THÈSE DE DOCTORAT
de l’Université de recherche Paris Sciences et Lettres PSL Research University
Préparée à l’Ecole des hautes études en sciences sociales
Du nationalisme au conservatisme : les groupes intellectuels associés à l’« essence nationale » en Chine (vers 1890-1940)
Ecole doctorale n°286
ECOLE DOCTORALE DE L’EHESS
Spécialité HISTOIRE ET CIVILISATIONS
COMPOSITION DU JURY :
Mme. BERTHEZÈNE Clarisse Université Paris Diderot, Rapporteur
M. KURTZ Joachim Université de Heidelberg, Rapporteur
M. CHEVRIER Yves EHESS, Membre du jury
M. VEG Sebastian Soutenue par Dongxiang XU EHESS, Membre du jury le 7 décembre 2018 h M. ZUFFEREY Nicolas Université de Genève, Membre du jury
Dirigée par Sebastian VEG
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R EMERCIEMENTS
Cette thèse n’aurait vu le jour sans les conseils prodigués par mon directeur, Monsieur Sebastian Veg. Je le remercie pour sa disponibilité, sa patience, mais également pour la confiance, qu’il m’a accordée, me permettant d’écrire en toute liberté sur un sujet qui me passionne.
Un nombre important de sources et de références consultées lors de mes séjours de recherche à l’Institut des études avancées sur l’Asie de l’université de Tokyo et à l’Institut de l’histoire moderne de l’Academia sinica, ont été d’une aide extrêmement précieuse, sans laquelle cette thèse n’aurait pu aboutir. Je remercie ces deux institutions pour leur généreux accueil et leur très grand professionnalisme.
Je tiens également à remercier le CECMC et le SIMI de l’EHESS de m’avoir accordé plusieurs financements, qui m’ont permis de réaliser mes séjours de recherche.
Au cours de ces années de doctorat, j’ai eu, à de multiples reprises, l’immense chance de pouvoir discuter et débattre de mes travaux, lors de colloques, d’ateliers et de journées d’études à l’EHESS, à l’université Paris-Diderot, à l’université Radboud de Nimègue, à l’université d’Amsterdam, à l’université de Tokyo et à l’université de Princeton. J’exprime toute ma reconnaissance aux chercheurs et aux doctorants qui ont pris le temps de m’écouter et de me donner des conseils précieux à ces occasions.
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R É SUME ET MOTS CLÉS
Résumé : Cette recherche étudie les trois associations « conservatrices » du cercle de l’« essence nationale » : l’École d’essence nationale fondée en 1905, la Société du Sud créée en 1909 et le groupe Critical Review établi en 1921. L’essence nationale désigne la quintessence de la culture traditionnelle. Dans le contexte révolutionnaire de la fin des Qing, l’École d’essence nationale et la Société du Sud ont recours à ce concept pour façonner leur nationalisme autour de deux directions. Au niveau sociétal, les deux s’engagent dans les mouvements sociaux et les associations intermédiaires pour exprimer leurs attentes nationalistes et lancent un projet des lumières sociales pour libérer le peuple des contraintes familiales et politiques. Cette libération doit se combiner avec des responsabilités envers la nation. Au niveau institutionnel, elles incorporent la culture traditionnelle dans les réformes inspirées par la politique libérale de l’Occident, comme la démocratie, la séparation des pouvoirs et l’État de droit. L’essence nationale relève de la culture traditionnelle régénérée, utilisée pour solidariser et éduquer la nation, ainsi que pour modeler le système politique de la Chine. Le groupe Critical Review, situé dans un contexte historique différent, a hérité de cette rhétorique nationaliste. Cependant, cet idéal nationaliste en est venu à être considéré comme conservateur à l’époque du 4 Mai parce que certains activistes de la Nouvelle Culture ont voulu rompre tout lien avec la tradition. Le conservatisme de cette période constitue une réaction à une conception de la liberté fondée sur le primat de l’individu, au déni de l’usage politique de la culture traditionnelle par les intellectuels du 4 Mai, mais aussi une réponse aux crises nationales et à la Première Guerre mondiale, qui amènent certains intellectuels à mettre en cause la civilisation occidentale. Ainsi, si l’essence nationale sert toujours à fédérer et discipliner le peuple, après 1919 la notion n’incorpore plus nécessairement une acceptation des idées politiques libérales occidentales. En fonction de la façon dont l’essence nationale est traduite dans la politique, le conservatisme de l’époque républicaine peut se diviser en quatre catégories : le conservatisme libéral qui continue de cautionner les éléments libéraux de la culture chinoise et la politique libérale occidentale ; le conservatisme antimoderne qui appelle à un retour au système socio-politique conforme à la culture agraire et communautaire traditionnelle ; le conservatisme philosophique qui accentue l’utilité des valeurs confucéennes d’élitisme, de hiérarchie sociale et de modération dans la rectification de la liberté excessive et de la corruption politique ; le conservatisme autoritaire qui mobilise les éléments les plus répressifs du confucianisme, tels que la suprématie du chef, l’obédience absolue et la tutelle politique, pour s’opposer au libéralisme pendant la décennie de Nankin.
Mots clés : nationalisme, conservatisme, la fin des Qing, la Chine républicaine, 4 Mai, l’École d’essence nationale, la Société du Sud, le groupe Critical Review
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A BSTRACT AND K EYWORDS
Abstract : This dissertation examines three “conservative” associations of the “national essence” circle: the National Essence School founded in 1905, the Southern Society created in 1909 and the Critical Review Group established in 1921. National essence designates the quintessence of Chinese traditional culture. In the Late-Qing revolutionary context, the National Essence School and the Southern Society theorized this concept to shape nationalism from two directions. At the societal level, nationalist expectations were expressed in various social forms, such as intermediate associations, and a social enlightenment movement was undertaken to liberate people from traditional familial and political constraints. This liberty was expected to be reconciled with responsibilities towards the nation. At the institutional level, the two associations incorporated traditional culture into reforms inspired by Western liberal politics, like democracy, separation of power and rule of law. National essence was this regenerated traditional culture, used to solidarize the nation and to model China’s future political system. The Critical Review Group, situated in a different historical context, inheritated this nationalist rhetoric. However, this ideal of nationalism came to be seen as conservative during the May Fourth era, because certain activists advocated a clean break with tradition. Conservatism in this period is formulated as a reaction against the young generation’s perceived disregard for responsibilities in the pursuit of liberty, the denial of the political utility of traditional culture by the May Fourth intellectuals, but also as a response to the national crisis and the First World War, leading some to question the merits of Western civilization. The meaning of national essence for the members of the three associations thus diversified. Although the concept was still used to federate and discipline the people and to inform the political reforms, national essence no longer necessarily incorporated Western liberal politics. According to the way in which national essence was translated into concrete political projects, conservatism of the Republican era can be divided into four types: liberal conservatism that continued to advocate liberal elements of Chinese tradition and Western liberal politics; anti-modern conservatism that appealed to a socio- political system in line with China’s agrarian and communitarian culture; philosophical conservatism that emphasized the utility of Confucian values of elitism, social hierarchy and doctrine of the mean in rectifying excessive liberty and political corruption and authoritarian conservatism that mobilized the most repressive elements of Confucianism, like supremacy of the leader, absolute obedience to superiors and political tutelage, to oppose liberalism during the Nanjing decade.
Keywords : nationalism, conservatism, Late Qing, Republican China, May Fourth, the National Essence Group, the Southern Society, the Critical Review Group
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T ABLE DES MATIÈ RES
Remerciements ······································································································ i Résumé et mots clés ································································································ ii Abstract and Keywords ··························································································· iii Table des matières ································································································· iv Table des illustrations ···························································································· vii Note sur la romanisation des noms et des termes des langues orientales ····························· viii Introduction ·········································································································· 1
I — LE CONSERVATISME CHINOIS DANS L’HISTORIOGRAPHIE ··············································· 4 II — L’ÉCOLE D’ESSENCE NATIONALE, LA SOCIÉTÉ DU SUD ET LE GROUPE CR DANS LA LITTÉRATURE EXISTANTE ······································································································· 14 III — UN REGARD SUR LE CONSERVATISME DANS LE CONTEXTE OCCIDENTAL ························· 20 IV — NATIONALISME OU CONSERVATISME DANS LE CONTEXTE CHINOIS ? ····························· 26 1. Le « conservatisme » dans une perspective étymologique ··················································· 27 2. La naissance du conservatisme en Chine ············································································· 31 3. Du nationalisme au conservatisme ······················································································· 35 V — SOURCES ·································································································· 44 VI — PLAN ······································································································ 49 Chapitre I L’École d’essence nationale, la Société du Sud et le nationalisme avant 1912 ·········· 54
I — LES CONTOURS DE L’ÉCOLE D’ESSENCE NATIONALE ················································· 54 II — LES PROFILS DES ECRIVAINS DE LA SOCIETE DU SUD ················································ 80 III — CONCLUSION ····························································································· 93 Chapitre II Le nationalisme politique et le concept de société ··········································· 95
I — LE NATIONALISME DANS LE CONTEXTE IDÉOLOGIQUE DE LA FIN DES QING ························ 97 1. Le nationalisme dans l’historiographie occidentale ···························································· 97 2. L’édification d’une société dans le contexte nationaliste ·················································· 101 II — L’ÉDIFICATION D’UNE SOCIÉTÉ PAR LE BAS : L’ORGANICISME ET LE CONTRAT SOCIAL ········ 112 1. L’organicisme et les lumières sociales ··············································································· 113 La langue vernaculaire ············································································· 122 Les illustrations ····················································································· 127 Le théâtre « civilisé » et le discours publics ····················································· 137 2. L’organicisme et la libération des femmes ········································································· 142 La première révolution libérale et familiale ····················································· 143 L’image des femmes dans le Nanshe congke ··················································· 155 3. La nation politique contre la Cour ····················································································· 159 Les traductions chinoises et la diffusion du Contrat social ··································· 160 Le contrat social dans le Minbao ································································· 163 Le Zhongguo minyue jingyi de Liu Shipei ······················································· 168 L’auto-gouvernance locale et le nationalisme politique ······································· 170 4. Conclusion ·························································································································· 175
iv III — L’ÉVOLUTIONNISME SOCIAL ET LA NOUVELLE HISTOIRE ·········································· 176 1. L’évolution chez Kang Youwei et chez Yan Fu ·································································· 177 2. La Chine dans l’évolution sociale ······················································································ 183 L’évolution sociale et la nation militaire ························································ 184 L’évolution unidimensionnelle et l’évolution multidimensionnelle ························· 190 Un nouveau genre d’histoire : l’histoire de la société ·········································· 194 3. Conclusion ·························································································································· 199 IV — L’OUVERTURE AU SOCIALISME ······································································· 199 1. Le socialisme et la révolution nationaliste ········································································· 201 2. Du socialisme à l’anarchisme ···························································································· 207 3. Le nationalisme dans l’espace de l’Asie ············································································ 219 4. Conclusion ·························································································································· 225 V — CONCLUSION ····························································································· 226 Chapitre III La nation-guomin et la nation-minzu ························································ 229
I — LA PRÉSERVATION DE L’ESSENCE NATIONALE ························································ 232 1. La Seikyōsha et la kokusui ·································································································· 232 2. L’essence nationale dans l’univers intellectuel chinois ····················································· 243 3. L’essence nationale chez l’École d’essence nationale et la Société du Sud ······················ 252 Aperçu général de la préservation de l’essence nationale ····································· 252 L’origine occidentale de la nation chinoise ····················································· 259 4. Conclusion ·························································································································· 265 II — LA NATION-MINZU ET LE NATIONALISME ANTIMANDCHOU ········································· 266 1. Les études nationales contre les études impériales ···························································· 267 2. La fabrication d’une histoire nationaliste ·········································································· 273 La question de la race ·············································································· 274 L’histoire de la haine autour des loyalistes des Ming ·········································· 279 3. La question d’État et de nation dans le Minbao ································································ 287 Les Mandchous sont une nation ·································································· 289 L’assimilation d’autres groupes ethniques ······················································ 297 4. Conclusion ·························································································································· 302 III — L’ORIGINE « CONSERVATRICE » DE LA RÉFORME POLITIQUE ····································· 303 1. La Renaissance chinoise ···································································································· 304 L’essence nationale et l’occidentalisation ······················································· 304 Les particularités de l’essence nationale chinoise ·············································· 311 2. Les nouvelles formes politiques dans la source traditionnelle ··········································· 318 La citoyenneté, la loi et le républicanisme ······················································ 319 L’auto-gouvernance locale et le fédéralisme ···················································· 329 3. Conclusion ·························································································································· 338 IV — CONCLUSION ···························································································· 339 Chapitre IV Typologie des courants du conservatisme chinois dans les années 1910 ·············· 341
I — L’ESSOR DE LA GÉNÉRATION DU 4 MAI ································································ 342 1. La place de la nation culturelle et le Mouvement du 4 Mai ··············································· 344 2. La liberté du primat de l’individu contre la liberté dans le cadre de l’ordre et de la tradition ········································································································································ 351 3. Conclusion ·························································································································· 359 II — TYPOLOGIE DES COURANTS DU CONSERVATISME DANS LES ANNÉES 1910 ······················· 360 1. Conservateur, traditionaliste ou réactionnaire ? ······························································· 362 2. Conservatisme culturel ······································································································· 367 La question de la valeur ············································································ 370 La question de la langue vernaculaire ··························································· 378 Conclusion ··························································································· 384 3. Conservatisme antimoderne ······························································································· 384 Du moderne à l’antimoderne ······································································ 385 Conservatisme ou anti-moderne ? ································································ 389 La modernisation et l’anti-modernisme dès la fin des Qing ·································· 391 Le cas de Zhang Taiyan ············································································ 397 Le cas de Liu Yizheng ············································································· 407 Conclusion ··························································································· 415
v 4. Conservatisme libéral ········································································································· 416 La liberté autour des concepts de la famille et de la libération féminine ···················· 420 Le conservatisme libéral dans la politique ······················································ 430 Conclusion ··························································································· 438 5. Conclusion ·························································································································· 438 III — REPENSER LE CONSERVATISME CULTUREL ·························································· 439 1. La Société du Sud après 1912 ···························································································· 440 2. Entre la responsabilité et le marché : l’École des canards mandarins et des papillons ··· 445 3. Le défi des écrivains du 4 Mai ···························································································· 452 4. La Nouvelle Société du Sud ································································································ 462 5. Conclusion ·························································································································· 465 IV — CONCLUSION ···························································································· 465 Chapitre V Le renouveau de l’essence nationale et du confucianisme ································ 467
I — LES CONTOURS ET LES PROFILS DES MEMBRES DU GROUPE CR ····································· 470 1. Les profils des membres du groupe CR ·············································································· 4 70 2. Le groupe CR et le Mouvement de la nouvelle culture ······················································ 483 3. Conclusion ·························································································································· 496 II — IRVING BABBITT : LA VIE ET LA PENSÉE ······························································ 497 1. Biographie d’Irving Babbitt ······························································································· 498 2. L’humanitarisme et ses influences ····················································································· 500 3. L’humanisme dans l’éducation et dans la politique ··························································· 507 4. Babbitt et la Chine ·············································································································· 513 5. Conclusion ·························································································································· 517 III — LE CONSERVATISME PHILOSOPHIQUE DU GROUPE CR ············································· 518 1. La démocratie, la liberté, l’égalité et l’éducation littéraire ··············································· 520 2. La science et la prétention universelle de l’humanisme ····················································· 539 3. Conclusion ·························································································································· 562 IV — LA DISSOLUTION DU GROUPE CR ET LE CONSERVATISME AUTORITAIRE ························ 563 1. La décennie de Nankin et le Mouvement de la nouvelle vie ··············································· 565 2. Entre l’ordre et la liberté : la « troisième voie » de Zhang Junmai ··································· 572 3. Le conservatisme autoritaire et le Guofeng banyuekan ····················································· 577 4. Le conservatisme autoritaire durant la Seconde Guerre sino-japonaise ··························· 585 5. Conclusion ·························································································································· 591 V — CONCLUSION ····························································································· 591 Conclusion ········································································································· 594
I — DU NATIONALISME AU CONSERVATISME ······························································ 595 1. Nationalisme ······················································································································· 595 2. Conservatisme ···················································································································· 598 II — UN CONSERVATISME IMPOSSIBLE ? ··································································· 600 III — LE CONSERVATISME D’AUJOURD’HUI ································································ 609 Bibliographie ······································································································ 620 Annexe 1 ··········································································································· 666 Annexe 2 ··········································································································· 670 Index général ······································································································ 682
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T ABLE DES ILLUSTRATIONS
Illustration 1 : Liste des membres de la Société pour la préservation des études nationales ··········· 61 Illustration 2 : Liste des membres de la Société pour la préservation des études nationales ··········· 62 Illustration 3 : Photo des 14 participants à l’ouverture de la bibliothèque de la Société pour la préservation des études nationales, le 12 octobre 1906 ······················································· 63 Illustration 4 : Liste des donateurs du Minbao ································································ 77 Illustration 5 : Photo de groupe lors de la première assemblée élégante ·································· 83 Illustration 6 : Les fonctionnaires des Qing exploitent les citoyens et les étrangers coupent la Chine en morceaux ··········································································································· 131 Illustration 7 : La mort tragique d’un organisateur d’élection ············································· 132 Illustration 8 : Superstition tue ················································································· 133 Illustration 9 : Une femme a la superstition de dieu ························································· 133 Illustration 10 : Le Premier ministre Piotr Stolypine attaqué à l’explosif par les anarchistes russes en juillet 1906 ········································································································· 134 Illustration 11 : La Première Révolution française ·························································· 135 Illustration 12 : Le corps de Wu Yue ·········································································· 136 Illustration 13 : L’Empereur Jaune, le premier grand homme nationaliste ······························ 189 Illustration 14 : Portrait de l’ancêtre de la Chine, l’Empereur Jaune ····································· 189
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N OTE SUR LA ROMANISATION DES NOMS ET DES TERMES DES LANGUES ORIENTALES
Les noms communs et les noms propres des personnes originaires de la Chine sont en principe romanisés selon le système pinyin. Les noms des personnes de Taïwan sont transcrits selon le Wade-Giles. Le Wade-Giles s’applique aussi à certaines personnes émigrées hors de Chine après 1949 et adoptant elles-mêmes ce système de romanisation. Les noms des personnes de Hong Kong sont transcrits selon l’usage local du cantonais. Les termes propres au shanghaïen sont transcrits selon la méthode de romanisation générale du wu ( ). Les termes et les noms des personnes qui ont une romanisation conventionnelle sont transcrits selon l’usage courant. Les noms et les termes japonais sont transcrits selon la méthode Hepburn et écrits en kanji. Les noms des personnes coréennes sont transcrits selon la romanisation révisée du coréen. Les noms des personnes mandchoues sont en principe transcrits en pinyin et écrits en caractères chinois. Les noms et les termes mandchous ayant une romanisation conventionnelle sont transcrits selon l’usage courant et écrits en caractères chinois, sans transcription en pinyin.
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I NTRODUCTION
Le conservatisme pâtit en Chine d’une réputation exécrable. Les conservateurs, s’ils ne sont pas ignorés dans l’historiographie de la Chine moderne, sont toutefois souvent catégorisés comme des traditionalistes inconséquents. Contrairement au monde anglo-saxon, où le mouvement conservateur jouit d’une tradition intellectuelle fructueuse et s’impose comme une force politique réelle, le conservatisme chinois, synonyme d’immobilisme et de réaction, est généralement lié aux lettrés- fonctionnaires traditionalistes de la Cour mandchoue contre la modernisation, aux royalistes contre-révolutionnaires, aux partisans de la restauration de Yuan Shikai (1859-1916), aux intellectuels anti-occidentalisation pendant l’époque du 4 Mai, ou encore au gouvernement nationaliste sous l’autorité de Tchang Kaï-chek (1887-1975). Il s’agit d’une forme de pensée et d’une ligne politique condamnées en tant que moyen de rationaliser l’autoritarisme et de faire barrage à la reforme1, tandis que les libéraux et les progressistes s’efforçaient de mener la nation vers un futur moins dictatorial et plus prospère. Cette vision historique simplifie pourtant la compréhension historique en effaçant délibérément la participation effective des catégories exclues, dont les intellectuels dits conservateurs.
Le conservatisme chinois des dernières années de l’empire jusqu’à l’époque républicaine est généralement considéré comme un conservatisme culturel, puisque les discours des conservateurs reviennent toujours à l’expression d’une culture traditionnelle sur la défensive. Il paraît donc exister une incompatibilité entre la
1 Werner Meißner, par exemple, voit dans le camp conservateur lors du débat « science vs métaphysique » ( Kexue yu xuanxue) (cf. Chapitre V) une actualisation du néoconfucianisme qui peut servir le règne autoritaire. En Chine communiste, le conservatisme ne tolère que la réforme économique. Voir MEIßNER Werner, China zwischen nationalem “Sonderweg” und universaler Modernisierung. Zur Rezeption westlichen Denkens in China, Munich : W. Fink, 1994.
1 tradition et les réformes qui agitent l’histoire chinoise de cette période. Or, la réalité est tout autre, car derrière la défense de la culture, ce que nous percevons, c’est précisément la prise de conscience de la plasticité de la culture, manifestée sur de nombreux plans politiques s’en inspirant. À cet égard, l’attitude conservatrice nous invite à demander ce que les conservateurs veulent et peuvent dire sur le modelage d’une nation moderne et pourquoi leurs propos sont réduits au silence, faisant en sorte que la culture traditionnelle perde finalement son épaisseur et son incidence sur la société et la politique.
Plus précisément, la Chine à la fin du XIXe siècle est submergée par la présence menaçante de puissances étrangères qui excellent sur le plan économique et militaire. Afin de se sauvegarder, un pays, qui se voyait jusqu’à là comme la civilisation, est contraint de se lancer dans la réforme à l’aune de l’expérience occidentale de la modernisation. Alors que les réformes, initiées successivement dans le Mouvement d’auto-renforcement ( yangwu yundong) de 1861, la Réforme des cent jours ( wuxu bianfa) de 1898 et la Nouvelle politique ( xinzheng) de 1901, peuvent se résumer à la création d’un État-nation puissant, dont l’avènement dépend des changements approfondis qui touchent toute la société chinoise, la tradition culturelle, d’où émanaient les anciens arrangements socio-politiques de la Chine, s’annonce de plus en plus obsolète. Dans ce contexte, quels sont les usages politique de la culture traditionnelle que défendent les intellectuels considérés dans les études existantes comme conservateurs ? Quel est le rôle que jouent ces élites culturelles ? Dans quels réseaux intellectuels et politiques se regroupent-ils et comment leur mouvement collectif a-t-il finalement échoué à les amener à s’imposer en guide de la société chinoise après la fondation de la République en 1912, alors qu’un grand nombre de ces personnes étaient des révolutionnaires ardents, dont l’engagement politico-intellectuel a grandement contribué au succès de la Révolution de 1911 ( Xinhai geming) qui aboutit au renversement de la monarchie ?
Nombreux sont les conservateurs de la période républicaine. La présente étude se propose d’explorer les poursuites intellectuelles et les engagements socio- politiques de trois associations « conservatrices » les plus importantes de l’époque : l’École d’essence nationale ( Guocui pai) fondée en 1905 à Shanghai, la Société du Sud ( Nanshe) créée en 1909 à Suzhou et le groupe Critical Review
2 ( Xueheng pai ; que l’on désignera par la suite comme le groupe CR) établi en 1921 à Nankin. Ces trois associations ont comme point commun le dévouement à la préservation de « l’essence nationale » (guocui), qui signifie la quintessence de la culture chinoise.
Pendant les dernières années des Qing, les associations intellectuelles associées à l’essence nationale les plus importantes sont l’École d’essence nationale et la Société du Sud. L’École d’essence nationale désigne un groupe d’intellectuels révolutionnaires, adhérents de la Société pour la préservation des études nationales ( Guoxue baocunhui), fondée à Shanghai en 1905. Parmi les membres, on compte notamment Huang Jie (1873-1935), Deng Shi (1877-1951), Liu Shipei (1884-1919), Zhang Taiyan (1869-1936) et Ma Xulun (1885-1970). Leurs activités se déploient principalement à Shanghai et à Tokyo, où ils rédigent, entre autres, le Zhengyi tongbao (Journal de politique et de technologie), le Minbao (Peuple) et le Guocui xuebao (Journal académique d’essence nationale) entre 1902 et 1911. Le parcours politico-intellectuel des membres la Société du Sud sont initiment lié à l’entreprise révolutionnaire de l’École d’essence nationale. Créée à Suzhou en 1909 par Chen Qubing (1874- 1933), Liu Yazi (1887-1958) et Gao Xu (1877-1925), l’association a fédéré plus de 1000 lettrés, littéraires et hommes politiques, dont beaucoup ont écrit pour les journaux et les revues de l’École d’essence nationale.
Les publications de l’École d’essence nationale et de la Société du Sud se structurent autour du principe de préservation de l’essence nationale. De manière générale, chez les membres des deux sociétés pendant les dernières années impériales, le nationalisme, inspiré par le droit civil des peuples et animé par la détermination de l’indépendance nationale, tire sa légitimité des particularités culturelles de la tradition chinoise, symbolisées par ce qu’ils nomment l’essence nationale. Cette notion est souvent traitée comme découlant d’une orientation conservatrice dans la littérature existante, surtout durant et après l’époque « iconoclaste » du 4 Mai, où l’essence nationale est fustigée par la nouvelle génération des progressistes et des radicaux, qui y voient la volonté rétrograde de préserver la culture et la politique anciennes à tout prix, et ce même au détriment de la modernisation de la Chine. Mais l’École
3 d’essence nationale et la Société du Sud continuent de défendre la politique d’essence nationale, qui se voit relancée par le groupe CR, établi en 1921 à Nankin par Wu Mi (1894-1978) et d’autres professeurs et étudiants de l’université nationale du Sud-Est ( Guoli Dongnan daxue) et guidé par l’ambition de combattre le courant « iconoclaste » qui domine la sphère intellectuelle de l’époque du 4 Mai.
Slogan très populaire à la fin des Qing, l’« essence nationale » est constamment invoquée pour énoncer l’importance de la tradition dans le processus de transformation de la Chine. Juxtaposant les trois sociétés intellectuelles les plus importantes qui défendent la politique d’essence nationale, notre thèse vise à esquisser l’histoire intellectuelle du conservatisme chinois en révélant l’évolution et la diversification de ce corps d’idées dans une ère d’énormes turbulences politiques et culturelles.
I — LE CONSERVATISME CHINOIS DANS L’HISTORIOGRAPHIE
Un certain nombre d’études, consacrées au courant conservateur dans l’histoire intellectuelle de la fin des Qing à l’époque républicaine, ont vu le jour au cours des cinquante dernières années. La question la plus fondamentale consiste à savoir ce que les penseurs conservateurs cherchent à conserver. Il semble, à ce sujet, que les chercheurs tendent à réduire le conservatisme au conservatisme culturel. Ce point de vue est corroboré par le texte de Benjamin Schwartz, recueilli dans l’ouvrage The Limits of Change, paru en 1976, et répandu dans une série d’études s’en inspirant. Dans ce texte, devenu un classique, Schwartz définit le conservatisme, en général, par son attachement à l’historicisme, au sociologisme, au nationalisme, à l’organicisme de la société et au holisme qui regarde le système socio-politique dans son ensemble, tout en proposant de le situer dans la triade du conservatisme-libéralisme-radicalisme2. Concernant le conservatisme chinois, Schwartz le définit comme étant principalement un conservatisme culturel, au contraire du conservatisme d’Edmund Burke (1729- 1797), défendant l’ancien ordre socio-politique dans son ensemble, et ce parce que la corruption de la monarchie des Qing et de la société traditionnelle chinoise est
2 SCHWARTZ I. Benjamin, « Notes on Conservatism in General and in China in Particular », in FURTH Charlotte (eds.), The Limits of Change : Essays on Conservative Alternatives in Republican China, Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1976, p. 9.
4 tellement profonde, aux yeux des intellectuels de la fin des Qing, qu’aucun élément provenant de l’ancien système socio-politique ne mérite d’être conservé3.
L’argument de Benjamin Schwartz est renforcé par les articles de Charlotte Furth et de Laurence Schneider, publiés dans le même ouvrage. En 1905, les Examens impériaux ( keju), concours portant sur les études confucéennes et déterminant qui de la population peut entrer dans la bureaucratie de l’État, sont abolis au profit d’une modernisation du système d’éducation. Considérant l’abolition des Examens impériaux comme le moment de la désintégration du lien entre la culture traditionnelle et la politique, Laurence Schneider voit dans la politique d’essence nationale l’autonomisation de la sphère culturelle où les élites éduquées revendiquent leurs nouveaux statuts sociaux4. Charlotte Furth remarque, quant à elle, que cette nouvelle intelligentsia donne lieu au découplage entre la demande politique et l’ordre culturel, permettant aux intellectuels antimandchous, dont ceux de l’École d’essence nationale, d’être politiquement radicaux et culturellement conservateurs à la fois5. Furth signale davantage la réintégration de la culture avec la politique après le Mouvement du 4 Mai ( Wusi yundong) (cf. infra) éclaté en 1919, qui se manifeste spécifiquement dans la politique du Kuomintang6.
L’ouvrage The Limits of Change, qui a recueilli les trois articles susmentionnés, présente de nombreux mérites. Publié en 1976, période durant laquelle le champ de la recherche se limite encore au « paradigme de la modernité », que Paul Cohen dénoncera huit ans plus tard7, les auteurs collaborant à la rédaction de cet ouvrage font comprendre l’ancrage de la culture traditionnelle dans une Chine en pleine mutation. Néanmoins, la thèse de Schwartz, insistant sur la nature culturelle du conservatisme chinois, relève aussi des éléments qui nous semblent discutables. Nous pouvons d’abord reprocher à Schwarz d’avoir sous-estimé la nature politique du conservatisme chinois. Le conservatisme n’est pas synonyme d’immobilisme. Les conservateurs font aussi preuve d’une volonté de reformer l’ancien ordre socio-politique. Comme l’a dit Burke, « un État qui serait privé des moyens de faire quelques changements dans sa
3 Ibid., p. 16. 4 SCHNEDIER Laurence A., « National Essence and the New Intelligentsia », in ibid., p. 58. 5 FURTH Charlotte, « Culture and Politics in Modern Chinese Conservatism », in ibid., pp. 23-26. 6 Ibid., p. 35. 7 COHEN Paul A., Discovering History in China : American Historical Writing on the Recent Chinese Past, New York : Columbia University Press, 1984.
5 constitution, serait privé des moyens de se conserver : sans ces moyens il peut risquer même de perdre la partie de sa constitution qu’il désirait de garder plus religieusement 8 ». Ainsi, le fait que les défenseurs de la culture aient ressenti l’urgence d’une transformation politique de grande envergure ne signifie nullement qu’ils ne soient pas conservateurs au niveau politique : la question est de déterminer à quel point la réforme menée constitue une déchirure pour la tradition. En outre, dans un pays comme la Chine, il est rare que la culture se dégage complètement de la prétention politique, et ce malgré l’émergence de la nouvelle intelligentsia détachée de la sphère politique. Comprise dans un sens plus large que celui de la langue et des enseignements traditionnels, la culture offre à certains un complément voire une alternative au modèle d’organisation politique occidentale.
Selon l’argument développé par Joseph Levenson dans la trilogie Confucian China and Its Modern Fate, le confucianisme, en tant que facteur de maintien de la conception universaliste du monde des Chinois, se transfigure en identité particulariste de la nation chinoise, au moment où le système de valeurs universelles, représenté par le confucianisme, se montre obsolète et ne permet plus d’englober toute la complexité des notions et des institutions politiques modernes ; ce faisant, l’attachement à la culture traditionnelle ne devient plus qu’une nostalgie et un mécontentement psychologique des intellectuels chinois face à l’Occident et à ses avantages9. La trilogie de Levenson fait écho à l’ouvrage de Mary Wright, The Last Stand of Chinese Conservatism, selon lequel l’abaissement de la Chine, qui a débuté à partir du milieu du XIXe siècle, s’explique, avant tout, par le confucianisme hésitant et réticent à la mouvance10.
Une telle compréhension du conservatisme chinois, réduit à un sentiment d’hostilité envers l’Occident, s’avère toujours populaires dans les années 2000. Nous pouvons nommer, par exemple, les études de He Xiaoming et de Yu Dahua11. He
8 BURKE Edmund, Réflexions sur la Révolution de France, Paris : A. Égron, 1823, pp. 34-35 9 LEVENSON Joseph, Confucian China and Its Modern Fate : A Trilogy, Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 1968. 10 WRIGHT Mary C., The Last Stand of Chinese Conservatism : the T’ung-Chih Restoration, 1862- 1874, Stanford : Stanford University Press, 1962. 11 HE Xiaoming , Fanben yu kaixin – jindai Zhongguo wenhua baoshou zhuyi xinlun す —— (Reconstruction et rénovation - nouvel argument sur le conservatisme culturel de la Chine moderne), Pékin : Shangwu yinshuguan, 2006. ; YU Dahua , Wanqing wenhua baoshou sichao yanjiu (Le courant conservateur culturel de la fin des Qing), Pékin : Renmin chubanshe, 2001.
6 Xiaoming estime que le conservatisme culturel est le produit du sentiment nationaliste et de la frustration face à un Occident plus prospère et plus puissant en matière économique et technologique. C’est pourquoi, selon l’auteur, le conservatisme culturel revêt toujours une inclination antimoderne12. Yu Dahua soutient, quant à lui, que le conservatisme culturel a été engendré par la crise culturelle et politique qui a suivi l’échec de la Chine dans les deux Guerres de l’opium qui l’opposait aux Anglais13 . Les deux ouvrages ne créent pas de nouvelles interprétations sur le conservatisme chinois et s’enlisent dans les problèmes que soulève l’idée de conservatisme culturel. Faute d’une considération plus approfondie sur d’éventuelles implications politiques de la tradition culturelle, les deux chercheurs ne sont pas parvenus à faire comprendre le processus d’interaction entre la culture chinoise et la culture occidentale, révélant des dimensions beaucoup plus complexes qu’un sentiment de frustration.
En effet, Thomas Metzger et Qin Hui ont déjà montré que l’Occident ne suscite pas de rejet catégorique14. D’après Metzger, le modèle occidental offre une alternative plus adaptée à la réalisation de l’idéal politique confucéen. Plus concrètement, pour certains intellectuels, il n’existe simplement pas de frontière nette qui sépare la civilisation « matérielle » de l’Occident de la civilisation « spirituelle » de la Chine, car l’amélioration du niveau de vie de la population est considérée, depuis le XVIIe siècle, comme la condition première du perfectionnement moral de la collectivité. Il est donc simplement trompeur d’affirmer que l’attachement à la tradition ne relève que d’une récompense psychologique et ne débouche sur aucun projet concret.
Un autre problème de la théorie de conservatisme culturel, en partie dû au manque de considération pour le potentiel politique de la culture, est la confusion entre le conservatisme et le nationalisme. Schwartz reconnaît lui-même le nationalisme comme un trait de la pensée conservatrice. Comme le souligne Theodore Huters dans son étude sur Yan Fu (1854-1921), l’impératif culturel est un
12 HE Xiaoming, Fanben yu kaixin, pp. 1-41. 13 YU Dahua, Wanqing wenhua baoshou sichao yanjiu, p. 8. 14 METZGER Thomas, Escape From Predicament : Neo-confucianism and China’s Evolving Political Culture, New York : Columbia University Press, 1977, p. 222. ; QIN Hui , Zouchu dizhi : cong Wanqing dao Minguo de lishi huiwang (Adieu à la monarchie : le parcours historique de la fin des Qing à la République), Pékin : Qunyan chubanshe, 2015, pp. 11-67.
7 élément à part entière de l’édification de la nation15, car « la doctrine du nationalisme oblige les gens à croire que chaque nation existe depuis des siècles […], son existence est mise en évidence par la continuation de sa cohérence linguistique et culturelle16 ». Dans cette optique, faut-il estimer que les défenseurs de la culture chinoise de la fin des Qing, dans le contexte de la construction d’un État-nation, sont nationalistes ou conservateurs ? En d’autres termes, où tracer la frontière entre le conservatisme et le nationalisme ?
Le conservatisme, dans le contexte politique mondial d’aujourd’hui, semble très difficile à séparer du nationalisme. En effet, le conservatisme est un mouvement intellectuel et politique de l’ère moderne qui éclot avec et contre elle. Comme Stuart Hall le rappelle, un trait caractéristique de l’ère moderne est « la forme laïque du pouvoir politique exercé sur l’État-nation »17 , d’où la réticence à l’égard de la souveraineté nationale d’un grand nombre de conservateurs occidentaux, qui privilégient plutôt la famille, l’Église, ainsi que les associations et les communautés locales. Les études existantes tendent à qualifier les membres de l’École d’essence nationale et de la Société du Sud dans les années 1900 comme à la fois nationalistes et conservateurs, en raison de leur implication dans la révolution antimandchoue et de leur effort de préserver la culture chinoise à une période de modernisation accélérée. Or, la volonté de conserver la tradition culturelle pour façonner un nationalisme culturel est-elle la même chose que le conservatisme culturel ? Selon la recherche de Wang Fan-sen, l’héritage culturel que les deux associations intellectuelles s’évertuent à conserver durant les années 1900 est majoritairement les livres et les pensées des loyalistes des Ming. De ce fait, la culture traditionnelle est mise en avant, non pas pour s’opposer à la culture nouvelle et la politique moderne qu’amène l’occidentalisation, mais pour forger une identité nationale et un sentiment nationaliste contre le gouvernement mandchou18. Le nationalisme débouche aussi sur un objectif politique. Contrairement à la nation culturelle revendiquée par
15 HUTERS Theodore, Bringing Home the World : Appropriating the West in Late Qing and Early Republican China, Honolulu : University of Hawai’i Press, 2005, p. 62. 16 Ibidem. 17 HALL Stuart (eds.), Formations of Modernity, Cambridge : Polity Press, 1992, p. 6. 18 WANG Fan-sen , « Qingmo de lishijiyi yu guojia jiangou – yi Zhang Taiyan weili — » (La mémoire historique et la construction de la nation – le cas de Zhang Taiyan), in WANG F., Zhongguo jindai sixiang yu xueshu de xipu (La généalogie de la pensée et de la recherche académique de la Chine moderne), Taipei : Linking, 2003, p. 97.
8 l’Allemagne du mouvement romantique au fascisme, qui se hâte de s’accrocher à son héritage culturel pour légitimer son refus du libéralisme et de la démocratie19, les penseurs de l’École d’essence nationale et de la Société du Sud s’efforcent de fabriquer une « essence nationale » pour que la culture réinterprétée corresponde à l’esprit de la politique moderne, tels que la démocratie, le parlementarisme et le fédéralisme, qu’ils s’engagent à implanter en Chine. Donc, la convenance entre le radicalisme politique et le conservatisme culturel, que Benjamin Schwartz et Charlotte Furth prétendent percevoir chez les deux associations révolutionnaires, nous paraît sujette à caution : la relecture audacieuse des enseignements traditionnels, entreprise par l’École d’essence nationale et la Société du Sud pour appuyer la révolution et la modernisation politique à l’aune des expériences occidentales, ne reflète pas nécessairement la position des conservateurs, mais plutôt celle des nationalistes.
L’insuffisance de la problématisation du conservatisme et du nationalisme est due à l’importance disproportionnée que les études existantes tendent à donner au « paradigme de la modernité » et à la rhétorique du 4 Mai, associant tout attachement à la tradition chinoise à la disposition conservatrice. Ce faisant, tous les défenseurs de la culture traditionnelle de la fin des Qing sont considérés indistinctement comme des conservateurs culturels. Une telle vision s’avère anachronique, risquant, non seulement de minimiser le rôle que jouent les éléments traditionnels dans le processus de modernisation qui affecte la Chine des Qing, mais aussi d’amalgamer, sous la même étiquette, les intellectuels et les lettrés de toutes les sensibilités politiques confondues : par exemple, Woren (1804-1871), lettré-fonctionnaire mandchou qui s’oppose à toute réforme s’inspirant du système occidental par crainte de voir la civilisation chinoise être « salie » par la civilisation occidentale qu’il juge inférieure20, et les révolutionnaires de l’École d’essence nationale et de la Société du Sud, qui explicitent et promeuvent la politique moderne de l’Occident en la liant à la
19 VOLKOV Shulamit, The Rise of Popular Antimodernism in Germany : The Urban Master Artisans, 1873-1896, Princeton : Princeton Unviersity Press, 1978, p. 321 ; MCCLELLAND J.S. (eds.), The French Right from de Maistre to Maurass, New York, Evanston, San Francisco et Londres : Harper Torchbooks, 1970, p. 213. 20 LI Xizhu そ , Wanqing baoshou sixiang de yuanxing : Woren yanjiu (L’archétype du conservatisme de la fin des Qing : Woren), Pékin : Shehui kexue wenxian chubanshe, 2000, p. 268.
9 culture traditionnelle, sont regroupés à tort sous la même catégorie de conservateur culturel.
Une autre étude à évoquer, qui sonde la pensée conservatrice dans les cadres du nationalisme, de la culture et de la modernité, est celle entreprise par Guy Alitto21. Selon Alitto, dans les régions non-occidentales, dont la souveraineté et l’autonomie se voient mises en péril par les nations devenant plus fortes grâce à la modernisation, le conservatisme culturel, le nationalisme culturel et le sentiment antimoderne se mêlent et se traduisent par l’affirmation de la supériorité et de la particularité de la culture indigène par rapport aux éléments de la modernisation, considérés comme matériels et superficiels22. Accentuant le contexte global de la pensée antimoderne, l’ouvrage d’Alitto a le mérite d’aborder le lien entre le conservatisme chinois et ses pendants étrangers. Toutefois, l’auteur se révèle quelque peu systématique dans la mesure où il établit une frontière infranchissable entre la tradition et la modernisation23, d’où son interprétation partiale du conservatisme chinois. En effet, si la modernisation se concrétise dans l’égalité, la démocratie, l’individualisme, la science, l’industrialisation, l’urbanisation et le capitalisme, comme l’indique Alitto 24 , certains intellectuels conservateurs de l’époque républicaine, dont Zhang Junmai (1886-1969) et Zhang Dongsun (1886-1973), sont des modernisateurs ardents.
En effet, la thèse du conservatisme culturel, a reçu des critiques variables au cours des dernières années. Bien que l’ouvrage de Peter Zarrow China in War and Revolution, 1895-1949 (2005), ne se focalise pas sur le conservatisme chinois, ses interprétations de quelques intellectuels clés de la fin des Qing contribuent à distinguer les révolutionnaires de l’essence nationale et les conservateurs de cette période. Comme il le montre, l’invention de l’essence nationale chez les révolutionnaires comme Zhang Taiyan, a pour objectif de renverser la monarchie et de réformer la société à l’aune des théories politiques occidentales25. Ce faisant, « les érudits de l’essence nationale de la fin des Qing sont politiquement révolutionnaires,
21 ALITTO Guy , Shijie fanwei nei de fanxiandaihua sichao – lun wenhua shoucheng zhuyi —— (Le courant antimoderne mondial – sur le conservatisme culturel), Guiyang : Guizhou renmin chubanshe, 1999. 22 Ibid., pp. 224-225. 23 Ibid., p. 4. 24 Ibid., pp. 228-229. 25 ZARROW Peter, China in War and Revolution, 1895-1949, London et NewYork : Routledge, 2005, pp. 65-74.
10 rationalisant la révolution sur la base de l’histoire et de la culture chinoises26 ». Ainsi, il existe une corrélation évidente entre l’interprétation radicale de la culture et le positionnement politique chez les tenants révolutionnaires de l’essence nationale. Vu sous cet angle, la thèse du conservatisme culturel, qui laisse supposer une frontière, voire une incompatibilité, entre la culture et la politique moderne, simplifie, ou même occulte, la réalité historique.
Dans deux essais historiographiques publiés dans le volume La Chine et la démocratie (2007), Yves Chevrier va plus loin dans la remise en cause de la thèse du conservatisme culturel. Il critique notamment la thèse du culturalisme, qui insiste sur l’incompatibilité entre la tradition culturelle et la démocratie tout au long du XXe siècle (un « mythe » que Chevrier attribue aux iconoclastes du 4 Mai). Ce faisant, il entreprend une relecture des penseurs la fin des Qing, montrant qu’une telle incompatibilité n’existait pas dans les années 1890 et 1900. Bien au contraire :
« L’invention du moderne pose la culture comme une option à la fois critique et ouverte sur le passé au service de la “forme nation”. Jusqu’à la consommation de l’échec institutionnel de la République, le tranchant politique de la modernité permet à ses penseurs de trouver cet équilibre. La culture chinoise est alors jugée non pas stérile et étouffante […], ni même flexible et apte à être modernisée de l’extérieur, mais riche en ressources endogènes pouvant mettre la Chine de plain-pied avec le monde moderne, à condition que des opérations complémentaires de changement politique et de critique intellectuelle soient effectuées. »27
Ainsi, la préservation de la culture des révolutionnaires de la fin des Qing, qui s’avère en réalité un remodelage audacieux de la tradition, ne relève pas d’une disposition conservatrice cantonnée au domaine de la culture, comme l’avance Charlotte Furth, mais d’un choix politique qui alimente le radicalisme de ceux qu’il nomme les « révolutionnaires culturalistes ».
Dans un article publié en 2007, Edmund Fung reproche à Schwartz de ne pas tenir en compte de l’implication politique et nationaliste de la préservation culturelle des conservateurs :
« Dans le contexte chinois, la culture et la politique sont en réalité inséparables. […] Schwartz souligne […] que le nationalisme s’imprègne
26 Ibid., p. 70. 27 CHEVRIER Yves, « Antitradition et démocratie dans la Chine du premier XXe siècle : la culture moderne et la crise d’État-nation », in DELMAS-Marty Mireille et WILL Pierre-Étienne (dir.), La démocratie et la Chine, Paris : Fayard, 2007, p. 392.
11 dans le conservatisme chinois. Alors, le rapport entre la culture et la politique aurait dû être particulièrement accentué. Or, Schwartz et ses collègues n’ont pas exploré davantage ce lien. Je pense que la politique, et en particulier la relation entre le conservatisme, le nationalisme et la modernité, est l’élément le plus important du conservatisme chinois. Les conservateurs s’intéressent, non pas seulement à la culture, mais surtout à la construction de la nation. »28
Fung a ensuite développé ses réserves à l’encontre de la thèse de Schwartz dans un texte plus récent. Il se penche sur la théorie du nationalisme de John Hutchinson et propose de saisir la pensée des conservateurs culturels comme un raisonnement « nationaliste politico-culturel », dans le sens où ceux-ci veillent à régénérer la morale de la nation en « transformant l’héritage valorisé, capable d’être utilisé pour alimenter les réformes sociales, politiques et économiques, permettant à la Chine de survivre et de rivaliser avec la concurrence dans un monde dominé par l’Occident29 » ; Edmund Fung souligne qu’il est inéluctable que les conservateurs soient nationalistes sans pour autant que l’inverse soit vrai30. Selon l’auteur, le conservatisme chinois a émergé en réaction aux atrocités de la Première Guerre mondiale et au radicalisme du 4 Mai31. Il montre, dans le deuxième chapitre, que le conservatisme chinois s’inscrit dans un courant intellectuel mondial 32 . En revisitant quelques thèmes centraux, tels que l’orientalisation ( dongfang hua) et la Doctrine de médiation et d’harmonie ( tiaohe lun), Edmund Fung prétend que les conservateurs ne sont, en aucun cas, hostiles à l’appropriation des idées occidentales et constituent un courant important et engagé dans la construction d’une Chine nouvelle33. De nature profondément politique, les conservateurs chinois sont, à ses yeux, pro-État et s’engagent dans la création d’un État-nation ; une telle réactivité politique jette les bases d’un même intérêt pour le conservatisme et le nationalisme34.
28 FUNG Siu Kee , « Zhongguo minzuzhuyi, baoshouzhuyi yu xiandaixing » (Le nationalisme, le conservatisme et la modernité en Chine), in ZHENG Dahua et ZOU Xiaozhan , Zhongguo jindaishi shang de minzuzhuyi (Le nationalisme dans l’histoire chinoise moderne), Pékin : Shehui kexue wenxian chubanshe, 2007, p. 49. 29 FUNG Edmund S. K., The Intellectual Foundations of Chinese Modernity : Cultural and Political Thought in the Republican Era, New York : Columbia University Press, 2010, p. 102. 30 Ibid., p. 103 31 Ibid., p. 64. 32 Ibid., pp. 65-71. 33 Ibid., p. 93. 34 Ibid., p. 126.
12 Ce texte a pour vertu de rappeler que le conservatisme ne peut se concevoir sans qu’il soit précédé du radicalisme. Cette compréhension du conservatisme rend pourtant discutable son argument, selon lequel le conservatisme chinois est un produit intellectuel, né en réaction au radicalisme du 4 Mai et de la Première Guerre mondiale ; par rapport aux révolutionnaires radicaux, les constitutionalistes de la fin des Qing, qui prônent une transformation politique progressive par le biais de réformes modérées et dans le respect du maintien de la monarchie, ne peuvent-ils pas être considérés comme conservateurs ? L’autre problème de sa thèse se rapporte, encore une fois, à la question du conservatisme « culturel » que l’auteur a remis en cause. Pour donner un exemple concret, Zhang Shizhao (1881-1973), que l’auteur a évoqué, n’est pas uniquement un instigateur de la Doctrine de médiation et d’harmonie. Désillusioné par l’échec du parlementarisme en Chine et par la Première Guerre mondiale, qui signale, aux yeux d’un grand nombre d’intellectuels, la banqueroute de la civilisation occidentale, il est surtout un conservateur antimoderne prônant un retour au système politique inspiré de la société agraire dans les années 1920. Derrière sa préoccupation culturelle se cache clairement une forme de conservatisme politique, méfiant voire hostile au libéralisme et au socialisme en plein essor. Si l’auteur a eu raison lorsqu’il a mentionné l’usage politique que les conservateurs ont fait de la culture, il est regrettable qu’il n’ait pas approfondi la question de savoir de quelle façon la culture influe sur la conceptualisation des notions politiques.
Une quarantaine d’années après sa publication, le texte de Benjamin Schwartz reste un classique pour les observateurs du conservatisme chinois de la fin des Qing à l’époque républicaine. À l’instar de la thèse de Schwartz, le conservatisme chinois tend à se définir comme un conservatisme culturel dans la plupart de principaux travaux de recherche. Pourtant, force est de constater que la culture est une notion à la fois trop vague et trop restrictive pour saisir le conservatisme. Trop vague, car elle n’arrive pas à recouvrir des réalités très différentes ; les problèmes culturels ne sont pas les mêmes pour tous les acteurs venus d’horizons divers. Trop restrictive, puisque les motifs politiques, les positions sociales et les esquisses de réforme des différentes variantes du conservatisme sont occultées par l’importance démesurée accordée à la question de la culture. Mise en avant à une époque où l’historiographie chinoise moderne est dominée par le paradigme de modernité, la théorie de conservatisme
13 culturel simplifie encore le rapport entre le conservatisme et le nationalisme. Nous assistons, en définitive, à un courant de pensée, dont l’existence est communément avérée, mais qui a rarement fait l’objet d’une investigation poussée. Pour une compréhension plus fine du conservatisme de l’époque républicaine, il nous faut dépasser la thèse influente de conservatisme culturel, afin de présenter un schéma explicatif et analytique permettant d’identifier la genèse, l’évolution et chacun des éléments constitutifs du conservatisme chinois de l’époque républicaine.
II — L’ÉCOLE D’ESSENCE NATIONALE, LA SOCIÉTÉ DU SUD ET LE GROUPE CR DANS LA LITTÉRATURE EXISTANTE
Juxtaposant l’École d’essence nationale, la Société du Sud et le groupe CR, la présente étude, qui se penche sur le cercle des acteurs de la politique d’essence nationale des années 1890 jusqu’à vers la fin de la Seconde Guerre sino-japonaise, s’inscrit dans la continuation du texte de Laurence Schneider, cité ci-dessus. Notre enquête corrobore bon nombre de thèmes majeurs qui sous-tendent l’article de Schneider, tels que l’autonomisation de la sphère culturelle, le nationalisme au niveau local, l’usage politique de la poésie et le contenu changeant de l’essence nationale. Pourtant, à la différence du raisonnement de Schneider, selon lequel la pensée des deux écoles intellectuelles de la fin des Qing représente une forme de conservatisme « inconscient » alors que le groupe CR choisit la position conservatrice de façon « réflexive »35, notre recherche s’emploie à montrer que les efforts déployés par l’École d’essence nationale et la Société du Sud dans les années 1900 pour préserver les patrimoines culturels reflètent l’esprit du nationalisme, qui n’est pas à confondre avec le conservatisme de cette période, représenté par les réformateurs soutenant le maintien de la monarchie.
Cette façon de problématiser le parcours historique fait écho aux thèses de Zarrow et de Chevrier, qui contribuent à la remise en cause de la théorie du conservatisme culturel et discriminent entre les conservateurs de la fin des Qing et les révolutionnaires de l’essence nationale. Prolongeant ces approches historiographiques, nous présentons ici une étude empirique des trois associations attachées à la préservation de l’essence nationale et ce pour explorer la naissance et la
35 SCHNEDIER Laurence A., « National Essence and the New Intelligentsia », p. 88.
14 diversification du nationalisme de la fin des Qing et du conservatisme de l’époque républicaine. L’un des enjeux majeurs de notre thèse est alors de resituer le parcours historique, au cours duquel le nationalisme structuré autour de l’essence nationale, théorisé et pratiqué par les deux associations révolutionnaires à la fin des Qing, se transfigure, à l’époque républicaine, en conservatisme. En sus des ouvrages cités et commentés précédemment, il convient de signaler quelques travaux d’étude, consacrés spécifiquement à la présentation de ces trois associations intellectuelles.
Outre de très nombreuses études sur des membres de l’École d’essence nationale36, Zheng Shiqu a publié la première monographie de cette association en 199737. L’auteur affirme que l’École d’essence nationale, regroupant les intellectuels de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, parraine « la Révolution démocratique bourgeoise » ( zichan jieji minzhu zhuyi geming)38. Cette affirmation correspond au « paradigme de la révolution » de l’historiographie chinoise de l’époque moderne. Sous l’angle de celui-ci, l’histoire de la Chine depuis la fin du XIXe siècle est interprétée comme une série de révolutions ; débutant par la Révolution de 1911, le parcours révolutionnaire se poursuit avec le Mouvement du 4 Mai et s’achève par la nouvelle Révolution démocratique ( xin minzhu zhuyi geming) menée par le Parti communiste chinois. D’un point de vue téléologique, ce paradigme accentue de façon excessive le rôle du Parti communiste et du marxisme en tant que telos historique, considérant les mouvements précédents comme incomplets. Ainsi, l’interprétation de Zheng Shiqu risque d’être biaisée. Dénué d’une réflexion réelle sur la transition du positionnement des membres de l’École sur l’échiquier politique et intellectuel, il affirme simplement que leur inclination à raviver la tradition est rétrograde, car ils n’ont pas voulu admettre « la nature attardée de l’évolution de la culture chinoise par rapport à la culture
36 Le penseur d’essence nationale le plus étudié est Zhang Taiyan. Voir WANG Fan-sen , Zhang Taiyan de sixiang (1868-1919) jiqi dui ruxue chuantong de chongji 1868- 1919 (La pensée de Zhang Taiyan et ses impacts sur le confucianisme), Taipei : Shibao, 1985. ; MURTHY Viren, The Political Philosophy of Zhang Taiyan, Leyde et Boston : Brill, 2011. ; Wang Hui , « Wuwo zhi wo yu gongli de jiegou » (Le soi sans soi et la déconstruction de la loi universelle), in WANG H., Xiandai Zhongguo sixiang de xingqi (L’émergence de la pensée chinoise moderne), vol. 2, Pékin : Sanlian shudian, 2008, pp. 1011-1103. 37 ZHENG Shiqu , Wanqing guocuipai : wenhua sixiang yanjiu (L’École d’essence nationale de la fin des Qing : enquête sur la culture et la pensée), Pékin : Beijing shifan daxue chubanshe, 1997. 38 Ibid., p. 324.
15 occidentale39 ». Si l’auteur reconnaît la pertinence des efforts de l’École pour créer une nouvelle culture nationale, il prétend que ce n’est qu’en 1940, année durant laquelle Mao Zedong (1893-1976) est venu avec le plan de concevoir une culture « nationale, scientifique et populaire », que « le peuple chinois a pu trouver, finalement, la juste voie pour développer la nouvelle culture démocratique et ressusciter la culture nationale40 ». Une telle compréhension s’avère peu convaincante et surtout trop normative.
Dans une autre monographie récente de l’École d’essence nationale, Hon Tze-ki met en cause l’historiographie révolutionnaire de Zheng Shiqu41. Hon Tze-ki aborde la pensée de l’École par l’examen de son journal officiel Guocui xuebao, créé en 1905 à Shanghai, en tant qu’œuvre de multiples forces qui modèlent la Chine moderne. Plus précisément, l’auteur s’interroge sur la façon dont la colonisation, la culture urbaine, la sphère publique, l’établissement d’un État-nation et la Nouvelle politique influent sur le fondement et les activités de l’École. L’auteur invite davantage à envisager la question suivante : « pourquoi un écrivain révolutionnaire est-il rapidement devenu conservateur, lorsqu’il a été publié dans le Guocui xuebao ?42 ». Mais, pour l’auteur, qu’est-ce que le conservatisme ? L’auteur n’a pourtant pas répondu à cette question de manière précise. Il décrit simplement l’orientation politico-culturelle de l’École comme une « occidentalisation anti-occidentale », dans le sens où ses membres s’appuient sur les particularités chinoises dans le schéma de l’évolution, défini par le parcours historique occidental43. Le conservatisme de l’École d’essence nationale se rapporte-il à cette inclination anti-occidentale ? En effet, celle-ci renvoie à la différence entre le conservatisme et le nationalisme, maintes fois abordée ici. Finalement, il est regrettable que le spectre de cette monographie n’ait pas été prolongé à la période postrévolutionnaire, laissant beaucoup de sujets à explorer.
Les études sur la Société du Sud se sont généralement orientées dans deux directions. D’un côté, il existe de nombreux ouvrages de nature commémorative, dont certains ont été élaborés par d’anciens membres de la Société. Nous pouvons, par
39 Ibid., p. 333. 40 Ibid., p. 335. 41 HON Tze-ki, Revolution as Restauration : Guocui xuebao and China’s Path to Modernity, 1905- 1911, Leyde et Boston : Brill, 2013, p. 7. 42 Ibid., p. 3. 43 Ibid., p. 118.
16 exemple, citer les chronologies de la Société rédigées par Liu Yazi et Zheng Yimei