Mythe Historisé De L'époque Islamique Au Luristan
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MYTHE HISTORISÉ DE L'ÉPOQUE ISLAMIQUE AU LURISTAN LA GESTE DU ROI KHOCHIN, LE CAVALIER DE LA MONTAGNE Études d'ethno-lexicologie (deuxième partie) PAR MOHAMMAD MOKRI* RÉSUMÉ L'archaïsme de certaines expressions utilisées dans les compilations de textes des «Gens de Vérité» avait rendu complexes et ardues un certain nombre d'idées. Le déchiffrement de ces documents et le décryptage de ces notions, amorcés par l'auteur il y a plusieurs décennies, ont mis au jour un trésor nourri de cultures locales et populaires, propres à ces deux provinces iraniennes que sont le Kurdistan et le Luristan. Les textes rédigés en anciens dialectes kurdo-gouranis, par la rareté de leur lexique et l'étrangeté des formes linguistiques, ont ainsi pu préserver leur au- thenticité, n'ayant pas subi les transformations et manipulations de ces œuvres dont la langue résistait moins à la compréhension. Cette deuxième partie d'une étude ayant pour objet les mythes historisés de l'époque islamique, est focalisée sur la deuxième version de la Geste du Cava- lier de la montagne. Plusieurs fragments et épisodes, d'une portée inédite et d'un charme insolite, ponctuent le déroulement de ces événements mythico-his- toriques. Ils font ici l'objet d'un traitement particulier qui s'ajoute aux complé- ments thématiques et linguistiques apportés à la première partie. Ces mots archaïques et idiomatiques, disséminés ça et là dans les ouvrages tant épiques et littéraires que religieux, font entendre les voix des habitants de ces montagnes et de ces plaines, avec une intensité et une naïveté que peu de langues peut contenir ou rendre. Pour apprécier les faits à leur juste mesure, disons que la littérature des F. de V. (Ahl-i Îaqq) ne forme qu'une goutte dans le vaste océan de ces contes et de * Directeur de Recherche honoraire au CNRS. Journal Asiatique 287.1 (1999): 9-190 10 M. MOKRI ces traditions populaires. Elle a cependant le mérite de conserver quelques rési- dus précieux de ce riche et fécond patrimoine dont l'Iran est le dépositaire. Mots clés: Ahl-i Îaqq, gourani, Chah Khochin, ethnologie, mythologie, contes populaires, linguistique, dialectes anciens. SUMMARY The archaic quality of certain expressions in the compilation of texts by “People of Truth” made a certain number of ideas difficult and complex. The decipher- ing of these documents and the understanding of these notions, begun by the author several decades ago, have brought to light a treasure nourished by local and popular cultures, indigenous to the two provinces of Iran: Kurdistan and Luristan. The texts written in ancient kurdo-gurani dialects, because of the rare nature of the vocabularly and the strangeness of the linguistic forms, have thus been able to conserve their authenticity; they have not undergone the transformations and manipulations of those works whose language was less incomprehensible. The purpose of the second part of this study, was to focus on the historical myths of the islamic period and examines the second version of “the Tale of Knight on the Mountain”. Several fragments and episodes, never before re- ported and utterly charming, underline these mythic historical events. They are here handled in an unusual way which is added to additional thematic and lin- guistic elements from the first part. The archaic and idiomatic vocabularly found here and there in literary and epic as well as religious works, allows us to hear the inhabitants of these moun- tains and plains, speaking with an intensity and a simplicity found and rendered in few languages. To truly appreciate the facts in their entirety, let us say that the literatury of “People of Truth” is but a drop in the immense ocean of these popular tradi- tions. Their merit lies in the conservation of precious bits of this rich and fecund legacy found in Iran. Key-words: Ahl-i Îaqq, gourani, Chah Khochin, ethnology, mythology, contes populaires, linguistique, dialectes anciens. Journal Asiatique 287.1 (1999): 9-190 MYTHE HISTORISÉ DE L'ÉPOQUE ISLAMIQUE 11 Fragments intrus et cycles nostalgiques** «Nous étions quatre frères et un vieux père, «Trois d'entre nous étaient archers et portaient un carquois avec une flèche. «Sur les montagnes nous étions les léopards et dans les bosquets nous étions les lions. «Nous étions les anges dans le ciel et les émirs à la cour.» Tel est le contenu d'un fragment composé en persan, inséré dans le texte gourani du B.- Kh. P. (verset 97). Lorsqu'un paléontologue ou un archéologue découvre au cours de ses fouilles un fossile ou l'éclat d'une pièce en terre cuite ou en pierre, terni par le temps et la poussière, il se peut qu'il ignore d'emblée la valeur exacte de ce simple objet et le message historique qu'il transmet. Mais, alors que de retour dans son laboratoire, il le dépoussière et en scrute toutes les parties avec sa loupe, c'est avec joie qu'il en déchiffre le code par lequel un monde effacé se met à vibrer. Ainsi se dégage-t-il du style même de ce morceau insolite, une atmos- phère étrangère à l'ensemble du texte, dans lequel pourtant il s'intègre fortuitement. Je ne saurais dire par quel miracle ces quelques lignes sin- gulières ont pu trouver place ici ni d'où elles ont pris leur envol pour venir se joindre à ces versets. Ce fragment de bonne facture est composé dans un style narratif qui rappelle les anciens contes nostalgiques. En connaissance de cause, je peux éprouver la puissance évocatrice de ces mots. Ils forment en quelque sorte la substance et l'essence du méca- nisme de ces contes, grâce aux deux volets fondamentaux qu'ils mettent en place, le cadre familial en ouverture et la performance dévolue aux sujets, préalables au déroulement de l'histoire. Ces deux traits constituent, en effet, les éléments préalables nécessai- res à ce type de récits. La famille patriarcale descend, dans les mythes et ** Ces études, comme il a été auparavant précisé, s'attachent à déceler des phénomè- nes culturels et à en cerner les diverses expressions. Comme tout observateur neutre et extérieur, je me suis uniquement concentré sur les appareils lexicologiques et thémati- ques — dans lesquels se lit l'inscription de traditions populaires et classiques — sans aucun parti pris. Voir aussi 1ère partie, note 1. Journal Asiatique 287.1 (1999): 9-190 12 M. MOKRI les traditions, d'une souche commune. C'est pourquoi, elle est le plus souvent figurée par l'image d'un père et de ses fils, l'indice d'un retour emblématique aux origines. A la tête d'une tribu, d'une dynastie ou d'un groupe d'hommes, se trouve le plus souvent un père éponyme qui, sou- tenu de ses enfants, s'est illustré en asseyant les forces guerrières ou morales de la famille. L'insistance sur ce thème ne relève pas de la dissertation sur un sujet somme toute très vaste, mais est dictée par la simplicité originelle des motifs évoqués. La solidarité touchante qui unit ces frères dont trois sont archers, mu- nis d'un carquois et d'une seule flèche, est le propre d'un état de com- munauté à ses débuts et dont les germes ne sont pas encore éclos: les contes ne l'ignorent pas. De nombreux écrits populaires font état de plu- sieurs frères ou amis ne possédant qu'un outil, qu'une arme, qu'une charrue ou qu'une monture en commun, chacun l'utilisant à tour de rôle. Ces divers instruments et supports concentrent une force interne, de sorte que leurs possesseurs entretiennent avec eux des relations intimes. Les héritages symboliques, contenant des objets ou lots énigmatiques, que lèguent les pères à leurs progénitures, sont propres à ces catégories de récits. Les générations postérieures préservent ces dons comme un signe distinctif familial, sacré et précieux. Ces objets orientent les des- cendants vers une voie qu'ils sont conviés à suivre. Ainsi, le père met à l'épreuve la capacité de ses enfants à respecter ses directives. Le nombre des enfants varie selon les cas, entre neuf, sept et quatre. Ici, le chiffre quatre, imité du modèle des quatre éléments de la nature, a l'avantage d'être un chiffre rond et aussi complet que le carré. Cette forme géométrique correspondait à l'architecture des maisons de l'époque dont chaque angle est en relation avec l'un des quatre coins du terrain hérité, puis du royaume. Le deuxième hémistiche ne fait plus mention que de trois frères archers. La contradiction entre les deux pre- miers hémistiches n'est qu'apparente, car ces trois sont censés se mettre sous le commandement de l'aîné (ou exceptionnellement du fils qui pré- sente le plus de qualité). Le tarkas (carquois) et le tir (flèche) passent, dans leur représentation, d'une dimension technique à une dimension mythique. L'un et l'autre prennent une ampleur magique au sein du conte. C'est plus tard que se Journal Asiatique 287.1 (1999): 9-190 MYTHE HISTORISÉ DE L'ÉPOQUE ISLAMIQUE 13 superpose à ces couches, un sens plus métaphysique, que les F. de V. reprendront en conférant à ces objets une nature céleste. Bien que l'in- tervention de ce dernier groupe soit tardive, elle peut s'être inspirée des hérésies anciennes dont quelques miettes ont survécu à l'ouest et au sud de l'Iran. Pour en revenir à ces frères, c'est leur vaillance et leur lutte qui auto- risent les métaphores de ces félins fréquentant les monts et les forêts du Luristan1. Leur puissance s'étend aussi bien dans l'espace céleste que sur la terre.