France-: dans le sillage du "désintérêt" politique à une fascination culturelle mutuelle

DISSERTATION

Presented in Partial Fulfillment of the Requirements for The Degree Doctor of Philosophy in the Graduate School of The Ohio State University

By

Jaleh Sharif, MA

Graduate Program in French and Italian

The Ohio State University

2015

Dissertation Committee:

Professor Jennifer Willging, Adviser

Professor Danielle Marx-Scouras

Professor Richard Davis

1

Copyright by

Jaleh Sharif

2015

2

Abstract

This dissertation studies the history of Francophonie in Iran since the first fructuous official interactions between France and Persia in 17th century. Francophonie, i.e., the use of the French language and culture outside of France, has followed a winding path throughout several centuries in Persia (Iran). It grew from the interest of the Persian elite in a French society that neither engaged Persia militarily, nor attempted to compete with other European powers doing so. France's apparent lack of political interest in Persia became an official French diplomatic policy of "désintéressement," or "disinterest." This

"hands off" policy nourished a Persian/Iranian fascination with French culture during the

19th and 20th centuries, as France was seen as a potential ally against the growing menace of Russia and Great Britain. As a result, and despite the growing political influence of other Western powers in Persia/Iran, the French language enjoyed the privileged status of first foreign Western language in Persia/Iran for almost a century, before being replaced by the English language due to the entry of the United States onto the international stage after the Second World War. This cultural fascination, however, was not unilateral: French literary texts (travel narratives, novels, Oriental tales and philosophical texts) inspired by French ideas of an exotic Persia began to appear from the first encounters between the two nations in 17th century. ii

This intercultural fascination and Iranian Francophonie did not completely disappear after the Iranian Islamic revolution of 1979. Despite a lack of interest in

Franco-Iranian relations on both parts and the political conflicts that can dominate these relations, intercultural fascination and Iranian Francophonie persist. They took on new forms, such as a renewed desire of Iranians to learn French due to the Iranian migratory movement to Quebec or France, a French fascination with Iranian women in exile writing in French, and a strong French interest in Iranian cinema.

iii

In memory of my father

who introduced me, at an early age, into the French language and who taught me

to appreciate together this new world

with that of Persian tradition

iv

Acknowledgements

I feel so lucky to have been accepted into the PhD program at the Department of

French and Italian of the Ohio State University since I met so many great professors, colleagues and friends with whom I spent an amazing time. I would like to thank the following people for their support, encouragement and guidance:

First and foremost, I would like to gratefully thank Professor Jennifer Willging, for being such an excellent adviser and instructor who patiently assisted, encouraged and guided me. She has helped me in many way and I am so grateful for her insightful feedback on my work.

I would also like to sincerely thank my committee members Professors Richard

Davis and Danielle Marx-Scouras. I thank Dr. Richard Davis, for reviewing my thesis drafts and offering me detailed comments and great ideas in regard to Persian history. I am also grateful to Professor Marx-Scouras for her support throughout my career at OSU and with whom I share the love for Camus.

I would like to express my appreciation to Professors Jean-François Fourny,

Wynne Wong, Karlis Racevskis, Sarah-Grace Heller, Morgan Liu, Judith Mayne, Cheikh

Thiam, and Patrick Bray from whom I learned a lot during my PhD program.

v

I am extremely grateful to my dear colleagues and friends Anaïs Wise and Clare

Balombin who kindly read my chapters and gave me detailed suggestions which greatly improved my work. My gratitude goes also to my wonderful colleagues Douglas Roberts,

Heidi Brown and Adrianne Barbo whose friendship is very dear to me.

Finally, I would like to thank my family, my dear mother, Parvaneh Tehrani, my dear husband, Farhad Sharif, and my dear children, former or current students of OSU, my sons Khashayar and Salar and my daughter Yasaman, for their continued support and encouragement throughout the process.

vi

Vita

1981...... High school Diploma, Franco-Iranian Razi

High School, , Iran

1994...... B.A. Pure Mathematics, Alzahra

University, Tehran, Iran

2005...... M.A. French, Tarbiat Modarres

University, Tehran, Iran

2009 to 2015...... Graduate Teaching Associate, Department

of French and Italian, The Ohio State

University

Publications

Sharif, Jaleh. "Joshua Schreier, Arabs of the Jewish Faith: the Civilizing Mission in

Colonial Algeria." Contemporary French Civilization. 37 (2012): 339-340. Print.

Rahmatian, Rouhollah, and Jaleh Sharif. "The Role of Self-Assessment in on-the-job

Teacher Training." The Journal of Humanities. 14 (2006): 15-27. Print.

Fields of Study

Major Field: French and Italian

vii

Table of Contents

Abstract...... ii

Dedication...... iv

Acknowledgements...... v

Vita...... vii

Table of Contents...... viii

List of Tables...... ix

List of Figures...... x

Preface...... xi

Introduction...... 1

Chapter 1: Historique des rapports franco-persans...... 18

Chapter 2: La francophonie en Iran...... 52

Chapter 3: L'Iran dans la littérature et la pensée françaises...... 107

Chapter 4: France-Iran après la Révolution de 1979: d'une discorde à une nouvelle représentation de la fascination culturelle mutuelle...... 172

Conclusion...... 224

Bibliographie...... 233

viii

List of Tables

Table 1: Évolution de la population de l'Iran/ des lettrés, 1900-1991...... 10

Table 2: Quelques exemples d'emprunts du persan au français...... 97

Table 3: Quelques exemples des expressions politiques calquées sur le français...... 99

Table 4: Les dix principaux pays d'origine des nouveaux arrivants au Québec et au

Canada...... 187

ix

List of Figures

Figure 1: Quelques emprunts au français dans le journal Ettelâ'ât...... 98

Figure 2: Journal de Téhéran, voyage de Charles de Gaulle à Téhéran...... 102

Figure 3: Déchirure culturelle entre modernité et tradition (Persépolis de Satrapi)...... 204

Figure 4: L'exposition de l'art de l'Iran safavide (1501-1736) au Louvre...... 232

x

Préface

"Le français est une chance". Cela a été le thème de la célébration en 2012 de la journée internationale de la francophonie qui a lieu chaque année le 20 mars.

Personnellement, je n'ai jamais pensé autrement. Pour moi, le français a sans doute été une des chances de ma vie.

J'ai entendu dire que si on rêve en une seconde langue c'est qu'on l'aime et qu'on la maîtrise bien. Je ne sais pas exactement quand j'ai rêvé pour la première fois en français mais je le fais de temps à autre. Mon père, lui aussi, a dû certainement rêver quelquefois en français ainsi que de nombreux de mes ancêtres, sinon comment pourrait-on expliquer le succès du français en tant que langue européenne de prédilection en Iran pendant presque un siècle.

Je n'avais que quatre ans lorsque mon père m'a inscrite dans l'école française/ le lycée franco-iranien Razi à Téhéran. Ainsi, j'ai fait presque toutes mes études pré- universitaires dans ce lycée avec des professeurs natifs de langue. J'étais à mon année du bac quand le lycée est fermé suite à la Révolution islamique de 1979 et le commencement de la guerre entre l'Iran et l'Irak. Ces événements ont changé le chemin de la vie de beaucoup d'Iraniens ainsi que le mien de sorte qu'il m'ait fallu des années avant que je ne

xi puisse avoir le plaisir d'être de nouveau dans un milieu francophone. Au cours de ces années d'éloignement, le français vivait en moi quotidiennement sans que je l'utilise; Les beaux souvenirs de l'école demeuraient gravés dans ma tête. Aujourd'hui encore, je me souviens bien de ces jours de la rentrée scolaire, le 23 septembre de chaque année, où des centaines de petits diables envahissaient la grande cour ensoleillée de ce lieu de culte français qu'a été mon école française. Parmi ceux-ci se trouvaient des membres de la famille royale, famille francophone, tels que le fils du Chah Ali-Reza et ses nièces Azar et Shahnaz Pahlavi, escortés souvent par leurs gardes du corps. Je me souviens également des cours de lecture que j'aimais tant et que pendant lesquels on lisait à voix haute les

Fables de la Fontaine, les récits des Mille et une nuits traduits par Galland, ceux que la sage princesse persane Shéhérazade avait récités au prince Shahryar, les Lettres persanes de Montesquieu ou La destinée de Voltaire.

Un autre événement que je me rappelle bien, tant pour le stress qu'il m'a donné (j'étais timide) que pour la singularité de l'événement, est le jour où j'ai été choisie par le lycée pour offrir un bouquet de fleurs au président français Valéry Giscard d'Estaing qui allait visiter le pays. À l'époque je ne connaissais pas la raison ou pour mieux dire cela m'importait peu, mais aujourd'hui je sais que le but de cette visite était de signer un premier accord de coopération nucléaire, affaire qui, si en 1974, était censée élargir les relations franco-iraniennes, est considérée actuellement comme une, entre autres, raison de discorde entre les deux pays. Aujourd'hui, je ne suis pas non plus la seule personne à connaître le rôle qu'a joué Giscard d'Estaing dans les relations France-Iran au moment de la Révolution islamique, en acceptant Khomeyni à Neauphle-le-Château. Le mouvement révolutionnaire, qui a enthousiasmé en Iran une grande majorité des Iraniens, comme ma xii famille et moi, ainsi qu'une petite minorité en France tel le philosophe renommé

Foucault, est redevable en quelque sorte sa victoire à ce président français. Le dernier souvenir que j'ai de mon lycée français avant qu'il soit fermé en 1980, est les chants révolutionnaires qu'on chantait en secret pendant les récréations. À l'instar de la petite

Marji révolutionnaire de Persépolis de Marjane Satrapi, et saisis par une émotion révolutionnaire, on chantait de tout: de Che Guevara, des groupes marxistes, islamiques ou libéraux.

Ainsi, suite aux vicissitudes politiques, les écoles françaises sont fermées, les codes sociaux ont changé et le voile islamique est imposé aux femmes dans les lieux publics. Pourtant, pour la plupart des gens, il n'y avait pas de place pour se soucier de telles choses quand on pensait aux dizaines des jeunes qui mouraient chaque jour sur le front de la "Guerre imposée" ou lorsqu'on était obligés de s'abriter quelque part en entendant la sirène qui avertissait l'attaque des missiles irakiens.1 Cette guerre avait renforcé la position du nouveau gouvernement qui se présentait ennemi de l'impérialisme mondial dans le pays.

Quinze ans plus tard, les passions s'étant envolées, dans l'espoir de trouver quelques souvenirs dans le nouveau lycée Razi iranien, j'y suis allée pour inscrire mon fils. Les grands bâtiments et les jardins d'autrefois existaient toujours mais le terrain du lycée était divisé en plusieurs établissements scolaires publics, séparés par des murs, pour les garçons et pour les filles. Le lycée avait perdu son âme, ce souffle vital français.

Toutefois, ce n'était pas la fin du parcours de cette langue en Iran.

1 En Iran, on connaît la guerre Iran/Irak sous le nom de "Guerre imposée" ou "Défense sacrée". xiii

La guerre une fois finie, les instituts de langues étrangères se multipliaient ainsi que l'intérêt et l'envie pour apprendre des langues comme anglais et français, surtout chez ceux qui (comme ma famille et moi) voulaient immigrer au Canada. Un peu plus tard, j'ai commencé à enseigner le français à la maison en donnant des cours particuliers. Puis, j'ai passé le concours de Maîtrise en français dont j'ai obtenu le diplôme en 2005. Pendant les années de Maîtrise où je travaillais en même temps dans divers instituts de français, je voyais l'intérêt grandissant des Iraniens pour le français, malgré l'instabilité des relations entre la France et l'Iran. Les mots français que les Iraniens échangeaient dans leurs discours quotidiens sans se rendre compte eux-mêmes, tels que "merci" (le plus utilisé),

"téléphone" ou "télévision" (une réalité qui surprenait mes apprenants de français dans les premiers mois de leur apprentissage) témoignaient également de l'influence du français et de la survie de la francophonie en Iran.

Après avoir déménagé aux États-Unis et être acceptée au programme de doctorat à l'université, je me suis retrouvée une autre fois sur les bancs des cours de français. Le fait d'avoir été témoin de la réémergence du français en Iran, conjointement avec le lien qui m'attachait à la culture française depuis mon enfance, m'avaient donné dès le début de mes études doctorales l'envie d'écrire ma dissertation au sujet du parcours du français dans mon pays. Ce désir d'écrire provenait également d'un sentiment positif que je ressentais pour l'avenir du français en Iran ainsi que d'une fascination particulière qu'on voyait paradoxalement apparaître au sein de la société française envers certains éléments culturels iraniens, en dépit des tensions diplomatiques entre la France et l'Iran. C'est ainsi que j'ai entrepris ce travail de recherches qui a pour objectif d'étudier les origines et les

xiv diverses formes d'une fascination culturelle mutuelle, une fascination qui tient du paradoxe comme l'indique déjà le terme.

xv

Introduction

"Fascination" dit à la fois la distance et l'amour, comme les mots sur lesquels se clôt le livre: "Nul ne hait ni n'aime gratuitement un peuple, un univers extérieur".2 (Fanny Colonna)

On aurait pu croire que dans la division du monde à laquelle se sont adonnées les grandes puissances impérialistes européennes du 19e siècle, la Perse par sa position géostratégique cruciale aurait eu une place primordiale dans la politique étrangère de la

France. L'Histoire en dit autrement. Les relations entre la France et la Perse n'ont pas été en effet aussi intenses, dans le sens d'échanges de base d'intérêts politiques, que celles de la Perse avec les autres puissances occidentales comme l'Angleterre et la Russie. Au moment où la Perse devenait l'enjeu de la rivalité anglo-russe, la France était occupée à

étendre ses colonies sur d'autres espaces, étant ainsi physiquement absente ou n'ayant qu'une présence passive en Perse. Bref, la France semblait ne poursuivre aucun intérêt politique en Perse. Cependant, en dépit de ce "désintérêt" politique, on pourrait dire qu'il y a eu entre les deux pays des moments d'attraction ou de fascination culturelles, un peu comme si chacun voyait dans l'autre quelque chose de tout à fait unique. C'est dans le sillage de cette fascination mutuelle que se sont développées les relations culturelles entre

2 Extrait du compte rendu de Fanny Colonna du livre La fascination de l'islam de Maxim Rodinson (188). 1 la France et la Perse. Si en France cette fascination, mêlée à une profonde curiosité de mode orientaliste, s'est exprimée à travers les récits de voyage, la littérature et plus tard l'étude de la théologie chi'ite et de la spiritualité islamique, en Perse, l'engouement pour la culture française s'est transformé à un sentiment de "francophilie" qui à son tour a ouvert la voie à "une francophonie latente".3 Dès lors, pendant plus d'un siècle (1850-1950) le français a maintenu le statut de première langue étrangère européenne avant qu'il ne cède la place à l'anglais avec l'entrée des États-Unis sur la scène internationale et à la suite de la seconde guerre mondiale.

Pour ce qui est de l'état actuel de la fascination et des relations franco-iraniennes nous pouvons remarquer que l'hégémonie mondiale des États-Unis et de leur culture, et plus tard, l'événement fondamental de l'histoire contemporaine de l'Iran qu'a été la

Révolution islamique de 1979, sont deux événements les plus marquants de l'après- seconde guerre mondiale qui ont perturbé le parcours de la francophonie en Iran ainsi que l'image positive de ce pays en France. Aujourd'hui, selon la presse française, l'Iran est un

État islamique, fanatique et dangereux qui menace la communauté mondiale avec ses ambitions nucléaires. De la même façon, les médias iraniens représentent la France comme un État impérialiste qui cherche à étendre son hégémonie dans le monde.

Autrement dit, il ne s'agit plus d'un "désintérêt" politique de la part de la France mais d'une discorde qui domine les relations contemporaines franco-iraniennes.

3 Selon Mahmoud Reza Gashmardi et Ebrahim Salimikouchi, dans l'introduction de leur article "Parcours de la francophonie en Iran: une francophonie latente", la francophonie en Iran peut s'appeler latente en ce qu'elle "est présente dans l'espace linguistique et culturel du pays sans que les Iraniens pratiquent le français dans leurs échanges quotidiens" (99). 2

Serait-ce donc la fin pour ce que nous avons appelé antérieurement la fascination culturelle franco-iranienne et la francophonie iranienne ?

Dans ce travail de recherches, notre point de départ sera la question du désintérêt français vis-à-vis la Perse ou l'Iran. N'ayant aucune histoire d'intervention militaire ni de colonisation en Perse, insouciante des rivalités de ses adversaires occidentaux et se contentant d'un rôle neutre ou d'observateur, la France mène souvent une diplomatie de

"désintéressement", terme adopté par le Quai d'Orsay dans le dernier quart du 19e siècle, envers l'Iran. Nous discuterons que paradoxalement ce "désintéressement" a été à l'origine de la fascination iranienne pour la culture et la langue françaises ainsi que de la naissance de la francophonie en Iran. Ensuite nous soulèverons la question de la réciprocité de cette fascination culturelle et que celle-ci n'a pas été unilatérale. Ainsi nous examinerons cette seconde face de la fascination culturelle, celle pour la culture iranienne, à travers les œuvres littéraires françaises. Dans la partie finale de nos recherches nous aborderons l'actualité de cette fascination mutuelle et nous montrerons qu'aujourd'hui, malgré ce désintérêt apparent dans les relations France-Iran, la fascination interculturelle persiste.

Par conséquent, nos recherches se présenteront essentiellement sous la forme d'une réflexion historique, culturelle, littéraire qui nous permettra d'identifier l'évolution et l'essence de l'influence culturelle mutuelle entre la France et l'Iran. En ce faisant nous serons inévitablement amenée à étudier les points de vue des Français sur l'Iran et inversement ceux des Iraniens sur la France. Cela impliquera un recours à une approche tantôt orientaliste tantôt occidentaliste qui se basera sur le discours d'"orientalisme" d'Edward Saïd et de celui de l'"orientalisme à l'envers" ou de l'"occidentalisme", deux 3 discours fondamentaux des études postcoloniales que nous expliquerons brièvement dans les lignes suivantes.

- Orientalisme et occidentalisme

Everyone who writes about the Orient must locate himself vis-à-vis the

Orient; translated into his text, this location includes the kind of narrative

voice he adopts, the type of structure he builds, the kinds of images,

themes, motifs that circulate in his text-- all of which add up to deliberate

ways of addressing the reader, containing the Orient, and finally,

representing it or speaking in its behalf. (20)

Comme E. Saïd le remarque dans le passage ci-dessus de son livre Orientalism (1978), toute étude de l'Orient exige la prise en considération de la position de l'auteur par rapport

à l'Orient. Autrement dit, l'attitude de l'auteur et son antécédent dans ses relations avec l'Orient ont un impact direct ou indirect sur son texte et sur son choix d'écriture. Ainsi, dans une étude pareille à la nôtre qui soulève la question de la représentation de l'Autre on ne peut pas ignorer la possibilité du discours orientaliste.

Ce que nous désignons dans nos recherches par "orientalisme" est au-delà du sens premier du terme qui réfère à une discipline universitaire et aux études occidentales de l'Orient. En nous basant sur la pensée de Saïd, par le mot "orientalisme" nous référons à une certaine idée, ou plus précisément à un mode de discours de l'Orient qui est construit et formé par l'Occident. Dans son livre Orientalism, Saïd définit l'orientalisme comme un instrument de la politique occidentale en Orient, un phénomène qui s'est développé selon lui avec l'expansion coloniale des empires français et britannique et dans un échange dynamique entre les deux notions "savoir" et "pouvoir". La campagne de Napoléon 4

Bonaparte en Égypte en 1798, double expédition militaire et scientifique au cours de laquelle est fondé l'Institut d'Égypte est un exemple concret de l'orientalisme en tant que savoir scientifique mis au service du pouvoir colonial. L'Orient que l'orientaliste présente ainsi aux lecteurs européens comme le véritable Orient n'est qu'un modèle déformé de l'Orient, adapté aux exigences du pouvoir. Dans sa tentative de créer un espace géographique fictif qui démarque l'Occident de l'Orient, bien que l'orientalisme accepte l'Orient comme ce grand "Autre" complémentaire de l'Occident il ne s'abstient pas de montrer la supériorité de ce dernier à tout moment. Une fois tracées dans l'esprit, les frontières de cet espace géographique imaginaire aggraveront la distance et la différence entre l'homme occidental et l'Autre oriental comme le fait remarquer Saïd," It is enough for 'us' to set up these boundaries in our own minds; 'they' become 'they' accordingly, and both their territory and their mentality are designated as different from 'ours'" (54).

À l'instar de l'orientalisme, l'occidentalisme qui s'oppose en terme à celui-ci est un discours controversé et inévitable quand il s'agit de l'image de l'Occident en Orient.

Certains chercheurs comme l'ont fait Ian Buruma et Avishai Margalit dans leur livre

Occidentalism: the West in the Eyes of its Enemies (2004), considèrent l'occidentalisme comme l'inversion de l'orientalisme, le définissant ainsi en tant que vision stéréotypée de l'Occident en Orient. Ceux-ci mettent également l'accent sur le fait que l'occidentalisme est un discours né en Occident avant qu'il soit repris par les chercheurs orientaux et, le décrivent comme une forme de résistance souvent nationaliste contre l'hégémonie culturelle occidentale, à laquelle l'Orient s'y livre dans sa quête d'identités culturelles. À la différence de cette représentation négative, il existe d'autres voix qui définissent l'occidentalisme d'un point de vue plus positif. À travers une étude politique de la Chine 5 post Mao, dans son livre Occidentalism: A Theory of Counter-Discourse in Post-Mao

China (1995), tout en affirmant l'occidentalisme comme produit de l'orientalisme occidental importé en Chine, Chen Xiaomei refuse de le rejeter totalement en ce qu'elle trouve dans cet occidentalisme un caractère créatif et émancipateur. Elle définit l'occidentalisme comme "a discursive practice that, by constructing its Western Other, has allowed the Orient to participate actively and with indigenous creativity in the process of self-appropriation" (4-5).

Cependant, pour ce qui est de la représentation de l'Occident en Iran et, en nous basant sur les faits historiques des relations entre l'Iran et l'Occident (l'Europe et les États-

Unis), nous adoptons une troisième conception de l'occidentalisme qui réfère à deux attitudes opposées de l'Orient (ici l'Iran) vis-à-vis de l'Occident: celle du raffolement pour la culture occidentale (l'occidentalisation ou la modernisation au forceps de Mohammad

Reza Chah), et puis le rejet en bloc de cette même culture (la Révolution islamique de

1979 et le rejet de cette modernisation qui imite un modèle purement occidental). Tamara

S. Wagner a bien développé cette forme contrastée de l'occidentalisme dans son article

"Emulative versus Revisionist Occidentalism". Elle écrit, "Occidentalism is characterized by the same duality as it refers as much to an emulation of 'Western' ideals as to an equally reductive rejection of them. Both are sides of the same coin. It is to demarcate occidentalism's contrasting uses that I shall distinguish between its emulative (admitting, imitative, appreciative) and revisionist (despising, rejecting, retaliotary) forms" (78).

- Les étapes de notre travail de recherches

Pour retracer l'évolution de l'influence culturelle mutuelle franco-iranienne, nous nous proposons de répondre principalement à quatre questions. La première question est 6 celle de savoir ce qui était à la base de la fascination culturelle franco-iranienne. En d'autres termes, nous étudierons les facteurs principaux de la naissance de la francophilie et la francophonie iraniennes ainsi que ceux qui ont fait de la Perse source exotique littéraire en France. En deuxième lieu et pour ce qui est de l'influence française en Iran, il convient de se demander comment la francophonie s'explique-t-elle en Iran et quelles en sont les composantes. En troisième lieu, notre but consistera à voir l'autre côté de ladite fascination mutuelle c'est-à-dire l'engouement des Français pour la culture persane. Ainsi, en nous basant sur les récits de voyage et les œuvres littéraires et philosophiques de certains auteurs pionniers français nous étudierons l'influence de l'inspiration persane sur la littérature française. Pour une meilleure compréhension de textes et une meilleure analyse textuelle de la représentation de l'Autre nous tiendrons compte de l'attitude et de la sensibilité des auteurs envers cet Autre et l'étranger. Enfin, la dernière question abordera l'actualité de cet engouement mutuel entre la France et l'Iran. Malgré le déclin des relations franco-persanes à la suite de la Révolution islamique de 1979, existe-t-il toujours des traces de cet engouement ? Si oui, sous quelles formes ? Étant donné l'importance pour les Français du mouvement francophone dans la préservation de la langue et la culture françaises, quels sont les apports/les effets de la francophonie iranienne à ce mouvement et à la Francophonie dans le monde d'aujourd'hui?

Dans son livre L'interface France-Iran: 1907-1938 une diplomatie voilée, l'historienne iranienne Mariam Habibi discute d'une certaine diplomatie de

"désintéressement" de la France vis-à-vis de la Perse, une diplomatie qui selon elle et contrairement aux apparences servait plutôt des intérêts politiques bien précis formulés par le Quai d'Orsay (le ministère des Affaires étrangères en France). Introduit par ce 7 ministère dans le langage diplomatique français au cours de la seconde moitié du 19e siècle, le terme "désintéressement" était censé sous-entendre l'attitude de la France à l'égard de la Perse. Dans ses relations avec la Perse, la France prétendait ne pas agir au nom d'un quelconque intérêt particulièrement politique. Loin de vouloir nier les propos de Habibi, nous reprendrons cette question de diplomatie de "désintéressement" française dans le chapitre deux de notre travail, mais cette fois-ci en l'examinant d'une autre perspective. Nous montrerons que cette image d'une "France désintéressée" a été un des facteurs principaux de la fascination des Iraniens pour la culture française ou de la francophilie et ainsi de suite un facteur essentiel de la francophonie en Iran. De même, à l'instar de Saïd qui dans son discours d'orientalisme dévoile l'attitude dominatrice de l'Occident envers l'Orient, nous démontrerons que la politique de désintéressement de la

France en Iran n'était pas incompatible, du moins dans certaines de ses manifestations, avec les attitudes dominatrices occidentales.

A part cette diplomatie de désintéressement nous mentionnerons deux autres facteurs, tels que le statut du français en Europe en tant que langue "universelle" ou langue de diplomatie européenne ainsi que la question de modernité en Iran, qui selon nous ont été également à la base de la francophonie iranienne. Pour nous, la question de l'universalité du français est incontestablement une des raisons de l'attraction des intellectuels iraniens envers cette langue. Quoique le français doive, en partie, son titre de

"langue universelle" au système de la propagande française, lié au pouvoir gouvernemental (comme le montre Freeman G. Henry dans Le Grand Concours:

"Dissertation sur les causes de l'universalité de la langue française et la durée vraisemblable de son empire quand il parle de "l'oubli 'injuste' de Schwab devant la 8 persistance du mythe de Rivarol"), cela ne change pas cette réalité que les Iraniens étaient fascinés par le statut privilégié du français parmi d'autres langues européennes (4). Pour ces derniers la modernité était, de même, un autre phénomène fascinant dont l'image incarnait la France et les idéaux des Lumières.

Une fois que nous aurons présenté les facteurs de la genèse de la francophonie iranienne, toujours dans un même chapitre (chapitre deux de nos recherches), nous remarquerons que celle-ci n'aurait pas pu persister et se garder en mouvement efficace sans la contribution de ses différentes composantes culturelles parmi lesquelles se trouvent premièrement les écoles françaises, celles des missions lazaristes et israélites, et puis les écoles de l'Alliance et de la Mission Laïque Française, sans oublier Dâr ol-Fonun

(maison des techniques), école supérieure polytechnique, où on enseignait différentes sciences en français. Remarquons que c'est grâce à cette école que le français prend le statut de langue de l'enseignement supérieur en Iran. En étudiant l'évolution des écoles françaises en Iran, nous observerons l'influence qu'a exercée la laïcisation du système

éducatif français sur l'éducation moderne dans ce pays. Si les missionnaires religieux (en

Iran, les lazaristes ou les israélites), chargés d'une mission civilisatrice, étaient les précurseurs dans l'enseignement du français, plus tard, les instituteurs sortis de l'École

Normale (laïque) de Jules Ferry seraient chargés de l'enseignement du français (l'Alliance et la Mission Laïque Française). Cependant, dans ce processus de modernisation, la religion islamique n'a jamais été exclue du système de l'éducation en Iran comme le remarque Ehsan Naraghi dans Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIe au

XXe siècle, "Le croisement en Iran de deux formes de scolarité s'est fait à l'image des influences réciproques de la laïcité et de la religion dans l'ensemble de la société" (214). 9

En citant le Bulletin de l'Alliance Française, Naraghi note également qu'en Iran, en 1905, on comptait un nombre de 10 000 Iraniens francophones (131-32). Si on compare cette population francophone avec la population totale de l'Iran en 1900 (9,86 millions), indiquée dans le tableau ci-dessous par le démographe iranien Mehdi Amani dans "La population de l'Iran", nous pouvons voir l'importance de cette langue en Iran. De même avec un petit calcul, nous pouvons estimer qu'en 1900, au plus 7.5 % des Iraniens (750

000) étaient lettrés.

L'enseignement du français qui est introduit pour la première fois par le père Raphaël du

Mans à la cour royale de Chah Abbas II au 17e siècle, devient la langue étrangère des ambassades et des employés aux Affaires étrangères, donc la langue européenne de prédilection de l'aristocratie persane. Plus tard, grâce à Dâr ol-Fonun (1851) et l'implantation des écoles françaises, l'apprentissage de cette langue se répand de plus en plus en Iran, mais toujours parmi les classes aisées et cultivées de la société (les commerçants, les futurs cadres du gouvernement et les universitaires). .

Table 1: Évolution de la population de l'Iran/ des lettrés, 1900-1991

10

Bref, dans cette étude de l'enseignement du français en Iran, nous examinerons les

éléments qui font du français la première langue étrangère européenne enseignée dans ce pays pendant environ un siècle, aux dépends des langues des deux grands anciens rivaux de la France, l'Angleterre et la Russie qui jouaient un rôle politique de première importance dans la région.

Une deuxième composante de la francophonie persane est l'influence linguistique/littéraire du français sur le persan qui s'exerce par le biais de la traduction des œuvres littéraires françaises ainsi que sous forme d'emprunts et de calques, phénomènes qui introduisent de nombreux mots et expressions français dans la langue persane. Par ce moyen, et dans un échange interculturel franco-iranien, les Iraniens s'imprègnent de la culture française et se familiarisent avec cet Autre culturel sans qu'ils le sachent eux-mêmes. Enfin et comme une dernière composante, vient l'image médiatique de cette francophonie qui inclut des éléments comme les journaux et les chaînes de radio ou de télé iraniens en langue française.

Dans notre quête culturelle de la fascination mutuelle entre la France et l'Iran, après avoir parcouru le côté iranien de cette fascination ou, la francophonie en Iran, dans un nouveau chapitre qui est le chapitre trois de nos recherches, nous nous occuperons du côté français de l'engouement mutuel qui sera une étude des empreintes laissées par l'Iran dans la littérature française. Pour ce faire, après avoir étudié les deux facteurs principaux qui existent à la base de cette fascination française pour l'Iran/la Perse, et qui sont l'exotisme et le favoritisme envers la Perse antique, nous nous servirons de plusieurs

œuvres majeures françaises de genres différents à travers lesquelles nous suivrons l'évolution de l'influence culturelle persane. Cependant, quel que soit le genre de ces 11 textes, nous verrons que la fascination de l'auteur pour la Perse, ce qui l'a motivé à voyager dans ce pays ou étudier son histoire, sa culture et ses origines spirituelles, trouve ses racines dans une quête de soi à travers une représentation antithétique de l'Autre, une représentation qui, malgré les oppositions, incarne dans l'ensemble cette image du "bon

Orient".

Chronologiquement, notre point de départ dans cette étude littéraire sera la Perse des récits de voyage en débutant par le journal de Tavernier (1676) au 17e siècle, et notre point final, après avoir survolé la Perse fantaisiste du conte oriental des Mille et une nuits et la Perse humaniste/despotique des philosophes Voltaire et Montesquieu, sera l'Iran de

Corbin et de Foucault au 20e siècle ou l'Iran de l'Islam spirituel. Dans cette analyse textuelle, en prenant toujours en considération les points de vue orientalistes de l'image que ces auteurs peuvent nous offrir de l'Iran, nous dépeignerons leur fascination et leur attitude favorable envers ce pays oriental. Nous mettrons également au jour la contribution que certains de ces auteurs/philosophes (comme Corbin) ont portée malgré eux, dans le courant "anti-Lumières" et dans leurs critiques de l'Occident, au développement du discours politique d'"occidentalité" (qui voit l'Occident comme une maladie), en Iran des années 70.

Pour ce qui est du 20e siècle, ce siècle est marqué par la Révolution islamique iranienne de 1979 qui apparaît comme une rupture des relations France-Iran et également un dérangement au processus de l'engouement mutuel franco-iranien. Cette révolution suscite de nombreuses controverses dans le monde entier et en France, et rassemble autour d'elle un grand nombre d'attributs parmi lesquels "bizarre", "étrange",

"incompréhensible" font l'unanimité. Avec la guerre Iran/Irak et la prise de position de la 12

France en faveur de l'Irak, les tensions montent entre la France et l'Iran de sorte que l'image que les médias de chacun des deux pays offrent de l'Autre, n'est plus une vision idyllique du pays représentatif mais plutôt un portrait hostile de celui-ci. Toutefois, en dépit de la rupture diplomatique et du désintérêt qui domine les relations franco- iraniennes post-révolutionnaires, une étude interculturelle de ces relations révèle la persistance paradoxale de la fascination mutuelle sous d'autres formes, un phénomène qui paraît pouvoir relativiser la vision négative de l'Autre.

Dans le chapitre quatre qui est de même le dernier dans notre travail, en partant toujours de la question du désintérêt politique, cette fois-ci plus sérieux et sous forme de relations conflictuelles, nous discuterons des formes nouvelles de cet attachement interculturel franco-iranien. Nous remarquerons également que certaines de ces formes de fascination ou d'attachement culturels sont issues paradoxalement de la discorde et de l'hostilité entre les deux pays. En mettant l'accent sur les pics des tensions des relations dont nous parlerons au début de notre chapitre, le paradoxe qui est à la base de ces formes de fascination est mieux exposé.

Du côté des Iraniens, nous montrerons que cette fascination culturelle apparaît sous forme d'un intérêt nouveau pour l'apprentissage du français, dû primordialement au phénomène migratoire iranien au Canada/Québec et en France, et qui entraîne l'apparition de nombreux instituts de langue française en Iran, et cela toujours malgré l'absence d'intérêt politique. D'ailleurs, après une période de recul du français qui avait déjà commencé avec la présence des Américains sur la scène internationale ainsi que sur le sol iranien dans les années 50, et s'était accéléré avec la fermeture des écoles françaises à l'aube de la révolution iranienne, cet intérêt et cette demande croissante pour apprendre le 13 français raniment la francophonie iranienne qui souffrait d'inertie. Nous observerons que cet enseignement institutionnel du français conjointement avec l'enseignement universitaire de cette langue qui s'effectue au niveau de la licence, de la maîtrise et du doctorat, et en trois disciplines principales la littérature, la didactique et la traductologie, constituent le cœur de la francophonie iranienne post-révolutionnaire.

Du côté des Français, nous démontrerons que la fascination culturelle a ses racines, en partie, et paradoxalement dans une méfiance envers l'Iran islamique, l'islam et le gouvernement islamique. Cette fascination s'explique principalement à travers deux phénomènes culturels iraniens.

Premièrement, depuis la révolution de 1979, on voit un intérêt grandissant pour l'écriture en langue française des femmes iraniennes en exil en France, particulièrement les textes autobiographiques dans lesquels l'auteure raconte souvent son expérience de femme dans l'Iran post-révolutionnaire des mollahs, où elle est victime de toutes sortes de discrimination patriarcale et obligée de porter le voile islamique avant de fuir le pays. Ces textes autobiographiques sont considérés comme un élément littéraire de la francophonie iranienne. Marjane Satrapi et Chahdortt Djavann sont deux exemples phares de la femme/auteure iranienne en exil dont les œuvres Persépolis et Comment peut-on être français ? ont connu un grand succès en France et ailleurs. À part leur grande réputation qui a influencé notre choix de ces deux auteures, la différence qui existe chez Satrapi et

Djavann dans leur motivation d'écrire en exil, a été une autre raison pour nous de les avoir choisies.

À la différence de Satrapi qui se prononce humaniste et non féministe ni nationaliste,

Djavann est une fervente défenseur de la laïcité et militante féministe anti-islam. Comme 14

Satrapi le dit elle-même dans ses interviews, révoltée par les idées qu'on propageait en

Occident sur l'Iran, assimilé à une nation de fanatique, en écrivant Persépolis, elle a voulu présenter une image nouvelle de son pays, où vivaient des gens avec des idées modernistes comme partout dans le monde. Par contre, l'œuvre de Djavann donne une image complètement négative de l'Iran et de l'islam, et présente ce dernier comme le seul

élément culturel de l'Iran, effaçant ainsi tout le passé historique, artistique, littéraire de ce pays. Remportant le Grand prix de la laïcité en 2003 pour son pamphlet Bas le voile ! dans lequel elle compare le voile islamique à "l'étoile jaune de la condition féminine", elle jouit d'un intérêt particulier en France où les questions de l'islam, du voile islamique, et de la condition de la femme musulmane comme victime (donc preuve pour les discours anti-islam), restent toujours au centre des débats.

Le deuxième phénomène culturel qui représente la fascination française pour l'Iran post- révolutionnaire est le succès international, particulièrement en France, du cinéma iranien ainsi que l'apparition des films franco-iraniens réalisés et tournés par des cinéastes iraniens en France et en français. Conçus comme un dialogue franco-iranien à travers le cinéma, ces films constituent un nouveau terrain pour le parcours de la francophonie iranienne. De même, depuis le milieu des années 80, chaque année des films iraniens aux thèmes surtout réalistes et sociopolitiques, sont nominés ou couronnés des prix prestigieux dans des festivals mondiaux. De nombreux cinéastes et actrices iraniens ont

également remporté des Prix dans ces festivals. Nous disons "actrice" car c'est encore la femme musulmane iranienne qui semble être, le plus, cible d'intérêt des milieux cinématographiques ainsi que des médias français, comme cela est le cas de et Golshifteh Farahani. Ces deux actrices, la dernière en exil en France depuis 2009, 15 illustrent presque les mêmes ressemblances et différences que nous venons de remarquer chez les deux auteures Satrapi et Djavann.

Dans cette partie, en étudiant l'histoire du cinéma iranien, nous discuterons des deux paradoxes de ce cinéma. Le premier est son évolution remarquable par rapport à l'époque de Mohammad Reza Chah, malgré les lois islamiques qui limitent les pratiques cinématographiques. Le deuxième est le succès international du cinéma iranien ainsi que l'intérêt des critiques et des publics occidentaux, en particulier français, pour ce cinéma, en dépit du désintérêt diplomatique qui domine les relations. Ce cinéma par lequel passe la critique envers le gouvernement, ainsi que la femme iranienne voilée qui, malgré "les codes de la modestie" ou les restrictions imposées au cinéma par "la charia" (lois islamiques), a une présence beaucoup plus forte que jamais dans les activités cinématographiques, attirent l'attention de l'Occident, hostile vis-à-vis le gouvernement islamique. Bref, dans la mésentente qui domine les relations politiques franco-iraniennes, le cinéma iranien semble être un des éléments capable de minimiser l'image négative de l'Iran en France.

Nous venons de tracer les étapes de notre travail de recherches qui consiste principalement à expliquer le parcours d'une fascination culturelle mutuelle franco- iranienne qui, selon nous, a existé depuis les premiers contacts, sous différentes formes,

(en Iran, sous forme de la francophonie) entre les deux pays et malgré le "désintérêt" politique (présence politique faible par rapport aux autres puissances) de la France envers l'Iran. Avant d'entamer la question de la francophonie iranienne, dans un premier chapitre, le chapitre un de nos recherches, nous parcourrons à grands pas l'histoire des

16 relations franco-iraniennes, de par l'aide que cet historique peut nous apporter à une meilleure compréhension du parcours de cette francophonie.

17

Chapitre 1

Historique des rapports franco-persans

Introduction

L'histoire des rapports franco-persans, dans le sens de ce qui constitue la mémoire collective de chacun des deux peuples vis-à-vis de l'autre, a des racines aussi bien ancrées que lointaines.4 Il n'est pas sans fondement de dire que les origines de cette mémoire collective remontent à l'Antiquité ou plus précisément à deux grandes civilisations grecque et perse qui chacune représente une face de ce qu'on appelle aujourd'hui le dualisme Occident/Orient. Pour les Iraniens, la Perse antique a toujours été un élément fondamental de leur identité nationale et pour les Français, selon beaucoup d'historiens, la

Grèce ancienne est considérée comme une de leurs racines en ce qu'elle a influencé la

France par nombreux aspects artistiques, culturels et littéraires (l'impact de la pensée grecque et de l'hellénisme sur le monde latin). De plus, la Perse et la Grèce ont connu de nombreuses périodes communes mouvementées qui les ont opposées et rapprochées en même temps. Dans ce chapitre "Historique", nous essaierons tout d'abord de clarifier les

4 Il est important de distinguer l'histoire de la mémoire. Selon Patrice Brun, il faut " insérer entre histoire et mythe . . . la mémoire, passé retravaillé par un groupe - familial, tribal, ethnique, national - bien différente dans sa conception et son utilisation du souvenir, attitude plus pieuse et sans volonté d'instrumentalisation" (20). Il remarque "le recul de l'histoire face à la mémoire" et compare ceci au recul "de la raison face à l'émotion". Il ajoute, le "devoir de mémoire" a masqué aujourd'hui, jusqu'au niveau de l'État, le "devoir d'histoire" (21).

18 origines de ce dualisme Occident/Orient qui bien qu'ancien comme l'histoire elle-même, demeure plus que jamais d'actualité. Nous pensons que ce dualisme a toujours influencé la mémoire collective des deux peuples iraniens et français, leurs points de vue envers l'Autre ainsi que leurs relations avec cet Autre. Ensuite, nous présenterons un aperçu des relations franco-persanes dans l'espoir d'élargir le champ de la perception du sujet de notre prochain chapitre "la francophonie en Iran". Pour en finir, tout en adoptant une approche socio-historique nous décrirons brièvement la structure de la société persane à la veille de l'âge d'or de la langue française en Iran, c'est-à-dire les années 1850-1950.

1. Le dualisme Occident/Orient

Le dualisme Occident/Orient auquel on fait référence de nos jours, est provenu d'une idée ou plutôt d'une illusion qui traite de l'Occident comme l'unique créateur des valeurs humaines et du progrès. Quelles en sont les raisons à ce traitement, la réponse se trouve dans une relation dynamique entre le savoir et le pouvoir ou la volonté de dominer le monde. Notre travail dans cette partie consistera à étudier quelques exemples phares de ce dualisme que nous avons choisis parmi beaucoup d'autres, tenant compte de leur importance dans le contexte historique, dans leur représentation de l'Autre et finalement, dans leur relation avec les éléments clés de notre sujet de recherches: la Perse, la France et les rapports France/Perse. On doit y ajouter l'Islam, parce que celui-ci a toujours été une question majeure en France et en Iran et a joué un rôle important dans les relations internationales ainsi que dans les relations entre les deux pays France et Iran. Ces exemples, nous essaierons de les présenter en ordre chronologique, de l'Antiquité jusqu'à nos jours, pour mieux percevoir les transformations qu'a connues ce dualisme en forme et

19 en nom tout en restant fidèle à l'idée générale de la "supériorité" du monde occidental par rapport à l'Orient.

Les guerres médiques (les batailles de Marathon, de Salamine et des Thermopyles): de la réalité au mythe

Certains événements historiques sont considérés comme début d'une ère, d'un changement fondamental ou fin d'une ère. En ce qui concerne la civilisation occidentale, selon les historiens occidentaux, si cette civilisation a atteint son point culminant au siècle des Lumières grâce aux mouvements philosophique, culturel et scientifique en

Europe, c'est avec les guerres médiques et surtout la bataille de Marathon qu'on reconnaît son point de départ.5 La bataille de Marathon (490 avant J-C) dans la plaine de Marathon près d'Athènes et la victoire des Grecs dans cette bataille sur les Perses deviennent depuis lors le symbole de la victoire de la civilisation occidentale sur les "barbares".

Le sociologue allemand Max Weber dans Essais sur la théorie de la Science présente les deux opposants de la bataille de Marathon ainsi: "la bataille de Marathon fit la décision entre deux possibilités: d'un côté celle d'une culture théocratico-religieuse . . . qui se serait déroulée sous l'égide du protectorat perse . . . et de l'autre côté la victoire de l'esprit hellénique libre, tourné vers les biens de ce monde, qui nous a fait don de valeurs culturelles dont nous continuons à nous nourrir aujourd'hui" (88).

Selon l'helléniste français, François Chamoux, dans son livre La civilisation grecque: à l'époque archaïque et classique (1963), la victoire de Marathon fait preuve du triomphe de la démocratie occidentale sur le despotisme oriental. Il y écrit, "Devant une

5 Les guerres médiques réfèrent à deux grandes guerres entre les Perses et les Grecs dans les années 490- 479 avant Jésus Christ. La source principale sur ses guerres est l'oeuvre de l'historien grec Hérodote, Histoires ou Enquête. 20

Asie dont ils [les Grecs] connaissaient à merveille la puissance, la richesse, la grandeur, fondées sur la soumission de masses humaines aux caprices d'un monarque absolu, ils ont défendu, par les armes, l'idéal juridique d'une cité composée d'hommes libres . . . Ils ne combattaient pas seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour une conception du monde qui devait devenir plus tard le bien commun de l'Occident" (100).

Vu ce genre d'évaluation partiale, il semble que, dans le grand livre de l'histoire du monde, la victoire de Marathon ne soit plus une simple page. Conçue comme un

"miracle", devenant un mythe, elle est gravée dans la mémoire collective occidentale pour qu'elle puisse servir d'exemple de gloire et de grandeur de la civilisation occidentale face aux divers futurs ennemis. C'est ainsi qu'on la voit comparée avec la bataille de

Valmy en 1792 lors de la Révolution française. Patrice Brun dans son livre La bataille de

Marathon écrit, "Dès l'Antiquité, Marathon a quitté la simple histoire pour entrer dans la mémoire collective, et a été depuis revendiquée et utilisée par beaucoup . . . La

Révolution française s'est emparée de Marathon et c'est à Valmy qu'elle l'a comparée,

Perses et Prussiens étant mis sur un même plan" (201).

Un autre exemple de l'exploit de Marathon, c'est la course du marathon qui, étant inspirée d'une légende de cette bataille, a été inventée pour les jeux olympiques en 1896 à

Athènes. Il y a des versions différentes de cette légende. Selon la version d'Hérodote, les

Grecs envoient un "hémérodrome" (coureur messager) à Athènes qui parcourt une distance de quelque deux cent quarante kilomètres en environ trente-six heures, pour annoncer l'arrivée des Perses à Marathon et demander des renforts aux Athéniens (Brun

37). Dans des versions plus nouvelles, afin de donner plus de vigueur à la dimension mythique, le messager serait mort d'épuisement après avoir accompli sa mission. 21

La bataille navale de Salamine et la bataille des Thermopyles (480 avant J-C), la première mise en scène dans la pièce Les Perses (472 avant J-C) du dramaturge grec

Eschyle ainsi que la deuxième dans le film américain 300 (2006), sont deux autres exemples de la représentation fictive de l'Orient par l'Occident. Les Perses qui dépeignent la bataille de Salamine du point de vue des Perses et 300 qui décrit la bataille des

Thermopyles, glorifiant la victoire des Grecs (et des Spartes) et la défaite de Xerxès,

évoquent le même événement historique (la bataille de Salamine a lieu un mois après la bataille des Thermopyles) mais dans un intervalle de temps de deux millénaires et demi

(presque 2500 ans). Ceci affirme l'ancienneté et également l'actualité de ce que E. Saïd a appelé l'Orientalisme ou l'Orient créé par l'Occident.

En soulignant le caractère d'extériorité de l'Orientalisme (l'acte de représenter l'Orient tout en donnant l'impression que c'est l'Orient lui-même qui parle), Saïd présente Les

Perses d'Eschyle comme un exemple de cet extériorité orientaliste. Il écrit dans

Orientalism:

The principal product of this exteriority is of course representation: as

early as Aeschylus's play The Persians the Orient is transformed from a

very far distant and often threatening Otherness into figures that are

relatively familiar (in Aeschylus's case, grieving Asiatic women). The

dramatic immediacy of representation in The Persians obscures the fact

that the audience is watching a highly artificial enactment of what a non-

Oriental has made into a symbol for the whole Orient. (21)

22

La conquête d'Alexandre (336-323 avant J-C)

Après les guerres médiques, c'est la conquête d'Alexandre qui mêle à jamais l'histoire de la Grèce et celle de la civilisation occidentale en nourrissant le mythe de

"l'immortalité" occidentale. Avec l'écroulement d'un des plus grands empires de l'histoire de l'Antiquité, c'est-à-dire la Perse des Achéménides par un petit royaume tel que la

Macédoine, on commence à croire ou à faire croire de plus en plus au "miracle grec", à la supériorité hellénique et à l'idée d'un Occident qui a toujours été le centre du monde.

Jules Romains dans Alexandre le Grand mentionne Alexandre dans sa "catégorie suprême" des conquérants, parmi d'autres comme César, Charlemagne et Napoléon et vante sa liste en ce qu'elle ne comprend que des noms européens:

Observons pourtant que, malgré cet élargissement des perspectives, et les

suggestions d'un certain snobisme tourné contre tous les éléments qui

composent le patrimoine de la race blanche, la catégorie suprême dont je

viens de parler continue à ne comprendre que des noms européens --- en

tout petit nombre: Alexandre, César, Charlemagne, aurait-on dit il y a

deux siècles. Depuis, Napoléon a remplacé Charlemagne. Mais ni un

Aurang-Zeb, ni quelque empereur chinois ou inca ne sont venus se placer

au même rang. Fût-ce, me semble-t-il, aux yeux de la grande majorité des

non-Européens. L'empereur chinois ne signifierait rien pour l'homme de la

rue au Pérou; ni, réciproquement, l'empereur inca pour l'homme de la rue

en Chine. Alors que pour l'un et l'autre les noms d'Alexandre, de César, de

Napoléon ont gardé la plénitude de leur sens. (264)

23

En parlant pour l'Orient, ici pour "la grande majorité des non-Européens", Jules Romains nous rappelle le caractère de l'Orientaliste qui selon Saïd, "poet or scholar, makes the

Orient speak, describes the Orient, renders its mysteries plain for and to the West" (20-

21).

D'ailleurs, il y a eu certainement d'autres noms qui ont marqué l'histoire du monde ancien, mais qui ont été ignorés par les historiens occidentaux parce que leur inclusion dans quelque "catégorie suprême" aurait remis en cause l'universalité de la civilisation occidentale (la question du pouvoir et les instruments du pouvoir). Un exemple serait

Cyrus II ou Cyrus le Grand (559-529 avant J-C), deuxième roi de la dynastie des

Achéménides et fondateur de l'empire de la Perse. Le Cylindre de Cyrus dont une réplique se trouve aux Nations-Unies, est une pièce archéologique cylindrique et en argile qui est gardée au British Museum à Londres. Il présente le décret de Cyrus II, après la conquête de Babylone par la Perse en 539 avant J-C, à propos de la liberté de religion et le retour de peuples conquis et aussi les juifs dans leur pays originel. Il est reconnu comme la première et la plus ancienne déclaration universelle des droits de l'homme et a

été traduit par l'ONU en 1971 dans toutes ses langues officielles. On dit aussi que les idées de Cyrus sur la liberté de culte avaient influencé les Pères fondateurs des États-Unis dans la rédaction de la Constitution américaine.6

À la mort d'Alexandre (323 avant J-C), le vaste empire qu'il avait fondé est divisé par ses héritiers, mais son rêve de créer un empire universel serait repris par une nouvelle

6Selon un article de U.S. Department of State (IIP Digital) "De la Perse ancienne aux États-Unis", "Parmi les trésors archéologiques à Washington se trouve une copie de la Cyropédie, bibliographie de Cyrus le Grand, écrite par l'écrivain grec Xénophon, ayant appartenu au président Thomas Jefferson". http://iipdigital.usembassy.gov/st/french/inbrief/2013/03/20130314144111.html#axzz2ZMWKualz

24 puissance, celle de , qui, en intégrant la culture grecque et plus tard le christianisme

(au IVe siècle), se voit dès lors le maître de l'empire du monde.

Christianisme/Islam: un autre aspect du dualisme Occident/Orient

Avant la naissance de grands principes de la laïcité, pour décrire l'Europe, on lui appliquait souvent deux qualificatifs: "occidentale" et "chrétienne". Pour ainsi dire, l'usage de "l'Europe occidentale et chrétienne" servait à distinguer la civilisation occidentale, surtout celle d'origine d'Europe de l'ouest à laquelle était associé le christianisme, des autres civilisations du monde. Bien que selon beaucoup de sources historiques le christianisme ait pris racines dans l'Orient, après la division de l'Occident

(la vieille Europe) en divers pays cette religion devient le symbole de l'unité de l'Europe essentiellement face aux conquêtes des musulmans. Ainsi le dualisme Occident/Orient se révèle sous une nouvelle forme: Christianisme/Islam. La bataille de Poitiers en 732 (entre le Royaume franc et le Califat arabe d'Omeyyade) et les croisades (1095-1291) sont deux exemples de cette nouvelle forme du dualisme Occident/Orient qui sacralisent la défense de la chrétienté, cette identité européenne.

La Perse qui depuis l'invasion des Arabes (651) avait perdu son pouvoir et sa gloire du passé, cède la place à de nouvelles puissances orientales, les Arabes et les Turcs qui représentaient désormais la nouvelle figure de l'Autre en Occident. Située de l'autre côté de l'Empire ottoman, la Perse serait ainsi presque oubliée pendant une longue durée au cours de laquelle elle est envahie successivement par les Turcs (1055) et les Mongols

(13e siècle) avant qu'elle ne devienne "l'Orient de l'Orient" et ce nouvel Autre de l'Autre avec le déclin de la puissance ottomane et la nouvelle vague d'exotisme au 16e siècle.

Cependant, cette nouvelle figure de la Perse ou de l'Autre persane est bien différente de 25 celle dont l'Europe se souvient de l'Antiquité et de l'Empire des Achéménides; Elle porte le voile de l'islam.

Pour la France et l'Orientalisme française, entre la Perse antique et cette nouvelle face de la Perse, la première semble rester le choix de prédilection parce qu'elle représente l'image du "bon Orient", l'Orient qui appartient à un passé lointain et glorieux de l'Occident ou, celui qui ne menace plus. Quel serait l'impact de cette préférence dans les relations franco-persanes, C'est dans le chapitre trois qui sera une étude de la fascination culturelle des Français pour l'Iran que nous trouverons la réponse à cette question. Pour le moment et dans la partie qui va suivre nos recherches nous ferons un survol historique de ces relations.

2. Survol historique des relations franco-persanes

La Perse/l'Iran et le persan

Comme Bernard Hourcade le remarque dans son livre Iran nouvelles identités d'une république, l'Iran est un pays multiethnique (les Farses, les Kurdes, les Turcs...) dont l'unité identitaire se fonde autour de la langue officielle, le persan, et la culture persane. Cette langue et cette culture ont eu une telle valeur chez les Iraniens que malgré les nombreuses invasions (grecque, arabe, turque, mongole), elles ont pu résister à la langue et la culture des envahisseurs et même réussir à les influencer. La langue persane, appelée également "farsi", appartient à la catégorie des langues indo-européennes et, les ancêtres des Iraniens étaient des Aryens indo-européens qui au cours du second millénaire avant J-C vivaient dans le territoire dont l'actuel Iran fait partie. Le pays a une superficie de 1648000 Km² et est limité au nord par la Russie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et le Turkménistan, à l'ouest par l'Irak et la Turquie, à l'est par L'Afghanistan et le Pakistan 26 et au sud par la mer d'Oman et le Golfe Persique. Selon les statistiques en 2011, sa population s'élève à presque 78 millions d'habitants. Il faut noter que le pays que les

Grecs antiques et puis les voyageurs européens avaient appelé "Perse", prend officiellement le nom d'"Iran" en 1935 et par la décision de Reza Chah Pahlavi, fondateur de la dernière monarchie iranienne.

Les premiers contacts

Les premiers contacts entre la France et la Perse datent de l'époque de

Charlemagne roi des Francs et de Hârûn al-Rashîd calife de Bagdad qui était d'origine persane et roi de la Perse (après la conquête arabe de la Perse) en 807. Dans Histoire de l'islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours de Mohammad Arkoun,

Jean Flori et Philippe Sénac, historiens médiévistes contemporains français notent à ce propos, "De nouveaux contacts survinrent . . . entre Charlemagne et Hârûn al-Rashîd, le cinquième calife abbasside . . . Le chroniqueur Eginhard témoigne de ces relations entre l'empereur et le calife ainsi que de la richesse des présents échangés: 'Avec le roi de la

Perse Aaron [Hârûn al-Rashîd], de qui dépendait presque tout l'Orient, sauf l'Inde, les rapports furent cordiaux'" (61).

Les seconds contacts remontent au XIIIe siècle où la Perse était sous le joug des

Mongols et la France était engagée dans la septième croisade. Les lettres échangées entre la cour du roi de France Louis IX ou Saint Louis (1226-1270) et les souverains mongols de Perse parlent d'une proposition d'alliance des Francs aux Mongols contre les Arabes, leurs ennemis communs. Selon Florence Hellot-Bellier dans France-Iran quatre cents ans de dialogue, "Les interprètes, arméniens pour la plupart, avaient traduit les lettres du latin au persan qui était la langue de la diplomatie dans l'empire mongol, puis en mongol, 27 et vice versa" (30). Toutefois, cette tentative de dialogue aboutit à l'échec car chacun des deux partis cherchait à imposer sa propre vision du monde et ses propres intérêts de l'alliance.

Il a fallu attendre la "Renaissance safavide" et la montée sur le trône du cinquième souverain de la dynastie safavide Chah Abbas 1er ( le Grand) en 1588, pour qu'enfin la

Perse et la France initient un échange d'émissaires officiels entre elles.7Avant Chah

Abbas, la Perse n'avait pas de frontières stables ni de système politique et économique structuré. Celui-ci, après avoir renforcé les frontières du nord-est (contestées par les

Ouzbecs) et de l'ouest (menacées par les Ottomans), rétablit sa suprématie sur le Golfe persique d'où il chasse avec l'aide des Anglais, les Portugais qui contrôlaient le commerce de la région. Pour améliorer le commerce de la soie persane, il y bâtit le port de Bandar-

Abbas où il permet à la Compagnie des Indes, celle des Anglais et des Hollandais, de créer leur comptoir. Plus tard, Chah Abbas II (petit-fils de Chah Abbas 1er) donne ce privilège à la Compagnie française des Indes orientales pour faire contrepoids à l'influence anglaise et hollandaise.8 Durant son règne, Chah Abbas 1er essaie de développer les relations avec les autres pouvoirs occidentaux comme la France pour moderniser le pays et encore pour avoir des alliés contre la grande puissance ottomane, mais les Français (François 1er en 1536 et Henri IV en 1604) qui avaient déjà signé des

7On appelle souvent la dynastie safavide (1501-1736) la Renaissance persane car elle est marquée, surtout sous le règne de Chah Abbas 1er, par des succès militaires et aussi par une grande nombre d'activités commerciales et diplomatiques avec les pays occidentaux. Le commerce de la soie persane et, sur le plan artistique, l'industrie de la fabrication de tapis persan connaissent un grand essor. La déclaration du chi'isme, en tant que religion d'Etat, par le fondateur de la dynastie safavide, Chah Ismaïl que les Européens appelaient "Sofi", marque l'indépendance de la Perse des Arabes et des Turcs sunnites. 8La Compagnie des Indes avait le monopole du commerce d'un pays européen avec ses colonies. La Compagnie française des Indes orientales, créée en 1664 par Colbert et sous le règne de louis XIV, concevait d'étendre ses opérations commerciales jusqu'au golfe persique (Amini 32)

28 traités avec les Turcs ne répondent pas aux souhaits du Chah. A propos des relations, dans son récit Voyages en Perse, Jean-Baptiste Tavernier écrit, "La pensée lui [Chah

Abbas] vint en même temps de rechercher l'amitié des premiers rois de l'Europe . . . Il commença par le roi de France, et le premier ambassadeur qu'il fit passer en Europe fut le

Père Juste, capucin qu'il envoya à Henri le Grand. Mais malheureusement il arriva à Paris quelques mois après la mort du roi" (73).

Ainsi cette période est marquée par une absence de relations directes entre la

France et la Perse (une présence pâle de la France en Perse par rapport à celle des autres puissances européennes) et, ce n'est qu'à l'époque de Richelieu et de Colbert qu'on voit de nouveaux efforts pour renforcer ces relations. En envoyant des marchands et des missionnaires en Perse et voulant jouer un rôle de médiateur entre les Persans et les

Turcs, Louis XIII montre sa volonté d'ouvrir de nouvelles relations avec la Perse. Il faut remarquer que par ce moyen la France envisageait aussi de réduire l'influence du Portugal et de l'Espagne (son suzerain) dont les missionnaires constituaient la plus grande majorité des Européens en Perse. Dans son essai "Les révolutions iraniennes dans la presse française", Mohammad Tadjdolati écrit:

En 1628, le Père Joseph, l'éminence grise de Richelieu, envoya un

religieux de son ordre, le Père capucin Pacifique de Provins, en qualité de

futur supérieur de la mission d'Ispahan, portant des lettres et un portrait de

Louis XIII à Chah Abbas I, lequel s'empressa de lui conférer dès son

arrivée à la cour le statut d'ambassadeur. Le 4 novembre 1628, quelques

semaines avant sa mort, Chah Abbas remettait au Père Pacifique une lettre

amicale pour le roi de France. Sans doute s'agit-il du premier contact 29

politique direct, souhaité de part et d'autre et attesté avec certitude, entre

les deux pays. (89)

Pendant le règne de Louis XIV, les Français réussissent à obtenir d'autres privilèges grâce à deux échanges d'ambassades, l'un à Ispahan en 1708 et l'autre à

Versailles en 1715. En 1708, la France obtient un traité de capitulation qui accordait aux missionnaires catholiques des droits de protection et qui facilitait le commerce. En revanche, la France promet de soutenir le gouvernement persan contre toutes attaques sur les côtes maritimes du Golf persique. Ce traité était avantageux pour les deux partis mais il est oublié à cause des guerres dans lesquelles la France était prise. Cela fait douter le gouvernement persan de l'authenticité des lettres remises par les missionnaires au nom de

Louis XIV, ce qui fait qu'il envoie en 1715 un nouveau ambassadeur Mohammad-Reza

Beg pour vérifier cette authenticité et aussi pour voir si la France tenait encore sa promesse. L'histoire de cet ambassadeur et son comportement étrange, peut-être non conforme à ceux des Occidentaux, ainsi que sa réception à Versailles par Louis XIV (sa réticence de signer un nouveau traité qui complétait celui de 1708) et enfin son retour en

Perse en compagnie clandestine d'une femme française (la jeune madame d'Epinay) et sa mort mystérieuse sur le chemin du retour, ont fait beaucoup de bruit à l'époque. Il faut noter que l'importance de cette histoire ne réside pas dans l'impact politique ou

économique des traités mais plutôt dans l'image qu'elle a créée dans la mémoire collective des Français. Levant le doute sur son caractère diplomatique, le comportement de Mohammad Reza Beg est décrit d'une manière caricaturale dans beaucoup de

Mémoires et gazettes de l'époque ainsi que dans des correspondances officielles

30 conservées au Quai d'Orsay, dont s'est inspiré Maurice Herbette dans la rédaction de son livre Une ambassade persane sous Louis XIV, d'après des documents inédits:

C'est un étrange et piquant roman d'aventures que l'histoire de l'ambassade

de Mehemet Riza Beg . . . Plus méfiants que le roi de France lui-même,

moins enclins que le vulgaire à se contenter des affirmations des gazettes,

les grands personnages du temps, les courtisans les plus renseignés, des

écrivains illustres, ont cru pouvoir mettre en doute le caractère

diplomatique de cette mission vraiment "extraordinaire" et l'identité de

celui qui s'en acquitta. (1-2)

Montesquieu, lui aussi, dans ses Lettres persanes (lettre 91) juge sévèrement le comportement de l'ambassadeur persan, "Il paraît ici un personnage travesti en ambassadeur de Perse, qui se joue insolemment des deux plus grands rois du monde . . . Il s'est rendu ridicule devant un peuple qui prétend être le plus poli de l'Europe, et il a fait dire en Occident que le roi des rois ne domine que sur les barbares". Cependant, selon

Florence Hellot-Bellier dans France-Iran: Quatre cents ans de dialogue, bien que le comportement singulier de Mohammad-Reza Beg ait dû prêter à rire, elle correspond cette singularité à la différence qui existait entre les deux protocoles d'accueil d'ambassadeurs en France et en Perse, l'un inspiré des pratiques romaines alors que l'autre du Traité du gouvernement du vizir persan Nezam ol-Molk. Par exemple dans le protocole persan, appel à l'astrologie pour trouver un jour favorable pour la réception de l'ambassadeur est recommandé mais, l'ambassade persan est critiqué et douté pour avoir fait une chose pareille. Le Journal du Commerce du 26 février 1807 écrit à ce propos, "le

Persan fit naître beaucoup de difficultés . . . à force de chercher dans ses livres il trouva 31 que le 7 février pouvait être un jour favorable (ces livres étaient un prétexte pour temporiser et retarder son entrée . . . )" (Hellot-Bellier 478).

En somme on pourrait voir que pendant la dynastie safavide en raison de l'absence d'intérêts politiques ou économiques du premier degré les relations sont détendues entre la Perse et la France. Cette détente de relations ouvre la voie à tous ceux qui avaient dans la tête le rêve de l'Orient. Pour une longue période, la Perse devient la destination d'un grand nombre de voyageurs, des missionnaires et des marchands. En France, cette période est marquée par de nombreux récits de voyage comme ceux de Tavernier et de

Jean Chardin et des œuvres littéraires qui se sont inspirées de ces récits comme les

Lettres persanes de Montesquieu.

Avec la chute des Safavides et l'invasion des Afghans en 1736, les échanges d'ambassades entre les deux pays sont interrompus et ce n'est qu'avec les Qadjar, et plus précisément, sous le règne de son deuxième souverain Fath Ali Chah, qu'ils vont se reprendre. Toutefois, grâce à l'influence des Lumières les contacts vont continuer sous forme des missions scientifiques. Ainsi, "La Perse fit l'objet de leur curiosité: à l'ère des envoyés religieux succéda celle des envoyés botanistes et naturalistes" (Hellot-Bellier

37). Plus tard, on va se servir de ces missions dans des buts politiques. Jean Calmard dans le préface du livre d'Anne-Marie Touzard Le drogman Padery mentionne quelques-unes de ces missions dirigées par des naturalistes qui sous couvert scientifique sont envoyés en

Perse pour s'informer de la situation politique du pays ou pour attirer la Perse dans une alliance avec la France contre la Russie (24).

Avec la dynastie des Qadjar (1785-1925) qui règnent pendant tout le 19e siècle en

Iran, les relations entre la France et l'Iran prennent une nouvelle tournure politique. C'est 32

à cette époque que Téhéran devient la capitale de la Perse. Dans son livre Napoléon et la

Perse, Iradj Amini retrace en détails les nouvelles relations franco-persanes qui cette fois- ci se montrent sous forme d'un jeu bien compliqué. Les meneurs du jeu ne se limitent pas

à la France et à la Perse mais d'autres grandes puissances sont également impliquées telles que la Russie, l'Angleterre et l'empire turc. Le changement de partenaires selon les enjeux du jour fait partie intégrante de ce jeu complexe.

A cette époque, Napoléon I qui a dans la tête la conquête de l'Egypte pour pouvoir combattre les Anglais aux Indes, essaie d'entreprendre des relations amicales avec la

Perse, sachant que cela peut l'aider à réaliser son rêve. Du côté des Persans, Fath Ali

Chah Qadjar et son prince Abbas Mirza, séduits par les victoires de Napoléon, pensent qu'une alliance avec les Français peut permettre à la Perse de recouvrer Géorgie prise par les Russes. Ainsi des missions françaises se succèdent à Téhéran parmi lesquelles celles d'Alexandre Romieu et d'Amédée Jaubert en 1806 et 1807 et enfin, la mission du général

Claude-Mathieu de Gardane en 1807-1808 sont les plus importantes. L'importance de cette dernière se trouve en ce qu'elle doit indiquer la possibilité de pouvoir conduire l'armée française à Delhi en passant par l'Iran. Selon Amini, "Commence alors un ballet diplomatique entre Paris et Téhéran qui culminera, le 4 mai 1807, à Finkenstein, dans la signature d'un traité d'alliance franco-persan et l'envoi à Téhéran de la mission Gardane"

(10). Selon ce traité la Perse doit rompre ses relations avec l'Angleterre et autoriser les troupes françaises à traverser le territoire persan pour arriver en Inde. A son tour, la

France assume de fournir des armes et des aides militaires et techniques à l'Iran. De plus l'Empereur reconnait la souveraineté de l'Iran sur la Géorgie, le point de dispute entre la

33

Russie et la Perse. Un peu plus tard une mission militaire sous la direction de Gardane arrive en Iran pour enseigner les techniques militaires aux soldats iraniens.

Malheureusement ces relations ne durent pas et sont interrompues avec la mise en place de l'accord de paix de Tilsit entre la Russie et la France en 1807. Ce qui cause l'échec de l'alliance franco-persane, comme Amini le constate, ce sont les perceptions différentes qu’a de cette alliance chacun des deux alliés. Cette alliance pour les Français

"représente tout un volet de leur lutte contre l'Angleterre . . . et pour Napoléon la possibilité de réaliser son vieux rêve de conquérir les Indes," tandis que pour les Persans, elle "constitue leur seul espoir de recouvrer la Géorgie et de libérer le reste de leur territoire de l'occupation russe. Ils n'accordent qu'une importance secondaire aux aspects anti-anglais du traité" (125).

Pendant quelques décennies, jusqu'au milieu du 19e siècle, les relations entre la

France et l'Iran restent dans le cadre des missions sans buts diplomatiques. Cependant certaines de ces missions ont une importance particulière sur le plan culturel, comme l'inauguration des premières écoles françaises en 1840, gérées par des missionnaires lazaristes. À partir de la 2ème moitié du 19e siècle les liens diplomatiques entre les deux pays prennent un nouvel élan. Les délégations à Paris et à Téhéran deviennent de plus en plus fréquentes. Le récit du voyage de Joseph Arthur Gobineau est le résultat de cette ambiance d'entente cordiale qui marque cette époque. Après un séjour de trois ans en

Perse (1855-1858) en tant que ministre et, à son retour en France, Gobineau rédige son voyage et ses points de vue sur les Asiatiques comme les Arabes, les Afghans et les

Persans sous forme d'un récit du voyage intitulé Trois ans en Asie. Dans son récit il décrit les Persans comme "pleins d'étiquette" et admirateurs de Napoléon I qui est leur "héros 34 favori". Deux autres aspects culturels qu'on peut nommer ici, c'est tout d'abord la présence régulière de deux médecins français, Dr. Cloquet et plus tard Dr. Tholosan comme médecin personnel du Chah à la cour de Perse et également la signature des traités qui ouvrent la voie aux nombreuses missions archéologiques françaises comme celle du fameux archéologue français Jacques de Morgan.9 Celui-ci, comme il le note dans les Mémoires de Jacques de Morgan, va obtenir pour la France en 1897 "le privilège exclusif et perpétuel de pratiquer des fouilles dans toute l'étendue de l'empire [perse]" selon lequel aucune recherche ne pouvait être effectuée sans l'approbation du gouvernement français (Morgan 478). Au cours des travaux de fouilles sur le sol persan,

Morgan fait aussi un rapport sur l'existence de gisements de pétrole auquel la France ne prête pas assez d'attention. Cela va permettre plus tard aux Anglais et aux Russes d'agir selon leur volonté et sans intervention d'un tiers pouvoir sur les champs pétroliers persans. À cet égard, pour beaucoup d'historiens et d'experts en relations internationales cette question s'impose: Comment pourrait-on expliquer cette occasion manquée par la

France ? Était-ce une manque involontaire ou inversement, ce "désintéressement" politique/économique faisait partie de sa politique étrangère vis-à-vis de l'Iran ?

George E. Gruen dans un article "The Oil Resources of Iraq: Their Role in the Policies of the Great Powers" met l'accent sur le contraste des points de vue des premiers ministres anglais et français de l'époque sur la question de pétrole et remarque que contrairement à

Churchill qui soulignait toujours l'importance des ressources pétrolières, le premier ministre George Clémenceau aurait déclaré avant la première guerre mondiale, "Si je

9 Jacques de Morgan (1857-1924) a eu deux missions archéologiques en Iran: 1889-1891 et 1897-1912. 35 veux du pétrole, j'en trouverai dans l'épicerie de quartier". Cependant, selon Gruen, la guerre lui fera changer d'avis.10

Dans les dernières décennies du 19e siècles, les relations franco-persanes sont marquées par un déclin politique en faveur d'une influence croissante culturelle de la

France qui prend racine dans une tendance vers la modernité. Bien que nous reprenions cette question de modernité dans le chapitre suivant comme un des facteurs de la francophonie en Iran, nous la discuterons ici dans le cadre des relations.

France-Iran à la veille et à l'aube du 20e siècle: l'idée de modernité française en Iran

L'histoire de la modernité en Iran date du 19e siècle de l'époque de la dynastie

Qadjar. Elle est importée en Iran par les gens des classes élevées de la société, ceux qui avaient accès à des articles d'origine étrangère ou ceux qui avaient voyagé en Europe surtout en France. À la différence de l'Angleterre et de la Russie qui avaient une mauvaise réputation chez les Iraniens, l'idée de la France était attachée à celle de la modernité, à l'éclos des idées nouvelles et à l'essor de la technologie (comme l'invention du premier appareil de photo ou du cinématographe qui est importé par Mozafareddin

Chah Qadjar lui-même en 1900 en Iran). Un peu plus tard, on envoie les jeunes pour

étudier en France et on accroît le nombre des écoles françaises en Iran où la langue française devient la première langue étrangère européenne.

Un événement historique majeur qui est noué à l'histoire de la modernité en Iran est la révolution constitutionnelle de 1905-1911 dont les acteurs principaux étaient les

10 L'article de George E. Gruen se trouve dans le livre de Gary Sick The Creation of Iraq, 1914-1921 (110- 124). Il écrit, " In contrast to Churchill's emphasis on petroleum, French Premier Georges Clemenceau had reportedly said before World War I, 'When I want some oil, I'll find it at my grocer's'. But the war quickly showed the French the vital importance of oil, not only for ships, but also for tanks . . ." (116). 36 religieux, les intellectuels et les bazaris (les grands marchands du bazar) qui voulaient réduire le pouvoir du roi et ainsi obtenir un gouvernement plus démocratique. Cette révolution qui est le premier événement dans son genre au Moyen-Orient, a eu pour conséquence la fondation d'un parlement et, à la base de celui-ci la création d'une constitution qui limitait juridiquement le pouvoir absolu dominant et changeait le statut social des Iraniens (surtout les hommes) de celui du sujet soumis à celui du citoyen ayant des droits civils.11Ce qui est indéniable dans cet événement, c'est l'influence des idées occidentales, telles que la modernité et la démocratie des Lumières, chez les classes bourgeoises et intellectuelles de l'époque qui les a poussées à élever la voix contre le pouvoir absolu. D'après Amélie Neuve-Eglise, dans son article "La Révolution

Constitutionnelle iranienne: dans le sillage des idéaux de 1789 ?", cette révolution a été en partie "l'aboutissement d'un lent et profond enracinement des idéaux de la Révolution

Française". Elle remarque également, "Les décennies précédant la Révolution

Constitutionnelle, ont été les témoins de nombreux cercles d'intellectuels opposant les principes de 1789 à la monarchie Qadjar" (14). Parmi les intellectuels iraniens, les diplomates qui se rendaient en France pour leurs missions et, qui voyaient de près la différence entre les deux pays au niveau social et gouvernemental, avaient certainement une place à part dans la propagation des idées nouvelles. Il y en avait même certains qui se trouvaient intégrés dans des réseaux des Lumières comme la franc-maçonnerie. En faisant référence à l'attitude et dialogue marqués par la philosophie des Lumières des

11Selon cette constitution (qui prenait modèle dans une grande partie de la Constitution Belge de 1831), les hommes âgés plus de 25 ans avaient le droit de vote et au parlement il y avait des sièges pour les minorités religieuses: les zoroastriens (l'ancienne religion en Iran avant l'Islam), les chrétiens et les juifs.

37 ambassadeurs français et iraniens, Hellot-Bellier écrit, "Tandis que les Français envoyés en Perse cherchaient à découvrir ou à redécouvrir une très ancienne culture et à observer le système politique et le fonctionnement de la société . . . les diplomates iraniens qui fréquentaient l'Europe dénoncèrent l'atonie de l'économie iranienne et l'inefficacité de la défense de leur pays qui les plaçaient sous la dépendance des Russes et des Britanniques"

(40).

En ce qui concerne les rivalités occidentales à l'aube du 20e siècle, la position de la France semble neutre. Cela fait l'objet de discorde parmi les diplomates locaux français dont certains critiquent la faible diplomatie et le rôle médiateur de la France dans ces rapports. Les propos moqueurs de Lucien Hubert (sénateur des Ardennes de 1912 à 1938) dans la préface du livre La question persane et la guerre de Gustave Demorgny sont manifestes de cette discorde:

Ceci est une comédie, parfois un drame diplomatique. -- Personnages:

deux anciennes rivales réconciliées, l'Angleterre et la Russie; une

charmante personne, insouciante et désintéressée, la France; d'astucieux et

souples Persans qui méconnaissent trop souvent les sages et honnêtes

prescriptions de leur Khalife Ali; une lourde figure de profiteuse, la

Turquie allemande . . . La France fait de la conciliation pour le grand

profit de tous, sans aucune réciprocité pour elle. (v)

Un facteur décisif dans ces rapports était la faiblesse et la corruption des derniers rois qâdjârs qui permettent aux Russes et aux Anglais d'obtenir tour à tour des concessions pétrolières et de partager le pays en deux zones d'influence, les premiers au Nord dans la région de la mer caspienne et les deuxièmes au Sud dans le Golfe persique grâce au traité 38 anglo-russe de 1907. Plus tard, lors de la deuxième guerre mondiale et sous le règne des

Pahlavis12, bien que l'Iran déclare sa neutralité, le pays sera envahi par les troupes des armées soviétique et anglaise. Cette invasion avait le but de protéger les champs pétroliers britanniques au sud de l'Iran et aussi d'ouvrir une route pour le déplacement des provisions et des munitions des soldats soviétiques dans la guerre contre l'Allemagne.

Malgré la promesse des alliés à la conférence de Téhéran en 1943, les armées russes et anglaises ne se retirent qu'en 1946 et après avoir reçu de nouvelles concessions pétrolières.13Les Américains, eux aussi, en soutenant Mohammad Reza Chah contre la volonté du peuple iranien montrent quelques années plus tard leur vraie nature impérialiste. Organisé par la CIA et les Anglais, le coup d'état de 1953 contre le gouvernement de Mohammad Mossadegh, le premier ministre iranien élu par le peuple à la suite de ses efforts pour la nationalisation de l'industrie du pétrole, reste toujours comme une plaie inguérissable dans le cœur de chaque Iranien. Par contre, l'absence coloniale de la France en Iran pendant toute cette période de trouble peut être considérée comme un point positif dans les relations futures des deux pays.

Les relations franco-persanes sous la monarchie Pahlavi

A cause de la faiblesse des rois de la dynastie Qadjar (1785-1925) il n'y avait pas d'autorité centrale dans le pays. En février 1921, Reza Khan (plus tard Reza Chah

12La dynastie de Pahlavi est fondée par Reza Chah (le père de Mohammad Reza Chah, le dernier roi d'Iran) en 1925 et est bouleversée par Khomeini et la révolution islamique en 1979.

13La conférence de Téhéran qui se déroule du 28 novembre au 1er décembre est la 1ère rencontre entre Churchill, Roosevelt et Staline. La décision du débarquement en Normandie est prise au cours de cette réunion.

39

Pahlavi), officier de la brigade cosaque persane fait un coup d'Etat à la suite duquel il est nommé chef de l'armée par Ahmad Chah, dernier roi des Qadjar. On ne peut pas négliger le rôle de la Grande-Bretagne et l'accord anglo-persan de 1919 dans ce coup d'Etat.

L'Angleterre qui, depuis la révolution russe de 1917, pensait à l'expulsion de son ancienne rivale de la Perse, signe en 1919 un accord avec le gouvernement persan (avec

Vossough ed Dowleh, le premier ministre) sans l'approbation du roi ni du parlement iranien. Cet accord qui permettait à l'Angleterre d'intervenir dans toutes les affaires intérieures du pays et donnait un pouvoir absolu à APOC (Anglo-Persian Oil Company fondé en 1908) dans l'exploitation des réserves pétrolières de l'Iran, provoque le mécontentement des autres puissances comme la France, la Russie, les Etats-Unis et entraîne des émeutes dans beaucoup de provinces iraniennes.14En 1920, l'Armée rouge bolchévique entre ses nouvelles brigades de cosaques (soldats russes) en Perse. Selon

Emile Lesueur dans Les Anglais en Perse, "Les Anglais, sentant le terrain se dérober sous leurs pas, vont tenter un dernier effort: le coup d'Etat du 21 février 1921" (22). En 1923,

Reza Khan devient Premier ministre et en 1925 le parlement iranien affirme le changement de dynastie et prononce Reza Pahlavi le nouveau Chah d'Iran.

Sous le règne de Reza Chah, la présence de la France sur la scène politique est une présence pâle par rapport à celles des Etats-Unis et de l'Angleterre. Cela est dû en grande partie aux problèmes internes du pays et aux deux guerres mondiales. Toutefois,

14En Occident, on était bien conscient de l'importance des réserves pétrolières du Moyen Orient. En 1920, aux Etats-Unis, les experts en géologie avaient averti et prédit la fin des réserves majeures connues de pétrole dans un avenir proche. "George Otis Smith, director of the U.S. Geological Survey, warned of a "gasoline famine" and predicted in November 1920 that the United States would run out of oil in 9 years and 3 months. The proposed solution was to look for new oil sources abroad. The most promising areas were believed to be in Middle East, most notably Persia (Iran) and Mesopotamia" (Gruen 117). 40

La France essaie d'augmenter son influence sur le plan culturel en augmentant le nombre des écoles françaises. Ainsi, le lycée franco-persan de Téhéran, l'ancien lycée Razi, sera inauguré officiellement le 23 octobre 1928. Il faut noter que malgré la puissance politique des autres pays en Iran, les élites iraniennes avaient tendance d'apprendre le français. La

France accroît aussi le nombre des missions archéologiques en Iran qui dataient des années 1884-1886. Le premier archéologue français envoyé en Iran était Marcel

Dieulafoy qui mène une expédition à Suse. Selon un accord entre les deux pays les trouvailles seront partagés. Plus tard sont inaugurées la Mission archéologique de Perse

(MAP) et en 1968 la Délégation archéologique française en Iran (DAFI).

Mais ce n'est qu'avec Mohammad Reza Chah et de Gaulle qu'on voit de nouvelles tentatives dans l'établissement des liens diplomatiques plus profonds. Le voyage de de

Gaulle en Iran en 1963 y est une marque décisive. Selon Sébastien Fath dans son livre

L'Iran et de Gaulle: chronique d'un rêve inachevé, "Ce voyage étonne. Pour Téhéran, c'est un événement. Jamais un chef de l'Etat français ne s'était jusque là déplacé officiellement en Iran. Jamais non plus, dans le cadre de ses fonctions présidentielles, le

Général de Gaulle n'avait rendu visite à un Etat indépendant à forte majorité musulmane"

(3). Fath étudie la politique intérieure et étrangère du pays et en déduit des "points de convergence diplomatique" très forts.15Selon lui, cela peut être la raison essentielle du

15Selon Fath, l'Iran est un Etat indépendant mais engagé dans le camp occidental, un Etat anti-nasserien qui a de très bonnes relations avec l'Israël et soucieux de maintenir le dialogue avec l'Union Soviétique.

41 voyage du président français qui voit dans ce voyage "l'occasion de bousculer un peu ce

Leadership paternaliste" américain qui devenait de plus en plus fort (22).16

Au niveau culturel, il faut remarquer que c'est lors de ce voyage que de Gaulle "pose la

Première Pierre" du nouveau lycée Razi dont l'accord de construction a été conclu un an avant, entre le gouvernement iranien et la Mission Laïque française.

Un événement très important dans les rapports franco-iraniens, c'est l'accord nucléaire qui se fait entre les deux pays au cours du voyage de Jacques Chirac, premier ministre français, en 1974 en Iran. Cet accord affirme l'entrée de l'Iran (avec un part de

10%) dans l'Eurodif qui est une société spécialisée dans l'enrichissement de l'uranium et dont les membres sont la France, la Belgique, l'Italie, l'Allemagne, l'Espagne, la Suède.

Cinq ans plus tard, avec la Révolution islamique en 1979 tout change et les relations entre les deux pays prennent une tournure négative. Pour la France qui est incapable de sympathiser avec le mouvement révolutionnaire islamique/iranien, l'Iran devient cet

"Autre incompréhensible".

3. Une peinture de la société persane

Avant d'entamer, dans sa complexité soi-disant "paradoxale", la genèse de la francophonie en Iran et ses composantes culturelles et linguistiques, nous allons étudier brièvement la structure de la société persane à la veille de l'apparition de cette francophonie ainsi que pendant sa floraison. Considérant le français et les écoles françaises comme la force de ce phénomène, nous pensons qu'une étude de principaux

16Il faut noter que sous le règne de Mohammad Reza Chah, les relations diplomatiques et économiques entre les États-Unis et l'Iran prennent un élan particulier. Les voyages des présidents américains et de Chah d'Iran à Téhéran et à Washington deviennent de plus en plus fréquents et la société urbaine devient de plus en plus une société consommatrice des produits occidentaux surtout américains. 42 acteurs sociaux sera utile à déceler les conditions aptes à la réception du français comme première langue étrangère européenne.

La société persane pendant la dynastie Qadjar (1785-1925)

L'Etat fort et organisé que Chah Abbas le Grand avait créé pendant son règne

(1588-1629) en réorganisant l'armée, en centralisant le pouvoir politique et en favorisant l'art et le commerce persan, s'affaiblit après sa mort et avec l'invasion des Afghans. Les efforts de Agha Mohammad Khan, fondateur de la dynastie Qadjar, pour restituer la grandeur safavide sont voués à l'échec. La Perse, pendant toute la période de la dynastie

Qadjar, est le petit pion sur l'échiquier où rivalisent les puissances occidentales: la rivalité franco-anglaise avec l'expédition orientale de Napoléon puis, celle d'anglo-russe quand celui-ci occupé dans les conflits européens abandonne son rêve oriental.

Dans la deuxième moitié du 19e siècle, sous le règne de Nasser eddin Chah

(1848-1896) et ses successeurs, la corruption des courtisans ainsi que les emprunts exorbitants des rois qâdjârs aux gouvernements anglais et russe rendent le pays de plus en plus pauvre et dépendant de l'Occident.17 Ses emprunts se faisaient en échange des monopoles avantageux de toute sorte pour payer les frais de la cour et des voyages du

Chah en Europe. Dans Les dépêches diplomatiques du comte de Gobineau en Perse

Adrienne Doris Hytier décrit ainsi la situation du pays:

De révolution industrielle, ou même commerciale, point. Une économie

stagnante, . . . Les moyens de communication sont des plus difficiles: pas

de chemin de fer, pas de télégraphe, pas de routes, pas de rivières

17En ce qui concerne la corruption des courtisans, il faut dire que la pratique du pot-de-vin était courante dans tous les rangs et même le Chah se laissait "graisser la patte" par ses entourages et ses femmes. (Hytier 16) 43

navigables, pas de canaux . . . tous les transports se font à dos d'âne, de

mulet, de chameau. Pas d'industrie, peu de mines, et celles qui existent,

mines de turquoises par exemple, sont mal exploitées. Les artisans

continuent à employer les méthodes de leurs pères. L'agriculture . . . n'a

changé ni de technique ni d'instruments depuis des siècles. Les tribus

nomades vivent comme leurs ancêtres lointains et ignorent presque

complètement le gouvernement central. (14)

A propos de l'armée persane du milieu du XIXe siècle, Hytier la décrit comme une "curieuse institution" qui ne ressemblait point au modèle européen. Contrairement aux officiers, le soldat persan avait de qualités. Il était robuste, énergique, courageux avec une grande endurance contre la fatigue, le froid et le chaud mais malgré cela il était rarement payé et devait faire d'autres boulots parfois même mendier pour gagner son pain. Cela est affirmé par Jacques de Morgan qui au cours des travaux de fouilles archéologiques (1897-1900) à Suse avait embauché des soldats persans. Il dit, "Mes soldats de Suse étaient dans cet état pitoyable. Depuis des années ils n'avaient pas touché un chahi (sou). Le gouverneur, comme de juste, comptait au roi leur habillement, leur paie et leur nourriture et mettait l'argent dans sa poche" (455).

- le chi'isme imamite duodécimain et le statut du clergé

Conçu comme une forme de résistance aux Arabes et aux Turcs ottomans qui

étaient sunnites, le chi'isme devient la religion officielle de la Perse depuis le règne du premier roi des Safavides Chah Ismaïl, en 1501. Grâce au chi'isme, Chah Ismaïl crée une nouvelle identité iranienne. Dans son livre L'Islam chi'ite, Yann Richard explique bien la différence entre sunnisme et chi'isme et l'histoire de cette scission dans l'Islam, qui 44 remontent à la mort du prophète et qui s'enracinent dans la querelle sur la succession du prophète après sa mort. Il y parle de différents schismes du chi'isme moderne, en Iran et hors d'Iran (en Irak, au Liban ...) et il présente les figures les plus importantes de ce culte dans le monde contemporain. Comme il le souligne, les Chi'ites et les Sunnites, tous les deux, croient en l'unicité de Dieu, au Coran, au prophète Mohammad, à la résurrection et au jugement dernier. La différence est sur le principe de l'imamat ou le culte de douze imams auquel les Sunnites ne croient pas. L'imam pour le Chi'ite est "l'être parfait, exempte de défaut" (18). Les douze imams sont les descendants de Mohammad. Le douzième est occulté (la messie) mais va revenir un jour "pour instaurer un règne de justice et de vérité" (19). Leurs pratiques aussi se ressemblent presque: la prière quotidienne, le jeûne au mois de Ramadan, le pèlerinage (Hadj à la Mecque), l'aumône et jehâd (guerre sainte). Mais "le chi'isme a le culte de la mort, du martyre" (24). Le troisième imam, imam Husseyn est un martyre dont les chi'ites commémorent la mort.

Les mausolées des imams sont des lieux de pèlerinage pour les Chi'ites.

En ce qui concerne le statut du clergé persan, il faut dire qu'à l'époque des

Safavides (promoteurs du chi'isme officiel), le roi, se considérant descendant direct des douze imams et du prophète, avait à la fois l'autorité spirituelle et l'autorité politique et, c'est sous les Qadjar que le clergé a pu manifester son pouvoir, non seulement dans la vie religieuse des gens, mais aussi dans les affaires politiques.18 Dans son article "Le mécénat

18 Il faut noter que le clergé musulman est composé de différents degrés de fonctions dont quelque-unes sont: "uléma"= théologien musulman, "mollah"= savant docteur en droit coranique, "ayatollah"= religieux musulman chiite d'une haute dignité, "rowsé-khan"= chanteur de rowsé qui récite et fait pleurer la foule sur le martyr des imams. Après la révolution islamique de 1979, l'opinion publique internationale a introduit dans son vocabulaire ces termes-là et beaucoup d'autres expressions qu'on peut trouver dans les dictionnaires tel que Le Petit Robert. 45 des représentations de ta'ziye" du livre Le monde iranien et l'islam, Jean Calmard note à ce propos:

La position des Qadjar vis-à-vis du chiisme imamite duodécimain, religion

d'Etat, n'était pas aussi confortable que celle des Safavides . . .

Contrairement à ces derniers, ils ne bénéficiaient pas de l'aura que leur

conférait leur (prétendue) ascendance hoseynide; sachant cela, ils

recherchèrent l'appui de certains chefs religieux . . . La puissance des

uléma avait eu bientôt l'occasion de se manifester, lorsque Fath Ali Châh

[Qadjar] leur avait demandé de proclamer la guerre sainte (jihâd) contre

les Russes, pour inciter les Persans peu belliqueux à combattre ces

"infidèles". (90)

Cependant, quoiqu'il y ait eu parfois des actes d'entraide entre le gouvernement et le clergé, leurs relations pour la plupart étaient conflictuelles. Grâce aux aumônes (impôts religieux) et les donations des croyants aux ulémas, le clergé chi'ite avait toujours joui d'une indépendance économique, et son action pendant la dynastie des Qadjar était axée autour de deux points essentiels: son opposition à la domination et à la mainmise russes et anglaises ainsi que sa méfiance envers toutes sortes de réformes qui pouvaient déstabiliser le poids de l'Islam dans la société persane. Un autre point de force de ce clergé résidait sans doute dans son alliance avec la classe de la bourgeoisie marchande persane qu'on appelle les "bazaris". Ces derniers, pour la plupart des marchands et des artisans, sont regroupés dans le centre commercial et économique traditionnel de chaque ville, le "Bazar" (marché). Issus souvent des mêmes familles, on pourrait confondre ces deux corps sociaux (clergé et bazari) dans une même classe sociale. 46

- Les intellectuels et la classe cultivée persane

Les dernières décennies du 19e siècle voient l'apparition et le développement d'une couche sociale, bien nouvelle dans son genre: la classe intellectuelle. Cette première génération des intellectuels persans dont la plupart avaient voyagé en Europe,

était imprégnée des idées des Lumières et de la culture occidentale. Parmi eux, il y en a eu qui ont occupé des postes d'Etat, ministres ou ambassadeurs et d'autres qui ont consacré leur vie à écrire ou à traduire des œuvres de grands écrivains et philosophes européens comme Fath Ali Akhund-Zadeh.

Admirateur de Montesquieu et de Voltaire, ce dernier a traduit leurs œuvres et a rédigé

Maktoubat (la correspondance) dans lequel il s'est inspiré des Lettres persanes de

Montesquieu et a introduit des termes, inexistants dans le langage politique persan de l'époque tels que: le despotisme, le fanatisme, la révolution, le progrès, le parlement, libéral. Dans son livre, il a condamné le despotisme et l'islam qui, selon lui, étaient des obstacles au progrès. Pas aussi radicaux que lui, il y a eu d'autres élites persanes comme

Mirza Youssef Khan Mostachar-od-dowleh, diplomate et représentant du ministère des

Affaires étrangères auprès des étrangers, reçu par Napoléon III en 1867, qui ayant une connaissance profonde sur la législation française, pensait qu'en Perse la "loi ne pouvait pas être calquée exactement sur celle de la France; elle devait s'inspirer de la constitution française tout en restant basée sur la charia islamique" (Hellot-Bellier 553). Il a traduit en persan la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et des articles du code

Napoléon. Pour lui, tout progrès dépendait de la définition et de l'application de la loi.

Du reste, quelques-uns même de cette génération des intellectuels ont fréquenté les loges françaises et anglaises et sont devenus francs-maçons. Parmi les premiers qui ont fait 47 entrer la franc-maçonnerie en Iran, se trouve Mirza Malkam Khan (1833-1909), un arménien devenu musulman qui avait fait ses études universitaires à Paris. Impressionné par l'Europe et "conscient du retard pris par l'Iran, il préconisa d'emprunter à l'Europe ce qui lui avait semblé être sa force; c'est-à-dire son système d'organisation. D'ailleurs, la devise 'Liberté, Egalité, Fraternité' avait déjà été propagée par Mirza Yaghoub Khan son père. La première loge maçonnique, 'Farâmouch-Khaneh' (maison d'oubli), fut fondée à leur initiative, en 1859" (Tadjdolati 143).

Ainsi, à l'aube du 20e siècle et de la Révolution constitutionnelle 1906, ce corps d'intellectuels iraniens serait, avec le clergé, les bazaris et aux côtés d'autres composantes de la société, l'un des acteurs principaux de la lutte pour une monarchie constitutionnelle.

La société iranienne pendant la monarchie Pahlavi (1925-1979)

Avec la prise du pouvoir par Reza Chah Pahlavi en 1921, l'histoire de la modernité en Iran entre dans une autre étape. La modernisation prend une forme accélérée et modifie le paysage de la société persane. Admirateur de Kemal Ataturk, fondateur et premier président de la République Turque, Reza Chah prend comme modèle de modernisation la Turquie kémaliste.19 Le pays fait de grands pas dans le domaine de l'industrie, de la construction des chemins de fer et des routes où Reza Chah

établit une certaine sécurité routière. Mais en même temps, les nouvelles lois combattent la tradition et la charia (les lois islamiques) d'une manière brutale. On interdit le port du

19 Ataturk bouleverse les codes sociales turques en instaurant la laïcité, en remplaçant l'alphabet arabe par l'alphabet latin et le calendrier musulman par le calendrier grégorien , en interdisant la musique orientale et en donnant le droit de vote aux femmes... 48 voile aux femmes et les vêtements traditionnels aux hommes.20 Cette politique forcée et instaurée dans un jour ne serait pas reçue par beaucoup de familles iraniennes surtout religieuses comme un progrès. En 1963, sous le règne de Mohammad Reza Chah, le fils de Reza Chah, les femmes obtiennent le droit de vote et on inscrit des lois qui limitent le droit des hommes dans le divorce. Mais en même temps avec la hausse du prix du pétrole et ainsi la croissance des revenus, on voit l'augmentation de l'importation au détriment de l'exportation. La société urbaine devient de plus en plus une société consommatrice des biens occidentaux et le taux de la production interne diminue. Dans le domaine de l'art, on ne voit pas le soutien du gouvernement pour les artisans et les travaux manuels et, en ce qui concerne l'industrie du film et du cinéma iranien, il y a peu de progrès. Tout ce qu'on voit sur le petit ou le grand écran, ce sont les films hallywoodiens ou ballywoodiens

(venant de l'Inde).

Cependant, le pays n'est pas préparé pour une telle modernisation qui prend copie d'un modèle purement occidental, défiant l'Islam qui a encore ses racines parmi la plupart des Iraniens surtout les classes rurales et moyennes de la société. C'est ainsi que s'élève une vague de critiques parmi les intellectuels et le mot gharbzadeghi (occidentalité) devient le mot d'ordre du jour.21

20 Avec la mise en place de la loi de dévoilement, les gendarmes arrachaient le voile aux femmes dans la rue. Plus tard on encourage les femmes de porter des chapeaux et des vêtements occidentaux et les hommes de porter des costumes et des cravates. 21 "gharbzadeghi" est traduit en français par Gilbert Lazard "occidentalité". "gharb' signifie l'occident et "zadeghi" veut dire 'affecté par une maladie'. L'expression fait alors allusion à "être affecté par Occident".

49

- L'Occidentalité

Le coup d'état de 1953 dirigé par la CIA et les Anglais contre le gouvernement nationaliste et démocratiquement élu de Mohammad Mossadegh, le premier ministre iranien, consolide le pouvoir de Mohammad Reza Chah. Mais pour le peuple iranien, cet

événement est une malaise qui devient de plus en plus profonde avec la démarche sociopolitique du régime, jugée occidentalisée et répressive par la pensée publique. Tout mécontentement est réprimé par Savak, qui a un pouvoir illimité dans l'arrestation et la torture des opposants du Chah.22

L'Occidentalité qui veut dire être sombré et noyé dans la culture occidentale, fait allusion à la crise d'identité culturelle iranienne des décennies 60-70, due à une adoption exagérée des critères de l'Occident dans tous les domaines à savoir l'art, la culture, l'éducation et etc. C'est un phénomène social qui transforme l'Iran, malgré ses riches ressources naturelles, à un pays consommateur du premier degré. De ce point de vue, nous pouvons correspondre ce phénomène à cette conception postcoloniale de l'occidentalisme qui réfère aux deux attitudes contrastées de l'Orient (admiration et rejet) vis-à-vis de l'Occident.

L'usage du terme devient commun suite à la publication clandestine en 1962 du livre Plagued by the West (Gharbzadegi) par Jalal Ale Ahmad, un éminent auteur iranien.

Dans son livre, Ale Ahmad décrit le comportement des Iraniens de son époque, comme

étant occidentalisé ou contaminé par une sorte de maladie qu'est l'occident. Il y écrit, "We are dealing with a sickness, a disease imported from abroad" (3). Ce qui est intéressant à

22 Savak est le Service de Renseignements et de Sécurité Intérieurs du régime, fondé en 1957 avec l'aide de la CIA et du Mossad.

50 remarquer, c'est qu'il reconnaît l'orientalisme comme une entreprise de l'impérialisme mondiale dix ans avant E. Saïd:

And here is something which really puzzles me: Since when has

orientalisme become a "science"? If we say that some westerner is a

linguist or a diatlectologist or a musicologist in the oriental field, that is

something else again. Or if we say that he is an anthropologist or a

sociologist, that is even possible. But an orientalist in a general sense?

What does that mean? Does it mean that he knows all the secrets of the

East? Are we living in the age of Aristotle? This is why I call orientalism a

parasitic growth on the roots of imperialism. (73)

En même temps, pour lui, il ne s'agit pas de rejet absolu de toute modernité mais il faut intérioriser cette modernité. Pour cela il est nécessaire d'apprendre la technique qui, selon lui, est un moyen et pas un but. En ce qui concerne l'Islam, bien que ceci soit pour Ale

Ahmad un soutien dans la lutte contre la modernité occidentale, il ne suggère jamais dans son livre un gouvernement islamique. Ses idées y sont plutôt nationalistes.

Toutefois, ce livre et le discours intellectuel de l'occidentalité deviendront plus tard deux points d'appui convenables pour Ayatollah Khomeyni, le dirigeant de la Révolution islamique et, les groupes islamistes radicaux dans le renversement du régime Pahlavi.

51

Chapitre 2

La francophonie en Iran

Introduction

L'histoire du français en Iran révèle un parcours particulier de la francophonie. Il convient de remarquer que la colonisation française n'a jamais existé en Iran, ni la francophonie au sens propre, c'est-à-dire l'usage de la langue française comme langue véhiculaire ou officielle. Pourtant la France, le français et son enseignement ont eu leur propre histoire dans ce pays. La mission civilisatrice française telle qu'on la connaît dans l'histoire des colonies françaises à travers le monde n'a pas été envisagée par la France colonisatrice en Iran. Cependant cela n'empêche pas l'apparition immédiate d'écoles françaises, gérées par des missionnaires religieux, sur le territoire persan avec les premiers contacts entre les deux pays. Avec la laïcité et l'émergence d'organisations laïques comme l'Alliance française en 1883 et la Mission Laïque Française en 1902, le statut de la langue et la culture françaises, dans les pays comme l'Iran où la France semblait suivre des intérêts particulièrement culturels, s'améliore et il n'a pas fallu longtemps avant que le français devienne littéralement la première langue étrangère européenne en Iran. Délaissant les intérêts religieux, les écoles françaises dirigées par ces organisations auront donc pour objectif principal de prescrire les valeurs de la

52 philosophie des Lumières, dans le but d'augmenter l'influence française et de servir les intérêts étrangers de la France.

Dans ce chapitre, notre souci sera de répondre à deux questions essentielles de la francophonie en Iran. Dans un premier temps, nous montrerons comment l'image d'une

France désintéressée en Iran, le statut privilégié du français en Europe, ainsi que l'introduction des valeurs des Lumières, ont influencé la pensée et l'opinion de couches sociales spécifiques et ont ouvert la voie à la genèse d'une francophonie bien particulière dans ce pays.

En deuxième lieu, nous décrirons les diverses composantes de cette francophonie et nous

étudierons comment celle-ci a pu persister pendant longtemps, malgré le rôle primordial joué par d'autres puissances occidentales dans la région. Bien que la France n'ait jamais adopté une politique assimilatrice en Iran, qui avait pour mission de "fabriquer des

'Français'" (Tselikas et Hayoun 26), à l'instar de ce qu'elle faisait dans les pays maghrébins, "fabriquer des francophiles" faisait certainement partie de sa politique

étrangère.

1. La genèse de la francophonie

Contrairement à la plupart des pays francophones qui ont vécu la colonisation française, identifiée comme facteur essentiel de leur histoire de francophonie, l'Iran a subi une certaine fascination pour la France et sa culture, fascination qui a émergé dès l'établissement des relations officielles entre les deux pays au 16e siècle, comme signe avant-coureur de la genèse de la francophonie persane. Cette fascination ou sympathie à l'égard de la France est ce qu'on connaît aujourd'hui sous le vocable de "francophilie".

Selon Le Petit Robert la "francophilie" se réfère à une "disposition d'esprit favorable, 53 attitude d'une personne francophile" envers la France et les Français. Cependant, il faut faire attention à la facilité d'usage du mot quand on veut l'appliquer à une nation et non à un individu. En Iran, l'engouement pour la culture française n'était pas inné et la francophilie était conçue avant tout comme un phénomène limité à deux classes bien précises: la classe intellectuelle et la classe aristocrate. Toutefois, comprendre l'origine de cette francophilie et connaître dans quelle mesure la culture française s'est imposée face aux autres influences étrangères peuvent nous mener à déterminer les facteurs fondamentaux qui ont contribué à la genèse de la francophonie en Iran.

La politique de "désintéressement"

L'histoire de la diplomatie française en Iran révèle la nature complexe, ambiguë et parfois ambivalente des rapports entre les deux pays. Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, contrairement à deux autres puissances occidentales, la Russie et l'Angleterre, qui manifestaient ouvertement leur rivalité en Perse (en la divisant en deux zones d'influence distinctes), la France a souvent mené une politique de

"désintéressement".

La politique de "désintéressement" se réfère à l'attitude de la France à l'égard de la

Perse, particulièrement au cours de la seconde moitié du 19e siècle et à l'aube du 20e siècle. Quelles qu'aient été ses relations avec la Perse, la France prétendait ne pas agir au nom d'un quelconque intérêt, surtout politique. En d'autres termes, ses relations n'étaient pas aussi intenses, dans le sens de contacts ou d'échanges de base d'intérêts politiques et géostratégiques, que celles de l'Iran avec la Russie et l'Angleterre.

Le terme "désintéressement" est introduit dans le langage diplomatique français par le Quai d'Orsay (le ministère des Affaires étrangères en France) ainsi que cela 54 apparaît dans les rapports écrits par les fonctionnaires français qui s'étaient rendus en

Perse. Un regard sur ces rapports dévoile le désaccord, ou plus précisément la divergence d'opinions des diplomates locaux français vis-à-vis de cette politique de

"désintéressement". Ces derniers exprimaient souvent leur déception de la diplomatie française en Perse et le rôle médiateur que la France jouait entre la Russie et l'Angleterre au détriment de ses propres intérêts. Selon Lucien Hubert (sénateur des Ardennes de 1912

à 1938):

Ceci [les rapports et les rivalités des puissances occidentales en Perse] est

une comédie, parfois un drame diplomatique. -- Personnages: deux

anciennes rivales réconciliées, l'Angleterre et la Russie; une charmante

personne, insouciante et désintéressée, la France . . . La France fait de la

conciliation pour le grand profit de tous, sans aucune réciprocité pour elle.

(Demorgny v)

Dans le passage ci-dessus, le lecteur peut bien saisir le sentiment de frustration et de déception chez l'auteur en ce qui concerne l'action de la France, son rôle d'amie désintéressée se sacrifiant pour le bien des autres, dans les rivalités de pouvoir en Perse.

De même, les journaux français de l'époque mentionnaient souvent cette diplomatie de désintérêt politique de la France envers la Perse dans leur rubrique Bulletin de l'étranger, donnant libre cours aux divers points de vue, tantôt favorables, tantôt défavorables à cette diplomatie. Dans l'article "La Perse parlementaire" du journal français Le Temps, publié le 13 septembre 1906, on écrit, "Nous n'avons, au surplus, en Perse aucun intérêt politique. L'influence anglaise et l'influence russe, souvent rivales, ne sont pas un danger pour nous. Et nous pouvons nous consacrer sans arrière-pensée au développement de 55 notre situation économique" (Tadjdolati 203). Plus tard, voulant rendre hommage au

Chah défunt (Mozaffar-eddin Qadjar), dans son numéro du 10 janvier 1907, Le Temps

écrit,"Mozaffar-eddin a eu enfin, à l'égard de notre pays, des vues excellentes, auxquelles malheureusement le gouvernement français a très insuffisamment répondu. Le Chah pensait que l'évident désintéressement politique de la France la désignait pour prendre sur le terrain économique un rôle prépondérant" (Tadjdolati 221).

Dans le premier article, on souligne l'avantage du désintérêt politique français qui garantit l'entente de la France avec les autres pays occidentaux et le développement insouciant de sa situation économique. Le deuxième article témoigne des deux points de vue persan et français au sujet de ce désintérêt politique. D'une part, il témoigne de la volonté du gouvernement persan pour établir des relations politiques et économiques avec la France en laquelle les Persans voyaient une amie "désintéressée" et une alliée potentielle face aux menaces russes et anglaises. D'autre part, cet article met en cause l'insuffisance de l'action française et les occasions économiques manquées par la France en Perse.

Toutefois, nous pourrions dire que la présence pâle de la France en Perse, due à sa diplomatie de désintéressement, donne naissance à un sentiment de fascination et encourage la francophilie parmi les intellectuels persans. Pour ceux-ci, la France, avec qui la Perse n'avait jamais eu d'histoire d'intervention militaire, représentait l'idée de la liberté et de l'humanisme.

Par ailleurs, cette fascination résultant du désintéressement pourrait être expliquée d'une autre manière. Sémantiquement, les deux termes 'fascination' et 'désintéressement' donnent à entendre une certaine 'distance'. Fanny Colonna dans son compte rendu de La fascination de l'islam de Maxime Rodinson, nous rappelle que "'Fascination' dit à la fois 56 la distance et l'amour" (188). De même, Michel de Certeau dans La culture au pluriel,

évoquant des attraits de l'exotisme et de sa distance écrit, "l'émotion [de l'exotisme] naît de la distance" (49). Alors si le désintérêt ou l'absence de la France implique l'éloignement et la distance, la fascination naît également de la distance qui sépare l'admirateur (ici la Perse) de l'objet de son regard (la France). Nous pourrions ainsi dire que la quasi absence de la France, soucieuse de mener une politique de désintéressement, a été un des facteurs principaux de la fascination des Persans et de la francophilie.

Cependant, connaître les motifs de cette politique ainsi que son résultat permet de retracer le parcours d'une francophonie qui, bien que latente, dans le sens qu'"elle est présente dans l’espace linguistique et culturel du pays sans que les Iraniens pratiquent le français dans leurs échanges quotidiens", persiste encore aujourd'hui malgré les hauts et les bas des relations entre les deux pays (Gashmardi et Salimikouchi 99). Dans son livre Les

Anglais en Perse, Émile Lesueur, professeur à la faculté de droit de Téhéran dans les années 1920, décrit bien le résultat de la diplomatie française dans l'expansion du français en Perse:

Si nos œuvres scolaires se sont développées si rapidement, c'est d'abord

parce que le terrain était bien préparé pour les recevoir. . . . On nous a

également bien accueillis parce qu'on savait que nous étions désintéressés;

en Perse, nos compatriotes, professeurs ou juristes, ne viennent chercher ni

des concessions, ni des privilèges commerciaux, ni grasses sinécures; leur

inlassable dévoûment finit par porter ses fruits et nous, les derniers venus

dans la grande famille enseignante, nous n'avons eu qu'à récolter la belle

moisson que nos devanciers avaient semée, souvent au péril de leurs jours. 57

(100)

Bien que Lesueur idéalise sans doute le corps enseignant français en Perse, on peut voir que pour lui, la politique de désintéressement était essentielle à l'accomplissement de leur mission éducative.

- De la politique de désintéressement à l'intérêt politique

Ce qui est indéniable, c'est que grâce à cette politique de désintéressement et à l'expansion de la langue française, la France a pu pour une longue période (1850-1950) battre un de ses plus grands rivaux, l'Angleterre sur le plan culturel, et par ce moyen,

éviter la domination toute-puissante de ce pays en Perse. Il en va de même aujourd'hui où, pour la France, le véritable enjeu de la francophonie est d'éviter l'uniformisation et la suprématie de la langue anglaise dans le monde.

Cependant une étude plus approfondie de l'influence des grandes puissances occidentales au Moyen-Orient ainsi que de la politique française de désintéressement à l'égard de la Perse va mettre à jour une nouvelle facette de la France, bien autre que celle d'une amie désintéressée et altruiste. Le traité anglo-russe de 1907 à Saint-Pétersbourg et le rôle médiateur de la France (qui redoutait l'influence allemande en Iran et avait dans la tête le rêve d'une triple entente) dans cet accord, lequel divisait l'Iran en deux sphères d'influences anglaise/russe, montre que les rapports de la France avec l'Iran étaient beaucoup plus compliqués qu'ils ne semblaient l’être. Sa diplomatie et ses intérêts européens sous-tendaient ses positions, tout à fait circonstancielles, envers la Perse.

Autrement dit, sur l'échiquier des puissances mondiales, l'Iran n'était que le petit pion.23

23 Selon Gilbert Cebsron dans son roman Je suis mal dans ta peau, "Chaque pays est le ‘client’ d'une grande puissance, le petit pion sur un échiquier ou seul mènent des Rois" (255). 58

Selon Maryam Habibi, "Des objectifs globaux plutôt que régionaux déterminaient le comportement de la France en Iran. L'application de ces objectifs nécessitait tantôt un désintérêt, tantôt un éloignement, tantôt un rapprochement. Sous une apparence floue et

énigmatique, cette politique servait les intérêts de la France. Le désintérêt dissimulait plutôt un intérêt précis" (17). À travers son étude de documents écrits par des historiens anglais et français sur l'accord anglo-russe de 1907, Habibi souligne leur différence de perception. Pour les Anglais, il s'agissait d'un rapprochement bilatéral anglo-russe "The

Anglo-Russian Rapprochement" tandis que les Français l'appelaient "la Triple Entente" malgré leur rôle de simple observateur au cours de cet accord (23-25). Cependant, ce n'est qu'en septembre 1914 que la France peut enfin exaucer son rêve d'un véritable engagement anglo-franco-russe, la Triple Entente, à l'aube de la Grande Guerre. Son rôle de médiateur depuis le traité anglo-russe de 1907, sacrifiant ses propres intérêts locaux, avait enfin porté ses fruits.24

Enfin, nous pouvons reprendre la pensée de Saïd en ce que l'Occident n'a jamais été sans intérêts politiques envers l'Orient. Le contraire cependant semble également applicable ici et en ce qui concerne notre discussion de désintérêt français et de la fascination iranienne.

Il est indéniable que le désintérêt français et l'absence physique de la France dans les conflits qui opposaient l'Iran aux autres puissances occidentales suscite l'admiration des

24 Depuis le traité de Francfort qui met fin à la guerre franco-allemande en 1871 et affirme le retour de l'Alsace et une partie de la Lorraine à l'Allemagne, le public français s'impatientait sur la révision de ce traité. Ainsi pour la France, chaque alliance avec d'autre puissance occidentale était d'une importance vitale dont l'alliance militaire franco-russe de 1893, l'Entente Cordiale franco-anglais de 1904 (définissant les zones coloniales de chaque pays) et à sa suite l'accord anglo-russe de 1907 où la France joue le rôle de médiateur pour préserver l'équilibre des forces en Europe. L'accord militaire anglo-franco-russe, ou la Triple Entente, en 1914, sortait la France de son isolement dû à la défaite du 1871, lui donnait l'espoir de pouvoir reprendre les régions perdues et garantissait l'équilibre des forces en Europe (surtout contre l'alliance des Allemands avec l'Autriche et la Hongrie). (Habibi 23-30) 59

Iraniens pour la France, mais cette admiration a aussi une base politique chez les Iraniens qui cherchaient une alliée forte contre ces puissances.

"L'universalité" de la langue et la culture françaises

Un des facteurs externes qui a contribué au choix du français comme première langue étrangère malgré l'influence primordiale des autres puissances occidentales, et ainsi à l'apparition de la francophonie en Iran, a été le statut privilégié de la langue et la culture françaises en Europe. Le français a été considéré comme la langue universelle de l'Europe, c'est-à-dire la langue dominante de la diplomatie internationale de l'Europe occidentale aux 17e et 18e siècles et en début du 20e siècle.

Louis-Jean Calvet, dans La guerre des langues et les politiques linguistiques, résume les raisons données en faveur de la soi-disant universalité du français à la forme de la langue, son "élégance", sa "clarté" grâce à la structure logique de sa syntaxe et le rôle éminent de l'Académie française. D'après lui, les philosophes et les écrivains des

Lumières comme Voltaire, Montesquieu et Diderot, avaient fortement reconnu l'hégémonie de la langue française en Europe au 18e siècle. Ceux-ci considéraient le français comme la langue commune de l'Europe (70-71). Selon Voltaire, ce qu’on appelle

"le génie" de la langue est "une aptitude à dire de la manière la plus courte et la plus harmonieuse, ce que les autres langages expriment moins heureusement". Calvet ajoute que le français a remplacé le latin en tant que "la langue véhiculaire culturelle" en Europe

(250).

À ce propos, Claude Hagège dans Le français, histoire d'un combat, note que c'est après les traités de Nimègue en 1678 et 1679, négociés en français, que cette langue va progressivement supplanter le latin au cours du 17e et 18e siècles, un fait auquel il voit 60 deux raisons essentielles: le pouvoir politique et militaire de la France et "les qualités intrinsèques de clarté et d'élégance" attribuées au français. En outre, il est important de noter sa réputation de langue neutre qui fait du français la langue diplomatique de l'Europe même là où la France n'était pas directement impliquée. Hagège cite le célèbre rapport de l'abbé Grégoire en 1794 sur l'universalité de la langue française et son prestige en tant que langue diplomatique depuis les traités de Nimègue, "Depuis la paix de

Nimègue, elle [la langue française] a été prostituée, pour ainsi dire, aux intrigues des cabinets de l'Europe. Dans sa marche claire et méthodique, la pensée se déroule facilement; c'est ce qui lui donne un caractère de raison, de probité, que les fourbes eux- mêmes trouvent plus propre à les garantir des ruses diplomatiques" (90-91).

Bien sûr nous ne nions pas que le français doive, en partie, son titre de "langue universelle" aux propagandes de la France, mais cela ne change pas cette réalité que les intellectuels iraniens étaient fascinés par le statut privilégié de cette langue parmi d'autres langues européennes.

- Deux points de vue différents à la base de la notion de l'universalité de la langue française

Le 6 juin 1782, l'Académie de Berlin choisit les trois questions suivantes pour sa compétition annuelle, "Qu'est-ce qui a fait de la langue française la langue universelle de l'Europe ? En quoi mérite-t-elle cette prérogative ? Peut-on présumer qu'elle la conserve

?"

Entre 1782 et 1784, l'Académie reçoit 22 essais, qui expliquent pourquoi le français était la langue universelle. Le premier prix est remporté par deux auteurs: Johann-Christoph

Schwab et Antoine de Rivarol. Il convient ici de remarquer la différence de points de vue 61 chez ces deux concurrents. Schwab attribue les facteurs clé du succès du français aux conditions politiques tandis que Rivarol attribue ce même succès à la forme et à la structure de la langue. Ce dernier est connu pour sa fameuse réplique: "Ce qui n'est pas clair n'est pas français". Rivarol souligne ce qu'il voit comme la simplicité et la clarté du français par rapport aux autres langues européennes qui, selon lui, sont dues à l'ordre logique de la syntaxe française: sujet-verbe-objet. Pour lui, le syntaxe français est

"incorruptible" (Calvet 49). Remarquons dans le discours de Rivarol sur l'universalité de la langue française sa description bien biaisée de la langue, de la part d'un écrivain et journaliste, "Français par excellence" dit Voltaire de lui, qui, bien qu'issu d'une famille modeste, s'était donné lui-même le titre "comte Antoine de Rivarol", prétendant ainsi venir d'une famille noble.

À l'encontre de Rivarol, Schwab rejette l'idée du "génie" de la structure de la langue française comme facteur de sa popularité. Selon lui, les facteurs politiques et non linguistiques ont fait du français la langue dominante en Europe. La supériorité politique de la France et son esprit de conquête avaient rendu attrayant sa langue aux étrangers.

Ceci était certainement le cas pour l'intelligentsia persane et ses souverains qui, impressionnés par le récit des victoires de Napoléon, sa bravoure et sa gloire surtout dans sa lutte acharnée contre la Grande Bretagne, voyaient en lui un modèle parfait du pouvoir ainsi qu'un allié sur qui ils pouvaient placer leurs espoirs dans les conflits contre la Russie ou l'Angleterre. En fait, Napoléon Bonaparte était une des rares figures occidentales qu'on connaissait, même parmi les classes sociales moyennes, et pour qui on ressentait du respect en Perse.

62

En soulignant le système de la propagande française (lié au contexte du pouvoir),

Freeman G. Henry dans Le Grand Concours: "Dissertation sur les causes de l'universalité de la langue française et la durée vraisemblable de son empire parle de "l'oubli 'injuste' de Schwab devant la persistance du mythe de Rivarol" et dit que contrairement à ce que la France a fait croire, c'est l'ouvrage de Schwab, et non celui de Rivarol, qui a été primé initialement par le jury du concours (4).

Cependant, en dépit de leurs différends occasionnels, Rivarol et Schwab sont tous deux d'accord au sujet du prestige et de la popularité de la culture française grâce auxquelles, selon eux, le français était devenu la langue de prédilection, non seulement de la diplomatie, mais aussi du théâtre, de la poésie, de l'histoire et de la science.

- La prospérité sociale et le prestige du français

Le 18e siècle en France a été une période de paix et de prospérité. Or, cette prospérité a eu un curieux impact sur la langue. La classe moyenne s'est enrichie, ce qui a permis aux gens d'acheter plus facilement des titres d'honneur.25 Mécontente de ne plus pouvoir se faire distinguer par statut ou par titre, la noblesse française a cherché un nouveau moyen pour se rendre reconnaissable de la populace et c'est dans les "salons" parisiens qu'elle va le retrouver. Petit à petit, cette vie de salon à la parisienne se répand en Europe et les expressions comme "art de vivre" et "la mode" apparaissent dans la langue française, puis dans les autres langues européennes.

Marc Fumaroli, historien contemporain français, dans Quand l'Europe parlait français, explique "le caractère de la vie littéraire, artistique et mondaine de Paris" qui

25 Dans la lettre 24 des Lettres persanes, Montesquieu se moque du roi de France (Louis XIV) qui, selon lui, "tire [ses richesses] de la vanité de ses sujets. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre" (71). 63 attirait l'intérêt des cours et du public étrangers (17). Il compare la langue française au latin de Cicéron et au grec de Lucien, la décrivant ainsi, "une langue en elle-même incommode, difficile, aristocratique et littéraire", qui voulait conserver, comme ses ancêtres de l'Antiquité, le "bon ton" dans les manières, la qualité d'esprit et "cette exigence de style qui a fait son prestige universel" (19).

Bien qu'on ressente le poids du préjugé dans les paroles de Fumaroli, notamment lorsqu'il compare le français et l'anglais (cette dernière langue, selon lui, doit son hégémonie et l'essentiel de sa puissance d'attraction à son "caractère sommaire, commode, élémentaire, passif, ne demandant à ses locuteurs aucun engagement ni dans la manière ni dans la matière de leur parole"), on ne peut nier le prestige de la langue et la culture française qu'il vante, particulièrement dans des pays comme l'Iran où le français n'a pas été introduit de force. La question que l'on peut ainsi se poser ici est celle des privilèges, dans le sens du discours du "capital culturel" de Pierre Bourdieu, que pouvait apporter la connaissance du français à son locuteur persan à l'époque.

En Perse, ce sont le Chah, ses courtisans et l'élite persane qui, ayant voyagé en

France et fascinés par la nouveauté et le confort des Parisiens, ont importé le français dans le pays, voyant à travers cette langue un peuple prospère et cultivé. Pour les Persans, la France était la destination préférée à l'époque des Qadjar, époque où le voyage en

Europe était en vogue parmi les classes aisées de la société persane. On connaissait

"l'étranger" ou "l'Europe" sous le nom de "Faranghestan" qui voulait dire "pays des

Francs" ou la France. De même, "aller à Faranghestan" était équivalent de l'expression actuelle "aller à l'étranger", comme le note Ali Akbar Dehkhoda dans le grand dictionnaire persan Loqatnameh Dehkhoda. En plus, nous pouvons dire que voyager à 64

Faranghestan apportait un certain honneur et prestige à celui qui y allait et le dotait d'un pouvoir social dû à une reconnaissance distinctive parmi les autres. Ce prestige était d'autant plus grand si quelqu'un connaissait la langue de Faranghestan en ce que cette connaissance lui facilitait l'accès aux postes diplomatiques et gouvernementaux.

Remarquons encore que le prestige du français en Iran par rapport aux autres langues

étrangères était lié en grande partie à la faveur que les rois et les familles royales persans accordaient à cette langue ce qui fait que même après l'hégémonie de l'anglais au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, le français garde toujours son prestige. Disons ainsi que, si l'apprentissage de l'anglais (comme véhicule international de communication et télécommunication) évoquait la question de l'utilité de la langue, l'apprentissage du français, devenant de plus en plus rare, relevait du prestige de la langue en même temps qu'il augmentait paradoxalement ce prestige.

En ce qui concerne la forme et la tonalité de la langue, le français avait, pour les intellectuels iraniens, l'aspect d'une mélodie harmonieuse, intime et plaisante à l'oreille, surtout quand ils le comparaient avec la langue arabe qui était pour eux une langue moins mélodieuse et plus dure à entendre. Cette comparaison entre l'arabe et le français, nous pouvons plus ou moins la relier à l'influence de l'idée de l'arabe, vu comme "langue de l'envahisseur" chez certains Iraniens.26 Ici, nous insistons sur "plus ou moins" parce que les avis étaient et restent toujours partagés, selon le degré de croyance en l'Islam et la

26 Après la conquête de la Perse par les Arabes (637-751) qui met fin à la religion zoroastrienne, la langue arabe devient la langue officielle pendant de longues années. Bien que les vainqueurs ne puissent pas imposer leur langue pour toujours et le persan reprenne son statut de langue officielle, celui-ci s'est mélangé avec des mots empruntés à l'arabe. Avec la fondation de "Farhanguestan" ou "l'Académie de la langue et de la littérature persane" en 1935, on essaie d'extraire et d'effacer les mots arabes en les remplaçant par des termes persans.

65 pratique religieuse.27 Plus tard, l'apprentissage du français devient à la mode et remplace celui de l'arabe. Ceci dit, nous pouvons considérer la réaction contre l'arabe comme un facteur de l'expansion du français en Iran.

- Les idéaux de la Révolution de 1789

Une autre perception de l'universalité du français met en relief le lien fort entre la langue et les idéaux de la Révolution française de 1789. Sous les effets de la Révolution, le mouvement de patriotisme se déploie au domaine de la langue. Dès lors, les deux notions langue et nation deviennent inséparables et le besoin de se débarrasser du plurilinguisme qui dominait la France et celui de se doter d'une langue nationale, se ressentent plus que jamais. Le Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française, rédigé par l'abbé Grégoire en 1794, est un exemple de l'importance de la question de la langue dans la politique de la Révolution.

Selon les partisans de l'universalisme français, le peuple français partage des valeurs universelles uniques qui servent le bien universel et qui sont transmises par le biais de la langue française. Ainsi, défendre le rayonnement du français est en réalité défendre le droit de penser, de s'exprimer et d'échanger des idées.

Dans son article "The Crisis of French Universalism", Naomi Schor remarque que l'universalisme français est fréquemment reconnu en tant que représentant des droits de l'homme et des idéaux révolutionnaires de liberté, d'égalité et de fraternité. L'auteur

27 Nous voulons aussi excepter le cas de "l'adhan" ou "l'appel à la prière" chanté par le "muezzin", du "minaret" des mosquées ou diffusé à la radio, et que l'on entend trois fois par jour en Iran avant les prières du matin (à l'aube), du midi et du soir (au coucher du soleil). Pour la plupart des Iraniens, ce chant mélodieux de la prière fait partie de leur culture, de leur histoire, et des souvenirs de leur maison d'enfance.

66 désigne une certaine conviction française qui fait correspondre par un lien invisible les droits universels de l'homme à l'universalité de la langue française. D'après Schor, c'est par l'association de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et des articles du code Napoléon à la Déclaration des droits de l'homme des Nations Unies que la langue française est associée à l'idée de l'universalisme français conjointement avec les idéaux humanitaires de la Révolution française. Elle écrit:

The Declaration of the Rights of Man and the Citizen, which was in the

twentieth century reappropriated by the United Nations and extended well

beyond national boundaries in The Declaration of the Universal Rights of

Man, articulated Frenchness onto universalism. To this day French

national identity remains bound up -- at least in official discourse, but also

in ongoing intellectual debates -- with universal human rights of which

France considers itself the inalienable trustee. French, accordingly, is the

idiom of universality. (46-47)

Schor dénonce aussi le paradoxe central de l'universalisme français au 20e siècle qui

évoque l'image de la France colonisatrice. Elle remarque, "The very universalism that is enlisted to press forward claims to human rights is reviled as legitimating oppression and masking inequity" (55). L'auteure remet également en question l'emploi du mot "homme" qui désigne le sexe masculin dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et constate que, "Masculinity is the default drive of universalism" (62).

Cependant, l'influence des idéaux de la Révolution de 1789 ne s'est pas limitée à l'Europe. Grâce à l'imprimerie et aux œuvres littéraires et philosophiques des penseurs des Lumières comme Voltaire, Montesquieu, Rousseau, l'esprit révolutionnaire ainsi que 67 la réputation du français en tant que langue de la prospérité et de l'avenir libre, se sont répandus dans des pays d'outre-mer et ont eu un impact dans des pays aussi éloignés que l'Iran.

La langue française, perçue comme langue "universelle" et ouverture sur l'Occident, apparaît alors pour la Perse comme le moyen de communiquer avec le monde entier, par dessus tout avec la France, réputée sous le vocable de berceau de la démocratie après la Révolution française. La voix de la Révolution, en renversant les structures politiques, sociales et juridiques de la France monarchique, porte dans les quatre coins du monde, y compris en Perse qui, bien que tardivement mais avec engouement, va suivre cette Révolution et ses conséquences. À titre d'exemple, mentionnons la Révolution constitutionnelle iranienne de 1905-1911 qui, selon Amélie Neuve-Église, a été en partie

"l'aboutissement d'un lent et profond enracinement des idéaux de la Révolution

Française". L'auteure poursuit, "Les décennies précédant la Révolution Constitutionnelle, ont été les témoins de nombreux cercles d'intellectuels opposant les principes de 1789 à la monarchie Qadjar" (14). Rappelons-nous aussi les élites persanes (dont nous avons parlé dans le chapitre précédent) comme Mirza Youssef Khan Mostachar-od-dowleh, diplomate et représentant du ministère des Affaires étrangères, reçu par Napoléon III en

1867, qui a traduit en persan la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et des articles du code Napoléon, ou le franc-maçon persan Mirza Yaghoub Khan qui a propagé la devise "Liberté, Egalité, Fraternité".

Dans Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIe au XXe siècle, Ehsan

Naraghi observe la sympathie interculturelle qui se manifestait entre les Français et les révolutionnaires constitutionnalistes. Pour les Iraniens cette sympathie était de sorte que 68 l'intérêt pour la langue française se confondait, à l'époque, avec l'enthousiasme pour les idées et les philosophies modernes issues de la Révolution française. Du côté des

Français, cet engouement s'expliquait dans la similitude qui existait entre les textes des lois constitutionnelles des deux pays. Selon Naraghi, "Les révolutionnaires constitutionnelles de 1906 pouvaient se targuer avec d'autant plus de fierté de suivre l'exemple de la Révolution de 1789 que, de son côté, la presse française reflétait plus que celle des autres pays les événements de la révolution iranienne. . . . la similitude observée

. . . contribuait à susciter la sympathie des Français pour la révolution iranienne" (132).

L'idée de modernité et de progrès

L'histoire de la modernité en Iran date du début du 20e siècle, plus précisément de la Révolution constitutionnelle de 1905-1911, initiatrice en son genre au Moyen-Orient.

Mais c'est avec Reza Chah et son rêve de moderniser le pays à l'européenne, moyennant la langue française, que cette modernité prend son essor. Cette modernité est donc liée à la pensée européenne.

Sémantiquement, l'idée de modernité est conçue comme une évolution des idées ainsi qu'un changement aux niveaux social, politique, économique et technologique, dans l'esprit de l'homme qui y cherche la prospérité, le confort et la nouveauté, ce qui était une des caractéristiques essentielles des Temps Modernes en Europe. En Iran, le terme même de "modernité" ainsi que beaucoup d'autres termes techniques et politiques sont introduits par le français comme emprunts lexicaux et sans aucun changement morpho-sémantique, dans le langage persan. Parmi ces emprunts nous retrouvons les termes: "parlement",

"diplomatie", "conférence", "candidat", "technologie", "téléphone", "télévision".

69

De même, le début de la modernité correspond à un moment fondamental de l'histoire du pays: la Révolution Constitutionnelle de 1905-1911. Cet événement était précurseur et unique en son genre au Moyen Orient, avec la fondation du parlement et de la Constitution iraniens qui dans une grande partie, selon Jean-Pierre Digard, Bernard

Houcarde et Yann Richard dans L'Iran au XXe siècle, avaient pris modèle du parlement et des Constitutions belge et française (33). Selon cette Constitution, les hommes âgés de plus de 25 ans avaient le droit de vote, et il y avait au parlement des sièges pour les minorités religieuses: les zoroastriens (l'ancienne religion en Iran avant l'Islam), les chrétiens et les juifs. L'assassinat de Nasser-Eddin Chah Qadjar en 1896, au cours de la

48e année de son règne, est considéré comme un événement avant-garde à cette

Révolution qui semblait s'inspirer déjà de la Révolution française de 1789. Cet assassinat avait pour particularité d'être effectué par les coups de pistolet d'un clerc Mirza Reza

Kermani, et Nasser-Eddin Chah était le dernier représentant de la monarchie absolue.

Plus tard, lorsque Reza Shah Pahlavi prend le pouvoir en 1921, l'histoire de la modernité en Iran entre dans une nouvelle étape. La modernisation prend une forme accélérée. On affirme souvent que le véritable soutien au développement du français en

Iran réside dans le désir de Reza Chah d'améliorer ses relations avec les pays européens qui lui suggéraient les idées de modernité. À ce propos, Jean Mélia dans le chapitre "Réza

Chah Pehlevi" de son livre Visages royaux d'orient (1930), souligne le "rôle idéal" de la

France en tant que l'amie "désintéressée" de la Perse dans la lutte d'influences britanniques et russes, et la volonté de Reza Chah d'établir des relations étroites avec la

70

France.28 Mélia cite les paroles de Zahir-El-Eslam, l'envoyé de Reza Chah en France en

1926 à la presse française: "En Perse, pays vaste et qui compte, les étrangers, Américains,

Anglais, Allemands, Russes, ne sont que des étrangers qu'on accueille avec bienveillance, tandis que la France est une amie, et on regrette qu'elle se fasse rare" (102-03). Dans le processus de moderniser le pays, Reza Chah instaure de nouvelles lois, souvent opposées

à la tradition. Parmi ces lois, citons la loi de "dévoilement" qui interdisait le port du voile aux femmes dans les lieux publics. Pour mieux parvenir à ses fins, Chah recourt à "un système moderne de propagande: le cinéma" qu'il croyait la meilleure aide "éducatrice".

En achetant des films français (et en les faisant projeter dans des "salles improvisées") qui montraient les boulevards de Paris et des Parisiennes aux vêtements modernes, il espérait pouvoir stimuler l'imagination des Persans et des Persanes et ainsi "hâter le progrès" (Mélia 101).

Ainsi nous pouvons voir que dans le parcours de la francophonie en Iran, qui est le sujet de ce chapitre, l'idée de modernité et de progrès, de par sa forte liaison aux idéaux des Lumières ainsi qu'à la notion de "l'universalité" de la langue française, a été un facteur essentiel dans la propagation du français et aussi dans l'évolution de la francophonie en Iran. Dans les pages qui vont suivre nous étudierons les différentes composantes de cette francophonie, et ce dans le but de clarifier ce que représentaient la

France et sa culture dans la société persane et particulièrement le français en tant que première langue étrangère occidentale.

28Jean Mélia est un écrivain franco-algérien né en Algérie en 1871. Il fait partie des écrivains qui avec leur plume luttaient pour les droits des indigènes algériens. Il a écrit une cinquantaine de livres et d'articles (pour le journal Mercure de la France) dont quelques-uns sur les mouvements révolutionnaires, modernistes et rénovateurs du Moyen-Orient tels que Mustapha-Kemal, ou la rénovation de la Turquie (1929) et Visages royaux d'Orient (1930). 71

2. Les différentes composantes de la francophonie en Iran

La présence de la francophonie en Iran peut être vue sous différents aspects culturo-linguistiques ainsi que par la réception de la francophonie littéraire dans ce pays.

Dans cette partie nous étudierons cette francophonie à travers ses différentes composantes culturelles, linguistiques et littéraires parmi lesquelles se distinguent: les

écoles françaises et l'enseignement du français (la Didactique du FLE ou Français Langue

Étrangère, au niveau universitaire), la traduction des œuvres littéraires françaises, l'introduction des mots et expressions françaises dans la langue persane (le cas de l'emprunt lexical et du calque), et enfin une présence éditoriale (journaux et revues français) et médiatique (chaînes internationales).

L'enseignement du français et l'apparition des écoles françaises

Comment le français est-il devenu la première langue étrangère européenne enseignée en Perse pendant environ un siècle, malgré son influence et sa présence politiques secondaires, aux dépends des langues de ses deux grands anciens rivaux, à savoir l'Angleterre et la Russie ?

La question posée est, parmi d'autres, au centre de nos préoccupations dans cette recherche, à laquelle nous avons partiellement répondu en soulignant au préalable les facteurs à la base de la francophilie et de la francophonie persanes: le "désintéressement" politique de la France envers la Perse, l'"universalité" du français et l'idée de modernité liée à "Farang", auparavant équivalent de "l'étranger" et "la France" en Perse.

Cependant, comme tous les phénomènes qui évoluent au fil du temps et qui pour cela ont besoin d'une force motrice pour persister et se développer, la francophonie dans le monde

72 s'est servie de ses roues motrices, les écoles françaises, pour avancer et se garder en mouvement efficace. L'Iran n'a pas échappé à cette règle.

Il y a là un pacte moral que rien ne peut dissoudre parce qu'il est au-dessus

de tous les pactes d'intérêts matériels. La France voit ainsi la plus haute

récompense lui échoir en Perse: c'est le triomphe de sa culture. La langue

française est enseignée au collège impérial polytechnique, au collège

militaire, ainsi que dans toutes les écoles relevant du gouvernement. Notre

langue l'emporte sur toutes les langues étrangères, à ce point que les

instructeurs militaires allemands sont obligés de faire leurs cours en

français . . . Ce rayonnement de notre culture intellectuelle en Perse est,

tout d'abord, l'œuvre magnifique des missionnaires français en Orient.

(Mélia 75)

Dans l'extrait ci-dessus et tiré du Visage royaux d'Orient, trois points importants sont rapportés: le "désintérêt matériel" de la France en Perse, le statut privilégié du français par rapport aux autres langues étrangères (au niveau gouvernemental et vu comme fruit de ce désintérêt) et le rôle des missionnaires français dans l'expansion de la langue et de la culture françaises. Remarquons également que le "pacte moral" dont Mélia parle est ce que la France et les hommes de l'État français ont toujours voulu faire croire à leurs

"amis" dans des régions comme l'Iran où en raison de ses intérêts internationaux, la

France n'avait pas une présence politique du premier degré. En ce faisant, la France cherchait à renforcer ses liens culturels afin de pouvoir préserver son influence dans d'autres domaines, économique et politique, dans ces régions.

73

Dans L'Expansion: 1881-1898, Pierre Guillen retrace bien le but de la France dans la propagation de la langue et la culture françaises dans les colonies et à l'étranger. Celui-ci, en faisant référence au discours de Paul Cambon (président de l'Alliance française lors de sa création en 1883) sur l'importance de la "tâche patriotique" de l'Alliance française à l'étranger dans l'expansion de la culture française et la lutte contre l'influence croissante

(depuis 1870) de la culture allemande, cite Pierre Foncin (secrétaire général de l'Alliance française) et écrit, "tout client de la langue française est un client naturel des produits français... Les mots sont les véhicules des idées et des sentiments, ils traînent à leur suite des ballots de marchandises et ils marchent plus vite que les soldats" (40-41).29

En Iran, cette politique de l'influence ou du "pacte moral", comme l'a remarqué Mélia, a bien fonctionné, ouvrant la voie à l'implantation des écoles françaises. Dans les lignes suivantes nous allons voir comment la langue française est introduite en Iran.

Comme nous l'avons déjà constaté, les premiers contacts officiels entre la France et la Perse remontent au début du 16e siècle, lors de la dynastie safavide et notamment sous le règne de Chah Abbas 1er, cinquième souverain de cet état. Celui-ci cherchait à moderniser le pays et à rétablir sa suprématie sur le Golfe persique contre les ennemis voisins, en développant les relations avec les autres pouvoirs occidentaux. Selon les historiens, les premiers agents français étaient les missionnaires chrétiens qui avaient voyagé en Perse pour des intérêts variés. Mis à part leur rôle religieux, ils étaient interprètes, conseillers ou ambassadeurs. A ce propos dans son article "Les premières rencontres entre l'Iran et la France" Javad Hadidi écrit à ce propos: "Ce fut ainsi que les

29 Après la défaite de la France contre les Prussiens dans la guerre franco-prussienne du 1870, la France cherchait à retrouver son image internationale altérée par cet échec. Pour cela la lutte contre l'influence culturelle allemande était d'une importance capitale. 74 premiers missionnaires français arrivèrent en Iran. Shah Abbas les reçut généreusement, et bien qu'il fût très ferme dans ses convictions religieuses, il leur permit même de fonder des églises en Iran, à Tabriz et à Ispahan surtout" (15).30 Ces missionnaires, pour la plupart des pères capucins, étaient accueillis à bras ouverts par le roi et les gouverneurs et c'étaient eux les précurseurs de l'enseignement du français en Perse. Citons à titre d'exemple le père capucin Raphaël du Mans (Jacques Dutertre) qui a vécu pendant cinquante-deux ans en Perse où il était ambassadeur de France à la cour du Roi. Selon

Jean-Baptiste Tavernier, il connaissait parfaitement la langue persane et le turc et enseignait le français au Roi et à ses courtisans (211-14). Dans Raphaël du Mans, missionnaire en Perse au XVIIe siècle, Francis Richard souligne le but non politique des missionnaires capucins qui, d'après lui, étaient des hommes fort cultivés, et estimés à la fois par le roi de la France dont ils étaient "loyaux sujets" (30) et le Chah de la Perse qui se plaisait "à sa [Raphaël du Mans] conversation, car il était plein de science et de bon sens" (39). Selon Richard, le but principal de ces missions capucines étaient d'unir les

Eglises chrétiennes d'Orient et leurs chefs à Rome et aussi de soutenir les "Chrétiens minoritaires en terre d'Islam . . . les empêchant ainsi de disparaître" (17).

Cependant, si ces missions religieuses françaises sont souvent associées à la notion de désintérêt politique, quelques études révèlent des objectifs politiques. Yann

Richard, sociologue et spécialiste du chiisme et de l'Iran contemporain, dans son article

"Les chrétiens en Iran, hier et aujourd'hui" souligne que le but principal du voyage des premiers missionnaires chrétiens étaient d'établir une alliance avec les Safavides qui

30 C'est avec la dynastie safavide que le culte de "chi'isme duodécimain" ou l'islam chi'ite est devenu la religion officielle de la Perse.

75

étaient chi'ites contre les Turcs ottomans sunnites (8). Du côté des Persans, établir des relations politiques avec la France faisait partie intégrante des intérêts de la cour persane.

À ce titre, Francis Richard cite le témoignage d'un voyageur français, Poullet, en 1659,

"Abbâs II [Chah Abbas II] aurait voulu qu'il ne subsistât plus dans son royaume que deux religions, l'Islam chiite et le christianisme, ce dernier à cause des bonnes relations entre la

Perse et l'Europe chrétienne, dont l'alliance lui est nécessaire" (43).

Or, pour ces missionnaires en Perse, la promotion de la vie des Chrétiens minoritaires n'était possible que par une promotion de l'enseignement. C'est ainsi que plus tard, les premières écoles françaises, les écoles lazaristes, gérées par des missionnaires lazaristes, seront inaugurées dans les grandes villes d'Iran, la première à Tabriz en 1839, la deuxième à Ispahan et la troisième à Téhéran. A la suite de ces premières écoles, en

1860, d'autres établissements scolaires français seront fondés par des jeunes militants juifs français croyant aux idéaux de la République française. Ces derniers fonctionnaient sous la direction de l'organisation Alliance israélite. Et enfin, à la suite de la création en

1883 de l'Alliance française de Paris, cinq ans seulement se découlent avant que les deux pays se mettent d'accord pour développer de nouveaux établissements scolaires, mais cette fois-ci laïcs, en Iran.

Les opinions sont partagées au sujet de la religion et l'acte de convertir les musulmans ou les adeptes d'autres cultes. Quoique certains historiens mettent en relief la neutralité ou la politique de désintéressement des missionnaires lazaristes et israélites à ce propos, d'autres affirment le contraire. Bien sûr, le rôle que ces missionnaires jouait comme représentants de l'empire français en Perse était bien différent de celui de leurs frères dans les colonies françaises où la France exerçait un pouvoir coercitif grâce à une 76 présence militaire. Toutefois, le nom même de ces organisations est révélateur de l'origine de leur mission. Si l'union des chrétiens et la conversion des protestants qui habitaient en Perse avaient été le premier souci de ces missionnaires, la conversion des musulmans n'était pas hors de question.31 D'après Yann Richard, "Deux capucins français

. . . arrivent à Ispahan en 1628. . . . Le but affiché est de travailler à l'union des Églises orientales (y compris les Arméniens) avec l'Église catholique et d'essayer de convertir les musulmans avec une prédication respectueuse des valeurs musulmanes et en montrant le bon exemple" (8).

- Les écoles lazaristes

La première école française lazariste de Perse est inaugurée à Tabriz dans la province d'Azerbaïdjan en 1839. Au début du 19e siècle, cette province comptait environ

40 000 chrétiens dont la majorité étaient Nestoriens et Arméniens orthodoxes. Les écoles lazaristes étaient gérées par des missionnaires lazaristes. Le fondateur de la Mission

Lazariste en Perse et de l'école de Tabriz, était le jeune et célèbre orientaliste, Eugène

Boré, qui avait voyagé en Perse en 1837 pour une mission archéologique. Dans son voyage à Tabriz, Comte Édouard de Sercey, ministre plénipotentiaire chargé d'une mission spéciale auprès du chah de Perse, écrit en 1840: "J'ai trouvé à Tauris [Tabriz] M.

Boré ce jeune orientaliste français qui s'est donné l'honorable mission de travailler à la civilisation des Persans. L'école qu'il a fondée prospère de jour en jour davantage, il a

31 Dans un article de la Revue du monde catholique "La perse et les missions lazaristes", on parle d'une forte rivalité entre les catholiques lazaristes et les protestants américains. Il semblerait, selon les lazaristes, que ces derniers aient joué des tours pour expulser les lazaristes de Perse. La première église et école des protestants ont été fondées par L'Américain méthodiste, Justin Perkins, qui arrive en Iran à Urmiya en 1834.

77 besoin d'appui officiel, il vient de recevoir un firman [ordre] du Roi qui autorise son

école" (Hellot-Bellier 117).

Selon certains documents de L'Atlas des missions catholiques, l'arrivée en Perse des premiers lazaristes vers l'année 1840 et leur installation n'ont pas été sans difficultés.

L'Atlas prétend que les protestants ont usé parfois de violence pour convertir les habitants catholiques et ont tout essayé pour pouvoir expulser les missionnaires lazaristes ce qui, pour une certaine période de temps, arrête semblerait-il, "l'essor de la foi catholique"

(24). Malgré ces difficultés apparentes, certains de ces lazaristes comme le père Aristide

Chatelet, directeur du collège Saint-Louis de Téhéran, reconnaît en Perse un climat de tolérance et un peuple à l'esprit ouvert: "La Perse se présente comme un vaste caravansérail, ouvert à toutes les races" et qui fait "le même accueil à toutes les croyances" (60). En 1840, le Comte de Sercey obtient deux firmans (ordres) du Roi : firman de tolérance envers les catholiques de Perse et firman à Eugène Boré d'ouvrir la seconde école française, à Ispahan (Hellot-Bellier 118).

Avec l'arrivée des Filles de la Charité en 1855, deux autres écoles pour filles seront ouvertes à Téhéran, à Tabriz et à Ispahan ". Là, les pensionnaires "apprennent la langue française, les travaux manuels, le dessin et la musique". En 1862, le collège de

Saint-Louis est inauguré pour les garçons à Téhéran "qui fut immédiatement fréquenté par les fils de l'élite persane" et plus tard le lycée Jeanne d'Arc pour les filles (Mélia 75-

76).

- Les écoles de l'Alliance israélite universelle

La Mission israélite française a parcouru un itinéraire quasi similaire à celle des lazaristes en Perse. Cependant, il faut souligner que les Juifs ont eu une histoire plus 78 ancienne en Iran. Dans le livre Esther's Children: A Portrait of Iranian Jews, publié par

The Center for Iranian Jewish Oral History, on affirme que la communauté juive iranienne est une des plus anciennes du monde et que son apparition remonte à l'année

597 avant Jésus Christ (3). Au début du 19e siècle, on comptait environ 50 000 juifs en

Perse.32 À l'aube de la fondation de l'État d'Israël en 1948 et avant la Révolution islamique de 1979, l'Iran était le pays qui avait le plus grand nombre de juifs au Moyen-

Orient (ix), avec une population entre 80 000 à 100 000 (258). Cela montre l'importance des missions israélites en Perse, notamment celles de l'Alliance israélite universelle.

Fondée en 1860 à Paris par des "élites françaises juives et non-juives fidèles aux idéaux de la République française," cette organisation se voit avant tout protectrice des droits des juifs, partout dans le monde.33 En 1873, la pétition d'Adolphe Crémieux, alors président de l'Alliance israélite, adressée au roi de Perse (Nasser-Eddin Chah) suite aux plaintes des juifs d'Ispahan contre les persécutions d'un mollah radical, constitue un exemple du rôle protecteur de l'Alliance. Plus tard, les questions d'émancipation et de "régénération", ou autrement dit, faire des juifs des gens "modernes et éclairés", seront introduites à l'ordre du jour. Croyant fortement à l'apport de la culture française dans la réalisation de cette mission civilisatrice, l'Alliance israélite entreprend l'implantation d’écoles françaises dans divers pays du monde. En Iran, la première école est ouverte en 1898 à

32 Selon beaucoup de voyageurs comme Tavernier ou Gobineau, les familles juives n'étaient pas uniquement pauvres. Il y avait des orfèvres, des bijoutiers, des marchands de soie et des médecins qui par leur réputation étaient parfois appelés auprès de la famille royale. 33 Certains voient en ceci une forme de paradoxe. D'une part les fondateurs de l'Alliance Israélite ont reçu pour la plupart une formation laïque dans des universités de la République mais d'une autre part cette organisation tenait fortement à maintenir vivants la pratique et l'enseignement du judaïsme. C'est ce paradoxe que traite Jules Braunschvig dans son article "Réflexions sur les écoles de l'Alliance".

79

Téhéran. Dans le chapitre intitulé "Israélite de Perse" du Bulletin de l'Alliance israélite universelle, il est écrit, "La transmission de la culture française aux juifs orientaux a constitué une mission essentielle de l'AIU qui s'est attachée, dès sa création en 1860 à multiplier la fondation d'écoles, de Tanger . . . à Téhéran" (66). De même dans le mensuel

Paix et Droit de l'Alliance israélite universelle, publié en novembre 1924 à Paris, on peut lire:

En Perse, nous avons aujourd'hui quatre groupes scolaires, et nous savons,

par le témoignage . . . des représentants français dans ce pays, l'influence

civilisatrice et moralisatrice qu'ils exercent sur les israélites, le respect

qu'ils inspirent aux autorités politiques et religieuses et le prestige qui, par

eux, rejaillit sur la population juive elle-même; elle y trouve une

protection efficace, qui n'est pas à dédaigner dans un pays où la situation

politique est encore si gravement troublée.34

La mission "civilisatrice" dont l'AIU parle rappelle celle menée par la France dans les pays colonisés. On sait bien que dans la politique de colonisation de la IIIe

République, la "mission civilisatrice" tenait une place importante. Mais tenait-elle la même place dans un pays comme l'Iran ? La mission civilisatrice de l'AIU en Perse incluait-elle les mêmes mesures assimilatrices prises par les colonisateurs français dans les pays comme l’Algérie, le Maroc ou les autres colonies et protectorats français ?35

34 A cause de la faiblesse des rois Qadjars il n'y avait pas d'autorité centrale dans le pays. En février 1921, Reza Khan (plus tard Reza Chah Pahlavi) fait un coup d'Etat à la suite duquel il est nommé chef de l'armée par Ahmad Chah (dernier roi des Gajars). En 1923, il devient Premier ministre et en 1925 le parlement iranien affirme le changement de dynastie et prononce Reza Pahlavi le nouveau Chah d'Iran. 35 Dans son livre Arabs of the Jewish Faith: The Civilizing Mission in Colonial Algeria, Joshua Schreier explique comment les Algériens juifs ont réagi à "la mission civilisatrice" et aux mesures assimilatrices 80

L'histoire montre qu'il ne s'agissait ni d'assimiler les juifs persans, ni de les naturaliser ou de leur donner une identité française mais plutôt de les éduquer et de les unir. Ceux qui

étaient à la tête de ces missions rêvaient déjà de construire un État israélite et les études sur le sionisme montrent que le nationalisme séculier existait bien avant la création des organisations comme l'Alliance israélite, datant de l'année 1840 où on voit en Europe l'essor de l'idéologie nationaliste. Mais pour les juifs, ce nationalisme était dans un état latent. Bien que pour l'Alliance, la langue et la culture française fassent partie intégrante de l'éducation des juifs en Orient, le maintien du judaïsme en tant qu'identité culturelle du peuple juif avait autant d'importance ou même plus.

Ainsi, la mission civilisatrice de l'Alliance Israélite Universelle en Perse consistait

à préparer les Juifs persans à leur future immigration en Israël. Un pays comme l'Iran avec une population juive conséquente, et qui, d'après les dirigeants de l'AIU, était considéré comme un "pays à religion unique dominante et non oppressive . . . [où] les

Juifs ne subissent pas de pression de la part des habitants de ce pays pour qu'ils abandonnent le judaïsme" était sans doute un territoire favorable pour leurs écoles (Les cahiers de l'Alliance Israélite Universelle 6).

Il est à noter que les écoles des missions françaises, qu'elles soient lazaristes ou israélites, étaient destinées avant tout aux élèves catholiques ou juifs. En ceci, on pourrait les comparer avec les établissements français au Maghreb avant la période de

prises par les colonisateurs français, à savoir la constitution des consistoires israélites et l'acte de naturalisation des Juifs d'Algérie, au 19ème siècle. Bien que cette mission semble s’inspirer des idées des Lumières, d'émancipation et de tolérance, plus tard elle apparaît comme une stratégie du pouvoir colonisateur pour contrôler et surveiller le peuple algérien. 81 colonisation, établissements qui accueillissaient les enfants des familles européennes: espagnoles, italiennes, maltaises... (Tselikas et Hayoun 49).

Toutefois, puisqu'il n'y avait ni contrainte ni de véritable propagande religieuse, de nombreux enfants d'élite musulmane persane commencent, avec le temps, à fréquenter ces écoles. Par la suite, la propagation de la notion de laïcité et l'apparition des écoles laïques font disparaître la forte inquiétude qui persistait chez certaines familles musulmanes, d'envoyer leurs enfants aux écoles lazaristes ou israélites.

- Les écoles laïques: L'Alliance française (AF) et La Mission laïque française (MLF)

L'Alliance française de Paris est inaugurée le 21 juillet 1883 comme

"l'Association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l'étranger". Ses fondateurs étaient catholiques, protestants, juifs, francs-maçons ou anti- cléricaux. Bien que leurs convictions religieuses divergent, tous s'étaient mis d'accord sur le fait de rendre à la France son mérite du passé qui depuis la guerre de 1870 semblait avoir perdu son éclat. Cette reconnaissance était considérée comme un devoir patriotique qui exigeait le soutien de toute la classe intellectuelle française.36 Avec l'Alliance française apparaissaient pour la première fois les concepts de francophonie et de français langue étrangère ou le FLE, qui signalent un nouveau tournant dans l'histoire de l'enseignement du français et des écoles françaises. Il ne s'agissait plus d'apprendre le français dans le seul but vital d'assimilation ou d'intégration mais de le faire pour des raisons professionnelles, touristiques ou culturelles. C'est ainsi que de nombreuses écoles sont ouvertes partout dans le monde.

36Selon Jean-Pierre de Launoit, un des fondateurs de l'Alliance française, "Il fallait réparer l'échec des armées par la séduction de la culture". 82

Un autre apport de l'Alliance française à l'enseignement du français a été l'introduction de la laïcité au sein du corpus de cet enseignement. Dans l'histoire de la laïcité en France, trois moments sont à retenir. Le premier est la Révolution française qui, en 1789, renverse le régime monarchique de droit divin et renforce le pouvoir d'État contre celui des clergés en créant le mariage civil et l'état civil en 1801. Le deuxième moment correspond à l'année 1882 où grâce à la loi Jules Ferry, un enseignement laïc, gratuit et obligatoire est désormais disponible à tous. Enfin, la loi de 1905 ratifie la séparation des Églises et de l'État.

Conçue comme un échange interculturel, cette laïcisation du système éducatif en France a influencé le système de l'éducation en Perse. Par conséquent, à côté des écoles traditionnelles, madresseh ou makhtab, on voit apparaître une forme d'éducation moderne

(comme les écoles françaises) qui devient désormais une affaire d'Etat. Il faut distinguer cependant cette éducation moderne à l'européenne de celle imposée par la France dans ses écoles coloniales.

En faisant référence à quelques articles de la Constitution iranienne (votés en 1910) concernant l'éducation en Iran, ainsi qu'en soulignant l'inspiration occidentale et plus particulièrement française dans le système éducatif, Ehsan Naraghi remarque que ces articles "témoignent de ce que la modernisation du système éducatif par l'Etat en Iran n'a jamais signifié la séparation d'avec l'islam et ses lois" (133). Nous voulons noter que même dans les écoles françaises les plus modernes comme le lycée Razi, où toutes les matières étaient enseignées en français (on apprenait même l'Histoire de la France) le cours de religion Ta'alimat-e Dini était obligatoire.

83

En Perse, l'implantation croissante de nouvelles écoles dans les grandes villes sous la gestion de l'Alliance française, donne naissance à une sorte de rivalité, tantôt religieuse mais pour la plupart financière, entre les différents réseaux d'enseignement du français en Perse.

Les premières écoles de l'Alliance s'ouvrent en 1887 à Téhéran et à Shiraz mais suite aux hostilités des religieux fanatiques ainsi qu'aux intrigues des deux grandes puissances russe et anglaise, elles sont fermées (Naraghi 131). Quatre ans après, en 1891, elles reprennent leurs activités grâce aux efforts du ministre français de Balloy. Les écoles de l'Alliance sont tellement actives qu'elles peuvent attirer de nombreux élèves en plusieurs années, de sorte que "selon le Bulletin de l'Alliance, ils n'étaient pas moins de 10 000 en

1905 (donc à la veille de la révolution de 1906), à parler couramment français" (Naraghi

132).

Cependant, si le terme de laïcité dans les écoles françaises apparaît pour la première fois avec l'Alliance française, c'est plus tard avec la Mission laïque française (MLF) que l'on voit une véritable tentative de mettre en place un enseignement laïc. André Thévenin dans son livre La Mission laïque française à travers son histoire 1902-2002, montre clairement les enjeux de l'enseignement français à l'étranger depuis la création de cette organisation en 1902.

La Mission laïque française a été créée le 8 juin 1902 par l'initiative de Pierre

Deschamps, ancien élève de l'École Normale de Saint-Cloud et qui à l'époque était le directeur du programme de l'enseignement du français à Madagascar. Adoptant une philosophie d'associationisme, basée sur l'idée de cohabitation de différentes cultures, la

MLF rejetait toute politique d'assimilation des indigènes dans les colonies. Dans son 84 article "La Mission laïque française et le plurilinguisme scolaire, clé essentielle pour le devenir d'une société cosmopolite rassurée", Thévenin explique que l'éducation mise en place par la MLF "se fonde sur une reconnaissance de l'autre, accueilli dans ses mœurs, ses croyances et ses langues" (41). Cette politique allait à l'encontre de ce qui se passait en métropole et remettait en question le principe de l'instruction publique métropolitaine, créé en 1790 grâce au rapport de l'Abbé Grégoire, sur "la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française" (41). De plus, certains documents montrent que pour les dirigeants métropolitains, l'expansion d'un enseignement laïc était prioritaire en ce qu'elle était un moyen de propager l'influence française à l'étranger. Ce phénomène va éloigner la MLF de son objectif premier qui était de fournir un enseignement basé sur l'idée de cohabitation de différentes cultures.

Thévenin écrit à ce propos:

Trois ans plus tard, le fondateur de la Mission, Pierre Deschamps . . . écrit

au président Alphonse Aulard: "La France fonde des écoles dans l'intérêt

de l'Humanité. Il est plus conforme au génie de notre pays d'agir d'une

manière désintéressée que de travailler à répandre notre influence." La

réponse ne se fait guère attendre: "Votre souci, du point de vue

philanthropique qui est aussi le nôtre, n'est pas incompatible avec notre

souci de l'influence française, qui est aussi le vôtre. Ce ne sont que les

deux faces d'une même politique, aussi humanitaire que française." Au

terme de ce dialogue, tout est dit. (45)

Dans le message du président, homme politique avant tout, on peut bien déceler cette idéalisation de la France en tant que pays "humanitaire". Tout dépend de la manière 85 d'interpréter "l'influence française". Il serait bien sûr naïf de la concevoir dans un cadre uniquement culturel. On pourrait même penser à "l'influence à la française" qui impliquerait le pouvoir politique et économique et la volonté d'exercer ce pouvoir.

Toutefois, l'expérience de la Mission laïque ne se réduit pas à l'enseignement du français dans les colonies. "L'Orient la fascine. Elle y devine ses possibilités . . . ouvrir des établissements puissants, capables d'affronter avec succès les écoles congréganistes"

(42). À partir de 1906, la Mission laïque ouvre des établissements dans divers pays orientaux comme en Egypte, au Liban, en Syrie et en Iran. Ils accueillent des élèves de toutes nationalités, toutes religions et toutes langues. Pour préparer le baccalauréat, la

Mission choisit l'option Sciences-Langues ce qui selon Thévenin répond mieux "à la soif de modernité des Orientaux, en même temps qu'à leurs attentes pour l'insertion future des enfants dans la vie professionnelle locale" (42).

À Téhéran, c'est en 1928 que la Mission Laïque a ouvert le lycée Franco-Persan de Téhéran. Le journal persan Ettelaat publie l'annonce de la MLF pour l'ouverture du lycée au 1er novembre 1928, "La Mission laïque française, en donnant aux élèves la double culture persane et française, entend les mettre en mesure, leurs études terminées, d'entrer sur un pied de pleine égalité avec les autres étudiants, dans les Universités et les

Grandes Ecoles de France et dans celles de Perse" (Mélia 106). Dans cette annonce, les principes de la MLF, à savoir, la diffusion de la langue et le respect de la culture d'origine, sont bien énoncés. Selon le programme du lycée, toutes les matières scientifiques étaient enseignées en français par des enseignants français à l'exception des matières en rapport avec la langue et la culture persane. En ce qui concerne les cours, il y avait deux sections différentes, section française et section persane, la première étant pour 86 les élèves d'origine française (ou de nationalité autre que persane) dont le père ou la mère travaillait en Iran. Soulignons ici contrairement aux écoles et aux lycées publics persans, le lycée de la MLF était mixte et recevait aussi bien les garçons que les filles. Le nouveau bâtiment de la MLF à Téhéran, le lycée Razi, dont l'accord de construction avait été conclu quatre ans auparavant, a été inauguré en 1966. C'est le général de Gaulle qui "pose la première pierre" de ce nouveau lycée lors de son voyage en Iran, en 1963. Avec la

Révolution islamique de 1979, le nouveau gouvernement iranien décide, en août 1980, de nationaliser le lycée sans l'approbation de la MLF.37

Il est bon de se rappeler que Reza Chah Pahlavi ainsi que son fils Mohammad

Reza Chah prennent le pouvoir à l'aide des puissances occidentales autres que la France: l'un à l'aide des Anglais et l'autre par le complot anglo-américain inhérent au coup d'Etat de 1953 (Opération Ajax). Pourtant, les deux étaient admirateurs de la culture et la langue française, ce qui était dû au prestige de cette langue mais aussi à "l'amitié séculaire et désintéressée" de la France envers l'Iran.38 L'ouverture du lycée de la MLF était le choix de Reza Chah dans son désir d'élargir les rapports avec la France. "Et, de fait, c'est vers la

France que se tourne Réza Chah Pehlevi. Il y a vingt ans que la création d'un lycée de la

Mission laïque française est réclamée à Téhéran. Cette création, ajournée notamment du fait de la guerre de 1914-1918, va être enfin effectuée" (Mélia 105). Reza Chah voulait moderniser le pays dans tous les domaines culturels, économiques, militaires et

37 La MLF, selon l'accord de 1962 entre le Ministère de l'instruction publique et la MLF, était la propriétaire du lycée pour 75 ans. 38 La plupart de la famille royale ont fréquenté les écoles françaises ou ont étudié dans les pays francophones comme la France et la Suisse. À l'époque où j'étudiais au lycée Razi (nouveau bâtiment du lycée de la MLF, inauguré en 1963), le fils de Mohammad Reza Chah, Alireza, et deux de ses nièces, Shahnaz et Azar, y faisaient leurs études. 87 judiciaires. Cela exigeait un corps enseignant bien formé. La France, depuis plusieurs siècles, avec ses technologies nouvelles, sa culture philosophique et sa langue de la culture et de la diplomatie, exerçait une véritable fascination sur les élites iraniennes.

L'envoi officiel de 123 étudiants en France en octobre 1928 (le parlement iranien vote un crédit de 30 000 livres sterling) est un exemple concret, parmi beaucoup d'autres actions du même genre, de la résolution de Reza Chah dans la réalisation de son rêve de moderniser le pays. Ces étudiants, en arrivant à Paris "ont la pensée délicate d'aller déposer une couronne sur la tombe du Soldat Inconnu" (Mélia 108). Plus tard, ce type de voyages en France se popularise et devient un facteur essentiel de l'influence linguistique du français sur la langue persane.

Dans la partie suivante, nous verrons que bien que l'enseignement du français et l'implantation des écoles françaises aient toujours été la force motrice de la francophonie en Iran, d'autres composantes, bien qu'en marge, ont contribué à ce que nous avons aujourd'hui en Iran comme l'image d'une francophonie latente, dont les deux phénomènes linguistiques de "l'emprunt" et du "calque".

L'influence de la langue française sur le persan

De toutes les langues européennes, le français est celle qui a le plus influencé la langue persane. Cette dernière a emprunté un nombre considérable de termes et d'expressions au français sous formes d'emprunts et de calques, un nombre qui, selon

Maryam Khalilpour dans Les emprunts lexicaux du persan au français, inventaires et analyses, constitue "82.7 % des emprunts lexicaux d'origine européenne" (9). Bien que les recherches linguistiques affirment que ce phénomène est dû en partie aux relations diplomatiques, culturelles et scientifiques entre les deux pays, une étude plus précise 88 définit la naissance de l'imprimerie et la traduction comme deux éléments principaux à l'origine de ce phénomène et de l'influence qu'a subie le persan (23-27). Dans les pages qui suivent, nous verrons ce que signifie les des deux termes "emprunt" et "calque" en nous basant sur quelques exemples concrets de ce phénomène linguistique en Iran. Mais, avant tout, il serait important de faire un court survol de l'histoire de l'imprimerie persane et de la traduction en Iran. Cette histoire entretient en effet un rapport direct avec l'influence de la langue française sur le persan.

- L'imprimerie et la presse persanes

Le développement de l'imprimerie au cours du 19e siècle a fortement contribué au développement de la traduction des textes étrangers en Iran. D'après l'article "Histoire de l'imprimerie en Iran" de Negâr Sâlehinia, publié dans le numéro 36 de La Revue de

Téhéran en novembre 2008, la première machine à imprimer est importée de Chine en

Perse, au début du 11e siècle, sous le règne d'un des rois moghols qui souhaitait imprimer

"le 'tchâv mobârak', l'argent béni, que l'on mit de force sur le marché" (4). Une seconde tentative est effectuée beaucoup plus tard au 17e siècle avec l'imprimation du livre de

Zabour de David par les Arméniens d'Ispahan qui avaient émigré dans la capitale sur l'ordre du roi, Chah Abbas le Grand. Ainsi, la première imprimerie "Basme Khâneh"

(maison d'imprimer) est inaugurée par les missionnaires chrétiens, dans la cour de l'église

à Ispahan. Cependant ces tentatives sont infructueuses. L'échec est dû non seulement au conservatisme des scribes qui voulaient contrôler la production des textes, mais aussi à des raisons esthétiques. Le procédé typographique ne pouvait en effet rivaliser avec ceux de la calligraphie et la lithographie qui tenaient une place importante dans les pays

89 musulmans. Donc, il a fallu attendre le 20e siècle pour que l'Iran connaisse un véritable développement de l'imprimerie.

Dans La genèse du roman persan, Christophe Balaÿ note que l'imprimerie sous forme de typographie est introduite pendant la dynastie Qadjar et sur l'ordre d'Abbas

Mirza, le prince héritier et le gouverneur de Tabriz en 1789. Il ajoute que celle-ci remplissait trois fonctions essentielles, la "diffusion d'ouvrages de culture (œuvres classiques, traductions, et tardivement, c'est-à-dire au début du XXe siècle, œuvres modernes); soutien pédagogique pour les nouveaux établissements scolaires; diffusion de la presse (d'information, politique, scientifique et culturelle)" (17).

Autorisée par les pouvoirs politiques, l'imprimerie était donc contrôlée en

"مالحظه شد" permanence. Tous les textes devaient passer par la censure et porter le sceau

(contrôlé), ce qui fait que beaucoup d'entre eux ne seront jamais publiés ou s'ils le sont, ce sera à l'étranger, à Istanbul ou à Calcutta, grâce à la presse opposante anti-Qadjar.39 Il est à noter qu'en Iran où il y a eu, malgré le despotisme régnant, une transmission "quasi- volontaire" de la modernité européenne, la première étape de cette modernisation s'effectue par le biais des "relais" extérieurs (dans le cas de l'Iran, les exilés politiques iraniens à Istanbul ou à Calcutta) qui "absorbaient " les idées et les mœurs occidentales pour les adapter ensuite à la culture du pays. Parmi ces intellectuels iraniens, contrainte d'émigrer à cause de la censure, certains, par la reconstruction de la pensée religieuse,

39 Il faut noter que la langue persane a été pendant des siècles la langue de culture en Inde et en Turquie. Au cours des cinq siècles qui ont précédé la période coloniale britannique en Inde (1750-1947), le persan était la deuxième langue du continent indien où il exerçait une grande influence sur les autres langues comme l'ordou, le pandjabi et etc. Selon Balaÿ, "Dès le XIIIe siècle, à la cour du Sultan de Delhi, le persan est langue officielle. Au XVIe siècle, le persan est en Inde la langue de culture par excellence, situation qui demeure pratiquement inchangée jusqu'en 1835" (25). 90 essayaient de concilier les valeurs spirituelles de l'Islam avec l'esprit moderne. Nous pourrions ainsi affirmer que pendant la seconde moitié du 20e siècle, c'est-à-dire avant la

Révolution constitutionnelle de 1906, une partie importante de l'imprimerie et de la presse persanes se développe en dehors du pays. C'est grâce à cette imprimerie et presse externes que paraissent des ouvrages fondamentaux, inspirés des idées novatrices et révolutionnaires occidentales, tel que Ketâbe-e Ahmad (Istanbul, 1894) de Tâlebof qui, sous forme d'une suite de dialogues entre un père et son jeune fils et par son discours philosophique, scientifique et politique, évoque "l'éducation 'à la Rousseau' [où] on assiste à une critique réglée de la société iranienne" (Balaÿ 19). En ce qui concerne les publications régulières de la presse d'Iran (publiée à l'intérieur du pays) jusqu'en 1906, on peut en compter 80 à savoir "Kholâsât al-Havâdes" (résumés des événements), premier quotidien de Téhéran paru en 1898 (Balaÿ 21). À la suite de l'assassinat de Nasser-eddin

Chah Qadjar en 1896, la censure devient moins intense, ce qui permet à la presse constitutionnaliste ou opposante de se développer en Iran. Ainsi apparaissent des journaux indépendants qui se distinguent par leur importance littéraire tels que "Nassim-e

Chomâl" (Le souffle du nord), "Teâtr" (Théâtre) et "Sur-e Esrâfil" (La trompette de

Séraphin). En recourant à la satire, à l'ironie, à la poésie ou à des formes théâtrales, ces journaux critiquent violemment la situation politique et sociale du pays. Le fondateur du dernier, Ali-Akbar Dehkhoda, est aussi l'auteur de l'œuvre gigantesque de seize volumes,

Loqatnameh, le plus grand dictionnaire persan rédigé jusqu'à présent. L'auteur a aussi traduit les deux œuvres de Montesquieu en persan: Considérations sur les causes de la

91

روح ) et L'esprit des lois (عظمت و انحطاط رومیان) grandeur des Romains et de leur décadence

.(القوانین

- La traduction, sa naissance et son développement en Iran

Parmi les différentes activités que les intellectuels et les élites persans du 19e et

20e siècles ont assumées, nous pourrions distinguer tout d'abord celle de la traduction. En

Iran, ainsi que dans les pays non colonisés où une langue occidentale n'a jamais été la langue véhiculaire, la traduction a été une fonction fort privilégiée en ce qu'elle était considérée comme le seul moyen d'accéder aux grandes œuvres de la pensée et de la science occidentales. À propos du rȏle des traducteurs dans des sociétés comme celle d'Iran, Daryush Shayegan écrit, "Les traducteurs, en raison du fait qu'ils ont accès aux sources modernes du savoir, jouissent presque du même prestige que les penseurs dont ils sont les interprètes. Les traducteurs sont les intermédiaires du savoir . . . Dans les publications, par exemple, le nom du traducteur revêt une importance égale, sinon supérieure, à celui de l'auteur qu'il traduit" (192). C'est le cas des traducteurs renommés comme Mohammad Tâher Mirzâ (traducteur d'A. Dumas), Hoseynali Mosta'ân

(traducteur de V. Hugo Les misérables) et Ali-Akbar Dehkhodâ (traducteur de

Montesquieu). Des premiers textes français traduits et imprimés en persan on peut mentionner par ordre chronologique:

- Histoire de Charles XII (voltaire/ traduit en 1819)

- Le discours de la méthode (Descartes/ traduit en 1862)

- Les mémoires d'un âne (Comtesse de Ségur/ traduit en 1882)

- Les aventures de Télémaque (Fénelon/ traduit en 1886)

92

- Le Conte de Monte-Cristo (A. Dumas/ traduit en 1891)

- Le capitaine Hatteras (J. Vernes/ traduit en 1893)

Remarquons dans cette liste l'incohérence qui existait dans le choix des auteurs. Dans un premier regard et du point de vue d'un lecteur du 21e siècle, il est difficile de trouver un lien entre Voltaire, Descartes, Comtesse de Ségur, Fénelon, A. Dumas et J. Vernes.

Pourtant, un regard plus critique et le souvenir de la situation sociale et culturelle de l'Iran du 19e siècle nous permet de mieux comprendre le manque de politique de cohérence dans le choix des textes traduits. S'étant rendu compte du retard que l'Iran avait pris sur d'autres pays en sciences modernes et l'art militaire, et par la volonté de remédier à ce retard, l'élite iranienne désirait accroître leur connaissance du monde extérieur. Elle cherchait acharnement dans la culture occidentale des modèles, essentiellement historiques ou politiques, qui pouvaient conduire le pays à de nouvelles connaissances.40

Cependant, dans la traduction des œuvres occidentales, on pourrait voir une certaine préférence pour les textes français dont les raisons sont plutôt historiques.

Autrement dit, ce privilège accordé aux textes français n'était pas dû à la nature ou à la supériorité littéraire de ceux-ci mais, pour la plupart, au statut privilégié de la langue française en Europe comme langue de diplomatie et de culture. A propos du français et de son usage dans les grandes écoles en Iran comme Dâr ol-Fonun (École supérieure polytechnique, à caractère militaire au début, fondée en 1851) où les professeurs étaient

40Parmi les premières traductions faites de l'anglais sur l'ordre du prince Abbâs Mirza, on trouve les ouvrages historiques rédigés par Mirzâ Rezâ Mohandes, sur la vie des grandes figures politiques شارل et Charles XII اسکندر مقدونی Alexandre de Macédoine , پط ِر کبیر occidentales comme Pierre le Grand . دوازدهم 93 recrutés de différents pays européens, Balaÿ écrit, "C'[la langue française] était la seule qui fût commune aux enseignants, elle le devint aux étudiants" (10).

La préférence pour les textes français est vue également dans le fait que de nombreux textes en d'autres langues étrangères sont traduits en persan d'après leur version en langue française comme le fameux ouvrage de James Morier (diplomate anglais) The Adventures of Hajji Baba of Ispahan ou Les aventures de Hadji Baba d'Ispahan (1824) dans lequel l'auteur décrit avec humour la société persane. Ce texte est traduit, par Mirza Habib

Esfahani, très connu aussi pour ses autres traductions remarquables (fidèles aux sources principales) tels Le Misanthrope de Molière (1869) et Gil Blas d'Alain-René Lesage

(1905). Par le biais de ces textes, tous traduits en exil à Istanbul, ainsi que du langage critique de leurs auteurs français comme Molière, le traducteur a voulu manifester sa propre critique envers le gouvernement despotique des Qadjar. Misanthrope est la première comédie traduite d'une langue étrangère en persan. Elle est également considérée comme le premier ouvrage étranger qui est mis en scène en Iran, initiant le public iranien à une forme de critique de la politique du gouvernement et des normes sociales, comme le remarque Jamshid Malekpour dans Adabiyyât-e nemâyasi dar Irân

(littérature théâtrale en Iran) (165). Tout cela témoigne de l'importance de la traduction dans l'échange interculturel entre les deux pays.

Parallèlement à l'envoi d'étudiants iraniens en Europe grâce à l'École Dâr ol-

Fonun, des spécialistes étrangers viennent en Iran pour aider les Iraniens à s'instruire dans les domaines techniques, scientifiques et militaires. Ces échanges entraînent le développement de la traduction d'une manière remarquable, ce qui résulte dans

94 l'introduction d'un grand nombre de termes latins, particulièrement français, dans la langue persane sous forme d'emprunt et de calque.

- Emprunt

Le vocabulaire et le lexique de chaque pays reflètent la culture et les traditions qui sont propres à ce pays et à son environnement. Ainsi, la transmission lexicale, sous n'importe quelle forme, qu'il s'agisse de l'apprentissage d'une langue étrangère, de la traduction ou d'emprunts lexicaux, implique la transmission de la culture d'un groupe social à l'autre. Dans les pages précédentes, nous avons examiné l'influence des écoles françaises et la traduction des textes français dans l'expansion de la francophonie en Iran.

Mais quel rôle y jouent les emprunts lexicaux ?

L'emprunt linguistique se réfère aux mots introduits dans une langue, dite langue d'accueil ou emprunteuse, sans changement morpho-sémantique et dans une situation de lacune lexicale. Ses mots, pour la plupart des termes politiques, techniques et scientifiques, sont donc repris d'une langue étrangère, ou langue prêteuse, avec une simple modification graphique ou phonétique. Toutefois, dans ce phénomène linguistique, nous ne pouvons nier l'impact culturel qu'exerce un pays sur un autre, comme cela s'est vu dans le cas de la France et de l'Iran où la France exerce une fascination culturelle sur la classe d'élite persane. Le linguiste iranien Mohammad-Reza

Bateni, explique dans Zabân va tafakkor (La langue et la réflexion) que l'emprunt est principalement un phénomène social marquant l'impact culturel d'une société sur une autre (52).

Depuis l'inauguration en 1935 de l'Académie de la langue persane, fondée pour conserver le persan/farsi comme patrimoine national du pays, les linguistes iraniens ont 95 essayé de trouver des termes équivalents en persan aux mots empruntés au français à l'anglais et surtout à l'arabe. Cependant, certains de ces termes ont été acceptés par les locuteurs iraniens, tandis que d'autres ont été rejetés en ce qu'ils ne semblaient pas idiomatiques à l'oreille iranienne ou encore parce qu'ils ne transmettaient pas le sens premier. Dans la table de la page suivante, table 1, nous avons rassemblé une vingtaine de termes politiques et techniques, toujours utilisés et populaires au sein de la société iranienne, comme quelques exemples concrets d'emprunts du persan au français. Nous avons relevé ces termes de différents numéros du plus ancien quotidien persan Ettelâ'ât

fondé en1926, et nous avons essayé de montrer les changements phonétiques ,اطالعات qu'ils ont subis au cours de cette transmission en persan comme: [a] --> [â] ou [ʀ] --> [r]

96

Le mot français L'emprunt Changements phonétiques qu'ont subis les mots français [aʀʃiv] --> [ârʃiv] آرشیو archive [bȏb] --> [bomb] بمب bombe [buʀs] --> [burs] بورس bourse [bydʒɛ] --> [budje] بودجه budget [kãdida] --> [kândidâ] کاندیدا candidat [sãsyʀ] --> [sânsur] سانسور censure [kɔmite] --> [komite] کمیته comité [kɔmisjȏ] --> [komisiyon] کمیسیون commission [kȏfeʀãs] --> [konferâns] کنفرانس conférence [kudeta] --> [kudetâ] کودتا coup d'Etat [diplɔmat] --> [diplomât] دیپلمات diplomate [enεʀʒi] --> [enerji] انرژی énergie [paʀlǝmã] --> [pârlemân] پارلمان parlement [ʀeʒim] --> [rejim] رژیم régime [stʀateʒi] --> [estrâteji] استراتژی stratégie [taktik] --> [tâktik] تاکتیک tactique [tεknɔlɔʒi] --> [teknoloji] تکنولوژی technologie [tεlεfȏ] --> [telefon] تلفن téléphone [tεlεvizjȏ] --> [televiziyon] تلویزیون télévision [teʀœʀ] --> [teror] ترور terreur [ʀefeʀãdɔm] --> [referandom] رفراندم référendum

Table 2: Quelques exemples d'emprunts du persan au français

Comme exemple d'emprunt, à la une d'un numéro récent du journal Ettelâ'ât, nous

et dans un autre numéro, daté du 1979 et استراتژیک "voyons le mot en gras "stratégique

97

et کودتا "des événements de la Révolution islamique, nous trouvons les mots "coup d'Etat

رفراندم "référendum"

Figure 1: Quelques emprunts au français dans le journal Ettelâ'ât

- Calque ou traduction mot-à-mot

En linguistique, le terme "calque" se réfère à une forme particulière d'emprunt lexical où le terme importé est traduit littéralement, c'est-à-dire mot à mot, d'une langue vers une autre. Dans cette importation, contrairement à celle de l'emprunt simple que l'on a vu auparavant, l'acte d'emprunt s'effectue seulement au niveau du signifié et n'inclut pas le signifiant. Cependant cette traduction littérale n'est pas toujours possible. Voici quelques exemples de mots français calqués sur l'anglais, ou inversement, des expressions anglaises calquées sur le français:

- Honeymoon --> lune de miel / to fall in love --> tomber amoureux

98

- nouvelle vague --> new wave / Tiers monde --> Third world / guerre froide --> cold war

Dans la table ci-dessous, table 2, nous avons donné des exemples des expressions politiques persanes calquées sur le français que nous avons tirées du journal iranien

Ettelâ'ât.

Terme en français Traduction mot-à-mot en persan (le calque)

رأی اعتماد vote de confiance آرا عمومی voix publiques جنگ سرد guerre froide تبادل نظر échange de vues خود مختاری autodétermination درهای بسته huis clos نخست وزیر premier ministre روی در روی tête-à-tête سرویس جاسوسی service d'espionnage شبکه جاسوسی réseau d'espionnage وابسته نظامی attaché milaire نامه سرگشاده lettre ouverte سیاست عدم مداخله politique de non-intervention سیاست انزوا politique d'isolement شورای امنیت conseil de sécurité

Table 3: Quelques exemples des expressions politiques calquées sur le français

À titre d'exemple, à la une du journal collé sur la page précédente, on peut voir en gros et

."qui signifie "vote de confiance " رأی اعتماد " en gras l'expression

99

Pour ce qui concerne notre choix du journal Ettelâ'ât dans la partie que nous venons d'étudier, bien que nous ayons souligné plus tôt le caractère d'ancienneté de ce journal, ceci ne sera pas notre seul point d'appui, puisque le rôle que ce journal a joué dans l'histoire culturelle des relations entre la France et l'Iran, s'est avéré beaucoup plus significatif, comme nous le verrons dans les pages suivantes.

L'image médiatique de la francophonie en Iran

- La presse iranienne en langue française

Les premiers journaux papiers en Perse datent de la première moitié du 19e siècle.

Ces journaux, pour la plupart mensuels, bi-mensuels ou hebdomadaires, étaient imprimés en langue persane. Le plus célèbre parmi eux, était l'hebdomadaire intitulé Journal des

Événements (Vaghâye Ettefâghieh), fondé par Amir Kabir, le grand ministre de Nasser- eddin Chah, en 1851. Dans ce journal, une partie était consacrée à l'étranger. Cette partie

était composée de plusieurs colonnes, chacune appartenant à un pays différent, et sous lesquelles on pouvait lire parfois la traduction des articles d'origine parus en Europe. Bien que traduits et rédigés en persan, ces articles sont considérés comme une première entreprise de la presse iranienne, dans la publication des nouvelles étrangères, également celles provenues de la France, d'une manière quotidienne. En soulignant le rôle de la maison de l'imprimerie et le bureau de la traduction de Dâr ol-Fonun, l'école polytechnique à l'européenne où le français était la langue dominante de l'enseignement, dans son article "Impact de l'acte traductif et de l'Autre culturel sur la francophonie latente en Iran", Mahmoud Reza Gashmardi mentionne la publication de deux journaux français sous la direction de cette école, le premier La Patrie (lancé en 1876 mais fermé après la sortie de son premier numéro par le bureau de la censure du gouvernement), et le 100 second l'Echo de Perse (1885-86) dont les articles étaient souvent des réponses aux reportages des journaux étrangers sur la Perse. Le premier quart du 20e siècle voit

également l'apparition d'autres journaux en langue française tels que Indépendance Perse

(1909-10) ou Message de l'Iran (1914) qui n'endurent pas longtemps et sont fermés pour avoir propagé des idées trop libérales (comme cela est vu par leurs titres) qui opposaient en quelque sorte à la politique dictatoriale du gouvernement iranien (69). Cependant, c'est avec la création du Journal de Téhéran que l'influence culturelle de la France atteint son" point culminant" comme Alice Bombardier le remarque dans son article "L'importance des échanges culturels et artistiques entre l'Iran et la France" du numéro 18 du mai 2007 de la Revue de Téhéran (38).

Le journal de Téhéran

En 1934, huit ans après l'apparition du premier numéro du journal iranien

Ettelâ'ât (informations), le plus ancien quotidien persan en Iran, celui-ci élargit son domaine de publication en créant le premier quotidien iranien en langue française, le

Journal de Téhéran. Ce quotidien persan en langue française, le premier dans l'histoire de la presse en Iran, donne un nouvel élan à l'influence de la langue et la culture française en

Iran. Le Journal de Téhéran, ainsi que deux autres journaux, Le Soir de Bruxelles et Le journal de Genève, gagneront en 1963 la Coupe Emile de Girardin du meilleur journal

étranger en langue française.41 Comme leur nom le dit, et contrairement au Journal de

Téhéran, les deux autres journaux étaient publiés dans des pays où le français était la langue parlée des citoyens. En 1970, ce journal emportera une deuxième fois cette même

41 Émile de Girardin était journaliste et homme politique français (1802-1881), militant de la presse libre et moderne, et des libertés individuelles. 101 coupe qui, selon Alice Bombardier, "était attribuée chaque année par l’Office du

Vocabulaire Français aux journaux francophones qui se seraient distingués lors d’une

'Journée sans accident de vocabulaire'". De même, si on compare la date de l'apparition du Journal de Téhéran (1934) avec celle de ses pairs (fondés par le même organe de presse Ettelâ'ât), Tehran Journal (1954) publié en anglais et Al-akhâ' (1960) en arabe, on peut mieux se rendre compte du statut du français en tant que langue de prédilection des

Iraniens au cours de la première moitié du 20e siècle.

À la suite de la deuxième guerre mondiale, sous l'influence de l'hégémonie des

États-Unis et l'émergence de l'anglais dans le monde, cette langue remplace progressivement le français et devient la première langue étrangère en Iran. La publication du Journal de Téhéran disparaît en 1977, deux ans avant la Révolution islamique en 1979. Après la Révolution, le quotidien Ettelâ'ât International (traduction anglaise du quotidien persan Ettelâ'ât), fondé en 1993 à Londres puis à New York, sera le seul quotidien iranien en langue internationale.

Figure 2: Journal de Téhéran, voyage de Charles de Gaulle à Téhéran 102

Le numéro spécial du Journal de Téhéran reproduit ci-dessus et daté du mercredi 16 octobre 1963 annonce à la Une l'arrivée à Téhéran de Charles de Gaulle, président de la

République française. Le Président est accueilli par le dernier Chah d'Iran, Mohammad

Reza Chah. Rappelons ici que cette visite a été considérée comme un événement unique par les commentateurs et historiens politiques occidentaux par le fait que c'était la première fois qu'un chef de l'Etat français se déplaçait officiellement en Iran.42

La Revue de Téhéran

La Revue de Téhéran, créée en 2005 par le même groupe de presse Ettelâ'ât, est le seul magazine iranien en langue française actuellement publié en Iran. S'adressant à la fois aux Iraniens francophones, aux Français et à plusieurs autres publics francophones iranophiles, ce magazine mensuel vise autant à faire connaître la culture iranienne que celle de la France, dévoilant ainsi les traits communs de ces deux cultures et favorisant la promotion du français et une meilleure relation culturelle entre les deux pays. L'accès à ce magazine est facilité en ce qu'il existe aussi une version électronique.

- Radio et télévision iraniennes en langue française

La présence médiatique de la France ou de la francophonie en Iran se manifeste

également au moyen de la "Radio francophone iranienne" de l'IRIB (Islamic Republic of

Iran Broadcasting) inaugurée en 1957 et la chaîne "Sahar francophone télévision" (1999).

Cependant, à l'encontre de la presse en langue française qui a fortement contribué dans l'expansion de la francophonie et l'influence culturelle de la France en Iran, le rôle de la

42 Un an après l'indépendance de l'Algérie, c'est dans le cadre de sa "politique de grandeur" que Charles de Gaulle voyage en Iran, un grand pays du Moyen Orient. Cette politique vise à exposer la coopération volontariste de la France dans le monde, surtout dans les pays arabes. C'est au cours de ce voyage qu'il pose la première pierre du futur nouvel établissement du lycée franco-iranien Razi. 103 radio et de la télé francophones iraniennes est plus modeste. La raison principale de cette différence réside dans l'origine de l'apparition de la radio en Iran.

L'histoire de la radio iranienne montre que cet organe a été pour la plupart au service du pouvoir dominant, de l'Etat et des politiques étatiques et étrangères. Arefeh

Hedjazi dans l'article "L'histoire de la radio iranienne" du numéro 71 de La Revue de

Téhéran publié en octobre 2011, explique que l'installation des deux premiers émetteurs radiophoniques en 1940 coïncidait avec le début de la 2ème guerre mondiale et la présence des alliés en Iran, ce qui a fait que certaines émissions étaient en langues

étrangères: anglais, français, russe et allemand. Incompréhensibles pour la majorité de la population, ces émissions diffusées par haut-parleurs installés sur les places importantes de la capitale, n'ont pas eu de succès. Après le coup d'Etat anglo-américain de 1953, et malgré le développement plus rapide de la radio grâce à la collaboration des Américains dans ce domaine, la radio est restée l'organe de "propagande" de l'Etat et le moyen le plus utile d'influence sur l'opinion publique. Cette influence n'était pas toujours politique mais parfois culturelle. Pour cela nous pouvons mentionner le rôle important que la radio a joué dans le processus de l'occidentalisation de la culture persane par la diffusion des publicités des produits américains et européens.

Après la Révolution de 1979, la radio change le contenu de ses programmes mais reste toujours la voix du gouvernement. Il en est de même pour la station "Radio francophone iranienne" qui diffuse chaque jour trois heures d'émission en trois parties en langue française, s'adressant aux publics internationaux. Celle-ci qui a été née sous l'ancien régime en 1957, a continué ses activités après la chute de la monarchie sous la direction d'IRIB. Le but principal de cette radio, comme elle le souligne elle-même dans 104 sa version en ligne, est de refléter la position officielle du gouvernement de la République

Islamique d'Iran sur les actualités et les relations internationales et de présenter également une image plus "réaliste" de la culture et de l'histoire du pays à ses auditeurs.43

À l'instar de la "Radio francophone iranienne", la chaîne de télé "Sahar francophone", lancée en 1999, vise de même à présenter l'Iran islamique aux publics francophones, particulièrement aux musulmans francophones européens et africains, pour ouvrir la voie à toute interaction culturelle en mettant l'accent sur les points d'intérêt commun.

Comme nous l'avons remarqué plus tôt, étant au service absolu de l'Etat islamique, la radio et la télé francophones iraniennes n'ont pas contribué autant que les autres composantes de la francophonie persane, dans l'expansion du français et des valeurs que cette langue véhicule. Pourtant, nous les avons mentionnées parmi d'autres composantes.

Nous pensons que, dans un monde où de nombreux francophones voient l'hégémonie de l'anglais comme une menace pour le français, le fait seul de l'usage du français, comme moyen de transmission d'un message spécifique à certains publics, mérite notre attention, même si le message contredit les valeurs de la République laïque française.

Conclusion

Dans son sens le plus large, la francophonie réunit l'ensemble des actions de promotion du français et les valeurs qu'il transporte et diffuse dans les quatre coins du monde. En terme historique, la francophonie dépend étroitement du vécu de chaque peuple et de ses relations avec la France. Ceci dit, au premier abord, parler de la francophonie iranienne semble une idée fort prétentieuse car, historiquement, il n'y a

43 http://french.irib.ir/accuiel/qui-sommes-nous 105 jamais eu de période en Iran où les relations avec la France ont dépassé celles avec les autres pays occidentaux. De même, le français n'a jamais été la langue officielle ou véhiculaire en Iran. Pourtant, cette langue a été la première langue étrangère européenne pendant presque un siècle (1850-1950), d'où la raison pour nous d'avoir voulu étudier la francophonie en Iran.

En Iran, la francophonie est introduite dans le pays par la volonté de certaines classes sociales, la haute société et les intellectuels, qui étaient fascinés par la langue et la culture françaises. Plusieurs raisons étaient à l'origine de cette fascination parmi lesquelles nous pouvons mentionner la diplomatie de "désintéressement" de la France vis-à-vis de l'Iran, "l'universalité" de la langue et la culture françaises et l'idée de la modernité et du progrès. Cependant, la promotion et la survie de cette francophonie n'auraient pas été possible sans les efforts des précurseurs de l'enseignement du français, les missionnaires lazaristes et israélites, dans la fondation des premières écoles françaises en Perse. Nous reconnaissons ces écoles comme la composante principale et la force motrice de la francophonie en Iran. Bien d'autres composantes, linguistiques tels que les deux phénomènes de l'emprunt et du calque, littéraire telle la traduction des textes français, ou purement culturelles comme les médias iraniens en langue française, ont contribué pour leur part à construire une image plus claire de cette francophonie.

106

Chapitre 3

L'Iran dans la littérature et la pensée françaises

Introduction

L'histoire de presque quatre cents ans de rapports franco-iraniens, depuis le premier échange d'émissaires officiels entre la cour de Louis XIII et celle de Chah Abbas le Grand en 1628 jusqu'à aujourd'hui, fait preuve d'une détente quasi permanente (vue souvent comme un désintérêt politique de la part de la France) ainsi que d'une fascination mutuelle entre les deux pays sur le plan culturel. En Iran, l'engouement des rois persans et de la classe élite pour la langue et la culture françaises donne naissance à la francophonie iranienne, francophonie dont nous avons, dans le chapitre précédent, étudié la genèse, les facteurs principaux (internes et externes) qui ont contribué à celle-ci, ainsi que les composantes culturelles, linguistiques et littéraires. Ces mêmes facteurs ont joué un grand rôle dans le fait que le français a conservé pendant une longue période le privilège d'être la première langue étrangère européenne enseignée dans le pays, et ce malgré l'influence politique prééminente des autres pays occidentaux.

Dans le but de montrer l'autre côté de ladite fascination mutuelle, à savoir, celui de l'engouement des Français pour la Perse et la culture persane, nous étudierons dans ce chapitre l'influence de l'inspiration persane sur la littérature française en nous basant sur des récits de voyage, des œuvres littéraires et philosophiques d'auteurs français. Pour ce 107 faire, nous examinerons dans un premier temps, l'origine de cette fascination. Nos recherches à ce propos, nous ont jusqu'ici montré qu'un certain favoritisme envers la

Perse antique, celle de Cyrus et de Xerxès, en parallèle à un mouvement d'exotisme, ont

été deux éléments déclencheurs de cette fascination. Il convient de noter que lorsque nous parlons de la fascination culturelle des Français, nous ne nous référons pas à tout le peuple français mais plutôt à une partie de la classe bourgeoise française et un nombre d'intellectuels (écrivains, philosophes) qui, attirés par la culture persane, ont choisi la

Perse pour y voyager, pour l'explorer ou pour la traiter comme sujet dans plusieurs

œuvres majeures. Nous pensons que le choix du voyageur chevalier Jean Chardin de séjourner en Perse pendant une dizaine d'années ne relève pas du hasard. Il en est de même de sa décision de passer une bonne autre partie de sa vie, en France et en

Angleterre, à rédiger son "encyclopédie" de douze volumes sur ce pays. Ce phénomène se retrouve chez Montesquieu, l'auteur des Lettres persanes qui, selon nous, n'aurait pas choisi les Persans, comme héros de son livre, s'il n'avait pas trouvé en ceux-ci quelques attraits impressionnants, uniques au peuple oriental. C'est ainsi que, nous nous servirons de plusieurs ouvrages majeurs, pour illustrer cet engouement pour la culture persane.

Nous privilégierons des genres différents, genres que nous considérons comme œuvres pionnières dans leur champ littéraire, et naturellement dans leur représentation de la Perse du point de vue français. À travers l'analyse de ce point de vue, nous tiendrons compte de plusieurs éléments tels que l'attitude et la motivation de l'auteur, sa relation et sa sensibilité vis-à-vis de l'étranger ou de l'Autre (ici les Iraniens) ainsi que de l'état de réception de son œuvre en France. Les quatre premiers ouvrages, à savoir, Les six voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Ecuyer, Baron d'Aubonnes, en Turquie, en Perse et 108 aux Indes de Tavernier (1676), Voyage du Chevalier Jean Chardin en Perse de Chardin

(1711), Trois ans en Asie de Gobineau (1859) et Vers Ispahan de Pierre Loti (1904) sont des récits de voyage de quatre voyageurs littéraires français qui voyagent en Perse pour des raisons différentes (marchands de joyaux, ambassade, touriste). Chacun de ces récits a illuminé le sillage qu'a laissé ce pays d'Orient dans la littérature française de son propre siècle. Dans ces récits, les auteurs nous offrent une vision plus ou moins véridique, parfois stéréotypée des Persans. Toutefois, ce n'est ni avec mépris ni avec insolence qu'ils dépeignent la société et les mœurs persanes mais plutôt avec une attitude de bienveillance et de sympathie qui, selon Adrienne Doris Hytier dans Les dépêches diplomatiques du comte de Gobineau en Perse, "contraste singulièrement avec l'indignation des voyageurs anglais les mieux disposés de la même époque" (9). La traduction des Mille et une nuits du conte oriental écrit par Antoine Galland (1704-1717), le conte philosophique Zadig ou

La destinée (1747) de voltaire et le roman épistolaire des Lettres persanes de

Montesquieu (1721) sont trois autres livres auxquels nous ferons référence dans ce chapitre pour leurs caractères d'inspiration persane et parce qu'ils diffèrent des ouvrages précédents dans leur genre et leur style. Bien que ces trois ouvrages aient fait couler beaucoup d'encre dans les milieux intellectuels en tant que sujets littéraires, nous les avons choisis pour leur grande contribution à stimuler la curiosité et la fascination du public européen pour la Perse. Cela va sans dire que Shéhérazade, Usbek et Rica sont trois héros persans universels. Dans son livre, Montesquieu accorde une sorte de privilège aux Persans parmi d'autres peuples orientaux. Ce privilège s'exerce tout d'abord par le choix de ses protagonistes et ensuite par la critique des maux du gouvernement et de la société française à travers le regard subtil et lucide des Persans. La question qui nous 109 préoccupe, est la raison déterminante, s'il y en a une, pour laquelle Montesquieu choisit les Persans comme protagonistes. Enfin, les deux dernières sources dont nous nous servirons sont En Islam Iranien de Henry Corbin (1972) et les articles de Michel Foucault

(1978-1979), en tant que correspondant spécial pour le journal italien Corriere della sera, sur la révolution islamique iranienne de 1979. Philosophe et islamologue français, Corbin consacre vingt ans de sa vie en Iran à rédiger les quatre tomes (sept volumes) de son livre, En islam iranien, dans lequel il aborde la question du sens spirituel et philosophique de l'islam, du soufisme et du chiisme. Ce dernier pour Corbin représente

"l'ésotérisme" ou la "réalité intérieure" de l'islam (xiv). Michel Foucault, lui aussi, se rend deux fois en Iran en 1978. Fasciné par le sens spirituel de l'islam qui était à la base du mouvement révolutionnaire iranien de 1979 et par l'application des mythes du martyre chiite (les rituels de pénitence par une grande partie de ce mouvement, et la volonté du peuple iranien de risquer leur vie dans le seul but de renverser le régime monarchique), l'auteur essaie de trouver une réponse à la question de "spiritualité politique" en laquelle il voyait la naissance d'une nouvelle forme de spiritualité. Remarquons au passage que, malgré la réputation de l'écrivain dans le milieu intellectuel mondial, seuls quelques-uns de ses articles sur l'Iran ont été traduits en anglais. Rare étaient les intellectuels occidentaux qui soutenaient les mouvements révolutionnaires dans les sociétés non- occidentales et les critiques les moins acerbes voyaient les articles de Foucault comme produits d'une erreur politique.

Avant d'étudier les textes mentionnés ci-dessus comme fruits de la fascination française pour l'Iran, nous analyserons l'origine de cette fascination depuis les premiers contacts.

110

Cette question nous conduit une fois de plus à la dichotomie Occident/Orient qui oppose la France et l'Iran.

1. À l'origine de la fascination française pour l'Iran: l'idée de l'Orient

Une étude du terme "Orient" dans différents dictionnaires nous a démontré que les nombreuses tentatives de définir ce terme comme une réalité géographique objective,

à savoir une région constituée de frontières bien précises, s'avéraient illusoires. Cet

"Orient" qui faisait un jour et à l'unanimité référence uniquement au phénomène astrologique "Le point du ciel où le soleil se lève à l'horizon", désigne aujourd'hui l'ensemble des pays situés "à l'orient" de cet "Occident" qui s'était déjà choisi comme point de repère. Ainsi, la Perse qui selon la définition du dictionnaire français Littré faisait partie de l'Orient dans une distinction entre le Levant (côté occidental de l'Asie)/ l'Orient (partie de l'Asie au-delà), se situe aujourd'hui, selon Le Grand Robert ou Le

Grand Larousse, au Moyen-Orient dans la tripartition de l'Orient: l'Extrême-Orient/ le

Moyen-Orient (Nord-est de l'Afrique et l'Asie de l'Ouest: Egypte, Syrie, Israël, Jordanie, péninsule arabique, Irak, Iran, Turquie)/ le Proche-Orient. En nous remémorant le discours d'Edward Saïd sur l'orientalisme, il nous semble ainsi que l'Orient est devenu un espace imaginaire, lié à l'imagination de ceux qui veulent le définir, c'est-à-dire les orientalistes occidentaux. Cependant, cette imagination occidentale ne se borne pas au caractère géographique de l'Orient. Elle va au-delà des accords frontaliers, jusqu'à l'invention de deux Orients qui se contredisent: le "bon Orient" et le "mauvais Orient". la Perse ancienne, l'image du "bon Orient"

La fascination française de la Perse trouve une de ses origines dans le passé de ce pays, un passé plutôt idéalisé par l'orientalisme occidental du 19e siècle qui y voit ses 111 propres sources dans une quête de soi à travers l'image antithétique de l'Autre. Citant l'article "Orientalisme" du Larousse du 19e siècle, David Vinson écrit dans "L'Orient rêvé et l'Orient réel au XIXe siècle: l'univers perse et ottoman à travers les récits de voyageurs français": " L'orientalisme se définit comme 'le système de ceux qui prétendent que les peuples d'Occident doivent à l'Orient leurs origines, leurs langues, leurs sciences et leurs arts' . . . L'orientalisme s'affirme ainsi comme un retour aux sources" (72). C'est ainsi qu'Ange de Gardane, envoyé diplomatique de Napoléon dans une mission en Perse, voit ses ancêtres gaulois dans la figure de différentes ethnies persanes quand il remarque avec enthousiasme dans son journal de voyage en Turquie et en Perse: "Quelques fois en regardant un Turc ou un Curde surtout, j'ai cru voir un Gaulois" (12).

Cependant, la fascination qu'a exercée la Perse antique sur l'imaginaire occidental est une fascination ancienne qui date des ères lointaines et trouve son origine en Grèce antique. Bien qu'ennemie de la Grèce, la Perse était un pôle d'attraction culturelle et le pays du merveilleux pour les Grecs. Un exemple de cette fascination est l'histoire du mot

"paradis". Le terme, qui constitue un mot clé dans la Bible et dans l'Ancien Testament, est issu du mot persan "perdisse" qui signifie "jardin clôt" et qui est utilisé pour la première fois par Xénophon, pour désigner les grands jardins et les vastes réserves d'animaux sauvages créés par les Rois de Perse. Selon Louis l'Allier dans "Le domaine de

Scillonte: Xénophon et l'exemple perse", Xénophon, ébloui par ces jardins persans, ces lieux de détente et de chasse à loisir, aménagés au milieu d'immenses étendues désertiques, "introduit le mot et la notion même du Paradis en Grèce" et "recrée lui- même un parc ressemblant aux Paradis dans son domaine de Scillonte près d'Olympie"

(1-3). 112

E. Saïd utilise également "paradis" dans le sens biblique du mot c'est-à-dire, le jardin d'Eden ou l'Ancien Monde pour référer à l'Orient. Selon lui, l'Orient dans l'esprit de l'homme orientaliste est comme "an Old World to which one returned, as to Eden or

Paradise" (58).

Aujourd'hui, cette image de l'Iran des Achéménides et de Persépolis, qui par la grandeur et la splendeur de sa civilisation rend encore plus glorieuse la victoire d'Alexandre le Grand et de la civilisation occidentale sur la Perse et la civilisation orientale, demeure l'image préférée dans l'imaginaire collectif français. Les Occidentaux et notamment les Français, se sont souvent intéressés davantage à l'Iran de l'Antiquité ou l'Iran des Aryens qu'à l'Iran contemporain. C'est pourquoi ils le désignaient par le terme

"Perse", terme métonymique que les Grecs avaient donné au royaume des rois achéménides. Quoique Reza Chah ait annoncé le nom du pays "Iran" en 1935, demandant ainsi officiellement aux gouvernements occidentaux de ne plus appeler le pays "Perse" mais "Iran" (nom local du pays depuis l'ère des Sassanides au 3ème siècle) de nombreux

Français connaissent l'Iran sous le nom de "Perse", ou encore confondent ce nom avec un pays arabe. Souvent, c'est seulement avec l'entente du mot "Perse", leur rappelant une civilisation ancienne, proche de la leur et celle qu'ils avaient connue dans leurs manuels scolaires, qu'ils arrivent à faire la distinction.

Par ailleurs, bien qu'il y ait eu beaucoup de recherches effectuées sur l'Iran contemporain depuis le 20e siècle, l'Antiquité reste le domaine de prédilection pour les historiens français dans leur étude de l'Iran. Rappelons que la France a eu le monopole des fouilles archéologiques sur toute l'étendue du sol persan pendant plus d'une trentaine d'année (1895-1927) tandis que dans cette même période (1901) l'Angleterre a pu obtenir 113 le monopole des réserves pétrolières pour une durée de 60 ans.44 Ce monopole peut être considéré comme une raison de l'intérêt particulier des historiens français envers l'Iran de l'Antiquité. De même, depuis le 19e siècle où la linguistique comparative et les travaux des linguistes comme William Jones et Franz Bopp affirment l'appartenance de la langue persane aux langues indo-européennes, les Français ont une idée plus favorable envers ce pays aryen dont les collections archéologiques, découvertes et envoyées par les missions archéologiques de Jacques de Morgan, ont inondé petit à petit tous les coins du Louvre.

Dans son article "Iranian Studies in France", qui examine la France du 19e siècle,

Bernard Hourcade remarque, "In order to mark the identity of the Iranian civilization in contrast with the Semitic or Turkish ones, emphasis has often, in France, been placed upon the Aryan character of the Iranian peoples"(2). Le caractère aryen mentionné par

Hourcade fait référence à la Perse de l'Antiquité mais cette insistance sur l'ancienneté par les historiens et orientalistes français, dont Hourcade fait lui-même partie, nous rappelle le discours de Saïd sur une des caractéristique de "l'orientalisme désorienté" quand il parle de l'objet d'étude analysé dans son passé et qui est artificiellement figé et intangible.

Ainsi, en créant une identité aryenne fixe et en se penchant davantage sur la Perse ancienne, l'orientalisme français du 19e siècle donne une image figée de l'Iran, celle qui est plus conforme à l'image de "l'Orient idéal" ou le "bon Orient" et, dans une certaine

44 En ce qui concerne le monopole des fouilles archéologiques, selon Emile Lesueur dans Les Anglais en Perse, une convention diplomatique est signée le 12 mars 1895 entre M. Balloy (ministre français en Perse) et Nasser-eddin Chah, qui accorde à la France le monopole des fouilles archéologiques dans toute la Perse (110). Cette convention est suivie d'un accord signé le 11 août 1900, entre M. Delcassé et Mozaffar-eddin Chah (et en présence de l'archéologue Jacques de Morgan) lors du voyage du Chah à Paris qui permet à la délégation française d'emporter la totalité des découvertes dans la région de Suse en France (De Morgan 477-78). Comme Ali Mousavi et Nader Nasiri-Moghadam le remarque dans "Les hauts et les bas de l'archéologie en Iran", ce monopole est aboli le 18 octobre 1927 et est suivi en 1930 par la promulgation d'une nouvelle loi sur les antiquités persanes qui ouvre la voie aux autres pays pour entreprendre des fouilles archéologiques en Iran (139-40). 114 limite, au discours du pouvoir. Ce qui est intéressant est le rôle joué par les Iraniens, dans le renforcement de cette image. L'exemple spectaculaire est le 2500e anniversaire de l'Empire perse, célébré par Mohammad Reza Chah en 1971. Lors de cet anniversaire, le

Chah invite tous les grands du monde et se proclame empereur, "Roi des rois", "Soleil des Aryens". Selon Noushine Yavari-d'Hellencourt dans Les otages américains à

Téhéran, Mohammad Reza Chah rattache ainsi l'identité iranienne du vingtième siècle à celle de l'Empire perse (5).

La vogue de l'exotisme

L'idée de l'Orient, dans le premier mouvement de l'expansion occidentale de la fin du 15e siècle, égalait souvent l'aventure et la découverte des richesses abondantes dans des terres lointaines. Cependant, à partir du 17e siècle, un nouveau mouvement, la vogue de l'exotisme et le goût pour l'Ailleurs, ont attiré marchands, missionnaires et aventuriers occidentaux vers l'Orient. Cette fascination pour l'Orient était due en une grande partie à l'opinion publique européenne qui, soulagée par l'affaiblissement progressif de l'Empire ottoman après la mort de Soliman le Magnifique en 1566, était devenue plus favorable à tout ce qui touchait l'Oriental, particulièrement, l'Oriental incarné par le musulman qui, selon Mohammed Arkoun dans Histoire de l'islam et des musulmans en France, "devient le modèle figuré de l'Autre" (191). Le "péril turc" étant passé, la fonction de modèle exotique oriental semblait plus séduisante. Cette fonction, qui avait débuté depuis l'avancée turque en Europe et la chute de Constantinople (et de l'Empire byzantin) en

1453 mais n'avait pas bien été acceptée en raison du rôle d'adversaire que jouaient les

Turcs, devient plus attrayante avec la défaite navale ottomane contre l'Espagne en 1571 et l'assassinat du sultan Osman II en 1622. Ainsi, par la rencontre avec ce nouvel Autre, 115 apparaissent "les enjeux de l'évolution vestimentaire des personnages musulmans", un certain "exotisme de mode" (par exemple la mode d'étoffes orientales désignées de lettres

"sarrazinoises" pour les acteurs, les danseurs, les personnels de la cour et même pour les princes eux-mêmes) et enfin un changement du goût occidental dans le courant du 15e siècle (Arkoun 190-191). Dans un même mouvement, les voyages à travers l'Empire ottoman et dans les pays qui se trouvaient de l'autre côté de cet Empire deviennent de plus en plus fréquents. Il en est ainsi de la Perse, qui exigeant la traversée de la terre ottomane devient "l'Orient de l'Orient" et "l'Autre de l'Autre" pour les voyageurs européens. Les rapports et les récits que ces voyageurs ont laissés de leurs voyages ont permis à leurs lecteurs d'accroître leurs connaissances sur les pays orientaux, ou du moins d'attiser leur imagination. Pour le lecteur français qui, comme dans les autres pays européens, était passionné par ces voyages mais n'avait pas le moyen de les effectuer, ces récits étaient objets de divertissement ou de réflexion. La Perse, oubliée depuis l'Antiquité et confondue avec les autres pays islamiques, reprend au début du17e siècle une place d'honneur sous le règne de Chah Abbas le Grand qui avait la réputation d'un homme de grand esprit et de grande tolérance envers les peuples chrétiens. Sous l'influence de celui-ci, la Perse devient une des destinations les plus fréquentées d'Asie par les Européens.

2. L'inspiration persane dans différents genres littéraires français

Nous venons d'examiner deux facteurs essentiels qui ont contribué à la naissance de la fascination française envers la Perse. Il convient à présent d'étudier cette fascination à travers plusieurs éléments littéraires. Tout d'abord, nous examinerons plusieurs récits de voyage qui, redondant à la veille du 18e siècle, ont créé en France un 116 penchant vers tout ce qui avait trait à la Perse. De par là nous tracerons l'évolution de cette influence culturelle persane, selon laquelle la Perse des fantasmes des Milles et une nuits devient tour à tour la contrée du despotisme éclairé des philosophes des Lumières et le pays de l'islam spirituel des philosophes contemporains.

La Perse des voyageurs: Tavernier, Chardin, Gobineau, Loti

Les récits de voyage dont on voit la mode se répandre aux 17e et 18e siècles ont

été des supports puissants de l'influence persane sur l'opinion publique française.

Contrairement aux aventuriers du Moyen Âge, presque tous les voyageurs qui voyageaient en Perse à cette époque étaient des gens instruits avec des buts précis. Bien que la plupart d'entre eux aient été marchands, ils avaient une certaine connaissance de la langue persane et le talent d'interpréter ce qu'ils observaient de leur environnement.

Ayant une passion extraordinaire pour les langues orientales, Antoine Galland déclare dans la préface de la Bibliothèque Orientale d'Herbelot, "L'étude des trois langues

Orientales, Arabesque, Persienne, Turque, est devenue présentement si aisée que pour les posséder à fond, même en peu de temps, il n'y a presque qu'à le vouloir" (xxxii). Par cette déclaration (qui semble simpliste et naïve) Galland fait allusion aux possibilités qui

étaient créées à son époque pour apprendre les langues orientales comme par exemple l'École des Jeunes des langues, la première du genre pour former des interprètes, fondée à

Istanbul par Colbert en 1669.

Parmi ces récits de voyage, celui de Jean-Baptiste Tavernier Voyages en Perse

(1676) et de Jean Chardin Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l'Orient (1711) ont une place à part non seulement pour leur valeur littéraire mais encore pour leur rôle de pionnier en leur genre et dans leur contribution à la connaissance de la 117

Perse. La Perse, qui au Moyen Âge ne suscitait aucune curiosité chez les auteurs français et était quasi exclue de la littérature française à cause de la carence des relations politiques et commerciales, devient centre d'attraction des salons et du milieu littéraire français avec les premiers contacts officiels et le succès des missions religieuses et commerciales sous la dynastie des Safavides. Les premiers voyageurs qu'ont été les missionnaires catholiques donnent le feu vert aux autres amateurs de Perse par leurs rapports qui confirment pour la plupart la tolérance et l'hospitalité des Persans. Dans les documents de L'Atlas des missions catholiques, le père Aristide Chatelet présente une image idéale de la Perse en déclarant découvrir dans ce pays un climat de tolérance et un peuple à l'esprit ouvert: "La Perse se présente comme un vaste caravansérail, ouvert à toutes les races" et qui fait "le même accueil à toutes les croyances" (60).

Considéré comme un des voyageurs les plus réputés du 17e siècle selon les dictionnaires biographiques, Jean-Baptiste Tavernier était beaucoup plus qu'un simple aventurier. Il possédait les qualités sollicitées d'un voyageur instruit ou du "parfait voyageur" dont les guides et les manuels ont fait l'écho à son époque. Son père était géographe et marchand d'outils et de cartes géographiques, ce qui selon Tavernier,

"m'inspirèrent de bonne heure le désir d'aller voir une partie des païs qui m'estoient representez dans les cartes où je ne pouvois alors me lasser de jetter les yeux" (Tavernier vii). Ainsi, disposé d'instruments nécessaires, dans ses voyages en Perse effectués à six reprises, Tavernier décrit le pays d'un point de vue géographique et démographique: la répartition de ses provinces, leur situation et le rapport qu'elles avaient les unes avec les autres, les villes et les ports importants, le climat de chaque province, les fleuves, les rivières et les montagnes. Dans son statut auto-proclamé de pionnier, il se vante au point 118 de déclarer: "même les plus éclairés d'entre les Parisiens . . . ne m'en ont pu rien dire de certain" et reproche à ceux qui avaient voyagé avant lui en Perse leur manque de curiosité

"pour en faire une description dont on puisse tirer quelque utilité" (3). Il est bon de souligner ici sa narration de qualité à la fois, informative et divertissante, qui rend agréable à lire ses longues descriptions géographiques, sinon souvent ennuyeuses pour le lecteur. Mentionnons au passage son choix délicat des mots, son ton humoristique et son recours aux proverbes persans. Ainsi, dans la description de différentes provinces persanes, qui vise à mettre l'accent sur les rapports entre les trois grandes villes Yezd,

Yesdecas et Schiras Tavernier écrit: " Ce proverbe est commun parmi les Persans: que pour vivre heureux il faut avoir une femme d'Yezd, du pain d'Yesdecas, et du vin de

Schiras" (Tavernier 6). Cette réflexion démontre le sens de l'observation et le goût des rencontres chez lui et donne une dimension plus forte d'authenticité et de réel à son récit.

En effet, ces caractéristiques du "bon" narrateur/voyageur n'étaient pas inconnues du public et des journaux français de l'époque, en particulier l'hebdomadaire Le Mercure

Galant qui dans son numéro de mai 1721 note, "Tavernier écrit en galant homme, il divertit en instruisant, demande une place dans le premier rang des voyageurs".

Cependant, Tavernier était avant tout un marchand, plus précisément un marchand de joyaux et de pierres précieuses au service du Roi de France. Pour lui, "faire connaître les qualités héroïques" de Sa Majesté et "rapporter des diamants à la couronne", comme il en fait part à Louis XIV dans "Epistre au roy" de son livre, font partie du but principal de ses multiples voyages en Perse. Cette motivation explique partiellement le manque de goût d'exotisme (cette faculté intuitive à percevoir l'esthétisme étranger et la beauté inhabituelle) chez lui dans la description des lieux et des monuments d'art, ce qui n'était 119 pas le cas pour d'autres voyageurs de la Perse dans leur description des mêmes lieux.

Ainsi, dans l'introduction de sa représentation de la capitale perse Ispahan (moins détaillée que celle de Chardin et complètement opposée à l'image féerique de la "ville d'émail bleu et de turquoise de Pierre Loti), Tavernier déclare qu'il la fera "très fidèlement, telle qu'elle a toujours paru à s[m]es yeux . . . c'est-à-dire avec son peu de beauté et tous ses désavantages" (29). En bon marchand bourgeois qui a le souci du confort, les charmes exotiques de la ville ne peuvent effacer la mauvaise impression que lui a donnée la saleté de plusieurs rues et quartiers de la ville et il ne peut imaginer sur quels beaux objets les autres voyageurs ont pu porter leur vue pour avoir dépeint Ispahan comme une très belle ville. De même dans la description de la fameuse Mosquée du Roi, il se limite à un court paragraphe, "On voit au milieu une mosquée dont le dôme est couvert de terre cuite, et tant le dôme que le portail qui est fort haut, tout est vernissé"

(47). Pourtant, sa description de l'équipage de chasse du roi de Perse dans des vastes plaines closes, aménagées pour la chasse à loisir, confirme ce que Xénophon (430-354 av. J.-C) avait dit du "Paradis/jardin persan" deux millénaires avant lui, et dont nous avons parlé plus tôt. "Il n'y a rien de plus magnifique que la longue suite des grands de sa cour quand il [le roi] revient de la chasse. Ils marchent tous en bel ordre, l'oiseau sur le poing, et chaque oiseau porte au col ou un diamant ou un autre pierre de prix avec le chaperon tout brodé de perles" (23).

Malgré la pâleur du teint exotique et poétique dans ses récits, nous pouvons considérer l'œuvre de Tavernier comme un guide de valeur pour les autres voyageurs ainsi que pour le gouvernement français par son abondance de conseils pratiques sur les routes, les caravansérails, la façon de traiter les marchands locaux, et en outre par sa 120 richesse de descriptions détaillées au sujet du commerce profitable, des industries du pays et de la cour du roi de la Perse. Pour ce qui est de la cour de Chah Abbas, les entretiens de Tavernier avec le Roi sur des sujets différents dénotent l'humour fin et la malice naturelle à notre narrateur. Un des entretiens que nous, lecteur du 21e siècle, avons trouvé fort plaisant et divertissant, et que nous pensons l'avoir été davantage pour le lecteur passionné de l'Orient du siècle des Lumières, est celui sur l'esthétique féminine:

Enfin je dis au Roi que dans son empire on faisait grande estime des gros

sourcils qui viennent à se toucher, et qu'en France c'est tout le contraire,

les femmes se les tirant avec des pincettes et ne laissant paraître qu'un trait

délié. Qu'enfin la beauté dépendait fort de l'opinion des hommes . . . 'Mais

quel est ton sentiment des blanches et des noires', me dit encore le Roi qui

prenait plaisir à ce discours? - 'Sire, lui répondis-je, si j'avais à acheter des

femmes, je ferais comme quand j'achète du pain, des diamants et des

perles, et je m'attacherais toujours à celles qui auraient le plus de

blancheur'. (Tavernier 120)

Ce qui nous importe dans ce discours, n'est pas tant le côté discriminatif, sexiste homme/femme ou raciste blanc/noir, étant plus ou moins norme dans les sociétés de l'époque, que le choix de Tavernier dans l'usage des mots, des exemples ou du style

(comparaison). Nous observons ici Tavernier, qui, tout en maintenant le degré de respect dû au souverain, converse avec le Roi de Perse, mélangeant sérieux et humour pour plaire dans un même mouvement à celui-ci et à ses lecteurs français. Dans cette tentative de plaire aux lecteurs, nous le trouvons bien réussi car les nombreuses rééditions sorties après l'ouvrage original (1676) prouvent le grand succès de ces récits qui, avec ceux de 121

Jean Chardin (1711), sont considérés comme sources principales de l'histoire culturelle et artistique de la Perse de l'époque. Les récits de voyage de Chardin sont quelque peu différents. Bien qu'ils cherchent à atteindre les mêmes objectifs que ceux du journal de

Tavernier, ils sont en quelque sorte complémentaires à ces derniers. Nous examinerons cette question dans le passage suivant.

Le voyage de Chardin en Perse safavide constitue le point culminant d'une suite d'opérations ou d'événements qu'ont été "voyages en Orient" depuis la vogue de l'exotisme, et qui ont provoqué la ruée de nombreux voyageurs européens, ces pionniers de l'"orientalisme", vers les empires ottoman et perse au 17e siècle. Ce phénomène est décrit par Percy Sykes comme une fascination qu'il mentionne dans l'introduction de la traduction du journal de Chardin Travels in Persia, 1673-1677, "The travels of Sir John

Chardin in the latter half of the seventeenth century mark the culmination of a remarkable period, during which Persia under the rule of the Safavi dynasty, attracted to her court

Europeans of distinction" (xiii).

Fils d'un bijoutier parisien, le chevalier Jean Chardin (1643-1713), a hérité de son père une passion pour le commerce. Pour cette raison et parce qu'il était protestant à une période où les persécutions contre les protestants s'étaient intensifiées, Chardin a passé presque toute sa vie en exil. Il séjourne dans un premier temps en Angleterre pour y séjourner puis entreprend une série de voyages à l'étranger et reçoit plus tard le titre de

"chevalier" et "joaillier de la cour" de Charles II d'Angleterre. Son premier voyage en

Perse en 1665 coïncide avec la mort de Chah Abbas II, où il a été témoin d'une suite d'événements tels que le complot des courtisans contre le couronnement du fils de Abbas

II qui aboutit à l'échec grâce à l'aide d'un eunuque fidèle. Ces expériences le sensibilisent 122

à une perspective des mœurs, du caractère et de la mentalité persans qu'il incorpore dans la rédaction de son premier voyage intitulé Le couronnement de Soliman troisième, roy de Perse, ce qui a fait le grand succès de ce livre à part les données historiques, culturelles et exotiques. "Apart from its considerable historical value, Chardin's first work afford a remarkable insight into Persian mentality, that is entirely new in the European writings of the period, being, in fact, the inside view" (Sykes xiv).

Ce premier voyage lui fait également découvrir sa passion pour la Perse, ce pays qu'il appelle "un autre monde" et le motive à s'y rendre à maintes reprises, pour le parcourir en long et en large, et à apprendre sa langue, le persan, d'une manière courante. C'est ainsi qu'il en parle dans la préface de son deuxième récit de voyage publié en 1686 à Londres:

La paʃʃion que j'avois de bien connoître ce vaʃte Empire . . . me fit

entreprendre d'y retourner . . . J'en fis de particuliers par affaires ou par

curioʃité, . . . m'inʃtruiʃant ainsi de tout ce qui pouvoit meriter la curioʃité

de nôtre Europe touchant un Pays que nous pouvons appeller un autre

monde, ʃoit pour la distance des lieux, ʃoit pour la difference des Mœurs

& des Maximes. En un mot, j'ay pris tant de peine à m'inʃtruire ʃur la Perʃe

que je puis dire par exemple, que je connois mieux Ispahan que je ne

connois Paris, quoy que j'y ʃois né & que j'y aye été élevé; que je parle

auʃʃi aiʃément le Perʃan que le François. (NP)

Les descriptions du chevalier Chardin des lieux, des coutumes et de l'art persans sont plus prenantes et plus détaillées que celles de son précurseur Tavernier. On y trouve davantage de complaisance, ou pour mieux dire, une vraie sympathie de sa part, envers tout ce qui touche cet "autre monde". Chardin prend un plaisir visible à s'asseoir et à s'habiller à la 123 persane. De sa première rencontre avec le "grand-visir" à Ispahan, dans une reproduction publiée en 1811, il écrit, "Le premier ministre, dès que je l'eus salué, me demanda où j'avais appris à m'habiller si bien à la persane et à parler le langage persan" (44). Cela témoigne de l'importance de l'habit et de l'apparence dans le regard de l'Autre vis-à-vis de l'étranger (thème que Montesquieu développe bien dans la lettre 30 des Lettres persanes quand son héros persan Rica décide de "quitter l'habit persan" pour "endosser un à l'européenne", et qui entraîne la fameuse question "Comment peut-on être Persan?" à la fin de cette lettre).

Sensible à l'accueil chaleureux des Persans envers leurs invités, Chardin les complimente pour leur hospitalité. Dans l'édition de son récit sortie en 1735 à Amsterdam, il observe:

Ce qu'il y a de plus louable dans les mœurs des Perʃans, c'eʃt leur

humanité envers les Etrangers, l'accueil qu'ils en font & la protection qu'ils

leur donnent; leur hoʃpitalité envers tout le monde; & leur tolérance pour

les religions qu'ils croyent fauʃʃes . . . Si vous en exceptez les

Eccléʃiaʃtiques du Païs, qui font comme par-tout ailleurs . . . vous

trouverez les Perʃans fort humains & fort juʃtes ʃur la religion. (46)

Le souci d'objectivité et de bienveillance chez l'auteur dans sa description du clergé persan n'échappera pas au lecteur. Bien que protestant, il ne voit rien d'anormal dans le comportement non accueillant du clergé musulman, l'assimilant à celui des autres religions.

De même, dans un style empreint de bonhomie, Chardin vante les Persans pour leur bel esprit et leur beau physique, pour leur imagination "vive, prompte, & fertile" et leur mémoire "aiʃée & féconde (45)", ce qui sera plus tard source d'imagination pour certains 124 auteurs des Lumières. Tel est le cas de Montesquieu dans les Lettres persanes, qui utilisera ces mêmes traits classiques de caractères pour ses héros persans. La description de Montesquieu du sérail, des eunuques, et des femmes d'Usbek est très proche de ce que

Chardin a écrit, et qu'on peut trouver dans l'édition de 1811, à propos du "Palais des

Femmes du Roi" de Perse, du confinement des femmes à l'intérieur du sérail et de diverses traditions quand elles sortent (par exemple elles sont emmenées dans des boîtes/litières et leur arrivée est annoncée par les eunuques qui crient "courouc") (383-

397).45 Plusieurs similarités émergent également de l'opinion de Montesquieu, l'auteur de l'Esprit des lois, et des idées de Chardin sur le rapport des climats avec les mœurs et la constitution physiologique et morale des peuples.46 A ce propos, Chardin écrit:

Je reviens toujours à l'air, & au climat, quand il s'agit des coutumes & des

manières des Peuples; l'expérience me faiʃant tenir pour certain que c'eʃt-

là qu'il faut chercher la raiʃon & l'origine ʃur-tout dans les choʃes les plus

communes, au lieu de les accuʃer de caprice ou de fantaiʃie; puiʃque les

hommes ont toujours & par-tout aʃʃez de bon-ʃens pour ʃe ʃervir des

45 Dans son livre Montesquieu ou l'alibi persan, Charles Dédéyan écrit, "Ces références à Chardin sont, nous le voyons, fort nombreuses. On peut affirmer a priori que Montesquieu lui doit presque toute sa documentation sur l'Orient et la Perse" (51).

46 Dans sa définition de différentes formes de gouvernement, république, monarchie et despotisme, Montesquieu note dans l'Esprit des lois, "Comme il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie de l'honneur, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique" (202-203). Comme exemple du despotisme, il fait référence aux notes de Chardin sur le gouvernement persan et remarque, "En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu'un, on ne peut plus lui en parler, ni demander grace, s'il étoit ivre ou hors de sens, il faudroit que l'arrêt s'executât tout de même (voyez Chardin)" (203). En ce qui concerne la différence des hommes dans divers climats, Montesquieu écrit, "On a donc plus de vigueur dans les climats froids . . . par exemple plus de confiance en soi-même, c'est-à-dire plus de courage; plus de connoissance de sa supériorité . . . Dans les pays froids on aura peu de sensibilité pour les plaisirs; elle sera plus grande dans les pays tempérés; dans les pays chauds elle sera extrême" (299-300). 125

choʃes de la manière qui leur eʃt la plus convenable. (295)

Malgré l'image figée et stéréotypée que peut donner d'un peuple, une conviction telle qu'on a rapportée en haut, on pense que cela en quelque sorte manifeste la sympathie de

Chardin et son inclination envers les Persans et la Perse avec qui et où il passe plus de dix ans de sa vie. À l'encontre de Tavernier et beaucoup d'autres voyageurs, il prend garde de ne pas juger tout ce qu'il aperçoit selon les critères d'un modèle européen. Il cherche au contraire les raisons des différences entre lui et l'Autre dans l'histoire, le climat et les conditions de la vie des peuples. Pour lui, l'origine de la diversité se trouve souvent dans le climat généralement chaud et sec de la Perse, et ce, qu'il s'agisse de l'apparence, de l'habillement et du code vestimentaire, ou de la dimension morale, de la passion violente pour la femme et par conséquent de la jalousie forte (il fait allusion aux sérails). Ainsi,

Chardin affirme que ce n'est qu'après avoir bien observé au cours de ses voyages qu'il a pu découvrir "que comme les mœurs ʃuivent les tempéraments du corps, le tempérament du corps ʃuit la qualité du climat; de ʃorte que les coutumes ou les habitudes des Perʃans ne ʃont point l'effet d'un pur caprice, mais de quelques cauʃes naturelles (384)."

Remarquons ici que nous n'avons pas l'intention de discuter de la pensée de Chardin sur l'influence des climats. Ceci dit, comme nous avons noté précédemment, sa conviction des effets climatiques dont il s'est servi abondamment dans ses récits pour raisonner ses observations nous a paru plutôt comme le fruit de son attachement et de sa fascination pour la Perse qu'une manifestation exacte de son savoir approfondi sur ce pays. En ce qui concerne ce savoir sur la Perse, les douze volumes qu'il a laissés de ses voyages, et que l'on nomme parfois l'encyclopédie des récits de voyage de Chardin, démontrent bien son

érudition dans ce domaine. Les nombreuses reproductions de ses récits montrent 126

également l'importance et le succès de son œuvre. Sa description générale de la Perse est un travail minutieux au cours duquel il étudie et énumère tous les genres de plantes, d'oiseaux, d'animaux, de climats des différentes régions, la géographie du pays etc. De même, sa longue présentation sur l'histoire des religions en Perse, particulièrement celle sur l'islam et qui inclue la description détaillée des cinq piliers principaux, des rites, des fêtes, des prières, des dogmes, et l'histoire du prophète et des imams, fait preuve d'une motivation sans faille.

Nos dernières remarques sur Chardin, porteront sur sa description détaillée de la capitale Perse Ispahan, description qu'il essaie d'établir de manière "fort exacte" et en même temps "agréable au lecteur" en y mêlant des "récits curieux" et des anecdotes persanes (287). Selon lui, Ispahan avec ses faubourgs est une des plus grandes villes du monde avec une population qui égale celle de Londres. Il cite les Persans, exaltant cette grandeur, dans l'anecdote "Sefâhoun nispé djihoun" qui veut dire "Ispahan est la moitié du monde" (285). Pour lui, la beauté de la ville consiste dans ses palais magnifiques décorés d'un ornement merveilleux où l'or et l'azur se trouvent en abondance alors qu'ils sont inconnus dans l'architecture européenne. Cette beauté s'exprime également dans ses

"maisons gaies et riantes", ses caravansérails spacieux, ses forts beaux bazars et ses rues et canaux garnis des deux côtés de hautes platanes qui couvrent les maisons comme un parasol (285-344). Étonné par la richesse de la littérature et la poésie persanes, il traduit et rapporte les proverbes, les anecdotes ou les vers des poètes du pays que les Persans gravaient comme ornement sur les portails, les murs et les dômes des grandes maisons.

Sa traduction des extraits du recueil de poèmes Boustan (jardin) et de celui en prose

Golestan (jardin des fleurs/des roses), du célèbre poète médiéval persan Saadi, est un 127 travail assez remarquable de la part de ce connaisseur de la Perse pour qui les Persans

étaient les Français de l'Orient.47

Après Chardin, Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882) est le premier voyageur/écrivain français dont les récits sur la Perse Trois ans en Asie (1855-1858), témoignent d'une admiration profonde de l'auteur pour ce pays. Il est à noter que durant l'intervalle d'un siècle et demi entre les récits de voyages de Chardin et Gobineau, il y a eu d'autres voyageurs français qui se rendent en Perse parmi lesquels nous pouvons mentionner le joailler Paul Lucas, Jean Otter, le botaniste Joseph Pitton de Tournefort, des missionnaires religieux comme Père Bachoud et Père de la Maze. Les journaux de ces voyageurs, pour la plupart peu lus, n'ont pas été d'une grande importance en raison du peu de connaissances qu'ils fournissaient aux lecteurs et du manque de valeur littéraire.

De cette liste, nous allons cependant excepter le voyageur/peintre Eugène Napoléon

Flandin qui a voyagé en Perse en 1840, participant à une mission de diplomates français et chargé de dresser un relevé des sites historiques de ce pays. De ses voyages, Flandin a laissé un récit Voyage en Perse ainsi que de très beaux dessins de différentes villes et monuments historiques, une œuvre iconographique descriptive pour laquelle il a reçu la

47 Voici un petit extrait "à la louange de l'humilité" du recueil Boustan de Saadi (1184-1283) que Chardin trouve en lettres d'or sur les murs d'une grande belle maison. Il le traduit ainsi dans ses récits: Une goûte d'eau tomba de la nue dans la mer; Elle demeura toute étourdie par l'immensité de la mer. Hélas! dit-elle, en comparaison de la mer, que suis-je? Sûrement où la mer est, je ne suis qu'un vrai rien. Pendant qu'elle se considéroit ainsi en son néant, Une Huître la reçut dans son sein, et l'y éleva. Le ciel avança la chose, et la porta à ce point, Qu'elle devint la perle fameuse de la couronne du roi. (301)

128 légion d'honneur en 1842.48 Bien que Flandin n'ait pas éprouvé de passion particulière pour la Perse à l'entreprise de ce voyage et que cela ait été plutôt une mission à des fins scientifiques et politiques ou, "mission d'explorer la Perse en tous sens . . . [et] y recueillir les moindres renseignements qui présenteraient un intérêt relatif à la philologie et à l'histoire", comme il l'interprète lui-même dans son récit, nous ne pouvons l'ignorer par sa contribution manifeste dans l'expansion des connaissances sur la Perse (8). Les images qu'exposent aux regards des Européens ses magnifiques dessins de divers lieux et monuments persans ont été considérées comme une source d'information sur la culture et l'art iraniens de l'époque.

À ce niveau, nous allons laisser Flandin avec un sentiment de "tâche accomplie", comme lui l'avait fait avec la Perse à la fin de son voyage, "Adieu à cette terre d'Asie où nous avions trouvé tant de fatigues, rencontré quelques dangers, et enduré des privations de tout genre. Mais nous en emportions de riches matériaux, la conscience d'avoir fait notre devoir . . ." (522), pour revenir une autre fois sur l'auteur de Trois ans en Asie,

Gobineau ou "Gobineau, iranien", d'après l'inscription gravée sur sa tombe.49

Le nom d'Arthur Gobineau est presque connu dans tous les milieux scientifiques et linguistiques surtout ceux qui discutent des théories de la "race humaine". Cela n'est pas dû à l'intérêt qu'on a porté à son œuvre mais à l'inverse aux critiques sévères qui ont

48 De ce voyage, il y a un film documentaire en français, en 13 épisodes de 15 minutes, du cinéaste iranien Kioumars Derambakhsh, intitulé Voyage en Perse et réalisé d'après les dessins de Flandin. Ce film est diffusé par la chaîne de télé iranienne "Sahar francophone" et a été offert par Khatami (ex-président iranien) à Jacques Chirac lors d'une rencontre en France. On peut trouver ce film en ligne: http://www.dailymotion.com/playlist/xxnz2_persefars_voyage-en-perse-eugene-flandin/1#video=x9380o

49 Selon l'article de Jacques Morland "Gobineau romancier" dans le journal Mercure de France publié en mai-juin 1905, page 10. 129 fait de ses écrits Essai sur l'inégalité des races humaines, "écriture taboue" de son siècle.

Influencée par ses convictions racistes, son attitude envers l'Orient, l'Asie et la Perse est une attitude contrastée qui alterne entre l'admiration, la peur et le mépris. En ce qui concerne nos recherches sur les voyageurs/amateurs de la Perse, nous délaisserons pour le moment Gobineau, théoricien du racisme, pour nous concentrer sur Gobineau homme littéraire pour qui l'Orient semblait être sa vraie patrie, d'après ce que l'on aperçoit dans ses récits de voyage Trois ans en Asie.

Nommé secrétaire d'une mission extraordinaire en Perse par Napoléon III, Comte de Gobineau entame son voyage en Orient, ce voyage si désiré à propos duquel il avait

écrit à son ami Prokesh, "J'ai soif de m'en aller", en 1855, accompagné de sa femme et de sa petite fille (9). Malgré le manque de confort et les conditions indésirables qu'un voyageur devait endurer au cours de son voyage, Gobineau ne semblait pas le moins du monde ennuyé. On le trouve émerveillé par la nouveauté des choses qu'il découvrait chaque jour dans la nature physique de la Perse et dans les mœurs et coutumes des

Persans. C'est ainsi qu'il décrit ses premières journées de voyage après avoir mis le pied sur le sol persan, "Dans ces premières journées, il n'était rien qui n'eût un attrait. Tout

était nouveau, tout plaisait, chaque pas était une découverte et chaque découverte semblait contenir un monde" (104). À propos de ses compagnons de route, les Persans qui avaient accueilli la mission française à Boushehr (port iranien sur le golfe persique),

étonné par la solennité de leurs attitudes qu'il trouvait commun chez tout le monde

(officiers, écuyers, porteurs de narguilés, échansons, cavaliers), il écrit également, "Les

Persans ont le génie de l'étiquette et des formes" (102). Sa raison d'un tel enchantement ne semble s'expliquer qu'à travers le prisme de son ressentiment envers l'Europe civilisée. 130

Abandonné et haï par son époque, Gobineau abandonne l'Europe et sa bourgeoisie déloyale, pour retrouver la paix et le calme dans les déserts de l'Asie. Dans toutes ces traversées du désert, il médite face à la splendeur de ces vastes étendues de sable dont, pour lui, la mélancolie rendait l'aspect pittoresque des végétaux sauvages plus saisissant

(141). De même, il est enchanté dans ce pays de Perse, par les couleurs variées du ciel et des montagnes qu'il décrit "nobles", à l'instar de ses habitants sans doute, qu'il avait déjà qualifiés de "noble race", particulièrement quand il parle de "nobles montagnes" qui embrassent les ruines de Persépolis et qui rappellent la "grandeur" de la civilisation aryenne (135).

Outre sa rupture avec l'Europe poste-révolutionnaire, la fascination de Gobineau pour l'Orient, l'Asie et la Perse, tire son origine d'une passion ancienne qui datait de son adolescence. Sur les bancs du collège de Bienne, il était déjà enchanté par le rêve de l'Asie, ce continent qu'il compare à la fin de Trois ans en Asie à "un mets très-séduisant mais qui empoisonne ceux qui le mangent" (336).50

50 Le paradoxe qu'on trouve dans cette citation évoque en même temps l'admiration de Gobineau pour l'Asie et sa conviction qu'une pareille admiration est dangereuse, et que l'Asie et les "tendances irrésistibles" (car l'Asie est selon lui "un lieu de grande production") qui poussent l'Europe vers les contrées asiatiques, constituent un danger pour l'Europe. Selon lui toutes les conquêtes occidentales en Asie ont eu pour conséquence le déclin de la civilisation occidentale. En prenant l'exemple de la conquête d'Alexandre, dans le chapitre 6 de Trois ans en Asie intitulé "Résultats probables des rapports entre l'Europe et l'Asie", il écrit, "Quand Alexandre eut conquit l'Asie, la Grèce perdit toute sa valeur morale et tomba au rang des peuples vieillis et abâtardis dont elle croyait avoir fait sa proie; et son niveau intellectuel suivit dans une rapide décadence son niveau moral, de sorte que, lorsque Rome soumit la Grèce à son tour, celle-ci lui apporta l'infection qui la tuait . . . Aujourd'hui, je ne m'aperçois pas que les choses se présentent sous un aspect différent. On peut observer déjà et des Européens habitués à la vie d'Asie et des Asiatiques élevés en Europe. Les premiers ont pris, généralement, les vices, ou au moins la mollesse, le laisser aller, la paresse, l'inconstance des Asiatiques; les seconds sont restés tels qu'ils étaient avec quelques vices de plus, mais je n'en ai jamais rencontré un seul qui eût gagné une vertu d'Europe" (476-78). Ces propos de Gobineau sont manifestes de son caractère orientaliste et de ses idées racistes sur l'inégalité des races humaines (la supériorité de l'Europe par rapport à l'Asie ou celle de la race indo- européenne (aryenne) dont les Iraniens faisaient partie). A-t-il mesuré l'impact de sa pensée et l'influence de ses théories sur l'avenir de l'Europe ? Surement non. Cependant, l'histoire confirme "le danger" dont il 131

Adrienne Doris Hytier dans Les dépêches diplomatiques du Comte de Gobineau en Perse rapporte ainsi les paroles d'une vieille amie de Gobineau (Amélie Laigneau) à propos de lui, "Toutes ses aspirations étaient tournées vers l'Orient. Il ne rêvait que mosquées et minarets, se disait musulman, prêt à faire son pèlerinage à la Mecque. Il jurait par le

Prophète . . . traduisait des ouvrages persans, ceux du poète Firdousi, je crois, dont il nous entretenait sans cesse" (10).

Ce témoignage montre combien l'esprit du jeune Gobineau était conquit par la Perse et la culture persane. On décèle chez lui les traits de l'esprit persan. En fait, deux caractéristiques qui ont toujours été importantes pour les Iraniens et que Gobineau, lui- même, fait remarquer dans son récit, sont l'histoire/le passé et le chiisme/les imams. Ces deux éléments, bien que contradictoires en quelque sorte, font partie essentielle du patrimoine moral et du sentiment national iraniens que Gobineau semble partager avec les Iraniens.

L'amour de Gobineau pour Firdousi/Ferdowsi (940-1020), poète de l'épopée nationale persane Shâhnâmeh ou "Livre des rois" (et bien pour d'autres poètes iraniens comme

Hafiz et Saadi), évoque l'amour des Iraniens pour ce poète qui a composé l'histoire des anciens rois de Perse en 45 000-50 000 vers en langue persane, malgré l'influence de la langue arabe après l'invasion des Arabes (634-642). Cette prouesse lui a valu le surnom du recréateur de la langue persane.51 Bien que musulmans, les Iraniens sont très attachés

parle dans l'admiration de l'Européen pour l'Asie, car, ses théories sur le peuple aryen en tant que race supérieure, qui sous-tendaient en partie son favoritisme et son admiration pour l'Iran, ont été un des supports du nazisme, idéologie qui a enflammé l'Europe dans la seconde guerre mondiale. 51 Shahnameh est le plus long recueil de poèmes épiques dans le monde composé par une seule personne. Il a été traduit plusieurs fois en anglais, en français et d'autres langues étrangères. La dernière 132

à leur passé surtout à l'histoire de leur civilisation antique qu'ils voient comme

"glorieuse". C'est là aussi l'origine du sentiment de "supériorité" qui existe presque chez tous les Iraniens et que Gobineau, expert en cela, avait bien perçu quand il écrit, "Cette vérité [être la plus ancienne nation du monde et un grand peuple] est présente à l'esprit de toute la famille iranienne" (203). Gobineau admire les Persans au point qu'il les idéalise à certains moments. Il considère avec émerveillement les paysans persans, ces hommes "de la plus humble condition", pour leur connaissance sur leurs souverains et les traits importants de leur histoire, essentiellement, quand il compare cette connaissance avec celle des illettrées de son pays natal, qui, selon lui, "ne se soucient en aucune façon de l'histoire, et n'en savent absolument rien" (205).

De la même manière, l'enthousiasme du jeune collégien Gobineau pour approfondir ses connaissances sur la religion persane et les rites musulmans, est un signe supplémentaire de l'influence de l'inspiration persane sur lui, quoique plus tard, lors de son voyage en Perse, il n'hésite pas à montrer sa préférence pour le côté spirituel de l'islam et les soufis (ou les derviches, à l'opposé des mollahs/clergé musulman persan) chez qui il trouve, à sa grande surprise, une affinité profonde pour le philosophe français

Voltaire. À ce propos, il écrit, "Penser comme Voltaire, c'est détester les moullahs, et la chose va de soi, personne n'y contredit; on trouve aussi une grande satisfaction à avoir de son parti un sage européen" (231). Il est intéressant ici de noter le double intérêt que nous portons sur la citation précédente en ce qu'elle fait preuve de la fascination des Persans

traduction en anglais The Shahnameh: The Persian Book of Kings est faite par Dick Davis en 2006 qui a remporté le titre du "meilleur livre de l'année" par Washington Post. 133 pour la France et les idées des Lumières, quoique notre but premier ait été de prouver l'inverse.

Un autre passage que nous avons trouvé fort intéressant dans les récits de

Gobineau, pour la même raison que nous venons de mentionner est la conversation de ce voyageur avec un des princes persans Thamas-Mirza, son hôte à Shiraz, sur Napoléon 1er

"le héros favori des asiatiques" et le modèle idéal pour les princes persans. Gobineau raconte comment les Persans cherchaient à s'approprier les portraits du conquérant ou les dessins de ses batailles pour décorer les murs de leurs maisons. Il souligne aussi l'attitude de méfiance des Persans envers les Anglais dans les paroles du prince qui, déçu par la lecture de la traduction du livre Life of Napoleon Buonaparte de sir Walter Scott (l'image qu'il offrait était différente de celle que les Persans s'étaient faite du conquérant), essayait de démontrer avec ferveur que l'œuvre anglaise n'était pas impartiale et qu'il fallait se méfier des Anglais (128-29).

En tant que sociologue, Gobineau s'intéresse plus aux mœurs et aux coutumes des

Persans, auxquelles il s'adapte aisément pendant son séjour en Perse. Comme Chardin, il aime s'habiller, manger, boire du thé ou fumer à la manière des Persans. Dans ses Lettres persanes que l'épistolier Gobineau écrit à sa sœur Caroline, il décrit sa vie quotidienne à

Téhéran d'un ton gai et plaisant. Son attitude d'aristocrate ainsi que sa vision de

Gobineau/ théoricien du racisme sont cependant manifestes dans l'extrait ci-dessous de la lettre VIII, de telle sorte qu'on pourrait penser qu'une des raisons de Gobineau pour avoir tant aimé la vie en Perse est qu'il y était traité comme un roi:

Je ne sais plus comment je vivrai en Europe. Une des heures les plus

charmantes de ma journée, c'est quand je me lève. Je me mets devant mon 134

feu. Un de mes pyschkedmets me présente mon thé, un autre mon kalian

d'or qu'il tient respectueusement pendant que je fume, et, pendant qu'ils se

tiennent dans l'attitude de la soumission, les mains réunies, je rends mes

arrêts et de ma bouche distille la sagesse suprême; voici le tableau.52

Pour mieux rendre justice aux coutumes et à la mentalité des Orientaux qui, selon lui, ont

été objets de "jugements ridicules" des moralistes occidentaux Gobineau essaie, dans ses

Nouvelles asiatiques, son dernier ouvrage sur la Perse, de dépeindre plusieurs aspects de l'esprit asiatique, et d'expliquer en quoi cet esprit s'éloigne de celui des Européens. Les

Persans qu'il y dépeint avec complaisance sont des gens pleins d'entrain et de joie de vivre. C'est ainsi qu'il décrit l'ambiance de la ville persane juste avant le coucher du soleil pendant le mois de ramadan, "Tous les kalians se mirent donc à fumer de compagnie, la boutique de melons, d'œufs durs et de concombres fut à l'instant mis au pillage; pendant ce temps, les marchands de thé remplissaient leurs verres de la boisson bouillante; la foule s'en emparait avec emportement; les verres se vidaient et se remplissaient, on chantait, on criait, on riait . . . on se bousculait, on s'amusait beaucoup" (87). Bien qu'elle paraisse quelque peu exagérée, cette scène illustre bien la joie des villes iraniennes au coucher du soleil des mois de ramadan (mois de jeûne), au moment où celles-ci sortent de leur torpeur diurne avec la rupture du jeûne. Dans l'une des Nouvelles asiatiques intitulée

"La vie de voyage", c'est de son propre sentiment que l'auteur parle à la fin de sa vie, quand le personnage du comte de P... décrit la nostalgie de sa vie de voyage "J'ai connu

52 pyschkedmet ou "pish-khedmat", mot persan = serviteur kalian, mot persan = narguilé 135 cette vie et je la pleure éternellement. C'est la seule et unique qui soit digne d'un être pensant" (297).

Pour en terminer, nous pouvons déduire que l'œuvre de Gobineau sur la Perse, bien qu'elle n'ait été reconnue qu'après sa mort, comme il l'avait deviné lui-même avec amertume, est l'empreinte la plus profonde de l'influence de l'inspiration persane sur la littérature française. Vladimir Minorski témoigne de ce phénomène lorsqu'il déclare dans la revue mensuelle Europe, numéro consacré au comte de Gobineau: "Les théories sont discutables, son érudition manquant de blutage et de critique, mais si jamais il a été donné à de rares Européens d'approcher l'âme de l'Orient, il est certes de leur nombre"

(125).

Le lignage des voyageurs littéraires du 19e siècle ne s'arrête pas avec Gobineau mais se poursuit avec Pierre Loti (1850-1923), dont le récit du voyage en Perse Vers

Ispahan (1904) connaît un grand succès dans les milieux littéraires. Contrairement à nos trois autres voyageurs mentionnés précédemment, Loti n'avait aucune connaissance précise de la culture de Perse ni de sa langue lorsqu'il met le pied sur "la rive brûlante de ce Golfe Persique" sur le chemin du retour de son voyage aux Indes (5). Ce qui différencie son récit de celui des autres voyageurs, c'est sa façon de décrire les paysages et les monuments qu'il observe avec un regard d'artiste. Ses descriptions manifestent sa joie et l'enthousiasme qu'il exprime au cours de ses découvertes, mais il n'y a pas chez lui ce souci d'exactitude scrupuleuse ou scientifique qu'on trouve chez Gobineau, Chardin ou

Tavernier. Son imagination l'emporte et donne à son récit une couleur poétique. Son choix délicat de style et de mots, beaux et évocateurs, pour traduire ses constats et ses observations, anime ses descriptions au point qu'on peut sentir les objets vivre devant nos 136 yeux, ce qui fait de son récit une œuvre d'art. Pour lui, la Perse est avant tout la contrée des roses. Il en parle avec émerveillement dans tout son récit et dès le début, lorsqu'il invite le lecteur dès les trois premiers paragraphes à l'accompagner pour voir les roses à

Ispahan. Au moyen de la répétition, de parallélisme et de contraste, Loti commence son récit ainsi: "Qui veut venir avec moi voir à Ispahan la saison des roses, prenne son parti de cheminer lentement à mes côtés, par étapes, ainsi qu'au moyen âge" (3). Il décrit la beauté des jardins de roses de Perse mais en même temps, et à l'instar des Occidentaux, il avertit les inconforts, les peines et les dangers du voyage dans un pays qu'il considère comme non moderne et arriéré en le comparant à l'Europe. Avant lui, Tavernier avait aussi parlé des roses de la Perse, mais, en tant que commerçant, seulement dans un effort de souligner leur valeur marchande. L'auteur avait ainsi mentionné qu'une fois distillées elles peuvent être exportées dans toute l'Asie sous forme d'eau de rose. Il en dit, "Les fleurs de la Perse n'ont rien de comparable à celles que l'on cultive en Europe . . . on ne trouve que des roses . . . et les Persans en distillent une grande quantité" (13).

De même, les descriptions de la terrible falaise de la chaîne persique à travers laquelle les caravanes de Gobineau et Loti ont dû passer dans l'effroi et l'horreur, dénotent une grande différence de style chez ces deux voyageurs. Chacun, à sa manière, crée une vive impression chez le lecteur qui veut en connaître davantage sur la Perse. Loti la décrit de manière théâtrale: "A l'heure où le disque ensanglanté du soleil plonge derrière l'horizon des plaines, une grande coupure d'ombre s'ouvre presque soudainement devant nous dans la muraille persique, entre des parois verticales de deux ou trois cents mètres. Une beauté farouche s'élève de cette chevauchée dantesque dans le pays des horreurs géologiques et des pierres follement tourmentées" (29). 137

Le rapport de Gobineau est quant à lui saisissant à sa manière par l'image réaliste qu'il donne au lecteur des dangers de la route, "La route était beaucoup plus resserrée que la veille et tournait entre des hauteurs, quand tout à coup nous nous trouvâmes gravissant une pente assez roide et pavée de grandes roches plates. En un clin d'œil, il y eut quatre ou cinq chevaux par terre" (111).

Le portrait que Loti dépeint des Iraniens est celui d'un peuple amateur d'art et de poésie,

"Nos devanciers de plusieurs siècles en matière d'affinements de toutes sortes" (217).

Cependant, à défaut de contacts directs, les femmes iraniennes demeurent pour lui "de silencieux fantômes, enveloppés de la tête aux pieds dans un voile noir" (217). Quelle joie également pour cet amateur de Perse de constater le prestige que la France conserve encore aux yeux des Persans par le statut privilégié du français qui, "malgré les efforts de peuples rivaux, demeure la langue d'Occident la plus répandue!" dans ce pays dont il admire l'art mais décrit tantôt avec admiration tantôt avec horreur les paysages (301-03).

Grâce à la plume de Loti et à celles des autres voyageurs de nombreux lecteurs ont connu l'Iran, son art, sa culture et ses lieux, qui à leur tour, ont laissé leur empreinte dans la littérature française des quatre siècles passés. Plus tard, les récits de ces voyageurs seront sources d'inspiration pour d'autres auteurs, et donneront naissance aux nouveaux genres littéraires tel que le conte oriental, un lieu fécond et productif pour ce qu'Edward

Saïd appelle l'invention de l'Orient par l'Occident.

Conte oriental: la Perse des Mille et une nuits et des Mille et un jours

Parmi les œuvres littéraires du 17e et 18e siècle, le succès du genre de conte oriental a été si grand que nous pourrions le mentionner comme un des éléments, pas nécessairement déclencheurs, mais définitivement "nourrisseurs" de la fascination des 138

Français pour l'Orient. La popularité et le grand succès du conte oriental tient en fait à sa présentation comme reproduction d'un original, arabe, turc, persan ou indien, ce qui créait un effet d'étrangeté culturelle et une certaine fantaisie chez le lecteur européen. Il convient de rappeler que pour accroître le nombre de lecteurs, les traducteurs des contes orientaux adaptaient souvent le texte original au goût de leur époque en y supprimant les

éléments banals et en y ajoutant de la galanterie européenne.

Un exemple phare du genre conte oriental est la traduction du texte arabo-persan des

Mille et une nuits par Antoine Galland entre les années 1704-1717. Par son influence universelle, cette œuvre est considérée comme une œuvre fondamentale parmi les contes orientaux.53 L'attrait presque universel de ce texte, une raison pour laquelle nous l'avons choisi, est démontrée par ses rééditions successives, ses traductions dans nombreuses différentes langues et son emploi en tant qu'objet d'étude dans les milieux éducatifs.

Selon nous, ce texte doit son universalité en une grande partie à son recours à la fantaisie, ce phénomène d'imagination libre qui a toujours tenté l'être humain. Outre cela, le facteur

53 Dans le préface du traducteur de la continuation des Mille et une nuits M. Caussin de Perceval, publiée en 1806, on peut lire ces mots-là qui font preuve des modifications faites par Galland dans le texte original: "AVANT de parler de la continuation des Mille et une Nuits qu’on publie aujourd’hui, il est nécessaire de dire quelque chose de l’original arabe, et de la partie déjà traduite par M. Galland . . . On a reproché à M. Galland de s’être donné trop de liberté en traduisant. En lui faisant ce reproche, on n’a peut-être pas fait assez d’attention à la différence du génie des langues, et à la nature de l’ouvrage. M. Galland savoit très-bien l’arabe ; mais il ne croyoit pas pour cela que tout ce qui étoit traduit littéralement de l’arabe pût plaire à des lecteurs français. Il vouloit faire un ouvrage agréable dans sa langue maternelle, et il a réussi ; mais pour y parvenir, il falloit se conformer au goût de la nation. M. Galland a donc été obligé, non-seulement de retrancher, d’adoucir, d’expliquer, mais même d’ajouter ; car les auteurs orientaux, qui tombent souvent dans des répétitions, ou qui s’apesantissent sur des détails inutiles, laissent quelquefois à deviner bien des choses ; et leur narration vive comme leur imagination, est souvent trop rapide, et même obscure pour nous. En s’attachant servilement à son original, M. Galland n’auroit fait probablement qu’un ouvrage insipide" (xxviii).

139 définitif de notre choix des Mille et une nuits parmi d'autres contes orientaux a été les caractères persans de ce recueil et leur contribution à ce phénomène de "la mode de

Perse", et ce malgré les controverses qui existent sur son origine (arabe ou persane) depuis la parution de son premier volume en 1704. Pour ce qui est de ces controverses, bien que nous n'ayons pas l'intention d'entrer dans le cœur des discussions ou d'y prendre parti, nous pensons qu'une petite explication est nécessaire car, selon nous, le fait même de discuter l'origine persane de ce texte démontre l'influence persane sur les milieux littéraires français de l'époque.

A l'encontre de Silvestre de Sacy, "le père de l'orientalisme" selon E. Saïd, qui croyait à l'origine arabe des Mille et une nuits (ou une mélange d'arabe et de persan), de nombreux autres orientalistes renommés du 19e siècle, tels Louis Langlès et Joseph Von Hammer-

Purgstall, ont affirmé l'origine persane de cette œuvre (Saïd 107). Sacy remarque dans son article "Les Mille et une Nuits, en arabe" que les arguments de M. Langlès basés sur les noms persans de certains personnages n'étaient pas suffisants pour démontrer l'origine persane de ce texte. Le chercheur estime en revanche que l'illustration des "mœurs des

Arabes sous les Khalifes Abbassides" et du "mahométisme" prouvaient son origine arabe

(687). Plus tard, la découverte d'un document arabe datant du 10e siècle (Fihrist de Ibn

Al-Nadim) par l'orientaliste autrichien Von Hammer-Purgstall, et mentionnant un livre persan intitulé Hezar Afsaneh (Mille contes) comme origine des Mille et une nuits ont conduit la plupart des orientalistes à reconnaître l'origine persane de ce texte.

L'orientaliste anglais Edward William Lane déclare à ce sujet, dans The Thousand and

One Nights: Commonly Called the Arabian Nights' Entertainments: "The antiquity of the

Hezar Afsaneh and its similarity to the modern 1001 Nights, being now proved, I 140 confidently adopt the opinion . . . that the former work served as the archetype of the latter" (664).

Quelle que soit l'origine de cette œuvre, nous considérons les Mille et une nuits comme un facteur essentiel, ou même un facteur déclencheur de la fascination des

Français pour la Perse par son énorme popularité et son rôle contributeur dans la construction chez les Français d'une Perse imaginaire. Les deux protagonistes des Mille et une nuits, Shéhérazade et Shahryar, connus universellement comme reine et roi de la

Perse, sont des noms persans, populaires en Iran à l'heure actuelle. Le préfixe "shah" veut dire "roi" en persan. "Shéhérazade" ou "Shahr-zad" est également un nom composé du préfixe "shahr" et du suffixe "zad" qui signifient successivement "ville" et "né", faisant ensemble allusion à "quelqu'un qui est né en ville" et à la notion d'"être civilisé", un nom conforme à la protagoniste des Mille et une nuits. Quoi de plus fascinant qu'une femme persane qui représente la noblesse et la sagesse ensemble, et qui lutte contre la tyrannie de l'homme (surtout pour la lectrice française qui allait bientôt revendiquer ses droits sociaux durant la Révolution française)? À part les éléments surnaturels (djinns, génies ou démons), les contes de Mille et une nuits doivent leur popularité au pouvoir de séduction que Shéhérazade, la princesse persane, incroyablement rusée et intelligente, exerce sur son auditeur, Shahryar le prince de Perse, ainsi qu'au contraste (et à l'effet de tension que ce contraste crée) entre la simple récitation et la menace de mort. De même, par son côté fantaisiste, érotique et romantique, nous pourrions dire que cette œuvre a été aussi bien rebelle aux lois rationnelles des philosophes des Lumières, qu'ont été par exemple certains mouvements modernistes contemporains tels que le dadaïsme ou le cubisme par la remise en cause de toutes les conventions esthétiques du passé. 141

Un autre fait indéniable concerne l'influence remarquable des contes des Mille et une nuits sur la société française de l'époque, la mode, les décors, la mise vestimentaire de même que son impact sur la pensée des gens. Cette influence qui a duré plusieurs siècles après sa parution, était stimulatrice de mille et un fantasmes. L'Orient du siècle des

Lumières se forme dans le chaos de ces fantasmes. Rappelons que ce livre est considéré comme un des éléments de base de ce qu'on connaît aujourd'hui comme l'étude de l'Orient ou l'orientalisme. Quant à la Perse, elle est tantôt séduisante, tantôt effrayante: une inconnue que, selon Olivier Bonnerot, dans son livre La Perse dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, "l'on ne cessait de craindre et de flatter" (33).

L'engouement des Français pour les Mille et un nuits et la Perse se voit aussi à travers d'autres contes orientaux, tels que Les mille et un jours: contes persans (1710-

1712) de l'orientaliste François Pétis de La Croix qui, dans la préface de son livre, note que la source était un manuscrit persan qu'il avait reçu de "Dervis Moclès", chef des sofis d'Ispahan, lors de son séjour en Perse (1674-1676). L'auteur ajoute que, malgré le contraste dans leurs desseins comme dans leurs titres, Les mille et un jours ne sont "rien autre chose qu'une imitation des Mille & une Nuit" (4). L'intrigue principale dans ce livre est l'histoire de la princesse Farrukhnaz qui, à la suite d'un songe dans lequel elle voit une biche délivrer un cerf d'un piège mais qui est abandonnée par ce même cerf lorsqu'elle se retrouve prisonnière de ce piège, est persuadée de l'ingratitude et de la déloyauté des hommes. La princesse sera détrompée grâce aux mille et un jours récits de sa nourrice.

Ainsi, si dans les Mille et une nuits de Galland, c'est un prince haineux contre les femmes, dans Les mille et un jours, on a une princesse révoltée contre les hommes, et

142 encore, des intrigues d'amour plus fortes et plus nombreuses qui convenaient bien à la galanterie masculine française de l'époque.

Cependant, le succès des contes orientaux ne s'épuise pas avec leurs publications.

Grâce à leurs caractères de divertissement exotique et d'adaptabilité aux représentations scéniques, ils vont apparaître sous forme de spectacles et de pièces de comédie au théâtre de la foire à Paris. Pierre Martino remarque dans L'Orient dans la littérature française au

XVIIe et au XVIIIe siècle (1906) que "L'apparition des Mille et une Nuits et des Mille et un Jours ne fut pas seulement l'heure du réveil pour le roman français: elle eut son contre-coup immédiat, et très sensible, dans la comédie" (231).54 Autrement dit, avant de devenir la contrée des Philosophes, la Perse imaginaire et fantastique des Mille et une nuits nourrit quelque temps l'esprit sarcastique du 18e siècle par sa présence sur les scènes des foires Saint-Germain et Saint-Laurent et par le biais du théâtre des écrivains comme Alain-René Lesage.55

Pays humaniste/despotique: la Perse des philosophes, de Montesquieu et de Voltaire

Les récits de voyage en Asie ont été l'objet d'un véritable engouement parmi les

Français, surtout ceux issus de classes cultivées, à la suite de la parution des journaux de

Tavernier et de Chardin. Plus tard, ces derniers deviennent deux sources principales pour les philosophes des Lumières qui, à la quête de la réalité ainsi que dans une quête de soi

54 Pierre Martino était un ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé des lettres, et professeur au lycée d'Alger. Ce livre est l'adaptation de sa thèse présentée à l'université de Paris en 1906. 55 La Princesse de Carisme (1718), inspirée d'un conte des Mille et un jours de Pétis de La Croix, est une comédie de Lesage. La princesse Zélica est si belle qu'un seul regard suffit de rendre fou les hommes. Le prince de Perse devient ainsi fou (au point qu'il prend Arlequin, le bouffon, pour la princesse), mais aimé par la princesse il sera guéri et se mariera avec elle. 143 occidental à travers l'Autre oriental, et ne pouvant se contenter des images fantaisistes de l'Orient des contes, cherchent à s'instruire plus profondément sur les pays orientaux.

Parmi ces philosophes, deux noms, Montesquieu et Voltaire, méritent notre attention en ce qu'ils avaient des connaissances plus élargies que les autres sur la Perse, outre la sympathie qu'ils éprouvaient envers ce pays. Dans cette partie, nous étudierons les

éléments qui ont participé à la formation de l'image de l'Iran que se sont faite ces deux philosophes distingués de leur époque, ainsi que les traces de cette image dans leurs

œuvres.

Baron de La Brède et de Montesquieu, plus connu sous le nom Montesquieu, n'a pas été le premier ni le dernier écrivain à traiter de la Perse dans son œuvre. La raison principale, comme nous l'avons précédemment noté, tient d'un effet de mode croissant d'exotisme de l'époque. Cet exotisme se retrouve notamment dans son ouvrage le plus célèbre Lettres persanes (1721). Comme un grand nombre des auteurs de son époque, les observations de Montesquieu à propos des Persans dépendent en grande partie des renseignements qui lui étaient fournis par le journal de Chardin auquel il fait de nombreuses références dans toute son œuvre. C'est grâce aux descriptions détaillées de ce grand voyageur, de la cour de Perse et des maux du pouvoir absolu, que Montesquieu développe le concept du despotisme oriental pour l'appliquer ensuite à la monarchie française en guise d'avertissement. Cependant, dans la reconstitution des événements, il semble ne pas montrer un grand scrupule comme ce que nous pouvons trouver plus tard dans notre étude de Voltaire. Montesquieu n'hésite pas à choisir des exemples particuliers, des plus exotiques aux plus impressionnants, dans les récits de Chardin et les généraliser et représenter en tant que mœurs persanes. C'est ainsi que l'image de la femme 144 persane est représentée uniquement à travers celle des femmes du sérail des rois, ou que l'inceste est représenté comme "l'ancien usage des Guèbres [adeptes de la religion zoroastrienne]" dans le cas particulier du mariage d'un guèbre avec sa sœur, tiré du récit de Chardin et raconté par Montesquieu dans la lettre 67.

Pour ce qui concerne notre recherche dans ce chapitre de trouver la trace de l'inspiration persane dans la littérature française, les Lettres persanes de Montesquieu est un exemple à part. Ceci non pas parce que l'auteur éprouve une fascination particulière envers la Perse ou pour quelques aspects de sa culture, car ce n'était pas vraiment le cas, mais par le fait indéniable de sa popularité et de l'énorme influence que ce livre a exercée sur ses lecteurs de toutes nations dès sa parution anonyme en 1721. Son nom Lettres persanes, invite immédiatement le lecteur à la connaissance de la Perse dans un genre différent du roman épistolaire. La question qui s'est imposée au début et qui nous a paru importante était de connaître les raisons pour lesquelles Montesquieu avait choisi des

Persans comme personnages principaux de son roman, et ce au détriment d'autres peuples asiatiques. Après avoir étudié quelques autres ouvrages de l'auteur comme De l'esprit des lois et aussi des recherches antérieurement effectuées sur les Lettres persanes, nous n'avons pas pu trouver d'éléments qui relèveraient une admiration particulière pour les

Persans. En revanche, l'importance du sérail comme élément constitutionnel de ce roman

épistolaire est fortement soulignée par les critiques. Certains y voient deux romans: le roman du sérail et le roman philosophique (où l'aspect romanesque a une présence plus pâle que dans le premier) tandis que d'autres pensent que ce livre doit son titre de 'roman' au sérail et aux événements qui s'y déroulent pendant l'absence de son maître. En fait, on voit cette idée renforcée par l'auteur lui-même à travers sa mise en relief du côté 145 romanesque de son œuvre tout au début de son livre, dans "Quelques réflexions sur les

Lettres persanes", quand il écrit, "Rien n'a plu davantage, dans les Lettres persanes, que d'y trouver, sans y penser, une espèce de roman: on en voit le commencement, le progrès et la fin".

De tout ce que nous avons examiné à ce stade de nos recherches, nous pouvons déduire combien les descriptions de Chardin sur le sérail des rois de Perse a dû plaire à notre romancier des Lettres persanes et à notre philosophe De l'esprit des lois. Pour ce dernier, cette image pittoresque du sérail était un terrain fertile qui lui permettait de rassasier ses idées fantaisistes et de développer ses théories du despotisme oriental. Nous ne pouvons non plus nier le rôle que les Lettres persanes a joué dans l'acte d'initier la

Perse et les Persans au public français et à bien d'autres, même si cela en a donné une image parfois fausse et exagérée. En outre et à l'instar des philosophes des Lumières, "la sagesse" et "la curiosité" sont deux éléments essentiels de la personnalité des deux protagonistes persans des Lettres, Usbek et Rica. Ne seraient-ils donc pas une raison pour laquelle Montesquieu a choisi des Persans ? Autrement dit, parmi tous les peuples asiatiques des récits de voyage, ne serait-ce pas possible qu'il ait trouvé chez les Persans

(du Chardin) une sagesse et un enthousiasme à observer et à découvrir qui les distinguaient un peu des autres peuples orientaux ?

Quelle que soit la réponse, et malgré l'absence totale de portrait physique des deux protagonistes, nous pensons que le choix des Persans, et le fait de leur attribuer des traits de caractères positifs (ils se révèlent sages et intelligents d'une part, innocents et dotés d'humour dans leur curiosité d'une autre part), a fortement nourri le goût d'exotisme persan qui était constamment en concurrence avec l'exotisme turc. Selon Pierre Martino, 146 la Turquie tenait la première place en tant que sujet dans de nombreux genres littéraires, et ce dû à la nature de la politique de l'empire ottoman "trop mêlée à la politique européenne" (86). Afin de pouvoir mieux montrer le processus de transformation chez ses protagonistes (Usbek et Rica), ce phénomène d'occidentalisation ou de déchirure entre

Orient et Occident (tradition et raison), Montesquieu avait certainement besoin d'une nouvelle figure de l'Autre, celle qui a été moins en contact avec l'Occident.

De même, le personnage de Roxane, femme persane qui se rebelle contre le despotisme conjugal constitue une nouvelle image de la femme orientale, une image fascinante

(surtout pour la lectrice cultivée de l'époque) dans laquelle la femme n'est plus montrée comme un être passif. Elle est libre par son esprit indépendant comme l'écrit Roxanne à

Usbek dans la dernière lettre (161) du livre avant de se suicider, "J'ai pu vivre dans la servitude, mais j'ai toujours été libre: j'ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance" (355). Montesquieu expose ainsi sa conviction en l'émancipation des femmes, idée assez insolite au 18ème siècle.

En outre, une admiration pour la Perse de l'Antiquité peut être considérée comme une raison potentielle pour son choix des Persans dans les Lettres persanes. Montesquieu connaissait bien la grandeur de la Perse antique. Il avait étudié l'histoire de la Perse ancienne et ses rapports avec l'Empire romain, les guerres médiques et la bataille de

Marathon, quand il rédigeait ses Considérations sur les causes de la grandeur des

Romains et de leur décadence (1734). Dans la préface de L'interface France-Iran de

Mariam Habibi, Pierre Milza remarque:

Ce n'est pas par hasard que Montesquieu a choisi un habitant de la Perse

pour examiner en creux les insuffisances et les tares de la société française 147

au début du XVIIIe siècle. Quoi de plus "étrange" en effet, au sens propre

du terme, pour un lecteur cultivé des années de la Régence que cette

lointaine partie d'un Empire séfévide en pleine décomposition, . . . dont on

se souvenait qu'elle était l'héritière d'une longue et grande histoire ? (13)

Nous tenons à reconnaître l'importance des Lettres persanes qu'elles ont permis à son auteur de se distinguer dans le milieu littéraire et les Persans parmi les nations orientales.

Le succès de ce livre à l'étranger puis en France a été tellement grand que les libraires demandaient à leurs auteurs "Faites-nous des lettres persanes". On voit paraître, comme on le lit dans la Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm et

Diderot, "une multitude de lettres turques, juives, arabes, iroquoises, sauvages, etc., qui n'ont aucun des avantages ni des agréments de leur original" (245). Pour répondre à la fameuse question de Montesquieu, "Comment peut-on être persan ?", il n'y a ni frontière ni limite temporelle. Cette question est devenue universelle grâce au message qu'elle porte en elle, cette nécessité du siècle des Lumières que cherchaient les Français et qu'on désire toujours dans les sociétés d'aujourd'hui: la tolérance dans cette diversité de cultures et de mœurs.

Or, ce que Montesquieu a voulu faire dans ces Lettres persanes, à savoir critiquer les mœurs françaises en se servant de l'image de l'Orient, est repris et effectué après lui par d'autres philosophes comme Voltaire, mais d'une manière un peu différente. Si

Montesquieu a déplacé les hommes d'Orient de leur propre milieu et les a amenés jusqu'au cœur de la société française à Paris, pour ensuite critiquer la situation sociopolitique de la France à travers le regard tantôt naïf et curieux et tantôt sage des

148

Persans, Voltaire garde ses héros persans sur leur terre d'origine en Perse, mais qui représente désormais la France.

De même, la faveur que le voyageur chevalier Chardin avait accordée à la Perse dans ses récits en 1711, et que nous venons de voir le reflet dans les Lettres persanes de

Montesquieu, a eu son impact, en 1756, dans l'ouvrage monumental de Voltaire Essai sur les mœurs et l'esprit des nations. Ce dernier qui avait lu attentivement les relations de

Chardin et d'autres voyageurs sur les pays asiatiques, et avait fait des études sur l'histoire, la culture et la religion ancienne de la Perse, n'a pas hésité à se prononcer sur différents aspects de ce pays, avec une attitude bienveillante.

Au sujet du gouvernement de la Perse, Voltaire affirme," Le voyageur Chardin prétend que l'empereur de Perse est moins absolu que celui de Turquie . . . Les citoyens y jouissent de leurs possessions. Point de grands ni de petits fiefs, comme dans l'Inde et dans la Turquie" (167). La magnificence qu'il trouve dans les descriptions de Chardin de la cour safavide de Chah Abbas II (1642-1666) (en comparant avec celle de l'Ottoman), lui rappelle la splendeur de la Perse antique et celle de la cour de Xerxès. Malgré la cruauté de Chah Abbas, Voltaire voit en lui l'image du "despote éclairé" et "bienfaiteur de la patrie" qui aimait l'ordre et le bien du peuple. Pour lui, l'image de la Perse safavide

était celle d'une cour majestueuse et humaniste ainsi que d'un peuple heureux et sociable qui savait comment passer le temps de manière agréable. C'est ainsi qu'il décrit ce pays, son gouvernement monarchique et son peuple:

Tout ce qu'on nous dit de la Perse, nous persuade qu'il n'y avait point de

pays monarchique où l'on jouit plus des droits de l'humanité. On s'y était

procuré, plus qu'en aucun pays de l'Orient, des ressources contre l'ennui, 149

qui est partout le poison de la vie. On se rassemblait dans des salles

immenses qu'on appelait les maisons à café, où les uns prenaient de cette

liqueur [thé], qui n'est en usage parmi nous que depuis la fin du dix-

septième siècle; les autres jouaient ou lisaient ou écoutaient des faiseurs de

contes, tandis qu'au bout de la salle un ecclésiastique prêchait pour

quelque argent . . .Tout cela annonce un peuple sociable et tout nous dit

qu'il méritait d'être heureux. Il le fut, à ce qu'on prétend, sous le règne de

Sha-Abbas, qu'on a appelé le grand. (547-48)

Il est bon de remarquer le scrupule avec lequel Voltaire choisit ses sources dans la rédaction de son Essai. Celui-ci était bien conscient des généralisations hâtives et erronées qui pouvaient exister dans les récits de voyage, d'où son choix de conseiller les lecteurs à lire ces récits avec un degré de scepticisme, "Il est vrai qu'il faut lire avec un esprit de doute presque toutes les relations qui nous viennent de ces pays éloignés . . . Un cas particulier est souvent pris pour un usage général" (79). L'usage du verbe "prétendre" dans les citations ci-dessus manifeste son scrupule. Son choix d'utiliser les récits de

Chardin et de Tavernier en tant que sources, prouve dans une certaine mesure l'authenticité du témoignage de ces deux grands voyageurs.

Pour ce qui est de la religion, à l'instar des soufis persans chez qui Voltaire représentait l'image connue et respectueuse d'un sage européen et anticlérical (comme

Gobineau l'avait dit dans ses récits), celui-ci s'est également avidement intéressé aux diverses religions de ce peuple, surtout la religion zoroastrienne qui était la religion de la

Perse avant l'invasion des Arabes. Bien que ces religions représentaient pour lui avant tout le fanatisme, cela ne l'a pas empêché d'y faire référence et d'en citer les sages paroles 150 comme cet extrait de l'Œuvre complète de Voltaire qui s'accorde parfaitement avec sa vision du principe du bien et du mal, "Tout bien pesé, je commence à soupçonner que ce monde-ci subsiste de contradictions: Rerum concordia discors, comme disait autrefois mon maître Zoroastre en sa langue" (396).56 Comme les auteurs des récits, il est étonné de l'attitude de tolérance des Persans vis-à-vis des religions minoritaires. Ainsi, en parlant des arméniens, nestoriens, juifs, Indiens de la religion des brahmens, il note: "Enfin toutes ces religions étaient vue de bon œil en Perse" (169).

Cependant, ce qui pour Voltaire a été le véritable objet de son admiration envers la Perse était la beauté de sa langue et de son art, et plus que tout encore la sagesse persane qu'il avait trouvée chez certains de ses poètes comme Saadi. Il écrit au sujet des

Persans, "Leur langue est belle, et depuis six cents ans elle n'a point été altérée. Leurs poésies sont nobles, leurs fables ingénieuses" (170). Cette "sagesse persane" qu'il attribue aux Persans est illustrée dans ses contes philosophiques, nouvelle forme de conte grâce à laquelle Voltaire va au-delà de l'aspect exotique et divertissant du conte oriental, en exposant ses pensées philosophiques à travers des figures orientales.

Zadig ou la destinée (1747) s'ouvre sur une épître dédicatoire écrite par le sage/poète persan Sadi (1184-129) à la Sultane Sheraa. Sadi représente Voltaire lui-même et le nom Sheraa est tiré de celui de la princesse persane Shéhérazade dans les contes des

Mille et une nuits. Dans cette épître, Sadi/Voltaire prône son propre conte et la richesse de son contenu en affirmant qu'il "dit plus qu'il ne semble dire". L'influence orientale/persane est bien illustrée dans cette épître qui s'ouvre par une invitation aux

56 Selon le dictionnaire latin-anglais de John Madsen, "Rerum concordia discors" signifie "The concord of things through discord". 151

éléments culturels persans. "Charme des prunelles, tourment des cœurs, lumière de l'esprit, je ne baise point la poussière de vos pieds parce que vous ne marchez guère, vu que vous marchez sur des tapis de l'Iran ou des roses". L'expression "baiser la poussière des pieds" est une flatterie ou louange à la persane fréquemment utilisée en Iran. Selon la

Bibliothèque orientale de Barthélemy Herbelot, cette expression dite "pabous" ou "khake paï" en persan évoque une cérémonie fort ancienne en Perse qui constituait une "marque de respect que les Sujets rendoient à leurs Princes" (91). Son usage par l'auteur nous montre en quelque sorte son savoir approfondi sur l'histoire et la culture du pays.

De même, dans Zadig et d'autres contes voltairiens, les noms persans et ceux qui correspondent aux anciennes religions de Perse semblent occuper une place de prédilection. Mentionnons par exemple les chapitres III et VI de Zadig: "Zoroastre"

(prophète et réformateur de la Perse antique), "Avesta" (livre saint des zoroastriens),

"Mithra" (dieu persan du soleil), "Orosmade" (dieu du bien), "Arimane" (dieu du mal),

"Le roi des rois" (titre des rois de Perse, dans Zadig, c'est le roi de Babylone),

"Desterham" (sorte de gouverneur et juge chez les Persans), "Satrape" (gouverneur d'une satrapie, division administrative de l'Empire perse) et "Itimadoulet" (nom du grand vizir/premier ministre dans la Perse du 18e siècle).

Dans Le monde comme il va (1748), le premier conte philosophique de Voltaire, la

France et Paris sont également représentés par la Perse antique et sa capitale Persépolis.

Dans ce conte, l'ange-Dieu Ituriel envoie Babouc, un Scythe (peuple nomade de différentes origines indo-européenne, indo-iranienne, etc) à Persépolis pour voir l'état de cette grande ville civilisée et le degré de corruption de ses habitants (la société française) afin d'estimer si elle est corrigible ou mérite d'être détruite. Une fois encore, le choix de 152 la Perse antique et Persépolis pour représenter la France et Paris, manifeste l'admiration de Voltaire et des occidentaux pour l'Iran antique et son passé "glorieux", un passé qui leur rappelle leurs ancêtres helléniques. Par ce choix également, l'écrivain/philosophe parvient à rendre justice à la civilisation occidentale, et en même temps critiquer indirectement les maux des sociétés européennes de son époque.

Avant de passer au 20ème siècle et d'aborder notre étude des ouvrages de Henry

Corbin et de Michel Foucault sur l'Iran, nous pensons qu'il est bien de faire un bref survol

à travers la littérature française du 19ème siècle afin de pouvoir identifier quelques traces de l'influence iranienne.

Après le siècle des Lumières et des philosophes vient le 19ème siècle, siècle de la révolution industrielle au cours duquel la curiosité des Français pour la Perse semble s'atténuer. Il n'y a presque plus de récits de voyage aussi complets et brillants que celui de

Chardin ni de livres qui mentionnent directement la Perse ou s'adressent aux Persans.

Pourtant, on peut trouver un souffle persan chez certains grands poètes du mouvement romantisme comme Victor Hugo. Ce souffle provenait d'une fascination pour la poésie persane et des grands poètes iraniens Saadi, Hafez et Ferdowsi dont les traductions des recueils étaient faites par des orientalistes français comme Charles Defrémery,

Barthélemy d'Herbelot et Jules Mohl.

Dans son recueil de poèmes Les orientales, en tête de quatre de ses poèmes

("Novembre", "Les tronçons de serpent", "La captive" et "Sultan Achmet"), Victor Hugo utilise des épigraphes de Saadi et Hâfez. Ce choix témoigne d'une certaine connaissance du poète français de la littérature persane et de son admiration pour ces poètes. La distique qu'il choisit du célèbre recueil de Saadi, Gulistan ou Le jardin des roses et qu'il 153 place en tête du poème final "Novembre" évoque le sentiment de nostalgie des souvenirs passés et le caractère d'éphémérité du temps que Hugo partage avec ce poète sage iranien.

Saadi écrit dans cette distique: "Je lui dis: La rose du jardin, comme tu sais, dure peu; Et la saison des roses est bien vite écoulée." Ces deux vers renvoient à ce que Saadi avait dit plus tôt dans la préface de Gulistan, "Conserve le souvenir du parfum de la rose, et il te sera facile d'oublier qu'elle est flétrie".

Dans La légende des siècles et dans son poème intitulé "Le Roi de Perse", Hugo partage sa vision sur la Perse et le roi de la Perse en recourant toujours au principe hugolien de contraste, dans ce cas, une contrée avec une beauté céleste mais aussi lieu de la violence familiale et un roi avec un aura sage mais également redoutable. Il mentionne aussi Hâfez et Saadi dans ce poème en tant que figures de la "sagesse iranienne".57

Cet écho des poètes et de la poésie persans, se retrouve également chez des femmes poètes françaises comme Marceline Desbordes-Valmore et Anna de Noailles.

Cette dernière écrit le poème "Le jardin qui séduit le cœur", en l'honneur de Saadi et à titre de l'admiration qu'elle éprouvait envers ce poète moral, dans son recueil Les

éblouissements.58

57 Le roi de Perse habite, inquiet, redouté, En hiver Ispahan et Tiflis en été. Son jardin, paradis où la rose fourmille, Est plein d'hommes armés de peur de sa famille. Ce qui fait que parfois il va dehors songer. 58 Je l'ai lu dans un livre odorant, tendre et triste, Dont je sors plein de langueur, Et maintenant je sais qu'on le voit, qu'il existe, Le jardin-qui-séduit-le-cœur! Il s'étend vers Chirâz, au bas de la montagne Qui porte le nom de Saadi. Mon âme, se peut-il que mon corps t'accompagne Et vole vers ce paradis ? 154

Ces exemples ne sont pas uniques en leur genre, nous pouvons en citer d'autres, mais cela exigera un travail de recherche à part et plus vaste sur l'influence de la poésie persane en France, et également une étude d'une plus grande nombre de figures de la poésie persane tels que Rûmi, Khayyâm, Attar, Nizami et etc. Il convient à ce stade de délaisser le 19ème siècle, l'époque où la Perse est presque absente dans la littérature française ou plutôt, selon Pierre Milza, elle ne survit "dans les mémoires que comme emblématique d'un Orient mystérieux" pour nous attarder sur deux empreintes remarquables de l'inspiration iranienne dans les œuvres de deux philosophes distingués du 20ème siècle, Henry Corbin et Michel Foucault (Habibi 13). Les ouvrages de ces deux philosophes sur l'Iran suivent la tradition française de dissidents philosophes/orientalistes tels que Gobineau, Montesquieu et Voltaire qui avaient eux aussi utilisé leurs pensées philosophiques dans leurs études de l'Iran pour critiquer l'ordre politique français.

Pays de "l'islam spirituel"/ L'Iran de Corbin et de Foucault

La question de l'Islam pour la France, État laïc dans lequel la religion est déclarée

"affaire privée" depuis la loi sur la séparation des Églises et de l'État établie en 1905, demeure un sujet de la plus haute importance. Il ne s'agit plus de l'Islam des années de

1960 et de la ruée de milliers d'immigrés maghrébins en France, illettrés pour la plupart, dispersés dans toute l'Hexagone et pratiquant de façon discrète leurs rituels religieux.

C'est au contraire un Islam qui s'est dégourdi les jambes en essayant de trouver sa place dans cette société qui le contredit et se montre distante. Cependant, à l'encontre de l'opinion publique mondiale qui identifie l'Islam au monde arabe et à une image figée d'une civilisation close et des lois religieuses rigides, celui-ci, comme tous les grands mouvements de l'Histoire, a influencé et a été influencé tout au cours de ses conquêtes 155 peu soucieux des diverses frontières. C'est au carrefour de la rencontre de l'Islam avec d'autres cultures où sont nées ses diverses formes parmi lesquelles se trouve l'Islam iranien. Plus tard, l'Iran et l'Islam iranien, élément essentiel de l'identité persane, deviennent la cible d'intérêt particulier de plusieurs philosophes français.

- Henry Corbin: Le chiisme ou la spiritualité islamique

Depuis plus d'un millénaire . . . la production des philosophes et spirituels

de l'Iran a été considérable. Leurs problèmes recroisent ceux de nos

philosophes, mais en y apportant, le plus souvent, des points de vue et des

réponses que les vicissitudes des polémiques ont fait tenir à l'écart en

Occident. Et pourtant cette voix iranienne est à peine parvenue à se faire

entendre hors des frontières de l'Iran, si bien qu'aujourd'hui les Iraniens

n'ont pas toujours conscience que leur culture traditionnelle peut recéler

un message pour l'humanité actuelle, et voient encore moins comment

'actualiser' ce message. (Corbin x)

Tout lecteur qui connaît l'œuvre d'Henry Corbin (1903-1978), reconnaîtra sans doute en lui cette image du "pèlerin de l'Occident" et l'ami de l'Iran qui semblait avoir eu la mission de se rendre dans ce pays pour faire découvrir à la jeune génération iranienne la richesse de la pensée de leurs ancêtres philosophes. Bien que nous ne prétendions pas avoir lu toute l'œuvre de Corbin, et malgré notre connaissance limitée du grand travail qu'il avait fait pendant son long séjour de vingt ans en Iran, c'est en tout cas l'impression que ses œuvres ont produit sur nous. En effet, c'est grâce à un des professeurs de l'université que nous nous sommes initiée à la lecture de En Islam iranien: Aspects spirituels et philosophiques (1971-1973), chef-d'œuvre de ce grand philosophe et 156 islamologue français. Un premier regard sur les quatre volumes de cet ouvrage nous a suffi pour saisir l'énorme travail effectué par l'auteur et également pour nous avertir de la nécessité d'une lecture minutieuse.

C'est en 1944 qu'Henry Corbin reçoit un ordre de mission de trois mois du

Ministre des Affaires étrangères pour l'Iran, une mission qui allait durer plus d'une vingtaine d'années. À cette époque, Corbin était attaché à l'Institut français d'archéologie d'Istanbul où il travaillait depuis cinq ans. C'est au cours de cette période qu'il trouve l'occasion de s'immerger intégralement dans la pensée de l'islam iranien en entreprenant l'étude des œuvres de grands philosophes iraniens tels que Sohrawardi, Ibn Sinâ

(Avicenne) et Mollâ Sadrâ Shirâzi. Sa maîtrise parfaite de la philosophie antique, médiévale et moderne de l'Occident (il était élève du célèbre islamologue Louis

Massignon) lui permet de faire une étude spirituelle comparée. Dans son œuvre, Corbin communique les grands moments de la pensée iranienne, disponible souvent dans un style ancien et compliqué, dans un langage plus clair et plus "conceptuel" (celui des philosophes occidentaux ou celui appelé "langage de Descartes") pour le lecteur occidental. Les oppositions religieuses comme sunnisme/chiisme, ou les termes disciplinaires tels que "falsafa" (philosophie), "figh" (science du droit islamique),

"kalâm" (théologie rationnelle), "tasawwof" (soufisme), "bâtin" (ésotérique), "zâhir"

(exotérique), entre autres, qui pour le lecteur iranien, ne sont pas des notions étrangères, prennent une forme plus polie et plus moderne.

Corbin est certes un des pionniers dans l'étude du chiisme iranien et de la dissension sunnisme/chiisme. Pour lui, le chiisme est quasiment synonyme de la spiritualité islamique. Il est l'ésotérisme de l'islam et la "religion d'amour spirituel initiant 157

à la connaissance de soi" (285). Dans le premier tome de En Islam iranien, Corbin aborde le sujet du chiisme duodécimain (les douze Imâms) et les points distinctifs entre les deux branches principales de l'Islam, sunnisme et chiisme. Le fait que Mohammad soit le dernier prophète qui ait possédé le Livre révélé, le saint Coran est un principe que les sunnites et les chiites partagent. La distinction entre les deux branches s'effectue au niveau de la succession. Les chiites partent du principe que le prophète a eu, douze

Imâms qui sont les successeurs légitimes de Mohammad et servent de guides spirituels qui initient les fidèles au sens profond et à la vérité cachée (bâtin) des révélations prophétiques et coraniques (zâhir). Ainsi pour Corbin, "Le Qorân [Coran] est 'l'Imâm silencieux', l'Imâm est le 'Qorân parlant'" (303). Il constate aussi que chacun des grands prophètes de l'histoire de la prophétie dont il énumère sept (Adam, Noé, Abraham,

Moïse, David, Jésus, Mohammad) a choisi un successeur et a eu douze héritiers spirituels ou Imâms. Les douze "Imâms du Christ" sont les douze Apôtres et son successeur est

Simon-Pierre (64-66). Corbin raconte aussi l'histoire du XIIème Imâm, al-Mahdî qui est la figure mystérieuse de l'Imâm caché dans la tradition chiite. Ce dernier, fruit du mariage de la princesse chrétienne Narkès (fille de l'empereur de Byzance et descendante de

Simon-Pierre) avec le XIème Imâm Hasan al-Askari (un mariage béni par Jésus et

Mohammad), a disparu quand il n'avait que cinq ans et le jour même de la mort de son père (24 juillet 874). Corbin consacre tout le dernier livre de son ouvrage En Islam iranien à cet événement d'"occultation" et sa signification. Selon lui, la croyance en l'avènement d'un messie est antérieure à la naissance de l'Islam et cette conviction est partagée par différentes religions et doctrines.

158

Par conséquent, Corbin ne cesse de souligner l'importance de l'imâmologie ou la doctrine du cycle des Imâms et leurs enseignements comme preuves essentielles de la spiritualité chiite ainsi que comme '"une protestation éclatante [et] un témoignage irrémissible de l'islam spirituel contre toute tendance à réduire l'islam à la religion légalitaire et littéraliste" (264). Dans l'Histoire de la philosophie islamique, notre philosophe affirme,

"Que le chi'isme, en son essence, soit ésotérique de l'islam, c'est la constatation qui découle des textes mêmes, avant tout de l'enseignement des Imâms" (66). De même, dans un effort d'interpréter les deux formes du "soufisme", sunnite et chiite, il les démarque en recourant toujours au concept de l'imâmologie. Ainsi, il définit le soufisme sunnite comme l'"imâmologie sans Imâms" tandis que le soufisme chiite, qui est pour lui le vrai soufisme, est appelé le soufisme imamologisé (56-57).59

À la différence de ce que la plupart de ses autres orientalistes contemporains pensaient de l'Islam, Corbin croyait fortement à ce que l'évolution de la philosophie islamique ne s'était pas arrêtée au 12ème siècle avec Averroès (Ibn Rushd) mais que cette philosophie a au contraire continué à évoluer en Iran et en Asie centrale. Il insiste sur le fait que c'est chez les philosophes de l'Orient ("Ishrâqîyûn") qu'on retrouve la solution métaphysique à la maladie existentielle qui a infecté l'Occident, cet Occident corrompu, matérialiste et ruiné spirituellement, et que c'est toujours dans le souci de guérir cet

Occident qu'il va idéaliser "l'âme iranienne" comme un modèle de spiritualité. Daryush

Shayegan cite Corbin dans son livre Henry Corbin: La topographie spirituelle de l'islam iranien et écrit: "C'est parce que l'Occident a perdu le sens du Ta'wîl ['reconduire' une

59Rappelons que les sunnites ne croient pas aux Imâms comme successeurs de Mohammad. Cela a été la raison essentielle de la scission sunnisme/chiisme, événement qui remonte à la mort du prophète en 632. 159 chose à son origine, à son archétype] que nous n'arrivons plus à pénétrer les arcanes des

Saintes Écritures et que nous démythologisions la dimension sacrée du monde" (28).

Dans sa quête spirituelle, Corbin avertit dans les premiers pages de En Islam iranien qu'il faut distinguer la réalité de l'histoire chronologique de celle de la métahistoire qui n'est pas liée à la chronologie extérieure. "Quand on prononcera ici les mots de faits spirituels, il s'agira de faits réels, mais dont la réalité n'est pas celle des faits historiques extérieurs, parce que la réalité n'en est pas liée à la chronologie extérieure"

(6).

Dans le 2ème tome de son livre intitulé "Sohrawardî et les Platoniciens de Perse", en se basant sur la "philosophie illuminative", philosophie islamique développée par le philosophe mystique persan Sohrawardî (1155-1191), Corbin parle d'une connaissance qui n'est pas d'ordre intellectuel, mais d'ordre mystique, la gnose ou la connaissance salvatrice. Il fait référence aussi à la multidimensionalité de l'être qui, dans la philosophie sohrawardienne ou ishrâqîyûne, fait allusion à une conviction métaphysique selon laquelle il y a un troisième monde ou une troisième forme d'existence entre le monde physique ou sensible (molk) et le monde spirituel ou de l'Intelligence (jabarût), et qui est le mundus imaginalis (malakût), le monde de l'Âme ou le monde "imaginal". Corbin distingue "l'imagination" de "l'imaginal", le premier terme appartenant au domaine de l'irréel tandis que le second correspond à la réalité, mais une réalité qui n'est pas physique, alors inidentifiable par les sens. A l'instar de Sohrawardî, le chercheur essaie de démontrer les impacts de la religion zoroastrienne et la philosophie platonicienne sur l'islam iranien chiite. Pour Corbin qui avait une connaissance profonde sur toutes les formes de l'angélologie ou l'étude des anges, l'"Ange" est la "Nature Parfaite" de l'homme 160 et appartient au monde imaginal (259).60 Selon la spiritualité chiite, Dieu veut se montrer

à l'homme mais celui-ci est tellement plongé dans l'obscurité qu'il brûle dès lors qu'il effleure sa Lumière. C'est grâce à son Ange (ou la Nature Parfaite de l'homme) que l'homme peut enfin se voir comme dans un miroir.61 De même, la nature de l'Imâm caché, le XIIème Imâm et le personnage mystique de la tradition chiite, s'explique grâce à ce monde imaginal. Le XIIème Imâm, bien que disparu, existe toujours dans le présent, mais non dans un espace géographique ou un temps chronologique de notre monde physique.

L'Iran pour Corbin était son Orient des Lumières et la figure terrestre de son mundus imaginalis. D'après Shayegan qui avait souvent voyagé avec Corbin, "Le mariage de Corbin avec l'Iran était une prédestination stellaire . . . Les lieux qu'on découvrait avec lui n'étaient plus les mêmes, les objets que l'on revoyait avec son regard transparaissaient dans l'aura d'une nouvelle présence: tout se métamorphosait par son regard, s'élevait à un registre supérieur de l'être" (24). Élève de Louis Massignon, celui-ci lui a fourni l'occasion de connaître l'œuvre de Sohrawardî, mais, c'est grâce à ses études philosophiques de Heidegger et Barth et l'adoption d'une méthode compréhensive, que

Corbin parvient à accéder au cœur du monde de Sohrawardî et à qui il doit son mundus

60 Toutes les religions (zoroastrisme, judaïsme, christianisme, islam) ont leur propre angélologie. 61 Sohrawardî dans son livre Le bruissement de l'aile de Gabriel, raconte comment l'Esprit-Saint, assimilé à l'archange Gabriel, réussit à unir l'âme et l'intellect, dans un état de contemplation. Ce livre est reconnu par les critiques comme un des plus beaux textes mystiques de la littérature.

161 imaginalis.62 Pour ses disciples iraniens, Corbin était "le pont entre l'Iran de Sohrawardî et l'Occident de Heidegger" (27).63

Les années consécutives que Corbin a passées en Iran ont porté leurs fruits pour la France et pour l'Iran. Son travail en tant que chef du département d'iranologie de l'Institut français à Téhéran a certes constitué une aide inestimable à la mission culturelle française et à son œuvre sur l'Islam iranien. Cette œuvre qui met en relief l'aspect spirituel du chiisme, un "islam" qui est souvent vu comme radical, à l'opposé de l'islam sunnite "plus modéré", est un énorme soutien dans la connaissance du monde religieux iranien.64

Il importe de mentionner son influence considérable dans les milieux intellectuels occidentaux, essentiellement par sa participation régulière pendant un quart de siècle au cercle d'Eranos où Corbin a fait connaissance de beaucoup de figures savantes tel que C.

G. Jung, et encore où il a apporté sa contribution "à la vision iranienne des Archanges de

Lumière". Comme Mark Corrado le remarque dans Orientalism in Reverse: Henry

Corbin, Iranian Philosophy and the Critique of the West, "As possibly the most politically powerful Orientalist in Europe, Corbin should have fit Edward Said's model of the 'Orientalist encounter'. However, he used his position of power to campaign tirelessly against Western positivist science, theology, and dialectical materialism" (33).

Parallèlement l'influence qu'il exerce dans les milieux intellectuels orientaux, notamment

62 Selon Jean Moncelon dans Louis Massignon et ses contemporains, pour l'orientaliste Louis Massignon, Corbin était "plus d'un disciple". De la même manière, pour Corbin Massignon était "une sorte de 'frères d'armes' (dans le jihâd), d'aîné dans la voie spirituelle". Cependant, si pour Massignon le monde arabe était sa patrie spirituelle, pour Corbin l'Iran était "le lieu de sa seconde naissance" (204-206). 63 Selon Shayegan c'est "à travers sa voie [que] nous apprenions à dialoguer avec les grands sommets de la culture occidentales: Maîtres Eckhart, Jacob Boehme, Hegel, Wagner et Parsifal (que Corbin aimait beaucoup), Berdiaev, Blake, Rilke, Heidegger, Jung et tant d'autres" (27). 64Il ne faut pas oublier que la différence entre les deux "Islams" se mesure, en particulier, par le degré d'atteinte aux intérêts occidentaux. 162 en Iran, et son amitié avec des philosophes iraniens tels que Seyyed Mohammad Hossein

Tabataba'i et Seyyed Hossein Nasr, attire "autour de Corbin une pléiade de jeunes chercheurs" (Shayegan 25). Par conséquent, sa critique de l'Occident matérialiste et spirituellement exilé va nourrir le discours anti-occident des années prérévolutionnaires

70 (le discours de "Gharbzadegi" de Jalal Ale Ahmad ou l'intoxication occidentale) et aider indirectement le développement du mouvement révolutionnaire anti régime. Dans sa présentation des figures clés de l'intelligentsia iranienne qui ont contribué au développement des idées de modernité dans les années 60-70, aboutissant ainsi à la

Révolution de 1979, Ali Mirsepassi mentionne Corbin comme un intermédiaire occidental influent, dont les recherches sur l'Iran ont eu un impact remarquable sur la vision de cette intelligentsia, des relations entre l'Occident et l'Orient. Dans l'article

"Religious Intellectuals and Western Critiques of Secular Modernity", Mirsepassi note:

If Al-e Ahmad was the rabble-rouser and Fardid a greatly influential

philosopher behind the scenes, there were also establishment intellectuals

of the time who created still more variations on the same basic discourse.

An important example is Daryush Shayegan, who studied in Switzerland,

England, and finally France under the famous orientalist scholar Henry

Corbin (whose own extensive field research on Iran claimed to be

phenomenological in its approach). Studying Hinduism and Sufism under

Corbin, Shayegan became immersed in the works of Heidegger, and from

this experience he evolved his influential vision of the relations between

East and West. (425)

163

Mise à part cette influence intellectuelle, il est intéressant d'examiner le rôle que Corbin a joué indirectement dans la formation du mouvement politique islamique prérévolutionnaire, à travers sa relation avec Seyyed Mohammad Hossein Tabataba'i.

Comme Mirsepassi le remarque dans Intellectual discourse and the Politics of

Modernization, dans les années 60 Tabataba'i gérait un petit mais influent groupe de philosophes chiites, appelé Mahfel (réunion). On y discutait de la revitalisation de la pensée religieuse dans le monde moderne. Presque tous les participants de ce cercle

étaient des figures connues du mouvement de la réforme politique islamique, qui après la révolution ont occupé des postes importants dans le gouvernement. De 1959 à 1965,

Mahfel a publié ses activités et ses discussions dans trois volumes de l'ouvrage intitulé

Maktab-e Tashayo (école de chiisme). Le second volume de cet ouvrage qui était consacré à la discussion de Tabataba'i sur le chiisme, et qui déterminait le rôle crucial de celui-ci en tant que clergé du premier rang dans le mouvement de la réforme politique islamique, était en effet la discussion que Tabataba'i avait eue avec Corbin (88-89).

Corbin ne s'intéressait certainement pas à l'aspect politique de l'islam, ni au mouvement révolutionnaire islamique. Pourtant, et malgré lui, il a contribué au développement de ce mouvement ainsi qu'à la naissance du discours d'occidentalisme (ou de l'"orientalisme à l'envers") en Iran.65 Il avait probablement pressenti l'arrivée de la

Tempête en Iran quand il écrit en 1971 dans En Islam iranien, "Il lui [le chercheur occidental et Corbin lui-même] faudra enfin faire face aux conséquences de l'impact occidental sur une civilisation traditionnelle [iranienne], conséquences dont les premières

65 Shayegan rappelle son escale à Paris en septembre 1978 pour rendre visite à Corbin qui était malade dans le lit, et son inquiétude du cours des événements en Iran lorsqu'il lui demande, "Que se passe-t-il donc en Iran, mon petit Daryus ?" (34). 164 victimes sont ses propres amis shî'ites" (9). Malheureusement, sa mort à l'aube de la

Révolution iranienne en octobre 1978 ne lui permet pas de suivre les événements. Cette tâche, comme nous le verrons, incombera à un autre philosophe distingué français qui, lui aussi, détourné de la modernité et en quête de spiritualité, espérait la trouver dans le mouvement politique révolutionnaire.

- Michel Foucault: L'islam ou la "spiritualité politique" dans le sillage de la

Révolution islamique iranienne de 1979

Si pour Corbin la philosophie islamique est essentiellement un dialogue avec l'ésotérisme, le soufisme et l'aspect spirituel de l'Islam, elle représente pour Foucault un dialogue avec le pouvoir, l'autorité et la politique et soulève la question de la

"gouvernementalité", question fondamentale pour ce dernier. Las de la rationalité et de la modernité occidentales, Foucault retrouve le principe de la maîtrise de soi dans la notion de pouvoir chez les Grecs. Ainsi, selon Foucault, le pouvoir se définit avant tout comme un pouvoir sur soi. Dans L'Herméneutique du sujet, en se basant sur la notion socratique de "souci de soi-même" ou "s'occuper de soi-même", Foucault distingue deux formes de politiques. La première évoque une philosophie du gouvernement des autres tandis que la seconde s'inscrit dans une philosophie du gouvernement de soi. Ce gouvernement de soi, cependant, ne sera pas possible sans un travail spirituel permanent du sujet sur lui-même, et pour ce qui est de l'acte de gouverner les autres, une conduite de soi est au préalable.

Comme Corbin, c'est en quête d'une pratique de la connaissance spirituelle que

Foucault est attiré par l'Iran. Ses défenses virulentes du mouvement révolutionnaire islamique du peuple iranien se manifestent dans ses articles du journal italien Corriere della sera. Ses articles sur l'Iran et la Révolution iranienne de 1979 nous font découvrir 165 les marques d'une amitié brève mais chère (dans les deux sens du mot): chère et précieuse pour les Iraniens révolutionnaires, incompris et qualifiés de "fanatiques" par les médias occidentaux, et chère pour Foucault en ce que cette amitié lui coûte de fortes critiques de la part de ces mêmes médias. Dans un effort de mieux connaître la raison pour laquelle

Foucault s'est intéressé à cette Révolution, nous allons nous poser la question suivante: ce philosophe, pour qui la politique a toujours été le cœur battant de son discours, ne cherchait-il pas dans ce mouvement politique révolutionnaire une autre politique, une sorte de "contre-politique", qui prendrait la forme d'une politique spirituelle ?

En tant que reporter du journal Corriere della sera, Michel Foucault se rend à deux occasions en Iran au cours de la Révolution: une première fois le 16 septembre

1978, au lendemain du massacre de la place Jaleh à Téhéran qui entraîne de 2000 à 4000 morts, et une seconde fois le 9 novembre de la même année, à la suite des émeutes des

étudiants de l'université de Téhéran et la libération de 1200 prisonniers politiques. Le mouvement révolutionnaire du peuple uni sous le guide de Khomeyni est un mouvement composé de toutes les classes de la société, y compris les partis d'oppositions libérales et marxistes. Cette solidarité unanime étonne le philosophe/journaliste Foucault qui s'interroge "A quoi rêvent les Iraniens ?", titre de son article publié dans le numéro 727 d'octobre 1978 du journal Le Nouvel Observateur et plus tard dans Dits et écrits: 1954-

1988:

L'autre [question] concerne ce petit coin de terre dont le sol et le sous-sol

sont l'enjeu de stratégies mondiales. Quel sens, pour les hommes qui

l'habitent, à rechercher au prix même de leur vie cette chose dont nous

avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les 166

grandes crises du christianisme: une spiritualité politique. J'entends déjà

des français qui rient, mais je sais qu'ils ont tort. (694)

Comme la citation ci-dessus le suggère, Foucault connaissait bien l'opinion négative du peuple français sur la Révolution islamique. Pour les Français, il était difficile de sympathiser avec un mouvement dont les éléments religieux, répulsifs aux yeux de la laïcité française, s'avéraient être dominants. C'est ainsi que ce nouveau mouvement de la rue est évoqué dans le numéro du 22 janvier 1979 du magazine Le point comme étant une force religieuse fanatique: "Ce n'est pas un prolétariat qui a chassé le Chah; c'est le fanatisme religieux, c'est-à-dire une exaltation irrationnelle". De plus, en nommant

Mohammad Reza Chah "Homme de l'année" en 1974, le magazine Le Point renforce l'image positive du passé antique de l'Iran que se faisaient les Français. Dans Orientalism

Versus Occidentalism, en se basant sur l'idée postcoloniale de "Mimicry" de Homi

Bhabha, Laetitia Nanquette souligne la volonté de Chah dans la modernisation du pays, et qui se manifeste non seulement dans son imitation de l'Occident, surtout des États-Unis, mais encore dans son désir d'entrer dans le cercle des superpuissances, l'acte de

"'mimicking' the West" (57). Cette tendance, bien évidemment ne déplaisait pas aux

Français pour qui un Chah américain était préférable à un Chah russe en période de

"guerre froide". Par contre, la Révolution islamique était dure à digérer, ce qui allait faire de l'Iran "an incomprehensible Other". "Suddenly, for many in the 'West' and in Iran itself, the country was more Semitic than Aryan, more Iran than Persia, more oriental than Indo-European, more black than white, more Third World than emerging economy, more Eastern than Western" (Nanquette 58).

167

Ainsi nous ne nous étonnons pas que le reportage iranien de Foucault soit considéré comme un des domaines les plus controversés de son corpus philosophique.

Pour de nombreux lecteurs, les analyses de Foucault sur l'Iran étaient vues comme une prise de position politique en faveur de Khomeyni, ce qui n'était pas vraiment le cas.

Bien que dans son article "Le chef mythique de la révolte de l'Iran" du journal Corriere della sera, Foucault compare Khomeyni à un "personnage presque mythique" qu'aucun chef d'État ou leader politique de son époque ne pouvait "se vanter d'être l'objet d'un attachement aussi personnel et aussi intense", il souligne que cet attachement du peuple iranien à Khomeyni tenait principalement au fait qu'il n'était pas considéré comme

"homme politique" (715). Pour le peuple, le départ du chah voulait dire tout, et pour que cela soit réalisé, une figure humaniste et non politique seule était capable d'unir tous les groupes politiques et sociaux sous un même drapeau.

Ce qui avait fasciné Foucault dans cette révolution était la nature de la révolte qui, selon lui, ne suivait pas le modèle traditionnel des révolutions. Une volonté absolument collective caractérisait cet événement révolutionnaire, jamais vue alors, et qui était la même volonté exprimée par un médecin et un ouvrier, par un étudiant et un mollah, par un marxiste et un libéral. Ce n'était pas au nom d'un parti, d'une idéologie ou d'une classe sociale particulière que les Iraniens se révoltaient. Foucault essaie d'y trouver les raisons.

Il cherche à évaluer les valeurs qui donnaient à cette révolte son sens. C'est dans ce but qu'il interroge les Iraniens:

'Que voulez-vous?' C'est avec cette seule question que je me suis promené

à Téhéran et à Qom dans les jours qui ont suivi immédiatement les

émeutes . . . Pendant tout mon séjour en Iran, je n'ai pas entendu une seule 168

fois prononcer le mot 'révolution'. Mais quatre fois sur cinq, on m'a

répondu: 'le gouvernement islamique'. . . Un fait doit être clair: par

'gouvernement islamique', personne, en Iran, n'entend un régime politique

dans lequel le clergé jouerait un rôle de direction . . . [Mais un

gouvernement] qui permettrait d'introduire dans la vie politique une

dimension spirituelle . . . Je me sens embarrassé pour parler du

gouvernement islamique comme ou même comme . Mais

comme , il m'a impressionné . . . il m'a impressionné

dans sa tentative aussi pour ouvrir dans la politique une dimension

spirituelle. (690-94)

De ceci nous pouvons déduire que ce qui importe pour Foucault dans la révolte n'est pas le résultat, le succès ou l'échec, mais la révolte elle-même. En cela Foucault ressemble à

Camus pour qui la notion de "révolte" se résume dans la lutte elle-même et non dans sa finalité. Comme Camus, Foucault tente de retrouver la valeur et la grandeur de l'homme dans la liberté, la révolte et la passion que celui-ci montre dans ses efforts pour accomplir sa tâche, indépendamment de ce qui en ressort. Dans le cas de l'Iran, selon Foucault, si la spiritualité a créé une "volonté politique" assez puissante chez les Iraniens pour qu'ils se lèvent contre le régime dictateur du Chah, cette révolte mérite que l'on accepte au moins son existence et qu'on y cherche le sens, plutôt que de la nier dès le début. Autrement dit, si le gouvernement islamique, en tant que produit de la révolte iranienne, a échoué à exécuter ce que l'on s'en attendait, il est injuste de condamner le mouvement et ce qui en a fait sa force.

169

C'est encore dans la même perspective du devoir du philosophe averti que Foucault répond à une lectrice iranienne vivant à Paris et qui, dans une lettre publiée dans Le

Nouvel Observateur, lui avait reproché d'être ému par la spiritualité musulmane. Dans sa réponse publiée dans le numéro 731 du journal, le philosophe/l'écrivain déclare,

"Puisqu'on a manifesté et qu'on s'est fait tuer en Iran au cri de , c'était un devoir élémentaire de se demander quel contenu était donné à ce terme et quelle force l'animait". En soulignant l'importance de la question de l'islam comme force politique pour son époque et dans l'avenir, Foucault présente la première condition pour aborder cette question "de ne pas commencer par y mettre de la haine". Ce qui est intolérable, selon lui, est de "confondre tous les aspects, toutes les formes, toutes les virtualités de l'islam dans un même mépris pour les rejeter en bloc sous le reproche millénaire de " (708).

Bref, rares étaient les intellectuels occidentaux qui essayaient de comprendre le mouvement révolutionnaire iranien de 1979. En ceci, Foucault était une exception représentative. Bien que brève, l'amitié tissée entre Foucault et les Iraniens, et forgée sur une quête spirituelle commune, a été sans doute plus marquante que celle souhaitée par

Foucault entre la spiritualité et la politique du mouvement islamique. La suite des

événements révèle d'ailleurs que l'union de ces deux entités n'est pas vouée au bonheur.

On a critiqué Foucault pour sa position concernant la Révolution iranienne. Certains ont considéré cette position comme une erreur politique, d'autres ont essayé de l'associer aux autres domaines de sa pensée philosophique, reprochant par exemple à Foucault sa négligence dans les questions de genre ou celles qui concernent la femme. Pour nous, témoin iranien ayant vécu les événements de cette Révolution, le fait de revivre les 170 souvenirs et les passions d'autrefois, de la langue et du point de vue du philosophe français, était cependant une expérience chère et précieuse. Malgré les critiques, ses articles sur l'Iran constituent selon nous la moisson de la pensée philosophique foucaldienne concernant les questions de la dynamique entre le pouvoir et la résistance, la révolte et l'éthique/spiritualité.

Dans les deux derniers chapitres, nous avons étudié les facteurs et les fruits les plus influents et expressifs de la fascination culturelle mutuelle entre la France et l'Iran.

Si en Iran le "désintérêt politique français" entraîne paradoxalement l'engouement des

Iraniens pour la culture française et ouvre la voie à la francophonie iranienne et la prédilection du français en tant que première langue étrangère européenne, en France, comme nous l'avons montré dans ce chapitre, l'admiration pour la culture iranienne apparaît à travers une inspiration persane dans les œuvres littéraires et philosophiques françaises. Cependant, le 20ème siècle est marqué par deux événements importants qui troublent cette fascination culturelle mutuelle franco-iranienne. Le premier est l'entrée des États-Unis sur la scène internationale après la seconde guerre mondiale associé à l'hégémonie de l'anglais dans le monde. Ce phénomène fait perdre au français son statut de première langue étrangère en Iran. Le deuxième événement est la Révolution islamique iranienne de 1979, révolution incompréhensible et opposée aux valeurs de la

France laïque et qui mène les Français à se faire une image négative de l'Iran chez les

Français qui émerge alors dans les œuvres littéraires. Serait-ce ainsi la fin pour ce que nous avons appelé antérieurement la fascination culturelle franco-iranienne ? Dans le chapitre suivant qui sera le dernier chapitre de notre recherche, nous chercherons les signes de ladite fascination mutuelle qui, selon nous, persiste sous d'autres formes. 171

Chapitre 4

France-Iran après la Révolution de 1979: d'une discorde à une nouvelle

représentation de la fascination culturelle mutuelle

Introduction

La Révolution islamique iranienne de 1979 ouvre une nouvelle ère dans l'histoire des relations entre la France et l'Iran. Pour les Iraniens, pendant une courte période, la

France qui avait accueilli à bras ouverts Khomeyni après son expulsion d'Irak, assumant ainsi le rôle du défenseur de liberté, se distingue des autres pays impérialistes. Mais un peu plus tard, avec le commencement de la guerre entre l'Irak et l'Iran, et en se rangeant du côté de l'ennemi, la France rejoint ses amis occidentaux sur la liste noire iranienne de l'impérialisme mondiale. De la même manière, du côté des Français, la Perse perd son image séduisante et exotique de l'Autre pour devenir cet autre Autre, incompréhensible et indésirable, que représentait désormais l'Iran islamique. Marjane Satrapi, dans le texte

"How can one be Persian?" du livre d'Azam Zanganeh My sister, Guard Your Veil; My

Brother, Guard Your Eyes: Uncensored Iranian Voices, décrit bien cette transformation d'image des Iraniens dans l'opinion publique française à la suite de la révolution iranienne:

By way of flattery we are told that we are Persians, and that Persia was a

great empire. Otherwise, we are Iranians. The Persians are in 172

Montesquieu's writings and Delacroix's paintings, and they smoke opium

with Victor Hugo. As for the Iranians, they take American hostages, they

detonate bombs, and they're pissed at the West. They were discovered

after the 1979 revolution. (20)

Dans une telle ambiance de discorde politique où la question de continuité des relations culturelles semble impossible quel avenir pourrait-on espérer pour ce qu'on a appelé la fascination culturelle mutuelle franco-iranienne ?

C'est dans une tentative de répondre à cette question que nous rédigerons ce présent chapitre. Pour ce faire, nous étudierons dans un premier lieu l'évolution de la politique et de l'opinion publique françaises envers la Révolution iranienne et le nouveau gouvernement islamique à l'aube de cette révolution, en tenant également compte de l'effet de cette position française sur l'autre partie que sont les Iraniens. Dans un deuxième lieu, nous porterons un regard bref sur les événements les plus importants de l'histoire post-révolutionnaire des relations franco-iraniennes jusqu'à nos jours,

événements qui sont considérés comme des pics de tension dans ces relations. Cette observation nous permettra d'avoir une meilleure idée des facteurs d'influence de la mémoire collective des deux peuples français et iranien. Elle nous montrera également que plus d'une décennie doit passer du jour de la Révolution, avant qu'on ne puisse apercevoir une certaine renaissance des relations. Cette renaissance porte en elle les germes de l'espoir d'établir de nouvelles formes culturelles des rapports franco-iraniens qui poussent dans le sillage d'une nouvelle représentation de la fascination mutuelle entre les deux pays. Ainsi, dans un deuxième lieu nous examinerons les nouvelles formes de cette fascination culturelle franco-iranienne. 173

1. Évolution de la politique française vis-à-vis l'Iran à l'aube de la Révolution iranienne

Le 5 octobre 1978, l'ayatollah Khomeyni, expulsé d'Irak où il était en exil pendant

14 ans, arrive à Neauphle-le-Château, un village aux environs de Paris, d'où il va suivre le cours des événements du mouvement révolutionnaire dans l'abolition de la monarchie

Pahlavi, une monarchie qui s'appuie sur une armée forte ainsi que sur l'aide des États-

Unis. L'image que les médias français diffusent de Khomeyni pendant les 112 jours de son séjour en France illustre la vie modeste d'un homme religieux. Dans un modeste pavillon, situé au milieu d'une pommeraie, et vide de meubles somptueux, sans protection d'une armée ni de police, on le voit assis sur un tapis, faisant ses prières. Son arme principal est le téléphone grâce auquel il est au courant de tout ce qui se passe en Iran.

C'est également de ce pavillon et par le moyen des machines à écrire et des émetteurs de radio que les communiqués de Khomeyni sont transmis, reproduits à des centaines de milliers d'exemplaires et enregistrés sur des milliers de cassettes pour le peuple iranien (à savoir son appel au peuple à la révolte, à la grève collective et à l'embargo des exportations de pétrole). La peinture de Khomeyni sur le mur qui se trouve en face de l'ambassade de France dans la rue Neauphle-le-Château de Téhéran, et qui le montre en train de se promener dans les rues de ce petit village français ainsi que le nom même de cette rue "Neauphle-le-Château", évoquent ce moment commun de l'histoire et de la mémoire des deux peuples français et iranien. À ce stade du récit, il convient de nous interroger sur la politique de la France dans l'accueil de Khomeyni, acte qui peut être considéré comme un grand soutien à celui-ci et au mouvement révolutionnaire.

174

Pendant les trois mois du séjour de Khomeyni en France, le ton des médias français n'est ni totalement positif ni non plus négatif. On met l'accent sur le caractère

"anti-Chah" de Khomeyni pour désigner un homme religieux qui vit modestement, qui est contre la corruption de la famille royale et le totalitarisme du régime de Chah, et dont l'intention d'établir une république islamique "ne signifie strictement rien, pas davantage des règles de l'Evangile par la France" selon le périodique Le Nouvel Observateur du 20 novembre 1978. Dans Islam et islamistes à travers la presse française, le cas de l'Iran et de l'Algérie, Ahmed Adimi compare la représentation de Khomeyni dans plusieurs journaux français à "une sorte de Jeanne d'Arc qui va libérer l'Iran de la dictature pour se retirer par la suite en laissant aux autres, ceux qui ont des programmes, le soin de gérer le pays" (31).

En tenant compte de l'importance fondamentale des pays pétroliers tels que l'Iran pour les puissances occidentales et du souci principal de ces puissances du danger du communisme dans ces pays (essentiellement l'Iran qui a environ 2500 km de frontières avec la Russie), surtout à l'époque de guerre froide, nous remarquons qu'une république islamique, alors anticommuniste, qui ne semblait pas désirer vraiment le pouvoir absolu, n'était pas une solution à rejeter promptement pour la France. D'ailleurs, en recevant

Khomeyni au moment le plus délicat de la crise, la France comptait exposer son image

"universelle" de défenseur de la liberté et du peuple opprimé en Iran et dans le monde.

Cela pouvait lui rendre service dans ses futures relations culturelles et économiques avec l'Iran. Remarquons que sur le plan économique la France avait des intérêts particuliers en

Iran depuis quelques décennies tels que l'accord nucléaire entre les deux pays en 1974

175 qui affirme l'entrée de l'Iran avec une part de 10% dans l'Eurodif, société spécialisée dans l'enrichissement de l'uranium.

Cependant, tout change à la suite du départ de Chah et le retour de Khomeyni en

Iran le 1er février 1979. Le nouveau gouvernement islamique qui a derrière lui tout un peuple, défie l'Occident. Dans ses discours, Khomeyni s'adresse aux peuples du monde et aux musulmans, les invitant à se lever contre l'impérialisme mondial, ce qui ne plaît pas du tout aux États occidentaux à savoir la France. Malgré la bonne mémoire des Iraniens de l'hospitalité du gouvernement français de Giscard d'Estaing qui avait autorisé à

Khomeyni de séjourner en France après son expulsion d'Irak à la demande du Chah, et contrairement à ce que beaucoup de gens pensaient, les relations entre la France et le nouvel État iranien ne s'améliorent pas. Ces relations se tendent, en effet, avec le commencement de la guerre entre l'Iran et l'Irak le 22 septembre 1980 où la France déclare ouvertement son soutien pour l'Irak (État baassiste/laïc et sunnite qu'elle trouve alors plus modéré) en lui fournissant son armement de guerre.

De la même manière, sur le plan culturel, les relations entre la France et l'Iran dégradent.

Avec le départ du Chah, la France perd un appui francophone remarquable en Iran.

Rappelons que la plupart des membres de la famille royale étaient francophones. Il en va de même pour le premier ministre du Chah Amir Hoveyda et les ministres de son cabinet qui étaient tous francophones. Les écoles françaises, soumises aux vicissitudes politiques, sont fermées dans tout le pays. En août 1980, le lycée franco-iranien Razi qui est le plus grand établissement scolaire français en Iran est fermé et annoncé nationalisé par une décision unilatérale du gouvernement islamique. Cette perte culturelle est très importante pour la France, vu sa vocation culturelle qui fait que "parler culture, c'est parler français" 176

(Adimi 89). Ce qui signifie qu'il n'est pas possible de parler de la culture française sans prendre en considération le français. De plus, la France est le pays européen le plus sensible et vulnérable aux mouvements islamistes à cause de son passé colonial dans des pays islamiques ainsi que par la présence d'une communauté musulmane nombreuse sur sa terre. Alors, l'attitude de méfiance des Français envers la révolution islamique iranienne, événement qui est considéré par les historiens et les islamologues comme un des moments significatifs de la montée de l'islamisme, est dans une certaine mesure compréhensible.66

Plus tard, comme nous le verrons dans la partie suivante, la position de la France en faveur de l'Irak dans la guerre Iran/Irak, due à sa méfiance envers le gouvernement islamique, entraînera d'autres conflits politiques franco-iraniens qui assombriront l'atmosphère diplomatique entre les deux pays dans les années 80.

2. Un regard sur l'histoire post-révolutionnaire des relations franco-iraniennes

(1979-...)

Une chronologie des relations franco-iraniennes après la Révolution islamique de

1979 témoigne d'une succession de conflits et de périodes de haute tension politique entre les deux pays tels que la guerre Iran/Irak, "la guerre des ambassades", l'affaire de Clotilde

Reiss et le conflit toujours présent sur la question nucléaire iranien.

66 Dans L'Iran au XXe siècle, Jean-Pierre Digard, Bernard Hourcade et Yann Richard remarquent, "Le renversement par la révolution islamique de 1979 de la très ancienne monarchie iranienne, enfin, a donné le signal de l'expansion d'un islam politique qui a bouleversé le monde occidental presque autant que le Moyen-Orient" (10). 177

- La guerre Iran/Irak

Au retour de Khomeyni en Iran le 1er février 1979 et l'instauration du gouvernement islamique un an après, Paris qui avait accepté Khomeyni à Neauphle-le-

Château après son expulsion de l'Irak en 1978, change sa politique envers cette

"république des mollahs" et prend le parti de l'Irak dans la guerre qui oppose celui-ci à l'Iran. Cette guerre (1980-1988), connue sous le nom de première guerre du Golfe et appelée en Iran Défense sacrée ou Guerre imposée, est déclenchée le 22 septembre 1980 avec l'attaque des missiles irakiens à l'aéroport international de Téhéran et plusieurs autres bases aériennes iraniennes, et l'envahissement du Khouzistan (province de l'Iran, riche en pétrole) par les troupes irakiennes. Du côté du gouvernement irakien, outre les revendications territoriales qui correspondent aux accords d'Alger de 1975 entre l'Iran et l'Irak, la crainte de l'expansion du chiisme ainsi que le rêve de Saddam Hussein de remplacer le Chah d'Iran et devenir le nouveau "gendarme du Golfe" sont deux autres raisons de cette agression. Dans cette guerre, la France soutient ouvertement le gouvernement baassiste/laïc de Saddam en lui fournissant un armement de guerre efficace et moderne tels que des avions d'attaque Mirage F1 et Super-Étendard et des missiles de type anti-navire Exocet.67

- La guerre des ambassades (crise des otages au Liban, attentats à Paris, affaire de

Gordji)

Selon Charles Pasqua, le ministre de l'Intérieur de François Mitterrand, dans sa mémoire intitulée Ce que je sais, "Ce qu'on appela 'la guerre des ambassades'" fait

67 La doctrine baassiste du Parti Baas auquel Saddam Hussein appartenait, est basée sur l'idée du "nationalisme panarabe" (l'unification des États arabes en une nation unique) et la notion de laïcité. 178 référence à la crise politique des années 1985-1988 qui entraîne la rupture des relations diplomatiques entre la France et l'Iran en juillet 1987 (219). Pour arrêter l'intervention et le soutien français dans la Guerre imposée ainsi que pour obliger la France à rembourser la dette qu'elle avait à l'Iran en rapport avec l'accord Eurodif de 1974, l'Iran exerce son influence sur une série de prises d'otages (neuf ressortissants français, journalistes et chercheurs) lors de la guerre civile au Liban et mène des attentats à l'explosif à Paris

(1985-1986).68 Au sujet du dénouement du problème des otages Pasqua remarque, "Une fois encore, c'est à Téhéran que nous trouvâmes la solution grâce à l'ayatollah Montazeri appartenant à la ligne politique dite 'dure', le principe de la libération de nos otages fut accepté par le Hezbollah" (226). Ces événements aboutissent à la guerre entre les deux ambassades à Paris et à Téhéran, suite au mandat d'arrestation de Vahid Gordji, attaché d'ambassade d'Iran à Paris, accusé d'être impliqué dans les attentats de Paris. Celui-ci se réfugie à l'ambassade d'Iran mais plusieurs autres diplomates iraniens sont arrêtés aux frontières. De l'autre côté le gouvernement iranien accuse d'espionnage Paul Torri, le premier secrétaire de l'ambassade français à Téhéran (219). Les relations diplomatiques ne sont rétablies qu'en juin 1988 et à la suite de l'échange de Gordji et Torri sur l'aéroport de Karachi au Pakistan et le retour des derniers otages en France en mai 1988. La guerre de 8 ans entre l'Iran et l'Irak s'achève avec l'acceptation du cessez-le-feu par Khomeyni le

18 juillet 1988, et en 1991 la France rembourse toute sa dette de l'accord Eurodif avec

68 Eurodif est une société spécialisée dans l'enrichissement de l'uranium. En 1974, la France signe avec l'Iran un accord qui confirme l'entrée de l'Iran dans cette société. Mohammad Reza Chah prête un milliard de dollars pour les frais de la construction de l'usine Eurodif en échange d'une part de 10 % de l'intérêt du capital (10% de l'uranium enrichi). Après la révolution, l'Iran réclame son droit et sa part de l'uranium enrichi mais la France refuse de reconnaître l'Iran comme actionnaire d'Eurodif. 179 tous les intérêts à l'Iran (elle avait déjà payé une partie de cette dette, 330 millions de dollars en novembre 1986).

- L'affaire Clotilde Reiss

L'étude des relations France-Iran dans les années 90 révèle un renforcement des rapports (dont nous parlerons plus tard) entre les deux pays. Pour mieux décrire l'atmosphère diplomatique de cette période, nous pouvons dire que malgré les hauts et les bas, une volonté bilatérale de maintenir les rapports domine cette atmosphère. Cette volonté s'accroît particulièrement au cours de la présidence du président réformateur iranien Mohammad Khatami (1997-2005). Cependant, avec l'élection de Mahmoud

Ahmadinejad à la présidence en 2005 et celle du président français Nicolas Sarkozy en

2007, les relations se tendent de nouveau sur fond de question nucléaire iranien et plus tard l'arrestation de Clotilde Reiss en juillet 2009.

Après un séjour de 5 mois en Iran pour enseigner le français en tant que lectrice à l'université d'Ispahan, séjour qui coïncide avec la réélection contestée de Mahmoud

Ahmadinejad en juin 2009, et lors de son retour en France en juillet, la jeune française

Clotilde Reiss est arrêtée à l'aéroport de Téhéran, accusée d'espionnage et d'avoir pris des photos des manifestations du "mouvement vert".69 Elle est mise en prison pendant 45 jours et reste "enfermée" à l'ambassade de France à Téhéran jusqu'à le mois du mai 2010, en attendant le verdict de son procès qui, selon Bernard Hourcade dans son interview

69 Le "mouvement vert" est né des protestations de nombreux Iraniens contre la falsification des résultats de l'élection présidentielle iranienne du juin 2009 qui annoncent la réélection de M. Ahmadinejad. 180 avec Le Figaro, semble être un "show" pour exposer "au grand jour la théorie du complot" ou l'existence d'une conspiration occidentale.70

- Le nucléaire iranien

La politique de suivisme de Nicolas Sarkozy à l'égard des États-Unis fait qu'à son arrivée à la présidence en 2007, la France se range derrière/à côté des autres puissances occidentales ainsi que d'Israël et des pays arabes sunnites, pour mettre un frein au programme nucléaire iranien, déclarant qu'un Iran doté de l'arme nucléaire est un danger sérieux à la communauté internationale. Selon Sarkozy, à l'échec des négociations et si l'Iran ne renonce pas à son nucléaire il ne restera qu'une "alternative catastrophique" qui se présentera entre deux choix: "La bombe iranienne ou le bombardement de l'Iran".

Depuis, on n'a pas cessé d'entendre à propos de cette "menace iranienne" et de la probabilité des attaques iraniennes contre Israël ou vice versa. Les négociations, toujours infructueuses, entre le groupe 5+1 (États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni +

Allemagne) et l'Iran continuent, les deux parties ne pouvant parvenir à l'obtention d'un compromis crédible et durable.

Bref, un regard sur les 35 années des relations franco-iraniennes depuis la Révolution islamique de 1979 révèle qu'à l'exception de petits moments de réchauffement au cours de quelques années du mandat présidentiel de Mohammad Khatami élu en 1997, ces relations sont souvent marquées par des crises majeures ou des guerres diplomatiques. Ce durcissement quasi permanent des relations est dû dans un premier temps à la guerre

70 L'interview a eu lieu le 10 août 2009. Source internet: http://www.lefigaro.fr/international/2009/08/10/01003-20090810ARTFIG00146-bernard-hourcade-c-est- un-proces-stalinien-.php

181 entre l'Iran et l'Irak et la position de la France dans cette guerre, position qui sera à l'origine d'autres conflits au cours des années 80, et dans un second temps à la question toujours présente du nucléaire iranien.

Dans ce chaos des relations peut-on trouver cependant des éléments culturels qui soulèvent de l'intérêt des Iraniens envers les Français ou vice versa ?

3. Les nouvelles formes d'une fascination culturelle franco-iranienne

Malgré les obstacles qui s'opposent au développement de la francophonie iranienne après la Révolution de 1979 et qui marquent un ralentissement dans le mouvement d'enseignement du français, ce n'est pas la fin du parcours iranien de cette langue. Bien qu'on lui prenne ses roues motrices que représentent les écoles françaises, la francophonie iranienne trouvera d'autres moyens, d'autres roues, pour persister et avancer en mouvement efficace.

Français: un enseignement universitaire

Le recul progressif du français en faveur de l'anglais, un recul qui avait déjà commencé avec la présence des Américains sur la scène internationale ainsi que sur le sol iranien dans les années 50, s'accélère en Iran avec la fin de la monarchie Pahlavi. Les

écoles françaises, considérées comme des instruments de francisation et en terme plus générale d'occidentalisation des jeunes iraniens, sont fermées ou nationalisées. Pourtant l'enseignement du français au niveau universitaire ne s'arrête pas, permettant (avec d'autres facteurs) la survie de la francophonie iranienne. Cet enseignement, après qu'on lui fasse subir des changements au niveau méthodologique pour diminuer son caractère

"universaliste" (caractère qui ne se soucie pas des différences culturelles), commence à

être effectué dans plusieurs départements universitaires publics et plus tard privés des 182 grandes villes au niveau de la licence, de la maîtrise et du doctorat en couvrant trois disciplines principales: la littérature, la didactique et la traductologie.71

En ce qui concerne les étudiants iraniens du programme de licence en français, nous pouvons les décrire en tant que public de jeunes adultes qui, après avoir fini le lycée et réussi au concours collectif en filière des sciences humaines des universités publiques, vont s'asseoir sur les bancs universitaires. Ces étudiants de l'après révolution sont presque tous des apprenants débutants qui n'ont aucune connaissance en langue française. S'ils choisissent le français, la plupart de temps, c'est parce qu'ils ne se voient pas être à la hauteur de réussir au concours d'autres disciplines, beaucoup plus prestigieuses et efficaces telles que la médecine, la dentisterie, la pharmacie ou les différentes branches de l'ingénierie pour lesquelles le marché du travail est toujours plus actif. En outre, il faut bien les distinguer des étudiants de français de la période pré-révolutionnaire des écoles françaises qui venaient souvent des familles francophones, aisées et bourgeoises.

Il est bon également de souligner le caractère "visuel" de l'apprenant iranien pour qui visualiser les mots est important dans l'apprentissage de l'orthographe française. Ce phénomène est dû principalement à la différence qui existe entre le système écrit des deux alphabets français et persan mais encore, puisqu'il s'agit ici des apprenants adultes, nous pouvons le relier à l'habitude culturelle de prendre des notes qui exige normalement une certaine compétence à l'écrit.

71 Remarquons que le doctorat en didactique du FLE (français langue étrangère) n'existe en Iran que depuis l'année 2010. À l'époque où nous faisions notre Master en didactique du FLE (2002-2005) à l'université Tarbiat Modarres (université de formation des enseignants) de Téhéran, l'université prévoyait un futur programme du doctorat avec la collaboration de quelques professeurs linguistes français qu'elle avait l'intention d'inviter de la France.

183

Enfin, ces étudiants en majeure partie peu motivés, avec un corps enseignant de langue française composé totalement des professeurs iraniens, constituaient au cours des premières années après la révolution, l'image d'un enseignement de langue qui laissait souvent à désirer tant à l'oral qu'au niveau de l'efficacité, mais aussi les germes de l'espoir pour une renaissance de la francophonie iranienne.

Français: un privilège pour les immigrants

À partir du milieu des années 80, une demande croissante pour l'apprentissage du français se manifeste pour les immigrants iraniens aux pays francophones, en particulier, ceux qui veulent partir au Canada. La connaissance du français est un élément influent dans l'approbation des demandes d'immigration surtout pour le Québec. Selon CIC

(Citoyenneté et Immigration Canada) dans le Rapport annuel au Parlement sur l'immigration, 2007, bien que toutes les provinces du Canada collaborent avec le gouvernement fédéral en matière de sélection des immigrants, le Québec, aux termes de l'Accord Canada-Québec, a le privilège d'être doté d'une autorité exclusive d'"établir ses propres objectifs annuels en matière d’immigration et est chargé de sélectionner ses immigrants".72 L'Accord Canada-Québec relatif à l'immigration et à l'admission temporaire des aubins, signé en 1991 entre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial du Québec, permet à ce dernier de sélectionner ces immigrants économiques selon ses propres critères tels que les besoins de son marché du travail et la connaissance du français. À propos de ce privilège accordé au Québec, Brahim Boudarbat et Boulet

Maude remarquent dans Immigration au Québec: Politiques et intégration au marché du

72 Source internet: http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/publications/rapport-annuel2007/index.asp

184 travail, "Cette implication marquée découle en majeure partie du désir de protéger la langue française" (19).

Ainsi, dans ce phénomène d'immigration, cette exigence de la connaissance du français de la part du gouvernement provincial québécois mobilise le mouvement francophone iranien après une période de stagnation, et fait que dans de nombreux instituts privés de langues étrangères on commence à enseigner le français. Avant de donner quelques exemples de ces instituts, il convient ici d'expliquer un peu la raison de cette nouvelle vague d'émigration des Iraniens.

Nous disons "nouvelle" parce que le flux iranien des années 80 et 90 vers les autres pays du monde n'était pas un phénomène nouveau dans l'histoire contemporaine de l'immigration iranienne. Si on se passe de la vague d'immigration des Iraniens pendant les années 60-70, c'est-à-dire avant la révolution islamique (aux pays du Golfe pour le bon marché du travail ou encore l'immigration des Juifs iraniens en Israël après la création de l'État israélien en 1948), nous remarquerons que la première vague d'immigration post- révolutionnaire correspond au début de la révolution et à la fuite des opposants au nouveau régime. À part ceux qui immigrent en Europe, particulièrement en France (dont nous parlerons plus tard et avec plus de détails) la majorité de ces immigrants s'installe aux États-Unis, en Californie. Selon le rapport du Bureau de recensement fédéral américain (US Census) cité par Soraya Fata et Raha Rafii dans Strenght in Numbers: The

Relative Concentration of Iranian Americans Across the United States, et publié par

NIAC (National Iranian American Council) en 2003, la diaspora iranienne la plus

185 importante au monde est celle des Iraniens de Californie (concentrés à "Los Angeles and

Beverly Hills area"), une communauté qui compte 159,016 résidents.73

La guerre entre l'Iran et l'Irak (1980-1988) et la peur de faire le service militaire entraînent une seconde vague d'immigration des Iraniens surtout parmi les jeunes garçons des familles des classes aisées et moyennes de la société. Enfin viennent les problèmes

économiques et le taux élevé du chômage qui, causés par la guerre, forcent les familles et principalement la population grandissante de jeunes iraniens à immigrer. Cette troisième vague d'immigration iranienne coïncide avec l'adoucissement de la politique d'immigration au Canada en 1986, un fait qui est primordialement dû à un besoin croissant de main d'œuvre ainsi qu'au problème de la dénatalité.

Dans L'intégration des Iraniens de premières générations: Analyse comparée Montréal-

Toronto, Aghdas Dadashzadeh examine l'immigration des Iraniens au Canada/Québec.

Elle souligne la croissance lente de la population immigrante au Québec par rapport aux autres provinces telles que la Colombie-Britannique et l'Ontario et remarque "qu'en 1986, l'année de l'apogée de la guerre en Iran et de l'intégrisme islamique, le nombre d'immigrants arrivés au Québec s'élève à 3435, ce qui représente approximativement la moitié du nombre total d'immigrants iraniens actuellement [2003] au Québec" (36).

Le fait que l'Iran devient en 1986 un des dix principaux pays source d'immigration au

Québec est bien vue dans le tableau de la page suivante, fourni par Boudarbat et Maude

73 D'après ce rapport, "The US Census estimates that the Iranian-American community numbers around 330,000, whereas the Iranian Interest Section in Washington, DC claims to hold passport information for approximately 900,000 Iranians in the US. The problem lies partly with the 2000 census form. Only two questions deal with ancestry" (4). 186

(40).74 En 2008, bien que l'Iran ne fasse plus partie des dix principaux pays dans la liste du Québec, son nom demeure sur la liste du Canada. Comme source des données,

Boudarbat et Maude se servent des statistiques de CIC et du MICC (Ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles).

Rang 1966* 1986 2008 Québec Part (%) Part (%) Part (%) 1 Italie 17,9 Haïti 8,5 Algérie 8,1 2 Grande-Bretagne 16,1 Liban 6,6 France 8,0 3 France 15,7 Sri-Lanka 4,6 Maroc 7,9 4 Grèce 6,9 France 4,3 Chine 6,2 5 États-Unis 5,8 Viêt-Nam 4,3 Colombie 5,7 6 Portugal 3,9 Salvador 3,6 Haïti 4,7 7 Égypte 3,5 Iran 3,3 Liban 4,2 8 Rép. Allemagne 3,4 États-Unis 3,1 Philippines 3,5 Fédérale 9 Suisse 3,4 Hong Kong 3,0 Roumanie 2,5 10 Antilles 3,4 Inde 2,8 Mexique 2,3 Total 79,9 Total 44,0 Total 53,1 Canada** 1 Grande-Bretagne 32,5 Inde 7,5 Chine 11,9 2 Italie 16,2 Viêt-Nam 6,2 Inde 9,9 3 États-Unis 9,0 États-Unis 6,1 Philippines 9,6 4 Rép. Allemagne 4,8 Pologne 5,3 États-Unis 4,5 Fédérale 5 Portugal 4,1 Jamaïque 4,7 Royaume-Uni 3,7 6 France 4,0 Grande-Bretagne 4,6 Pakistan 3,3 7 Grèce 3,7 Hong Kong 4,4 Corée 2,9 8 Chine 2,1 Philippines 4,2 France 2,6 9 Antilles 2,0 Chine 4,2 Iran 2,4 10 Pays-Bas 1,9 Guyane 4,0 Colombie 2,0 Total 80,3 Total 51,4 Total 52,9 * Pays de dernière résidence. ** Y compris le Québec.

Table 4: Les dix principaux pays d'origine des nouveaux arrivants au Québec et au Canada

74 Pour mieux le distinguer, nous avons montré "Iran" en gras. 187

À l'instar du Canada, la France a joué un rôle remarquable en tant que pôle d'attraction dans le mouvement migratoire iranien. L'histoire de la genèse de la diaspora iranienne en France révèle des moments forts avant la révolution islamique de 1979, parmi lesquels nous pouvons mentionner l'immigration estudiantine ainsi que celle des exilés politiques. Le premier qui correspond à l'envoi des étudiants iraniens à l'étranger, essentiellement en France, date de l'époque du fondement de Dâr-ol-fonoun (maison des techniques), école polytechnique et premier établissement des études supérieures, en

1851. Selon Ehsan Naraghi dans Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIe au XXe siècle: Islam et laïcité, leçons d'une expérience séculaire, les diplômés de cette

école (où le français était la langue la plus pratiquée) "jouissaient d'un grand prestige dans le pays et pouvaient, après une année de stage, aller compléter leurs études dans des universités européennes". Comme exemple nous pouvons mentionner l'envoi de 42

étudiants iraniens en France en 1858 pour y étudier différentes sciences et techniques occidentales. La plupart de ces étudiants vont occuper à leur retour des postes gouvernementaux de rang supérieur (99). Ce flux migratoire estudiantin en France prend une forme plus officielle sous le règne de Reza Chah, phénomène qui était dû au statut privilégié du français et par conséquent au choix politique de Reza Chah d'envoyer 123

étudiants iraniens en France en 1928, dans le but d'une future réforme administrative. À ce propos, Homa Nategh dans Les Français en Perse, les écoles religieuses et séculières françaises en Iran (1837-1921) note que le fait de choisir la France parmi d'autres pays européens par le gouvernement persan était en raison de l'adoption du français en 1902 comme langue officielle et diplomatique dans les réseaux administratifs iraniens (7).

188

Le second exemple du mouvement d'immigration iranienne en France de la période avant la révolution de 1979 est celui des exilés politiques, phénomène qui était entraîné à cause du caractère répressif du régime despotique Qadjar. Le "petit despotisme" (estebdâd-e saqir) dont Jean-Pierre Digard, Bernard Hourcade et Yann Richard parlent dans L'Iran au

XXe siècle, fait allusion à la période révolutionnaire (révolution constitutionnelle de

1905-1911) où le parlement est bombardé en juin 1908 sur l'ordre de Mohammad Ali

Chah Qadjar, et "les constitutionnalistes laissèrent de nombreuses victimes, les survivants furent réduits à la clandestinité et à l'exil" (40).

Cependant, malgré ces moments influents dans l'histoire pré-révolutionnaire de la diaspora iranienne en France, comme Nader Vahabi le remarque dans Atlas de la diaspora iranienne, "le nombre d'Iraniens en France reste limité et l'on ne comptabilise que 5944 personnes à l'approche de la révolution de 1979" (158). Ce nombre toutefois va s'accroître à la suite de la révolution islamique, atteignant 12 876 immigrants en 1982 et quadruplant en 1985 avec 22 484 personnes (158).75

Il est bon de remarquer la différence qui existe entre la diaspora iranienne formée en

France et celle apparue au Canada (au Québec), pendant la période d'après la révolution de 1979. Si en France la quasi-moitié de cette diaspora correspond aux réfugiés politiques et aux opposants au nouveau régime islamique, au Canada il s'agit plutôt des immigrants

économiques c'est-à-dire, ceux qui fuient la crise économique, le chômage et la guerre

(Iran/Irak). L'étude de ces deux branches de la diaspora iranienne, bien que différentes, présente un intérêt pratique pour nous en ce qu'elle nous permet de vérifier le statut

75 Selon l'auteur la source de ces chiffres provient de l'OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides), et du ministère de l'intérieur (depuis 2007 le ministère de l'Intégration et de l'Identité nationale). 189 contemporain du français et du mouvement francophone iranien en Iran, ainsi que le rapport de ce dernier avec le mouvement francophone mondial. Les réfugiés iraniens

(pour la plupart agents de l'ex-régime ou membres de la famille royale Pahlavi) qui choisissent la France comme pays d'immigration sont en grande partie des francophones ou des francophiles qui voient en France une asile politique favorable. Ces anciens

étudiants des écoles françaises en Iran avec les nouveaux apprenants iraniens qui apprennent le français dans le pays pour faire une demande de visa de séjour au

Québec/Canada, peuvent être considérés comme des acteurs de l'expansion du français, quelque petites que puissent être leurs contributions dans cette expansion, en Iran et au

Québec pour qui la vitalité du français est d'une importance du premier ordre.

Axel Maugey, auteur de De la francophonie québécoise à la francophilie internationale décrit les migrations de francophones et de francophiles comme un facteur

"qui a énormément joué en faveur de la diffusion du français dans le monde" (78). Selon lui, le français est toujours "un objet de désir" qui continue à "séduire" mais il faut prévoir des moyens nécessaires pour que cette langue puisse conserver son pouvoir de séduction. En invitant ses lecteurs à réfléchir sur le rôle que chaque communauté francophile ou francophone peut jouer dans la promotion et la vitalité de la langue française au Québec et dans le monde entier, Maugey écrit, "Pensez un seul instant au dynamisme des Arméniens, des Libanais, des Iraniens et des Égyptiens" (78). Vu notre intérêt en ce qui touche le dynamisme des immigrants iraniens, et après quelques réflexions à ce sujet ainsi qu'à l'invitation de Maugey, nous sommes mené à nous poser la question suivante: Quel est l'effet/l'apport du dynamisme de l'immigration iranienne aux

190 pays francophones (en particulier au Canada/Québec et en France), sur/à la francophonie en Iran et sur le/au mouvement francophone en général ?

Dans une tentative de répondre à cette question, dans la partie suivante de nos recherches, dans un premier temps, nous présenterons des instituts de langue françaises qui, selon nous, doivent leur apparition au phénomène migratoire iranien et à une demande croissante pour l'apprentissage du français, particulièrement en ce qui est en rapport avec les immigrants économiques du Québec. Dans un deuxième temps, nous

étudierons l'écriture iranienne, celle des immigrants réfugiés et des exilés politiques en

France, dont nombreux utilisent le français ou la langue de l'exil comme instrument littéraire et outils de la communication intellectuelle, pour écrire leurs mémoires du bouleversement politique qui les a obligés de quitter leur pays natal.

- Les instituts de langue française en Iran post-révolutionnaire

Comme nous l'avons noté plus tôt, les problèmes économiques dus à la guerre et aux sanctions imposées par les pays occidentaux, tels que l'inflation et le chômage élevé, ont poussé la jeunesse en pleine expansion de l'Iran à immigrer. Ce phénomène migratoire iranien a coïncidé, au milieu des années 80, avec l'adoucissement de la politique d'immigration du gouvernement canadien qui, selon Boudarbat et Maude, "avait décidé d'augmenter constamment le niveau d'immigration pour éviter le déclin démographique", essentiellement au Québec qui souffrait le plus du vieillissement de sa population et de "la pénurie de la main-d'œuvre" (10). Cela était une opportunité pour les jeunes iraniens qui cherchaient leur avenir ailleurs. Cependant un des critères de sélection d'immigrants au Québec était la connaissance du français et ceux qui avaient cet avantage avaient également une plus grande chance de se retrouver un jour sur le sol canadien en 191 tant qu'"immigrant reçu". C'est ainsi que le besoin pour des instituts de langues étrangères où les apprenants pouvaient apprendre le français dans un moindre temps se fait sentir.

Par conséquent ce phénomène bouge le mouvement francophone en Iran et le fait ressortir de sa torpeur.

Parmi les instituts du français qui sont inaugurés après la révolution de 1979, nous pouvons nommer trois qui sont les plus connus: Kanoun-e zaban-e Iran, Centre de langue française Téhéran et Institut Ghotb-e Ravandi. Ces centres de langues sont destinés à enseigner le français aux différents niveaux (débutant, intermédiaire et avancé) et à un public de tout âge (enfant, junior niveau et adulte). Le corps professoral français de ces instituts est majoritairement constitué de jeunes instituteurs (ou des institutrices, comme cela était le cas de l'auteure de ses lignes) qui ont obtenu leur licence ou leur Master en langue française dans des universités en Iran. Aujourd'hui dans tous ces instituts les apprenants peuvent passer les tests TEF (test d'évaluation de français), TCF

(test de connaissance du français) et étudier pour obtenir le DELF (diplôme d'études en langue française) ou le DALF (diplôme approfondi de langue française) pour ensuite poursuivre leurs études universitaires en France ou au Québec.

Kanoun-e zaban-e Iran

Kanoun-e zaban-e Iran ou Iran Language Institute est le plus grand centre de langues étrangères en Iran où on enseigne six langues: anglais, français, allemand, espagnol, russe et arabe. Inauguré en 1956 à Téhéran, ce centre était destiné pendant plus d'une décennie à enseigner l'anglais aux fonctionnaires gouvernementaux et aux commerçants iraniens. C'est seulement en 1980, un an après la révolution, que la section française de Kanoun commence ses activités. Les autres sections de langues étrangères ne 192 sont inaugurées que beaucoup plus tard et seulement pour les adultes, la section arabe en

1989, l'allemand en 1995 et les autres récemment. Cet institut de langues a de nombreuses succursales dans environ 100 villes de l'Iran.

Institut Ghotb-e Ravandi

La guerre Iran/Irak étant finie, les instituts de langues étrangères se multiplient en

Iran ainsi que l'intérêt et l'envie pour apprendre diverses langues. Ouvert en 1993, Institut

Ghotb-e Ravandi commence ses activités en offrant des cours d'enseignement pour huit langues étrangères: anglais, français, allemand, espagnol, italien, turc, chinois et russe.

Ayant six succursales à Téhéran, cet institut est connu essentiellement pour ses cours de français. À part ses cours d'enseignement, il offre des cours de préparation pour DELF,

DALF, TEF ainsi que pour les interviews concernant les immigrants du Québec.

Centre de langue française Téhéran

Ce centre d'enseignement du français travaille sous la direction de la section culturelle de l'ambassade de France en Iran et le ministère des Affaires étrangères et du

Développement international, et conduit un ensemble de projets dans différents domaines: éducative, scientifique, universitaire. Son objectif, malgré l'absence des relations entre les deux pays, est de promouvoir la langue française et de garder en mouvement l'influence culturelle de la France en Iran en développant les liens entre sociétés iranienne et française.

Parmi les programmes que ce centre offre annuellement et que nous pouvons trouver sur son site internet il y a: les cours d'apprentissage du français dans quatre trimestres, les cours particuliers, Programme de formation continue des enseignants de Français Langue

Étrangère (FLE), Programme Campus France pour les futurs étudiants en France, Atelier 193 du Français de l'Informatique, et Atelier de langue sur le Québec (pour les immigrants au

Québec). Ce dernier inclut: Histoire et culture du Québec, les valeurs, comment s'adapter et les premiers pas au Québec, comment se préparer pour les entretiens de travail.

Remarquons que ceux qui veulent participer à cet atelier doivent avoir passé le TEF ou

être titulaires du DELF.

À côté de ces instituts de langues, il convient de mentionner un autre institut français qui, bien qu'il ne soit pas un centre d'enseignement de français, est unique pour son apport aux échanges interculturels franco-iraniens.

Institut français de recherche en Iran, IFRI

L'Institut français de recherche en Iran ou IFRI est fondé en 1983 à Téhéran par l'union de la Délégation archéologique française en Iran DAFI (formée par l'archéologue français Jacques de Morgan en 1897), et de l'Institut français d'iranologie de Téhéran

IFIT (inauguré en 1947 par Henry Corbin). La mission de IFRI est l'étude du monde iranien: l'archéologie et l'histoire de l'Iran, de l'Antiquité jusqu'à nos jours. Cet institut, attaché au ministère français des Affaires étrangères, est le seul Centre de Recherche

étranger auquel le gouvernement islamique iranien a permis de diffuser des rapports sur la culture persane. L'IFRI accueille des chercheurs de toute nationalité et établit des collaborations inter-universitaires, et avec d'autres institutions iraniennes ou étrangères, à savoir le Centre iranien pour la Recherche archéologique, Le musée national de l'Iran ou le musée du Louvre. Une de ses missions archéologiques conjointes est le travail de reconstruction de la ville de Bam et de sa citadelle (Arg-e Bam, qui fait partie du

Patrimoine mondial de l'UNESCO), dévastées par le séisme en décembre 2003.

194

Avant d'en finir avec cette partie institutionnelle/pédagogique de nos recherches nous voulons encore souligner l'importance de la question de l'enseignement du français en Iran post-révolutionnaire, une question qui selon nous constitue la partie intégrante du parcours de la francophonie iranienne. Il est indéniable que c'est grâce à cet enseignement du français que cette francophonie a pu persister et se développer dans une période où les vicissitudes politiques et sociales de 1979 ont causé la fermeture de ses écoles, un coup sérieux pour le français dont le recul en faveur de l'anglais, depuis la deuxième moitié du

20e siècle, l'avait déjà mis dans une situation difficile et défavorable en Iran.

Cependant, après une décennie de survie grâce au phénomène migratoire iranien, la francophonie en Iran va connaître un nouvel essor, dans le sens que l'apprentissage du français ne va plus uniquement consister en un but migratoire mais parfois en l'attractivité de la langue et de la culture françaises. Avec la fin de la guerre en août 1988 et quelques années plus tard, le pays ainsi que la jeunesse iranienne semblent retrouver un peu la paix. Quant au français, il redevient progressivement dans les milieux aisés et intellectuels le gage d'une langue "prestigieuse" et de qualité. Bien sûr l'anglais reste toujours la première langue étrangère européenne, dû à son utilité en tant que véhicule international de communication, mais le français séduit en raison de sa rareté et son prestige historique. Désormais dans de nombreuses écoles privées iraniennes on offre des cours de français pour attirer un plus grand nombre d'élèves (beaucoup de ces élèves sont issus de familles non francophones). De même, la décision prise par le ministère de l'Éducation Nationale iranienne en 1990 ouvre la voie à l'apprentissage du français dans les établissements scolaires publics au niveau secondaire et supérieur. D'après cette décision, au début de l'année scolaire, au collège et au lycée, les élèves doivent choisir 195 une langue étrangère parmi les langues proposées par ce ministère. Pour que le cours soit offert il faut au moins 15 élèves dans la classe.

Mentionnons aussi la création de l'École française de Téhéran en 1992 qui est un autre exemple de ce nouvel engouement iranien pour le français. Cette école qui, depuis 2005, fait partie de la Mission laïque française (MLF) et le réseau d'établissements d'enseignement français à l'étranger, suit les mêmes programmes scolaires que ceux en

France. Les niveaux d'enseignement dans cet établissement français sont: école maternelle, école primaire, collège et lycée.

Un autre facteur qui a eu un impact positif sur le mouvement francophone des années d'après la guerre est le réchauffement des relations franco-iraniennes au cours des huit années du mandat présidentiel (1997-2005) du président réformateur Mohammad

Khatami. Les efforts de Khatami dans l'établissement d'un dialogue culturel entre l'Iran et les pays occidentaux fait qu'il soit nommé en 2005 par Kofi Annan, le secrétaire général de l'ONU, un des dix membres du Haut Conseil pour L'Alliance des Civilisations

(programme mondial pour le dialogue entre les civilisations). Pendant sa présidence, l'Iran et la France se mettent d'accord pour promouvoir les relations inter-universitaires, telles que l'accueil en France des étudiants iraniens ou des programmes de partenariats scientifiques comme celui de Gundishapur. Selon le site électronique Campus France

(Agence française pour la promotion à l'étranger de l'enseignement supérieur et de formation professionnelle français), le programme Gundishapur (PHC ou Partenariat

Hubert Curien franco-iranien), signé en 2004 entre la France et l'Iran, a pour objectif "de soutenir l'émergence de coopérations scientifiques de haute qualité entre les deux pays par le soutien à la mobilité de chercheurs français et iraniens". Nous pouvons ainsi 196 observer que le dialogue culturel entre les deux pays se manifeste à travers une volonté de promouvoir la langue française au niveau de l'enseignement supérieur en Iran.

Aujourd'hui, selon nous, malgré tous les obstacles qui limitent l'usage du français, l'enseignement de cette langue en Iran n'est plus dans un état d'inertie. Le français conjointement avec les autres composantes littéraires et linguistiques continuent à soutenir le mouvement francophone iranien. La traduction croissante des œuvres littéraires et philosophiques françaises en Iran, phénomène qui date du milieu du 19e siècle, initie les lecteurs iraniens, même ceux qui n'ont aucune connaissance de la langue française, à la culture et la pensée françaises. Cependant, le soutien littéraire à la francophonie iranienne ne se résume pas dans cette pratique de traduction. Depuis la

Révolution de 1979 et grâce à l'immigration des Iraniens aux pays francophones, une autre forme littéraire qui peut être considérée comme un appui nouveau au mouvement francophone iranien est apparue. Ce nouveau support littéraire est l'écriture ou la voix iraniennes par le biais de la langue d'exil qu'est le français.

- Français: instrument littéraire de la voix iranienne en exil

L'immigrante

Prise par l'avion, Comme un moineau Au bras d'un aigle, Je vole et je pleure Je regarde de là-haut, Tout me semble si beau Adieu les arbres, Adieu les rues, Adieu le désert, Je ne vous verrai plus, Adieu mon nid, adieu ma terre, Adieu mes amis, adieu mon père Adieu mes collègues, adieu mes élèves, 197

Adieu mes plans, adieu mes rêves Des années plus tard, Je me trouve dans une gare, Seule, triste et déçue, Mon nom est immigrante reçue. (Aghdas Dadashzadeh iii)

A l'instar des auteurs francophones d'origine africaine, maghrébine et antillaise, nombreux sont les immigrants iraniens qui, à l'étranger, ont préféré le français à leur langue maternelle pour faire entendre leur voix à travers leur écriture à une plus grande audience. Cependant si pour les premiers le français est tout d'abord une langue qui leur est imposée par la colonisation française avant qu'ils ne le choisissent plus tard pour

écrire contre ce même colonialisme, pour les Iraniens immigrés, le français est un choix plutôt libre (sans influence d'un passé coercitif) et agréable mais nécessaire en même temps.

Dans le poème "L'immigrante" qui se trouve à la tête du mémoire de maîtrise

L'intégration des Iraniens de premières générations: Analyse comparée Montréal-

Toronto d'Aghdas Dadashzadeh, l'auteur/immigrante utilise la langue de l'exil pour exprimer son expérience personnelle d'immigrant, ses souvenirs nostalgiques du jour où elle quitte son pays natal l'Iran ainsi que la réalité d'adaptation à sa société d'accueil, le

Québec.

Dadashzadeh n'est qu'une parmi d'autres immigrantes iraniennes qui a écrit en français en exil, et que si nous l'avons connue et été mise en possession de son mémoire de maîtrise, c'est uniquement en raison des recherches que nous avons menées sur le domaine particulier de la diaspora iranienne au Canada. Ceci dit, nous voulons remarquer qu'il y a eu de nombreuses femmes immigrantes/exilées iraniennes qui, depuis l'avènement de la

198

Révolution islamique, ont été reconnues, interviewées et appréciées grâce à leurs écrits, du genre mémoire en grande partie (mais pas mémoire de maîtrise comme celui d'Aghdas

Dadashzadeh), par les médias occidentaux et particulièrement en France.

Dans la partie suivante de notre travail, nous étudierons l'écriture de la femme iranienne à travers quelques ouvrages rédigés en exil qui ont fait écho en France et dans d'autres pays occidentaux. Ces textes écrits en français et défendant souvent les valeurs de l'hexagone sont selon nous un support digne d'intérêt au mouvement francophone mondial. Remarquons également que le terme "en exil" qui est utilisé par les médias français (et que nous utiliserons dans nos propos) pour désigner les textes littéraires des auteures iraniennes en France, donne à entendre déjà une certaine fascination pour l'auteure/l'Autre et son œuvre. De même si nous comparons les deux termes "immigrant" et "en exil", nous apercevrons que le deuxième a une connotation positive en France par rapport au premier, en ce qu'il fait allusion à la "vocation émancipatrice universelle" de la

France, pays qui accueille les réfugiés politiques.

La voix féminine iranienne en exil: nouvelle forme de la fascination française

La Révolution de 1979 et le phénomène migratoire iranien ont entraîné la parution d'une production littéraire considérable des textes français des auteurs iraniens en exil. Parmi ces textes, un intérêt particulier est porté en France sur l'écriture féminine, essentiellement celle du genre autobiographique ou mémoire. La curiosité de l'Occident à propos de l'Iran, pays qui a vécu un énorme changement sociopolitique est bien évidente, pourtant nous pouvons dire que cet intérêt est dû dans une certaine mesure au caractère anti-régime et anti-islamique du contenu de ces textes, caractère qui est bien conforme à l'opinion du gouvernement et du public français envers le "régime des mollahs". De plus, 199 ces femmes iraniennes qui ont fui leur pays après avoir subi différentes formes de la répression islamique, sont des exemples favorables pour la cause des militants féministes occidentaux et de ceux qui sont contre toute idée d'un islam laïc. La voix de ces femmes contre le port du voile, débat toujours controversé en France, est une voix "originaire", donc vue comme la plus authentique qui puisse nourrir les propos féministes anti-voile.

Laetitia Nanquette dans Orientalism versus Occidentalism nous donne une liste longue des textes français écrits par des écrivains iraniens en exil. Le nombre des femmes auteures est remarquable dans cette liste. Parmi les noms des auteures on peut trouver ceux de: Marjane Satrapi, Chahdortt Djavann, Sorour Kasmaï, Nahal Tajadod, Sara

Yalda, Azadée Nichapour, Goli Taraghi et Chahla Chafiq (22-23).

Nanquette souligne également le rôle important de l'industrie de l'édition cherchant l'exotisme iranien dans les textes, dans la réception de ces textes ainsi que dans la propagation d'une vision stéréotypée de l'Iran. Elle explique par exemple comment Albin

Michel a demandé à Nahal Tajadod d'inclure des mots persans dans son récit ou comment le recueil des courts récits de Chahla Chafiq a été rejeté par Albin Michel et L'Aube parce que ses récits ne portaient par sur l'Iran. En citant Chafiq, Nanquette écrit, "The picture of

Iran as sensational and exotic, and more so than other countries, informed the publisher's judgement" (78-79).

Pour mieux saisir le statut de ces femmes auteures iraniennes et la réception de leurs œuvres en France, nous allons faire une étude parallèle de quelques textes de deux de ces auteures, Marjane Satrapi et Chahdortt Djavann. Ces textes qui ont été bien reçus en France, vendus par dizaine de milliers d'exemplaire en peu de temps et couronnés de prix prestigieux, malgré la divergence des buts et des points de vue de leurs auteures, ont 200 attiré l'attention des Français et d'autres publics occidentaux sur l'Iran et la condition de la femme iranienne dans ce pays.

- Marjane Satrapi: Persépolis

Marjane Satrapi est certainement la figure la plus célèbre de la femme/auteure iranienne en exil dont l'œuvre Persépolis, bande dessinée autobiographique en noir et blanc et en quatre volumes, connaît un large succès en France dès la parution de son premier volume en 2000. Depuis, la popularité de l'auteure et du livre ne cesse de s'accroître et atteint son pic avec la sortie de l'adaptation en long métrage d'animation de

Persépolis en 2007 qui gagne le "prix du jury" au festival de Cannes 2007 ainsi que les prix de "meilleure adaptation" et "meilleur premier film" aux Césars 2008. Persépolis raconte les différentes étapes de la vie de l'auteure: son enfance en Iran qui coïncide avec les événements de la révolution islamique et la guerre contre l'Irak, son adolescence en

Autriche où elle découvre l'exil, le racisme, la drogue, le punk et l'obsession de la mort, puis son retour en Iran en 1988, un séjour de six ans pendant lequel elle obtient sa maîtrise en beaux arts, et enfin son départ à Paris en 1994 où elle habite depuis.

Un des points forts de la plume de Satrapi qui a fait le succès de Persépolis est le mélange de l'humour au sérieux représenté à travers le personnage innocent de l'auteure/enfant. Malgré le contexte politico historique, ce texte demeure l'histoire universelle d'une petite fille comme l'écrivain le remarque (avec un ton qui nous rappelle l'héroïne la petite Marji dans Persépolis) dans une tout récemment interview du 31 janvier 2015 avec MO* ou Mondiaal Nieuws (site d'actualité belge), "Et quand on y pense, cet enfant ressemble quand même vachement à ses compagnons d'âge ailleurs dans le monde". 201

En dépeignant ainsi sa petite héroïne, une petite fille comme toutes les petites filles ailleurs, avec les mêmes désirs et vivant les mêmes changements pendant l'adolescence

(Marji adore ses Adidas, écoute les Bee Gees et l'Abba, fume en cachette), Satrapi veut lutter contre les idées orientalistes qui, dans leurs définitions des "pays musulmans", considèrent la religion et le voile islamique comme les seuls éléments culturels de ces pays. Dans l'article "How can one be Persian?" du livre d'Azam Zanganeh My sister,

Guard Your Veil; My Brother, Guard Your Eyes: Uncensored Iranian Voices, Satrapi note, "Talking about 'Muslim countries' means, in the end, that the one and only factor defining the culture of a given society is religion. That is one factor, indeed---but it is certainly not the only one" (22).

En plus, très jeune, cette petite fille/l'auteure est confrontée à la question d'identité, de la nationalité et la quête de soi face à l'Autre, une question qu'on ne cesse pas lui poser autant bien aujourd'hui, comme dans son interview du 2015, que hier, tel en 2002, lors de son entretien avec le magazine électronique BD Sélection. Pour Satrapi la réponse reste la même. En 2002, quand on l'interroge sur sa nationalité elle dit:

A chaque fois que je vais en Iran, je suis chauviniste française alors qu'en

France je suis nationaliste iranienne . . . Je suis venue en France où j'ai eu

la chance de tomber sur des gens qui m'ont accueillie à bras ouverts, qui

ont toujours été très curieux, très intéressés. Mes meilleurs amis

maintenant sont en France et ça fait sept ans que je construis des choses

avec eux… Donc la France, c’est mon pays, je suis concerné par tout ce

qui s'y passe... Je suis Iranienne. Peut-être un jour aurais-je la double

nationalité. Mais il y a des choses qu'on ne change pas, ma couleur de 202

peau ne changera pas, je resterai très brune. Et il y a des choses en Iran

que je n'aurai jamais en France. Je suis vraiment entre les deux. Je suis

restée quatre ans en Autriche et je n'ai jamais senti que c'était mon pays.

Treize ans après en 2015, elle répond la même chose mais dans un langage plus raffiné:

Je n'ai pas changé d’avis. L'Iran est ma mère, je ne l'ai pas choisie mais

elle est en moi et inversement, peu importe qu'elle soit folle ou malade.

Quant à la France, elle est mon époux vu que je passe ma vie auprès d'elle.

Mais il ne tient qu'à moi de lui être infidèle ou de l'abandonner. Ce choix

m'appartient. Par conséquent, il n'y a aucune raison d'être fier de sa

nationalité, c'est juste un fait, au même titre que la terre qui donne

naissance à la plante.

Marjane Satrapi n'est ni nationaliste ni féministe "mais bien une humaniste" comme elle le déclare dans son interview du janvier 2015.76

Dans la vignette présentée de la BD Persépolis, nous pouvons bien apercevoir cette déchirure culturelle que Satrapi a voulu montrer et qui existe encore en Iran entre la modernité et la tradition et qui a fait du pays une contrée de paradoxes.

76 Cette conviction en humanisme est manifeste dans le fait qu'elle se soucie autant pour son pays natal face aux sanctions imposées par l'Occident que pour ses amis, les Français, dans des moments difficiles comme les attentats récents contre Charlie Hebdo. Selon elle, la France "doit saisir cette occasion pour se remettre en question. Comment expliquer que des jeunes nés dans ce pays se soient à ce point aliénés de la société ? Encore aujourd’hui, trois générations plus tard, on les désigne toujours comme des Arabes".

203

Figure 3: Déchirure culturelle entre modernité et tradition (Persépolis de Satrapi)

En 2002, Christophe Blain, dessinateur et écrivain des bandes dessinées, voyage à

Téhéran pour visiter la ville évoquée dans Persépolis de Marjane Satrapi. A sa grande surprise, il trouve un autre Téhéran ou un Téhéran de paradoxes. A son retour en France, dans l'article "Téhéran, sous le voile, un vent de fronde" de La bande dessinée part en voyage: L'album "géo : Dix carnets de voyage réalisés par les plus grands auteurs de BD il le décrit ainsi, "Au volant, des femmes, souvent. Habiles à se frayer un passage.

Voilées mais désinvoltes . . . Le tchador [voile iranien] n'est plus un uniforme. Les modes l'ont ajusté, cintré, garni d'épaulettes . . . Mieux, il incite à la provocation. Mèches impertinentes qui s'échappent du voile" (119). Il est étonné également de voir des

Iraniens qui parlent français, "La langue française jouit encore d'une certaine considération. Un passant de condition visiblement modeste m'a gratifié d'un sonnet d'Apollinaire" (121).

Bref, en écrivant Persépolis, Satrapi a voulu donner une autre image de l'Iran, différente de celle diffusée par les médias occidentaux et également celle représentée par

204 l'administration de Bush en tant que "Axis of evil". Dans cette BD autobiographique, bien qu'elle parle des événements de la révolution de 1979 et des changements sociopolitiques de son pays, elle dépeint la classe intellectuelle et les attitudes modernistes de ses parents, essentiellement en ce qui concerne l'éducation de leur fille. Ses images permettent une vision plus profonde de la société iranienne, une vision qui perce le voile noir des apparences dont se contente souvent le monde occidental. Dans sa réponse à la fameuse question de Montesquieu, dans son article intitulé "How can one be Persian?", Satrapi décrit bien le cheminement de sa pensée, "When Shirin Ebadi was awarded the Nobel

Prize, the one detail that was immediately noted was that she didn't wear the veil--which was used in France as an argument to hastily pass the law banning the veil . . . Iran has extremists, for sure. Iran has Scheherezade as well. But first and foremost, Iran has an actual identity, an actual history--and above all, actual people, like me" (Zanganeh 23).

Satrapi trouve ridicule que les médias occidentaux mettent l'accent sur l'apparence de

Shirin Ebadi et sur le fait qu'elle ne porte pas de voile, comme si ce n'est plus à une femme iranienne mais plutôt à une femme à l'occidentale, celle qui ne porte pas de voile, que le Prix de Nobel est offert. Selon elle, l'islam n'est pas le seul élément identitaire de la culture iranienne.

- Chahdortt Djavann: l'orientalisme français à travers une voix originaire

Chahdortt Djavann est un autre exemple de femme iranienne en exil, connue en

France et dans le monde en tant que romancière et essayiste. Née en 1967, Djavann connaît l'exil à l'âge de 23 ans en immigrant en Turquie en 1991 puis en France en 1993, et après avoir vécu l'Iran islamique pendant une douzaine d'années. Son père, un des féodaux de la province d'Azerbaïdjan, est emprisonné par le Chah puis par le régime 205 islamique, ce qui explique un peu son ressentiment envers son pays natal. À la différence de Marjane Satrapi qui se prononce humaniste et non féministe ni nationaliste, Djavann est une fervente défenseur de la laïcité et militante féministe anti-islam. N'ayant appris le français qu'en France et, selon elle-même, avec beaucoup de difficultés, Djavann renonce

à ses études en anthropologie à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) pour ensuite adopter la carrière d'écrivain. Dès lors, elle se sert du français, qui n'est plus la langue d'exil pour elle mais sa patrie, pour défendre en tant que femme écrivain des causes et des idéaux qui sont autant en accord avec les valeurs et les normes de son pays d'accueil. Lors d'une émission télévisée intitulée "On n'est pas couché", animée par

Laurent Ruquier et diffusée le 19 avril 2008 sur France 2, où Djavann est invitée pour la promotion de son nouveau roman Muette, elle met l'accent sur sa vocation de femme

écrivain en déclarant qu'elle ne sera jamais française comme elle n'a jamais été iranienne mais qu'elle est un écrivain et une femme.

Elle écrit ainsi plusieurs romans et essais, tous publiés par des maisons d'éditions renommées comme Gallimard, Flammarion et Fayard (ce qui a été sans doute un grand support à une nouvelle venue en marché littéraire français, dans la réception de son

œuvre par le public français), tels que:

Romans: Je viens d'ailleurs (2002), Comment peut-on être français ? (2004),

Autoportrait de l'autre (2004), La muette (2008), Je ne suis pas celle que je suis (2011),

La dernière séance (2013), Big daddy (2015).

Essais: Bas le voile ! (2003), Que pense Allah de l'Europe ? (2006), À mon corps défendant, l'Occident (2007), Ne négociez pas avec le régime iranien (2009).

206

L'œuvre de Djavann, comme le révèlent déjà plusieurs de ces titres mentionnés en haut, est très politique et se caractérise par une écriture sombre dans son portrait de l'Islam. La lecture de plusieurs de ces textes ainsi que l'étude des critiques et le visionnage de ses interviews, nous ont permis de nous faire une idée assez suffisante de cette voix féminine d'origine orientale/iranienne qui semble avant tout évoquer l'orientalisme dans le sens de

Saïd sous une forme nouvelle. La ligne frontalière est de nouveau tracée entre l'Occident et l'Orient, marquant la raison/la supériorité de l'un et la déraison/l'infériorité de l'autre, mais la démarcation n'est plus l'œuvre pure de l'Occident. Cette fois-ci, c'est une voix originaire, donc une voix qui selon les critiques françaises semble plus juste, qui dévoile les maux des sociétés orientales, principalement islamiques.

Dans son pamphlet Bas le voile ! (2003) auquel elle doit sa notoriété, Djavann appelle la révolution islamique le "désastre historique de 1979" pendant lequel elle a été

"réprimée, condamnée à être une musulmane, soumise, et emprisonnée sous le noir du voile". Elle compare le voile islamique à "l'étoile jaune de la condition féminine" et réclame l'interdiction du port du voile aux mineures, à ou hors de l'école, considérant le voile "comme un acte de maltraitance physique, psychique, social et sexuel". En ouvrant son essai par la phrase, "J'ai porté dix ans le voile. C'était le voile ou la mort. Je sais de quoi je parle", l'auteure donne une autorité incontestée à sa voix qui disqualifie tous les autres points de vue, plus modérés, sur le voile et l'islam laïc. Très vite, la phrase "Elle

[Djavann], elle sait de quoi elle parle" devient propos sacré pour les militants extrémistes de la laïcité. Ce pamphlet, qui paraît en France en plein cœur du débat parlementaire sur l'interdiction du port du voile à l'école, est très médiatisé et apporte à l'auteure le Grand prix de la laïcité en 2003. 207

Comment peut-on être français ? est un autre ouvrage de Djavann qui lui vaut le

Chevalier des arts et des lettres en 2004. Ce roman autobiographique, mêlé à la fiction, raconte la vie de l'auteure/ici Roxane (nom calqué de l'héroïne des Lettres persanes de

Montesquieu) en Iran sous "le régime des mollahs", ainsi que ses difficultés de s'intégrer dans la société française après son arrivée en France. N'ayant aucune connaissance du français, seule et sans un sou, Roxane doit essayer toute sorte de boulots et surmonter en même temps les difficultés de l'apprentissage de la langue. Pourtant ce n'est qu'en apprenant la langue de Montesquieu qu'elle va devenir la Roxane sage et intelligente des

Lettres persanes, ressuscitée après trois siècles pour dénoncer encore une fois, dans les lettres qu'elle écrit à Montesquieu, la tyrannie toujours existante contre la femme iranienne, le despotisme toujours associé à l'Islam, et seulement en marge (et contrairement à l'auteur des Lettres persanes), les quelques maux de la société française.

La fin du roman est bien dramatisée par la révélation de l'histoire du viol dont Roxane a

été victime en Iran avant sa fuite en Turquie où elle a eu un avortement.

Marjane Satrapi et Chahdortt Djavann sont deux exemples phares de la femme/auteure iranienne en exil, qui grâce à leurs écrits en français ainsi qu'à leur origine iranienne deviennent en peu de temps, vedettes des médias. Habituées des chaînes de télé et des colonnes de différents quotidiens français, les deux auteures présentent l'Iran voilé depuis la révolution islamique, aux spectateurs et aux lecteurs français. Admiratrices de la langue de Montesquieu, également du philosophe des Lettres persanes, Satrapi et

Djavann interrogent leurs lecteurs sur la question "Comment peut-on être persan/français

?", question à laquelle chacune des auteures répond différemment, mais que malgré cette

208 différence, cette interrogation reste avant tout pour nous une communication intellectuelle et interculturelle qui invite à la réflexion.

L'exil en terme général n'est pas quelque chose agréable. Il évoque souvent la contrainte, la nostalgie et le déracinement. Pourtant, comme nous venons de l'examiner, dans le cas des Iraniens exilés en France (des francophones souvent), ce phénomène apparaît créatif. En dépit du désintérêt qui domine l'atmosphère diplomatique des relations post-révolutionnaires entre la France et l'Iran, les textes autobiographiques des auteures iraniennes en exil, par leur caractère ambivalent, anti-islam mais également exotique, font de l'Iran et de leurs auteures centre d'intérêt et d'interactions interculturelles en France. Ces auteures iraniennes en exil ne sont pas cependant les seules femmes iraniennes qui attirent le regard des médias et du public français depuis l'avènement de la révolution islamique. Une étude de l'histoire du cinéma iranien témoigne de l'évolution du cinéma post-révolutionnaire par rapport à celui avant la révolution ainsi que du succès remarquable des films, des réalisateurs/réalisatrices et des acteurs/actrices iraniens en

Occident et particulièrement en France.

Le cinéma iranien

En 2012, pour la première fois dans l'histoire du cinéma iranien, un film iranien

Une séparation d' remporte l'Oscar du meilleur film étranger à

Hollywood. Un peu avant, ce film avait remporté l'Ours d'Or à Berlin. En 2013, un autre film de ce même réalisateur iranien, intitulé Le passé, film français-iranien tourné à Paris, est nominé aux Oscars 2014 ainsi qu'au Festival de Cannes où il gagne le Prix pour la meilleure interprétation féminine et celui du jury œcuménique. Cette présence active du cinéma iranien sur la scène internationale n'est pas toute récente ni ne se résume dans ces 209 quelques prix. Elle ne remonte pas non plus à la période de Mohammad Reza Chah

Pahlavi où l'Iran jouait un rôle déterminant sur la scène politique mondiale.

Paradoxalement, et en dépit de l'isolement politique de l'Iran dans le monde, le cinéma iranien a joui d'un intérêt croissant sur la scène internationale depuis le milieu des années

80, c'est-à-dire après la révolution islamique.

Comment peut-on interpréter ce succès/cette fascination culturelle des pays occidentaux, la France parmi eux, du/pour le cinéma iranien post-révolutionnaire ? Et également, pour ce qui est du film français-iranien Le passé de Farhadi, ne serait-il pas une forme nouvelle de la francophonie iranienne, une francophonie intellectuelle artistique qui représente le dialogue franco-iranien à travers le cinéma ?

Deux facteurs, interne et externe, selon nous, existent à la base de ce succès ou cette fascination pour le cinéma iranien. Le premier est dû au progrès du cinéma iranien dans le pays, aux mérites des films et au rôle de la femme dans ce progrès. Le deuxième s'avère être cependant politique et réside dans le caractère critique du cinéma envers le gouvernement islamique. Le dialogue culturel franco-iranien ou la francophonie artistique iranienne à la base cinématographique est justement fruit de cette fascination pour le cinéma iranien. Dans la partie suivante nous étudierons brièvement les deux périodes du cinéma iranien, pré- et post-révolutionnaire, pour voir comment cette industrie a pu évoluer après la révolution de 1979 malgré l'attitude répressive du gouvernement islamique.

- Le cinéma iranien pré-révolutionnaire

Le 15 août 1900 est considéré comme le début embryonnaire du cinéma iranien.

Ce jour-là, sur son chemin de Paris à Onstand (Belgique) pour visiter la Fête des fleurs, 210

Mozaffar-eddin Chah Qadjar qui, quelques jours avant, avait acheté le "Cinématographe" en France, demande à Mirza Akasbashi (son chef photographe) de prendre des photos de lui et Mme Coron, la femme chauffeur. Selon Mohammad Tahami Nejad dans Iranian

Cinema, ces photos sont découvertes en 1981 dans le palais Golestan à Téhéran, avec d'autres photos de la famille royale appelées aujourd'hui Tehran Films qui constituent la seule activité d'art cinématographique pendant toute la dynastie de Qadjar (14-16). Les premiers films iraniens, muets puis parlants et certains tournés en dehors du pays, apparaissent dans les années 30. Mais pour qu'on puisse parler du cinéma en tant que véritable industrie cinématographique il faut attendre encore une vingtaine d'années.

Cependant deux facteurs essentiels influencent le cinéma iranien pré-révolutionnaire des années 50, désigné par le nom "Film Farsi": la censure et le capitalisme mondial. D'une part, la politique du régime Pahlavi vis-à-vis le cinéma est de divertir les gens pour les tenir à l'écart des propos politiques et de la réalité de ce qui se passe dans le pays et dans les prisons (pleins des prisonniers politiques), d'une autre part le but principal des producteurs du film est de produire des films dont ils espèrent tirer un bénéfice. Par conséquent, ces années voient une importation grandissante des films étrangers, essentiellement les films de Hollywood ou de Bollywood.

Dans Iranian Cinema and the Islamic Revolution, Shahla Mirbakhtiar note à ce propos:

The majority of Iranian films in this period were made only to entertain the

audience, giving them something to dream about and helping them to

forget the bitter realities of their lives. This dream factory was

manufacturing its products, primarily in keeping with the regime's

cultural policies, and secondly, in line with the will of producers who were 211

only concerned about the box office. (22)

Ainsi, comme on peut l'apercevoir, le terme "Film Farsi" a une connotation négative désignant un cinéma commercial. Ces films, basés souvent sur les thèmes femme disgraciée/homme vengeur, diffusaient des images de violence, de dispute et des femmes demi-nues chantant ou dansant sur les scènes des cabarets.

Les années 60 sont témoins d'un premier changement du cinéma iranien, c'est pourquoi on parle d'un cinéma différent ou le "Cinéma Motéfavet" (motéfavet signifie différent). Un exemple est le film Le sud de la ville réalisé en 1959 par Farrokh Ghaffari, un film avec un thème socio-réaliste qui dénonce la misère des gens qui habitent le sud de

Téhéran (contrairement aux gens du nord de la ville qui sont riches). Ce film est interdit tout de suite par le régime du Chah, ce qui freine le changement pendant quelques années. Pourtant avec La vache de sortie en 1969 qui remporte le Prix international de la critique à Venise en 1971, la Nouvelle Vague iranienne est ressuscitée.

Remarquons que ce film a joué un rôle important dans le développement du cinéma iranien pré- et post-révolutionnaire. Ce n'est qu'après avoir visionné ce film que

Khomeyni se prononce directement en faveur d'une reprise des activités du cinéma iranien, un cinéma qualifié désormais "non corrompu".

Inédite en France, La vache est ressortie en salle à Paris en juin 2014. Jean-Michel

Frodon, critique et directeur des Cahiers du Cinéma, dans son interview avec Mehrjui, parue sur le blog ciné de Slate (slate.fr) le 8 juin 2014, compare la vache aux 400 coups du cinéma français, films qui selon lui ont marqué respectivement un tournant dans l'histoire du cinéma de chaque pays. Frodon écrit également, "Interdit par Shah, devenu enjeu politique, . . . , cité en exemple par Khomeiny à surprise absolue de ses partisans, . . 212

. 45 ans après, il reste d'une beauté fulgurante aux confins du néologisme". La vache est l'histoire d'un paysan qui aime follement sa vache. Cet amour est à tel point qu'après la mort de sa vache il devient fou et finit par prendre sa place. C'est un récit métaphorique et surréaliste où la dimension comique n'est qu'à l'apparence. Le thème du film est basé sur la pensée philosophique et l'amour mystique d'Ibn Arabi ou d'Averroès: celui qui aime devient l'objet de son amour. Cela nous fait également penser à l'amour mystique et spirituel ainsi qu'au processus d'identification avec l'être aimé, dont parlaient Louis

Massignon et Henry Corbin.

A part La vache, le cinéma iranien a connu d'autres films majeurs, documentaires ou socio-réalistes, pendant les années 60-80. Malgré cela, les "Films Farsis" ont dominé l'industrie cinématographique. En plus, rares étaient à l'époque les films iraniens qui soient reconnus sur la scène internationale. Concernant l'image de la femme dans le cinéma pré-révolutionnaire, il faut dire également qu'il n'y avait aucune ressemblance entre l'image diffusée de la vie de la femme devant la caméra et celle de la vie ordinaire des millions d'autres femmes iraniennes.77Les femmes au foyer, femmes travaillant dans les usines, à l'école ou dans les bureaux, femmes médecins, infirmières, avocates, enseignantes, auteures, n'avaient aucune place dans les films farsis. La plupart des critiques des films farsis reprochent aux producteurs de ces films de ne penser qu'à leur poche et de ne se soucier guère du statut social de la femme iranienne dont l'image était déformée et dégradée à un être faible, pitiable et disgracié. Comme le note Shahla Lahiji dans son article "Chaste Dolls and Unchaste Dolls: Women in Iranian Cinema since

77Il faut excepter les quelques œuvres de la cinéaste (et poétesse célèbre) Forough Farrokhzad comme La Maison est noire (1963), un mi-documentaire mi-poème sur la vie des lépreux dans une maison de léproserie, ou La brique et le miroir (1965) dans laquelle elle joue. 213

1979" du livre In the Eye of the Storm: Women in Post-Revolutionary, "The screen lacked real women -- and real men. Iranian films overflowed with fantasy of the most vulgar type, with no sign of aesthetic appeal" (219).

Dans la partie suivante qui sera consacrée au cinéma iranien post-révolutionnaire, nous verrons que parmi les facteurs qui ont contribué à l'évolution de cette période du cinéma iranien, se trouve, paradoxalement et en dépit du voile islamique imposé, le rôle de la femme iranienne derrière et devant la caméra. Grâce à ce rôle, la femme iranienne devient centre d'intérêt en France et dans de nombreux autres pays.

- Le cinéma iranien post-révolutionnaire

Considéré comme source de la corruption morale et de "l'occidentalisation", le cinéma est une des premières cibles de l'idéologie révolutionnaire et qui alors doit être annihilée. Beaucoup de salles de cinéma sont ainsi mises en feu pendant les quelques premiers mois de la révolution. Bien qu'après quelques années, Khomeyni donne son consentement aux activités du cinéma iranien, voyant en ceci une arme idéologique utile et efficace pour lutter contre la culture occidentaliste, il faut attendre encore le milieu des années 80 avant que le cinéma ne se remette sur ses pieds.

Un des événements qui a influencé énormément l'évolution du cinéma iranien est l'inauguration de la Fondation Farabi en 1983. Cette fondation suivait deux buts principaux: la restriction de l'importation des films étrangers et le support financier et technique de la production des films iraniens (aujourd'hui, elle joue un rôle actif dans la promotion du cinéma iranien en dehors du pays et dans des différents festivals).

Cependant les nouveaux films iraniens doivent respecter un règlement nouveau basé sur les lois islamiques ou "la charia". La majorité de ces règles est liée à la question du genre 214 et la présence de la femme dans les films. Contrairement à ce que les critiques féministes pensaient et malgré les restrictions imposées aux femmes par le gouvernement islamique, la présence de la femme dans différents aspects de la vie sociale, artistique et éducative, non seulement ne diminue pas mais même elle devient graduellement plus active.78Cette forme évolutive de la présence féminine se voit également dans le domaine du cinéma iranien et en dépit de nouveaux codes islamiques.

Rappelons qu'avant, à l'époque du cinéma "Farsi", on regardait d'un mauvais œil les activités féminines au cinéma, mais à la suite de la révolution islamique ainsi qu'avec la correction morale de l'espace du cinéma iranien, la présence de la femme au sein des activités cinématographiques devient de plus en plus possible.

Dans l'article "Veiled Vision/Powerful Presences: Women in Post-Revolutionary Iranian

Cinema" du livre In the Eye of the Storm: Women in Post-Revolutionary Iran, Hamid

Naficy souligne l'évolution étape par étape de la présence féminine, actrice ou réalisatrice, dans le cinéma post-révolutionnaire et la correspond à une évolution interprétative de plus en plus libérale des codes vestimentaires et comportementaux imposés par la Fondation Farabi:

The film industry now is open to women as never before as long as

women abide by very specific and binding 'Islamic' codes of modesty

78 L'inquiétude des changements imposés par le nouveau gouvernement islamique est vue chez les féministes dans le monde, comme la montre Saba Mahmood dans son livre Politics of Piety: The Islamic Revival and the Feminist Subject, "A second development that I recall being crucial to our sense of being embattled emerged more slowly over time: It started with the eruption of the Iranian revolution in 1979, an event that confounded our expectations of the role Islam could play in a situation of revolutionary change and, at the same time, seemed to extinguish the fragile hope that secular leftist politics represented in the region" (x).

215

involving dressing, looking, behaving, acting, and filming. These codes,

first instituted in 1982, have evolved gradually and steadily toward liberal

interpretations. The evolution of the codes and the use of women both

behind and in front of the cameras have occurred in three overlapping

phases: absence, pale presence, and powerful presence of women. (132)

On voit ainsi comment dans les premières années qui suivent la révolution, l'image ou la voix des femmes sans voile sont coupées dans les rares films étrangers diffusés à la télé.

Après quelque temps la femme iranienne apparaît sur l'écran mais sa présence est limitée

à certains espaces, souvent à la maison et dans la cuisine. Cette nouvelle présence ne permet ni regards ni contacts physiques, ni signes de désir, d'attraction ou d'amour entre l'homme et la femme.

Cependant, grâce à l'effort de certains producteurs, réalisateurs et réalisatrices ainsi qu'à la sortie de plusieurs films-clés, une nouvelle vague du cinéma iranien post- révolutionnaire fait son apparition, dans laquelle la femme joue un rôle central en rompant certains codes de modestie tel l'amour entre l'homme et la femme. Cette nouvelle vague introduit le cinéma iranien sur la scène internationale.

Un des films iraniens qui est considéré comme pionnier dans ce nouveau mouvement est Bashu, le petit étranger (1986) de Bahram Beyzai, qui est banni en Iran pendant 4 ans pour sa critique des conséquences négatives de la guerre. Ce film dépeint la société iranienne post-révolutionnaire à travers variables dimensions telles que guerre, exil, diversité ethnique et présente également le sujet tabou de l'amour de manières différentes. En ce qui concerne l'évolution de l'image de la femme, Naficy le décrit très bien dans un zoom sur le visage de Na'i, la femme protagoniste, "Suddenly, Na’i rises 216 into the frame in a surprising close-up, her hair and chin covered with a white scarf, emphasizing her dramatic and intense eyes. With this one shot which draws attention to the alluring possibilities of unveiled vision, direct gaze, and scopophilia, Beiza’i breaks years of entrapment of films by rules of modesty" (147).

Le coureur (1985) d'Amir Naderi à qui est décerné le Prix de Montgolfière d'Or au Festival des 3 continents à Nantes en 1985, est un autre film qui marque le renouveau du cinéma iranien dans le pays et sur la scène internationale. C'est également par la bouche et le regard de l'enfant, ici Amiro, que le réalisateur aborde la réalité du quotidien.

Il faut dire que depuis 1985, le cinéma iranien continue à séduire, dans des fameux festivals mondiaux, les critiques et les publics occidentaux qui découvrent dans les œuvres des réalisateurs iraniens une image différente de l'Iran, une image humanitaire et créative (comme celle que Marjane Satrapi a voulu transmettre). C'est ainsi que J. M.

G. Le Clézio dans son essai Ballaciner (2007) qui est le résultat d'une balade dans le cinéma mondial contemporain consacre un chapitre de son livre au cinéma iranien et aux

œuvres de deux cinéastes renommés de ce cinéma, Mohsen Makhmalbaf et Abbas

Kiarostami, œuvres qui selon lui représente une forme nouvelle de l'art cinématographique, "Partant du point où l'ont laissé Bresson, Cassavetes et la Nouvelle

Vague, Mohsen Makhmalbaf et Abbas Kiarostami ont aventuré le cinéma plus loin, ont inventé d'autres façons de filmer, un autre regard, en dehors, ou à côté, ou peut-être simplement en dedans. Le cinéma d'aujourd'hui est-il iranien?" (134). Clézio décrit Le

Cycliste (1985) de Makhmalbaf comme "l'un des grands films d'aujourd'hui" et la victoire finale du protagoniste afghan du film dans un pari absurde et désespéré (l'enjeu des

217 parieurs, il doit rouler à bicyclette autour d'une place pendant une semaine sans s'arrêter), comme "symbole de la renaissance du cinéma engagé" (134-36).

Clézio trouve le même humanisme, découvert chez Makhmalbaf, dans les films de

Kiarostami qui, selon lui, est un des réalisateurs les plus inventifs du cinéma contemporain et le plus connu du cinéma iranien en France. Où est la maison de mon ami

? (1987), primé au Festival des 3 continents à Nantes, a joué un grand rôle dans l'introduction du cinéma iranien aux publics occidentaux. Kiarostami remporte la Palme d'Or à Cannes en 1997 pour Le Goût de la cerise qui traite de la question taboue en Iran, le suicide.

Sélection officielle du Festival de Cannes en 2002 et élu par les Cahiers du cinéma comme 10e meilleur film de la décennie 2000-2009, le film Ten (2002) de Kiarostami est une œuvre inédite en ce que la femme joue le rôle central tandis que l'homme est complètement exclu. Le film, divisé en 10 séquences, se déroule entièrement dans la voiture de Farideh, une jeune femme qui conduit à travers les rues de Téhéran. Dans chaque séquence, on voit un nouveau personnage femme qui monte dans sa voiture où s'ouvre tout naturellement une conversation entre les deux femmes. La voiture de Farideh représente le monde intime des femmes où celles-ci peuvent parler de leurs propres histoires d'amour, d'échec et du sexe dans une société patriarcale. Le dialogue de Farideh avec la femme prostituée qui semble être contente de sa vie, est un sujet audacieux qui transgresse les codes de modestie. Grâce à la selection de ce film à Cannes, Mania

Akbari, l'actrice qui interprète le rôle de Farideh est reconnue internationalement. Elle continue sa carrière au cinéma en tant que réalisatrice.

218

Cependant, le rôle de la femme dans le cinéma iranien post-révolutionnaire ne se résume pas dans la présence de la femme devant la caméra et en tant qu'actrice. Les expériences des femmes réalisatrices telles que Tahmineh Milani, Rakhshan Bani-Etemad et Pouran

Derakhshandeh et dans une société où l'activité cinématographique est vue comme un métier d'homme, font preuve d'un effort incroyable de la part de la femme derrière la caméra. Ces femmes derrière le voile, trouvent leur place derrière la caméra pour traiter, entre autres, de divers problèmes de la femme à travers des portraits saisissants de la femme iranienne.

Nombreuses sont parmi les réalisatrices ou actrices iraniennes qui ont attiré l'attention des critiques internationales. Le voile bleu de Bani-Etemad remporte le Léopard de Bronze au

Festival de Locarno en 1995, La pomme de Samira Makhmalbaf (fille de Mohsen

Makhnalbaf) reçoit la Caméra d'Or à Cannes en 1998, faisant reconnaître celle-ci comme la plus jeune réalisatrice du monde (à 17 ans) parvenant à obtenir un tel prix à Cannes.

Parmi les actrices, nous pouvons mentionner Leila Hatami, habituée des plateaux de télé française (par exemple sur France 2 et sur Canal + en juin 2011). Elle gagne le prix de meilleure actrice en 2002 au Festival des films du monde à Montréal, et en 2011 l'Ours d'argent à Berlin pour son rôle dans Une séparation. Elle a été également membre du jury

à Cannes en 2014, au Festival international du film de Rome en 2012 et à celui de

Marrakesh en 2011.

La lignée des œuvres cinématographiques iraniennes couronnées des prix prestigieux dans des festivals mondiaux en France ou ailleurs est longue. Depuis quelques années, à Paris, au cinéma Nouvel Odéon, situé au cœur du quartier latin, on peut visionner chaque samedi des films iraniens, visionnage qui est suivi d'un débat. Le 219 premier festival du cinéma iranien à Paris a eu lieu du 26 juin au 2 juillet 2013 et le deuxième du 6 au 17 juin 2014. Tout cela témoigne de l'intérêt croissant des Français pour les films iraniens ainsi que du développement d'un échange interculturel franco- iranien.

Cependant, l'image la plus évocatrice du dialogue franco-iranien à travers le cinéma est les films français-iranien des réalisateurs iraniens, tournés ou réalisés en

France, avec la présence des acteurs et des actrices des deux pays. L'adaptation en film de

Persépolis de Marjane Satrapi (2007) avec l'interprétation de Catherine Deneuve et

Chiara Mastroianni, et Le passé d'Asghar Farhadi (2013), avec le jeu de Bérénice Bejo et

Ali Mosaffa, sont deux exemples phares de l'échange interculturel cinématographique franco-iranien ainsi que de l'image nouvelle de la francophonie iranienne. Les deux films ont obtenu plusieurs prix à Cannes et aux autres festivals internationaux. Le cinéaste

Farhadi, déjà reconnu en France et ailleurs pour ses deux films A propos d'Elly et La séparation, tourne cette fois-ci son film Le passé en France et en français, dont l'histoire raconte un trio amoureux (la femme française, son ex iranien et son nouvel amant) avec des enfants au milieu de ce trio. Ce film est sélectionné par l'Iran pour représenter le pays aux Oscars de 2014. Il est bon également de remarquer, comme nous l'avons fait dans le chapitre deux de ce présent travail, que l'échange interculturel scénique franco-iranien date de l'époque des Qadjar et de la traduction de Misanthrope de Molière par Mirza

Habib Esfahani en 1869. Ce texte est le premier ouvrage étranger qui est mis en scène en

Iran. Selon Eve Feuillebois-Pierunek dans son article "Théâtres de Perse et d'Iran: aperçu général", le succès de Misanthrope incite "de nombreux auteurs iraniens à écrire à la manière de Molière, des comédies critiquant le pouvoir qajar" (17). Ces pièces 220 d'inspiration française/occidentale jouissent d'un grand succès public par leur focalisation sur la critique sociale et politique, pourtant, à cause de la censure, leurs auteurs restent fréquemment anonymes.

Nous avons montré que le succès du cinéma iranien post-révolutionnaire est dû en grande partie aux efforts de divers agents de ce cinéma ainsi qu'au rôle de la femme malgré les lois islamiques imposées par le gouvernement iranien qui défavorisent la liberté féminine. En Iran, le cinéma fait partie du quotidien des Iraniens. En déjouant la censure, le cinéma est devenu pour les cinéastes un moyen de critiquer les problèmes sociaux et les restrictions dues à un gouvernement théocratique. Par conséquent, les films ont toujours un message socio-politique à transmettre aux spectateurs. Cependant, ce côté politique et critique du gouvernement islamique est, selon nous, une autre raison pour laquelle ce cinéma a eu tant de succès en dehors du pays.

À ce propos, et en parlant de l'intérêt et de "l'affection" de Cannes pour le cinéma iranien,

Liliane Anjo cite le réalisateur iranien Mehdi Naderi dans son article "Adieu Baghdad:

De l'Iran à la lueur des Oscars en passant par l'Irak", publié dans le numéro du février

2011 de la Revue de Téhéran, et écrit, "Presque toutes les réalisations iraniennes retenues par la sélection cannoise sont invariablement empreintes de socio-réalisme . . . Pourquoi une telle insistance sur le seul cinéma socio-réaliste?" (41).

L'intérêt que la France montre aux problèmes sociaux concernant la femme iranienne et l'Iran islamique, problèmes abordés par les cinéastes iraniens dans leurs films, est manifeste particulièrement dans les entretiens de la presse française avec les cinéastes ou les actrices iraniens. Comme exemple nous pouvons mentionner les deux entretiens télévisés du juin et du novembre 2011, diffusés en direct sur France 2, avec les actrices 221 iraniennes Leila Hatami et Golshifteh Farahani.79 Dans ces entretiens, presque toutes les questions de l'animateur/journaliste Laurent Delahousse tournent autour de la situation sociale et politique et surtout la condition féminine en Iran. Dans l'interview avec

Golshifteh Farahani, le journaliste aborde la question de l'islam politique et la crainte des

Français à ce sujet. Remarquons que Farahani, en se posant toute nue devant la caméra de

Paolo Roversi, image affichée sur la couverture de la revue Egoïste il y a deux mois, défiant ainsi les autorités de son pays, provoque un grand débat en France (et en Iran) où son acte est considéré, selon Marie Ottavi et Johanna Luyssen dans leur article du journal

Libération du 8 février 2015, comme une "nudité très politique". En fait, ce n'est pas la première fois que Farahani défie le gouvernement islamique. En 2008, en jouant dans le film Body of Lies de Ridley Scott à côté de Leonardo DiCaprio et Russell Crowe, elle est contrainte à s'exiler en France. En 2012, elle apparaît avec d'autres acteurs et actrices dans une vidéo réalisée pour la cérémonie des Césars où chacun dévoile une partie de son corps. Depuis, elle devient une des figures connues des médias français. Dans son entretien avec la revue Egoïste, cité dans l'article de Libération, Farahani vante la liberté d'expression en France et les "mérites" d'être citoyenne française en déclarant, "Paris est le seul endroit de la planète où les femmes ne sont pas coupables. En Orient, tu l’es tout le temps. Tu es coupable dès que tu ressens tes premières pulsions sexuelles, avant même l’adolescence. La France m’a libérée. Je pense que toutes les femmes du monde devraient passer un an à Paris, au minimum, ça devrait être remboursé et obligatoire". Il paraît ainsi que la réussite hors des frontières du cinéma iranien, repose presque autant sur la qualité

79 Les deux vidéos se trouvent sur YouTube.

222 des films, la créativité des cinéastes et le rôle de la femme iranienne voilée devant et derrière la caméra, que sur un effet de mode dont ce cinéma jouit, dû au contexte politique de l'Iran et la mésentente entre ce pays et l'Occident.

Pour conclure, nous dirons que depuis la révolution de 1979, le phénomène de la fascination interculturelle franco-iranienne ainsi que la francophonie iranienne n'ont cessé de vivre des moments de paradoxe. Qu'il s'agisse d'un intérêt/un engouement nouveau des

Iraniens pour l'apprentissage du français dû au flux migratoire iranien aux pays francophones, ou inversement de la fascination des Français pour les œuvres autobiographiques en langue française des auteures iraniennes en exil, ou encore de la fascination française pour le cinéma iranien, c'est toujours paradoxalement dans une ambiance de "désintérêt" et de discorde politique qui domine les relations franco- iraniennes, qu'ont apparu ces instances d'attraction interculturelle. Par ailleurs, ces formes nouvelles de la francophonie, semblent être des éléments qui sont capable de relativiser l'image négative de l'Iran en France.

223

Conclusion

La mémoire collective des peuples joue un rôle primordial dans les relations futures entre les nations. Les souvenirs des événements tels que les conquêtes de

Napoléon, les missions du général Gardane en Perse ou de Mohammad-Reza Beg en

France, le coup d'État de 1953 (le complot des Anglais et des Américains et l'absence de la France) et le voyage du général de Gaulle en Iran restent toujours gravés dans la mémoire collective des Iraniens et des Français. Aujourd'hui, l'image de l'Iran, représentée par les médias français, est celle d'un État islamique et/alors dangereux, obsédé par ses ambitions nucléaires. De la même façon, la France dans la presse iranienne est dépeinte comme un Etat impérialiste qui veut étendre son hégémonie dans le monde. Pourtant, on ne peut nier l'influence de la mémoire collective des deux peuples et l'impact du passé des relations franco-persanes dans l'adoucissement de ces représentations médiatiques. À cet égard, il convient de se référer aux propos de l'ambassadeur actuel de l'Iran à Paris, un francophone iranien et titulaire d'un doctorat en gestion de l'université de Lille, Ali Ahani. Celui-ci, homme politique au langage diplomatique, souhaite dans ces propos qui viennent à la tête de son discours intitulé

"Pour que les relations entre l'Iran et la France prennent un nouveau départ", paru le 18

224 mai 2012 dans Le Monde, toujours en plein cœur des négociations sur le nucléaire iranien, un meilleur avenir pour les relations franco-iraniennes:

Comme le démontrent les premiers contacts officiels entre la Perse et la

France (fin du XIIIe siècle) ou les récits de voyage du Chevalier Chardin

(XVIIe siècle) et Les Lettres persanes de Montesquieu (XVIIIe siècle), ou

encore le choix du prénom Sadi dans la famille de Sadi Carnot- célèbre

président de la République française du XIXe siècle - en hommage au

grand poète persan Saadi de Shiraz, les relations sept fois centenaires

entre les deux grands peuples iranien et français trouvent des racines

profondément ancrées dans l'histoire des deux pays.

Ces propos, évoquant des moments et des éléments culturels positifs des relations et de la mémoire collective des deux nations, française et iranienne, révèlent bien la force et l'influence de cette mémoire, ici au service de la diplomatie, dans l'adoucissement des tensions politiques. Par ailleurs, ce sont les mêmes éléments culturels dont nous nous sommes servi dans notre discussion de la fascination interculturelle franco-iranienne dans le sillage de laquelle naissent et se développent de nombreux phénomènes culturels, à savoir la francophonie iranienne.

Bien qu'un premier regard sur les relations franco-persanes manifeste la détente générale de ces relations en raison de l'absence d'intérêts politiques ou économiques du premier degré, une étude plus profonde de ces mêmes relations révèle la nature complexe, ambiguë et parfois ambivalente de la diplomatie française envers l'Iran. À la différence des deux autres puissances occidentales, la Russie et l'Angleterre, qui font de la Perse un territoire pour leur rivalité, la France joue souvent le rôle d'une amie 225

"désintéressée". Cette diplomatie de "désintéressement", terme adopté par le Quai d'Orsay, ne tarde pas à porter ses fruits, donnant naissance, paradoxalement, à un sentiment de francophilie parmi la classe élite persane qui voit en France une alliée potentielle face aux menaces russes et anglaises, et, en la langue française (langue

"universelle") et la culture de "Farang" (auparavant équivalent de "l'étranger" et "la

France" en Perse) une voie à la modernité. Ceci sera le point de départ du parcours de la francophonie en Iran.

La francophonie iranienne qui n'a jamais dépendu d'une force coercitive française, ni utilisé le français comme langue véhiculaire en Iran, s'est développé grâce aux efforts des missionnaires lazaristes et israélites, précurseurs de l'enseignement du français, dans la fondation des premières écoles françaises en Perse, puis à l'assistance des instituteurs laïques de l'Alliance et de la Mission Laïque Française. L'école moderne et laïque à l'occidental a exercé, pendant plus d'un siècle, une grande fascination sur les gouvernants et la classe intellectuelle iraniens. Pour les premiers cette école évoquait les clés d'accès aux savoirs et au pouvoir tandis que les deuxièmes y voyaient davantage, disons, une voie

à la liberté et à la démocratie. Il n'y a pas de doute que les écoles sont la composante principale et la force motrice de la francophonie en Iran, mais la présence de cette francophonie au sein de la société iranienne se voit également à travers d'autres phénomènes culturels et linguistiques. Étant considérée comme le seul moyen d'accéder aux œuvres de la pensée occidentale, devenant donc très vite une des activités privilégiées de l'élite persane, la traduction résulte en l'apparition d'un nombre considérable de termes et d'expressions françaises sous forme d'emprunts et de calques en langue persane. À côté de cette francophonie littéraire et linguistique, la francophonie 226 culturelle continue son entraînement par le moyen de nouveaux échanges interculturels franco-iraniens qui se manifestent dans une présence médiatique, des journaux et des revues ainsi que la radio et la télé iraniens en langue française.

Cependant, si la francophonie en Iran est, en grande partie, fruit de l'admiration des

Iraniens de la haute société pour la culture française, cette affection pour la culture de l'Autre n'a pas été unilatérale. L'histoire culturelle des relations plusieurs fois centenaires entre la France et l'Iran, comme l'ambassadeur iranien Ali Ahani l'a voulu affirmé dans ces propos, fait preuve des moments d'attraction des Français (voyageur, écrivain, philosophe et même président) pour la culture persane. Les empreintes qu'a laissées l'Iran dans des œuvres littéraires et philosophiques d'auteurs français reflètent l'attraction de ces auteurs envers ce pays. Quel que soit le genre des textes, récit de voyages, conte, roman, article du journal ou ouvrage philosophique, c'est souvent dans un style empreint de bonhomie que les Persans sont décrits. Pourtant, puisqu'il s'agit de la représentation de la

Perse du regard français, un regard qui évoque inévitablement le binaire Orient/Occident, nous avons tenu compte de plusieurs éléments tels que la position de l'auteur, sa sensibilité et son antécédent vis-à-vis "l'étranger". Ainsi, nous avons remarqué le degré d'exotisme, de réalisme, de subjectivité dans les récits de nos quatre voyageurs

(Tavernier, Chardin, Gobineau et Loti), en prenant en considération leur position orientaliste.

D'ailleurs, le goût de l'exotisme qui semble être le facteur essentiel de la mode des voyages en Orient/Perse, et qui apparaît pleinement dans les récits des voyageurs du 17e siècle, atteint son apogée dans le conte oriental, Les Milles et une Nuits par excellence, un lieu fécond pour épuiser mille et un fantasmes ainsi que pour ce que Saïd appelle 227 l'invention de l'Orient par l'Occident. Cet exotisme ou l'image de l'Orient, se trouve

également chez les philosophes des Lumières, tels que Montesquieu et Voltaire, qui s'en servent pour critiquer d'une manière plus efficace, que ne le ferait une critique directe, les absurdités de la société française. Bien qu'on remarque un souffle persan chez certains grands poètes du mouvement romantisme comme Victor Hugo, le 19e siècle est marqué par l'absence de la Perse dans la littérature française ou plutôt, selon Pierre Milza, elle ne survit "dans les mémoires que comme emblématique d'un Orient mystérieux" (Habibi

13).

Par ailleurs, au 20e siècle on trouve deux empreintes remarquables de l'inspiration iranienne dans les œuvres de deux grands philosophes, Henry Corbin et Michel Foucault qui semblent suivre la tradition française de dissidents philosophes/orientalistes des

Lumières tels que Gobineau, Montesquieu et Voltaire qui avaient eux aussi utilisé leurs pensées philosophiques dans leurs études de l'Iran pour critiquer l'ordre politique français. Détournés de la modernité et en quête de spiritualité, et encore dans le souci de guérir un Occident corrompu et matérialiste, ces deux philosophes vont idéaliser "l'âme iranienne" comme un modèle de spiritualité. Le rôle que Corbin et Foucault ont joué dans la formation/présentation du mouvement révolutionnaire, l'un à la veille et l'autre à l'aube de la Révolution islamique de 1979, nous a particulièrement intéressé en ce que ce mouvement s'avère être une des causes essentielles qui ont perturbé les relations et la fascination interculturelles franco-iraniennes ainsi que le parcours de la francophonie en

Iran.

Dans le chaos des conflits politiques franco-iraniens qui suivent l'avènement de la révolution islamique et la guerre Iran/Irak, nous nous sommes donc vu en droit de se 228 demander si cela était vraiment la fin pour ce que nous avions appelé la fascination interculturelle et la francophonie en Iran. En adoptant un regard optimiste vers le futur, toujours comme celui de notre ambassadeur iranien Ahani, nous avons poussé plus loin notre étude de la francophonie iranienne pour examiner le statut post-révolutionnaire de cette francophonie. Cette nouvelle étude nous a fait découvrir la survie et même la renaissance de cette francophonie ainsi que des formes nouvelles de la fascination culturelle mutuelle entre la France et l'Iran, qui, comme cela a été le cas pour l'origine de la francophonie en Iran, reposent souvent sur un paradoxe de l'absence des relations politiques. Par conséquent, c'est dans une ambiance de discorde politique franco- iranienne qu'on voit apparaître un intérêt nouveau pour l'apprentissage du français en Iran ainsi que l'implantation des instituts de langue française. De même, la fascination des

Français envers l'écriture autobiographique de la femme iranienne exilée en France est due, en partie, du caractère anti-islam et anti-gouvernemental (gouvernement des mollahs) de cette écriture, un caractère qui convient bien à la voix dominante anti-islam et anti-voile française. Enfin, pour ce qui est de la vogue française du cinéma iranien, il semble que depuis la révolution de 1979, le cinéma iranien n'a cessé de vivre des moments de paradoxe, qu'il s'agisse de son évolution par rapport à l'époque du Chah où celui-ci prônait une occidentalisation au forceps, ou du rôle de la femme voilée devant et derrière la caméra, ou encore de la reconnaissance internationale/française de ce cinéma en dépit de la mésentente qui domine les relations politiques franco-iraniennes. Pour ainsi dire, cette fascination française pour le cinéma iranien semble tenir presque autant aux qualités intrinsèques de ce cinéma qu'à un effet de mode et au contexte politique des relations contemporaines franco-iraniennes. 229

Bref, le parcours de la francophonie iranienne a connu des hauts et des bas dans son évolution, phénomène qui est lié à la relation complexe de cette francophonie avec le pouvoir. Si elle naît et se développe dans le sillage d'un "désintérêt" politique et d'une fascination interculturelle franco-iranienne, jouissant même, pendant presque un siècle, du statut de première langue étrangère européenne, cela ne l'exempte pas des vicissitudes sociopolitiques de 1979, où mutilée, séparée de ses écoles laïques, elle est soumise pendant quelque temps à l'état d'inertie. Cette laïcité, ou pour mieux le dire, cette fausse laïcité, importée par le Chah mais vidée de son contenu démocratique et libéral, est vouée

à l'échec face au mouvement islamique qui se dit défenseur de la justice et de la masse marginalisée par la modernité.

Aujourd'hui, bien qu'on ne puisse pas déterminer définitivement le statut de la francophonie en Iran, sa réémergence au sein de la société iranienne est incontestable.

Cette réémergence qu'elle est redevable principalement au statut du français en tant que langue d'exil, apparaît depuis plusieurs années en un désir d'apprendre cette langue donc en l'attractivité et en "prestige" du français. D'ailleurs, parmi les immigrés iraniens qui vivent dans des pays francophones, nombreux sont ceux qui n'ont pas choisi l'exil par force ou contrainte, et qui visitent fréquemment leur pays d'origine. Pour ces immigrés

(des intellectuels pour la plupart) qui ont souvent deux passeports, iranien et celui du pays d'accueil, la question de la francophonie est celle de leur identité culturelle.80

80 C'est le cas de mes deux sœurs et de mon frère qui habitent depuis une trentaine d'années en France mais qui visitent régulièrement l'Iran (un an sur deux). Depuis une dizaine d'années, lors de leurs visites en Iran, ils emmènent de temps en temps des amis, des couples français. L'été prochain, une de mes sœurs qui enseigne la danse persane dans un centre culturel à Dijon, envisage d'emmener avec elle un groupe de sept apprenties françaises en Iran. 230

Il ne faut non plus oublier le rôle de la francophonie intellectuelle d'hier et d'aujourd'hui, des auteurs, des traducteurs, des artistes et des universitaires francophones ou polyglottes iraniens et tous ceux qui voient en français, ou en plurilinguisme, une manière d'établir une communication interculturelle plus efficace ainsi qu'une façon d'accéder à des savoirs de qualité. De nos jours, l'importance du plurilinguisme dans certains domaines d'études liés aux sciences sociales et humaines ainsi que la nécessité de lire parfois dans le texte original, sont soulignées en Iran et ailleurs, ce qui fait qu'un chercheur plurilingue est considéré comme un véritable érudit dans le champ de ses recherches (Gashmardi et

Salimikouchi 106). Par conséquent, chez l'Intellectuel iranien d'aujourd'hui, le choix d'apprendre d'autres langues étrangères à côté de l'anglais, le français entre autres, est devenu plus fréquent.

Il convient de remarquer que ce choix du français dépend également des paramètres artistiques, cet aspect de la francophonie iranienne que nous n'avons pas assez développé dans notre travail et qui pourrait être un champ de recherches à part entière pour l'étude de cette francophonie. La fascination mutuelle qu'ont exercée l'art iranien et l'art français respectivement en France et en Iran, a soutenu le mouvement francophone iranien. Les expositions de l'art contemporain et traditionnel des artistes iraniens au Louvre ou dans d'autres musées de Paris (la calligraphie, l'enluminure, la peinture), la musique et la danse classiques persanes (surtout le chant classique avec l'interprétation des textes de grands poètes persans) qui ont gagné des prix dans des festivals de musique, manifestent l'intérêt du public français vis-à-vis la culture persane. Ces composantes de l'art iranien sont des exemples, parmi d'autres, qui peuvent nourrir la discussion de la francophonie artistique ainsi que celle de la fascination culturelle franco-iranienne. 231

Figure 4: L'exposition de l'art de l'Iran safavide (1501-1736) au Louvre

Bien évidemment, ce présent travail ne prétend pas avoir épuisé la question de la francophonie en Iran. À l'instar du français qui est considéré comme une ouverture à un espace plus élargi d'échanges interculturels, ces recherches sont ouvertes aux critiques et aux enrichissements que d'autres peuvent y apporter.

232

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