ENS Louis-Lumière La Cité du Cinéma - 20, rue Ampère BP 12 - 93213 La Plaine Saint-Denis Tel. 33 (0) 1 84 67 00 01 www.ens-louis-lumiere.fr

Mémoire de Master

Spécialité cinéma, promotion 2016-2019 Soutenance de juin 2019

EXPRESSIONS SENSIBLES PAR LE CADRE ET APPROCHES DE LA CAMÉRA PORTÉE

Naomi AMARGER

Ce mémoire est accompagné de la partie pratique intitulée : SALE TEMPS

Directrice de mémoire : Sylvie Carcedo Présidente du jury cinéma et coordinatrice des mémoires : Giusy Pisano

Page 1 sur 129 ENS Louis-Lumière La Cité du Cinéma - 20, rue Ampère BP 12 - 93213 La Plaine Saint-Denis Tel. 33 (0) 1 84 67 00 01 www.ens-louis-lumiere.fr

Mémoire de Master

Spécialité cinéma, promotion 2016-2019 Soutenance de juin 2019

EXPRESSIONS SENSIBLES PAR LE CADRE ET APPROCHES DE LA CAMÉRA PORTÉE

Naomi AMARGER

Ce mémoire est accompagné de la partie pratique intitulée : SALE TEMPS

Directrice de mémoire : Sylvie Carcedo Présidente du jury cinéma et coordinatrice des mémoires : Giusy Pisano

Page 2 sur 129 REMERCIEMENTS

Des remerciements infinis à toutes les personnes qui ont participé à la concrétisation de ce mémoire de fin d’études :

Sylvie Carcedo

Giusy Pisano

Peter Deming

Benoît Delhomme

Philippe Roussilhe

Myriam Vinocour

Thomas Hardmeier

Yves Angelo

Dominique Villain

Franck Pavloff et les Éditions Cheyne

Natasca Chroscicki et Thibault Ribéreau-Gayon chez Arri France

Didier Nové et Jean-Michel Moret

Terra Bliss, Sal Giarratano et John Blackwood de Panavision New-York

Yoann Gotthilf et toute l’équipe d’Everoad

Christine Aubry

Anne-Laure Huet

Agnès et Antoine Amarger

Emmanuelle et Marie-Catherine Raynaut

Ma merveilleuse équipe de tournage : Guillaume, Denis, JM, Léa, Kelly, Réjane, Ariane, Marianne, Valentin, Martin, Louise, Chloé, les figurants, les chats et leurs adorables propriétaires…

Page 3 sur 129 RÉSUMÉ EN FRANÇAIS

Le sujet de ce mémoire de fin d’études est né de mon questionnement sur le travail d’un opérateur et sa manière de transmettre une émotion par un cadrage, en particulier dans le cas de la caméra portée. Grâce à l’exploration de quelques avancées techniques notables ayant mené aux caméras légères que nous connaissons aujourd’hui, je m’intéresse à l’évolution du rapport entre l’opérateur et la caméra, et à l’impact des façons de cadrer et points de vue utilisés sur le spectateur de cinéma. Je propose notamment une analyse de l’utilisation des défauts de l’image dans le remarquable film At Eternity’s Gate (2018) réalisé par Julian Schnabel et filmé par Benoît Delhomme, pour étudier le rôle que les imperfections techniques peuvent avoir dans une narration.

LISTE DES MOTS CLÉS EN FRANÇAIS

Caméra portée Technique Cadrage Mouvement Spectateur Défaut Émotion Point de vue Sensibilité Subjectivité

Page 4 sur 129 ABSTRACT

The idea of this Master’s thesis comes from my will to have a better understanding of how the camera operator is working, and how he manages to share his emotion through the frame, especially in handheld camera work. By exploring the notable technical progress that led to the light cameras we know today, I want to study the evolution of the relationship between the operator and the camera, and the impact that the different ways of framing and different points of view have on the viewer. I then propose an analysis of the use of flaws in the image of At Eternity's Gate (2018), a film directed by Julian Schnabel and operated by Benoît Delhomme, to discover the role that technical imperfections can have in storytelling.

LISTE DES MOTS CLÉS EN ANGLAIS

Handheld Technical Framing Movement Spectator Flaw Emotion Point of view Sensitivity Subjectivity

Page 5 sur 129 TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION………………………………………………………………...…9

PARTIE I - L’ÉVOLUTION DU RAPPORT À LA CAMÉRA

I. Historique des évolutions techniques, vers la libération de la caméra……….12

I. 1. Cadre et point de vue…………………………………………………….…….12 Héritage du théâtre……………………………………………………..…….….12 Mise en mouvement et arrivée du son………………………………………..…14 Le langage de la caméra………………………………….………………………17

I. 2. Du chat sur l’épaule à la libellule dans l’oeil : la naissance de la caméra portée…………………………………………………………………………………20 Le Caméflex et l’Aäton sur l’épaule…………………………..…………………20 La Paluche et ses successeurs du numérique..……………………….…………22

II. La perfection des imperfections…………………………….…………………..25

II. 1. La course à la perfection technique….………………………………………25 Vers un idéal de fluidité : steadicam et stabilisation…………………………….25 Réalisme et immersion.…………………………………………………………..28

II. 2. La poésie du cadrage imparfait………………………………………………31 Le Dogme 95……………………………………………………………………..31 La caméra proche de l’humain…………………………………………………..33

II. 3. Le culte des aberrations……………………………………..………………..35 Nostalgie de la pellicule………………………….………………………………35 Les éclairements parasites……………………………………………………….39

Page 6 sur 129 PARTIE II - UN REGARD D’ARTISTE SUR LE MONDE

I. Etude de cas : At Eternity’s Gate, la caméra impressionniste…………..……...43

I. 1. Un seul coup de pinceau……………………………………………………….44 Comme une peinture…………………………………………………………….44 Configuration de tournage………………………………………………………46 La fragilité de la vie.……………………………………………………………..48

I. 2. La puissance émotionnelle des défauts.………………………………………50 La séquence de la séparation…………………….………………………………50 Les défauts optiques……………………………………………………………..54

II. L’objectivité impossible………………………………………………………….57

II. 1. L’opérateur et ses émotions…………………………………………………..57 Les préférences de cadrage.……………………………………………………..57 La signature de l’auteur………………………………………………………….60

II. 2. La réception d’un film.………………………………………………………..62 The Female Gaze……………………..……………….…………………………62 La subjectivité du spectateur de cinéma.…………………..……………………64

PARTIE III - LA CAMÉRA COMME PARTENAIRE DE JEU

I. Les rôles de la caméra…………………………………………………………….68

I. 1. Le traitement subjectif…………………………………………………………68 Les différents types de caméra subjective……………………………………….68 L’adresse au spectateur…………………………………………………………..72

Page 7 sur 129 I. 2. La caméra « objective » : suiveuse ou spectatrice……………………..……..73 La caméra suiveuse active.………………………………………………………73 La caméra spectatrice passive ou « audience camera »…………………………74 Le travail du cadre dans deux films d’Alfonso Cuarón…………………………76

I. 3. L’approche de Reed Morano : un entre-deux ?………………………………80 La sensibilité d’une réalisatrice cadreuse.…………………………….…………80 La caméra de biais………………………………………………………………..81

II. Le tournage de ma PPM : la caméra portée au service du récit……..….……84

II. 1. À la recherche de l’image du film…………………………………………….84 Caméra et optiques………………………………………………………………84 L’évolution de l’éclairage……………………………………………………..….85

II. 2. Expérimentations sur le cadre……………………………………………….87 Accessoirisation et répartition du poids…………………………………………87 Trouver la bonne distance..………………..……….……………………………88 Respirer avec l’acteur : le plan séquence de fin.…………………………….…..90

CONCLUSION……………………………………………………………………..93

BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………..95

FILMOGRAPHIE……………………..…………………………….……….……..98

TABLE DES ILLUSTRATIONS……………………………………………….…101

ANNEXES……………………………………………………………………….…104 Bethke Effet…………………………………………………………………….104 Dossier de préparation de la PPM…………………………………………..…105 CV……………………………………………………………………………….129

Page 8 sur 129 INTRODUCTION

En 2015, pendant ma deuxième année de Licence d’Études Cinématographiques à l’Université Paris Diderot, j’ai réalisé et cadré un court-métrage documentaire dans lequel j’accompagnais ma grand-mère en Bretagne, sur les traces de mon grand-père décédé. Je cadrais à l’épaule avec une Sony PMW100, sur les plages, les chemins des promenades qu’ils faisaient ensemble, dans leur appartement rempli de souvenirs… Pour le dernier plan du film, je lui avais demandé de faire son tri des vêtements de mon grand-père devant la caméra. Après avoir sorti quelques chemises, elle les a serrées contre sa poitrine avec une émotion spontanée non dissimulée. Bouleversée, j’ai voulu zoomer sur ses mains, mais un sanglot a provoqué une saccade brutale dans le zoom. Au montage, j’ai coupé la saccade (en montant le plan large, puis le plan serré après le zoom) sur les conseils d’un de mes intervenants qui disait que ce défaut faisait sortir le spectateur du film. Mais la deuxième intervenante n’était pas de cet avis : au contraire, elle trouvait que ce défaut de cadrage exprimait mon émotion face au geste de ma grand-mère, et était une belle façon de faire ressentir ma présence et ma sensibilité par le cadre. J’ai hésité pendant quelques jours et finalement fait le choix de conserver la saccade du zoom. Mais ce questionnement sur l’intérêt narratif d’un mouvement de caméra imprévu et la puissance émotionnelle qu’il peut susciter m’interroge toujours, au cours de mes visionnages de films, de mes lectures d’entretiens de directeurs de la photographie et bien évidemment lors de mes expériences de tournage. Ce bouleversement dans ma conception du cinéma est à l’origine du thème choisi pour mon mémoire.

Je souhaite étudier les différentes manières d’exprimer une émotion au travers de la caméra en me limitant aux cas d’un tournage de film de fiction. J’ai choisi de m’intéresser à la caméra portée qui, selon moi, est une manière de cadrer qui suppose une présence particulière : une disponibilité sans faille, une écoute de chaque instant et la plus grande concentration du filmeur. J’ai moi-même Page 9 sur 129 ressenti cette intensité en tant que directrice de la photographie débutante ayant eu quelques expériences de jeu face à la caméra : je ne me suis jamais sentie aussi émotionnellement impliquée dans une scène qu’avec la caméra sur mon épaule. Pour mon analyse, je me pencherai tout d’abord sur les évolutions techniques qui ont mené aux caméras légères que nous connaissons aujourd’hui. Puis je rechercherai quels bouleversements ces progrès ont apporté dans la manière de faire du cinéma, quels impacts ils ont eu dans le rapport entre opérateur, caméra et spectateur. J’en viendrai alors à me demander pourquoi, malgré les possibilités infinies que permettent désormais les tournages en numérique, une certaine nostalgie est partagée par de si nombreux directeurs de la photographie, et comment s’exprime cette nostalgie. Ce qui pourrait être considéré comme des « défauts » de l’image a sans aucun doute un rôle dans une narration, lequel ? Je chercherai ensuite à saisir quelle est la responsabilité du cadreur dans l’émotion exprimée par une scène tournée en caméra portée. À ce propos, je me tournerai vers le directeur de la photographie Benoît Delhomme, AFC, qui compare sa démarche d’opérateur à celle d’un peintre. Pour illustrer ce parallèle, j’analyserai son travail de l’image dans le film At Eternity’s Gate (2017) réalisé par Julian Schnabel, qui instaure un rapport très intéressant entre les deux moyens d’expression que sont la peinture et le cinéma. Les notions d’objectivité et de subjectivité d’un cadrage seront approfondies à l’aide de l’ouvrage de François Niney Le subjectif de l’objectif. Pour conclure cette partie théorique, j’étudierai les différentes fonctions de la caméra et leur impact sur le ressenti d’un spectateur. Avec la réalisation d’un court-métrage inspiré de la nouvelle Matin Brun de Franck Pavloff, j’ai tenté d’explorer ces questionnements autour du rôle du cadreur en caméra portée. Mon désir était de profiter du fait que ce récit, par sa démonstration rapide, pouvait me permettre, dans les limites du temps imparti, de passer d’un cadrage fixe à une caméra subjective pour faire progressivement évoluer l’intrigue et surtout le lien entre le personnage principal et le spectateur.

Page 10 sur 129 PARTIE I L’ÉVOLUTION DU RAPPORT À LA CAMÉRA

Page 11 sur 129 I. HISTORIQUE DES ÉVOLUTIONS TECHNIQUES, VERS LA LIBÉRATION DE LA CAMÉRA

I. 1. CADRE ET POINT DE VUE

La caméra est l’intermédiaire par lequel le spectateur reçoit l’histoire. La position et le mouvement de cette dernière sont donc des outils narratifs très importants, puisqu’ils délimitent le champ de vision du spectateur, ce qu’il voit ou ne voit pas. Depuis la naissance du cinéma en 1895 et jusqu’à la grammaire cinématographique que nous connaissons actuellement, la conception du cadre a beaucoup évolué.

• HÉRITAGE DU THÉÂTRE

Auguste et Louis Lumière, les inventeurs du cinématographe, tournent essentiellement des vues uniponctuelles très courtes (les bobines font 17 mètres de long pour une durée de 50 secondes) entre 1895 et 1900. Ces plans fixes et larges s’inscrivent dans la tradition de la photographie et de l’industrie (souci documentaire et intérêt scientifique) alors que Georges Méliès, dont les premiers films sortent quelques mois plus tard, trouve son inspiration dans le théâtre populaire, le spectacle de scène. Chez les frères Lumière, la caméra filme le plus souvent en plan large et fixe, même si un de leurs opérateurs, Alexandre Promio, est à l’origine du premier travelling de l’histoire du cinéma : la caméra placée sur une gondole à Venise en 1896. Chez Méliès, la caméra est frontale, à hauteur du personnage, et donne au spectateur l’impression d’être assis dans une salle, face à une scène, et d’assister à une représentation théâtrale. Comme au théâtre, les personnages font souvent des adresses au public, ils entrent et sortent par les portes

Page 12 sur 129 du décor. Ci-dessous deux images issues des films Un Homme de Têtes (1898) et L’homme à la Tête en Caoutchouc (1901), toutes les deux truquées grâce à la fameuse technique de la surimpression dont Méliès est l’inventeur.

Illustration 1 : Méliès en magicien dans Un Homme de Têtes (en haut) et L’Homme à la Tête en caoutchouc (en bas).

Dès la fin des années 1920, les cinéastes européens tentent, sous l’impulsion des poètes, peintres et musiciens, de rompre avec le dispositif scénique hérité du théâtre pour affirmer une originalité « cinégraphique ». En ce qui concerne le cadre, le directeur de la photographie Jacques Loiseleux1 note :

- la modification de ses contours apparents sans changer de cadre, par l’utilisation de volets, d’iris ou de flous dits « artistiques » pour concentrer le regard du spectateur sur une partie de l’écran,

1 PETAT Jacques, LOISELEUX Jacques, Le cadre au cinéma, Langage et techniques, Paris, CNC Collection Magieimage, 1991, page 29. Page 13 sur 129 - la multiplication des cadres qui libère le cinéma du seul point de vue de « spectateur, au premier rang de l’orchestre », les cadrages ne sont plus frontaux, les échelles de plans varient, les décors prennent de la profondeur.

Ci-dessous une image du premier plan subjectif de l’histoire du cinéma (dans La loupe de grand-maman de George Albert Smith en 1900, le personnage de l’enfant place la loupe devant son oeil et la caméra nous montre ce qu’il voit : des parties du visage de sa grand-mère en très gros plan).

Illustration 2 : Le plan subjectif de l’enfant qui observe l’oeil de sa grand-mère au travers d’une loupe dans La loupe de grand-maman

• MISE EN MOUVEMENT ET ARRIVÉE DU SON

Les toutes premières caméras de l’histoire du cinéma sont lourdes, encombrantes et compliquées à manier, ce qui explique la fixité du cadrage. Les magasins ne peuvent contenir que quelques mètres de pellicule, le chargement est compliqué, mais cela n’a pas empêché quelques pionniers du cinéma de mettre la caméra en mouvement (Alexandre Promio et son travelling à Venise). Les réalisateurs et les techniciens se montrent de plus en plus inventifs, comme Abel Gance et ses techniciens sur le tournage de Napoléon en 1927 : Sur la photographie de tournage ci-dessous, la caméra Debrie est placée sur une luge qui va dévaler une pente pendant une scène de bataille de boules de neige.

Page 14 sur 129 Cette deuxième image montre le harnais porté par Jules Kruger, le directeur de la photographie d’Abel Gance. Un câble relie la caméra Debrie motorisée aux batteries portées par un deuxième opérateur situé à l’arrière, pour diminuer le poids de l’appareil. Enfin, l’image ci-dessous met en scène le directeur technique Simon Feldman, en pleine installation d’une caméra sur un cheval.

Illustrations 3 : des systèmes de portage de la caméra inventifs sur le tournage de Napoléon.

Page 15 sur 129 En 1927, l’arrivée du son a complètement stoppé la libération de la caméra qui semblait tant bien que mal se mettre en place. Certains cinéastes ont d’ailleurs très mal vécu cette transition, ils se sont opposés à l’arrivée du parlant et n’ont jamais réalisé des films aussi inventifs après : c’est notamment le cas d’Abel Gance. Les premières caméras étant très bruyantes, à l’arrivée du son, elles ont dû être placées dans des caissons insonorisés. Elles ne pouvaient donc pas être déplacées, et l’opérateur qui était à l’intérieur cadrait dans des positions très inconfortables, d’où le nom donné à la cabine : « ice box ».

Illustation 4 : la « ice-box » : une caisse capitonnée montée sur roulettes.

Les premiers caissons insonorisants, « blimps » en anglais, permettant d’insonoriser uniquement la caméra et l’objectif de manière à ce que l’opérateur puisse être plus libre de ses mouvements, pesaient tout de même 40 kilos : ils étaient doublés en plomb ! Les mouvements de caméra comme les travellings et les panoramiques étaient possibles mais complexes à réaliser. Les caissons se sont ensuite perfectionnés avec l’invention des caissons ajustés, comme par exemple celui de la caméra Mitchell BNC : le magasin était recouvert d’un blimp et la porte extérieure permettant le chargement de la caméra diminuait également le bruit provenant du défilement du film.

Page 16 sur 129 Parmi les causes de bruit, les plus importantes sont : - le battement des boucles (la pellicule se tend tous les 1/50e de seconde, plus le format est large, plus le battement est bruyant), - le mouvement des griffes et contre-griffes dans les perforations et le frottement lors de la descente du film dans le couloir (qui peuvent dépendre de la dilatation/ compression du film, par exemple dans le cas de températures très hautes ou très faibles) - la résonance des vibrations du moteur, - l’obturateur tournant (24 tours par seconde pour un obturateur classique, 12 tours par seconde pour un obturateur bipale qui fait donc moins de bruit)

Les avancées techniques ont progressivement permis de surmonter ces difficultés, pour non seulement rendre sa liberté à la caméra, mais surtout, avec l’ajout du son synchrone dans les années 1950, révolutionner les tournages, qu’ils soient de documentaires ou de fictions.

• LE LANGAGE DE LA CAMÉRA

Dans son livre La Sagesse du chef opérateur2, le directeur de la photographie déclare : « Faire bouger la caméra, c’est lui reconnaître un statut de sujet à part entière, et créer un intermédiaire entre le spectacle et le spectateur, que le théâtre ne connaissait pas. Un panoramique promène le regard de gauche à droite ou de haut en bas, déplace le regard du spectateur vers ce que l’on veut lui montrer, ou le force à suivre le déplacement d’un personnage, d’un objet. La caméra impose sa dictature en interdisant au spectateur le choix de se promener là où il veut ». Les mouvements de caméra ont un sens : ils peuvent accompagner l’action d’une scène, ils peuvent épouser le regard d’un personnage, donnant ainsi à voir au spectateur ce que le personnage voit, ou au contraire être totalement indépendants. Chaque mouvement de caméra est porteur d’une signification : un travelling arrière,

2 ROUSSELOT Philippe, La Sagesse du chef opérateur, Paris, J.C. Béhar, 2013, page 35. Page 17 sur 129 par exemple, peut traduire en image la fin de quelque chose par son éloignement, on suggère le détachement, on accentue un sentiment, une impression (isolement, égarement, abandon)… procédé récurrent à la fin des mélodrames hollywoodiens (dans Autant en Emporte le Vent de Victor Fleming en 1939, le film se clôture par un travelling arrière sur Scarlett O’Hara face à un ciel rougeoyant). Avec un travelling avant, on peut avancer physiquement vers un point sur lequel le cinéaste veut se focaliser pour en montrer l’importance, créer un effet de tension dramatique, suggérer l’intérieur d’un personnage (entrée dans l’inconscient, le rêve, le souvenir…). Ci-dessous deux travellings avants très célèbres. Le premier, qui fait l’ouverture du film Sous les Toits de Paris de René Clair, est à la fois un travelling optique et un travelling sonore : la caméra commence sur les toits, descend vers un groupe de chanteurs puis s’approche d’une femme qui rejoindra la foule, le volume de la chanson s’amplifiant au cours du plan. Le deuxième est issu du film Les enchaînés d’Alfred Hitchcock : le mouvement de caméra permet de passer d’une vue d’ensemble de la réception à un gros plan d’une clé qu’Ingrid Bergman serre dans sa main.

Illustration 5 : La séquence d’ouverture de Sous les Toits de Paris (1930)

Illustration 6 : Le travelling de découverte de la clé dans Les Enchaînés (1946)

Page 18 sur 129 Les travellings verticaux (de haut en bas ou de bas en haut), moins fréquents que les travellings horizontaux, sont le plus souvent employés dans un rôle d’accompagnement : le suivi de l’ascension ou la descente d’un personnage, vision subjective d’un individu dans un ascenseur par exemple… Quant au panoramique, qui n’implique pas de déplacer la caméra mais seulement de la faire pivoter sur son axe, il est la plupart du temps un mouvement descriptif. À partir des quelques mouvements cités plus haut, la caméra peut être mise en mouvement d’un millier de manières différentes : travelling et panoramique peuvent être combinés, la caméra peut être installée sur une luge, suspendue au bout d’une corde… Le cinéaste Marcel Carné déclarait, à propos du Dernier des Hommes3 : « Placée sur un chariot, la caméra glissait, s’élevait, planait ou se faufilait partout où l’intrigue le nécessitait. Elle n’était plus figée, mais elle participait à l’action, devenait personnage du drame ». Les progrès techniques rendent de plus en plus de mouvements possibles aujourd’hui : la caméra peut être portée par l’opérateur (cela sera détaillé dans la partie suivante), mise sous l’eau, pilotée par un drone dans le ciel… afin d’adopter des points de vue auxquels l’oeil humain n’est pas capable d’accéder. Le terme « point de vue » peut avoir plusieurs significations au cinéma. Il peut se rapporter aux relations de savoir entre le personnage et le spectateur : si le spectateur dispose des mêmes informations que le personnage, on dit alors qu’il adopte son « point de vue ». Alfred Hitchcock, dans ses entretiens avec François Truffaut, insiste sur l’importance de ce qui est ou n’est pas montré au spectateur dans la création du suspense. Pour éviter cette confusion entre le « voir » et le « savoir », le théoricien Gérard Genette propose le terme de focalisation (point de vue cognitif : ce que l’on sait) et François Jost celui d’ocularisation4 (point de vue visuel : depuis lequel on voit). Je parlerai ici surtout de point de vue visuel, même si, bien entendu, le fait d’adopter une certaine ocularisation induit forcément une focalisation particulière. Dans le téléfilm La Métamorphose, réalisé par Jean-Daniel

3 Le Dernier des Hommes est un film muet réalisé par Friedrich Wilhelm Murnau en 1924.

4 GAUDREAULT André, JOST François, Le récit cinématographique - Chapitre 6 : Le point de vue, Paris, Nathan, 1990, page 207. Page 19 sur 129 Verhaeghe en 1983, le personnage principal se réveille brusquement et inexplicablement transformé en insecte. Pour filmer ces scènes en vue subjective, c’est une petite caméra vidéo, la Paluche, qui a été utilisée. Portée à la main, cette caméra permettait ainsi à l’opérateur d’escalader les murs, le plafond, de se cacher sous un lit, de manquer de se faire écraser… pour faire ressentir le mieux possible au spectateur l’angoisse du personnage.

I. 2. DU CHAT SUR L’ÉPAULE À LA LIBELLULE DANS L’OEIL

La question de la fixation de la caméra, ou de son portage (sur l’épaule, à la main, au poing…) se pose aux cinéastes depuis l’époque du muet. Lors du tournage du Dernier des Hommes en 1924, le scénariste Karl Meyer, désireux de savoir quels mouvements étaient réalisables avec une caméra, était allé trouver l’opérateur Karl Freund. Une caméra portable avait pu être fournie à Murnau afin de répondre aux nécessités du scénario et de filmer la séquence de déambulation du personnage d’Emil Jannings ivre. Le dispositif créé permettait d’embarquer la caméra sur un harnais, Karl Freund le nommait « caméra déchaînée » (entfesselte kamera). À la fin des années 1950 apparaissent les premières caméras 16mm légères, qui seront très utilisées par la télévision, par les documentaristes et sur les tournages de films de fiction, donnant naissance à une nouvelle écriture de l’image cinématographique.

• CAMÉFLEX ET AÄTON SUR L’ÉPAULE

La première caméra 16mm/35mm portable à visée réflexe française date de 1947 et s’appelle le Caméflex (elle concurrence l’Arriflex allemande créée en 1937). Ce modèle, inventé par l’ingénieur André Coutant et commercialisé par Eclair, pèse seulement 4,8kg mais est encore très bruyant et ne permet donc pas de tourner avec du son synchrone (sauf avec un caisson insonorisant, très lourd et très gros, faisant perdre à la caméra sa maniabilité).

Page 20 sur 129 Illustration 7 : Le Caméflex de la société Eclair Coutant

Cependant, le Caméflex possède de nombreux autres avantages : sa visée réflexe sur le côté de l’appareil permet à l’opérateur de voir au travers de l’objectif (grâce à un miroir qui renvoie l’image dans la loupe de visée pendant le temps d’obturation) ; il existe en deux versions (16mm ou 35 mm) et les magasins dissociés du corps de la caméra font que le chargement ne dure que quelques secondes ; le positionnement vertical du magasin permet à l’opérateur de faire reposer la caméra sur son épaule…

Les cinéastes de l’époque adoptent très vite le Caméflex, c’est notamment le cas de René Clair avec La Beauté du Diable (1950) et avec Les Amants de Vérone (1949) ou encore La Marie du Port (1950). Mais c’est avec l’arrivée de la Nouvelle Vague à la toute fin des années 1950 que le potentiel de cette invention s’exprime, dans la recherche d’une esthétique nouvelle, avec des films tels que Les Quatre Cent Coups de François Truffaut, filmé par Henri Decae (1959) et A Bout de Souffle de Jean-Luc Godard, filmé par (1960) qui raconte : « Notre technique était très proche du reportage, très loin de la photo élaborée des studios. Vu la forme du tournage, l’usage du pied était exclu, tant pour la caméra que pour les spots. Pour la lumière, je plaçais quelques floods au plafond, ou, si je n’avais pas le temps, je me contentais de changer les ampoules des éclairages existants »

L’ingénieur Jean-Pierre Beauviala, né en 1937 et décédé tout récemment, est à l’origine de nombreux procédés révolutionnaires permettant de rendre la caméra

Page 21 sur 129 plus légères, et surtout de rendre enfin possible la prise de son synchrone. Après avoir travaillé quelques années chez Eclair, il décide de tourner un film et inventera finalement sa première caméra, la Aäton 7. Dans une interview accordée au Monde en 20165 , Jean-Pierre Beauviala explique : « Il faut se replonger dans l’époque. Les

autres caméras, comme le Caméflex, étaient bruyantes et encombrantes. J’ai proposé de « rejeter » la caméra à l’arrière de l’épaule. Ça paraît moins lourd et ça devient beaucoup plus discret. Vous pouvez avancer vers les gens, vous portez la caméra comme un chat sur l’épaule. J’ai aussi déplacé le viseur sur le côté : ainsi, je regarde dans le viseur mais l’autre oeil peut surveiller le champ et être avec les acteurs ».

Illustration 8 : La caméra Aäton 7 développée par Jean-Pierre Beauviala

Grâce au principe du « marquage temps », le temps de prise de vue s’inscrit sur la bordure de la pellicule, toutes les secondes, permettant ainsi la synchronisation avec la bande sonore. Chez Eclair, Jean-Pierre Beauviala a également mis au point le célèbre « système à quartz » qui permet de contrôler la synchronisation entre le son et l’image au tournage.

• LA PALUCHE ET SES SUCCESSEURS DU NUMÉRIQUE

5 FABRE Clarisse, Jean-Pierre Beauviala : Inventeur des caméras Aäton, Le Monde, 15 avril 2019, page 12. Page 22 sur 129 Après ces deux modèles pionniers, les améliorations techniques ont permis à Arri de sortir, en 1972, sa première caméra 35mm portable, l’Arriflex 35 BL, qui sera très utilisée par Jean-Luc Godard et par Claude Lelouch. Cette caméra nécessitait toujours l’utilisation d’un « blimp » pour l’objectif : il existait un modèle pour les focales courtes et un modèle plus long pour les zooms, qui pouvaient être retirés pour alléger la caméra. C’est seulement plus tard que la carrosserie des objectifs sera réfléchie pour être « étanche » au bruit. Toujours dans l’objectif d’obtenir les caméras les plus légères et les plus maniables possible, Jean-Pierre Beauviala crée avec Aäton la Paluche en 1975 : une caméra vidéo suffisamment petite et légère pour être tenue dans la main. C’est avec une version plus compacte de l’Aäton, l’A-minima Super 16mm, que les frères Dardenne tourneront les plans de course-poursuite de leur film Le Fils (2002). Dans le documentaire L’Oeil Mécanique, réalisé par Laurent Lutaud en 1995, Jean-Pierre Beauviala présente un prototype de caméra « de joue » quelques années avant les petits caméscopes numériques : « J’avais envie d’une caméra qui soit non pas sur l’épaule, mais collée à la joue, guidée par les mouvements de tête. Les mouvements du visage sont beaucoup plus stables que les mouvements de l’épaule » il ajoute même en souriant : « Je ne sais pas comment l’appeler, est-ce que c’est une souris dans la main, maintenant ? ». Les mois précédent sa mort, l’inventeur était en pleine fabrication d’une miniature faite pour coller à l’oeil : la Libellule.

Illustration 9 : Jean-Pierre Beauviala et son prototype de « souris dans la main » en 1995

Page 23 sur 129 En parallèle, les premiers caméscopes numériques font leur apparition, mais leur usage reste encore amateur, la qualité ne pouvant pas rivaliser avec celle du 35mm projeté en salles. Il faudra attendre le début des années 2000 pour découvrir les premiers films tournés uniquement en numérique. Ces dernières années, les caméras numériques ont connu d’énormes progrès, comme par exemple avec la Genesis de Panavision, lancée en 2005, l’Alexa lancée par Arri en 2009, les modèles de Red, les caméras de Sony… La caméra microscopique de la GoPro ou les systèmes optiques des téléphones portables, produisent aujourd’hui des images d’une grande qualité qui sont d’autres prodigieux exemples de perfectionnement technique. Grâce à ces nouveaux outils, il devient possible pour un réalisateur de partir seul, une petite caméra à la main, et de se laisser guider par son intuition sans avoir à rendre de comptes à ses collaborateurs. Agnès Varda tourne par exemple certaines séquences de son documentaire Les glaneurs et la glaneuse (2000) seule, une caméra DV à la main qu’elle conservait toujours sur elle « au cas où ». Elle tournait selon son humeur, selon son inspiration, ne respectant aucun plan de travail : elle nomme cette nouvelle forme d’écriture cinématographique libre la « caméra stylo ».

Page 24 sur 129 II. LA PERFECTION DES IMPERFECTIONS

Jean Renoir disait6 « les progrès techniques vont dans le sens d’un réalisme de plus en plus poussé ». Si la perfection technique est ce qui permet au spectateur d’être le plus immergé dans un film, un personnage net, une ligne d’horizon horizontale, des verticales droites, une composition homogène, l’absence de déformations et d’aberrations seraient la clé de cette esthétique « parfaite » dans le sens où elle n’attire pas l’attention sur elle-même et permet au spectateur d’être au plus proche de l’action. Les émotions seraient plus fortes lorsque la caméra est invisible.

II.1. LA COURSE À LA PERFECTION TECHNIQUE

• VERS UN IDÉAL DE FLUIDITÉ, STEADICAM ET STABILISATION

Inventé au début des années 1970 par le directeur de la photographie et cadreur Garrett Brown, le stabilisateur Steadicam a immédiatement révolutionné le cinéma, ouvrant la porte à un nouveau monde des possibles, à la naissance d’un nouveau langage cinématographique. « Nos cerveaux traitent la façon dont nous voyons le monde - comme notre propre biopic personnel - une vue merveilleusement lisse, la vision de Dieu, la vision du réalisateur, une prise de vue objective qui nous permet de voir notre monde de manière très cinématographique » explique Garrett Brown. « Et donc je pense qu'une partie de la durabilité du Steadicam réside dans le fait que c'est l'appareil cinématographique qui se rapproche le plus de cette vision ». Depuis les toutes premières utilisations du Steadicam dans des films tels que Bound for Glory réalisé par Hal Ashby en 1976, The Shining réalisé par Stanley Kubrick en 1980, The Goodfellas réalisé par Martin Scorcese en 1990, cet outil a connu un

6 RIVETTE Jacques, BAZIN Janine, COLDELY Jean-Marie, Jean Renoir, Le Retour au Naturel, Service de la Recherche du RTF, INA 1975. Page 25 sur 129 formidable succès, s’est perfectionné et a ouvert la voie à de nombreuses autres inventions.

Illustration 10 : Garrett Brown et Haskell Wexler, ASC, sur le tournage de Bound for Glory en 1975.

« C’est simplement une façon élégante de déplacer un objet dans l’espace, avec une masse et une apesanteur impossibles à accomplir à la main. Vous le guidez du bout des doigts et le résultat est un geste gracieux et magnifique. C'est comme un ballet pour l’objectif » a déclaré Garrett Brown. En novembre 2018, au Festival International du Film Camérimage en Pologne, j’ai assisté à une conférence du directeur de la photographie David Ungaro, AFC, autour de son travail sur A Prayer Before Dawn réalisé par Jean-Stéphane Sauvaire (2017). Pour suivre les péripéties du personnage principal, un boxeur emprisonné en Thaïlande, il a choisi de filmer au Stab One, un gyrostabilisateur permettant d’être embarqué à la main, sur un drone, une grue, un véhicule… Il stabilise les mouvements latéraux mais pas les mouvements verticaux et permet à l’utilisateur de gérer le niveau de stabilisation et la réactivité de l’appareil. Le mode « full stab » appliqué sur l’horizon permet de conserver la bulle quelque soit le mouvement. Pour David Ungaro, cet appareil apporte une nouvelle esthétique pour cadrer, entre la nervosité de l’épaule et la stabilisation du Steadicam. Le directeur de la photographie précise également qu’il filmait à l’envers, avec la caméra dans son dos, pour avoir plus de liberté et ne pas se faire repérer dans la rue.

Page 26 sur 129 Le Ronin et le Movi sont deux autres systèmes de stabilisation similaires. Dans une interview accordée à la Belgian Society of Cinematographers, le directeur de la photographie Yves Cape explique le fonctionnement et donne son avis sur l’utilisation du Movi M10 : « Le système peut s’employer de deux façons totalement différentes. Première option, la personne qui porte l’engin est seule pour cadrer : elle seule a le contrôle du pan et tilt en portant le système par les deux poignées ou par la poignée centrale. Deuxième option, une deuxième personne a accès, via une télécommande, au pan et tilt et peut donc jouer sur les moteurs du système, en quelques sortes comme quand on cadre avec une grue : une personne au mouvement du bras et du chariot, une personne à la tête télécommandée ».

Illustration 11 : Deux systèmes de stabilisateurs actuels : le Movi M15 (à gauche) et le DJI Ronin 2 (à droite)

Ma seule expérience de cadrage autre que sur pied ou à l’épaule a été à l’Easyrig, sur le tournage du film Ashy, court-métrage réalisé par Alice Delamaire en avril 2019. La caméra était lourde notamment à cause des moteurs de la commande de point HF, des longues tiges 19mm pour le support du zoom, de l’extension de la caméra Red Dragon pour le branchement des accessoires… mais surtout le poids était très mal réparti (la caméra extrêmement légère avec un zoom de 5.6kg) ce qui rendait parfois le travail à l’épaule difficile, surtout les plans en plongée. Pour cette raison, j’avais choisi de travailler à l’Easyrig. Ce n’est pas un stabilisateur et il n’est pas fait pour se déplacer avec la caméra : il permet de soulager l’utilisateur en

Page 27 sur 129 répartissant le poids de la caméra sur ses hanches plutôt que sur son épaule, ainsi il fatigue moins et ses cadrages sont plus fluides.

Illustration 12 : Un plan à l’Easyrig cadré par la directrice de la photographie Myriam Vinocour sur le tournage de Infidèle en 2018.

Malgré la facilité d’utilisation évidente de l’Easyrig, j’ai plusieurs fois senti que la structure me contraignait dans mes mouvements. Il fallait, par exemple, que je lutte contre l’Easyrig pour faire un plan en plongée et que je sois vigilante en cadrant les plans de suivi des comédiens pour ne pas que l’appareil fasse tanguer mon cadre… Dans ce cas, l’Easyrig impliquait une démarche de cadrage que j’ai trouvé assez contre-intuitive et qui m’empêchait de m’investir totalement, émotionnellement parlant, dans les scènes. L’intermédiaire technique aurait une tendance à éloigner l’opérateur de ses émotions immédiates et cela pourrait se répercuter sur le spectateur.

• RÉALISME ET IMMERSION

L’arrivée du son, puis de la couleur, ont eu pour objectif de plonger le spectateur encore d’avantage dans l’univers d’un film. Dans les années 1950, les Majors (grands studios de production cinématographique américains), concurrencés par l’arrivée de la télévision dans les milliers de foyers américains, tentent de renforcer la dimension spectaculaire des films : ils inventeront des formats larges capables d’offrir au spectateur une expérience qu’il ne peut pas vivre devant sa télévision. En Page 28 sur 129 1952 apparaît le Cinérama et son ratio de 2.65:1, qui nécessitait trois caméras au tournage, trois projecteurs en projection et un écran courbé, le Vistavision de la Paramount avec défilement horizontal de la pellicule, puis le format de pellicule 70mm en 1955, l’IMAX dans les années 1970… et dans le même esprit, la projection 360° avec des procédés comme le Circarama (et équivalents comme le Circlevision, le Swissorama) toujours plus immersive…

Illustration 13 : Le procédé du Circlevision créé par Walt Disney : 11 caméras tournant en 16mm, et 11 projecteurs.

Le cinéma est encore aujourd’hui en réinvention permanente. Pour concurrencer les plateformes de visionnage de films en ligne, le cinéma propose des expériences sensorielles nouvelles : la 3D (qui après un grand succès il y a quelques années est peu à peu abandonnée) et la 4D (cinéma olfactif, simulation de vent, de pluie, de tremblement de terre ou coups de bâton avec des sièges mobiles…) surtout présente dans les parcs d’attraction, mais également dans certaines salles de cinéma. Le son

Page 29 sur 129 suit cette évolution avec l’arrivée de la technologie Dolby Atmos en 2012 : soixante quatre canaux avec gestion horizontale et verticale du son.

En avril 2018, pendant le Festival de Tribeca à New-York, j’ai assisté à la projection d’un court-métrage de réalité virtuelle : Together réalisé par Terrence Malick et filmé par Rodrigo Prieto. Ce film expérimental suit pendant quelques minutes l’évolution de deux danseurs dans un espace noir infini structuré par des draps qui sont des supports de projection.

Illustration 14 : Une image tirée du film Together de Terrence Malick (2018)

Je ne comprends pas ce qu’apporte l’utilisation de ce procédé par rapport à une performance réelle. Le titre, qui signifie « ensemble » m’étonne, tant l’expérience que j’ai vécue sous mon casque de réalité virtuelle était solitaire. Je me souviens avoir fait quelque pas pour évoluer dans le monde virtuel, et avoir été effrayée à l’idée que le cinéma puisse évoluer de cette façon, vers une expérience si individuelle et si subjective, proche d’un jeu vidéo.

Dans un entretien entre Jean Renoir et Jacques Rivette en 19757 , le premier déclarait, bien avant l’arrivée du cinéma 4D : « Je me demande si notre marche vers la technique n’est pas annonciatrice d’une décadence complète. La perfection technique ne peut créer que l’ennui, puisqu’elle n’est que la reproduction de la nature. Admettez que nous arrivions, au cinéma, à donner l’impression parfaite d’une forêt. Nous aurons des arbres, avec l’épaisseur de l’écorce, nous aurons des

7 RIVETTE Jacques, BAZIN Janine, COLDELY Jean-Marie, Jean Renoir, Le Retour au Naturel, Service de la Recherche du RTF, INA 1975. Page 30 sur 129 écrans encore plus grands, des écrans qui feront le tour du spectateur, et nous serons vraiment au milieu de la forêt. Nous pourrons toucher les troncs d’arbre, respirer l’odeur de la forêt, des machines automatiques dispenseront des parfums imitant l’odeur de la mousse. Vous savez ce qu’il arrivera ? Il arrivera qu’on prendra une Vespa et qu’on ira dans une vraie forêt, pourquoi foutre iriez-vous vous embêter dans une salle de spectacle ? L’imitation de la nature, ne peut créer que la fin d’un art. » Les progrès du graphisme sur ordinateur permettent aujourd’hui de réaliser des effets spéciaux et même de créer des univers entiers dont la vraisemblance est troublante. Comment démêler le vrai du faux en sachant qu’il est aujourd’hui possible de « ressusciter » des acteurs (Carrie Fisher dans Star Wars 8, Philip Seymour Hoffman dans Hunger Games : La Révolte) en utilisant leurs clones numériques ? À la fin de sa carrière, l’ethnographe et cinéaste Jean Rouch imaginait la mort de l’opérateur avec l’avènement d’une « mise en scène a posteriori » : « l’image digitale permettra non seulement de modifier le cadre géométrique de l’image, mais aussi de modifier la mise au point, la profondeur de champ, de faire un

zoom à posteriori, voire d’entrer à l’intérieur de l’image… »8 J’ai plusieurs fois assisté à des sessions d’étalonnage au cours desquelles le directeur de la photographie recadrait certains plans, ou y ajoutait un léger travelling avant qui n’était pas prévu au tournage. Les logiciels permettent même aujourd’hui de rendre net un plan légèrement flou… Et au Micro Salon 2018, j’ai découvert un appareil permettant de choisir l’orientation du plan de mise au point. Les cinéastes réagissent face à cette surenchère technologique.

II.2. LA POÉSIE DU CADRAGE IMPARFAIT

• LE DOGME 95

8 VILLAIN Dominique, Le cadrage au cinéma, L’oeil à la caméra, Paris, Cahiers du Cinéma, Collection Essais, 2001, page 48. Page 31 sur 129 Le Dogme 95, lancé en 1995 par les réalisateurs danois Lars Von Trier et Thomas Vinterberg, est un manifeste d’opposition radicale à l’esthétique des superproductions d’Hollywood, en particulier la surenchère des effets spéciaux. Les deux cinéastes écrivent « En 1960, c’était la fin. Le cinéma était mort, il lui fallait ressusciter. La Nouvelle Vague s’avéra vaguelette qui sur le rivage tourna en gadoue. Brandir l’individualisme et la liberté a permis un moment de créer des œuvres, mais sans entraîner de transformation. Le cinéma n’était plus qu’artifice, et en mourait, à ce qui se disait ; le recours à l’artifice n’en a pas moins depuis dépassé ses records » et rédigent un voeux de chasteté imposant, d’abord à eux-mêmes mais aussi à leurs contemporains, dix règles concrètes de réalisation à respecter pour « faire sortir la vérité des personnages et des scènes, au prix de toute considération esthétique » : 1. Le tournage doit être fait sur place. Les accessoires et décors ne doivent pas être apportés (si l’on a besoin d’un accessoire particulier, choisir un endroit où cet accessoire est présent). 2. Le son doit être produit en même temps que les images, et inversement (aucune musique ne doit être utilisée à moins qu’elle ne soit jouée pendant que la scène est filmée). 3. La caméra doit être portée à la main. Tout mouvement, ou non-mouvement, possible avec la main est autorisé (le film ne doit pas se dérouler là où la caméra se trouve ; le tournage doit se faire là où le film se déroule). 4. Le film doit être en couleur. Un éclairage spécial n’est pas acceptable (s’il n’y a pas assez de lumière, la scène doit être coupée, ou une simple lampe attachée à la caméra. 5. Tout traitement optique ou filtre est interdit. 6. Le film ne doit pas contenir d’action superficielle (les meurtres, les armes, etc., ne doivent pas apparaître). 7. Les détournements temporels et géographiques sont interdits : le film se déroule ici et maintenant. 8. Les films de genre ne sont pas acceptables.

Page 32 sur 129 9. Le format de la pellicule doit être le format académique 35 mm. 10. Le réalisateur ne doit pas être crédité. Copenhague, Lundi 13 mars 1995

Les films respectant ces règles sont estampillés d’un label « officiel », le but étant de revenir à une forme de cinéma dépouillée de toute ambition esthétique, plus apte à exprimer les émotions, avec sobriété et réalisme : ces films sont tournés à l’épaule, ou caméra au poing, et laissent la part belle à l’improvisation des comédiens. Festen réalisé par Thomas Vinterberg (1998) et Idioterne de Lars Von Trier (1998) sont les premiers films réalisés dans le respect des règles du Dogme 95. En 2005, ses fondateurs décident de ne plus revendiquer ces dix principes, laissant à chaque réalisateur le choix « en son âme et conscience » de faire un film comme il le souhaite (depuis quelques années déjà ils s’en éloignaient eux-mêmes : par exemple en 2003, Dogville de Lars Von Trier a été tourné entièrement en studio, en lumière artificielle).

• LA CAMÉRA PROCHE DE L’HUMAIN

Laszlo Nemes, le réalisateur et scénariste hongrois du film Le Fils de Saul (2015) déclare à propos de son choix de tourner en caméra épaule : « La numérisation et l'accès facile aux trucages numériques contribuent à tuer le cinéma. D'une part, cela donne un cinéma avec une esthétique créée par des réalisateurs d'effets visuels, d’autre part, c'est aussi une stratégie de monstration et de surenchère. Et à un moment donné, je suis persuadé que l'on ne peut plus suivre émotionnellement. J'ai rencontré le cinéaste Garret Brown, pour ce film, parce qu'on pensait faire du Steadicam. Il m'a avoué qu'il l'aurait fait avec plaisir mais que Le Fils de Saul n'était pas un film de Steadicam. Brown a contribué comme personne à la mobilité au cinéma et pourtant, il dit que les effets visuels dématérialisent la caméra. Avec les effets numériques, la caméra passe à travers des murs, des corps... Et à ce moment- là, on perd le côté physique de l'appareil. Le spectateur ne peut plus se projeter émotionnellement. Personnellement, je veux que le cinéma reste au niveau de l'être Page 33 sur 129 humain ». L’expression « l’erreur est humaine » pourrait signifier que l’acceptation des erreurs techniques, comme par exemple les heurts du cadre ou le flou, nous feraient vivre l’action au plus proche du réel ?

En revenant sur la course poursuite entre la police et les vendeurs à la sauvette dans

Biutiful d’Alejandro González Iñárritu (2010) Rodrigo Prieto9 explique : « On a tourné quelques prises avec la caméra qui recule, sur une voiturette de golf, mais Alejandro n’a pas aimé : « non, ça a l’air trop parfait ». Je lui ai répondu : « Mais la caméra était secouée dans tous les sens, ça veut dire quoi, « parfait » ? ». Il me dit alors « Fais juste un essai caméra à l’épaule, en courant » ce que j’ai fait, et c’était très effrayant de courir en arrière, à toute vitesse. Mais Alejandro ferait n’importe quoi pour obtenir ce qu’il veut. Rien ne l’arrête. »

Illustration 15 : Photogramme de Biutiful d’Alejandro González Iñárritu.

Cette esthétique « imparfaite » de la caméra infiltre aujourd’hui de nombreux genres et est de plus en plus appréciée, sans doute parce qu’elle revendique une certaine immédiateté de l’action et qu’elle renforce l’illusion du spectateur d’être au coeur de cette action, au plus proche des comédiens et donc de leurs émotions. Pour cela, le cadreur doit aussi s’impliquer : Rodrigo Prieto explique ainsi comment, bouleversé par l’émotion de Naomi Watts dans une scène de 21 Grammes, également réalisé par Iñárritu, il s’était subitement mis à cadrer beaucoup plus instinctivement, avec des mouvements plus saccadés dictés par ses émotions immédiates : « À certains

9 GOODRIDGE Mike, GRIERSON Tim, Métier : Directeur de la photo - Quand les maîtres du cinéma se racontent (Filmcraft : Cinematography, The Ilex Press Limited, 2012), traduction Jean-Louis Clauzier et Laurence Coutrot, Paris, Dunod, 2014, page 64. Page 34 sur 129 moments, en filmant, j’étais ému aux larmes. Parfois, il était difficile de continuer à tourner efficacement parce que le viseur était tout embué de larmes, mes pleurs se sont mis à vraiment me faire bouger ». La très forte émotion que j’ai ressentie au visionnage de cette scène m’a prouvé que les émotions du cadreur étaient réellement en adéquation avec le jeu formidable des deux comédiens. Deux tendances contradictoires semblent coexister : celle du progrès technique (diminution du grain, stabilisation, arrivée du numérique, fabrication de capteurs de plus en plus grands, de caméras de plus en plus sensibles, d’optiques de plus en plus précises…) et une deuxième tendance, à la recherche de l’humanité et de l’émotion : une image moins « parfaite » techniquement, mais, peut-être plus sincère.

II. 3. LE CULTE DES ABERRATIONS

• NOSTALGIE DE LA PELLICULE

Malgré la numérisation des équipements sur les plateaux de tournage et dans les salles de cinéma, les nouvelles générations de cinéastes semblent ne pas avoir oublié la pellicule. Comme si, parce que les caméras voient de manière plus détaillée chaque jour, un retour en arrière était inévitable ? (La Red Helium filme en 8K, la compagnie AMD a annoncé travailler sur une carte graphique 16K pour application dans le domaine de la réalité virtuelle). Désormais les possibilités de traitement d’une image (étalonnage, recadrage…) sont infinies. Au Micro Salon 2018, j’ai découvert un prototype d’instrument permettant de tourner avec toutes les valeurs de mise au point pour choisir en post-production la zone de netteté et la quantité de profondeur de champ désirée. Comment parler de choix artistique avec un tel procédé ? Certes le choix existe, mais il est relégué à la post-production. L’avantage est de pouvoir corriger certaines erreurs faites au tournage, comme par exemple un flou qu’il n’a pas été possible d’éviter, mais est-ce réellement un avantage de pouvoir revenir sur toutes ses erreurs, n’ont-elles pas parfois un certain charme ? Dans une

Page 35 sur 129 interview pour l’AFC10 , le directeur de la photographie André Turpin fait part de ses remarques sur la différence de qualité entre le DCP numérique et la copie 35mm pour la projection de Juste la fin du monde de Xavier Dolan (2016) : « En argentique, la copie est plus vibrante, plus saturée, plus riche. Il y a le défaut de la pellicule, le pompage, l’instabilité, qui rajoute quelque chose à l’expérience du spectateur, quelque chose de plus brut… Peut-être de l’émotion… » Le grain de la pellicule nous donne à voir une image moins piquée, avec une certaine rondeur que l’on ne retrouve pas dans un DCP numérique. Jean-Pierre Beauviala est resté longtemps partisan de la pellicule traditionnelle avant de créer la première caméra numérique d’Aäton : la Penelope-Delta. Intéressé par la nostalgie de certains directeurs de la photographie contemporains quant à la netteté toujours plus grande des caméras numériques, il détaille les options choisies pour donner à cette caméra la texture si singulière de l'image argentique : « Pour fabriquer la première caméra numérique d'Aäton, nous avons choisi ce qu'il y a de mieux en termes de capteur, cette surface où « s’imprime » l'image, c'est-à-dire où les photons sont transformés en électrons. Le nôtre provient d'un fabricant canadien, très fort sur la restitution de la couleur. Nous avons aussi opté pour un vrai viseur réflexe optique, qui assure une intimité incomparable avec les personnes filmées. Et puis la caméra cache un joker d'importance, l'application d'une intuition qui n'a pas été scientifiquement prouvée. Nous savions que sur pellicule, à chaque image vierge, les grains sensibles à la lumière ne sont ni disposés au même endroit, ni de la même dimension. Cette dimension aléatoire donne sans doute vie à l'image-film. Pour lui trouver un équivalent, nous avons mis le capteur sur un cadre de titane souple, et il se déplace aléatoirement d'un demi-pixel à chaque image. Par la suite, un programme informatique permet de corriger le décalage ». Cette caméra est malheureusement restée au stade de prototype et n’a jamais été développée. Une nouvelle tendance serait d’essayer de retrouver la poésie et la douceur de l’image argentique, mais en filmant avec des caméras numériques (il y a déjà un

10 BARBIER Brigitte, Cinematographer André Turpin discusses his work on Xavier Dolan’s film "It’s Only the End of the World", de Xavier Dolan, Site de l’AFC, 18 mai 2016. Page 36 sur 129 avantage financier : économie sur le prix de la pellicule, caméra plus sensible donc moins besoin de rééclairer ; des avantages esthétiques, notamment une plus grande dynamique, de plus grandes possibilités d’étalonnage ; des avantages en terme de mise en scène avec la possibilité de tourner plus librement, en étant moins limité dans le nombre de prises…). Pour casser la trop grande netteté (« sharpness ») du numérique et travailler la texture de l’image, il est courant d’utiliser des filtres qui adoucissent les couleurs et le contraste. Toujours dans cette volonté d’originalité et de rupture face à l’uniformisation apportée par le numérique, les directeurs de la photographie sont nombreux à avoir une « arme secrète » : , par exemple, utilise depuis plusieurs dizaines d’années des trames artisanales fabriquées avec des bas Dior, qui diffusent les hautes lumières, élèvent légèrement le niveau des noirs et adoucissent élégamment les peaux.

Illustration 16 : Première image sans filtre, deuxième image avec Low Contrast 2.

Page 37 sur 129 Ci-dessus deux captures d’écran d’un test que j’ai effectué pour le tournage de Sale Temps, le court-métrage accompagnant mon mémoire. Je cherchais à décontraster l’image et j’ai donc testé une série de filtres Low Contrast, de 1/8 à 2 : le résultat était très convaincant.

De février à mars 2019, j’ai effectué un stage en tant que technicienne de préparation chez Panavision New-York. Les directeurs de la photographie venaient régulièrement tester des optiques, comparer le verre de Panavision au verre d’autres fabricants… et j’ai eu la chance de pouvoir assister à plusieurs tests. Katie Ness, technicienne optique chez Panavision, m’a expliqué la procédure pour obtenir des objectifs spéciaux : les directeurs de la photographie envoient en général une image (photographie, peinture, ou description écrite) d’un effet particulier qu’ils aimeraient reproduire, et sur la base de cet exemple, les techniciens optiques de Woodland Hills (seule branche de Panavision qualifiée pour réaliser ces modifications, dans le plus grand secret) commencent à déterminer des méthodes pour « personnaliser » les objectifs. Il faut généralement quelques essais avant de répondre aux attentes du directeur de la photographie. Les lentilles non-traitées sont un exemple de modification. À l'origine, les techniciens retiraient un revêtement de la lentille pour supprimer la correction de certains défauts. Puis une méthode moins destructive a été découverte : le même effet peut désormais être produit sans avoir à détruire l’objectif, avec une technique permettant de mieux contrôler le degré d’effet et les reflets indésirables. Les variations que j’ai rencontrées sont : les Primos CPD1, CPD2, FTFR1, FTFR2, Noir#1, Noir#2, Noir#3. À l’issu des tests, le chef opérateur Mark Schwartzbar a choisi de travailler avec les Panavision Vintage, des optiques anciennes qui présentent des défauts naturels. La directrice de la photographie Carmen Cabana, en revanche, a beaucoup apprécié l’effet des CPD2. Les directeurs de la photographie choisissent donc la correction ou la non- correction des optiques en fonction de leurs préférences artistiques.

Page 38 sur 129 Illustration 17 : Table de la salle d’essais de Mark Schwartzbard pour la préparation du film The Photograph réalisé par Stella Meghie, le 1er mars 2019 à Panavision New-York

• LES ÉCLAIREMENTS PARASITES

De nombreux éclairement parasites peuvent affecter l’image d’un film. En extérieur, la lumière du ciel ou du soleil peut par exemple être réfléchie par l’arrière d’un filtre dans l’objectif (il suffit d’utiliser une « chaussette » ou un soufflet entre le pare-soleil et l’objectif pour l’éviter). Parfois, lorsqu’un élément ponctuel très lumineux est dans le champ, par exemple les phares d’une voiture de nuit, les rayons peuvent retraverser l’objectif, se réfléchir sur le filtre puis retourner vers la surface sensible, produisant un dédoublement des points lumineux (il n’y a alors qu’une chose à faire pour les éviter : retirer le filtre). Dans le cas d’un tournage en pellicule, selon les caméras, un éclairement parasite peut passer par l’oculaire de la visée si l’oeil du cadreur n’est pas totalement collé à l’oeilleton. Si la lumière atteint le dépoli, elle sera renvoyée vers le film, ce qui provoquera un voilage de l’image. Le lens flare est un effet optique qui, contrairement à ceux listés ci-dessus semble être de plus en plus apprécié par les directeurs de la photographie, et les spectateurs actuels semblent s’y être habitués (à tel point que les applications météo des téléphones portables intègrent désormais cet effet dans leur présentation). Pourtant, cette aberration optique n’a pas toujours été appréciée, elle a même longtemps été perçue comme une erreur du chef opérateur qu’il fallait éviter. Cet effet optique, que l’on repère à l’écran sous forme de Page 39 sur 129 cerces lumineux, ou de traits de lumière éblouissante, provient de réflexions internes à l’objectif : une lumière forte ou avec un angle particulier qui rebondit entre les lentilles, causant un dédoublement ou démultiplication de certains points lumineux dans l’image et/ou une baisse du contraste général de l’image.

Illustration 18 : Exemple d’aberrations récurrentes dans la série The Handmaid’s Tale (Hulu)

Certains flares sont produits par un certain type d’objectif, donc le choix du chef opérateur est décisif : par exemple la ligne bleue horizontale caractéristique des optiques anamorphiques. Cette aberration optique fait partie de celles qui peuvent également être obtenues artificiellement grâce à des filtres (en l’occurence un filtre « blue streak »). Au Festival Camérimage en novembre 2018 j’ai assisté à une démonstration de l’effet des filtres Bethke Effect fabriqués par Hawk. La série « Vantage Bethke Effect » est composée de dix filtres - Aerosphere, Carnaby Street 1968, Dandelion, Fish Swarm, Ice Dust, Kojak Blue, Kojak Brown, Kojak Red, Las Vegas 5am, et Red Pearls - dont les effets sont très prononcés (voir en annexe page 104 pour la présentation des effets). Ces aberrations peuvent également être ajoutées en post-production. Il existe des banques de flares parmi lesquels les directeurs de la photographie peuvent choisir la forme et le degré de transparence qui conviennent le mieux à une scène.

Ces défauts - les heurts du cadre, le grain de la pellicule, les éclairement parasites - ne sont pas seulement tolérés par une grande majorité de directeurs de la photographie actuels, ils sont très appréciés et sont des éléments clés de l’esthétique des films, à tel point qu’il est courant de ne pas stabiliser la caméra, de volontairement tourner sans les volets du pare-soleil pour favoriser les flares… Ce changement radical dans la conception de l’esthétique cinématographique irait dans le sens du réalisme : parce que les défauts sont

Page 40 sur 129 favorisés, l’image d’un film serait « plus proche du réel »… parce que le monde est imparfait et que l’esthétique la plus à même de le décrire devrait donc être imparfaite ? Pourtant, les images de The Handmaids Tale présentées ci-dessus ne ressemblent en rien à la vision humaine : on ne voit ni flare ni ligne bleue apparaître face à une lumière forte. On ne voit pas de manière chaotique comme le montre une caméra sur l’épaule d’un cadreur en pleine course. En 1975, Jean Renoir déclarait : « Les producteurs de cinéma ont commis une grave erreur en cherchant la perfection au lieu de la personnalité. La perfection n’intéresse personne, la perfection, on s’en fiche. Il y a quelque chose de beaucoup plus important que la perfection, et c’est la personnalité. En art, il faut aimer l’artiste ». « Comme un peintre travaille avec son pinceau, un cinéaste travaille avec sa caméra » a dit le directeur de la photographie Benoît Delhomme. Peut-on alors considérer que, comme les coups de pinceau d’un peintre sur sa toile, les « coups de caméra » d’un cinéaste lui permettent de partager sa vision d’artiste ? C’est sans doute en acceptant le fait qu’un film ne cherche pas à tout prix le réalisme photographique, en acceptant les défauts techniques, que l’émotion s’exprime, et que l’on peut alors accéder à une forme de vérité. « Qu’il y a-t- il, dans un tableau de Van Gogh ? » disait Antonin Artaud11 , « une vérité torride ».

11 ARTAUD Antonin, Van Gogh : le suicidé de la société, avant-propos d’Evelyne Grossman, Paris, Gallimard, 1974, page 45. Page 41 sur 129 PARTIE II UN REGARD D’ARTISTE SUR LE MONDE

Page 42 sur 129 I. ETUDE DE CAS : AT ETERNITY’S GATE, LA CAMÉRA IMPRESSIONNISTE

« Une exploration des derniers jours du peintre Van Gogh, racontée depuis la perspective singulière d’un autre peintre » telle est l’unique phrase présentant le film At Eternity’s Gate, réalisé par Julian Schnabel en 2017, lisible à l’arrière de la jaquette du DVD que j’ai vu. Le film raconte la fin de carrière du célèbre peintre néerlandais, depuis son voyage dans le sud de la France jusqu’à son passage à l’asile, puis sa mort en 1890. Au cours de ces quelques mois, il achève soixante-quinze tableaux alors qu’il se débat avec une maladie mentale. Parmi les personnages du film qui gravitent autour de lui : son ami et collègue Paul Gauguin ; son frère Theo, un marchand d’art ; Madame Ginoux, la tenancière d’un café à qui il n’osa pas demander de poser pour lui ; et un homme d’église avec lequel Vincent aura une longue conversation dans la dernière partie du film. Le réalisateur américain Julian Schnabel n’en est pas à son premier film inspiré de l’histoire vraie d’un artiste. En 1996, il réalise son premier film, Basquiat, sur l’artiste peintre américain. En 2000, il s’intéresse au poète cubain Reinaldo Arenas dans Before Night Falls, et en 2007, à l’écrivain français Jean-Dominique Bauby dans The Diving Bell and the Butterfly (Le Scaphandre et le Papillon). Avec At Eternity’s Gate, Julian Schnabel nous offre encore une fois un film pictural, aussi bien dans son thème que dans son esthétique, notamment par le remarquable travail de la caméra. Il n’est donc probablement pas surprenant qu’il ait choisi le directeur de la photographie français Benoît Delhomme, AFC, pour l’épauler, puisque ce dernier est lui-même peintre. De la rencontre créative entre ces deux hommes s’exprime, par l’image, une grande sensibilité artistique.

Page 43 sur 129 I. 1. UN SEUL COUP DE PINCEAU

• COMME UNE PEINTURE

Au tout début du film, le personnage de Vincent Van Gogh prend la décision de partir dans le sud de la France à la recherche d’une atmosphère, d’une lumière, d’une liberté différentes. La caméra l’accompagne pendant le premier tiers du film, au cours de ses longues promenades dans les plaines et les montagnes de Provence, en filmant tour à tour le peintre, les paysages auxquels il fait face et les croquis qu’il dessine, à l’encre sur son carnet ou à l’huile sur ses toiles. Le rapport à la couleur était donc un élément très important lors de la préparation, du tournage et de la post-production du film. La palette chromatique utilisée par le directeur de la photographie Benoît Delhomme est assez proche de celle utilisée par le célèbre peintre : le jaune « des chapeaux de paille, des champs de blé ou des tournesols, d’un soleil intense, excessif, incandescent, extatique » écrivait David Haziot12 , et son complémentaire le bleu « couleur de l’infini ». Ci-dessous deux autoportraits peints par Van Gogh en 1889, l’année précédant sa mort. Il est intéressant de remarquer que la teinte des murs se reflète à chaque fois sur le visage du peintre.

Illustration 19 : deux autoportraits de Van Gogh (1889)

12 HAZIOT David, Van Gogh, Gallimard, Collection Folio Biographies, 2007. Page 44 sur 129 La couleur se propage jusqu’à la peau, et Benoît Delhomme explique s’être inspiré de cet effet dans sa manière d’éclairer le film. De même, de nombreux personnages sont filmés en gros plan, au centre de l’image, et le regard vers l’objectif, comme dans les portraits en peinture. Ci-dessous un plan en caméra subjective, depuis le point de vue de Vincent sur le personnage du docteur Félix Ray qui l’interroge sur sa mutilation.

Illustration 20 : le gros plan subjectif fixe en courte focale sur le visage du docteur Ray.

Julian Schnabel explique dans une interview, qu’il tenait à ce que l’utilisation du regard caméra devienne « normale », alors que ce procédé est la plupart du temps utilisé avec beaucoup de parcimonie dans les films, pour un effet de rupture très brutal. Par exemple, dans House of Cards (série créée par Beau Willimon pour Netflix en 2013) le personnage principal, un politicien arriviste, s’adresse régulièrement à la caméra pour présenter ses idées au spectateur ou le prendre à parti de ses sournoises manipulations. Chaque fois, ce regard glaçant a le pouvoir de me déconnecter de l’action : il me questionne très intelligemment sur ma position de spectatrice, me ferait presque culpabiliser d’être la confidente de ce douteux personnage ! Dans At Eternity’s Gate, le regard caméra est utilisé de manière si régulière qu’il devient habituel. Pourtant, le statut de la caméra est très complexe. Parfois, elle épouse le point de vue de Van Gogh, en plan subjectif sur ses toiles ou sur les gens qui l’observent. Parfois, la caméra s’élance en courant derrière un groupe d’enfants. D’autres fois, les personnages filmés ne regardent pas directement Vincent dans l’objectif, mais légèrement de biais (la caméra n’épouse alors le point de vue de personne, comme dans un champ-contrechamp classique). Parfois encore, c’est

Page 45 sur 129 Vincent qui s’adresse à la caméra. Le spectateur n’a pas toujours d’indice pour interpréter la scène. Par exemple, la séquence d’ouverture du film semble être un plan subjectif : la caméra est chancelante comme adoptant le point de vue d’une personne ivre, s’approche d’une bergère interprétée par Lolita Chammah, arrêtée au bord d’un chemin, et la voix de Vincent se fait entendre sans qu’il n’apparaisse dans le plan. Pourtant le regard de Lolita Chammah est légèrement désaxé.

Illustration 21 : le plan sur le visage de Lolita Chammah qui ouvre le film.

Malgré une évidente proximité avec l’oeuvre de Vincent Van Gogh, la démarche artistique du réalisateur Julian Schnabel et de son directeur de la photographie va bien plus loin que la simple imitation de ses tableaux. Dans une interview donnée à Cooke Optics TV début 201913 , Benoît Delhomme explique ne pas avoir voulu que le film ressemble à une peinture de Van Gogh : « Je ne voulais pas que le film soit un musée, une exposition, ce n’était pas du tout l’idée. Notre but, c’était que le film soit vivant. »

• CONFIGURATION DE TOURNAGE

À propos de son utilisation de la caméra portée sur le tournage de At Eternity’s Gate, Benoît Delhomme déclare « Je ne dirais pas que ma caméra est un pinceau, mais presque. Dans ma manière de bouger, la caméra était proche de ça. Avec Julian, nous voulions faire de ce film quelque chose de très organique. J’ai tourné presque tout le film avec la caméra dans mes deux mains, comme si je tenais un

13 DELHOMME Benoît, The cinematography of At Eternity's Gate, Cooke Optics TV, 10 janvier 2019. Page 46 sur 129 pinceau. » La configuration était en effet très légère : une caméra Red Helium 8K, des petits objectifs Kowa, deux grosses poignées pour pouvoir tenir l’ensemble avec les deux mains, et un sac à dos pour déporter les batteries en arrière.

Illustration 22 : Willem Dafoe, la première assistante caméra Fabienne Octobre et Benoît Delhomme, caméra à la main, pendant le tournage de la séquence d’arrivée de Van Gogh à Arles.

Avec cette configuration, le cadrage improvisé est facilité : « Je pouvais aller où je voulais avec cette caméra » déclare Benoît Delhomme. « L’idée était de développer une sorte de chorégraphie autour de Willem Dafoe, de faire des prises très longues, et Julian me parlait pendant la prise. J’étais un peu un acteur sur ce film, parce que la caméra était tellement subjective. En tant que cadreur, j’essayais parfois de faire comme si j’étais Van Gogh, ce qui suppose d’exprimer beaucoup d’intentions par la caméra. » Les focales les plus utilisées sont le 20mm et le 25mm de la série Kowa, et jamais une focale plus longue que le 32mm n’a été montée sur la caméra : une volonté de Julian Schnabel qui cherchait à « faire entrer le paysage dans la caméra », à capter le plus d’éléments possibles dans un décor en un seul plan. Avec un objectif grand-angle, en particulier avec les objectifs Kowa qui sont des objectifs anciens, une distorsion s’opère lorsque les visages sont très proches de la caméra. Parfois, la respiration des comédiens crée même de la buée sur l’objectif. Delhomme explique avoir cherché à filmer les visages comme des paysages. Mais la proximité avec l’acteur et ses émotions est si puissante que les défauts de l’optique ne m’ont pas dérangée.

Page 47 sur 129 Interrogé sur son choix de tourner caméra à la main plutôt que caméra sur l’épaule, le directeur de la photographie explique avoir eu une incomparable sensation de liberté grâce cette nouvelle manière de cadrer : « Lorsque vous utilisez la caméra sur votre épaule, à travers l'oculaire, vous ne voyez que ce que la caméra voit. Parfois, quelqu'un vous dit qu'il y a quelque chose à droite, mais vous ne pouvez pas le voir. Sur ce tournage, je pouvais voir mon cadre et le monde qui l’entoure, même derrière moi. Je pouvais concevoir des plans. Je pouvais m’approcher très près de Willem sans me mettre sur son chemin car je pouvais sentir la distance qui nous séparait à travers ma vision périphérique. Nous avons essayé de créer de très longues prises pour pouvoir montrer le monde autour de Willem. » L'idée était donc de peu découper les séquences, de faire en sorte que la scène se présente en une seule fois, en un seul coup de pinceau.

• LA FRAGILITÉ DE LA VIE

De nombreux plans de déambulation de Vincent pour peindre dans les paysages de champs en Provence, ne sont pas dans le scénario original, ils ont été improvisés

au tournage. « Quand Julian s'est rendu compte que je pouvais filmer seul, il m’a envoyé filmer des champs de blé. Il m’a dit : je voudrais que tu partes seul photographier les champs et que tu exprimes ce que tu ressens. Demande aux costumières de te donner des pantalons et des chaussures de Van Gogh, et tu filmes

tes jambes et tes pieds qui marchent. »14

Illustration 23 : Un des nombreux plans subjectifs du film : ici ce sont ses jambes que Benoît Delhomme cadre.

14 EAGAN Daniel, At Eternity’s Gate: Portrait of An Artist, ASC Magazine, 17 décembre 2018. Page 48 sur 129 Cette démarche surprenante de la part d’un réalisateur témoigne encore une fois de la grande complicité entre les deux hommes. Les scènes de déambulations, qui occupent quasiment tout le premier tiers du film, témoignent de la difficulté de la vie de Van Gogh à Arles : il doit marcher, il doit porter son équipement, son chevalet et sa peinture, il doit se rendre à l’endroit qu’il souhaite peindre. C’est sans doute pour cette raison que les cadrages du film sont si heurtés : parce que la marche de Vincent est très physique. D’ailleurs, le cadre se stabilise toujours légèrement lorsque le peintre s’immobilise, installe son chevalet face à un paysage et peint. De même, lorsque Vincent se confie à son frère Théo à l’hôpital, ou converse avec le prêtre à l’asile, les mouvements de la caméra sont plus doux. Au contraire, lors de ses crises de folie, le cadrage est si chaotique qu’il devient même difficile pour le spectateur de regarder l’image. Le cadre évolue donc selon l’état d’esprit de Vincent. Cette intimité entre le cadreur et le personnage instaure un rapport très particulier avec le spectateur très impliqué dans le film : il s’enthousiasme des moments d’euphorie créatrice de Vincent, il partage sa vexation en découvrant que la femme à qui il n’a jamais osé demander de poser pour lui, s’offre en modèle à un autre, il souffre avec lui du rejet de sa communauté d’artistes… La caméra ne quitte jamais le personnage et le spectateur ne sait que ce que Vincent sait, ce qui provoque une immédiate et très forte identification. Les expérimentations sur le cadre sont très nombreuses et parfois surprenantes : lors de la séquence d’arrivée à Arles, Vincent ôte ses chaussures, et la caméra passe brutalement en mode portrait (voir la capture d’écran ci-dessous) pour exprimer par l’image la désorientation du personnage.

Illustration 24 : un cadrage en plan portrait très surprenant.

Page 49 sur 129 Un tel changement de format permet-il de rapprocher la démarche du cadreur de la démarche du peintre, toujours à la recherche du bon format, du bon angle ? Il pourrait aussi chercher à attirer l’attention du spectateur sur la composition de l’image, en bouleversant les règles de représentation classique. Au bout de quelques jours de tournage, Benoît Delhomme, un peu inquiet, demande à son réalisateur s’il trouve que ses mouvements de caméra sont trop chaotiques. Ce à quoi Schnabel répond « Benoît, la vie est très chaotique. Ta caméra ne sera jamais trop chaotique. » À plusieurs moments du film, la fatigue de l’opérateur se ressent. Les prises sont longues, mais Schnabel ne coupe pas « le tremblement de Benoît, c’est Vincent qui tremble dans sa tête ». Et le réalisateur refuse d’utiliser l’outil de stabilisation en post-production malgré les hésitations de son directeur de la photographie. « Sur les tournages, il y a toujours quelqu’un pour vous dire : « Pour respecter la continuité, vous ne pouvez pas éclairer comme ça, vous ne pouvez pas cadrer dans cet axe, vous ne pouvez pas rendre l’image toute jaune » et ils veulent montrer comment ils contrôlent la technique. Ils perdent tellement d'âme en faisant cela. Tout est si propre et verni. Les gens font des films Photoshop maintenant, car ils peuvent tout réparer. Je fais un film sur Van Gogh, je ne peux pas faire ça. »15

I. 2. LA PUISSANCE ÉMOTIONNELLE DES DÉFAUTS

• LA SÉQUENCE DE LA SÉPARATION

La séquence que je souhaite analyser commence après une séance de peinture au cours de laquelle la voix-off de Paul Gauguin vient hanter Vincent : « vos toiles semblent recouvertes d’argile, vous faites de la sculpture plus que de la peinture ». Cette critique a une résonance toute particulière dans l’esprit de Vincent : une coupe au montage permet de passer l’image en noir et blanc et d’interrompre le chant des cigales. Vincent peint désormais en silence dans un champ d’oliviers sans couleur,

15 DELHOMME Benoît, The cinematography of At Eternity's Gate, Cooke Optics TV, 10 janvier 2019. Page 50 sur 129 et le plan passant lentement de son pinceau sur la toile à son visage concentré rend la texture de sa peinture très présente.

Illustration 25 : Photogramme du seul plan du film en noir et blanc.

Après ces quelques instants de silence, l’image se colorise de nouveau, le chant des cigales réapparaît, et la séquence se termine. Nous retrouvons ensuite les deux personnages, Vincent et Paul Gauguin, en pleine discussion sur leurs conceptions respectives de la peinture, à l’intérieur d’une église : c’est le début de la séquence qui m’intéresse.

Le plan séquence étudié commence à 50’41’’, soit quasiment au milieu du film, par un plan large des deux collègues, marchant chacun dans une direction opposée à l’intérieur d’une église. Sans connaître la raison de leur présence dans l’église, ni le sujet de leur conversation, il est tout de suite évident par l’image et le ton du dialogue que leurs opinions divergent. La caméra se promène de l’un à l’autre comme si elle était un troisième personnage de la scène. Elle traverse la pièce à la recherche de Vincent qui a disparu derrière une colonne en pierre, puis le croise (Vincent fait le tour de la colonne en avançant vers la caméra, mais il la dépasse et elle continue jusqu’à retrouver Gauguin de dos de l’autre côté). Quelques secondes plus tard, alors que Vincent lève le regard, la caméra panote brutalement pour nous montrer l’objet de son regard - un mur au dessus d’un autel - avant de revenir sur

lui. Dans une interview donnée à Deadline16 , Benoît Delhomme explique que Julian Schnabel lui parlait pendant les prises : « Parfois, je commençais à

16 GROBAR Matt, Finding Beauty in Imperfection, Deadline, 12 décembre 2018. Page 51 sur 129 improviser, et Julian me disait « Benoît, regarde cet arbre magnifique sur ta gauche ! » Ensuite je revenais sur Willem Dafoe, et il criait « Regarde le ciel !! » Nous étions très connectés pendant les prises. » On se demande alors si ce regard de la caméra correspond à celui du personnage qui vit l’action, ou celui du directeur de la photographie qui cadre, ou bien encore celui du réalisateur qui dirige. Cette ambiguïté sur le point de vue utilisé est présente tout au long du film. Lorsque Paul Gauguin déclare « Je ne peux plus rester, Vincent », la caméra s’immobilise, très proche du visage de Vincent déconcerté. Dans ce plan séquence, le cadrage semble être la vitrine des émotions intérieures de Vincent. Après quelques instants d’immobilité, la caméra entame une avancée furieuse vers Gauguin, debout de l’autre côté de la pièce. Les deux hommes désormais face à face, échangent quelques mots, Gauguin se justifie, Vincent ne comprend pas, il s’élance vers la porte de sortie, et la caméra le suit dans sa course folle vers le cimetière. La rupture entre l’ambiance intérieure de l’église et le cimetière à l’extérieur est très brutale : le changement de lieu et de lumière survient au milieu d’un plan séquence. La luminosité (même si l’extérieur est assez sombre car le soir tombe) et la température de couleur ne sont plus les mêmes : l’extérieur paraît donc très bleu, alors que l’église nous paraissait très jaune (on retrouve encore une fois les deux teintes favorites de Van Gogh).

Page 52 sur 129 Illustration 26 : le plan séquence commence dans l’église jaune et se termine dans le cimetière bleu.

Ci-dessus est présentée une succession de quatre photogrammes permettant de comprendre l’enchaînement des plans. Les deux premières images sont issues du même plan séquence de deux minutes. Puis, une fois Paul Gauguin positionné face à Vincent, le plan séquence est coupé pour nous faire voir au travers des yeux de Vincent : la troisième image est donc un plan subjectif sur Gauguin qui regarde dans l’objectif. La dernière coupe de la séquence survient après le départ de Gauguin : Vincent reste seul, désespéré, il regarde le ciel, supplie son ami de revenir, sans succès… la proximité soudaine du cadrage en courte focale rend alors son émotion très prenante. La séquence est donc découpée en trois longs plans : le premier très saccadé avec de nombreuses variations d’échelle de plan, les deux suivants plus calmes et plus proches des personnages. À propos de la préparation de cette séquence, Benoît Delhomme raconte « Il fallait beaucoup courir, et je ne pensais pas en être capable physiquement. J’ai donc fait venir un cadreur Steadicam, le meilleur de France. Au bout de deux prises, Julian lui a dit : « Tu es trop conventionnel, tu ne peux pas faire mon film » et j’ai finalement cadré les plans en courant ». Lorsque Vincent se retrouve seul avant que Gauguin ne le rejoigne dans le cimetière, les arguments qu’il répétait dans l’église se superposent en voix-off : « J’ai

Page 53 sur 129 passé ma vie entière isolé dans une pièce », « Plus vite je peins, mieux je me sens ». Et lorsque Gauguin l’abandonne, c’est la voix de ce dernier qui vient hanter Vincent : « Nous ne pouvons pas vivre côte à côte, nos tempéraments sont incompatibles, il faut vous rendre à l’évidence » déclare la voix-off de Gauguin avant d’enchaîner : « ma réputation est établie, je ne peux plus vivre dans une petite ville ». Ces répliques et les sanglots de Vincent se superposent, accentuant la sensation d’une caméra épousant son point de vue. Dans le dernier plan, le même procédé de caméra subjective que dans l’église est utilisé : alors que Vincent lève les yeux vers le ciel, la caméra panote très brutalement vers le haut pour filmer la cime des arbres, avant de redescendre sur son visage mortifié. Par le son et par l’image, cette séquence est travaillée de manière très subjective afin d’exprimer le désarroi de Vincent face au départ de son seul ami, elle se termine par un noir au cours duquel la voix-off de Vincent explique qu’il s’est coupé l’oreille (le film est chapitré par plusieurs noirs correspondant à des étapes de transition importantes dans la vie du peintre). Mais dans le plan suivant, le spectateur découvre que Vincent parlait en réalité à un docteur. Cette nouvelle séquence est filmée en champ-contrechamp entre deux très gros plans subjectifs qui s’alternent, un sur Vincent et un sur le docteur : la stabilité soudaine de la caméra est très inquiétante car elle contraste avec l’esthétique mise en place depuis le début du film.

• LES DÉFAUTS OPTIQUES

« Julian a eu une idée très importante avant le tournage » raconte Benoît Delhomme dans un entretien à propos de son travail dans le film17 . « Il m'a dit un jour : « Benoît, je viens d'acheter une paire de lunettes de soleil, et quand je les porte, je vois le monde d'une manière très intéressante. Je vais vous envoyer ces lunettes, et j'aimerais que vous fassiez un test avec les lunettes devant la caméra. Voyez ce que ça fait. J'ai l'impression que ça pourrait être quelque chose pour nous. » J'ai reçu les lunettes de soleil quelques jours plus tard. J'ai réalisé qu'elles

17 BUDER Emily, How 'Beautiful Camera Mistakes' Brought van Gogh to the Screen, No Film School, 14 novembre 2018. Page 54 sur 129 avaient une sorte de teinte brune, et un effet bifocal. Mais les lunettes étaient trop petites pour être placées devant la caméra. » Le directeur de la photographie s’est donc mis à la recherche de demi-bonnettes permettant de reproduire l’effet de flou sur une moitié d’image, et d’un filtre monochromatique jaune. Ci-dessous une image de l’effet produit par la superposition du filtre jaune et de la demi-bonnette lors d’une séquence de promenade à l’asile. Le même procédé a été mis en place lors de la scène du cimetière (mais sans filtre jaune) pour le plan subjectif de Vincent sur Paul Gauguin. La moitié inférieure du cadre (floue) est comme trouble et donne l’impression d’un regard embué, au bord des larmes, ce qui instaure une grande proximité entre spectateur et personnage. Benoît Delhomme explique avoir déplacé à la main la demi-bonnette pendant le plan, en fonction de l’émotion des comédiens.

Illustration 27 : l’effet cumulé de la demi-bonnette et du filtre jaune.

En parallèle de ces « aberrations » répondant à une volonté artistique du réalisateur, les défauts des objectifs ont également été exploités. La série Kowa est en effet très sujette au flare, qui se présente sous forme de cercles lumineux rouges car elle ne bénéficie pas du traitement anti-reflets.

Illustration 28 : Un plan exploitant de manière assez spectaculaire la tendance au flare des objectifs.

Page 55 sur 129 « Quand Van Gogh peint des points lumineux, ils sont souvent entourés de cercles. D’une certaine façon, j’accueillais ces erreurs avec joie parce qu’elles faisaient un peu partie du processus créatif de Van Gogh. » explique Benoît Delhomme. « Je pense avoir réussi, pour la première fois de ma vie, à travailler en tant que peintre. Je me foutais de la beauté. Je me foutais de savoir si le cadre était parfait. Je me souciais de l'âme du plan, et de l'âme de Van Gogh ». Le directeur de la photographie raconte ensuite avoir un jour perdu l’image sur son moniteur au cours d’une prise, et avoir été encouragé à continuer à l’aveugle par Julian Schnabel. « Je pense que seul un peintre peut penser comme ça. Si vous êtes réalisateur, vous pensez que vous devez tout contrôler car vous devez construire une histoire. Pour Julian, c’est différent. Il considère que le meilleur des arts, c’est quand on ne contrôle rien ». Plusieurs brusques changements de luminosité surviennent dans le film à cause d’ouvertures ou de fermetures du diaphragme en cours de plan : la caméra filmant dans tous les axes, il était parfois impossible de rééclairer pour, par exemple, réduire un écart de luminosité entre deux pièces, Benoît Delhomme devait alors ajuster son diaphragme à la main en filmant. L’image de ce film présente donc un éventail de « défauts » : ouverture d’iris, flare, déformations en courte focale, buée sur l’objectif, jeux avec le flou, secousses, non correction de la balance des blancs… Bien souvent, je regrette l’emploi de plus en plus systématique et parfois injustifié de ces imperfections techniques qui uniformisent les films actuels. Je n’ai jamais vu une caméra aussi heurtée que dans At Eternity’s Gate et pourtant, je n’ai jamais trouvé qu’un cadre exprimait autant d’émotions. J’ai rarement vu un film présentant autant de déformations et d’aberrations optiques, et pourtant je n’ai jamais trouvé une image aussi débordante de sincérité. Un critique a écrit: « C'est un film brut et non verni » ce à quoi Benoît Delhomme réagit : « Je suis tellement heureux de cette phrase. J'aime le fait que j'ai fait un film sur la peinture qui n'a jamais été verni. Il y a une phrase que Van Gogh a écrite dans une lettre à son frère. Il a écrit: « Je veux que mon travail soit très observateur - très intelligent - mais je veux que les gens pensent que mon travail est naïf, en quelque sorte. Je veux cacher ma technique si bien que mes images peuvent

Page 56 sur 129 paraître naïves, mais en fait, il y a beaucoup d'intelligence derrière cela ». Le fait que le film raconte l’histoire d’un peintre et de la folie créatrice qui le guidait, donne selon moi énormément de sens à l’utilisation des défauts de l’image.

II. L’OBJECTIVITÉ IMPOSSIBLE

Après le récit de l’expérience de Benoit Delhomme et de son utilisation si subjective de la caméra sur le tournage de At Eternity’s Gate, je me questionne sur les différentes manières de tourner en caméra portée, et de communiquer une émotion. À propos du cadrage à l’épaule, Godard disait : « C’est quand même invraisemblable que pendant soixante ans la caméra ait été sur pied et que la seule idée qu’on ait eue, ça a été de la mettre sur l’épaule. C’est une idée qui était valable pour un film, mais ça a été tellement recopié après. Moi qui suis le premier à avoir mis la caméra à l’épaule, aujourd’hui ça m’horrifie de voir tous ces crétins de la télévision qui mettent leur caméra sur l’épaule. Ce qui fait qu’on ne sait plus faire un cadrage, parce qu’on ne cadre pas à partir de l’épaule. On cadre à partir de la main, de l’estomac, de l’oeil, mais à partir de l’épaule, il n’y a plus de cadre. Les trois quarts

des opérateurs professionnels regardent avec l’épaule et le pied. »18 Aujourd’hui, tourner en caméra portée est devenu quasi systématique lorsque le réalisateur a la volonté d’être au plus proche du ressenti d’un personnage comme si ce type de cadrage était nécessairement celui qui permettait le mieux d’exprimer les émotions. Les différentes manières de cadrer sont révélatrices de la sensibilité du cadreur et devraient avoir un impact sur le spectateur.

II. 1. L’OPÉRATEUR ET SES ÉMOTIONS

• LES PRÉFÉRENCES DE CADRAGE

18 VILLAIN Dominique, Le cadrage au cinéma, L’oeil à la caméra, Paris, Cahiers du Cinéma, Collection Essais, 2001, page 34. Page 57 sur 129 Dans son ouvrage L’oeil à la Caméra19, la monteuse et chercheuse Dominique Villain écrit : « Les hommes et les animaux ont des yeux pour voir. Que font-ils lorsqu’ils regardent quelque chose ? Instinctivement, sans le savoir, ils font un cadrage, c’est à dire qu’ils délimitent un champ par un angle de prise de vue, mais ils ne s’en rendent pas compte, puisque les yeux - et la tête - sont mobiles, et que leurs cadrages changent. » Au cinéma, c’est au cadreur, sous l’influence du réalisateur, que revient la décision de ce qui apparaîtra à l’écran. Pendant le festival de Cannes de 1983 a été diffusé à la télévision un portrait du photographe Raymond Depardon par l’ethnographe Jean Rouch20 . Rouch, caméra Aäton sur l’épaule, suit Depardon sur les pelouses du Louvre, et lui propose de filmer une statue. Depardon met la caméra sur son épaule, filme en gros plans les pieds de la statue puis remonte lentement le long de ses jambes, sa main, sa poitrine, pour terminer en gros plan sur son visage. Rouch prend ensuite la caméra dans ses deux mains et cadre la même statue en plan plus large à contre-jour.

Illustration 29 : Les deux plans de fin : celui de Raymond Depardon à gauche et celui de Jean Rouch à droite.

La différence entre les deux plans est frappante (ce n’est pas le même angle ni le même déplacement : Depardon glisse latéralement le long du corps alors que Rouch fait le tour de la statue pour ensuite s’en éloigner) et témoigne d’une différence de

19 VILLAIN Dominique, Le cadrage au cinéma, L’oeil à la caméra, Paris, Cahiers du Cinéma, Collection Essais, 2001, page 17.

20 ROUCH Jean, Raymond Depardon, Faits Divers, 19 avril 1983. Page 58 sur 129 sensibilité artistique entre les deux cinéastes. Ils n’ont pas non plus la même manière de filmer, puisque le premier tenait la caméra sur l’épaule et le deuxième dans ses mains. Et sans aucun doute, n’importe quel autre opérateur filmerait un troisième plan encore une fois totalement différent, et cela à l’infini ! Cette courte séquence documentaire prouve bien l’existence d’une identité artistique propre à chaque cadreur, qui s’exprime évidemment plus ou moins selon le réalisateur et selon le sujet du film. Raymond Depardon déclare ensuite, interrogé par Jean Rouch sur sa démarche de cadrage : « Je me suis fait le plus petit possible. Je n’ai pas essayé de me faire oublier parce que je crois que ça n’existe pas. Et je ne tiens pas à disparaître. Mais il y a des moments où j’ai l’impression que ce n’est pas nécessaire que la caméra soit trop participante. Je ne crois pas qu’il faille systématiquement marquer la présence de la caméra. Parfois, c’est mieux qu’elle soit observante… avec toute la relativité que cela peut avoir : une caméra objective, je sais bien que ça n’existe pas ». La caméra portée est évidemment plus « participante » qu’une caméra sur pied puisque son déplacement se remarque. Plusieurs opérateurs dénoncent, comme Jean-Luc Godard, une « crise du cadre » : ils pointent du doigt la légèreté du matériel technique actuel, les nouvelles caméras numériques qui ne pèsent que quelques kilos (2,3kg pour l’Alexa Mini, 3kg pour la Red Helium…) et qui offrent selon eux de trop nombreuses possibilités au tournage. Ces directeurs de la photographie sont partisans de caméras plus lourdes, plus complexes et « stimulantes » à opérer, écrivait Dominique Villain en 2001. Pendant mon stage sur le tournage du long-métrage Les Éblouis réalisé par Sarah Suco en 2018, le directeur de la photographie Yves Angelo m’expliquait qu’il aimait cadrer avec les frictions de la tête fluide très serrées, pour que la caméra lui résiste, et j’étais très étonnée. Pour l’instant, quand je cadre au pied, je préfère souvent garder les frictions au minimum, pour être très réactive, sur le qui-vive vis à vis de l’action qui se déroule devant la caméra. Chaque opérateur aurait donc sa préférence, certains apprécient même de cadrer à la tête manivelle, ce qui reste jusqu’à aujourd’hui un grand mystère pour moi ! Car mon appréciation de la tête à manivelle est tout à fait négative : mon corps se trouve désolidarisé de la caméra et je ne maîtrise pas assez

Page 59 sur 129 bien la technique pour réussir à effectuer correctement un mouvement sans être déconnectée de l’action. J’ai demandé au directeur de la photographie Thomas Hardmeier ce que lui préférait : il m’a dit que le cadrage sans intermédiaire technique lui permettait d’effectuer des mouvements plus directs et plus francs, mais que c’est la maîtrise parfaite de l’outil qui permet de s’en libérer et d’accéder à l’émotion de l’acteur. Dans son ouvrage Les outils de l’image, du cinématographe au caméscope, Patrick J. Brunet21 explique à propos du cadrage avec la caméra sur pied : « Deux types de rapports existent entre l’opérateur et le cadre. L’un est régi par les caméras à manivelle de type Mitchell, l’autre par les caméras équipées de têtes hydrauliques ou gyroscopiques commandées par un manche. Pour les têtes à manivelle, le cadreur n’a pas l’oeil collé à la caméra (il peut cadrer à la loupe longue ou au moniteur, mais dans les deux cas le corps du cadreur est plus éloigné du corps de la caméra qu’avec une tête fluide), il a un certain recul par rapport à la mise en scène ; en ce qui concerne les têtes à manche, le cadreur est rivé au viseur, faisant corps en quelque sorte avec l’action en cours. Dans les deux cas, une fois la technique maîtrisée, le rôle du cadreur, selon , est de briser cette logique mathématique pour aller dans le sens de ce qui est raconté par le film : les personnages, les situations, le décor… ». Bien évidemment, chaque opérateur a une manière de cadrer et d’exprimer ses émotions au travers de la caméra qui lui est propre. Et quelque soit le positionnement de la caméra, l’angle de prise vue et le mouvement choisis, qu’ils soient conscients ou inconscients, libres ou imposés (configuration d’un décor, taille du cadreur…) ces choix sont toujours signifiants.

• LA SIGNATURE DE L’AUTEUR

Le responsable des émotions qui s’expriment au travers d’une caméra, est-ce l’acteur qui joue devant la caméra, est-ce le directeur de la photographie qui cadre (même s’il est soumis aux décisions du réalisateur), ou bien alors est-ce le réalisateur

21 BRUNET Patrick J., Les outils de l’image, du cinématographe au caméscope, La technique créatrice de sens, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1992, page 71. Page 60 sur 129 ? Et pourquoi pas le producteur ? Dans les films produits par les grands studios hollywoodiens, le dernier mot sur le montage, sur le choix d’une affiche, revient souvent au producteur… alors comment savoir qui est le véritable auteur de l’image d’un film ? Le cadre de cinéma cristallise une multitude d’éléments, une multitude de visions. Le cadreur a évidemment une grande responsabilité puisque c’est à travers lui que la caméra respire (cette responsabilité est donc plus grande dans le cas d’une caméra portée) mais de nombreuses autres influences et individualités s’expriment au travers de l’image d’un film. Si un plan est soumis à autant de conditions, il semble difficile à reproduire. Dans L’oeil à la caméra, le directeur de la photographie Jean Badal revient sur une expérience de tournage en studio : certains plans impressionnés sur pellicule avaient été rayés par le laboratoire et devaient être retournés, mais « la pure répétition, la volonté de retrouver les places, l’automatisme des cadres, avaient privé le film de toute vie ». Jean Cocteau, dans son journal de tournage de La Belle et la Bête, déclare trembler « d’une catastrophe possible » qui l’obligerait à « refaire ce qui ne peut pas se refaire ». Ces expériences tendent à confirmer qu’il existe un mystère dans la création cinématographique, une importance d’être dans l’instant car les conditions d’existence d’un plan, l’énergie du tournage à un instant précis, ne peuvent pas être reproduites. Pour Philippe Rousselot22 « L’image est recherche d’affects, et pour qu’il y ait affect, il faut qu’elle soit le point nodal de tous les éléments du film, la place publique où chacun raconte son histoire, tout cela en un réseau si complexe que toute présence d’un « auteur » s’y évanouit, s’y noie, et n’y est plus qu’un élément parmi tant d’autres. » Certains directeurs de la photographie regrettent, dans l’arrivée du numérique, la présence des écrans sur les plateaux qui rendent l’expérience du cadreur moins privilégiée parce qu’il n’est plus le seul à recevoir les images. Ces écrans éloignent aussi le réalisateur de ses comédiens, et le directeur de la photographie de la scène lorsqu’il ne cadre pas. Mais même lorqu’il cadre, le directeur de la photographie est loin d’être le seul décisionnaire quant aux partis pris artistiques qui concernent l’image, il n’est évidemment pas le seul à imposer sa

22 ROUSSELOT Philippe, La Sagesse du chef opérateur, Paris, J.C. Béhar, 2013, page 95. Page 61 sur 129 vision. Pour Jacques Loiseleux23 , « tout passe par le cadre : le jeu des acteurs, le fric de la banque, les contrats des acteurs, le scénario, le regard de l’auteur, ses dialogues, les lumières, les décors, les effets spéciaux, les accessoires, etc. Il y a quelque chose d’un peu magique dans cette convergence de toutes les énergies qui passent dans l’oeil d’un mec ». En revanche, il est évident qu’en tant que premier spectateur de l’image d’un film, en tant que participant actif de la scène, un cadreur transmet toujours, même involontairement, sa sensibilité au travers de la caméra. Il serait intéressant de savoir si des opérateurs ayant vécu la même chose ressentent des émotions similaires, et donc s’ils sont susceptibles de réagir de la même manière face à une action donnée.

II. 2. LA RÉCEPTION D’UN FILM

• THE FEMALE GAZE

Le Female Gaze est une réponse au terme de Male Gaze apparu en 1975, qui faisait référence à la manière dont sont représentés les personnages féminins dans une industrie largement dominée par les hommes. Ces dernières sont tellement souvent traitées comme de simples objets. Dans un article pour Konbini, la journaliste Delphine Rivet décrit le plan bien célèbre de cette femme « filmée des pieds à la tête, où la caméra impudique devient une extension du regard lubrique du téléspectateur masculin hétérosexuel, remontant le long des cuisses, s’attardant sur les hanches, s’invitant dans le décolleté. » Le Female Gaze, loin de prendre le contrepied et d’objectiser à son tour le corps des hommes, est un regard féministe bien plus respectueux, qui se veut libérateur et inclusif. En juillet et août 2018, la Film Society du Lincoln Center de New-York a proposé une rétrospective intitulée « The Female Gaze », lançant l’usage de ce terme. Trente-six films y étaient projetés, tous réalisés ou filmés par des femmes. « Peu de métiers sur un plateau de tournage

23 PETAT Jacques, LOISELEUX Jacques, Le cadre au cinéma, Langage et techniques, Paris, CNC Collection Magieimge, 1991, page 64. Page 62 sur 129 sont aussi fermés aux femmes que celui de directeur de la photographie », écrit la Film Society. « La persistance du terme « cameraman » en dit long » (et je dois bien me rendre à l’évidence que j’utilise moi-même les termes de directeur de la photographie, de cadreur, d’opérateur, sans prendre la peine, pourtant nécessaire, de les mettre au féminin quand il le faudrait…!). Parmi les films projetés au Lincoln Center se trouvaient : Tomboy réalisé par Céline Sciamma et filmé par Crystel Fournier, Eternal Sunshine of the Spotless Mind réalisé par Michel Gondry et photographié par Ellen Kuras, The Miseducation of Cameron Post réalisé par Desiree Akhavan et photographié par Ashley Connor. Cette dernière explique : « Le Male Gaze cherche à dévorer et à contrôler, alors que le Female Gaze est davantage un état d'esprit, où l'approche du sujet et de la matière est plus émotionnelle et respectueuse… J'essaie toujours d’approcher un tournage avec une sensibilité particulière, une ouverture à l’expérimentation et un penchant pour l’échec. Je veux que l'image prenne vie et je pense que la perfection est ennuyeuse ». Peut-on déceler des spécificités dans un cadrage choisi par une femme ? Par exemple, une femme filme-t-elle les scènes d’amour d’une manière particulière ? La sensibilité féminine est-elle tout autre que la sensibilité masculine ? Et si oui, peut- on pour autant dire qu’elle est similaire à celle des autres femmes ? Je suis persuadée que les traces d’une expérience personnelle peuvent se ressentir dans un cadrage, en particulier lorsque l’opérateur ou l’opératrice filme à l’épaule. Peut-être alors que dans une certaine mesure, il existe une spécificité de l’image dans les films cadrés et éclairés par des femmes. Dans le travail de chaque chef opératrice, comme évidemment dans celui de chaque chef opérateur, se ressent la sensibilité et l’influence de son histoire personnelle. L’expérience des femmes étant différente de celle des hommes, leur façon de filmer pourrait donc être différente…? La directrice de la photographie Agnès Godard déclare, dans une interview pour Vulture24 « J’aimerais plutôt considérer la vaste gamme de variations et de nuances de la cinématographie comme la richesse de la sensibilité, de la subjectivité de l’être humain - pas nécessairement divisée en deux mondes : l’homme et la femme.

24 TELFER Tori, How Do We Define the Female Gaze in 2018, Vulture, 2 août 2018. Page 63 sur 129 Pourquoi devrait-il y avoir deux langues différentes ? » Pour Natasha Braier25 , « Chaque personne - chaque artiste - a un regard qui lui est propre, résultat de ce qu’il est, de ce qu’il a vécu, de son expérience de la vie, de tout ce qu’il a fait jusqu’à ce que la caméra tourne. » Le directeur de la photographie peut ensuite, selon la volonté du réalisateur, plus ou moins exprimer sa propre identité au travers des images. Natasha Braier tourne par exemple The Neon Demon pour Nicolas Winding Refn en 2016 : un film sur l’univers de la mode au regard volontairement fortement masculin. Le philosophe et critique de cinéma François Niney écrit « le filmeur est une instance, et non une personne, et comprend l’ensemble des agents et intentions ayant contribué à la scénarisation, au découpage, au tournage, au montage et au mixage du film projeté, y inclus la place attribuée au spectateur dans l’échange des points de vue »26 .

• LA SUBJECTIVITÉ DU SPECTATEUR DE CINÉMA

Le spectateur de cinéma a un rôle dans la création cinématographique. Un film est généralement écrit, tourné, monté en fonction d’un public. La production cible une certaine génération, une certaine catégorie sociale (les films d’espionnage, par exemple, s’adressent principalement aux hommes blancs hétérosexuels, le soap opera américain aux femmes au foyer…). Des films français rencontrent parfois un succès inattendu à l’étranger, et réciproquement. « Les films ne naissent pas libres et égaux » écrit Frédéric Sojcher27 en posant l’hypothèse que la rencontre entre un film et son public dépend d’éléments culturels et économiques. Et même dans un unique contexte de réception (en admettant qu’il puisse exister) les avis d’un spectateur à l’autre divergent pourtant. Il m’est souvent arrivé, en assistant à la projection d’un film avec des amis, de ressortir de la salle avec une sensation radicalement différente de la leur. Les tremblements d’un cadrage à l’épaule peuvent faire hurler certains

25 EAGAN Daniel, Natasha Braier and the Female Gaze, ASC Magazine, 10 août 2018.

26 NINEY François, Le subjectif de l’objectif, Paris, Klincksieck, 2015, page 39.

27 SOJCHER Frédéric (sous la direction de Dominique Chateau), La direction des spectateurs, Création et réception au cinéma, Paris, Les Impressions Nouvelles, Collection Caméras Subjectives, 2015, page 80. Page 64 sur 129 spectateurs quand ils en émerveillent d’autres… François Niney écrit : « Évidemment, à la différence de mon imagination personnelle, celle que provoque la lecture d’un roman par exemple, l’imagination construite par le film est objectivisée, collectivisée, sur un écran public, et tout le public a forcément vu le même film, c’est à dire reçu les mêmes images, couleurs et sons selon la même durée. En disant cela nous sentons cependant monter l’objection : Jean Renoir ne disait-il pas que c’était raté si, à la sortie de la salle, tout le monde avait vu le même film ? Et nous comprenons fort bien cette contradiction apparente qui n’en est plus une lorsqu’on l’explicite : certes nous avons tous assisté à la même projection de la même copie mais chacun a pu voir (ressentir, imaginer, comprendre) le film à sa façon et donc ne pas voir le même film, ou plutôt ne pas voir les mêmes choses dans le film. »28 . Comment juger de la justesse d’une émotion exprimée par un cadre si sa réception est si subjective ? Le directeur de la photographie Yves Angelo AFC tourne entièrement à l’épaule le film Inguélézi, réalisé par François Dupeyron en 2003, et ses cadrages sont reçus très différemment selon les spectateurs. François Bégaudeau, des Cahiers du Cinéma (mai 2004) écrit : « Tourné en DV, sorti sans promo et dans une poignée de salles, le film de François Dupeyron est marginal voire clandestin. C'est à la fois ce qui fait sa force et sa faiblesse. » J’ai pour ma part trouvé les saccades de la caméra très dérangeantes, même si je comprends leur utilisation vis à vis de l’action : la prise en charge improvisée d’un migrant par une femme qui vient de perdre son mari, donc la rencontre entre deux personnages très perturbés. Yves Angelo raconte qu’il ne savait jamais à l’avance quelle allait être l’action d’une scène, il découvrait les placements des comédiens en filmant, ce qui suppose d’être très réactif au tournage pour réussir à respirer avec les personnages. Et si la prise devait être refaite, sa position de départ changeait, pour que sa dynamique de cadrage ne soit jamais la même. Dans ce film, la caméra est un troisième personnage de la scène puisque ses déplacements sont improvisés par le cadreur : c’est sa manière d’appréhender l’action, son point de vue qui est transmis au spectateur.

28 NINEY François, Le subjectif de l’objectif, Paris, Klincksieck, 2015, page 22. Page 65 sur 129 La notion de subjectivité du filmeur pose un problème de communicabilité. D’après le philosophe Dominique Chateau : « Si la subjectivité niche dans le point de vue, c’est à dire la position dans laquelle on se place pour regarder quelque chose, elle est communicable d’un individu à l’autre. Si l’on parle du point de vue qui est relatif à la subjectivité personnelle, au contenu mental éprouvé par un individu dans son for intérieur, alors elle n’est plus communicable et condamne au solipsisme »29.

29 CHATEAU Dominique, La subjectivité au cinéma, Représentations filmiques du subjectif, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Le Spectaculaire, 2011, page 70. Page 66 sur 129 PARTIE III LA CAMÉRA COMME PARTENAIRE DE JEU

Page 67 sur 129 I. LES RÔLES DE LA CAMÉRA

La caméra peut entretenir différents rapports avec un personnage. Elle peut accompagner l’état d’esprit d’un personnage, elle peut adopter son regard ou un regard totalement extérieur, elle peut être l’objet du regard, elle peut soutenir l’émotion d’une scène, ou au contraire prendre le contrepoint de la ligne scénaristique et exprimer autre-chose… Dans un extrait du court-métrage Le Révélateur réalisé par Philippe Garrel en 1968, une course-poursuite très étrange a lieu dans un champ d’herbes hautes. Un père, une mère et leur fils se font signe pour avancer les uns après les autres, à plusieurs reprises. Le cadreur Philippe Rousselot court après les trois personnages en s’arrêtant lorsqu’ils s’arrêtent, renforçant l’immersion du spectateur dans la scène pour lui faire ressentir l’angoisse montante des personnages. Puis une nouvelle fois, le père fait signe à la mère, elle se lève, court quelques mètres, se couche dans l’herbe, fait signe au fils. Le fils se lève, court quelques mètres, se couche dans l’herbe, puis soudain se retourne et fait signe à la caméra, qui les filme de loin, des brins d’herbe en amorce. Le cadreur se lève alors, à la grande surprise du spectateur, pour parcourir les quelques mètres qui le séparent de la famille, et se couche dans l’herbe à son tour. Cette séquence m’a fait prendre conscience de l’importance du statut de la caméra et de l’effet qu’elle peut produire sur le spectateur. Dans cette partie, j’ai donc souhaité catégoriser les différents rôles de la caméra existants, et les illustrer avec quelques extraits de films.

I. 1. LE TRAITEMENT SUBJECTIF

• LES DIFFÉRENTS TYPES DE CAMÉRA SUBJECTIVE

Page 68 sur 129 Le philosophe Dominique Chateau30 déclare que « La caméra a un sérieux concurrent dans le film : le personnage ». D’après lui, c’est pour « résoudre ce problème » que le réalisateur Robert Montgomery tourne son film de 1947 La dame du lac entièrement en caméra subjective. Le lien entre la caméra et le personnage est alors limpide : la caméra est véritablement le personnage, donnant la sensation au spectateur de voir au travers des yeux de celui-ci. Ce procédé révolutionnaire est vanté dans une courte séquence promotionnelle avec les termes suivant : « En 1926, l’écran a parlé, en 1947, la caméra joue ! Une innovation révolutionnaire dans la technique cinématographique, avec Robert Montgomery et… vous ! » (« 1926, the screen talked, 1947, the camera acts ! A revolutionary innovation in film technique, mysterioulsy staring Robert Montgomery and… you ! »). Mais l’histoire, celle d’un détective enquêtant sur la disparition mystérieuse d’une femme, ne justifie pas, selon moi, l’usage d’un tel procédé et rend très vite son utilisation lassante : les seuls mouvements de caméras utilisés sont des panoramiques et des travellings très abrupts, le jeu des comédiens est mécanique… Ceci explique que la caméra subjective soit la plupart du temps utilisée de manière très ponctuelle : rares sont les réalisateurs qui étendent le procédé à tout le film. Philippe Harel réalise en 1997 La femme défendue, un film entièrement subjectif mais cette fois avec des mouvements de caméra moins mécaniques, mais toujours avec une grande fixité.

Illustration 30 : un plan subjectif sur Adrienne (Audrey Totter) dans La dame du lac et un plan subjectif sur Muriel (Isabelle Carré) dans La femme défendue.

30 CHATEAU Dominique, La subjectivité au cinéma, Représentations filmiques du subjectif, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Le Spectaculaire, 2011, page 55. Page 69 sur 129 Le film aborde une relation amoureuse entre un homme marié (Philippe Harel qui n’apparaît presque jamais à l’écran, sauf lorsqu’il croise son reflet dans un miroir) et une jeune femme de 22 ans (Isabelle Carré quasiment tout le temps présente à l’écran). Grâce à ce très fort choix de mise en scène, le spectateur partage la fascination qu’éprouve le personnage masculin pour Muriel. Il est assez courant, dans le découpage d’un film, que la caméra prenne brièvement la place d’un personnage pour nous montrer ce que le personnage est en train d’observer. Ce procédé du raccord regard est principalement utilisé à des fins explicatives : le personnage regarde un objet, qui peut être dans le champ ou hors- champ, puis un nouveau plan permet au spectateur de découvrir l’objet à son tour. Souvent, l’observateur reste présent dans le plan en amorce pour permettre au spectateur de situer l’objet dans l’espace : c’est ce que François Niney nomme la « caméra semi-subjective »31 . D’autres fois, la caméra prend véritablement la place du personnage, comme si spectateur et personnage fusionnaient le temps d’un plan substituant notre regard au sien : c’est la « caméra subjective personnage ». Ce procédé est par exemple régulièrement utilisé dans le cas d’un personnage lisant une lettre ou un livre.

Illustration 31 : Un exemple de plan subjectif personnage dans Les Heures de Stephen Daldry (2002) : Laura est en pleine lecture du roman Mrs Dalloway.

François Niney note également l’utilisation de cette caméra subjective dans le cas d’un personnage-filmeur, comme par exemple le photographe Jeffries dans Fenêtre

31 NINEY François, Le subjectif de l’objectif, Paris, Klincksieck, 2015, page 50. Page 70 sur 129 sur cour réalisé par Hitchcock en 1954 : « Le héros étant un filmeur, nous spectateurs voyons, non pas directement par ses yeux, mais à travers son objectif plus ou moins prédateur »32 . L’usage du plan subjectif est récurrent dans les films d’horreur, où la caméra peut tout aussi bien prendre la place du tueur que celle de la victime terrifiée dont le regard parcourt la pièce. La caméra n’épouse alors le point de vue de personne mais donne la sensation d’une présence voyeuriste menaçante grâce à des branches d’arbre, ou à un battant de porte en amorce. C’est ce que François Niney nomme la « caméra subjective indéterminée ». Cujo, réalisé par Lewis Teague en 1983, est un film d’horreur américain tiré d’un roman de Stephen King racontant l’histoire d’une femme et son fils prisonniers dans une voiture et victimes des attaques d’un chien enragé. Lors de la première attaque du chien, Donna et son fils ne se doutent de rien mais le spectateur, qui a déjà vu Cujo à l’oeuvre, connaît la menace et sait qu’une attaque est imminente. Pour jouer avec les attentes du spectateur, un mouvement de caméra trompeur est alors utilisé : un travelling latéral de droite à gauche nous donne ainsi l’impression d’un plan subjectif dans lequel nous serions le chien, prêt à bondir dans le dos de Donna. Mais alors que la caméra s’immobilise, le chien jaillit par la fenêtre opposée, faisant sursauter personnage et spectateur. Le procédé utilisé est simple mais très efficace.

Illustration 32 : Le début et la fin du plan de l’attaque du chien dans Cujo (1983)

Dans le cas de la caméra subjective, le spectateur est donc véritablement mis à la place d’un personnage, comme s’il voyait au travers de ses yeux. Ce personnage peut-être directement identifiable (La dame du lac) ou ne pas l’être (Cujo). Les

32 NINEY François, Le subjectif de l’objectif, Paris, Klincksieck, 2015, pages 51-55. Page 71 sur 129 réalisateurs et directeurs de la photographie peuvent jouer avec cet effet et les attentes du spectateur pour produire des sensations très variées : le malaise, l’angoisse, la surprise… Dans Vertigo en 1958, Alfred Hitchcock tentera par exemple de transmettre au spectateur la sensation de vertige, grâce à un plan subjectif du personnage de Scottie (James Stewart) présentant un « transtrav » : un mouvement combinant travelling arrière et zoom avant, et permettant de simuler un effet d’étourdissement.

• L’ADRESSE AU SPECTATEUR

Les questionnements théoriques sur la distance existant entre le personnage et le spectateur arrivent avec les films européens des années 1950 et la Nouvelle Vague, qui utilisent très régulièrement le regard caméra. Par exemple, dans la séquence d’A bout de souffle de Jean-Luc Godard (1960) dont est tirée l’image ci- dessous, le personnage de Michel Poiccard interprété par Jean-Paul Belmondo, est seul en voiture sur une route de campagne. Son regard caméra s’interprète donc très différemment des plans subjectifs de La dame du lac ou La femme défendue. Ici la caméra n’est pas un personnage, même si ses tremblements pourraient nous en faire douter, et Michel Poiccard (ou est-ce Jean-Paul Belmondo à cet instant ?) s’adresse donc directement au spectateur, s’amusant à le provoquer en brouillant les frontières de la narration classique à la manière d’un aparté au théâtre.

Illustration 33 : Jean-Paul Belmondo s’adresse au spectateur dans A bout de souffle en 1960.

Page 72 sur 129 Pour François Niney, la caméra subjective n’est pas forcément synonyme du regard d’un seul personnage : « Il convient d’élucider quelle subjectivité traduit, endosse et peut faire endosser au spectateur la caméra, suivant les circonstances. Celle d’un personnage, on l’a vu, mais ça ne s’arrête pas là. La caméra peut aussi, dans le cadre du documentaire, adresser le regard subjectif du filmeur réel au spectateur, qui aura à l’échanger avec le sien et ainsi à en juger »33 . La caméra peut également adopter un point de vue autre, difficilement assimilable au regard d’un personnage ou à celui du filmeur. Cette caméra peut être plutôt active (elle accompagne le personnage dans ses déplacements) ou passive (son mouvement est indépendant, elle est plus extérieure à l’action).

I. 2. LA CAMÉRA « OBJECTIVE » : SUIVEUSE OU SPECTATRICE

• LA CAMÉRA SUIVEUSE ACTIVE

Le procédé de caméra suiveuse est une forme de caméra active : cette dernière accompagne un personnage, elle est donc mobile, elle soutient activement le jeu des acteurs mais n’apporte pas de signification supplémentaire. Et étrangement, le spectateur ne s’interroge pas sur le point de vue auquel correspond cette caméra, contrairement aux films d’horreurs, probablement parce qu’elle est discrète, en retrait par rapport à l’action, et que les personnages ne remarquent pas sa présence. Ce procédé est utilisé de manière récurrente dans les films sociaux de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Dans Deux jours, une nuit (2014), la caméra suit la trajectoire de Sandra, interprétée par Marion Cotillard, tout au long d’un fastidieux porte à porte ayant pour but de convaincre ses anciens collègues de renoncer à une prime afin qu’elle puisse conserver son emploi. Les deux réalisateurs et leur directeur de la photographie utilisent ici le même procédé de cadrage que dans Rosetta (1999) : une

33 NINEY François, Le subjectif de l’objectif, Paris, Klincksieck, 2015, page 56. Page 73 sur 129 caméra suiveuse qui « ne quitte pas le personnage d’une semelle », mais avec un déplacement plus fluide dont les secousses se ressentent moins.

Illustration 34 : La caméra suit les deux protagonistes : Sandra dans Deux jours, une nuit (à gauche) et Rosetta dans Rosetta (à droite).

La caméra suiveuse illustrée ci-dessus ne passe pas par le point de vue d’un personnage, puisque le spectateur est bien incapable de dire au travers de quels yeux il regarde… Cependant, ce type de plan impose une focalisation particulière : le spectateur est en effet le compagnon de voyage du personnage pendant une heure trente, il découvre les évènements en même temps que lui (focalisation interne), provoquant une immersion dans l’action et généralement, sinon une identification, au moins un fort sentiment d’empathie. Ce type de plan peut par exemple être cadré caméra sur l’épaule, sur dolly, sur stabilisateur, selon l’effet souhaité : niveau de fluidité, légèreté de la configuration, réactivité du cadreur… François Niney écrit : « Même les vues dites « objectives » peuvent-être empreintes d’une tonalité particulière, cadrées d’une façon qui nous fait douter de leur neutralité et les juger esthétiquement orientées (ce qui semble inévitable dans la mesure où toute représentation, même peu stylisée, suppose un point de vue choisi : il faut bien que la caméra soit quelque part !). Et il y a toute une gamme de plans qui impliquent et modulent explicitement la subjectivité du spectateur, sans passer par la focalisation d’un protagoniste. »34

• LA CAMÉRA SPECTATRICE PASSIVE OU « AUDIENCE CAMERA »

34 NINEY François, Le subjectif de l’objectif, Paris, Klincksieck, 2015, page 52. Page 74 sur 129 L’expression « audience camera » a été forgée par le réalisateur Orson Welles pour décrire une utilisation de la caméra qu’il affectionne dans ses films « dont la fonction est de se substituer au regard du spectateur sous le contrôle du réalisateur »35 . L’audience camera nous guide à la manière d’une voix-off : celle de l’auteur s’adressant directement à chaque spectateur et l’invitant dans son univers. Elle pourrait donc être qualifiée de caméra « objective » dans le sens où elle ne correspond pas au regard d’un personnage en particulier, mais elle reste soumise à la subjectivité du réalisateur puisqu’il fait le choix de ce qu’il veut que cette caméra nous montre. La scénariste Sandra Joxe illustre ce procédé par la séquence d’opéra dans le film de Citizen Kane, réalisé par Orson Welles en 1941 : « Son audience camera a une anatomie propre. Quand on assiste à la première représentation publique de la cantatrice Susan Alexander, on ne comprend pas immédiatement pourquoi la caméra se met à monter dans les cintres. On ne le saura qu’à la fin du mouvement : elle vient chercher la réaction des machinistes, la plus sévère de toutes les critiques. Un geste leur suffit pour exprimer leur verdict, c’est le jugement de ceux qui savent par expérience. Le narrateur est venu tout simplement constater l’échec ». Cette caméra a donc une conscience propre qui dirige son mouvement indépendamment de tout déplacement de personnage, de toute empathie envers un personnage. À propos de la caméra subjective, François Niney écrit « Emportant le spectateur sur un tapis volant, elle le ravit et lui révèle des secrets à l’insu des personnages. Au vu des mouvements ostensibles d’appareil et de l’exercice affiché d’une telle vision démiurgique, on est effectivement tenté de parler de caméra subjective, mais c’est bien de la subjectivité du spectateur identifiée directement à la vision du créateur qu’il s’agit, et non à celle du personnage. D’ailleurs, l’audience camera de Citizen Kane efface sans cesse le personnage du journaliste pour mener l’enquête par dessus sa tête, et bien au delà de lui »36 . L’audience camera permet au spectateur d’accéder à des informations que les personnages ne possèdent pas, lui donnant un point de vue global sur l’action : elle est omnisciente, omnipotente, elle

35 JOXE Sandra, Citizen Kane, Orson Welles, préface de Jean Douchet, Paris, Hatier, Collection Image par Images, 1990.

36 NINEY François, Le subjectif de l’objectif, Paris, Klincksieck, 2015, page 57. Page 75 sur 129 surplombe les immeubles, traverse les murs, s’installe dans une chambre… encore une fois, le personnage ne la remarque jamais (la caméra est généralement sur pied, sur dolly, pour être la plus fluide possible et ne pas pouvoir être associée à un personnage). Dans le film OSS 117 de 2006 réalisé par Michel Hazanavicius, le classique mouvement de caméra qui s’éloigne d’un couple en train de s’embrasser est parodié de manière très amusante : la caméra, après avoir quitté le couple, parcourt la pièce en un lent panoramique latéral, pour remonter vers un miroir. Lorsque le reflet du couple sur le lit entre dans le champ, la caméra se détourne subitement en un décadrage pudique à l’effet comique.

• LE TRAVAIL DU CADRE DANS DEUX FILMS D’ALFONSO CUARÓN

J’ai découvert Roma, le dernier film d’Alfonso Cuarón, au Festival International du Film Camérimage en Pologne, en novembre 2018. Dans ce film en noir et blanc, le réalisateur s’inspire de son enfance dans le Mexico du début des années 1970, pour nous raconter l’histoire de Cléo, une des deux domestiques de la famille qui

s’occupent des quatre enfants. Pour le journaliste Jacques Mandelbaum37 , « Roma – avec son noir et blanc en scope, ses plans séquences travaillés, sa composition en profondeur de champ – est un film qu'on pourrait qualifier, avec la réserve afférente, de sur-cinématographique. [...] Lent, contemplatif, peu dialogué, le film avance par grands tableaux composés de plans séquences, par nappes mémorielles flottantes, par notations triviales de la vie domestique transcendées par la somptuosité de la forme qui les recueille. [...] Car ce n’est finalement que de cela que parle le film. De la fatalité sociale qui frappe certains êtres, de la fonction sacrificielle qui affecte leur vie, de la ténuité existentielle à quoi publiquement ils se résument alors même que le plus grand malheur les frappe dans leur chair. »

37 MANDELBAUM Jacques, Roma, le splendide récit intimiste d’une enfance mexicaine, Le Monde, 14 décembre 2018. Page 76 sur 129 J’avais déjà l’envie d’analyser l’effervescence de Children of Men, un précédent film d’Alfonso Cuarón sorti en 2006, tant le travail du cadrage à l’épaule m’avait époustouflée, mais la découverte de Roma et de son esthétique radicalement différente m’a ouverte à d’autres questionnements et donné l’envie de faire une étude comparée des deux séquences issues de ces films : les deux séquences d’accouchement.

Illustration 35 : Deux images issues des deux plans séquences d’accouchement : en haut celui de Kee dans Children of Men et en bas celui de Cléo dans Roma.

Children of Men raconte le parcours de Theo, un ancien militant vivant dans une société futuriste en déclin, chargé de conduire la dernière femme fertile de la planète jusqu’à un bateau refuge. L’action des deux films a lieu dans deux contextes radicalement différents : création du Londres de 2027 dans Children of Men, et reconstitution du Mexico des années 1970 dans Roma. Les deux films présentent également des choix de mise en scène et de cadrage diamétralement opposés : le premier est filmé en caméra épaule très secouée, permettant une très forte sensation

Page 77 sur 129 d’immersion, alors que les plans du deuxième sont extrêmement fluides (ils ont même été cadrés avec 4% de marge supplémentaires pour stabiliser encore davantage l’image en post-production) et semblent laisser l’action se dérouler de manière plus objective. Pourtant, dans les deux cas, l’émotion que je ressens est très forte. Je tente donc de comprendre pourquoi en proposant une courte analyse des deux scènes d’accouchement.

Les deux accouchements surviennent à peu près aux deux tiers de chaque film, et les deux mères donnent naissance à leur petite fille dans un environnement très peu propice. Les deux séquences sont filmées en temps réel et cette attente ressentie par le spectateur contribue à rendre l’expérience très puissante. Le plan séquence de Children of Men dure trois minutes (il commence à 1 heure et 10 minutes du début du film). Theo et Kee s’abritent dans le bâtiment délabré d’un camp de réfugiés pour que Kee accouche. Les conditions sont très précaires (pas de lumière hormis une lampe à pétrole que Theo réussit à subtiliser à leur logeuse ; la pièce n’est pas désinfectée, il utilise son manteau comme drap, se lave les mains avec de l’eau d’une propreté douteuse…) pourtant l’accouchement se passe très bien. Pendant toute la scène, le directeur de la photographie Emmanuel Lubezki cadre à l’épaule, s’approchant puis s’éloignant de l’action avec des mouvements lents de passage d’un personnage à l’autre : Theo et Kee sont alliés dans cette épreuve. Dans Roma, les conditions d’accouchement de Cléo sont plus confortables même si elles sont loin d’être idéales : elle perd les eaux en pleine émeute, puis la circulation retarde son arrivée à l’hôpital qui est surchargé. Le plan séquence d’accouchement dure cinq minutes (il commence à 1 heure et 42 minutes) et est cette fois filmé en plan fixe, en dehors d’un léger mouvement d’introduction à la scène : un travelling latéral combiné avec un panoramique accompagnant l’entrée des docteurs dans la pièce et l’installation de Cléo sur la table d’accouchement. L’agitation et le manque de compassion des médecins pour leur patiente se ressentent dans la rigidité du cadrage et le choix de la composition : une fois le cordon ombilical coupé, les docteurs s’activent pour tenter de réanimer le corps du nouveau-né en arrière plan,

Page 78 sur 129 tandis que Cléo les observe, tournant le dos à la caméra. L’émotion très intense de la comédienne lors de l’annonce de la mort de son enfant se ressent dans sa respiration et les secousses de son corps. À Camérimage, j’ai assisté à une masterclass d’Alfonso Cuarón qui expliquait à propos de son travail de direction d’acteur dans Roma, avoir parfois caché aux acteurs (qui étaient majoritairement non professionnels) le dénouement d’une scène, pour que leur réaction soit la plus spontanée et sincère possible. Dans Children of Men, le cadrage très mobile à l’épaule permet d’unir les deux personnages par le cadre (passage de l’un à l’autre) mais également de symboliser leur inconfort : malgré le calme apparent, leur situation est très instable, ils doivent être prêts à bondir à chaque instant. Mais, alors que dans Children of Men la naissance est sacralisée, notamment grâce à la musique (de cette naissance dépend la survie de l’espèce humaine), dans Roma elle est banalisée. Le retour à la maison de Cléo se passe dans l’indifférence générale comme en témoigne la première phrase prononcée par la mère de famille : « Tu aimes la nouvelle voiture, Cléo ? » et la vie reprend son cours… L’isolement de Cléo est renforcé par l’utilisation d’une caméra plutôt descriptive qui filme de manière très extérieure sans chercher à immerger le spectateur dans l’action. À propos de l’usage de la caméra dans Roma, le journaliste Mark Dillon38 écrit : « Le fait d’utiliser une seule caméra donne une certaine cohérence au film, dans lequel la caméra est discrète - Cuarón parle de caméra « objective » - souvent sur une dolly, parfois avec une tête Scorpio stabilisée ou une tête Libra remote. Il n’y a pas de plan en caméra portée ou en Steadicam qui, d’après le réalisateur, irait à l’encontre du langage recherché. Des grues étaient parfois employées, mais comme avec la dolly, elles ne servaient qu’à faire des mouvements latéraux ». L’absence de travelling avant ou arrière soutient l’idée d’une caméra extérieure qui décrit l’action sans jamais y pendre part (en revanche elle nous suggère comment l’appréhender : c’est l’audience camera dont parlait Orson Welles, et qu’Alfonso Cuarón utilise ici pour nous décrire l’univers de son enfance).

38 DILLON Mark, Memories of Mexico, American Cinematographer, janvier 2019, page 54. Page 79 sur 129 Ces deux films de Cuarón sont des prouesses techniques : Children of Men met en scène des plans séquences à l’épaule d’une virtuosité impressionnante (explosions, fusillade dans la voiture…). En comparaison, l’utilisation du plan séquence dans Roma est beaucoup plus mesurée, plus sobre, la caméra est plus distante vis à vis de l’action, l’effet produit n’est pas le même. « Parfois on est tenté par des angles extraordinaires, mais on sait qu’on doit faire ce qui est bien pour le film » explique Alfonso Cuarón dans son interview pour l’American Cinematographer. « Une grande partie de notre approche était de laisser durer les plans, pas de démontrer notre habileté technique. Et je ne coupe un plan que lorsqu’il commence à attirer l’attention sur lui-même. » Alfonso Cuarón était à la fois le réalisateur et le directeur de la photographie sur Roma (il reçoit d’ailleurs l’Oscar 2019 de la meilleure photographie, ainsi que celui du meilleur film étranger et du meilleur réalisateur). Le travail du cadre est certainement différent lorsque le réalisateur est aussi directeur de la photographie.

I. 3. L’APPROCHE DE REED MORANO : UN ENTRE-DEUX ?

• LA SENSIBILITÉ D’UNE RÉALISATRICE-CADREUSE

La directrice de la photographie Reed Morano, ASC, dont j’admire le travail, a réalisé deux films dans lesquels elle cumule trois rôles, celui de réalisatrice, de directrice de la photographie et de cadreuse : Meadowland en 2015 et I think we’re alone now en 2018. Dans une interview donnée pour The Indie Wire’s Filmaker Toolkit à propos de son premier film Meadowland, Reed Morano justifie son choix d’être à la fois réalisatrice et cadreuse : « Je cadre moi-même en caméra épaule parce que ne suis jamais certaine de ce que je vais faire. Ce n’est pas parce que je n’ai pas d’idées, c’est parce que j’aime laisser toutes les portes ouvertes, être à l’écoute des propositions des acteurs, et réagir en fonction d’eux. C’est très instinctif et je ne sais jamais, au moment de commencer la prise, si je ressentirai le besoin de le faire. Mais je veux

Page 80 sur 129 avoir le choix, en tant que réalisatrice, du moment où la caméra va se déplacer pendant la performance. Tous les bons cadreurs savent qu’il faut être très vigilant, faire attention à ne pas trop changer pour ne pas gâcher une prise. Et en caméra épaule, c’est difficile de savoir jusqu’où on peut se permettre de réagir, quand on n’est pas le réalisateur. Alors que si on réalise, qu’on est celui qui fera le montage, celui qui racontera l’histoire, on peut prendre plus de risques en cadrant. Parce que je me connais, et je sais ce qui me plaît. »39 Être à la fois le réalisateur et le cadreur d’un film permettrait donc une plus grande spontanéité, à l’image de la « caméra stylo » d’Agnès Varda, et une plus grande proximité avec les comédiens. Reed Morano explique avoir eu une relation très privilégiée avec son actrice Olivia Wilde pendant le tournage de Meadowland : « je cadrais très proche d’elle, je respirais avec elle, je pouvais la toucher pendant les prises et mes gestes orientaient son jeu ».

Illustration 36 : Olivia Wilde joue le rôle torturé d’une mère n’acceptant pas la mort de son fils dans Meadowland.

• LA CAMÉRA DE BIAIS

Les possibilités de déplacement d’une caméra portée sont infinies. Personnellement, j’apprécie le fait de tourner un plan fixe à l’épaule, car j’ai la sensation d’être physiquement impliquée dans la scène et d’avoir une liberté et une réactivité que je n’aurais pas si je n’étais pas sur le qui-vive, prête à bondir avec le comédien si besoin. Et même lorsque je filme des gros plans avec la caméra sur pied, j’aime que

39 The Indie Wire’s Filmaker Toolkit, The Handmaid’s Tale director Reed Morano, par Chris O’Falt, 16 juin 2017. Page 81 sur 129 toutes les frictions soient libres pour retrouver une sensation similaire. Les gros plans en caméra portée ont une grande puissance émotionnelle, je trouve qu’ils instaurent immédiatement une très grande proximité entre le spectateur et le personnage. Dans le premier épisode de la série The Handmaid’s Tale réalisée par Reed Morano pour Hulu, le personnage d’Offred (Elizabeth Moss) rencontre pour la première fois le couple qui l’accueille. Cette scène est cadrée à l’épaule en plans très serrés sur le visage d’Elizabeth Moss, alternés avec des plans américains fixes sur le couple. Grâce à ce changement d’échelle de plan et au très léger tremblement de la caméra épaule qui semble exprimer l’angoisse d’Offred, le spectateur s’identifie très vite à elle. Difficile alors de dire si la caméra est active ou passive…

Illustration 37 : Le champ-contrechamp entre Offred et Serena Joy dans The Handmaid’s Tale (saison 1, épisode 1)

François Niney propose une nouvelle définition, à mi-chemin entre la caméra subjective personnage et la caméra spectatrice : « La caméra adopte un axe médian, un biais, entre la position du personnage regardant et celle du spectateur, de façon à associer leurs deux regards sur l’autre personnage. Ainsi voyons-nous Ingrid Bergman avec le regard de Gary Grant, non pas à travers son regard mais en sa compagnie. De même, le regardé rend son regard au regardant non pas directement dans l’objectif mais de biais. Le spectateur est régulièrement placé dans cet entre- deux pour suivre les dialogues à l’écran, et partager son regard successivement avec celui de l’un puis de l’autre. Ces exemples en disent long sur l’élasticité psychologique de notre vision dans son rapport à soi et à autrui, vision qui peut aller

Page 82 sur 129 jusqu’à épouser une bissectrice pour confondre mon regard et le vôtre sur un même objet »40 .

En novembre dernier à Camérimage, j’ai assisté à la projection de cinq films d’étudiants en cinéma, suivie d’une rencontre avec les réalisateurs et directeurs de la photographie. J’ai été frappée par les ressemblances formelles entre les films : tous étaient filmés en caméra épaule, en gros plan et avec une très faible profondeur de champ. Les directeurs de la photographie Oliver Stapleton et Stephen Lighthill, qui étaient présents, ont questionné les réalisateurs sur ce choix, et tous l’ont justifié par une volonté d’exprimer de l’émotion. « Je crois qu’on a perdu ce qui fait l’essence du cinéma » a déclaré Oliver Stapleton, « les étudiants d’aujourd’hui pensent qu’il suffit de prendre une caméra et de cadrer approximativement quelqu’un en gros plan, avec du flou, pour qu’on comprenne ce qu’il ressent et qu’on soit ému. Personnellement je pense qu’un plan large et fixe peut exprimer davantage. C’est la précision du cadrage qui compte, la position de la caméra, son angulation, qui doivent être justes, réfléchies, et qui produisent l’émotion ». Cette critique a déstabilisé la plupart des étudiants présents dans la salle, moi y compris, car j’avoue avoir souvent eu recours à la caméra épaule dans ce but. Et à Stephen Lighthill de rajouter « Pour ressentir la puissance de quelque chose, il ne faut pas l’utiliser démesurément. Si tous les plans sont intenses, au final l’intensité se dissout, et finit par disparaitre » Dans ma partie pratique de mémoire, j’ai souhaité que l’utilisation de la caméra épaule soit réfléchie et mesurée.

40 NINEY François, Le subjectif de l’objectif, Paris, Klincksieck, 2015, page 54. Page 83 sur 129 II. LE TOURNAGE DE MA PPM LA CAMÉRA PORTÉE AU SERVICE DU RÉCIT

J’ai découvert la nouvelle Matin Brun de Franck Pavloff au lycée, elle m’avait profondément marquée, l’univers, si sobre sur le papier, m’avait paru très riche visuellement et m’inspirait déjà pour faire un film. L’histoire de mon court-métrage Sale Temps est inspirée de cette nouvelle : Joseph vit seul avec son chat, il travaille en open space, boit des bières avec Charlie, regarde le foot à la télévision, et subit progressivement la montée en puissance d’une dictature. Grâce à l’évolution du cadrage (que j’espère avoir réussi à mettre en place), le spectateur est de moins en moins distant, de moins en moins objectif face aux évènements, mon but étant qu’il se questionne sur sa manière de réagir face à une telle situation.

II. 1. À LA RECHERCHE DE L’IMAGE DU FILM

• CAMÉRA ET OPTIQUES

J’ai très tôt fait le choix de filmer avec l’Alexa de l’école, car j’apprécie son rendu très doux des couleurs, en particulier des peaux. Je désirais tourner en anamorphique parce que j’apprécie le format large qui permet d’établir une relation particulière entre le personnage et son environnement. Je souhaitais filmer avec des focales assez courtes pour ne pas embellir les comédiens et être physiquement proche d’eux en cadrant. En cela je m’inspire du film I think we’re alone know, dans lequel la réalisatrice et directrice de la photographie Reed Morano a fait le choix de tourner avec des optiques Lomo anamorphiques qui présentent des aberrations très intéressantes. Or les éventuels défauts des optiques (manque de contraste, tendance au flare, déformations en bordures du cadre) correspondent parfaitement à l’univers que je souhaitais dans ce film : une société déréglée, dystopique, dans laquelle les personnages sont voués à l’échec.

Page 84 sur 129 Au départ, j’ai pensé travailler avec des optiques anamorphiques Hawk V-lite Vintage ’74. Mais comme je comptais tourner de nombreux plans du film à l’épaule avec l’Alexa Studio qui est particulièrement lourde, j’ai recherché des optiques plus légères et c’est ainsi que j’ai découvert les Master Anamorphic. J’ai eu la chance de me faire prêter par Arri France cinq focales de la série : le 28mm, le 40mm, le 50mm, le 75mm et le 100mm. Le 50mm et le 75mm avaient été modifiés pour favoriser le flare, ces deux optiques sont donc celles que j’ai le plus utilisé pour la fin du film. Grâce à leur très grande valeur d’ouverture (T1.9) j’ai pu tourner quasiment tous mes extérieurs nuit sans autre éclairage que les lumières de la ville, et j’ai beaucoup apprécié le rendu de l’image.

• L’ÉVOLUTION DE L’ÉCLAIRAGE

Pour faire ressentir l’emprise grandissante de la dictature sur les personnages et leur environnement, j’ai décidé de faire varier la lumière au cours du film. Les premières séquences du film étant plus joyeuses, elles sont donc plus lumineuses et colorées. J’ai alors beaucoup travaillé en lumière naturelle car je tournais dans un appartement aux murs blancs qui renvoyaient naturellement la lumière vers la partie de visage de l’acteur la moins éclairée. Le ciel est resté couvert la plupart du temps mais deux kinos 4 tubes 60cm en 5600K avec diffusion 400 et 1/4 de Minus Green (car ils ont une légère teinte verte) étaient accrochés au dessus des fenêtres du salon et nous permettaient de nous adapter aux éventuels changements de météo. J’aurais préféré travailler avec des petits SL1 qui sont plus modulables (grande précision dans le réglage de la puissance et de la température de couleur) mais ceux de l’école n’étaient pas disponibles, et la location des modèles Switch trop chère.

Plus la dictature s’installe, plus la lumière extérieure devient forte et agressive, plus les visages des personnages sont dans l’ombre. J’ai donc utilisé beaucoup de drapeaux dans la deuxième partie du film, afin d’empêcher la réflection des murs blancs. L’image du film se désature progressivement : cette disparition des couleurs

Page 85 sur 129 se joue au tournage (disparition des éclairages d’appoint, des photos au mur, des vêtements, coussins, livres, fruits, bibelots et autres accessoires colorés…) mais surtout à l’étalonnage. J’ai également utilisé une série de filtres de diffusion Low Contrast avec lesquels j’ai jonglé en fonction de l’action : les premières séquences ont été tournées sans filtre, puis avec le Low Contrast 1/8, une progression vers le 1/4, puis le 1/2, le 1 et enfin le 2 dans les trois séquences finales.

Illustration 38 : un champ-contrechamp entre Joseph et son chat au début du film et à la fin du film (avec surexposition de l’arrière plan, désaturation et Low Contrast 2)

Les scènes de nuit dans l’appartement sont la plupart du temps éclairées par la « télévision » : un panneau LED de 10x10cm avec diffusion 216 que le chef électricien dimmait de manière à imiter les scintillements d’une télévision, l’écran n’étant jamais dans le champ. Comme je souhaitais également créer une « ambiance ville » orangée, nous avons utilisé une blonde (dimmée et diffusée) recouverte de gélatine Medium Amber, pour un effet moins conventionnel qu’avec du CTO ou du Sodium. Pour la séquence dans laquelle Joseph n’arrive pas à trouver le sommeil, cette ambiance orangée provient d’un Fresnel 1kW coupé par des drapeaux et orienté vers le mur de la chambre et les toits de l’immeuble que Joseph observe

Page 86 sur 129 depuis son lit sont éclairés par deux blondes envoyées en direct par une fenêtre en verre martelé de la cage d’escalier.

À l’étalonnage, j’ai progressivement désaturé l’image, très légèrement à partir de la séquence 7 (Joseph marche dans la rue après sa conversation avec Charlie), puis plus franchement à partir de la séquence 9 (il découvre les brochures grises dans les boîtes aux lettres) et encore davantage après la séquence 13 (Joseph découvre des miliciens devant l’appartement de Charlie). La disparition de la couleur accompagne l’utilisation progressive des filtres Low Contrast et l’arrivée de la caméra portée. Pour les références des séquences : le découpage est dans mon dossier PPM (en annexe, pages 105 à 128).

II. 2. EXPÉRIMENTATIONS SUR LE CADRE

• ACCESSOIRISATION ET RÉPARTITION DU POIDS

L’accessoirisation de la caméra a été pensée de manière à réduire le poids au maximum : Ariane, la première assistante caméra, tenait à la main son retour vidéo relié à la caméra par un câble BNC. Je portais donc, grâce aux poignées bleues : l’Alexa Studio et l’optique anamorphique, les tiges 19mm, les moteurs de la commande de point HF, la batterie, le pare-soleil et les filtres. La caméra était lourde mais parfaitement équilibrée. Quand je cadre à l’épaule, j’aime sentir le poids de caméra : j’ai l’impression que mon corps tout entier est sollicité pour donner l’impulsion d’un mouvement, et qu’ainsi ma sensibilité s’exprime davantage. J’ai essayé de faire évoluer ma manière de cadrer au cours du film : je cadrais parfois avec la Bouée pour m’aider à soutenir le poids de la caméra, surtout pour les plans en plongée (je faisais alors reposer les poignées bleues sur la Bouée pour moins fatiguer), parfois sans lorsque j’avais envie que les mouvements soient plus heurtés.

Page 87 sur 129 Illustration 39 : je cadre un insert à l’épaule avec la Bouée pour la séquence 10.

• TROUVER LA BONNE DISTANCE

Le cadrage doit être marqué par une évolution très visible au cours du film. Dans les premières séquences, les plans sont plutôt larges et fixes, et ont été tournés avec la caméra sur pied (les deux premiers plans du film, dont l’un n’a pas été monté, comportaient un léger travelling avant). Les éventuels panoramiques de suivi des personnages sont très fluides, la caméra se veut extrêmement discrète. Le cadrage à l’épaule fait son apparition dans la séquence 7 mais pour des plans fixes, de manière à ce qu’il ne se remarque pas trop mais symbolise tout de même la nervosité montante du personnage. Le premier suivi à l’épaule intervient dans la séquence 9 (les boîtes aux lettres). De la séquence 9 à la séquence 13, tous les plans à l’épaule ont été tournés avec la Bouée (je pouvais y reposer mes coudes ou directement les poignées), pour moins fatiguer et donc moins trembler en cadrant. À partir de la séquence 14 dans laquelle Joseph interroge ses collègues à propos de la disparition de Charlie, je filmais sans Bouée pour que mon cadrage soit plus brutal, plus saccadé, et accompagne la montée de l’angoisse de Joseph. À partir de la séquence 16, je forçais les tremblements en faisant varier la pression de mes mains sur les poignées. J’avais envie de faire évoluer le lien unissant la caméra au

Page 88 sur 129 personnage au cours du film, pour impacter directement la relation entre le personnage et le spectateur. Le fait d’avoir tourné le film dans le désordre (en fonction des décors et pas en fonction de la chronologie) était parfois perturbant, car j’avais du mal à doser le cadrage à l’épaule. J’ai plusieurs fois revisionné des scènes tournées un autre jour pour bien respecter la progression dans l’évolution des mouvements de caméra.

Plus le temps passe, plus la dictature s’installe, plus son impact est présent, plus Joseph est isolé et pris au piège. J’avais envie que la caméra fixe du début du film soit la plus « objective », la plus extérieure possible pour que l’identification du spectateur au personnage soit lente à se mettre en place. Dans la première scène, on devine que Joseph empoisonne son chat roux en parfaite santé puis le jette à la poubelle. Cet acte inadmissible qui semble injustifié doit intriguer le spectateur sensé ne pas apprécier le personnage (même si l’on devine par le jeu de l’acteur que les choses ne sont pas faites par plaisir). À partir de la séquence 7, la caméra « suiveuse » fait son apparition et sera régulièrement utilisée (dans les séquences 7, 13 et 15) : le spectateur découvre désormais les évènements en même temps que Joseph, il a le même point de vue cognitif (la focalisation définie par Gérard Genette). Les premiers plans subjectifs personnage qui permettent au spectateur d’adopter cette fois le même point de vue visuel que l’acteur (l’ocularisation de François Jost), apparaissent dans la séquence 13 de la cage d’escalier. Joseph vient rendre visite à Charlie mais se retrouve face à des miliciens qui ont dévasté l’appartement de ce dernier : il tente de regarder par la porte ouverte. La caméra prend alors la place de Joseph pour nous donner à voir ce qu’il observe. À partir de cette séquence, le recours au plan subjectif personnage est fréquent, parfois avec une légère amorce du personnage : le plan est alors semi-subjectif.

Page 89 sur 129 Illustration 40 : deux usages de la caméra subjective : un plan subjectif personnage dans la cage d’escalier (image de gauche) et un plan semi-subjectif dans l’open space (image de droite).

Au tournage comme au montage, j’ai pris des libertés par rapport au découpage de départ en me laissant guider par les improvisations de l’acteur principal : j’ai supprimé beaucoup d’inserts et finalement choisi de ne jamais montrer le visage des miliciens qui resteront des silhouettes agressives. Ainsi l’attention du spectateur devra se concentrer sur Joseph puisque le monde menaçant qui l’enserre n’est montré qu’au travers de sa perception.

• RESPIRER AVEC L’ACTEUR : LE PLAN SÉQUENCE DE FIN

Le plan séquence de fin du film est un plan subjectif de deux minutes, filmé au 50mm, qui a nécessité onze prises. L’action commence dans la chambre de Joseph, allongé, qui sursaute en entendant tambouriner sur la porte d’un voisin, la porte s’ouvrir et quelqu’un se débattre. Les pas s’éloignent et Joseph est soulagé. Mais quelques secondes plus tard, c’est à sa porte qu’on frappe sauvagement. Joseph se lève brutalement, traverse l’appartement sans faire de bruit mais heurte la gamelle du chat qui tangue sur le carrelage, le silence brisé manifestant sa présence. Il s’immobilise, piégé, puis se dirige lentement vers la porte d’entrée et tourne la clé dans la serrure. Je voulais exprimer toutes les émotions du personnage uniquement au travers du cadre (l’acteur n’était présent qu’à la fin du plan pour glisser sa main gauche dans le champ et ainsi donner l’impression d’un subjectif total) et l’exercice était passionnant ! Avant de commencer à tourner, j’ai répété avec l’acteur qui jouait le rôle de Joseph. Il se couchait dans le lit, la machiniste tambourinait à la porte en Page 90 sur 129 suivant un rythme précis, et je le suivais en train de vivre l’action pour m’inspirer de sa gestuelle. En cadrant, j’ai ensuite essayé de retrouver les mêmes sensations, cette fois au travers de la caméra. J’étais seule dans l’appartement avec la première assistante caméra et la première assistante réalisatrice cachée dans le recoin de la cuisine avec l’acteur qui me suivait pendant les derniers mètres pour faire apparaître sa main à la fin du plan.

Illustration 41 : Quelques images du plan séquence subjectif : Joseph part de sa chambre (1), traverse le couloir (2), renverse la gamelle (3), avance vers la porte et tourne la clé dans la serrure (4).

La météo était très changeante ce jour là, nous avons donc eu des prises avec pluie et ciel gris, avec soleil durable (la surexposition à l’extérieur était alors beaucoup plus forte), et même des prises avec apparition ou disparition soudaines du soleil. J’ai finalement choisi de conserver l’avant-dernière prise, qui est selon moi la plus réussie à beaucoup de points de vue. Le flare provenant de la fenêtre, surexposée à cause du soleil, crée des aberrations dans l’image qui donnent l’impression d’une vue troublée. À cet effet s’ajoutent une mise au point volontairement tardive et des ouvertures de diaphragme en cours de plan : des « défauts » de l’image en

Page 91 sur 129 adéquation avec le sentiment de désorientation éprouvé par Joseph. Je suis satisfaite d’avoir réussi à laisser une trace de pas mouillé après avoir fait chavirer la gamelle (à chaque prise, je gardais l’oeil gauche ouvert pour être sûre de la bousculer mais j’arrivais rarement à laisser une trace). De manière générale, les saccades de la caméra et le rythme du déplacement m’ont semblés plus justes que dans les autres prises, surtout la onzième qui était devenue beaucoup plus mécanique. Comme si après un certain nombre de prises, la spontanéité s’évanouissait, et l’émotion avec elle… J’ai tout de même choisi de faire une coupe au montage, à la fin du plan séquence : entre le plan sur l’ombre des pieds derrière la porte et celui de la clé dans la serrure, pour accélérer l’ouverture de la porte. Avant mon entrée à l’Ecole Nationale Supérieure Louis Lumière, j’ai eu quelques expériences en tant qu’actrice, et je sens que le travail de cadreur n’est pas si éloigné de celui d’acteur. Participant actif de la scène, il exprime ses émotions au travers de l’outil mis à sa disposition : la caméra. Le tournage de ce plan séquence m’a donné une formidable occasion d’expérimenter autour de cette question. Je m’imaginais réellement en train de vivre la scène, j’essayais de respirer comme le personnage, à tel point que l’assistante réalisatrice est venue me trouver à la fin d’une prise pour savoir si j’allais bien, parce qu’elle s’inquiétait d’entendre ma respiration haletante.

J’ai souhaité être à la fois réalisatrice, directrice de la photographie et cadreuse de ce film car j’avais très envie d’expérimenter la caméra sur l’épaule en étant totalement libre de mes choix, libre même d’improviser, sans me soucier de déplaire à un réalisateur. Mais parfois, l’absence d’un interlocuteur s’est faite sentir, notamment pour l’élaboration du découpage, la rélexion autour de certains enjeux du tournage… Ainsi, le premier jour sur le décor, j’ai été déstabilisée d’avoir à gérer à la fois l’image et la direction d’acteurs, frustrée d’avoir l’impression de ne pas m’investir pleinement dans chaque domaine à superviser, mais ce devait être dû au fait que je n’avais pas occupé tous ces postes en même temps depuis mon ESI… car grâce à l’investissement et au soutien de ma formidable équipe, la semaine de tournage s’est vraiment très bien passée, et je suis plutôt satisfaite du résultat !

Page 92 sur 129 CONCLUSION

Depuis la création du cinéma jusqu’à aujourd’hui, l’inventivité des cinéastes n’a eu de cesse de les pousser vers de nouvelles manières de raconter leurs histoires. La caméra est l’outil technique majeur qui permet de faire le lien entre la subjectivité de celui qui écrit l’histoire, la subjectivité du filmeur, et celle du spectateur qui va la recevoir de manière plus ou moins immédiate. C’est dans son rapport à la caméra que la sensibilité d’un cadreur s’exprime. Avec les progrès techniques, d’innombrables manières différentes de porter une caméra sont apparues : elle peut être proche du corps de l’opérateur (sur pied, sur stabilisateur…), contre son corps (sur l’épaule, entre les mains, collée à la joue…) ou détachée (sur une grue, un drone…). Chaque choix est signifiant et modifiera le ressenti du spectateur. Même si la caméra portée contre le corps de l’opérateur suppose un rapport particulier plus viscéral, plus immédiat à l’action, elle est loin d’être la seule technique de cadrage à produire de l’émotion. Le choix du matériel est très important : dans le film At Eternity’s Gate que j’ai choisi d’analyser, le directeur de la photographie Benoît Delhomme utilise les saccades de la caméra légère portée à la main et les défauts des optiques anciennes, pour exprimer la singularité du personnage de Vincent Van Gogh et sa perception unique du monde qui l’entoure. Interrogé sur l’intérêt narratif des imperfections techniques, le directeur de la photographie Thomas Hardmeier m’explique que tout dépend du sujet et du traitement voulu : « La volonté n’est généralement pas que le spectateur remarque les artifices utilisés, mais que ceux-ci lui procurent une émotion particulière, en le plongeant ou le distanciant de l’action, en provoquant un changement de rythme… ». De même que l’émotion ne passe pas nécessairement par l’utilisation de la caméra épaule, l’acceptation des défauts techniques ne sert pas toujours le récit, ceux-ci doivent être appropriés. Pour le directeur de la photographie Philippe Agostini « la photographie en soi n’existe pas, elle est associée à un sujet et à bien d’autres choses, ce n’est pas quelque chose que l’on peut plaquer sur un film. Les images se font à partir d’un décor, d’un scénario. Il est

Page 93 sur 129 arrivé quelquefois qu’on me dise : « quelle bonne photo mais quel mauvais film ! » eh bien c’était faux, c’était ma photographie qui était mauvaise parce que normalement elle aurait dû être aussi mauvaise que le film. Quand elle est voyante, c’est qu’il y a une erreur ». Pourtant, je ne pense pas que le fait de remarquer un mouvement ou un effet de caméra déconnecte forcément le spectateur de l’action (comme me l’a prouvée l’émotion que j’ai ressentie au visionnage de At Eternity’s Gate). Une infinité de rapports existent entre un cadreur et une caméra, mais une infinité de rapports différents existent également entre une caméra et un personnage : la caméra peut être proche de lui, lointaine, fixe, en mouvement, elle peut le suivre ou le laisser évoluer. Elle peut adopter des points de vue visuels très différents (caméra subjective, semi-subjective, subjective indéterminée, suiveuse, audience camera…) qui induisent des points de vue cognitifs différents (focalisation interne, externe, point de vue omniscient) modifiant la manière dont le spectateur recevra les informations et donc s’investira dans le fim. Toutes ces façons de faire peuvent bien entendu s’associer, se mêler : il peut y avoir des plans fixes et des plans à l’épaule dans un même projet (c’est même le plus courant : les films entièrement tournés à l’épaule comme par exemple Children of Men ou entièrement filmés sur pied comme The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson (2004) sont rares), et des changements de points de vue, visuels ou cognitifs (Le film 21 Grammes, par exemple, raconte la conséquence d’une même action vécue par trois personnages qu’un terrible accident de voiture rapproche). Pour le tournage de mon court-métrage Sale Temps, j’ai cherché à faire l’expérience de certaines de ces techniques. L’apparition progressive de la caméra subjective, les saccades de plus en plus violentes de la caméra épaule, la désaturation des couleurs et la baisse générale du contraste de l’image grâce aux filtres, sont autant d’éléments qui m’ont permis de faire évoluer l’image pour accompagner au mieux l’état d’esprit du personnage principal.

Page 94 sur 129 BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES

PARTIE I - L’ÉVOLUTION DU RAPPORT À LA CAMÉRA

• PETAT Jacques, LOISELEUX Jacques, Le cadre au cinéma, Langage et techniques, Paris, CNC Collection Magieimage, 1991.

• ROUSSELOT Philippe, La Sagesse du chef opérateur, Paris, J.C. Béhar, 2013. • TRUFFAUT François, SCOTT Helen, Hitchcock/Truffaut, Paris, Robert Laffont, 1966.

• GAUDREAULT André, JOST François, Le récit cinématographique (chapitre 6 : Le point de vue), Paris, Nathan, 1990.

• VILLAIN Dominique, Le cadrage au cinéma, L’oeil à la caméra, Paris, Cahiers du Cinéma, Collection Essais, 2001.

• GOODRIDGE Mike, GRIERSON Tim, Métier : Directeur de la photo - Quand les maîtres du cinéma se racontent (Filmcraft : Cinematography, The Ilex Press Limited, 2012), traduction Jean-Louis Clauzier et Laurence Coutrot, Paris, Dunod, 2014.

• ARTAUD Antonin, Van Gogh : le suicidé de la société, avant-propos d’Evelyne Grossman, Paris, Gallimard, 1974.

PARTIE II - UN REGARD D’ARTISTE SUR LE MONDE

•HAZIOT David, Van Gogh, Gallimard, Collection Folio Biographies, 2007. •BRUNET Patrick J., Les outils de l’image, du cinématographe au caméscope, La technique créatrice de sens, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1992.

• COCTEAU Jean, La belle et la bête - Journal d’un film, Paris, J.B. Janin, 1946.

Page 95 sur 129 • SOJCHER Frédéric (sous la direction de Dominique Chateau), La direction des spectateurs, Création et réception au cinéma, Paris, Les Impressions Nouvelles, Collection Caméras Subjectives, 2015.

PARTIE III - LA CAMÉRA COMME PARTENAIRE DE JEU

• JOXE Sandra, Citizen Kane, Orson Welles, préface de Jean Douchet, Paris, Hatier, Collection Image par Images, 1990.

• NINEY François, Le subjectif de l’objectif, Paris, Klincksieck, 2015. • CHATEAU Dominique, La subjectivité au cinéma, Représentations filmiques du subjectif, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Le Spectaculaire, 2011.

ARTICLES

• FABRE Clarisse, Jean-Pierre Beauviala : Inventeur des caméras Aäton, Le Monde, 15 avril 2019, page 12. • DILLON Mark, Memories of Mexico, American Cinematographer, janvier 2019, page 54. • MANDELBAUM Jacques, Roma, le splendide récit intimiste d’une enfance mexicaine, Le Monde, 14 décembre 2018, URL : https://www.lemonde.fr/cinema/article/ 2018/12/14/roma-le-splendide-recit-intimiste-d-une-enfance- mexicaine_5397201_3476.html • GROBAR Matt, Finding Beauty in Imperfection, Deadline, 12 décembre 2018, URL : https://deadline.com/2018/12/at-eternitys-gate-benoit- delhomme-cinematography-oscars-interview-1202518581/ • BARBIER Brigitte, Cinematographer André Turpin discusses his work on Xavier Dolan’s film "It’s Only the End of the World", de Xavier Dolan, Site de l’AFC, 18 mai 2016, URL : https://www.afcinema.com/Cinematographer-Andre-Turpin-CSC- discusses-his-work-on-Xavier-Dolan-s-film-It-s-Only-the-End-of-the-World.html

Page 96 sur 129 • EAGAN Daniel, At Eternity’s Gate: Portrait of An Artist, ASC Magazine, 17 décembre 2018, URL : https://ascmag.com/articles/at-eternity-039-s-gate- portrait-of-an-artist • BUDER Emily, How 'Beautiful Camera Mistakes' Brought van Gogh to the Screen, No Film School, 14 novembre 2018, URL : https://nofilmschool.com/2018/11/benoit- delhomme-eternitys-gate • TELFER Tori, How Do We Define the Female Gaze in 2018, Vulture, 2 août 2018, URL : https://www.vulture.com/2018/08/how-do-we-define-the-female-gaze- in-2018.html • EAGAN Daniel, Natasha Braier and the Female Gaze, ASC Magazine, 10 août 2018, URL : https://ascmag.com/articles/natasha-braier-asc-adf-and-the-female- gaze • STASUKEVICH Iain, Meadowland, American Cinematographer, novembre 2005, URL : https://theasc.com/ac_magazine/November2015/Meadowland/page1.html

INTERVIEWS RADIO / VIDÉO

• The Indie Wire’s Filmaker Toolkit, The Handmaid’s Tale director Reed Morano, par Chris O’Falt, 16 juin 2017. • RIVETTE Jacques, BAZIN Janine, COLDELY Jean-Marie, Jean Renoir, Le Retour au Naturel, Service de la Recherche du RTF, INA 1975, URL : https:// vimeo.com/73672673 • DELHOMME Benoît, The cinematography of At Eternity's Gate, Cooke Optics TV, 10 janvier 2019, URL : https://www.youtube.com/watch?v=t4AJx2GGYaY • LUTAUD LAURENT, L’Oeil Mécanique, 1995. • ROUCH Jean, Raymond Depardon, Faits Divers, 19 avril 1983, URL : https:// www.youtube.com/watch?v=-GnwBF2X4ZY

Page 97 sur 129 FILMOGRAPHIE

PARTIE I - L’ÉVOLUTION DU RAPPORT À LA CAMÉRA

• MELIES, Georges, Un Homme de Têtes, France, 1898, 3min, noir et blanc, muet. • MELIES, Georges, L’homme à la Tête en Caoutchouc, France, 1901, 3min, noir et blanc, muet. • SMITH, George Albert, Grandma’s Glass (La loupe de grand-maman), Angleterre, 1900, 3m, noir et blanc, muet. • GANCE, Abel, Napoléon, France, 1927, 5h30min, noir et blanc, muet. • FLEMING, Victor, Gone With the Wind (Autant en Emporte le Vent), USA, 1939, 3h58min, couleur, sonore. • CLAIR, René, Sous les Toits de Paris, France, 1930, 1h36min, noir et blanc, sonore. • HITCHCOCK, Alfred, Notorious (Les Enchaînés), USA, 1946, 1h42min, noir et blanc, sonore. • MURNAU Friedrich Wilhelm, Der Letzte Mann (Le Dernier des Hommes), Allemagne, 1924, 1h41min, noir et blanc, muet. • VERHAEGHE, Jean-Daniel, La Métamorphose, France, 1983, 50min, couleur, sonore. • VARDA, Agnès, Les glaneurs et la glaneuse, France, 2000, 1h22min, couleur, sonore. • CLAIR, René, La Beauté du Diable, France, 1950, 1h36min, noir et blanc, sonore. • CAYATTE André, Les Amants de Vérone, France, 1949, 1h45min, noir et blanc, sonore. • CARNÉ, Marcel, La Marie du Port, France, 1950, 1h40min, noir et blanc, sonore. • TRUFFAUT, François, Les Quatre Cent Coups, France, 1959, 1h39min, noir et blanc, sonore. • GODARD, Jean-Luc, A Bout de Souffle, France, 1960, 1h30min, noir et blanc, sonore. • DARDENNE, Jean-Pierre et Luc, Le Fils, Belgique, 2002, 1h44min, couleur, sonore. • ASHBY, Hal, Bound for Glory, USA, 1976, 2h27min, couleur, sonore. • KUBRICK, Stanley, The Shining, USA, 1980, 2h40min, couleur, sonore. • SCORCESE, Martin, The Goodfellas (Les Affranchis), USA, 1990, 2h28min, couleur, sonore.

Page 98 sur 129 • SAUVAIRE, Jean-Stéphane, A Prayer Before Dawn (Une Prière avant l’Aube), Angleterre, 2017, 2h02min, couleur, sonore. • MALICK, Terrence, Together, USA, 2018, 4min, VR, couleur, sonore. • IÑÁRRITU, Alejandro González Carne y Arena (vitually present, physically invisible), Mexique, 2017, 7min, VR, couleur, sonore. • VINTERBERG, Thomas, Festen (The Celebration) Danemark, 1998, 1h46min, couleur, sonore. • VON TRIER, Lars, Idioterne (The Idiots), Danemark, 1998, 1h57min, couleur, sonore. • VON TRIER, Lars, Dogville, USA, 2003, 2h59min, couleur, sonore. • NEMES, Laszlo, Saul Fia (Le Fils de Saul), Hongrie, 2015, 1h57, couleur, sonore. • IÑÁRRITU, Alejandro González, Biutiful, Mexique, 2010, 2h28min, couleur, sonore. • IÑÁRRITU, Alejandro González, 21 Grams (21 Grammes), USA, 2003, 2h04min, couleur, sonore. • DOLAN, Xavier, Juste la fin du monde, Canada, 2016, 1h39 minutes, couleur, sonore. • MORANO, Reed, The Handmaid’s Tale, USA, 2017, série télévisée, couleur, sonore.

PARTIE II - UN REGARD D’ARTISTE SUR LE MONDE

• SCHNABEL, Julian, At Eternity’s Gate, USA, 2017, 1h51min, couleur, sonore. • SCHNABEL, Julian, Before Night Falls, USA, 2007, 2h15min, couleur, sonore. • SCHNABEL, Julian, The Diving Bell and the Butterfly (Le Scaphandre et le Papillon), USA, 2007, 1h52min, couleur, sonore. • SUCO, Sarah, Les Éblouis, France, 2018, durée encore inconnue, couleur, sonore. • SCIAMMA, Céline, Tomboy, France, 2011, 1h24min, couleur, sonore. • GONDRY, Michel, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, USA, 2004, 1h48min, couleur, sonore. • AKHAVAN, Desiree, The Miseducation of Cameron Post, USA, 2018, 1h36min, couleur, sonore. • WINDING REFN, Nicolas, The Neon Demon, USA, 2016, 1h58min, couleur, sonore. • DUPEYRON, François, Inguélézi, France, 2003, 1h40min, couleur, sonore.

Page 99 sur 129 PARTIE III - LA CAMÉRA COMME PARTENAIRE DE JEU

• GARREL, Philippe, Le Révélateur, France, 1968, 1h07min, noir et blanc, sonore. • MONTGOMERY, Robert, Lady in The Lake (La Dame du Lac), USA, 1947, 1h45min, noir et blanc, sonore. • HAREL, Philippe, La femme défendue, France, 1997, 1h40min, couleur, sonore. • DALDRY, Stephen, The Hours (Les Heures), USA, 2002, 1h54min, couleur, sonore. • HITCHCOCK, Alfred, Rear Window (Fenêtre sur cour), USA, 1954, 1h55min, couleur, sonore. • TEAGUE, Lewis, Cujo, USA, 1983, 2h15, couleur, sonore. • HITCHCOCH, Alfred, Vertigo, USA, 1958, 2h09min, couleur, sonore. • DARDENNE, Jean-Pierre et Luc, Deux jours, une nuit, Belgique, 2014, 1h35min, couleur, sonore. • DARDENNE, Jean-Pierre et Luc, Rosetta, Belgique, 1999, 1h35min, couleur, sonore. • WELLES, Orson, Citizen Kane, USA, 1941, 1h59min, noir et blanc, sonore. • HAZANAVICIUS, Michel, OSS 117, France, 2006, 1h39min, couleur, sonore. • CUARON, Alfonso, Children of Men, USA, 2006, 1h54min, couleur, sonore. • CUARON, Alfonso, Roma, Mexique, 2018, 2h15min, noir et blanc, sonore. • MORANO, Reed, Meadowland, USA, 2015, 1h45min, couleur, sonore. • MORANO, Reed, I think we’re alone now, USA, 2018, 1h33min, couleur, sonore. • MORANO, Reed, The Handmaid’s Tale, USA, 2017, série télévisée, Saison 1 Episode 1 - Offred, couleur, sonore. • ANDERSON, Wes, The Grand Budapest Hotel USA, 2014, 1h40min, couleur, sonore.

Page 100 sur 129 TABLE DES ILLUSTRATIONS

PARTIE I - L’ÉVOLUTION DU RAPPORT À LA CAMÉRA

• Illustration 1 : Méliès en magicien dans Un Homme de Têtes (en haut) et L’Homme à la Tête en caoutchouc (en bas). https://www.youtube.com/watch?v=Ogmr8dzqhjI https://www.youtube.com/ watch?v=yK7XpRe9ZGE

• Illustration 2 : Le plan subjectif de l’enfant qui observe l’oeil de sa grand-mère au travers d’une loupe dans La loupe de grand-maman) https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:La_Loupe_de_grand- maman_(Grandma%27s_Reading_Glass)._Plan_7.jpg • Illustrations 3 : des systèmes de portage de la caméra inventifs sur le tournage de Napoléon. http:// films.blog.lemonde.fr/2017/05/24/napoleon-abel-gance-1927/ • Illustation 4 : la « ice-box » : une caisse capitonnée montée sur roulettes. https://www.loc.gov/ exhibits/bobhope/mopic.html • Illustration 5 : La séquence d’ouverture de Sous les Toits de Paris (1930) https://www.youtube.com/ watch?v=zf4wUmBM6gk • Illustration 6 : Le travelling de découverte de la clé dans Les Enchaînés (1946) (capture d’écran) • Illustration 7 : Le Caméflex de la société Eclair Coutant. https://artsandculture.google.com/ exhibit/EwJyIoPa33EcKg

• Illustration 8 : La caméra Aäton 7 développée par Jean-Pierre Beauviala.

• Illustration 9 : Jean-Pierre Beauviala et son prototype de « souris dans la main » en 1995. https:// www.filmsdocumentaires.com/films/48-l-oeil-mecanique

• Illustration 10 : Garrett Brown et Haskell Wexler, ASC, sur le tournage de Bound for Glory en 1975. https://imgur.com/gallery/CMnmv

• Illustration 11 : Deux systèmes de stabilisateurs actuels : le Movi M15 (à gauche) et le DJI Ronin 2 (à droite) http://filmingeorgiatoday.com/movi15-georgia-tbilisi-rent/ https:// www.studiosport.fr/dji-ronin-2-stabilisateur-steadycam-pro-a13316.html • Illustration 12 : Un plan à l’Easyrig cadré par la directrice de la photographie Myriam Vinocour sur le tournage de Infidèle en 2018 (photographie personnelle)

• Illustration 13 : Le procédé du Circlevision créé par Walt Disney : 11 caméras tournant en 16mm, et 11 projecteurs. https://www.themeparktourist.com/features/20140316/16850/disneys-secret- plan-revolutionize-cinema-using-disneyland-technology

Page 101 sur 129 • Illustration 14 : Une image tirée du film Together de Terrence Malick (2018). https:// www.indiewire.com/2018/05/terrence-malick-vr-together-1201960457/

• Illustration 15 : Photogramme de Biutiful d’Alejandro González Iñárritu (capture d’écran) • Illustration 16 : Première image sans filtre, deuxième image avec Low Contrast 2 (photographie personnelle) • Illustration 17 : Table de la salle d’essais de Mark Schwartzbard pour la préparation du film The Photograph réalisé par Stella Meghie, le 1er mars 2019 à Panavision New-York (photographie personnelle) • Illustration 18 : Exemple d’aberrations récurrentes dans la série The Handmaid’s Tale (capture d’écran)

PARTIE II - UN REGARD D’ARTISTE SUR LE MONDE

• Illustration 19 : deux autoportraits de Van Gogh (1889) https://www.biographie-peintre- analyse.com/2013/01/14/autoportrait-à-saint-remy-1889/ http://www.autoportraits.net/van- gogh.html • Illustration 20 : le gros plan subjectif fixe en courte focale sur le visage du docteur Ray (capture d’écran) • Illustration 21 : le plan sur le visage de Lolita Chammah qui ouvre le film (capture d’écran) • Illustration 22 : Willem Dafoe, la première assistante caméra Fabienne Octobre et Benoît Delhomme, caméra à la main, pendant le tournage de la séquence d’arrivée de Van Gogh à Arles. https://www.youtube.com/watch?v=t4AJx2GGYaY

• Illustration 23 : Un des nombreux plans subjectifs du film : ici ce sont ses jambes que Benoît Delhomme cadre (capture d’écran) • Illustration 24 : un cadrage en plan portrait très surprenant (capture d’écran) • Illustration 25 : Photogramme du seul plan du film en noir et blanc (capture d’écran) • Illustration 26 : le plan séquence commence dans l’église jaune et se termine dans le cimetière bleu (captures d’écran)

• Illustration 27 : l’effet cumulé de la demi-bonnette et du filtre jaune (capture d’écran) • Illustration 28 : Un plan exploitant de manière assez spectaculaire la tendance au flare des objectifs (capture d’écran) • Illustration 29 : Les deux plans de fin : celui de Raymond Depardon à gauche et celui de Jean Rouch à droite. https://www.youtube.com/watch?v=-GnwBF2X4ZY

Page 102 sur 129 PARTIE III - LA CAMÉRA COMME PARTENAIRE DE JEU

• Illustration 30 : un plan subjectif sur Adrienne (Audrey Totter) dans La dame du lac et un plan subjectif sur Muriel (Isabelle Carré) dans La femme défendue. https://mubi.com/fr/films/lady-in-the- lake https://www.pinterest.es/pin/40532465380255958/ • Illustration 31 : Un exemple de plan subjectif personnage dans Les Heures de Stephen Daldry (2002) : Laura est en pleine lecture du roman Mrs Dalloway. https://www.youtube.com/watch? v=_f0TNK7fb1w • Illustration 32 : Le début et la fin du plan de l’attaque du chien dans Cujo (1983) https:// www.youtube.com/watch?v=00dQC2yCIJA

• Illustration 33 : Jean-Paul Belmondo s’adresse au spectateur dans A bout de souffle en 1960. https:// www.youtube.com/watch?v=bfukcKYjNGs • Illustration 34 : La caméra suit les deux protagonistes : Sandra dans Deux jours, une nuit (à gauche) et Rosetta dans Rosetta (à droite) (captures d’écran) • Illustration 35 : Deux images issues des deux plans séquences d’accouchement : en haut celui de Kee dans Children of Men et en bas celui de Cléo dans Roma (captures d’écran) • Illustration 36 : Olivia Wilde joue le rôle torturé d’une mère n’acceptant pas la mort de son fils dans Meadowland. http://collider.com/meadowland-trailer-olivia-wilde-luke-wilson/

• Illustration 37 : Le champ-contrechamp entre Offred et Serena Joy dans The Handmaid’s Tale (saison 1, épisode 1) (captures d’écran) • Illustration 38 : un champ-contrechamp entre Joseph et son chat au début du film et à la fin du film (avec surexposition de l’arrière plan, désaturation et Low Contrast 2) • Illustration 39 : je cadre un insert à l’épaule avec la Bouée pour la séquence 10 (photographe : Emna Jaïdane) • Illustration 40 : deux usages de la caméra subjective : un plan subjectif personnage dans la cage d’escalier (image de gauche) et un plan semi-subjectif dans l’open space (image de droite). • Illustration 41 : Quelques images du plan séquence subjectif : Joseph part de sa chambre (1), traverse le couloir (2), renverse la gamelle (3), avance vers la porte et tourne la clé dans la serrure (4).

Page 103 sur 129 ANNEXES

Page 104 sur 129 ENS Louis-Lumière La Cité du Cinéma - 20, rue Ampère BP 12 - 93213 La Plaine Saint-Denis Tel. 33 (0) 1 84 67 00 01 www.ens-louis-lumiere.fr

Partie Pratique de Mémoire de Master

Spécialité cinéma, promotion 2016-2019 Soutenance de juin 2019

SALE TEMPS

Naomi AMARGER

Cette PPM fait partie du mémoire intitulé : Expressions sensibles par le cadre et approches de la caméra épaule

Directrice de mémoire : Sylvie Carcedo Présidente du jury cinéma et coordinatrice des mémoires : Giusy Pisano

Page 105 sur 129 SOMMAIRE

Synopsis……………………………………………………………..…page 107

Scénario…………………………………………………………..….…page 108

Note d’intention..…………………….…………………………………page 113

Plan de travail…………………………………………….………...…..page 117

Liste du matériel..………………………………………………………page 118

Équipe technique et artistique…………………….………….…….….page 121

Du storyboard au film………………………………………………….page 122

CV……………………………………………………………………….page 129

Page 106 sur 129 SYNOPSIS

Joseph a 35 ans, il vit seul, avec son chat, dans un petit appartement d’une grande ville qui sombre lentement dans un régime politique extrême, l’État Brun. Joseph détourne les yeux, il travaille, et préfère continuer à boire des cafés avec son ami Charlie et regarder le foot à la télévision, plutôt que de s’attirer des ennuis en critiquant des mesures nationales qui n’impactent pas directement son quotidien. Mais sait-on assez où risquent de nous mener collectivement les petites lâchetés de chacun ?

Page 107 sur 129 SÉQUENCE 1. INTÉRIEUR APPARTEMENT JOSEPH, SOIR.

Dans un appartement ensoleillé sous les toits, Joseph se prépare un café fumant. La pièce est étroite, décorée avec sobriété. Quelques photos aux murs, des vêtements qui sèchent éparpillés dans l’appartement. Sur la table, un cendrier plein, un fer à souder, un ordinateur démonté. Un chat roux miaule à ses pieds, Joseph l’ignore. Le chat insiste. Joseph prend la pâtée sur l’étagère en face de lui, et son regard se pose sur un petit sachet gris. Il détourne le regard et sert de la pâtée à son chat. Il hésite un instant, puis sort une gélule du sachet, l’ouvre et en verse le contenu dans l’assiette. Il mélange, puis la sert à son chat qui l’avale goulûment. Joseph lui caresse le dos, l’air soucieux.

SÉQUENCE 2. INTÉRIEUR CHAMBRE JOSEPH, NUIT.

Joseph est couché sur le dos, dans son lit, les yeux ouverts. Il ne trouve pas le sommeil.

SÉQUENCE 3. EXTÉRIEUR COUR D’IMMEUBLE, MATIN.

Joseph pousse la porte de la cour d’immeuble et avance vers un alignement de poubelles, un gros sac gris à la main. Le jour n’est pas encore levé. Sur la dernière poubelle, un logo en forme de chat et de chien. Il soulève le couvercle. La poubelle est déjà pleine de gros sacs gris. Joseph pose délicatement le sien à côté de la poubelle et s’éloigne.

SÉQUENCE 4.INTÉRIEUR HALL BOÎTES AUX LETTRES, JOUR.

Joseph descend les dernières marches de l’escalier de son immeuble et s’arrête devant l’alignement des boîtes aux lettres. Il ouvre la sienne, en sort deux publicités et un journal. Il repose les publicités, referme sa boîte aux lettres et s’éloigne, le journal à la main.

SÉQUENCE 5. INTÉRIEUR BUREAU OPEN SPACE, JOUR.

Joseph dépose un paquet de feuilles de calcul et un mug de café sur son bureau d’open space. Autour de lui, une dizaine d’informaticiens sont déjà affairés. La pièce est entièrement vitrée et donne sur les grattes-ciel du quartier des affaires. Les bureaux sont lumineux et décorés. En face de Joseph, son ami Charlie redresse la tête. Ils échangent un sourire complice.

SÉQUENCE 6. INTÉRIEUR APPARTEMENT JOSEPH, JOUR.

Joseph et Charlie sont assis sur le canapé, une bière à la main.

CHARLIE T’as regardé le match hier ?

JOSEPH Fallait que je m’occupe de mon chat. Tu vas trouver que c’est bizarre, mais j’y arrivais pas…

Page 108 sur 129 CHARLIE Ouais, on s’y attache à ces bestioles… J’ai eu du mal aussi avec mon chien. Je savais pas que c’était les chats aussi.

JOSEPH Ils ont fait des nouveaux tests de sélection apparemment.

Charlie ne répond rien.

JOSEPH T’y crois, toi ?

Charlie hausse les épaules.

CHARLIE De toute façon y’en a trop, fallait bien faire quelque chose. Et puis un chien c’est un chien, non ? Tiens, regarde.

Charlie pianote sur son téléphone portable et le tend à Jo.

CHARLIE Il est beau, hein ? Et en plus il me porte chance, j’ai gagné mon premier tiercé gris, hier.

Joseph se marre.

JOSEPH Tiercé gris, sérieux ? Ils savent plus quoi inventer !

CHARLIE Elle est bonne, ta bière grise ?

Ils trinquent de bon coeur.

SÉQUENCE 7. EXTÉRIEUR RUE, JOUR.

Joseph marche dans la rue, un sac de courses à la main. Le jour tombe.

SÉQUENCE 8. INTÉRIEUR APPARTEMENT JOSEPH, NUIT.

Joseph est assis devant la télévision, passionné par un match de foot. Il jette un coup d’oeil vers l’assiette de son chat dans laquelle il reste quelques bouchées de pâtée. Il se lève, la ramasse, la vide dans la poubelle et jette l’assiette.

SÉQUENCE 9. INTÉRIEUR HALL BOÎTES AUX LETTRES, AUBE.

Joseph descend lentement l’escalier jusqu’aux boîtes aux lettres. Il place machinalement la clé dans sa serrure, puis s’aperçoit qu’un petit journal gris y a été glissé, plié en deux. Étonné, il le tire vers lui et le déplie. En relevant les yeux, il découvre que le même journal gris a été glissé dans toutes les autres boîtes voisines.

Page 109 sur 129 SÉQUENCE 10. INTÉRIEUR BUREAU OPEN SPACE, JOUR.

Joseph dépose son café et son paquet de feuilles de calcul sur son bureau d’open space. La pièce est très silencieuse, il fait toujours sombre. Charlie redresse la tête et s’aperçoit que Joseph est trempé.

CHARLIE Le parapluie, tu connais ?

Joseph esquisse un sourire, Charlie se marre puis s’interrompt en découvrant les visages austères de leurs collègues tournés vers eux. Joseph s’assied puis tend son journal à Charlie.

JOSEPH Tu as vu, ça ?

Charlie se penche en avant pour lire la une et dévisage Jo, stupéfait. Un patron traverse les rangées de l’open space et Joseph cache le journal sous son bureau.

JOSEPH, baissant la voix Je te raconte après.

Ils se mettent au travail.

SÉQUENCE 11. INTÉRIEUR APPARTEMENT JOSEPH, SOIR

Joseph est assis sur son canapé. Il allume la télévision et change plusieurs fois de chaîne. Il soupire.

SÉQUENCE 12. INTÉRIEUR APPARTEMENT JOSEPH, SOIR.

Joseph entre dans son appartement et pose ses clés à côté d’un exemplaire des Nouvelles Grises. Il retire ses gants, son écharpe, son manteau. Un chat miaule et vient se coller à ses chevilles. Joseph se baisse pour le caresser. C’est un chat gris adorable.

SÉQUENCE 13. INTÉRIEUR IMMEUBLE CHARLIE, JOUR.

Joseph pousse la grande porte d’entrée de l’immeuble de Charlie et pénètre dans le hall sombre, un pack de bières brunes à la main. Il prend l’escalier et s’arrête sur le palier du premier étage en entendant des pas et des voix provenant de talkies de miliciens. Il s’immobilise, hésite à redescendre, puis se décide à monter les quelques marches qui le séparent du deuxième palier. Deux miliciens se tiennent debout devant la porte ouverte de Charlie, et Joseph en aperçoit deux autres qui retournent les meubles à l’intérieur de l’appartement. Un milicien le dévisage et Jo, paniqué, s’empresse de s’éloigner en faisant mine d’aller à l’étage du dessus. Il s’immobilise sur le palier supérieur quelques instants, à la recherche d’une solution pour redescendre, mais un milicien l’interpelle depuis l’étage du dessus.

LE MILICIEN Vous habitez dans l’immeuble ? Page 110 sur 129 Joseph bredouille.

JOSEPH Non… non… je venais rendre visite à ma soeur.

Le milicien jette un coup d’oeil au pack de bières avec méfiance.

LE MILICIEN Je peux voir votre carte ?

Joseph sort avec difficulté la carte grise de sa poche, et la tend au milicien qui le dévisage toujours. Il lui rend finalement sa carte et Joseph s’éloigne, en sueur.

SÉQUENCE 14. INTÉRIEUR BUREAU OPEN SPACE, JOUR.

Les doigts de Joseph tapent nerveusement sur un clavier. La grande pièce vitrée est très sombre, comme si le jour ne s’était pas levé. Tous les informaticiens travaillent en silence. Les décorations et les bibelots colorés ont quitté les tables de l’open space. Joseph est assis à son bureau, et jette de temps à autre des coups d’oeil vers les ascenseurs. Charlie ne vient pas. Joseph se tourne vers ses collègues.

JOSEPH Vous avez des nouvelles de Charlie ? Tu sais où il est ?

La collègue brune jette des coups d’oeil inquiets autour d’elle.

COLLÈGUE, chuchotant Il avait un chien blanc.

JOSEPH Quoi ?

COLLÈGUE Charlie. Il avait un chien blanc, non ?

Joseph acquiesce sans comprendre.

JOSEPH, après quelques instants Mais il en a un gris maintenant.

Un patron passe dans les rangs. Joseph et sa collègue se retournent vers leurs ordinateurs.

JOSEPH, baissant encore la voix Qu’est-ce que ça change, qu’il ait eu un chien blanc ?

La collègue, les yeux rivés sur son écran, ne répond rien. Joseph sort discrètement son portable et envoie un message à Charlie. Tous ses messages précédents sont restés sans réponse.

Page 111 sur 129 SÉQUENCE 15. EXTÉRIEUR RUE, NUIT.

Joseph, paniqué, marche rapidement dans la rue. Il croise quelques rares passants qu’il dévisage avec méfiance.

SÉQUENCE 16. INTÉRIEUR APPARTEMENT JOSEPH, MATIN.

Une cigarette à la main, Joseph est avachi dans son fauteuil en cuir, devant un match de foot, sans le son. Sa main tremble. Il observe son chat gris qui ronronne tranquillement dans le fauteuil d’en face.

SÉQUENCE 17. INTÉRIEUR APPARTEMENT JOSEPH, SOIR.

Joseph est accoudé à sa fenêtre. Il observe les passants en contrebas. Un milicien lève le regard vers les immeubles et Joseph se recule brusquement. Il attend quelques instants puis appuie de nouveau son front contre la vitre.

SÉQUENCE 18. INTÉRIEUR CHAMBRE JOSEPH, MATIN.

Joseph est couché sur le dos, au dessus des couvertures. Il n’a visiblement pas dormi. Il entend des pas dans l’escalier. On toque à la porte d’un étage du dessous. Plusieurs fois. Joseph s’immobilise, pétrifié. La porte s’ouvre, une discussion inaudible, quelqu’un se débat. Les pas s’éloignent. Joseph soupire, soulagé. Soudain, on toque brutalement à sa porte. Joseph sursaute et se redresse. Silence. On refrappe. Joseph descend du lit, sans faire un bruit, et traverse lentement le couloir de l’appartement. Il trébuche sur la gamelle du chat qui se renverse, et s’immobilise, piégé. Cette fois ci les miliciens tambourinent à sa porte. Joseph s’avance lentement vers l’entrée. Il tourne la clé dans la serrure.

NOIR

Page 112 sur 129 NOTE D’INTENTION

J’ai découvert la nouvelle de Franck Pavloff au lycée, et cette nouvelle m’avait profondément marquée. Son univers, pourtant si sobre sur le papier, m’avait semblé très riche visuellement, et j’avais déjà l’envie de l’adapter en film. Surtout, j’avais envie de partager cette histoire. J’ai donc décidé de faire de ce projet le film accompagnant mon mémoire intitulé « Expressions sensibles par le cadre et approches de la caméra portée ».

L’action se situe dans un futur proche, mais elle n’est pas datée. Je n’avais pas envie d’apporter des précisions ni sur la période ni sur le lieu, pour conserver l’universalité du message. Les décors et les accessoires, la technologie, sont très proches de ceux d’aujourd’hui, la société semble ne pas avoir tellement progressé (les hommes sont toujours passionnés par des matchs de foot qui détournent leur attention des problèmes réels). Seuls certains indices, comme les affiches de propagande dans la

Page 113 sur 129 rue, les étiquettes sur les poubelles, permettent au spectateur de s’apercevoir que le monde a changé.

Le film se déroule sur une période d’une cinquantaine de jours, les séquences étant séparées par des ellipses de plusieurs heures, puis plusieurs jours à mesure que le rythme s’accélère. J’ai envie que la répétitivité et la banalité du quotidien de Joseph soient mises en avant. À part son ami Charlie, Joseph sociabilise très peu, seuls quelques rares personnages secondaires interagissent avec lui : un milicien, une collègue de bureau. Autour de ces quelques personnages, le scénario est structuré de manière à ce que certains lieux reviennent à peu près dans le même ordre et avec la même fréquence : l’appartement de Joseph, son hall de boîtes aux lettres, l’open space où il travaille. Il n’y a qu’un lieu dans lequel on ne le voit aller qu’une fois : l’immeuble de son ami Charlie dans lequel il sera confronté aux miliciens et découvrira l’impact de toutes ses petites lâchetés précédentes. Plus le temps passe, plus les évènements s’enchaînent rapidement, précipitant Joseph vers son arrestation.

Le principal défi dans l’éclairage de ce film est de faire ressentir l’emprise de plus en plus grande de la dictature de l’État Gris : à mesure que le vocabulaire, les animaux de compagnie, les émissions télévisées et les journaux « grisent » j’ai envie que la lumière grise aussi. Le monde sera donc de plus en plus sombre, sans soleil donc sans vie.

La lumière du jour sombre et austère dans Children of Men d’Alfonso Cuarón.

Page 114 sur 129 Les personnages évolueront dans une ambiance de plus en plus austère : le décor, les accessoires et les costumes seront très peu colorés, et j’envisage également de désaturer progressivement l’image du film en post-production. Les personnages sont éclairés en contre-jour, les visages de moins en moins distinguables.

J’aimerais filmer avec une Alexa car j’apprécie son rendu très doux des couleurs, en particulier des peaux. J’envisage éventuellement d’utiliser des filtres de diffusion pour donner à l’image un aspect brumeux, moins défini, plus imprécis. Et j’aimerais tourner avec des optiques anamorphiques anciennes. Déjà, parce que j’apprécie le format large qui permet d’établir une relation particulière entre le personnage et son environnement. Je souhaitais filmer avec des focales assez courtes, pour ne pas embellir les comédiens et être physiquement proche d’eux en cadrant. En cela je m’inspire du film I think we’re alone know, dans lequel la réalisatrice et directrice de la photographie Reed Morano a fait le choix de tourner avec des optiques Lomo anamorphiques qui présentent des aberrations très intéressantes. Or les éventuels défauts des optiques (manque de contraste, flares, aberrations colorimétriques) correspondent parfaitement à l’univers que je souhaite dans ce film : une société déréglée, dystopique, dans laquelle les personnages sont voués à l’échec.

Le rapport des personnages à leur environnement dans I think we’re alone now de Reed Morano.

Pour accompagner l’évolution de l’éclairage, le cadrage évoluera aussi au fur et à mesure du film. De manière générale, les actions seront peu découpées. Dans les premières séquences, je cadrerai en plans plutôt larges, avec une caméra presque tout le temps en mouvement grâce à de légers travellings qui symboliseront

Page 115 sur 129 l’inconfort des personnages : malgré la sécurité et le calme apparents, leur situation est très instable et peut dégénérer. De même, ils seront souvent cadrés en plongée et au bord du cadre : pas d’équilibre, pas de symétrie. La caméra épaule fera son apparition progressivement au cours du film, au fur et à mesure que l’inquiétude de Joseph grandit. Le cadre se resserrera, et l’isolement et la nervosité du personnage se ressentiront dans les mouvements de caméra. Dans les dernières séquences, la caméra subjective fera son apparition : lorsque Joseph pénètre dans l’immeuble de Charlie, déambule dans les rues désertes, fume sur son canapé, puis observe la rue depuis la fenêtre de son appartement, la caméra adoptera plusieurs fois son point de vue. La dernière séquence du film, celle de l’arrestation, est filmée uniquement en caméra subjective. Le lien unissant la caméra au personnage évolue donc au cours du film, impactant directement la relation entre le personnage et le spectateur.

L'évolution du son sera elle aussi très importante dans le rapport que j'espère instaurer entre personnage et spectateur. J'imagine par exemple des bruits de la vie citadine de plus en plus lointains (les voitures, les oiseaux, les conversations des passants s’effaceront au cours du film). Les respirations de Joseph seront de plus en plus présentes, les bruits des voisins au travers des murs de son appartement s'intensifieront alors que son angoisse grandit, que la menace se rapproche…

Page 116 sur 129 PLAN DE TRAVAIL DU TOURNAGE

Page 117 sur 129 LISTE DU MATÉRIEL

CAMÉRA

– 1 Arri Alexa Studio n°6201 + loupe longue + 2 cables dtape/xlr4 + 2 cables EVF (1 long, 1 court) + 1 alim lemo 2/XLR3 – 1 Bridge Plate + tiges 19mm – 1 Sliding plate – 1 Voile caméra – 1 Housse de pluie

Média – 2 Cartes SxS 64 GB + 1 lecteur de carte + 1 thunderbolt / USB3 (GetK) – 2 Disques Durs navette + 1 cable video + 1 cable thunderbold + 1 cable USB alimentation – 6 Batteries Bebop 12V + 2 chargeurs + 2 chuccos

Optiques – Série Arri Zeiss Master Anamorphic 28mm - 40mm - 50mm (flare) - 75mm (flare) - 100mm T/1.9 + 1 pont + 2 tiges – 1 Série de filtres ND 0.3, 0.6, 0.9, 0.9IR en 4x5,6 – 1 Haze 2A en 4x5.6 – 5 Filtres Low Contrast : LC 1/8 - 1/4 - 1/2 - 1 - 2 en 4x5.6

Accessoirisation – 1 Mattebox 5x5,6 2 tiroirs + 7 caches + 1 volet supérieur + 2 volets latéraux + 1 adaptateur tiges 19/15 + 2 adaptateurs bagues – 1 Follow focus Chrosziel

Page 118 sur 129 + 2 molettes (longue + courte) + 1 adaptateur tiges 19/15 + 1 rallonge + 2 bagues – 1 Commande de point HF C Motion + 2 sangles + 3 moteurs + 2 antennes + 3 batteries + 1 chargeur double + 1 prise secteur + 1 cable mini USB USB + 3 adaptateurs tiges 15-19 + 2 cables Lbus Lbus + 1 cable Lbus Dtape + 1 cable cam Lbus

Vidéo – 1 Roulante vidéo – 1 Moniteur Sony Oled 25’’ + cable alimentation – 1 Atomos Shogun + 4 SSD + 2 batteries + 1 lecteur SSD + 3 pas de vis + mini bras magique + 1 mini spigot + 2 sangles + 4 cables + 1 pare soleil – 1 touret BNC – 7 BNC

Support – 1 Tête fluide bol 120 Ronford + 4 manches + semelle – 1 Grandes branches bol 120 – 1 Getites branches bol 120 – 1 Base – 1 Adaptateur base bol 120 – 1 Système poignées bleues – 1 Bouée

Page 119 sur 129 LUMIÈRE

- 1 Blonde 2KW - 1 Fresnel 1KW - 2 Kinos 4 tubes 60 en 5600K - 1 Kino 4 tubes 120 en 5600K - 1 Joker HMI 400W - 5 Pieds de 1000 - 1 Pied Baby 1000 - 2 Bras de déport (1 de 1m et 1 de 50cm) - 8 Balles de tennis

Alimentation - 10 Prolongs - 2 Dimmers 2kW

Drapeaux et cadres - 3 Cadres (2 grands et un petit) - 2 vides et 1 avec diff 250 - 1 Floppy - 2 Grands drapeaux - 2 Petits drapeaux - 1 Rouleau de Rollux 400 (Lee Filter) - 4 Plaques de depron - Chutes de gélatines

MACHINERIE

- 6 rails de travelling (4 rails de 2m et 2 rails de 1m) - 1 Petit plateau de travelling - 4 Roues - 1 Caisse de cales - 1 Niveau à bulle - 4 Gueuses - 5 Rotules - 2 Pinces Cyclone - 4 Sangles - 6 Cubes (4 petits et 2 grands) - 4 Elingues - 1 Clap - 1 Parapluie caperlan

Page 120 sur 129 ÉQUIPE TECHNIQUE ET ARTISTIQUE

Réalisatrice et chef opératrice : Naomi AMARGER [email protected] 07 77 94 56 63

Assistante réalisatrice : Kelly THOUROUDE [email protected] 06 50 94 06 82

Scripte : Réjane RUBY [email protected] 06 30 87 49 56

Première assistante caméra : Ariane VALLIN [email protected] 06 45 53 87 54

Seconde assistante caméra : Marianne BARTHELEMY [email protected] 06 03 03 69 59

Ingénieur du son : Valérian PONSERO [email protected] 06 81 65 46 97

Perchman : Martin PEIGNIER [email protected] 06 08 11 16 27

Montage son : Liza LAMY

Mixage : Matthieu FRATICELLI

Chef électricien : Jean-Matthieu FRESNEAU [email protected] 06 65 70 06 17

Chef machiniste : Léa CRIBIER [email protected] 06 46 09 00 86

Renfort électricité / machinerie : Chloé GOTTHILF [email protected] 06 28 01 69 84

Régisseur général : Artur BADUREK [email protected] 06 38 39 13 86

Chef décoratrice : Louise LARDEYRET [email protected] 06 35 97 01 50

Joseph Guillaume CAMOUS [email protected] 06 07 45 75 61

Charlie Denis SIXOU [email protected] 06 31 78 74 29

La collègue Pauline BROUSSOUS [email protected] 07 68 29 66 56

Les figurants Jean-Paul DEBOSQUE [email protected]

Marie VAZ [email protected]

Mouhammad HASSAN [email protected]

Mehdi BLEIL [email protected]

Gabrielle SZYMANSKI [email protected]

Océane DHUICQUE [email protected]

Maxime DEZANET [email protected]

Les chats Tintin (Germain LE CARPENTIER) g.lecarpentier@arsonistsfilms.com 06 88 94 69 44

Buz (Marina GAYMARD) [email protected] 06 18 74 37 30

Page 121 sur 129 DU STORYBOARD AU FILM

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