Université de Gand Faculté Lettres et Philosophie Florence Dierick Bérénice au XVIIe siècle : La confrontation de deux maîtres. Bérénice de Jean Racine versus Tite et Bérénice de Pierre Corneille : L’histoire, l’enjeu et les pièces. Masterproef voorgelegd tot het behalen van de graad van Master in de taal- en letterkunde : Frans – Duits 2014 – 2015 Directeur de recherche : Prof. Dr. A. Roose Département de Littérature française Remerciements Je remercie sincèrement mon directeur de recherche, le Professeur A. Roose, qui m’a aidée à mener ce mémoire à bonne fin. Le Professeur A. Roose était prêt à donner son avis, à corriger quelques esquisses de travail et surtout à m’encourager à faire mieux. Cette coopération m’a donné beaucoup de confiance dans mon travail et pour mon futur, académique et professionnel. Je tiens également à remercier ma famille, et en particulier ma mère, qui m’a toujours appris à persévérer et qui a voulu relire ce mémoire de maîtrise. Mes copines du département de français, Lies, Fien, Heleen, Gaëlle, Hannah et Alix, m’ont encouragée pendant les moments difficiles. Je suis soulagée et contente de pouvoir dire que nous finirons ensemble cette aventure à la faculté de lettres. Très reconnaissante du soutien que j’ai reçu, je remercie tout le monde qui a voulu m’aider durant ces derniers mois. 1. Introduction Nous écrivons novembre 1670, Paris. Bérénice, la nouvelle tragédie de Jean Racine (1639 – 1699), se joue à l’Hôtel de Bourgogne. La Champmeslé, une nouvelle actrice de la troupe et la Bérénice de la pièce, est surnommé l’ « Enchantriche »1. Elle brille dans son « premier grand rôle tragique »2 et enchante le public avec ses larmes et ses pleurs. La troupe de l’Hôtel connaît un succès immédiat avec ce nouveau drame pathétique. Bérénice, avec son dénouement tragique assez atypique, établit définitivement le jeune Racine comme dramaturge. Une semaine plus tard, le 28 novembre 1670, Tite3 et Bérénice de Pierre Corneille (1606 – 1684) est représenté au Théâtre du Palais-Royal. Cette pièce, qui n’est pas une tragédie mais une « comédie héroïque »4, est également appréciée mais n’échappera pas à la comparaison avec la tragédie de Jean Racine. Les pièces, quoique fondées sur le même mythe romain, ne peuvent être plus différentes. Ce mois de novembre 1670 signifie l’ultime confrontation des deux maîtres du théâtre classique : Pierre Corneille et Jean Racine. L’apparition des deux Bérénice en huit jours est une des grandes énigmes littéraires du XVIIe siècle. Comme l’écrit Simone Akerman, dans Le Mythe de Bérénice, « [n]i Racine ni Corneille ne jugèrent bon de s’expliquer sur ce point [= la création plus ou moins simultanée des deux pièces]. Les contemporains fournirent des témoignages, prirent parti pour l’un ou l’autre des auteurs mais ne commentèrent pas le secret de la pièce »5. Le silence absolu de Racine et de Corneille n’est par conséquent pas remédié par les avis de leurs contemporains. Par ailleurs, les témoignages du XVIIe siècle sont contradictoires6. Jusqu’à présent l’énigme sur l’apparition simultanée de ces deux pièces demeure. En général, la critique avance trois pistes: Fut-ce un duel commandé par la belle Henriette d’Angleterre, comme prétendra entre autres Voltaire au XVIIIe siècle ? Corneille, a t-il imité son jeune rival Racine en voulant prouver que son théâtre glorieux ne soit pas encore dépassé ? Ou est-ce que, à l’inverse, 1 Georges Forestier, Jean Racine, Paris, Gallimard, 2006, p. 383. 2 Ibid. 3 Pour désigner le personnage de Titus dans l’histoire de Bérénice, Pierre Corneille utilise Tite tandis que Jean Racine utilise Titus. Pour éviter toute confusion, ce mémoire utilisera toujours Titus, sauf dans des citations (par exemple de Corneille même) où la forme Tite est utilisée. 4 Cf. Georges Forestier, op. cit., p. 394. 5 Simone Akerman, Le Mythe de Bérénice, Paris, Éditions A.-G. Nizet, 1978, p. 90. 6 Dans son introduction au drame Bérénice, C. L. Walton écrit que « [t]he silence of Corneille and Racine is matched by the unilluminating, inconclusive or conflicting testimony of their contemporaries », dans C.L. Walton, « Introduction », dans Jean Racine, Bérénice, Oxford, Oxford University Press, 1965, p. 9. 1 Racine a voulu montrer qu’il pouvait égaler et même surpasser la beauté du drame cornélien ? Quoi qu’il en soit, le pur hasard semble exclu. La chance que les deux grandes troupes concurrentes de Paris aient choisi de mettre en scène le même sujet à exactement le même moment par accident demeure assez faible. « Peut-on raisonnablement prétendre que, parmi le nombre infini de sujets que leur proposait l’Antiquité, ils ont au même moment choisi pour le porter sur le théâtre, précisément le même incident, d’ailleurs fort mince, de l’histoire romaine7 ? », se demande Raymond Picard. Et il continue : « Dans un milieu aussi étroit que celui des gens de lettres et du théâtre d’alors, deux poètes aussi illustres ont-ils pu, pendant des mois, travailler à leur nouvelle pièce, en cachant à tous jusqu’à la dernière minute, et même aux espions des comédiens, le sujet qu’ils avaient choisi ? » Dans ce mémoire, je tente de jeter une nouvelle lumière sur cette énigme. Comment est-ce que ces pièces ont-elles pu apparaître de façon quasiment simultanée ? Parmi les trois explications possibles, quelle est la plus probable ? Dans un premier temps, tous les éléments constitutifs de cet événement - le contexte, les troupes, le défi, le moment, ... - seront énumérés et examinés. Ensuite, j’analyserai les pièces. Quelles sont les ressemblances et les différences, sur le plan formel et au niveau du contenu, entre les deux pièces ? Quelles sont les philosophies et conceptions tragiques derrières les pièces ? Quelles sont leurs sources ? Finalement, il faudra revenir sur la réception et le résultat de cet étrange concours. Comment est-ce que les deux pièces ont été reçues par leurs contemporains ? Quelle a été leur postérité ? Et puis : Pourquoi est-ce que les pièces ont été reçues ainsi ? La question de la réception est probablement une des questions les plus importantes de ce mémoire, car la réception immédiate et postérieure a déterminé nos idées et conceptions des drames raciniens et cornéliens. Le goût du public et les avis des critiques contemporains de l’âge classique ont déterminé nos opinions d’aujourd’hui. Même si la raison du « duel » demeure opaque, le résultat ne l’est pas. Il suffit aujourd’hui de jeter un coup d’œil sur la section du théâtre classique dans une bonne librairie pour connaître la réponse8. De nombreuses éditions de Bérénice de Jean Racine sont à votre disposition tandis que le drame de Corneille est absent des rayons. Et à l’époque l’issue est 7 Raymond Picard, La Carrière de Jean Racine, Paris, Gallimard, 1956, p. 155-156. 8 C. L. Walton partage cet avis : « The origin of the encounter may be obscure, but the outcome is not in doubt. » Dans C.L. Walton, op. cit., p. 16. 2 tranchée aussi. Fontenelle (1657 – 1757), écrivain et neveu de Corneille, n’écrit-il pas en 1742 : « A qui demeura la victoire ? Au plus jeune9. » Cela dit, la préférence pour la pièce de Racine n’a pas été constante. Au XIXe siècle par exemple on préférait le style cornélien au style racinien10. Mais la préférence pour Racine a quand même toujours été assez écrasante. Cette défaite de Corneille signifiera le début de la fin de la carrière de l’auteur du Cid. Le vieil homme, le dramaturge célébré de Cinna et de Horace, aurait aimé prolonger sa gloire. Mais il s’est heurté à son jeune rival en écrivant un drame qui se prêtait trop facilement à la comparaison. Encore faut-il essayer de comprendre pourquoi Racine a été considéré comme « gagnant » du duel, ce mémoire aura pour objectif d’examiner pourquoi le public a préféré Racine. Cette préférence pour Racine, signifie-t-elle un changement dans les goûts du temps ? Est-elle le préambule d’une révolution théâtrale ? 9 Fontenelle, « Vie de Corneille » dans L’Histoire de l’Académie, éd. Olivet, 1729, cité par C.L. Walton, op. cit., p. 16. 10 Philip Butler écrit qu’au XIXe siècle, en Allemagne et en France, on considérait le théâtre racinien comme quelque chose du passé, comme un théâtre trop « courtois » et rigide. Le drame racinien a été rejeté, en ne plus étant pertinent, par entre autre Stendhal : « Racine’s tragedy was impatiently dismissed as mere courtly tragedy, höfliches Drama, a drama too cramped by etiquette and convention to allow the full expression of human passion. [...] Racine, according to Stendhal, had been a Romantic in 1670; in 1820 he was a Classic and of no concern to us after the passing away of Versailles and the Grand Roi. » Dans Philip Butler, Racine : a study, London, Heinemann, 1974, p. 3-4. 3 4 2. Le duel (1670) 2.1 Périodisation 2.1.1 La monarchie absolue du « siècle classique » L’année 1670, le moment de la création des deux pièces, est le zénith du règne de Louis XIV (1638 – 1715, pouvoir absolu de 1661 à 1715). Le Roi Soleil et son ministre Jean- Baptiste Colbert (1619 – 1983, ministre de 1662 à 1682), le ministre auquel Racine dédiera sa Bérénice, ont le pouvoir en main. La Cour à Versailles est le centre du monde politique, religieux et artistique. C’est la monarchie absolue. Colbert impose les règles du théâtre classique conçues par le cardinal Richelieu (1585 – 1642), conseiller de Louis XIII, et appliquées par Mazarin (1602 – 1661), conseiller de la régente Anne d’Autriche. Le théâtre n’échappe pas aux contraintes infligées par la monarchie.
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