Université de Gand Faculté Lettres et Philosophie

Florence Dierick

Bérénice au XVIIe siècle : La confrontation de deux maîtres.

Bérénice de Jean Racine versus Tite et Bérénice de : L’histoire, l’enjeu et les pièces.

Masterproef voorgelegd tot het behalen van de graad van Master in de taal- en letterkunde : Frans – Duits 2014 – 2015

Directeur de recherche : Prof. Dr. A. Roose Département de Littérature française

Remerciements

Je remercie sincèrement mon directeur de recherche, le Professeur A. Roose, qui m’a aidée à mener ce mémoire à bonne fin. Le Professeur A. Roose était prêt à donner son avis, à corriger quelques esquisses de travail et surtout à m’encourager à faire mieux. Cette coopération m’a donné beaucoup de confiance dans mon travail et pour mon futur, académique et professionnel.

Je tiens également à remercier ma famille, et en particulier ma mère, qui m’a toujours appris à persévérer et qui a voulu relire ce mémoire de maîtrise. Mes copines du département de français, Lies, Fien, Heleen, Gaëlle, Hannah et Alix, m’ont encouragée pendant les moments difficiles. Je suis soulagée et contente de pouvoir dire que nous finirons ensemble cette aventure à la faculté de lettres.

Très reconnaissante du soutien que j’ai reçu, je remercie tout le monde qui a voulu m’aider durant ces derniers mois.

1. Introduction

Nous écrivons novembre 1670, Paris. Bérénice, la nouvelle tragédie de Jean Racine (1639 – 1699), se joue à l’Hôtel de Bourgogne. La Champmeslé, une nouvelle actrice de la troupe et la Bérénice de la pièce, est surnommé l’ « Enchantriche »1. Elle brille dans son « premier grand rôle tragique »2 et enchante le public avec ses larmes et ses pleurs. La troupe de l’Hôtel connaît un succès immédiat avec ce nouveau drame pathétique. Bérénice, avec son dénouement tragique assez atypique, établit définitivement le jeune Racine comme dramaturge. Une semaine plus tard, le 28 novembre 1670, Tite3 et Bérénice de Pierre Corneille (1606 – 1684) est représenté au Théâtre du Palais-Royal. Cette pièce, qui n’est pas une tragédie mais une « comédie héroïque »4, est également appréciée mais n’échappera pas à la comparaison avec la tragédie de Jean Racine. Les pièces, quoique fondées sur le même mythe romain, ne peuvent être plus différentes. Ce mois de novembre 1670 signifie l’ultime confrontation des deux maîtres du théâtre classique : Pierre Corneille et Jean Racine.

L’apparition des deux Bérénice en huit jours est une des grandes énigmes littéraires du XVIIe siècle. Comme l’écrit Simone Akerman, dans Le Mythe de Bérénice, « [n]i Racine ni Corneille ne jugèrent bon de s’expliquer sur ce point [= la création plus ou moins simultanée des deux pièces]. Les contemporains fournirent des témoignages, prirent parti pour l’un ou l’autre des auteurs mais ne commentèrent pas le secret de la pièce »5. Le silence absolu de Racine et de Corneille n’est par conséquent pas remédié par les avis de leurs contemporains. Par ailleurs, les témoignages du XVIIe siècle sont contradictoires6. Jusqu’à présent l’énigme sur l’apparition simultanée de ces deux pièces demeure. En général, la critique avance trois pistes: Fut-ce un duel commandé par la belle Henriette d’Angleterre, comme prétendra entre autres Voltaire au XVIIIe siècle ? Corneille, a t-il imité son jeune rival Racine en voulant prouver que son théâtre glorieux ne soit pas encore dépassé ? Ou est-ce que, à l’inverse,

1 Georges Forestier, Jean Racine, Paris, Gallimard, 2006, p. 383. 2 Ibid. 3 Pour désigner le personnage de Titus dans l’histoire de Bérénice, Pierre Corneille utilise Tite tandis que Jean Racine utilise Titus. Pour éviter toute confusion, ce mémoire utilisera toujours Titus, sauf dans des citations (par exemple de Corneille même) où la forme Tite est utilisée. 4 Cf. Georges Forestier, op. cit., p. 394. 5 Simone Akerman, Le Mythe de Bérénice, Paris, Éditions A.-G. Nizet, 1978, p. 90. 6 Dans son introduction au drame Bérénice, C. L. Walton écrit que « [t]he silence of Corneille and Racine is matched by the unilluminating, inconclusive or conflicting testimony of their contemporaries », dans C.L. Walton, « Introduction », dans Jean Racine, Bérénice, Oxford, Oxford University Press, 1965, p. 9.

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Racine a voulu montrer qu’il pouvait égaler et même surpasser la beauté du drame cornélien ? Quoi qu’il en soit, le pur hasard semble exclu. La chance que les deux grandes troupes concurrentes de Paris aient choisi de mettre en scène le même sujet à exactement le même moment par accident demeure assez faible. « Peut-on raisonnablement prétendre que, parmi le nombre infini de sujets que leur proposait l’Antiquité, ils ont au même moment choisi pour le porter sur le théâtre, précisément le même incident, d’ailleurs fort mince, de l’histoire romaine7 ? », se demande Raymond Picard. Et il continue : « Dans un milieu aussi étroit que celui des gens de lettres et du théâtre d’alors, deux poètes aussi illustres ont-ils pu, pendant des mois, travailler à leur nouvelle pièce, en cachant à tous jusqu’à la dernière minute, et même aux espions des comédiens, le sujet qu’ils avaient choisi ? »

Dans ce mémoire, je tente de jeter une nouvelle lumière sur cette énigme. Comment est-ce que ces pièces ont-elles pu apparaître de façon quasiment simultanée ? Parmi les trois explications possibles, quelle est la plus probable ? Dans un premier temps, tous les éléments constitutifs de cet événement - le contexte, les troupes, le défi, le moment, ... - seront énumérés et examinés. Ensuite, j’analyserai les pièces. Quelles sont les ressemblances et les différences, sur le plan formel et au niveau du contenu, entre les deux pièces ? Quelles sont les philosophies et conceptions tragiques derrières les pièces ? Quelles sont leurs sources ? Finalement, il faudra revenir sur la réception et le résultat de cet étrange concours. Comment est-ce que les deux pièces ont été reçues par leurs contemporains ? Quelle a été leur postérité ? Et puis : Pourquoi est-ce que les pièces ont été reçues ainsi ? La question de la réception est probablement une des questions les plus importantes de ce mémoire, car la réception immédiate et postérieure a déterminé nos idées et conceptions des drames raciniens et cornéliens. Le goût du public et les avis des critiques contemporains de l’âge classique ont déterminé nos opinions d’aujourd’hui.

Même si la raison du « duel » demeure opaque, le résultat ne l’est pas. Il suffit aujourd’hui de jeter un coup d’œil sur la section du théâtre classique dans une bonne librairie pour connaître la réponse8. De nombreuses éditions de Bérénice de Jean Racine sont à votre disposition tandis que le drame de Corneille est absent des rayons. Et à l’époque l’issue est

7 Raymond Picard, La Carrière de Jean Racine, Paris, Gallimard, 1956, p. 155-156. 8 C. L. Walton partage cet avis : « The origin of the encounter may be obscure, but the outcome is not in doubt. » Dans C.L. Walton, op. cit., p. 16.

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tranchée aussi. Fontenelle (1657 – 1757), écrivain et neveu de Corneille, n’écrit-il pas en 1742 : « A qui demeura la victoire ? Au plus jeune9. »

Cela dit, la préférence pour la pièce de Racine n’a pas été constante. Au XIXe siècle par exemple on préférait le style cornélien au style racinien10. Mais la préférence pour Racine a quand même toujours été assez écrasante. Cette défaite de Corneille signifiera le début de la fin de la carrière de l’auteur du Cid. Le vieil homme, le dramaturge célébré de et de , aurait aimé prolonger sa gloire. Mais il s’est heurté à son jeune rival en écrivant un drame qui se prêtait trop facilement à la comparaison. Encore faut-il essayer de comprendre pourquoi Racine a été considéré comme « gagnant » du duel, ce mémoire aura pour objectif d’examiner pourquoi le public a préféré Racine. Cette préférence pour Racine, signifie-t-elle un changement dans les goûts du temps ? Est-elle le préambule d’une révolution théâtrale ?

9 Fontenelle, « Vie de Corneille » dans L’Histoire de l’Académie, éd. Olivet, 1729, cité par C.L. Walton, op. cit., p. 16. 10 Philip Butler écrit qu’au XIXe siècle, en Allemagne et en France, on considérait le théâtre racinien comme quelque chose du passé, comme un théâtre trop « courtois » et rigide. Le drame racinien a été rejeté, en ne plus étant pertinent, par entre autre Stendhal : « Racine’s tragedy was impatiently dismissed as mere courtly tragedy, höfliches Drama, a drama too cramped by etiquette and convention to allow the full expression of human passion. [...] Racine, according to Stendhal, had been a Romantic in 1670; in 1820 he was a Classic and of no concern to us after the passing away of Versailles and the Grand Roi. » Dans Philip Butler, Racine : a study, London, Heinemann, 1974, p. 3-4.

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2. Le duel (1670) 2.1 Périodisation 2.1.1 La monarchie absolue du « siècle classique »

L’année 1670, le moment de la création des deux pièces, est le zénith du règne de Louis XIV (1638 – 1715, pouvoir absolu de 1661 à 1715). Le Roi Soleil et son ministre Jean- Baptiste Colbert (1619 – 1983, ministre de 1662 à 1682), le ministre auquel Racine dédiera sa Bérénice, ont le pouvoir en main. La Cour à Versailles est le centre du monde politique, religieux et artistique. C’est la monarchie absolue. Colbert impose les règles du théâtre classique conçues par le cardinal Richelieu (1585 – 1642), conseiller de Louis XIII, et appliquées par Mazarin (1602 – 1661), conseiller de la régente Anne d’Autriche.

Le théâtre n’échappe pas aux contraintes infligées par la monarchie. Les règles de la bienséance, de la vraisemblance et des trois unités, l’unité d’action, de temps et de lieu, déterminent la forme des tragédies. Ce mouvement classique, qui base ses règles théâtrales sur les philosophies et conceptions classiques d’Aristote et d’Horace, prêtera son nom au XVIIe siècle entier : « le siècle classique ». Pendant ce siècle, le roi ne décide par conséquent pas seulement sur la politique, il impose sa vision également dans tous les domaines de la vie de ses sujets. Cet enchevêtrement de culture et de politique trouve ses origines dans la politique de Richelieu. Dans Le Théâtre français de l’âge classique, Charles Mazouer résume l’essentiel de la politique culturelle de Richelieu : Ayant le goût et même la passion du théâtre, l’homme d’État Richelieu donna toute sa place au théâtre dans une véritable politique culturelle. Repoussant les méfiances de l’Église, il justifia le plaisir théâtral et réhabilita les comédiens. Les troupes et les théâtres furent réorganisés, les auteurs encouragés, aidés, pensionnés. Richelieu voulait diriger, même, le travail des auteurs. Autour de lui, de la jeune Académie [= créée en 1635 par Richelieu même], naît une forme de critique théâtrale ; mais on se soucie aussi de pratique, de théories et de règles : la réflexion théorique accompagne la création. Richelieu a voulu et obtint une véritable promotion sociale de l’activité théâtrale.11

Richelieu avait instauré un système de mécénat, soutenant ainsi les auteurs et leurs arts. Ce mécénat deviendra, comme l’indique Mazouer, « un véritable mécénat d’État »12 sous Louis XIV. Mazouer continue que « [l]’action de Richelieu et ses voies furent celles d’un ministre

11 Charles Mazouer, Le Théâtre français de l’âge classique, I. Le premier XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 155. 12 Ibid., p. 204.

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puissant en régime de monarchie absolue [...] »13. Grâce au mécénat royal, le roi était capable d’imposer sa vision et son contrôle sur la production artistique.

2.1.2 Un autre XVIIe siècle

L’image quasi mystique du pouvoir absolu au XVIIe siècle s’est dès lors développée. Cette image ne couvre pourtant pas toute la réalité. L’idée du « siècle classique » ou du « siècle de Louis XIV », efface toute la première moitié du siècle. Mazouer écrit que « [c]e siècle littéraire qu’on fait traditionnellement courir, et non sans de bonnes raisons, de 1610 à 1715 – de l’assassinat du roi Henri IV à la mort de Louis XIV – et qui garde son unité, est fait aussi de discontinuités, d’évolutions, de mutations et de ruptures »14. C’est-à-dire que la première moitié du siècle était perturbée par des assassinats, des guerres de religion et des rébellions. Dans Histoire de la littérature française, Xavier Darcos, rappelle que la « première moitié du XVIIe siècle est instable et troublée. Dans cette période qui va de l’assassinat d’Henri IV à la reprise en main du pouvoir par Richelieu, la France traverse une série de conflits internes, alors que l’on sort à peine des guerres de Religion » 15. Acceptons que le XVIIe siècle commence avec le meurtre d’Henri IV par le catholique fanatique François Ravaillac. Cet assassinat annonce les troubles de l’ère nouvelle. La Guerre de Trente Ans (1618 – 1648) se déclenche peu après et culmine pendant le règne de Louis XIII (1610 – 1643). Ensuite, durant la régence d’Anne d’Autriche, la noblesse se révolte contre la régente et contre le jeune roi. C’est l’épisode de la Fronde (1648 – 1653).

L’instabilité n’est pas seulement discernable au niveau politique, mais également sur le plan philosophique. Darcos estime ainsi qu’il s’agit d’une véritable « révolution intellectuelle »16 qui repose sur divers thèmes et évènements : [L]es grandes découvertes de civilisations inconnues ont obligé à reconsidérer les théories traditionnelles de l’origine de l’humanité et ont accentué la relativité des croyances religieuses ; le cosmos n’est plus le même : Copernic (1473-1543) a ruiné le géocentrisme, tandis que Giordano Bruno, brûlé vif en 1600, a imaginé une théorie des univers multiples et que Kepler (1571-1630) définit les lois de l’attraction et les orbites elliptiques des planètes. L’homme est immergé dans un infini spatial qui le dépasse en nature et en mesure. Les auteurs vont réagir, en ironisant sur toutes les certitudes [...].17

13 Charles Mazouer, op. cit., p. 533. 14 Ibid., p. 9. 15 Xavier Darcos, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette Éducation, 1992, p. 129. 16 Ibid., p. 125. 17 Ibid.

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Avec la découverte d’autres civilisations et la fin du géocentrisme, l’homme commence à douter de tout. Toute autorité est remise en question. Les dogmes que les religions proposaient ne semblent plus capables d’expliquer l’univers. Cyrano de Bergerac et Blaise Pascal s’interrogent à la fois sur les fondements de la religion, comme sur celles de la politique. Dans les arts également, une sorte de fragmentation et d’exubérance surgit avec le mouvement baroque. Darcos caractérise le baroque de la façon suivante : « Dans le baroque prédominent la fantaisie, l’excès, le mouvement18. » Il continue en disant que « [l]’âge que l’on nomme baroque reflète dans les arts ce monde agité et morcelé [= de la première moitié du XVIIe siècle] »19. La différence avec le mouvement artistique qui suit le baroque, le classicisme, ne peut être plus grande. La discipline, la clarté et les règles du classicisme contrastent avec l’obscurité, le mouvement et les convergences du baroque.

Récapitulons. L’instabilité et la fragmentation, entre noblesse et royauté, entre protestants et catholiques, règnent du dernier tiers du XVIe jusqu’au milieu du XVIIe siècle. La noblesse, angoissée par une possible perte de pouvoir, entre en conflit avec la monarchie, qui tente d’unifier et de centraliser. La noblesse tâche de limiter le pouvoir royal tandis que la royauté s’efforce de faire l’inverse. Le conflit trouve son apogée dans la Fronde20. Dès 1661 par contre, Louis XIV réinstaure et renforce la monarchie. L’année 1661 entrera dans l’histoire comme le début du pouvoir royal absolu.

2.1.3 Le temps et ses œuvres

Même si les deux pièces étudiées dans ce mémoire datent de la période du pouvoir absolu, il importe de garder en mémoire que le classicisme du XVIIe siècle se construit sur le refus de la première moitié du siècle. Dans les œuvres de Corneille et de Racine, certaines influences témoignent de cette première instabilité. Afin de comprendre l’œuvre cornélienne, la connaissance des débats du siècle est même un élément clé. La querrelle du Cid (1636), n’a-t- elle pas comme sujet le refus des règles et l’esprit de rébellion qui caractérise cette tragi- comédie ? Dans Jean Racine, Karl Vossler mentionne ce jeu entre la liberté baroque de la première moitié du XVIIe siècle et l’autorité du classicisme de la seconde partie du siècle. Il

18 Xavier Darcos, op. cit., p. 130. 19 Ibid., p. 125. 20 Ibid.

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rappelle qu’il ne s’agit pas d’une opposition stricte entre autorité et liberté mais d’un échange vif entre ces deux principes contradictoires21. Dans la littérature et dans le théâtre, les deux tendances sont discernables et importantes. Le fait que Corneille provienne d’une génération qui a vécu cette instabilité pendant la période baroque est un élément décisif pour comprendre les différences et concordances entre le théâtre cornélien et le théâtre racinien.

2.2 Jean Racine, auteur de Bérénice 2.2.1 Port-Royal

Jean Racine, né en 1639 et mort en 1699, est avec Molière et Corneille un des principaux dramaturges du siècle classique. Racine est considéré comme le plus grand écrivain de tragédies du XVIIe siècle et, par extension, de la littérature française. Devenu orphelin en bas âge, il vit avec sa grand-mère à Port-Royal, sous la protection des jansénistes. Il y reçoit une éducation littéraire et religieuse. A Port-Royal, le jeune Racine entre inévitablement en contact avec le mouvement janséniste. Ce mouvement, même si Racine n’y appartenait point, est d’une importance vitale pour comprendre la nouvelle conception racinienne du héros et de la tragédie. Le mouvement a imprégné l’époque et a transformé la morale ambiante, glorieuse et idéaliste. Le jansénisme changea l’idéalisme de la première moitié du siècle en naturalisme et en réalisme acerbe. Xavier Darcos souligne l’importance du jansénisme pour la littérature de XVIIe siècle : « Le courant janséniste a eu une très grande influence sur la littérature de toute la seconde moitié du XVIIe siècle, et il a conditionné une vision de l’homme, celle que l’on retrouve, en particulier, dans les tragédies de Racine22. » Dans L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique23, Thomas Pavel nous prévient cependant du danger de trop rapprocher Racine du jansénisme, comme le fait Lucien Goldmann dans Le Dieu caché24. Il

21 Karl Vossler écrit que « [d]iesem Doppelspiel [= Doppelspiel zwischen Autorität und Freiheit] liegt mehr oder weniger bewußt der Gedanke zugrunde, daß zwischen dem Prinzip der Autorität und dem der Freiheit kein starrer Gegensatz, sondern eine bewegliche Gegenseitigkeit besteht, die es zu regeln und auszunützen gilt, » dans Karl Vossler, Jean Racine, München, Max Hueber, 1926, p. 43. 22 Xavier Darcos, op. cit., p. 159. 23 Thomas Pavel écrit sur l’éloignement que prennent les auteurs classiques vis-à-vis de la réalité du XVIIe siècle en écrivant de la fiction. Cette étude a servi comme cadre pour nos analyses et nous a permis de nuancer les données trouvées. 24 « Aussi un Lucien Goldmann se croit-il autorisé par l’analyse sociologique à identifier à l’intérieur de la noblesse de robe un groupe de mécontents dont le jansénisme aurait représenté l’idéologie et dont les tragédies de Racine auraient figuré l’échec. Ces œuvres, comme toutes les œuvres réussies, exprimeraient sans résidu la vision du monde d’un groupe social [...]. [L]e refus du monde qu’on attribue exclusivement au jansénisme se retrouvait avec une force égale chez des auteurs formés dans les milieux jésuites et, réciproquement, les tragédies sacrées de Racine dégagent un optimisme historique qui ressemble à s’y tromper à celui des jésuites. Ce qui manque toujours aux explications de ce genre est la preuve décisive du déterminisme annoncé. » Dans Thomas Pavel, L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, 1996, p. 157-158.

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faut par conséquent procéder avec diligence en expliquant les œuvres par la vie des auteurs et vice versa. Certainement dans le XVIIe siècle, un siècle dans lequel les auteurs s’éloignaient considérablement de la réalité dans leurs œuvres littéraires.

Après son éducation à Port-Royal, Racine se consacre au théâtre. Il écrit La Thébaïde (1664) et Alexandre le Grand (1665). Il se détourne ainsi de Port-Royal et des conceptions jansénistes. Choisissant une carrière comme dramaturge, Racine s’oppose à ses maîtres jansénistes, qui considèrent le théâtre comme amoral et comme un empoisonneur public25. Cela dit, les relations entre Racine et le jansénisme furent sans doute dès sa jeunesse complexes et tendues. Si on peut admettre que sa vision du monde est imprégnée du jansénisme, on pourra aussi avancer qu’il s’est construit contre le jansénisme. Aussi Philip Butler résume-t-il parfaitement la relation ambiguë entre Racine et les jansénistes : « [H]is [= Racine] relationship with Port-Royal is more complex than that of straight influence, for already as a youngster he was in rebellion against Port-Royal, and when he began his career in the theatre, which to Port-Royal [...] was an abomination, he broke violently and publicly with his former masters26. »

2.2.2 Une carrière en rivalité

Les deux premières tragédies de Racine, La Thébaïde et Alexandre Le Grand, peuvent être considérées comme assez « cornéliennes ». Paul Bénichou estime à ce propos que « Racine a commencé au goût du temps, et on aurait peine à différencier nettement la Thébaïde et l’Alexandre des tragédies de Corneille et ses successeurs » 27. Après ses deux premières œuvres, Racine est reconnu par les connaisseurs, mais il n’est pas encore vraiment célèbre, comme l’est son rival principal, Pierre Corneille. Andromaque (1667) et Bérénice annoncent par contre réellement un nouveau souffle dans le monde théâtral. Le théâtre racinien commence dès lors à se différencier des traditions de l’époque et de l’idéal glorieux. La gloire, valeur si importante chez Corneille, n’est plus le moteur principal de la pièce. Racine introduit l’amour-passion comme nouvelle valeur dominante. Cet amour-passion trouvera son apogée dans la tragédie Phèdre (1677). Aussi dans le cas des deux Bérénice,

25 « Comme l’écrit Nicole : ‘Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, ou qu’il a causés en effet ou qu’il a pu causer par ses écrits pernicieux.’ » Dans Erich Auerbach, Le Culte des passions. Essais sur le XVIIe siècle français, Paris, Macula, 1998, p. 40. 26 Philip Butler, op. cit., p. 10. 27 Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948, p. 132.

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cette différence entre l’importance accordée à la gloire par Corneille et le rôle fondamental de la passion chez Racine deviendra-t-elle importante.

Entre la première d’Andromaque et le grand succès de Phèdre, Racine devient le favori du public et une autorité incontestable du théâtre. Karl Vossler nous apprend qu’en 167328, Racine fut élu à l’académie française, suivant Pierre Corneille, qui y fut admis en 1647. C’est entre autres la tragédie Bérénice qui établit Racine définitivement comme rival et principale compétition de Corneille. Après cette pièce, la comparaison entre les deux écrivains est faite et elle hantera les dramaturges jusqu’à la fin de leurs carrières. Dans les siècles suivants également, ce parallèle entre Corneille et Racine restera un des sujets préférés des critiques littéraires.

Retournons à notre tragédie Bérénice. Le 21 novembre 1670, la première de Bérénice de Racine a lieu à l’Hôtel de Bourgogne. C’est la sixième pièce et la cinquième tragédie du dramaturge. Racine a alors 31 ans. Il est célébré comme l’auteur d’Andromaque et de Britannicus (1669). Avec Andromaque, même si le dramaturge n’avait que 27 ans au moment de la publication, il était déjà entré en compétition avec le « Grand Corneille ». André Le Gall décrit comment Andromaque fait de Racine pour la première fois un sérieux rival de Corneille : Le 19 novembre 1667, Andromaque était représentée au Louvre, dans l’appartement de la Reine, par les comédiens de l’hôtel de Bourgogne. [...] La jeune génération tient sa pièce symbole, comme l’avait été trente ans plus tôt. Jean Racine a vingt-sept ans. Venant après Alexandre, Andromaque le confirme dans une position d’interlocuteur unique de Corneille.29

La rivalité entre Racine et Corneille commence dès la première représentation et le succès d’Andromaque. Cette pièce avait déclenché un débat sur les valeurs et les règles du drame, comme l’avait fait Le Cid de Corneille. Dans Racine : a study, Philip Butler explique pourquoi ce drame a causé autant de bruit. Il écrit que le public « detected something new in the nature of its [= Andromaque] heroes and in the very conception of tragedy, and, [...] they reacted strongly, whether in a positive or a negative way » 30. Andromaque fut donc la première pièce de Racine qui amena un changement profond dans le monde théâtral. Le

28 Karl Vossler, op. cit., p. 10. 29 André Le Gall, Pierre Corneille en son temps et en son œuvre. Enquête sur un poète de théâtre au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 2006, p. 478. 30 Philip Butler, op. cit., p. 20.

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public discerne pour la première fois une nouvelle force dans le théâtre, celle de l’amour- passion violent comme seulement Racine pouvait le peindre.

Britannicus, la tragédie qui suivait le premier grand triomphe théâtral de Racine, connaît, initialement, un certain succès. Cette tragédie a néanmoins reçu un accueil mitigé. Les discussions qu’Andromaque avait provoquées reprennent, mais cette fois-ci elles ne tournent pas à l’avantage du jeune dramaturge. C’est dans la réception de Britannicus que nous discernons les premiers véritables épisodes de la lutte entre les cornéliens et les raciniens. Les cornéliens critiquent le choix de Britannicus comme héros de la tragédie. Britannicus n’était pas un empereur, il était jeune et victime de Néron. Pour les cornéliens, ce jeune concurrent de Néron n’avait rien de glorieux ou d’héroïque. Georges Forestier souligne l’audace de Racine qui a osé mettre en scène « un Britannicus très proche du Britannicus historique, que Tacite dépeint comme une pure victime, dépourvu de toute lucidité sur les menées de ceux qui menacent sa vie et donc de toute possibilité de résistance héroïque »31. Britannicus était par conséquent loin d’être un sujet typique ou souhaité pour une tragédie. Racine avait cependant prévu les objections. Il ne pouvait ignorer que « [t]oute la poétique classique depuis Aristote condamnait l’utilisation dans la tragédie de ce type de personnage [= le type de Britannicus] »32. Forestier explique comment Racine montait ses contemporains, et par conséquent les cornéliens, contre lui-même en choisissant malgré tout ce sujet. Non seulement Racine écrit dans sa préface que « [l]es autres se sont scandalisé que j’eusse choisi un homme aussi jeune que Britannicus pour le Héros d’une Tragédie »33, mais en outre il refuse de transformer Britannicus, la victime, en héros, comme l’exigeaient les règles du théâtre classique.

Durant une des représentations de Britannicus, rappelle Forestier, Corneille a dû « s’agiter dans sa loge et faire force grimaces et exclamations indignées »34. Outré par la réaction de son rival, Racine s’est défendu véhémentement dans la préface de Britannicus, écrite pour la publication du drame et donc après les premières représentations. Forestier explique que, s’il ne reste que peu de preuves de la réaction contrariée de Corneille et de ses partisans, Racine a cependant immortalisé le comportement de Corneille par sa préface de ton

31 Georges Forestier, op. cit., p. 367. 32 Ibid., p. 368. 33 Ibid., p. 367-368. 34 Ibid., p. 372.

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presqu’agressif. Le premier vrai épisode de la compétition étendue entre les deux maîtres devient ainsi un fait accompli.

L’attaque de Racine dans la préface de Britannicus est adressé à son vieux rival et balance, comme l’a très bien vu Jasinski, entre la cruauté et la moquerie35: Je prie le lecteur de me pardonner cette petite préface que j’ai faite pour lui rendre raison de ma tragédie... Térence 36 même semble n’avoir fait des prologues que pour se justifier contre les critiques d’un vieux poète malintentionné, malevoli veteris poetae, et qui venait briguer des voix contre lui jusqu’aux heures où l’on représentais ses comédies.37

Mais est-ce que Corneille était, à ce moment-là, réellement déjà un « vieux poète mal intentionné » ? Impossible de le dire. Ce qui est certain, en revanche, c’est que cet épisode donnera le ton pour les années suivantes, et en particulier, pour le concours des Bérénice.

Bien que Racine se soit vigoureusement défendu dans sa préface acerbe, il semble que Britannicus ne pouvait survivre à la critique des cornéliens. Jasinski décrit comment « Corneille et les anti-raciniens l’emportaient. Leurs menées achevaient de circonvenir un public indécis et probablement inquiet. A la froideur première succédait un échec manifeste. On peut parler d’une chute, au moins momentanée, de Britannicus » 38 . L’échec de Britannicus contraste avec le succès d’Andromaque deux ans d’auparavant. C’est depuis le succès d’Andromaque que Corneille commence à se tenir sur ses gardes et qu’il réagit sur le prochain possible succès de Racine.

En 1670, Britannicus se rétablit de sa « chute momentanée »39. Forestier écrit comment la pièce regagne un peu de sa valeur initiale quand elle est transformée en tragédie-ballet pour le roi et pour la Cour40. Seul Corneille avait « obtenu le même honneur un peu plus tôt »41 avec ses pièces Oedipe et Nicomède. Il y avait pourtant une grande différence entre les deux auteurs puisque « Corneille, embarrassé dans ses manières de bourgeois de province, ne se montrait guère à la Cour, quand Racine, fort de son sens des relations mondaines et de ses

35 Cf. René Jasinski, Vers le vrai Racine, Paris, Armand Colin, 1958, p. 359-360. 36 Racine établit un parallèle entre lui-même et Térence, qui devait également se défendre contre des critiques de « vieux poètes ». Racine parle par conséquent, de façon sous-entendue, de la critique de Corneille, « vieux poète malintentionné ». 37 Jean Racine, Britannicus, 1669, cité par René Jasinski, op. cit., p. 359-360. 38 René Jasinski, op. cit., p. 357. 39 Ibid. 40 Georges Forestier, op. cit., p. 375. 41 Ibid.

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hautes protections, savait s’y faire admettre dans les grandes occasions »42. Racine et Corneille avaient donc bien reçu le même honneur, mais ils le manipulèrent de façon différente.

2.2.3 Racine, homme de la Cour

Racine n’était cependant pas un homme du théâtre, comme l’était Corneille. Mais il était bien un homme de la Cour, qualité que Corneille n’a jamais réellement possédée. Racine connaissait les finesses, les habitudes et manières de la noblesse. Se présentant comme homme de la Cour et du roi, il a obtenu la faveur de plusieurs nobles et personnages éminents et même du ministre Colbert. Racine dédie l’épitre dédicatoire de Bérénice au Monseigneur Colbert, « Secrétaire d’État, contrôleur général des finances, surintendant des bâtiments, grand trésorier des ordres du roi, Marquis de Seignelay, etc »43. Avant il avait dédié Britannicus au duc de Chevreuse. Le jeune duc, « époux de la fille aînée de Colbert »44 avait accordé sa protection au dramaturge : « [Il] avait tout à gagner, sur le plan du prestige mondain, à se présenter comme le protecteur de Racine. Protection efficace : le très occupé ministre de Louis XIV [= Colbert] a honoré la lecture de sa présence, comme Racine s’empressa de le souligner dans son épître dédicatoire [= l’épître de Britannicus] 45. » L’étape logique suivante était de dédier sa tragédie suivante, Bérénice, au ministre même.

Le fait que Racine se sente bien à la Cour est également visible au déroulement de sa carrière : Après une carrière théâtrale, Racine commence une carrière à plein temps à la Cour, comme historiographe du roi. A ce sujet, Raymond Picard estime que « [...] sa carrière à la Cour, dont on n’a pas assez retracé l’histoire, durera vingt-deux ans – presque dix ans de plus que sa carrière théâtrale »46. Picard continue en notant que, bien que Racine soit entré dans l’histoire comme l’un des plus grands dramaturges, « [i]l est d’ailleurs émouvant de constater combien un personnage aussi célèbre, et qui a connu la gloire de son vivant, a laissé chez les contemporains peu de traces de son passage sur cette terre »47. Dans The Death of Tragedy, George Steiner résume le caractère du maître du théâtre. Il décrit comment et pourquoi, après

42 Georges Forestier, op. cit., p. 375. 43 Jean Racine, Bérénice, Oxford, Oxford University Press, 1965, p. 59. 44 Georges Forestier, op. cit., p. 360. 45 Ibid. 46 Raymond Picard, op. cit., p. 7. 47 Ibid., p. 11.

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une carrière de dramaturge couronnée de succès, Racine se retire comme historiographe du roi : Racine is one of those great dramatic poets [...] who had no natural liking for the theatre. The history of Racine’s relations to the stage is one of increasing fastidiousness. He moved from public drama to private performance and then to silence. In accepting the post of historiographer royal, he followed his own temper and social bias.48 [...] After Athalie (1691), Racine wrote no more for the theatre. He was only fifty-two, yet his silence had nothing of the quality of defeat which marked the end of Corneille’s career. It was the crowning repose of a playwright who had loved drama but never trusted the stage.49

2.3.4 Bérénice

Mais revenons à Bérénice: à la fameuse première de Bérénice le vendredi 21 novembre 1670 à l’Hôtel de Bourgogne. Ce fut un événement pour de multiples raisons. Parce que Racine avait écrit une nouvelle tragédie. Mais aussi parce que la Champmeslé intéressait le public. Marie Desmares, connue sous son nom d’artiste « la Champmeslé » était née à Rouen en 1642. Elle est déjà actrice quand elle rencontre, dans une troupe de campagne, Charles Chevillet, née à Paris en 1642 lui aussi. Ils se marient peu après, en 1665, et elle prend le nom d’artiste de son mari, « Champmeslé »50.

Au début de l’année 1669, le couple de comédiens fut engagé par le théâtre du Marais à Paris. Venant d’une troupe de campagne, c’était certainement une belle promotion pour un couple comédien. Le théâtre du Marais « voyait régulièrement ses meilleurs acteurs débauchés par l’Hôtel de Bourgogne et le Palais-Royal »51. Et ainsi, « la Champmeslé [s’est] fait remarquer par le public dès sa première apparition sur la scène du Marais » 52. Plusieurs critiques et connaisseurs l’avaient remarqué. Entre ces connaisseurs était Robinet, qui se sentait charmé par la nouvelle actrice, même si plusieurs auteurs suggèrent qu’elle n’était pas particulièrement belle : Mme de Sévigné estimait que la Champmeslé était « laide de près mais quand elle dit des vers, elle est adorable »53. En quelque temps, « les Champmeslé

48 George Steiner, The Death of Tragedy, London, Faber And Faber, 1974, p. 76. 49 Ibid., p. 100-101. 50 Georges Forestier écrit que « [c]’était la tradition en ce temps-là chez les comédiens de se choisir des noms de guerre champêtres, » dans Georges Forestier, op. cit., p. 376. 51 Ibid., p. 377. 52 Ibid. 53 Mme de Sévigné, « Lettre à Mme de Grignan », 15 janvier 1672, Correspondance, Pléiade, t. I, p. 417, cité par Georges Forestier, op cit., p. 378.

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étaient devenus le couple vedette du Marais, et la jeune femme était unanimement reconnue comme l’étoile de la troupe »54. L’Hôtel de Bourgogne les a embauchés peu après.

Nous comprenons dès lors pourquoi Forestier écrit, dans son chapitre « Deux Bérénice pour un même public », que « [l]’apparition de la Champmeslé dans le rôle titre d’une nouvelle pièce de Racine était [...] en soi un événement »55. La Champmeslé jouait le rôle principal et son mari jouait le premier rôle secondaire, celui d’Antiochus. La nouvelle actrice donnait la réplique à Floridor, autre illustre acteur tragique de la troupe, qui jouait le rôle de Titus56. « Les Frères Parfaict, auteurs au XVIIIe siècle de la première histoire du théâtre français, » note Forestier, « racontent que, interprétant Hermione à l’occasion d’une reprise d’Andromaque, la Champmeslé aurait ébloui un Racine d’abord réticent : ‘Il [= Racine] courut à la loge de Mlle Champmeslé, et lui fit à genoux des compliments pour elle et des remerciements pour lui.’ »57. Impossible de vérifier l’histoire. Mais l’anecdote confirme la réputation et le charme de la Champmeslé. Dans son conte Belphégor, Jean de La Fontaine, notait à son propos : Qui ne connaît l’inimitable actrice Représentant ou Phèdre ou Bérénice ? ... Est-il quelqu’un votre voix n’enchante ? S’en trouve-t-il une autre aussi touchante ? Une autre enfin allant si droite au cœur?58

Selon Walton, « [t]he initial succès de larmes was largely due to la Champmeslé »59. La combinaison de la Champmeslé dans le rôle titulaire, l’illustre Floridor comme sa contrepartie et la réputation grandissante de Jean Racine assuraient une réception enthousiaste et bienveillante. Bref, les circonstances jouaient en faveur de Racine.

54 Georges Forestier, op. cit., p. 379. 55 Ibid., p. 384. 56 Ibid., p. 383. 57 François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu’à présent, Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1735-1749, t. XIV, p. 514, cité par Georges Forestier, op. cit., p. 383. 58 La Fontaine, « Belphégor », Contes, 1693, cité par C. L. Walton, op. cit., p. 50. 59 C. L. Walton, op. cit., p. 50.

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2.3 Pierre Corneille, auteur de Tite et Bérénice

Tite et Bérénice de Pierre Corneille fut représenté la première fois le 28 novembre au Théâtre du Palais-Royal, une semaine après la première de Bérénice de Racine. La pièce était jouée par la troupe de Molière, la troupe officielle du Palais-Royal. Mlle Molière interprétait le rôle principal de Bérénice60. Il importe de noter que, même si maintenant, nous discernons les deux pièces et en désignant l’une comme Bérénice et l’autre comme Tite et Bérénice, les deux pièces s’appelaient simplement Bérénice au temps des dramaturges : « C’est seulement pour sa publication l’année suivante que Corneille intitula sa pièce Tite et Bérénice, ce qui n’empêche pas tous les contemporains, et Corneille lui-même de continuer à l’appeler Bérénice61. » Corneille avait changé le titre de sa comédie héroïque Bérénice en Tite et Bérénice pour la publication de l’œuvre en février 1671. Nous continuerons à appeler la pièce de Corneille Tite et Bérénice afin d’éviter toute confusion.

2.3.1 Une carrière de pionnier

Pierre Corneille, né à Rouen en 1606, était issu, « d’une famille qui avait accédé à la moyenne bourgeoisie »62. Il avait été scolarisé chez les jésuites et il avait ensuite entamé des études de droit. Il semble que « Pierre Corneille, reçu avocat après son droit, n’ait plaidé qu’une seule fois »63 ! Il se voua au théâtre assez tôt dans sa carrière. Mélite, sa première pièce, une comédie, est publié en 1629. Sa dernière pièce, Suréna, une tragédie, apparaît en 1674. Corneille était par conséquent actif comme dramaturge pendant plus de 30 ans, ce qui peut être défini comme une longue carrière théâtrale. Darcos estime que « [g]râce à sa longue vie et à son abondante production, Pierre Corneille [...] traverse à la fois la période baroque et les débuts du classicisme »64. Comme nous l’avons déjà mentionné, la première moitié du XVIIe siècle fut agitée et troublée par maintes discussions et affaires politiques, philosophiques et religieuses. Le courant artistique du baroque de ce temps a laissé des traces dans l’œuvre de Corneille. Charles Mazouer est également de cet avis, mais il estime que le théâtre de Corneille contient plus que seulement l’esthétique baroque : « [L]e jeune Corneille participe bien d’une esthétique baroque (thèmes de violence, de la magie, du change des

60 Cf. Simone Akerman, op. cit., p. 11. 61 Georges Forestier, op.cit., p. 872. 62 Charles Mazouer, op. cit., p. 200. 63 Ibid. 64 Xavier Darcos, op. cit., p. 150.

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amants ; confusion des sentiments et des situations ; langue contrastée et affectée), mais [il] la dépasse [...]65. »

Corneille a 64 ans lors de la première de Tite et Bérénice. Il n’a plus rien à prouver comme dramaturge, contrairement à Racine, qui se trouvait encore plus ou moins au début de sa carrière. Corneille a écrit sa première œuvre Mélite, une comédie, 35 ans avant la première tragédie de Racine, La Thébaïde, qui n’a paru qu’en 1664. Dans les années 1630, Corneille était un des premiers dramaturges, qui n’avaient comme exemple que les classiques et quelques rares modernes. C’est la grande différence entre Racine et Corneille. « Pierre Corneille affirme n’avoir eu pour guide que ‘les exemples de feu Hardy66 et de quelques modernes qui commençaient à se produire ...’ » 67, note Mazouer. Dans Pierre Corneille en son temps et en son œuvre, André Le Gall, signale lui aussi l’unicité de Corneille. Pour ce faire, il cite Fontenelle : « Corneille n’a eu devant les yeux aucun auteur qui ait pu le guider. Racine a eu Corneille68. » Racine a donc un exemple, un étalon, qu’il pouvait imiter, égaler ou tenter de surpasser. Alors que Corneille a dû frayer sa propre voie.

Corneille connut son premier véritable succès avec la tragi-comédie, Le Cid (1636) . La pièce a donné lieu à une querelle sur les règles du théâtre classique qui est probablement aussi connue que Le Cid même. Bien que Richelieu soutienne le dramaturge, certains critiques, dont Georges de Scudéry, l’attaquent en disant qu’il ne respecte pas les règles classiques, instaurées par Richelieu. Par ailleurs, le sujet de la pièce ne venait pas de l’Antiquité, la pièce ne respectait pas la règle des trois unités et il y avait des passages qui pouvait offusquer le roi (les nobles dans la pièce ignorent l’interdiction du duel par le roi). La « querelle du Cid » fut finalement arrêtée par Richelieu, qui a donné l’ordre de cesser la discussion. Dix ans plus tard, Corneille fut élu membre de l’Académie française, fondée par Richelieu en 1635.

2.3.2 La confrontation avec Racine

En 1670, Corneille avait par conséquent déjà connu de grands succès et d’importants triomphes. Horace (1640), Cinna (1642) et Nicomède (1651) ont été acclamés par le public. Bref, en 1670, Corneille était une autorité théâtrale. Le duel ou le concours au sujet de

65 Charles Mazouer, op. cit., p. 11. 66 Alexandre Hardy (1570 – 1632) était un dramaturge français, connu pour ses pièces politiquement inspirées. 67 Charles Mazouer, op. cit., p. 14. 68 André Le Gall, op. cit., p. 528.

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Bérénice est d’autant plus étonnant. Le « Grand Corneille » n’avait pas besoin de cette publicité. Il n’y avait aucune urgence de mettre sa réputation en jeu. Il avait son nom et sa réputation à perdre. Racine en revanche, n’avait qu’à gagner au concours.

La réaction de Corneille après la représentation de Britannicus69 de Racine fait cependant supposer que Corneille était jaloux du succès de son jeune rival. Le triomphe que Racine a connu avec Andromaque, une pièce marquée par sa rupture avec le style cornélien, instille chez Corneille une première crainte. Il craint sans doute le lent effritement de son autorité et de sa gloire. Dès ce moment, Racine était bien devenu le « chagrinant rival »70. « Le remède au chagrin », note Le Gall, « c’était d’écrire. Écrire, c’était signifier que l’on refusait de prendre la porte de sortie, c’était, pour Corneille, rappeler à soi-même et aux autres qu’il était vivant »71. Bref, au lieu de prendre sa retraite, Corneille décide de se battre. Il veut écrire et prouver qu’il n’a pas perdu sa pertinence.

2.3.3 Tite et Bérénice

Mais les circonstances du concours des deux Bérénice ne sont pourtant pas aussi favorables pour Corneille que pour Racine. Pour commencer, la troupe du Palais-Royal jouait Tite et Bérénice de Corneille en alternance avec Le Bourgeois gentilhomme (1670) de Molière. La pièce ne reçut par conséquent pas autant de représentations et d’attention que Bérénice de Racine à l’Hôtel de Bourgogne. Ensuite, la distribution des rôles était moins spectaculaire que celle de la pièce de Racine. La Thorillière, l’acteur qui jouait Titus, et Armande Béjart, Mlle Molière, qui jouait Bérénice, étaient, comme le rappelle Forestier, également de bons acteurs, mais ce n’était pas des « Champmeslé » ou des « Floridor »72. Tite et Bérénice n’avait pas une nouvelle star dans le rôle principal. Et c’est toute la différence, car « le public s’était vite persuadé que seuls Floridor et la Champmeslé étaient à la mesure des rôles de l’empereur et de la reine juive »73.

La pièce vient en outre après celle de Racine. Aussi était-elle toute de suite comparée avec la Bérénice de Racine et elle était jugée de la même façon. Même si cette comparaison

69 Cf. supra : 2.2.2 Une carrière en rivalité, p. 11. 70 André Le Gall, op. cit., p. 482. 71 Ibid. 72 Georges Forestier, op. cit., p. 401. 73 Ibid.

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était assez difficile, puisque Bérénice était une tragédie et que Tite et Bérénice était une comédie héroïque. Karl Vossler a souligné cette différence générique, qui a quelque peu échappé aux contemporains des deux dramaturges. Il estime que Corneille n’a jamais eu l’intention d’écrire une tragédie, son œuvre a néanmoins toujours été comparée à la tragédie de Racine74. Tite et Bérénice de Corneille ne visait certainement pas à émouvoir comme le faisait Bérénice avec ses aveux pathétiques, ses pleurs et ses larmes. Corneille traitait un autre sujet et il le faisait d’une autre façon. La comédie héroïque de Corneille n’avait pas les mêmes intentions et ne déployait pas la même rhétorique que la tragédie de Racine. Mais voilà, la simultanéité chronologique a effacé ces différences et la comparaison s’est faite. On a pu dès lors comparer à partir d’une matière similaire le style cornélien et le style racinien.

2.4 Les deux Bérénice, entre réalité et fiction 2.4.1 Le silence des dramaturges et de leurs contemporains

Qu’est-ce qui s’est alors passé ce fameux novembre 1670 ? C’est simple : « [d]eux Bérénice [sont sorties] en huit jours sur les deux principales scènes parisiennes »75. Les deux troupes les plus renommées de Paris représentent le même sujet, plus ou moins au même moment. Simone Akerman estime que « [l]es deux pièces connurent le succès. Celle de Corneille fut représentée 21 fois, soit pendant 7 semaines, celle de Racine, 30 fois »76. Par ailleurs, « [l]e 24 janvier 1671, Bérénice était publiée avec dédicace et préface. Le 3 février paraissait Tite et Bérénice de Corneille, avec un texte de Xiphilin, sans Préface ni Examen (fait unique dans les annales du théâtre cornélien) »77. Bien que Racine ait écrit une préface, il ne se prononce guère sur la Bérénice de Corneille. Corneille, lui non plus, ne s’exprime jamais sur l’affaire des deux Bérénice. Le silence des deux dramaturges n’a pas aidé la critique à déceler le mystère de ce mois de novembre 1670.

Parmi les contemporains, Guy Patin est, selon Simone Akerman, un des premiers à mentionner la rivalité entre les deux maîtres. Raymond Picard mentionne également le

74 Karl Vossler écrit que « [d]ie Kritiker haben die Köpfe geschüttelt und haben bemerkt, daß dies denn doch keine Tragödie und neben Racines Bérénice ein bedauerliches Machwerk sei – als ob Corneille jemals beabsichtigt hätte, mit Tite und Bérénice eine Tragödie zu liefern. « Comédie héroïque » nennt er es klipp und klar; und voll von komischen und ironischen Untertönen sind seine heroischen Verse, » dans Karl Vossler, op. cit., p. 97. 75 Georges Forestier, op. cit., p. 384. 76 Simone Akerman, op. cit., p. 90. 77 Ibid.

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témoignage de Guy Patin78. Cette lettre de Patin du 15 décembre 1670, est en tout cas une des premières sources sur la confrontation des deux dramaturges - Cette lettre est composée peu après les premières représentations théâtrales des deux Bérénice - : « On parle ici d’une tragédie célèbre et nouvelle que les comédiens représentent sur le théâtre ; c’est la Bérénice de laquelle Suétone, dans Tito a fait mention... Deux divers poètes y ont travaillé ; on verra ceux qui y auront le mieux réussi79. » La rivalité entre Racine et Corneille ne semble par conséquent pas être un secret. Picard écrit même que, comme les deux dramaturges venaient de se dresser violemment l’un contre l’autre après la représentation de Britannicus, « on est tenté de voir dans l’apparition simultanée de ces deux pièces un nouvel épisode d’une rivalité qui était désormais éclatante et publique »80. « En tout cas », ajoute Picard, « la rivalité des deux pièces devait être d’autant plus évidente pour les contemporains qu’elles étaient jouées sur deux théâtres, le Palais-Royal et l’Hôtel de Bourgogne, entre lesquels la concurrence avait été ardente pendant les dernières années »81.

D’autres sources, comme celle du contemporain Robinet, parlent bien des deux pièces mais ne mentionnent pas la rivalité entre les deux auteurs : « Le gazetier Robinet [...] parle séparément des deux Bérénices sans essayer de les rapprocher82. » La seule certitude semble qu’il y a effectivement eu deux pièces qui portaient le même nom, qui, pour certains des contemporains étaient en concurrence avec l’un et l’autre et qui, pour d’autres, coexistaient simplement. Les dramaturges mêmes, et leurs contemporains, ne s’expriment pas sur le pourquoi de cette simultanéité. Le pourquoi et la cause des deux Bérénice ont par conséquent été sujets de maintes spéculations. Parcourrons les pistes d’explication les plus plausibles.

2.4.2 Fut-ce le hasard ?

Pour commencer, explorons la piste du hasard, que beaucoup de contemporains semblent favoriser. C’est un autre auteur dramatique qui prononce le mot « hasard » pour décrire le cas des deux Bérénice. André Le Gall reprend une citation de Le Clerc, qui avait écrit une Iphigénie (1675), comme l’avaient fait aussi Racine et Coras. Le Clerc explique la coïncidence de sa pièce avec la pièce de Racine : « Le hasard seul a fait que nous nous

78 Raymond Picard, op. cit., p. 156. 79 Guy Patin, « Lettre du 15 décembre 1670 », Lettres Choisies, 1692, t. III, p. 405, cité par Simone Akerman, op. cit., p. 91. 80 Raymond Picard, op. cit., p. 154. 81 Ibid., p. 156. 82 Ibid., p. 154.

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sommes rencontrés comme il arriva à M. de Corneille et à lui [Racine], dans les deux Bérénice83. »

À côté des partisans du hasard, il y en avait qui refusaient même de comparer les deux pièces, comme nous l’avons déjà remarqué dans le cas de Robinet. L’abbé de Saint-Ussans écrit ainsi en 1671 que « dire que M. Racine a traité le même sujet que lui [= Corneille], c’est parler fort à la manière du peuple, qui s’imagine que, parce que Bérénice est un nom commun à deux tragédies, ces deux tragédies doivent être la même chose. Vous savez bien que tout en est différent : l’action différente, le temps différent »84. A l’époque des dramaturges, il semble que la création simultanée des deux pièces était vue comme un hasard ou comme deux pièces totalement différentes, qui portaient le même nom par un petit malheur. André Le Gall écrit également que « [l]es contemporains n’auraient vu dans la rencontre des deux Bérénice que le fruit du hasard »85.

Maintenant, la critique est d’accord que cette piste de la coïncidence, même si elle est adoptée par les contemporains, est peu probable. Bien que la théorie du hasard ne puisse être complètement considérée comme impossible, la majorité de la critique estime que l’affaire des deux Bérénice ne fut probablement pas un pur hasard. Dans son introduction à Bérénice, Walton résume parfaitement l’improbabilité de la piste du hasard: « [I]t must be confessed that it seems a somewhat desperate solution of a mystery involving such a remarkably close coincidence in time, two dramatist at the peak of their rivalry and two theatrical companies in the fiercest competition with each other86. » La combinaison des deux dramaturges célèbres, de la seule semaine d’intervalle et des deux troupes parisiennes concurrentes rendent l’hypothèse du hasard insoutenable selon Walton. Picard, lui aussi, exprime son scepticisme sur cette théorie87. Il ne croit pas que ça peut être une coïncidence que les deux auteurs les plus connus du siècle, qui appartenaient au même milieu littéraire étroit, où tout le monde se connaissait, ont choisi le même sujet entre mille et un possibles sujets de l’Antiquité. Il est impossible que les deux auteurs illustres aient travaillé à la même pièce pendant des mois sans

83 Frères Parfaict, Histoire du théâtre français, Amsterdam, 1734-1749, Genève, Slatkine Reprints, 1967, t.I, p.113, cité par André Le Gall, op. cit., p. 487. 84 Abbé de Saint-Ussans, « Réponse à la critique de Bérénice », La Bérénice de Racine, Paris, Michaut, 1907, p. 299, cité par Raymond Picard, op. cit., p. 155. 85 André Le Gall, op. cit., p. 487. 86 C. L. Walton, op. cit., p. 11. 87 Cf. supra : 1. Introduction, p. 4.

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savoir que l’autre y travaillait aussi88. Aussi Picard conclut-il par cette question rhétorique : « Est-il vraisemblable que, si peu de temps après Britannicus, un hasard malicieux ait mis aux prises, sans qu’ils en aient eu dessein, les deux adversaires89 ? »

2.4.3 Henriette d’Angleterre et son fameux « concours »

Après avoir rejeté la théorie du hasard, Picard survole les autres possibles explications de l’affaire Bérénice : Le problème des deux Bérénices, on le voit, est un des plus complexes de toute l’histoire littéraire du XVIIe siècle. Si donc l’on accepte l’hypothèse raisonnable d’une rencontre non fortuite entre les deux rivaux, comment a-t- elle pu se produire ? Trois possibilités s’offrent : ou bien le sujet a été imposé ou suggéré aux deux poètes ; ou bien Corneille a traité un sujet que Racine avait d’abord choisi ; ou bien Racine s’est emparé d’un sujet auquel Corneille s’était arrêté le premier.90

Le sujet qui a été imposé est devenu la piste la plus populaire au long des siècles. Cette piste, qui part de l’idée qu’Henriette d’Angleterre, épouse du frère du roi, eut proposé le sujet de Bérénice aux deux dramaturges, est assez largement reprise par la critique postérieure. Dans Vers le vrai Racine, Jasinski se demande si cette version est conforme à la réalité: « Est-il vrai que le sujet fut suggéré, à la fois à Corneille et à Racine par Henriette d’Angleterre, qui se serait plu à instituer entre les deux poètes un ingénieux concours91 ? » Cette hypothèse se fonde, rappelle Jasinski, sur un seul « texte essentiel » 92 , sur lequel tous les autres témoignages se basent explicitement ou implicitement. Tous ces textes « ne font que broder sur ce texte initial »93. Ce texte initial fut un passage de la Vie de Corneille, écrit par Fontenelle: Bérénice fut un duel dont tout le monde sait l’histoire. Une princesse [= Henriette d’Angleterre], fort touchée des choses de l’esprit et qui eût pu les mettre à la mode dans un pays barbare, eut besoin de beaucoup d’adresse pour faire trouver les deux combattants sur le champs de bataille sans qu’ils sussent où on les menait.94

88Raymond Picard, op. cit., p. 155. 89 Ibid. 90 Ibid., p. 156. 91 René Jasinski, op. cit., p. 364. 92 Ibid. 93 Ibid. 94 Fontenelle, « Vie de Corneille », Œuvres, éd. Belin, 1818, t. II, p. 346, cité par René Jasinski, op. cit., p. 364.

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Simone Akerman et André Le Gall95 mentionnent également l’abbé Dubos, qui, en 1719, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, avait également prétendu qu’Henriette avait suggéré le sujet à Racine. Dubos affirmait que Racine aurait entamé le sujet « sur les instances d’une grande princesse »96. Le Gall indique en outre une lettre de la Princesse Palatine, qui date de 1709, où « [o]n trouve mention du rôle d’Henriette d’Angleterre »97. Les Frères Parfaict ont ensuite repris l’hypothèse en 1747 dans l’Histoire du théâtre français98. Les Frères se basaient principalement sur Fontenelle. Louis Racine, le fils de Jean Racine, fut le suivant à reprendre l’anecdote. Le Gall écrit que « Louis Racine, dans ses Mémoires (1747) [...] s’abrite derrière Fontenelle pour parler de « duel » et reprend à son compte l’intervention d’Henriette d’Angleterre [...] »99. Louis Racine prétend qu’« [u]ne princesse, fameuse par son esprit et par son amour de la poésie, avait engagé les deux rivaux à traiter ce même sujet »100. Akerman complète la liste des mentions du rôle d’Henriette: « [À] son tour, Louis Racine dans ses Mémoires de 1747, répète cette histoire101. Luneau de Boisjermain avait aussi parlé du « caprice » de Madame. Voltaire fit le reste102. »

Il est vrai que Voltaire a réellement établi l’histoire du concours pour Henriette d’Angleterre en la présentant comme seule vérité sur l’affaire des deux Bérénice. En 1746, Voltaire écrit une préface pour son édition des deux Bérénice. Simone Akerman reprend la légende, que Voltaire a « considérablement amplifiée et embellie »103 dans sa préface : Henriette d’Angleterre [...] voulut que Racine et Corneille fissent une tragédie des amours de Titus et Bérénice. Elle crut la victoire obtenue sur l’amour le plus vrai et le plus tendre ennoblissait le sujet et en cela elle ne se trompait pas ; mais elle avait encore un intérêt secret à voir cette victoire représentée sur le théâtre : elle se ressouvenait des sentiments qu’elle avait eus pour Louis XIV et du goût vif de ce prince pour elle. [...] Elle chargea le marquis de Dangeau, confident de son amour avec le roi, d’engager secrètement Corneille et Racine à travailler l’un et l’autre sur ce sujet qui paraissait si peu fait pour la scène. Les deux pièces furent composées dans l’année 1670, sans qu’aucun des deux [ne] sût qu’il y avait un rival.104

95 André Le Gall, op. cit., p. 487. 96 Abbé Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, première partie, section XVI, 1719, cité par Simone Akerman, op. cit., p. 111. 97 André Le Gall, op. cit., p. 487. 98 Cf. Ibid. 99 Ibid. 100 Racine, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1962, p. 30, cité par André Le Gall, op. cit., p. 487. 101 Dans Mémoires sur la vie et les ouvrages de J. Racine, 1747, et Remarque sur les tragédies de Jean Racine, 1752. 102 Simone Akerman, op. cit., p. 112. 103 Ibid. 104 Ibid.

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En 1751, dans Le Siècle de Louis XIV, Voltaire reprend l’anecdote une deuxième fois105. Cette fois, avec encore plus de détails. Il y ajoute que « la princesse Henriette joua un tour bien sanglant à Corneille quand elle le fit travailler à Bérénice » 106. Voltaire, lui aussi, se base sur les Frères Parfaict, qui, à leur tour, se sont basés sur Fontenelle. Toutes les sources importantes peuvent par conséquent être ramenées au même texte initial.

2.4.3.1 Marie Mancini, ou, Bérénice à la Cour

Voltaire n’a pas seulement lancé l’histoire d’Henriette, il a également établi un parallèle connu entre le monde réel et le monde des Bérénice. C’est-à-dire que Voltaire a établi la comparaison entre Titus et Bérénice et Louis XIV et Marie Mancini. Mancini, la nièce du cardinal Mazarin, fut une maîtresse de Louis XIV. Elle a dû se séparer douloureusement de Louis XIV. Cette épisode à la Cour aurait alors inspiré Corneille et Racine. Les pièces de Bérénice reprennent cette séparation douloureuse qui s’est produite à la Cour. La critique, raffolant de telles comparaisons, a avidement repris ce parallèle. Simone Akerman cite Pierre Abraham pour montrer que les spécialistes adorent les rapports entre fiction et réalité : « Bien des spécialistes ont noué de précieux rapports entre les événements de la Cour de Louis XIV et les situations des tragédies où les spectateurs se plaisent à découvrir des échos savoureux 107 . » Jasinski, adepte de la méthode biographique, consacre ainsi plusieurs paragraphes à Marie Mancini dans Vers le vrai Racine. Charles Mauron aussi, dans L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine, confirme que l’amour entre Louis XIV et Mancini a servi d’exemple pour les pièces108.

Akerman estime que Marie Mancini « passait pour avoir fourni le modèle »109 pour les tragédies. Elle reprend un passage du premier document qui fait notion de ce modèle. Il s’agit d’une lettre de la Princesse Palatine datée du 15 octobre 1709 : « J’ai souvent vu cette comédie [= il s’agit de la Bérénice de Racine] mais je ne savais pas que le roi et madame Colonne en eussent fourni le sujet110. » Jasinski répète plusieurs fois dans ses analyses que Racine parle d’un amour qui a duré cinq ans, et non pas douze ans comme l’amour entre le

105 Cf. Simone Akerman, op. cit., p. 112. 106 Robert Lowenstein, « Voltaire as a Historian of the Seventeenth Century French Drama », John Hopkins Studies in Romance Literature and Language, V. XXV, 1935, cité par Simone Akerman, op. cit., p. 135-136. 107 Pierre Abraham, Europe, 1967, p. 9, cité par Simone Akerman, op. cit., p. 104. 108 Charles Mauron, L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine, Aix-En-Provence, Ophrys, 1957, p. 83. 109 Simone Akerman, op. cit., p. 104. 110 Ibid.

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Titus et la Bérénice historique. Cet amour de cinq ans, observe Akerman, « ne correspond guère à la chronologie de l’Histoire (12 ans) mais bien plutôt à celle des amours de Louis XIV avec Marie Mancini » 111. Même s’il existe en effet plusieurs ressemblances entre l’amour de Bérénice et de Titus et l’amour de Marie Mancini et de Louis XIV, la question de la discrétion demeure : « Il est surprenant que les ressemblances entre Bérénice et Marie Mancini – et même l’identification des deux personnages – si évidente pour tant de critiques, aient si peu frappé les contemporains112. »

2.4.3.2 Vérité ou légende ?

Il nous reste toujours à déterminer si l’anecdote d’Henriette s’est réellement produite ou si ce n’est qu’une fiction, une belle histoire pour dans les annales de la littérature française ? Selon Jasinski, qui croit pourtant à la ressemblance intentionnelle entre Marie Mancini et Bérénice, l’histoire d’Henriette est une légende.

D’abord, Jasinski estime que la légende, qui apparaît chez Fontenelle, est assez postérieure aux événements : « Celui-ci [= le texte de Fontenelle, dans lequel la légende naît] mérite-t-il créance ? Il est lui-même très postérieur aux événements. Il allègue une sorte de consentement universel dont on ne trouve la preuve nulle part113. » La légende paraît trente ans après les deux Bérénice. Première observation: si la légende se basait sur de vrais faits, une mention aurait été faite peu après les événements. Jasinski invoque ensuite quelques faits biographiques. Selon Jasinski, Henriette d’Angleterre n’aurait jamais eu l’occasion ni le temps de proposer le sujet aux dramaturges. Etant l’épouse du frère du roi, Henriette avait ses propres affaires. Elle avait par conséquent d’autres soucis que de trainer Corneille et Racine sur un champ de bataille théâtral. Jansinski fait observer qu’en 1670, Henriette était partie à Villers-Cotterêts, en Flandres et en Angleterre. Il continue : « Elle [= Henriette] n’est de retour à Saint-Germain que le 12 juin [1670] et meurt le 30. A coup sûr, de telles circonstances laissent peu de place pour les divertissements littéraires114. »

À côté de l’argument concret venant de la biographie d’Henriette, Jasinski propose encore deux autres arguments. Premièrement, il estime que l’hostilité entre Corneille et

111 Simone Akerman, op. cit., p. 104. 112 Ibid., p. 157. 113 René Jasinski, op. cit., p. 364. 114 Ibid., p. 365.

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Racine devait être assez connue dans le monde littéraire du XVIIe siècle. Jasinski estime que « [b]ien informée de l’actualité littéraire, Henriette d’Angleterre ne pouvait l’ignorer »115. Il serait par conséquent assez étrange si Henriette décida de jeter de l’huile sur le feu en proposant un concours. De plus, elle n’aurait pas pu rester impartiale. Elle aurait dû avoir une préférence pour un des deux dramaturges afin de vouloir établir un tel concours. Et il n’y a, selon Jasinski, pas suffisamment de preuves qui pourraient désigner cela116. Deuxièmement, après « l’échec » de Tite et Bérénice de Corneille, le vieux poète aurait dû ressentir « amèrement l’humiliation de sa défaite »117. Jasinski estime que Corneille aurait cherché à réduire ses responsabilités en écrivant, par exemple, qu’il ne pouvait pas refuser la demande de la princesse. Il aurait pu dire que ce sujet n’était pas de son propre choix et qu’il s’est rendu sur un terrain défavorable afin de plaire à la princesse. Puisque nous ne retrouvons rien de cette sorte dans la tradition, la critique ou la littérature, Jasinski conclut qu’un tel concours n’a pas pu avoir lieu, sinon Corneille l’aurait mentionné118. Inversement, Racine aurait peut- être voulu montrer qu’il avait gagné le concours imposé par la princesse. Le silence des deux dramaturges contredit par conséquent la légende d’Henriette. Raymond Picard est également de cet avis : « [L]e silence des deux auteurs sur leur duel apparaît comme une nouvelle confirmation [= confirmation que l’histoire ne fut qu’une fiction]: dans une compétition de cet ordre, on se réjouit d’ordinaire de sa victoire, ou bien l’on nie sa défaite, ou encore l’on déprécie le succès de l’adversaire119. »

André Le Gall rappelle que la critique tient l’intervention d’Henriette « pour une légende, née un demi-siècle après l’événement » 120 . Simone Akerman souligne également que l’anecdote d’Henriette est assez controversée : « Ceci [= l’histoire d’Henriette] a été tout à tour, affirmé, infirmé, prouvé, contesté, discuté, admis et contredit121. » Mais malgré toutes les réserves, plusieurs critiques d’aujourd’hui partent toujours de cette idée. Apparemment, dans la critique, il y en a toujours qui prêtent croyance à l’histoire d’Henriette d’Angleterre. Charles Mauron, par exemple, présente cette anecdote comme un fait :

Deux amants se séparent malgré eux, sous l’effet de quelque contrainte sociale. Lorsque Henriette d’Angleterre proposa ce « motif » à Corneille et Racine,

115 René Jasinski, op. cit., p. 365. 116 Ibid. 117 Ibid., p. 366. 118 Ibid., p. 365-366. 119 Raymond Picard, op. cit., p. 155. 120 André Le Gall, op. cit., p. 487. 121 Simone Akerman, op. cit., p. 111.

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comme on donnerait un sujet de fugue à deux organistes rivaux, ce fut, sans le savoir peut-être nettement, un merveilleux problème de technique littéraire qu’elle leur offrit ainsi à résoudre.122

Quoiqu’il y ait toujours des adeptes de cette hypothèse, la critique est donc, en général, d’accord que l’histoire d’Henriette d’Angleterre est inventée après les événements. La piste du sujet imposé n’est par conséquent pas la piste à suivre. Jasinski pose alors la question logique : « Si le sujet n’a pas été proposé – pour ne pas dire imposé – à Corneille et Racine conjointement, lequel des deux a pris l’initiative du choix123 ? » Même approche de la part de Raymond Picard : « S’il y a eu une manière de concurrence entre Corneille et Racine, comme il est raisonnable de le penser, elle ne leur a pas été imposée du dehors, et il n’y a pas eu de concours organisé. N’est-il pas plus simple de concevoir qu’un des deux dramaturges a décidé de se mesurer avec l’autre, en traitant le sujet que celui-ci avait choisi124 ? » Elle aussi estime que ce ne fut pas le hasard ni Henriette d’Angleterre. Il s’ensuit qu’un des deux dramaturges a décidé d’imiter le sujet de l’autre. Mais qui des deux dramaturges a pris l’initiative d’écrire sur Bérénice ? Et qui a imité l’autre ?

2.4.4 Corneille entre en lice avec son « jeune rival »

Une première possibilité est que Corneille a choisi de travailler sur le même sujet que Racine. René Jasinski défend ce point de vue. Selon cette hypothèse, Racine a d’abord choisi le sujet parce qu’il voulait à tout prix effacer l’impression défavorable qu’avait laissée Britannicus. Il souhaitait rapidement présenter une nouvelle tragédie, qui correspondait mieux aux exigences du temps. L’idée était d’éviter un autre scandale et un autre échec. Jasinski estime que le mythe romain de Bérénice correspondait parfaitement aux goûts du temps, parce que cette histoire n’excluait ni politique, ni intrigue. La séparation douloureuse des personnages principaux permettait à Racine en outre d’exposer une « pénétration intime des âmes »125. Selon Jasinski, le sujet de Bérénice était apparu dans les discussions que Racine a eues auparavant avec Colbert. Corneille a pu être alerté par une indiscrétion d’un acteur, ou d’un courtisan. Quoi qu’il en soit, Corneille a saisi l’opportunité et a décidé, lui aussi, d’écrire une Bérénice. Pour Corneille, c’était le moment pour montrer sa supériorité. Racine avait déjà perdu un peu de sa crédibilité après Britannicus et le sujet plaisait à Corneille. L’idée que

122 Charles Mauron, op. cit., p. 83. 123 René Jasinski, op. cit., p. 366. 124 Raymond Picard, op. cit., p. 158-159. 125 René Jasinski, op. cit., p. 369.

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Titus doit sacrifier sa passion à son devoir et devenir empereur de Rome correspond à la vision cornélienne du monde. Selon Jasinski, Corneille a donc voulu renouer avec le succès, imposer sa supériorité : il s’est hâté d’écrire une pièce sur le même sujet126.

2.4.5 Racine provoque le « vieux poète » en duel

Mais Jasinski est bien seul à défendre cette idée. La critique ne favorise pas cette piste d’explication. Les historiens partent, en général, de l’idée que Corneille n’a pas imité Racine. Picard explique pourquoi : [L]es historiens ont fait ressortir depuis longtemps que l’idée d’une concurrence dont Corneille aurait pris l’initiative est invraisemblable. Le vieux poète, dont la supériorité restait à peu près indiscutée, ne pouvait songer à pareil procédé : c’eût été se mettre sur le même plan que son émule et le déclarer son égal ; on sait, en outre, combien l’auteur de Tite était jaloux de son indépendance et fier de la nouveauté de ses sujets. Enfin le succès limité de Britannicus n’avait guère pu lui porter ombrage ; pourquoi aurait-il eu alors précisément la maladresse de faire le malevolis poeta et de justifier les attaques de la préface [= de Britannicus] contre son humeur et son attitude ?127

Pour la majorité de la critique, Racine s’est emparé du sujet choisi par Corneille. Il s’ensuit que Racine a dès lors dû connaître les projets de Corneille. Selon Georges Forestier, il n’est pas improbable que Corneille ait proposé son nouveau drame aux différentes troupes à Paris, afin de chercher la troupe qui offrirait le plus pour sa pièce. De cette manière, l’Hôtel de Bourgogne a pu deviner le sujet et le proposer au dramaturge de leur choix, Racine. Jasinski confirme d’ailleurs que l’Hôtel de Bourgogne avait une préférence pour Racine, jeune et nouveau dramaturge128. Les tenants de l’Hôtel de Bourgogne ont voulu montrer que leur dramaturge pouvait facilement égaler et même surpasser Corneille, l’autorité indiscutable. Forestier va même plus loin. Selon lui, ce n’était pas seulement l’Hôtel de Bourgogne qui trouvait l’idée d’une compétition intéressante. Pour Racine aussi, l’idée d’entrer en compétition ouverte avec Corneille pouvait être très séduisante : Qui à part Racine pouvait accepter de se laisser convaincre par les comédiens d’offrir sa version de la même histoire ? Souffler à Corneille l’exclusivité de sa matière dramatique et obliger le « vieux poète mal intentionné » à subir la concurrence de celui dont il n’avait pas réussi à étouffer le succès, voilà qui a pu lui paraître une idée séduisante.129

126 Cf. René Jasinski, op. cit., p. 370-371. 127 Raymond Picard, op. cit., p. 159. 128 René Jasinski, op. cit., p. 351. 129 Georges Forestier, op. cit., p. 387.

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Picard explique en outre que cette sorte d’imitation était alors assez courante : « [C]ela s’appelait doubler quelqu’un, et parfois même l’imitation impliquait à peine une rivalité : il fallait avant tout plaire aux spectateurs, qui aimaient voir reparaître des personnages et des sujets connus130. » Apparemment, dans ce temps-là, deux pièces qui portaient le même titre n’était pas tellement rare. Georges Forestier explique que le cas des deux Bérénice ne fut pas un fait isolé : En fait, depuis l’installation en 1629 de deux troupes permanentes [= la troupe du Palais-Royal et celle de l’Hôtel de Bourgogne] qui se disputaient les faveurs du public parisien, cette forme de concurrence rythmait la vie théâtrale. Les spectateurs avaient ainsi connu deux Comédie des comédiens (1633), deux Place Royale (1634), deux Rodogune (1644), deux Saint-Genest (1645) et, on s’en souvient, deux Mère coquette qui avaient précédé immédiatement la création d’Alexandre le Grand (1665).131

Grâce aux troupes concurrentes, deux pièces semblables n’étaient plus une exception. René Jasinski écrit qu’il arrivait « alors souvent que le même sujet fût traité en même temps par deux, sinon trois auteurs plus ou moins en vue » 132. Jasinski donne ensuite les exemples de Dom Juan de Molière, qui était un sujet fortement à la mode, des deux Iphigénie de Le Clerc et de Coras (et une troisième de Racine) et de Phèdre de Pradon et de Racine. Il semble d’ailleurs que dans le cas de Bérénice, puisque les deux duellistes étaient les deux maîtres Corneille et Racine, ce ne fut pas simplement une double représentation pour l’amusement du public.

Forestier estime qu’« [i]l va de soi que l’un des deux poètes s’est mis au travail après avoir entendu parler du sujet que l’autre avait entrepris de traiter. Hasard signifie seulement qu’il n’y avait pas eu de confrontation discrètement programmée entre les deux hommes et que l’initiative n’était pas venue de l’un d’entre eux »133. Il continue en argumentant que tout porte à croire que Corneille a été le premier à choisir le sujet de Titus et Bérénice. C’est que, durant sa carrière entière, Corneille a toujours tenté d’être original dans son choix de sujet. Pour Corneille, c’était du « savoir-vivre littéraire »134 de ne pas imiter un sujet d’un autre dramaturge. La singularité était importante pour lui135.

130 Raymond Picard, op. cit., p. 159. 131 Georges Forestier, op. cit., p. 384. 132 René Jasinski, op. cit., p. 367. 133 Georges Forestier, op. cit., p. 385. 134 Ibid. 135 Ibid.

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André Le Gall propose une dernière source, montrant que ce serait en effet Racine qui a imité Corneille. Il cite un texte de l’abbé de Saint-Ussans, qui était un « des plus ardents défenseurs de la Bérénice de Racine »136. Quoique l’abbé de Saint-Ussans ait écrit ce texte pour disculper Racine, le fait qu’il se sente obligé de le faire, suggère que c’était en effet Racine qui avait imité Corneille. Cette lettre, écrite en 1671, souligne que les deux pièces ne sont pas du tout comparables et que, « si un seul acteur avait fait de ces deux pièces, elle se compteraient fort bien pour deux poèmes » 137. Le Gall conclut que « [p]rendre le parti de Racine dans ces termes, c’est bien, implicitement, admettre que c’est Racine qui, averti du projet de Corneille, a décidé de se présenter dans l’arène théâtrale pour traiter le même sujet »138.

L’explication la plus plausible est donc certainement celle de Racine imitateur de Corneille. L’apparition des deux Bérénice est un peu trop étonnante pour ne pas être plus qu’ « un hasard ». La réalité est probablement complexe. Il faut imaginer, avec Le Gall, une « convergence de causes »139. La concurrence entre les deux troupes, la volonté de Racine de surpasser son adversaire, le moment qui s’y prêtait, ... Raymond Picard conclut que « le mystère est [néanmoins] loin d’être complètement éclairci, et l’on ne se charge pas de dire pourquoi la grande majorité des contemporains – et les intéressés eux-mêmes – ont gardé le silence sur une lutte qui opposait les deux plus grands dramaturges du temps » 140.

136 André Le Gall, op. cit., p. 488. 137 Georges Forestier, « Où finit Bérénice commence Tite et Bérénice », Onze études sur la vieillesse de Corneille dédiées à la mémoire de Georges Couton, Adirel et Mouvement Corneille, Centre international Pierre Corneille, p. 53, cité par André Le Gall, op. cit., p. 489. 138 André Le Gall, op. cit., p. 489. 139 Ibid. 140 Raymond Picard, op. cit., p. 160.

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3. Les deux Bérénice 3.1 Le mythe et les sources 3.1.1 Le vrai mythe de Bérénice et les sources antiques

Bérénice, la fameuse « reine juive » ou la « princesse de l’Orient »141 de nos deux pièces n’est pas seulement un personnage littéraire. Elle est également un personnage historique, connu surtout du récit historique de Suétone, Vies des douze Césars. Bérénice, dont le nom qui vient du Grec, Phere Nike, « celle qui apporte la victoire »142, était reine dans la dynastie hérodienne, dynastie qui régnait sur la province romaine de Judée. Elle a vécu au premier siècle et elle était la fille du roi Hérode Agrippa Ier et la sœur du roi Hérode Agrippa II. Bérénice a longtemps vécu à Jérusalem. C’est en Orient qu’elle rencontre Titus, empereur romain du premier siècle. Au moment de leur rencontre, Néron, le dernier empereur dans la dynastie Julio-Claudienne, est au pouvoir à Rome. Vespasien, le père de Titus et un « vétéran de guerres de Germanie et de Bretagne »143, est envoyé en Orient comme commandant de l’armée de l’Orient. Titus a alors rejoint son père, en Orient144.

A l’âge de 26 ans, Titus rencontre Bérénice, qui en a 38 à ce moment. Les deux commencent une liaison qui dure 4 ans avant que Bérénice s’installe à Rome avec Titus. Elle y demeure pendant trois ans145. Après cette période, Titus se sépare de la « fille du désert »146. La première séparation a donc lieu bien avant le décès de son père, Vespasien, le premier empereur de la dynastie flavienne. En 79, l’année du trépas du père, Bérénice retourne à Rome pour être renvoyé une fois pour toutes par le nouvel empereur Titus. Au total, leur liaison a duré 12 ans147.

L’histoire de Bérénice nous est parvenue par différentes sources antiques. La source la plus connue est celle de Suétone. La phrase latine de Suétone148, « Titus reginam Berenicem

141 Simone Akerman, op. cit., p. 22. 142 Ibid., p. 7. 143 Ibid., p. 27-28. 144 Cf. Ibid. 145 Cf. Ibid., p. 28. 146 Ibid., p. 22. 147 Cf. C. L. Walton, op cit., p. 27. 148 La phrase est abrégée, la version originelle est : « Titus reginam Bérénice[m], cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, statim ab Urbe dimisit invitus invitam. »

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invitus invitam dimisit » 149, ne fournit pas beaucoup d’information mais constitue malgré tout une des sources principales pour les écrivains du XVIIe siècle. Tacite, Dion Cassius et Juvénal ont également fait mention de la reine. Dion Cassius surtout donne plus de détails sur la reine Bérénice et écrit que Titus se sépare d’elle avant la mort de son père Vespasien150.

Il semble que Racine s’est surtout basé sur la version de Suétone, qui ne suit pas réellement l’ordre chronologique et historique des faits. C’est-à-dire que la version de Suétone est assez concise et qu’elle ne mentionne pas que Bérénice avait déjà été renvoyé une première fois151. Dion Cassius est plus précis, plus fidèle à la réalité. Corneille s’est basé sur une traduction latine du texte de Xiliphin, abréviateur de Dion Cassius, et il incorpore dès lors la première séparation sous Vespasien. Dans la version de Dion Cassius, l’amour entre Domitian, frère de Titus, et Domitie et l’affaire entre Titus en Domitie sont également mentionnés152. Forestier estime que Corneille « ne s’est pas contenté de Suétone »153 et qu’il est allé « scruter les autres historiens ». Le drame de Corneille montre par conséquent une plus grande fidélité historique et entre plus dans les détails historiques de l’histoire. Corneille se targue de cette historicité en utilisant le texte de Xiliphin comme préface à Tite et Bérénice.

Racine, en revanche, a choisi de travailler à partir de la version mythique de Suétone154 sans consulter beaucoup d’autres sources. Il continue la tradition et thématique de la princesse lointaine d’entre autres Ariane, Médée et Judith155. Il embellit l’histoire de la reine et il y ajoute quelques personnages, comme Antiochus156. Antiochus a réellement existé et à un moment donné il était même présent en Orient, mais il ne subsiste nulle preuve du fait qu’il était un amant rejeté de Bérénice ou qu’il était une connaissance de Titus157. Racine ajoute donc de nombreux détails au profit de l’histoire tragique. Il transforme le personnage de Bérénice, qui n’était pas un personnage historiquement important mais plutôt un personnage « de second plan »158, en « personnage littéraire autonome » avec ses ajouts tragiques.

149 C. L. Walton, op. cit., p. 37. 150 Simone Akerman, op. cit., p. 29. 151 Cf. Ibid. 152 Cf. Georges Forestier, op. cit., p. 390. 153 Ibid. 154 Ibid., p. 391. 155 Cf. Simone Akerman, op. cit., p. 44-45. 156 Pour désigner le personnage d’Antiochus dans l’histoire de Bérénice, Jean Racine utilise Antiochus. La littérature secondaire utilise cependant aussi Antioche au lieu d’Antiochus. Pour éviter toute confusion, ce mémoire utilisera toujours Antiochus, sauf dans des citations où la forme Antioche est utilisée. 157 C. L. Walton, op. cit., p. 24-25. 158 Simone Akerman, op. cit., p. 8.

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3.1.2 Les sources contemporaines

Au XVIIe siècle, Racine et Corneille ne sont pas les seuls qui se sont intéressés à l’histoire de Bérénice. Avant les deux dramaturges, le sujet a été adapté par d’autres écrivains. Simone Akerman énumère les œuvres qui traitent le personnage de Bérénice : Les Femmes Illustres ou Harangues héroïques (1642) de Scudéry, Aricidie ou Le Mariage de Tite (1646) de Le Vert, Bérénice (1648-1649) de Segrais et Tite (1660) de Magnon159. L’histoire de Bérénice était donc un sujet à la mode. C’est Scudéry qui a d’abord introduit le thème de l’Étrangère Bérénice160.

L’œuvre de Scudéry, qui comporte une lettre de Bérénice à Titus, a profondément influencé Racine. Racine s’est par exemple inspiré des qualités morales que Scudéry attribue à Bérénice161. Dans Les Femmes Illustres, il s’agit d’une Bérénice d’après la séparation avec Titus. Elle ne nourrit plus aucune ambition, ce qui donne à Racine l’idée d’une reine « éplorée »162, sans force ni ambition. Le roman de Segrais, qui décrit Bérénice avant sa rencontre avec l’amour, a également servi à Racine d’inspiration.

La tragi-comédie de Magnon, qui trace le portrait d’une Bérénice triomphante qui épouse Titus, donne une toute autre image de la reine. Cette image correspond davantage à la Bérénice cornélienne qu’à la Bérénice racinienne163. C’est-à-dire que « Magnon est important pour Corneille dont la Bérénice n’a jamais des moments de faiblesse » 164. Magnon, qui fait partie du mouvement de la préciosité et qui écrit à la veille de la Fronde, considère Bérénice comme une « frondeuse émérite »165 pleine de ruse. Ce n’est pas du tout la Bérénice que peint Racine. Magnon est cependant le premier à avoir dramatisé les amours de Titus et Bérénice166, comme le fera Racine.

159 Simone Akerman, op. cit., p. 10. 160 Cf. Ibid., p. 58. 161 Cf. Ibid., p. 11. 162 Ibid., p. 60. 163 Cf. Ibid., p. 10. 164 Ibid. 165 Ibid. 166 Cf. Ibid., p. 66.

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3.2 La forme du drame 3.2.1 La structure

La comédie héroïque de Corneille et la tragédie de Racine comportent cinq actes. Les scènes par acte varient entre trois et sept. La structure des deux pièces est conforme aux exigences des pièces de théâtre du temps. C’est-à-dire que les deux pièces suivaient la conception dramatique d’Horace, qui estimait qu’un drame devait se composer de cinq actes afin de pouvoir articuler « les grands mouvement d’une pièce » 167 : exposition, nœud, péripétie(s) ou reconnaissance et dénouement.

Souvent, la structure de Bérénice de Racine est vue comme l’adaptation concrète de la petite phrase de Suétone. C’est-à-dire que la critique a souvent caractérisé les 5 actes de la façon suivante : Titus : Acte I, reginam Berenicem : Acte II, invitus : Acte III, invitam : Acte IV, dimisit : Acte V168. La structure du drame serait donc une construction psychologique basée sur les 6 mots de l’historien romain Suétone169. La réalité est bien un peu plus nuancée. Les actes sont souvent écrits dans la perspective de Titus et d’Antiochus, qui n’est pas mentionné chez Suétone. Le premier acte est dominé par le point de vue d’Antiochus, confident de Titus et amoureux de Bérénice, qui se demande si le mariage entre Titus et Bérénice aura lieu ou non. Vers la fin de l’acte, Bérénice fait son entrée: Elle aussi se demande quand Titus annoncera le mariage tant espéré. Au deuxième acte, Titus occupe le devant de la scène en se demandant comment communiquer la nécessité de la séparation à Bérénice. C’est à la fin de l’acte que l’attention se déplace encore une fois vers Bérénice, qui commence à désespérer. Le troisième acte peint le portrait d’Antiochus, chargé de transmettre le message déchirant de la séparation à la pauvre Bérénice. A la fin de l’acte, le spectateur décèle le doute qui naît chez Bérénice, pourtant toujours complètement aveuglée par son amour pour l’empereur. Le quatrième acte comporte deux monologues importants : le premier de Bérénice et l’autre de Titus 170. Peu après, les deux protagonistes entrent dans la confrontation : Est-ce que leur amour pourra subsister ? Au dernier acte, Bérénice comprend, mais reste convaincue de l’amour de Titus, et part. Titus réfléchit sur sa décision désastreuse et Antiochus hésite entre espoir et désespoir.

167 Michael Edwards, La Tragédie racinienne, Paris, La Pensée universelle, 1972, p. 14. 168 Cf. Simone Akerman, op. cit., p. 56. 169 C. L. Walton, op. cit., p. 37. 170 Cf. Wolfgang Matzat, Dramenstruktur und Zuschauerrolle : Theater in der französischen Klassik, München, Fink, 1982, p. 160-161.

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La pièce de Corneille a plus d’intrigues secondaires, de nature amoureuse et politique. Bérénice ne paraît sur scène qu’au deuxième acte, après que le public apprend l’existence de l’affaire amoureuse entre Domitie et Domitian. Domitie cependant, plutôt par ambition que par sentiment amoureux, acceptera le mariage avec l’empereur Titus. Bérénice, qui a été renvoyée une première fois, revient à Rome après avoir appris la nouvelle du mariage imminent. Domitian, en voulant se venger sur son frère pour son amour perdu, demande Bérénice en mariage, ce qu’elle refuse. Mais elle y voit la main de Titus. Au troisième acte, Bérénice exige dès lors que Titus renonce au mariage. Titus l’écoute et décide de ne pas célébrer le mariage avec Domitie. Dans la dernière scène du dernier acte, Titus donne sa bénédiction au mariage entre Domitie et Domitian. Bérénice prend elle-même l’initiative de son exil en Orient.

3.2.2 Les règles

Racine se vante dans sa préface de la « simplicité d’action »171 de sa tragédie : « Il y avait longtemps que je voulais essayer si je [pouvais] faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens172. » Racine justifie son sujet et son approche en se référant à l’autorité des anciens. Lorsqu’on compare les intrigues et les structures des deux pièces, la pièce de Racine semble en effet plus simple : moins de personnages, une intrigue plus simple. Racine reprend, également dans sa préface, la phrase de Suétone sur laquelle il s’est basée: « Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire173. »

La pièce de Corneille, en revanche, ne raconte pas seulement l’histoire de l’amour impossible de Titus et Bérénice, mais également celle de la succession au trône, celle d’un possible mariage politique et celle de l’amour interrompu entre Domitian et Domitie. L’action n’est par conséquent pas aussi « simple » que celle de Racine. Corneille n’ignore pas la règle des trois, mais il ne la respecte pas aussi scrupuleusement que Racine : une journée, une action (l’annonce de la séparation), un lieu. Il semble difficile de faire entrer tous les

171 Jean Racine, op. cit., p. 61. 172 Ibid., 61-62. 173 Ibid.: Cette phrase est la traduction de Racine du latin de Suétone : « Titus reginam Bérénice[m], cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, statim ab Urbe dimisit invitus invitam. ».

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événements et incidents de Tite et Bérénice dans une même journée. Dans sa préface, Racine lie la simplicité d’action à la règle de la vraisemblance : « Il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie, et quelle vraisemblance y a-t-il qu’il arrive en un jour une multitude de choses qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines174 ? » Pouvons-nous lire cette préface, qui est ajoutée à la pièce plusieurs semaines après la première des deux Bérénice, comme une critique de la comédie héroïque de Corneille ? En tout cas, Racine a songé à respecter rigoureusement les règles des trois unités et l’exigence de la vraisemblance. Corneille, quant à lui, conformément à ses habitudes et à son style, a multiplié les intrigues. Le style cornélien a cependant plusieurs fois été compromis dans une querelle, comme dans le cas du Cid.

3.3 Le contenu du drame 3.3.1 Un sujet différent

Avec sa pièce Bérénice, Racine a créé un triangle amoureux simple et familier175. Il raconte l’histoire d’un amour impossible d’un empereur et d’une reine qui doivent se séparer à cause de la Raison d’État. C’est l’histoire d’un homme qui se transforme en monarque176. L’histoire est, en premier lieu, une histoire d’un amour raté, interrompu et d’un amour unilatéral de la part d’Antiochus. Mais, dans la tragédie classique française, l’enjeu politique n’est jamais loin. Racine a résolu ce « difficile problème des rapports entre enjeu politique et enjeu amoureux [...] : l’amour est le sujet politique de Bérénice »177. C’est-à-dire que la politique est contenue dans la relation amoureuse. L’enjeu politique et l’enjeu amoureux se réconcilient moins facilement dans le drame cornélien. La politique l’emporte, au détriment de l’amour. Mais est-ce que les différences entre Corneille et Racine sont seulement une différence d’accent ? Est-ce que les deux auteurs racontent vraiment la même histoire, l’un favorisant l’amour et l’autre favorisant la gloire ?

174 Jean Racine, op. cit., p. 62. 175 Cf. Susan Read Baker, « Sounds of Silence : Faltering Speech in Racine’s Bérénice and Corneille’s Tite et Bérénice », dans Racine et, ou le classicisme : actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth Century French Literature et la Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre 1999, éd. Ronald W. Tobin, Tübingen, Narr, 2001, p. 231. 176 Cf. Georges Forestier, op. cit., p. 392. 177 Ibid., p. 393.

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Georges Forestier, en intitulant un des chapitres de Jean Racine « Les deux Bérénice : deux sujets différents »178 annonce clairement son avis. La différence capitale est, selon Forestier, que Racine ne mentionne pas la première rupture de Titus et la reine juive. La Bérénice de Corneille, en revanche, est, au début de la pièce, déjà séparée de son empereur. C’est-à-dire que Titus l’avait déjà renvoyé une première fois, avant de devenir empereur, « cédant au désaveu de Rome et aux admonestations de son père [= Vespasien] »179. Suétone est le premier à négliger cette information, transmise par Dion Cassius. Racine n’a pas utilisé cette donnée historique car il estimait que la rupture (c’est-à-dire, la deuxième rupture définitive) « couronnait la conversion d’un prétendant au pouvoir cupide et débauché en un prince parfait de tout point »180. La rupture était donc la preuve de la transformation en monarque et pour cette raison, la première séparation, souhaitée par le père et non par Titus même, est omise.

Corneille part donc d’un autre point de vue. Suivant la version de Dion Cassius, il peint une Bérénice qui rentre à Rome et tente de convaincre l’empereur de revenir sur sa malheureuse décision. L’approche est par conséquent, dès la première scène, beaucoup moins tragique. Bérénice sait déjà que l’empereur l’a renvoyée, elle essaie seulement de faire revenir Titus sur sa décision. La Bérénice de Racine ignore, quant à elle, la décision imminente de son amant. Racine n’est pas le seul à préférer la version de Suétone à celle de Dion Cassius. Scudéry, lui aussi, s’est basé sur la version dans laquelle « les deux amants se sont séparés une fois pour toutes »181.

Il semble par conséquent que, à part le fait que Racine ait voulu écrire une tragédie émouvante et que Corneille ait voulu écrire une comédie héroïque, nourrie d’intrigues et de politique, les deux dramaturges n’ont pas du tout traité le même épisode historique : On voit bien qu’effectivement l’une des différences essentielles entre les deux Bérénice tient au fait que [...] elles ne traitent pas le même épisode. Racine, en choisissant la version mythique issue de Suétone, qui faisait fi de la chronologie, a raconté pourquoi et comment Titus a renvoyé Bérénice, une fois pour toutes. De son côté Corneille, en s’attachant à la chronologie historique, a montré pour quelles raisons et de quelle manière Titus, séparé une première fois de Bérénice sous le principat de son père, est resté « continent », comme dit l’historien, lorsqu’il fut confronté au retour de Bérénice.182

178 Georges Forestier, op. cit., p. 389. 179 Ibid., p. 390. 180 Ibid. 181 Ibid. 182 Ibid., p. 391.

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Les deux dramaturges ne diffèrent non seulement d’approche, mais également de sujet.

3.3.2 Un genre différent

Même si la mort est absente dans le drame de Bérénice, Racine estimait que Bérénice était profondément tragique. Les personnages sacrifient l’essence de leur être, leur amour, aux demandes politiques183. La perte de l’amour de Titus est insurmontable pour Bérénice. Cette présupposition est quelque chose que Corneille ne pouvait accepter184. Pour lui, la gloire valait plus que l’amour. Une tragédie basée sur l’éviction d’une maîtresse et les peines de cœur de celle-ci était inconcevable. Pour Corneille, renoncer à un empire pour une affaire amoureuse était simplement inimaginable. Dans le drame de Corneille, il n’y a par conséquent pas de tension aiguë entre amour et devoir comme chez Racine185. Le choix est simple pour Corneille, c’est l’empire. La Bérénice cornélienne, elle aussi, songe plutôt à sa gloire qu’à son amour : « Grâces au juste ciel, ma gloire en sûreté / N’a plus à redouter aucune indignité186. » L’amour est une question de gouvernement de soi et de gouvernement tout court. Pour Corneille, aimer, c’est régner187. Dans le dernier vers de Bérénice, cela devient très clair : « Votre cœur est à moi, j’y règne, c’est assez188. »

Dans Jean Racine, Forestier note que Corneille ne pouvait concevoir sa pièce comme une tragédie, la matière n’était simplement pas assez tragique : En 1660, au moment où la vague de la tragédie galante prenait de l’ampleur, Corneille avait écrit dans son Discours du poème dramatique que « la dignité de la tragédie [...] veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse ». C’était exclure par avance l’histoire de Titus et de Bérénice du champ de la tragédie.189

La tragédie était pour Corneille un vrai genre de théâtre politique, qui exigeait « quelque grand intérêt d’État »190 et « quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour »191 comme

183 Cf. George Steiner, op. cit., p. 71. 184 Cf. Ibid. 185 Cf. Ibid. 186 Pierre Corneille, « Tite et Bérénice », dans Œuvres de P. Corneille, t. VII, Paris, Hachette, 1862, vers 1677- 1678, cité par George Steiner, op. cit., p. 72. 187 Cf. George Steiner, op. cit., p. 72. 188 Pierre Corneille, op. cit., vers 1714, cité par George Steiner, op. cit., p. 72. 189 Georges Forestier, op. cit., p. 394. 190 Pierre Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, De l’utilité et des parties du poème dramatique, 1660, p. 72-73, cité par Charles Mazouer, op. cit., p. 354. 191 Pierre Corneille, Trois Discours., p. 72, cité par Charles Mazouer, op. cit., p. 358.

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« l’ambition ou la vengeance ». Selon Corneille, la tragédie « demande de grands périls pour ces héros »192. C’est-à-dire, des périls qui sont plus grands que perdre sa maîtresse. Dans ce Discours du poème dramatique de 1660, Corneille introduit un nouveau genre, la comédie héroïque, et il l’explique : Bien qu’il y ait de grands intérêts d’État dans un poème, et que le soin qu’une personne royale doit avoir sa gloire fasse taire sa passion, comme en Don Sanche, s’il ne s’y rencontre point de péril de vie, de pertes d’État, ou de bannissement, je ne pense pas qu’il ait le droit de prendre un nom plus relevé que celui ce comédie ; mais pour répondre aucunement à la dignité des personnes dont celui-là représente les actions, je me suis hasardé d’y ajouter l’épithète d’héroïque pour le distinguer d’avec les comédies ordinaires.193

Nous comprenons que cette définition correspond – quasiment à la lettre – au sujet de Tite et Bérénice194.

Pour Racine, cependant, la pièce était bel et bien tragique. Racine estimait que, pour les spectateurs, la fin paraissait « aussi lamentable que si la mort avait frappé »195. Les trois héros étaient condamnés à une vie solitaire sans la présence de leurs bien-aimés. Aussi Racine, qui avait prévu les critiques sur son choix de genre, se défend-il vigoureusement dans sa préface : Cette action [= de Titus et Bérénice] est très fameuse dans l’histoire ; et je l’ai trouvé très propre pour le théâtre, par la violence des passions qu’elle pouvait exciter. [...] Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.196

En somme, non seulement le sujet et l’épisode, mais également le genre des deux pièces diffère. Pour Racine, Bérénice était une tragédie. Pour Corneille, Tite et Bérénice était une comédie héroïque.

3.3.3 Le personnage Bérénice

Les deux personnages de Bérénice sont également très différentes. S’inspirant d’entre autres Magnon, Corneille présente une Bérénice qui fait preuve d’une grande maîtrise de soi,

192 Pierre Corneille, Trois Discours, p. 73, cité par Charles Mazouer, op. cit., p. 434 193 Georges Forestier, op. cit., p. 394. 194 Cf. Ibid. 195 Ibid., p. 395. 196 Jean Racine, op. cit., p. 61.

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d’un véritable « savoir politique »197. Chez Magnon aussi, Bérénice n’ignore rien de la politique lorsqu’elle s’adresse à la foule romaine. La Bérénice de Corneille a une mission, elle veut reconquérir le cœur de Titus. Elle consulte Philon, son confident, pour connaître les sentiments que le peuple romain éprouve pour elle. Elle essaie ensuite de convaincre Titus de son tort. « [U]n ton de ruse »198 est discernable : Vos chimères d’État, vos indignes scrupules Ne pourront-ils jamais passer pour ridicules ? En souffrez-vous encore la tyrannique loi ? Ont-ils encore sur vous plus de pouvoir que moi ?199

Elle a un homme pour confident, Philon. A ce propos, Simone Akerman fait observer que cela « implique [...] une tenue, pas de laisser-aller, des conversations intellectuelles, voire politiques » 200. Chez Corneille, non seulement l’histoire se politise, mais également l’héroïne.

La Bérénice de Racine, en revanche, pleure et lamente. Elle s’écroule dans les bras de sa confidente Phénice201. Contrairement à Philon, confident masculin, Phénice est représentée comme une nourrice, presque comme une mère, ce qui indique que la Bérénice racinienne « ne sera jamais adulte »202. Elle a besoin de sa confidente afin de rester debout, afin de pouvoir ventiler toutes ses émotions. La Bérénice de Corneille au contraire échange d’idées avec son confident. Ce sont deux adultes qui conversent. Du point de vue du langage et de la bienséance Bérénice devrait parler comme une reine et ne point pleurer. Racine « a fait céder cette règle [...] au profit du traitement élégiaque du personnage »203. Elle pleure tout au long de la pièce et fait ainsi pleurer les spectateurs204. La Bérénice de Corneille, qui se comporte en tout comme une reine, « suscite seulement une émotion admirative devant sa difficulté à être à la fois une reine et une amoureuse »205.

C’est-à-dire que la Bérénice cornélienne n’exprime pas réellement ses sentiments, alors que la Bérénice racinienne le fait constamment. Toute la différence se tient dans le « statut de

197 Simone Akerman, op. cit., p. 70. 198 Ibid. 199 Pierre Corneille, Tite et Bérénice, vers 927-930. 200 Simone Akerman, op. cit., p. 71. 201 Cf. Ibid. 202 Ibid. 203 Georges Forestier, op. cit., p. 396. 204 Dans la préface de Bérénice, Racine écrit que la pièce « a été honorée de tant de larmes », dans Jean Racine, op. cit., p. 62-63. 205 Georges Forestier, op. cit., p. 396.

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reine » 206 . La Bérénice cornélienne n’est pas spontanée, elle se fait des réflexions « concertée[s] afin d’atteindre son but »207. Elle envoie Philon pour aller rassembler des informations, elle attaque la position précaire de Domitie et elle conspire avec Domitian. La seule fois qu’elle se permet de montrer des émotions, c’est devant Titus afin de lui rappeler à ses services politiques rendus. Même dans l’émotion, les mobiles politiques ne sont jamais loin : BÉRÉNICE N’était qu’affermissant votre heureuse fortune Je n’ai fait qu’empêcher qu’elle nous fût commune Si j’eusse eu moins pour elle ou de zèle ou de fois Vous ne seriez moins puissant, mais vous seriez à moi ; Vous n’auriez que le nom de général d’armée.208

Simone Akerman traduit ce que Bérénice a voulu communiquer : « Vous êtes ce que j’ai fait de vous ; sans moi vous n’auriez rien accompli209. » La Bérénice cornélienne est fière et intelligente. Elle comprend vite : « Ne me renvoyez pas, mais laissez-moi partir210. » Elle se rend compte rapidement que rester auprès de son amant est hors question. La question « partir ou ne point partir »211 ne se pose pas. La seule question que la reine Bérénice se pose est : Comment transformer cette situation humiliante en un triomphe ?

La Bérénice cornélienne, une reine du début de la pièce jusqu’à la fin, ne tutoie jamais Titus. Elle garde sa distance. Elle s’exprime de façon nette, cassante et efficace. Elle ne montre pas de faiblesse et si elle paraît faible, elle le feint afin d’atteindre ses objectifs212. Après son adieu à Titus : « Adieu, Seigneur : je pars »213, elle essaie de rétablir les liens avec Domitie « pour que sa gloire croisse de moitié »214. Son premier et son dernier souci n’est pas la séparation de Titus mais le rétablissement de sa gloire. Akerman résume bien l’essence du personnage de Bérénice : « La Bérénice de Corneille aspire à un certain genre de triomphe215. » Son amour perdu, elle s’attache à sa gloire. Elle part « en héroïne cornélienne : après avoir sauvegardé sa gloire de reine »216. C’est-à-dire, elle part après que le sénat lui

206 Georges Forestier, op. cit., p. 396. 207 Simone Akerman, op. cit., p. 72. 208 Pierre Corneille, op. cit., vers 1019-1023, cité par Simone Akerman, op. cit., p. 81. 209 Simone Akerman, op. cit., p. 81. 210 Pierre Corneille, op. cit., vers 1718, cité par Simone Akerman, op. cit., p. 74. 211 Simone Akerman, op. cit., p. 74. 212 Cf. Ibid. p. 82-83. 213 Pierre Corneille, op. cit., vers 1733. 214 Simone Akerman, op. cit., p. 83. 215 Ibid., p. 86-87. 216 Georges Forestier, op. cit., p. 391.

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accorde la citoyenneté romaine et que Titus est aux abois217. Elle prend la décision de partir et se manifeste ainsi comme une reine triomphante et héroïque : Plus j’y craignois de honte, et plus j’y prends d’éclat ; J’y tremblois sous sa haine, et la laisse impuissante : J’y rentrois exilée, et j’en sors triomphante.218

La Bérénice de Racine en revanche se montre violente, « parce qu’elle est la plus faible des deux »219. Sa seule issue, après être rejetée par Titus, est la violence et la rage. Elle ne comprend pas la gloire comme la Bérénice de Corneille le fait. Elle ne voit pas pourquoi Titus ne peut et ne veut pas se décider contre le gré du peuple romain. Il y dans la pièce un soupçon d’orientalisme : Habituée au despotisme de l’Orient, elle ne comprend pas qu’un empereur romain doit se soumette aux lois immémoriaux de sa nation: PAULIN Rome, par une Loi, qui ne se peut changer, N’admet avec son sang aucun sang étranger, Et ne reconnaît point les fruits illégitimes Qui naissent d’un Hymen contraire à ses maximes.220

Forestier explique pourquoi Titus se voit obligé de renvoyer Bérénice: « Épouser Bérénice reviendrait [...] pour Titus à transgresser cette loi fondamentale et, partant, à cesser d’être un monarque légitime pour devenir un tyran221. » Si Titus a l’ambition d’être un bon empereur, il ne peut pas transgresser une des lois fondamentales de Rome, même si cela signifie qu’il doit se séparer de Bérénice.

Enragée par la décision de Titus, Bérénice attaque Titus « en pleine figure »222. Les reproches de la Bérénice racinienne sont plus intimes que celles de la Bérénice cornélienne. La Bérénice de Racine ne garde pas de distance. Elle appelle Titus un ingrat et accuse le peuple romain de son malheur223 :

TITUS Demeurez.

BÉRÉNICE Ingrat, que je demeure !

217 Georges Forestier, op. cit., p. 391. 218 Pierre Corneille, op. cit., vers 1722-1724. 219 Simone Akerman, op. cit., p. 82. 220 Jean Racine, op. cit., vers 377-380, cité par Georges Forestier, op. cit., p. 392. 221 Georges Forestier, op. cit., p. 392. 222 Simone Akerman, op. cit., p. 82. 223 Ibid.

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Et pourquoi ? Pour entendre un peuple injurieux Qui fait de mon malheur retenir tous ces lieux ?224

Bérénice ne veut de surcroît pas souffrir seule. Elle ne veut pas être la seule misérable, bannie et isolée en Orient. Mais les « pleurs partagés de Titus et du roi de Comagène [= Antiochus] »225 la consoleront. La Bérénice de Racine est une amoureuse, elle ne pense qu’à son amour perdu et point aux intérêts d’État. Elle n’a pas besoin d’être triomphante ou glorieuse, elle ne veut pas rétablir les liens avec d’autres personnages. Sa vie avec son amant se termine et ainsi sa vie en entière se termine. Un vers de Corneille, de son dernier chef- d’œuvre Suréna, « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir »226, résume bien la fin tragique de Bérénice (et de Titus et d’Antiochus). Même si le protagoniste vit, elle continue à aimer et à souffrir et finalement, la séparation définitive de Titus équivaut et surpasse même une mort douloureuse.

3.3.4 Les autres personnages 3.3.4.1 Titus

L’empereur Titus est, dans les deux drames, caractérisé de façon semblable. L’essence du personnage est son dilemme entre l’amour et le trône. Les drames montrent la douleur d’un homme qui se transforme en monarque 227. Il doit renvoyer Bérénice afin de ne pas transgresser les lois romaines. C’est le paradoxe de la monarchie : « Titus peut tout, sauf ce qu’il désire plus que tout, épouser une reine étrangère, ce qui lui interdit la loi fondamentale de Rome228. » C’est-à-dire que Titus a tout le pouvoir, mais s’il l’utilise réellement, le monarque se transformerait en tyran. La séparation définitive de Bérénice prouve donc la légitimité du nouvel empereur229. Titus agit par intérêt de l’État et non par intérêt personnel. C’est pour cette raison que Racine a omis la première séparation des amants, sous pression de Vespasien. Racine a voulu montrer que Titus a fait le choix lui-même, comprenant ce que devenir empereur implique. Le Titus de Racine décide lui-même que Bérénice doit partir. Corneille peint un empereur, qui a renvoyé sa maîtresse une première fois déjà, et qui reste

224 Jean Racine, op. cit., vers 1312-1314. 225 Simone Akerman, op. cit., p. 87. 226 Georges Forestier, op. cit., p. 395. 227 Ibid., p. 392. 228 Ibid., p. 393. 229 Cf. Ibid., p. 391.

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constant et tenace. Pour un empereur, la vraie faiblesse serait de forcer Rome à accepter Bérénice230.

Une énigme qui subsiste est le fait qu’il n’y a pas vraiment d’opposition de Rome dans les drames. Si l’hypothèse231 qui vient d’être élaborée est vraie, ne devrait-il pas exister une preuve du mécontentement du peuple romain ? Dans Bérénice, Rome est silencieuse. Dans Tite et Bérénice, le sénat accorde même la citoyenneté romaine à Bérénice. Titus, dans un monologue connu de Bérénice (Acte IV, Scène IV), dit que c’est lui seul qui « avance des malheurs »232 : Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ? L’entendons-nous crier autour de ce palais ? Vois-je l’État penchant au bord du précipice ? Ne le puis-je sauver que par sacrifice ? Tout se tait ; et moi seul, trop prompt à me troubler, J’avance des malheurs que je puis reculer.233

Rome ne semble par conséquent pas plus qu’une observatrice du drame. Alors, est-ce que Rome et ses lois forment le réel problème pour l’empereur ? Si Titus a tout pouvoir et que Rome se tait, pourquoi renvoie-t-il Bérénice ? Roland Barthes formule une réponse à cette question : Titus n’aime pas Bérénice. « [A]moureux, Titus épouserait Bérénice234. » Selon Barthes, Bérénice est possédée par Éros tandis que Titus réfléchit surtout sur un problème de légalité : « [C]omment rompre une loi » 235 ? Dans Sur Racine, Roland Barthes estime que le choix de Titus n’est pas entre amour et devoir, mais entre passé et avenir. Titus ne doit pas choisir entre Bérénice et Rome, il doit choisir entre un passé qui appartenait à son père et à sa femme, Bérénice, et un avenir qui lui appartient en tant qu’empereur. Barthes estime que « le Père et la Femme sont détruites d’un même mouvement. Car c’est le même meurtre qui emporte Vespasien et Bérénice. Vespasien mort, Bérénice est condamnée »236. En outre, Barthes pense que la voix de Rome est un pur fantasme de l’empereur car Rome est silencieuse et laisse à Titus toute la liberté d’agir. Rome joue seulement un rôle dans le protocole de la rupture. Elle est la raison officielle de la séparation quand, en réalité, Titus est devenu empereur et n’a simplement plus besoin de Bérénice. Si nous suivons cette hypothèse,

230 Cf. Georges Forestier, op. cit., p. 391. 231 L’hypothèse que Titus renvoie Bérénice à cause de Rome. 232 Jean Racine, op. cit., vers 1006. 233 Ibid., vers 1001-1006, cité par Philip Butler, op. cit., p. 37. 234 Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1979, p. 89. 235 Ibid. 236 Ibid., p. 91.

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qui nie l’amour de Titus pour Bérénice, la Bérénice de Corneille pourrait avoir compris le véritable motif de Titus. Elle part volontairement et sauve la face. La Bérénice de Racine en revanche demeure aveugle pour le « vrai » Titus et pleure incessamment.

Akerman reprend la thèse de Barthes en argumentant : « Ni l’un ni l’autre [des deux Bérénice] n’admet la débâcle. La vraie défaite est que l’Amant n’aime plus. Titus se cache derrière la résolution d’être un bon empereur (et accuse Bérénice de lui même avoir montré la voie en ce sens237)238 ». La Bérénice de Racine essaie encore de se convaincre en disant que « [s]i Titus est jaloux, Titus est amoureux »239. Mais il devient vite clair que Titus « n’aura pour nouvelle maîtresse que la gloire, ou en traduction moderne, la Politique »240.

3.3.4.2 Antiochus

Dans Bérénice, un troisième personnage fait son entrée : Antiochus. Antiochus complète le « simple triangle d’amour »241 de Racine. Bérénice, une « pièce à deux fils »242, se concentre sur l’intrigue de Bérénice et Titus mais y ajoute une nouvelle dimension : celle d’un troisième personnage, l’autre amant. Antiochus est l’ami et le confident des deux protagonistes et il se présente surtout comme un compagnon fiable et dévoué. Son rôle est plutôt passif et le personnage n’évolue pas au long de la pièce 243 . Barthes estime qu’Antiochus figure comme double fidèle de l’infidèle Titus244. Il est le reflet de l’empereur et il est tout ce que Titus n’est pas : il est un « double faible, humilié, vaincu »245. L’amour d’Antiochus pour Bérénice est en outre plus justifié que celui de Titus : Antiochus a reçu Bérénice des mains de son frère et il était le premier à l’aimer246. « Titus et Antiochus ne se divisent [...] que comme la double postulation d’un même organisme, régi par une habile division des tâches : à Titus l’infidélité, à Antiochus la fidélité. Et naturellement, une fois de

237 Jean Racine, op. cit., vers 1049-1050 : « Rappelez bien plutôt ce cœur, que tant de fois / M’a fait de mon devoir reconnaître la voix. » 238 Simone Akerman, op. cit., p. 88. 239 Jean Racine, op. cit., vers 666. 240 Simone Akerman, op. cit., p. 89. 241 Cf. Susan Read Baker, op. cit., p. 231. 242 C. L. Walton, op. cit., p. 36. 243 Ibid. 244 Roland Barthes, op. cit., p. 89. 245 Ibid., p. 90. 246 Cf. Ibid.

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plus, c’est la fidélité qui est discréditée247. » Ce sera l’infidèle Titus qui gagne le cœur de la reine.

3.3.4.3 Domitie et Domitian

Dans la comédie héroïque de Corneille, le malheureux Antiochus est absent. Le couple Domitie et Domitian prend sa place. Ce couple romain a plusieurs fonctions dont la principale est épaissir l’intrigue. L’interaction entre le couple et Bérénice donne un nouvel élan au drame : l’histoire devient un vaste drame politique. Le mariage politique entre Titus et Domitie, qui est imminent au début de la pièce, souligne l’intérêt politique de la position d’impératrice. Or Domitie se rend compte du fait que Titus ne l’aime probablement pas : Son feu de sa raison est l’effet et l’étude ; Il s’en fait un plaisir bien moins qu’un embarras, Et s’efforce à m’aimer ; mais il ne m’aime pas.248

Mais son désir de devenir impératrice est plus fort que l’amour qu’elle éprouve pour Domitian. Domitie poursuit ses intérêts personnels comme le fait Domitian, quand il demande Bérénice en mariage. Les deux personnages ne sont pas particulièrement développés et n’évoluent pas, tout comme Antiochus dans Bérénice. Leurs rôles seront plus élaborés dans le chapitre sur le silence dans la pièce.

3.3.4.4 Les confidents

Par définition, les confidents ne jouent pas de rôles principaux. Ils n’existent pas réellement en soi et ils sont, comme dans la plupart des tragédies, là pour permettre aux protagonistes d’évoquer leurs réserves, leurs secrets249. Ils servent en outre comme caisse de résonance de leurs maîtres. Une importante différence entre les deux drames est cependant la présence d’un confident masculin dans Tite et Bérénice. Nous avons déjà discuté l’intérêt d’un tel confident250. Dans Tite et Bérénice, les confidents semblent représenter le versant rationnel de leur maître ou de leur maîtresse. Ils représentent un point de vue objectif, qui contraste avec les points de vue subjectifs des protagonistes. Albin parle de la jalousie féminine et de l’amour-propre. Plautine parle de l’amour et Flavian encourage Titus à faire la

247 Roland Barthes, op. cit., p. 90. 248 Pierre Corneille, op. cit., vers 36-37. 249 Cf. C. L. Walton, op. cit., p. 36. 250 Cf. supra : 3.3.3 Le personnage Bérénice, p. 39.

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distinction entre amour et devoir251. Dans Bérénice aussi, les confidents sont plus rationnels, moins émotifs, que les protagonistes. Paulin, probablement le seul personnage sincère du drame, est « un écho branché sur le peuple »252. Il montre ce que le peuple romain pense et devient ainsi un élément essentiel de la tragédie.

3.3.5 Quelques autres différences et correspondances

Le temps dans le drame racinien a une valeur d’éternité253. Racine choisit un moment précis autour duquel toute la tragédie tourne. Le spectateur a le sentiment que le temps n’avance pas, qu’il s’est arrêté. Seul un moment décisif, où Titus racontera Bérénice qu’elle ne pourra rester, est significatif. Dans Structure de la tragédie racinienne 254 , Lucien Goldmann étudie la curiosité qui est le temps dans l’œuvre de Racine. Il estime que le temps a un aspect atemporel : le temps racinien est un instant fuyant qui est captivé dans les cinq actes de la tragédie255 : « Le temps des tragédies raciniennes est celui d’un instant qui coïncide avec la conversion à l’univers tragique256. » Bref, dans l’univers racinien, le temps n’existe pas : Il a perdu tout aspect temporel. Chez Corneille, en revanche, le temps n’a pas cet aspect d’éternité. Il est pressant, mesuré et monnayé257. Le temps presse pour le mariage entre Domitie et Titus. Titus doit se décider rapidement, il doit faire son choix et continuer son règne. Bérénice veut savoir ce que l’empereur décidera, elle veut rester à Rome ou partir en Orient.

Le lieu de la tragédie est également interprété de façon différente. Dans le drame racinien, l’antichambre du palais devient une cage, une prison. Les héros sont enfermés dans le monde de la tragédie. Leur monde est un monde fermé. Les héros ne réussiront pas à entrer en contact avec le monde extérieur. Ils n’échapperont jamais aux « terres arides »258 de la tragédie259. Le lieu du drame cornélien est moins étouffant. Le contact avec le monde extérieur n’est pas coupé comme dans le drame racinien. Les choix des protagonistes sont

251 Susan Read Baker, op. cit., p. 227-228. 252 Simone Akerman, op. cit., p. 73. 253 Ibid., p. 79. 254 Lucien Goldmann, « Structure de la tragédie racinienne », dans Le Théâtre tragique, dir. par Jean Jacquot, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1962, p. 274-292. 255 Cf. Florence Dierick, L’Amour-passion violent et destructeur dans Phèdre, Mémoire de Bachelier, Universiteit Gent, 2013-2014, p. 14. 256 Lucien Goldmann, op. cit., p. 284. 257 Cf. Simone Akerman, op. cit., p. 79. 258 Roland Barthes, op. cit., p. 9. 259 Cf. Florence Dierick, op. cit., p. 12-13.

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motivés par le monde extérieur, par la gloire, et non par leurs sentiments. Le monde privé est relégué au second-plan tandis que, chez Racine, c’est le seul monde qui compte.

La fin des deux drames constitue une des différences les plus frappantes. Après que Bérénice proclame : Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.260

Antiochus a le dernier mot : « Hélas ! »261. La tragédie se termine mal, les trois héros sont condamnés « à une solitude semblable à la mort »262. Titus sera un monarque solitaire, qui aura comme seule consolation son pouvoir absolu. Bérénice et Antiochus seront exilés séparément en Orient263. Le contraste avec les derniers mots de Tite et Bérénice ne peut être plus grand : TITE Ainsi pour mon hymen la fête préparée Vous rendra cette foi qu’on vous avoit jurée, Prince ; et ce jour, pour vous si noir, si rigoureux, N’aura d’éclat ici que pour vous rendre heureux.264

Le dernier mot « heureux » s’oppose au « Hélas ! » d’Antiochus. Les personnages fêtent un mariage à la fin de Tite et Bérénice. Le fait que Corneille ait défini son drame de « comédie héroïque » et non de « tragédie » pourrait expliquer le dénouement différent. Pour Corneille, l’histoire de Titus et Bérénice n’est pas forcément tragique.

Finalement, l’œuvre de Corneille s’organise comme « un vaste drame politique »265. La Bérénice de Corneille n’est pas exilé au nom de l’amour, comme la Bérénice racinienne266. Au contraire, « Corneille la [= Bérénice] suppose défaite au nom de la gloire »267. Le Titus de Corneille base sa décision sur des considérations politiques, elle n’est pas motivée par l’amour. L’ambition, la nécessité politique et le devoir déterminent l’avis des protagonistes268.

260 Jean Racine, op. cit., vers 1502-1504. 261 Ibid., vers 1509. 262 Georges Forestier, op. cit., p. 395. 263 Cf. Ibid. 264 Pierre Corneille, op. cit., vers 1771-1775. 265 Paul Bénichou, op. cit., p. 59. 266 Cf. Simone Akerman, op. cit., p. 70. 267 Ibid. 268 Cf. Nina Ekstein, « Le Change in Corneille and Racine », dans Racine et, ou le classicisme : actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth Century French Literature et la

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Chez Racine, c’est une question d’amour. Le changement d’avis est motivé par un changement intérieur dans les protagonistes. Titus s’est transformé en monarque et ne peut plus se permettre de suivre son cœur. Cette différence rend l’histoire que Racine raconte beaucoup plus tragique : C’est malgré lui que Titus renvoie Bérénice. Son choix ne détruit pas seulement la vie de Bérénice, mais également la sienne. Ce n’est pas un coup de maître glorieux comme celui du Titus de Corneille, c’est une conclusion tragique à un amour interdit.

3.3.6 Bérénice, « la tragédie de l’aphasie »269

Bien que Bérénice soit connue pour son « tragique de la rhétorique »270, la pièce dépasse la rhétorique. Pour Barthes cette pièce est « la tragédie de l’aphasie »271. Titus n’ose pas prononcer le message de la séparation et « fuit la parole »272 tout au long de la tragédie : TITUS J’ai voulu devant elle [= Bérénice] en ouvrir le discours ; Et, dès le premier mot, ma langue embarrassée Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.273 [...] Sortons, Paulin : je ne lui puis rien dire.274 [...] Hélas ! quel mot puis-je lui dire ?275

L’empereur ne peut transmettre le message lui-même et envoie Antiochus, il en fait son porte- parole276. Barthes explique comment Titus parvient à rompre avec Bérénice : [P]our pouvoir rompre avec Bérénice, Titus se fait aphasique, c’est-à-dire que d’un même mouvement, il se dérobe et s’excuse: le je vous aime trop et le je ne vous aime pas assez trouvent ici, économiquement, un signe commun. Fuir la parole, c’est fuir la relation de force, c’est fuir la tragédie.277

Mais Titus n’est pas le seul personnage muet. Le silence règne aussi à Rome, et ce silence rend l’argumentation de l’empereur assez douteuse. Le vocabulaire de Bérénice témoigne aussi de l’importance du silence : le mot secret figure 16 fois dans le drame, le mot silence ou

Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre 1999, éd. Ronald W. Tobin, Tübingen, Narr, 2001, p. 211. 269 Roland Barthes, op. cit., p. 91. 270 Georges Forestier, op. cit., p. 397. 271 Roland Barthes, op. cit., p. 91. 272 Cf. Ibid., p. 21. 273 Jean Racine, op. cit., vers 474-476. 274 Ibid., vers 624. 275 Ibid., vers 1239. 276 Cf. Roland Barthes, op. cit., p. 90. 277 Ibid., p. 21.

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se taire s’y trouve 15 fois. Mystère, tromper et voile s’y trouvent respectivement 5 fois, 4 fois et 4 fois278 : ANTIOCHUS Souvent ce cabinet superbe et solitaire Des secrets de Titus est le dépositaire. C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour, [...] J’ose lui demander un entretien secret.279 [...] Je me suis tu, cinq ans. Et jusques à ce jour D’un voile d’amitié, j’ai couvert mon amour.280 [...] Vous sûtes m’imposer l’exil ou le silence.281 [...] Je me suis tu cinq ans, Madame, et vais encor[e] me taire plus longtemps.282

BÉRÉNICE Cette prompte retraite, Me laisse, je l’avoue, une douleur secrète.283 [...] Tous les cœurs en secret, l’assuraient de leur foi !284

TITUS J’ai mis même à ce prix mon amitié secrète.285 [...] J’ai voulu que ton zèle achevât en secret.286

Les personnages de Racine vivent en secret et deviennent aphasiques afin d’éviter l’inévitable.

Dans Tite et Bérénice, la situation est toute autre. Le point de départ est différent : Tite et Bérénice n’est pas une « invention qui consiste à faire quelque chose de rien »287, comme Racine décrit Bérénice dans sa préface. Tite et Bérénice est plutôt une pièce qui essaie de

278 Simone Akerman, op. cit., p. 75. Akerman énumère des citations avec des mots en rapport avec le silence de la page 75 à la page 76. 279 Jean Racine, op. cit., vers 3-10. 280 Ibid., vers 25-26. 281 Ibid., vers 204. 282 Ibid., vers 209-210. 283 Ibid., vers 287-288. 284 Ibid., vers 313. 285 Ibid., vers 363. 286 Ibid., vers 449. 287 Ibid., p. 62.

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montrer ce qui se passe quand les protagonistes n’ont plus rien à dire à l’un de l’autre288. Domitian et Domitie n’ont par exemple pas de nouvelles informations à partager.289 Dans son étude sur le « faltering speech » ou le discours hésitant et défectueux dans Bérénice et Tite et Bérénice, Susan Read Baker estime que leurs conversations ne mènent pas à un consensus, mais qu’ils marquent seulement leur présence. L’opacité et l’incompréhensibilité de l’autre sont ainsi soulignées290. Dans Tite et Bérénice, il y a par exemple un grand nombre de questions rhétoriques qui ont pour unique fonction d’accentuer les protestations, la ténacité et la résistance de l’autre291. Les personnages répètent souvent leurs propres mots ou les mots de leurs interlocuteurs. La communication même est problématisée quand Titus demande à Bérénice: « Pourquoi partir, madame, et pourquoi me le dire292 ? »

La parole et le silence dans Bérénice et dans Tite et Bérénice ne fonctionnent pas de la même façon. Les personnages de Corneille ne fuient pas la parole afin d’éviter la confrontation, il n’y a pas de malentendus tragiques comme chez Racine293. Les personnages de Corneille se comprennent très bien, ils choisissent seulement d’ignorer la parole de l’autre. Vauvenargues résume bien l’essence de la parole dans les deux drames : « [Les personnages de Corneille] parlent afin de se faire connaître ; [les personnages de Racine] se font connaître parce qu’ils parlent294. »

288 Cf. Susan Read Baker, op. cit., p. 226. 289 Cf. Ibid., p. 225. 290 Cf. Ibid., p. 226. 291 Cf. Ibid., p. 228. 292 Pierre Corneille, op. cit., vers 1636. 293 Cf. Susan Read Baker, op. cit., p. 231. 294 Vauvenargues, Réflexions critiques sur quelques poètes, V-VI, cité par Paul Bénichou, op. cit., p. 144. Bénichou explique comment il faut comprendre la citation de Vauvenargues : « Il faut entendre que les premiers veulent communiquer par le langage une image d’eux-mêmes que leur esprit connaît déjà, tandis que les seconds se découvrent dans leurs propos, sans toujours se connaître. C’est tout l’abîme qui sépare la psychologie naturaliste du bel-esprit héroïque, et la force des faits de celle du sublime. » Dans Paul Bénichou, op. cit., p. 144

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4. Le résultat : « deux univers, un public »295 4.1 L’univers de Corneille

Dans Le Théâtre français de l’âge classique, Charles Mazouer écrit que Pierre Corneille se fondait pour la plupart de ses drames classiques sur la « vérité historique »296, qui s’avérait souvent déjà assez spectaculaire. Certes, l’histoire classique, grecque et romaine, fournissait une abondance de sujets. Surtout l’empire romain déclinant était le décor idéal pour les intrigues cornéliennes297. Corneille se rendait compte que l’histoire de l’empire romain ressemblait en quelque sorte à la situation politique du XVIIe siècle français298. Or, il faisait de la politique romaine le pendant de la politique contemporaine299. Selon ses pièces, Corneille choisissait entre l’histoire et le pathétique, parfois en acceptant quelques petites infidélités historiques pour « nourrir le pathétique »300. Gustave Lanson a ainsi noté que « tout ce que le théâtre cornélien perd du côté de la couleur historique, il le regagne en intense actualité. [...] Les sujets d’histoire ancienne y sont tournés en tragédie politique »301. C’est-à- dire que, souvent, ses personnages « intercalent dans le drame l’écho des discussions politiques de son temps »302. Toutefois, Corneille restait, en général, le plus fidèle possible aux sources classiques, comme il l’a fait pour Tite et Bérénice.

Dans Tite et Bérénice, le conflit politique constitue le centre de l’intrigue. Qui épousera l’empereur ? Titus, choisira-t-il l’amour ou l’ambition ? La lutte entre l’amour et la politique, la tentative que font la politique et l’ambition à usurper le sentiment amoureux, est toujours le noyau du drame cornélien. Corneille utilisait par préférence l’histoire romaine avec ses affaires politiques fascinantes comme décor tandis que Racine favorisait plutôt la mythologie grecque. Les caractéristiques des mythes grecs : les dieux tout-puissants, le fatalisme et la

295 Titre inspiré sur le titre « Deux Bérénice pour un même public » de Georges Forestier, op. cit., p. 383. 296 Charles Mazouer, op. cit., p. 323. 297 Cf. George Steiner, op. cit., p. 58. 298 En 1644, dans une lettre à Mazarin, Corneille élabore les analogies trouvées entre la France et Rome. Dans George Steiner, op. cit., p. 54. 299 George Steiner remarque que Corneille n’était pas le premier à établir une comparaison entre la politique contemporaine et l’empire romain. Machiavelli et Montesquieu l’ont fait avant lui. Dans George Steiner, op. cit., p. 54. 300 Charles Mazouer, op. cit., p. 323. 301 Gustave Lanson, Corneille, Hachette, 1898, p. 168, cité par Thomas Pavel, op. cit., p. 51. 302 Paul Bénichou, op. cit., p. 72.

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destruction totale des protagonistes, convenaient mieux à Racine. Pour Corneille toutefois, la politique prévalait, ce qui faisait de Rome un décor rêvé303.

Bref, dans la grande œuvre de Corneille, la politique et ses implications jouent le rôle principal. Les valeurs importantes étaient la gloire et son maintien avant tout. Le monde représenté dans les drames du Grand Corneille est l’exemple classique d’un monde où gouverne la gloire304. A l’époque de Corneille, au XVIe et XVIIe siècle, l’honneur et la gloire sont d’une importance vitale, aussi bien dans la vie quotidienne que dans le théâtre305. La première pièce couronnée de succès de Corneille, Le Cid, traite une des problématiques construites autour de l’honneur306. Cette pièce et les autres pièces cornéliennes, avec leur idéal héroïque, étaient très appréciées parce qu’elles donnaient une voix au mécontentement de l’aristocratie. Bénichou écrit à ce propos qu’ « [o]n aperçoit aisément qu’une morale comme la morale cornélienne, fondée sur l’orgueil et la grandeur glorieuse, ne pouvait qu’appuyer la protestation de l’aristocratie contre l’assujettissement où les rois prétendaient la réduire » 307. Bénichou nuance cependant cette constatation en argumentant que Corneille n’a probablement pas consciemment voulu qu’on lise ces drames de cette façon308. Corneille traduisait simplement « des sentiments répandus autour de lui, une opinion publique qui était spontanément contraire au despotisme même quand elle ne pensait à le combattre »309. Dans Tite et Bérénice, nous ne trouvons pas forcément cette attitude critique vis-à-vis de la royauté. La comédie héroïque ne s’organise pas de la même façon que Le Cid, mais l’honneur y joue un aussi grand rôle. Bérénice se rend compte que Titus la renverra et veut sauver la face : elle part volontairement et réinstaure ainsi sa gloire comme reine. Titus, lui aussi, fait prévaloir l’honneur : il choisit de devenir empereur et d’abandonner sa maîtresse. Quant à Domitie, bien qu’elle aime Domitian, elle opte pour le mariage politique avec Titus. Tous les personnages suivent par conséquent leur devoir et non leurs sentiments amoureux.

303 Ceci est également un argument pour le fait que Racine ait imité Corneille. L’histoire romaine de Titus et Bérénice était peut-être un choix plus évident pour Corneille, qui puisait la majorité de ses intrigues de l’histoire romaine. Racine était moins habitué au paysage romain qui ne lui était quand même pas tout à fait étrange : l’intrigue de Britannicus provenait également de l’histoire romaine. 304 Cf. Florence Dierick, op. cit., p. 7. 305 Harald Weinrich écrit qu’en France entre 1589 et 1607, plus de 4000 nobles ont perdu leur vie lors d’un duel. Dans Harald Weinrich, « Die fast vergessene Ehre », dans Literatur für Leser. Essays and Aufsätze zur Literaturwissenschaft, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1986, p. 206, cité par Florence Dierick, op. cit., p. 7. 306 Cf. Florence Dierick, op. cit., p. 7 : Le duel d’honneur dans Le Cid reste très actuel à cette époque. L’intrigue de l’honneur, la perte de l’honneur et enfin le rétablissement de l’honneur sont des thèmes populaires et fréquemment utilisés dans le drame classique. Le Cid se construit également autour de l’honneur. 307 Paul Bénichou, op. cit., p. 53. 308 Cf. Ibid., p. 55. 309 Ibid.

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4.2 La transition à l’univers de Racine

L’œuvre de Racine se construit autour d’autres valeurs. Karl Vossler surnomme l’écrivain le « Dichter des Verzichtens »310, ou le poète de l’abnégation, de l’éloignement. Le théâtre racinien raconte l’histoire d’une passion dévorante qui ne peut exister. Les tragédies pathétiques de Racine ont bouleversé le théâtre du siècle classique, habitué aux drames cornéliens. C’est Racine qui introduit le rôle déterminant de l’amour-passion dans la tragédie. Dès lors, le thème de l’amour remplace le thème de la gloire, qui régnait chez Corneille. La tragédie de la passion, avec son héros tourmenté, conquit la France à une cadence infernale. Le héros glorieux se transforme en héros tragique et le dénouement heureux des tragi- comédies disparaît au profit d’une fin tragique311. La fin de Bérénice par exemple est tout à fait tragique, la vie des trois protagonistes est ruinée et ne sera jamais pareille. Les personnages de Tite et Bérénice, après le même fil d’événements, sont un peu moins à plaindre : Titus a son empire et sa gloire, Bérénice n’a pas perdu son honneur et Domitian et Domitie se marient.

Dans Morales du Grand Siècle, Paul Bénichou estime que le héros classique cornélien, un type « d’homme plus qu’homme »312, qui suit son devoir et sauvegarde sa gloire, a été anéanti dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Un pessimisme acerbe, en majeure partie fondé sur le jansénisme313, envahit alors la littérature et la pensée morale314. « Un vaste courant de pensée morale accompagne et porte le jansénisme proprement dit, se renforçant, dans la seconde moitié du siècle, au moment même où s’accuse, avec le triomphe de l’absolutisme louisquatorzien, la désuétude du vieil idéal héroïque de l’aristocratie315. » Bénichou explique que l’idéal du héros cornélien n’a plus de place dans la France de Louis XIV. Thomas Pavel ajoute que grâce au jansénisme, le théâtre du XVIIe siècle a pris une

310 Karl Vossler, op. cit., p. 42. 311 Cf. Florence Dierick, op. cit., p. 7. 312 Paul Bénichou, op. cit., p. 97. 313 Le jansénisme était un mouvement qui se basait sur les pensées de Jansénius, évêque d’Ypres. Paul Bénichou explique de façon concise l’essence de la pensée janséniste: « Jansénius estime, après saint Augustin, que le péché original ayant radicalement corrompu la nature de l’homme, il n’a plus en lui-même, dans ses seules forces, le moyen d’avancer si peu que ce soir vers son salut. Il faut donc que la grâce soit absolument indépendante de nos mérites ou démérites naturels, qu’elle soit absolument gratuite, et irrésistible. » Dans Paul Bénichou, op. cit., p. 79. 314 Cf. Florence Dierick, op. cit., p. 8. 315 Paul Bénichou, op. cit., p. 97.

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« distance critique vis-à-vis de la sphère du politique »316. C’est-à-dire que l’homme « vu avec des yeux nouveaux, [...] devient la plus faible, la plus inconstante, la plus infidèle des créatures »317. Cette image du héros est irréconciliable avec les drames politiques et le héros glorieux de Corneille. Bénichou se pose dès lors la question rhétorique: « Comment la gloire cornélienne trouverait-elle grâce devant la doctrine janséniste318 ? »

Le mouvement naturaliste et fataliste, fondé sur la pensée janséniste, est combiné avec l’élément sublime de la tragédie319. Bénichou considère la tragédie racinienne comme « la rencontre d’un genre littéraire traditionnellement nourri de sublime avec un nouvel esprit naturaliste délibérément hostile à l’idée même du sublime »320. Le monde sublime et glorieux des héros tragiques est envahi par un courant naturaliste, destructeur : Les héros ne seront plus capables de sauvegarder la gloire ou même de se sauver eux-mêmes. Leur passion détruira tout. Dans la révolution opérée par Racine, l’amour ne restera pas dans la position inférieure qu’il occupe chez Corneille. Selon Bénichou, « Racine a rompu la tradition en introduisant dans la tragédie un amour violent et meurtrier, contraire en tous points aux habitudes courtoises »321. L’amour timide s’est transformé en passion irrésistible322 : Bérénice ne peut marcher la tête haute en choisissant sa gloire, elle succombe en revanche à l’amour comme le font Titus et Antiochus : Les trois protagonistes ne seront nulle part heureux, la tragédie les a détruits, même s’ils vivent toujours. Le choix qui est présenté est moins simple que chez Corneille, ce n’est plus un choix entre devoir et amour, c’est un choix intérieur. Ce sont les protagonistes mêmes qui se détruisent, Titus s’exclame : « Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire323. » Ce n’est pas Rome qui a imposé le choix à Titus, c’est l’empereur même. Pourquoi alors ne peut-il épouser Bérénice ? Le côté janséniste, autodestructeur et masochiste du personnage racinien y est pour quelque chose324 : Les héros de Bérénice portent en eux le ferment de leur malheur et les pulsions irrésistibles qui mènent à leur propre destruction325. Parce que Titus et Bérénice font partie de la tragédie racinienne, leurs destins se dispersent inévitablement.

316 Thomas Pavel, op. cit., p. 220. 317 Paul Bénichou, op. cit., p. 98. 318 Ibid., p. 85. 319 Cf. Florence Dierick, op. cit., p. 8. 320 Paul Bénichou, op. cit., p. 131. 321 Ibid., p. 136. 322 Cf. Florence Dierick, op. cit., p. 8. 323 Jean Racine, op. cit., vers 1087. 324 Cf. Philip Butler, op. cit., p. 52. 325 Ibid.

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L’illustre impasse, que nous avons déjà vue dans le drame cornélien, est une des assises du genre de la tragédie auquel participe aussi le théâtre racinien. Le héros se trouve toujours entre amour et raison comme dans le dilemme cornélien326. Pour la tragédie de Racine cependant, Butler estime que le choix entre les deux devient plus intime327 : le héros cornélien essaie de maîtriser son amour tandis que le héros racinien essaie d’accepter le fait qu’il est impossible de maîtriser sa passion. Il cherche d’abord en lui-même la force de résister à sa passion et ensuite la force ou le courage d’y céder328. Dès lors, Butler conclut que : « Its [= Racinian tragedy] tragic vision is infinitely darker than that of Corneille’s drama, darker even than that of its Greek models329. » Le choix que le héros racinien fait, est un choix malgré lui : il ne peut gagner, il ne peut que perdre. Titus se rend compte que son amour ne pourra jamais se réaliser : Depuis sa transformation en empereur, Titus ne peut plus aimer Bérénice. Aussi selon Butler, nous ne pouvons cependant pas soutenir le vieux cliché que Corneille montre la grandeur de l’homme et Racine sa faiblesse330. Il est vrai que les héros raciniens ne peuvent se maîtriser et succombent à leur passion tandis que les héros cornéliens la surmontent. Les héros raciniens sont néanmoins aussi admirables, dans le sens qu’ils sont parfaitement conscients des risques qu’ils courent et qu’ils les acceptent quand même331. Ils paient avec leur vie pour quelque chose qui leur vaut plus332, et cela ne peut guère être considéré comme une faiblesse.

Les événements politiques sont relégués au second plan et laissent la place à la nouvelle force de la passion333. Matzat écrit qu’il est presqu’impossible d’accorder aux événements centraux dans les tragédies de Racine un caractère politique ou social334. Même s’il y a des événements politiques, comme le problème d’une reine étrangère à Rome, ces événements ne sont pas les plus déterminants. L’événement central est le renvoi de Bérénice par Titus, quoi que soit la raison. La valeur suprême des protagonistes raciniens est l’amour, et non pas la gloire335.

326 Cf. Florence Dierick, op. cit., p. 9. 327 Philip Butler, op. cit., p. 24. 328 Florence Dierick, op. cit., p. 9. 329 Philip Butler, op. cit., p. 52. 330 Cf. Ibid., p. 25. 331 Cf. Thomas Pavel, op. cit., p. 161. 332 Cf. Philip Butler, op. cit., p. 26. 333 Cf. Florence Dierick, op. cit., p. 8-9. 334 Cf. Wolfgang Matzat, op. cit., p. 138. 335 Cf. Ibid., p. 140.

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Bref, le théâtre cornélien était un « théâtre du gouvernement et de la cité »336, optimiste et idéaliste. Corneille n’excluait pas l’amour, mais il le gouvernait avec ambition, honneur et gloire. Racine par contre comptait sur le dramatique de la vie intérieure. Il rendait ses tragédies réalistes par le portrait qui y était peint de la fragilité humaine. Racine incarnait une vision pessimiste de la condition humaine, hantée par la fatalité obscure de la passion337.

4.3 L’œil vivant de Jean Starobinski

Dans L’œil vivant, Jean Starobinski nous fournit de quelques idées valables sur les héros cornéliens et raciniens. Les dramaturges, manipulant une autre compréhension du regard et de la vision, construisent leurs héros de façon différente. Dans les deux œuvres, « la puissance magnétique du visible »338 est caractérisée, n’est-ce d’une autre façon. Dans l’œuvre de Corneille, le mot éclat339 est clé et fil rouge. Les héros glorieux paraissent et du « premier coup d’œil »340, les personnages se trouvent sous la magie de leur présence. Dans le théâtre cornélien, comme dans le théâtre racinien, la vue et le regard sont des armes considérables. Chez Corneille, les personnages sont impressionnés et fascinés par l’éblouissement de la gloire, du roi 341 . Ils ne peuvent se défendre vis-à-vis cet éblouissement, ils sont « invinciblement attirés par l’éclat de la beauté ou de la gloire ; ils ne peuvent renoncer à adorer ce qui resplendit »342. Dans cet univers, l’amour entre Bérénice et Titus n’a par conséquent aucune chance réelle. Bérénice n’est peu plus qu’une menace au trône. Titus s’efforce d’être un héros idéal343, et en essayant cela, « le seul être qui compte, c’est l’être plus grand qu’il n’est pas encore »344.

336 C. L. Walton, op. cit., p. 21. 337 Cf. Ibid. 338 Sylvaine Guyot, Racine et le corps tragique, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p. 55. 339 Cf. Jean Starobinski, , L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1961, p. 32. 340 Ibid., p. 34. 341 Cf. Ibid., p. 32. 342 Ibid., p. 36. 343 André Gide résume bien l’essence du conflit intérieur du héros cornélien : « La lutte intime que nous peint Corneille, c’est celle qui se livre entre l’être idéal, l’être modèle et l’être naturel que le héros s’efforce de renier. » Dans André Gide, Dostoïevsky, Paris, Plon, 1923, p. 171-172, cité par Jean Starobinski, op. cit., p. 55. 344 Jean Starobinski, op. cit., p. 56.

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Le regard, pour le héros cornélien, c’est une occasion pour « se montrer », pour « faire voir »345 quel il est. « Pour lui, se révéler, c’est établir sa grandeur ; être vu, c’est être reconnu comme vrai maître346. » Le héros cornélien a besoin de témoins pour confirmer sa splendeur.

Chez Racine, le regard est aussi puissant, n’est-ce dans un tout autre sens. Pour Racine, « [l]’acte de voir reste toujours hanté par le malheur »347. « Être vu », pour le héros racinien, « n’implique pas la gloire, mais la honte »348. Les regards des autres condamnent les héros de l’univers racinien. Voir n’est pas seulement l’acte de regarder, mais aussi de comprendre : Les héros voient, comprennent qu’il n’y a pas d’issue favorable à leur situation et ils se rendent compte de la plénitude de leur malheur. Les regards ne sont pas accompagnés d’admiration ni de gloire, ils sont, au contraire, accompagnés de larmes.

« Le regard racinien n’est pas aveuglé au point de ne pouvoir découvrir la vérité. Mais c’est pour lui [= le héros racinien] une pire condition de n’être pas aveuglé : toutes les vérités que le regard découvre sont néfastes349. » C’est dire que Bérénice voit les regards de Rome tourner vers Titus350 : Elle comprend que la décision de Titus ne sera pas celle qu’elle espérait tant. Ou même, comme Barthes le prétendait351, elle comprend que son amant ne l’aime pas, ce qui est, pour Bérénice, en effet une vérité néfaste. Savoir que leur amour est terminé, est un destin bien pire pour elle que de rester aveuglée.

Une petite étude du vocabulaire dans les deux pièces confirme ce que nous venons d’argumenter. Dans Tite et Bérénice et Bérénice, nous retrouvons respectivement 14 fois et 10 fois le mot éclat, 8 fois et 12 fois le mot regard, 12 fois et 18 fois une forme du verbe voir, 31 fois et 50 fois le mot yeux. Tous ces mots en rapport avec le regard et la vision prouvent que, dans les deux drames, le regard est quand même d’une importance vitale. L’absence ou l’abondance de certains mots nous apprend également beaucoup sur les deux drames : le mot larme figure 1 fois dans Tite et Bérénice et 14 fois dans Bérénice. La différence est même plus écrasante pour le mot pleur : il figure 1 fois chez Corneille et 38 fois chez Racine.

345 Jean Starobinski, « Racine et la poétique du regard », Nouvelle Revue Française, 56, 1957, p. 199. 346 Ibid. 347 Ibid., p. 200. 348 Ibid. 349 Ibid., p. 211. 350 Ibid., p. 206. 351 Cf. supra : 3.3.4.1 Titus, p. 44.

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4.4 Racine et le corps tragique de Sylvaine Guyot

Pour compléter l’analyse de Starobinski, qui se concentre surtout sur l’interprétation du regard dans les drames classiques, citons aussi Racine et le corps tragique de Sylvaine Guyot. Guyot examine la représentation du corps dans le théâtre classique de Racine, un élément qui est souvent absent d’autres études. Guyot est d’avis que « le théâtre est corps » 352 et qu’il ne peut par conséquent pas manquer d’une étude exhaustive. Or, Racine, selon les écrits de Louis Racine, prêtait particulièrement attention aux gestes et corps de ses acteurs : Il apprenait à la Champmeslé comment se porter pendant sa représentation de Bérénice353. La raison pour laquelle Racine valorisait tant le corps de ses acteurs était la suivante : Il voulait « attacher sensiblement les spectateurs »354, non seulement par la parole, mais également par le langage du corps et du visage. Dans Bérénice, cela se traduit le plus clairement, et très fréquemment, dans l’effusion lacrymale de Bérénice et des autres personnages : Que la Gloire du moins soutienne nos douleurs, Et que tout l’Univers reconnaisse sans peine Les pleurs d’un Empereur, et les pleurs d’une Reine.355

Plus tard, les larmes de Titus font décider Bérénice de partir : Partout du désespoir je rencontre l’image. Je ne vois que des pleurs. [...] Adieu, Seigneur, régnez, je ne vous verrai plus.356

Guyot, en écrivant « [p]leurer. Une politique du sensible »357, nous rappelle qu’un tel usage de larmes est un choix déterminant pour l’univers racinien. Cet univers corporel se dissocie ainsi de l’univers cornélien, « qui est au contraire fondé sur la constance d’une volonté capable de dominer les accidents du corps sensible358 ». Les héros cornéliens ne pleurent par conséquent pas, ils se comportent en tout comme des reines et comme des

352 Sylvaine Guyot, op. cit., p. 10. 353 « Il [= Jean Racine] lui [= la Champmeslé] faisait d’abord comprendre les vers qu’elle avait à dire, lui montrait les gestes, et lui dictait les tons, que même il notait. L’écolière fidèle à ses leçons, quoique Actrice par art, sur le théâtre paraissait inspirée par la nature [...]. » Louis Racine, Mémoires, 1747, dans Jean Racine, Œuvres complètes, Théâtre-Poésie, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, Pléiade, 1999, t. 1, p. 1146, cité par Sylvaine Guyot, op. cit., p. 23. 354 Sylvaine Guyot, op. cit., p. 59. 355 Jean Racine, op. cit., vers 1058-1060, cité par Sylvaine Guyot, op. cit., p. 110-111. 356 Jean Racine, op. cit., vers 1484-1485 et 1506, cité par Sylvaine Guyot, op. cit., p. 113. 357 Sylvaine Guyot, op. cit., p. 105. 358 Ibid., p. 102.

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empereurs359. Guyot invoque l’étude de Starobinski qui argumente qu’on reconnaît les héros cornéliens à leur « pouvoir d’éblouir »360. Les héros cornéliens se maîtrisent tandis que les héros raciniens perdent tout contrôle de soi. Pour Guyot, Bérénice est ainsi une tragédie « d’un magnétisme sensuel qui met en déroute et l’évidence des signes et la maîtrise de soi »361.

Comme Aristote, Racine était convaincu qu’une tragédie devait « émouvoir dans l’âme du spectateur l’effroi et la pitié »362. En écrivant sur le « déchaînement de l’amour et de l’ambition », Racine touchait aux « passions qui dominaient dans la caste aristocratique pour laquelle le dramaturge écrivait »363. Racine traitait donc la problématique adéquate pour son public, qui s’investissait émotionnellement. Dans la préface de Bérénice, Racine se glorifie alors d’ « avoir donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes, et dont la trentième représentation a été aussi suivie que la première »364. Ce n’était par conséquent pas seulement les acteurs qui pleuraient, mais également le public. Aussi dans la préface, Racine remarque que Bérénice fait ressentir dans tous les détails, l’action, les acteurs et les passions, « la tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie »365. Guyot résume ce qui fait de Bérénice un tel succès et chef d’œuvre : Rien n’est plus difficile que de susciter, lors de la représentation d’une tragédie, ce paradoxal « plaisir de pleurer », évoqué dans la préface. [...] Bérénice relève ainsi le défi d’une représentation et pathétique et jouissive de la passion douloureuse. La recette du succès, ce sont ces corps qui pleurent et font pleurer selon les règles complexes d’une rhétorique des larmes qui mêle l’éthos de la culture galante au pathos bouleversant des grandes passions tragiques.366

Certes, la qualité tragique de la pièce faisait de Bérénice une « pièce de mouchoirs ». Mais le changement dans le public y participait également. Le public s’était féminisé et cela avait des répercussions dans la réception et dans la critique théâtrale367. Plus tard encore, ce n’était

359 Cf. supra : 3.3.3 Le personnage Bérénice, p. 40-41. 360 « En 1961, l’essai de Jean Starobinski imposa l’idée que le pouvoir d’éblouir constitue la marque des héros cornéliens, qu’ils soient comiques ou tragiques, généreux ou monstrueux, masculins ou féminins, jeunes galants ou vieillards grisonnants. » Dans Sylvaine Guyot, op. cit., p. 152. 361 Sylvaine Guyot, op. cit., p. 56. 362 Philippe Sellier, Essais sur l’imaginaire classique, Paris, Champion, 2005, p. 249. 363 Ibid., p. 250. 364 Jean Racine, op. cit., p. 62-63. 365 Ibid., p. 61. 366 Sylvaine Guyot, op. cit., p. 114-115. 367 Cf. Ibid., p. 129.

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plus seulement les femmes « illustres » ou de « bonne qualité », mais tout simplement le « public tout entier » 368 qui voulait pleurer durant une tragédie.

4.5 La réception des pièces

Le changement du public nous amène à la réception des deux pièces. Il semble qu’au début, les deux pièces ont été reçues assez favorablement. Tite et Bérénice de Corneille néanmoins, « après un excellent départ le 28 novembre, céda rapidement dans la faveur du public » 369. Une lettre d’un certain Francis Vernon, diplomate anglais, indique la préférence du publique : « Tout Paris se passionne pour deux nouvelles pièces, toutes deux nommées Bérénice, l’une de M. Racine, l’autre de Corneille, sur laquelle celle de Racine semble l’emporter : les dames s’y évanouissent et traitent de cœurs de pierre ceux qui ne pleurent pas, tellement elles sont touchées par l’infortunée Bérénice 370 . » Dans cette citation, nous remarquons encore l’importance des femmes, nouveau public du théâtre. Depuis la Fronde, la « passion érotique » et « la femme »371 se sont émancipées. Les larmes l’emportaient sur les exploits héroïques et cela plaisait aux femmes : Bérénice n’était pas seulement un « succès de larmes » mais également un « succès de femmes »372 : Là était le changement fondamental de goût intervenu depuis les débuts de la carrière dramatique de Corneille. Rares étaient les femmes qui osaient se montrer au théâtre à l’époque du Cid. Trente ans plus tard, si le parterre restait toujours aussi masculin, les loges étaient désormais prises d’assaut par les dames de la bonne société [...].373

Par ailleurs, le public parisien avide de théâtre se contentait d’avoir vu Tite et Bérénice une seule fois, tandis qu’il revenait à l’Hôtel de Bourgogne pour admirer Bérénice plusieurs fois374, afin de pouvoir revivre cette tristesse majestueuse.

La préférence pour Racine ne témoigne pas seulement d’un changement de goût et du public, mais également d’une évolution politique. L’aristocratie n’avait plus besoin du théâtre

368 Sylvaine Guyot, op. cit., p. 129. 369 Georges Forestier, op. cit., p. 399. 370 « All the entertainment of the town are the two new plays, both of them called Berenice, one written by Monsieur Racine, the other by Corneille, of which that of Racine seems to take much, and the ladies melt away at it and proclaim them hardhearted who do not cry, so much they are concerned for the unfortunate Berenice. » Dans Francis Vernon, Dépêche diplomatique, NCR, p. 57, cité et traduit par Georges Forestier, op. cit., p. 399- 400. 371 Erich Auerbach, op. cit., p. 42. 372 Georges Forestier, op. cit., p. 401. 373 Ibid. 374 Cf. Ibid.

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cornélien héroïque pour ventiler leurs frustrations. Cette évolution, « par les progrès de la puissance monarchique et le renforcement définitif de l’État, rendait anachronique le moi chevaleresque et toute la morale qui pouvait se fonder sur lui »375. L’absolutisme de Louis XIV contribuait par conséquent au succès de Racine, tout comme la mentalité janséniste. Dans Le Culte des passions, Erich Auerbach, remarque que « [d]éjà chez Corneille [...], la vertu est trop héroïque et pathétique pour continuer de s’inscrire dans le cadre d’une mentalité chrétienne ou simplement pieuse [...] »376. Le théâtre a besoin d’un héros moins glorieux, moins victorieux. Dans la mentalité chrétienne et janséniste, la grâce dépend toujours (partiellement ou entièrement) de Dieu et cela n’est pas particulièrement traduit dans le théâtre cornélien. Le destin des héros raciniens par contre dépend tout à fait des grés des forces extérieures, des dieux, ce qui est plus convenable à une mentalité pieuse. Dans Die romantische Schule, Heinrich Heine explique encore pourquoi Racine l’emportait sur Corneille : Racine est le premier poète moderne, comme Louis XIV fut le premier roi moderne. Dans Corneille respire encore le moyen âge. En lui et dans la Fronde râle la voix de la vieille chevalerie... Mais dans Racine les sentiments du moyen âge sont complètements éteints ; en lui ne s’éveillent que des idées nouvelles ; c’est l’organe d’une société neuve.377

4.6 La critique contemporaine

Peu après les premières représentations, Bérénice a été choisi pour être représenté devant Louis XIV et la Cour378. Cela ne signifie néanmoins pas que Tite et Bérénice avait perdu toutes les bonnes grâces. Robinet, gazetier connu du XVIIe siècle, prend parti pour Corneille en louant la pièce de Corneille en 50 vers et en mentionnant la pièce de Racine qu’en 8 vers379. D’ailleurs, les circonstances jouaient contre Corneille380 : La première avait une semaine de retard, la pièce ne jouait qu’une fois toutes les deux semaines, en alternance avec Le Bourgeois gentilhomme, et les acteurs n’étaient pas aussi connus que ceux de Bérénice.

Robinet n’est pas le seul à avoir publié sur les deux pièces. Le critique le plus connu des pièces est certainement l’abbé de Villars, qui a écrit, au début de l’année 1671, la Critique de

375 Paul Bénichou, op. cit., p. 112. 376 Erich Auerbach, op. cit., p. 42-43. 377 Heinrich Heine, Die romantische Schule, Hambourg, 1836, p. 313, cité par Paul Bénichou, op. cit., p. 155. 378 Cf. Georges Forestier, op. cit., p. 400. 379 Cf. Ibid. 380 Cf. supra : 2.3.3 Tite et Bérénice, p. 16-17.

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Bérénice et huit jours plus tard la Critique de la Bérénice du Palais-Royal. Cette critique a été « imprimée et répandue dans tout Paris en pleine période d’exclusivité »381, ce qui faisait dès lors particulièrement mal aux dramaturges. Villars « entendait démonter pièce par pièce, et avec un humour qui se voulait ravageur, tout l’édifie de la tragédie de Racine »382. Ce Villars, qu’a-t-il dit alors ? Il considérait Bérénice comme une pièce « sans action et totalement vide », et il écrivait qu’Antiochus était un personnage « pour faire perdre du temps, et pour donner un rôle ennuyeux et vide au mari de la Champmeslé »383. Villars trouvait qu’un empereur devait prendre exemple à Titus de ce qu’il ne fallait pas faire384. C’est-à-dire que, selon Villars, l’empereur Titus, qui pleurait et lamentait, ne se comportait nulle part comme il fallait. Sylvaine Guyot a décortiqué la subtile ironie de Villars : Villars prétend avoir « pleuré copieusement à l’exemple d’une femme de qualité » devant Bérénice, se moquant d’un épanchement devenu signe de distinction comme preuve de bon goût ; « j’y ai pleuré », conclut-il ironiquement, « comme un ignorant »385. Ces protestations de sensibilité, qui sont un lieu commun des querelles, visent certes à évincer l’émotion comme critère de jugement.386

Villars était encore plus sévère pour la pièce de Corneille : Dans sa Critique de la Bérénice du Palais-Royal il accusait Corneille d’avoir « oublié son métier »387. Corneille, comme d’habitude, n’a pas réagi sur les accusations et a gardé le silence388. Racine toutefois, a agi tout autrement : « Piqué au vif, Racine jugea qu’il fallait renvoyer Villars à son néant, et il s’empressa de rédiger une préface à sa tragédie [...]389. » Racine a publié sa pièce, augmentée d’une préface dans laquelle il attaquait Villars, trois semaines après la Critique. Cette rapidité a permis Racine de « devancer une nouvelle fois Corneille [...] dont la pièce fut achevée d’imprimer le 3 février et donc mise en vente, au mieux, une petite semaine plus tard »390. Dans sa préface, Racine lamine Villars : Villars ne connait pas les règles de théâtre et il n’a pas lu Aristote391. D’autres auteurs viennent à l’aide de Racine : Pierre de Saint-Glas, abbé de Saint-Ussans, conteste dans sa Réponse à la Critique de Bérénice les « fautes »

381 Georges Forestier, op. cit., p. 406. 382 Ibid., p. 407. 383 Ibid., p. 408. 384 Cf. Sylvaine Guyot, op. cit., p. 111-112. 385 Villars, « Critique de Bérénice », dans Jean Racine, Œuvres complètes, Théâtre-Poésie, éd. Georges Forestier, Gallimard, Pliéiade, 1999, t. I, p. 511, cité par Sylvaine Guyot, op. cit., p. 130. 386 Sylvaine Guyot, op. cit., p. 130. 387 Georges Forestier, op. cit., p. 407. 388 Cf. Ibid. 389 Ibid. 390 Ibid. 391 Cf. Ibid., p. 407-409.

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trouvées par Villars392. Le fait qu’il ne prend que la défense de Racine, fait supposer qu’au moment de la publication de la Réponse, le 16 mars, la pièce de Corneille était déjà hors jeu393.

392 Cf. Georges Forestier, op. cit., p. 412. 393 Cf. Ibid.

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66

5. Conclusion

Tout compte fait, nous pouvons confirmer qu’en novembre 1670 une excitante confrontation entre les deux maîtres du théâtre français a eu lieu. Bérénice et Tite et Bérénice, ces deux pièces inépuisables, prouvent que les deux auteurs sont entrés en compétition l’un avec l’autre. Il est toutefois difficile, nous l’avons montré, d’établir avec certitude l’origine de ce « doublon » et le déroulement précis des événements Quoi qu’il en soit, la concurrence a certainement poussé les deux écrivains : Corneille voulait maintenir sa domination et Racine voulait surpasser son prédécesseur.

Il est également certain que cette rencontre a donné lieu à deux chefs-d’œuvre, qui sont plus différents que similaires. Ils sont différents par le genre auquel ils participent, par l’épisode qu’ils traitent. La constellation des personnages diffère et les protagonistes, les deux Bérénices, ne sont pas faites du même bois : elles incorporent toutes les deux un univers et une philosophie différente. La Bérénice cornélienne est une héroïne qui part triomphante, la Bérénice racinienne est détruite après avoir perdu sa raison de vivre.

Malgré les divergences, la comédie héroïque de Corneille a toujours été comparée à la tragédie de Racine. Et la dernière remporte généralement les faveurs du public. Les deux pièces sont aussi le sujet favori de maints critiques et commentaires. Cette rencontre unique a formé l’objet de ce mémoire de maîtrise. En examinant plusieurs pistes, ce mémoire a visé à donner une vue d’ensemble de cette histoire et ses implications. Même si l’origine des deux Bérénice a donné occasion à de nombreuses spéculations, les contemporains étaient assez unanimes : Ils ont vu « dans cette concurrence non point une bataille décisive entre deux auteurs rivaux, point d’orgue d’une lutte pour la suprématie, mais l’excitante rencontre de deux pièces traitant de la même histoire écrites par les deux meilleurs poètes tragiques du temps » 394. En 1686 Hilaire Bernard de Longepierre a résumé ce qui sépare et ce qui unit les deux dramaturges:

Tous deux maîtres dans leur art et originaux en leur manière : celle de l’un est bien opposée à celle de l’autre et peut-être jamais deux personnes n’ont pris de routes si différentes pour parvenir au même but. M. Corneille s’est persuadé que pour aller au cœur, il fallait aller à l’esprit. M. Racine a cru au contraire

394 Georges Forestier, op. cit., p. 385.

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qu’il fallait aller à l’esprit par le cœur . Et c’est la source de la diversité de leurs caractères.395

Du cœur à l’esprit, ou de l’esprit au cœur : les deux auteurs font mouche à tous les coups. Le public pleure ou applaudit, la critique loue ou vilipende, l’université étudie. Bérénice ne laisse personne indifférent. Et c’est très bien ainsi.

395 Hilaire Bernard de Longepierre, Les Jugements des Savants, Baillet, éd. 1686, t. IX, p. 384-408, cité par Simone Akerman, op. cit., p. 91.

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6. Bibliographie 6.1 Littérature primaire

Pierre CORNEILLE, « Tite et Bérénice », dans Œuvres de P. Corneille, t. VII, Paris, Hachette, 1862.

Jean RACINE, Bérénice, Oxford, Oxford University Press, 1965.

6.2 Littéraire secondaire

Simone AKERMAN, Le Mythe de Bérénice, Paris, Éditions A.-G. Nizet, 1978.

Erich AUERBACH, Le Culte des passions. Essais sur le XVIIe siècle français, Paris, Macula, 1998.

Roland BARTHES, Sur Racine, Paris, Seuil, 1979.

Paul BÉNICHOU, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948.

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Xavier DARCOS, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette Éducation, 1992.

Florence DIERICK, L’Amour-passion violent et destructeur dans Phèdre, Mémoire de Bachelier, Universiteit Gent, 2013-2014.

Michael EDWARDS, La Tragédie racinienne, Paris, La Pensée universelle, 1972.

Nina EKSTEIN, « Le Change in Corneille and Racine », dans Racine et, ou le classicisme : actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth Century French Literature et la Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14- 16 octobre 1999, éd. Ronald W. Tobin, Tübingen, Narr, 2001, p. 209 – 221.

69

Georges FORESTIER, Jean Racine, Paris, Gallimard, 2006.

Lucien GOLDMANN, « Structure de la tragédie racinienne », dans Le Théâtre tragique, dir. par Jean Jacquot, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1962, p. 274- 292.

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René JASINSKI, Vers le vrai Racine, Paris, Armand Colin, 1958.

André LE GALL, Pierre Corneille en son temps et en son œuvre. Enquête sur un poète de théâtre au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 2006.

Wolfgang MATZAT, Dramenstruktur und Zuschauerrolle : Theater in der französischen Klassik, München, Fink, 1982, p. 138-210.

Charles MAURON, L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine, Aix-En-Provence, Ophrys, 1957.

Charles MAZOUER, Le Théâtre français de l’âge classique, I. Le premier XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2006.

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Raymond PICARD, La Carrière de Jean Racine, Paris, Gallimard, 1956.

Susan READ BAKER, « Sounds of Silence : Faltering Speech in Racine’s Bérénice and Corneille’s Tite et Bérénice », dans Racine et, ou le classicisme : actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth Century French Literature et la Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre 1999, éd. Ronald W. Tobin, Tübingen, Narr, 2001, p. 223 – 232.

Philippe SELLIER, Essais sur l’imaginaire classique, Paris, Champion, 2005.

70

Jean STAROBINSKI, L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1961.

Jean STAROBINSKI, « Racine et la poétique du regard », Nouvelle Revue Française, 56, 1957, p. 199-213.

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Karl VOSSLER, Jean Racine, München, Max Hueber, 1926.

C.L. WALTON, « Introduction », dans Jean Racine, Bérénice, Oxford, Oxford University Press, 1965.

Harald WEINRICH, « Die fast vergessene Ehre », dans Literatur für Leser. Essays und Aufsätze zur Literaturwissenschaft, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1986, p. 203- 224.

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7. Table

Couverture Remerciement 1. Introduction ...... p. 1 2. Le duel (1670) ...... p. 5 2.1. Périodisation ...... p. 5 2.1.1. La monarchie absolue du « siècle classique » ...... p. 5 2.1.2. Un autre XVIIe siècle ...... p. 6 2.1.3. Le temps et ses œuvres ...... p. 7 2.2. Jean Racine, auteur de Bérénice ...... p. 8 2.2.1. Port-Royal ...... p. 8 2.2.2. Une carrière en rivalité ...... p. 9 2.2.3. Racine, homme de la Cour ...... p. 13 2.2.4. Bérénice ...... p. 14 2.3. Pierre Corneille, auteur de Tite et Bérénice ...... p. 16 2.3.1. Une carrière de pionnier ...... p. 16 2.3.2. La confrontation avec Racine ...... p. 17 2.3.3. Tite et Bérénice ...... p. 18 2.4. Les deux Bérénice, entre réalité et fiction ...... p. 19 2.4.1. Le silence des dramaturges et de leurs contemporains ...... p. 19 2.4.2. Fut-ce le hasard ? ...... p. 20 2.4.3. Henriette d’Angleterre et son fameux « concours » ...... p. 22 2.4.3.1. Marie Mancini, ou, Bérénice à la Cour ...... p. 24 2.4.3.2. Vérité ou légende ? ...... p. 25 2.4.4. Corneille entre en lice avec son « jeune rival » ...... p. 27 2.4.5. Racine provoque le « vieux poète » en duel ...... p. 28 3. Les deux Bérénice ...... p. 31 3.1. Le mythe et les sources ...... p. 31 3.1.1. Le vrai mythe de Bérénice et les sources antiques ...... p. 31 3.1.2. Les sources contemporaines ...... p. 33 3.2. La forme du drame ...... p. 34 3.2.1. La structure ...... p. 34

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3.2.2. Les règles ...... p. 35 3.3. Le contenu du drame ...... p. 36 3.3.1. Un sujet différent ...... p. 36 3.3.2. Un genre différent ...... p. 38 3.3.3. Le personnage Bérénice ...... p. 39 3.3.4. Les autres personnages ...... p. 43 3.3.4.1. Titus ...... p. 43 3.3.4.2. Antiochus ...... p. 45 3.3.4.3. Domitie et Domitian ...... p. 46 3.3.4.4. Les confidents ...... p. 46 3.3.5. Quelques autres différences et correspondances ...... p. 47 3.3.6. Bérénice, « la tragédie de l’aphasie » ...... p. 49 4. Le résultat : « deux univers, un public » ...... p. 53 4.1. L’univers de Corneille ...... p. 53 4.2. La transition à l’univers de Racine ...... p. 55 4.3. L’œil vivant de Jean Starobinski ...... p. 58 4.4. Racine et le corps tragique de Sylvaine Guyot ...... p. 60 4.5. La réception des pièces ...... p. 62 4.6. La critique contemporaine ...... p. 63 5. Conclusion ...... p. 67 6. Bibliographie ...... p. 69 6.1. Littérature primaire ...... p. 69 6.2. Littérature secondaire ...... p. 69 7. Table ...... p. 72

(Nombre de mots : 26.781)

73