Sommaire | juin 2015

Éditorial 5 | Réformer l’islam › Valérie Toranian

Événement 8 | Éric Zemmour. « J’aime la de 1660 à 1815 » › Valérie Toranian et Marin de Viry 24 | Éric Zemmour est-il un intellectuel ? › Franz-Olivier Giesbert

Dossier | L’islam face au Coran. La réforme est-elle possible ? 32 | Histoire de la réforme en islam › Malek Chebel 45 | La révolution de la raison › Ghaleb Bencheikh 53 | « Il faut se débarasser du wahhabisme » › Alaa El Aswany et Valérie Toranian 63 | La réforme religieuse n’est pas un long fleuve tranquille › Robert Redeker 70 | Plutôt que réformer l’islam, réformons l’école › Leïla Slimani 76 | L’islam et l’école › Jean-Paul Brighelli 85 | L’imamat en France : magistère religieux et formation › Bernard Godard 94 | Chair et charia › Shereen El Feki 99 | Pour aller plus loin › Aurélie Julia

Études, reportages, réflexions 102 | Vers la paix au Moyen-Orient : l’accord nucléaire avec l’Iran › Renaud Girard 106 | Les lieux de l’historien › Philippe Raynaud

2 JUIN 2015 118 | Pourquoi calculer la valeur de la vie humaine ? › Annick Steta 126 | Journal › Richard Millet 130 | Choses entendues › Arthur Dreyfus

Critiques 138 | Livres – Malraux derrière la caméra › Michel Ciment 142 | Livres – L’accouplement selon Jean-Didier Vincent › Laura Bossi Régnier 145 | Livres – Les enquêtes de Roger Chartier › Michel Delon 148 | Livres – Vers un abêtissement irrémédiable › Robert Kopp 151 | Livres – Morand entre Chardonne et Nimier › Stéphane Guégan 155 | Livres – Alain Gouttman, le désastre de Sedan › Robert Kopp 157 | Livres – Raymond Barre : le remède français ? › Henri de Montety 160 | Expositions – L’invention de l’intime › Bertrand Raison 164 | Disques – Pierre Boulez, 90 ans, 135 CD › Jean-Luc Macia

Notes de lecture 168 | Patrick Leigh Fermor | Jean Lopez | Zakhar Prilepine | François Angelier | René Crevel | Anjelica Huston | Azorín | Revue Temps noir

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Éditorial Réformer l’islam

n a beau ne pas partager les convictions d’Éric Zemmour (cette étrange obsession pour la soumission des femmes !), la place qu’a prise le plus dérangeant des essayistes français dans O le débat public (notamment avec le Suicide français (1), 500 000 exemplaires vendus à ce jour) prouve qu’il appuie là où ça fait mal. Le pessimiste, disait Oscar Wilde, est celui qui entre deux maux choisit toujours les deux. Éric Zemmour choisit tout : déclinisme, nostalgie, fascination pour Bonaparte et Robespierre, regrets éternels pour la France de De Gaulle et du Parti communiste, chacun campé dans ses certitudes, la frontière bien tracée et les vaches bien gardées. Mais comment devient-on Éric Zemmour ? Quel est le parcours littéraire de ce prophète de l’Apocalypse ? Quand et comment lui est venue sa révélation mélancolique ? Quels sont les auteurs, les siècles et les textes fondateurs qui l’ont modelé ? La réponse dans ce numéro de la Revue des Deux Mondes. Depuis al-Qaida, Daesh et les attaques terroristes, musulman est confronté à l’interprétation de son texte sacré. Une réforme est-elle possible ? Le philosophe Malek Chebel nous invite à revisiter l’histoire de l’islam. Le défi, nous explique-t-il, est le suivant : « Comment unifier les rangs des musulmans sans devoir choisir entre le repli identitaire ou la guerre sainte comme seuls concepts ? » Autre impasse soulignée par Alaa El Aswany, le célèbre

JUIN 2015 5 auteur égyptien de l’Immeuble Yacoubian (2), ce pas de deux infernal entre dictature ou islamisme, « les deux faces d’un malheur historique », rendu possible par le wahhabisme. Pour le théologien Ghaleb Bencheikh, « il faut renouer avec l’humanisme d’expression arabe et le conjuguer avec toutes les conceptions philosophiques éclairées du pro- grès ». Robert Redeker s’interroge sur l’exemple préalable du christianisme : les deux types de réforme religieuse expé- rimentés en Europe (la réforme protestante fondée sur le « retour à la lettre » et la réforme catholique s’appuyant sur l’administration d’un clergé) sont deux modèles inopérants pour l’islam : revenir au texte littéral, c’est exactement le projet islamiste, et réformer par le clergé n’est pas possible car le sunnisme ne s’appuie pas sur une telle organisation. La réforme ne sera pas un long fleuve tranquille. Et d’ailleurs la réforme de l’islam est-elle la bonne question ? « Imaginons qu’au lieu de réformer l’islam on réforme l’école, propose l’écrivain Leïla Slimani. Et qu’à Alger, à Casablanca, à Tunis ou au Caire, tous les enfants aient droit à l’éducation. Qu’on leur inculque l’art de la dissertation, de la thèse et de l’antithèse… Toute réforme de l’islam est vouée à l’échec s’il n’y a pas des musulmans éclairés pour l’incarner et la faire vivre. » L’exemple de la Tunisie, où la démocratie est à l’œuvre et résiste courageusement au djihadisme, nous autorise à conclure positivement. Dans cette société et dans bien d’autres, les musulmans ont envie de réforme. Sociale, poli- tique et religieuse. Valérie Toranian

1. Éric Zemmour, le Suicide français, Albin Michel, 2014. 2. Alaa El Aswany, l’Immeuble Yacoubian, Actes sud, 2006.

6 JUIN 2015 ÉVÉNEMENT

8 | Éric Zemmour. « J’aime la France de 1660 à 1815 » › Valérie Toranian et Marin de Viry

24 | Éric Zemmour est-il un intellectuel ? › Franz-Olivier Giesbert « J’AIME LA FRANCE DE 1660 À 1815 »

› Entretien avec Éric Zemmour réalisé par Valérie Toranian et Marin de Viry

Comment devient-on Éric Zemmour ? Quels sont les écrivains, les historiens qui ont influencé la pensée du plus controversé des polémistes français ? Qui sont les maîtres de l’auteur du Suicide français ? Retour aux origines.

Revue des Deux Mondes – Quelle est la première lecture qui vous a marqué lorsque vous étiez enfant ?

Éric Zemmour Alexandre Dumas, plus exactement deux «de ses romans : les Trois Mousquetaires et Vingt ans après. Le second m’a plus frappé que le premier, je l’ai relu à 40 ans et il est bien meilleur.

Revue des Deux Mondes – Parce que Milady réapparaît…

Éric Zemmour Oui, Milady… C’est à travers elle que j’ai compris la figure de la femme. Chez Alexandre Dumas, il y a toujours Milady et Constance, mais – et c’est là où c’est génial – il n’y a pas de mani- chéisme. Milady n’est pas purement méchante. D’Artagnan est du côté de Constance et de Milady à la fois : ça, c’est français !

8 JUIN 2015 événement

Revue des Deux Mondes – C’est français ou masculin ?

Éric Zemmour C’est masculin et français. Mais les Français ne s’in- terdisent pas d’être masculins, nous l’assumons, et nous l’assumons dans l’histoire de France. Ça me frappe tout de suite, cette masculinité fran- çaise. Ma deuxième lecture, vers 11 ans – un cadeau de ma mère –, c’est Bonaparte, Napoléon et l’Aiglon, la trilogie d’André Castelot. Mon entrée en littérature se fait par Alexandre Dumas et Napoléon. À 14 ans, c’est Balzac avec Illusions perdues. C’est simplissime. Je suis un garçon simple.

Revue des Deux Mondes – Qu’est-ce qui vous a particulièrement mar- qué dans Illusions perdues ? Le personnage de Lucien de Rubempré ?

Éric Zemmour C’est Rubempré, c’est la scène où il lit son article, qui lui permet d’entrer dans le monde des actrices, et même dans le monde en général ! J’ai relu cet article et je me suis aperçu que le style était extraordinaire, et que je passais ma vie à le copier.

Revue des Deux Mondes – Il y a deux « figures » du journaliste chez Balzac : Lucien de Rubempré et Étienne Lousteau. Lousteau, c’est le petit malin, le petit cynique et…

Éric Zemmour Jeune, je veux être Lucien Rubempré et Daniel d’Arthez, pas Lousteau ! D’Arthez est celui qui pense, Rubempré est celui qui écrit, et j’ai envie de faire les deux. À 14 ans, je suis fasciné par Rubempré, qui représente le succès, et par d’Arthez, parce qu’il incarne l’œuvre. Être les deux, c’est suivre Éric Zemmour est essayiste et cette phrase de Victor Hugo, que je ne journaliste. Il a notamment publié : le Premier Sexe (Denoël, 2006), connaissais pas encore à l’époque, où il dit Mélancolie française (Fayard, 2010) que la littérature est comme le journalisme, et le Suicide français (Albin Michel, qu’elle ne peut être que politique « car on 2014). ne fait pas de révolutions avec du mauvais style. C’est parce qu’ils sont de grands écrivains que Juvénal assainit Rome et que Dante féconde Florence ». C’est exactement ça.

JUIN 2015 9 événement

Revue des Deux Mondes – Dans votre famille, est-ce qu’on lisait ? Y avait-il une culture littéraire ?

Éric Zemmour C’est très paradoxal. Il n’y a pas de culture autour du livre et quasiment pas de livres. Mon père lit beaucoup les San Antonio, des choses comme ça. Et en même temps, il y a un amour fou pour la littérature française, pour la France à travers la littérature française plus précisément.

Revue des Deux Mondes – On croirait du Romain Gary. Un surmoi familial littéraire et français…

Éric Zemmour Exactement. La mère de Gary, c’est la mienne. Et ma mère, c’est l’injonction paradoxale : reste avec moi, deviens un homme. C’est toujours l’ambiguïté des éducations traditionnelles, ambiguïté qui pour moi est formatrice.

Revue des Deux Mondes – Comment se situe votre famille sur l’échi- quier politique ? Plutôt à droite, plutôt à gauche ?

Éric Zemmour Elle est gaulliste. Ce qui est plutôt paradoxal…

Revue des Deux Mondes – Surtout chez un pied-noir !

Éric Zemmour Mais seul mon père était gaulliste, les autres ne l’étaient pas.

Revue des Deux Mondes – Mais pourquoi l’était-il ?

Éric Zemmour La France.

Revue des Deux Mondes – La France plus que l’Algérie ?

10 JUIN 2015 « j’aime la france de 1660 à 1815 »

Éric Zemmour Plus que l’Algérie. C’est exactement ça.

Revue des Deux Mondes – Dans les humanités, quel a été le champ le plus décisif ? La littérature, la philosophie, l’histoire ?

Éric Zemmour Pas la philosophie. La littérature puis l’histoire, qui arrive tout de suite dans mon apprentissage, avec Castelot. Depuis, je ne cesse de lire des livres d’histoire.

Revue des Deux Mondes – Avec une réflexion sur les écoles histo- riques, la théorie de l’histoire ?

Éric Zemmour Non. J’entre directement dans le roman natio- nal à travers l’histoire. Je suis jeune et la théorie m’importe peu. Vers 25 ans je vais commencer à lire tout Michelet, l’Histoire de la révolution française, l’Histoire de France et autres. Je travaille comme ça : je prends en masse et puis je me fabrique des repères. Je passe par le Napoléon de Castelot puis je vais découvrir le Napo- léon de Louis Madelin, puis celui de Jacques Bainville, évidem- ment. Je fonctionne par cercles concentriques, sans méthode, sans idéologie.

Revue des Deux Mondes – Logé dans cet idéal familial, c’est la France de Victor Hugo, de Balzac : la littérature du XIXe siècle, mais pas telle- ment celle du XVIIe ou du XVIIIe ?

Éric Zemmour Vous avez raison, je la découvrirai beaucoup plus tard.

Revue des Deux Mondes – Et aura-t-elle une influence sur votre manière de penser ? Corneille et Racine, par exemple, sont-ils étran- gers à votre manière de penser ?

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Éric Zemmour Racine fait plus partie de moi que Corneille. Racine, c’est l’idée que le sentiment doit toujours céder le pas devant la rai- son. C’est Bérénice… Et j’aime le XVIIe siècle pour ça, pour l’absence du règne du sentiment. C’est toute ma critique de la féminisation de la société, qu’on comprend très mal finalement. Ce que je critique, c’est la domination du sentiment sur la raison. Le XVIIe siècle est le siècle mâle par excellence, parce que c’est la raison qui domine sur le sentiment. Je vis cette littérature comme une règle : il y a des limites à la sentimentalité, et c’est la raison qui doit l’emporter, que ce soit la raison d’État ou la raison tout court.

Revue des Deux Mondes – Mais doit-elle l’emporter pour l’intérêt de l’homme ou pour celui de la société ?

Éric Zemmour Les deux. Je ne fais pas de différence. Le faux inté- rêt de l’homme aujourd’hui est en fait aliéné par la sentimentalité. Il n’est pas vraiment libre. C’est toute la thèse de Philippe Ariès, que je découvre beaucoup plus tard, à Sciences Po. L’aristocrate du XVIIe est beaucoup plus libre que l’homme prétendument libre du XXe siècle. Je crois beaucoup à cette pensée.

Revue des Deux Mondes – De même que, par certains aspects, les femmes du XVIIe et du XVIIIe étaient plus libres que celles du XIXe...

Éric Zemmour Le XIXe siècle est une parenthèse très « renfer- mante » pour les femmes. Il y a deux raisons à cela. Pour faire bref, la première est que la révolution française s’est faite contre le pouvoir excessif des femmes, qui a mené la monarchie à sa ruine. La seconde est que le capitalisme est un capitalisme patrimonial qui demande de l’épargne, et il faut donc que les femmes s’y mettent, à épargner !

Revue des Deux Mondes – Croyez-vous vraiment que la révolution française s’est faite contre le pouvoir des femmes ?

12 JUIN 2015 « j’aime la france de 1660 à 1815 »

Éric Zemmour Je ne le crois pas, j’en suis sûr.

Revue des Deux Mondes – Marie-Antoinette n’était-elle pas qu’un prétexte ?

Éric Zemmour Ce n’est pas Marie-Antoinette qui pose problème, c’est madame de Pompadour qui par exemple produit la catastrophe de 1763 – le retournement d’alliance avec l’Autriche – et toutes les femmes qui règnent à la cour sur le roi, les ministres, les intrigues et les salons où elles dominent et font les carrières des uns et des autres.

Revue des Deux Mondes – Mais les rois de France ont toujours eu des maîtresses, des maîtresses influentes !

Éric Zemmour C’est très français, mais Louis XV est une catas- trophe. C’est en tout cas comme ça que c’est vécu par les futurs révo- lutionnaires. Et c’est comme ça que la République enseignera l’his- toire. Je n’ai pas dit que les maîtresses étaient la cause des dérives de l’État, mais que la Révolution postule que c’est le pouvoir excessif des femmes “La Révolution qui cause la ruine du pouvoir. Les révolu- tionnaires ne sont d’ailleurs pas les seuls enlève le à le penser : Frédéric II de Prusse, quand pouvoir aux il bat la France, se moque de ce pays gou- femmes” verné par les femmes. Je le pensais moi aussi depuis longtemps, et la lecture de Fumaroli m’a conforté dans cette idée. Il aborde la question par le côté artistique : il montre comment la féminisation excessive – le style rocaille par exemple – suscite un retour au style antique. La ligne droite contre la courbe : c’est ce qui prépare la Révolution. C’est parce qu’elles ont trop de pouvoir que les révolutionnaires veulent la peau des femmes. Les révolutionnaires ne leur donnent pas le droit de vote, ils assument pleinement le fait de leur avoir enlevé le pouvoir.

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Revue des Deux Mondes – Robespierre est en train de redevenir à la mode. On vous sent séduit...

Éric Zemmour Tout à fait. Ce qui me séduit, c’est évidemment la façon dont on sauve la patrie par l’énergie. C’est déjà napoléonien. La levée en masse, l’énergie, la dictature pour sauver la patrie. Ce qui m’arrête en revanche, c’est le totalitarisme de la vertu et, plus encore, le génocide vendéen, qui en était vraiment un, les femmes et les enfants étant visés ; et cela n’apportait rien à la défense de la patrie. Ce géno- cide est la racine du totalitarisme. J’ai mis du temps à le découvrir.

Revue des Deux Mondes – Il y a une immense différence entre Robes- pierre et Napoléon ! Napoléon cultivait un pessimisme anthropolo- gique, il trouvait que les hommes étaient des chiens...

Éric Zemmour « Je suis dégoûté de Rousseau, l’homme sauvage est un chien. » Napoléon prononce cette phrase à son retour d’Égypte. J’adhère à ce pessimisme anthropologique.

Revue des Deux Mondes – Tandis que Robespierre, c’est l’optimisme anthropologique...

Éric Zemmour Absolument. La différence est là et c’est pour cela que je me sens plus proche de l’un que de l’autre. L’optimisme appelle à refaire l’homme, ce qui n’est pas le cas de Napoléon.

Revue des Deux Mondes – Au XVIIe siècle, si l’enjeu est la liberté – que vous mettez au-dessus de tout –, elle se fait par la raison émancipa- trice. Jusqu’au point d’un vertige métaphysique ? Que pensez-vous du jansénisme ?

Éric Zemmour Je suis à cet égard très paradoxal. Je suis d’une part admiratif de Pascal, de son style. C’est un des plus grands écrivains,

14 JUIN 2015 « j’aime la france de 1660 à 1815 »

que je découvre plus tard au travers des Pensées et des Provinciales. Plus jeune, j’ai même essayé d’en imiter le style. De l’autre côté, il y a les jésuites, le style Aramis ! J’aime les deux, c’est comme Constance Bonacieux et Milady de Winter. Aramis, c’est magnifique de subtilité, mais en même temps la rigueur de Pascal et des jansénistes a quelque chose de fascinant.

Revue des Deux Mondes – Et ceux qui sont justement sur la ligne de crête, c’est-à-dire les moralistes comme Saint-Simon, La Rochefou- cauld, La Bruyère, ont-ils compté eux aussi ?

Éric Zemmour J’ai lu les Mémoires de Saint-Simon de A à Z. Je suis un inconditionnel, il est pour moi un des plus grands écrivains fran- çais. Avec le Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe. C’est ce que j’emporterais sur une île déserte. Et ce pour des raisons simples : pour le style, et parce que c’est le monde que j’aime. La France de 1660 à 1815-1830. Avec ces ouvrages, je suis chez moi !

Revue des Deux Mondes – Ce combat entre le sentiment, la féminisa- tion et la raison se tient aussi à l’intérieur de vous ?

Éric Zemmour Bien sûr, comme à l’intérieur de nous tous.

Revue des Deux Mondes – Vous avez peur de ne pas être assez dans la raison et d’être travaillé par votre sentimentalisme ?

Éric Zemmour Ça n’est pas le plus important. C’est une vision moderne que de toujours chercher des raisons psychanalytiques. J’y vois une soumission à la doxa actuelle. Il faut essayer d’ignorer ça et d’avancer. Nous sommes aujourd’hui dans le règne du sentimenta- lisme et c’est ce qui me rebute le plus dans l’époque. Je trouve ça insupportable. C’est pour ça que je me raccroche au XVIIe siècle, aux maréchaux d’Empire, à des gens qui ne connaissent pas ce problème.

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Revue des Deux Mondes – La féminisation est donc pour vous syno- nyme de sentimentalisme, d’affaissement de la colonne vertébrale, d’étiolement. Mais si je vous dis que les femmes se sont transfor- mées, qu’on ne pourra pas revenir en arrière, qu’elles ne représentent plus ce que vous y voyez…

Éric Zemmour La transformation des femmes est un mythe !

Revue des Deux Mondes – À quel moment arrivent dans votre vie la mélancolie, la nostalgie, la perte ?

Éric Zemmour Elles sont là depuis toujours.

Revue des Deux Mondes – Quel rôle joue la littérature de Maurras pour vous ?

Éric Zemmour J’ai découvert Maurras très tard, vers 40 ans, avec Kiel et Tanger, ouvrage formidable. Et je vois que toute la Ve République est là-dedans. Ça fera hurler aujourd’hui mais vous pouvez lire Kiel et Tanger et vous aurez toute la Ve République ! Pendant longtemps Kiel et Tanger est resté ma seule lecture de Maurras. Devant l’Allemagne éternelle ne viendra que bien après. Fondamentalement, je ne suis pas monar- chiste mais bonapartiste. J’admire la monarchie française mais je com- prends la Révolution. Je vois comment Bonaparte essaie de synthétiser les deux, c’est-à-dire à la fois le mérite, l’égalité – pas l’égalitarisme – et la hiérarchie, la hiérarchie restaurée.

Revue des Deux Mondes – Quand on vous rapproche d’Édouard Dru- mont, sans l’antisémitisme, que répondez-vous ?

Éric Zemmour Je réponds que sans l’antisémitisme, la pensée de Drumont n’existe pas ! J’ai beaucoup réfléchi sur l’antisémitisme du XIXe siècle. Il n’est pas tombé du ciel. C’est en fait une critique de la

16 JUIN 2015 « j’aime la france de 1660 à 1815 »

modernité, d’un capitalisme qui a complètement bouleversé les struc- tures traditionnelles et – on oublie toujours de le dire – c’est aussi la conséquence de la défaite de 1870. C’est un nationalisme blessé, vaincu. Jamais cet antisémitisme n’aurait existé en 1810, quand la France dominait l’Europe. Le traumatisme de 1870, qui est complète- ment occulté aujourd’hui par celui de 1940, est énorme : pour la pre- mière fois depuis trois siècles, la France a été vaincue par un pays seul et non par une coalition. C’est fondamental et jamais personne n’en parle. Dreyfus est d’abord vu comme un Allemand. Il est attaqué car, dans les esprits, les juifs sont associés aux « boches ». D’ailleurs, toute sa famille habite en Alsace. Le lien est inextricable. Il y a le capitalisme, les Rothschild qui furent les adversaires de Napoléon, ceux qui l’ont abattu en finançant toutes les coalitions contre lui.

Revue des Deux Mondes – Dans votre pensée sur le déclin peut-on voir l’influence d’auteurs comme Oswald Spengler ?

Éric Zemmour Je ne l’ai pas lu. Je me suis promis de le faire, ainsi qu’Arnold Toynbee.

Revue des Deux Mondes – Sénèque s’alarmait déjà d’un « niveau en baisse », comme Platon d’ailleurs. L’Europe va-t-elle si mal aujourd’hui si on la compare au temps de la guerre ?

Éric Zemmour C’est trop facile de dire qu’on le disait déjà il y a deux mille ans. Il y a des périodes où ça s’effondre, tout simplement. Quand Platon et Sénèque disent cela, ils ont raison. Pour donner un exemple : j’ai découvert après avoir écrit le Premier Sexe ce que Rousseau avait écrit. C’est très proche. Mais à la réflexion, ça n’a rien d’étonnant, le XVIIIe siècle, tout comme aujourd’hui, est une période de féminisation. Nous sommes dans une période de décadence et il est donc normal qu’auparavant, dans ce même type de période, la même chose ait été dite. Oui, il y a déjà eu les barbares sous l’Empire romain, les Cosaques ont occupé Paris en 1815, et notre époque…

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Revue des Deux Mondes – Y a-t-il un auteur féminin qui vous a mar- qué, comme Simone Weil ou Hannah Arendt par exemple ?

Éric Zemmour Je n’ai pas lu Simone Weil, je dois le faire. J’aime beaucoup Hannah Arendt. Comme romancière, aussi surprenant que cela puisse paraître, j’aime bien Simone de Beauvoir avec les Mandarins, Tous les hommes sont mortels. Marguerite Yourcenar me plaît beaucoup : l’Œuvre au noir, les Mémoires d’Hadrien, etc. Je citerais aussi Irène Némi- rovsky et sa Suite française. Madame de Sévigné écrit aussi vraiment bien.

Revue des Deux Mondes – Si on revient sur l’anti-américanisme et le souverainisme, qu’est-ce qui vous distingue de positions qu’on peut retrouver au Front de gauche par exemple ? Êtes-vous dans la nostal- gie de l’époque où le gaullisme et le communisme tenaient la France en tenailles ?

Éric Zemmour Je la regrette globalement, même si on pourrait nuancer. Il faut une société avec des cadres.

Revue des Deux Mondes – Il faut tout de même se souvenir de ce qu’était le Parti communiste des années cinquante et soixante…

Éric Zemmour Je sais bien. C’était très stalinien. Mais il n’empêche qu’ils étaient patriotes. Le communisme est un judéo-christianisme laïcisé. Une fois qu’on a compris que c’est une religion de substitu- tion, on ne peut ni ricaner ni dénoncer. Seule “Je regrette le l’allégeance des communistes à Moscou pose gaullisme et le problème. Mais elle s’inscrit dans une histoire communisme” des élites françaises que j’ai essayé d’analyser dans Mélancolie française. Depuis la défaite de Napoléon en 1815, les intellectuels français se cherchent un maître qui ne serait pas la France car celle-ci n’a plus les moyens de domi- ner l’Europe. L’Angleterre, l’Allemagne, l’Amérique et l’URSS ont été ces maîtres successifs. Qu’importe le choix, c’est le même schéma.

18 JUIN 2015 « j’aime la france de 1660 à 1815 »

Aujourd’hui ces élites françaises choisissent l’Europe ou l’Amérique. L’une ou l’autre représente pour eux le nouvel empire. Plus personne ne choisit la France. La phrase de Drieu La Rochelle est à cet égard caractéristique : « À quoi sert la nation, si on n’a plus d’Empire ? », ce qui revient à se demander à quoi sert la France si elle ne doit plus dominer l’Europe. Autant s’en débarrasser.

Revue des Deux Mondes – Et la littérature russe, quel rôle a-t-elle joué ?

Éric Zemmour J’aime quasiment tous les auteurs russes. Je suis fas- ciné par Fedor Dostoïevski, Léon Tolstoï, Vassili Grossman, Mikhaïl Boulgakov, Alexandre Pouchkine, et Ivan Tourgueniev. C’est la percep- tion du mal en l’homme qui me séduit chez eux, pour cela ils sont géniaux. C’est pour moi la seule littérature qui rivalise avec la nôtre.

Revue des Deux Mondes – Vous aviez lu Rousseau et sa critique de la féminisation de la société quand vous avez rédigé le Premier Sexe ?

Éric Zemmour J’avais déjà lu Rousseau, mais ce point-là m’avait échappé. J’avais lu les Mémoires, le Contrat social, la Nouvelle Héloïse et d’autres. Mais vous savez comment on lit, on note certaines choses et d’autres se perdent dans les soubassements.

Revue des Deux Mondes – Dans le Lys dans la vallée, dans Vingt ans après, dans vos romans préférés, les rapports entre les hommes et les femmes ne sont-ils pas profondément datés ?

Éric Zemmour Je trouve que rien n’a changé, et en particulier dans les rapports amoureux.

Revue des Deux Mondes – Ce n’est pas ce qui se passe dans un lit entre un homme et une femme qui nous intéresse ici, ni de faire de la psychologie mais de parler des rapports entre hommes et femmes dans la société...

JUIN 2015 19 événement

Éric Zemmour C’est justement le profond décalage entre ce que vivent les hommes et les femmes intimement et leur projection dans la société qui est le drame d’aujourd’hui.

Revue des Deux Mondes – N’y a-t-il pas derrière votre propos une peur des femmes ? Une peur de ce qui va arriver et de ce qui nous attend…

Éric Zemmour Rien n’arrivera. Ou plutôt le pouvoir excessif des femmes amène toujours un retour terrible, un choc terrible car la société ne le supporte pas.

Revue des Deux Mondes – Dans l’ensemble des dogmes religieux, dans les cultures patriarcales, la sexualité de la femme doit être contenue. Et si on pense à l’excision par exemple…

Éric Zemmour Je lis cette interprétation depuis quarante ans et je n’y adhère pas. L’excision est un rite religieux comme la circoncision. Je ne dis pas que je suis pour.

Revue des Deux Mondes – Cet acte bride la sexualité d’une femme. C’est bien la preuve qu’elle fait peur...

Éric Zemmour Je pense qu’on est déterminé par la différence fon- damentale qu’est la procréation. À partir du moment où les femmes veulent « qu’on leur ponde » comme dit Jacques Brel et qu’elles accouchent, tous les rapports sont déterminés. Lorsqu’elle porte encore l’enfant, c’est la femme qui demande la protection pour le petit et l’homme n’a absolument pas peur de la femme.

Revue des Deux Mondes – C’était valable dans la caverne !

Éric Zemmour On est toujours dans la caverne ! Rien n’a changé entre les hommes et les femmes, à part le fait que la féminisation

20 JUIN 2015 « j’aime la france de 1660 à 1815 »

des hommes fait souffrir tout le monde. La peur de la femme est un argument que je ne peux pas recevoir. C’est un mythe féministe qui a voulu remplacer la classe ouvrière par les femmes comme peuple mes- siannique. Et les bourgeois par les hommes. Ce n’est pas sur cette peur que reposent les rapports entre les hommes et les femmes.

Revue des Deux Mondes – Et qu’en est-il du wahhabisme ou du sala- fisme par exemple ?

Éric Zemmour Ils ne veulent pas contenir les femmes parce qu’ils en auraient peur. Claude Lévi-Strauss l’a très bien compris : ils veulent être tranquilles. Ils sont mieux entre eux et c’est ce que pensent tous les hommes. De la même façon, les filles sont mieux entre elles mais elles s’amusent moins. Dès que le sexuel est fini, on est mieux entre soi, surtout les hommes. Lévi-Strauss nous explique que l’islam va jusqu’au bout de cette logique. Ils mettent de côté et les femmes et les non-musulmans pour être tranquilles. Mais, comme le dit très jus- tement Lévi-Strauss, arrive le risque de l’enfermement, de l’aveugle- ment, de l’absence de curiosité pour l’autre. Je ne suis pas pour ça.

Revue des Deux Mondes – La femme a le pouvoir de la procréation qui fascine et fait peur aux hommes, non ?

Éric Zemmour Voilà encore un mythe féministe ! Elles n’ont aucun pouvoir, elles sont dépendantes depuis le début. Ce sont des mythes féministes, les théories de Françoise Héritier, des fadaises ! Les hommes ont une seule peur par rapport aux femmes, c’est de ne pas être sexuel- lement à la hauteur. Mais ce n’est pas avoir peur des femmes, c’est avoir peur de soi-même.

Revue des Deux Mondes – C’est dommage d’être incapable d’imagi- ner une relation ou l’homme et la femme puissent être différents et sans hantise de la domination !

JUIN 2015 21 événement

Éric Zemmour Il n’y a pas de rapport humain sans rapport de domination, surtout entre les hommes et les femmes. Et puis, comme disait Bainville : « Tout a toujours mal marché. »

Revue des Deux Mondes – Depuis quand cette phrase est-elle deve- nue la vôtre ? Y a-t-il eu un moment de basculement, un événement ou une lecture ?

Éric Zemmour Il n’y a pas d’événement, puisqu’il n’y a pas de juin 1940. L’Algérie ne pourrait pas non plus en représenter un puisque je suis né en France. J’entre dans le monde par l’écrit et j’entre dans l’écrit par l’histoire, j’entre donc tout de suite par la nostalgie de la grandeur française. J’arrive en 1960, à un moment où de Gaulle incarne la grande France mais où je sens bien confusément que le temps de la grande France est révolu. Le fait que je sois pied-noir ne joue pas à ce niveau-là. Mon histoire familiale est certes fondamen- tale, mais seulement par le patriotisme exacerbé des juifs d’Algérie. C’est une spécificité historique que je connais évidemment mieux aujourd’hui qu’à 14 ans. Benjamin Stora et d’autres le reconnaissent, même si je ne suis pas d’accord avec eux sur le reste.

Revue des Deux Mondes – L’éloignement de la France explique-t-il ce patriotisme ?

Éric Zemmour Ce serait le syndrome Villepin, dans ce cas-là. Chez moi, c’est davantage : « Je bénis la France de m’avoir colonisé. » La colonisation française représente pour moi et les miens l’émancipa- tion par la raison. C’est quelque chose d’inouï. Ce n’est pas la servi- tude volontaire, mais au contraire le maître qui va permettre de vous émanciper. Mes parents ne le conceptualisaient pas comme ça, mais profondément c’était ça. Nous étions israélites, pas juifs. Ma mère était très stricte là-dessus. Ce qui ne nous empêchait pas de suivre les rites de la religion.

22 JUIN 2015 « j’aime la france de 1660 à 1815 »

Revue des Deux Mondes – Que vous inspirent Michel Houellebecq, Philippe Muray et ?

Éric Zemmour Murray a été décisif. Il est le premier qui démolit par le rire voltairien la chape de plomb bien-pensante. Je découvre Finkielkraut avec la Défaite de la pensée, un livre formateur auquel j’adhère immédiatement. Quant à Houellebecq, je vais lire les Par- ticules élémentaires. Je suis très embarrassé avec lui car je n’ai jamais le plaisir de lecture que j’ai avec mes auteurs préférés comme Cha- teaubriand ou Stendhal. Au contraire, je me dis de plus en plus que j’aurais bien retravaillé telle ou telle phrase. Mais c’est quand même un réactionnaire hilarant. Il est aussi réactionnaire que moi et en plus il me fait rire. Tariq a dit de Soumission que c’était le Suicide français en roman.

Revue des Deux Mondes – Mais vous êtes désespéré…

Éric Zemmour Lui et moi nous sommes désespérés et les gens me le reprochent, pas seulement les progressistes mais aussi ceux qui me lisent, qui m’achètent.

Revue des Deux Mondes – Quelle place faites-vous à l’humour dans votre plaisir de lecture ?

Éric Zemmour Houellebecq me fait rire, mais ce n’est pas fonda- mental pour moi. Chez Proust, les plaisanteries du baron Charlus me font hurler de rire ! Mais j’aime avant tout la beauté formelle de la langue. L’ironie m’intéresse bien sûr, mais je ne cherche pas spéciale- ment à rire quand je lis.

JUIN 2015 23 ÉRIC ZEMMOUR EST-IL UN INTELLECTUEL ?

› Franz-Olivier Giesbert

n intellectuel, Éric Zemmour ? De nos jours, le mot n’est pas un compliment. Au train où vont les choses, il est même à craindre qu’il ne devienne tôt ou tard une insulte. Intellectuel ou pas, Zemmour est l’homme par qui Ules polémiques arrivent. On dira qu’il les a souvent cherchées, avec sa propension à proférer des horreurs sur les femmes, les immigrés et les cosmopolites européens dans mon genre. Mais bon, ses horreurs ne font pas de morts. Après qu’au mépris de l’histoire il a « relativisé » Pétain, l’homme qui a corrigé les « lois anti- juives » pour les durcir, qu’il me soit permis à mon tour de « relativiser » Zemmour qui, aux dernières nouvelles, ne s’est mis au service d’aucune des idéologies qui ont rempli les charniers de « l’affreux XXe siècle. » Zemmour est toujours « too much », comme on dit aux États-Unis, et qui sème le vent récolte la tempête. Mais pourquoi tant de haine envers lui ? Pourquoi cette hystérie ? Je sais que ce n’est pas une façon de commencer un article mais j’ai envie de reprendre à son propos la for- mule pas très folichonne qu’utilisait sans cesse Louis-Gabriel Robinet, jadis, dans ses éditoriaux délicieusement modérés du Figaro : « Il faut raison garder. »

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Même quand on n’est pas d’accord avec Zemmour, ce qui est plus que souvent le cas de l’auteur de ces lignes, il y a beaucoup de choses qu’on peut aimer chez lui. Son courage, son panache, son inconscience. Son goût du paradoxe et de la provocation. Une forme d’honnêteté intellectuelle aussi. Il dit ce qu’il pense et il pense ce qu’il dit. Parfois, direz-vous, il aurait mieux valu qu’il tournât sept fois sa langue dans sa bouche. Il n’est pas le seul. Par pure compassion, je vous épargnerai les délires politiques d’intellectuels comme Jean-Paul Sartre, Roland

Barthes, Louis Althusser, Alain Badiou Franz-Olivier Giesbert est écrivain et et tant d’autres qui plastronnent encore, éditorialiste au Point. Dernier ouvrage mais sous de nouveaux pavillons. Longue paru : L’animal est une personne est la liste de ceux qui, frappés de créti- (Fayard, 2014). nisme politique, ont eu tout faux sur tout. L’islamisme, le commu- nisme, le nazisme ou le maoïsme. Sur ces sujets et sur d’autres, ils ont proféré, gonflés de leur bon droit, d’effarantes sornettes, avant de nous gratifier, dans quelques rares cas, d’unmea culpa tardif et tarabiscoté. Grâces soient rendues à André Glucksmann d’avoir osé dire : « Mes années maoïstes me font toujours honte. » Chapeau, c’est une excep- tion dans son genre. Certes, les remords des ex-thuriféraires du com- munisme n’auraient pas ressuscité les millions de morts en Chine ou dans l’ex-Union soviétique, mais bon, aujourd’hui encore, nos phares de la pensée entendent toujours garder bonne conscience, quitte à se raconter des histoires. N’étaient-ils pas dans le « bon » camp, celui de la jeunesse et de la révolte ? Rien n’aura jamais troublé la digestion de nos chers intellectuels totalitaires. Même quand ils clapotaient dans les mares de sang qu’ils avaient contribué à faire couler, ils se sentaient toujours aussi inno- cents que l’agneau qui vient de naître : s’il y avait eu faute, ce ne pou- vait être la leur, c’était celle de l’histoire, pardi ! De ce point de vue, Éric Zemmour n’est pas un intellectuel : contrairement aux personnages cités plus haut, il n’a jamais fait l’éloge d’une tyrannie sanguinaire, d’un système totalitaire, des camps de concentration ou de rééducation, du « paradis » stalinien ou de ce

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ramassis d’idioties que contenait le « Petit Livre rouge » du président Mao, ouvrage inepte qu’une partie de l’intelligentsia aveuglée portait aux nues. « Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes », disait Jacques Prévert. Ils furent nombreux à se brûler les doigts avant de mettre le feu à la maison. Quitte à choquer la police de la bien- pensance, reconnaissons que Zemmour est beaucoup moins dange- reux pour la société que tant de philosophes encensés, spécialistes de l’appel au meurtre, au propre et au figuré. À ma connaissance, il n’a même jamais fait de mal à personne. Physiquement du moins. Si Éric Zemmour mérite cependant l’appellation d’intellectuel, c’est parce que son appréhension du monde est livresque et totale- ment binaire, dans la bonne tradition marxiste : avec lui, inutile de se prendre la tête, tout est simple, il y a d’un côté les gentils (souve- rainistes) et de l’autre, les méchants (cosmopolites). Les derniers sont accablés de quolibets ou d’anathèmes de toutes sortes : Européens, Américains, Chinois ou immigrés, ils incarnent tous, d’une manière ou d’une autre, le Grand Satan libéral et mondialisateur. Il y a du Céline dans cet homme-là : Éric Zemmour déteste retirer ses chaussons ; ils sont sacrés, j’allais dire consubstantiels à sa per- sonne. Je suis sûr qu’il les porte encore quand il dort ou qu’il va à étranger, c’est-à-dire quand il sort de son arrondissement. Convaincu que « c’était mieux avant, » il ne supporte pas d’être dérangé dans ses habitudes. Il fait partie de cette catégorie d’êtres humains qui, lorsqu’ils ont trébuché sur une vérité, lui donnent un coup de pied pour l’envoyer dinguer plus loin avant de reprendre tranquillement leur chemin. C’est en cela qu’il est un vrai intellectuel : son raison- nement ne se laisse jamais ébranler par rien, surtout pas par des faits ou par les réalités économiques. Il parle en apesanteur, seul avec ses obsessions, et descend rarement sur terre. C’est sa force : rien ne le fera changer d’avis. C’est aussi sa fai- blesse : à la longue, il est devenu du prisonnier du système qu’il a fabriqué et dont il ne peut sortir. Il ne fait fonctionner qu’un seul hémisphère de son cerveau et n’a sans doute jamais entendu derrière son épaule la petite voix qui interrompt, dans sa solitude, le travail de

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l’écrivain : « Ohé, toi ! Ne crois-tu pas que tu vas trop loin ? » Zem- mour ou l’homme qui réfléchit en boucle et en circuit fermé, dans un odeur de soufre et naphtaline, en se nourrissant de ses idées fixes. Parler de marxisme à propos de Zemmour, c’est donc galéjer à peine : il est convaincu que l’histoire a un sens (unique). Mais il s’ins- crit dans une tradition très ancienne qui remonte à Sénèque et même à la plus haute Antiquité, celle qui répète d’une génération l’autre que le niveau baisse et que tout est fichu. À cela s’ajoute une dimension quasi psychique : le ciel est bas, nos cœurs sont blessés d’une langueur monotone, le fond de l’air est frais, il vaut mieux rentrer à la mai- son, fermer les volets et se terrer dans la cave en attendant l’invasion annoncée des barbares qui ne saurait tarder. La pensée de Zemmour est très cohérente, comme on peut le véri- fier en lisantle Suicide français, une somme enlevée où, au terme d’une longue démonstration, il nous annonce la chute finale : « L’avenir de notre cher Hexagone se situe entre un vaste parc d’attractions touris- tiques et des forteresses islamiques, entre Disneyland et le Kosovo. » « La France se meurt, assure-t-il, la France est morte. » Il dit tout cela sur le ton d’un petit garçon effaré qui s’est réveillé après un cauchemar. Tout corseté dans son souverainisme étriqué, il est sincère, totalement sincère, à rebours des petites gouapes du cynisme journalistique. Il a besoin qu’on le rassure sur l’avenir du pays, il veut qu’on le console. C’est ce qui le rend si sympathique, voire craquant, aux yeux de tous ceux qui ont du mal à vivre les révolutions de toutes sortes qui nous tombent dessus en même temps – cela fait beaucoup de monde. Zemmour a compris que l’histoire est tragique et il a érigé cela en dogme. Il semble ignorer qu’elle n’est jamais écrite d’avance, qu’elle réserve souvent d’heureuses surprises et réalise parfois d’incroyables tête-à-queue. S’il est pourvu d’une culture qui en impose, il n’a pas lu Alain, qui disait : « Une idée que j’ai, je la nie : c’est ma manière de l’essayer. » Il ne suit jamais non plus l’extraordinaire conseil que Roger Martin du Gard nous a laissé dans Jean Barois, où Michel Onfray l’a retrouvé : « Lorsqu’on est décidé à prendre au sérieux la vérité et à suivre notre conscience, il est très difficile d’être de son parti sans être un peu de l’autre. »

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L’auteur du Suicide français ne sait pas faire dans la demi-mesure. C’est un prophète rongé par un pessimisme compulsif. Un Cassandre de l’anéantissement. Grande est sa proximité avec les « penseurs » de la droite antédiluvienne comme Édouard Drumont ou Charles Maur- ras. Si on retire l’antisémitisme, maladie mentale de cette engeance, les similitudes avec Zemmour crèvent les yeux. En conclusion de la Dernière Bataille, publié en 1890, Édouard Drumont, grand prêtre du déclinisme apocalyptique, écrivait : « La France, la grande génératrice de généraux, de politiques, de penseurs, ne produit plus d’hommes ; comme les astres dont le foyer s’éteint graduellement, elle semble entrer dans la période glaciaire. » Du Zem- mour dans le texte. Pour étayer sa thèse, Drumont citait un auteur belge méconnu, un certain Brück, auteur de l’Humanité, son développement et sa durée, pour qui nous vivons sous la loi d’un courant magnétique terrestre : c’est celui-ci qui, en se déplaçant, déterminerait la grandeur et la décadence des nations ; c’est lui qui donnerait une « plus grande énergie physique » et de « meilleures prédispositions morales » à toute une région. Au terme d’obscurs calculs prétendument savants, Brück a établi que l’évolution d’un « peuple-chef » s’achève au bout de mille trente- deux ans : à partir de là, il commence à dégringoler la pente. La France étant née en 843, date du partage de l’Empire franc à Verdun, l’an de grâce 1876 aura donc été pour elle le « commencement de la fin ». C’est ce qui a permis à Drumont de prédire que, bientôt, « les peuples de la vieille Europe s’entredéchireront » et « finiront par retourner à l’anthropophagie », tandis que « les Américains, sous le courant magnétique, seront pleins de joie », leur prospérité ne connaissant plus de limites. Nous sommes là en pleine pensée magique, celle qui a pollué les cerveaux des intellectuels français des deux bords. Zemmour en est le nouvel épigone. Mais on aurait tort de l’enfermer dans la droite de la droite. Il n’est pas Tea Party, il est tous-partis. Son originalité est de reprendre aussi à son compte la vulgate de la gauche de la gauche. Ce n’est pas lui qui remettra en question les dérives économiques et sociales qui, depuis plus trente ans, nous ont mis dedans avec un endet-

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tement massif et, pour le coup, « suicidaire ». Ce n’est pas lui non plus qui s’attaquera vraiment à notre « modèle français » qui fait eau de toutes parts. Avec la gouaille d’un bon vieux cégétiste, il ricane même sur les nécessaires réformes qui seraient réclamées par l’étranger : la France n’a pas à se coucher, camarades travailleurs. Si nous en sommes largués, on n’y est pour rien ; c’est à cause de la mondialisation et d’un vaste com- plot américano-allemand qui a des ramifications partout, notamment dans nos élites coupables de cosmopolitisme. Les ennuis commencent quand les peuples croient que l’histoire du monde a débuté le jour de leur naissance. Ils refont alors les mêmes sottises, sur le mode de l’éternel retour cher à Mircea Eliade. C’est ce qui explique la baisse du sentiment européen. Si Zemmour a la phobie de l’Europe, c’est parce qu’il a oublié de se souvenir que sa construc- tion a été lancée après une sorte de cri du cœur poussé par des Français et des Allemands, sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale : « Plus jamais ça ! » Donnant aussi volontiers que Mélenchon dans la germanophobie, Zemmour semble souvent prêt à remettre ça. Que ne médite-t-il cette phrase-testament de Mitterrand dans son discours de Strasbourg, en 1995 : « Le nationalisme, c’est la guerre » ! Le souverainisme n’est-il le nouveau nom du nationalisme, qui a si honte de lui-même, à juste titre, qu’il a fini par se débaptiser ? Mais ne jetons pas le Zemmour avec l’eau du bain. Il n’est jamais meilleur que quand il chante la France, son terroir, ses chansons ou ses particularismes, avec plein de bonnes formules et de bonheurs d’écri- ture. À l’évidence, c’est un écrivain qui sait faire partager son amour du pays, du moins celui des années soixante et soixante-dix, quand régnaient le PCF et la TSF. Mais est-ce une raison pour vomir à ce point notre monde d’aujourd’hui qui dépasse les frontières, le cosmo- politisme, le multiculturalisme ou le libéralisme tocquevillien ? Sa détestation des vents du large l’aveugle. Comme la vieille gauche souverainiste qui a rompu avec l’internationalisme de Jaurès, il diabolise tant la mondialisation qu’il refusera toujours de reconnaître qu’entre 1990 et 2010, elle a sorti près d’un milliard d’humains de l’extrême pauvreté. Qu’elle a permis aussi à de nouvelles puissances

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d’émerger en Asie comme en Afrique où plusieurs pays connaissent une sorte de miracle économique. Si Zemmour rend la gauche folle, c’est, selon elle, à cause de sa xénophobie plus ou moins récurrente. Mais c’est sans doute aussi parce qu’il séduit une partie de son audience : venu de la droite la moins libérale, il rejoint les thèses des soldats perdus du marxisme. Face au slogan frontiste de « l’UMPS », voici le « FNPA » qui incarne la nouvelle idéologie dominante, sur fond d’anticapitalisme, d’anti- libéralisme, d’antiaméricanisme, de haine de l’Europe et d’adoration de saint Vladimir Poutine. Le parti de tous ceux qui ont applaudi à la victoire des bouffons de Syriza en Grèce. Si, comme on le dit, Zem- mour est lepéniste, il est aussi dupont-aignantiste, mélenchoniste ou besancenotiste. Les quatre en un. Devenu le point d’intersection de la droite de la droite et de la gauche de la gauche, Zemmour occupe ainsi une position centrale, pour ainsi dire incontournable, dans le paysage intellectuel. C’est ce qui ferait de lui le syndrome du mal national, ce robespierrisme que nous traînons comme un boulet depuis la Révolution, si son gaullisme viscéral ne l’empêchait de faire le pas de trop, celui qui le mènerait au fond de l’abîme où l’attendent comme le messie tant d’âmes noires ou d’enfants perdus. Puisse son gaullisme sauver Zemmour de ses démons. De Gaulle, c’est ce qui, au cours du dernier siècle, arriva de mieux à la France dont, comme disait Malraux, il portait le cadavre en faisant croire qu’elle était vivante. Mais le Général n’avait jamais peur de rien, pas même du ridicule. Attaché comme il est à notre culture judéo-chrétienne, Éric Zem- mour devrait relire plus souvent les Saintes Écritures, où revient trois cent soixante-cinq fois la même exhortation : « N’ayez pas peur ! » En attendant, je dois à la vérité de dire que j’ai souvent mal pour lui quand il transpire sur le ring ; alors monte en moi l’envie de serrer très fort dans mes bras son corps fragile en lui chantonnant des comptines comme on le fait pour les enfants qui ont des terreurs nocturnes. Ne tremble pas, Éric. Ne prends pas non plus tout trop à cœur. Tout passe, comme disait l’autre. Mal. Mais enfin, ça passe toujours.

30 JUIN 2015 JUIN 2015 dossier L’ISLAM FACE AU CORAN. LA RÉFORME EST-ELLE POSSIBLE ?

32 | Histoire de la réforme 76 | L’islam et l’école en islam › Jean-Paul Brighelli › Malek Chebel 85 | L’imamat en France : 45 | La révolution de la raison magistère religieux et › Ghaleb Bencheikh formation › Bernard Godard 53 | « Il faut se débarrasser du wahhabisme » 94 | Chair et charia › Alaa El Aswany et Valérie › Shereen El Feki Toranian 99 | Pour aller plus loin 63 | La réforme religieuse › Aurélie Julia n’est pas un long fleuve tranquille › Robert Redeker

70 | Plutôt que réformer l’islam, réformons l’école › Leïla Slimani HISTOIRE DE LA RÉFORME EN ISLAM

› Malek Chebel

islam est la religion d’une totalité multiforme regroupant le dogme, la pratique rituelle, la spiri- tualité, mais aussi la conduite effective du pouvoir, l’éducation et tout autre pratique comme le vête- ment ou la nourriture. On comprend à cela que L’son aggiornamento sera difficile à mener, car il est ralenti par cette complexité, et par l’empilement des situations à faire évoluer. His- toriquement, les mouvements philosophiques et politiques qui ont appelé à transformer l’islam n’ont pas eu de visée théologique à pro- prement parler, ils avaient surtout cherché à « corriger » les dérives his- toriques des sociétés musulmanes, sans étendre leur investigation aux blocages structurels liés à la bonne gouvernance. À vrai dire, jusqu’au XXe siècle, le Coran était resté en dehors de la réforme, ses initiateurs s’étant d’abord penchés sur les pratiques sociétales (al-mu’amâlât) en lieu et place de la foi et du dogme (al-‘ibâdât).

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Comparaison n’est pas raison, la part du Rousseau musulman, du Voltaire ou du Montesquieu était prépondérante par rapport à celle de Luther, de Calvin ou de Zwingli, comme si le réformateur musulman ne pouvait encore s’autoriser que de sa société, et non pas de sa religion. Et pourtant, il est plus d’un philosophe ou d’un écrivain à avoir mené la charge contre l’hypocrisie religieuse, le fondamentalisme zélé et toutes les formes de veulerie humaine menées au nom de Dieu. Des mu’tazilites,­ premiers penseurs libres de l’islam (fin VIIIe-début du IXe siècle) jusqu’au théologien égyptien ‘Ali Abderrazik (1888-1966), en passant par le tru-

culent Al-Jahiz (776-869) ou le sceptique Malek Chebel est anthropologue Abûl’ Ala al-Maari (mort en 1057), le réfor- des religions et philosophe. misme musulman a pris la forme d’un huma- Traducteur du Coran (Fayard, 2009), il est notament l’auteur nisme irrévérencieux fondé sur le démantè- de Changer l’islam. Dictionnaire lement de la pensée rigide et la contestation des réformateurs musulmans des du pouvoir religieux. Il faut se rappeler que origines à nos jours (Albin Michel, l’institution religieuse, à la fois doctrine et 2013) et de l’Inconscient de l’islam. Réflexions sur l’interdit, la faute et la pratique, était au-dessus de toute critique transgression (CNRS, 2015). humaine, dès lors que sa démarche s’auréolait › [email protected] d’une bénédiction exclusive accordée par Dieu lui-même, par le biais du Coran. Pour s’attaquer aux raideurs humaines, la gabegie des uns, le népotisme des autres, il fallait d’abord s’extraire de la confrontation piégée parce que manichéenne du « bien »(halal) et du « mal » (haram), que les religieux ont codifiée et instrumentalisée à leur avantage. Il fut un temps où tel verset coranique qui décrète que la foi en Dieu impose le respect scrupuleux de l’autorité de celui qui la détient déjà a été élevé au panthéon des règles immuables que le musulman doit suivre religieu- sement : « Ô vous, les croyants, obéissez à Allah, obéissez au Prophète, obéissez à ceux qui parmi vous détiennent l’autorité » (Coran 4, 59). Pourtant ce verset, comme tous ceux qui posent encore problème – ver- set de l’héritage inégal entre fille et garçon, verset de la polygamie, etc. –, doit être limité à la période du prophète et même à sa seule personne – et ne peut être lu hors contexte. Les errements de la théologie et des théologiens, ainsi que leur mauvaise foi, voire leur duplicité, les poussent à fermer l’œil sur des glissements de sens fâcheux dès lors que ces dévoie- ments les servent davantage qu’ils ne les contraignent.

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Pour sortir de cette impasse, les réformateurs ont misé sur une prise de conscience multipolaire, politique, sociale et surtout éducative, et sur un encadrement éthique du progrès social. La plupart estiment en outre que le comportement des musulmans est un problème en soi, car il brouille la compréhension du Coran. L’absence quasi générale d’esprit critique et l’incapacité chronique des élites rationnelles à faire valoir leurs droits contribuent à cet engourdissement complice face à la mosquée. Certes, les retards juridiques accumulés durant les siècles sont d’abord imputables aux théologiens fondamentalistes qui ont codifié le droit musulman (fiqh et charia) et non au texte sacré lui-même. Ce retard est manifeste dans le cas du statut de la femme, dont on mesure aujourd’hui les ravages. Fixé pour l’éternité au IXe siècle, il requiert une énergie surhumaine pour le faire évoluer sans remettre en question les positions des théologiens dogmatiques et des familles qui les écoutent, paralysées de peur et culpabilisées pour le moindre changement. Cepen- dant, depuis plusieurs siècles, des tentatives de réforme ont été entre- prises au niveau juridique, pour autant que l’expression « réformes juri- diques » puisse être valable quand il ne s’agit de désactiver les mauvaises dispositions de la charia. Mais pour comprendre les remous internes, il faut revenir à l’histoire des idées qui n’ont pas cessé d’agiter la corpora- tion des théologiens, aussi bien les progressistes que les conservateurs, à une moindre échelle cependant. Rappelons tout de même que pendant des siècles, et plus particulièrement aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles, les mots nahda (renaissance, réveil, renouveau) et islah (progrès, transfor- mation) revenaient très régulièrement dans les travaux et les discours des élites musulmanes, non pas politiques (sauf exceptions notables, comme Habib Bourguiba en Tunisie, Mohamed Allal al-Fassi au Maroc, Abdel- hamid Ben Badis en Algérie, Gamal Abdel Nasser en Égypte), mais phi- losophiques et intellectuelles au sens large (journalistes, éditieurs, dra- maturges, universitaires). Ces mots ont été compris et mis en application dans la perspective d’un réaménagement progressif ou d’une correction apportée à un édifice intellectuel qui a trop vieilli. Bien que balbutiant, cet affranchissement a aussitôt gagné les sphères juridiques, morales et éducatives, de l’école primaire jusqu’à l’université. On peut comparer l’islah à l’Aufklärung allemande et à bien des égards au mouvement

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des Lumières qui se manifesta en France et en Allemagne entre 1720 et 1770. Quant à la nahda, elle est plus large et plus autochtone, car le monde arabe n’a quitté une domination, celle de l’Empire ottoman, que pour en subir une autre, franco-anglaise. Cette situation va affecter son sort, et le déterminer pour un siècle. Tous ces facteurs sont conco- mitants. La réforme n’étant pas un long fleuve tranquille, on peut aussi penser, avec la thèse libérale, que les mots traduisent de fait une pluralité de situations, et que tous les pays n’avaient pas atteint la même maturité sous le même ciel d’Allah. D’où la profusion de concepts : « Renais- sance de l’islam », « renouveau », « réveil », tous les qualificatifs ont été employés, le but étant de montrer que l’islam n’est pas ce corps en voie de déliquescence que voyait Lord Cromer (1841-1917), consul général au temps de l’Égypte khédivale, selon qui l’islam ne pouvait se réformer sans disparaître, car ce serait autre chose que l’islam (1).

La réforme et les réformateurs

Les grands réformateurs de l’islam au temps où la parole n’était pas encore totalement confisquée se référaient librement au Coran, au prophète, mais aussi – telle est l’originalité, aujourd’hui perdue – aux philo­sophes antiques, essentiellement Aristote. La plupart des philo- sophes arabes, Averroès en tête, devaient maîtriser le grec, le latin et sans doute aussi quelques langues asiatiques comme le persan, l’urdu, le hindi et le chinois. Cette vogue des langues était favorisée par l’ex- pansion musulmane, la culture de la convivialité, le goût des voyages et la narration de contes merveilleux dont le prototype fut justement à la fin du IXe siècle, les Mille et Une Nuits. Une science à part était par ailleurs consacrée à la traduction d’œuvres grecques et latines, notamment en philosophie,­ en médecine et en mathématiques. Après 1492, date de la chute de la maison nasride de Grenade – dernier royaume musulman d’Occident –, la question de la réforme de l’islam n’était plus d’actualité. Les musulmans amorcèrent collectivement une longue période de repli et de stagnation, tandis que leur élite, ou ce qu’il en restait, ne voyait pas la nécessité de faire évoluer une

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culture rétrécie et amère, une culture traumatisée. Il a fallu attendre le sursaut ottoman, du XVIe au XVIIIe siècle, pour voir se nouer de nouveau un processus sociétal distinct pouvant porter une réforme, mais sur des bases totalement différentes. Est-ce que les réformateurs du passé et du présent tels que Kheireddine Pacha (1822-1890), Syed Ahmad Khan (1817-1898), Mohamed Iqbal (1877-1938) et Nasr Hamid Abou Zeid (1943-2010) ont été entendus ? Ont-ils eu l’effet escompté, en matière notamment de compréhension et d’interpréta- tion des textes sacrés ? Telle est la question qu’il faut poser. Au demeu- rant, ils sont plus nombreux encore, journalistes, écrivains, militants ou humanistes, à se réclamer des deux maîtres emblématiques de ce mouvement, Mohammed Abduh (1849-1905) et Djamal al-Din al- Afghani (1838-1897). Ces réformateurs ont mené le combat de la transformation de l’is- lam avec des fortunes diverses, tant au niveau de la théorie que dans son application. La Nahda est surtout le nom donné à un mouvement de conscience collective porté par un grand nombre d’intellectuels arabes du XIXe siècle, parfois peu connus, simultanément en Égypte, en Syrie, en Irak et dans toutes les provinces qui leur étaient attachées. Un détail qui ne trompe pas : les intellectuels les plus virulents durant cette période étaient, pour une large part des chrétiens arabes, comme Ahmed Farès Chidiac (1804-1887), Jorge Zaydan (1861-1914) ou Farah Antoun (1874-1922), ce qui montre combien la quête d’affran- chissement et d’autonomie nationale, notamment linguistique, était prioritaire aux yeux de ses promoteurs. Le défi d’alors était de parfaire l’indépendance culturelle de leurs pays respectifs en tournant le dos à l’influence encombrante de l’Empire ottoman finissant, mais ils se gardèrent de tomber sans condition dans l’ornière occidentale. Ni le Royaume-Uni, ni la France, ni bien sûr les États-Unis, ni la Russie qui, déjà, avaient montré un très vif intérêt pour ces terres. Bien que feutré, le combat était cependant à la hauteur des enjeux, car le par- rainage politique britannique en Irak, en Égypte et en Palestine et celui de la France dans une large partie du Maghreb, en particulier en Algérie, empêchaient rigoureusement l’émergence de la langue arabe comme instrument de la nouvelle identité autochtone.

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En parallèle, les partisans de la réforme ont insisté sur la sécula- risation de la religion, soit la capacité donnée à l’islam de faire corps avec l’idée de progrès humain dans son expression la plus singulière, à savoir l’autonomie de l’espace public (res publica) et l’affranchissement du sujet politique de sa gangue religieuse. Au début du XXe siècle, Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938) a été la figure de proue de la sécularisation de la société turque, et partant musulmane. Le dogme musulman est alors déconstruit de fond en comble, la langue litur- gique est transformée, la séparation entre religion et politique mieux dessinée. Atatürk est allé plus loin : changer la gouvernance en rem- plaçant les clercs par des professeurs, substituer au Code ottoman un code juridique modernisé, emprunter à la Suisse son code ban- caire et sa logique économique, remplacer l’habillement ancien par de nouveaux vêtements et remiser tout l’islam traditionnel dans ses couvents. La question féminine et le combat des féministes arabes, surtout égyptiennes, ont trouvé là un champ original d’expression. Quel est l’état des lieux actuellement, au moment où les enjeux de la modernité – crise de l’identité, souveraineté des nations, échanges technologiques et économiques inégaux… – se sont enrichis d’un apport nouveau qui ne les a pas simplifiés, celui de la mondialisation ? Ainsi formulé, ce projet de renouveau de l’islam peut paraître banal aujourd’hui, mais lorsqu’il est appliqué à la réalité complexe du monde musulman de la fin du XIXe siècle et du premier quart du XXe siècle, ce questionnement suscite et enclenche des problèmes insolubles, dont beaucoup sont liés au retard substantiel accumulés depuis des siècles.

Le statut de la femme

De ce point de vue, le statut de la femme est un exemple par- lant, une sorte de laboratoire de la réforme dans son ensemble. Ce statut a évolué au gré des transformations sociales, mais chaque fois qu’il y a repli, c’est la femme qui subit les chocs, chose que plusieurs auteurs modernistes ont dénoncée avec la plus grande vigueur. En 1897, par exemple, Qasim Amin (1863/5-1908), réformiste égyptien,

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fait paraître une thèse audacieuse, Tahrir al-mar’a (la libération de la femme), dans laquelle il préconise une mise à plat complète du statut dévolu à la femme, lequel, selon lui, ne relevait en rien des pré- dicats religieux. De fait, c’est au XXe siècle que le sort de la femme musulmane allait se transformer de fond en comble. Dans les années soixante-dix, une psychiatre égyptienne du nom de Nawal al-Saadaoui (née en 1931), féministe notoire, a beaucoup dénoncé les archaïsmes qui, selon elle, embastillent la femme dans un rôle apparemment noble, celui de la fécondité, mais qui s’est révélé sous son vrai visage, un piège redoutablement efficace pour la stagnation de la femme égyptienne. D’autres réformateurs ont été décisifs et font partie du socle même de la lutte des femmes pour leurs droits : les Tunisiens Kheireddine Pacha et Tahar Haddad (1899-1935), le Turc Sami Frashëri (1850-1904), l’Égyptienne Huda Sharawi (1889-1947) et sa compatriote Bâhitat al- Bâdiya (1886-1918), l’Indien Hamid Dalwai (1932-1977). La femme a peu à peu constitué l’une des pierres de touche du progrès humain dans une zone davantage préoccupée par son existence politique et la reconnaissance de cette existence, ne serait-ce que par la délimitation des frontières et le recouvrement des richesses nationales. La dimen- sion libérale de l’islam a fait le reste, ce qui a favorisé le contrôle des naissances, la maîtrise de la sexualité et le passage de la grande famille à la famille nucléaire. Toutes ces mutations n’auraient pas vu le jour si des politiciens modernistes comme Syed Ahmad Khan en Inde, Mustafa Kemal (1881-1938) en Turquie ou Habib Bourguiba (1903- 2000) en Tunisie n’avaient pas interdit la polygamie (suspendue en Turquie dès 1925 ; en Tunisie dès 1956) et la répudiation (abolie en Turquie dès 1929) et ouvert à la femme la possibilité de voter (en Turquie en 1924 ; en Inde musulmane en 1935 ; en Tunisie en 1957). Une image forte, lorsqu’on sait que la femme tunisienne, sous le pro- tectorat français, a acquis son droit de vote avant la femme française. Ayant saisi le sens de ces réformes historiques, les militantes du droit des femmes – très actives depuis le début du XXe siècle – ont voulu l’appliquer au terrain social. Elles se dépensèrent corps et âme pour renforcer la scolarisation des jeunes filles et pour dénoncer les aspects les plus rétrogrades de la charia : héritage inégal entre frères et sœurs,

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châtiments corporels, claustration dans le harem, port du voile, etc. Progressivement, grâce à une meilleure connaissance des textes sacrés et à un travail d’éducation mené sur le terrain politique et celui des médias, la femme musulmane conquiert tous les espaces d’autonomie qui lui étaient jusqu’alors strictement prohibés. Aujourd’hui, au-delà de la phase de raidissement provoquée par le fondamentalisme reli- gieux et le conservatisme le plus haineux, la femme arabe et la femme musulmane restent et demeurent les membres les plus investis de leur propre promotion. En dehors de certaines situations de contraintes liées à l’idéologie religieuse du moment, marque distincte sans être exclusive de certaines théocraties comme l’Arabie saoudite, l’Iran ou le Soudan, nul ne peut leur imposer le port du voile ou celui de la burka, si bien évidemment elles estiment que ces vêtements sont obsolètes. Il est désormais difficile de leur infliger une cohabitation non désirée avec des coépouses, difficile de les répudier sans contrepartie, difficile de les maintenir dans une forme quelconque de servitude. L’excision qui persiste dans de nombreux endroits de l’Afrique de l’Est, comme le Soudan et tout au long du Nil, est honnie au point que toutes les consciences vives la dénoncent comme une barbarie, sans faire davantage contre une anomalie si outrageante pour la dignité de la femme. L’avènement des États-nations, mêmes inaccomplis dans leur processus historique, a permis à tous les citoyens, à commencer par les femmes, qui étaient moins bien loties dans les systèmes coutumiers, de réclamer de droits nouveaux liés à la personne. Et si l’expression coranique « Nulle contrainte en religion » (Coran, 2, 256) est sur- tout valable dans le domaine théologique, les femmes n’hésitent pas à l’utiliser à leur profit, arguant du fait que c’est Allah lui-même qui récuse toute forme de contrainte. Elles élargissent cette revendication en lisant autrement la sourate An-Nisa, « Les femmes » (Coran, 4) qui fait le point sur le statut de la femme au moment de l’avènement de l’islam au VIIe siècle. Dans certains versets, la précision est hallu- cinante, comme si le Coran voulait clairement se substituer à la cou- tume ancestrale en usage en Arabie. En fin de compte, la ligne princi- pale qui se précise est la suivante : tout le droit féminin doit être revu à la lumière des acquis substantiels réalisés par la femme musulmane,

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en particulier depuis un siècle, quand les réformateurs musulmans de l’époque avaient pu dégager suffisamment d’éléments pour alimenter la controverse. Aujourd’hui, bien des avancées ont été enregistrées : fin de la polygamie massive, fin de la répudiation abusive au profit du divorce tel que défini par la loi positive, fin de la lapidation (à moins que ce soit pour des raisons idéologiques comme en Iran), fin de l’iniquité entretenue entre hommes et femmes en cas d’héritage et progrès sensible dans la prise en compte de la femme sur le plan exis- tentiel, psychologique et juridique. Dans les campagnes, la survivance de l’infériorité de la femme est néanmoins tangible.

Réaction et contre-réaction

L’interprétation progressiste du texte sacré est un autre problème de l’aggiornamento de l’islam. Combien de penseurs musulmans se sont-ils confrontés à l’herméneutique du texte, avec son sens le plus vif et le plus tranchant, peut-être sa modernité, l’approche critique des textes fon- dateurs. Pourtant, il n’est aucun risque qui vaille la peine d’être couru sans sa part de jubilation. Ce risque, chacun le connaît : parler d’une modernisation possible de l’islam entraîne deux réactions contraires et requiert deux préalables, à supposer d’ailleurs que l’idée même d’un tra- vail critique sur l’islam ne soit pas rejetée d’avance comme une « intel- ligence avec le profane » ou une collusion avec les athées. Très frileux à l’égard des remises en question, les musulmans cultivent une réaction négative chaque fois que leur élite moderniste s’attaque de près ou de loin à l’icône islamique, en feignant d’ignorer que l’immobilisme et la duplicité sont parfois plus ravageurs que la contestation ou le renou- veau. Les deux préalables sont tout aussi tranchés : ne pas offenser l’is- lam ou les musulmans uniquement parce qu’il s’agit d’islam, ou parce que ce sont des musulmans – c’est le préalable du sérieux – et tenir le fil d’un argumentaire aussi librement que possible, sans se préoccuper des barrières morales édifiées autour d’une telle réflexion – c’est l’autre préalable, celui du travail critique. La frontière entre les deux attitudes est très étroite. Elle doit répondre à un seul souci, de méthode cette fois-

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ci : comment garder une sérénité relative pour que l’approche choisie, ici l’anthropologie religieuse, l’histoire et la sociologie, soit emprunte de rationalité, sans tomber dans la sécheresse désincarnée de certains travaux théoriques, qui dénigrent sans fondement, et comment mainte- nir un niveau de discrimination objective sans tomber dans la vindicte idéologique. Il est pourtant un écueil que tous ceux qui travaillent sur les religions connaissent bien, c’est celui de l’implication personnelle du chercheur dans le champ de sa recherche, ce que le Marocain Moham- med Abed al-Jabri (1935-2010), auteur de Critique de la raison arabe, nomme le « sujet-lecteur ». Un tel écueil est sans danger lorsqu’il s’agit de décrire un paysage, de faire de la poésie, de flatter un être cher ou de raconter une aventure aux confins du monde, mais lorsqu’on touche à la mémoire profonde des peuples et lorsque cette mémoire est tout à la fois enfouie, vulnérable et émotionnelle, il arrive que des réactions ­cataclysmiques disproportionnées soient déclenchées sans que l’on sache comment les contenir.

De la foi à la raison

L’islam est une jeune religion, tant par son histoire que par sa démographie, les jeunes y occupant une place prépondérante. La dif- ficulté est aussi d’ordre pratique. Comment relire les textes sacrés, tant dans le sunnisme que dans le chiisme, sans affaiblir inutilement ceux qui sont censés les commenter ou les interpréter depuis des lustres et sans donner un « chèque en blanc » aux partisans du modernisme à la manière occidentale ? Et que pense l’imam de la mosquée, le théo- logien ou le prédicateur charismatique lorsqu’ils voient fondre leur puissance auprès de leurs propres masses ou que ce même feu sacré au nom duquel ils sont plébiscités les quitte soudainement ? La crainte principale est donc ce divorce avec l’espace que l’on affronte, l’islam n’ayant jamais voulu couper le cordon ombilical qui arrime le savoir au giron de la foi. La ligne rouge n’est pas loin : peut- on vraiment réformer la société islamique sans toucher à l’islam, peut- on réformer l’islam sans toucher au Coran – est-il créé, est-il incréé ? –

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et, surtout, peut-on vraiment réformer en islam sans toucher à la foi ? Cette difficulté se nourrit, en plus, de la méfiance absolue pour les ouvrages d’auteurs arabes où il est question d’une lecture « scienti- fique » du Coran. Ce mot « scientifique » cache souvent une impé- ritie de la part de ces chercheurs qui offense les croyants – comment réduire une religion immense à une science particulière – et même la science, dont la fonction est d’interpréter la complexité du réel et non pas de se substituer à une lecture dans une boule de cristal. Deux éléments contraires et pourtant si déterminants : l’unité de la foi d’un côté, essentiellement celle du peuple, et la volonté, de l’autre, de s’ins- crire dans le réel et d’y faire face pour mieux l’assumer. Évidemment, à l’intérieur de ces deux groupes, il y a des « niches » qui échappent à cette répartition générale. Certaines « niches » se rejoignent sur le fond : « la foi est immuable et indivisible », « le Coran ne peut se résoudre à une interprétation de convenance ou circonstancielle » ou encore « l’islam est, par définition, la sphère inatteignable de la raison humaine ». Or, si l’islam est situé hors de toute herméneutique, comment lui appliquer une recherche qui vise partiellement à lever les tabous, expliciter le sens obscur de certains aspects du dogme, revisiter cer- tains comportements archaïques ? Il y a là une sorte de définition paradoxale de l’impasse. Pour une catégorie de musulmans, il n’y a aucun discours possible sur la religion, hormis celui du Coran lui-même, et en partie celui du prophète. Le reste n’est qu’affabulations, spéculations, limitations ou dénigrements inutiles. Parfois le reproche se fait plus menaçant : toute étude qui sort du créneau traditionnel d’une zawiya, d’une confrérie, est, par principe, attentatoire à l’islam. Tout chercheur qui s’empare du Coran ou de la Sunna pour les relire à la lumière des sciences d’aujourd’hui se comporte de manière inamicale. En effet, pour des millions de musulmans, la seule attitude probante à l’égard des textes sacrés est l’acceptation soumise, l’humilité face à leur grandeur et, surtout, l’étonnement toujours renouvelé que le volume des savoirs qu’ils contiennent valent toutes les recherches profanes. Un seul verset du Coran est incomparablement supérieur à

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mille thèses de doctorat, parfois même un seul mot, une seule inter- jection ou une tournure d’esprit suffit à l’imposer à tout un batail- lon de chercheurs dits « rationnels ». La communauté musulmane (umma) est divisée sur ce point. À vrai dire, la majorité des gens est plutôt d’avis que rien ne vienne perturber l’évolution lente, mais naturelle (c’est-à-dire sécurisante) d’une religion appelée islam, dont l’étymologie du nom est justement « la soumission confiante » en une trilogie fondatrice, un Dieu appelé Allah, un prophète nommé Mohammed, et un livre sacré, le Coran. Toucher à cette trilogie, la remettre en question et l’interroger, c’est être un ennemi déclaré de plus d’un milliard de musulmans, à moins que ce soit une lec- ture modérément critique venue des entrailles même de l’institution religieuse. Le point le plus névralgique est donc non pas seulement au niveau de l’islam en tant que corps de doctrines plus ou moins compris et assumé, mais également au niveau de la communauté des musulmans prise comme un ensemble hétérogène. Même effiloché et inconsistant, ce concept a la particularité d’être régulièrement mis au goût du jour et réactivé.

La réforme aujourd’hui

Le défi l’islam est celui-ci : comment unifier les rangs des musul- mans sans devoir choisir entre le repli identitaire (« Aujourd’hui, j’ai parachevé pour vous votre religion ; j’agrée pour vous l’islam comme religion », lit-on dans le Coran (5, 3)) et le conflit exacerbé avec le djihad, la guerre sainte, comme seul concept. Ni repli ni agressivité mais le juste milieu, entendu comme une voie de consensus (ijma’) et de pondération, la voie du vivre-ensemble au détriment de la négation de l’autre. N’est-ce pas là une voie neuve que l’islam d’aujourd’hui, dès lors qu’il se répand sur tous les continents, peut exploiter au profit du genre humain dans son ensemble ? Mais cet autisme a une histoire, qui n’est pas linéaire. Dès la fin du XIe siècle et au début du XIIe, l’empire flamboyant des musulmans était déjà extrêmement fragile et mal assuré sur ses bases.

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Où en est aujourd’hui la réforme de l’islam, la Nahda ? On peut considérer, à juste titre, que ce mouvement de la renaissance islamique du XIXe siècle – qui a avorté – était l’une des formes de ressaisisse- ment de la conscience arabe et musulmane, au détriment de la puis- sance militaire de l’Empire ottoman. Au moins deux générations de penseurs musulmans, dont beaucoup de laïcs, ont voulu restaurer les pièces manquantes du puzzle mais jusqu’à ce jour le seul réformisme musulman qui a donné quelques résultats est celui des religieux. Aujourd’hui, l’affectio societatis dont parlait naguère un voyageur émé- rite comme Ibn Battûta (1304-1377), qui pouvait dormir dans toutes les mosquées de l’immense empire musulman sans jamais craindre ni pour ses biens ni pour sa personne, est réduite à sa plus simple expression. Elle n’est plus que vanité, défiance et irrespect. Après sa grandeur, la communauté musulmane est passée au Moyen Âge du stade prestigieux qui était le sien, celui de la mamlaka, c’est-à-dire un « Empire », à un immense caravansérail inoccupé et hanté par le vent. On cherche encore à expliquer ce reflux, mais sans comprendre tout à fait ce qui correspond à la résurgence d’aujourd’hui (salafisme, djihadisme, terrorisme), sinon que la modernité pose là sa dynamique propre et ses nouvelles règles de détournement de sens. L’islam doit impérativement trouver sa place dans le cercle de la raison au risque de devenir une religion repoussoir incapable de gérer ni sa marche folle actuelle ni son destin de grande civilisation.

1. « Islam cannot be reformed, that is to say, reformed islam is islam no longer: it is ­something else », Evelyn Baring Cromer, Modern , tome II, Macmillan, 1908, p. 229.

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› Ghaleb Bencheikh

es individus fanatisés affiliés à des groupes islamistes ­djihadistes ont décidé de déclencher une conflagra- tion généralisée s’étalant en arc depuis le nord du Nigeria jusqu’à l’île de Jolo aux Philippines en pas- sant par la Corne de l’Afrique. Chaque jour que D« Dieu fait », des dizaines de vies sont fauchées par une guerre menée au nom d’une certaine idée de l’islam avec des logorrhées dégénérées qui usurpent son vocabulaire et confisquent son champ sémantique, devenus anxiogènes. Les exactions qui sont commises nous scan- dalisent et offensent nos consciences. L’incendie ne semble pas cir- conscrit, bien au contraire, ses flammes voudraient nous atteindre en Europe et nous brûler, chez nous, en France. Cette guerre réclame de nous tous, qui que nous soyons, hommes et femmes de bonne volonté, mais surtout de nous autres citoyens musulmans, de l’éteindre. Il est de notre responsabilité d’agir et de nous opposer à tout ce qui l’attise et l’entretient. Nous ne le faisons pas pour obéir à une quelconque injonction ni parce que nous sommes

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sommés de nous « désolidariser » de la bête immonde. Nous agissons de la sorte, avec dignité, mus que nous sommes par une très haute idée de l’humanité et de la fraternité. Nous ne céderons jamais à la psychose. C’est une déclaration de résistance et d’insoumission face à la barbarie. C’est aussi notre attachement viscéral à la vie, à la paix et à la liberté. Et, tout comme l’enseigne l’Ecclésiaste, il y a un temps pour tout, il y a un temps pour les actions sous le ciel, alors, après l’affliction et la torpeur, le temps de l’analyse doit succéder à celui du panur-

gisme émotionnel. Ces derniers mois, Ghaleb Bencheikh est théologien, plusieurs décryptages de l’événement se philosophe, président de la sont fait concurrence. Des lectures socio- Conférence mondiale des religions logiques, politiques, géostratégiques, psy- pour la paix. Il est notamment l’auteur, avec Philippe Haddad et chologiques, millénaristes et théologiques Jacques Arnould, de Juifs, chrétiens, ont été présentées doctement. Et, tout en musulmans : ne nous faites pas reconnaissant à chacune d’elles sa perti- dire n’importe quoi ! (Presses de la Renaissance, 2008). nence propre, nous affirmons qu’aucune n’est susceptible d’épuiser, à elle seule, un sujet si complexe. C’est pour cela qu’il faut plus de distanciation et de hauteur pour une vision panoptique des choses en séparant les variables et en distin- guant les registres. Certes, il y a des facteurs endogènes propres aux contextes islamiques et des raisons intrinsèques qui sont venues les alimenter et les aggraver. Nous ne nous y appesantissons pas. Parce que le drame réside surtout dans le sermon martial puisé dans la partie belligène du patrimoine religieux islamique – conforme à une conception du monde dépassée, propre à un temps révolu – qui n’a pas été déminéralisée ni dévitalisée. Il est temps de reconnaître, avec sang-froid et lucidité, les fêlures morales graves d’un discours religieux intolérant et les manquements à l’éthique de l’altérité confessionnelle qui perdurent depuis des lustres dans des communautés musulmanes ignares, déstructurées et crispées, repliées sur elles-mêmes. Des idéologues sermonnaires doctrinaires le profèrent pour « défendre » une religion qu’ils dénaturent et avilissent. Plus que sa caducité ou son obsolescence, il est temps de le déclarer antihumaniste.

46 JUIN 2015 JUIN 2015 la révolution de la raison

Au-delà des simples réformettes, par-delà le toilettage, plus qu’un aggiornamento, plus qu’un rafistolage qui s’apparentent à la cautérisation d’une jambe en bois, c’est à une refondation de la pensée théologique islamique qu’il faut en appeler ; je ne cesse pour ma part de le requérir et je me suis égosillé à l’exprimer. En finir avec la « raison religieuse » et la « pensée magique », s’affranchir des représentations superstitieuses, se soustraire à l’argument d’autorité, déplacer les préoccupations de l’assise de la croyance vers les problématiques de l’objectivité de la connaissance relèvent d’une nécessité impérieuse et d’un besoin vital. L’on n’aura plus à infantiliser des esprits ni à culpabiliser des consciences. Les chantiers sont titanesques et il faut les entreprendre d’urgence : le pluralisme, la laïcité, la désintrication de la politique d’avec la religion, l’égalité fon- cière et ontologique entre les êtres par-delà le genre, la liberté d’expres- sion et de croyance, la garantie de pouvoir changer de croyance, la désacralisation de la violence, la démocratie et l’État de droit sont des réponses essentielles et des antidotes primordiaux exigés. Ce n’est plus suffisant de clamer que ces crimes n’ont rien à voir avec l’islam. Le discours incantatoire ne règle rien et le discours impré- catoire ne fait jamais avancer les choses. Ce n’est plus possible de répé- ter que l’islam, c’est la paix, l’hospitalité, la générosité… c’est irres- ponsable et c’en est devenu insupportable. Occulter les raisons du mal laisse les plaies grandes ouvertes. Ne pas faire le bon diagnostic n’aide jamais à trouver la médication appropriée. Bien que nous le croyions fondamentalement et que nous connais- sions la magnanimité, la mansuétude et la miséricorde enseignées par la version standard de l’islam, où jamais l’assassinat n’est la mesure de l’offense ! C’est bien aussi une compréhension obscurantiste, passéiste, dévoyée et rétrograde d’une partie du patrimoine calcifié qui est la cause de tous nos maux. Et il faut tout de suite l’annuler. Nous ne voulons pas que la partie gangrène le tout. Les glaciations idéologiques nous ont amenés à cette tragédie généralisée. Nous devons les dégeler. La res- ponsabilité nous commande de reconnaître l’abdication de la raison et la démission de l’esprit dans la scansion de l’antienne islamiste justifiée par une lecture biaisée d’une construction humaine sacralisée et garantie par « le divin ». Il est temps de sortir des enfermements doctrinaux et

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de s’émanciper des clôtures dogmatiques. L’historicité et l’inapplicabi- lité d’un certain nombre de textes du corpus religieux islamique sont d’évidence une réalité objective. Nous l’affirmons. Et nous en tirons les conséquences. L’ancrage dans la modernité ne saurait se faire sans une modernité intellectuelle fondée sur l’esprit critique. Je regrette que nous ne l’ayons pas fait dans notre pays, en France. Aucun colloque de grande envergure n’a pu se tenir, aucun symposium important n’a été organisé en vue de subsumer la violence « inhérente » à l’islam ; pas la moindre conférence sérieuse n’a été animée pour pourfendre les thèses islamistes radicales. Nous avons vécu sur la défaite de la pensée et l’abra- sement de la réflexion. Il est vrai que la pusillanimité et la frilosité de nos « hiérarques » nous ont causé beaucoup de tort. Leur incurie organique nous laisse attendre, tétanisés, la dramatique séquence d’après. Or, face à la barbarie, il vaut mieux vivre peu, debout, digne et en phase avec ses convictions humanistes que de végéter longtemps en louvoyant, en étant complice, par l’inaction, de ce qu’on réprouve. Le silence et la complaisance ont toujours été de discrets facteurs générateurs et amplificateurs des grandes tragédies. Encore de nos jours, dans de nombreux pays à population majoritairement musul- mane, des régimes politiques sévissent sans aucune légitimité démo- cratique. Ils gouvernent en domestiquant la religion et en idéologi- sant la tradition. Ils manipulent la révélation à des fins autres que spirituelles. Il leur arrive de participer à la coalition qui bombarde le prétendu « État islamique » alors que les criminels fous furieux du califat de la terreur appliquent leurs doctrines et soutiennent leurs thèses ! La monstruosité idéologique dénommée Daesh, c’est le wahhabisme en actes, rien d’autre. C’est le salafisme dans les faits, la cruauté en sus. Nous sommes encore, dans des contrées sous climat islamique, à l’ère de la criminalisation de l’apostasie, des châtiments corporels, de la minoration de la femme, de la captation des consciences et de la discrimination fondée sur la base religieuse. Et cela au XXIe siècle, après en avoir « mangé » une décennie et demie ! Or on ne jauge le degré d’avancement éthique d’une société qu’à l’aune du sort des minorités vivant en leur sein. Même si nous savons que, in fine, dans

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une société libre, laïque et démocratique, il n’y a de majorité qu’au Parlement et que la « minorité » y est appelée opposition. Parce que le citoyen doit être appréhendé sous la voûte commune de la laï- cité in abstracto de l’appartenance confessionnelle et des spécificités singulières… Un corpus polémologique virulent a existé dans la tradition isla- mique classique. Il est le seul référentiel des groupes djihadistes. Il doit être totalement proscrit. Il n’est plus suffisant d’énoncer qu’il faut savoir relativiser le texte à son contexte et ne pas l’utiliser comme un prétexte pour un nouveau contexte. Nous avons la responsabilité et le devoir de combattre la réactivation de tous les processus qui l’installent et l’érigent en commandements célestes. Il incombe aux dignitaires religieux, aux imams, aux muftis et aux théologiens de décréter plus que son incon- venance, mais le reconnaître comme attentatoire à la dignité humaine et contraire à l’enseignement d’amour, de bonté et de miséricorde que recèle grandement la tradition. Renouer surtout avec l’humanisme d’ex- pression arabe qui a prévalu en contextes islamiques à travers l’histoire et le conjuguer avec toutes les sagesses et les conceptions philosophiques éclairées du progrès et de la civilisation. Il est consternant que cet huma- nisme soit oblitéré, complètement effacé des mémoires et totalement occulté. Les noms d’al-Asma’i, de Tawhidi, de Miskawayh sont incon- nus à cause d’une présentation de l’histoire atrophiée et mutilante. Ce sont eux et leurs émules qui ont assis les fondements éthiques d’une civi- lisation impériale à l’architecture palatiale défiant l’éternité. Il est plus affligeant encore que, dans la régression terrible que nous connaissons, ces grands noms soient ignorés de leurs propres et lointains héritiers. Au lieu de se pâmer de satisfaction devant l’œuvre des Anciens et de caresser – jusqu’à l’obsession – un passé mythique et révolu, il y a lieu plutôt de s’inspirer de la hardiesse intellectuelle de ces grands humanistes afin de faire preuve de plus d’audace de nos jours. Savoir endiguer la déferlante extrémiste, ravaler le délabrement moral, se prémunir des mentalités obsidionales, guérir du malaise existentiel, en finir avec l’indigence intellectuelle et la déshérence culturelle, aller vers l’universel, ne pas s’arc-bouter sur les particula- rismes irrédentistes : telle est la vision programmatique pour sortir de

JUIN 2015 JUIN 2015 49 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

l’ornière dans laquelle nous nous débattons. L’extrémisme est le culte sans la culture ; le fondamentalisme est la croyance sans la connais- sance ; l’intégrisme est la religiosité sans la spiritualité. L’éducation, l’instruction, l’acquisition du savoir, la science et la connaissance sont les maîtres mots combinés à la culture et à l’ouver- ture sur le monde avec l’amour de la beauté et l’inclination pour les valeurs esthétiques afin de libérer les esprits de leurs prisons, élever les âmes, flatter les sens, polir les cœurs et les assainir de tous les germes du ressentiment et de la haine.

La criminalisation de l’hérésie est un scandale

La relation triangulaire entre la démocratie, la religion et les droits de l’homme est centrale dans la pensée subversive qu’il faut élaborer. Elle est d’autant plus fondamentale qu’il faut savoir transgresser tous les tabous qui l’entravent et l’encombrent. Cette pensée héritière de l’Aufklärung et des secondes Lumières dans le sillage des maîtres du soupçon aura à déconstruire tout un patrimoine sclérosé. Elle saura déplacer les études du sacré vers d’autres horizons cognitifs et porteurs de sens. Le recours à la batterie de disciplines des sciences de l’homme et de la société ainsi que l’outillage intellectuel aiguisé pour les maîtri- ser constituent le mode opératoire qu’il faut adopter. L’université fran- çaise, et par-delà européenne, y contribuera grandement. Des instituts d’islamologie appliquée seront les lieux des études et des recherches pour une production savante assainie des scories d’une construction humaine sacralisée par ignorance et méconnaissance. L’herméneu- tique, la philologie, la paléographie, la sémiotique, la linguistique, la médiologie, la codicologie, l’historiographie, l’exégèse moderne concourent à l’intelligibilité de la foi mise à l’épreuve du temps. Ce n’est pas une raison pour s’enferrer dans le patrimoine religieux­ lorsqu’il s’agit de produire du droit et d’établir la norme juridique.­ Une proposition d’émergence d’une nouvelle « raison » prendra en charge cette grande entreprise intellectuelle pour une sociologie de l’espérance et une eschatologie terrestre de la grandeur de l’homme.

50 JUIN 2015 JUIN 2015 la révolution de la raison

Cette raison émergente­ (1) saura allier à la fois les ressources inventives de la technoscience­ et des nanotechnologies à l’invariant besoin de transcendance ainsi qu’à la soif inextinguible d’une spiritualité vivante. L’on n’aura plus à soutenir des systèmes juridiques d’essence sacrale, d’autant plus que leurs soubassements théologiques sont de plus en plus ébranlés. Il en résulte que la production du droit doit être consa- crée comme une émanation rationnelle des hommes s’appliquant aux hommes. Elle n’a pas besoin d’être arrimée à une quelconque législa- tion céleste. C’est tout simplement la « déjuridicisation » de la révéla- tion coranique qui est à traiter avec intelligence et résolution. Le droit positif est à appréhender en étudiant ses fondements à la lumière de sa philosophie. Il est salutaire de ne pas donner aux quelques passages prescriptifs et normatifs une valeur atemporelle et anhistorique, assu- rément inopérante et inappropriée. La modernité est à ce prix et elle ne pourra advenir que lorsque la théologie aura déblayé en amont une pensée de la liberté. Aussi le progrès sera-t-il la conséquence heureuse du passage opéré du tout- théocratique au tout-démocratique où l’impératif absolu du respect de la conscience humaine est non négociable. Il est le préalable à toute œuvre de démocratisation, à commencer par la liberté d’esprit au niveau individuel, comme une révolution opérée dans les mentali- tés, avant de prétendre mener celle des nations entières. La dignité de l’homme réside dans son aptitude à répondre à l’appel transcendant en homme libre et conscient. Le libre choix politique va de pair avec le libre examen métaphysique. Comment peut-on s’imaginer un instant pouvoir contraindre par la coercition ou par la menace, croire imposer par la terreur et la violence ou même par un simple regard inquisi- teur, à ce qui relève en principe d’une adhésion personnelle spontanée, immédiate dans un acte libre d’un ego libre ? Le pire des méfaits serait alors un crime de lèse-conscience. Il est affligeant de constater que la moindre critique – au sens aca- démique – du texte ne peut être qu’impiété ! Le recours abusif à la criminalisation de l’hérésie comme une massue brisant tout argument contrariant est un scandale intolérable qu’il faut récuser avec force et condamner comme tel. Nous ne voulons plus réciter le commentaire

JUIN 2015 JUIN 2015 51 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

du commentaire, en situant la dévotion dans l’abaissement de l’intel- ligence et dans l’imitation servile des pieux anciens. C’est en France que ce grand œuvre de refondation de la pensée théologique islamique pourra et devra être mené à bien. Ce ne sera pas à Ryad ni à Khartoum ni à Alger, où les grandes mosquées sont édifiées pour y enseigner la sainte ignorance prodiguée par des oulémas prêchant la pieuse gui- dance. La collusion du politique et du religieux qui y prévaut est une entrave à toute démarche émancipatrice et à la réflexion libre. Les musulmans français et surtout les intellectuels parmi eux doivent fon- der des sociétés savantes et amorcer la reconquête de l’esprit et l’ins- tauration d’un nouvel humanisme. Un humanisme qui sache remem- brer tant de sociétés disloquées et tant de peuples qui ahanent sous des servitudes renouvelées au nom de la religion. Gageons qu’après cette terrible tragédie, il y aura un véritable éveil des consciences afin de conjurer les ombres maléfiques de l’intolérance et du rejet pour construire ensemble, chez nous, en France, une nation solidaire et fraternelle avec un engagement commun au service de la justice et de la paix. Notre nation est en devenir et elle a un ave- nir. Elle reconnaîtra tous ses enfants sans exception, sans ostracisme. Notre modèle de vie dans une société ouverte, libre et démocratique, respectueuse des options métaphysiques et garante des orientations spirituelles de ses membres, pourra être transmis ailleurs et devra ins- pirer davantage les sociétés majoritairement musulmanes. Pour peu, surtout, que les rapports internationaux ne soient plus empreints de Realpolitik ni d’indignations sélectives, ni de complaisance envers les autocrates, ni de compromission avec des États « intégristes ». Faisons de cet événement tragique un avènement spécifique : un moment his- torique, inaugural d’une ère promise d’entente et de paix entre les peuples et les nations.

1. Lire davantage à propos de la raison émergente dans les travaux de Mohammed Arkoun et notamment dans son ouvrage Humanisme et islam, combats et propositions (Vrin, 2006).

52 JUIN 2015 JUIN 2015 « IL FAUT SE DÉBARRASSER DU WAHHABISME­ »

› Entretien avec Alaa El Aswany réalisé par Valérie Toranian

On dit de lui qu’il est le Zola égyptien. Traduit dans le monde entier, son roman l’Immeuble Yacoubian, paru en 2002, dépeint de façon prémonitoire une société au bord de l’explosion. Pourfendeur de l’intégrisme islamique, menacé de mort, il a été au premier rang du « printemps arabe » au Caire, puis des manifestations contre Mohamed Morsi, leader des Frères musulmans porté au pouvoir en 2012. Alaa ­El Aswany plaide pour un islam compatible avec la démocratie, dans une Égypte qui fut le berceau, à la fin du XIXe siècle, d’une interprétation tolérante et progressiste de la religion.

Revue des Deux Mondes – Vous êtes le grand roman- cier contemporain de l’Égypte, le conteur de son his- toire moderne. À l’instar d’un Victor Hugo ou d’un Émile Zola, écrivez-­vous pour dénoncer, pour que le « monde change ? Alaa El Aswany Je pense que tout écrivain écrit parce qu’il n’est pas d’accord. J’écris pour que mes lecteurs modifient leur regard sur le monde, pour qu’ils réalisent que l’injustice ne doit pas continuer. Mes inspirateurs sont plutôt La Bruyère et l’immense Balzac. Sans compter les Russes. Dostoïevski est le grand maître du roman. C’est un prophète ! Il m’a appris à aimer mes personnages, à comprendre leur faiblesse, à ne pas les juger.

JUIN 2015 JUIN 2015 53 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

Revue des Deux Mondes – Dans l’Immeuble Yacoubian (1), publié en 2002, vos personnages subissent l’humiliation sociale, le poids des tabous et des conservatismes, dans une société égyptienne de plus en plus gangrénée par l’intégrisme. Avez-vous pressenti la révolution ?

Alaa El Aswany Le romancier essaie toujours de sentir les gens, l’époque, les atmosphères. Par ailleurs, comme tous les écrivains en Égypte, j’ai un autre métier. J’ai choisi d’être dentiste et je ne le regrette pas. Je soigne les dents des riches comme des pauvres. Mes patients deviennent mes amis. Certains viennent parfois simplement pour prendre un café. Ils sont une source d’inspiration permanente.

Revue des Deux Mondes – Dans Extrémisme religieux et dictature : les deux faces d’un malheur historique (2), vous scandez à chaque chapitre cette fameuse phrase : « La démocratie est la seule solu- tion », en réponse à « l’islam est la solution », célèbre slogan des Frères musulmans. Or après la révolution c’est précisément la démo- cratie qui les a portés au pouvoir...

Alaa El Aswany Je défends des élections régulières, quel que soit le résultat. Lorsque Mohamed Morsi a été élu président et malgré les rumeurs de fraude, j’ai appelé au respect du résultat électoral, même si je n’avais pas voté pour lui, car je suis absolument contre les islamistes. Mais au bout de quelques mois, Morsi a bafoué la Constitution. C’est lui qui s’est mis hors de la démocratie.

Revue des Deux Mondes – Les vagues de manifestations anti-Morsi qui ont suivi se sont soldées par l’intervention militaire de juillet 2013 et l’arrivée au pouvoir du général Al-Sissi. On vous a accusé de le sou- tenir et de défendre un coup d’État...

Alaa El Aswany Mohamed Morsi s’est comporté comme un dic- tateur en se plaçant au-dessus des lois. En l’absence de Parlement, nous avons réuni des millions de signatures pour obtenir une élec-

54 JUIN 2015 JUIN 2015 « il faut se débarrasser du wahhabisme »

tion présidentielle anticipée. Il n’en a pas tenu compte. Des millions d’Égyptiens sont ensuite descendus dans la rue en juin 2013. J’en faisais partie. Je ne manifestais pas pour que le général Sissi soit vain- queur : ce n’était pas du tout la question à l’époque. Face à nous, des islamistes armés nous ont accusés d’être contre Dieu et ont menacé de tirer dans la foule ! La protection du peuple relève à mes yeux du rôle de l’armée, qui serait d’ailleurs intervenue avec ou sans le général Al-Sissi. En mai 2014, les élections présidentielles l’ont porté au pou- voir. Pour ma part je soutenais l’autre candidat, le socialiste Hamdine Sabahi. Je n’ai jamais voté pour le général Al-Sissi. Je me suis battu pour la démocratie et des élections régulières.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi les sociétés arabo-musulmanes n’arrivent pas à sortir de cette malédiction où la dictature alterne avec l’extrémisme religieux – ce que vous appelez aussi « les deux faces d’un malheur historique » ?

Alaa El Aswany Pendant trente ans, Hosni Moubarak a demandé aux gouvernements occidentaux s’ils préféraient une dictature mili- taire ou une démocratie avec des islamistes au pouvoir. Les extrémistes ont besoin d’une dictature pour justifier leurs idées agressives et les dictateurs ont besoin des extrémistes pour justifier la dictature. L’état des droits de l’homme aujourd’hui est particulièrement préoccupant. Nous avons moins de liberté d’expression que sous le président Moubarak. Des milliers d’individus sont en prison pour le simple fait d’avoir manifesté. La loi de réglementation des manifesta- tions prévoit une incarcération de trois à quinze ans pour les mani- festants ayant agi sans autorisation. C’est révoltant. Personne ne peut parler de démocratie avec une loi pareille. La démocratie pour laquelle nous avons menée la révolution en 2011 a aujourd’hui de moins en moins d’espace en Égypte. Mais je reste optimiste, car les Égyptiens n’ont plus peur désormais. Ils ne sont plus ceux qui ont toléré la dicta- ture pendant soixante ans. Le chemin vers la démocratie est sûrement long et compliqué, mais nous allons y arriver. J’en suis certain.

JUIN 2015 JUIN 2015 55 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

Revue des Deux Mondes – La Tunisie n’est-elle pas le seul pays arabe à être sorti de cette dichotomie ?

Alaa El Aswany Je suis très fier de ce qui se passe en Tunisie. C’est un modèle qui me rend optimiste. Les Tunisiens ont eu les premiers le courage de faire leur révolution, qui a inspiré l’Égypte. C’est ce modèle de démocratie, cette expérience brillante que des terroristes essaient de détruire par des attentats, comme celui du musée du Bardo. Mais je suis sûr que les Tunisiens seront capables de surmonter toutes ces difficultés.

Revue des Deux Mondes – Vous avez dit que l’islam politique a été vaincu en Égypte en 2013. En êtes-vous si sûr ?

Alaa El Aswany Ce sont les Frères musulmans qui ont inventé l’islam politique en 1928 pour se hisser au pouvoir et qui ont pré- senté aux jeunes une version tronquée de l’histoire islamique. Ils leur enseignent par exemple que l’État ottoman était un État islamique, ce qui est faux. L’État ottoman était un empire et l’Égypte a été colo- nisée par les Turcs. Le jour même de leur arrivée au Caire, les soldats turcs ont tué dix mille Cairotes en deux heures, et ils ont kidnappé des milliers de femmes, que les Égyptiens devaient racheter pour les libérer. C’était au XVIe siècle, en 1517. Au XIXe siècle, le sultan otto- man a permis le colonialisme britannique en Égypte. L’islam politique n’est pas notre histoire. D’ailleurs à partir du moment où le politique et le religieux sont mêlés, c’est qu’on dévoie le religieux comme le politique.

Revue des Deux Mondes – Vous vous référez souvent à l’islam moderne de Mohamed Abduh de la fin du XIXe siècle. Réformer l’islam en revenant vers cette interprétation, est-ce encore possible ?

Alaa El Aswany L’interprétation égyptienne de l’islam présentée en 1899 par Mohamed Abduh n’est pas politique mais tolérante, pro- gressiste, en faveur du droit des femmes et de la démocratie. Moha-

56 JUIN 2015 JUIN 2015 « il faut se débarrasser du wahhabisme »

med Abduh a affirmé que la burqa n’a rien à faire avec l’islam. C’est grâce à lui que la société égyptienne n’a jamais souffert du fanatisme ou de l’extrémisme jusqu’aux années quatre-vingt. Après la guerre du Kippour, en 1973, le prix du pétrole a été multi- plié par vingt, donnant aux États du Golfe une puissance économique incroyable. Or la structure de ces États fonctionne sur une alliance entre le cheikh wahhabite et la famille royale. On a dépensé des mil- lions de dollars pour la promotion du wahhabisme. En France la plu- part des mosquées sont soutenues par des associations wahhabites. C’est pour cela que vous voyez parfois des femmes en burqa à Paris par exemple. La promotion du wahhabisme en Occident crée des fana- tiques et des extrémistes. Il y a un réel combat entre l’interprétation égyptienne tolérante de l’islam et une interprétation wahhabite très fermée et très agressive. Notre révolution de 2011 a vraiment été une victoire pour la première. En Égypte, on pose désormais des questions sur la religion jusque-là inacceptables.

Revue des Deux Mondes – Quel est le lien entre le wahhabisme et le terrorisme islamiste ?

Alaa El Aswany Être wahhabite veut dire être un potentiel ter- roriste. Les hommes de Daesh sont des barbares mais on ne doit pas oublier qu’ils sont simplement en train d’appliquer les idées wahha- bites. On ne doit pas non plus oublier qu’en Arabie saoudite aussi on coupe des mains et on tue des gens. Mais personne dans les gouverne- ments occidentaux n’ose critiquer les maîtres de l’or noir. Le wahhabisme est une interprétation très dangereuse, pas seu- lement pour les non-musulmans, mais surtout pour les musulmans comme moi qui ne sont pas wahhabites. L’enjeu aujourd’hui est de se débarrasser au niveau théorique de cette interprétation très fermée et très agressive, qui a aussi fait le jeu des dictatures.

Revue des Deux Mondes – Était-ce une erreur d’aller faire la guerre à Kadhafi, en Libye ?

JUIN 2015 JUIN 2015 57 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

Alaa El Aswany Pourquoi ne relit-on pas l’histoire de la révo- lution française, qui est le modèle le plus important de l’histoire ? Après une révolution, il s’ensuit toujours du chaos. Historiquement, la Libye est un pays tribal. Ces tribus sont aujourd’hui à nouveau en conflit, au péril de l’État. Je ne m’en réjouis pas – des gens sont tués tous les jours – mais je peux le comprendre, en tant que lecteur de l’histoire.

Revue des Deux Mondes – Dans vos romans, le sujet de la frustration sexuelle est extrêmement présent…

Alaa El Aswany Je suis directement inspiré par ce qui se passe dans mon pays et cette frustration existe. Il ne faut pas oublier qu’en Égypte 60 % de la population a moins de 30 ans mais aussi que plus de 50 % vit en dessous du seuil de pauvreté. Toute la famille gagne et doit survivre avec un dollar par jour. Il en résulte une frustration, pas seulement sexuelle, mais dans tous les domaines. Il y a une frustra- tion politique : nous ne pouvons vraiment nous exprimer, notre opi- nion n’a pas autant de poids que je le voudrais. Il y a une frustration sociale : nous ne sommes pas capables de trouver un travail, de nous marier. Alors, la frustration est totale et c’est pour ça que le « prin- temps arabe » était attendu, qu’il était inéluctable.

Revue des Deux Mondes – La question de la frustration sexuelle renvoie aussi à la question des femmes. En Égypte, beaucoup se plaignent du harcèlement et de violences sexuelles. On a même parlé de ce type d’agressions lors des manifestations place Tahrir...

Alaa El Aswany Avant les Frères musulmans, la société égyptienne était absolument pour les droits de femmes. Il y a eu en Égypte des femmes dans tous les domaines : à l’université, au gouvernement... En 1933, on célébrait la première femme pilote en Égypte, et parmi les premières au monde, Lotfia ElNadi. L’interprétation wahhabite

58 JUIN 2015 JUIN 2015 « il faut se débarrasser du wahhabisme »

traite la femme comme un objet sexuel, et comme une mère ou une machine à fabriquer des enfants, pas plus. Le problème n’est pas l’islam mais comment on comprend l’islam.

Revue des Deux Mondes – L’islam est-il le seul responsable ? N’est- ce pas sociologiquement plus profond ? Dans l’Immeuble Yacoubian, Boussaïna se retrouve toujours face à un employeur en demande de faveurs sexuelles. Ses employeurs ne sont pourtant pas des islamistes...

Alaa El Aswany En Égypte, c’est une question de pauvreté beau- coup plus que d’islam. Le harcèlement sexuel existe aussi en Occident. C’est le chantage odieux de l’employeur qui a l’argent et du travail à proposer. C’est un problème d’injustice sociale plus que de religion. Et le wahhabisme ne permet pas aux femmes de travailler.

Revue des Deux Mondes – Il y a un sujet dont on ne parle jamais : celui de l’excision. En Égypte, la grande majorité des femmes sont excisées. Or, ça n’a pas de lien avec le wahhabisme...

Alaa El Aswany L’excision existe en Afrique et en Égypte notam- ment, mais pas dans les pays du Golfe, effectivement. Les gens qui commettent ce crime – car c’en est un, y compris selon la loi égyp- tienne – essaient de le justifier par la religion. Mais c’est une coutume qui est le reflet de la peur ancestrale de la femme. On a peur de la sexualité de la femme, on a peur de son plaisir. On mutile son corps pour qu’elle soit soumise. C’est terrible. Les intégristes et les extré- mistes ont toujours eu peur de la femme et ont toujours voulu la contraindre. C’est vrai aussi dans les autres religions.

Revue des Deux Mondes – En octobre 2013, vous avez été menacé par des militants des Frères musulmans à Paris, lors de la présentation votre roman Automobile Club (3) à l’Institut du monde arabe. Vivez- vous dans la peur ?

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Alaa El Aswany Elle existe dans ma vie, c’est certain. J’ai été atta- qué par des islamistes au Caire puis en France. Mais je dis ce que je pense et je continuerai toujours à le faire.

Revue des Deux Mondes – Vous vous êtes exprimé quelques jours après l’attentat contre Charlie Hebdo...

Alaa El Aswany Comme tous les Français et tous les intellectuels dans le monde, j’ai dit « Je suis Charlie » – même si ça ne veut pas dire que j’accepte ce genre de caricature. C’est grâce à la révolution française que le monde a pris conscience des valeurs de liberté d’expression, de tolérance, de démocratie. Il serait catastrophique que ce modèle fran- çais se brise face au terrorisme. Dans ce soutien à Charlie Hebdo, on ne défend pas la France comme pays mais bien comme modèle de liberté. Dans une démocratie, on ne peut pas toujours être en accord avec ce que les autres écrivent ou dessinent, mais ce n’est pas une raison pour les tuer. Si je m’oppose en tant que juif, musulman ou chrétien à une caricature, je peux manifester, faire un procès, écrire, m’exprimer. Mais la violence relève de la barbarie. La caricature, par définition, c’est l’art de l’exagération et il faut la comprendre comme tel.

Revue des Deux Mondes – Au moment de ces attentats de janvier, beau- coup de Français de confession musulmane ou d’origine maghrébine se sont désolidarisés des manifestations. Des élèves ont sifflé la minute de silence organisée dans les écoles, collèges et lycées pour les victimes des attentats. Certains vont même jusqu’à célébrer les auteurs de ces crimes comme des héros. Comment analysez-vous ce type de comportement ?

Alaa El Aswany Qu’il y ait des musulmans qui contestent ces cari- catures, je peux le comprendre. On doit reconnaître le droit d’être en accord ou non. Mais soutenir un criminel qui tue des artistes, des citoyens, c’est inadmissible. J’ai visité à plusieurs reprises des écoles dans les banlieues fran- çaises. C’est un autre monde. Il y a toujours ce sentiment d’injustice,

60 JUIN 2015 JUIN 2015 « il faut se débarrasser du wahhabisme »

de marginalisation. Mais cela ne justifie pas les crimes des extrémistes. Je dois ajouter que l’interprétation de l’islam qui existe dans les ban- lieues est celle, encore une fois, du wahhabisme. Comment s’éton- ner que les gens deviennent violents ? La question n’est pas propre à la France. En Égypte, c’est la même chose. Le wahhabisme est une bombe ! Une bombe qui attend l’étincelle. Être wahhabite veut dire qu’on attend des ordres pour être violent.

Revue des Deux Mondes – Amedy Coulibaly, un des auteurs de l’at- taque du supermarché casher et qui y a tué cinq personnes le 9 jan- vier 2015, était éduqué, avait un métier et gagnait correctement sa vie. Il ne subissait pas d’injustice sociale…

Alaa El Aswany L’injustice sociale n’est pas la seule explication. Ous- sama Ben Laden, par exemple, le plus grand terroriste du monde, était millionnaire ! Mais il y a aussi des millions d’Égyptiens très pauvres et qui prennent une revanche sur l’État en se réfugiant dans l’extrémisme. Il n’y a pas qu’une seule raison pour expliquer l’extrémisme, ce serait trop simple...

Revue des Deux Mondes – L’influence culturelle du wahhabisme passe aussi par des chaînes de télévision par satellite. Ne sont-elles pas aujourd’hui une source dangereuse d’endoctrinement ?

Alaa El Aswany En Égypte, cette télévision est aujourd’hui verrouil- lée par le nouveau régime en raison de terribles messages de haine et de violence. On y accuse tout le monde, chrétiens, juifs, intellectuels, etc., d’être contre l’islam. Ces chaînes ont eu une influence énorme en Égypte pendant vingt ou trente ans. Il ne faut pas oublier que 30 % à 40 % des Égyptiens ne savent pas lire ou écrire. La télévision, pour eux, c’est le monde. Il faut aussi rappeler que pendant trente ans des millions d’Égyptiens sont allés travailler et gagner de l’argent dans les pays du Golfe et sont rentrés au pays avec des idées wahhabites.

JUIN 2015 JUIN 2015 61 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

Revue des Deux Mondes – La réforme de l’islam pourrait-elle partir d’Égypte ?

Alaa El Aswany Absolument. L’Égypte a déjà proposé son inter- prétation de l’islam de 1889, qui a été la plus puissante du monde arabe. Dès le XVIIIe siècle, dès la colonisation britannique, le combat de l’Égypte a été celui de l’indépendance et de l’État laïc.

Revue des Deux Mondes – Mais le terme « laïcité » n’est-il pas pour beaucoup d’Arabes ou de musulmans un symbole de l’Occident et du colonialisme ?

Alaa El Aswany Dans mes articles, je n’utilise pas l’expression « État laïque » mais « État civil » qui a, pour moi, le même sens. À cause du wahhabisme, la laïcité en Égypte n’a pas bonne réputation. Être laïque revient à être contre Dieu, contre l’islam, etc. Alors je lui préfère son synonyme.

Revue des Deux Mondes – Vous qui avez été visionnaire dans vos romans, comment voyez-vous la société égyptienne dans dix ans ?

Alaa El Aswany L’Égypte actuelle est en train d’appliquer d’an- ciennes formules qui ne peuvent plus marcher. Mais j’ai confiance en ce peuple qui a su imposer un changement de régime. Nous ne pouvons demander ni aux dictateurs ni aux fascistes religieux de nous donner la démocratie. La démocratie n’est pas un cadeau. Si on n’est pas capable de se battre et d’en payer le prix, alors on ne la mérite pas.

1. Alaa El Aswany, l’Immeuble Yacoubian, Actes Sud, 2006. 2. Alaa El Aswany, Extrémisme religieux et dictature. Les deux faces d’un malheur historique, Actes Sud, octobre 2014. 3. Alaa El Aswany, Automobile Club d’Égypte, Actes Sud, 2014.

62 JUIN 2015 JUIN 2015 LA RÉFORME RELIGIEUSE N’EST PAS UN LONG FLEUVE TRANQUILLE

› Robert Redeker

a réforme n’apporte pas la paix. La réforme n’apporte pas la tolérance. L’idée de réforme nous plaît, à nous autres Européens, lorsqu’on l’accole à « islam ». D’abord parce qu’elle se signale par un tropisme postmoderne, celui de la Lréforme permanente. Si la modernité se caractérisait par le désir de révolution, la postmodernité se constitue autour d’une injonction à la réforme. Dans la lutte entre la réforme et la révolution, qui remonte aux polémiques autour de Lénine, Eduard Bernstein et Karl Kautsky, la réforme a triomphé. Cependant, ce succès se paya d’une condition : la réforme doit être permanente, sur le modèle de la révolution telle que la concevaient les bolcheviques, sous peine de créer une situa- tion figée qui risquerait de réveiller derechef les passions révolution- naires. Ensuite parce que l’idée de réforme évoque un moment de l’histoire européenne qui s’est étalé sur deux siècles, le moment ton- nant de bruit et de fureur qui a donné naissance au monde moderne. Appelons monde moderne, un peu à la façon de Husserl, l’Europe planéta­risée, la planétarisation de l’Europe. Enfin, cette idée nous

JUIN 2015 JUIN 2015 63 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

flatte psychologiquement dans la mesure où elle contient le sentiment que l’islam serait intrinsèquement bon, préjugé que nous voulons absolument croire sans autre forme d’examen. Nous reconnaissons dans cette naïve idolâtrie de l’autre l’ultime résidu du christianisme, ses restes et reliefs postérieurs à la mort de Dieu, c’est-à-dire après la

transformation du christianisme en mora- Robert Redeker est philosophe. lisme civique : croire en la bonté intrin- Derniers livres parus : Egobody. sèque de ce qui est différent, de l’autre et La fabrique de l’homme nouveau (Fayard, 2010), l’Emprise sportive des autres. Pourtant, ce moralisme civique (François Bourin, 2012), le Soldat est le jus de cadavre du christianisme, ce qui impossible (Pierre-Guillaume de subsiste quand le christianisme a achevé de Roux, 2014), le Progrès, point final ? (Ovadia, 2015). se décomposer. Nous aimerions tant, nous autres Européens, que les autres fussent bons, qu’ils puissent nous délester enfin du fardeau d’être « les bons », qu’ils puissent nous sou- lager du poids du bien, de la fatigue d’avoir à représenter le bien en ce monde, afin que nous puissions une fois pour toutes nous mettre à la retraite de l’histoire, prendre notre repos ! La réforme de l’islam est un rêve d’Occidentaux européens contemporains du désert spirituel engendré chez eux par la mort de Dieu. Dans la France d’aujourd’hui, le mot « réforme » est avant tout une valeur. Plus : il est la plus haute valeur, celle à quoi tout est offert en sacrifice. On lui attribue une extension quasi illimitée : tout est appelé à être réformé, indéfiniment réformé. Rien ne peut ni ne doit échapper à l’emprise du besoin de réforme permanente. Ainsi l’Église catholique est-elle sommée, à travers les médias, de se réformer par ceux qui ne croient pas en elle, pour apparaître plus sympathique, plus inféodée à l’air du temps, plus sexy et plus gay friendly, d’autoriser le mariage de ses prêtres et de prendre la tête de la croisade en faveur du préservatif ! Cet impératif de réforme – le règne de la réforme pour la réforme, de la réforme dont le fait de réformer est la seule finalité, autrement dit de la réforme sans fin, de la réforme définalisée – est un avatar de la disposition sociopolitique que Pierre-André Taguieff a baptisée « le bougisme ». En tout domaine, politique, économique, religieux, culturel, pédagogique, à la fois contre la révolution, supposée apporter une réponse définitive, conjuguée au futur, et contre le conservatisme, lui aussi figé dans le défi-

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nitif, mais conjugué au passé, la croyance en la vertu de la réforme s’est imposée. Aujourd’hui nous lisons et entendons ce mot « réforme » pres- crit comme un médicament miracle présumé guérir cette pathologie que le regretté Abdelwahab Meddeb appelait « la maladie de l’islam ». Nous l’entendons scandé, ce mot « réforme », comme s’il possédait un pouvoir magique, celui d’engendrer une version modernisée de l’islam, un islam light acceptable par les sociétés démocratiques et sécularisées, version qui serait en même temps le véritable islam, implicitement pré- sent dans la pensée du prophète sans jamais avoir été encore développée. Pourquoi pas, en effet ? Il n’y a pas d’impossibilité logique à ce que ce raisonnement fût vrai. N’est-ce pas pourtant se laisser prendre au piège des mots, à leur chatoiement, et pécher par trop d’optimisme ? N’est-ce pas avoir oublié toutes les leçons de l’histoire, en particulier celles de l’Europe chrétienne, avoir oublié que la réforme n’a jamais été un long fleuve tranquille ?

Les leçons de la réforme du christianisme

Notre histoire nous lègue deux modèles de réforme religieuse, l’un par arrachement douloureux, scission sanglante, mutilation, le modèle protestant, l’autre par mutation intérieure, le modèle catho- lique. Voici quelques siècles se développa le mouvement intellectuel, spirituel et politique qui donna naissance au protestantisme, rassem- blé par les historiens au sein de la catégorie générale « Réforme ». Très récemment, autour des papes Jean XIII puis Paul VI, l’Église catho- lique, par le truchement du concile Vatican II, entreprit de se réformer elle-même dans la sérénité avec pour but de rendre plus audible son message au sein du monde moderne, de laisser entrer le vent rafraî- chissant de la modernité dans ses entrailles. En exaltant une éven- tuelle réforme de l’islam, alors même que cette religion ne paraît pas structurée, comme l’exige la possibilité d’une réforme, par l’existence d’une bureaucratie centralisée, ne nourrit-on pas une fausse idée de ce que fut en Occident la Réforme ? Deux observations l’indiquent. En premier lieu, la réforme protestante fut ce que l’on tient à éviter

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pour l’islam : un retour à la lettre du texte fondateur. Un couple d’as- pects fortement polémiques la marquent : une exigence de littéralité et un refus de toute médiation entre le croyant et Dieu. En second lieu elle se développa selon les voies d’une rupture avec l’Église insti- tuée, héritée, accusée de trahison de l’idéal évangélique. Jointe au refus de la médiation, cette rupture fut mère d’une anarchie, parfaitement décrite par Hobbes dans son Léviathan, ramenant l’homme européen à un violent état de nature. « Réforme », au sein du christianisme, désigne aussi bien une période historique précise (les XVIe et XVIIe siècles) qu’un ensemble religieux, voire une religion (le protestantisme, si tant est qu’une telle entité globale existe ailleurs que dans les têtes des historiens et philosophes trop pressés). Le surgissement de la Réforme sur la scène religieuse européenne a fait apparaître des fanatismes comme notre continent n’en avait jamais encore vus. De Michelade – le massacre des catholiques par les protestants à Nîmes en 1567 – en Saint- Barthélémy, de bûchers calvinistes en meurtrière révolte des paysans allemands, fusionnant dans leur sombre rage d’illuminés réforme et millénarisme, la violence marqua de ses ravages le mouvement réfor- mateur. Plutôt qu’unir, plutôt qu’apaiser, réformer revient d’abord, au sein du christianisme européen, à ouvrir une boîte de Pandore dont les monstres sortirent pour exercer leurs méfaits pendant plus de deux siècles. L’État moderne européen, l’État-nation, a été pensé – par Hobbes en premier lieu – puis construit pour mettre fin à cet état de guerre civile généralisée, sorte de nouvel état de nature où les hommes étaient redevenus des loups pour les hommes, provoquée par la réforme religieuse. Philosophiquement la tolérance fut inven- tée (par Locke, par Bayle, par Voltaire) avec pour souci de mettre fin aux fanatismes (qui se développèrent dans tous les camps) issus de la Réforme. Exista donc au cœur du christianisme un exemple de réforme religieuse. Nous pouvons en tirer des leçons. Elles sont amères et tragiques dans la mesure où ce mouvement historique a amené les maux que les appels à la réforme de l’islam aimeraient combattre. L’islam n’est-il pas aujourd’hui, avant que l’on (qui ? aucune ins-

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tance légitimée pour une pareille tentative n’existe) s’attelle à le réformer, dans l’état de déchirement où se trouvait le christianisme aux XVIe et XVIIe siècles à cause même de la Réforme ? N’est-il pas sans hiérarchie internationale, sans bureaucratie centralisée, divisé en sectes, soumis à de multiples chefaillons autoproclamés, à la merci de quelques centaines de chefs de guerre sanguinaires, dépecé entre éparpillement et anarchie ? N’est-il pas en proie, comme le christianisme réformateur de notre Europe du XVIe siècle, à des ten- tations millénaristes hallucinées ? Prisonniers de l’opposition, héri- tée de l’histoire du marxisme, entre réforme et révolution, nous sta- gnons dans l’opinion selon laquelle la réforme génère le compromis, la concorde, la paix, l’ouverture d’esprit. Un manque de culture his- torique nous aveugle. Notre naïveté nous masque les conséquences les plus probables de la réforme : ouvrir une boîte de Pandore d’où s’échapperont des monstres inattendus, qui viendront renforcer les rangs de ceux déjà à l’œuvre. Car de fait, loin de placer sous anes- thésie le texte fondamental, comme le voudraient les thuriféraires de la réforme, qui vont même sans crainte du ridicule jusqu’à proposer d’arracher quelques pages au Coran, la réforme le vivifie, en libère tous ses aspects, même et surtout les plus inquiétants. Il est possible de voir dans le concile Vatican II le paradigme de la réforme d’une religion par elle-même. Rien ne s’oppose à ce qu’on le proclame patron de la réforme religieuse pacifique. Rien n’empêche de hisser ce concile au niveau d’idéal régulateur pour la réforme dans toute religion. Or, pour qu’une pareille réforme puisse être conduite, il faut préalablement que la religion se soit structurée en une instance universelle, hiérarchisée, qu’elle possède un clergé organisé depuis un centre de pouvoir, qu’elle s’appuie sur un édifice dogmatique fixé par cette hiérarchie, sur une bureaucratie finement ramifiée, d’une loyauté sans faille jusque dans le hameau le plus perdu, la sacristie la plus éloignée du centre, qu’elle obéisse à un chef charismatique sacralisé et reconnu. Hélas pour ses réformateurs virtuels, l’islam n’est pas struc- turé de la sorte (il apparaît, de ce fait, beaucoup plus proche du pro- testantisme que du catholicisme). La chance ne lui a pas été donnée de s’organiser selon le schème de l’Empire romain. Son idéologie et les

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différentes formes dans lesquelles il s’est structuré s’opposent au mode centralisé de réformation que conduisirent, pour le catholicisme, les papes Jean XXIII et Paul VI. L’histoire ne donnera jamais à voir un Vatican II musulman.

La religion, le socle et la colle

Le mot grec archè se retrouve dans « archaïque » et « anarchie ». Le rôle anthropologique de la religion est de maintenir dans l’actua- lité l’archaïque. Ce mot, « archaïque », désigne à la fois le principe, ce qui est premier en dignité, autrement dit la Loi, mais aussi le plus ancien, ce qui est premier historiquement, et enfin le plus enfoui, ce qui est premier anthropologiquement. C’est que la religion, par sa gestion de l’archaïque, est la voie d’accès aux profondeurs les plus abyssales de l’âme humaine – celles de la nuit, celles qui sont nocturnes ! L’archaïque nous reconduit au moment préhistorique où les hommes se sont dif- férenciés des autres animaux par l’invention de la religion. L’archè, le principe, est ce qui étant premier traverse les temps et les existences, depuis des dizaines de milliers d’années. L’archaïque est le sol sur lequel se développent et se différencient entre elles les cultures. La religion sert à relier les hommes entre eux, certes, comme Lactance, l’un des Pères de l’Église, l’a dit. Mais il faut compléter cette remarque : elle les relie entre eux en les rattachant à l’archaïque. L’archaïque a une double position : il est ce à quoi les hommes sont liés, le socle, et ce par quoi ils sont liés, la colle. C’est ce lien à l’archaïque et par l’archaïque, antérieur à tous les autres liens, au lien social comme au lien politique, que la religion est chargé de maintenir. En Europe, en France tout particulièrement, ce rapport ligaturant des hommes à l’archaïque, par l’archaïque, s’est profondément transformé au cours des trois derniers siècles. La sécu- larisation est le nom de cette transformation. Cette évolution est fille du christianisme, dont Marcel Gauchet a bien vu qu’il était la religion de la sortie de la religion. Le religieux, autrement dit l’archaïque, s’est en Occident européen déplacé vers d’autres représentations mentales que celles strictement religieuses, au sens étroit du mot, qui prévalaient

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jusqu’à la fin de l’âge classique. L’archaïque – un peu comme la pulsion chez Freud –, dont les religions sont la gestion, n’apparaît qu’incarné dans des imaginaires différents d’une culture l’autre. La sécularisation a habillé cet archaïque dans des imaginaires éloignés des religions tra- ditionnelles. L’anarchie qui s’empara de l’Europe au moment de la Réforme, anarchie qui est aussi la politique de l’islamisme contempo- rain, est l’archaïsme libéré, devenu fou, se répandant à l’air libre, sautant hors de ses gonds, que la religion ne parvient plus à contrôler. Si le lien à l’archaïque, autrement dit le religieux, se révèle indispensable à la survie des sociétés humaines, l’archaïque européen, qui a dérivé hors du chris- tianisme, hors du monothéisme, hors de la foi en une transcendance, n’a plus aucun point de contact avec l’archaïque musulman (alors que le catholicisme en avait), entrant en incompatibilité avec lui.

Les deux types de réforme religieuse expérimentés dans l’histoire européenne ne peuvent convenir à l’islam. Ce dernier ne peut se réfor- mer selon aucun de ces deux modèles. Le premier, le modèle protes- tant, ne convient pas parce qu’il est la matrice de fanatismes et de guerres. Dans l’idée de réforme chrétienne, telle qu’elle fut dévelop- pée par Calvin, Luther, Melanchthon, Zwingli et d’autres, la lettre et l’esprit se confondent ; du coup, revenir à la lettre équivaut à revenir à l’esprit. L’islamisme est, dans sa méthode et dans son fantasme d’un retour à la pureté du texte originel, dans la logique même de ce que fut la Réforme. Ce sont les islamistes qui sont les plus proches de cette conception-là de la réforme. Or, en ce qui concerne l’islam, le monde moderne lui demande le contraire : séparer la lettre – jugée partielle- ment contraire aux valeurs de ce monde moderne, estimée archaïque – du Coran d’avec son esprit, que l’on préjuge proche du christia- nisme, voire d’un syncrétisme religieux universel de type new age, dans lequel l’islam pourrait se fondre. Le second, le modèle catholique, ne convient pas non plus parce qu’il présuppose l’existence d’une orga- nisation à la romaine, absente de l’islam. Sa structure l’empêche de se plier à l’injonction de réforme permanente à travers laquelle le monde moderne, qui a versé dans la postmodernité, aspire à l’arraisonner.

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› Leïla Slimani

étais adolescente, à Rabat, quand j’ai entendu pour la première fois : « L’islam est la solution, le Coran notre Constitution. » Créée par les Frères musulmans dans les années vingt, cette devise continue de résonner, avec des J’accents de plus en plus mortifères, du Caire à Tunis, de Bagdad à Nairobi. Pour les tenants de cette thèse, l’islam est une idéo- logie totale. Elle décide de votre sexualité, de vos liens familiaux, de votre place dans la société. Le Coran, qui est la parole même de Dieu, est l’unique texte sur lequel doit s’appuyer la loi humaine et ne saurait donc être réformé. Des années plus tard, à Paris ou à Copenhague, on m’a dit : « ­L’islam est le problème. » « Le ver est dans le fruit. » L’origine du mal serait dans le Coran, texte figé, dont les serviteurs refusent de s’adapter à la modernité. D’un côté et de l’autre, nos pensées agissent en miroir. Nous sommes l’un à l’autre des reflets fantasmés. Sans nous en rendre compte,

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en nous demandant sans cesse s’il est possible ou non de réformer l’is- lam, nous cédons du terrain à la vision des plus fondamentalistes. Nous reconnaissons d’une certaine façon que l’islam serait une religion « à part », dont dériveraient des sociétés « à part ». Mais les sociétés musul- manes sont extrêmement complexes. Les forces conservatrices qui les travaillent sont aussi fortes que l’envie de liberté qui les tenaille. Sauf que les progressistes sont moins entendus que les autres. On préfère céder aux fantasmes que Daesh crée exprès pour nous, jouant une reconstitution cruelle du Moyen Âge. Ils stimulent notre imaginaire « culturaliste » et nous confortent dans des fantasmes archaïques. Ce sont les extrémistes qui considèrent que le Coran n’est ni dis- cutable ni interprétable. Ce sont eux qui appellent à un islam unique et monolithique, indépendant des évolutions de la société et indiffé- rent aux droits universels. Ils nient l’histoire et occultent délibérément toutes les périodes où une réflexion a été possible. Ils nous enjoignent à penser le destin des musulmans à travers le seul paradigme religieux et c’est contre cela que nous devons nous élever. Osons prendre le contre-pied et dire que non, l’islam n’est ni l’unique problème ni l’unique solution. Quand on m’assure, à moi, la supposée musulmane, que « l’islam est une religion de paix », je suis toujours un peu gênée. L’islam n’est pas seulement la religion de paix et de tolérance que l’on voudrait parfois nous vendre. Le Coran contient des versets d’une extrême violence à l’encontre des femmes ou des infidèles. Comme dans certains passages de l’Ancien Testament, Dieu y invite à tuer. Mais, pour la majorité des

juifs et des chrétiens, les injonctions vio- Leïla Slimani est journaliste et lentes ou meurtrières contenues dans leur écrivain. Elle est l’auteur de la Baie corpus religieux se réfèrent à une situation de Dakhla. Itinérance enchantée entre mer et désert (Malika Éditions, historique et ne sont pas valables au pied 2013) et de Dans le jardin de l’ogre de la lettre. Si le texte devait déterminer (Gallimard, 2014). les actes des croyants, les guerres religieuses › [email protected] n’auraient jamais pris fin et nous vivrions aujourd’hui encore dans un état de violence perpétuelle. La question n’est donc pas seulement de savoir ce qu’il faut faire du texte lui-même et quelle exégèse on est en droit de pratiquer. Il s’agit de se demander comment former des

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musulmans capables d’une prise de distance avec leur texte religieux. Est-ce l’islam qui fabrique les croyants, ou sont-ce les croyants qui fabriquent l’islam ? Prenons pour acquis que, oui, l’islam est réformable. Ou du moins qu’il le sera dès lors que seront mises en place les conditions de la démocratie, que seront défendues les valeurs universelles et les droits de l’homme. Face aux fondamentalismes, nous devons plus que jamais réaffirmer notre vision du monde et penser avec des paradigmes poli- tiques et universalistes, plutôt que religieux. Un jour, dans un monde musulman sécularisé, des citoyens éclairés pourront exercer leur reli- gion dans l’esprit des Lumières. Mais même une religion réformée ne peut pas être incarnée par des hommes et des femmes dont le quo- tidien est fait d’ignorance et d’indignité. Le succès moral de l’islam dépend davantage de la formation des élites et de leur capacité à obtenir un consensus au sein des sociétés musulmanes que d’un cadre intellectuel strict. Rester centré sur les débats d’exégèse arrange non seulement les islamistes mais les dirigeants politiques eux-mêmes. Pendant que l’on philosophe, dans les pays musulmans, qui réforme quoi ? De quoi est fait le quotidien des hommes et des femmes qui vivent en terre d’islam ? L’état lamentable de leur éducation, le manque de débouchés économiques, l’absence de liberté, la misère sexuelle nourrissent leur fanatisme plus encore que les versets du Coran eux-mêmes. Revenons à l’histoire pour comprendre que l’origine du mal n’est pas seulement dans le texte, mais dans la façon dont les musulmans sont gouvernés depuis plus de cinquante ans. Jusque dans les années soixante, il existait dans le monde arabo- musulman un débat poussé sur l’historicité de l’islam. Des savants respectés pensaient que l’islam doit être adapté au contexte historique et qu’aucune interprétation n’est valable en tout temps et en tout lieu. Les extrémistes aimeraient nous faire croire que si ce débat a pris fin, c’est parce que l’islam est par essence impossible à réformer. Ils ne doivent pas nous faire oublier d’adopter une perspective historique et sociale et de rendre à chaque musulman son statut de citoyen, ins- crit dans une histoire et un destin. Ne minimisons pas, par exemple,

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la responsabilité terrible des régimes dictatoriaux arabes. L’Égypte de Nasser, la Syrie baasiste comme la Tunisie de Ben Ali ont confisqué la religion. La grande université al-Azhar du Caire a été étatisée et de nombreux savants ont préféré émigrer en Europe, laissant un grand vide. Dans les écoles coraniques, l’éducation s’est considérablement appauvrie. Des penseurs médiocres et une littérature de pacotille ont supplanté toute pensée critique. Le wahhabisme et le puritanisme ont diffusé un discours rigoriste, contribuant à forger des individus inaptes à la réflexion personnelle et à la critique. « Le Coran a dit, point », « la sunna a dit, point » mais aussi « le dictateur a dit, point ». Cette confusion entre islam et soumission a arrangé pendant des décennies les pouvoirs politiques, qui ont construit un individu habitué à obéir et à ne pas remettre en cause le pouvoir qui s’exerce sur lui.

L’analphabétisme, terreau de l’islamisme

Dans les années qui ont suivi les indépendances, la tendance générale était à la modernisation de la société, de la vie intellectuelle, des lois, de l’éducation et de la condition des femmes. Il suffit de regarder une photo de Kaboul, de Téhéran ou de Casablanca à cette époque pour s’en convaincre. Que s’est-il alors passé pour que les choses s’inversent ? On l’explique trop souvent par l’islam ou par une structure mentale qui serait propre aux musulmans. Encore une fois, cette vision correspond à celle des fondamentalistes eux-mêmes, qui prônent le « retour à l’islam véritable ». Non, ce point d’arrêt dans la modernité doit d’abord être expliqué par le fait que, dans les années soixante-dix, l’éducation et le savoir ont cessé d’offrir aux populations des perspectives satisfaisantes pour améliorer leurs conditions de vie. De petits tyrans, des hommes d’affaires corrompus, des militaires se sont enrichis aux dépens de la population. Le taux d’analphabétisme, qui ne cessait de reculer, s’est mis à stagner, voire à augmenter, et les libertés ont reculé. Ce sont ces conditions qui ont donné nais- sance à l’islamisme. Dans le monde arabe, on compte soixante mil- lions d’illettrés sur une population de deux cent quatre-vingt millions.

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Selon l’Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences (Alesco), chaque habitant ne consacre que six minutes par an à la lec- ture d’un livre et la grande majorité des livres qui y sont édités traitent du religieux. Prenons un pari. Imaginons qu’au lieu de réformer l’islam on réforme l’école demain. Et qu’à Alger, à Casablanca, à Tunis ou au Caire, tous les enfants aient droit à une éducation. Dans des salles de classe propres, où chacun disposerait d’un cahier et de suffisam- ment de stylos. Allons même plus loin, et essayons d’imaginer qu’ils apprennent tous l’histoire de leurs ancêtres, qu’on leur enseigne l’héri- tage chrétien et juif de leur pays. Qu’on leur raconte, avec objectivité, la Shoah. Imaginons qu’on les pousse à débattre, à discuter. Qu’on leur inculque l’art de la dissertation, de la thèse et de l’antithèse. Il n’y aura pas d’humanisme musulman sans musulmans éclairés. Toute réforme de l’islam est vouée à l’échec s’il n’y a pas un public pour l’incarner et la faire vivre.

L’islam n’est pas allergique au progrès ou à la démocratie. Pour peu que des gouvernants aient un peu de courage politique et de volontarisme. La réussite de la Tunisie prouve bien qu’il n’y a rien dans l’islam ni dans la société arabe qui s’oppose à l’enracinement de la démocratie. Les institutions y sont respectées, l’avortement y a été légalisé, la Constitution y spécifie que les hommes et les femmes sont égaux. Au Maroc, le roi Mohammed VI, commandeur des croyants et descendant du prophète, dispose d’une légitimité religieuse dont aucun autre dirigeant musulman ne peut se targuer. Aujourd’hui, il use plutôt de son pouvoir pour aller dans le sens d’une plus grande modernité. Un débat sur l’avortement a été lancé. Le Code de la famille a été réformé et a amélioré considérablement le statut des femmes. La formation des imams y est très surveillée et des mourchidates (conseillères) ont le droit de dispenser, elles aussi, un enseignement religieux. Mais tout cela correspond à des calculs politiques très précis, où l’on pèse le pour et le contre et où on maintient de lourds archaïsmes pour contenter les plus conservateurs. Et l’on n’est jamais à l’abri de

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recul. C’est le cas en Turquie, seul pays musulman laïc, qui vient d’in- terdire la philosophie pour les imams et a rendu obligatoire l’enseigne- ment religieux dès l’âge de 5 ans. Les dirigeants et les élites musulmanes ont une immense respon- sabilité historique. À eux de donner l’exemple et de protéger ceux qui œuvrent à la fondation d’un islam éclairé. Pour lutter contre les fondamentalistes qui les menacent, ils doivent renoncer à leurs ambiguïtés et à leurs calculs. Ce qu’il faut souhaiter, c’est que l’Occi- dent aussi s’engage en soutenant les esprits progressistes, qui œuvrent dans l’ombre en prenant d’immenses risques. Lors des « printemps arabes », très peu de corans ont été brandis sur la place Tahrir ou avenue Bourguiba. En 2011, le monde entier s’est souvenu qu’il n’y a pas d’Homo islamiscus, isolé du reste du monde, mais au contraire des citoyens ouverts, désireux de vivre dans la justice et dans la dignité. Retenons cette leçon et cessons de parler sans cesse religion avec les musulmans. Parlons-leur de politique, pour changer.

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› Jean-Paul Brighelli

utant partir des programmes : « environ 10 % » du temps scolaire voué à l’histoire en classe de cinquième sont consacrés à l’étude de l’islam. Au programme, « contexte de la conquête et des premiers empires arabes », en s’appuyant sur «A quelques-uns des récits de la tradition » afin « d’aborder le person- nage de Mahomet ». On étudie aussi la vie urbaine de Damas, de Cordoue ou de Bagdad, le règne de Harun al-Rachid (en sixième on étudie le conte, et les programmes citent précisément les Mille et Une Nuits, dont le calife est un personnage Jean-Paul Brighelli est professeur et éminent), et l’étude débouche sur une carte essayiste. Il est notamment l’auteur qui situe le monde médiéval musulman, de la Fabrique du crétin. La mort particulièrement « au temps de l’Empire programmée de l’école (Jean-Claude omeyyade ou de l’Empire abbasside ». N’y Gawsewitch, 2005) et de Tableau noir (Hugo document, 2014). manque que l’étude des dissensions reli- gieuses de l’islam : un ex-élève de collège ignorera toujours pourquoi les soldats de l’État islamique lancent des attentats suicides dans les mosquées chiites. L’actualité n’est compréhensible que s’il existe un arrière-plan de savoirs précis – qui font trop souvent défaut.

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À noter que nombre de manuels hésitent à publier un extrait du Coran, forcément traduit – alors que dans la pure tradition musulmane, on ne peut appréhender le texte que dans la langue de Mahomet. Mais dans tous les cas, les documents fournis en ligne par Eduscol (site du ministère proposant des aides à la pédago- gie) sont fort éclairants et rédigés avec bon sens. Ils proposent par exemple de montrer aux élèves des miniatures perses, pour faire comprendre que l’anathème de la représentation est loin d’être commun à tout l’islam en tant que religion – à distinguer, disent les mêmes documents, de l’islam en tant que civilisation. Fort bien. 10 %, cela fait-il trop, ou n’est-ce pas assez ? C’est à mettre en perspective avec le temps consacré en sixième à l’étude de la Grèce (25 % du temps annuel) ou de Rome (idem) ou de l’Antiquité biblique (20 %), qui fait écho aux programmes de français tour- nés vers la Bible, l’Iliade, l’Odyssée et l’Enéide – ou les Métamor- phoses. Dans l’ensemble, les programmes 2008, élaborés par l’équipe de Xavier Darcos, respectent proportionnellement les diverses influences qui ont fondé notre histoire. Athènes et Rome pèsent lourd dans notre tradition, l’histoire biblique est même peut-être sous-évaluée (tant elle a de poids dans les traditions littéraires ou artistiques européennes et plus spécifiquement françaises) mais elle est bien présente. Bien entendu la chrétienté vient en point d’orgue, selon un principe d’accumulation chronologique, dans la fabrique de la culture. Dans les 40 % du temps scolaire de cinquième consacrés à étudier le Moyen Âge, où les cours portent principalement sur la structure féodale, la place de l’Église et l’expansion territoriale, l’islam reparaît dans l’étude des croisades et de la Reconquista espagnole. Le grand absent de cette histoire, c’est le déferlement turc. On cherche vainement dans les programmes une trace réelle de la prise de Constantinople, pour ne pas parler de la bataille de Lépante ou, plus tard, de celle de Vienne. De la stupéfaction des collégiens des années quatre-vingt-dix, découvrant effarés qu’il y avait des musulmans dans l’ex-Yougoslavie, on n’a tiré aucune conclusion.

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Certes, l’étude des Ommeyades et d’Al-Andalus est nécessaire, mais de la bataille de Poitiers ou de toute cette tradition épique qui voit s’af- fronter islam et chrétienté, il ne reste pratiquement que la suggestion de jeter un œil sur la Chanson de Roland, où l’on découpe les Sarrasins en tranches fines. De la terreur barbaresque, dix siècles durant, peu ou pas de nouvelles. Dans la tradition littéraire française, l’islam n’est pas notre ami, et il est une force impérialiste, si l’on ose cet anachronisme idéologique. L’étude du Cid en quatrième devrait faire sens avec l’histoire des menées arabes dans l’Espagne médiévale, si tant est que l’on ait expliqué posément l’af- frontement séculaire des empires. Et comme les élèves n’étudieront jamais le Mahomet (1741) de Voltaire, l’étude des rapports de l’islam et de la chrétienté, puis de l’islam et des Lumières, tourne court. À la rigueur l’étude des « turqueries » des XVIIe et XVIIIe siècle (des Fourberies de Sca- pin aux Lettres persanes en passant par le final duBourgeois gentilhomme) permettra à un enseignant scrupuleux d’expliquer les rapports complexes des souverains français et du Grand Turc, dont Richelieu et Louis XIV ont recherché l’appui dans leur lutte contre les Habsbourg, tout en lançant l’opération de Djidjelli en 1664 ou en bombardant Alger en 1682 – l’oc- casion d’expliquer qu’en politique étrangère, rien n’est simple. Ce serait dépassionner un affrontement millénaire, et qui connaît aujourd’hui une résurgence significative, dont il serait bon qu’on l’étudiât politiquement (ou militairement, si l’on veut) et non religieusement, ce qui ne fait pas grand sens et attise l’incompréhension et la production à proprement par- ler sentimentale d’opinions et de comportements irrationnels. À laisser dans l’ombre des pans entiers de l’histoire européenne, on n’arrive qu’à une chose : on fait croire à des partis pris là où une étude cohérente et pré- cise permettrait de mettre en perspective l’histoire complexe des relations entre l’islam et la chrétienté. À noter que la part du programme de cinquième traitant de l’Afrique ne mérite pas les sarcasmes dont l’ont accablée ceux qui préfèreraient une histoire européano-centrée et qui ignorent que La Fontaine lui-même parle du Monomotapa. L’étude de la traite transsaharienne en direction des pays d’islam et des contacts entre les royaumes africains et les musul- mans est à même d’éclairer les relations complexes entre Arabes et Noirs,

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et de relativiser le rôle des Blancs dans l’esclavage. De même en quatrième, l’étude obligatoire de la traite atlantique permet aux enseignants les plus objectifs d’expliquer que les musulmans ont une immense responsabilité dans l’esclavage – non seulement en Afrique, mais par les razzias effectuées sur les côtes méditerranéennes. Le manichéisme consistant à culpabiliser les Blancs, maîtres d’œuvre du trafic triangulaire (explicitement au pro- gramme) serait nuancé si l’on analysait la sourate 16 (sur les abeilles) qui entérine l’esclavage, comme le racontent Malek Chebel dans l’Esclavage en terre d’islam (1) ou Olivier Pétré-Grenouilleau dans les Traites négrières (2), cité en référence dans les documents d’accompagnement.

Croyance contre connaissance

L’étude des guerres mondiales et de la décolonisation en classe de pre- mière, puis celle des « foyers de conflits » en terminale (L et ES) actualisent le regard sur le monde musulman. Non sans problème : parler des guerres israélo-arabes ou du 11 Septembre se révèle être une expérience souvent complexe, sinon douloureuse. C’est que les croyances n’hésitent plus à s’opposer aux connaissances. On devrait finir sa scolarité avec les idées claires. On l’achève trop souvent avec des idées reçues. À qui la faute ? Programmes ambitieux – si ambitieux que nombre de syndicats de gauche veulent les réduire. Mais réception aléatoire. La quasi-disparition­ du cours magistral, l’étude systématique de « documents » sur lesquels les élèves sont censés réagir ont transformé en profondeur le rapport des adolescents au savoir. Le nombre d’heures consacrées à l’histoire ou au français, dramatiquement réduit depuis vingt ans, a généré survol et saupoudrage. La difficulté de nombre d’enseignants à raconter n’arrange pas le problème. Programmes actuels – pas forcément ceux de demain. Le Conseil supérieur des programmes propose de modifier, à l’horizon de la ren- trée 2016, l’enseignement de l’histoire en classe de cinquième : l’étude de l’islam y serait obligatoire, et celle de la chrétienté médiévale laissée à l’appréciation de l’enseignant. Chacun jugera, en fonction de l’exis- tant, de l’urgence d’une telle initiative – et de sa signification.

JUIN 2015 JUIN 2015 79 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

En fait, une bonne part de la tension (réelle, et parfois même grave) entre les musulmans et l’école de la République vient de cette aboli- tion des savoirs savants au profit d’une pédagogie stérile qui a marqué la politique scolaire depuis trente ans – disons pour faire court depuis la loi Jospin (1989), marque symbolique de l’apocalypse molle infli- gée par le pédagogisme le plus étroit sur l’école de la République. On nous vend aujourd’hui un « choc des civilisations » sans nous en don- ner tous les antécédents, qui permettraient de le mettre en perspective en l’intégrant dans une longue histoire, qui n’est pas d’hier, de rivalités, de conflits commerciaux, de croisades antagonistes. D’échanges aussi : la faculté de médecine de Montpellier s’enorgueillit de compter, parmi ses anciens grands maîtres, un certain nombre de musulmans et de juifs arrivés d’Espagne qui ont donné à la capitale languedocienne une avance technique et conceptuelle sur les facultés parisiennes jusqu’au XVIIe siècle compris. L’ignorance nourrit la superstition et les conflits. Et l’on n’a pas attendu Jean-Claude Michéa pour savoir que l’école d’aujourd’hui, c’est « l’enseignement de l’ignorance » – ou la « fabrique du crétin ». Les philo- sophes du XVIIIe siècle, qui firent de leur mieux pour « écraser l’infâme », seraient stupéfaits de constater combien l’école dont avait rêvé Condorcet a renoncé à transmettre des savoirs précis et savants, et alimente de fait l’incompréhension entre les religions, sous prétexte de « respecter » des « communautés » qu’un enseignement cohérent fondrait en un ensemble harmonieux – comme il le fit entre XIXe et XXe siècles. Le communauta- risme relayé par l’école entre en conflit naturel avec la transmission sereine des savoirs – sans parler d’un regard critique. L’adaptation « islamisée » du Tartuffe de Molière par Ariane Mnouchkine en 1995 serait-elle possible aujourd’hui ? Ne passerait-elle pas pour une provocation insoutenable ? Y amènerait-on les élèves ? Par prudence, on glisse vers l’intolérance. Si l’école s’occupe de l’islam de façon erratique, l’islam, lui, n’hésite guère à occuper l’école. L’entrisme fondamentaliste dans les lieux d’édu- cation ne date pas d’hier. Mais dix ans d’avertissements sont restés lettre morte. Ainsi, dès 1987, Gilles Kepel, éminent islamologue, sort les Ban- lieues de l’islam (3). En 2002, sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner, Georges Bensoussan publie les Territoires perdus de la Répu-

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blique (4). En 2004, Jean-Pierre Obin, inspecteur général mandaté par le ministère, visite une centaine d’établissements sensibles et rédige un rapport si brûlant que le ministre de l’époque, François Fillon, le range dans un placard : sidéré par la mise à l’écart d’un document essentiel, Alain Seksig, alors inspecteur de l’Éducation nationale, contacte une vingtaine d’intellectuels qui publient ledit rapport cum commento : « L’École face à l’obscurantisme religieux » (5). En cette même année 2006, j’alimente moi-même le débat avec Une école sous influence (6). Rue de Grenelle, Gilles de Robien a succédé à François Fillon : peine perdue. Puis Gilles Kepel à nouveau, sollicité par le très sérieux Insti- tut Montaigne, sort chez Gallimard en 2012 Banlieue de la République – en l’occurrence Clichy-sous-Bois et Montfermeil – dans lequel il décrit avec un grand luxe de détails chiffrés les effets cumulés de la concentration d’immigrés, de jeunes issus de l’immigration et du chô- mage endémique. Cette même année, la gauche arrive au pouvoir. Elle commande au Haut Conseil à l’intégration un rapport qui se révélera tout aussi acca- blant et lucide, dirigé par Alain Seksig. Vincent Peillon, ministre de l’Éducation, le préface puis le range dans un tiroir, le gouvernement dissout le Haut Conseil, qui avait trop bien travaillé, et le remplace par un Observatoire de la laïcité, dirigé par Jean-Louis Bianco, très modérément critique envers la politique aveugle aujourd’hui menée. La loi de 2004 sur les signes religieux ostentatoires allait dans le bon sens, mais les divers gouvernements qui se succédèrent refusèrent de l’étendre aux universités. Depuis, les voiles et les incidents s’y multiplient.

Le refus du communautarisme

Revenons aux fondamentaux de la République. Peu après la nuit du 4 août 1789, qui institua l’abolition des privilèges, le comte de Clermont-Tonnerre, grand aristocrate éclairé, lança à la tribune : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus. » C’était fonder la République dans le refus

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des communautarismes. Les juifs de France se coulèrent si bien dans le moule républicain (7) qu’il fallut la Shoah pour les ressou- der en tant que communauté. Mais depuis les années quatre-vingt, nous avons lentement laissé s’instaurer une division de la nation en groupuscules concurrentiels, cette pseudo-France « black- blanc-beur » de 1998 qui, deux ans plus tard, conspuait l’équipe de France de football lors du match France-Algérie, bel exemple pour des jeunes gens plus facilement séduits par le divertissement mondialisé que par l’histoire de la Révolution. Non seulement l’école a renoncé à assimiler les étrangers, mais à force d’accepter l’expression des « différences » et des opinions les plus extrémistes, elle a amené de jeunes Français à se voir comme des étran- gers. Le refus d’intégration a fait le terreau de l’intégrisme. Comme le réclame Élisabeth Badinter, il faut d’urgence appliquer la laïcité, toute la laïcité. Et ne plus rien céder, parce que tout ater- moiement est interprété comme une reculade. On a cru acheter l’isla- misme en lui faisant toujours plus de concessions, mais calme-t-on un impérialiste en lui offrant des territoires ? Le voile ne doit pas être interdit seulement dans les sorties sco- laires (le décret Chatel qui l’interdit est toujours en vigueur, mais les atermoiements de Najat Vallaud-Belkacem sont pleins d’ambiguïté), mais dans tous les lieux institutionnels – à commencer par l’ensei- gnement supérieur. Il n’est plus pensable de laisser les élèves, dans une classe, se trier en groupes étanches, Noirs, Beurs, filles, garçons, comme autant de chiens de faïence. On doit sanctionner très dure- ment toutes les intimidations, qui vont jusqu’au harcèlement, pour obliger des élèves récalcitrants à se plier à la charia. Il y a quelques mois, des élèves musulmans qui portaient un badge « Je suis Char- lie » ont été roués de coups en divers points du territoire. On peut être musulman, juif ou chrétien au fond de son cœur sans arborer sans cesse, et partout, les signes extérieurs de sa foi – une ostentation d’ailleurs peu conforme aux morales monothéistes. Mais surtout, il faut abolir la loi Jospin de juillet 1989, sur laquelle s’appuient tous les fondamentalistes pour oser proférer en cours des énormités.

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Que dit-elle ? Que « dans les collèges et les lycées, les élèves dis- posent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression » (article 10). Le législateur a cru bon d’ajouter que « l’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement ». Mais parler de Darwin expose à un refus global. Et la « liberté d’expression » a permis d’entendre, dès l’école primaire parfois, des horreurs indicibles. Sans compter que c’est cette même loi Jospin qui met l’élève « au centre du système », et non plus le savoir. Deux mois après la promulgation de la loi, en septembre 1989, survenait la première affaire de voile. Jospin, plutôt que de trancher, demanda son avis au Conseil d’État, qui refusa de se prononcer. On dut attendre la loi de 2004. Entre-temps les voiles, inconnus chez les musulmans français il y a trente ans, avaient pris un essor considérable.

L’école sanctuaire qu’avait voulue Jean Zay est aujourd’hui une passoire par où s’infiltrent les rumeurs les plus folles, les esprits les plus dérangés, les pratiques les plus mortifères. Il est temps de refermer les portes, celles de l’école comme celles de l’Europe, de remettre les apprentis djihadistes au travail, et de remplir les cervelles creuses avec Voltaire et Diderot – ça les changera des émissions de la télé-poubelle ou des vidéos sanglantes d’Internet. De très nombreux incidents, et des réflexions sidérantes, ont émaillé la minute de silence demandée par l’État pour honorer les victimes des attentats de janvier. De « Ils l’avaient quand même cherché » à « C’est la faute aux juifs », en passant par des théories du complot imaginant la main du Mossad, de la CIA ou des services secrets français, au choix, dans ces événements tragiques, les com- mentaires oiseux, inspirés par une vision étroite d’un islam wahha- bite fondamentaliste, n’ont pas manqué. La réponse des autorités (plaidoiries pour une « laïcité ouverte », quoi que cela signifie, et l’utilisation ad nauseam du mot fort peu républicain de « commu- nautés ») n’a sans doute pas été adéquate.

JUIN 2015 JUIN 2015 83 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

Ce n’est pas à l’école de s’adapter à l’islam. C’est à l’islam de s’adap- ter à l’école. C’est à l’islam de faire son aggiornamento. Ce n’est pas en ouvrant des écoles privées musulmanes, comme vient de le pro- poser le Parti socialiste, que l’on résoudra la question douloureuse de l’intégration. Alors – et alors seulement – les rapports de la religion de Mahomet et de l’école seront pacifiés – et pacifiques.

1. Malek Chebel, l’Esclavage en terre d’islam, Fayard, 2007. 2. Olivier Pétré-Grenouilleau, les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard, 2004. 3. Gilles Kepel, les Banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Seuil, 1987. 4. Emmanuel Brenner (dir.), les Territoires perdus de la République. Anti-sémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Mille et une nuits, 2002. 5. Alain Seksig, l’École face à l’obscurantisme religieux, Max Milo, 2006. 6. Jean-Paul Brighelli, Une école sous influence ou Tartuffe-roi, Jean-Claude Gawsewitch, 2006. 7. Lire Pierre Birnbaum, la République et le cochon, Seuil, 2013.

84 JUIN 2015 JUIN 2015 L’IMAMAT EN FRANCE : MAGISTÈRE RELIGIEUX ET FORMATION

› Bernard Godard

ans une tribune au quotidien la Croix du 30 janvier 2015, Pierre Lory, directeur d’études à l’École pra- tique des hautes études (EPHE), section sciences religieuses, déclarait : « L’islam de France est, plus qu’ailleurs, orphelin de ses oulémas, ces savants qui, Djusqu’à ce que la colonisation ne vienne restreindre leur rôle, don- naient à la religion sa colonne vertébrale. » Car ce magistère n’est pas réductible à l’imamat, c’est-à-dire à une quelconque organisation de ceux qui prêchent dans les mosquées. Il est essentiel mais pas suffisant. Si ces imams, dont nous allons parler, sont Ancien fonctionnaire du ministère responsables de « guider » les fidèles, et ils de l’Intérieur, Bernard Godard est s’acquittent de cette tâche du mieux qu’ils l’auteur de la Question musulmane peuvent, il leur manque les deux piliers en France (Fayard, 2015). indispensables pour parfaire leur rôle : › [email protected] un magistère qui leur permette de se mouvoir au sein de la société française et une formation religieuse adaptée aux sociétés sécularisées occidentales dont la France est une des représentantes. Si les forma- tions complémentaires dispensées par l’État français tentent de leur

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apporter des outils pour assurer leur fonction sociale par l’enseigne- ment de matières « non confessantes », le cœur même de leur métier, celui d’une interprétation des textes sacrés à l’aune de ces sociétés, n’existe pas encore. Certes les Frères musulmans ont bien essayé avec la création du Conseil européen de la fatwa et de la recherche (CEFR) de pallier ce manque. Cela, pour des raisons doctrinales, est encore trop relié à des problématiques étrangères à l’Europe – le président du CEFR est le cheikh Youssef al-Qardaoui, qui vit au Qatar – et demeure timide alors qu’une véritable « école juridique » adaptée à l’Europe ou aux Amériques devrait exister. La formation des cadres religieux musulmans (le terme « imam » apparaît de plus en plus limi- tatif tant l’ensemble des acteurs engagés dans la pastorale ou l’encadre- ment des fidèles musulmans en France est varié) reste en Europe une question encore irrésolue. Plusieurs raisons expliquent cette difficulté.

Le manque d’intérêt pour le « métier »

En dépit de la création d’instituts islamiques depuis maintenant une vingtaine d’années, aucun d’entre eux n’a réussi à acquérir un cré- dit ou une visibilité similaires à ceux qui existent déjà dans le monde musulman. Une des explications les plus courantes tient au manque de moyens humains et financiers pour faire fonctionner ce type d’ins- titution. En effet, même si l’organisation mondiale des Frères musul- mans s’est montrée plus performante en ce domaine, en particulier par la création d’un premier institut digne de ce nom en France, dans la Nièvre au début des années quatre-vingt-dix, avec un financement conséquent de ses relais dans les pays du Golfe, elle n’a pas réussi à ce jour à faire éclore toute une génération de cadres religieux qui feraient référence. La difficulté de constituer un corps enseignant cohérent, suffisamment rémunéré et stabilisé reste le premier handicap. Les enseignants diplômés et de qualité trouvent à s’employer correctement dans les pays musulmans alors qu’ils n’ont aucun avantage à demeurer en Europe. Ce handicap concerne tous les instituts, quelle que soit leur affiliation doctrinale.

86 JUIN 2015 JUIN 2015 l’imamat en france : magistère religieux et formation

Les élèves imams qui s’inscrivent à ces instituts sont à la recherche d’un enseignement de la religion musulmane sans pour autant ambi- tionner d’en faire profession. La carrière des imams, qui sont mal rémunérés, en butte à l’autoritarisme des responsables associatifs musulmans, ballotés d’une mosquée à l’autre, n’offre pas un parcours attractif. Conséquence de ce qui précède, le prestige d’un cursus suivi dans une université du monde musulman reste supérieur à celui d’institu- tions européennes souvent décriées. La noria de jeunes musulmans européens qui tentent, souvent sans succès (l’obstacle majeur reste la familiarité de la langue arabe), d’entrer dans des lieux prestigieux comme al-Azhar au Caire ou l’université de Médine en Arabie saou- dite ne cesse pas. Faute d’avoir pu être admis dans un de ces lieux, on se rabat au mieux sur des centres moins exigeants dans le monde arabe ou au pire sur des officines à Médine, au Caire ou à Sanaa, qui dispensent un enseignement de type salafiste et obscurantiste. La plupart des responsables associatifs gérant des mosquées font encore confiance aux réseaux officiels des pays d’origine. Enfin, la proportion d’imams autodidactes reste non négligeable. On trouve aussi bien des cadres qui ont grandi dans des milieux reli- gieux dans leur pays d’origine que d’autres qui se sont découvert une vocation de prêcheur une fois établis en France.

La sociologie des imams

Les premières communautés musulmanes en France, qui prati- quaient souvent leur culte dans des salles de prière de foyers de tra- vailleurs, dans des caves ou dans des locaux communs des HLM, étaient plus ou moins encadrés par des hommes pieux qui avaient reçu une petite formation dans leur pays d’origine ou se formaient par eux-mêmes au gré des rencontres ou des lectures. C’est égale- ment la période où le mouvement tabligh, venu de l’Asie du Sud, a essaimé en Europe et fut une des premières écoles de formation, très fondamentaliste.

JUIN 2015 JUIN 2015 87 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

Dès le début des années quatre-vingt-dix, l’État français a ressenti le besoin de trouver une assise auprès des pays d’origine. Cela correspon- dait à un désir des communautés musulmanes, en particulier d’origine algérienne, de se reposer sur des imams envoyés et dûment formés par Alger, à un moment où le Front islamique du salut, parti algérien qui a failli accéder au pouvoir en 1992, tentait de prendre l’ascendant dans les mosquées « libres » dans tout le pays. Avec Charles Pasqua en 1995 apparaît la première initiative soutenue par le gouvernement en matière de formation. Cela n’intéresse pas et n’intéressera toujours pas en 2015 le pouvoir algérien. Peut-on l’en blâmer ? Le souci de l’Algérie est sa situation intérieure avant tout. En tout cas, même si elle finance l’Institut Al Ghazali de la mosquée de Paris, elle continue à envoyer cent vingt imams en France pour une durée de détachement de quatre ans. Paradoxe de l’évolution naturelle du contexte algérien, il est de plus en plus difficile de détacher des francophones accomplis, vu le recul de la langue française. Ces cent vingt imams, souvent âgés de moins de 50 ans, sont de moins en moins capables de s’adapter à un contexte français qu’ils comprennent mal. Le cas turc est un cas d’école pour la France. Moins distanciés de leurs langue et culture d’origine, les Turcs de naissance et les géné- rations issues de l’immigration n’émettent pas beaucoup de protes- tations quant à l’envoi des cent cinquante imams turcs par la Diya- net, qui « fournit » aussi bien ses réseaux directs en France que ceux de groupes plus fondamentalistes. Aucun d’entre eux ne parle fran- çais. Après avoir tenté de créer une faculté de théologie à Strasbourg, aujourd’hui en panne, elle semble maintenir une politique de for- mation en Turquie même de jeunes Européens sélectionnés. Cent soixante-huit jeunes Français étudient actuellement dans des universi- tés islamiques turques. Les associations musulmanes marocaines ont longtemps été auto- nomes dans leurs recrutements. Réseaux locaux et proximité régio- nale étaient privilégiés pour recruter des imams « au bled ». Une nouvelle politique du royaume chérifien à partir des années deux mille et l’apparition d’une structure fédérative réellement représen- tative, le Rassemblement des musulmans de France (RMF), sont à

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l’origine du détachement d’imams en 2008. Mais le Maroc semble préférer une solution « à la turque ». La fédération marocaine qui a remplacé le RMF, jugé moins « fiable » par l’appareil d’État maro- cain, l’Union des mosquées de France (UMF), vient d’annoncer la sélection de cinquante jeunes Français qui intégreront l’institut récemment créé à Rabat afin de se former avant de revenir en France. Il y a ensuite les imams formés ou pas dans les pays d’origine qui ne sont pas passés par un canal officiel, dont un grand nombre de Marocains. Le niveau de formation est variable. Il va de l’autodi- dacte d’origine modeste qui a reçu une formation dans une madrassa locale au lettré (issu de familles de religieux) qui a suivi parfois un cheminement universitaire en France mais pas dans ce domaine. On retrouve dans cette catégorie des personnalités aussi diverses que Tareq Oubrou, l’imam de Bordeaux, ou Amine Nejdi, l’influent président du conseil régional du culte musulman de Lorraine. Une mention particulière doit être faite à l’élite tunisienne, qui a joué un rôle déterminant dès 1980, date à laquelle les cadres du MTI (Mou- vement de la tendance islamique), devenu Ennahda, ont commencé à se réfugier en France. C’est ainsi que des personnalités comme Dhaou Meskine, responsable d’un collège privé à Aubervilliers, la référence religieuse de nombre d’associations de Seine-Saint-Denis, ou Ahmed Jaballah, le directeur de la branche parisienne de l’Ins- titut européen des sciences humaines (IESH), également imam du vendredi, sont devenus des personnalités marquantes de l’islam de France. Les élèves des instituts islamiques en France viennent parfaire une formation, à l’image de la plupart des apprentis imams de l’Institut Al Ghazali de la mosquée de Paris. Il est difficile de connaître la propor- tion des imams formés à l’Institut Al Ghazali ou à l’IESH, dépendant de l’Union des organisations islamiques de France (proche des Frères musulmans) de Bouteloin ou de Saint-Denis, et des « blédards », issus d’une récente immigration. Dans tous les cas, aucune des deux insti- tutions ne veut vraiment afficher ses diplômés en imamat (car si ces instituts ont un nombre correct d’inscrits, rien ne prouve qu’il en sort des imams).

JUIN 2015 JUIN 2015 89 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

Les fondamentalistes, et plus particulièrement les tablighis et les salafistes fournissent un nombre non négligeable de personnels reli- gieux, à l’image de l’imam Hassen Chalghoumi de Drancy, dont la formation initiale a été partiellement accomplie à Lahore dans le centre de formation mondial du Tabligh. Concernant les salafistes, la sanction de leur diplôme n’étant vérifiable que par… Internet, et comme l’on trouve un grand nombre de personnes ayant émigré, donc non astreintes à un cursus exigeant comme en pays musulman, c’est un peu l’inconnu. Cependant c’est là peut-être qu’on trouve le plus de Français, d’une efficacité redoutable dans l’utilisation de tous les moyens de communication modernes (Youtube, Facebook, etc.) et qui savent tenir un langage proche des jeunes générations. Il ne faut pas négliger, comme on le fait souvent, une filière soufie qui four- nit par exemple par sa branche africaine subsahélienne les imams des confréries sénégalaises ou maliennes ou encore des imams algériens dont certains peuvent intégrer le corps des détachés et ont été formés dans la zaouia (lieu d’établissement de la confrérie) d’Adrar dans le Sud-Ouest du pays. Enfin il y a les autodidactes, chez qui l’on peut trouver des personnes ayant un niveau universitaire élevé. Le cas de l’imam de la mosquée de Saint-Ouen en Seine-Saint-Denis Abdelghani Benali, docteur en lin- guistique qui a suivi les cours d’al-Azhar par correspondance, est tout à fait emblématique. Il y a aussi les imams plus modestes, commerçants ou ouvriers, qui, forts d’une connaissance acquise « au bled », ont conti- nué à étudier et sont maintenant des imams respectés. Il est donc difficile de déterminer statistiquement le nombre d’imams. Au moins la moitié d’entre eux n’exercent qu’à temps partiel et souvent comme bénévoles. Compte tenu du nombre de mosquées (deux mille trois cents) il n’est pas déraisonnable d’avancer que plus des trois quarts de ces lieux ont un prêcheur présent tous les vendre- dis. Parmi les personnels rémunérés, outre les trois cents détachés, il y a un nombre non négligeable de religieux à demeure ou itinérants qui vivent de leur « ministère ». Le progrès apporté à une gestion plus rationnelle de l’administration des lieux de culte musulmans devrait améliorer leur statut. Ils sont pour l’heure souvent mal rémunérés.

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Un regroupement des imams de France fait en tout cas défaut. Il existe bien une association, Imams de France, dont l’imam embléma- tique Tareq Oubrou est le président d’honneur, mais elle reste limitée aux sympathisants de l’Union des organisations islamiques de France.

Quel type de formation ?

À la suite de ce constat, il apparaît nécessaire d’apporter une réponse nuancée et évolutive à la problématique de la formation des imams. Il est apparu, à partir de 2003, à la suite de la création du Conseil français du culte musulman, que l’idée de la création par les pouvoirs publics d’une hypothétique université islamique à Strasbourg devait être abandonnée pour l’heure. La séparation d’un champ pro- prement théologique, qui ne peut être assuré que par les musulmans eux-mêmes et à leur initiative, d’un ensemble d’apprentissages non confessants permettait de s’engager dans une voie qui ne prêtait plus à des polémiques. L’apport non confessant, nécessaire à l’exercice de la fonction d’acteur social qu’est l’imam, et l’indispensable réflexion critique sur la religion, particulièrement dans un contexte d’islam minoritaire, en s’aidant des sciences humaines (philologie, sociologie, histoire, philosophie) étaient les hypothèses de travail suggérées par un rapport du directeur de l’Institut d’études sur l’islam et les sociétés du monde musulman, Daniel Rivet, remis au ministre Luc Ferry en 2003. Une fois dissociés ces trois champs d’études, on pouvait tracer plusieurs pistes. La création d’un institut de théologie musulmane ouvert et pros- pectif – car les courants les plus performants qui exercent un lobbying en ce sens sont proches du courant des Frères musulmans, comme à Cardiff ou à Paris – ne semble pas en France retenir l’attention. Elle suscite pourtant l’intérêt en Europe. Les plus avancés en la matière sont les Allemands et les Flamands. Les premiers ont ouvert un véri- table institut islamique « confessant » à Tübingen avec la création de cinq chaires et un budget conséquent pour former les futurs cadres religieux musulmans d’Allemagne.

JUIN 2015 JUIN 2015 91 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

Les formations complémentaires sont aujourd’hui admises par les musulmans. L’expérience des diplômes universitaires, au nombre de cinq, qui forment les apprentis imams à la laïcité, à l’interculturalité et à la gestion des associations religieuse a prospéré depuis la création en 2007 du premier d’entre eux à l’Institut catholique de Paris. Ces expériences constituent un premier stade, qui est malheureusement vu comme une panacée car il existe un quiproquo à leur égard, l’opinion croyant que c’est une formation complète en soi alors que ce n’est qu’un apport à côté de l’essentiel constitué par la formation pastorale et théologique. Créés par les universités sous des modèles différents, ces diplômes existent à Paris, à Strasbourg, à Lyon (où le cursus se déroule en association avec la mosquée de Lyon), à Montpellier (où il associe de jeunes étudiants et les apprentis imams ou aumôniers) et à Bordeaux. Mais ces initiatives se trouvent dans une passe périlleuse en raison du peu d’adhésion des grandes fédérations musulmanes, qui ne se prêtent pas réellement à l’exercice. Si différents réseaux y voient quand même un intérêt, beaucoup se demandent quelle qualifica- tion elle apporte. Aussi est-elle inséparable d’une réflexion associant réellement les musulmans eux-mêmes, au premier rang desquels les gestionnaires de mosquées. Par ailleurs les deux instituts islamiques existants préféreraient que ces formations soient incluses dans leurs cursus en parallèle avec les formations théologiques, comme cela se fait chez les catholiques ou les protestants. Le domaine le plus délicat, qui touche à un plus haut niveau les futurs cadres religieux, reste celui de l’acceptation de l’apport de savoirs non confessants concernant la religion. En la matière, l’École pra- tique des hautes études reste une référence très prestigieuse : quelques cadres religieux actuellement en poste, à l’image de Mohamed Aiouaz, responsable du bureau des avis religieux de la Grande Mosquée de Paris, y ont obtenu un doctorat. Des intellectuels tels que Pierre Lory ou Daniel Gimaret sont des références dans l’ensemble du monde musulman. C’est d’ailleurs Pierre Lory qui, avec un intellectuel tuni- sien, Mohamed Mestiri, a développé au sein de la commission for- mation du Conseil français du culte musulman, entre 2003 et 2005, les champs d’application de cette approche islamologique adaptée en

92 JUIN 2015 JUIN 2015 l’imamat en france : magistère religieux et formation

même temps aux chercheurs et aux futurs cadres religieux musulmans. Nécessaire à l’aggiornamento d’une pensée islamique de plus en plus enfermée dans un fondamentalisme imposé par la puissance finan- cière de l’Arabie saoudite, la réflexion critique a besoin avant tout d’atteindre des catégories de cadres religieux qui n’ont pas l’opportu- nité d’accéder à certaines formations. Aujourd’hui, toute une géné- ration de jeunes chercheurs musulmans est issue de ces formations d’excellence de l’École pratique des hautes études ou de l’université de Strasbourg. Leur permettre d’opérer une jonction avec les cadres religieux au sein d’une institution commune où ils échangeraient de manière fructueuse apparaît nécessaire.

On se rend finalement compte que la question de la formation pose en creux celle de l’invention d’un islam adapté au contexte euro- péen et plus spécifiquement français, dans une laïcité de reconnais- sance et ne cantonnant pas au for intérieur les manifestations de la foi. Aller chercher la solution auprès des « pays d’origine » met la France en retard par rapport à beaucoup de pays européens. Les élites musul- manes désireuses de participer à cette réflexion ne sont pas si éloignées aujourd’hui des nouvelles générations d’imams ou de cadres religieux qui émergent. À ne pas vouloir y faire face, on risque de permettre à la minorité la plus dynamique aujourd’hui, les salafistes, de continuer à vendre des illusions de savoir religieux qui ne sont qu’un assèchement d’une culture vieille de mille quatre cents ans.

JUIN 2015 JUIN 2015 93 CHAIR ET CHARIA

› Shereen El Feki

L’islam est-il anti-sexe ? » C’est la question qui m’a été posée un nombre incalculable de fois depuis la publication de mon livre la Révolution du plaisir­ . Et pas seulement par des non-musulmans. C’est compré­ hensible : chaque jour, hélas, apporte son nouveau «lot d’intolérances et de répressions sexuelles dans le monde musul- man. Daesh invoque l’islam pour justifier l’exploitation sexuelle des « concubines » chrétiennes ou l’exécution des hommes homosexuels. La Malaisie menace d’adopter la charia, y compris des sanctions comme la lapidation pour adultère. L’Égypte emprisonne les trans- sexuels. L’Iran fait machine arrière sur l’accès à la contraception. Le monde islamique est vaste et varié, il a autant de diversité au sein de ses frontières que dans ses peuples. Pourtant une règle d’or le traverse. La seule sexualité socialement acceptée est l’hétérosexualité stricte et sa pierre angulaire, le mariage religieux. C’est une citadelle sociale, à l’instar de ces forteresses imprenables du monde islamique d’autrefois, de Marrakech ou de Kashgar, qui résiste à toute contes- tation ou critique du statu quo sexuel. Elle est structurée autour de

94 JUIN 2015 JUIN 2015 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

tabous : le sexe avant le mariage, l’homosexualité, la maternité céli- bataire, l’avortement, la prostitution. Elle est relayée par une culture de la censure et du silence, prêchée par la religion, étayée par la loi et imposée par la convention sociale. Musulmane pratiquante et ayant passé la dernière décennie à étu- dier le paysage sexuel du monde arabe, je sais que la foi n’est pas anti- sexe, loin de là. L’islam dans ses racines reconnaît le pouvoir du sexe et cherche à le canaliser – notamment dans le mariage – par crainte de la rupture sociale. Les musulmans ne sont pas anti-sexe, ils sont des mil- lions en dehors de la citadelle à mener une vie sexuelle sans tabous. Le problème est le mariage de convenance entre la politique et la religion. Historiquement, l’islam est intégré dans des sociétés politiques résolument autoritaires. Le pouvoir du « père » de la nation – roi, dic- tateur ou mollah – trouve son reflet dans l’autorité du père de famille. La société est conservatrice même si elle n’est pas fondamentaliste. La religion est un outil de contrôle social, particulièrement sur les femmes et sur les jeunes. Plus les régimes sont sous pression, plus ils répriment la sexualité sous le voile de l’islam. C’est une question sociale et politique. Ça n’a pas toujours été le cas. Les cultures islamiques étaient connues non pas pour leur intolérance sexuelle mais plutôt pour leur sensualité et leur érotisme. Le prophète Mohamed était sévèrement critiqué par des chrétiens pour l’étalage de sa félicité conjugale et le nombre impressionnant de ses préceptes sur la nécessité des préli-

minaires dans l’acte sexuel. Le prophète a Shereen El Feki est titulaire d’une donné le ton d’une longue tradition écrite thèse en immunologie à Cambridge, autour de la sexualité – littérature, poésie, chroniqueuse pour Al Jazeera, The traités médicaux – qui a donné naissance à Huffington Post et The Independant. Elle est l’auteur de la Révolution du des ouvrages en turc, en persan, en ourdou plaisir. Enquête sur la sexualité dans et dans bien d’autres langues des empires le monde arabe (Autrement, 2014) islamiques. Ces travaux ont été menés par des érudits religieux qui ne voyaient rien d’incompatible entre les besoins du corps et les exigences de la foi. Pour eux, il incombait aux hommes de Dieu d’avoir une connaissance aussi complète des pratiques et probléma- tiques sexuelles que des complexités de l’islam. Il n’y a aucun sujet

JUIN 2015 JUIN 2015 95 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

abordé dans les magazines et les enquêtes consécutives à la révolu- tion sexuelle en Occident qui n’ait été abordé par cette littérature il y a plus d’un millénaire. Prenons par exemple le travail du savant égyptien du XVe siècle Abd al-Rahmân Al-Sûyûti. Il est considéré comme un maître de l’éru- dition islamique. On estime qu’il a rédigé plus de cinq cents contri- butions à l’exégèse coranique, des collections de hadith, de nombreux commentaires sur la jurisprudence islamique. Il a aussi écrit une demi- douzaine d’ouvrages érotiques, associant l’anatomie, les techniques et la terminologie sexuelles. Quoiqu’il eût été moins indulgent avec l’homosexualité que ses prédécesseurs, Al-Sûyûti a néanmoins retenu leur message essentiel : le sexe est un don de Dieu à l’humanité et nous sommes encouragés à en profiter.Nuits de noces est un recueil d’his- toires sexuelles qui aide le lecteur à tirer le meilleur parti de sa nuit de noces en liant le sacré au sexuel.

« Je lui montrai le bâton ferré, Qui était à ses dimensions extrêmes en largeur et en longueur. Ô le bel instrument commode, sain, raide, élevé ! Un instrument, Qui, s’il servait de minaret, permettrait aux mors d’en- tendre la voix du muezzin. »

Ce n’est pas une coïncidence si l’âge d’or de l’érotisme arabe – du IXe au XIIIe siècle – était aussi l’apogée du pouvoir politique, économique et culturel de la dynastie abbasside. La confiance et la créativité se reflé- taient dans tous les domaines, y compris la vie sexuelle. La détérioration de l’attitude à l’égard du sexe, comme dans beaucoup d’autres pays du Sud, a gagné du terrain avec l’arrivée de la colonisation européenne. Elle s’est accélérée depuis la fin des années soixante-dix quand la montée du fondamentalisme islamique a catalysé un durcissement des interpréta- tions autour de la sexualité. Le monde islamique n’est pas seul dans cette fermeture sexuelle, à preuve les controverses récentes sur l’homosexua- lité en Ouganda ou la violence sexuelle en Inde.

96 JUIN 2015 JUIN 2015 chair et charia

« Just say no » est la façon dont les conservateurs répondent à toute contestation des normes sexuelles. Pire, ces tentatives sont condam- nées au nom du « complot occidental » destiné à saper les valeurs « traditionnelles » islamiques et locales. L’histoire, au contraire, nous enseigne qu’à l’époque de nos pères ou de nos grands-pères il y eut des moments de grande tolérance, de pragmatisme et une volonté d’envisager des interprétations plus ouvertes.

Les droits sexuels et l’islam

De nos jours, une nouvelle génération de croyants veut explorer ces questions de sexe, de religion et de culture, encouragés par les débats plus larges sur l’intégrisme et l’extrémisme islamiste. Des initiatives de travail avec des personnalités islamiques sont lancées pour chan- ger les attitudes et les comportements communautaires à l’égard de certains aspects de la sexualité. L’Unicef et le Fonds des Nations unies pour la population (1), par exemple, ont beaucoup travaillé avec les dirigeants islamiques au Burkina Faso et au Soudan pour lutter contre les préjugés sur les mutilations génitales féminines, une pratique tra- ditionnelle qui vise à brider le désir sexuel des femmes sur la base d’une interprétation islamique très radicale. Les dirigeants islamiques au Liban se sont prononcés contre la violence domestique, souvent justifiée par des arguments islamiques comme le droit donné par Dieu aux hommes de contrôler leur épouse. Au Maroc, le roi Moham- med VI, chef des croyants, a réussi, après des années d’opposition, à obtenir l’accord des autorités islamiques pour une modification de la loi sur l’avortement jusque-là très restrictive. Mon expérience me prouve qu’il est plus facile de faire avancer les questions de sexe dans le cadre d’une politique de santé ou de lutte contre la violence. Des associations féministes islamiques ou des groupes comme Sisters in islam en Malaisie ou Musawah, un réseau international d’universi- taires et de militants, proposent de nouvelles interprétations des ensei- gnements islamiques sur des sujets comme la légalité du viol conjugal,

JUIN 2015 JUIN 2015 97 l’islam face au coran. la réforme est-elle possible ?

ou la maternité hors mariage. Ils rencontrent une forte résistance en retour. Nulle part ailleurs la fracture n’est plus grande que dans le sujet brûlant des communautés homosexuelles et transgenres. Il existe un nombre croissant d’interprétations sur l’homosexualité et l’identité transgenre dans le cadre de l’islam provenant en grande partie des intellectuels en dehors des bastions à majorité musulmane. Bien que ce travail ait peu d’influence dans les milieux islamiques classiques, il offre aux musulmans concernés un espoir de réconcilier leur foi et leur désir. Des groupes comme The Inner Circle au Cap ou « la mosquée gay friendly » à Paris ouvrent de nouveaux espaces pour ces musulmans qui souhaitent pratiquer leur religion. Les droits sexuels sont compatibles avec l’islam à condition que nous, les croyants, ayons la liberté de penser et d’agir par nous-mêmes. Or c’est loin d’être le cas. Les dirigeants religieux, qui ont tout intérêt au statu quo, ne sont pas prêts à entendre notre demande d’une plus grande liberté. Il nous revient donc de mettre au défi les croyances et les conservatismes d’aujourd’hui. Les principes fondamentaux de l’islam, la justice, la dignité, la tolérance et le respect de la vie privée, sont aussi importants dans la chambre à coucher qu’à l’extérieur. Si le changement ne s’accomplit pas dans la sphère intime, il risque peu de triompher dans la société.

1. Le Fonds des Nations unies pour la population est la plus grande source des fonds de développement international pour la population.

98 JUIN 2015 JUIN 2015 Olivier Roy POUR ALLER En quête de l’Orient perdu Entretiens avec Jean-Louis Schlegel PLUS LOIN Seuil | 320 p. | 21 €

Antoine Sfeir On présente souvent Olivier Roy Brève histoire de l’islam à l’usage comme un chercheur et un polito- logue français spécialiste de l’islam ; on de tous Flammarion | 296 p. | 8 € lui connaît de nombreux ouvrages tels le Croissant et le chaos, la Sainte Igno- rance, l’Échec de l’islam politique ; on sait « L’ignorance est mère de tous les maux », moins sa folle jeunesse et son incroyable affirme Rabelais. Elle est également la parcours : au lieu de passer l’oral de source de toutes les peurs, comme l’ac- Normale sup’, le jeune maoïste décide tualité le prouve chaque jour. On pensait à 19 ans de gagner Kaboul en auto- avoir résolu les questions sur la place stop. Ce voyage entrepris en mai 1969 du culte dans la société française. Or la annonce une longue série d’aventures en deuxième religion de France réactive les Orient. Turquie, Yémen, Afghanistan, vieilles controverses. L’islam inquiète, Inde, Pakistan : le jeune homme arpente surtout depuis les attentats du 11 sep- des territoires peu fréquentés par les tembre 2001 : ses règles, ses pratiques, Occidentaux ; il se cherche, transgresse ses interdits dérangent quand ils ne les règles, veut toujours aller au-delà. Si choquent pas. Mais qui connaît l’histoire on lui parle hippie, il répond moudjahi- du prophète et du Coran ? Qui peut dis- dine : le globe-trotteur s’engage auprès tinguer l’intégriste du fondamentaliste, le des Afghans assaillis par les Russes. Des salafiste du wahhabite ? Qui ne fait pas roquettes tombent ? Il s’abrite dans des l’amalgame entre arabe et musulman, mausolées. Il n’a pas froid aux yeux. entre islamisme et terrorisme ? Antoine Après la chute du bloc soviétique, un Sfeir propose un tour d’horizon histo- autre volet de son existence s’ouvre : le rique et géographique de l’islam. Après baroudeur polyglotte s’intéresse à l’Asie avoir défini les notions essentielles, il centrale et assiste à la montée d’un nous apporte les éléments fondamentaux islam politique ; il fraye avec les services à la compréhension de la géopolitique secrets. Au fil de ce tête-à-tête avec le et conclut sur les grands défis de l’islam philosophe Jean-Louis Schlegel, Oli- contemporain. Claires et précises, les dix- vier Roy glisse des réflexions sur la foi huit entrées de l’ouvrage répondent à des religieuse, les symboles identitaires, la interrogations récurrentes et permettent laïcité, le fondamentalisme… Pour lui, d’éviter les lectures idéologiques. L’auteur le djihad international prolonge la quête mise sur le soufisme pour retrouver l’es- révolutionnaire des années soixante sence de la religion et sortir d’un islam et soixante-dix : on y trouve la même radical et identitaire : la sagesse soufie rupture générationnelle, le même effet sera peut-être la voie d’un véritable dia- de groupe, la même table rase, le même logue interculturel. besoin de se sentir le héros d’une société

JUIN 2015 JUIN 2015 99 l’islam face au coran

nouvelle. Ces entretiens savoureux, au Abdelwahab Meddeb style vif et enlevé, aident à comprendre Instants soufis les mouvances du monde. Préface de Christian Jambet Albin Michel | 200 p. | 15 €

Waleed al-Husseini Un mois avant sa mort, le 6 novembre Blasphémateur ! Les prisons 2014, Abdelwahab Meddeb signait d’Allah une tribune dans le Monde, « Le sou- Traduit de l’arabe (Palestine) par Chawki fisme, un recours face au désastre » : Freiha | Grasset | 238 p. | 18 € « Ne jamais cesser de transmettre les merveilles de l’islam en ces temps de Cisjordanie, 2 novembre 2010, 21 heures : désolation, insistait-il. Car une partie assis dans un cybercafé, Waleed al-­ de l’antidote est à trouver dans notre Husseini alimente son blog conçu fin héritage culturel. » Le poète tunisien 2006. La Voix de la raison est le premier voyait dans le corpus soufi un remède blog arabe entièrement consacré à une contre le fanatisme et la destruction, le critique de l’islam. Affirmer un athéisme moyen de dire un islam libre, ouvert à au Proche-Orient relève de l’héroïsme si l’autre. Il faut remonter au VIIIe siècle ce n’est de la folie. Le premier thème pour rencontrer les premiers soufis : à abordé donne le ton : « L’homme choi- l’époque, des musulmans décident de sit-il ou subit-il ? » Devant le succès vivre seuls la rencontre avec Dieu ; ils des débats, le jeune blogueur de 21 ans préconisent le silence, le jeûne, la médi- lance en mars 2010 la page Facebook tation, et se tiennent à l’écart de la vie « Ana Allah » (« Je suis Allah ») : des communautaire. On les appelle soufis sourates y sont régulièrement pasti- du nom de l’étoffe en laine blanche chées. Alors qu’il surfe presque chaque qu’ils revêtent. Les docteurs de la loi jour sur la Toile, Waleed ignore qu’il fait regardent d’un très mauvais œil cet l’objet d’une enquête depuis juin 2010. islam mystique qu’ils jugent déviant. Deux agents des renseignements géné- Des confréries se développent au fil raux entrent ce 2 novembre dans le des siècles s’appuyant sur des valeurs cybercafé ; ils embarquent le garçon et spirituelles humanistes. Abdelwahab le jettent derrière les barreaux. Com- Meddeb décide de condenser par écrit mencent onze mois d’interrogatoires l’existence de quelques grands maîtres et de torture. La victime raconte ses avec l’intention de lire ses billets sur souffrances et toute la mascarade liée à une radio marocaine. Trente-trois chro- son procès. Il dénonce un islam pous- niques paraissent aujourd’hui dans un siéreux, misogyne et intransigeant. Sorti recueil. Chacune d’elle exalte la sagesse, de prison grâce au soutien internatio- l’universel, l’amour divin à travers des nal, Waleed gagne la France en 2011 figures d’hommes et de femmes soufis. et poursuit son combat pour la laïcité. Alliant poèmes, contes et réflexions, Blasphémateur ! nous interpelle par son l’auteur nous entraîne dans une « danse témoignage radical contre l’islam. de l’Être », là où palpite la beauté. › Aurélie Julia

100 JUIN 2015 JUIN 2015 ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

102 | Vers la paix au Moyen- Orient : l’accord nucléaire avec l’Iran › Renaud Girard

106 | Les lieux de l’historien › Philippe Raynaud

118 | Pourquoi calculer la valeur de la vie humaine ? › Annick Steta

126 | Journal › Richard Millet

130 | Choses entendues › Arthur Dreyfus VERS LA PAIX AU MOYEN-ORIENT : L’ACCORD NUCLÉAIRE AVEC L’IRAN

› Renaud Girard

btenu après un marathon de huit jours et huit nuits de négociations à Lausanne, l’accord-cadre du 2 avril 2015 entre l’Iran et les grandes puis- sances de la « communauté internationale » (représentées par les ministres des Affaires Oétrangères des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, de l’Allemagne et de l’Union européenne) a toutes les chances d’être encore présenté dans trente ans au sein des univer- sités de sciences politiques du monde entier comme un modèle de succès de la diplomatie multilatérale. Car s’il n’est pas saboté d’ici au 30 juin (date prévue officiellement pour sa signature définitive incluant tous les protocoles techniques) par les extrémistes des deux bords (les faucons du Congrès américain et les conservateurs du Majlis iranien), cet accord sur le dossier atomique iranien mettra fin aux risques de prolifération nucléaire au Moyen-Orient. Mieux, pour la stabilité de cette région, il pourra faire de l’Iran un partenaire de l’Occident, et non plus un rival ou un ennemi.

102 JUIN 2015 JUIN 2015 études, reportages, réflexions

À la mi-avril 2015, le président Obama a réussi à passer un com- promis avec le Congrès. Par 19 voix contre zéro, la commission des Affaires étrangères du Sénat a adopté l’Iran Nuclear Agreement Review Act, qui donne trois options au Congrès après la signature de l’accord nucléaire définitif par les six grandes puissances et l’Iran : l’approba- tion et le président pourra lever immédiatement les sanctions contre l’Iran ; l’absence d’auto-saisine et le président devra attendre un délai de trente jours avant une levée des sanc- Renaud Girard est grand reporter tions ; ou une résolution de rejet (semblable au Figaro depuis 1984. En 1999, à celle contre le traité de Versailles en 1920). il a obtenu le prix Mumm et a Mais cette dernière option, qui provoque- été lauréat du prix Thucydide de relations internationales en 2001. Il rait un veto du président des États-Unis, a est notamment l’auteur de Retour peu de chances de l’emporter : il faudrait un à Peshawar (Grasset, 2010) et du vote de 67 sénateurs sur 100 pour effacer le Monde en marche (CNRS, 2014) et, avec Régis Debray, de Que reste-t-il veto présidentiel, ce qui est politiquement de l’Occident ? (Grasset, 2014). improbable. Du côté iranien, le Guide suprême s’est exprimé pour la première fois le 21 avril 2015. Derrière une rhétorique toujours aussi méfiante à l’égard des États-Unis – qui ne sont tout de même plus qualifiés de « Grand Satan » –, l’autorité suprême de la République islamique en matière de stratégie n’a pas remis en cause les principes de l’accord. Il est donc permis de croire que les chances d’avoir un accord en bonne et due forme le 30 juin 2015 sont de 90 %. Les dispositions de l’accord de Lausanne constituent de très importantes concessions par l’Iran : son nombre de centrifugeuses divisé par trois et aucune modernisation pendant dix ans ; le taux d’enrichissement de son uranium limité à 3,67 % ; une reconfigu- ration de son réacteur à eau lourde de fabrication de plutonium d’Arak ; et l’acceptation de visites inopinées de tous les sites de la chaîne nucléaire par les inspecteurs de l’AIEA (Agence internatio- nale de l’énergie atomique). L’Iran a toujours nié vouloir se doter de l’arme atomique et a affirmé que l’ambition de son programme nucléaire était essentiellement énergétique et médicale. Mais si, au mépris de son adhésion au traité de non-prolifération nucléaire de 1968, il prenait soudain la décision de fabriquer une bombe ato-

JUIN 2015 JUIN 2015 103 études, reportages, réflexions

mique, cela lui prendrait au moins un an pour fabriquer la masse critique de matière fissile. Ces douze mois minimum pour parvenir à un break out militaire étaient une condition cruciale pour les Occi- dentaux. Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont travaillé main dans la main à cet égard. La fermeté française fut-elle exces- sive ? La France s’est-elle montrée plus catholique que le pape (les États-Unis) sur ce dossier nucléaire iranien ? Le Quai d’Orsay avait promis qu’il serait ferme, mais aussi pragmatique. À l’évidence, il a tenu parole. On peut le féliciter, même si l’on peut regretter qu’il ait manqué en juin 2007 une médiation entre l’Iran et les États-Unis qui lui avait pourtant été apportée sur un plateau d’argent. Sur ce deal, ce n’est pas la France de Sarkozy et de Hollande qui fut diplo- matiquement le leader. Ce fut l’Amérique, et ce dès le discours du président Obama de mars 2009, à l’occasion du Nouvel An iranien. Aujourd’hui, Barack Obama mérite indiscutablement le prix Nobel de la paix qu’on lui avait accordé prématurément en 2009. Est-ce à dire que tous les Iraniens estimeront équitable que les grandes puissances se soient liguées contre leur pays pour lui impo- ser le plus strict contrôle nucléaire existant actuellement dans le monde ? Non. Mais ils savent que l’équité n’existe pas dans les rela- tions internationales. Ces dernières sont menées par des rapports de force, dont la brutalité est simplement parfois modérée par la charte des Nations unies. Bien sûr que les Iraniens se souviennent amère- ment que, quand l’Irak de Saddam Hussein les attaqua de manière flagrante en 1980, le Conseil de sécurité de l’ONU refusa tout net de se saisir du problème. À l’époque, posséder la bombe atomique leur aurait été bien utile dans une stratégie de dissuasion. Mais aujourd’hui, les choses ont changé. L’Iran n’est plus en position de faiblesse au Moyen-Orient. La République islamique de l’ayatollah Khamenei a gagné une position d’influence dominante dans quatre pays arabes : l’Irak, le Liban, la Syrie, le Yémen. Son grand adver- saire dans le golfe Persique, à savoir l’Arabie saoudite, s’est montré incapable d’empêcher la rébellion chiite houthiste de s’emparer du palais présidentiel d’Aden, le jeudi 2 avril 2015 et de compléter ainsi sa conquête du Yémen.

104 JUIN 2015 JUIN 2015 vers la paix au moyen-orient : l’accord nucléaire avec l’iran

En vérité, quatre facteurs différents expliquent l’infléchissement iranien : les sanctions commerciales internationales ; la baisse du prix du pétrole (rendant l’impact de ces dernières sur l’économie iranienne encore plus dramatique) ; l’élection d’un président pragmatique à Téhéran en 2013 ; et le basculement des rapports de force dans le Golfe. Pour les dirigeants iraniens, il était clair que toute continuation d’un possible programme atomique militaire allait déclencher une course aux armements nucléaires chez leurs grands rivaux sunnites, l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Égypte. Ils ne voulurent pas de cette égalisation stratégique par le nucléaire. Ils se décidèrent donc à traiter, puis à signer.

JUIN 2015 JUIN 2015 105 LES LIEUX DE L’HISTORIEN PIERRE NORA

› Philippe Raynaud

ierre Nora occupe une place centrale, dont il est aisé de comprendre les raisons, dans le monde intellectuel français. On sait qu’il a été un des plus grands éditeurs français, à la fois découvreur de talents et inventeur de formules éditoriales novatrices, comme le montrait Pdéjà, dès les années soixante l’excellente collection « Archives ». Il anime depuis trente-cinq ans avec Marcel Gauchet une des meilleures revues françaises, le Débat, qui mêle avec bonheur Philippe Raynaud est professeur de les sciences sociales et la réflexion politique. philosophie politique à l’université Il a, enfin, dirigé la construction de l’im- de Paris-II Panthéon-Assas. Dernier mense monument les Lieux de mémoire, qui ouvrage publié : la Politesse des a durablement marqué toute les réflexions Lumières (Gallimard, 2013, prix Montaigne, prix La Bruyère de sur les rapports difficiles et féconds de la l’Académie française). « mémoire » et de l’« histoire » et qui consti- › [email protected] tue une source inépuisable pour ceux qui cherchent à comprendre la singularité de la nation française. Tout cela lui donne aujourd’hui une grande autorité intellectuelle et morale, qu’il a su exercer avec sagesse et prudence pour éclairer quelques questions

106 JUIN 2015 études, reportages, réflexions

controversées, comme celles du passé colonial, des « lois mémorielles » et de l’usage public des commémorations (ou du refus de commémorer de grands événements comme la bataille d’Austerlitz). Mais cette notoriété s’est longtemps accompagnée d’un malentendu tenace, qui conduisait à voir en lui un de ces « passeurs » dont le rôle est d’animer la vie intel- lectuelle sans qu’on puisse identifier clairement leur apport propre à la connaissance ou à la littérature. Pour le dire simplement, Pierre Nora est longtemps passé pour un éditeur et un directeur de revue d’autant plus influent qu’il aurait choisi de s’effacer derrière l’œuvre de « ses » auteurs au prix du renoncement à la sienne propre. Ce malentendu s’appuie sur deux faits réels : Pierre Nora a pu faire une carrière académique sans jamais soutenir de thèse de doctorat (mais il n’est pas le seul (1)) et, sur- tout, il a longtemps négligé de publier des livres entièrement rédigés de sa main (2), parce qu’il se contentait de faire ce qui lui semblait néces- saire pour faire progresser le savoir ou pour stimuler la réflexion, ce qui passe souvent par la forme de l’article sans que l’on gagne rien à délayer sur trois cents pages ce qui peut être exposé dans un texte plus court. La publication récente chez Gallimard de trois gros recueils devrait conduire à mettre fin à cette confusion : non seulement Pierre Nora a beaucoup écrit, mais la diversité apparente de ses intérêts ne doit pas faire mécon- naître la profonde unité de sa réflexion, dont le foyer imaginaire se trouve dans sa réflexion sur les relations entre la mémoire, l’histoire et la forme politique de l’État-nation et qui s’enracine dans un rapport tout à la fois passionné et critique à l’histoire de France. L’ordre chronologique­ dans lequel ces trois livres ont été publiés est en lui-même suggestif, de même que leur position dans la géographie complexe des éditions Gallimard. Le premier, Historien public, est le plus proche de l’image que l’on se fait communément du rôle de Pierre Nora sur la scène intellectuelle française. Il réunit des textes de circonstances, des prises de position sur quelques sujets épineux, des témoignages et des portraits intellectuels d’auteurs qui ont marqué le débat français pour montrer la volonté qui animait à la fois l’« éditeur » et l’« historien » de la France contempo- raine » : « mettre l’histoire au cœur de la culture et de l’identité française » (3). Historien public est paru en 2011 dans la collection « Blanche », qui est par excellence la grande collection littéraire où les écrivains (notam-

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ment ceux de l’Académie française) publient des livres qui s’adressent au public cultivé sans nécessairement se plier aux conventions de l’écriture universitaire ; Présent, nation, mémoire (septembre 2011) et Recherches de la France (octobre 2013) ont été publiés dans une grande collection savante, « Bibliothèque des histoires », et ils tissent ensemble les grands thèmes de recherche et de réflexion de l’auteur, en partant des concepts qui sont au cœur des Lieux de mémoire pour nous conduire à la « manière personnelle » dont l’auteur écrit l’histoire de France. Cette manière, nous dit Nora, est celle d’« une histoire éclatée où chaque éclat dit cependant quelque chose de la singularité du tout » (4). C’est une belle formule, qui, dans sa brièveté, évoque bien des discussions, classiques et contem- poraines, sur la nature du savoir historique. L’histoire telle que la pra- tique Nora semble contredire résolument la définition aristotélicienne de la science en privilégiant la description des singularités (les lieux de mémoire) et l’identité d’un tout singulier (la France), mais elle a bien un propos général puisqu’elle s’attache à traiter un problème classique (celui de la nature de l’État-nation) pour mieux dégager les « pôles de la conscience historique contemporaine ». Elle s’est approprié tout l’apport des Annales mais si elle s’intéresse aux mentalités, à la longue durée et à la « civilisation matérielle », c’est pour mieux penser ce qui était au cœur de la pensée d’Ernest Lavisse et de ses prédécesseurs : l’histoire de la nation française. C’est une histoire que l’on peut dire philosophique, à condi- tion de voir qu’elle n’est assujettie à aucune « philosophie de l’histoire », car elle ne prétend pas rendre absolument raison de son objet, puisque celui-ci (la France) ne se donne qu’en se dérobant et que sa « singularité » reste finalement mystérieuse (5).

La mémoire, l’histoire et la vie

Pierre Nora a lui-même exposé le programme de ce qui allait consti- tuer l’essentiel de son œuvre ultérieure dans un grand texte liminaire qui ouvre le premier volume des Lieux de mémoire (6), où il décrit la mutation qui affecte les relations entre la « mémoire » et l’« histoire » à une époque que l’on décrit comme celle de l’« accélération de l’his-

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toire ». Or ce texte, qui s’attache à montrer ce qui fait la nouveauté de l’objet « lieu de mémoire » par rapport aux formes traditionnelles de la mémoire et qui devrait témoigner de la jubilation qui accompagne une découverte, s’ouvre sur une description dramatique de la rupture provoquée par la mutation en cours de la conscience historique, pour s’achever sur évocation mélancolique des passions dont elle marque le déclin. D’un côté, en effet, l’accélération de l’histoire signifie en fait « un basculement de plus en plus rapide dans un passé défini- tivement mort, la perception globale de toute chose comme dispa- rue – une rupture d’équilibre » qui marque « l’arrachement de ce qui restait encore de vécu dans la chaleur de la tradition, dans le mutisme de la coutume, dans la répétition de l’ancestral, sous la poussée d’un sentiment historique de fond » : « on ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus » (7). Cette rupture est sans doute féconde du point de vue du savoir historique, ce dont témoigne à la fois le progrès de la réflexion de l’histoire sur elle-même, l’élargissement de ses sources, la diversification de ses objets et le renouvellement de ses questions, mais ce gain en intelligibilité et cette sérénité apparente que rend possible l’épuisement du regard naïf sur le passé au bénéfice de sa « résurrection » savante cache mal la sourde douleur qui accompagne l’avènement de la nouvelle conscience historique :

« Critique historique devenue tout entière histoire cri- tique, et pas seulement de ses instruments de travail [...] Reviviscence d’une histoire à la Michelet, qui fait invin- ciblement penser à ce deuil de l’amour dont Proust a si bien parlé, ce moment où l’emprise obsessionnelle de la passion se lève enfin, mais où la vraie tristesse est de ne plus souffrir de ce dont on a tant souffert et que l’on ne comprend désormais qu’avec les raisons de la tête et plus l’irraison du cœur. (8) »

Dans le passé, la mémoire « n’a jamais connu que deux formes de légitimité : historique ou littéraire » et le déclin simultané de l’« histoire-mémoire­ » et de la « mémoire-fiction », en confiant à l’his-

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toire savante des lieux de mémoire le « capital épuisé de notre mémoire collective », lui demande sans doute beaucoup : la nouvelle histoire, qui fait « une place centrale à la mémoire », n’est sans doute, nous dit Nora, que « le deuil éclatant de la littérature » (9). Cette belle formule imitée de Mme de Staël (10) nous dit sans doute beaucoup de son auteur ; on peut se demander si les succès et les bonheurs que donne l’histoire savante ne sont pas eux-mêmes le deuil des deux formes de gloire auxquelles doit renoncer une époque sans projet historique qui fait de l’histoire « le roman vrai d’une époque sans vrai roman » : la gloire littéraire, bien sûr, mais aussi celle que donnait la puissance politique de la nation française. Le travail de Pierre Nora s’inscrit dans une riche tradition de réflexion sur la signification morale et politique de l’histoire et de la mémoire qui a accompagné le développement parallèle de la science historique et de la politique moderne, qui fut étatique et nationale avant de devenir démocratique. Parmi ses prédécesseurs illustres, je retiendrai un philosophe et un historien, dont la réflexion me paraît très proche de celle de Nora – quoi qu’il en dise –, et qui permettent aussi de saisir ce qui fait la nouveauté de son propos. Le philosophe est Nietzsche, dont la deuxième « Considéra- tion inactuelle » développe une réflexion devenue classique qui est très proche des préoccupations de l’auteur des Lieux de mémoire puisqu’elle porte sur « les avantages et les inconvénients de l’histoire pour la vie », c’est-à-dire sur le rapport entre la conscience histo- rique et la capacité des individus et des peuples à agir. Comme on le sait, Nietzsche distingue trois formes d’histoire, l’histoire « monu- mentale », l’histoire « antiquaire » et l’histoire « critique », qui cor- respondent en fait aux trois tendances majeures de la culture euro- péenne – le classicisme, le romantisme et les Lumières. L’histoire monumentale, dont le modèle est l’œuvre de Plutarque et dont le style est volontiers goethéen, repose sur la célébration des grands exempla du passé (des « grands hommes » et de leurs hauts faits) ; elle a l’avantage de montrer que la grandeur est possible mais elle peut aussi inciter à la démesure ou, inversement, à un mépris sté- rile du présent au nom de la célébration des gloires passées. L’his-

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toire antiquaire naît du culte romantique du passé et elle a le mérite d’ancrer les individus dans le passé mais elle peut aussi devenir un obstacle à l’action créatrice en enfermant les peuples dans le cercle fermé de la tradition. L’histoire critique, enfin, exprime les aspira- tions émancipatrices des Lumières, qui conduisent à briser les idoles et à remettre en cause les traditions mais elle peut elle aussi rendre les hommes plus fragiles, en minant l’idée de la gloire et en les rame- nant à ce que Burke aurait appelé la « nudité de leur tremblante nature ». On voit aisément comment on pourrait exprimer certaines des interrogations de Nora dans le langage de Nietzsche : les Lieux de mémoire combine avec bonheur les trois formes d’histoire, et son maître d’œuvre est hautement conscient de leurs risques respectifs, qu’il voudrait pallier en jouant des avantages de chacune contre les inconvénients des deux autres. Mais il y a entre l’historien français et le philosophe allemand une différence majeure. Pour Nora, le désar- roi contemporain ne naît pas seulement de l’excès de conscience historique, mais aussi et surtout de l’histoire réelle (Geschichte et non pas Historie) ; il succède à une période plus heureuse, celle de Lavisse, dans laquelle les trois formes d’histoire s’unissaient dans une grande synthèse « républicaine », où la critique des erreurs passées n’empêchait pas la célébration des moments glorieux de l’histoire de France et où l’enrichissement des archives n’avait pas encore tué les « mémoires » particulières des communautés historiques qui coexis- taient dans la nation française. Cette différence n’est pas seulement celle qui distingue un historien de la politique et de la société d’un philosophe porté à donner une interprétation « métaphysique » de la condition historique car elle s’enracine aussi dans une relation très différente au modèle politique de l’État-nation. Nietzsche est un critique allemand de la culture et de la politique allemandes, qui voit dans le nationalisme la vérité du faux empire de Bismarck, qui soumet la culture à la passion nationaliste, dont le caractère fon- damentalement plébéien rend en fait impossible ce qu’elle prétend ressusciter – la « grande politique », qui ne peut être qu’européenne. Nora est un héritier conscient du patriotisme républicain, mais il est aussi un contemporain d’une crise de l’État-nation français qui

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affecte naturellement en priorité un pays, la France, qui a en quelque sorte inventé cette forme politique. Or, dans le contexte français, c’est le déclin ou l’effacement relatif de la nation qui est à l’origine d’une mutation du savoir historique dont les « inconvénients pour la vie » deviennent beaucoup plus forts qu’ils ne l’étaient à la grande époque républicaine-nationale.

Que reste-t-il de la nation ?

Ce regard relativement favorable sur l’idée nationale appelle natu- rellement une comparaison entre Nora et un autre historien, Ernest Renan, qui, quelques années après Nietzsche, s’interrogeait lui aussi sur les effets possibles d’un excès de mémoire mais le faisait dans le cadre d’une défense argumentée de la conception française de la « nation » (11). Contrairement à ce que l’on dit souvent, Renan ne défend pas une conception purement « civique » ou « volontariste » de la nation, dont il reconnaît largement la dimension « ethnique ». La nation n’est certes pas seulement un fait ethnique parce qu’elle n’existe pas sans une adhésion volontaire qui implique un certain engagement civique (« le plébiscite de tous les jours »), mais le sentiment national a aussi ses racines dans le partage d’un long passé historique, et c’est de là que vient l’ambivalence de la mémoire. « Une nation est une âme, un principe spirituel », dit Renan, mais cette « âme » a besoin de la tradition aussi bien que du consentement ; or, pour entretenir une relation positive à son passé, une nation ne peut pas vivre seule- ment de mémoire ; elle doit savoir oublier certains drames pour évi- ter de raviver les plaies ouvertes par ses divisions. Le fondement réel du consentement civique se trouve dans la durée et celle-ci a autant besoin d’oubli que de mémoire :

« L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L’investigation historique, en

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effet, remet et lumière les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques, même de celles qui ont été bienfaisantes. L’unité se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du nord et de la France du midi a été le résultat d’une extermi- nation et d’une terreur continuée pendant près d’un siècle. (12) »

« Qu’est-ce qu’une nation ? » dégage une atmosphère de sérénité que l’on ne retrouve pas dans d’autres textes de Renan, mais qui cor- respond bien à son orientation profonde. Il n’est nullement nationa- liste car, s’il pense que la nation va rester pendant longtemps le cadre naturel de la vie civique des Européens, il envisage sans crainte que les nations cèdent peu à peu la (première) place à une confédération européenne et ses inquiétudes sur les effets possibles de l’excès de connaissance sont sans doute atténuées par l’idée que, même dans la démocratie, à laquelle il se résigne sans l’aimer, l’histoire savante n’intéressera vraiment qu’une élite restreinte. Pierre Nora est plus démocrate que lui et, surtout, il écrit dans une époque où l’imagi- naire de l’État-nation est en crise et où, notamment, le conflit des mémoires et le regard critique sur le passé rendent de plus en plus difficile la poursuite paisible du « plébiscite de tous les jours ». Cette situation inédite appelle un rapport nouveau à la nation, qu’on ne peut sans doute plus célébrer de la même manière que l’a fait la République de Jules Ferry à André Malraux mais qui ne mérite pas non plus l’excès d’indignité dont elle est l’objet aujourd’hui. Dans ce nouveau contexte, nous dit Nora, « la nation selon Renan est morte », parce que le lien entre le passé et l’avenir est « rompu » et que nous vivons dans un « présent permanent » : « J’y vois l’explica- tion de l’omniprésence du thème de la mémoire, et de son corollaire, l’identité. Lorsqu’il n’y a plus de continuité avec le passé, la nou- velle trilogie est : mémoire, identité, patrimoine. (13) » Les Lieux de mémoire prend donc acte du déclin de l’idée nationale, mais cela ne signifie pas que Nora vise à sa résorption complète dans le présent démocratique, puisque son propos est de présenter « une histoire

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savante et populaire » qui permet de penser « la nation sans nationa- lisme » (14) et de donner un sens autre que démagogique à l’« iden- tité nationale » (15).

Mémoires brisées

La diversité des thèmes abordés dans les trois recueils de Pierre Nora semble défier le compte rendu, car ces trois livres qui n’en font qu’un semblent couvrir la quasi-totalité des questions posées par les mutations contemporaines du savoir historique et de la démocra- tie moderne. On y trouve de belles analyses des ressorts passés de la puissance du communisme en France, mais on peut aussi y suivre la montée de la conscience antitotalitaire qui a accompagné les trans- formations de l’identité de la gauche. La singularité et, d’une certaine manière, l’exemplarité de la révolution française y sont pleinement reconnues mais la portée tout aussi universelle et tout aussi singulière de l’expérience américaine n’y est pas ignorée, puisque celle-ci repré- sente le « contre-modèle » de la France (16). L’histoire de l’histoire y occupe une place majeure, ce qui nous vaut quelques belles études sur les transformations de l’histoire savante de Michelet à Lavisse et sur ce qui distingue les travaux contemporains – ceux de « la génération heureuse des historiens français » – de ces œuvres classiques. Pour ma part, je voudrais mettre l’accent sur deux problématiques où on sai- sit très bien la portée indissolublement politique et intellectuelle de l’œuvre de Pierre Nora. La première concerne la place que la Révolution occupe dans l’œuvre de Nora et, surtout, le rôle qu’il lui attribue dans la politique française des dernières décennies. Une des réussites de la IIIe Répu- blique avait été de proposer un récit national qui, loin de rejeter le passé dans les ténèbres de l’Ancien Régime, faisait de la République l’héritière légitime de la monarchie et dont la diffusion s’est d’ailleurs accompagnée, dans les lycées, d’un enseignement de la littérature dans lequel pouvaient se reconnaître les diverses « familles spirituelles » de l’histoire française. Ce récit national, dont Lavisse a donné la forme

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savante tout en travaillant lui-même à son inscription dans la mémoire populaire grâce à l’école primaire, n’a pas empêché que la Révolution reste une pomme de discorde dans la politique française. Une partie de la droite, qui ne se réduit pas à l’extrême droite maurassienne, l’a longtemps refusée et s’est du reste trouvée exclue de la politique fran- çaise durant la plus grande partie de la IIIe République, cependant que l’évolution de la gauche au XXe siècle conduisait peu à peu à donner à 1793, rapproché de 1917, une place peu compatible avec la formation d’un consensus apaisé. C’est ce contexte qui, me semble-t-il, explique l’importance que donne Pierre Nora au moment « gaullo-communiste (17) » de la poli- tique française. Ce moment a coïncidé avec une phase de modernisa- tion rapide de la société et de la politique françaises, marquée par la fin de l’empire colonial, par la création, dans un cadre demeuré répu- blicain, d’un pouvoir exécutif fort en rupture avec le parlementarisme antérieur et, surtout, par une expansion économique rapide dont a pu dire qu’elle a produit une « seconde révolution française » (18). Or ce moment brillant, tout à la fois national et républicain, était plein de faux-semblants et, surtout, il n’a pu que différer la crise du modèle français :

« Le gaullisme et le communisme ont représenté l’apogée du modèle national français classique et probablement sa fin. Tous deux étaient un cocktail d’ingrédients natio- naux et révolutionnaires. On ne peut pas comprendre la crise de l’identité nationale sans comprendre cet acmé, ce moment très fort d’illusion – et de réalité – d’une projection de la France au-delà d’elle-même qu’ont constitué ensemble le gaullisme et le communisme : leur déclin a été vécu comme une retombée. (19) »

L’œuvre de Nora propose donc une histoire non nationaliste de la nation, dans laquelle la compréhension empathique des passions françaises (et des raisons qu’elles ont pu invoquer) n’implique aucune complaisance pour les errements passés. Elle repose, comme on l’a vu,

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sur une approche nouvelle du problème de la mémoire et de l’oubli qui est fondée sur la concomitance surprenante entre deux mouve- ments apparemment contradictoires. D’un côté, la pente naturelle de la démocratie va vers le « présentisme », vers le « présent perma- nent » qui constitue selon Nora la ligne dominante de notre époque. D’un autre côté, le déclin de la force intégratrice de la nation est lié à l’existence de fractures qu’il est devenu impossible de résoudre par l’oubli, et qui sont parmi les moteurs les plus puissants des politiques de la reconnaissance. Cette question occupe une place centrale dans les Lieux de mémoire mais elle est également très présente dans les inter- ventions de l’« historien public ». Pour comprendre son importance, il faut lire les analyses, subtiles et émouvantes, que Pierre Nora consacre aux relations entre la France et les juifs qui expliquent sans s’en réjouir l’« incompréhensible incompréhension » (20), la « mésentente en profondeur qui s’est installée moins entre juifs et non-juifs qu’entre les juifs de France et la France » (21). L’auteur des Lieux de mémoire connaît mieux que tout autre les raisons qui font que la mémoire occupe aujourd’hui une place qui change profondément le fonction- nement des États modernes. On admirera d’autant plus le courage et la lucidité qui le conduisent à dénoncer la confusion parfois liberticide entre la mémoire et l’histoire (22) et à refuser que la critique du passé français se transforme en haine de soi (23).

1. En fait, la chose est très fréquente dans sa génération, comme le montrent, parmi de nom- breux exemples, ceux de Cornelius Castoriadis, de François Furet, de Mona Ozouf et de Mau- rice Godelier. La généralisation depuis les années quatre-vingt d’un nouveau type de thèse, plus proche des normes internationales que l’ancienne thèse d’État, conduit à fausser le jugement sur les situations passées. 2. Citons néanmoins Pierre Nora, les Français d’Algérie, Julliard, 1961 ; édition revue et aug- mentée, Christian Bourgois, 2012. 3. Pierre Nora, Historien public, Gallimard, coll. « Blanche », 2011, 4e de couverture. 4. Pierre Nora, Recherches de la France, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2013, 4e de couverture. 5. Sur la différence entre histoire philosophique et philosophie de l’histoire, voir les ­remarques d’Alain Besançon dans sa préface au livre de Martin Malia, Comprendre la révolu- tion russe, Seuil, coll. « Points », 1980, p. 10. 6. « Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux », in Pierre Nora (dir.) les Lieux de mémoire, tome I, la République, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires »,

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1984, p. xv-xlii. 7. Idem, p. 17. 8. Idem, p. xlii. 9. Idem. 10. Madame de Staël, De l’Allemagne, tome II, Garnier-Flammarion, 1968, p. 218 : « La gloire elle-même ne saurait être pour une femme qu’un deuil éclatant du bonheur. » 11. Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? » (1882), in Œuvres complètes, tome I, ­Calmann-Lévy, 1947, p. 887-906. 12. Idem, p. 891. 13. Pierre Nora, Historien public, op. cit., p. 457. 14. Idem, p. 449-452. 15. Idem, p. 452-458. 16. Pierre Nora, Recherches de la France, op. cit., partie IV, p. 322-396. 17. Idem, chapitre x, « Le moment du gaullo-communisme », p. 259-319. 18. Henri Mendras, la Seconde Révolution française. 1965-1984, 2e éd., Gallimard, coll. « Fo- lio essais », 1994. 19. Pierre Nora, Historien public, op. cit., p. 455. 20. Pierre Nora, Recherches de la France, op. cit., chapitre xvi, p. 516-540. 21. Idem, p. 538. 22. Pierre Nora, « Liberté pour l’histoire », le Monde, 11 octobre 2008, repris in Pierre Nora, Historien public, op. cit., p. 504-508. 23. Pierre Nora, « Plaidoyer pour les “indigènes” d’Austerlitz », le Monde, 13 décembre 2005, repris in Pierre Nora, Historien public, op. cit., p. 504-508.

JUIN 2015 JUIN 2015 117 POURQUOI CALCULER LA VALEUR DE LA VIE HUMAINE ?

› Annick Steta

ans Drame en trois actes, un roman d’Agatha Christie publié en 1934, le détective belge Hercule ­Poirot est confronté à une série de meurtres que rien ne semble relier entre eux et qui paraissent dépourvus de mobile. Avant de faire part de ses conclusions aux trois person- Dnages qui l’ont accompagné tout au long de son enquête, il attire leur attention sur ce qui sépare différentes formes d’esprit : « [Il y a] l’esprit du dramaturge et l’esprit du metteur en scène capable de donner l’illu- sion du réel par des moyens mécaniques ; il y a aussi l’esprit qui réagit facilement devant le jeu des acteurs, puis le jeune esprit romanesque, et, enfin, mes amis, l’esprit prosaïque qui ne voit point la mer bleue et les mimosas, mais seulement la toile peinte des décors. » Cette dernière forme d’esprit est celle de l’économiste. Animal à sang froid, il cherche à déchirer les voiles dont ses contemporains habillent leurs actes et à comprendre ce que révèlent leurs compor- tements. Les critères religieux et moraux dont ils se prévalent lui sont parfaitement étrangers : seule lui importe la machinerie que

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dissimule la comédie humaine. Cette indifférence revendiquée lui permet de s’attaquer à des sujets considérés comme tabous. Il en va ainsi de la valeur de la vie humaine. Si on demande à un individu quelle est la valeur monétaire qu’il attache à sa propre vie ou à celle d’un tiers, il se montrera généralement choqué par la question qui lui aura été posée. La vie humaine n’est pas un bien échangeable et semble donc devoir échapper aux lois de l’économie marchande : le caractère sacré qui lui est prêté entre en collision avec l’idée d’un

calcul destiné à mesurer sa valeur. La Annick Steta est docteur en sciences réalité est toutefois plus ambiguë. Dans économiques de nombreuses civilisations, l’auteur › [email protected] d’un homicide ou d’une atteinte à l’intégrité physique d’un indi- vidu devait verser une compensation financière à la famille de la victime ou à ses ayants droit. Le souverain anglo-saxon Ethelbert de Kent, qui régna au début du VIIe siècle, fit entrer dans la loi le principe du wergeld (« prix de l’homme »), conformément auquel une compensation financière devait être versée aux familles des vic- times d’homicide. Le montant du wergeld, qui dépendait du rang social, de l’âge et du sexe de la victime, faisait l’objet d’une négocia- tion entre les deux parties. Cette pratique fut adoptée par plusieurs peuples du nord de l’Europe, dont les Germains, les Vikings et les Celtes (1). La diya (« prix du sang ») s’est quant à elle diffusée dans le monde arabo-musulman. Cette coutume, qui remonte à l’époque préislamique, est présentée dans le Coran comme un adoucissement apporté à la loi du talion. Son montant de base avait été fixé par la jurisprudence à cent dromadaires pour un homicide involontaire. Si la diya a été intégrée au droit pénal de plusieurs États appliquant la loi coranique, dont l’Iran, l’Arabie saoudite et le Soudan, elle relève de la pratique informelle dans d’autres pays musulmans : elle est ainsi tolérée en Algérie, où elle est considérée comme un instrument facultatif de réconciliation entre parties adverses (2). L’idée selon laquelle la mort d’un individu peut donner lieu au versement d’une indemnité dont le montant varie en fonction d’un ensemble de paramètres est à l’origine du développement de l’assurance-­décès. Le caractère immoral lié au « pari sur la mort » sur

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lequel elle repose lui a longtemps valu d’être interdite dans de nom- breux pays européens : les compagnies d’assurance offrant ce type de produit ne sont pas apparues avant la seconde moitié du XIXe siècle dans la plupart d’entre eux. Le Royaume-Uni constitue une excep- tion sur ce plan : l’assurance-décès s’y est répandue dès la fin du XVIIe siècle. Mais le Life Insurance Act, ou Gambling Act, de 1774 limita la possibilité de souscrire une assurance-décès à ceux ayant un « intérêt assurable » à ce que vive la personne qu’ils assuraient. Bien que la légitimité de ces polices d’assurance ait été reconnue tardivement aux États-Unis, la justice américaine autorisa, au début du XXe siècle, les individus à vendre leur assurance-décès à une tierce partie, ce qui revenait à éroder l’exigence d’un « intérêt assurable ». De là naquirent de véritables « marchés de la vie et de la mort » sur lesquels les spéculateurs pouvaient acheter et vendre non seulement des polices d’assurance-décès, mais aussi des produits financiers for- més sur cette base, de façon à tirer profit de la mort d’autrui. Dans un livre intitulé Ce que l’argent ne saurait acheter (3), le philosophe américain Michael J. Sandel a vivement critiqué l’industrie du via- tique, qui s’est développée aux États-Unis dans les années quatre- vingt et quatre-vingt-dix à mesure que progressait l’épidémie de sida. Le principe régissant cette industrie consistait à racheter pour une fraction de leur valeur des polices d’assurance-décès souscrites par des malades atteints du sida, à payer les primes jusqu’au décès des souscripteurs initiaux, puis à toucher l’intégralité des sommes pour lesquelles ils s’étaient assurés. La rentabilité d’un tel investissement était donc d’autant plus élevée que la mort du souscripteur initial survenait rapidement. Les progrès des traitements médicamenteux destinés aux individus contaminés par le VIH se sont traduits par un accroissement de leur espérance de vie, et donc par une diminu- tion spectaculaire de la rentabilité de l’industrie du viatique. Celle-ci a réagi en proposant ses services à des personnes atteintes d’autres maladies mortelles. La question de la détermination de la valeur de la vie humaine se pose également lorsqu’un individu subit un dommage provoquant une perte d’intégrité physique ou psychologique ou entraînant son

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décès. Quand le dommage est partiel, on parle de « blessure préju- diciable » (wrongful injury). Si le préjudice est temporaire, il pourra être compensé par des soins médicaux ou par un suivi psychologique. S’il est définitif, la compensation se fera en termes monétaires. Cette pratique, note l’économiste de la santé Valérie Harrant, repose sur « l’hypothèse d’une substituabilité entre un montant d’argent et un état de santé » (4). Dans une situation de « mort préjudiciable » (wrongful death), le montant de la compensation versée à la famille de la victime dépend d’un ensemble de facteurs : les conditions de son décès, mais aussi son niveau de revenu, la nature de ses liens de parenté avec ses ayants droit, voire sa nationalité (5). Les proches des victimes d’une catastrophe ayant profondément marqué l’opi- nion publique sont mieux indemnisés que ceux dont les parents ont disparu dans des circonstances plus banales. Les ayants droit des victimes des attentats du 11 septembre 2001 ont ainsi reçu des sommes très supérieures à celles généralement versées aux proches d’un individu décédé lors d’un accident de la route ou d’une catas- trophe naturelle. Quant aux montants que percevront les familles des victimes du crash de l’avion de la compagnie Germanwings qui a eu lieu en mars dernier dans les Alpes françaises, ils pourraient être voisins de ceux attribués aux ayants droit des passagers du Concorde qui s’était écrasé à proximité de l’aéroport de Roissy en juillet 2000, soit en moyenne un peu plus d’un million d’euros par passager.

Calculer la valeur statistique de la vie humaine

Les économistes se sont par ailleurs employés à déterminer une valeur statistique de la vie humaine destinée à être utilisée pour com- parer les effets de mesures ou de politiques publiques concurrentes. Dans cette acception, la valeur de la vie humaine peut être définie comme le consentement à payer pour éviter une mort supplémen- taire. Ce consentement à payer apparaît de façon implicite à travers les décisions que prennent les individus. Si chaque membre d’une communauté de 10 000 individus révèle un consentement à payer

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de 500 euros pour prendre des mesures permettant d’éviter un décès par an au sein de cette population, la valeur du décès évité sera de 5 millions d’euros. Cette valeur est dite statistique, car l’identité de la personne dont le décès sera évité n’est pas connue au moment où la décision est prise (6). Dite « des préférences révélées », cette approche fonde les méthodes d’estimation de la valeur statistique de la vie humaine les plus largement utilisées à l’heure actuelle. Celles-ci sont basées sur l’observation de divers types de compor- tements, comme par exemple l’exigence d’un surcroît de rémunéra- tion formulée par un individu pour accepter un emploi comportant un risque de décès. Les méthodes « des préférences révélées » ont progressivement remplacé les méthodes dites « du capital humain », dans lesquelles la valeur de la vie d’un individu pour la collectivité est réduite à sa contribution à la richesse nationale. Conçues dans les années trente, elles ont été progressivement enrichies par la prise en compte d’autres indicateurs. Mais leur capacité d’appréhension de la valeur de la vie humaine demeurait relativement fruste. D’autres méthodes, plus récemment forgées, reposent sur la construction de scénarios présentés à des individus afin de les amener à déclarer, à travers leurs réponses à un questionnaire, leur disposition à payer pour réduire leur risque de décès ou celui de tiers. La valeur statistique de la vie humaine dépend des caractéris- tiques de la population considérée. Elle augmente avec le revenu, ce qui traduit le fait que les individus consentent d’autant plus aisé- ment à payer pour accroître leur niveau de sécurité qu’ils disposent de moyens financiers importants. Elle est donc plus élevée dans les pays avancés que dans les pays en développement. L’effet exercé par l’âge est plus difficile à identifier : si un décès prématuré prive les membres des jeunes générations de toute l’utilité associée aux années de vie perdues, les individus âgés peuvent être disposés à sacrifier l’essentiel de leur patrimoine pour vivre un peu plus longtemps (7). De nombreux travaux ont été menés pour établir la valeur statis- tique de la vie humaine. Voilà trois ans, l’Organisation de coopéra- tion et de développement économiques (OCDE) a réalisé une syn- thèse des résultats obtenus au terme de plusieurs centaines d’études :

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il en ressort que la valeur statistique moyenne de la vie humaine pour les adultes des pays de l’OCDE oscille entre 1,5 et 4,5 millions de dollars, contre 2,6 millions de dollars pour l’ensemble de l’Union européenne (8). Les valeurs statistiques de la vie humaine utilisées par les pouvoirs publics varient selon les pays. Elles peuvent même différer d’une agence publique à une autre au sein d’un même pays : c’est notamment le cas aux États-Unis, où ces standards sont fixés de façon indépendante par les agences publiques compétentes en matière d’environnement, de transports et de santé. Ces domaines sont ceux dans lesquels la valeur statistique de la vie humaine est couramment employée pour arbitrer entre des projets concurrents ou des politiques distinctes : leurs coûts sont mis en balance avec les bénéfices que la collectivité peut en retirer. Dans le domaine de la sécurité routière, un grand nombre de décisions peuvent être éclai- rées par une comparaison des coûts et des bénéfices qui leur sont associés : la réalisation d’une infrastructure susceptible d’éviter des décès supplémentaires, l’adoption d’une réglementation réduisant la vitesse maximale autorisée, etc. Il en va de même en matière de protection de l’environnement et de santé publique. Dans ce dernier domaine, les pratiques varient notablement d’un pays à l’autre : si le recours à cette forme d’aide à la décision est très répandu dans les pays anglo-saxons, il reste encore limité en France. Le Royaume- Uni, les États-Unis et le Canada s’appuient notamment sur un indice forgé à la fin des années soixante-dix pour évaluer l’intérêt de certains actes thérapeutiques : le quality-adjusted life year (Qaly) ajoute aux années de vie gagnées par les bénéficiaires d’une procé- dure médicale un indicateur de qualité de vie. L’économiste Roger Guesnerie a montré que la réflexion autour de la qualité des années de vie gagnées remontait à une controverse sur l’inoculation de la variole qui opposa Daniel Bernoulli et d’Alembert en 1760. Alors que Bernoulli était favorable à une généralisation de cette pratique, qui comportait un risque d’une chance sur 200 de mourir mais autorisait une augmentation de l’espérance de vie de quatre ans, d’Alembert mettait l’accent sur la différence d’utilité des années de vie gagnées : « Je suppose avec M. Bernoulli que le risque de mou-

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rir de l’inoculation soit de 1 sur 200. Cela posé, il me semble que, pour apprécier l’avantage de l’inoculation, il faut comparer, non la vie moyenne de 34 ans à la vie moyenne de 30, mais le risque de 1 sur 200 auquel on s’expose de mourir en un mois par l’inoculation (et cela à l’âge de 30 ans, dans la force de la santé et de la jeunesse) à l’avantage éloigné de vivre quatre ans de plus au bout de soixante ans lorsqu’on sera beaucoup moins en état de jouir de la vie. Voilà, il n’en faut point douter, ce qui rend tant de personnes, et surtout tant de mères, peu favorables parmi nous à l’inoculation. » (9) En dépit de ses origines intellectuelles anciennes, l’utilisation du Qaly est vivement contestée. Les experts ayant participé à une étude menée sous la houlette de la Commission européenne ont recommandé en 2013 l’abandon de cet indicateur en raison de ses défauts de concep- tion et des piètres résultats qu’il permet d’obtenir : il conduirait en particulier à écarter un certain nombre de molécules innovantes. L’exemple du Qaly contribue à mettre en lumière les limites de l’utilisation de la valeur statistique de la vie humaine, que les économistes connaissent de longue date et ne cessent de rappeler : si cet instrument constitue une aide précieuse pour les décideurs publics, il n’est pas le seul paramètre qu’ils doivent prendre en compte. Le recours à cet outil ne les dispense pas de la réflexion éthique qui s’impose dès que l’on aborde des sujets intrinsèque- ment étrangers au fonctionnement du marché. L’analyse écono- mique peut lever le voile sur la valeur que les individus accordent à la vie humaine, mais elle ne saurait – heureusement – dire à la société quelles sont les vies qu’il faut préserver et quelles sont celles qui peuvent être sacrifiées.

1. Jonathan Trudel, « Le prix d’une vie », l’Actualité, 5 avril 2013. 2. Yazid Ben Hounet, « “Cent dromadaires et quelques arrangements.” Notes sur la diya (prix du sang) et son application actuelle au Soudan et en Algérie », Revue des mondes musul- mans et de la Méditerranée, n° 131, juin 2012, mis en ligne le 6 juillet 2012. 3. Michael J. Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter : les limites morales du marché, cha- pitre iv : « Marchés de la vie et de la mort », Seuil, 2014. 4. Valérie Harrant, « Déterminer la valeur de la vie humaine, le cas de l’indemnisation des victimes du sang contaminé », la Microéconomie en pratique, Cahiers français n° 327, juillet-

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août 2005, p. 41. 5. Les montants proposés par les assureurs sont d’autant plus élevés que leur risque d’être condamnés à verser de lourdes indemnités par la justice du pays dont est issue la victime est fort. 6. Pour le détail de ce raisonnement, voir Luc Baumstark, Marie-Odile Carrère et Lise Rochaix, « Mesures de la valeur de la vie humaine », les Tribunes de la santé, n° 21, 2008/4, p. 41-55. 7. Nicolas Treich, « La valeur de la vie humaine en économie », Futuribles, n° 404, janvier- février 2015, p. 65-66. 8. OCDE, « La valorisation du risque de mortalité dans les politiques de l’environnement, de la santé et des transports », 2012. 9. Cité par Roger Guesnerie, « Réflexions sur la valeur (économique) de la vie humaine », in Pierre Corvol (dir.), la Prévention du risque en médecine : d’une approche populationnelle à une approche personnalisée, Collège de France, 2012, mis en ligne le 9 avril 2015.

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› Richard Millet

homme a beau se clamer moderne, maître de la nature, il demeure effrayé par la nuit. Ainsi des chercheurs chinois ont-ils constaté que, depuis le début de la guerre civile, les lumières en Syrie ont diminué de 83 % : la statistique ôte toute poé- L’sie à cette question de l’ombre et de la lumière, même vue du ciel, mais elle est aussi discutable que la phrase d’un ministre des Affaires étrangères britannique qui déclare, oubliant dans quelles ténèbres fut plongé Londres, pendant le Blitz, que la Syrie est entrée dans l’« âge des ténèbres ». On confond ici l’idéologie et la nuit, les précautions d’usage en temps de guerre et la puissance Richard Millet est écrivain et ambiguë, redoutable et bénéfique de la éditeur. Derniers ouvrages publiés : nuit, du silence, de la déconnexion, aussi Dictionnaire amoureux de la indispensables à l’homme que le sommeil Méditerranée (Plon, 2015) et Solitude du témoin (Léo Scheer, 2015). et l’oubli. Et je m’étonne que personne n’ait établi de parallèle entre la disparition de ces lumières orangées et les deux cent mille morts de cette guerre civile, pour ne point parler des exilés. Avec un peu de poésie, ou de foi, on pourrait penser que la disparition des lumières est aussi celle des âmes. On peut également

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considérer que les lumières n’ont pas entièrement disparu de cette région, et qu’elles se retrouvent sur le visage de ces chrétiennes assy- riennes, chassées d’Irak et réfugiées au Liban, telles qu’elles figurent à la une d’un récent numéro du Monde : de beaux visages de femmes qu’habite toute la lumière du monde.

C’est à une autre sorte de nuit qu’ont été confrontés les habitants de Vanuatu, pour beaucoup obligés de dormir à la belle étoile après le passage du cyclone Pam. On est toujours frappé par le contraste entre le nom de ces tempêtes et les dégâts qu’elles occasionnent ; on dirait qu’on cherche, ici, à conjurer la toute-puissance de la nature. La nuit de Vanuatu doit être belle, comme il convient dans cette région du monde ; mais il n’est pas certain qu’elle suffise à consoler la population de cet archipel, dont les médias se sont contentés de répéter que c’est un des pays les plus pauvres du monde, et que la force de ses tradi- tions y est encore vive, voire salvatrice – rien d’autre, et surtout pas que Vanuatu est l’ancien condominium franco-britannique des Nou- velles-Hébrides, tout comme Tuvalu, également dévasté, est l’ancien archipel des îles Ellice, qui formait avec les îles Gilbert (aujourd’hui Kiribati) les îles Gilbert et Ellice. Les enfants ne sont plus amoureux de cartes ni d’estampes mais plutôt des interfaces numériques, qui sont des simulacres de réalité, et non ce lointain réel à quoi nous ont tant fait rêver les noms de ces territoires d’outre-mer, grâce à des livres – de Cyclone à la Jamaïque de Richard Hugues à l’Équateur de l’Or du Cristobal d’Albert t’Serstevens, et bien sûr Erromango de Pierre Benoit, qui se situe dans l’une des soixante îles de Vanuatu. J’ai relu ce roman, il y a quelque temps : il tient le coup, à la condition de ne pas chercher à y voir un ersatz de Conrad – encore que Monsieur de La Ferté, du même Benoit, qui se passe à la lisière du Cameroun en 1914, ait quelque chose d’aussi étrange que le Conrad d’Au cœur des ténèbres. C’est là bien plus qu’un divertissement exotique : Erromango est l’occasion d’une confrontation avec le mystère de l’autre, la « sau- vagerie », les ténèbres de ce qu’on ne connaît pas, et cela sous des cieux céruléens, comme on disait dans les mauvais romans.

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Je marchais le long de la rue Hautefeuille, qui a vu naître Baudelaire et qui est souvent déserte, de l’autre côté du boulevard Saint-Germain, non loin de la faculté de médecine : trois cartons de livres abandon- nés. Je m’accroupis ; un jeune gars fait de même. Nous commentons ce que nous trouvons : il me demande si je veux un livre d’Alain Minc. Nous rions, et je lui laisse De la démocrate en Amérique, que je possède. Je prends un roman de John Le Carré, un récit de Dashiell Hammett, un roman de James Hadley Chase, qu’on ne lit presque plus – et c’est dommage. Il y a aussi le Banquier anarchiste de Pessoa. Comme j’en ai deux éditions, je le recommande au jeune homme, qui hésite à le prendre, sans doute gêné par l’oxymore du titre. Je lui explique qui était Pessoa, et la place dans son œuvre de cet unique ouvrage de fic- tion – en vérité un étonnant dialogue dans lequel un fils d’ouvrier, devenu banquier prospère, fait l’apologie raisonnée et implacable de l’anarchie. Le jeune homme, sans doute élève à Sciences Po, est encore plus déconcerté. En voici un extrait, dans l’édition parue chez Fata Morgana : « Selon la démarche qui m’est apparue comme la seule véri- tablement anarchiste, chacun doit se libérer lui-même. » Il est évident que mon petit-bourgeois voulait rester esclave des « fictions sociales ».

Nathalie Rheims, qui me sait claustrophobe, donc peu enclin à fréquenter les salles de spectacle, m’a invité à une projection privée d’Un moment d’égarement, remake par Jean-François Richet (en salles le 8 juillet) du film de Claude Berri, sorti en 1977, et que je viens de revoir en DVD. Comparer deux esthétiques, à quarante ans de distance, serait un exercice un peu vain. Si c’est, en gros, le même scénario (un quadragénaire séduit par une adolescente de 17 ans, fille de son meilleur ami, avec lesquels il passe ses vacances), les films dif- fèrent par bien des côtés. Chez Berri, séduire un homme mûr ne pose aucun problème aux adolescentes : la fin des années soixante-dix, celle des slips kangourous, des Gitane et des moustaches épaisses, restait bienveillante avec les jeux de séduction, en général, hors la pédophi- lie, bien sûr. En 2015, l’affaire est tout autre : les filles sont deve- nues morales, voire moralisatrices ; et l’essentiel du film de Richet tient (en contrepoint des relations entre Cluzet et Cassel, un tantinet

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homo-­fraternelles, voire misogynes, comme d’ailleurs avec Marielle et Lanoux) aux rapports entre ces deux filles, une fois que l’une a découvert la liaison de son amie avec son père. Notre époque est deve- nue vertueuse, hypocrite, violente. Les beaux seins nus de la toute jeune Agnès Soral, chez Berri, n’ont rien à envier à ceux de Lola Le Lann, chez Richet. Non plus que ses fesses. La perfection de la nym- phette est la beauté du diable, et est désormais montrée dans le temps même qu’elle est interdite. C’est un des paradoxes de notre temps – ou l’un de ses vices. Qu’on nous permette de voir dans ces adolescentes magnifiquement filmées un hommage à la vie.

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› Arthur Dreyfus

Je reviens d’un circuit de six mois en Asie du Sud- Est, je me suis baladé partout sans penser au danger, mais au moment de monter dans l’avion du retour, j’entends : “Merde, j’ai pas envie de rentrer dans un pays islamiste.” C’est normal de te dire ça quand tu «rentres dans ton pays ? » * « Je sais pas, mais je me dis que peut-être, cette fois-ci, je serais prêt à mettre un bulletin Marine dans l’urne. » * « Je crois à la souveraineté du peuple français. Si elle fait que des conneries, au bout d’un an, le peuple se soulève et elle part. » * « Sarkozy, c’est les magouilles. Hollande, je le déteste. Tous ont été nuls. Je dis : chacun sa chance. » * « J’ai envie de te croire quand tu m’expliques que la majorité des gens ne veulent pas faire la guerre ou tuer leur prochain, mais simple-

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ment avoir une vie saine, élever leurs enfants, être heureux et aller au cinéma. J’ai envie, mais j’ai l’impression que les jeunes d’aujourd’hui ne veulent plus ça. Ils veulent se venger. » * « C’est Taubira qui a fait sortir l’un des frères Kouachi de prison. Il avait pris sept piges, elle l’a libéré au bout d’un an. En France, 30 % des peines de prison ne sont pas exécutées, c’est énorme ! La tôle ne résout rien, je suis d’accord, mais faut faire quoi ? Kouachi par exemple : fallait absolument le laisser sortir ? » * « Wolinski, dans les années soixante-dix, je me souviens d’un reportage, il était interrogé sur les musulmans en France, il disait : “Tout va bien se passer, l’intégration n’est pas un problème.” C’est

drôle de voir ça aujourd’hui… Personne Arthur Dreyfus est écrivain, n’a rien vu venir. Tout va très bien, réalisateur. Il est l’auteur de la madame la marquise. Le mois dernier, j’ai Synthèse du camphre (Gallimard, 2010) et d’Histoire de ma sexualité dit à Siné – que je connais – qu’il était un (Gallimard, 2014). bobo de gauche, le pire de tous. » › [email protected] * « Ce que les gouvernements ont réussi à endiguer en Éthiopie ou au Niger, ça revient en France : six mille excisions par an, dans nos cités ! » * « Moi, personne ne m’a jamais dit quoi faire – surtout pas mes copines. La mère de mes enfants, à l’époque, je pouvais partir deux semaines sur les routes, je revenais : elle ne me demandait pas où j’étais allé. C’était comme ça. » * « Il y avait ce village à côté de chez nous, dans le Tarn, sans aucun problème. Ils sont arrivés, petit à petit, et les gens sont partis. Et le mois dernier, on découvre dans le journal que sept gamins du village se battent en Syrie. Sept gamins, des petits Gaulois nés ici ! » *

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« La deuxième, la troisième génération, ils sont devenus reli- gieux… Dans les années soixante, la religion, ils s’en foutaient, les immigrés, c’était saucisson-pastis tous les soirs. Maintenant les jeunes, ils mangent halal, ils touchent plus à une goutte d’alcool ! On nous explique qu’ils ont l’impression de ne pas avoir d’identité, pas d’existence – alors qu’ils se choisissent une identité, à savoir la religion. Mais on leur a tout donné : un logement, une culture, une laïcité, de l’argent… Qu’est-ce qui n’a pas marché ? » * « C’est pour ça que moi, je dis qu’il n’y a pas de musulmans modé- rés. Il n’y a que des cellules dormantes. » * « J’ai lu deux fois le Coran, en français et en anglais, pour être sûr de bien comprendre. Mahomet – qui s’appelle Mohammed, ­d’ailleurs – épouse Aïcha lorsqu’elle a 6 ans, et couche avec elle quand elle en a 9. No comment. Ensuite, Mahomet est un combat- tant, pas un pacifiste. Dès le départ, il utilise sa religion à des fins militaires. Jésus a répandu sa parole pour propager l’amour, pas pour fonder une armée. » * « Contrairement aux livres sacrés qui te disent que l’homme naît mauvais et qu’il doit se corriger, moi je crois que l’homme naît bon, et que ce sont des cultures, des religions qui le rendent mauvais. » * « Un musulman, selon le Coran, doit convertir la terre entière à son culte. Nostradamus avait prédit que la troisième guerre mondiale opposerait l’islam au reste du monde. Il avait vu juste : c’est une troi- sième guerre mondiale. » * « Ma mère ne m’a jamais fait le moindre reproche, pas une puni- tion, elle m’a toujours tout donné : je n’en ai pas été malheureux pour

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autant. Aujourd’hui, à 60 piges, voilà que ma copine commence à vouloir me dire quoi faire ! On va voir ce que ça va donner… » * « J’aimerais ne pas avoir cette conversation – mais aujourd’hui, que tu sois noir, blanc, norvégien, africain, juif, plombier, n’importe quoi, tu es concerné par l’islam. Tu trouves ça normal d’être obligatoire- ment concerné par une religion qui ne te concerne pas ? » * « C’est vrai que les catholiques ont été intolérants. Je te l’accorde, il y a eu les croisades, l’Inquisition, mais justement, les protestants – c’est ma culture – ont toujours remis en cause leur dogme, en réflé- chissant au texte. Dans l’islam, t’as pas le droit de réfléchir au texte, c’est blasphématoire. » * « Quand mes enfants ont besoin de quelque chose, je paie. Un ordinateur, un billet d’avion, leur loyer : je paie. Le reste de la famille me déteste, il paraît que je les pourris. Merde quoi, à un moment je me suis dit : “Il n’y a rien qui me fasse plus plaisir dans la vie que de donner à mes enfants. Alors je ne vois pas pourquoi je m’en empêcherais.” » * « Il y a des choses que t’as le droit de dire uniquement si t’es socialiste. Quand Minute a publié le dessin de Taubira en singe, tout le monde a condamné, il y a même eu une peine de prison ferme. Personne n’a rappelé que Charb avait fait le même dessin ; comme il était de gauche, ça allait. Je suis contre le racisme, mais pourquoi lui a le droit de dessiner ça, et pas Minute ? J’avais envoyé une pétition à Charlie, aucune réponse. Je suis pour la liberté d’expression totale. » * « Jean-Marie, c’est un rigolo, il ne pense pas ce qu’il dit. C’est un provocateur professionnel : faut l’entendre parler, c’est un vrai tribun. Et quand même, il était dans la légion, c’est un type qui s’est battu pour la France. »

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* « Les médias nous répètent tout le temps : pas d’amalgames. Bah, là c’est pareil : Marine c’est pas son père. Elle est démocratique. La preuve, c’est que le Front national a le droit d’exister – légalement. » * « Président d’honneur ? Bon, c’est vrai que par rapport aux victimes de la Shoah, c’est difficile d’imaginer que le père reste président d’hon- neur. Je vais écrire à Marine pour lui dire qu’il faut qu’il parte. [Une pause.] C’est pas normal qu’il soit là. Je comprends que ça choque. » * « Désolé de te l’apprendre, mais le pire antisémitisme, il vient des Arabes ! Et en ce sens, le Front national est le meilleur rempart contre l’antisémitisme… C’est con à dire, oui, mais on en est là. » * « Ah bon ? Des candidats du Rassemblement bleu marine qui ont dérapé pendant les départementales ? J’ai pas vu passer ça – pour- tant ça m’intéresse. Antisémites, homophobes, racistes, les dérapages ? Vraiment ? » * « On peut les voir, ces tweets ? Sur Internet ? C’est pas bidon ? T’es sûr ? Ils ont vraiment écrit ça ? » * « C’est vrai que pour les homosexuels, ils sont cons. Pourquoi revenir sur des acquis ? En même temps, la Manif pour tous, c’était la France catho-UMP, pas trop FN. [Une pause.] Peste ou choléra si tu veux, mais si j’étais homosexuel, je préférerais vivre avec Marine qu’en Irak… Tu as vu ce qu’ils leur font en Irak ? Avec Marine, tu ne serais pas lapidé. » * « Il paraît que l’État français distribuait Charlie Hebdo dans les pays maghrébins pour embraser la situation. Si un jour on découvre que l’Ély- sée était derrière l’attaque – si ça sort –, c’est la fin de la démocratie. »

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* « Moi qui suis un vrai hippie, un beatnik, je me demande : “Pour- quoi j’en arrive à penser comme ça ? Je sais que ça me ressemble pas. J’en suis conscient. Pourquoi mes copains sont moins inquiets que moi ?” » * « Ce qu’on appelle la grande musique, je n’y crois pas. D’abord, le volume varie tout le temps et ça fonctionne toujours pareil : piano, trompettes, tambours… Je n’aime qu’une seule musique, c’est les Pink Floyd. Quand ils sont apparus, ça a été une révolution dans ma vie. » * « C’est vrai que mon défaitisme – mon alarmisme comme tu dis – n’est pas un programme d’avenir. Évidemment que j’ai envie d’aimer tout le monde, au fond. Parfois je me dis que si une génération a mal tourné, peut-être que la suivante inversera les choses. C’est l’avan- tage des intégristes : faut tellement être dingue pour se reconnaître là-dedans, même si t’es habitué à la violence, il doit y avoir un certain nombre de jeunes flottants qui ne peuvent être que dégoûtés par ça. » * « En France, il faut qu’un clown se pende. Je me bats contre cette idée. On peut être drôle et heureux. »

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CRITIQUES

LIVRES LIVRES Malraux derrière la caméra Alain Gouttman, le désastre › Michel Ciment de Sedan › Robert Kopp LIVRES L’accouplement selon LIVRES Jean-Didier Vincent Raymond Barre : le remède › Laura Bossi Régnier français ? › Henri de Montety LIVRES Les enquêtes de Roger EXPOSITIONS ­Chartier L’invention de l’intime › Michel Delon › Bertrand Raison

LIVRES DISQUES Vers un abêtissement Pierre Boulez, 90 ans, 135 CD ­irrémédiable › Jean-Luc Macia › Robert Kopp

LIVRES Morand entre Chardonne et Nimier › Stéphane Guégan LIVRES Malraux derrière la caméra › Michel Ciment

a bibliographie des études sur André Malraux est considérable. Il existe pourtant un domaine peu L abordé, celui du rapport de l’écrivain avec le cinéma. Jean-Louis Jeannelle vient de réparer cette carence avec deux livres magistraux Films sans images. Une histoire des scénarios non réalisés de La Condition humaine (1) et Cinémalraux. Essai sur l’œuvre d’André Malraux au cinéma (2). Le pre- mier dépasse même la personnalité du romancier. Tout en admettant en effet que le scénario est un genre hybride, ni œuvre littéraire ni film achevé, et que le test de sa qualité intrinsèque ne peut être établi qu’au moment de la pro- jection, Jean-Louis Jeannelle n’en revendique pas moins un statut pour ces œuvres « inadvenues », ces « inadaptations ». S’inspirant de la phrase de Benjamin Fondane « Ouvrons donc l’ère de ces scénarios intournables », il revendique une histoire invisible, « une histoire de films désirés mais res- tés à l’état de simples projets ». D’ailleurs, avant-guerre, les réalisateurs Abel Gance, Louis Delluc et Marcel L’Herbier n’hésitaient pas à publier leurs scénarios dans des revues et en particulier ceux qui ne devaient pas aboutir. Parmi les grands écrivains du siècle dernier, le cas de Malraux est singulier. Plus qu’aucun autre pays au monde, la France a vu le romancier et le dramaturge passer der- rière la caméra, comme Marcel Pagnol, Jean Cocteau, Sacha Guitry, Jean Giono, Jean Anouilh, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, ou connaître des adaptations plus ou moins réussies de leurs œuvres (Colette, François Mauriac, André Gide, Georges Bernanos, Georges Simenon, Marcel Aymé). Or des six romans de Malraux, un seul, l’Espoir, fut porté à l’écran et par Malraux lui-même sous le titre « Espoir, sierra

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de Teruel ». Réussite incontestable mais unique, ce film fut réalisé entre août 1938 et janvier 1939 et précurseur du néoréalisme italien, même s’il ne sortit qu’en 1945. Jean-Louis Jeannelle s’est attaché à examiner les multiples tentatives avortées du filmla Condition humaine. La première, et non la moindre, fut la collaboration de Malraux avec Eisens- tein qui aboutit à une continuité dialoguée de 35 feuillets, après la rencontre des deux hommes à Moscou au milieu des années trente. La disgrâce d’Eisenstein, dont le Pré de Béjine fut détruit, la suspicion autour du supposé « trotskisme » de Malraux et la gêne des Soviétiques face à l’évocation de l’échec de la révolution à Shanghai condamneront le projet. Jeannelle évoque ensuite l’adaptation par James Agee de la célèbre scène du préau où les révolutionnaires attendent d’être jetés dans la chaudière d’un train. Le futur scénariste de The African Queen et de la Nuit du chasseur, l’auteur de Louons maintenant les grands hommes publie en effet à la fin des années trente dans la revue Film dirigée par Jay Leyda, le grand historien du cinéma soviétique, un brillant traitement cinématographique de ce chapitre. Mais l’auteur se concentre en particulier sur les tentatives de l’après-guerre où cette fois les producteurs attachés à tourner les films sur place se heur- tèrent à la bureaucratie tatillonne des autorités chinoises. La plus importante de ces adaptations fut celle entreprise par Fred Zinnemann (Le train sifflera trois fois, Tant qu’il y aura des hommes) qui occupa sept ans de sa vie (1966-1973) et brisa sa carrière, la MGM, à laquelle il fit par la suite un procès, renonçant au film quelques jours avant le début du tournage. Des trois scénarios successifs de Jean Cau, John McGrath et Han Suyin, c’est à celui de cette dernière que s’attache parti- culièrement l’historien. Il cite pour évoquer le contexte dans lequel travaillait la romancière de Multiple splendeur une lettre à Zinnemann de novembre 1968 : « L’amélioration merveil- leuse des conditions de vie à la campagne, la grande avancée de ces trois dernières années permise par la Révolution culturelle sont des choses que nul ne peut nier. Personne n’a été tué. »

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Après cet échec, d’autres prirent le relais, dont Constantin Costa-Gravas en 1979 avec le concours de Lawrence Hauben (scénariste de Vol au-dessus d’un nid de coucou) puis de Jorge Semprún avec dans les rôles principaux Jane Fonda, Paul Newman et Richard Dreyfuss. Jean-Louis Jeannelle décrit la fascinante valse des prétendants : David Lean, Robert Wise, Jean-Pierre Melville, Henri Verneuil, Jean-Jacques Annaud, Richard Brooks, Francis Ford Coppola, John Huston et plus récemment – mais sans plus de résultat – Michael Cimino. La crise que traversa la production hollywoodienne face aux gros budgets au tournant des années soixante-dix ainsi que les arcanes du pouvoir à Pékin expliquent sans doute la mésa- venture de Zinnemann mais Jeannelle propose une explica- tion complémentaire : « C’est l’influence de l’art sur l’écriture romanesque de Malraux qui semble précisément en avoir rendu l’adaptation à l’écran plus délicate. » Malraux en effet emprunte par son style à la grammaire visuelle du cinéma : gros plan, panoramique, travelling, fondu enchaîné. Grand amateur de littérature américaine de John Dos Passos à William Faulkner (dont il préfaça Sanctuaire au début des années trente), il fut sensible à l’influence des films sur ces écrivains, influence qu’analysera plus tard Claude-Edmonde Magny dans l’Âge d’or du roman américain. Dans CinéMa- lraux, Jeannelle évoque l’étendue et la complexité du rapport de Malraux au cinéma, de l’essayiste d’Esquisse d’une psychologie du cinéma qui dialogue contradictoirement avec Walter Benjamin et du ministre de la Culture qui instaure en 1959 l’avance sur recettes permettant l’essor du film d’auteur. Même si le Malraux de l’après-guerre semble s’être éloigné de la fréquentation des salles obscures, son jugement reste lucide. Ainsi de la sélection de films français à Cannes en 1959 : « Le film de Truffaut,les Quatre Cents Coups, est bon, celui de Marcel Camus, Orfeu Negro, moins bon, celui d’Alain Resnais très bon », même si Hiroshima mon amour, contre l’avis de Malraux et sous la pres- sion du ministère des Affaires étrangères, fut finalement présenté hors du Palais du Festival pour ne pas froisser les États-Unis.

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Les multiples facettes de Malraux sont analysées avec les nuances nécessaires. Si le renvoi de Henri Langlois de la Ciné- mathèque française fut d’une grande maladresse, la situation de cette institution n’en était pas moins très préoccupante. S’il ne peut empêcher la stupide mesure de censure contre la Reli- gieuse de Rivette en 1967, il autorisa que le film représente la France à Cannes et soutint l’accès des Abysses, œuvre déran- geante de Niko Papatakis, à la compétition de ce même festi- val en 1963 contre l’avis du comité de sélection et ne put que regretter le rejet de La guerre est finie, par égard pour Franco. Accusé par Godard de « lâcheté profonde », Malraux est mon- tré par Jeannelle comme un être divisé entre sa fidélité à de Gaulle et les artistes et intellectuels de son temps. Malraux apparaît bien comme « l’auteur total » tel qu’il est défini par son exégète. Avec son filmEspoir , il s’affranchit des studios, des vedettes et des règles de tournage habituelles, annonçant les précurseurs de la Nouvelle Vague (Jean-Pierre Melville, Agnès Varda). Les Métamorphoses du regard de Clovis Prévost et Journal de voyage avec André Malraux de Jean-Marie Drot, réalisés pour la télévision, soulignent son intérêt pour le petit écran et promeuvent l’avènement du musée imaginaire dans l’enseignement. Son goût inattendu pour Drôle de drame de Marcel Carné et le Dernier Milliardaire de René Clair rap- pellent la veine farfelue de ses premiers écrits, Lunes en papier et Écrit pour une idole à trompe. Les deux ouvrages de Jean-Louis Jeannelle se présentent aussi comme un manifeste. Très long- temps, la problématique du rapport entre le cinéma et la lit- térature fut au cœur de la réflexion sur l’art. Aujourd’hui les philosophes ont remplacé la théorie littéraire de Gilles Deleuze à Stanley Cavell, de Jacques Rancière à Slavoj Žižek. Ce détour par Malraux est revigorant. D’ailleurs, comme Blaise Cendrars ou Antonin Artaud et bien d’autres écrivains, il voyait dans le scénario une forme littéraire en soi.

1. Jean-Louis Jeannelle, Films sans images. Une histoire des scénarios non réali- sés de La Condition humaine, Seuil, 2015. 2. Jean-Louis Jeannelle, Cinémalraux. Essai sur l’œuvre d’André Malraux au cinéma, Hermann, 2015.

JUIN 2015 JUIN 2015 141 LIVRES L’accouplement selon Jean-Didier Vincent › Laura Bossi Régnier

ans Biologie des passions (1), Jean-Didier Vincent nous avait instruits sur les humeurs qui baignent D notre cerveau et régissent nos émotions, défendant la vision d’un cerveau « mouillé » contre les approches qui réduisent cet organe complexe à un ordinateur ou à une cen- trale électrique. Dans Casanova (2), il avait décrit les maladies vénériennes qui ponctuent la carrière de son héros, signant en même temps des phases critiques de sa vie spirituelle. La Chair et le diable (3) abordait de manière originale le problème du mal, par une analyse des « processus opposants » qui gou- vernent les addictions, aux drogues comme au sexe (on en conseillera la lecture aux toxicomanes et aux « libertins »…). Dans des ouvrages moins connus, Si j’avais défendu Ève (4) ou encore les délicieux Mémoires apocryphes de Thérèse Rous- seau (5), l’auteur avait montré une rare compréhension de l’âme féminine et de la diversité des sexes. Arrivé à la sagesse et armé d’une expérience théorique et pratique certaine, il entreprend aujourd’hui d’explorer la biologie du couple (6). Le plus intéressant de l’ouvrage est peut-être le « bes- tiaire d’amour » illustrant la fabuleuse diversité des mœurs sexuelles des animaux. La description par Remy de Gour- mont de la sexualité de la cantharide, ou le passage de Jean- Henri Fabre sur l’invention du baiser par les scorpions du Languedoc sont des pépites littéraires. Surtout, la variété des espèces traitées est réjouissante ; si dans ses précédents travaux l’auteur dissertait surtout sur les rats (animaux chtoniens habitués des laboratoires de neurobiologie) et les

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singes (on se souvient notamment de sa psychanalyse auprès de Nénette, la célèbre orang-outan du Jardin des Plantes), il nous surprend par son empathie pour des créatures plus ingrates, comme le cafard, le poulpe, le scarabée royal (« le Michel-Ange de l’excrément »), l’araignée monogame des déserts du Mexique, les poissons transsexuels, les crapauds doués d’une ardeur opiniâtre ou les oiseaux monogames, démentant la justesse du mot « volage » à leur propos. On regrettera que l’auteur n’ait pas pris connaissance de l’ouvrage classique de Wilhelm Bölsche, Das Liebesleben in der Natur (1898), non traduit en français, où ce darwiniste inspi- rateur de Freud avait notamment décrit dans un style lyrique la copulation cloacale de l’ornithorynque, ce qui lui avait dicté des réflexions sur la pédérastie comme signe d’atavisme… Plus sérieusement : les pages sur la représentation du monde de l’animal, suivant notamment Jakob von Uexküll, et l’exploit de « rendre leur subjectivité aux invertébrés » doivent être salués, comme l’analyse très pertinente du « sexe », qui étymologiquement vient de « séparation », du plaisir comme « monnaie commune » de nos comporte- ments, ou de « l’évolution sentimentale » qui serait déjà à l’œuvre chez les poissons. Au chapitre des mammifères, introduit par un extrait évo- cateur des Seins de Ramón Gómez de la Serna faisant l’éloge des mamelles et ponctué par un rappel des Affinités électives de Goethe, nous retrouvons des thèmes chers à l’auteur (« en matière de désir, l’homme est un rat » ; « la dopamine est l’âme du couple désir-plaisir » ; « l’importance de l’acte copu- latoire dans l’établissement de la relation monogame », etc.) ; mais nous apprenons aussi que les loups s’embrassent sur la bouche et que les orangs-outans n’ont pas l’esprit de famille. Avec l’humanité, « un monde nouveau s’installe sur la terre ». Le désir est confronté à la pensée. De quoi oublier le sexe et ses rudesses organiques pour parler enfin d’amour. Le désir s’habille de sentiments, l’amour ouvre la voie qui mène

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à la révélation de la beauté (« création pure du cerveau », selon notre auteur). De longs développements sont consacrés au couple et à l’amour aux temps préhistoriques. Bien qu’un peu troublés par des allers-retours entre des thèmes aussi disparates que la sexualité des singes et les déesses mères, ou la cuisine paléolithique et le génome néanderthalien, nous suivons avec plaisir ces promenades au long desquelles nous apprenons comment l’empathie « explose dans l’amour » et fait le lit de la monogamie, et comment l’apparition du lan- gage, que les philosophes bornés considèrent comme le pro- duit de la raison, est étroitement liée à la compassion. On revient à la question du départ, celle du couple et du mariage. Et si l’auteur nous confie d’entrée de jeu que la tâche est « au-delà de [ses] forces et de [ses] compétences », il aborde néanmoins avec un sens de l’humour certain les thèmes de la pratique conjugale comme contrôle de la sexualité, de la révolution sexuelle au XXe siècle entraî- nant les craquements du modèle « mariage-institution », du mariage homosexuel, de la recomposition des rituels liés à la formation de couples affranchis de la parenté, des ambiguïtés de la notion de « genre », et de l’importance du couple humain comme structure élémentaire du rapport à autrui. Il présente aussi les analyses de certains cognitivistes qui prétendent « naturaliser l’esprit » et qui n’aboutissent souvent qu’à une collection de clichés. Un dernier chapitre permet à l’auteur de revenir sur ses pas, et de terminer avec une apologie (tiède) de l’amour conjugal. En dépit de la guerre des sexes, l’homme et la femme seraient « program- més pour l’amour de l’autre ».

1. Jean-Didier Vincent, Biologie des passions, Odile Jacob, 1999. 2. Jean-Didier Vincent, Casanova, la contagion du plaisir, Odile Jacob, 2011. 3. Jean-Didier Vincent, la Chair et le diable, Odile Jacob, 1996. 4. Jean-Didier Vincent, Si j’avais défendu Ève, épouse Adam, Plon, 2001. 5. Jean-Didier Vincent, Désir et mélancolie. Les mémoires apocryphes de Thérèse Rousseau, Odile Jacob, 2006. 6. Jean-Didier Vincent, Biologie du couple, Robert Laffont, 2015.

144 JUIN 2015 JUIN 2015 LIVRES Les enquêtes de Roger Chartier › Michel Delon

l y a quatre ans, Roger Chartier nous a offert un polar bibliographique, incroyablement érudit, à la I recherche d’une comédie, inspirée par Cervantès, peut-être écrite par Shakespeare, irrémédiablement perdue et pourtant jouée sur les scènes anglaises et américaines : Cardenio entre Cervantès et Shakespeare (1). Il concluait à la malléabilité des textes, qui ne cessent d’évoluer au fil des traductions d’une langue à l’autre et des adaptations d’un genre à l’autre. Il poursuit sa réflexion sur les méta- morphoses des œuvres dans ce recueil dont le titre inverse ironiquement la hiérarchie attendue entre l’esprit du créa- teur et la main du typographe. Il commence par rappe- ler le devoir de relativité pour juger de faits qui semblent transhistoriques. Les poéticiens ont voulu déterminer un protocole de description des œuvres littéraires, les philo- sophes énoncer des invariants anthropologiques : Roger Chartier pense à Seuils de Gérard Genette et à la Mémoire, l’histoire et l’oubli de Paul Ricœur. Or il suffit d’examiner les préliminaires des éditions de Don Quichotte de 1605 et de 1615 pour voir apparaître le roi, le censeur, l’impri- meur et ses typographes et que se perde le lexique soigneu- sement établi par Gérard Genette à partir de cas du XIXe et du XXe siècle. On peut pareillement se plonger dans tel épisode de Don Quichotte où Sancho tente de rapporter une histoire qu’il a entendue dans la bouche de Quichotte et à laquelle il substitue un récit de son cru, fait de pro- verbes empruntés à une mémoire sociale, une culture par-

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tagée. Mais ce que son maître lui-même invente est fait de souvenirs de lectures. Les oppositions entre la mémoire et l’oubli, entre le particulier et le collectif échappent à toutes les simplifications qu’opère une analyse anhistorique. Nous vivons sur une définition du livre à partir des caté- gories de l’individualité, de l’originalité et de la propriété, qui ont été établies au XVIIIe siècle et sont entrées ensuite dans les différents droits nationaux, mais auxquelles sont irréductibles les anciennes pratiques de transmission orale et de copie manuscrite. Longtemps les traductions ont été des adaptations et des transformations. La diffusion de la Breví- sima Relación de la destrucción de las Indias de Bartolomé de Las Casas est exemplaire à cet égard. La dénonciation de la brutalité coloniale, publiée en 1552 par le dominicain, est un appel au roi très chrétien pour rétablir le sens religieux de la conquête. Mais quand le texte est traduit en néerlan- dais et en français en 1578 et 1583, puis en latin en 1598, accompagné de gravures, il devient une arme anticatholique entre les mains des réformés. Quand il paraît à Venise en 1626 ou à Barcelone en 1646, il sert contre l’Espagne la cause des Vénitiens et des Catalans. En 1656, il devient The Tears of the Indians en pendant à The Tears of Ireland. À la fin du XVIIe siècle, la Très brève relation de la destruction des Indes peut être lue comme un récit de voyages, comme tous ceux que l’époque compile. Un siècle plus tard, Las Casas est changé en prophète des révolutions américaines et sa relation en argument pour les combattants de l’indé- pendance. Est-ce à dire que les textes n’ont pas de sens et peuvent être livrés à toutes les interprétations ? La leçon de l’historien est au contraire que le sens se construit dans une situation historique précise et doit être rapporté aux objets concrets qui le portent. À l’heure où l’informatique bouscule nos habitudes de lecture, à l’heure où certaines maisons d’édition cherchent à faire l’économie des préparateurs de copie et des correcteurs,

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les enquêtes de Roger Chartier (2) sont un bel hommage au livre, à sa typographie, à sa réalisation matérielle et à la philologie. La ponctuation n’existait pas sur les inscriptions lapidaires, elle disparaît des SMS actuels. Elle est pourtant une des façons dont nous pouvons aujourd’hui entendre encore des acteurs d’il y a trois cents ou quatre cents ans, dont nous pouvons sentir leur respiration et leur présence physique sur scène. L’auteur s’efface souvent dans la diffu- sion de nouvelles qui font le buzz, l’histoire de l’invention de l’écrivain au XVIIIe siècle est d’autant plus passionnante à travers la mise en scène de la biographie des auteurs et des portraits qui ouvrent la collection de leur œuvre. On pourra prolonger ces analyses par la lecture des cata- logues de deux belles expositions qui ont eu lieu à Paris au début de l’année autour de l’objet livre : à la Fondation Calouste Gulbenkian et à l’École nationale des Beaux-Arts. Ils montrent comment les artistes d’hier et d’aujourd’hui, plasticiens et cinéastes, appréhendent le codex, en déploient les pages, les réduisent en confettis, en dérangent les ali- gnements ou se laissent fasciner par les myriades d’insectes typographiques. Ils s’intitulent respectivement : « Pliure. Prologue (la part du feu) » et « Pliure. Épilogue (La biblio- thèque, l’univers) » (3). Il dépend de nous que le livre ne soit pas seulement un sujet d’étude pour les historiens et un motif de manipulation pour les artistes.

1. Roger Chartier, Cardenio entre Cervantès et Shakespeare, Gallimard, 2011. 2. Roger Chartier, la Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur. XVIe-XVIIIe siècle, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2015. 3. Paolo Pires do Vale (commissaire), Pliure. Prologue (la part du feu), Fonda- tion Calouste Gulbenkian Délégation en France, 2015 et Dominique Gonzalez- Foerster, Paulo Pires do Vale (dir.) Pliure. Épilogue (la bibliothèque, l’univers) Beaux-Arts de Paris les éditions, 2015.

JUIN 2015 JUIN 2015 147 LIVRES Vers un abêtissement irrémédiable › Robert Kopp

nutile Cassandre, Alain Bentolila, depuis trente ans voire plus, nous prévient à chaque nouvelle réforme I de l’enseignement en matière de langue : nous aggra- vons la situation au lieu de l’améliorer, nous franchissons une nouvelle étape sur le chemin de la crétinisation. Pourquoi ? Parce que toutes les réformes ont eu et auront pour corollaire un appauvrissement de la langue au niveau du lexique, de la syntaxe, de la rhétorique. Et comme il n’existe pas de pensée en dehors des cadres linguistiques – nous le savons pourtant depuis Platon et Aristote –, cet appauvrissement continu conduit fatalement vers un abêtissement irrémédiable. À vouloir vivre d’après l’évangile selon Rousseau et Bourdieu, nous remonterons bientôt dans les arbres et nous déplace- rons à quatre pattes. En attendant, la seule chose qui pro- gresse, c’est l’illettrisme. Qu’il constitue le principal handicap à une insertion sociale réussie, même Emmanuel Macron, le ministre de l’Économie, vient de le proclamer, avant d’être obligé de s’excuser d’avoir appelé un chat un chat. De l’illettrisme en général et de l’école en particulier (1) fut un des premiers cris d’alarme de Bentolila, qui en a lancé depuis beaucoup d’autres, en pure perte. En voici les plus terrifiants : Tout sur l’école (2), le Verbe contre la barbarie (3), la Langue française pour les Nuls (4) et, enfin, le dernier en date, désespérant, Comment sommes-nous devenus si cons ? (5) « De mensonges en manipulations, de complaisances en lâchetés, notre intelligence collective se délite jour après jour. Et pendant ce temps-là les zélateurs d’une moder- nité triomphante célèbrent stupidement l’avènement d’un

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« monde nouveau » assujetti à la proximité et à l’immédiat, résigné à l’imprécision, soumis au prévisible, abandonné au consensus mou, séduit par le repli communautaire et dominé par la peur de l’autre. » Aucun des livres de Bentolila n’a fait l’objet d’une réfu- tation, bien au contraire, plusieurs d’entre eux ont été cou- ronnés, par l’Académie française, cela va presque sans dire, mais aussi par France Télévisions. C’est pourtant bien la télévision qui est une nouvelle fois pointée du doigt comme la principale machine à décerveler, privilégiant systémati- quement le prévisible, usant d’une langue appauvrie et fau- tive, « et votre cerveau affaibli est vendu aux annonceurs ». Ce ne sont pas là de simples affirmations : Alain Bentolila, en linguiste consciencieux, s’appuie sur de nombreux tests et d’innombrables enquêtes. Ce sont ensuite les politiques qui sont visés : « À force qu’ils nous prennent pour des cons, nous avons fini par les croire. » Il suffit d’étudier leur syntaxe pour se rendre compte à quel point ils nous « enfument ». Deux fois plus de tournures passives que dans un discours normal : « Tous les efforts seront faits pour que la démocratisation de l’école devienne une réalité » (ministre de l’Éducation, 2012). Quels efforts, par qui, quand ? Que veut dire « démocra- tisation » ? « Vous n’aurez sans doute pas le mauvais esprit d’interroger ainsi le ministre ! » Non seulement la plupart des politiques usent d’une langue réduite à cinq cents mots, mais ils s’efforcent en plus de les employer de façon si peu précise qu’ils ne signifient plus rien. Ainsi, la « démocratisation » du système scolaire – pour en rester à cet exemple – ne vise pas à garantir au plus grand nombre l’accès à une culture commune. Non, il s’agit simplement de décréter « artificiellement un taux élevé de réussite au seul examen que l’on ait conservé » ou encore de « fonder une plus grande égalité des chances en suppri- mant les apprentissages, certes laborieux, mais nécessaires à

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la maîtrise de la lecture, de l’écriture et de la parole ». De réforme en réforme, l’inculture grandit et l’esprit critique diminue. Or quand le savoir fait défaut, les croyances pros- pèrent et avec elles tous les fanatismes. Parlant du système scolaire – de l’école primaire surtout et du collège –, les mots qui reviennent le plus souvent sous la plume d’Alain Bentolila sont « faillite », « désastre », « capitulation ». La situation est d’autant plus grave que tout le monde sait que seule une bonne maîtrise de la langue permet aux individus de se construire et de s’insérer dans une société. La nôtre est de plus en plus à deux vitesses, très inégales : une élite de technocrates commandant à une masse informe de consommateurs. Est-ce vraiment le sens que nous donnons au mot « démocratie » ? C’est oublier aussi que l’incapacité de s’exprimer, de lire et d’écrire, de communiquer avec autrui est génératrice de violence.

1. Alain Bentolila, De l’illettrisme en général et de l’école en particulier, Plon, 1966. 2. Alain Bentolila, Tout sur l’école, Odile Jacob, 2004. 3. Alain Bentolila, le Verbe contre la barbarie, Odile Jacob, 2004. 4. Alain Bentolila, la Langue française pour les nuls, First Éditions, 2012. 5. Alain Bentolila, Comment sommes-nous devenus si cons ?, First Éditions, 2014.

150 JUIN 2015 JUIN 2015 LIVRES Morand entre Chardonne et Nimier › Stéphane Guégan

uitte à jouer avec le feu, autant être deux. Le jeu et l’amitié y gagnent, la flamme aussi. La paru- Q tion simultanée du deuxième volume de la cor- respondance entre Paul Morand et Jacques Chardonne (1) d’une part et Roger Nimier (2) de l’autre, par leurs reflets et leurs écarts, confirme cet axiome : les vraies passions ne se vivent pas à trois, elles sont plus exclusives, plus cruelles, et donc plus belles. Si liés soient-ils, Morand et Chardonne s’écrivent d’abord pour faire œuvre, et accessoirement se faire justice. Le modèle avoué, c’est Chateaubriand et ses Mémoires d’outre-tombe, jusqu’au processus de publication qu’ils imaginent pour ce monument littéraire où leurs choix idéologiques et esthétiques, fièrement à contre-­courant, ren- contrent le meilleur de la génération montante. Dès 1957, Nimier, l’un des jeunes Hussards auxquels nos deux « épu- rés » doivent une ultime montée de sève et de style, a com- pris l’importance de ce « journal par lettres, mi-improvisé,­ mi-préconçu ». S’étonner qu’ils y fassent assaut de formules sidérantes ou d’analyses approfondies, au gré de longues et régulières missives, ce serait ignorer la nature même de leur projet. Rien de tel entre Morand et Nimier, que trente-sept ans séparent mais que tout rapproche, le besoin de séduire et l’ivresse des bolides, les passions droitières et l’amour tenace du plaisir. L’espèce de lien filial qui se noue très vite entre eux exclut les développements de l’exercice mémo- riel. Au contraire, ils rivalisent de brièveté, de drôlerie, de truculence et de provocation, comme si la force de ce qui

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les unit s’éprouvait prioritairement dans ce mélange d’inso- lence et de tendresse dont ils sont les gardiens joueurs et jaloux. D’une correspondance à l’autre, l’échange épisto- laire a donc changé de sens. Elles appellent, par conséquent, une lecture croisée. Le 21 juin 1950, lettre inaugurale à plus d’un titre, Morand prend date avec Nimier et le destin qu’il lui assigne : « Vous êtes parti pour de bon. Le Grand d’Espagne est excellent. Vos victimes tombent, sans souffrir, de deux idées dans la nuque. Je prie pour que vous continuiez dans cette ligne droite […] car je mise sur vous et ne veux pas perdre. » La réponse de Nimier fait déjà entendre la conscience de ses obligations à l’égard du grand homme qui, exilé en Suisse et familier du Crillon, a été l’ami de Proust, a secoué la langue française dans les années vingt, a publié l’Homme pressé sous l’Occupation et affirmé alors ses convictions politiques de « Munichois » anticommuniste. Pour le jeune auteur des Épées et du Hussard bleu, le décevoir reviendrait à déchoir, d’autant plus qu’il s’est promis de ne plus publier de roman avant 1960… Les dix années à venir, il va pourtant les rem- plir avec profit et panache. La république des lettres au sor- tir de la guerre n’a pas bonne mine, divisée qu’elle est par la rage inquisitrice ambiante. Hormis Breton et les gaullistes, en désobéissance ouverte à l’égard du Parti communiste, le clergé d’alors emprunte la voix de Sartre et d’Aragon, pour s’en tenir aux plus talentueux ténors de l’art « responsable » et « utile ». Quant aux journaux et aux revues, c’est la messe quotidienne. On relira à ce propos la nostalgique préface de Mon siècle (Quai Voltaire, 1993), où Bernard Frank a réuni ses chroniques des années 1952 à 1960, véritable âge d’or aux yeux de ses anciens combattants. Nimier n’a pas eu le temps d’en être, la mort l’a cueilli avant. Toute une légende, on le sait, continue à se nourrir du grand fra- cas métallique de son Aston Martin. L’accident du 28 sep- tembre 1962, d’une fatalité simplificatrice, a donné un

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visage angélique, entre Alain-Fournier et Radiguet, à celui qui ne fut pas seulement une tête folle parmi tant d’autres. Si Morand rend hommage à « l’enfant triste » en 1962, après lui avoir renouvelé sans cesse les marques de dévo- tion tant qu’il était de ce monde, leur correspondance nous montre aussi l’agitateur des médias et du cinéma, l’éditeur saisi d’« ubiquitisme » qui va servir la relance de Gallimard à partir de la fin 1957. Si Paulhan assure alors les arrières et apporte sa caution morale aux écrivains les plus controversés de la maison, de Céline à Morand, en les publiant dans la « NRF », Nimier sert cette politique de réintégration avec un sens plus déve- loppé du nouvel espace médiatique et des perspectives du livre de poche. Il travaille au regroupement éditorial des deux grands aînés, et à leur présence, quelle qu’elle soit, dans le ciel parisien. Lors du fameux échec académique de Morand, en mai 1958, il en dévoile les ressorts politiques, étrille les intrigants et, contre l’avis de Georges Wildenstein, fait de la revue Arts le fer de lance d’une croisade moran- dienne. Il l’encourage même à faire témoigner les « juifs NRF » au sujet des années de l’Occupation… Chardonne, de son côté, est plus partagé envers cette nouvelle cour qu’il a vu se resserrer autour de Morand et de lui-même. Certes, plus souvent parisien que son compère de Vevey, malgré sa légende de solitaire charentais, il se mêle d’orches- trer leur regain de popularité. « Ultra de l’indifférence », la belle formule que Pol Vandromme lui accole en 1961, ne se comprend qu’au regard du contexte sartrien qu’elle fus- tige. Il n’y a pas plus vigilant que ce faux impassible dont les lettres, magnifiques, passent de la vacherie spirituelle au conseil avisé. Face au succès de Morand, et à « l’incroyable jeunesse » de ses derniers livres, son enthousiasme de façade trahit néanmoins un peu d’amertume. Dans l’admiration des Hussards, la première place lui échappe. Même André Fraigneau, qu’il juge durement à l’occasion, lui enlève une

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part de son prestige auprès des « jeunes ». Nimier, en par- ticulier, ne lui est pas assez dévoué. Aussi Chardonne a-t-il souvent des sorties sévères au sujet de ce cadet trop excen- trique, que Blondin et Haedens tiennent sous leur coupe. Et la lettre que lui adressa Morand, à la mort de Nimier, n’était pas de nature à le rassurer sur les sentiments de l’épis- tolier anéanti par la catastrophe : « Il était ma liaison avec la jeunesse, avec la vie, les éditeurs, les journaux, les films […] me voilà rejeté dans la vieillesse, dans la solitude. » Le Demi-jour (1964) de Chardonne affirmera, très juste : « Avant 1944, c’est l’époque qui triomphe chez Morand ; après 1944, il triomphe de 1944. » Mais cette victoire sur le destin, au lendemain de « l’accident », perdit l’éclat des années Nimier.

1. Paul Morand et Jacques Chardonne, Correspondance II (1961-1963), édition présentée, établie et annotée par Philippe Delpuech, Gallimard, 2015. 2. Paul Morand et Roger Nimier, Correspondance (1950-1962), édition présen- tée, établie et annotée par Marc Dambre, Gallimard, 2015.

154 JUIN 2015 JUIN 2015 LIVRES Alain Gouttman, le désastre de Sedan › Robert Kopp

our certains historiens, la révolution française est loin d’être terminée. Ils estiment que la France vit P toujours dans un état de guerre civile larvée, dont l’une des dernières péripéties aura été l’affrontement entre collaborateurs et résistants. Une grille de lecture qui peut s’appliquer à la plupart des conflits des deux siècles passés. C’est d’elle que se sert Alain Gouttman, grand amateur du Second Empire récemment disparu, pour analyser le désastre de Sedan (1), préfigurant à ses yeux la débâcle de 1940. Il avait étudié auparavant une autre catastrophe du règne de Napoléon III, la guerre du Mexique (2), mais aussi ce qui passe pour être une victoire – trop chèrement payée, hélas ! –, la guerre de Crimée (3). Trois contributions très personnelles à l’histoire politique et militaire du Second Empire. En effet, pense Alain Gouttman, si Bismarck a eu raison de la France en 1870, c’est que ses desseins étaient « favorisés » par « la grande déchirure historique » de 1789, qui « tantôt sourdement, tantôt violemment, [...] n’aura cessé – jusqu’à quand ? – de dresser les Français les uns contre les autres ; d’une part ceux de l’ancienne société, rurale, paysanne et religieuse, et d’autre part ceux de la société moderne, cita- dine, industrielle et laïque ». Saint-simonien, donc homme de gauche, rêvant d’une relation privilégiée et directe avec le peuple – le monde paysan et ouvrier –, mais obligé de gou- verner avec la bourgeoisie capitaliste, Napoléon III n’a cessé de faire évoluer un système politique autoritaire vers un sys- tème libéral. Or le peuple ne lui sut aucun gré de son amour pour lui, manifesté par exemple dans un discours prononcé à Auxerre en mars 1866 : « C’est parmi les populations labo- rieuses des villes et des campagnes que je trouve le vrai génie

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de la France. » Cette profession de foi, en revanche, lui aliéna une partie de la bourgeoisie, comme en témoigne la réaction d’un Ludovic Halévy : « Impossible d’insulter plus clairement et plus directement toute la partie intelligente d’une nation. Il est parmi les ouvriers et les paysans, le vrai génie de la France, parmi les ignorants et les imbéciles ! Le vrai génie n’est pas parmi nous. Il est parmi ceux qui ne savent ni lire ni écrire, qui obéissent à leur curé, à leur garde champêtre ou à M. Havin, directeur du journal le Siècle, moniteur officiel des cabarets. » C’est bien à deux France que nous avons affaire, de plus en plus ouvertement dressées l’une contre l’autre. Au cours de son règne, Napoléon III se les aliéna progressivement toutes deux, si bien qu’à la veille d’une guerre dont il ne voulait pas, l’empereur se trouvait totalement isolé. Son entourage en revanche, à commencer par l’impératrice, poussait à la confrontation avec l’Allemagne, « par peur de la guerre civile », mais aussi dans l’espoir d’asseoir par une guerre victorieuse la légitimité du pouvoir qui devait échoir dans un avenir prévisible au prince Napoléon. Malgré une propagande effrénée en faveur de la guerre, l’enthousiasme populaire était bien moindre que ne voulut le croire le parti de la guerre et la France était loin d’être prête militairement. De rares voix le disaient pourtant. Ainsi Plichon, le ministre des Travaux public, à l’issue du Conseil du 13 juillet 1870 : « Entre vous et le roi de Prusse, Sire, la partie n’est pas égale : le roi peut se permettre de perdre plusieurs batailles, tandis que pour vous, Sire, la défaite, c’est la révolution. » Or la Commune, qui suivit la débâcle, fut bien plus qu’une révolution : un des épisodes les plus sanglants de la guerre civile française.

1. Alain Gouttman, la Grande Défaite, 1870-1871, Perrin, coll. « Pour l’his- toire », 2015. 2. Alain Gouttman, la Guerre du Mexique, 1862-1867, Perrin, 2008, coll. « Tempus », 2011. 3. Alain Gouttman, la Guerre de Crimée, 1853-1856, Perrin, 2003, coll. « Tem- pus », 2006.

156 JUIN 2015 JUIN 2015 LIVRES Raymond Barre : le remède français ? › Henri de Montety

est la quadrature du cercle, pour paraphraser l’intéressé, qui se qualifiait lui-même d’esprit C’carré dans un corps rond. Courtois, poli, déplorant le port du pantalon par les femmes (mais pas macho), vouvoyant son épouse, prati- quant le baisemain, Raymond Barre frappait aussi avant d’entrer dans le bureau d’un collaborateur. C’était même à cela qu’on le reconnaissait à Matignon. Sans oublier qu’il rédigeait lui-même ses discours. Un homme à l’ancienne. Cohérence et contraste : par ses lectures (économiques), il avait « un quart de siècle d’avance », d’après Jean-Claude Casanova. Diplômée de Sciences Po, Christiane Rimbaud (1) n’a pas de mal à mettre en marche la machine à thèse- antithèse. Parcours atypique, en dépit de son allure de « notable provincial ». Capacité d’écoute, malgré son « image professorale ». Goûts artistiques éclectiques, nonobstant sa « réputation de classicisme bon teint ». Un homme libre. Au point que sa biographe lui permet un peu tout : « fidèle à lui-même », il répond qu’il sera libre dans six mois. D’autres fois, elle loue sa rapidité d’action. D’ailleurs, peut-être n’est-elle pas dupe, si elle souligne que la naïveté de Raymond Barre « se doublait de rouerie, parce qu’il n’hésitait pas à en jouer » (dixit François Bay- rou). Il était un « gaulliste libéral » au-dessus des partis. Fort bien. Mais Libération qualifiait son réseau d’associa- tions et de clubs de « stratégie de l’araignée ».

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Raymond Barre, c’est la vieille France version compéti- tive. En ce temps-là, on parlait d’économie, pas de finances. En septembre 1980, il écrivait dans la « très sérieuse Revue des Deux Mondes » que le déficit budgétaire français était le plus faible parmi les nations développées, que les réserves d’or avaient été multipliées par quatre. Et que la libérali- sation de l’économie ouvrait la voie à la productivité et à la compétitivité. L’endettement, faut-il le souligner, était encore de 20 % du PIB. Mais on commençait à s’éloigner d’un temps révolu dont les principes étaient le plan et la comptabilité nationale. (Le soft power de l’époque, c’était la planification soviétique.) Barre voulait-il vraiment en sor- tir ? En 1986, il reprochait à Jacques Chirac d’avoir adopté une « logique financière » plutôt que socio-économique. Dans son sillage, la biographe évoque régulièrement le modèle allemand, opposé aux errements du Royaume-Uni. Entre l’économie et la finance : est-ce seulement une ques- tion de langage ? Dans son deuxième « plan » pour l’Eu- rope, Raymond Barre proposait « une union économique et monétaire », un vaste espace de « libre circulation pour les capitaux, les biens, les services et les personnes ». Tout cela est bien moderne. Pourtant, de cette biographie émane un certain parfum suranné. Ce n’est qu’à la fin que l’on voit apparaître des formulations familières comme « l’arc médi- terranéen ». Welcome la com’ : on change d’époque. Raymond Barre vivait au temps des westerns : celui des jurons et du devoir. Et celui des institutions stables, notam- ment dans le domaine culinaire (voir la litanie des grands restaurants lyonnais p. 308). Les temps ont changé. Pourquoi, par exemple, reproche- t-on à François Hollande ce que l’on est prêt à louer chez Raymond Barre ? Ou, avec la distance, est-on tenté d’idéa- liser Raymond Barre ? Ou alors Barre était-il un Hollande compétent ? En 1980, le budget et le commerce extérieur étaient équilibrés. La crise, en revanche, provoquait l’infla-

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tion et le chômage (en 1978, le Premier ministre prévoyait pour l’année suivante « un ralentissement de la progression du nombre de demandeurs d’emploi »). On apprend que Barre a eu un regret : la faiblesse de l’investissement produc- tif. Hollande a-t-il lu le livre ? Il vient de lancer un fonds (autrefois, on aurait dit un « plan ») d’investissement de 500 millions d’euros pour les PME. Mais l’auteur s’inter- dit toute référence au présent, si ce n’est dans une note à la page 470, où elle remarque une « singulière actualité » quand Raymond Barre affirme que s’adapter à la globalisa- tion, ce n’est pas seulement augmenter les cotisations et les impôts, mais aussi diminuer les dépenses publiques. Pour Jean Boissonnat, le message barriste était le sui- vant : « Le monde a changé et nous ne pouvons plus vivre comme avant. » Pas sûr que Raymond Barre fût véritable- ment prêt à se passer du monde ancien, même lorsqu’il fre- donnait, dans les années soixante : Que sera sera… Certes, il affirmait se laisser guider par le hasard. Son monde, en quelque sorte, était celui de la stabilité et de l’imprévisibi- lité. Thèse-antithèse : le nôtre, hélas, n’est-il pas exactement le contraire ?

1. Christiane Rimbaud, Raymond Barre, Perrin, 2015.

JUIN 2015 JUIN 2015 159 EXPOSITIONS L’invention de l’intime › Bertrand Raison

exposition du musée Marmottan menée sous la houlette de Nadeije Laneyrie-Dagen et de Georges L’ Vigarello entraîne le visiteur dans un parcours pas- sionnant. D’abord parce que l’on ne se borne pas à suivre stricto sensu le motif de la toilette dans les limites de sa seule iconographie. Et ensuite parce que l’exploration de ce thème développé sur la longue durée, du XVIe au XXe siècle, per- met une approche diversifiée, à la fois anthropologique et sociale, du sujet. Approche stimulante qui tient sans doute à la complémentarité des deux commissaires, respectivement une historienne d’art et un historien philosophe. Afin de pré- server l’apport tonique de ce tandem, on se gardera bien de cantonner leur proposition dans le seul cadre d’un récit de la propreté à travers les âges car celle-ci n’est qu’un prétexte, un alibi pour raconter la lente évolution de l’intime qui va de pair avec le cheminement parallèle et tout aussi progressif de l’individualisation. En effet, prendre le chemin de la salle de bains relève aujourd’hui d’un acte banal, mais cela n’a pas toujours été le cas. Si l’on considère la Vénus au miroir (école de Fon- tainebleau, anonyme, fin XVIe siècle) et Marthe à sa toilette (1919) de Pierre Bonnard, les deux tableaux ne sont pas seu- lement séparés par trois siècles mais ils s’opposent par rapport à l’espace qu’ils figurent, aux corps qu’ils montrent et aux gestes qu’ils esquissent. Le peintre de la Renaissance installe son modèle dans un lieu indéterminé ouvert sur l’extérieur. La déesse en sa nudité mythologique se contemple, et les quelques objets sur sa droite (vase, linge, peigne) indiquent de manière allusive la mise en scène de sa beauté, la parure pre-

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nant le pas sur l’ablution proprement dite. En revanche, avec Bonnard tout change. Marthe se trouve dans une pièce close, le nu académique a cédé la place au nu quotidien. Quant au mobilier, lavabo, baignoire, il ne laisse plus planer aucune ambiguïté sur le genre d’activité auquel se livre Marthe. Entre ces deux moments, le changement nous paraît simple, pour- tant il dépend d’une transformation profonde des mentalités que les siècles vont patiemment orchestrer. De plus, ce trajet n’a rien de linéaire puisque l’eau aux XVIe et XVIIe siècles génère une telle méfiance que l’on préfère de loin la toilette sèche aux méfaits de ce liquide soupçonné d’être un vecteur de maladie. « L’eau, signale le catalogue (1), rare, difficile à pomper, est réputée néfaste pour la peau, dangereuse pour les humeurs… » L’hygiène classique privilégie les essuiements, les parfums et les onguents. La propreté consiste uniquement à changer de linge, l’apparat extérieur étant le signe suffisant de la netteté intérieure. Un habit propre avait le pouvoir de vous débarrasser de la vermine et ceux qui ne possédaient pas de garde-robe consistante devaient s’épouiller, comme le suggère la Femme à la puce (1638) de Georges de La Tour. Les siècles suivants verront le triomphe de l’eau mais, là encore, nulle précipitation, cet idéal aquatique ne sera atteint que par paliers successifs. Le siècle des Lumières, s’il intègre le fameux bidet dans la panoplie sanitaire, ne prône guère l’intégralité de la toilette et privilégie le recours aux ablutions partielles. Au siècle suivant, les héros des romans de Balzac rechignent à la dépense ou se prêtent irrégulièrement aux nécessités du bain tout en dépendant du bon vouloir des porteurs d’eau. Les gravures de l’époque décrivent à plaisir les désa- gréments provoqués par l’arrivée tonitruante de ces robustes émissaires chez les particuliers. L’introduction graduelle des baignoires ne prendra effet qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Or l’utilisation régulière de ces accessoires dépend aussi d’un réseau de canalisations ad hoc autorisant les flux entrants et sortants. La généralisation de l’eau cou-

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rante chaude et froide à tous les étages se fera attendre et bien des hôtels ou des immeubles dans Paris conservent encore des traces de cette revendication du confort moderne inscrite en toutes lettres sur leurs façades. Parallèlement à cette lente conquête du bain soumise à celle de l’eau, on assiste à l’irrésistible privatisation d’une scène qui, jusqu’au début du XIXe siècle, admettait la présence des tiers. Ces dames à la toilette recevaient pendant que leurs servantes s’affairaient autour d’elles. Un étonnant tableau peint d’après Abraham Bosse, la Vue (1635), manifeste ce partage avec un goût prononcé du double sens. D’un côté, un gentilhomme accoudé à la fenêtre, muni d’une longue-vue, ausculte le ciel tandis que sur sa gauche une femme dûment vêtue, les yeux dans son miroir, arrange son col sous le regard attentif de sa suivante. Le titre même de l’œuvre devrait nous alerter sur ce que l’on nous présente. En effet, l’homme à la fenêtre n’est-il donc venu que pour contempler les nuages ? Et que signifient ces mules exposées au pied du lit, n’expriment-elles seulement que le lever de la belle ou bien suggèrent-elles une disponibilité plus engageante ? Mais avançons, car les représentations mettent l’accent sur la fermeture d’un espace qui, se spécialisant, va aussi mettre à la porte les visiteurs qui se pressaient au spectacle. François Eisen, promoteur de l’illustre bidet, annonce très clairement que certaines personnes ne sont plus admises. La servante de la Jeune femme à sa toilette (1742) chasse une jeune fille cho- quée par ce traitement inédit. Outre ce début de sélection de l’assistance, François Boucher, avec la Mouche ou une dame à sa toilette (1738), apporte une nuance qui ne va cesser de s’approfondir. L’attitude de la jeune femme au miroir corres- pond à la pose habituelle à la différence près qu’elle ne se sou- cie guère de son reflet, qui d’ailleurs brille par son absence. Bien autre chose la préoccupe. Rêveuse, elle tient au bout de l’index la précieuse mouche prélevée d’un boîtier dont la face intérieure du couvercle contient un médaillon représentant le

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buste d’un homme. Ici la séduction ne se conforme plus aux stratégies de l’apparence du Grand Siècle, elle obéit à des fins plus personnelles. À cet égard et ce serait le seul défaut véniel du parcours, on peut se demander pourquoi l’intime n’est ici examiné que sous le couvert de la toilette féminine. Où sont donc les mes- sieurs dans cette affaire ? On en voit, mais si peu. Est-ce une question de ressources documentaires, un manque de repré- sentations de la toilette au masculin ? L’objection s’embourbe quelque peu dans les marais du politiquement correct car les hommes comme les femmes vont être aspirés par ce mouve- ment du retour sur soi qui ne respecte guère les genres. Pour preuve, toujours Bonnard et particulièrement ce Nu dans la baignoire (1940) qui, perdu dans l’eau, se prête moins aux vertus de l’hygiène qu’à l’abandon. Signalons que l’identité difficilement perceptible de la baigneuse se désagrège dans les couleurs et que cette dégradation ne relève pas que de la seule abstraction picturale. Événement considérable, on quitte l’entretien corporel pour s’entretenir avec soi. Et moment paradoxal, puisque tout le processus qui s’était efforcé de s’éloigner de la sphère publique débouche très curieusement sur un corps immergé dont la consistance se dissout. À force de fermer les portes, nous avons gagné un espace person- nel. Le sacre du sujet favorise certes son autonomie mais la conquête de ce sentiment de soi ne va pas sans contre- partie. Une fois éclipsée la prise en compte du collectif, sur quelles règles l’individu va-t-il se régler ? Et face à l’injonction constante de nos jours de s’assumer on peut aussi être tenté par la disparition temporaire dont le bain de Bonnard pour- rait être la métaphore. Une autre porte s’ouvre, inaugurant en quelque sorte un nouveau chapitre de cette longue invention de l’intimité qui se dessine depuis la Renaissance.

1. Nadeije Laneyrie-Dagen et Georges Vigarello, la Toilette. Naissance de l’intime, Hazan, 2015. « La toilette. Naissance de l’intime », exposition au musée Marmottan Monet jusqu’au 5 juillet 2015.

JUIN 2015 JUIN 2015 163 DISQUES Pierre Boulez, 90 ans, 135 CD › Jean-Luc Macia

l vient d’avoir 90 ans. Paris lui a offert de beaux cadeaux d’anniversaire, une exposition, des concerts, mais sa I santé fragile (notamment des problèmes oculaires) n’a pas permis à Pierre Boulez d’y être présent. L’industrie du disque se devait de glorifier le plus célèbre chef d’orchestre et compositeur français vivant. Aussi les coffrets n’ont pas manqué qui permettent de suivre surtout sa carrière de chef des deux côtés de l’Atlantique tout en offrant à petites doses quelques-unes de ses œuvres majeures. Élève de Messiaen, conquis par les dogmes sériels et dodécaphoniques­ de l’École de Vienne, compositeur radical, Boulez a toujours mené en parallèle à ses activités de créa- teur celle d’animateur musical. Jean-Louis Barrault lui per- mit dans les années cinquante de développer dans son théâtre Marigny le Domaine musical qui fit découvrir l’avant-garde musicale aux Parisiens mais, très vite, il se révéla un incom- parable chef d’orchestre (on se souvient d’un génial Sacre du printemps avec l’Orchestre national pour la Guilde du disque), évident lors de la première du Wozzeck de Berg à l’Opéra de Paris. Cette production mémorable fut enregistrée par la Columbia, aujourd’hui Sony, et ce fut le début d’une collaboration fertile avec une multinationale qui lui confia notamment les orchestres de Cleveland et de New York. Bou- lez fut d’ailleurs le chef attitré de cette formation à la suite de Bernstein. Tout cela se retrouve dans un somptueux coffret de 67 CD (1) où figurent la plupart des grands classiques du XXe siècle, de Bartók, Schoenberg et Stravinsky à… Boulez. Il y a quelques oiseaux rares (Haendel ou Beethoven – une

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improbable 5e Symphonie ! – et Berlioz) mais tout ce qu’a apporté le chef français à cette musique est d’une évidente clarté. Sa manière d’analyser les partitions, d’en dégager les structures, d’en exalter la rhétorique et les avancées est pro- verbiale. Mais Boulez démontrait que, loin d’une froideur qu’on lui reprochait à tort, il pouvait transcender la rugosité prophétique du Sacre du printemps comme illuminer les jeux de timbres de Ravel et de Debussy, les élans incandescents de Bartók ou déchiffrer et rendre attractives les abstractions novatrices de Schönberg et de Webern. Il défendait aussi avec pédagogie quelques-unes de ses partitions (le fameux Mar- teau sans maître). À partir du milieu des années soixante-dix, il fut l’une des stars de la Deutsche Grammophon, relisant avec d’autres formations (Chicago, Berlin, Vienne) les mêmes pages célèbres que chez Columbia, avec parfois un peu moins de tranchant mais une maîtrise supérieure de la cohérence orchestrale et un flamboiement sonore rompant avec les soieries voluptueuses d’un Karajan. Il osa aussi aborder un répertoire où on l’attendait moins, comme les symphonies de Mahler, qu’il dota d’une patine avant-­gardiste et intel- lectuelle surprenante. Aujourd’hui Universal a choisi de consacrer un coffret au XXe siècle (2), et donc les Mahler en sont exclus, et on trouve d’incroyables beautés, ne serait-ce que la légendaire Lulu de Berg dans sa version intégrale de l’Opéra de Paris de même que le Château de Barbe-Bleue de Bartók ou le génial Moïse et Aaron de Schoenberg. Des concertos, des symphonies, les ballets de Stravinsky, plus ses propres partitions essentielles, Pli selon pli et l’extraor- dinaire Répons, constituent une anthologie sans égale de la musique du siècle dernier défendue par celui qui la compre- nait et l’exprimait le mieux. Dans le même temps, le chef français enregistra plusieurs disques pour Erato dans un répertoire moins consensuel : Messiaen, Ligeti et Carter, les concertos de Schoenberg, la

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Sinfonia de Berio ainsi que des pages de la nouvelle généra- tion (Grisey, Dufourt, etc.). On les retrouve dans un coffret moins monumental (3) et d’une écoute plus exigeante. Il parfait le portrait musical d’une personnalité unique dont on retrouvera les premiers pas avec son Domaine musi- cal entre 1956 et 1967 où la musique de chambre et des ouvrages radicaux de Varese ou de Pousseur annonçaient le génie de Boulez à nous faire comprendre les plus complexes partitions modernes. Universal les a aussi réunies dans un coffret indispensable (4).

Et aussi… Autre forte personnalité de la musique française du XXe siècle, Henri Dutilleux (1916-2013) vaut bien mieux qu’une pitoyable polémique pour une plaque d’immeuble. La preuve ? Le superbe CD que lui consacrent l’Orchestre de Paris et Paavo Järvi (5). La première œuvre orchestrale du compositeur, sa Symphonie n° 1 (1951), « la naissance d’un rêve » selon ses dires, déploie ainsi ses couleurs debussystes mais aussi une carrure athlétique héritée de Roussel et de Honegger avec une force surnaturelle et des jeux de timbres que la formation parisienne exploite avec un grand raffi- nement. Écrites en 1965, les Métaboles forment une sorte de concerto pour orchestre qui témoigne de l’évolution de Dutilleux vers une écriture plus minérale, plus dense, plus sophistiquée que Paavo Järvi défend avec une subtilité et des tutti féroces qui forcent l’admiration.

1. Pierre Boulez. The Complete Columbia Album Collection, 67 CD, Sony 88843013332. 2. Pierre Boulez. 20th Century, 44 CD, Deutsche Grammophon 00028947942610. 3. Pierre Boulez. The Complete Erato Recording, 14 CD, Erato 0825646190485. 4. Pierre Boulez. Le Domaine musical 1956-1957, 10 CD, Universal 4811510. 5. Henri Dutilleux. Métaboles sur le même accord. Symphonie n° 1. par Paavo Järvi, Erato 2564624244.

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Un temps pour se taire Patrick Leigh Fermor María Fontán. Un roman rose › Charles Ficat Azorín › Alexandre Mare Les Cent Derniers Jours d’Hitler. Chronique de Temps noir. La revue des l’apocalypse littératures policières, n° 18 Jean Lopez Collectif › Olivier Cariguel › Olivier Cariguel

Une fille nommée Aglaé Zakhar Prilepine › Charles Ficat

Bloy ou la fureur du juste François Angelier › Patrick Kéchichian

Le Clavecin de Diderot René Crevel › Alexandre Mare Suivez mon regard Anjelica Huston › Marie-Laure Delorme notes de lecture

ESSAI mené de James Joyce à une Trappe amé- Un temps pour se taire ricaine dans la Nuit privée d’étoiles. Si Patrick Leigh Fermor Leigh Fermor choisit de ne pas pronon- Traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve cer de vœux, Un temps pour se taire s’ins- Nevicata | 120 p. | 15 € crit dans cette lignée d’ouvrages où se mêlent littérature et haute spiritualité. Redécouverte l’année dernière à la L’originalité tient au tropisme anglais. À faveur d’une nouvelle édition de son sa parution au Royaume-Uni en 1957, récit de voyage Dans la nuit et le vent, À ce livre rencontra un grand écho. Plu- pied de Londres à Constantinople 1933- sieurs fois réédité outre-Manche, c’est 1935, l’œuvre de Patrick Leigh Fer- grâce au dévouement de son traducteur mor (1915-2011) jouit désormais d’un Guillaume Villeneuve que le public nouvel éclairage. Dans la partie inédite français peut désormais le découvrir de ce dernier volume perçait déjà une dans cette version élégante et inspirée. préoccupation spirituelle dans la des- › Charles Ficat cription de son séjour au mont Athos. Placé sous le patronage de l’Ecclésiaste, Un temps pour se taire franchit une DOCUMENT nouvelle étape : on traverse les grilles Les Cent Derniers Jours du monastère pour découvrir de l’inté- d’Hitler. Chronique de rieur les réalités de la vie contemplative. l’apocalypse S’ouvre alors un monde offert à l’étude, Jean Lopez e au silence, à la prière. L’auteur effectue Perrin | 278 p. | 24,90 en 1948 sa première retraite à Saint-­ Wandrille, en Normandie. Le choc est Les cent derniers jours d’Adolf Hitler fort : il ne s’en cache pas. Au contact furent ceux d’un « guerrier troglodyte. » du monachisme bénédictin, il découvre À la fin du conflit, il s’enterra pour se une autre atmosphère qui contraste avec protéger des attentats, des bombarde- le Saint-Germain-des-Prés de l’époque ments et éviter d’être capturé vivant. qu’il fréquente. L’humilité avec laquelle Après avoir passé une bonne partie de la il confie ses sensations constitue un guerre dans des quartiers de campagne, des intérêts du livre. Son expérience il s’était reclus début mars 1945 dans se prolonge à travers d’autres retraites le bunker de la nouvelle chancellerie, à Solesmes, à la Grande Trappe, puis que l’architecte Albert Speer avait édi- en Cappadoce dans des monastères fiée à Berlin. Enterré à quatre mètres rupestres. Ce n’est certes pas la première de la surface sous des tonnes de sable, fois qu’un écrivain raconte son appren- ce repaire du loup ceint de murs de tissage monastique. Huysmans l’avait béton très épais était compartimenté en fait dans En route à travers Durtal, son alvéoles étroites. L’air y était humide, personnage principal. Thomas Merton mal ventilé. De nuit comme de jour, le avait décrit sa conversion qui l’avait point quotidien sur la situation militaire

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durait trois heures. La salle de réunion légendes nourries décrivent l’asservisse- était si exiguë que seul Hitler pouvait ment d’un peuple qui fut résumé d’une s’asseoir. Ses généraux, debout, collés phrase par un rapport des services de les uns aux autres, sortaient de la salle renseignements de la SS sur l’opinion à tour de rôle pour respirer ! Malgré un publique à la fin mars 1945 : « Ces délabrement physique marqué depuis abrutis combattront jusqu’au dernier 1941 par sa maladie de Parkinson, Hit- nourrisson. » Tout est dit. Le livre de ler avait conservé, jusqu’à son suicide Jean Lopez en fait une époustouflante avec sa compagne Eva Braun, fraîche- démonstration. › Olivier Cariguel ment épousée, ses facultés intellectuelles intactes. Dehors, à l’air libre, chargé NOUVELLES de cendre, de poudre et de poussière, Une fille nommée Aglaé trente mille êtres humains mouraient Zakhar Prilepine quotidiennement. Traduit du russe par Joëlle Dublanchet Spécialiste de l’Armée rouge et des Actes Sud | 368 p. | 23 € batailles soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale, Jean Lopez a com- Au fil de ses livres, Zakhar Prilepine s’est posé un livre original sur la descente aux imposé comme un des meilleurs écri- enfers des quatre-vingt millions d’Alle- vains russes contemporains. Homme mands, civils et militaires, mais aussi d’action, militant politique, il met en des déportés jetés sur les routes dans des scène le désarroi de la jeunesse en face conditions atroces devant l’avancée des d’un pouvoir qui n’offre aucune perspec- troupes alliées qui découvraient l’hor- tive de salut. Dans San’kia (Actes Sud, reur des camps, les insurgés et les déser- 2009), son deuxième roman, il racontait teurs allemands pendus sur ordre des le parcours de Sacha et de Yana, jeunes organisations nazies et des Gauleiters. agitateurs d’extrême gauche en lutte Instruments zélés de la radicalisation avec un système oppressant. Dans Une du régime, ils appliquaient de manière fille nommée Aglaé, recueil de nouvelles, implacable l’ordre suicidaire de ne pas figurent des personnages également aux céder un pouce de terrain dans des villes prises avec un monde hostile qui les transformées en forteresses. L’album de cerne. La perspective a changé. Zakhar Jean Lopez, qui s’est appuyé sur beau- Prilepine a mûri. Né en 1975 près de coup de sources allemandes, raconte, Riazan, il a acquis une plus grande tel une éphéméride, une guerre qui maîtrise sur les choses. Plusieurs de ses n’en finissait plus. C’est un journal de nouvelles tournent autour du thème de bord aux fronts multiples, non limité au la relation père-fils, en un temps où les huis clos fétide du bunker. Les images femmes se jouent des hommes et contri- frappantes et reproduites en grand for- buent à accroître les malentendus. mat, soigneusement choisies (excel- Prilepine excelle dans les descriptions lente recherche iconographique) et aux d’univers sombres. Ces histoires se

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déroulent loin des grandes villes, et vraie source de ses colères. Bien que très d’abord de Moscou, évoqué de manière admiratif, François Angelier se montre imaginaire dans la première nouvelle, plus circonspect et convaincant. Plus où il est question d’un train en prove- utile, surtout, pour des lecteurs qui vou- nance de la capitale. Elles ont pour cadre draient mieux comprendre l’œuvre et la campagne, la forêt ou autres lieux la posture, le style aussi, de Bloy dans excentrés. Quelques détails évocateurs les années où il œuvra – de la guerre suffisent à créer un décor : « Ça fait trois de 1870 à celle de 1914. Il meurt en mois qu’on ne nous a pas versé notre novembre 1917, trois ans après Péguy. salaire, mais on nous a distribué à deux Ce rapprochement n’est pas de hasard : reprises des rations à base de conserves. si Péguy inaugure le XXe siècle, Bloy Jusqu’à aujourd’hui, je ne suis pas arrivé à a bien toute sa place dans celui qui me rassasier avec. Du corned-beef, qui a s’achève avec les charniers de 14-18. une odeur de viande de cheval ; du pois- À travers quelques éléments biogra- son tellement rose et tendre qu’on peut phiques indispensables, Angelier décrit le en avaler les deux pots à la fois sans pro- parcours spirituel du « vieux de la mon- blème ; de la kacha de sarrasin en boîte tagne ». « La foi semble offrir à Léon Bloy avec de la viande, c’est glacé et blanc sa langue propre », écrit-il justement. Et comme si ça venait du pôle Nord. » c’est évidemment le point central, celui L’art de Prilepine consiste à insuffler un où s’articule littérature et catholicisme, torrent de vie et d’énergie à ses récits où se construit, non pas une doctrine, dans lesquels le passage à l’âge adulte mais une authentique et très auda- se paie cher. Ce recueil confirme son cieuse (parfois trop) pensée mystique et immense talent. On attend désormais visionnaire. Catholicisme : il faut bien la version française de sa grande fresque entendre ce mot… Si Bloy adhère de sur le goulag. › Charles Ficat tout son cœur, de toute sa vie – et jusqu’à la misère bien réelle –, à l’Église invisible, celle du Christ souffrant, il se montre en ESSAI Bloy ou la fureur du juste revanche infiniment plus réservé à l’égard François Angelier de l’institution visible, de ses calculs, de Points-Sagesse | 194 p. | 7,50 € ses prudences politiques. Par exemple, à ses yeux, la littérature du « parti catho- Écrire sur Léon Bloy est risqué. On a vu lique » se distingue par son « style gras plusieurs esprits, et même d’excellents, et nidoreux qui attaque les muqueuses, qui, dans l’ardeur de leur admiration, se remplit de délectation les cuistres hirsutes mettaient à imiter l’inimitable « entre- des séminaires sulpiciens et ne déplaît pas preneur de démolition », vitupérant invinciblement aux acides femelles de la le monde dans tous les sens. Les flam- dévotion recommandable ». Le mérite de boyantes outrances verbales bloyennes François Angelier est de montrer, avec les empêchaient de remonter jusqu’à la une grande force de conviction et en peu

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de pages, la cohérence presque tragique au point de caresser le projet de publier entre la vie et la pensée de l’auteur du une thèse sur le philosophe). Charge vio- Désespéré. › Patrick Kéchichian lente contre l’immobilisme intellectuel, le livre est écrit en pleine agitation poli- tique et poétique des surréalistes dans un RECUEIL moment-clé de l’histoire du mouvement. Le Clavecin de Diderot Le Clavecin de Diderot est une œuvre René Crevel qui se lit comme un cas exemplaire de Éditions Prairial | 144 p. | 11 e révolte, un travail d’analyse et d’intros- pection que Crevel livre, sans pudeur, à la face du monde. Un œuvre qui, comme Il y a des rééditions heureuses, et la pour beaucoup des écrits de cet écrivain jeune maison d’édition Prairial a déjà essentiel, résonne avec toujours autant de à son actif quelques belles réussites. Et pertinence. › Alexandre Mare publier à nouveau le Clavecin de Dide- rot de René Crevel comble un manque

évident, non seulement pour les lecteurs AUTOBIOGRAPHIE de cet écrivain mort en 1935, partie Suivez mon regard prenante de l’aventure surréaliste, mais Anjelica Huston aussi pour ceux qui, amateurs d’écrits Traduit par Anouk Neuhoff et Stéphane saisissants, ne connaîtraient pas ce livre Roques | Éditions de l’Olivier | 620 p. | 23,50 e essentiel. On y retrouve les thèmes que Crevel À travers elle, tout un monde. Anje- dissémine dans ses romans. C’est un lica Huston raconte et se raconte. exercice de destruction massive explici- Elle n’ignore pas que son nom est lié tement employé ici par Crevel pour ce d’emblée à celui de son père (le réali- livre qui est, dans sa forme, le plus pam- sateur d’African Queen John Huston) phlétaire de tous. Un recueil composé et à celui de son compagnon durant de trente courts textes ou se mêlent dans seize années (l’acteur de Chinatown Jack un même mouvement considérations Nicholson). L’actrice de Woody Allen et philosophiques, politiques, sociétales et de Wes Anderson ne s’arrête pas à ces éléments biographiques. Ainsi le pro- deux figures d’hommes écrasantes. Son gramme énoncé – car il s’agit bien d’un autobiographie s’attarde sur les paysages programme – ne sacrifiera pas le rêve à d’Irlande où elle a passé son enfance ; l’action ni l’action au rêve. En somme, sur ses années de mannequin durant l’écrivain cherche à démontrer ici que lesquelles elle fut photographiée par l’on peut tout à la fois se réclamer de les plus grands, dont David Bailey et la dialectique marxiste, de la psychana- Richard Avedon ; sur ses premiers pas lyse, du surréalisme et du matérialisme au cinéma comme actrice. Elle entendra de Diderot (durant ses études universi- dire à son propos, lors du tournage de taires, Crevel se passionna pour Diderot l’Honneur des Prizzi de John Huston,

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par la production : « Elle n’a aucun cia Addams à l’art de narrer, croquer, talent. » Elle remportera finalement un amuser. Quand elle était enfant, John Oscar pour son rôle de Maerose Prizzi. Huston avait pour habitude de lui Suivez mon regard est une réussite parce demander : « Quoi de neuf ? » Il fallait qu’Anjelica Huston ne tait rien des deuils, absolument trouver une anecdote à des humiliations, des chagrins et parce raconter alors que la famille avait dîné la qu’elle laisse une grande place aux autres. veille ensemble. La jeune Anjelica avait On croise Carson MacCullers, Marlon droit à un sermon si l’inspiration ne Brandon et Ava Gardner. Elle témoigne venait pas. Anjelica Huston peut ainsi de la façon dont elle a dû faire face à la dédier Suivez mon regard à son père. mort de sa mère, Ricki Soma, en 1969, › Marie-Laure Delorme à celle de son père en 1987, puis de son mari, le sculpteur Bob Graham, en 2008. Elle sera aux premières loges lorsque ROMAN Roman Polanski sera accusé d’agression María Fontán. Un roman rose Azorín sexuelle sur mineure. La future actrice de Traduit par Michèle Plâa Stephen Frears raconte la pluie de mau- La Nerthe | 118 p. | 10 e vaises critiques accueillant sa prestation dans Promenade avec l’amour et la mort D’Azorín (José Augusto Trinidad Mar- (1969) de John Huston ou l’agent Eleen tínez Ruiz, 1873-1967), le lecteur fran- Ford lui conseillant de se faire refaire çais connaît surtout son beau et étrange le nez si elle veut davantage travailler ouvrage Surréalisme (José Corti, 1989), comme mannequin. Anjelica Huston ne qui marque l’intérêt de ce grand roman- se laisse jamais enfermer dans le piège de cier espagnol francophile venu à Paris la « pauvre petite fille riche » car elle ne dans les années trente découvrir le mou- se pose pas en victime. Elle s’est engagée vement d’André Breton et (surtout) les dans des relations délétères avec le photo- possibilités littéraires inédites qu’il offre graphe Bob Richardson et avec le comé- alors. De fait, l’on ne peut que saluer dien Ryan O’Neal. La femme amoureuse l’initiative heureuse des éditions de La a toléré les infidélités de Jack Nicholson. Nerthe de nous offrir un autre roman, Ils resteront ensemble de 1973 à 1990. court, qui fait le lien – comme déjà Jack Nicholson lui apprend un jour qu’il d’ailleurs Surréalisme – entre paysages attend un enfant de Rebecca Broussard. espagnols et français, entre couleurs de Anjelica Huston essayera, à plusieurs ciels madrilènes et parisiens… reprises, de devenir mère. La famille de María Fontán, dont les Le plus beau portrait est, sans conteste, ancêtres portent les prénoms de l’his- celui de son père. Un flambeur provo- toire de la ville, Moïse, Ismaël, Esther, cateur qui affirmait que chacun devrait Jérémie, vient de Tolède. À la mort de être autorisé à tuer trois personnes au son père, déjà riche héritière, mais tou- cours de sa vie. L’interprète de Morti- jours mineure, elle est hébergée chez son

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oncle qui, plus riche encore, lui conseille de leur première rencontre. Comme en de changer d’identité et de parfaire son écho, c’est le vieux duc qui, émerveillé éducation. Bref, de s’éveiller au monde devant la jeune femme, devant le parfait à Londres et à Paris. Sur les bords de alignement de ses dents, lui révélera que Seine, dans les jardins, chez les bouqui- « la réalité est invraisemblable dans les nistes, María fait des rencontres. D’abord romans réalistes ». un poète qui s’inspire d’un Manuel de La réalité est que ce roman fut écrit détermination pratique des minéraux au cœur même des ténèbres et des pour y trouver la langue la plus précise nuages lourds au-dessus de l’Europe, – en somme, découvrir dans la langue en août 1943. Il n’y a pas d’innocence, quelque chose de l’ordre de l’alchimie : et ce roman est un hymne à la liberté. méthode surréaliste s’il en est. Et puis ce › Alexandre Mare sera une jeune fille, amie du poète, venu de Bretagne, pour trouver des travaux de couture, et puis un vieux duc fétichiste REVUE Temps noir. La revue des rencontré alors que la jeune femme littératures policières, n° 18 est picorée sur les bras, les mains et les Collectif épaules par les pigeons du Luxembourg. Joseph K. | 352 p. | 19, 50 € Petite fille riche, il arrive que María s’en- nuie. Dans ces moments de langueur, Le nouveau et copieux numéro de prête à toutes les diableries, elle erre dans Temps noir prépare le terrain des 70 ans Paris cherchant à sonder les âmes de ceux de la « Série noire », qui fut fondée en qui pourraient abuser d’elle. Se déguisant octobre 1945 par Marcel Duhamel. alors en petite fille pauvre, elle s’amuse du Cet automne, plusieurs publications libraire, du joaillier, du concierge d’hôtel. célébreront cet anniversaire : un beau À qui peut-on faire confiance ? Mais les livre retraçant l’histoire de cette collec- jeux ont un temps. Ce qui manquera à tion mythique qui rapporta gros, une María, bientôt, c’est le ciel d’Espagne et correspondance inédite de Jean-Patrick la couleur de ses souvenirs. Manchette, locomotive du roman noir María Fontán, roman rose… aux toutes français dans les années soixante-dix, et premières pages, le roman paraît inno- le prochain numéro, spécial, de Temps cent, un divertissement littéraire aux noir. En attendant ces lectures festives, effluves naturalistes flirtant avec le sur- la longue étude de Franck Lhomeau sur réalisme. Mais comme María Fontán les collections populaires de la Librairie sonde l’âme de ceux qui pourraient l’abu- Gallimard avant la « Série noire » offre ser, à coup sûr Azorín cherche lui aussi un avant-goût de la préhistoire d’un à sonder notre âme de lecteur. Assuré- succès en passant au crible les incur- ment, il y a une tension angoissante dans sions de la maison dans les littératures ces pages. « Et pourquoi pas le réel ? », populaires. En 1925, Gaston Gallimard demande María à son ami le poète lors essuya de vifs reproches de la part de

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Jacques Rivière, le directeur de la Nou- d’Orly la Moisson rouge de Dashiell velle Revue française, dont le sang ne fit Hammett, l’histoire d’une grève répri- qu’un tour à l’annonce de la création mée dans le sang par un patron qui de la collection « Les chefs-d’œuvre employa des gangsters pour briser ce du roman-feuilleton » : « Comment mouvement. Ce roman le « précipita as-tu pu faire cela ? Pourquoi publier dans le lit du roman noir ». N’oublions de telles vulgarités ? Ce n’est pas pour pas Sherlock Holmes, le mythique per- en arriver là que nous avons, depuis dix sonnage de Conan Doyle étudié sous ans, consenti tant de sacrifices, accompli toutes les coutures par des spécialistes en tant de travail ! » Mais l’honneur fut pré- duo, un portrait passionnant de l’écri- servé : les romans populaires parurent à vain Jacques Viot, le scénariste du Jour se l’enseigne de la Librairie Gallimard et lève et de Marie-Martine, et la rubrique le sigle « NRF » ne fut pas apposé sur « La DVDthèque du film criminel », ces livres non destinés aux lettrés. La dans ce numéro presque inépuisable par potion amère de cette autre littérature sa profondeur historique, qui est un vrai représenta tout de même un total de ravissement. › Olivier Cariguel 171 livres, répartis en trois collections, de 1925 à 1938. Aujourd’hui la fron- tière entre une « littérature pure » ou et une « littérature noire » est beaucoup plus poreuse, si ce n’est brouillée. La dis- tinction entre « Blanche » et « Noire » fait justement l’objet d’un dossier sur la disparition des hiérarchies littéraires à travers des entretiens avec des écrivains contemporains (Christophe Carpentier, Pablo de Santis, Céline Minard, David Peace, Olivia Rosenthal et François Rivière) qui ont emprunté à la littéra- ture noire, policière, criminelle, fantas- tique ou de science-fiction. Au menu du numéro également, un entretien-fleuve bio-bibliographique avec Claude Mes- plède, qui dirigea les deux volumes du Dictionnaire des littératures policières qui fait aujourd’hui autorité. Ou comment cet ouvrier mécanicien chez Air France et syndicaliste CGT dans les années soixante vit sa vie basculer quand il acheta à un bouquiniste sur le marché

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Dossier | Les écrivains prophètes

En situant l’histoire de son livre, Soumission, roman de politique- fiction, dans la France de 2022, Michel Houellebecq s’est inscrit dans la tradition des écrivains prophètes. D’autres avant lui ont développé des visions prophétiques dans leurs œuvres en anticipant des schémas politiques, économiques, scientifiques. La Revue des Deux Mondes propose un tour d’horizon de ces extralucides de la littérature.

Par Robert Kopp, Jean-Paul Clément, Xavier Darcos, Marin de Viry, Dominique Lacaze, Jean-François Kahn…

Grand entretien | Michel Houellebecq Par Valérie Toranian et Marin de Viry

Histoire de la caricature et de la presse satirique Par Laurent Martin

Polémique autour de Le Corbusier Par Eryck de Rubercy

JUIN 2015 175 Principal actionnaire Groupe Fimalac Directeur de la publication 97, rue de Lille | 75007 Paris Thierry Moulonguet Tél. 01 47 53 61 94 | Fax 01 47 53 61 99 Imprimé par Assistance Printing (CEE) – Com- N°ISSN : 0750-9278 mission paritaire : n° 0320K81194 www.revuedesdeuxmondes.com La reproduction ou la traduction, même par- [email protected] tielles, des articles et illustrations parus dans la Twitter @Revuedes2Mondes Revue des Deux Mondes est interdite, sauf auto- risation de la revue. La Revue des Deux Mondes Rédaction bénéficie du label « Imprim’Vert », attestant une Directrice | Valérie Toranian fabrication selon des normes respectueuses de [email protected] l’environnement. Coordinatrice éditoriale | Aurélie Julia [email protected] Abonnements (10 numéros par an Secrétaire de rédaction | Caroline Meffre format papier + numérique) [email protected] France | 1 an › 75,50 euros | 2 ans › ­145 euros | Révision | Claire Labati Abonnement étudiant | 1 an › 53,50 euros Étranger | 1 an › 110,50 euros Comité d’honneur Alexandre Adler | Nathalie de Baudry d’Asson | Service des abonnements François Bujon de l’Estang | Françoise En ligne : www.revuedesdeuxmondes.fr/ ­Chandernagor | Marc ­Fumaroli | Marc Lambron | abonnement. Alain Minc | François­ ­d’Orcival | Étienne Pflimlin | Par courrier : Revue des Deux Mondes | Ezra Suleiman | Christian Jambet 4, rue de Mouchy | 60438 Noailles cedex | Tél. : 01 55 56 70 94 | Fax. : 01 40 54 11 81 | Comité de rédaction [email protected] Manuel Carcassonne | Olivier ­Cariguel | Jean-Paul Clément | Charles Dantzig | ­Jean-Pierre Dubois | Ventes au numéro Franz-Olivier Giesbert | Renaud Girard | Adrien Disponible chez les principaux libraires (diffu- sion PUF, renseignements : Ghislaine Beauvois | Goetz | ­Thomas Gomart | ­Aurélie Julia | ­Robert 01 58 10 31 34 | [email protected], distri- Kopp | Élise Longuet | Thierry Moulonguet­ | Jean- bution Union Distribution) et marchands de Pierre Naugrette­ | Gero von ­Randow | Éric Roussel­ | journaux (renseignements : vente au numéro | Eryck de Rubercy | Jacques de Saint Victor | Annick Gilles Marti | 01 40 54 12 19 | Steta Marin de Viry | [email protected]). Communication et publicité Prix au numéro | France et DOM › 15 euros Élise Longuet | [email protected] | Un bulletin d’abonnement est broché dans ce Fax : 01 47 53 62 11 numéro entre les pages 144 et 145. Contact presse Aurélie Julia | [email protected] | Tél. : 01 47 53 62 16 Société éditrice La Revue des Deux Mondes est éditée par la Crédits Photo de couverture : Éric Zemmour Société de la Revue des Deux Mondes © Joël Saget-AFP S. A. au capital de 1 090 746 euros. Illustrations : Mix & Remix

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