré sa vie. Le logo intègre notamment le titre de son livre autobiographique : Pensez à moi comme à une flamme.

48 Mais, dans le cas très particulier des logos, ce qui caractérise l’utilisation de ces personnages historiques ou de ces dirigeants en place, c’est bien le manque d’incarnation visuelle (mis à part quelques cas extrêmement rares comme celui de Batcho Kiro). De la même façon que les anarchistes de la FACB qui utilisent ironiquement les termes religieux de “culte”, “vieux testament” et “nouveaux prophètes”, on ne peut manquer de constater une analogie entre l’absence totale de représentation visuelle des dirigeants et l’interdiction que ce font certaines religions de représenter leurs dieux (telles que les religions chrétienne ou musulmane).

49 « Remplacer le ciel »44, comme l’écrit l’auteur Ismaïl Kadaré, est même l’une des tâches du nouveau pouvoir communiste. Cette affirmation concernant l’Albanie est tout aussi valable pour la Bulgarie. Ainsi, durant toute l’époque communiste, après Staline, la Sainte Trinité est incarnée par Marx, Lénine et Dimitrov, accompagnée de toute une pléiade de saints et martyrs : Sur l’autel des grandes figurations c’est le martyr qu’on révère, degré suprême de l’incarnation, identité d’une valeur et d’une vie où la mort identifie la personne à la cause. Figures de proue à innombrables variations historiques ou géographiques, conjuguant les images de la douleur, du sang et de la mort, ceux que l’événement a fixés dans la mort prennent leur revanche en orientant les conduites des vivants.45

50 Et d’ailleurs, peu importe les martyrs eux-mêmes, l’important étant avant tout de créer le mythe autour de leurs noms ; une fois le mythe créé (le concept, comme diraient les publicitaires), le nom est digne de faire partie du martyrologe. On trouve alors l’usine de bonbons “Maltchika”, du surnom d’un étudiant communiste torturé à mort par la police pendant la guerre ou encore la fabrique de pâtes alimentaires “Penka- Mikhaïlova”, militante communiste tuée pour son idéal.

Entreprise d’État Penka-Mikhaïlova, pâtes alimentaires, Sofia, 10 mai 1968.

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Entreprise d’État Maltchika, bonbons et pâtisseries, Sofia, 1984.

51 Poursuivant sur ce thème, on peut constater que graphiquement « les formes adoptées par les Églises pour leur propagande émotive, sont en principe absolument les mêmes que celles des mouvements politiques. Voyons, par exemple, les symboles : la Croix, comme symbole graphique, agit, en principe, de la même manière que […] la faucille et le marteau des communistes »46.

52 Tout comme les religions, le pouvoir se dote également d’événements symboliques à vénérer tels que le 1er mai ou le 9 sptembre (date officielle de la prise du pouvoir par les communistes). Or, il n’y a pas de célébration sans icônes et la symbolique du Premier Mai s’apparente à une galerie de tableaux, une section d’iconologie comparée du musée imaginaire à la gloire du travail où annuellement chaque pays, chaque organisation mobilise ses artistes pour enrichir la collection d’une contribution supplémentaire. (…) C’est encore là la marque d’un sentiment religieux : provoquer l’exaltation de la foule par l’assomption du symbole, glorifier la référence pour susciter la révérence.47

53 Très souvent associés aux événements vénérés, les lieux sont aussi objets de culte : ordinateurs Pravetz48, Combinat textile d’État Maritza, agences de tourisme Pirin49 et Shipka50.

Matériel informatique Pravetz, 1986 et armoiries de la ville de Pravetz, 1984.

Par un effet secondaire du culte de la personnalité, Pravetz, ville natale du chef d’État Todor Jivkov, est élevée au rang de lieu mythique. Les armoiries de la ville vont jusqu’à consacrer la maison natale de Todor Jivkov en intégrant la symbolique en vigueur à l’époque : lieu mythique, culte de la personnalité, nationalisme (lion), socialisme, ...

Entreprise d’État 1-Maï, cuir, 1966, textile, 1965.

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Entreprise d’État 9-Septemvri, cuir, 1965, chaussures, 1964.

Comité du Parti Communiste pour la commémoration du 9 septembre, 1978.

54 Mais ces lieux, ainsi que la référence aux héros de l’Histoire (particulièrement de l’indépendance) contribuent à affermir le pouvoir, tout en exaltant et entretenant le nationalisme.

Entreprise d’État Maritza, textile, 1978.

Agence de voyage Pirin, 1964.

Association bulgare pour le tourisme, 1978.

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Le nationalisme

La nation n’est pas une réalité concrète, mais une idée. Elle n’est pas du même ordre que les formations sociales primaires telles que les clans, les tribus, les villages et les cités. Aucun des facteurs qui expliquent la formation de ces groupements, l’ethnie, le territoire, la religion, la langue, ne suffit à rendre compte de la réalité nationale. (…) [Mais] en qualifiant (…) l’idée nationale, on n’a pas à s’interroger sur son origine et sa raison d’être. Elle fait partie de cet univers magique qu’est l’univers politique, dont les éléments ne sont pas des données objectives, mais des représentations et des croyances. À ce titre, la nation remplit deux fonctions essentielles dont l’exercice commande la survie des collectivités humaines : une fonction d’intégration qui procure au groupe la cohésion spirituelle grâce à laquelle il résiste à l’effet corrosif des rivalités d’intérêts ; une fonction disciplinaire qui, en sacralisant le pouvoir, fait de sa force une autorité. (…) [Or], la nation doit, sous peine de disparaître, parfaire sans cesse l’image qu’elle veut donner d’elle même51.

55 Le symbolique constitue alors l’une des meilleures expressions de son irrationalité : « c’est sur la visée d’une identité singulière à construire que repose l’efficacité du symbolique : une communauté, par exemple, cherche à se définir par des traits distincts, et pour cela cherche à se constituer une mémoire, une histoire, des images. Sans cette visée qui réunifie ses éléments hétérogènes, groupe, communauté ou société n’ont pas d’existence symbolique »52.

56 Si l’on aborde la thématique nationaliste, « il semble permis de constater l’existence d’un fonds idéologique commun, organisé autour de quatre thèmes principaux : souveraineté, unité, passé historique et prétention à l’universalité »53. Ces thèmes touchent d’ailleurs tous les domaines, de la production à l’art, en passant par la science et les loisirs (comme l’attestent les marques des agences de voyage ou des clubs de sport à forte symbolique nationaliste).

57 La souveraineté de la nouvelle nation socialiste se construit d’abord autour de la symbolique du Parti communiste. Quasiment groupusculaire juste avant la guerre, ce parti s’affirme en 1944 avec l’appui de l’URSS et impose à la société entière sa symbolique socialiste. Dans les années 1960, les liens entre l’État et le Parti communiste étant devenus indissociables à tous les niveaux (économiques, juridiques, artistiques, etc.), l’affirmation de la souveraineté de l’État-Parti s’exprime alors par sa volonté de reconnaissance internationale, notamment à travers les marques d’exportation où prédomine la symbolique politique.

Maison d’édition du Parti communiste Partizdat, 1969.

L’étoile, constituée par les livres, s’affirme néanmoins comme leur point central. Ce symbolisme ne matérialise-t-il pas graphiquement le slogan du chef de l’État Todor Jivkov : « une démocratie populaire pour former une nation démocratique » ? Dans les faits, le symbole de l’étoile au cœur de la pensée reflète, autant par l’édition que par sa censure, la conception de la diffusion du savoir selon l’État.

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58 Ne doutant plus de sa souveraineté dans les années 1980, la reconnaissance par le monde de la nationalité bulgare s’exprime alors surtout à travers la propagation d’images suggérant l’internationalisme (telles les images des nombreux festivals culturels internationaux).

Commémoration de 90 ans de presse politique (sous-entendu communiste), 1982.

Comité du Parti communiste pour la commémoration du quarantième anniversaire de la Révolution socialiste en Bulgarie, 1984.

59 Aussi, la souveraineté nationale se traduit à travers les grandes luttes pour cette souveraineté elle même. Des marques portent alors des noms mythiques comme Shipka, faisant référence à une bataille capitale pour l’indépendance du pays…

60 L’unité, quant à elle, se crée autour de valeurs politiques et sociales. Le travail, par exemple, présenté comme essentiel dans la société socialiste, est utilisé comme référence commune aux citoyens de toute culture (Bulgares, Turcs54, Tsiganes, etc.).

61 La suppression officielle des classes sociales constitue aussi un élément unificateur, l’ensemble des individus étant censé se retrouver à travers la marque Prolétaire. Mais peut-être plus que par l’application de sa politique, c’est le Parti communiste lui-même qui, par son omniprésence, se présente comme l’élément unificateur dans l’État-nation. C’est d’ailleurs cette conception de la société qu’exprime dès 1917 Joseph Staline à propos de “la question nationale” : Il y a un plan d’après lequel les ouvriers s’organisent par nationalités : autant de nations, autant de partis. Ce plan a été repoussé par la social-démocratie. La pratique a montré que l’organisation par nationalités du prolétariat d’un État donné ne fait qu’étouffer l’idée de solidarité de classe. Tous les prolétaires de toutes les nations composant un État donné doivent être organisés en une collectivité prolétarienne une et indivisible.55

62 Mais l’unité se crée aussi dans la différence. Ainsi, dans les années 1960, le Parti communiste réhabilite les “intellectuels” qu’il avait jusqu’alors dénigrés à travers sa propagande en les opposant à ceux qui produisent des biens “utiles” pour tous, c’est-à- dire matériels. Au même titre qu’ouvrier et paysan, on peut être maintenant “ouvrier sur le front culturel”, termes qui permettent de reconnaître la valeur des universitaires ou des artistes, par exemple, sans pour autant remettre en question des années de propagande.

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63 La création d’unions professionnelles peut alors s’assimiler, par un caractère corporatiste, à une forme de nationalisme basé sur des groupes sociaux identitaires : unions des agriculteurs, des architectes, des graphistes, etc. Chaque union distincte constituant un élément présenté comme complémentaire aux autres et donc indispensable au fonctionnement de la société, c’est de la différence et de la spécificité que se crée l’unité.

Troisième concours international des jeunes cuisiniers, pâtissiers et serveurs, Varna, 1972.

Union des écrivains maritimes, Burgas, 1978.

Union des architectes des pays balkaniques, 1978.

Union des juristes du droit maritime, 1982.

Association Généraux pour la paix et le désarmement, 1988.

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64 L’unité de la nation bulgare se crée donc autour de valeurs politiques nouvelles, ce qui n’empêche pas de faire réapparaître dans les années 1970 les images fortes de la symbolique nationaliste bulgare “traditionnelle”, comme le lion ou la rose… Les valeurs du socialisme et de ses symboles perdant de leur puissance mobilisatrice, il s’agit en fait de tenter de souder des liens nationaux à travers l’imagerie traditionnelle. Mais le calcul du pouvoir utilise également l’idée de mobilisation autour d’un ennemi : le Turc, qui a l’“avantage” en l’occurrence d’être à la fois “ennemi” intérieur et extérieur.

Usine Dianko-Stephanov, production de verre, 1982.

65 Car contrairement à la mobilisation unitaire autour des valeurs socialistes, l’imagerie traditionnelle bulgare a la particularité d’exclure de la nation les minorités telles que les Turcs. La plaie de l’Histoire de nouveau ouverte, dans les années 1980, À côté des manifestations glorifiant le passé bulgare, le PC déclenche la phase finale d’une opération commencée au cours des décennies précédentes sur une moindre échelle. Il s’agit de l’“édification d’une nation bulgare unie”, débarrassée de toute notion de minorité. (…) Les autorités annoncent que tous les Turcs vivant en Bulgarie sont en réalité des descendants de Bulgares islamisés de force sous le joug turc et que, désormais, “ils demandent tous, spontanément, la restauration de leurs noms bulgares”. En pratique, cette “restauration” se déroule comme une opération militaire de grande envergure. (…) [Les Turcs] n’ont plus le droit, sous peine d’amende ou d’autres sanctions administratives, de porter des vêtements traditionnels turcs, ni de parler entre eux la langue turque dans un lieu public.56

66 Quant à ceux qui refusent de se soumettre à la “bulgarisation” de leurs noms, ils sont poussés à l’exode vers la Turquie par centaines de milliers à partir de 1984…

67 Dans un tel contexte, il n’est donc pas surprenant qu’aucune spécificité culturelle turque ne soit perceptible à travers les marques et les logos…

68 Comme nous l’avons vu à propos de la réécriture de l’Histoire, la maîtrise du passé est capitale pour le pouvoir. Or, dans une perspective nationaliste, cette maîtrise passe par la récupération du temps et de l’espace.

69 La récupération du temps vise à retrouver une sorte de paradis perdu incarné par exemple par les anciens royaumes. Ainsi, par une inversion symbolique, le lion des armoiries de la République populaire de Bulgarie s’appuyant sur la roue d’engrenage suggère aux Bulgares l’époque glorieuse de la conquête de l’indépendance, lorsque le lion foulait du pied le croissant des Ottomans.

70 Mais si le symbole du lion marchant sur le croissant est évidemment perçu de façon différente (voire contraire) par les Bulgares et les Turcs de Bulgarie, l’unité nationale se fait autour de la roue d’engrenage, symbole du progrès et du travail…

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Broderie et drapeau des insurgés bulgares, 1876. À l’époque où le lion bulgare foule du pied d’Empire ottoman symbolisé par le croissant.

Armoiries de la République populaire de Bulgarie, de 1944 à 1992.

71 En se tournant vers le passé en attribuant aux marques des noms de lieux historiques, il est aussi question de faire revivre un sentiment nationaliste par le rappel d’événements présentés comme essentiels à l’Histoire et donc l’identité de la nation bulgare. Cela fait appel à une mémoire collective que le pouvoir tente de contrôler, éventuellement au prix de la réécriture des faits et des symboles.

72 L’image du passé constitue donc l’une des meilleures garanties d’avenir du pouvoir ; et c’est bien pour cela qu’il l’offre à la vénération : L’idée nationale est le plus sûr élément du consensus ; elle porte en elle une représentation du futur dont le pouvoir apparaît le garant. Sans doute, le souvenir des épreuves communes, les traditions, la conscience d’une originalité historique font la nation : mais, si les membres du groupe y sont attachés, c’est moins par ce que ces croyances représentent du passé que par ce qu’elles préfigurent de l’avenir. La nation, c’est continuer à être ce que l’on a été, à vivre selon la même foi que celle dont se sont inspirées les générations précédentes ; c’est donc, à travers une image d’un passé, la vision d’un destin. “L’esprit, a écrit André Malraux, donne l’idée d’une nation : mais ce qui fait sa force sentimentale, c’est la communauté de rêve” (La Tentation de l’Occident, 1926). De ce rêve, le pouvoir, en l’incarnant, fait un projet, d’où hier n’est évoqué que comme fondement de ce que sera demain. Dans cette perspective, le pouvoir est l’instrument de l’hypothèque prise sur l’avenir.57

73 De plus, l’utilisation de noms de territoires perdus (Prespa par exemple, du nom du lac partagé actuellement entre la Macédoine, l’Albanie et la Grèce) permet de revendiquer

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en quelque sorte leur appartenance à la nation Bulgare. Il en est de même avec la marque Dobrudja58 qui confirme son appartenance à la nation.

Entreprise d’État Raïna-Kniaginia, confection, 1978.

Raïna Kniaginia est l’héroïne à qui l’on atttribue la création du drapeau de la Bulgarie indépendante (1876). La logique nationaliste pousse alors le graphiste contemporain à renforcer la symbolique par le lion.

74 La prétention à l’universalité s’exprime, quant à elle, par la revendication de valeurs morales exportables et applicables au reste du monde ou tout au moins dans un environnement géographique le plus large possible.

Fédération sportive bulgare, 1978.

Le sigle disposé en analogie avec les anneaux olympiques, surmonté du lion, inscrit la Bulgarie dans un contexte international. C’est l’affirmation de la reconnaissance de la nation bulgare par le reste du monde.

75 Ainsi, sur le même principe que la France auto-proclamée “le pays des Droits de l’homme”, le pouvoir de Sofia suggère dans les années 1980 une image idéalisée de l’enfance heureuse en Bulgarie, élevée au rang de modèle universel à travers l’assemblée internationale d’enfants “Drapeau de la paix”.

Assemblée internationale d’enfants Drapeau de la paix, Sofia, 1980.

Douzième rencontre de la jeunesse des capitales socialistes, Sofia, 1983.

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Décade pour la création artistique des enfants et adolescents, Sofia, 1984.

Entreprise économique Mladost (jeunesse), habillement et matériel de sport, 1980.

Derrière cette marque, l’État-Parti cherche à montrer sa préoccupation envers la jeunesse.

76 L’universalité se proclame également par l’affirmation forte de l’origine bulgare des caractères cyrilliques (bien que les frères Cyrille et Méthode soient reconnus d’origine grecque) tendant à présenter la nation bulgare comme un pôle culturel essentiel pour les centaines de millions d’humains utilisant cet alphabet.

77 Sous le couvert de la fête des saints Cyrille et Méthode (le 24 mai), le pouvoir va jusqu’à consacrer un Jour de l’Alphabet par une fête nationale, car l’alphabet cyrillique est dans les Balkans une façon de se démarquer des Grecs ou des Turcs et d’utiliser indirectement la religion orthodoxe comme facteur d’unification des Slaves (en opposition à la Turquie majoritairement musulmane) : La mission des frères Cyrille et Méthode en Moravie, au milieu du IXème siècle, avait provoqué chez les Slaves une prise de conscience de leur unité. La création d’un alphabet et d’une langue liturgique, communs à l’ensemble des Slaves du Sud et de l’Est, fut doublée par la mise au point d’une littérature de traduction, qui put être utilisée par tous les Slaves convertis par Byzance.59

78 S’il s’agit alors de revendiquer l’origine de l’alphabétisation d’une partie de l’Europe et de l’Asie, c’est aussi la réaffirmation de liens historiques entre la Bulgarie et la Russie devenue Union soviétique…

La contestation dans les marques

79 Si l’on fait abstraction de tous les projets relégués dans les cartons par la censure, la contestation à travers les marques et logos est observable quasiment dès l’origine du pouvoir communiste.

80 On note par exemple une tendance à chercher à atténuer la propagande par la mise en avant graphique de la production au détriment de la symbolique socialiste ; cette atténuation pouvant par exemple aller jusqu’à l’abandon dans le graphisme de toute référence au nom de la marque lié à l’un des “héros socialistes”.

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Entreprise d’État Dimitar-Blagoev, textile, 1969.

Le graphiste réussit à éclipser le nom du fondateur du Parti communiste bulgare en mettant en avant la symbolique de la production.

Entreprise d’État 9-Septemvri, chaussures, 1969.

L’allusion à la date commémorative du 9 septembre est occultée par la production symbolisée par une paire de chaussures. À l’origine, la propagande du pouvoir vise notamment à faire accepter une vie ascétique au prodit de la “richesse” de la vie spirituelle. Les années ont démontré un appauvrissement de la culture officielle au profit d’une nette augmentation du niveau de vie matérielle des individus... Le trou dans le pied gauche de la chaussure n’est-il pas alors un clin d’oeil du graphiste, la satire d’une certaine misère spirituelle du pouvoir que les faits contredisent ?

81 Mais cette contestation se limite à une attitude plus assimilable à une forme de défense passive qu’à une remise en cause ouverte du système.

82 L’Union des graphistes bulgares brave cependant la censure dans les années 1970, en publiant dans un catalogue professionnel bi-annuel les projets de quelques logos non- retenus pour raison idéologique60…

Night-club de l’hôtel Dobrudja, Albena, 1988.

Cet établissement est officiellement ouvert à touts, mais ses prix excessifs le réservent en fait aux Occidentaux (privilégiés par un taux de change monétaire très favorable). Diffusé uniquement à l’intérieur de l’hôtel, bien peu de Bulgares ont donc l’occasion de découvrir ce logo...

Groupe de rock FSB (Formation Studio Balkanton), 1980.

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83 Mais il faut donc attendre les années 1980 et l’affaiblissement de l’influence du pouvoir communiste pour voir apparaître une contestation de type offensif de la morale socialiste, avec des noms de marques et un graphisme faisant allusion à des normes proscrites par le régime.

84 On voit donc surgir, hors de tout contrôle du pouvoir, des thèmes tels que le luxe, l’érotisme, l’imaginaire ou encore l’exotisme suggérés par la marque de jus de fruits Banan, les parfums Dream (écrit en plus en caractères latins !) ou encore Julia (en référence à Roméo et Juliette).

85 On commence également à créer des logos pour les groupes de rock, les discothèques ou les night-clubs, chose absolument inacceptable par la morale socialiste et inimaginable jusqu’en 1980…

86 Par la reproductibilité et la diffusion de leur expression, les graphistes qui décident dans les années 1980 de passer outre les directives du régime, contribuent donc à exprimer ouvertement l’existence d’une seconde morale dans la société. Ils se font porte-parole de la contestation en mettant à jour certaines contradictions du régime, participant à leur manière à la levée de quelques tabous…

Théâtre du front du travail, Sofia, 1988.

Par sa situation géographique, ce théâtre est plus connu sous le nom officieux de Petit théâtre derrière le canal. Le projet de logo, présenté en 1988, est trop peu adapté au nom officiel du théâtre. Mais il a surtout le defaut, aux yeux des censeurs, de manier, par ses multiples allégories, unr ironie peu appréciée en haut lieu. N’est-ce pas notamment par le canal que l’on évacue certaines eaux sales... dans lesquelles il faut savoir nager ? Le nom de Petit théâtre derrière le canal ainsi que son logo sont cependant officialisé en 1990, la réalité rattrapant la fiction...

De la propagande à la propagande…

87 « Plusieurs propriétés de la marque, comme la structure narrative, sa vocation à produire de la signification et à véhiculer des valeurs, suggèrent que la marque dispose “réellement” d’une capacité à créer des mondes possibles. »61

88 C’est en se fondant sur ce type d’analyse que le pouvoir communiste en Bulgarie a détourné de leurs vocations initiales les marques et les logos afin de les utiliser comme supports et outils de diffusion de son idéologie. Ils sont alors à l’image du pouvoir omnipotent : ils participent à la propagande en se faisant le reflet d’une nouvelle société officielle.

89 Après 1989, l’ouverture vers une économie de marché fait cependant retrouver aux marques et logos leur rôle de propagande commerciale, au risque de créer artificiellement une nouvelle culture de masse. Il apparaît alors que les marques, dans une économie concurrentielle, utilisent souvent les mêmes techniques (notamment la répétition, la présentation d’un monde idéal pour chacun…) en faisant appel aux

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mêmes pulsions chez les individus que la propagande du pouvoir communiste (pulsions combative, parentale, etc.).

90 Contrairement à une vision communément diffusée en Occident, l’époque communiste n’est pas une parenthèse dans l’Histoire des pays de l’est car le temps ne s’est arrêté pour personne.

91 Mais la rupture politique de 1989 a permis, à ceux qui en ont été les sujets, de prendre officiellement leurs distances avec la propagande du pouvoir socialiste. L’étude des œuvres des graphistes amène alors à se poser les questions primordiales de leurs enjeux et donc de l’implication, volontaire ou imposée, de chaque individu dans sa société…

NOTES

1. Schaal (Jean-François), Le Pouvoir, Paris : Ellipses, Paris, 1994, p. 181. 2. Précisons cependant que l’UFD (coalition de plusieurs mouvements politiques bulgares créée en 1990 en opposition au Parti communiste) a finalement rejeté les propositions de Jacques Séguéla, plus empressé de présenter un devis exorbitant que de chercher à comprendre la situation de la Bulgarie. 3. Bongrand (Michel), Le Marketing politique, Paris : Presses universitaires de France, 1993, p. 14. 4. Domenach (Jean-Marie), La Propagande politique, Paris : Presses universitaires de France, 1979, p. 8. 5. Ibid., p. 16. 6. Tchakhotine (Serge), Le Viol des foules par la propagande politique, Paris : Gallimard, 1992, p. 129. 7. Domenach (Jean-Marie), op.cit., p. 17. 8. Machiavel (Niccolo), Le Prince, Paris : Fernand Nathan, 1984, p. 115. 9. Domenach (Jean-Marie), op.cit., p. 5. 10. Driencourt (Jacques), La Propagande, nouvelle force politique, Paris : Librairie Armand Colin, 1950, p. 79. 11. Ibid., p. 1. Il est stupéfiant de constater à quel point l’immense majorité des ouvrages français traitant de la propagande dans l’Europe du XXème siècle ne décelle la manipulation que dans les régimes nazis et communistes, rejetant de fait l’idée que la manipulation à grande échelle puisse toucher les auteurs eux-mêmes. 12. Driencourt (Jacques), op.cit., p. 105. 13. Lénine (Vladimir Ilitch), Que faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement, Paris : Éditions Sociales / Moscou : Éditions du Progrès, 1979, pp. 145-146. 14. Schnitzer (Luda et Jean), Histoire du cinéma soviétique, 1919-1940, Paris : Pygmalion, 1979, p. 13. 15. Domenach (Jean-Marie), op.cit., p. 47. 16. Prenons pour exemples la chanson d’un (Lili Marlene, utilisée dans l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale) ou le portrait d’un dirigeant dans un livre (le portrait de Mao Zedong dans de nombreux ouvrages politiques édités en Chine dans les années 1960-1970). Citons également la conférence de presse du Front de libération nationale de la Corse (FLNC),

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dans la nuit du 11 au 12 janvier 1996 à Tralonca, dont le message résidait apparemment tout autant dans la mise en scène bien étudiée (atmosphère de clandestinité, détermination, cohésion, menace par la participation de centaines de personnes en tenue militaire et équipées de matériel de combat moderne, …) que dans les informations transmises oralement. 17. Date officielle de la prise du pouvoir par les communistes. 18. Arendt (Hannah), Le Système totalitaire, Paris : Seuil, 1972, p. 80. 19. Nietzsche (Friedrich), La Volonté de puissance (tome II), Paris : Gallimard, 1995, p. 234. 20. Volkoff (Vladimir), La Désinformation arme de guerre, Paris : Julliard / L’Âge d’Homme, 1986, p. 245. 21. Schaal (Jean-François), op.cit., p. 166. 22. Notons toutefois l’exceptionnel logo de Bulgarkonserv, ayant étrangement échappé à la règle en 1964 en utilisant la représentation d’une femme. 23. Dimitar Blagoev est le fondateur de l’ancêtre du Parti Communiste Bulgare en 1892. 24. Vassil Kolarov est le compagnon de lutte de Gueorgui Dimitrov. 25. Semprini (Andrea), La Marque, Paris : Presses universitaires de France, 1995, p. 36. 26. Gourevitch (Jean-Paul), La Propagande dans tous ses états, Paris : Flammarion, 1981, p. 70. 27. Orwell (George), 1984, Paris : Gallimard, 1990, pp. 62-63. 28. Fejtö (François), Histoire des démocraties populaires. 2. Après Staline, Paris : Seuil, 1992, p. 206. 29. Tchakhotine (Serge), op.cit., p. 51. 30. Ibid., p. 53. 31. Dollot (Louis), Culture individuelle et culture de masse, Paris : Presses universitaires de France, 1993, p. 80. 32. Huxley (Aldous), Le Meilleur des mondes, Paris : Presses pocket, 1990, p. 248. 33. Reich (Wilhelm), La Psychologie de masse du fascisme, Paris : Payot, 1972, pp. 40-41. 34. Chef de l’État bulgare de 1956 à 1989. 35. Domenach (Jean-Marie), op.cit., p. 89. 36. Un enfant maltraité par ses parents, par exemple, n’abandonne pas pour autant un sentiment d’amour filial. 37. Domenach (Jean-Marie), op.cit., p. 88. 38. Voir à ce sujet les expériences sur l’obéissance menées par Stanley Milgram, aux cours desquelles un individu présenté comme “normal” accepte, sous la direction d’un “moniteur”, de se livrer à la torture par l’électricité sur une autre personne. Stanley Milgram constate entre autres que « le processus d’adaptation de pensée le plus courant chez le sujet obéissant est cet abandon de toute responsabilité personnelle ; il attribue l’entière initiative de ses actes à l’expérimentateur qui représente une autorité légitime. Il ne se voit pas du tout en être humain assumant pleinement sa conduite, mais en instrument aux mains d’une autorité étrangère. » (Milgram (Stanley), Soumission à l’autorité, un point de vue expérimental, Paris : Éditions Calmann- Lévy, 1986, p. 24). 39. Hobbes (Thomas), Léviathan, traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Paris : Éditions Sirey, 1971, p. 166. 40. L’influence grandissante des anarchistes bulgares (dès les années 1920) est ressentie par les staliniens comme un facteur pouvant destabiliser leur pouvoir. On comprend alors pourquoi la FACB est l’une des premières cibles du nouveau régime, même si le pouvoir communiste n’a jamais vraiment réussi à l’éliminer. 41. Les Bulgares parlent au monde, Commission d’aide aux antifascistes de Bulgarie, Paris, 1949, pp. 29-30. 42. Gueorgui Dimitrov est mort le 2 juillet 1949. 43. Ludmila Jivkova, ministre de la Culture, est la fille du chef de l’État. 44. Kadaré (Ismaïl), La Légende des légendes, Paris : Flammarion, 1995, p. 157. 45. Gourevitch (Jean-Paul), op.cit., p. 102.

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46. Tchakhotine (Serge), op.cit., pp. 281-282. 47. Gourevitch (Jean-Paul), op.cit., p. 106. 48. Pravetz est la ville natale de Todor Jivkov alors au pouvoir. 49. Chaîne de montagnes fortement liée aux mouvements nationalistes macédoniens. 50. Lieu de la bataille qui permet aux Russes de traverser le pays pour contribuer à l’indépendance de 1878. 51. Burdeau (Georges), « Nation », in Encyclopædia Universalis, Paris : Encyclopædia Universalis France, 1989, tome 16, p. 5. 52. Sfez (Lucien), La Symbolique politique, Paris : Presses universitaires de France, 1988, p. 85. 53. Girardet (Raoul), « Nation », in Encyclopædia Universalis, Paris : Encyclopædia Universalis France, 1989, tome 16, p. 18. 54. Les citoyens de culture turque représentent environ 10 % de la population de la Bulgarie. 55. Staline (Joseph), Œuvres (tome 3), Paris : Éditions sociales, 1954, p. 58. 56. Kostov (Vladimir), « Bulgarie », in Encyclopædia Universalis (tome 4), Paris : Encyclopædia Universalis France, 1989, p. 648. 57. Burdeau (Georges), art.cit., p. 6. 58. La Dobroudja est une région frontalière avec la Roumanie dont l’appartenance a été maintes fois contestée. 59. Conte (Francis), Les Slaves, aux origines des civilisations d’Europe centrale et orientale, Paris : Albin Michel, 1986, p. 614. 60. Catalogue connu sous le nom de Bulletin de l'Union des peintres bulgares, section Graphisme, Sofia : Éditions Bulgarski houdojnik. 61. Semprini (Andrea), op.cit., p. 75.

RÉSUMÉS

La politique étant un « produit » comparable à une marchandise, les logos ont suivi le même développement que les techniques de propagande politique. Ils font partie intégrante de l’idéologie en vigueur. C’est ce que tente de montrer l’auteur avec l’exemple de la Bulgarie, où ce n’est qu’à la fin des années 80 qu’une contestation s’exprime au moyen de noms de marques et d’un graphisme faisant allusion à des normes proscrites par le régime.

AUTEUR

MARIA TZVETKOVA Diplômée de l'Institut supérieur des beaux-arts de Sofia et de l'École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, Maria Tzvetkova est graphiste professionnelle.

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L’Albanie et la France dans l’entre- deux-guerres : une relation privilégiée ? La présence culturelle française en Albanie, entre mythe et réalité

Guillaume Robert

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article est issu d’un mémoire DEA soutenu à la IVème section de l’EPHE sous la direction du professeur Christian Gut, sous le titre Diplomatie et influence culturelles françaises en Albanie durant l’entre-deux-guerres.

1 Tous les Français qui se rendent en Albanie, tous ceux qui côtoyent des Albanais ont la même expérience : à une époque où il n’est plus de bon ton d’évoquer un improbable rayonnement français, où l’influence culturelle passée ou présente ne peut être qu’impérialisme, ils se voient rappeler que la France a de tout temps entretenu d’étroites relations avec l’Albanie, a fait rayonner sur ce petit pays une forte influence dont les Albanais se réclament encore. Un interlocuteur un peu averti leur évoquera la présence de (héros national du XVème siècle organisateur de la lutte contre les Ottomans) dans la littérature française, ou les relations d’Ali Pacha de Tepelenë avec Napoléon. Mais tous s’enthousiasmeront de la présence française à Korça, ville aujourd’hui à proximité des frontières grecque et macédonienne, le mythique “Petit Paris”.

2 « Soutien des peuples opprimés », « héraut universel de la liberté », aux yeux des Albanais la France a tout naturellement favorisé leur mouvement d’indépendance, notamment au cours de la Première Guerre mondiale. Dans la tourmente d’un conflit qui voit se démembrer le pays, les soldats français de l’Armée d’Orient leur permettent de résister à des voisins envahissants et de fonder un État qui pérennise l’indépendance difficilement acquise en 1912 : la “République de Korça”. De cet événement fondateur naît le lycée de Korça, établissement d’enseignement français, centre prestigieux et

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prospère de la présence française dans le pays pendant l’entre-deux-guerres, origine et preuve tout à la fois d’une francophonie, sinon d’une francophilie albanaise jamais démentie. Même Enver Hoxha, référence encore et toujours incontournable (même si aujourd’hui en négatif), en était issu ainsi que les Albanais le rappellent volontiers.

3 En écoutant ce discours, comment ne pas être convaincu de la forte influence de la France en Albanie, comment ne serait-on pas persuadé que la population albanaise toute entière est véritablement imprégnée par la culture française, bref qu’un lien privilégié existe bel et bien entre les deux pays ? C’est ce que cet article va s’attacher à examiner : cette première impression reflète elle vraiment la réalité ?

4 Depuis l’époque moderne, les Albanais apparaissent effectivement sous la plume de quelques auteurs français. L’influence française dans l’Empire ottoman a aussi touché quelques Albanais de la haute administration ou des mouvements de modernisation et de contestation de l’Empire : la plupart des acteurs de l’affirmation identitaire des Albanais au XIXème siècle étaient francophones. Et pendant une vingtaine d’années ce sont les programmes français d’enseignement du lycée de Korça qui ont formé deux générations d’intellectuels qui seront au coeur de la modernisation du pays.

5 Même pendant cette période de l’entre-deux-guerres, qui semblerait privilégiée de ce point de vue, la francophonie des Albanais, plus particulièrement des élites intellectuelles, l’influence et l’implication de la France en Albanie sont cependant à relativiser.

Le contexte balkanique

6 Tout le raisonnement stratégique français en Europe centrale et orientale repose sur les alliances de revers. Après la Première Guerre mondiale, l’Allemagne est le seul ennemi de la France, mais un ennemi à qui l’on veut faire payer son agression, un ennemi que l’on veut surtout tenir sous contrôle pour l’empêcher de menacer la France une nouvelle fois. Le meilleur moyen de réaliser cet objectif est dans la lignée des modèles stratégiques du XIXème siècle : unencerclement total du pays, un système d’alliances, d’États-clients capables de contenir la poussée allemande hors de ses frontières. La France reproduit le schéma qui lui a toujours réussi, avec l’Empire ottoman contre les Habsbourg, ou la Russie contre le IIème Reich. L’appréhension d’une nouvelle menace est telle que malgré l’élaboration d’une doctrine de sécurité collective, malgré des concessions sur le désarmement, malgré une acceptation de la réintégration de l’Allemagne dans le concert des nations, les alliances de revers font toujours l’objet des plus grands soins et des plus grandes préoccupations de la part de Paris.

7 Les Balkans sont un point stratégique dans ce système. Pour empêcher l’Allemagne de reprendre les ambitions de l’Autriche-Hongrie à son compte, pour l’empêcher donc de chercher à étendre son influence au sud de ses frontières, les Balkans doivent être une zone de stabilité, un bloc anti-allemand. Pour être totalement efficace, la région doit rester entièrement sous contrôle de la France, sans interférence d’autres puissances qui pourraient vouloir y exercer une influence contraire à ses vœux. Pivot de ce système, la Yougoslavie, au sein de la Petite Entente (Yougoslavie, Roumanie, Tchécoslovaquie). Bien que sans contact direct avec l’Allemagne, elle est censée l’empêcher de s’étendre vers ses frontières, en protégeant l'Autriche de l’Anschluss ; fournir une armée aguerrie et combative qui sera un complément de l’armée française comme pendant la Première Guerre mondiale ; et surtout, en cas de conflit, assurer le libre passage du matériel

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militaire et du ravitaillement vers un front potentiel par la route de Salonique : la Yougoslavie est la liaison indispensable entre la France et ses alliés roumains, tchèques et polonais1.

8 Dans ce contexte, le problème principal de la France est l’attitude de l’Italie. Satisfaite de la dislocation de l’Autriche-Hongrie, sa principale rivale du XIXème siècle dans les Balkans, elle voit comme un revers important l’émergence, en décembre 1918, de l’adversaire potentiel qu’est le grand État yougoslave. Une grande part de ses relations extérieures pendant toute la période de l’entre-deux-guerres se résume ainsi à un face à face avec la Yougoslavie. Après l’arrivée des nationalistes au pouvoir à Rome en 1921 (1922 pour Mussolini) et la mise sous contrôle économique et politique de l'Albanie à partir de 1924, l’Italie choisit la confrontation : en 1926, c’est la rupture des relations diplomatiques entre Rome et Belgrade. Mussolini élabore alors une nouvelle stratégie d’encerclement et de démembrement de la Yougoslavie, en s’assurant la coopération de l’Albanie, de la Bulgarie, de la Hongrie, de la Roumanie (dans une moindre mesure), ainsi que le désintéressement de la Grèce et en se rapprochant en 1930 de l’Autriche.

9 Quelques années après le combat commun contre l’Allemagne et l’Autriche, l’Italie a tout pour devenir un adversaire irréductible de la France. Les tentatives de Paris pour rapprocher Rome et Belgrade ayant échoué, les intérêts régionaux français et italiens se révèlent vite diamétralement opposés, et les deux pays entrent en compétition. Définitivement hostile à la Yougoslavie, l’Italie tente de constituer un bloc balkanique sous sa direction et d’élaborer un système stratégique concurrent de la Petite Entente. Mussolini se pose surtout en arbitre de l’Europe centrale : il peut en effet intégrer le système français à qui il apporterait un rempart définitif contre l’Allemagne, ou au contraire proposer ses services à cette dernière et ainsi former un second bloc contre la Petite Entente et le Pacte balkanique (signé le 4 février 1934 entre la Grèce, la Turquie, la Roumanie et la Yougoslavie).

10 Mais là gît la contradiction fondamentale de la diplomatie française, le paradoxe qui résume 15 ans de relations franco-italiennes. Malgré leur antagonisme, malgré l’hostilité des hommes politiques français au fascisme (à l’exception notable de Pierre Laval), la France a besoin de l’Italie et se trouve dans l’incapacité de s’opposer sérieusement à elle. Jusqu’à la fin des années 1930, Français et Italiens ont en effet un objectif identique à long terme : s’opposer à l’Allemagne, et notamment à l’Anschluss. Pendant toute la période qui nous intéresse, la France ne sait donc comment agir envers l’Italie. Face à ses tentatives de déstabilisation de la Yougoslavie, elle ne peut adopter une attitude ferme contre une alliée potentielle à l’échelle européenne. La France doit se résoudre au compromis et toute sa politique balkanique se résume en d’éternelles tentatives de réconciliation entre deux États antagonistes dont elle a un égal besoin.

11 C’est au sein de ce jeu de balancier entre deux alliés que l’Albanie s’insère dans la politique étrangère française. Après la guerre, les Albanais se trouvent dans la même situation qu’au début du siècle. Leur déclaration d’indépendance de novembre 1912, la résolution de la Conférence des ambassadeurs du 29 juillet 1913 qui pose le principe d’un État albanais souverain aux frontières bien délimitées par une commission internationale sont bien oubliées par les uns et les autres, et occultées par le traité de Londres de 1915. L’Albanie est toujours un enjeu disputé entre ses voisins. Le bouleversement des guerres balkaniques, la disparition ou la création d’États ne changent rien à la situation. Après que la Grèce ait retiré ses revendications sur “l’Épire

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du Nord” en 1920, l’Italie et la Yougoslavie se trouvent en compétition pour le contrôle du territoire.

12 Conformément au Traité de Londres, l’Italie réclame le territoire de Vlora, l’île de Sazan et un mandat de protectorat sur l’État albanais indépendant. L’Albanie est la clé de sa stratégie de pénétration dans sa zone d’influence “naturelle” que sont les Balkans : son contrôle lui permettrait de surveiller les débouchés maritimes de la Yougoslavie et de s’ingérer résolument dans les affaires balkaniques. De son côté, la Yougoslavie a tout intérêt à promouvoir une stratégie inverse, à empêcher l’Italie de prendre pied en Albanie lui permettant ainsi d’avoir accès à ses frontières terrestres.

13 Après avoir dû définitivement renoncer au démembrement du pays dont les frontières sont reconnues par la seconde Conférence des ambassadeurs de novembre 1921, chacun des deux protagonistes cherche à gagner les faveurs de son gouvernement en alternant promesses et pressions. Les Albanais savent mettre cette situation à profit et tentent de monnayer financièrement cet intérêt, bien que la mauvaise situation économique et politique de leur pays leur laisse peu de latitude de choix. De 1918 à 1939, l’homme fort du pays, (successivement ministre, président, puis roi) Ahmed Zogu, oscille entre ses deux encombrants voisins au gré de ses besoins et... de ses craintes. Très schématiquement, l’Albanie est sous la coupe de la Yougoslavie de 1922 à 1925, tout en étant plus proche de l’Italie au début de 1924 ; Zog s’oriente ensuite vers cette dernière de 1925 à 1931, pour se rapprocher de Belgrade jusqu’en 1934-1935, et se tourner définitivement vers Rome après cette date. Il est ainsi évident que pendant toute la période de l’entre-deux-guerres, l’Albanie est une des principales pommes de discordes entre l’Italie et la Yougoslavie au sein de leur très lourd contentieux.

La France et l’Albanie

14 À ce titre, la France se doit de s’intéresser aux affaires albanaises. L’Albanie a pourtant bien peu d’importance en elle-même. Il ressort des archives de la Correspondance politique et commerciale du ministère des Affaires étrangères 2 que l’administration financière et économique française ne voit aucun intérêt à des relations commerciales avec ce pays. Dans l’immédiat après-guerre, d’âpres négociations se sont engagées pour réserver à des entrepreneurs français l’exploitation de champs de pétrole, de forêts ou la construction des infrastructures nécessaires. Mais si la volonté politique du ministère est certaine, les services économiques sont opposés à fournir les mêmes efforts que les Italiens ou les Britanniques pour remporter ces marchés. Plus généralement, comme pour toute l’Europe centrale, l’économie nationale de la France est incompatible avec l’économie albanaise : la France est en surproduction pour tous les produits exportés par l’Albanie, en particulier le bétail, les céréales, l’ensemble des produits agricoles. Trop pauvre, le pays n’est en outre pas solvable. La présence économique des Français est donc pratiquement inexistante. Par manque de volonté face aux efforts de leurs concurrents européens ils perdent tous leurs marchés, bientôt contrôlés par les Italiens. En 1934 un nord-Américain cite dans son ouvrage, The Unconquered Albania3, des chiffres révélateurs de la part de la France dans le commerce extérieur de l’Albanie : l’Italie absorbe 40 % des exportations albanaises, les États-Unis et la Yougoslavie 10 % chacun, la Tchécoslovaquie et la Grande Bretagne 7 %, la Roumanie 5 %. La France n’est pas citée dans la liste.

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15 L’utilité d’une intégration de l’Albanie dans le système des alliances de revers est douteuse. Au contraire de la Yougoslavie et de la Roumanie qui sont des puissances régionales à part entière capables de subvenir à leurs besoins, l’Albanie est pauvre et sous-développée, son État manque de structure et de stabilité, son armée est peu efficace et sans armement. L’Italie s’y est certes implantée pour l’utiliser comme base balkanique, mais son exploitation passe par une quasi occupation militaire, par sa transformation en base stratégique, par l’annihilation de toute capacité à se gérer de manière autonome.

16 Le Quai d’Orsay se sent pourtant obligé de s’impliquer en Albanie. À défaut de l’inclure dans un système stratégique, le ministère des Affaires étrangères souhaite éviter qu’elle soit un motif d’affrontement entre Italiens et Yougoslaves, ou la cause d’incidents diplomatiques entre la France et ses alliés. La stratégie suivie par tous les ministres des Affaires étrangères qui se succèdent de 1918 à 1939 est parfaitement expliquée par une note de la sous-direction Europe du ministère des Affaires étrangères rédigée à l’occasion d’un entretien du ministre Louis Barthou (février à octobre 1934) avec le ministre des Affaires étrangères yougoslave : « la question capitale [est] la réconciliation italo-yougoslave qui permettrait, d’une part, la conclusion du pacte tripartite [entre la France, l’Italie et la Yougoslavie] et, de l’autre, la coopération de l’Italie au système pacifique qui va maintenant de Prague à Ankara et dont les deux pivots sont la Petite Entente et l’Entente balkanique »4. Il s’agit donc de neutraliser l’Albanie. Les solutions envisagées sont nombreuses, variant selon les ministres en place ou pouvant parfois coexister.

17 Dans les années 1919 et 1920, engagée par le traité de Londres vis-à-vis de l’Italie, voulant favoriser la nouvelle Yougoslavie créée en partie par ses soins, et philhellène depuis toujours, la France, avec la Grande Bretagne, commence par prôner le démembrement du pays entre ses trois voisins. Il faut l’intervention pressante du président américain Wilson pour que les frontières définies en 1913 soient respectées. Si l’attitude officielle paraît établie en février 1920 en faveur de l’État albanais d’avant guerre, Paris cherche toujours à satisfaire ses alliés de la guerre, dont la Yougoslavie : le 11 mai 1920, quand les Alliés évacuent Shkodra (aussitôt occupée par une petite troupe albanaise conduite par Zog) le général français de Fourtou, laisse les Serbes s’installer sur les lignes de défense de la Bojana et du Tarabosh qui surplombent la ville5.

18 À l’opposé de cette option, un contrôle français du pays est à peine évoqué. Une réelle indépendance de l'Albanie avec l’assistance de la France pourrait cependant couper court à toutes les ambitions régionales. Zog ne manque d’ailleurs pas de le rappeler aux ambassadeurs français à Tirana. Toujours dépendant de l’Italie pour son budget, il ne cesse de solliciter de l’ensemble de la communauté internationale une aide financière qui pourrait lui permettre de s’émanciper du contrôle croissant de Rome. Comme le rapporte l’ambassadeur Degrand en 1934, il compte en grande partie sur la France pour faire une politique d’aide aux petites nations6. Il espère ainsi pouvoir intégrer le Pacte balkanique promu au début des années 1930 par la France pour garantir les frontières balkaniques de toute révision inspirée par Rome. À toutes ces demandes, la réponse française est invariablement négative.

19 Le ton est donné dès 1921 au cours d’un entretien entre l’ambassadeur français à Rome et Justin Godart, homme politique de retour d’une visite en Albanie que les autorités françaises ont voulu officieuse. Le premier explique : « si, répondant à l’appel de l’Albanie, nous nous mettions trop en avant, la secondions politiquement, lui

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fournissions les cadres de son administration, y développions une activité économique, nous risquerions d’éveiller les susceptibilités des Italiens et des Serbes, c’est-à-dire de deux de nos alliés »7. La position de la France est la même dans les années 1930 : tout en reconnaissant que « le gouvernement albanais est aux prises avec de sérieuses difficultés financières, mais répugne à sacrifier ses velléités d’indépendance à l’obtention d’un nouvel appui financier de l’Italie », la sous-direction Europe du ministère des Affaires étrangères affirme « [qu’] il ne saurait être question pour le gouvernement français d’intervenir directement dans une affaire qui touche à l’un des points les plus sensibles de la politique italienne. Pour la même raison, si un emprunt devait être consenti au gouvernement albanais par un groupe privé, ce groupe devrait être international et non spécifiquement français »8. Même l’ambassadeur Degrand, qui insiste à de nombreuses reprises auprès du gouvernement afin que celui-ci soutienne l’Albanie dans son combat, « estime que la Petite Entente, et à plus forte raison la France, ne pourrait lui [Zog] venir en aide que s’il arrivait à se dégager d’une manière définitive, et si le cabinet de Rome acceptait publiquement le fait accompli »9.

20 De fait, le ministre Paul-Boncour résume très bien la situation dans une allocution au Sénat rapportée par son ambassadeur à Rome : « Rien contre l’Italie, rien sans elle »10. Par force, la solution finalement retenue de facto pour limiter l’affrontement italo- yougoslave est de laisser l’Albanie sous domination italienne. Les quelques inquiétudes quant au ressentiment que pourrait avoir la Yougoslavie vis-à-vis de la France sont vite oubliées face au danger que ferait courir une alliance italo-germanique à l’édifice stratégique français. Le ministre Edouard Herriot (juin à décembre 1932) écrit ainsi : « comme voisine de l’Italie, la France est la première intéressée à ce que rien ne vienne fournir un aliment au nationalisme italien et aux susceptibilités du gouvernement fasciste. [Il recommande au gouvernement américain d’] user de son influence sur le gouvernement de Belgrade pour le maintenir dans une politique de prudence et de modération dont [le gouvernement français] ne cesse de donner lui-même l’exemple »11. Cette politique se comprend si l’on considère la différence des relations franco-italiennes et franco-yougoslaves. Mussolini se place toujours en position de force par rapport à la France. La Yougoslavie est au contraire toujours en position de dépendance, ou considérée, parfois à tort, comme telle : Paris a ainsi la possibilité d’exercer des pressions sur Belgrade afin de l’amener à restreindre ses ambitions en Albanie. Mais quand l’heure est au rapprochement franco-italien, par exemple sous le gouvernement de Pierre Laval (octobre 1934-janvier 1936) qui conclut une alliance avec Rome par les accords du même nom, la position de l’Albanie n’est même plus considérée.

21 La France n’est cependant pas a priori défavorable à l’indépendance de l’Albanie. À l’heure des choix, ce n’est certes pas une priorité, mais certains indices laissent penser que la France ne se satisfait pas de son état d’impuissance face aux prétentions italiennes ou yougoslaves, et qu’elle ne veut pas, à long terme, d’une Albanie éternel enjeu, d’une Albanie soumise à toutes les ambitions, d’une Albanie base territoriale de l’Italie dans la zone sensible des Balkans. Les voyages successifs de Justin Godart de 1921 à 1923 sont révélateurs à la fois d’une certaine ambition en Albanie et de l’indécision de Paris quant à la stratégie à suivre : tout en écrivant aux postes diplomatiques concernés qu’ » il est entendu avec lui que son voyage n’a aucun objet politique »12, il est fortement envisagé de lui accorder un passeport diplomatique (ainsi qu’à d’Estournelle de Constant, sénateur, ancien diplomate et prix Nobel de la paix, qui doit l’accompagner en 1921)13, et dans une de ses lettres, le Chargé d’affaires à Shkodra,

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Jean Beguin-Billecocq parle du voyage de 1921 en terme de “mission”. La France étudie clairement les possibilités qu’offrent l'Albanie et s’interrogent sur le soutien à lui apporter au vu des espoirs qu’elle place en la Yougoslavie et de sa crainte de l’Italie.

22 Dans un ouvrage suivant son second passage au ministère des Affaires étrangères14, c’est au tour d’Edouard Herriot d’évoquer d’une phrase les tentatives d’émancipation de Zog, au sein d’un discours général hostile à l’Italie mussolinienne. Puis c’est Joseph Paul-Boncour qui s’efforce d’obtenir le désintéressement territorial de l’Italie dans l’Adriatique. Le désir de voir l’Albanie se détacher de Rome pourrait n’être tout au plus qu’un vague désir non concrétisé, mais en 1933 le ministère tente aussi d’éviter la dénonciation de la convention commerciale conclue en 1929 et même d’obtenir des taxes douanières plus favorables à l’exportation de produits français15. En opposition aux services économiques, le Quai d’Orsay considère dans cette affaire la logique politique au détriment de l’intérêt financier (quasiment inexistant) d’une telle démarche : il est important d’établir par des échanges économiques, même à perte, un lien supplémentaire avec l’Albanie, moyen de lutter contre le monopole italien.

La présence culturelle française

23 La présence culturelle française en Albanie s’inscrit dans cette idée que l’on voit subsister de manière à peu près permanente au Quai d’Orsay : au-delà des nécessités conjoncturelles, au-delà des options qui peuvent différer d’un gouvernement à l’autre, une Albanie indépendante capable de résister aux pressions extérieures serait un idéal.

24 Ni la possibilité, ni une véritable volonté de s’engager dans une action diplomatique en ce sens n’étant présente, l’Albanie semble pourtant condamnée à rester dans une éternelle situation de dépendance. La France est cependant coutumière de l’utilisation de son rayonnement culturel comme instrument de politique extérieure.

25 Le “génie légendaire” de la France célébré par Georges Duhamel est une idée commune dans l’entre-deux-guerres. On ne parle plus de supériorité de la culture française (les autres ne sont plus niées, à l’image de celles des peuples colonisés à qui sont reconnus certains mérites) mais d’un particularisme qui s’en rapproche. Lorsque Paul Valéry souhaite dresser un tableau de l’oeuvre spirituelle de la France, c’est-à-dire de ses arts et de sa production intellectuelle, il lui est naturel d’» envisager la France dans la constitution du capital de l’esprit humain »16. Elle a en effet un apostolat à exercer dans le monde : elle a pour mission de répandre l’idéal de la Révolution, et de former l’Humanité. Un député auteur d’un rapport sur la « défense et l’illustration de la France », Ernest Pezet, parle même de « primauté bienfaisante pour elle, mais aussi pour le monde à pacifier »17.

26 Ce messianisme généreux n’est pas innocent. Très tôt, hommes politiques ou intellectuels conçoivent de l’exploiter pour la défense du pays, pour les intérêts matériels et même idéologiques de l’État. En 1920, le rapporteur du budget à la Chambre des députés explique le sens de la création du Service des Œuvres Françaises à l’Etranger (désigné ensuite sous son sigle SOFE) le 15 janvier : Nos lettres, nos arts, notre civilisation industrielle, nos idées ont exercé de tout temps un puissant attrait sur les nations étrangères. Nos universités, nos écoles à l’étranger sont de véritables foyers de propagande en faveur de la France. Elles constituent une arme aux mains de nos pouvoirs publics. C’est pourquoi le ministère des Affaires étrangères et ses agents de l’extérieur doivent contrôler et

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diriger les initiatives, inspirer et favoriser à tout prix la pénétration intellectuelle française, avec la conviction qu’elle est une des formes les plus sûrement efficaces de notre action à l’étranger18.

27 Grâce à la propagation de sa culture, la France prend part au jeu mondial des influences en menant une politique permanente de la présence. Selon le mot d’Henry de Jouvenel, il s’agit d’exercer une « diplomatie de l’opinion publique »19 capable de créer des relations profondes et durables entre la France et les peuples du monde. In fine, les liens culturels participent à l’établissement d’échanges économiques ou d’alliances politiques, tout en gardant leur autonomie : la clientélisation intellectuelle des élites, la création du mythe d’une France-référence incontournable respectée sont en eux- mêmes générateurs de puissance.

28 Ces principes sont à l’ œuvre en Albanie. En partie certainement par simple automatisme : la France a autant une politique culturelle par conscience de l’importance de son message, par messianisme, que par la recherche d’intérêts et de résultats. Mais l’essentiel n’est pas là. Pour Degrand, l’objectif de la présence culturelle française est clair : former « un boulevard contre l’emprise italienne »20. Il s’adresse au SOFE quand il écrit : « je ne cherche pas à remplacer nos amis italiens, mais les Albanais ont une tendance à se détacher d’eux et je crois que [...] nous devons les pousser dans leurs velléités d’indépendance »21. Cette véritable profession de foi se traduit par une grande obstination dans son combat contre l’implantation italienne.

29 Depuis les débuts de la vassalisation de l’Albanie à l’Italie, Rome poursuit avec une grande constance le projet d’évincer du pays la France et toutes les puissances dont la présence pourrait être un frein à sa propre emprise sur les Albanais. Non contente de contrôler leur armée, leur budget et la presque totalité de leur commerce, ou de leur imposer des colons italiens (autour de Durrës), elle veut aussi contrôler leur esprit afin d’annihiler toute volonté de refuser le protectorat italien et de se tourner vers d’autres alliés. Toute autre présence intellectuelle est ainsi combattue alors que la culture italienne est promue. Parallèlement aux pressions pour éliminer les Français de l’enseignement albanais, par exemple, les Italiens distribuent gratuitement d’énormes quantités de livres italiens dans les établissements, multiplient les bourses d’études ou organisent des cours de langue et de culture italiennes par le biais de l’association “Dante Alighieri”.

30 Tous les diplomates français à Tirana s’inquiètent des succès que remportent les Italiens et du recul de la présence française. Leurs dépêches au SOFE témoignent de leur acharnement à défendre leurs positions, par d’incessantes démarches auprès des autorités albanaises qui cèdent aux pressions italiennes ou par de fréquentes injonctions alarmistes à leurs supérieurs parisiens qu’ils enjoignent de faire un geste significatif en faveur des Œuvres. Le renoncement constaté dans la sphère politique n’est pas de mise ici : le ton est plutôt combatif et résolu. Les Français semblent prêts à tout pour conserver une présence culturelle : pressions sur le gouvernement albanais, mais aussi compromissions... De nombreuses dépêches de la période 1930-1934 montrent que tout l’édifice de la diplomatie française peut être au service de la conservation de l’influence culturelle : confrontés à l’arrivée au pouvoir de ministres nationalistes ou pro-italiens qui multiplient les tentatives de diminution du nombre des professeurs français dans les établissements albanais, ou les licenciements d’employés français nommés à des postes d’assistance technique, les diplomates, avec l’accord de

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Paris, ne se privent pas de menacer les Albanais de rupture des relations commerciales, de perte des quelques avantages qu’ils auraient pu obtenir de la part de la France, etc.

31 Les compromissions sont plus surprenantes, si l’on considère l’idéologie de l’époque. Le souci de se concilier le pouvoir peut amener les acteurs français jusqu’à l’abdication de la spécificité du message que tous déclarent être attachés à transmettre. Ils donnent ainsi satisfaction à Zog qui demandait pour le lycée de Korça « des professeurs nettement nationalistes et d’idées conservatrices »22, en nommant en 1934 un royaliste, Xavier de Courville, qui deviendra par la suite directeur technique de l’établissement. Une fois en poste, de Courville recommande aux services du ministère des Affaires étrangères d’éviter les ouvrages sur la Révolution française dans les envois pour la distribution des prix en fin d’année, pour, dit-il, éviter de heurter la sensibilité des autorités albanaises23. D’après les quelques listes d’ouvrages envoyés qui se trouvent dans les archives, il semble que Paris ait respecté ce désir. Une des bases du mythe de la France patrie des libertés et des droits de l’Homme, justifié par cette Révolution, se trouve ainsi étrangement passée sous silence.

32 Les exemples pourraient être multipliés, mais ceux-ci prouvent suffisamment la ferme volonté des diplomates français de conserver, sinon développer, l’influence culturelle française en Albanie. Certes, il faut bien apporter des nuances à cette impression générale et distinguer des différences d’attitude entre les actions des différents diplomates. Le baron Degrand est indéniablement le plus actif. En contact avec l’Albanie depuis un premier séjour comme secrétaire du poste consulaire de Durrës en 1914, il semble l’apprécier et vouloir lui apporter le soutien de la France. Les conditions lui sont favorables : il est ambassadeur de décembre 1929 à août 1934, à une période délicate marquée par les tentatives de Zog de secouer le joug italien et de chercher de nouveaux appuis internationaux. Les archives montrent qu’il ne se lasse pas de plaider sa cause auprès de Paris. Enfin, ses cinq ans en poste lui permettent de mener une action de longue haleine.

33 Ses deux prédécesseurs (Jean Béguin-Billecocq, mai 1922-décembre 1926, le premier diplomates depuis la fin de la guerre, et le baron de Vaux, décembre 1926 - décembre 1929) ont laissé trop peu de traces dans les archives du SOFE pour pouvoir juger de leur action culturelle. Les rares documents retrouvés montrent cependant le même souci de présence française. Son successeur immédiat (Marcel Ray, août 1934 - août 1935) est par contre assez inactif. En poste pendant une seule année sous les ministres Barthou et Laval, il est plutôt incité à l’attentisme et ses initiatives semblent dénuées de toute volonté personnelle. Le vice-consul René Lescuyer (nommé en novembre 1933, pour plus de cinq ans) est, lui, un soutien permanent de l’influence française, garant d’une certaine continuité du projet par delà les changements d’ambassadeurs. C’est le dernier, Louis Mercier (août 1935 - 13 septembre 1939, date de la fermeture de la légation) qui reflète peut-être le mieux l’attitude moyenne des diplomates. Le temps des grandes remises en question du gouvernement albanais étant passé, son activisme est plus feutré et moins spectaculaire, mais face à une Italie dont la position prépondérante ne semble pas pouvoir être remise en question, après 1934, confronté à la présence croissante de l’Allemagne, il n’est pas question de céder et d’abandonner le lycée de Korça toujours en sursis.

34 L’administration centrale participe bien aux actions des diplomates à Tirana, mais en freinant tellement leurs initiatives que l’on peut se demander dans quelle proportion elle soutient leur action.

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35 Si l’opposition aux actes politiques de l’Italie et à sa mainmise économique est inexistante, elle est féroce sur le plan intellectuel : comme pour les diplomates, il n’est pas acceptable pour Paris que la présence française recule. Le SOFE ne semble pas avoir une action réellement initiatrice, mais paraît cependant suivre et soutenir les initiatives de ses diplomates. Il est actif dans ses démarches pour faciliter l’accueil des étudiants albanais, il encourage et approuve les actions et la résistance de ses agents (il approuve par exemple la suggestion de Degrand de prendre en charge une partie des traitements des professeurs de Korça24), il se félicite des bonnes dispositions des élites albanaises envers la culture française quand elle est exprimée, et donne instruction à ses diplomates d’exercer des pressions sur les autorités albanaises. Et les promesses de crédits ne manquent pas.

36 Mais les actes du Quai d’Orsay sont quelque peu en contradiction avec son discours : il est vrai que les contraintes budgétaires sont fortes, mais l’Albanie n’est toujours pas une priorité, au moins du point de vue financier. Ses initiatives sont conséquentes tant qu’elles ne nécessitent que des discours ou des actes diplomatiques : quand arrive la question d’une aide financière, le ministère et l’ensemble du gouvernement s’engagent peu. Les interventions françaises sont en fait vite limitées. Dans certains secteurs de la présence culturelle, l’absence d’actes ou leur lenteur, même quand les appels des diplomates ou des Français sur place sont pressants, confinent à l’indifférence. La disproportion est considérable entre le danger qui est signalé et l’inaction de facto de l’administration centrale.

Le lycée de Korça

37 Le lycée de Korça en est l’exemple le plus flagrant. Officiellement liceu kombëtar (lycée national), il est appelé par les Albanais liceu i Korçës (lycée de Korça), et par les Français lycée français de Korça. Cette diversité d’appellation reflète bien le flou de son statut et la différence de perception que peuvent en avoir la population, le gouvernement albanais ou les Français. Son histoire est en effet mouvementée. Créé en 1917, durant la Première Guerre mondiale, par le Conseil d’administration du territoire de Korça, la plus haute instance administrative du territoire de Korça délimité par le protocole signé le 10 décembre 1916 entre la population albanaise et le commandement local de l’Armée française d’Orient, il s’inscrit dans une stratégie d’“affirmation nationale” des Albanais par l’établissement de structures proprement albanaises et laïques. Dans ce cadre, les Français contribuent à créer 200 écoles élémentaires albanaises, mais aident surtout à faire naître le premier lycée entièrement albanais ouvert à toutes les confessions.

38 Selon Jacques Bourcart, un géologue de l’Armée d’Orient qui vécut à Korça pendant les années d’occupation française25, leur position est pourtant délicate : il affirme que Paris interdit l’ouverture d’un lycée français pour ne pas heurter ses alliés grecs vénizélistes qui revendiquent des droits sur la région. L’établissement est cependant ouvert par les Albanais. Mais alors que ce premier témoin se tait sur les modalités de cette création, dans le journal du lycée paru en 193626, son directeur technique du moment, Xavier de Courville, tout en reconnaissant que la France n’osait autoriser l’ouverture du lycée, écrit qu’un professeur de Salonique, Vital Gerson, vint prendre sa direction et celle d’une petite équipe de trois professeurs albanais, à laquelle se joignit un officier français pour donner quelques notions de culture française. S’il est établi que les

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troupes françaises aient pris quelques latitudes avec les ordres formels de Paris, il paraît pour le moins étrange que le lycée français de Salonique ait envoyé un professeur en Albanie sans que Paris lui ait donné son accord. La lumière est encore à faire sur cet épisode.

39 Quoiqu’il en soit, cet établissement va continuer de fonctionner sans interruption durant tout l'entre-deux-guerres, jusqu’en 1942, même après le départ forcé des Français en 1939 après l’invasion du pays par les troupes italiennes. Il accueille jusqu’à 700 élèves de 12 à 20 ans répartis en neuf classes, de la huitième à la terminale, plus un an de préparation aux grandes écoles. Les élèves proviennent surtout de la région de Korça, mais aussi de l’ensemble du territoire albanais grâce à un internat et, selon Vedat Kokona (élève puis professeur du lycée, et traducteur de français par la suite), à des bourses du gouvernement albanais. Son enseignement est fidèlement calqué sur les programmes français grâce aux livres de l’éducation nationale française et aux professeurs français qui constituent la totalité, puis la majorité du corps enseignant. Seules les deux premières classes sont assurées en albanais, le temps pour les élèves d’apprendre le français afin de pouvoir suivre les cours dans cette langue le reste de leur scolarité. À partir de la sixième, la langue albanaise n’occupe en effet que deux à trois heures par semaine dans un cours général sur l’histoire, la géographie et la littérature de l’Albanie. C’est la France, la culture française, la “grandeur de la France” qui dominent l’enseignement. Le garant de “l’orthodoxie” est le directeur technique français : la supervision administrative est assurée par un représentant du ministère albanais de l’Instruction publique, mais toute latitude est laissée aux Français de définir les programmes. La contrepartie à cette restriction de la souveraineté albanaise (qui ne va pas sans heurt) est l’équivalence au baccalauréat accordée en 1927 par Edouard Herriot, ministre de l’Instruction publique, au diplôme de fin d’étude du lycée qui donne ainsi accès aux universités françaises.

40 L’implication des Français dans l’enseignement est un gage de sa qualité, aux yeux des Albanais eux-mêmes, qui en fait « le principal établissement d’enseignement secondaire de ce pays » d’après une note de la section des écoles du SOFE au ministre des Affaires étrangères en 193327. À ce titre, il est considéré par Marcel Ray comme « le centre unique de notre influence en Albanie »28, ou, pour être plus objectif et moins pessimiste, le centre principal. Mais si le SOFE encourage les diplomates à combattre les tentatives de nationalisation, ou de réduction du nombre des professeurs français au bénéfice des Albanais, le lycée est négligé dans les faits. Selon le chargé d’affaires de la légation, « rien ou presque n’a été fait par la France pour ce lycée qui pourtant, contrairement à la plupart des établissements français de l’étranger, se trouvait entièrement à la charge du gouvernement albanais »29. Louis Mercier renchérit en rappelant que « l’État français ne contribue d’aucune manière au traitement des professeurs »30. Un des directeurs techniques en tire les conséquences en signalant en 1931 que pour les Albanais, autant pour l’administration que pour la population de Korça, « une telle indifférence de la part du gouvernement français a été interprétée comme signifiant le peu d’intérêt que la France portait à conserver ce qui lui restait d’influence en Albanie »31.

41 Toute l’action de la France est à l’image du lycée : en demi-teinte, faite de bonne volonté déclarée mais avortée, d’actions initiées mais interrompues car sans moyen. La France a une présence quantitativement développée, eu égard à l’importance toute relative de l’Albanie pour sa politique extérieure, à la taille et au développement

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culturel d’un pays aux structures étatiques, sociales et intellectuelles encore en gestation. Mais peu suivi et peu soutenu, le dispositif culturel ou de coopération technique perd de son efficacité au point de voir son existence même compromise. C’est ce qui se passe par exemple en 1930, lorsque face à la lenteur du remplacement d’un professeur à Korça (plus d’un an), le gouvernement albanais menace de nommer un professeur albanais à sa place, au risque d’ouvrir ainsi une brèche dans le monopole français.

42 Le phénomène touche tout le dispositif. Selon une tradition bien établie qui fait, d’après les acteurs de l’époque, de l’enseignement général le domaine d’excellence de la France à travers le monde, on cherche à étendre le succès du lycée de Korça aux lycées nationaux. Quelques lycées albanais (Shkodra, Tirana, l’École normale d’Elbasan, peut- être Vlora) accueillent un professeur de langue française qui fait de son enseignement un vecteur de la culture française. Mais ces efforts sont parfois réduits à néant par l’absence d’envois de livres scolaires que les élèves ne peuvent acquérir tandis que les professeurs d’italien bénéficient des largesses de Mussolini. La situation est identique pour les bourses d’études : le gouvernement français n’en accorde qu’une ou deux par an, face à l’Italie qui les multiplie et qui refuse d’accueillir les étudiants ayant suivi les cours de français. Au lieu de créer une classe de futurs dirigeants attachés à la France, celle-ci prend là le risque de « former une population de déclassés et d’aigris »32, selon le mot de Degrand. L’ensemble de la population est visée par la distribution de livres et de revues aux bibliothèques municipales ou mis à disposition dans les lieux fréquentés par les différentes classes sociales (mairies, Tennis club de Tirana, dispensaires), mais avant l’offensive du Front populaire dans cette direction, tous se plaignent de la rareté des envois (à titre d’exemple, en 1931 le lycée de Korça aurait reçu l’équivalent de 500 francs de livres depuis sa création).

43 À côté de cet apport culturel, la France bénéficie du prestige de personnages comme Justin Godart ou l’archéologue Léon Rey considéré comme un « travailleur infatigable et un albanophile ardent » par le journal albanais Besa33. Avec ce dernier se dessinent les prémices d’une coopération intellectuelle entre les deux pays. Ayant obtenu le monopole des fouilles dans les préfectures de Shkodra, Durrës et Berat en 1923, il se consacre au site d’Apollonia pendant 16 ans et forme le premier archéologue albanais. L’aide technique est aussi présente à travers l’Institut Pasteur de Tirana créé en 1924 et une école d’infirmières de la Croix rouge française créée en 1926, que Paris semble chichement financer, sans que ni l’un ni l’autre ne soient à son initiative.

44 Sûrs de l’influence de la France qu’ils considèrent établie par son message universel et son statut mondial de nation-phare intellectuelle, tous les gouvernements et les administrations successifs négligent souvent les actions quotidiennes, les actions de proximité. L’Albanie ne déroge pas à la règle. Mais bien qu’elle soit quelque peu délaissée sur le plan financier, la multiplication des liens entre les deux pays montre que Paris ne tient pas à voir la France se laisser distancer par les autres puissances, à perdre le prestige et la reconnaissance des Albanais qui iront inévitablement à l’Italie, à la Grèce, à la Yougoslavie qui fournissent contributions financières et matérielles. En règle générale, et à des degrés divers, le ministère des Affaires étrangères et les différents gouvernements jugent ne pas pouvoir se permettre de laisser l’Albanie sous la coupe exclusive de ses voisins. N’ayant pas politiquement la possibilité d’écarter l’Italie, ils se contentent de ne pas laisser les Albanais sous sa totale emprise

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intellectuelle, culturelle et spirituelle, en espérant qu’ils auront la volonté, sinon la possibilité, de s’émanciper de leur propre initiative et par leurs propres moyens.

La France en Albanie, une influence effective

45 L’influence française en Albanie est bien réelle. Il est difficile de savoir dans quelle mesure le succès appartient à la politique culturelle suivie par Paris, si grande est la place effectivement occupée, à la période qui nous intéresse, par un prestige intemporel de la France qui ne doit peut-être rien aux actions concrètes de l’instant. Les voyageurs ayant parcouru l'Albanie dans l'entre-deux-guerres ou les Albanais eux- mêmes le rapportent dans de nombreux témoignages : un mythe naît du souvenir de la participation de la France à certains des événements les plus importants de l’histoire albanaise. Peu importe la réalité des faits, les Albanais veulent se souvenir des relations de Napoléon avec Ali pacha de Tepelene et de son régiment albanais, du “soutien” de la France à la reconnaissance internationale du pays après la Première Guerre mondiale, de l’acquittement à Paris d’Avni Rustemi, l’assassin d’Essad pacha en 1920, etc., qui créent l’image d’une France généreuse, amie et soutien de l’Albanie.

46 L’événement le plus marquant se rattache encore une fois à Korça. Placé entre les armées grecques et austro-hongroises au cours de la Première Guerre mondiale, le territoire de Korça est occupé par l’Armée française d’Orient qui instaure par le protocole du 10 décembre 1916 une administration albanaise autonome, seul moyen de se concilier la population et de garantir la sécurité de la place. Dès le mois de mars 1917, les autorités albanaises profitent de leur pouvoir d’initiative pour transformer le territoire autonome en République albanaise de Korça indépendante. Malgré l’abrogation du protocole en février 1918, malgré l’exécution pour trahison d’un des principaux personnages de la ville, Themistokli Gërmenji, par l’auto-administration qu’elle a concédée aux Albanais, la France reste celle qui a permis la perpétuation symbolique d’un État albanais et a prouvé au monde extérieur qu’ils étaient capables d’auto-gouvernement.

47 Plus qu’un attachement à l’image de la France, l’influence se traduit aussi par la pénétration de la culture française au sein de la vie intellectuelle et culturelle albanaise. Si les élites parlent le français, il semble que le polyglotisme soit la règle. Parmi toutes les langues parlées dans le pays, le français fait peut-être exception par le fait que, non soutenu par une présence politique ou économique constante (comme l’italien, l’allemand ou le grec), sa pratique est uniquement basée sur l’aura de la France dans le pays, sans exclure, naturellement, l’impact de son statut de langue internationale de la diplomatie et de la culture. L’impact de l’enseignement français est aussi certainement en cause. À sa création, le lycée de Korça est le premier établissement secondaire où l’enseignement soit délivré en albanais et qui ne soit pas confessionnel. Il est le seul jusqu’en octobre 1922, à la création du premier gymnase d’État à Shkodra. Malgré la multiplication des établissements, le lycée de Korça voit croître ses effectifs, de 50 à plus de 700 : ses élèves viennent de toute l’Albanie et les grandes familles du pays y placent leurs fils, à commencer par Zog qui y fait entrer ses deux neveux après les avoir retirés d’un établissement suisse. L’examen des chiffres d’un annuaire statistique paru en 1928 confirme les témoignages34 : le lycée français de Korça (ainsi que celui de Gjirokastër ouvert de 1923 à 1928) attire plus d’élèves que ne le font les autres établissements. À côté de l’enseignement français se développent des

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écoles techniques italiennes et américaines, mais la formation des élites est laissée à Korça, considéré comme “l’université du pays”. Et de fait, 80 % de ses élèves entrent dans la haute ou la moyenne administration : l’impact de la culture française est donc bien réel, jusqu’au sein de la structure étatique.

48 Entité politique récente, l’Albanie n’a pas de vie culturelle très développée avant la Seconde Guerre mondiale (à l’exception de Shkodër). Le manque de moyens financiers, et peut-être aussi la faiblesse numérique de l’élite culturelle, ne permettent pas l’existence d’un réseau important de théâtres, cinémas, imprimeries, bibliothèques, orchestres, malgré les réels efforts en ce sens de l’État et de quelques associations de promotion de la culture. Les possibilités de diffusion de la culture française sont donc déjà limitées. Le fait que le département étranger des éditions Hachette s’engage en Albanie et y prenne un représentant (la librairie Argus, l’une des deux qui reçoivent des ouvrages en français), alors que les maisons d’édition n’étaient pas réputées, à l’époque, et selon les réflexions des services culturels, pour leur courage commercial, prouve pourtant clairement que le marché du livre et de la revue français y est intéressant.

49 En ce qui concerne le plan intellectuel, il faudrait attentivement étudier toute la presse albanaise de l’époque pour savoir avec précision quelle était l’influence intellectuelle française sur les débats d’idées que connaissait l’Albanie. Mais il est d’ores et déjà connu qu’au moins un des courants intellectuels qui s’interrogent sur la modernisation de l'Albanie et du pouvoir politique se base sur les théories de penseurs français : le positivisme d’Auguste Comte, mais aussi Ernest Renan, sont les références du “neoshqiptarizmë” (nouvel “albanisme”) de Branko Merxhani35.

50 La France a donc ainsi une place privilégiée auprès de la population albanaise cultivée. Son influence est effective, acceptée et, mieux, recherchée. Elle coexiste toutefois avec celle d’autres pays, d’autres cultures qui, aux yeux des Albanais, peuvent apporter leur contribution à l’édification de leur État.

Le pouvoir albanais et l’influence française

51 Les Albanais ne restent pas passifs devant l’affrontement des propagandes étrangères, ils ne se contentent pas de recevoir la culture française, italienne, allemande ou américaine. Ils ont leurs propres priorités, leurs propres besoins, leur stratégie. Et leurs réticences.

52 Dans l'entre-deux-guerres, les Albanais sont dans une logique d’affirmation identitaire. Après leurs difficultés à faire reconnaître leur État par la communauté internationale, et face aux ingérences italienne et yougoslave, naît un fort mouvement nationaliste très sourcilleux sur le respect des prérogatives de l’État et sur la liberté de l’Albanie dans le choix de ses partenaires. Une partie des dirigeants politiques ou de l’élite intellectuelle est ainsi sur la défensive, comme le journal Besa nous le montre en 1931 : sous le titre « Ce que l’on fait pour empoisonner l’opinion et pour discréditer la nation », il rappelle « la tactique fatale dont se sont servis les ennemis de l’Albanie pour empêcher [la] renaissance nationale » et déplore que si « dès le jour de l’indépendance et jusqu’à présent [l’Albanie a] abondamment donné les meilleures preuves de [sa] capacité à une vie libre et indépendante, [...] ni ces preuves ni les faits les plus évidents n’ont pu faire cesser une fois pour toute la propagande historique faite avec insistance pour discréditer [la] nation dans des buts tendancieux »36.

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53 Les Albanais sont conscients de leur besoin d’une aide extérieure, mais veulent, dans la mesure du possible, en choisir les acteurs. Zog fait ainsi appel à la France, estimant que « les relations de l’Albanie avec la France [sont] les plus solides de toutes parce qu’elles ne [sont] pas fondées sur des considérations politiques, mais sur des sympathies intellectuelles »37. Parmi les pays qui se disputent le contrôle de l’Albanie, la France est appréciée pour son désintéressement. Tous les Français du pays s’accordent à dire que de nombreuses avancées de l’influence française « n’ont pu être acquises que grâce à l’évidente bonne volonté du roi Zog et à son intervention décisive »38. Lui même ne cache pas son soutien devant les résultats obtenus. Il déclare ainsi à l’ambassadeur en 1934 : « je n’oublie pas que tout ce qui est chez nous capable de travailler et de penser s’exprime tant bien que mal en français »39. Dans les domaines techniques ou humanitaires, l’aide de la France est demandée pour des projets aussi variés que la justice, le développement d’un système de santé, ou celui de l’armée.

54 Elle se heurte cependant au même problème que tous les autres : malgré le soutien de Zog, malgré les interventions de ses diplomates, sa position recule à partir de 1930. La campagne de nationalisation de l’enseignement entreprise par deux ministres successifs de l’Instruction publique, Hilë Mosi et Mirash Ivanaj, touche aussi le lycée de Korça : déjà sous autorité administrative albanaise, il n’est pas concerné par la réforme constitutionnelle de 1933 qui nationalise tous les établissements, mais peu à peu de jeunes professeurs albanais formés en France remplacent les professeurs français de huitième et de septième que l’on cherche parallèlement à décourager par des retards de salaires de trois ou quatre mois. Les prérogatives du directeur technique sont aussi battues en brèche par l’obligation de respecter les circulaires pédagogiques du ministère albanais, à partir de 1934. Le monopole de facto de l’enseignement du français depuis 1913 (aux dires de Degrand) subit le même sort et se voit mis à égalité avec l’italien pour être ensuite remplacé par cette langue comme enseignement obligatoire.

55 L’attitude d’une partie de la petite communauté française n’est pas sans conséquence sur l’image de la France qu’ont les Albanais et sur son rejet. Selon les auteurs des dépêches diplomatiques, les Français ne sont pas des modèles parfaits à offrir à la population. Leur comportement social est parfois critiquable, leur attitude morale aussi, et leur respect vis-à-vis des Albanais et de l’autorité est douteux. À Korça les ambitions personnelles, les mésententes, les « mesquines jalousies » (c’est Xavier de Courville qui parle) corrompent et délitent la petite colonie de professeurs. Exceptionnel est, en 1934, le cas de ce professeur poursuivi en justice pour dettes, qui provoque des incidents, dresse l’un contre l’autre deux clans de professeurs et tient des propos déplacés sur le gouvernement albanais40 : Léon Perret, directeur technique de 1928 à 1936, donne pour directives de « faire strictement et modestement son travail de professeur »41. Mais le comportement un peu léger de beaucoup d’entre eux, leurs commentaires désobligeants sur le pouvoir alimentent le nationalisme de certains dirigeants, et leur irrespect de la population albanaise choque parfois leur entourage (certains, en place pendant dix ans, ne parlent pas un mot d’albanais).

56 Ces problèmes ne changent rien fondamentalement. La France est appréciée pour l’aide apportée. Mais les Albanais utilisent les compétences et les bonnes volontés de chacun. Les influences étrangères ne doivent pas s’imposer à leur profit, mais à celui de l'Albanie. On se souvient des demandes de Zog à la France concernant les qualités indispensables des enseignants envoyés à Korça : la France apporte à l’Albanie ce que celle-ci juge nécessaire. Quand il est libre de ses choix, l’État adopte donc une stratégie

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d’optimisation des luttes d’influences entre les différentes puissances. La France est comprise dans ce réseau, mais même si on peut penser qu’elle possède un certain ascendant moral, il est loin d’être unique et exceptionnel.

57 Le bilan de l’influence française en Albanie dans l’entre-deux-guerres est donc mitigé. Au regard du peu de moyens qui sont consacrés à la présence culturelle, son maintien et son succès peuvent toutefois être considérés comme une réussite. Surtout, au-delà des considérations politiques, au-delà des intérêts ou des réticences, de véritables liens se sont établis entre la France et l’Albanie, des liens culturels, intellectuels, des liens “spirituels” même.

58 Certes, la relation ne peut être qu’inégale. L’Albanie n’a ni le statut de la France, ni ses moyens intellectuels ou financiers. L’influence est à sens unique. Mais de chaque côté, chez chacun des deux partenaires, des personnages prouvent leur attachement, qui à la France, qui à l’Albanie. Du côté albanais nous pensons tout naturellement aux anciens élèves de Korça qui nous étonnent encore aujourd’hui par leur francophilie, sauvegardée à travers les épreuves et l’isolement des années communistes. C’est par eux que se perpétue en Albanie le mythe de la France. Mais aussi par le travail réalisé, il y a plus de 50 ans, par quelques Français passionnés : le baron Degrand, René Lescuyer, Xavier de Courville, Justin Godart, Léon Rey, ainsi que plusieurs professeurs de Korça ont, de cette manière, témoigné de leur fort attachement à ce pays.

NOTES

1. Le rôle de la Yougoslavie dans la stratégie française est très bien détaillé dans la thèse soutenue à Paris IV en 1996 par Grumel Jacquignon (François), La Yougoslavie dans la stratégie française (1918-1935), Avantages et inconvénients d’une alliance de revers. 2. AMAE (Archives du ministère des Affaires étrangères), série Z, Europe 1918-1940, Albanie. 3. Redlich (Marcellus D.A.R. von), The Unconquered Albania, NewYork : The International Courrier Publ. Co., 1935. 4. Documents Diplomatiques Français (DDF), t. 6, n°318, 10/06/34, note de la sous-direction Europe, M. de Séguin. 5. Swire (Joseph), Albania, the Rise of a Kingdom, : Williams & Norgate, 1929. 6. DDF, t. 5, n°440, 27/02/34, Degrand. 7. AMAE, Europe 1918-1940, Albanie, volume 63, 09/05/21, ambassadeur à Rome à A.Briand. 8. DDF, t. 4, n°217, 15/09/33, note de la sous-direction Europe. 9. DDF, t. 3, n°329, 20/05/33, Degrand à la sous-direction Europe. 10. DDF, t. 3, n°459, 06/07/33, Rome à Paul-Boncour. 11. DDF, t. 1, 17/09/32, Herriot à son ambassadeur à Washington. 12. AMAE, Europe 1918-1940, Albanie, volume 63, 16/03/21, ministre à l’ambassadeur à Rome. 13. AMAE, Europe 1918-1940, Albanie, volume 63, 20/02/21, note interne. 14. Herriot (Edouard), La France dans le monde, Paris :Hachette, 1933. 15. Cette affaire est développée dans AMAE, Europe 1918-1940, Albanie, volume 88. 16. Valéry (Paul), « Pensée et art français », Regards sur le monde actuel, Paris : Gallimard, 1945, p. 171.

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17. Pezet (Ernest), Sous les yeux du monde. Défense et illustration de la France, Paris : SPES, 1935, p. 54. 18. Cité (s.d. ni référence) dans Roche (François), Pigniau (Bernard), Histoires de diplomatie culturelle, des origines à 1995, Paris : La documentation française, 1995, p. 38. 19. Jouvenel (Henri de), « Préface », in Pezet (Ernest), op.cit., p. 9. 20. AMAE, SOFE, volume 264, 11/05/32, de Degrand au SOFE. 21. AMAE, SOFE, volume 191, 15/06/30, de Degrand, sans destinataire. 22. AMAE, SOFE, volume 191, 16/01/32, de Degrand au SOFE. 23. AMAE, SOFE, volume 511, 23/11/37, de Courville au SOFE. 24. AMAE, SOFE, volume 265, 15/05/34, Degrand à SOFE. 25. Bourcart (Jacques), L’Albanie et les Albanais, Paris : Bossart, 1921. 26. Lyceum, 1936, un seul numéro imprimé à Korça. 27. AMAE, SOFE, volume 264, s.d. (11 ou 12/33). 28. AMAE, SOFE, volume 265, 02/08/35, M. Ray à la sous direction d’Europe. 29. AMAE, SOFE, volume 265, 15/12/34, R. Lescuyer à la section des écoles : reproduction d’un rapport de X. de Courville. 30. AMAE, SOFE, volume 265, 12/03/36, L.Mercier à SOFE. 31. AMAE, SOFE, volume 191, 01/08/31, L.Perret à SOFE. 32. AMAE, SOFE, volume 62, 06/08/32, Degrand au SOFE. 33. Besa, 06/11/34. 34. Selenica, Shqipria më 1927, Tirana, 1928. 35. Koka (Viron), Rrymat e mendimit politiko-shoqëror në Shqipëri në vitet 30 të shekullit XX (Les courants de la pensée politique et sociale dans l’Albanie des années 30 du XXème siècle), Tirana : Institut d’Histoire, 1985. 36. AMAE, SOFE, volume 22 ; Besa, 02/12/31. 37. AMAE, SOFE, volume 264, 20/07/34, télégramme de Degrand sans destinataire (rapport de l’entretien de la baronne de Boecop, de la Revue des deux mondes, avec le roi). 38. AMAE, SOFE, volume 265, 02/08/35, M. Ray à sous direction d’Europe. 39. AMAE, SOFE, volume 264, 27/10/34, M. Ray à la sous direction d’Europe (entretien avec le roi lors de la remise des lettres de créance). 40. AMAE, SOFE, volume 265, 27/06/34, télégramme de Degrand. 41. AMAE, SOFE, volume 264, 18/01/34, de Courville au directeur de l’Office national des universités et des écoles françaises.

RÉSUMÉS

Dans l'Albanie de l'entre-deux-guerres, l'État français compte sur la propagation de sa culture afin de contrer les prétentions italiennes : les liens culturels participent à l'établissement d'échanges économiques ou d'alliances politiques. Mais cette volonté est peu suivie d'effets (peu de crédits sont débloqués pour sa réalisation), ce que montre l'auteur par l'exemple du lycée de Korça.

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Too Much Character, Too Little Kultur : Serbian Jeremiads 1994-1995

Marko Živković

Culture without character is, no doubt, something frivolous, vain, and weak ; but character without culture is, on the other hand, something raw, blind, and dangerous.1

1 At the televised July 1994 session of the Serbian Parliament debating the issue of the control over the regime-run TV, a respected singer of Medieval Serbian spiritual music, Pavle Aksentijević, acting as a member of the largest opposition coalition (DEPOS), brought a tape recorder to the podium and played a tape of a contemporary Iranian popular song. Then he played a song by Dragana Mirković – one of the most popular female singers of the so-called “turbo-folk” genre. The tunes were practically identical. He ended his performance by quoting a prominent Yugoslav historian : « we sometimes behave as if we were made [“begotten”] by drunken Turks ».

2 Among the circles in Serbia, a conspiracy theory had been circulating for some time that the flood of “turbo-folk” unleashed in the last few years was a cunning plot devised by “Them” (Milošević, the Socialist Party, the authorities) intended to reduce the population to utter idiocy2. At one level, then, Aksentijević was accusing the regime of promoting an abominable genre of kitsch, primitivity and unculturedness. His performance, however, added the theme of Oriental, or more specifically, Turkish taintedness3. He was accusing the establishment of deliberately polluting “Serbdom” with Oriental tunes, and simultaneously positioning himself and his party as defenders of a certain kind of pristine Serbian culture.

3 Labels like “culture” could be likened to empty thrones, wrote Edward Sapir : « the rival pretenders war to death ; the thrones to which they aspire remain splendid in gold »4. Like Sapir, Aksentijević was advancing the claims of a particular pretender to the empty throne of culture, and implicit in this move was a claim to cultural supremacy over the ruling Socialist party. His performance was perhaps most significantly a claim to authentic nationalism of his own party as opposed to the false

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nationalism of Milošević5. Far more than just an argument over the musical taste, this constituted a claim to power.

4 In some other context, this might have been a powerful rhetorical move, but not in the totally marginalized Serbian Parliament that people almost universally considered a “circus”. The ruling party held it up to the international community as a proof of its “democracy”, while the domestic public was treated to a spectacle of opposition’s utter futility. And just like in the circus, the audience was laughing at the clowns : while Aksentijević was playing his tapes, the (in)famous Bidža of the ruling Socialist Party – a local despot of the Svilajnac municipality and a fat, bald, boar-like incarnation of self- satisfied vulgarity – was mocking his efforts by making a show of swaying to the music in the Oriental fashion and clapping his hands with a beatific expression on his face as if to say – yes, this is exactly the music we, “the people” like the most – thus sending the populist message to the TV audience : let the pretentious rant and rave, we (the Socialists) are not ashamed of the music that the people obviously love. One social commentator observed how behavior like Bidža’s serves to impress the people with the power of the ruling party. The contempt of the opposition and arrogance thus shown, he argued, « press the right buttons with the people accustomed to docility due to the proverbial five centuries of the “Turkish Yoke” »6. Most importantly, it was the “uncultured” who were arrogantly showing their contempt towards the “cultured” and thus, in the perception of the “cultured”, turning the normal scale of values upside down.

5 The sentence with which Aksentijević concluded his performance does much more than accuse the regime of polluting Serbdom with Oriental kitsch. Deep anguish is coming out of that statement – it might be construed as saying that we [Serbs] must all be deeply faulted if we are letting all of this happen : if we are letting Bidža and his likes rule over us, if we let them ruin us with war and sanctions, and if after all of that we are still keeping them in power. When it comes to expressing such deep self- recrimination, nothing in Serbian repertory of themes could be as powerful as the entangled complex of the Turkish Taint. Aksentijević was not only making a statement on culture but on the national character as well. It was as if he was saying : « we are products of violence and rape ; we were made by the hated Orientals, and not even by the Turks at their best, but by the drunken Turkish rabble ; thus we are half-breeds, mongrels and bastards, and even though we utterly resent it, we really are like Turks at their very worst »7.

6 Exactly at the time of that Parliament session, the Bosnian drama was reaching yet another peak. When the Government of Republika Srpska refused to accept the Contact Group Peace Plan, the Federal Republic of () accused it of « the greatest treason of the Serbian national interest that has ever occurred » and imposed what then seemed a total blockade upon their brothers across the Drina river. A major “surrogate”8 of the Milošević regime – Radovan Karadžić – was thus cut loose, and the media campaign was unleashed with the aim of transforming him from a hero to a villain, from a noble fighter for the just Serbian cause to a gambler, war profiteer, even a war criminal.

7 Overnight, the state-run TV changed its tune completely. « Peace has no alternative » was the new slogan, and for weeks, an endless procession of people, from passers-by on the streets, to company directors and politicians, parroted it on the TV screen in complete contradiction to what they were saying only a day before. Yet even though

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the regime’s ideological and policy shifts promoted through a succession of “surrogates” had already exposed the Serbian public to a benumbing number of cognitive/moral “warps” this latest one was arguably the most vertiginous yet.

8 The people remained “docile” as ever, and the oppositional intelligentsia increasingly turned to laments that shuttled back and forth between « our lack of culture » and « the faults of our national character ». These “Jeremiads”, as I want to call them, are a variant of what N. Ries called « litanies and laments » in the context of the post-Soviet Russia9. I will focus on the period between August of 1994 and August of 1995, because it is in that period that Serbian Jeremiads seemed to reach their “purest” form and became a ubiquitous, if not a dominant genre of social commentary that ranged from everyday talk to discourses of social scientists. Moreover, it is during that period that the Milošević regime makes a 180 degree turn that appropriates, preempts and “colonizes” the rhetorics and initiatives of the opposition Jeremiads by “simulating”10 their cultural criticism. Finally, in contrast to the previous few years of nationalist euphoria, the talk about national character started to focus increasingly on the flip-side of the heroic Dinaric type – the fawning servility of the rayah mentality. It is this turn that better illuminates the whole complex of the Dinaric mentality – the mainstay of discourses on the national character in Serbia since ethnogeographer Jovan Cvijić first formulated it at the turn of the century11.

9 If the genre of everyday “sifting of politics” (bistriti politiku) usually relies on conspiracy theories ranging from local context to vast conspiracies incongruously involving Vatican, Comintern and the New World Order, the Jeremiads sought the reasons for the present Serbian predicaments in “deeper” causes having to do with fatal flaws in Serbian culture and character. Super-charged with a kind of Bakhtinian « internal dialogism », the terms culture and character tend to accumulate the « taste » of numerous past and present contexts in which particular social groups imbued them with their « socially significant world views »12. Thus Serbian Jeremiads of 1994-1995 can offer a valuable insight into the social tensions and political agendas struggling for supremacy in Milošević’s Serbia.

The First Jeremiad : Communist Legacy and the Moral Breakdown of the Serbian People

10 On August 21, 1994, right after Milošević’s turn from warmongering to peacemongering, the popular TV show Impression of the week had Dragutin Gostuski, a renowned musicologist and highly respected culture-critic as one of the three guests in the studio. Asked by the hostess what he remembered as the strongest impression of the previous week, he launched into a classical Jeremiad underlined by the look of deep depression on his face, and the leaden tone of his voice punctuated with long sighs and silences of a deeply troubled man (marked by ellipses in my transcription) : « You know, the impression that I am carrying from this week, from these last weeks, unfortunately is the same impression that I have been carrying for exactly fifty years ... And that is a heavy impression ... bad ... the moral breakdown of the Serbian people ...) ». Gostuski’s deep anguish is obviously occasioned by the latest evidence of how his people easily bend, and change overnight what should have been deep convictions under the pressure of an authoritarian regime. For him it bespoke of a tragic lack of moral fiber, of integrity and backbone. « For, you see, the moral breakdown is

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something terrible ... heavy ... something with huge consequences. You could change the political system, you could regain lost territories, but a loss of morality, that is a thing which affects the human soul so deeply, that it could not be rectified even in a hundred years ». And he immediately associated this most recent event with the situation in 1945, after the Communist takeover. « I was surprised ... by the extent to which our people suddenly changed their opinion, under various pressures, to be sure, but also often without any need. How treason, cowardice, sycophancy, falsehood, and deceit started to appear, mass joining of the Communist party by people who never thought they would turn into Communists, and who calculated it to be a good move bringing some social privileges and a better life ... ». Such lack of backbone does not agree with the entrenched self-image of Serbs as heroic, independent, and proud people and Gostuski now starts to doubt even the most hallowed instances of Serbian heroism. « ... I wondered how could a people who makes so much of its heroism, its courage and honor, who proved through history ... I started to doubt, I am telling you sincerely, I started to doubt even the Kosovo battle, even the Salonika front, and all these heroic and honorable deeds of the Serbian people and I asked myself how could something like this happen ... ». And he offers a quite wide-spread thesis as an explanation : I pretty much tend towards a thesis, supported in particular by our writer Danko Popović, that the Serbian people has not, in fact, recovered ... biologically ... from its losses in wars. Terrible losses in the First World War and in the Balkan War ... and then it was (sigh) ... finished in this war ... when it happened that ... as everybody knows, in the war only the bravest, that is to say, also the most honorable men get killed. (...) So that, it is not too far fetched to conclude that with this damage we have become, in the majority, a genetic trash, because those who remained were mostly deserters and dodgers, and people of bad character, and that, of course, through generations has been reproduced.

11 Two significant threads could be followed from Gostuski’s statements. The first is to blame fifty years of Communism for having broken the moral backbone of Serbs. This is a complaint often made, and it is probably familiar in most post-communist societies. A prominent writer and social commentator, Milovan Danojlić, however, offered a penetrating analysis of how Tito’s special brand of Communism, with its anti-Soviet rhetorics, open borders, seeming freedoms and a higher living standard, might have corrupted the Yugoslavs in a way even more devious and sinister than the Soviet type of real socialism : « we lived in bearable evil », he wrote, « it devastates the soul worse than tyranny »13. But if fifty years of Communism had broken the Serbian moral backbone, a further question can be asked of why did the Serbs succumb to Communism in the first place, and why are they still supporting another neo- communist one – Milošević’s. While Gostuski and Danko Popović adhere to the popular thesis of genetic thinning out, especially after the turn of 1994, the answer to that question came to be increasingly sought in the proverbial five centuries of Ottoman rule. As an aphorism put it : « the Communist didn’t pick the Serbs for nothing. Five centuries under the Turks are our best recommendation »14.

12 « On our soil, after many centuries of slavery under the Turkish yoke and after many decades of communist rule », writes an expert on ethnopsychology, Žarko Trebješanin, a special type of authoritarian-submissive personality developed as one possible human response to brutal, inhuman living conditions. The authoritarian-submissive personality system represents a specific hybrid of authoritarian consciousness and

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“rayah mentality” (Cvijić), characterized by : worship of authorities, pragmatism, egoism, submissiveness, servility, resentment, and moral mimicry15.

13 The rayah mentality, seen as the flip side of the heroic Dinaric ethos is often localized, and ascribed to particular groups « ... it is characteristic of the middle and especially the southern part of the Balkans (Southern Serbia, Macedonia, Bulgaria) », writes another expert in ethnopsychology, Bojan Jovanović, « while the Dinaric type is related to the western and southwestern Serbian ethnic area »16. The « Violent Dinaric Type », first formulated by the ethnogeographer Cvijić, is most commonly associated with the « highlanders » of Montenegro, Herzegovina, Croatian and Bosnian Krajina. These highlanders are then often collectively referred to as “Serbs” (Srbi) in opposition to “Serbians” (Srbijanci) – meaning the Serbs from Serbia proper. The highlanders are associated with tribalism, epic ethos, and the , which makes it easy to decipher to whom Danko Popović refers when he writes that the peasants from Morava – one of the proverbial “heartlands of Serbia”, « are afraid of the fanaticized national politics and its rhetorics which is good for the gusle, but not for historical practice »17.

14 Danko Popović, already mentioned by Gostuski, is certainly one of the most influential recent exponents of the thesis that pits impetuosity, irrational extremism, and nationalistic fanaticism of the highlander Dinarics against the sobriety, wisdom, pragmatism and peacefulness of the Šumadija domačin (household head), Morava peasant, or simply level-headed, hard-working solid “Serbians”.

15 Both the lowlander and highlander mentality could be given a whole spectrum of variously shaded valuations : lowlanders could be seen as rational, pragmatic, cultivated, on the one hand, or degenerate, soft, submissive – the embodiment of rayah mentality, on the other. Similarly, the highlanders could be seen as brave, proud, of superior mettle, or obversely, as violent, primitive, or arrogant.

16 If the sober, peace-loving lowlander Serbians are lamenting what they see as domination by their megalomaniac, impetuous, guslar highlander brethren from across the Drina river, it is only to be expected that the latter might have a different view of the situation. In 1991, the influential Belgrade weekly NIN was running a series of essays titled : « The Dinarics and the Serbians » (Dinarci i Srbijanci). The fifth installment of May 17, features Nikola Koljević, a professor of English literature at the University of and later one of the top leaders of Republika Srpska. He accuses NIN (as a newly “liberated” seat of urban liberal opposition18), of discrimination against the Dinarics. They got the worst deal in NIN's « anthropogeographical meditations » on « who is who » in Serbia, Koljević writes sarcastically, First because they were the ones who refused to be cast in chains preferring instead to be in a centuries long mountain hideaway, guilty because they settled the more fertile and richer regions. Guilty of thinking that Serbia is a free country for the Serbs born outside of it as well. Their other, and much graver sin is that ... they have taken over many respectable and influential positions. They have established their own networks ... and the Belgrade lobby simply cannot stand that any more. Neither is it “civilizationally” correct. How could it be when, since the times of Cvijić, it is well known that those are one and all violent types who are poisoning the agrarian tender souls with their aggressive visions of Serbian unity and concern for the brothers in other Serbian regions.

17 This diatribe is full of allusions that might be profitably unpacked in some other context, but suffice it to notice here how the « agrarian tender souls » are put in the

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same category with “decadent” Belgrade elite luxuriating in fine distinctions, high falutin democratic principles and neurotic individualism at the time when the great danger to the nation as a whole necessitates the highlanders’ superior mettle and sense of national mission.

18 Koljević here turns the tables on the Belgrade opposition circles who claim a long- standing anti-communist and bourgeois19 pedigree. These circles are very fond of pointing out how the new Communist elite which flooded Serbia after the WW II, disinherited the old bourgeois elite and purged them physically, was overwhelmingly composed of the highlander Dinarics from outside of Serbia proper. Now here’s a response from the viewpoint of « agrarian tender souls », comming from Nikola J. Novaković, a lawyer from , and secretary of the local Rotary Club : Our Djole Nacionale20 is wrong when he says that Novi Sad is peasantified (poseljačen). If only we were that lucky ! Our peasants lean on the Fruška gora21 with their feet in the Danube, and they see to the ends of Europe. Those others [highlander newcomers] do not have the breadth [of view] and do not know how to look. When you show them the horizon of our flat land they say : “You are fucking with me, can’t you see that nothing could be seen !” These people are used to the near and to see nothing but the mountains up to their noses, only the sky, vertically ... Some hard people and harsh. [They] holler and snarl, swallow vowels or twist them. They proclaimed force and power for justice, deception and corruption for morality, malice and envy for customs, Asiatic howling for music, and pistols and revolvers for national costume ... Comrades22, here we celebrate others’ successes and we pay for our own drink. This is the essential difference between the comrades and the gentlemen (gospoda). I am not losing hope that you will understand the importance of good manners and home upbringing23.

19 Not having mountains to block his view, the lowlander peasant can see to the ends of Europe, he is thus allied with it, as with civilization and culture. In Novaković’s view, he is a kind of peasant-cosmopolitan24. And for all the bitterness the natives feel for newcomers, according to the saying : « came the wild, kicked out the tame » (došli divlji, oterali pitome), Novaković believes that the “wild” will eventually be tamed.

20 Depending of who is talking to whom, when, under what circumstances, and for what purpose, the permutations and combinations, sometimes seemingly logically inconsistent, of these ethnopsychological distinctions can assume dizzying complexity. The tokens of highlander or lowlander mentality could be pinned on different regions, and different groups of people in order to « exalt or debase identities » in the « quality space »25. They could be and often are used in the way Gal calls “recursive”, as shifters, or fractally in the sense that the labeling tends to get reproduced on ever smaller scales26. Moreover, the rival groups (in particular the “Serbs” and “Serbians”) tend to analyze the supposed Communist mentality (a negative characteristic in most oppositionary rhetorics) of their opponents in terms of their highlander or lowlander traits.

21 These character types, however, are often used without geographic localization in order to talk about the general Serbian character. In that sense, the Dinaric character and Rayah mentality could be seen not as characterizing different populations, but as being two sides of the same coin, or two phases of the same character structure, in a way, for instance, that mania and depression could be just different phases of the maniacal-depressive disorder. The analogy is not spurious, for psychiatric diagnoses of

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the national character became a prominent type of stories Serbs told themselves about themselves in the last few years.

The Second Serbian Jeremiad : Is Homo Balcanicus (still) a Homo Heroicus, or just an Adolescent Braggart ?

22 At the book promotion of literary critic Petar Džadžić’s two volume work on ethnopsychological themes27 (June 6, 1995) an eminent Jungian psychiatrist, Vladeta Jerotić28, compared the Balkan Dinaric type with an average adolescent : Inclined to strong imagination, his emotional life at odds with thinking, at times omnipotent ... at times dejected, as if he’s lost everything, the Balkan Dinaric does not judge reality well precisely because of these traits of temperament and character. ... It is impossible not to notice a similarity between the behavior of the Serbian Dinaric and the behavior of an average adolescent.

23 Here the national character embraces both the rayah moral mimicry and the megalomaniac Dinaric heroism united in a Balkan “homo duplex”. To liken national character to that of an adolescent is like comparing those lacking culture or civilization with children, lunatics, women, and with nature. In that sense Jerotić’s judgment would put the Serbs somewhere in-between – as an adolescent is half-way between the child and the adult, so is the Balkan man half-way between barbarity and civilization, nature and culture, tradition and modernity, raw and cooked. Indeed, one might say, he is half-baked, neither here nor there, he needs finishing, polishing, refinement, maturing, cultivation. As Arnold had put it : « ... character without culture is something raw, blind, and dangerous ».

24 There was a general feeling at that book promotion, certainly reinforced by recent events, that something essential and very important is lacking from the national character. It was Ratko Božović, a sociologist of culture and prominent culture-critic (himself of Dinaric descent) who explicitly talked about that lack, as the lack of a “cultural model” (kulturni obrazac) by invoking a famous essay on Serbian national character by Slobodan Jovanović, one of the most influential intellectual and political figures in recent Serbian history.

25 Serbs have developed both the political and the national models, Jovanović was saying, but they lack a cultural one. He was talking about culture in the sense of self-perfection of the individual, the harmonious and comprehensive development of the person, that is to say in the sense of bildung. What he had in mind was a cultural model concerned not with « perfecting the social institutions, but with cultivating the individual, such as, for example, the “model built by the old humanists on the basis of ancient philosophy”, or the English “gentleman”, the German “cultured man”, and the French “honnête homme” »29. The cultural model is, however, developed by the older, or more fortunate nations, rather than the individuals, and should be emulated by the nations that lack it.

26 “Culture”, that refinement that we need in order to rectify our half-baked or « raw, blind and dangerous » character has to be imported from places that have already developed it, and models, are, as L. Greenfeld would say30, by definition superior to model imitators. Emulation brings resentment and attempts to transform one’s faults

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into virtues, and other’s virtues into vices. Thus our (German) Kultur, or our (Russian) Soul is superior to your (French) civilization, or your (Anglo-Saxon) soulless mercantilism.

27 Some among the Serbian elites, like Slobodan Jovanović, wholeheartedly embraced imported Western models. Those, however, who resented them have shown two types of analytically distinguishable responses : one that lays claim to the Byzantine High Culture heritage of the Serbs presented in its positive valence, as a civilization and culture superior to that of the West (in the West, of course, the very word “Byzantine” carries all kinds of Orientalist taints) ; the other extols the native “barbarogenius” – the innate superiority over the West of the Serbian peasant Volkgeist. In practice, the two are mostly amalgamated and mixed in various proportions and permutations, but sometimes they come to be distinguished and even opposed to each other31.

28 Both Božović and Jovanović, constantly conflated several important senses of the term “culture”. One is “culture” as bildung, – personal refinement and perfection. Another is “culture” as a marker of social “distinction” in Bourdieu’s sense. In yet another sense, “culture” stands for the collective, national genius in its various guises. The story of how Kultur as a weapon of inter-class distinction in Germany was transformed into the inter-national distinction between French civilization and German Kultur is one of the founding stories of modernity32, and the two axes of comparison have been conflated ever since. Once nationalised, culture became democratized, then massified, and mechanically reproduced thus causing the cultural angst of a new breed of cultural critics from Simmel, through Benjamin to Sapir and Adorno. Through all these historical accretions, the notion of “culture” assumed the polyvalent richness that made it into an extremely potent multi-purpose weapon in all kinds of social struggles. It became heavily contentious and emotion-laden. When I approached Ratko Božović after the book promotion and asked him what exactly did he mean by “cultural model”, he became highly agitated and almost shouted at me : « what do I mean ? What do you mean I mean by culture ? – sensibility, intellectuality, morality ... sense of responsibility ! » « that’s what we lack ! ». And then with a pained expression of revulsion mixed with indulgence towards the character flaws of his own people he abruptly turned and left.

29 We might lack culture as something that would tame, polish and complete our unruly character, the panelists were all saying, but they probably didn’t mean that the whole of the nation equally suffers from « too much character and too little Kultur » ; not all Serbs lack culture, and those who actually do have it, should reform, educate and cultivate, that is to say, lead those who do not. The “cultured”, however, were not leading the “uncultured” in Milošević’s Serbia. As another Jeremiad had put it, « the wise got silenced, the fools climbed into the saddle, and the rabble got rich ». The Serbian Jeremiads of mid-nineties were comming from marginalized intellectual elites, ignored, or at most used as disposable “surrogates” by the regime.

Culture as Self-Defense of Society and Personality : The Riders of the Cultural Apocalypse

30 Some three months before that book promotion, the marginalized and besieged oppositional intelligentsia gathered for a conference titled Culture as Self-Defense of Society and Personality33, where for two days they engaged in agonized denunciations of

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what Ratko Božović, who again was one of participants, termed « the Riders of the Cultural Apocalypse » : It is noticeable that in the capital city there is no more middle stratum. It plunged into the chasm of poverty. There’s no possibility that it can reproduce any elite. The elite is now determined by wealth and property, not by spiritual superiority. And without the elite of spirit and of knowledge there is no entrance into the 21st century. From the half-world of the [criminal] underground, from the provincial suburbs, from the twilight of metropolis, from the hell of war – there emerged the riders of the cultural apocalypse. More precisely : the white collar criminals, the hard currency rentiers, the war profiteers and the dangerous, criminal types – the mafiosi. More or less everything that was objectionable in spiritual and moral terms appeared at the very center of the degraded reality. Like some formless and terrifying shadows, the new primitives accompany the times of crisis, anxiety, fear and emptiness. There, one can begin the story of their spiritual poverty, of the nature of their raw strength which is far from either culture or cultivation, removed both from emancipation and education. One could actually end that story on the note about the vitality of primitivism, bolstered by the zurle i talambaši34 of the newly composed (novokomponovana) culture were it not for the fact that the folkloric spirit and the neorural primitivity have nested in the urban environments as well. Our aesthetician Dragutin Gostuski was surprised by the extent to which the scale of values had been degraded, and especially by the tendency of the urban youth to fall into the embrace of primitive and Islamicized music and abandon the “international pop sphere”. It makes almost no sense to discuss the easily recognizable “axiology” of the world that feels at home in the junkyard of kitsch. The nouveau riche take all that life offers, all they can grab ... These fishers in troubled water (mutnolovci) – foreigners to intellectuality, sensibility and morality, and very close to the aesthetic of kitsch – achieved the strategy of winning important positions in the society... Immoderation, bad taste, grandomania and arrogance are marks of their life style. A style without style. The refinement of the newly composed rich is laughable and caricatural. Full pockets, empty souls.

31 It is clear that, in Bourdieuan terms, Božović is here engaging in a classification struggle, a game of cultural one-upmanship predisposed, like all talk of art and cultural consumption, « to fulfill a social function of legitimating social difference »35. He is certainly trying to put himself in the place of « cultural nobility » by denouncing the « undifferentiated hordes indifferent to difference »36. The impression one gets from reading Bourdieu is of an almost crystalline structure of minute distinctions within which is waged a lively but highly ordered classification struggle. No sense there that every so often come catastrophe totally erases these distinctions and the very classes engaged in the struggle.

32 Even though engaged in the distinction game in its fundamental logic similar to the one Bourdieu uncovers in France, the Serbian intellectuals, however, often view the very structuration, that is, the differentiation and hierarchization of their society as something very recent, undeveloped and precarious37. It is moreover, subject to tragically frequent disasters that level the painstakingly built differentiation or completely reverse it when, according to the above mentioned formula, « the wise get silenced, the fools climb into the saddle, and the rabble gets rich ».

33 This is what Božović points to when he talks about the middle class being plunged into the chasm of poverty and unable to produce the social elite. Perhaps the clearest and most succinct statement of this problem comes from another participant in the

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Conference, the urban sociologist Sreten Vujović, and it is worth quoting at some length : Urban development and the bourgeoisie have been experiencing tragic discontinuities in our regions38, the bourgeoisie had been few, short lived, and powerless, and to this day has not been able to impose itself as an agent of any kind of significant social change. In our society, as a distant province and a semi-colony of the Ottoman Oriental despoty, the bourgeoisie and enterpreneurship, as the carriers of the liberal orientation, could not have developed and entrenched themselves properly. The social structure didn't change much even after the “peasant-bourgeois” revolution39. Instead of the bourgeoisie (gradjanstvo) the ruling stratum was the trading bourgeoisie of peasant origin whose cultural-ethical and political value orientations were not a milieu particularly advantageous for the economic and political modernization. In the whirlwinds of the Balkan, the First and the Second World wars, as well as in the first years after the Second World War, the already scarce bourgeoisie was significantly reduced in number. Oriented towards the autocratic state and very much dependent on it, the thin stratum of the bourgeoisie mostly did not incline towards liberal ideas. The dissident, that is to say, the oppositionary groups which were more or less publicly active after 1945, were most often of Marxist orientation, and that meant they were either against or ambivalent towards the bourgeoisie.

34 In a word, at the time of the uprisings, which is the time of its “birth”, the Serbian society starts out as a remarkably “flat”, undifferentiated society composed of peasants only, and in the next 200 years whatever social differentiation develops it gets repeatedly « flattened » again in a series of wars and other catastrophes. This, according to Latinka Perović40, is the social foundation for what she claims is the most enduring and influential Serbian ideology that could be summarized in the saying : « I don't care how little I have as long as my neighbor doesn’t have too much more », that is, the ideology of the lowest common denominator, egalitarianism in poverty, anti- liberalism, anti-capitalism, in a word, anti-differentiation.

35 Those who aspire to cultural nobility have always denounced the parvenus, the arrivistes, the nouveau riche, or the philistines in more or less the same terms Božović uses – for their “raw strength” bereft of “culture or cultivation”, for their “spiritual poverty”, their “immoderation”, “bad taste”, “arrogance”, or “empty souls”. What makes a Jeremiad like his, and the chorus of Jeremiads heard at the Conference so rich and revealing are the particular local twists on the generic themes.

36 It is very important to notice that in the Serbian version it is not the “peasants” who are the « Riders of the Cultural Apocalypse ». If the urban elite, which in Serbia overwhelmingly descended directly from the peasantry, acquired “culture” in the sense of “urbanity”, “education”, “refinement”, and bildung, the “peasants” were supposed to embody “culture” as the repository of the national genius, as Volksgeist. It was thus extremely difficult for the elite to denounce the “peasantry” as lacking culture because that would contradict their traditional position as spokesmen, if not wholesale “inventors” of the Volksgeist embodied by the idealized peasantry.

37 In a “flat” society based on the ideology of egalitarianism, moreover, elitism that would stray too much from the common run was always suspect, resented and frequently even forcibly supressed. « Even in the most elite institutions », writes Stojan Cerović, « there was always squatting in some corner a feeling of inauthenticity, the guilt for raising above the people and for emulating the outside world. That’s why a powerful

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category of domestic intellectuals loves to invoke the authority of their peasants and to remind everybody to heed that source of wisdom »41.

38 If then the authentic “peasant” is idealized and beyond critique, the odium falls on the inauthentic peasant, the one who abandoned that pristine condition, and lost the volkgeist authenticity without acquiring the “cultural model” of the urbanite cosmopolitan instead. He42 is the peasant-urbanite, the half-breed, the eternal semi-.

39 Practically all of the Jeremiads on our abysmal cultural conditions abound with images that suggest the state of being somehow half-, or semi-, unfinished, neither here nor there, in transition, in-between, and so on. Božović talks about the “half-world” (polusvet) of the criminal underground, about “suburbs” (predgradje ; suggests a zone of neither country nor city proper, thus a liminal, in-between, transitional zone of peasant-urbanites), and about the “twilight” of the metropolis. By mentioning the « fishermen in troubled water » (mutnolovci), he invokes an influential 1938 essay by V. Velmar-Janković on the “Belgrade man” that centers on the phenomenon of “transitionality” (prelaznicarstvo)43, and by mentioning « intellectuality, sensibility and morality » (lacking in the mutnolovci), he is invoking the famous essay on Serbian national character by Slobodan Jovanović, which again talks about the “semi- intellectual” (poluintelektualac) as a phenomenon linked to our lack of “cultural model”.

40 In one or the other if its guises, it is obvious that the peasant urbanite is the « rider of cultural apocalypse » denounced in the cultural Jeremiads. As an in-between figure, « a hybrid class half-way between village and city », however, he often comes to stand for a number of other in-between, half-baked, neither-here-nor-there positions : between bildung and Volksgeist, between tradition and modernity, provincialism and cosmopolitanism, between Turkey and Germany, and Byzantium, Balkans and Europe, East and West... The Peasant Urbanite thus comes to stand for the whole of the present-day Serbian society rather than just for its uncultured stratum. According to what is perhaps the ur-text of this whole genre of discourse44, his is a culture of the “tribe in agony”, his world view that of a small town (palanka) seen as some sort of abysmal Purgatory-like twilight zone between the village (tradition) and city (modernity) where Serbs as a whole seem to have gotten stuck for good45.

It’s Nicer With Culture : Or How a Smiling Mesolithic Figurine Swallowed Oppositional Discourse on Culture

41 Whatever their position was, however, with Milošević’s great turn in August of 1994, the oppositional Jeremiads suddenly found their own agendas and rhetorics appropriated by the very regime they accused of promoting the various « Riders of the Cultural Apocalypse ». « Battle against newly-composed kitsch and chaos in culture », reports Naša Borba on September 22, 1994, « this is the motto upon which the program and the future endeavors of the Serbian Ministry of Culture are based, announced by the minister of culture Nada Popović-Perišić yesterday at the press conference in Hayat ».

42 In the socrealist campaign similar to the one launched 23 years before at the “Congress of Cultural Action” in Kragujevac, the Ministry of Culture mounted an offensive against the « tide of all that is ugly and low, present not only on the radio and television waves, but in everyday life, behavior, speech, morals and the appearance of the city »46

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couched in the rhetoric hardly any different from the rhetoric used by the oppositional Jeremiads. By that move, the regime, through its Ministry of Culture, “colonized” the initiatives of the marginalized oppositionary culture critics and “simulated” their crusade against the very phenomena they strongly associated with the regime itself.

43 The whole campaign was seen by most oppositional intellectuals as insincere and vacuous, if not outright cynical : « how could she, poor soul », writes M. Glišić about Nada Popović-Perišić, « how could she strangle turbo-folk, when the PMs from her own party are singing to these very tunes in the Serbian Parliament ! »47 (And we know who that Socialist Party PM was – none other than Bidža of Svilajnac).

44 The opposition might have protested the insincerity and vacuosness of the campaign, but it couldn’t prevent their own rhetorics and steam being stolen by the center which called all the shots, just like the peace initiatives and rhetorics of several parties and groups vehemently opposed to the war from the start were stolen, or appropriated by Milošević’s « peace has no alternative » campaign.

45 The Ministry of Culture next moved from simulating the critique of unculturedness to a wholesale colonization of « what kind of a good thing culture is » by proclaiming 1995 – a Year of Culture, and launching an ostentatious PR campaign under the motto : « it’s nicer with culture » (Lepše je sa kulturom). The Belgrade affiliate of Saatchi & Saatchi was paid a large undisclosed sum to produce posters, videos, flags, stickers and badges in the glittery Western marketing style. Thus an endeavor clearly reminiscent of old communist campaigns to « culturally uplift the masses » (kulturno uzdizanje masa) was couched in a form that suggested the opposite – free-market capitalism. “Culture” was treated like any other product to be advertised : « when we work on coffee, some cream, or cookies, it’s the same procedure », a member of the Saatchi & Saatchi “creative team” explained, « we decided not to talk against kitsch, but for culture ... to try to make culture more interesting ... more familiar to our audience, so that in the market competition between the one and the other (kitsch and culture) we somehow win ».

46 The campaign covered just about every possible aspect of culture : the emblem of the campaign was a well know Mesolithic figurine from Lepenski vir – therefore culture in this area is thousands of years old (never mind that the Lepenski vir culture had nothing to do with Serbs)48 ; the figure wears a tie – hence the culture of dressing ; holds a spoon and knife – hence the culture of eating, that is to say, good manners, and so on. The customary objects and institutions of high culture were heavily represented in their most generic form, but so were the objects of the established pop-culture such as the Levi’s jeans, or Coca-Cola. Nor were the emblems of national culture neglected. There is a video clip that shows almost all the icons of national culture in their chronological order, starting with archeological finds of Neolithic, Celtic and Roman times, through the medieval Serbian monasteries, images associated with the 19th century romantic nationalism, and ending with fashionable Paris-based painters. Practically all of the senses of the term “culture” were covered : culture as manners, culture as tolerance, culture as objects of high culture, culture as long standing tradition, culture as expressions of national genius in all of its forms, the High Byzantine embodied in a famous fresco, as well as the populist, Romantic Volksgeist type embodied in the familiar portrait of Vuk Karadžić.

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Conclusion

47 In the culture wars of the past several years in Serbia, the various groups that are kept away from the center of power were trying to promote their pretenders to the throne of culture and themselves as a legitimate cultured class entitled to its share of power. They all had to come out and say what kind of a good thing they consider culture to be, and what kind of a bad thing “unculture” (nekultura) is. The center of power, however, didn’t need to define anything. The regime just proclaimed that « it’s nicer with culture », something nobody could disagree with. Completely empty of content as it was, that slogan was for this very reason all the more powerful. By avoiding all content, the regime was showing that it is indeed the center, for only the center doesn’t need to name itself – everyone knows it is where it should be (tamo gde treba), and that it is doing what should be done (šta treba). In that sense, the Ministry of Culture’s slogan was just an extension of the slogan Socialist Party used in the 1992 elections : « tako treba » – a deictic masterpiece if there ever was one. Tako treba and could be translated as « this is how it should be », or « as it should be », or « in this way », or simply as « Thus ! » Instead of a certain definable goal or quality of action, the utterance brazenly proclaimed that the setting of goals or the quality of action whatever they may be at any moment is dependent on the point of view of the one actor whose identity everyone knew. The phrase also carried with it an echo of a whole genre of expressions widespread in Communist regimes that named the unutterable center of power with precisely such shifters49. The slogan immediately became a part of everyday talk easily establishing the intertextual link with the already familiar usage of such shifters during Tito’s era : « he phoned where he should » (telefonirao je tamo gde treba), « it was decided where it should » (odlučeno je tamo gde treba), « he told whom he should » (rekao je kome treba), and so on. The slogan was a masterpiece of cynicism. It took the whole inchoate experience of that period, with all its misery, trauma and impoverishment and brazenly declared that even all that was As It Should Be. In everyday usage the slogan was commonly given all kinds of ironic twists ranging from « tako nam i treba » (it serves us right) – a rueful recognition of our own responsibility for the miserable condition of our lives, to sardonic counter-slogans, such as those used in the massive protests of the Winter 1996 which counter one by one all the slogans Socialist Party of Serbia used in previous elections50 : « with us there’s no uncertainty – war » (sa nama nema neizvesnosti – rat) ; « as it should be – sanctions » (tako treba – sankcije) ; « Serbia will not bow down – Dayton » (Srbija se saginjati neće - Dejton) ; « Let's go on – The Hague » (Idemo dalje – Hag). A popular song by the rock band Fish soup capitalized on the fact that “bread” in genitive case (hleba) rhymes with “should” (treba) and produced these lines that were echoed in many less successful versions :

48 Today, there’s no milk, today there’s no bread, So eat shit – perhaps it “Should be That Way” ( nema mleka, danas nema hleba, zato jedi govna– možda tako treba)

49 All these ironic twists, however, only rebounded on the one who uttered them because no matter how you twisted it, by the very act of uttering the slogan you were still forced to acknowledge that you know very well who was behind it, who the real boss was – which was precisely the effect that the slogan aimed at.

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50 So with culture – the Center spoke the word and thus claimed the throne. If the Ministry said what kind of a good thing culture was, it would have been open to argument. Instead, the slogan pre-emptied all argument, debate and negation, for culture is simply whatever is associated at any given moment with the throne – proximity to the throne is the only criterion of value.

51 This latest appropriation, notwithstanding the apparent ease with which the Campaign came to be ridiculed by the cultured opposition in 1995, added yet another moral / cognitive warp to an already benumbingly warped world of Serbia, and it made this latest round of Jeremiads sound a tone of deeper, more desperate anguish than their illustrious ancestors like Slobodan Jovanović, Bogdan Popović, or Vladimir Velmar- Janković some sixty to eighty years ago. Even though they talked about the same phenomena, and used the same phrases, these ancestors belonged to a generation of Serbian intelligentsia that essentially was in charge. The Jeremiads of 1994 and 1995 were used and discarded, marginalized and ridiculed, co-opted and silenced, and then finally robbed of their agendas and rhetorics by a chameleon regime wearing the face of Bidža and his likes one day, and that of smiling Mesolithic figurine the other.

NOTES

1. Arnold (Matthew), « Culture and Anarchy », In Keating (P. J.), ed., Matthew Arnold : Selected Prose, London : Penguin Books, 1982. 2. The reason why turbo-folk was viscerally repugnant to most urban intellectuals in Serbia could be broken into several components. It unselfconsciously and without a trace of irony mixed the rock/pop and the folk tunes and instruments ; it bore the odium of being “newly-composed” (novokomponovan), as opposed to supposedly authentic folk music, and it was the badge of identity for the folknjaks (narodnjaci), the peasant-urbanites “swarming” the cities and threatening the dispossessed cosmopolitan urbanites. 3. See Zivkovic (Marko), « The Turkish Taint : Dealing With the Ottoman Legacy in Serbia », Paper read at AAA Annual Conference, 15-19 November 1995, at Washington, DC (available at http://anthro.spc.uchicago.edu/~mdzivkov/course). 4. Sapir (Edward), « Culture, Genuine and Spurious », The American Journal of Sociology, 29, 1924, p. 402. 5. By the time of this Parliament session, Milošević was widely perceived as being an opportunist rather than a sincere Serbian nationalist. 6. Stanojčić (Vojislav), « TV prenosi iz Skupštine : Pet Vekova SPS-a », Naša Borba, 30/03/95. 7. This attitude belongs to the genre of “rueful self-recognition” ( Herzfeld (Michael), Anthropology Through the Looking Glass : Critical Ethnography in the Margins of Europe, Cambridge : Cambridge University Press, 1987), in this case couched in the idiom of self-Orientalization. It reflects perfectly the long-standing Orientalizing (see Bakic-Hayden (Milica), Hayden (Robert), « Orientalist Variations on the Theme “Balkans” : Symbolic in Recent Yugoslav Cultural Politics », Slavic Review, 51 (1), 1992 ; Bakic-Hayden (Milica), « Nesting Orientalisms : The Case of Former Yugoslavia », Slavic Review, 54 (4), 1995 ; Zivkovic (Marko), « Representing the Balkans : Symbolic Geography of the South-Eastern Margins of Europe », unpublished

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manuscript, Chicago : Anthropology Department, The University of Chicago, 1990 ; Zivkovic (Marko), « We are Gypsy People Cursed by Fate : Dealing with Balkan Stigma in Serbia and Croatia », Paper read at The Second Conference of the Association for Balkan Anthropology (ABA), September 4-7, 1997, at Bucharest, Romania) or Balkanizing (Todorova (Maria), Imagining the Balkans, New York / Oxford : Oxford University Press, 1997) discourses about Serbia. A good recent example is offered by D. Rieff : « If anything, it is the Bosnians of Sarajevo, with their fierce devotion to the idea of a multi-confessional, multi-cultural state, rather than the Serbs or the Croats, who are the real Europeans of the former Yugoslavia », Rieff writes. Modern Turkey, he continues, « has moved on from the Balkans, but the Balkans have not necessarily moved on from the Ottoman legacy (...). The Ottoman empire at its most bloodthirsty and caricatural lives on more completely in the Serb Republic of Bosnia than anywhere in Anatolia ». The Bosnian Serbs do their best to « physically obliterate all the traces of Islamic past from their country. But the more they destroy, the more the Ottomanism they so fear and despise is engrained into their outlooks and their practices » (Rieff (David), « Notes on the Ottoman Legacy Written in a Time of War », Salmagundi, 1993, pp. 13-14). 8. The use of surrogates appears as a major feature of Milošević’s style of ruling, and according to E. Gordy’s analysis, offers one way of understanding the tenacity of his “nationalist- authoritarian” regime through a series of seemingly salto mortale changes in ideological rhetorics – from communism to nationalism, from warmongering to peacemongering, and from nationalism to neo-communism again. The “surrogates” provide the regime with a « dependable supply of permutations on the one theme which matters, which is its own continuation in power. By rotating its cast of ideological surrogates through the musical chairs of power, the regime protects itself from its own positions and actions. Rarely speaking or otherwise appearing in public, Slobodan Milošević can rightly claim that he never advocated nationalist or any other positions. In fact, every major political move of his regime has been announced, defended, and removed from the agenda by surrogates » (Gordy (Eric D.), The Destruction of Alternatives : Everyday Life in Nationalist Authoritarianism, unpublished Ph. D. dissertation, Berkeley : Sociology Department, University of California, 1996, p. 121). 9. Ries (Nancy), Russian Talk : Culture and Conversation during Perestroika, Ithaca / London : Cornell University Press, 1997. 10. “Colonization”, and “simulation”, are terms used by Hankiss ( Hankiss (Elemér), « The “Second Society” : Is There an Alternative Social Model Emerging in Contemporary Hungary ? », Social Research, 55 (1-2), 1988) to describe « a well-established strategy for dealing with challenges to centralized rule », in the context of Hungary in the late eighties. S. Gal applies these terms in her analysis of Hungarian political rhetoric occasioned by the return of Bartók’s body to in 1988 (Gal (Susan), « Bartók’s funeral : representations of Europe in Hungarian political rhetoric », American Ethnologist, 18 (3), 1991). 11. Zivkovic (Marko), « Violent Highlanders and Peaceful Lowlanders : Uses and Abuses of Ethno-Geography in the Balkans from Versailles to Dayton », Replika (Special issue : Ambiguous Identities in the New Europe), 1997. 12. Bakhtin (Mikhail Mikhailovich), The Dialogic Imagination : Four Essays, Austin : University of Texas Press (Slavic series, no. 1), 1994 [1981], pp. 290-293. 13. Politika, 11/03/95. 14. Jovanović (Rade), in NIN, 02/06/95. 15. Trebješanin (Žarko), Duša i politika : psihopatologija nesvakidašnjeg života (Âme et politique : psychopathologie de la vie non-quotidienne), Beograd : Vreme knjige, pp. 105-106. « Moral mimicry » is Cvijić’s term – it is similar in meaning to the more modern « identification with the aggressor ».

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16. In Stefanović (Dragoljub), « Karakter Srba i ponašanje Pala : Zašto je inat sastavni deo politike » (Caractère des Serbes et l’attitude de Pale : pourquoi l’obstination est une partie intégrante de la politique), Politika, 1994. 17. Popović (Danko), Nespokoji (Turbulences), Beograd : I. P. “Beograd”, 1994, pp. 80-81. 18. When Koljević puts in doubt the extent of “liberation” NIN had achieved by undergoing “the ownership transformation” and thus supposedly becoming “indépendant”, he is, of course, accusing it of still being Communist. In this context, it probably means communist because communism often gets blamed for suppressing Serbian national consciousness, and more specifically, the consciousness of the unity of all the Serbs in the former Yugoslavia. 19. I use “bourgeois” here for the Serbian “gradjanski” (pedigre). Both terms exists in Serbian and denote roughly the same thing but their connotations are very different. While buržujski has acquired negative Marxist connotations, gradjanski retains more positive connotations of “civic” or “civil”. 20. Djordje Balašević, a composer-singer from Novi Sad whose popularity makes him a “bard” equivalent to say, Bulat Okudzhava in . A line from one of his most popular songs (Ratnik paorskog srca – A Warrior with the Peasant Heart) encapsulates the long standing Romanticization of the Serbian peasant as hard-working and peaceful recently popularized in the novels of Danko Popović and Dobrica Ćosić : « a peasant is not made out to be a soldier, he prefers horses and soil to people ». Balašević is then certainly on Novaković’s side but Novaković here casts him as an urbanite who resents “peasantrification” of cities. The contradiction probably disappears if we assume that Balašević referred to peasant-urbanites, the folknjaks that he sociologically defined as a « hybrid class half-way from village to city » in another hugely popular song of his (Narodnjaci – Folknjaks). 21. The only mountain in otherwise completely flat Vojvodina region. 22. Obvious allusion to the Communist allegiances of the highlander newcomers. 23. Novaković (Nikola J), « Premestanje prema rasporedu svetlosti » (Déplacement vers l’éclatement de la lumière), Naša Borba, 24/12/94. 24. I owe this phrase to Professor Raymond Fogelson who suggested it as a logical fourth term in the tripartite classification of types I initially proposed consisting of : 1) The (Šumadija) solid peasant, 2) the cosmopolitan-urbanite, and 3) the peasant-urbanite halfling. At that time, I couldn’t find an example of the peasant-cosmopolitan, but I have since realized that in addition to Novaković, such influential writers as Danko Popović and Dobrica Ćosić are actually attributing a peculiar kind of “cosmopolitanism” to their idealized peasant characters. 25. Fernandez (James W.), Persuasions and Performances : The Play of Tropes in Culture, Bloomington : Indiana University Press, 1986. 26. Gal (Susan), art.cit. ; Gal (Susan), Irvine (Judith T.), « The boundaries of languages and diciplines : How ideologies construct difference », Social Research, 62 (4), 1995. 27. Džadžić (Petar), Homo balcanicus, homo heroicus, 2 vols, Beograd : Prosveta, 1994. 28. A prominent cultural figure in Belgrade, Jerotić gave innumerable well-attended public lectures on literature, psychology, philosophy, and lately theology, in the last twenty or so years. Since he retired from clinical practice, he teaches pastoral psychology at the Belgrade Theological Faculty. 29. Jovanović (Slobodan), « Srpski nacionalni karakter » (Le caractère national serbe), in Jovanović (B.), ur., Karakterologija Srba (Caractérologie des Serbes), Beograd : Naučna knjiga, 1992, p. 230. 30. Greenfeld (Liah), Nationalism : Five Roads to Modernity, Cambridge / London : Harvard University Press, 1992. 31. This happened when writer attacked Dobrica Ćosić, Vuk Karadžić and other icons of Serbian cultural identity of the more populist sort. As Ivan Čolović put it, Basara is against the aggressive Serbian nationalism because that nationalism is too folksy and vulgar.

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« Serbian culture and politics, founded on folklore and folk myth making », Čolović summarizes Basara’s argument, « should give way to a sacral order founded on the myth of the Medieval Serbian elite, the Slavic being and Byzantine civilization. In other words, Basara is rejecting rightist populism in the name of rightist elitism ». « Those, who like Basara, are disappointed by the return to the epic Kosovo », Čolović concludes his analysis, « are recommending a return to Byzantium. Nobody, including Basara, suggests a return to the United Nations, but many, and he is among them, rather expect that, as of tomorrow, Serbia will again gain membership in the alternative international organization of the spiritually gigantic and spiritually kindred nations called, as we all know, the Byzantine Commonwealth » (Čolović (Ivan), « Sozercanje », Naša Borba, 1996). Kosovo, Byzantine Commonwealth and the United Nations are very good labels for the three analytically distinguishable orientations or responses to the predicaments of adopting foreign, Western models (for extended discussion see Zivkovic (Marko), « Inverted Perspective and Serbian Peasants : The Byzantine Revival in Serbia », Paper read at Negotiating Boundaries : The Past in the Present in South-Eastern Europe, September 6-8, 1998, at Lampeter, Wales). 32. Elias (Norbert), The Civilizing Process : The History of Manners and State Formation and Civilization, Oxford / Cambridge : Blackwell, 1994 ; Elias (Norbert), The Germans : Power Struggles and the Development of Habitus in the Nineteenth and Twentieth Centuries, New York : Columbia University Press, 1996 ; Greenfeld (Liah), op.cit. 33. The conference was organized by the newly formed Democratic Center, a non-party organization led by Dragoljub Mićunović, and was held from 1-2 March of 1995, at the Belgrade Student Cultural Center, formerly a center for alternative and avant-garde but as of recent, firmly under the regime control. The poster announcing the conference featured DeVinci’s Mona Lisa with boxing gloves. 34. Musical instruments of Turkish origin. 35. Bourdieu (Pierre), Distinction : A Social Critique of the Judgement of Taste, Cambridge : Harvard University Press, 1984, p. 7. 36. Ibid., p. 469. 37. Thus Dragoljub Mićunović, the leader of the Democratic Center, in his opening speech at the Conference, claims that our society, because of the indeterminacy and fuzziness of its social structure, presents a problem for social scientific understanding : « The task of social sciences is not at all easy because our society, like the other similar societies, does not lend itself easily to structural analysis. The social structure is illegally and illegitimately formed and doesn’t lend itself to the usual criteria. The social strata were formed on the basis of covert privileges and corruption, independently from the social position and status, independently from education and the lifestyle. What then is the social structure like today – when one becomes a millionaire or a pauper in a month ! With such turbulent and indeterminate social structure the ideological and political spectrum of parties, the differentiation and permanence of their programs, and thus normal parliamentarism is made impossible ». 38. « Those regions of ours » is the best translation I could come up with for the Serbian « na (ovim) našim prostorima ». This is an extremely widespread way of referring to “our country”, “here”, etc., in a very loose way with accrued connotations of instability of borders, general ambiguity, and the long suffering sense of countless empires and armies which marched through and devastated « these regions of ours ». 39. The two uprisings against the Ottomans in 1804 and 1815 that led to autonomy and later independence of Serbia, referred to (most notably by Ranke) as “Serbian Revolution”. 40. Personal communication. Latinka Perović was a prominent member of the so-called “Serbian Liberals” who were purged from the leadership of Serbian League of Communists in the early 1970’s by Tito. After being ousted, she became a highly respected historian of socialist movements in modern Serbia.

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41. Cerović (Stojan), « Beogradska južna pruga » (La ligne sud de Belgrade), Vreme, 1994. This is where another important notion of what being cultured means could be found. According to that notion, culture is independent of education, even opposed to it. After all, the culturedness of the volk is the supposedly the opposite of the culture of the educated and as interpreted by some of those educated actually superior to it. When Sapir says that an American Indian has better chances at being genuinely cultured than a telephone girl, he is embracing a similar notion of what being cultured means. An example could be found in a review of Momčilo Bošković’s book Stranputice – patologija kuluture i karaktera ~oveka (Strayings : the Pathology of Culture and Human Character) in Politka of March 30. In that case, the word is not culture but « to be spiritually thought out » (biti duhovno promišljen) for which culture could probably be safely substituted. Bošković points out, notes the reviewer, that even an academic « could remain a primitive », while an illiterate person could be a « spiritually thought out individual ... Maybe it is even the case that the former is easier to accomplish ». 42. In literature and film this figure is predominantly presented as male in a plot that could be called “reversed Pygmalion”. The male is the uncultivated, raw and brutal primitive, who is then cultivated by the ethereal, fragile and cultivated girl from the urban elite (gradjanski sloj) The plot usually takes place at one or another of those upheavals and catastrophes when the new wave of highlanders, barbarians, etc., yet again floods the city and destroys the urban elite (see Zivkovic (Marko), « Tender-hearted Criminals and the Reverse Pygmalion : Narratives of the Balkan Male in Recent Serbian Films », Paper read at American Anthropological Association Meetings, December 2-6, 1998, at Philadelphia). 43. Velmar-Janković (Vladimir), Pogled s Kalemegdana : Ogled o beogradskom čoveku (Vue de Kalamegdan : regard sur l’homme belgradois), Beograd : Biblioteka grada Beograda, 1992. 44. Konstantinović (Radomir), Filosofija palanke (Small Town Philosophy), Beograd : Nolit, 1991 (2nd ed.). 45. Konstantinović sees the spirit of Palanka, underlying the whole of Serbian mentality and culture, as a spirit of « a tribe in agony ». No longer “a tribe” with its a-historical mentality, but a spirit (to use Konstantinović’s cumbersome philosophical jargon of some sort of German provenance) already “infected” with history, already “conscious” of tribe as tribe, thus irreparably distanced from it, the Palanka is a « consciousness rebelling against itself, a consciousness of particularity (individuality) which, on its way towards the freely-open world of the world spirit, as a spirit of infinite possibilities, a spirit of the stylistic multivocality, got stuck, which did not go over from the particularity (or individualism) to the attitude of creative subjectivity, but it is a consciousness which, precisely for that reason, seeks self-cancellation of its own self as cancellation of its own particularity, as a consciousness of the tribe in agony, a tribe which has taken leave of itself and tries to come back » (Konstantinović (Radomir), op.cit., pp. 18-19). This rather unintelligibly written book is one of the most powerful statements, or rather indictments of the national character and its half-bakedness. Much of the lamentation on all kinds of semi- and half- and in-between phenomena, from the peasant urbanite halfling, to the semi-intellectuals Jovanović talks about, could be seen as having their philosophical foundation, or exegesis in the Philosophy of Palanka. 46. Cited by Glišić (Milivoje), « Lepota života » (La beauté de la vie), NIN, 24/03/95. 47. Ibid. 48. I discuss the so-called theories of « Serbs as the Most Ancient People » in Zivkovic (Marko), « Inverted Perspective » (art.cit.). 49. A passage from Vladimir Voinovich’s The Life and Extraordinary Adventures of Private Ivan Chonkin, gives a brilliant example. The translation was done by Dale Pesmen who tried to make the untranslatable wordplay understandable in English. Unlike English, the Serbian translation retains the same wordplay that exists in the original Russian. « To readers from distant galaxies, unfamiliar with our earthly customs, a legitimate question

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might occur – what does the Place Where You Belong mean ? Where You Belong for whom and for what ? In this connection, the author offers the following explanation : in the bygone times described by the author, there existed everywhere a certain Institution, which was not so much military as militant ... This Institution acquired the reputation of seeing everything, hearing everything, knowing everything, and, if something was out of line, the Institution would be there in a flash. For this reason people would say, if you are too smart, you’ll end up Where You Belong ; if you blab too much you’ll end up Where You Belong ... One person blabs What he Should, and another, What he Shouldn’t. If you blab What you Should, you’ll have everything you Should and even a little more. If you blab what you Shouldn’t, you’ll end up Where You Belong, that is, in the above mentioned Institution. » 50. Naša Borba, 25/11/96, Internet edition.

ABSTRACTS

In that period, Serbian Jeremiads seemed to reach their “purest” form and became a ubiquitous, if not a dominant genre of social commentary that ranged from everyday talk to discourses of social scientists. Moreover, it is during that period that the Milošević regime makes a 180 degree turn that appropriates, preempts and « colonizes » the rhetorics and initiatives of the opposition Jeremiads by “simulating” their cultural criticism. Moreover, the talk about national character started to focus increasingly on the flip-side of the heroic Dinaric type. Thus Serbian Jeremiads of 1994-1995 can offer a valuable insight into the social tensions and political agendas struggling for supremacy in Milošević’s Serbia. The Jeremiads of 1994 and 1995 were used and discarded, marginalized and ridiculed, co-opted and silenced, and then finally robbed of agendas and rhetorics of the old generation of Serbian intelligentsia by a chameleon regime.

AUTHOR

MARKO ŽIVKOVIĆ M. Živković est professeur d’anthropologie à l’Université de Chicago.

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The Emigration of Muslims from the New Serbian Regions 1877/1878

Miloš Jagodić

1 During the Great Eastern crisis 1875/1878, a large migration process was going on in the Balkans. It is estimated that, about two million people, half Christians, half Muslims, left their homes at that time1. The Muslim population was withdrawing from Bulgaria, Bosnia and Herzegovina and from the regions attached to Serbia by the Berlin treaty. The inner provinces of the Ottoman Empire were their final destination. The Muslims’ emigration from Serbia was not as big as the ones from the other mentioned areas, but still, it was not of less importance2.

2 My paper is based on the published Serbian and Turkish inventories, Serbian archive documents and on some travels from that period. V. N. Stojančević and R. L. Pavlović have dealt with this particular subject, while the few other Serbian authors have causally mentioned various data about this topic in their works.

3 Serbia was twice at war with Turkey during the Eastern crisis. She was defeated in the first one in 1876. The consequences were disastrous. About 200 000 people, war victims and refugees from Turkey, remained homeless after that war3. In the period between the two wars, Austria-Hungary and Russia made agreements about the division of the spheres of interest in the Balkan Peninsula. According to the treaties signed by the two Powers, Bosnia and Herzegovina were left to Austria. Therefore, the Serbian expansion in these areas was disabled. On the other hand, Russia was interested in the eastern part of the Balkans4. In such international circumstances, Serbia was forced to seek space south of its borders, in the large area, called the . In the second war with Turkey 1877/1878, Serbia was a Russian ally. She entered the war on Russia’s request5. This time, the Serbian army conquered significant territories south and southeast of the Serbian-Turkish border. It was decided in Berlin that Serbia should keep most of its war possessions6. These new Serbian regions were placed between the cities Kuršumlja, Pirot and Vranje, in the South Morava and Nišava basins7. They were administratively divided into four counties : Niš, Pirot, Vranje and Toplica.

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Ethnical Structure of the New Serbian Counties before the 1877/1878 War

4 Before the war, these counties had been administratively included into the sanjak of Niš, which had been a part of the Kosovo vilayet. A Turkish inventory, made in 1873, gives a general picture about the confessional and, partly, ethnical structure of their population8.

Table 1

Number of men Number of houses in cities

District Christians Muslims Serbian Muslims

Niš 17 107 4 291 3 500 2 000

Pirot 29 741 5 772 3 000 400

Vranje 30 061 12 502 2 500 800

Leskovac 21 030 10 525 2 500 1 000

Prokuplje 4 618 6 207 140 650

Kuršumlja 757 5 951 0 150

Trn 7 072 149 300 15

Total 110 386 46 027 11 940 5 015

156 413 16 955

Number of inhabitants in cities Language of Muslim population in cities

Niš 18 255 Turkish

Pirot 10 975 Turkish

Vranje 10 345 ½ Turkish, ½ Albanian

Leskovac 13 445 ½ Turkish, ½ Albanian

Prokuplje 4 410 Albanian

Kuršumlja 900 Albanian

Trn Albanian

Total 58 330

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5 The Christian male population made 70,57 % and the Muslim made 29,43 % of the entire male population. The Muslims were in majority in the districts of Kuršumlja and Prokuplje. In the first, there was 88,7 % of them and 57,34 % in the second. In the other districts, the Christians were in majority, but the percentage of Muslims was not small in any of them. In the district of Leskovac, the Muslim male inhabitants made 33,35 %, and in the district of Vranje 29,37 % of the whole male population. The smallest number of them was in the district of Pirot, 16,25 %, and Trn, 2,06 %.

6 According to the information about the language spoken among the Muslims in the cities, we can see of which nationality they were. So, the Muslim population of Niš and Pirot consisted mostly of Turks ; in Vranje and Leskovac they were Turks and Albanians ; Muslims in Prokuplje and Kuršumlja were mostly Albanians.

7 Unfortunately, we do not know the exact number of all the Niš sanjak’s inhabitants. We can only presume that the number of women was, approximately, equal as the number of men. Then, it follows that, about, 312 826 people lived in the sanjak of Niš, in 1873 : 220 772 Christians and 92 054 Muslims.

8 These data can be compared with the Kosovo vilayet inventory, made in 1877. According to this statistics, the sanjak of Niš had 143 814 inhabitants and the sanjak of Pirot had 93 241 ; together, they had 237 055 inhabitants9. These two sanjaks comprised the same territory as the sanjak of Niš in 1873, but without the district (kaza) of Vranje, which was in the meantime attached to the sanjak of Priština10. When the number of inhabitants of that district is excluded from the 1873 inventory, then we get the number of approximately 227 700 people. So, the population of the 1873 Niš sanjak, without the Vranje district, has increased by 4,1 % in the 1873-1877 period. If this increase is by analogy applied to the district of Vranje, then it would have had about, 88 616 inhabitants in 1877. When we add that number to the number of inhabitants of the 1877 Niš and Pirot sanjaks, then we get the approximate number of people, who lived on the 1873 Niš sanjak’s territory, in 1877, which is 325 671. In order to find out how many people lived on the territory of four new Serbian counties in 1877, we must substract the number of Trn district’s inhabitants from 325 671, for that district was given to Bulgaria by the Berlin treaty. It had 15 034 inhabitants in 187711, which means that, before the war, about, 310 736 people lived in the regions attached to Serbia. There were approximately 215 117 Christians and 95 619 Muslims12.

9 The Muslims from the districts Prokuplje and Kurshumlja were mostly Albanians. The area they inhabited was confined by the Toplica river valley on the north, Kopaonik on the southwest and the South Morava valley on the east and southeast. The Serbs in that area lived only near the river mouths and on the mountain slopes13. The Albanian settlements could have been found also on the right bank of the South Morava, in the region called Masurica14. Some Albanians lived even in Trn, a small town in the west of Bulgaria15.

10 The migration of Albanians towards the northeast started after the Serbs had moved into Hungary, in 1690 and 173716. Having settled in Kosovo, they began to cross the Golak mountain in the second half of the 18th century and to inhabit the mentioned area17.

11 The Turks have been mostly city dwellers. It is certain, however, that part of them was of Albanian origin, because of the well-known fact that the Albanians have been very easily assimilated with Turks in the cities18.

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Causes of Emigration

12 The Ottoman Empire used to colonize the Muslims in the Balkans. It also helped them to spread over the Peninsula, as it was the case with the settling of Albanians in Kosovo, Macedonia and Toplica19. In the 19th century, Muslims were colonized by plan, in order to separate the homogeneous Christian regions from each other. That was the policy of replacing the unreliable population with the more suitable ones. When Russia had finished conquering Caucasus, it expelled almost the entire Czerkes nation from its land. These Muslims moved into Turkey in the 19th century sixties. Part of them was colonized in the Balkans, mostly in Bulgaria, but also near the Serbian border, around Niš, Pirot and in Kosovo. Serbia was, in that way, surrounded by Czerkes’ settlements in the northeast and by Albanians in the southwest. That continuous Muslim zone separated Serbia from the Christians in Bulgaria, Macedonia and Kosovo20. The Turks, who left the Serbian cities in 1862, were colonized by the Porte along the borderline rivers, the Una, the Sava and the Drina, and in the surroundings of Niš and Vidin, which were close to the Serbian border at that time21.

13 During the 19th century, the Muslims in the Balkans had been emigrating from the territories, which would have stopped being an integral part of the Ottoman Empire. Such migrations were mostly the consequence of the wars. Their directions were identical with the expanding directions of the Christian Balkan countries. Muslims were simply not able to accept the way of life in these young, European-like organized states. Besides, they were afraid of becoming inferior citizens, like Christians in Turkey. In most cases, the compromise was not possible. Therefore, Muslims were emigrating from the territories deserted by the Ottoman army. Sometimes, the Turkish generals used to call the Muslim population to come along with the withdrawing troops, into the Sultan’s land22.

14 In the 1877/1878 war, the main Turkish force against Serbia consisted of Albanians. They were organized in 72 units, with 550 men each23. They came mostly from Kosovo and Macedonia. On the other hand, Albanians from Prokuplje, Kuršumlja and Leskovac districts were not organized in the military formations. They fought independently of the Turkish army. Divided into small groups, they were defending every village, every house. Each one of them defended his own doorstep. That was the reason why their villages were, so thoroughly, “cleaned”24. The city Muslims were not resisting the Serbian army, but only withdrawing along with the regular Turkish troops.

15 Not all Albanians had moved out in front of the advancing Serbian army. A part of them had surrendered just before the end of the war, and some had not even fought at all. Such Albanians stayed in their homes. A certain number of the Albanian refugees returned to their villages, after the armistice had been arranged. Almost all of these people were expelled to Turkey after the Berlin congress25. The young Christian countries, Serbia in this case, did not wish to have Muslims within their territories. The Serbian Government considered the Albanians as an undesirable and unreliable population, which had to be replaced with a more convenient one. Such policy was quite usual in the Balkans at that time. The Serbian Prime Minister, Jovan Ristić, thought that Serbia should be an ethnically homogeneous country. Besides, the territories inhabited by Albanians were of strategic importance. They were supposed to be the base for future expansion towards the Old Serbia and Macedonia. Therefore, it

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was necessary to populate them with the reliable population. One of the Serbian generals, Kosta Protić, stated then that he did not want Serbia to have its own Caucasus26.

The Emigration Process

16 Most of the Muslims moved out during the military operations. Therefore, the migration directions were, more or less, identical to the directions of the Serbian army’s advancing.

17 Serbian forces crossed the border on 15. December 187727, penetrating in two main directions. The first was pointed to the south, towards Niš, in order to besiege the town. The second was southeastern, towards Pirot and Sofia ; the aim was to cut the Niš-Sofia line of communication, for the Russians could more easily take that town. Niš was besieged quickly. A part of the troops operating on the south direction had to penetrate into the Toplica valley to prevent the Turkish break-through from Kosovo to Niš.

18 The Serbs took Prokuplje on the third day of the war28. Muslims from the town and surroundings, mostly Albanians, left their homes in panic, leaving large quantities of food and cattle behind29. Local Albanians escaped to the mountain Pasjača, south of Prokuplje. One part of these refugees returned soon to their villages, submitting themselves to the Serbian authorities, while the others kept on moving southwest, towards Kuršumlja30.

19 During the further advancing towards Kuršumlja, the Serbian troops came across the Albanian refugees, who were spread all over the adjacent mountains. While retreating, they were resisting the Serbs and refusing to surrender. Sometimes, in panic, the refugees left wagons full of different kinds of personal belongings in the woods to move faster. Serbian soldiers found once a two year old child, almost frozen, in one of these wagons31.

20 Kuršumlja was seized soon after Prokuplje. The refugees had already reached the south slopes of Kopaonik. Turkish forces tried to make a breach through the Toplica valley, in order to send help to the besieged Niš, so the area around Kuršumlja became a battlefield. Therefore, the escaped Albanians were forced to remain in the mountains. They were waiting for the Serbs to be pushed out of their villages32. It turned out they were waiting in vain. Niš was seized, the Turks withdrew33 and the refugees did not return to their homes.

21 Having besieged Niš, Serbs sent a part of the forces down the South Morava valley, towards Leskovac. The Muslims left town as soon as they heard that the army was approaching. While preparing to escape, they took the wagons and about a thousand oxen from the local Serbian peasants. They went south, towards Vranje and Skoplje34. There were only 62 poor Muslim families remained, when the Serbs entered the town35.

22 In the meantime, the Serbian army seized Pirot. The Muslims went to Kosovo and Macedonia. Some of them even reached Thracia36.

23 The Turks in Niš surrendered on 10. January 1878. It was allowed for those who wished, to leave the town peacefully37. The Muslims went to Priština, Prizren, Skoplje and Saloniki38. The remained Turks were mostly poor and they received food from the local Serbian authorities39.

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24 After the seizure of Niš, the Serbian troops were divided in two groups. The first had to advance southwest, down the valleys of the Toplica, Kosanica, Pusta Reka and Jablanica (the South Morava tributaries), while the second one had to go south, down the South Morava valley, to seize Vranje and then to turn west. Their mutual task was to penetrate Kosovo40. Both directions were leading across the regions inhabited by the Albanians.

25 The advancing of the army on the southwest was very slow, because of the hilly ground and permanent fights with the local Albanians. They had sheltered their families on the adjacent mountains Radan and Majdan and then they came back to defend their villages. Therefore, the Serbs were forced to conquer them one by one. Because of such a hard resistance, the Albanian villages remained completely vacant. The refugees were slowly retreating to Kosovo, across the Golak mountain. They eventually reached the Priština region, which turned out to be their final destination. The Serbs did not manage to breach on Kosovo. The armistice stopped them on the peaks of Golak41.

26 The army operating on the south direction had to break through the two canyons : Grdelica (between Vranje and Leskovac), and Veternica (southwest of Grdelica). After the battles for Grdelica and in front of Vranje, the Serbs took this city42. The Muslims from Vranje had taken the cattle, food and money from the local Serbs before they left43. A lot of Muslims moved out from the Vranje surroundings in the following months, for they were exposed to all sorts of disturbances from their Serbian neighbours44. The Albanians defended the Veternica canyon, while their families were sheltered on the Golak mountain. They came to the same mountain, after they had been forced to leave the canyon45. A smaller part of the Albanians escaped towards Vranje46. The local Serbs took part in the fighting around Veternica. They showed a great hostility towards the Albanians by burning their houses, looting and chasing them47. The Albanians on the right Morava bank, in the region called Masurica, did not resist and remained in their villages48.

27 After the seizure of Vranje, the Serbian troops turned west, towards Kosovo and they almost reached Priština. The armistice between the Russians and the Turks stopped them in front of the city. The Albanians inhabited the territory between Vranje and Priština did not take part in fighting and they remained in their homes49.

28 I am not able to describe the emigration of the Muslims after the Berlin congress, for the lack of reliable sources. A small number of them were expelled after the war, since the majority had left during the military operations. Some influential officers initiated and supported such government measures. Only general Jovan Belimarković was opposed to the expulsion orders. He did not allow the Albanians from Masurica to be moved out. But, they were expelled a bit later, when the general was on the leave. The only compact group of Albanians remained in the Jablanica valley. They were lucky to have introduced themselves to Prince Milan Obrenović before the Berlin treaty was signed, so they enjoyed his personal protection afterwards50. In Niš, for example, the local administrative clerks mistreated the remaining Muslims, so they were forced to emigrate51.

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Settling of Muslim Refugees in Turkey

29 The Albanian refugees (Turk. muchageers) were mostly settled in the Lab region and in the north of Kosovo, next to the new Turkey-Serbia border52. The Serbian population from Lab had moved to Serbia during and after the war in 1876 and then the Albanians inhabited their villages53. Most of the refugees were settled in the Priština region and less in the regions of Vučitrn, Uroševac (Ferizović) and the upper Morava54. There were 31 Serbian-muchageer and 3 pure muchageer villages in the area southwest of the Serbian border, between Novo Brdo, the Kriva River, Gnilan and the Little Morava55.

30 A considerable number of refugees settled in Priština ; those from Niš and Leskovac soon became quite influential in that town56. Besides Priština, the muchageers from Leskovac moved also into the other Kosovo and Macedonia cities. The Muslims from Pirot immigrated to the same regions, while some even settled in Istanbul57.

31 The refugees in Kosovo were not well accepted by the Turkish authorities. They were usually settled on swampy or wooded land, which needed to be cultivated58. The refugees slowly created their own settlements within or beside the already existing (in many cases Serbian) villages, along the Serbia-Turkey border. The native Muslims (Turk. yerlias) did not gladly accept the refugees, who they considered to have been less valuable than them. The mutual quarrels, fights and even murders were not rare59. The relations between the native Muslims and refugees were not much better in the cities either. In Priština, the Turks had been complaining that everything went wrong, since the refugees had arrived. They did not even consider the muchageers as Turks. The reason for such a behavior should be looked for in the natives’ conservatism, since certain differences in customs existed between them and the newcomers. The refugees, for example, did not use to hide women, like the natives. Besides, they changed the common way of trading. The old one, based on trust and the given word, had vanished. The refugees introduced receipts, written contracts and interests, which were new and strange to the natives60. It is certain that the muchageers from Niš and Leskovac overtook a great deal of trade in Priština. It seems, however, that they overtook it from the local Serbs and not from the Turks61. It is likely that the same thing also happened in Prizren and Peć62. The refugees in Kosovo used to name themselves after the places from which they had come from. They also used to give the same names to their new settlements. The refugees and their descendants could have been, therefore, easily recognized fifty years after the migration63.

Number of Muslim Emigrants

32 It is not possible to establish the exact number of Muslims who emigrated from Serbia. It is even less possible to speak about the number of Albanians, Turks or Czerkes, who moved out. I can only try to estimate the approximate number of Muslim emigrants, relying on the Serbian archive documents and travels.

33 As far as I know, there is only one anticipation about the number of refugees and it is accepted in the Serbian historiography. J. Cvijić suggested that there were about 30 000 Albanian refugees64. I believe that the number of Albanians and Muslims in general, who emigrated from the new counties of Serbia, was much larger.

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34 The territory held by the Serbian army between the armistice and the Berlin congress, was administratively divided into six counties : Niš, which had the districts Niš, Koprivnica and Bela Palanka; Kuršumlja, which had the districts Prokuplje, Kuršumlia, Ibar and Vučitrn; Leskovac, which had the districts Veternica, Vlasotince and Pusta Reka; Vranje, which had the districts Vlasina, Poljanica, Morava and Pćinja; Pirot, which had the districts Nišava, Visočki, Breznik, Trn and Lužnica; Kula, which had the districts Kula and Novoselo65. According to the Berlin treaty, the districts Trn, Ibar and Vučitrn, as well as the whole Kula county remained out of Serbia’s borders. After the Congress, the new administrative division on four counties (Niš, Pirot, Vranje and Toplica) was established and it entered the first official state statistics66. I will be dealing here with the first division. One of the first duties of the new Serbian local authorities was to make the inventories of the districts and to create temporary communities. After they had completed that task, they sent reports to the Minister of education67. I have tried to establish the approximate number of Muslims who left according to these reports, which show the exact picture of the occupied territories, just after the end of the war. Besides them, I have also used some travels from that time.

The District of Prokuplje

35 The report of the local authorities, dated 31. March (12. April) 1878, to the Minister of education, Alimpje Vasiljević, contains the following data about the district’s cities, villages and population68 :

Number of houses Number of inhabitants

Settlements Serbian Muslim Serbs Muslims

Villages 131 1 485 1 553 12 077 987

Cities 1 364 750 1 804 0

Total 132 1 849 2 303 13 881 987

36 According to this inventory, there were 131 settlements in the district, among which Prokuplje was the only town. I shall be dealing only with the villages at the moment, and come back to the cities later. The number of houses in twelve villages remained unregistered, for those villages could not have been reached because of the snow. However, it is stated in the report that those villages were Albanian and that they were all abandoned69. Therefore, the number of houses in the district’s villages refers to 119 of them. It can be presumed that the Albanians70, who lived here, had as big families as their neighbours, the Serbs, for they all lived in the extended family groups. The average number of inhabitants in one Serbian house was 8 (8,13). If that relation is applied to the Albanian houses also, then it follows that about 11 437 Albanians moved out from 119 villages of the Prokuplje district71.

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The District of Kuršumlja

37 The local authorities of this district did not make an inventory. Therefore, we shall rely on the data from M. Rakić’s travels. There were 127 villages in the district and Kuršumlia was the only town, but it remained completely vacant after the war. The Muslims who left were the Albanians. Here are the data about the number of houses and inhabitants in the district72 :

38 The number of remaining Muslim population is not stated. It is likely that all of them moved out, considering the battles, which had been going on in the area. The houses of Kuršumlja are probably included in the whole number, for the author did not consider Kuršumlja to be a real town73. One Serbian house had about 9 (9,12) inhabitants. If the same relation is applied to the Albanian houses as well, then it follows that approximately 17 604 Albanians left the district.

39 The Kuršumlja county had two more districts, Ibar and Vučitrn. Since they were not attached to Serbia, I shall not discuss them here.

The County of Leskovac

40 The chief of the Leskovac county administration made a list of settlements and houses in his administrative area and sent it as a report to the Minister of education on 14. (26) March 187874. According to this inventory, there were 221 settlements and 10 369 houses in the Leskovac county. Leskovac itself had 2 015 inhabited and about 700 empty Muslims’ houses. Besides, there were also 53 abandoned Albanian villages, which were not included in the previously mentioned number of settlements. They were placed in the region called Pusta Reka75. Apart from these villages, the Albanians lived in three more communities next to them. These communities comprised 45 villages, of which 14 purely Albanian, 10 Serbian, 17 with a mixed population and there are no data for the 4 remained. There were 542 Serbian and 691 Albanian houses in these 41 villages. The last ones were vacant. The chief of the county administration stated in the report that in the 53 empty villages might have been approximately 30 houses each. The average number of houses in the mentioned 41 villages was 27 (27,4). Since they were next to the empty ones, that relation can be applied to them also, which means that they had about 1 431 houses. Then, it follows that there were 2 122 vacant Albanian houses altogether in the villages of the Leskovac county. The number of inhabitants is not stated in the report, but it can be presumed that the families had approximately 8 members, like in the other counties. In the Pusta Reka district, which was established after the Berlin congress, the average number of inhabitants in one house was exactly 876, which confirms the previous assumption. Therefore, it follows that about 16 976 Albanians moved out from the villages of the Leskovac county.

41 The territory of this county was identical with the one of the former Turkish Leskovac district77. This fact gives the opportunity to check the stated estimations about the number of emigrants. About 17 033 Muslims lived in the villages of the Leskovac district in187778, which means that the mentioned assumption is correct.

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The County of Vranje

42 The sources I have lack the data about the number of Muslims, who lived in the villages of the Vranje county before 1878. I know only that 817 Albanians remained in 8 villages of the Masurica region79. According to the antropogeographic researches of R. T. Nikolić, done at the beginning of the 20th century, there were 7 Albanian villages in Masurica, 8 in the Vranje surroundings, 1 in the Vinogos region80 and approximately 230-250 Albanian houses in the region called Poljanica81. About 1 700-1 900 Albanians might have lived in the last of the mentioned regions82. Still, according to the stated data, I am not able to even estimate the whole number of Albanians, who emigrated from the villages of this district.

The County of Niš

43 The local authorities of the Koprivnica district made an inventory of the villages on their administrative territory. There were 80 villages, inhabited by the Serbs. They worked on the land, which mostly belonged to the Turks. 26 Turks, landowners, of whom four had residences in Niš, are listed in the inventory83. There is not this sort of data for the second, Niš, district of the county. It was placed on the right bank of the river Nišava and there was a certain number of abandoned Czerckes’ villages on its territory84. However, it is not possible to say how many of them were there, or how many people left them.

The District of Bela Palanka and the County of Pirot

44 There were some vacant Czerckes’ settlements in the vicinity of Bela Palanka, on the right bank of the Nišava, but their number can not be established according to the available sources85. The fortress of Bela Palanka was inhabited by the Turks, who escaped towards Leskovac ; unfortunately, their number remains unknown86. I am not able to say anything specific about the ethnical structure of the Pirot county in the pre- war period, except that there were also some Czerckes’ villages87.

The Cities

45 The Muslim rural population was mostly ethnically homogeneous in certain regions, like the Albanians in the Pusta Reka district, for instance. That was not the case in the cities. Here, it is impossible to divide the Muslims by nationalities (except in Prokuplje), for the sources treat them all as “the Turks”, which was a synonym for “the Muslims”. Therefore, I have chosen to deal separately with the number of the Muslims who emigrated from the cities.

46 According to the previously mentioned report of the Prokuplje district’s administration, there were 1 114 houses in the city, 364 Serbian and 750 empty Muslim houses. 1 804 inhabitants remained and they were all Serbs88. The data stated in the M. Rakić’s travels differ a bit. The total number of houses and inhabitants is identical, but the relation between the Serbian and the Muslims’ houses is not : 405 Turkish, 299 Albanian and 440 Serbian houses89. If the same method as used before is applied90, it follows that approximately 1 226 Albanians and 1 660 Turks, or 2 886 Muslims,

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emigrated from Prokuplje. This figure matches the number of the city inhabitants in 187791, so it can be accepted as correct.

47 There were about 900 Muslims’ houses and approximately 5 000 Muslims in Leskovac before the war. According to the first Serbian official statistics, in the beginning of 1879, there were 120 Muslims left in the city92, which means that 4 880 of them had moved out.

48 Only 878 Muslims had stayed in Vranje after the war, but many of them emigrated in the following months. There were 860 Serbian houses with 5 805 inhabitants and 991 Muslims’ houses in the town93. One Serbian family had approximately 6,75 members. If the same relation is applied to the Muslims’ houses, it follows that about 6 690 of them lived in Vranje before the war. There were 437 Muslims remaining in 187994, which means that approximately 6 250 had emigrated.

49 Before the war, there were about 8 500 Muslims in Niš. 1 168 of them were listed in the first Serbian inventory in 1879. 797 Gypsy Muslims were probably included in that number95. According to the stated data, approximately 7 332 Muslims moved out from Niš.

50 All sources agree that about 2 500 Muslims have lived in Pirot, until 187896. In 1879, there were 638 of them remained in the city97, which means that approximately 1 862 Muslims emigrated from Pirot after the war.

51 The total number of Muslims, who moved out from the mentioned cities, is approximately 23 210.

52 When all the mentioned figures are added, it follows that, about 71 000 Muslims emigrated from the new Serbia’s counties, during or after the war. 49 000 of them were surely Albanians. It is certain, however, that the total number of Muslim emigrants was bigger, but for lack of sources it can not be established. There were also more then 49 000 emigrants of Albanian nationality, for those from Vranje and Leskovac are not included in that sum. A certain number of them might have lived also in Niš98.

53 In order to get a complete picture about the scope of this emigration, I shall now present the data taken from the 1879 inventory99.

County Serbs Muslims Jews % Muslims

Niš 115 890 2 445 1 076 2,05

Pirot 76 892 824 360 1,05

Vranje 64 844 2 251 0 3,35

Toplica 42 014 1 047 7 2,43

Total 299 640 6 567 1 443 2,13 307 650

54 Here are the data about the urban and rural Muslim population in 1879100 :

County Muslims Number of inhabitants

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Urban % Rural % Urban Rural

Niš 2 019 7,13 426 0,47 28 310 91 101

Pirot 692 6,8 132 0,19 10 172 67 904

Vranje 437 5 1 814 3,1 8 728 58 367

Toplica 113 3,9 934 2,32 2 900 40 168

Total 3 261 6,5 3 306 1,28 50 110 257 540

55 According to these statistics, the absolute biggest number of the Muslims remained in the Niš county. In 1879, this county comprised a part of the former Leskovac county, including that town. The Muslims lived mostly in the cities. The relative biggest number of the Muslims stayed in the Vranje county. Here are the data about the confessional structure of this county101 :

56 Most Muslims remained in the Masurica district. They were the ones, who had surrendered to the Serbian army and waited for the end of the war in their homes.

57 A lot of Muslims stayed also in the Toplica county, which consisted of the former Prokuplje and Kuršumlja districts. However, it should be kept in mind that the Albanians had been the majority in this area before the war. Here are the statistics of the Toplica county102 :

District Inhabitants Muslims

City Prokuplje 2 690 130

Dobriča 14 294 347

Jablanica 10 448 587

Kosanica 5 778 0

Prokuplje 9 868 0

58 There were no Muslims left in the Kosanica and Prokuplje districts. Those from the first one had all probably emigrated during the fights around Kuršumlja, but the Muslims from the second one had partly surrendered and returned to their houses. They were obviously expelled later. The Muslims from the Jablanica district enjoyed the special protection of the Prince Milan.

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59 The smallest number of Muslims, absolute and relative, remained in the Pirot county. In comparison with that, there was a large percentage of them left in the city itself - 6,8 %.

60 The emigration process was continued during the following few years. Here are the statistic data about these counties, taken from the 1884 inventory103 :

County Inhabitants Serbs Albanians Turks % Albanians % Turks % Muslims

Vranje 67 826 65 870 50 11 0,07 0,01 0,09

Niš 135 600 130 954 24 375 0,01 0,27 0,29

Pirot 77 922 76 545 0 36 0 0,04 0,04

Toplica 73 133 69 901 1 742 12 2,38 0,01 2,4

Total 354 481 343 270 1 846 434 0,5 0,11 0,63

2 250

Rural population

County Total Albanians Turks Muslims % Albanians % Turks % Muslims

Vranje 58 335 46 0 46 0,08 0 0,08

Niš 105 246 1 1 2 0 0 0

Pirot 67 922 0 0 0 0 0 0

Toplica 68 480 1 741 8 1 749 2,5 0,01 2,5

Total 299 953 1 788 9 1 797 0,6 0,003 0,6

Urban population

County Total Albanians Turks Muslims % Albanians % Turks % Muslims

Vranje 9 491 4 11 15 0,04 0,1 0,15

Niš 30 384 23 374 397 0,07 1,2 1,3

Pirot 10 000 0 36 36 0 0,36 0,36

Toplica 4 653 1 4 5 0,02 0,08 0,1

Total 54 528 28 425 453 0,05 0,7 0,8

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61 There were 4 407 Muslims less in the region in comparison with 1879, while the percentage of them decreased from 2,6 % to 0,6 %. The biggest decrease was recorded in the Vranje county : from 3,35 % to 0,09 %. The Albanians from Masurica had been moved out. A large decrease in the number of Muslims is noticed also in Pirot : from 6,8 % to 0,36 %. A bit more Muslims remained in the cities of the Niš county, although their number also decreased from 7,13 % to 1,3 %. The Albanians stayed almost only in the Toplica county and their percentage did not change there in comparison with 1879. It means that the Government did not disturb them and that they had started to adjust to the way of life in Serbia.

Populating of the Deserted Regions

62 The empty villages had been attracting the immigrants from various regions. The law about the colonization of these regions was passed, and the populating began. A lot of the 1876 war sufferers from the Aleksinac, Knjaževac and Zaječar districts had started to come into the Prokuplje district, even before the end of the war104. Families of Serbian rebels from the regions Lab and Kopaonik, who had escaped to Serbia in 1876, had settled in the vacant Albanian villages in the upper Toplica105. The Serbs, who had stayed in Lab after the 1876 war, had also moved into the new counties106. After the Berlin congress, the Serbian population from the Ibar and Vučitrn districts had immigrated into the regions around Prokuplje and Kuršumlja ; those from the Vidin, Trn, Belogračik and Breznik regions, which were attached to Bulgaria, had settled in the Niš and Pirot counties107. A lot of Serbs from the sanjak of Novi Pazar had moved into Toplica108. Some settled in the same county, in the 1889-1890 period109. A large part of the Serbian population from Kosovo had immigrated in Serbia after the war, under the pressure of Albanian refugees110. So, instead of Muslims, Serbs had come. There are no data about the number of immigrants. It is likely that even the Serbian authorities did not know their number111.

The Question of the Muslims’ Property

63 After the Muslims had left, the question of their property occurred. As soon as it was established, the Serbian local administration started to collect the food remained in the empty houses and to put it in the warehouses112. Naturally, the local inhabitants had taken a part of it, before the authorities managed to collect, or even list it113. Much more important was the issue of the Muslims’ real estates. In many cases, the Turks were the landowners, and the Serbian peasants were tilling the soil and they had to give a certain part of the harvest to the Turks. After the Berlin congress, the Serbian Government decided to give that land to the peasants, for Serbia was a country of free peasant’s estates, but before that, a temporary solution was found. All of the Turkish state property, as well as the private land of those Muslims, who tilled it by themselves, had been rented out. The peasants who worked on the Turkish private land had to continue to do so, until the final solution was found114. In 1833 the Serbian authorities had to deal with the same problem. At that time, the Turkish land was given to the peasants who tilled it, and all of the owners’ claims were included in the tribute, which Serbia used to pay to the Porte115. In 1878, the situation was different. According to article 39 of the Berlin treaty, Muslims, who did not wish to live in Serbia, were allowed

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to keep their property and to rent it to other people. Besides, special Serbian-Turkish state commissions should have been formed, in order to work on all the issues related to the Turkish state, or Muslims’ private property, within the three years time limit116. This article disabled the ceding of the land to peasants without any payments to its owners, and the Serbian Government did not have enough money to give compensations to the Turks. Therefore, a special “agricultural law” was passed on 3. (15.) February 1880 by which was decided that the peasants should pay for the land by themselves. Prices and payment conditions were to be established by free bargain. The peasants had misused this law in different ways, so the Government was forced to float a loan abroad and to pay off the former landowners117. A very important condition for the integration of the new regions in the Principality of Serbia was fulfilled in this way.

The Consequences

64 The consequences of the emigration started to show immediately after the armistice was agreed. The Albanians were then mostly concentrated along the demarcation line. They were often crossing it, for they could steal cattle and food and, sometimes, the conflicts between them and the Serbian guards occurred. Such skirmishes became quite frequent in April and May 1878. After the Berlin congress, the situation in the border area was still tensed. In June 1879, the Albanians even attacked the city Kuršumlja. The Serbian Government protested at the Porte, but its complaints remained unanswered118.

65 Serbia was exposed to the diplomatic pressure of England and Russia, for it had expelled most of the remaining Muslims, after the Berlin congress. These Powers demanded from the Serbian Government to allow the return of the Albanians ; the Porte also posed similar requests. In order to free itself from the pressure, the Government sent one military delegation to the Albanian clan chiefs to discuss that matter with them. For the lack of trust on both sides, the negotiations failed and the refugees remained in Turkey119.

66 The arrival of Albanian refugees on Kosovo aggravated a lot the position of the Serbs, who lived there. Different kinds of violence had been committed on them. The Albanians were exasperated, since they had lost a war against Serbia. Therefore, they took their revenge on the Serbs who lived in Kosovo120. Turkish authorities were helpless to prevent such behavior, especially during the existence of the “Prizren League”121. In the years after the Berlin congress, a lot of Serbs moved out from Kosovo, because of the Albanian violence they were exposed to. In this way, the Serbs, who remained in Kosovo, were finally outnumbered by the Albanians122.

67 The Albanians were divided in clans. Some of them were hostile to each other. A notion about an integral Albanian nation did not exist among the Albanians from Kosovo. Their conscience was tribal. During the war against Serbia, they expressed only local- patriotism. The only uniting factor among them was their religion123. After this war, they were all united in hostility towards Serbia, which was regarded as a mutual enemy124. In my opinion, the germs of their national conscience should be, partly, looked for in these stated facts.

68 After the emigration of Muslims, the new Serbian regions were quickly changing their outlook. A vivid process of assimilation and mutual adjustment of the immigrants was going on. Different kinds of costumes and dialects could have been seen and heard in

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these areas125. The way of life in the cities was changing, as well as the cities themselves. A church bell replaced the khoja’s voice126.

Conclusion

69 From a wider historical point of view, the emigration of Muslims from Serbia represented only a part of the long-lasting process of their checking from the Balkan Peninsula. In that specific moment, it was a natural continuation of the modern Serbian state creation.

70 The 1877/1878 Serbian-Turkish war has been many times written about in the Serbian historiography. It seems, however, that the migrations initiated by the war have always been in the shade of military operations and their Berlin epilogue. They were, in fact, larger and more important than they are usually considered to have been. The opinion that 30 000 Albanians emigrated from Serbia, has remained unquestioned for almost a century. That number was bigger : 49 000 out of, at least, 71 000 emigrated Muslims. Insufficient attention has been paid to the emigration process itself and especially to the policy of the Serbian Government towards the Muslims remaining in Serbia after the Berlin congress. Neither the consequences of this emigration have been thoroughly studied.

71 Our paper was not written with the ambition to find the final answers to all these questions. We have only pointed out the significance of this subject and tried to show the ways for future researches.

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NOTES

1. Ekmečić (Milorad), Srpski narod i istočno pitanje, Istorija srpskog naroda V-1 (Le peuple serbe et la question orientale. Histoire du peuple serbe, vol. 1), Beograd, 1981, p. 525. 2. Ibid. ; Čubrilović (Vasa), « Politički uzroci seoba na Balkanu od 1860-1880 » (Les causes politiques des migrations dans les Balkans, 1860-1880), Glasnik Geografskog Društva Srbije, 15, 1930 ; Rizaj (S.), « Struktura stanovništva kosovskog vilajeta u drugoj polovini XIX stoleća » (La structure de la population du vilayet de Kosovo dans la deuxième moitié du XIXème siècle), Vranjski glasnik, 8, 1972, pp. 96-97. 3. Popov (Čedomir), Srbija u istočnoj krizi 1875-1878, Istorija srpskog naroda V-1 (La Serbie dans la crise orientale, 1875-1878. Histoire du peuple serbe, vol. 1), Beograd, 1981, p. 395. 4. Popović (V.), Istočno pitanje (La question orientale), Beograd, 1996, pp. 189-190 ; Anderson (M. S.), The Eastern Question 1774-1923, New York, 1966, pp. 185-194. 5. Jovanović (S.), Vlada Milana Obrenovića I (Le gouvernement de Milan Obrenović, vol. 1), Beograd, 1990, pp. 357-365 ; Popov (Čedomir), op.cit., pp. 396-399. 6. New Serbian borders were established by the article 36 of the Berlin treaty ; Srbija 1878 (Serbie, 1878), Beograd 1979, p. 569. 7. Stojančević (V. N.), Leskovac i oslobodjeni predeli Srbije 1877-1878 (Leskovac et les régions libérées de Serbie, 1877-1878), Leskovac, 1975, p. 25. 8. Ibid., p. 9, table 1. 9. Rizaj (S.), art.cit., p. 105, table 1. 10. Ibid., p. 95. 11. I have doubled the number of men stated in the 1873 inventory, presuming that the number of women was approximately the same; then, the total number of inhabitants has been increased for 4,1 %, because that was the increase percentage in the 1873-1877 period. 12. I have applied the increase percentage of 4,1 % to the data stated in the 1873 inventory. 13. Rat Srbije sa Turskom za oslobodjenje i nezavisnost 1877/1878 (La guerre de la Serbie contre la Turquie pour la liberté et l’indépendance, 1877-1878), Beograd : Vrhovne Komande Srpske Vojske, 1879, pp. 147-148. 14. Nikolić (R. T.), Širenje Arnauta u srpske zemlje (Propagation des Albanais sur les terres serbes), Beograd, 1938, p. 27. 15. Stojančević (V. N.), op.cit., p. 12. 16. Bogdanović (D.), Knjiga o Kosovu (Livre sur le Kosovo), Beograd, 1986, pp. 85-126 ; Nikolić (R. T.), op.cit., p. 5. 17. Nikolić (R. T.), op.cit., p. 29 ; Vasiljević (J. H.), « Pokret Arnauta za vreme srpsko-turskih ratova 1876 i 1877/1878 » (Le mouvement des Albanais au temps des guerres serbo-turques, 1876 et 1877-1878), Ratnik, 59, 1905, pp. 493-494. 18. Nikolić (R. T.), op.cit., p. 25 ; compare with Vasiljević (J. H.), art.cit., p. 651, footnote 1 ; Rakić (M.), « Iz nove Srbije » (De la nouvelle Serbie), Otadžbina, 4, 1880, p. 549. 19. More information about that subject : Nikolić (R. T.), op.cit.. 20. Čubrilović (Vasa), art.cit., pp. 29-35. 21. Ibid., pp. 35-38. 22. Ibid., pp. 26-29. 23. Vasiljević (J. H.), art.cit., pp. 505-506. 24. Ibid., pp. 637-643 ; Rat Srbije sa Turskom (op.cit.), p. 151. 25. Vasiljević (J. H.), Arbanaska liga-arnautska kongra i srpski narod u Turskom carstvu (Ligue albanaise - congrès albanais et le peuple serbe dans l’empire turc), Beograd, 1909, p. 11.

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26. Ibid., pp. 11-12 ; compare with Milićević (M. Dj.), Kraljevina Srbija-Novi Krajevi (Royaume de Serbie, nouvelles régions), Beograd, 1884, pp. 361-362 ; Vasiljević (A.), Moje uspomene (Mémoires), Beograd, 1990, p. 125. 27. The dates are given by the Gregorian calendar. 28. Vasiljević (J. H.), art.cit., p. 651. 29. Stojančević (V. N.), op.cit., p. 116. 30. Vasiljević (J. H.), art.cit., p. 652 ; compare with Stojančević (V. N.), op.cit., p. 116. 31. Ibid., p. 653. 32. Turkish authorities were encouraging the refugees, convincing them that a new army was on its way to rescue them ; ibid., p. 654. 33. Ibid., p. 655 ; Popov (Č.), op.cit., p. 403. 34. Milićević (M. Dj.), op.cit., pp. 52-53 ; compare with Kanić (F.), Srbija, zemlja i stanovništvo II (La Serbie, territoire et population, tome 2), Beograd, 1986, p. 238. 35. Stojančević (V. N.), op.cit., p. 90. 36. Milićević (M. Dj.), op.cit., p. 227. 37. Rat Srbije sa Turskom (op.cit.), p. 49. 38. Milićević (M. Dj.), op.cit., p. 108. 39. Stojančević (V. N.), op.cit., p. 72. 40. Rat Srbije sa Turskom (op.cit.), p. 122. 41. Ibid., pp. 146-159 ; Vasiljević (J. H.), art.cit., p. 659. 42. On 31. January 1878 ; Rat Srbije sa Turskom (op.cit.), pp. 111-130. 43. Stojančević (V. N.), op.cit., p. 278, document n°207. 44. Kanić (F.), op.cit., p. 258. 45. Rat Srbije sa Turskom (op.cit.), 111-123. 46. Ibid., p. 121. 47. Nikolić (R. T.), « Poljanica i Klisura », Srpski etnološki zbornik, VI, 1905, p. 15. 48. Vasiljević (J. H.), art.cit., p. 657. 49. Ibid., p. 663. 50. The officers who supported the expulsion orders were Dj. Horvatović, M. Lećjanin, S. Binički, A. Orećković; Vasiljević (J. H.), op.cit., pp. 11-15 ; Vasiljević (A.), op.cit., p. 125. 51. Ekmečić (Milorad), op.cit., p. 526. 52. Cvijić (Jovan), Osnove za geografiju i geologiju Stare Srbije i Makedonije (Principes pour la géographie et la géologie de la Vieille Serbie et de la Macédoine), Beograd, 1911, pp. 1166-1167. 53. Pavlović (R. Lj.), « Seobe Srba i Arbanasa u ratovima 1876 i 1877/1878. » (Les migrations serbes et albanaises pendant les guerres de 1876 et 1877-1878), Glasnik Etnografskog instituta SAN, 4-6, 1955-1957 ; Cvijić (Jovan), op.cit., p. 1199 ; Stanković (T.), Putne beleške po Staroj Srbiji (Récits de voyage au travers de la Vieille Serbie), Beograd, 1910, p. 109. 54. Cvijić (Jovan), op.cit., pp. 1174-1183. 55. Stanković (T.), op.cit., pp. 31-35. 56. Ibid., p. 81 ; Nušić (B.), S Kosova na sinje more (Du Kosovo à la mer), Beograd, 1936, p. 212 ; Dedijer (J.), Nova Srbija (La nouvelle Serbie), Beograd, 1913, p. 250. 57. The refugees from Leskovac went to Mitrovica, Prizren, Kumanovo, Veles, Skoplje, Ser, Saloniki ; the refugees from Pirot went also to these cities as well as to Štip, Tetovo, Gostivar, Bitolj, Chataldza ; Milićević (M. Dj.), op.cit., p. 227. 58. Nušić (B.), op.cit., p. 214 ; Pavlović (R. Lj.), art.cit., p. 77. 59. Pavlović (R. Lj.), art.cit., p. 77. 60. Nušić (B.), op.cit., pp. 212-213. 61. Stanković (T.), op.cit., p. 81. 62. Cvijić (Jovan), op.cit., p. 1265. 63. Pavlović (R. Lj.), art.cit., p. 78.

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64. Cvijić (Jovan), op.cit., pp. 1166-1167. 65. Stojančević (V. N.), op.cit., pp. 84-86. 66. Državopis Srbije, XI, Beograd, 1882. 67. Stojančević (V. N.), op.cit., p. 84. 68. Ibid., pp. 114-130 ; I have compared data from the lists and made this table. 69. Ibid., pp. 115-117. 70. Rakić (M.), art.cit., p. 11. 71. Compare the method with Pavlović (R. Lj.), art.cit., p. 76 ; compare the number of houses in the Prokuplje district with Rakić (M.), art.cit., p. 11. 72. M. Rakić has traveled through the new counties just after the war ; Rakić (M.), art.cit., p. 23. 73. Ibid., p. 14. 74. Stojančević (V. N.), op.cit., pp. 89-113. 75. Ibid., pp. 104-105. 76. Rakić (M.), art.cit., p 364. 77. Stojančević (V. N.), op.cit., pp. 106-108. 78. There were 10 525 male Muslims in the district in 1873. I have doubled that figure, presuming that the number of women was approx. equal as the number of men ; the total number of inhabitants increased approx. for 4,1 % in 1873-1877 period. 21 913 Muslims lived in the district in 1877, of whom 4 880 lived in the city. 79. Rakić (M.), art.cit., p. 54. 80. The village was called Lepenica ; in 1879 all of its inhabitants were Serbs ; ibid., p. 35. 81. Nikolić (R. T.), art.cit., pp. 97-99, 109. 82. In the Poljanica district, the average number of inhabitants in one Serbian house was 7,6 ; I have applied that relation to the Albanian houses ; Rakić (M.), art.cit., p. 34. 83. Stojančević (V. N.), op.cit., pp. 132-143. 84. Ibid., p. 151. 85. Milićević (M. Dj.), op.cit., p. 240. 86. Kanić (F.), op.cit., pp. 204-205. 87. Stojančević (V. N.), op.cit., p. 161 ; compare with Kanić (F.), op.cit., p. 209 ; see footnote 22. 88. Ibid., p. 118 . 89. Rakić (M.), art.cit., p. 6. 90. see footnote 82. 91. Prokuplje had 4 410 inhabitants in 1873 ; the increase percentage in 1873-1877 period was 4,1 %, so it had approx. 4 690 inhabitants in 1877. 92. Milićević (M. Dj.), op.cit., p. 115 ; compare with Stojančević (V. N.), op.cit., p. 90, footnote 215 ; Kanić (F.), op.cit., p. 239. 93. Rakić (M.), art.cit., pp. 36-37 ; compare with Kanić (F.), op.cit., p. 258. 94. Milićević (M. Dj.), op.cit., p. 309. 95. Ibid., pp. 107, 127 ; compare with Kanić (F.), op.cit., p. 152. 96. Ibid., p. 227 ; Kanić (F.), op.cit., p. 215 ; Rakić (M.), art.cit., p. 602. 97. Ibid., p. 240. 98. A part of the city was called “Arnaut-pazar”, which means the Albanian market; Stojančević (V. N.), op.cit., p. 132. 99. Milićević (M. Dj.), op.cit., pp. xvi-xvii. 100. Ibid., pp. xvii-xviii. 101. Ibid., p. 309. 102. Ibid., p. 399. 103. Državopis Srbije, 16, 1889, pp. 256-263. 104. Stojančević (V. N.), op.cit., p. 77, document No. 94. 105. Pavlović (R. Lj.), art.cit., p. 62.

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106. Cvijić (Jovan), op.cit., p. 199 ; Stanković (T.), op.cit., p. 109. 107. Stojančević (V. N.), Etničke promene i migraciona kretanja u oslobodjenim krajevima Srbije kao posledica srpsko-turskih ratova 1876-1878, Srbija u zavr}noj fazi velike istočne krize (1877-1878) (Changements ethniques et mouvements migratoires dans les régions libérées de Serbie en tant que conséquences des guerres serbo-turques de 1876-1878. La Serbie dans la phase finale de la crise orientale, 1877-1878), Beograd, 1980, p. 107. 108. Pavlović (R. Lj.), art.cit., pp. 87-88. 109. Kostić (M.), « Iz istorije kolonizacije Južne Srbije krajem prošlog veka » (De l’histoire de la colonisation de la Serbie du Sud à la fin du siècle dernier), Glasnik Skopskog Naučnog Društva, 12, 1933, pp. 240-241. 110. Stojančević (V.), Srbi i Arbanasi 1804-1912 (Serbes et Albanais, 1804-1912), Novi Sad, 1994, p. 143 ; Rizaj (S.), art.cit., p. 99 ; Stojančević (V. N.), Etničke promene (op.cit.), p. 107. 111. Kanić (F.), op.cit., p. 238. 112. Stojančević (V. N.), Leskovac (op.cit.), p. 48. 113. Ibid., p. 213, document n°77 ; p. 216, document n°174 ; p. 116. 114. Ibid., p. 49. 115. Jovanović (S.), Vlada Milana Obrenovića II (Le gouvernement de Milan Obrenović, vol. 2), Beograd, 1990, p. 14. 116. Srbija 1878., p. 571. 117. Jovanović (S.), op.cit. (vol. 2), pp. 14-15. 118. Vasiljević (J. H.), op.cit., pp. 6-10 ; Bogdanović (D.), op.cit., p. 149 ; compare with Kanić (F.), op.cit., pp. 334-335. 119. Vasiljević (J. H.), op.cit., pp. 16-19. 120. The Serbs from Peć sent one complaint letter to the Russian Tsar Alexandar II in July 1879, which contained a list of Serbs murdered by the Albanians during the 1875-July 1879 period ; Stojančević (V.), op.cit., pp. 148-157. 121. For further information about the Prizren League see Vasiljević (J. H.), op.cit., and Bogdanović (D.), op.cit., pp. 142-148. 122. Stojančević (V.), op.cit., p. 143 ; Bogdanović (D.), op.cit., p. 148 ; Rizaj (S.), art.cit., p. 99. 123. This refers to the Muslims, naturally. 124. Vasiljević (J. H.), art.cit., p. 490. 125. Pavlović (R. Lj.), art.cit., p. 88. 126. Kanić (F.), op.cit., pp. 153-163.

ABSTRACTS

This work deals with the muslim emigration from the « new countries » of Serbia during, and after, the serbo-turkish war of 1877-1878. Muslims represented a third of the population of these areas in 1877. Muslim country population was, in majority, Albanian, whereas city population was Turkish. The biggest muslim exodus took place during military operations, only a small part of muslims has emigrated soon after. In this work, the main causes of emigration are underlined, and they indicate a deep intolerance between christians and muslims in the Balkans. Migratory flux (whose description is depending on relying sources) follow military advances of Serbian troops. Albanians have been, intentionally, placed in Kosovo, near the new Serbo-Turkish

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frontier, whereas Turkish settled in cities in the Ottoman empire. The author has carefully examined the number of emigrants. Since now, everyone believed that 30 000 Albanians have flued from Serbia. But the author estimates that 71 000 muslims have emigrated from the , including 49 000 Albanians. These numbers derived from a detailed analysis of each region and city of the « new Serbian countries ». Emigrants have been replaced by Serbs from the nearest regions of the Ottoman empire and from regions that have suffered of the 1876’s war. The muslim emigration has a deep impact on Serbia and on the Serbians. Yet, it was, at a certain time, a natural evolution in the state-building process of Serbia, which has begun in the 19th century.

AUTHOR

MILOŠ JAGODIĆ Historien.

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Notes de lecture

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Osman Agha de Temechvar,Prisonnier des infidèles : un soldat ottoman dans l’Empire des Habsbourg (Récit traduit de l’ottoman, présenté et annoté par Frédéric Mitzel), Arles : Sindbad-Actes Sud, 1998, 238 p.

Bernard Lory

RÉFÉRENCE

Osman Agha de Temechvar,Prisonnier des infidèles : un soldat ottoman dans l’Empire des Habsbourg, (Récit traduit de l’ottoman, présenté et annoté par Frédéric Mitzel), Arles : Sindbad-Actes Sud, 1998, 238 p.

1 Pour qui veut pénétrer dans le monde balkanique, dans tout ce qu’il a de foisonnant, bigarré, dépaysant, les récits autobiographiques constituent des clés précieuses. Le lecteur est pris par la main par un guide, auquel il ne peut s’empêcher de s’identifier quelque peu ; il est conduit par toutes sortes de petites scènes à travers un monde, qui se donne pour ce qu’il est, sans autres explications que le théâtre des passions humaines et le mystère d’une destinée.

2 Nous avons ainsi suivi Dositej Obradović dans sa quête du savoir, partant du Banat pour la Dalmatie, l’Albanie, Smyrne et bientôt toutes les capitales de l’Europe des Lumières1. Sofroni Vračanski nous a ballotés à travers le chaos de la Bulgarie à l’époque des Kărdžali2. Le général Macriyannis fait vivre une guerre d’indépendance grecque, où héroïsme et cupidité vont souvent de pair3.

3 Cette fois-ci, c’est un jeune homme de la fin du XVIIème siècle, le Turc balkanique Osman qui nous fait partager ses mésaventures de prisonnier. Né vers 1671 à Timişoara, il est capturé par les Impériaux en 1688 au siège de Lipova. Sa captivité l’amène d’abord en

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Slavonie et Croatie, puis en Styrie, enfin à Vienne. Il parvient à s’évader au printemps 1699, peu après la signature du Traité de Karlowitz (Karlovci). Quoique la partie centrale du récit soit vive et amusante (la demeure d’un grand seigneur autrichien, vue du côté de la domesticité), le balkanisant s’attachera surtout au début et à la fin de ces mémoires. Il y est promené entre Timişoara à l’est et Sisak à l’ouest, dans les confins turco-hongrois, d’abord en guerre, puis dans les premiers balbutiements de la paix. Quel dépaysement pour qui connaît les paysages actuels avec leurs interminables champs de céréales et leurs riches villages, sagement alignés ! Quand Osmân agha traverse la Bačka, c’est un véritable désert, écrasé par l’été, infesté à un point insupportable de mouches et de moustiques, mais surtout de bandes armées sans foi ni loi. Les fleuves débordent sur d’immenses roselières et c’est en barque que l’on circule avec le moins de danger. La traversée de la grande forêt de Slavonie prend trois jours... Dans ces paysages qui échappent à la maîtrise humaine, les villes fortifiées comme Osijek, Sisak ou Petrovaradin font figures d’îlots de civilisation. Les colons serbes de la Velika Seoba installés à Karlovci n’ont pas encore eu le temps de crépir de boue leurs uniformes cahutes. Les humains errent, se croisent, se battent, s’accouplent, se dupent dans un grand fouillis de langues : turc, allemand, serbo-croate, hongrois, roumain, mais aussi grec et arménien. Le captif, nu et enchaîné, ne peut se fier à personne, pas même à ses compatriotes ; mais le fugitif bien pourvu en pièces d’or ne court pas moins de dangers. Au cours de ses tribulations, qui d’un jeune homme naïf feront un fin diplomate, Osmân agha nous présente une famille de forgerons croates, un commandant de garnison autrichien, une renégate venimeuse envers ses anciens coreligionnaires musulmans, etc. Autant de silhouettes finement croquées qui gravitent autour du personnage central et créent un réseau d’interactions, où, derrière les attitudes individuelles, l’historien peut cerner les mentalités.

4 Les mémoires d’Osmân agha sont le premier exemple connu d’autobiographie dans la littérature ottomane. Elles portent d’emblée ce genre littéraire à un très haut niveau : le style est vif, sans longueur, émaillé de dialogues. La traduction de F. Mitzel adopte la langue de notre temps sans pastiche du grand siècle. Elle ne résoud pas complètement les problèmes de toponymie, cet éternel chiendent des études balkaniques. Villes et villages de cette zone sont désignés de façon variable selon les langues et les systèmes orthographiques. Adopter les formes actuelles est une ligne de conduite sage à condition d’être poursuivie de façon cohérente : pourquoi écrire Temechvar et Petch (Temesvar, Pécs) quand on respecte ailleurs les graphies hongroises ? C’est sans doute sous l’influence de l’édition allemande que des formes comme Esseg, Görz, Marburg, Neusatz ont été laissées, au lieu d’Osijek, Gorizia, Maribor, Novi Sad.

5 Deux petites énigmes linguistico-géographiques pour conclure. À la page 42, le malheureux Osmân est fouillé par son nouveau maître : « il me rendit mes vêtements et fit apporter du fer de Provoz (?), m’attacha une main et un pied à une chaîne et me désigna un emplacement devant la tente ». Loin d’être un nom de lieu, profoz est un mot d’origine italienne désignant en serbo-croate le geôlier ou le chef de prison militaire.

6 À la page 48, Osmân a été capturé par des hayduds hongrois sur le Danube, à hauteur de Sombor. Ils décident de le tuer sur la rive. « C’est pourquoi ils accostèrent en aval d’Ofen - sur la rive droite du Danube - dans un endroit tranquille. » Tout l’épisode se situant à plusieurs centaines de kilomètres en aval d’Ofen (Pest), on décèle là un mic- mac germano-turc : Osmân désigne le village d’Odžaci (all. Hodschag) dont la forme de

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pluriel serbe palatise le mot turc ocak, lequel a sens de “fourneau” = “Ofen” en allemand.

NOTES

1. Obradović (Dositej), Vie et aventures, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1991, 192 p. 2. Vračanski (Sofroni), Vie et tribulations du pêcheur Sofroni, Sofia-presse, 1981, 226 p. 3. Macriyannis général, Mémoires, Paris : Albin Michel, 528 p.

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Troebst (Stefan),Conflict in Kosovo : failure or prevention ? An analytical documentation 1992-1998, ECMI working paper n°1, may 1998

Yves Tomić

RÉFÉRENCE

Troebst (Stefan),Conflict in Kosovo : failure or prevention ? An analytical documentation, 1992-1998, ECMI working paper n°1, may 1998

1 Cette publication fort intéressante et richement documentée a été édité par le Centre européen pour les questions de minorités (European Centre for Minority Issues - ECMI), institution bi-nationale fondée en 1996 par les gouvernements du Danemark et de la République Fédérale d’Allemagne.

2 Le lecteur y trouvera une présentation de l’histoire très récente du Kosovo, des différents programmes concernant cette région élaborés tant par les acteurs serbes qu’albanais : République du Kosovo, le projet de confédération Balkania, les projets de partition ou de régionalisation développés en Serbie, le “nettoyage ethnique”. L’auteur aborde également les différentes stratégies des protagonistes. La richesse de cette publication réside dans la présentation des positions des différents acteurs internationaux (ONU, UE, OSCE, Conseil de l'Europe, etc.) ainsi que celles d’organisations non gouvernementales ayant œuvré à l'élaboration de solutions pour résoudre la crise épineuse du Kosovo : Unrepresented Nations and Peoples Organisations, Communità di Sant’Egidio, International Commission on the Balkans, etc.

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Goati (Vladimir), ed., Challenges of Parliamentarism : The Case of Serbia in the Early Nineties Belgrade : Institute of Social Sciences, 1995, 328 p.

Yves Tomić

RÉFÉRENCE

Goati (Vladimir), ed., Challenges of Parliamentarism : The Case of Serbia in the Early Nineties, Belgrade : Institute of Social Sciences, 1995, 328 p.

1 Cet ouvrage est un recueil d’articles concernant les développements politiques en Serbie au début des années 1990. Il est le fruit d’un projet de recherche portant le titre : « Le développement du parlementarisme en Europe de l’Est et en Yougoslavie ». Peu d’études ont été publiées dans les langues occidentales sur l’évolution politique de la Serbie depuis les changements profonds de 1989-1990 en Europe centrale, orientale et du sud-est. Aussi, ce livre contenant des traductions en anglais de travaux déjà publiés en serbe est il appréciable pour la masse de données qu’il apporte au lecteur occidental.

2 Vladimir Goati relève les particularités de la vie politique serbe depuis 1989 : la continuité au pouvoir de l’ancienne Ligue des communistes de Serbie, rebaptisée Parti socialiste, l’antagonisme âpre entre le Parti gouvernant et l’opposition, l’éclatement de la guerre civile yougoslave au moment de l’établissement du nouveau système politique. Du fait de la guerre et des sanctions internationales, le processus de consolidation de la démocratie s’est réalisée dans des conditions économiques et sociales plus difficiles que dans les autres pays de la région. Slobodan Antonić étudie la place et le rôle du Parlement : il note que la constitution adoptée en septembre 1990 limite significativement le pouvoir politique du Parlement. et accorde plus de pouvoir au Président que dans n’importe quel autre pays est-européen. Le Parti socialiste domine le Parlement et n’a jamais engagé de dialogue avec l’opposition dans le cadre de la préparation et de l’adoption des lois. Le gouvernement n’est jamais parvenu à

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devenir un facteur politique indépendant de la vie parlementaire. Contrairement aux autres pays en transition où le Parlement joue un rôle important face au gouvernement, le Parlement de Serbie a été marginalisé dans le processus de décision politique.

3 L’ouvrage aborde, par ailleurs, les questions du choix politique en fonction des appartenances sociales, de l’orientation des valeurs des électeurs, du rôle des minorités nationales dans le processus électoral, des campagnes électorales, du rôle des médias, du système électoral.

4 En appendice, le lecteur pourra trouver les résultats des élections de 1990, 1992 et 1993 ainsi que des extraits des programmes des principaux partis politiques : Parti socialiste de Serbie (SPS), Mouvement serbe du renouveau (SPO), Nouvelle démocratie (ND), Alliance civique de Serbie (GSS), Parti radical serbe (SRS), Parti démocrate (DS), Parti démocrate de Serbie (DSS).

AUTEUR

YVES TOMIĆ Vladimir Goati

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Pribičević (Ognjen), Vlast i opozicija u Srbiji (Le pouvoir et l'opposition en Serbie) Beograd : Radio B92, 1997, 169 p.

Yves Tomić

RÉFÉRENCE

Pribičević (Ognjen), Vlast i opozicija u Srbiji (Le pouvoir et l'opposition en Serbie), Beograd : Radio B92, 1997, 169 p.

1 L’auteur, politologue travaillant à l’Institut des Sciences sociales de Belgrade, tente de définir les causes de l’“exception serbe” et les raisons de la domination du Parti socialiste de Serbie (SPS) dans la vie politique du pays. En effet, la Serbie constitue un cas particulier par rapport à l’ensemble des anciens pays communistes connaissant un processus de transformation politique et économique tendant vers l’instauration d’une société pluraliste et ouverte, dans la mesure où il n’y a pas eu de rupture entre l’élite politique de l’ancien système et le nouveau instauré en 1990.

2 La première raison du maintien au pouvoir des anciens communistes provient de l’adoption du nationalisme à partir de 1987 qui a permis une relégitimation du Parti (Ligue des communistes de Serbie). Les succès électoraux du SPS s’expliquent par le soutien de certains groupes sociaux : travailleurs manuels, retraités, paysans, militaires et couches de la population les moins éduquées. La troisième raison réside dans la promptitude du pouvoir à défendre fermement l’ordre établi. Enfin, la force du régime peut s’expliquer par le caractère pragmatique de la politique de Slobodan Milošević : passage du communisme au nationalisme, d’une politique belliqueuse à une politique pacifiste (adoption du plan Vance-Owen en 1993, des accords de Dayton en novembre- décembre 1995). En outre, le SPS a su tirer profit de son statut de parti gouvernant en assurant le contrôle et en abusant de l’appareil d’État. Ni la situation économique catastrophique, notamment en 1993, ni la rupture avec les dirigeants de la République

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serbe de Bosnie, ni la la chute de la Krajina en août n’ont ébranlé le pouvoir de Slobodan Milošević. Ognjen Pribičević expose également les faiblesses de l’opposition serbe qui a dû se constituer et se structurer dans les conditions particulières de la guerre et des sanctions de l’ONU à l’égard du pays. Selon l’auteur, les principales raisons des échecs électoraux de l’opposition résident dans l’absence d’unité, sa fragmentation, l’absence de programme alternatif clair, les revirements politiques répétés et la concurrence âpre entre les différents leaders des partis oppositionnels. L’auteur analyse également l’ascension et la chute de l’extrême-droite (Parti radical serbe de Vojislav Šešelj). Cette dernière a pu opérer une percée en Serbie grâce à la politique nationaliste de S. Milošević, à la guerre et aux sanctions économiques. Le Parti radical serbe, allié au SPS, a exécuté la “sale besogne” dans les conflits en Croatie et en Bosnie-Herzégovine et a contribué à la destruction de l’opposition en Serbie. L’auteur associe l’essor du Parti radical à la volonté politique des socialistes serbes et présage un affaiblissement de ce parti extrémiste. Ces prévisions ont eté trahis par les faits, puisque le parti de Vojislav Šešelj, en opposition avec les socialistes avant d’entrer dans un gouvernement de coalition avec eux en 1998 a montré qu’il était une formation importante sur l’échiquier politique serbe indépendamment des stratégies d’alliance et de dénigrement du Parti socialiste serbe. Aucun travail sérieux, semble-t-il, n’a été réalisé sur le développement de ce parti nationaliste et extrémiste. O. Pribičević tente ensuite de définir quel est le meilleur système politique pour la Serbie : systèmes parlementaire et présidentiel. De la même façon, il décrit les atouts et les défauts de la démocratie majoritaire et consensuelle. Selon lui, la culture politique autoritaire du pays tend vers le pouvoir fort d’un seul homme. Toutefois, en raison de la structure nationale complexe de la Serbie, le régime parlementaire serait plus approprié. L’auteur analyse ensuite la vie politique du pays après la signature des accords de paix de Dayton en 1995 : les élections fédérales et municipales de novembre 1996. Dans la dernière partie de l’ouvrage, il aborde des problèmes communs aux pays post- communistes : faibles traditions démocratiques et société civile peu développée.

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Kubli (Olivier Ladislav), Du nationalisme yougoslave aux nationalismes post-yougoslaves Paris : L’Harmattan, 1998, 252 p. [Bibliogr.].

Patrick Michels

RÉFÉRENCE

Kubli (Olivier Ladislav), Du nationalisme yougoslave aux nationalismes post-yougoslaves, Paris : L’Harmattan, 1998, 252 p. [Bibliogr.].

1 O. Kubli propose une réflexion théorique sur la nation et le nationalisme qu’il exemplifie par l’éclatement de la Yougoslavie. Éloigné des clichés les plus communs qu’on a pu trouver dans nombre d’ouvrages publiés depuis la fin de l’Union des Slaves du Sud, son travail contient malheureusement quelques défauts qui réduisent la portée de son labeur.

2 La première partie consiste en un rappel des théories de la nation qui ont été développées. L’auteur souligne combien la nation est fonction des conditions socio- historiques de sa production, que si elle est bien une construction élitiste, il n’en faut pas moins tenir compte de la potentialité de diffusion de cette construction ; le nationalisme étant l’activité politique consistant à construire une nation, qui a, d’ailleurs, plus de chances d’être bien accueilli par la population visée si la société se trouve en période de changements importants.

3 Néanmoins, alors que la thématique de son livre porte sur une partie de l’Europe de l’est, l’auteur ne fait aucune référence aux auteurs ayant travaillé spécifiquement sur les nationalismes est-européens1, mais pratique une utilisation fine des récents travaux historiques ou sociologiques sur la nation.

4 La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au développement du nationalisme en Yougoslavie. Elle débute par une étude de l’évolution fédérale de la Yougoslavie d’où

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est, également, absente une référence majeure pour qui se penche sur les métamorphoses fédérales yougoslaves et l’évolution du discours du PCY2. On est surpris d’apprendre que la Constitution de 1946 faisait de la Voïvodine et du Kosovo deux provinces autonomes qui ne semblent être rattachées à aucune République, alors qu’elles étaient bien évidemment rattachées à la République Populaire de Serbie. L’auteur semble également méconnaître le fait que le droit d’autodétermination affirmé dans la première Constitution yougoslave d’après-guerre était considéré avoir été exercé lors de la seconde création en 1945 (ce qu’on trouve pourtant dans l’étude d’Aleksa Djilas cité dans la bibliographie). De plus, O. Kubli ne donne aucun renseignement sur la signification et l’usage de “narod” en Yougoslavie, alors qu’il faut, comme il l’a précisé en introduction, ne pas oblitérer les définitions intégrées par les acteurs en gardant toujours en mémoire leur caractère subjectif.

5 Contrairement à ce que donne à penser le titre de l’ouvrage, O. Kubli ne propose pas une étude des nationalismes yougoslaves, mais des nationalismes croate et serbe, ce que, bien entendu, il légitime. D’une part, la Yougoslavie étant essentiellement un espace linguistique serbo-croate, les nationalismes slovène, macédonien et albanais n’ont pas à être évoqués. D’autre part, les Monténégrins représentant une “sous- division des Serbes”, leurs nationalismes (puisqu’ils ont développé plusieurs revendications identitaires et sont sujets de bien d’autres) ne seront pas non plus abordés, ni non plus celui des Musulmans qui ont subi l’éclatement yougoslave. Alors que l’auteur a, dans sa première partie, insisté sur les interactions sociales productrices de nationalisme, il élimine de son exemple quelques éléments qui en sont pourtant partie prenante. De plus, son étude des nationalismes croate et serbe se termine aux débuts des guerres yougoslaves, c’est-à-dire après les élections de 1990 dans lesquelles les nationalistes bosniaques croates, musulmans et serbes s’étaient alliés. On ne comprend pas alors l’utilité de sa remarque sur le référendum : « le référendum n’est en aucun cas une solution (...). La volonté commune est impossible à déterminer, puisque c’est l’enjeu même de la lutte des nationalistes : que faire lorsque seulement une partie d’une population ne confirme pas (ou plus) le “plébiscite de tous les jours” ? » (p. 76). Enfin, la seule référence en serbo-croate est loin d’être majeure dans toute la production dans cette langue sur fédéralisme et le nationalisme en Yougoslavie.

6 Toutefois, l’étude des nationalismes croate et serbe est intéressante et rectifie bien des erreurs qui ont été affirmées depuis huit ans, même si l’oblitération des autres nationalismes empêche de saisir toutes les interactions qui se sont réalisées. L’auteur montre bien « comment les pouvoirs républicains vont récupérer et canaliser [le] mécontentement économique sur la voie de la haine interethnique, sans pour autant améliorer la situation matérielle de la population, bien au contraire » (p. 172). Ainsi, en 1987, Slobodan Milošević réalise l’accaparement nationaliste qui lui permettra de rester au pouvoir (pouvant tirer profit du désemparement serbe au Kosovo et du soutien de nombreux intellectuels), avant de tenir un discours anti-yougoslave identique à celui des nationalistes croates (leur long silence étant une conséquence des purges de 1971). La différence entre les dirigeants nationalistes élus en 1990 tient à ce que « Milošević n’a fait que s’octroyer des théories formulées par d’autres, [tandis que] Franjo Tudjman [a développé] lui-même les thèses nationalistes croates » (p. 212).

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7 En conclusion, O. Kubli souligne que le « si le nationalisme a conservé tous les travers du communisme, il a exclu les aspects positifs ». Sauf à s’en débarrasser, les restes yougoslaves ont un avenir qui semble bien sombre devant eux.

NOTES

1. Comme, par exemple, Krejči (Jaroslav), Velímský (Vítìzslav), Ethnic and Political Nations in Europe, New York : St Martin Press, 1981 ou Klein (George), Renan (Milan J.), eds., The Politics of Ethnicity in Eastern Europe, Boulder : East European Monographs, 1981. 2. Ramet (Pedro), Nationalism and communism in Yugoslavia, 1963-1983, Bloomington : Indiana University Press, 1984 ou la seconde édition, Ramet (Sabrina Petra), Nationalism and communism in Yugoslavia, 1962-1991, Bloomington : Indiana University Press, 1993

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Notices bibliographiques balkaniques

En Grèce

1 Iliou (Philippos), Ελληνική βιβλιογραφία του 19ου αιώνα. Βιβλία-Φυλλάδια (Bibliographie hellénique du XIXème siècle. Livres - Brochures) Tome premier 1801 - 1818, Athènes : Elliniko Logotechniko Istoriko Archeio, 1997, 733 p. Répertoire bibliographique de la totalité des titres grecs de la période 1801-1818 (1 400 ouvrages, 1 652 volumes de 1801 à 1820), plus les livres de langue grecque écrits en caractères latins (frangohiotika), et ceux en langue turque écrits en caractères grecs (karamanlidika), précédé d’une étude historique et statistique. Sont indiqués : le contenu de chaque ouvrage, l’historique de sa parution, et les bibliothèques auxquelles il peut être consulté.

2 EKKE, Μακεδονία και Βαλκάνια. Ξενοφοβία και ανάπτυξη(Macédoine et Balkans : xénophobie et développement), Athènes : Alexandreia, 1998, 640 p. Vaste enquête du Centre Hellénique de Recherches Sociologiques (EKKE) sur la présence de sentiments racistes et xénophobes parmi la population de la Macédoine grecque dans la perspective du développement économique de la région à l’échelle balkanique et internationale. Contient les articles : P. Kafetzis, « Une approche théorique de la xénophobie » ; St. Aleifantis, « Dimensions historiques et contemporaines de l’espace balkanique » ; E. Prondzas, « Vécus communs dans les économies balkaniques » ; A. Mihalopoulou, « Le projet de l’enquête sociale empirique : trois approches méthodologiques » ; Kafetzis, Mihalopoulou, Manologlou, Tsartas, « Dimensions empiriques de la xénophobie » ; P. Tsartas, « Enquête empirique de la relation “développement-xénophobie” » ; E. Manologlou, « L’enquête chez des informateurs-clés : la perception du développement » ; M. Yannisopoulou, « L’approche anthropologique; Almopia [Karadzova]: passé, présent et avenir ».

3 Karadimou-Gerolympou (Aleka), Μεταξύ Ανατολής και Δύσης. Βορειοελλαδικές πόλεις στην περίοδο των οθωμανικών μεταρρυθμίσεων(EntreOrient et Occident : Villes du nord de la

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Grèce à l’époque des réformes ottomanes), Athènes : Trohalia, 1998, 334 p. Étude urbaniste et historique des principales villes de la Macédoine et de la Thrace au XIXème siècle (Salonique, Bitola, Kavala, Adrinople, etc.), dont le développement est mis en parallèle avec l’organisation sociale et politique dans l’Empire ottoman et les processus de modernisation de l’époque des tanzimat.

4 Konortas (Paraskevas), Οθωμανικές θεωρήσεις για το Οικουμενικό Πατριαρχείο 17ος-αρχές 20ου αιώνα (Perceptions ottomanes du Patriarcat Œcuménique. XVII ème - début XXème siècle), Athènes : Alexandreia, 1998, 570 p. L’évolution des positions des autorités ottomanes vis-à-vis du Patriarcat de Constantinople dans le contexte historique de l’émancipation progressive des peuples balkaniques, d’après l’étude surtout des berats que l’administration ottomane procurait au clergé du millet.

5 Karambati (P.), Koltouki (P.), Mihailidis (I.), eds., Ηελληνική ανθεπίθεση στην Μακεδονία (1905-1906). 100 έγγραφα από το αρχείο του υπουργείου εξωτερικών της Ελλάδος (La contre-offensive grecque en Macédoine (1905-1906). 100 documents tirés des Archives du ministère des Affaires étrangères), Thessaloniki : Mouseio Makedonikou Agona / OTHPPE, 1997, 351 p. Les documents, publiés pour la première fois, sont de différents types : analyses politiques, renseignements militaires, rapports des consuls, requêtes administratives et même lettres personnelles. Ils sont suivis d’un catalogue des villes et villages de Macédoine avec leurs noms anciens et actuels, d’un index des toponymes et des noms propres. L’introduction de l’historien V. Gounaris, le catalogue des documents et leurs résumés sont publiés en grec et en anglais.

6 Kofos (Evangelos), Το Κοσσυφοπέδιο και η αλβανική ολοκλήρωση (Le Kosovo et l’intégration nationale albanaise), Athènes : Papazisi, 1998, 141 p. Analyse historique et diplomatique de la question du Kosovo. E. Kofos (historien et spécialiste des Balkans auprès du Ministère grec des Affaires étrangères jusqu’en 1995) propose, après avoir effectué plusieurs interviews de responsables serbes et albanais, une solution de répartition cantonale avec, à terme, un référendum sur l’indépendance. Il prévient cependant que les projets maximalistes albanais n’aboutiront que difficilement car là où « les intérêts vitaux des grandes puissances ne sont pas en jeu, elles ne désirent l’écrasement total d’aucune des deux parties du conflit ».

Athéna7 SKOULARIKI

Sur la Macédoine

8 Proeva (Nade), Studii za antičkite Makedonci (Études sur les Macédoniens antiques), Skopje : Historie Antiqua Macedonica (kn. 5), 1997, 328 p. (résumé en français). Première synthèse rédigée en République de Macédoine sur le peuple antique des Macédoniens. En opposition avec l’historiographie grecque récente, l’auteur défend la théorie bryge, qui fait des Pdrygiens, et non des Hellènes, le peuple le plus proche des Macédoniens antiques. (Introduction, 1. État des études, 2. La Macédoine, notion, territoire, État, 3. Organisation de l’État macédonien, 4. Origine et appartenance ethnique, 5. Engelanes et Dassarètes, appartenance ethnique, 6. Noms des personnes en Haute Macédoine, 7.

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Religion, 8. Art, 9. Relations macédono-illyriennes, 10. La Macédoine comme province romaine, Conclusion, Résumé en français, Chronologie, Index)

9 Paskaleva (Viržinija), éd., Makedonija prez pogleda na austrijski konsuli, 1851-1877/1878 (La Macédoine sous le regard des consuls autrichiens, 1851-1877/1878), tome 1 (1851-1865), Sofia, 1994, 395 p. (152 documents), tome 2 (1866-1871), Sofia, 1998, 318 p. (218 documents) Choix de dépêches rédigées par les consuls autrichiens en poste à Bitola (Manastır) concernant surtout la population slave de la ville et de ses environs. Texte original et traduction bulgare, annotations, index géographique.

10 Lange-Akhund (Nadine), The Macedonian question 1893-1908 from Western sources, Boulder : East European Monography (36), 1998, 401 p. Introduction, 1. The country and the people, 2. The armed struggle, 3. The years 1900-1903, 4. The establishment of the reforms, 5. The revolutionary groups 1904-1908, 56. New political orientations of the protagonists in Macedonia 1904-1908, Conclusion.

11 Chiclet (Christophe) Lory (Bernard), éds., La République de Macédoine nouvelle venue dans le concert européen, Paris : L’Harmattan, 1998, 190 p. Ouvrage collectif, le premier publié en France sur la république ex-yougoslave. Avant-propos : la Macédoine, la volonté d’être (C. Chiclet, B. Lory), 1. Approches de l’identité macédonienne (B. Lory), 2. De l’émergence de la nation à l’affirmation de l’État (B. Ristovski), 3. L’ORIM et la question macédonienne 1893-1912 (N. Lange), 4. Les Albanais de Macédoine (N. Andonovski), 5. Les Roms de Macédoine (A. Reyniers), 6. Pourquoi la Grèce a peur de la Macédoine (C. Chiclet), 7. La viabilité économique de la Macédoine (C. Chiclet), 8. Folklore et ethnographie en Macédoine (M. Kitevski), 9. La peinture médiévale macédonienne (C. Grozdanov), 10. Approche de la langue des Macédoniens anciens (P. Ilievski), 11. La Macédoine à la lumière des découvertes archéologiques (P. Kuzman), Post-face (J. Plevneš).

Sur la Roumanie

12 Sebastian (Mihail), Journal (1935-1944), Paris : Stock, 1998, 559 p. Le journal intime du romancier et dramaturge Mihail Sebastian (1907-1945) constitue un document important pour l’histoire littéraire et intellectuelle de la Roumanie. Juif non pratiquant, il côtoie la fleur de l’intelligentsia bucarestoise : Nae Ionescu, Mircea Eliade, Camil Petrescu, etc. Son journal retrace sa marginalisation progressive à mesure que l’idéologie légionnaire, nationaliste et antisémite, s’infiltre et se banalise parmi ceux dont la vocation est de penser et de créer.

13 Iancu (Carol), La shoah en Roumanie, Montpellier : Université Paul Valéry, 1998, 189 p. L’ouvrage se compose d’une introduction de 50 pages posant le sujet et de 100 documents tirés des archives diplomatiques françaises (d’une qualité d’information et d’analyse un peu décevante).

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Sommaires

1 Bulletin de l’association internationale d’études du sud-est européen, 24-25, 1994-1995

2 Răzvan Theodorescu - Voyageurs et mentalités aux XVIème – XVIIIème siècles dans le sud- est européen : le cas roumain Raia Zaïmova - Les activités artistiques de quelques ambassadeurs français à Constantinople (fin du XVIIle – début du XVIIème siècle) Alexandru Suceveanu - Orient et Occident dans les structures urbaines de la Scythie Mineure. Recherches et perspectives Răzvan Theodorescu - Le sud-est européen et la communauté pontife Virgil Cândea - La dimension spirituelle de l'oecuménicité sud-est européenne Tudor Teoteoi - Orient et Occident dans le sud-Est de l'Europe au Moyen Age Pedro Bâdenas de la Peña - Une nouvelle approche à l’étude de la frontière idéologique et politique en Europe du sud-est et en Méditerranée orientale au début de l'âge moderne Shaban Demiraj - Pour une étude plus approfondie des phénomènes balkaniques Victor A. Friedman - The Place of Balkan in Understanding Balkan History and Balkan Modernity Oliver Yašar-Nasteva - Quelques observations sur le problème actuel de l'emploi de la langue maternelle des minorités nationales dans la République de Macédoine Cristian Popişteanu - Les nouvelles dimensions des relations internationales dans les Balkans Florin Constantiniu - L’instauration des régimes communistes en Europe de l’Est : approche typologique Vladimir K. Volkov - The Russian National Interests and the Peace in the Balkans Dan Berindei - L’historiographie du sud-est européen à la fin du XXème siècle. Son impact sur les sociétés de la zone

3 Balkanistica, 11 – 1998

4 Tania Avgustinova - Determinedness and Replication Potential of Nominal Material in Bulgarian Ahmet Kasumović - Bibliography of Sources on the Language of Bosnia and Hercegovina

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Keith Langston - On the Boundary of Morphology and Phonology : Accentual Alternations in the čakavian Nominal Inflection Jelena Milojković-Djurić - The Eastern Question and the Voices of Reason : Panslav Aspirations in Russia and in the Balkans, 1875-1878 Cristina Posa - Engineering Hatred : The Roots of Contemporary Serbian Nationalism Tatjana Šamraj - On the Characteristics of Political Language in the Bulgarian Post- Totalitarian Period : The Language of the Press Susana Weich-Shahak - Adaptations and Borrowings in the Balkan Sephardic Repertoire Jonathan B. Wight & M. Louise Fox - Economic Reform and Crisis in Bulgaria, 1989-1992

5 The South Slav Journal, 19 (3-4), Autumn - Winter 1998

6 Anonymous - University in Serbia or How Far Can You Stretch the Word Autonomy ? Jessica Stanford - Great Britain and the March Proposals -February to July 1908 (part I) Dušan Puvačić - The Struggle with Love : The Theme of Sevdah in Bosnian Folk Songs Vlado Bevc - The Hour of Truth for Petar Đukić - Serbian Economy Today : Chronology of Sanctions (part II) C.G. Jacobsen - A Postscript to Yugoslav Secession/Succession Wars, Kosovo/a Crisis : conflicting principles ; conflicting agendas David Binder - International Tribunals Then and Now

7 Études balkaniques, 34 (1-2), 1998

8 I. Minov - La liberté de l’information : un déficit et une chance pour la transformation postcommuniste dans les Balkans B. Westphal - Constructions imaginaires de la Bulgarie. Quatre regards : Canetti, Nooteboom, Magris, Todorov I. Marceva - Les problèmes de l’emploi et du chômage en Bulgarie dans les années 50 du XXème siècle L. Kirova - Les idées modernistes du Sud slave et leurs impulsions esthético-culturelles A. Balčeva - Love : A Way to Self-knowledge and Divine Harmony in the Work of the South Slavic Romantics B. Samardžiev - L’Angleterre, les puissances européennes et les réformes en Crète à la lin du XIXème siècle (jusqu’à la guerre gréco-turque de 1897). Première partie B. Nikolova - The Church of Odessos-Varna between Byzantium, the Bulgarian Tsardom and the Patriarchate of Constantinople Иосиф Мороз – истори я и фол ьклоп в рассказе Кор чмарка Теофана Dj. Hakov - The Fate of the Bulgarian Jews during World War II A. Kuzmanova - L’élite politique et la construction de la Roumanie moderne. Quelques considérations I. Bulei - La révolution de Tudor Vladimirescu et les Balkans. Quelques considérations I. Popova - Some Letters as a Source on Intellectual Life in Byzantium in the l4th - 15th century C. Georgieva - La structure de l’habitat bulgare aux XVIème - XVIIème siècles R. Zaïmova - L’européanisation culturelle dans l’Empire ottoman M. Harbova - L’influence de la culture européenne dans l’Empire ottoman assimilée par l’architecture aux XVIII-XIXème siècles

9 Romanian Civilization, VII (2), Fall 1998

10 Glenn Torrey - General Henri Mathias Berthelot and Romania, 1919-1931 Larry L. Watts - Romania as a Military Ally (Part I) : Czechoslovakia in 1938

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Ionuţ Epurescu Paşcovici - Medieval Testaments in and Ingeborg Kohn - Cioran’s “French” Biography : The Man, and the Man of Letters C. Gane - Princess Ruxanda, Wife of Prince Lǎpuşneanu

11 Romanian Civilization, VII (3), Winter 1998-1999

12 Ernest H. Latham, Jr. - Efficient and Rapid : The Letters of Major Walter Ross of OSS on the Evacuation of Allied Airmen from Romania, 30 August-2 September 1944 Gheorghe Onişoru & Kurt W. Treptow - The Election of 28 March 1948 : the Consolidation of the Communist Regime in Romania Joseph Harrington & Scott Karns - Romania’s Ouestpolitik : Bucharest, Europe, and the Euro-Atlantic Alliance, 1990-1998 Ingmar Söhrman - Alf Lombard - a Swedish Linguist with Romanian in his Heart Alan Ogden - English Travel Writing in pre-1938 Transylvania

13 Year book of the romanian society of cultural anthropology - Annuaire de la société d'anthropologie culturelle de roumanie, 1998

14 V.Mihăilescu - Pensée conceptuelle et pensée symbolique : une approche anthropologique de la catégorisation I. Horvath - Geography, language and nationalism C. Iosif - La parenté chez les Aroumains A. Manolescu - The native stranger and the itinerant stranger : two solutions of orthodoxy when confronted with modernism O. Hedişan - Les Roumains de Timoc E. Türos - La guerre des frondes entre deux villages sicules (szeklers) R. Răutu - Un exercice de mémoire culturelle : réinventer la tradition « Drăgaica » de Băleni, ou l'affirmation d’une stratégie identitaire L. Stan - Plus ça change, plus c’est pareil ? L’insertion de l’entrepreneur agricole dans le cadre local. Un cas d’étude de la Roumanie C. Olaru - Comment voler des images V Mihăilescu - Le miroir aux alouettes des Balkans I. Popescu - Între-vederi / entre-vues / inter-views V. Mihăilescu - Les terrains de l’Observatoire social de l’Université de Bucarest E. Belkis - A qui profite l’ethnie ? Les definitions identitaires des “Mégléno-roumains” F. Zerilli - Identité et propriété en milieu urbain : locataires et propriétaires dans la Roumanie contemporaine A. Ionescu-Muşcel - La construction de l’image de la Mafia dans la presse écrite roumaine

15 The international journal of albanian studies, I (1), Fall 1997

16 Ardian Vehbiu - Standard Albanian and the Gheg Renaissance : A Sociolinguistic Perspective Rexhep Qosja - The Albanian Problem and the Serb Political Programs during 1937-1944 Agron Alibali - Reflections on the Current Situation of Albanian law and the Challenges for the Next Century Isa Blumi - The Question of Identity, Diplomacy and Albanians in Macedonia - Has the Rain Come ? Giovanni Armillotta - Albania and the United Nations : Two Case Studies from a Diplomatic History Perspective

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Shinasi A. Rama - Transition, Elite Fragmentation and the Parliamentary Elections of June 29, 1997 in Albania.

17 The international journal of albanian studies, II (1), Spring 1998

18 Shinasi A. Rama - The Serb-Albanian War, and International Community’s Miscalculations Selami Pulasha - On the Autochthony of the Albanians in Kosova and the Postulate of Massive Serb Migration at the End of 17th Century Arianit Koçi - Police Reform in Post-Communist Albania : A Failed Experience ? Monica Favot - The Support of Small and Medium Enterprises to Secure the Sustainable Recovery of Albania Trev Hill - Wrestling with Identities ? Masculinity, Physical Performance and Cultural Expression in Pehlian Wrestling in Macedonia

19 Pôle Sud, (7), novembre 1997

20 « Élites, politiques et territoires »Juan J. Linz - Construction étatique et construction nationale Jean-Philippe Leresche, Guy Saez - Identité territoriale et régimes politiques de la frontière

Vient de paraître

21 Bruneau (Michel), éd., Les Grecs pontiques. Diaspora, identité, territoires, Paris : CNRS éditions, 1998, 250 p.

22 Krasteva (Anna), ed., Communities and identities, Sofia : Petekston, 1998, 260 p.

23 Thual (François), Le douaire de Byzance. Territoires et identités de l’orthodoxie, Paris : Ellipses, 1998, 128 p.

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