Études sur le Symbolisme sur Études

EDUCatt Ente per il Diritto allo Studio Universitario dell’Università Cattolica SERGIO CIGADA

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S Études sur le Symbolisme ISBN: 978-88-8311-847-0

9,00 euro SERGIO CIGADA

Études sur le Symbolisme

Éditées par Giuseppe Bernardelli et Marisa Verna Avec une introduction de Marisa Verna Traduction française de Giulia Grata

Milan 2011 © 2011 EDUCatt - Ente per il Diritto allo Studio Universitario dell’Università Cattolica Largo Gemelli 1, 20123 Milano - tel. 02.7234.22.35 - fax 02.80.53.215 e-mail : [email protected] (produzione) ; [email protected] (distribuzione) web : www.educatt.it/librario ISBN : 978-88-8311-847-0

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TABLES DES MATIÈRES

Table des abréviations ...... V Présentation ...... VII Introduction ...... IX Note sur le texte ...... XV

Charles Baudelaire : anthropologie et poétique ...... 1 Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Introduction ...... 43 Rimbaud de la Lettre du Voyant au Bateau ivre ...... 63 Rimbaud, Une saison en enfer, « Adieu » ou de l’essentialité ...... 103 À propos de Le loup criait sous les feuilles d’ ...... 111 Mallarmé, Autre éventail ...... 129 .     . Analyse et commentaire ...... 141 Deux compositions poétiques de Verlaine ...... 149

Abstracts in English ...... 158 Du même auteur ...... 161

III

TABLE DES ABRÉVIATIONS

OCB C. Baudelaire, Œuvres complètes. Nouvelle édition. Texte établi, présenté et annoté par C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975-1976 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 1, 7).

OF G. Flaubert, Œuvres. Texte établi et annoté par A. Thibaudet et R. Dumesnil, Paris, Gallimard, 1982-2001 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 36-37).

OCM S. Mallarmé, Œuvres complètes. Édition établie, présentée et annotée par B. Marchal, Paris, Gallimard, 1998-2003 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 65, 497).

OCPrM A. de Musset, Œuvres complètes en prose. Texte établi et annoté par M. Allem et P. Courant, Paris, Gallimard, 1960 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 49).

OCR A. Rimbaud, Œuvres complètes. Édition établie par A. Guyaux, avec la collaboration d’A. Cervoni, Paris, Gallimard, 2009 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 68).

OPCV P. Verlaine, Œuvres poétiques complètes. Texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec ; édition révisée, complétée et présentée par J. Borel, Paris, Gallimard, 1983 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 47).

V

PRÉSENTATION

Sergio Cigada souhaitait depuis longtemps publier en français ses études sur la littérature symboliste. Il n’en a pas eu le temps. Ses élèves ont voulu assumer cette tâche, dans le sentiment de rendre un double hommage : à leur Maître et au pays qui en avait amorcé la carrière de chercheur. Comme il le dit dans la lectio magistralis prononcée lors de l’attribution du titre de Chevalier de l’Ordre National du Mérite, Cigada devait sa reconnaissance avant tout à la France, qui, en 1958, lui avait alloué une Bourse, lui permettant ainsi de poursuivre ses études sur la littérature médiévale. Cette « graine que [le Gouvernement français] jetait » a porté des fruits nombreux, dont une partie est ici rassemblée. Que la France soit donc remerciée, et l’Université de la Sorbonne en particulier, d’avoir su reconnaître le talent précoce d’un jeune chercheur italien, destiné à devenir un Maître pour tant d’autres chercheurs, pour de nombreuses générations. Les élèves qui ont travaillé à ce livre comptent parmi eux. Ils espèrent avoir su y honorer, ne fût-ce qu’en partie, leur dette de reconnaissance.

VII

INTRODUCTION

En 1960, âgé de vingt-sept ans, Sergio Cigada était déjà monté sur « l’hippogriffe des grandes questions » : à l’occasion d’une discussion sur la farce et la sotie au XVe siècle, il avait proposé un ‘manifeste’ de critique littéraire qui nous servira ici de point de départ1. Le jeune critique de littérature médiévale qu’il était alors niait qu’une distinction entre ces deux genres littéraires ait jamais existé ; il niait même que les genres littéraires existent tout court2. Ces deux positions n’en faisaient à la vérité qu’une et se fondaient sur une conception précise, « interprétative et non didactique », du travail de la critique. Nous citons le passage in extenso, car l’hypothèse qui y est avancée a guidé tous les travaux présentés dans ce recueil :

De la conception classique-didactique de l’art est née, en effet, une conception didactique de la critique : soit d’une critique qui impose ab externo des principes intellectuels, dans les limites desquelles elle confine des œuvres historiquement situées. La critique qui veut établir des principes et des catégories intellectuelles, qu’elle sait absentes des conceptions des auteurs eux-mêmes, ne peut que représenter une prétention subjective de catégorisation, à laquelle il est partant toujours possible d’opposer un type différent de classification extrinsèque. Or nous nous refusons à une telle critique, que nous estimons rationa- liste et moraliste, c’est-à-dire liée à des activités de l’esprit (logico- rationnelles ou pratiques et morales) qui ne sont pas le propre de l’art. Nous croyons au contraire en une critique fondée sur l’histoire et sur l’esthétique, une critique qui, en partant du concret textuel, ne vise pas à poser des schèmes généraux, qui n’existent que comme abstractions statistiques, mais poursuive au contraire les lois propres de l’œuvre sin-

1 « La “Farce”, la “Sotie” et la valeur pragmatique des genres littéraires médié- vaux ». Titre original : « La “Farce”, la “Sotie” ed il valore pragmatico dei generi lette- rari medievali », in Discussioni e Comunicazioni, Studi Francesi, XII (1960), p. 487. La discussion portait sur un article de Lambert C. Porter dont Sergio Cigada avait rendu compte dans un numéro précédent de cette même revue, voir Studi Francesi, X (1960), p. 123-24. L’article de Porter avait été publié dans Zeitschrift für Romanische Philologie, LXXV (1959), 1-2, p. 89-123, et concernait la différence entre “farce” et “sotie” au Moyen-Âge. Tout en appréciant la rigueur de travail de Porter, Cigada avait nié qu’une telle différence existe. Suite à la réaction de Porter, Sergio Cigada publia la réponse que nous citons ici. Toutes les citations se réfèrent à cette même page. 2 Les publications de Sergio Cigada sur la littérature du XVe siècle sont nombreuses et remarquables. Nous renvoyons pour plus de précisions à la bibliographie en fin de volume.

IX Études sur le Symbolisme

gulière et l’évolution historique (des contenus et des techniques) qui lie une œuvre à l’autre dans le devenir propre de l’esprit. Le texte littéraire, dans son existence singulière et historique, est le seul objet de la critique : en dégager les lois esthétiques internes est le travail de tout bon lecteur. Telle est la méthode – si banale, en apparence – qui a orienté l’auteur de ces études dans l’analyse de la littérature symboliste-décadente. Nous n’avons pas choisi au hasard de lier par un simple tiret deux définitions qui ont fait couler beaucoup d’encre : la distinction entre Symbolisme et Décadentisme nous ramène en effet à la distinction entre farce et sotie établie par certains critiques de la littérature du XVe. Dès 1972, Sergio Cigada avait reposé la question – la distance temporelle et la différence entre les genres ne changeant rien au problème : genres et définitions n’existent que s’ils sont ancrés dans les textes, et dans l’Introduction à son édition des Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette3, il niait que ces deux « étiquettes » puissent renvoyer à deux mondes poétiques distincts :

Dans les Déliquescences, la terminologie oscille, mais si nous nous en tenons à la substance des faits, il n’existe pas deux mondes lyriques, mais une seule aire, complexe autant qu’on voudra, mais unitaire. Viendra la définition de Moréas, les partisans du terme « déca- dentisme » protesteront, ils se fabriqueront l’une ou l’autre opposition commode, par pure subtilité dialectique. Mais c’est de la logomachie, ce sont des schémas historiques a posteriori : en vérité, les ramifications extrêmement compliquées de la fortune de Baudelaire, filtrée ensuite par ses héritiers géniaux, couvrent entièrement les trois dernières décennies du XIXe siècle, où ‘décadentisme’ et ‘symbolisme’ sont deux termes différents pour désigner un seul et même phénomène4. Dans cette présentation de la célèbre parodie de Henri Beauclair et Gabriel Vicaire, l’analyse des émergences textuelles ne néglige aucune dimension du fait littéraire : les thèmes, les styles, les doctrines, les techniques sont analysées minutieusement, sans que jamais le critique perde de vue l’ensemble du réseau, ni la réalité historique dans laquelle ces ensembles textuels se sont formés. Or cette réalité historique – cette « vie de café dont l’opuscule est en fin de compte un document, cet enchevêtrement de rapports immédiats, fondés sur la chronique »5 – intéresse le critique, qui s’y ‘immerge’ avec son filet, sans pour autant

3 Voir p. 43-61. 4 Voir p. 58. 5 Voir p. 60.

X Introduction en devenir prisonnier. Si les auteurs sont souvent obligés de se ranger, de fonder des écoles et de se parer de titres plus ou moins nouveaux, les textes, eux, parlent. Et ils parlent la langue de Baudelaire. Car dans l’étude de 1992 qui ouvre ce volume, Baudelaire est dé- claré sans hésitations comme le fondateur du Symbolisme. Cette définition n’a rien d’une prise de position idéologique ou morale, et ne trouve son aliment, encore une fois, que dans les œuvres du poète. Il suffit de parcourir brièvement les pages de cet article pour se rendre compte que les affirmations qu’il contient sont toutes ponctuellement soutenues par des citations des textes, poétiques ou théoriques, de Baudelaire. Sans nier que certaines des conceptions identifiées dans l’œuvre baudelairienne soient déjà présentes antérieurement à la publication des Fleurs du Mal, le critique démontre à notre avis très nettement que c’est seulement à partir de Baudelaire que ces concep- tions forment une esthétique cohérente et nouvelle. Si la « correspon- dance mystique entre différents aspects du cosmos » était en effet déjà présente en tant qu’élaboration intellectuelle avant lui,

le point fondamental est le bond qualitatif que Baudelaire impose à ce concept, en le transférant du niveau ontologique (ou, si l’on préfère, cosmologique), où il constitue une réflexion sur la nature de l’être d’origine essentiellement néoplatonicienne, au niveau esthétique : l’analogie universelle devient ainsi le fondement d’une doctrine esthé- tique suivant laquelle l’intuition de ces rapports (rendue possible par la faculté de l’esprit humain que Baudelaire appelle ‘imagination’) devient elle-même acte cognitif du transcendant, avec lequel l’esprit humain entre en un contact direct : transcendance inatteignable pour l’homme, si ce n’est mentalement, à travers l’imagination, organe de l’infini et créateur de l’objet esthétique. De cette esthétique naît une rhétorique, car selon Cigada la rhétorique n’existe pas en tant que structure en soi – telle qu’elle est conçue par une vision classique, donc didactique, de la langue et de l’art – mais uniquement en relation aux cultures (et aux textes) qui déterminent sa valeur spécifique et individuelle, qui n’est jamais donnée une fois pour toutes.

Baudelaire théorise et pratique [d]es techniques d’agrégation textuelle (qui sont, pour ainsi dire, l’application du principe de l’analogie universelle et des correspondances) et à sa suite tout le Symbolisme tirera de ces techniques son empreinte stylistique propre6.

6 Voir p. 22 et 26.

XI Études sur le Symbolisme

C’est dans cette esthétique que prend son essor l’œuvre de Rimbaud, radicalisation de la position baudelairienne, et dans laquelle le critique retrouve aussi l’enseignement de la poétique grecque : le langage de la synthèse universelle, qui sera le propre de l’invention poétique du Voyant, est rattaché pour la première fois, à notre connaissance, à la définition aristotélicienne de la tragédie comme « Vie harmonieuse »7. Le bilan critique constitué par cet essai, où sont examinés et ordonnés les principes qui fondent et théorisent la langue de l’Absolu, qui sera celle du Voyant (« la poésie comme synthèse unificatrice de l’hétéro- gène »)8, est suivi d’analyses méticuleuses, mais toujours foudroyantes, de textes de Rimbaud (Adieu, et Le loup criait sous les feuilles, dans Une Saison en enfer)9 ; de Mallarmé (Autre éventail)10 ; de Verlaine (     ; Cortège et Marco)11.

La méthode « interprétative » annoncée en 1960 est ici appliquée à la micro-analyse des textes, sans que toutefois le critique ne se superpose jamais au principe créateur qui gère l’équilibre des produits artistiques. Les questions sans réponse restent ouvertes, et la conscience que l’opération de décryptage du sens n’est pas une simple addition de signes n’abandonne jamais le lecteur. Comme il est dit magistralement dans l’étude sur Adieu, « [l]a vérité est qu’à certains sommets de l’art, l’artiste qui les réalise ne parvient lui-même qu’à travers le spasme de son ultime effort : il ne les domine pas comme une partie de dames mais il les soutient, dans un équilibre formel miraculeux et instable, entre les élans de l’esprit et la joyeuse déroute des choses. L’exégèse doit renoncer à aplanir les trajectoires divergentes : ‘plusieurs vies’ vivent dans l’âme du jeune monstre – les impulsions désagrégeantes se chevauchent, s’alternent et s’additionnent rythmiquement, conduites vers leur solution, qui est la synthèse formelle et stylistique de ce prodigieux noyau de vie »12. On reconnaît le même type de réflexion dans l’article qui commente Le loup criait sous les feuilles, où l’hypotexte biblique de la troisième strophe du poème est relevé avec les soins scrupuleux d’un véritable philologue, lequel ne commet pas, justement, « l’erreur [...] de forcer les textes », en attribuant aux vers de Rimbaud un sens religieux que l’hypotexte expliciterait de manière univoque. Il n’empêche que les bons philologues doivent s’approprier des connaissances qui étaient

7 Voir p. 64. 8 Voir p. 88. 9 Voir p. 103-10 et 111-28. 10 Voir p. 129-40. 11 Voir p. 141-48 et 149-57. 12 Voir p. 131.

XII Introduction celles des poètes qu’ils veulent interpréter, et que dans le cas de Rimbaud – mais la même remarque vaut pour tous les poètes symbolistes, comme il est d’ailleurs démontré dans l’article sur Verlaine – les textes sacrés ne sont pas inutiles au véritable critique. L’examen du tissu verbal d’Autre Eventail de Mallarmé et de      de Verlaine part encore une fois de la constatation de leur enracinement dans l’esthétique baudelairienne, radicalisée ou interprétée selon des voies éthiques et stylistiques individuelles qui sont propres à chaque personnalité artistique, mais respectée dans sa charpente rhétorique et anthropologique fondamen- tale. Si pour Mallarmé l’Absolu est uniquement identifiable dans un acte verbal, et « le langage est l’instrument qui assure la médiation entre la réalité empirique, sensorielle, multiple, et l’Absolu en tant qu’absence de toute spécification concrète, indétermination suprême, Néant »13, il reste que l’association thématique est pour lui l’instrument principal de cette médiation, ainsi que pour Verlaine, qui construit un système complexe d’associations entre l’image du Christ et celle du poisson dans un poème certes marginal, mais qui n’en démontre pas moins la maîtrise, la finesse, la conscience critique d’un poète qui se savait Symboliste, toute concession faite au néo-romantisme de sa veine mélancolique.

La finesse des lectures critiques réunies dans ce volume mériterait d’autres commentaires, mais l’opération finirait pas ressembler à une vertigineuse somme de gloses qui se superposent l’une à l’autre, et la voix des poètes deviendrait inaudible. Sergio Cigada aimait que les textes parlent d’eux-mêmes. Nous lui laissons donc la parole, pour que les poètes qu’il aimait tant puissent à leur tour nous parler.

Marisa Verna

Nous remercions tous les élèves de Sergio Cigada qui se sont consacrés à la bonne réussite de ce travail : Giuseppe Bernardelli, de l’Università Cattolica de Milan, Liana Nissim et Marco Modenesi, de l’Università degli Studi de Milan.

13 Voir p. 129.

XIII

NOTE SUR LE TEXTE

La présentation des articles ne suit pas l’ordre chronologique : nous avons choisi d’ouvrir le recueil avec les essais qui, par l’ampleur de leur souffle, se signalaient le plus manifestement comme fondateurs d’une école critique. Viennent ensuite les essais consacrés à des analyses textuelles plus ponctuelles, même si la date de leur publication originale est antérieure.

1) « : antropologia e poetica », in Il Simbolismo francese, a cura di S. Cigada, Milano, Sugarco, 1992, p. 31-74.

2) « Introduzione », in Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Edizione critica, introduzione e commento a cura di S. Cigada, Cisalpino-Goliardica, 1972, p. 5-33.

3) « Rimbaud dalla Lettre du Voyant a Le Bateau ivre », in Simbo- lismo e Naturalismo fra lingua e testo, a cura di S. Cigada e M. Verna, Milano, Vita e Pensiero, 2010, p. 87-128.

4) « Rimbaud, Une saison en enfer, “Adieu”, o dell’essenzialità », in George Sand et son temps. Hommage à Annarosa Poli, a cura di E. Mosele, Genève, Slatkine, 1994, vol. III, p. 1395-1404.

5) « A proposito di Le loup criait sous les feuilles di Arthur Rimbaud », Bérénice, XIV (2006), 36-37, p. 12-27.

6) « Mallarmé, Autre Eventail », in Mélanges de langue, d’histoire et de littérature françaises offerts à Enea Balmas, Paris, Klincksieck, 1993, p. 1167-77.

7) « Paul Verlaine. Iesous Christos Theou Uios Soter. Analisi e com- mento », Studi di letteratura francese, XXVIII (2003), p. 9-16.

8) « Due composizioni di Verlaine », Studi Francesi, IV (1960), pp. 83-88.

XV

CHARLES BAUDELAIRE : ANTHROPOLOGIE ET POÉTIQUE

Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. A. Rimbaud

1. « Spleen et Idéal » Le domaine spirituel de l’homme se situe, pour Baudelaire, entre deux pôles extrêmes, qui sont le spleen et l’idéal.

1.1 Le spleen Le spleen est le sentiment de l’insuffisance existentielle de l’homme (Baudelaire le désigne aussi, alternativement, comme « ennui »1, les deux termes étant, en tout cas, interchangeables. J’utiliserai ici celui qui est mis en exergue des Fleurs). L’homme est radicalement insatisfait de sa vie : le monde est une terre vaine, en proie à l’inharmonie et à la douleur, et l’homme, pourtant noble et spirituel par nature, engin raffiné et complexe de sens et de raison, règne sur une région déchue, inepte, infâme.

Je suis comme le roi d’un pays pluvieux, Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux2

(Spleen. Je suis comme le roi..., v. 1-2).

1 Je crois que l’équivalence des deux termes ne fait aucun doute. Le cas des quatre poèmes portant le titre de « Spleen » dans les Fleurs du Mal me semble à cet égard exemplaire : dans le texte de ces quatre compositions, le terme ‘spleen’ n’apparaît jamais, alors qu’on y trouve trois fois le terme ‘ennui’, exactement dans le même moule sémantique : dans Spleen (J’ai plus de souvenirs...), au v. 17 (« Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, / Quand sous les lourds flocons des neigeuses années / L’ennui, fruit de la morne incuriosité, / Prend les proportions de l’immortalité ») ; dans Spleen (Je suis comme le roi d’un pays pluvieux...), au v. 4 (« Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes, / S’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes ») ; dans Spleen (Quand le ciel bas et lourd...), au v. 2 (« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis »). 2 Je citerai toujours d’après C. Baudelaire, Œuvres complètes [OCB]. Nouvelle édition. Texte établi, présenté et annoté par C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975-1976 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 1, 7). J’indiquerai le titre des poèmes dans le texte, directement à la suite de la citation.

1 Études sur le Symbolisme

Le Grand Ver qui corrode entièrement l’expérience humaine, c’est le Temps ; le Temps est le principe dissolvant qui rend toute action, tout sentiment, vains ; il est le dieu sinistre qui préside à la vie de l’homme ; il est le rétiaire infâme, l’ennemi vigilant et funeste qui mettra à la fin son pied sur notre échine :

– Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie

(L’Ennemi, v. 12)

Et le Temps m’engloutit minute par minute, Comme la neige immense un corps pris de roideur ;

(Le Goût du néant, v. 11-12) ou, dans une réflexion plus apaisée :

À chaque minute nous sommes écrasés par l’idée et la sensation du temps3. Dans la deuxième partie de La chambre double, il est dit, avec une évidence maximale, que l’angoisse spleenétique de la vie, les douleurs et les bouleversements physiques et moraux qui en forment la texture atroce, d’une part, et le Temps, d’autre part, sont une seule et même chose :

Horreur ! je me souviens ! je me souviens ! Oui ! ce taudis, ce séjour de l’éternel ennui, est bien le mien. [...] Oh ! oui ! le Temps a reparu ; le Temps règne en souverain maintenant ; et avec le hideux vieillard est revenu tout son démoniaque cortège de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de Peurs, d’Angoisses, de Cauchemars, de Colères et de Névroses. Je vous assure que les secondes maintenant sont fortement et solennellement accentuées, et chacune, en jaillissant de la pendule, dit : – « Je suis la Vie, l’insupportable, l’implacable Vie ! » [...] Oui ! le Temps règne ; il a repris sa brutale dictature. Et il me pousse, comme si j’étais un bœuf, avec son double aiguillon. – « Et hue donc bourrique ! Sue donc, esclave ! Vis donc, damné ! »4.

3 « [Hygiène] », in Fusées, OCB, vol. I, p. 669. 4 « La chambre double », in , OCB, vol. I, p. 281-82. Dans Rêve parisien aussi, le retour à l’horrible réalité (horreur des choses, douleurs de l’esprit) coïncide avec la réapparition brutale du Temps : « En rouvrant mes yeux pleins de flamme / J’ai vu l’horreur de mon taudis, / Et senti, rentrant dans mon âme, / La pointe des soucis maudits ; // La pendule aux accents funèbres / Sonnait brutalement midi » (v. 53-58).

2 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

On voit ici que le Temps est parfaitement identifié avec la Vie comme tourment existentiel. Tel est le monde, l’objet de l’expérience humaine. Le monde psychique et la nature sont pareillement tarés et répugnants :

la nature n’enseigne rien [...]. C’est elle aussi qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer ; car, sitôt que nous sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C’est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l’anthropophagie, et mille autres abominations que la pudeur et la délicatesse nous empêchent de nommer. [...] Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, toutes les actions et les désirs du pur homme naturel, vous ne trouverez rien que d’affreux. [...] Le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel5.

Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n’importe quel jour ou quel mois ou quelle année, sans y trouver à chaque ligne les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées relatives au progrès et à la civi- lisation. Tout journal, de la première ligne à la dernière, n’est qu’un tissu d’horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d’atro- cité universelle.

Et c’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime [...]6.

Les horreurs de Juin. Folie du peuple et folie de la bourgeoisie. Amour naturel du crime7.

Le commerce est naturel, donc il est infâme8. La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable9. La nature ne fait que des monstres [...]10.

5 « Éloge du maquillage », in Le peintre de la vie moderne, chap. XI, OCB, vol. II, p. 715. 6 Mon cœur mis à nu, par. XLIV, in OCB, vol. I, p. 705-06. 7 Ivi, par. V, p. 679. 8 Ivi, par. XLI, p. 703. 9 Ivi, par. III, p. 677. 10 Notes nouvelles sur Edgar Poe (préface aux Nouvelles histoires extraordinaires, 1857), chap. II, in OCB, vol. II, p. 325.

3 Études sur le Symbolisme

Le texte où cette situation et ce jugement sont le mieux synthétisés est L’Irrémédiable. La première partie du poème présente cinq scènes qui répètent, dans des formes allégoriques différentes, la même situation, le même cauchemar : un Être supérieur, humain ou surhumain, d’une manière et pour des causes inconnues, est tombé dans un piège horrible, fétide et mortel, d’où il ne sait absolument pas comment se débourber :

Une Idée, une Forme, un Être Parti de l’azur et tombé Dans un Styx bourbeux et plombé Où nul œil du Ciel ne pénètre ;

Un Ange, imprudent voyageur Qu’a tenté l’amour du difforme, Au fond d’un cauchemar énorme Se débattant comme un nageur,

Et luttant, angoisses funèbres ! Contre un gigantesque remous [...]

– Emblèmes nets, tableau parfait D’une fortune irrémédiable [...]

(L’Irrémédiable, v. 1-10 et 29-30) Il ne reste alors à l’homme, être pourtant noble et spirituel, qu’à prendre acte qu’il est tombé dans ce traquenard épouvantable qu’est son destin : prendre acte que le Monde est l’insuffisance, le Mal existentiel, et réaliser qu’il est irrémédiablement enfermé dans ce diabolique engrenage, cet apparat satanique dans lequel il a été mystérieusement précipité :

Tête-à-tête sombre et limpide Qu’un cœur devenu son miroir Puits de Vérité, clair et noir, Où tremble une étoile livide,

Un phare ironique, infernal, Flambeau des grâces sataniques,

4 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

Soulagement et gloire uniques, – La conscience dans le Mal !

(L’Irrémédiable, v. 33-40)11 C’est donc ainsi qu’il faut entendre le mot « Mal » : le mal, c’est le monde, l’existant tel qu’il est connu. Tel est le Mal qui paraît dans le titre de l’œuvre : le cortège épouvantable de vices et d’angoisses, la terre vaine et corrompue, l’univers spleenétique, que sont le monde et la vie.

1.2 L’Idéal À l’autre pôle : l’Idéal (suivant la terminologie du grand oxymore in limine des Fleurs, même si les termes les plus fréquents sous la plume de Baudelaire sont ‘Infini’ et ‘Paradis’). Enfermé dans le piège du réel, dans le monde du spleen, l’esprit se nourrit du sentiment d’une réalité absolue en se lançant, pour ainsi dire, de toutes ses forces hors de son état et de sa condition, vers un lieu édénique, ardemment rêvé, dans lequel les conditions de l’existence spleenétique, à savoir l’inharmonie et le temps, sont éliminées. Dans le poème Le Gouffre, cette aspiration a trouvé son expression la plus accomplie :

Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres

(Le Gouffre, v. 11) dans l’Hymne à la Beauté, la plus lyrique :

[...] un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?

(Hymne à la Beauté, v. 24)

11 Quels que soient les doutes de Crépit-Blin et de Pichois, le sens du poème est très clair et le commentaire d’Antoine Adam, correct : « Les exégètes semblent com- prendre : être méchant et en avoir conscience [...]. C’est là certainement un contresens, et l’idée de Baudelaire va, dans ces vers, beaucoup plus loin. La majuscule qu’il met au mot Mal suffirait à le prouver, comme aussi la grammaire, puisqu’il ne dit pas : la conscience du mal, mais La conscience dans le Mal. Si nous remarquons que L’Irrémédiable affirme que l’existence, c’est le Mal, il devient évident que la dernière strophe du poème signifie : dans cette existence, qui est chute et ténèbres, qui est le Mal, brille une lumière, la Conscience. C’est-à-dire que l’homme n’est pas seulement dans la condition d’exister, mais qu’il se voit exister. L’existence est sa condition, mais elle aussi objet de sa connaissance » (C. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, introduction, relevé de variantes et notes par A. Adam, Garnier Frères, Paris, 1961, p. 373). Et j’ajouterai que cette Conscience est l’étoile blafarde, le phare ironique, la torche qui illumine la réalité satanique.

5 Études sur le Symbolisme dans Le Voyage – synthèse finale des Fleurs et testament spirituel de Baudelaire (sur l’analyse duquel je reviendrai tout à l’heure) – son développement le plus important, dans le mythe des voyageurs qui partent vers le pays inconnu, le royaume enchanté qu’ils ne trouveront pas sur cette terre :

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme [...] Berçant notre infini sur le fini des mers

(Le Voyage, v. 5, 8) (ce qui n’est pas un beau vers romantique, mais un très beau vers baudelairien, avec l’image superbe de l’esprit humain, à l’étroit dans les confins des mers). Des voyageurs qui vont rêvant :

De vastes voluptés, changeantes, inconnues, Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !

(Le Voyage, v. 23-24) À la recherche du pays dont on ne sait qu’une chose : qu’il se situe hors de l’univers angoissant – comme il est dit dans Anywhere out of the world :

N’importe où ! N’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde !12 Dans ce lieu infini, la condition du spleen, à savoir le Temps, est éliminée ; c’est ce qui est clairement établi dans la première partie de La chambre double :

À quel démon bienveillant dois-je d’être ainsi entouré de mystère, de silence, de paix et de parfums ? Ô béatitude ! ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus heureuse, n’a rien de commun avec cette vie suprême dont j’ai maintenant connaissance et que je savoure minute par minute, seconde par seconde ! Non ! il n’est plus de minutes, il n’est plus de secondes ! Le temps a disparu, c’est l’Éternité qui règne, une éternité de délices !13 Dans ce lieu infini, l’harmonie originelle est rétablie :

Alors je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et planant

12 Le Spleen de Paris, in OCB, vol. I, p. 357. 13 Ivi, p. 281.

6 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

au-dessus et bien loin du monde naturel. [...] quelque chose d’infiniment grand et d’infiniment beau [...]14. Et s’il s’agit là d’un texte de réflexion critique, c’est notoirement dans Élévation, dans les Fleurs du Mal, que Baudelaire a exprimé le mythe de l’idéal :

Au dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par-delà le soleil, par-delà les éthers, Par-delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité [...]

Derrière les ennuis et les vastes chagrins Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse, Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse S’élancer dans les champs lumineux et sereins ;

(Élévation, v. 1-5, 13-16) Là, vit le monde mystérieux de l’esprit, l’harmonie des sphères :

Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.

(L’Invitation au voyage, v. 13-14) Tels sont les deux pôles de l’esprit – le monde de l’expérience et le monde du rêve – les deux grands écrans opposés sur lesquels se projettent les expériences psychiques de l’homme. Et je n’y insiste pas, dès lors que ces fondements, qui sont l’énoncé initial et fondamental des Fleurs du mal – Spleen et Idéal – me paraissent aller de soi pour tout lecteur attentif de Baudelaire.

***

Quoi qu’il en soit, il existe entre ces deux pôles de l’esprit un rapport dialectique : c’est le désir, le mythe même de l’absolu qui rend inacceptable le monde relatif, contingent, dans lequel l’homme se trouve plongé, et qui transforme le sentiment de l’existence et de ses limites en angoisse

14 Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, in OCB, vol. II, p. 785.

7 Études sur le Symbolisme spleenétique : « il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini »15. C’est l’aspiration à l’infini qui rend la réalité vaine – prison suffocante de l’homme qui rêve d’un ailleurs libre et infini – comme il est dit, par exemple, dans Sur Le Tasse en prison d’Eugène Delacroix, où la captivité se transforme en emblème de la condition humaine (par analogie avec les figures symboliques de L’Irrémédiable, où il n’est cependant pas dit explicitement que c’est l’aspiration à l’espace extérieur, au libre royaume du rêve, qui génère le sentiment de la nauséeuse prison existentielle) :

Voilà bien ton emblème, Âme aux songes obscurs. Que le Réel étouffe entre ses quatre murs !

(Sur Le Tasse en prison..., v. 13-14) Le Voyage, véritable testament de Baudelaire, explicite largement ce sentiment de la réalité comme spleen – cette insuffisance du réel, écrasé sous le sceau du temps et de la finitude qui rend toute action contingente – et son rapport dialectique avec le rêve d’un lieu absolu, avec l’Idéal. Divisé en huit parties, Le Voyage théorise d’abord, dans la première, le départ de l’homme pour un voyage allégorique dont la destination est un lieu différent de l’insuffisante terre existentielle (« Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent / Pour partir [...] / Et qui rêvent [...] / De vastes voluptés, changeantes, inconnues, / Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom ! », v. 17-24) ; dans la seconde, l’inanité de ce voyage, déjà, vers un pays qui n’est pas de ce monde et ne pourra être atteint (« Singulière fortune où le but se déplace, / Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où ! / Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse, / Pour trouver le repos court toujours comme un fou ! / [...] / Ô le pauvre amoureux des pays chimériques ! », v. 29-32, 41). Dans les strophes alternées qui composent les quatre parties cen- trales se déroule le dialogue extraordinaire entre les voyageurs et les sédentaires, les sédentaires, encore plongés dans des rêves enfantins, implorant des voyageurs, riches de leur nouvelle expérience, la révélation de la terre promise : « [...] pour égayer l’ennui de nos pri- sons, / [...] / Dites, qu’avez-vous vu ? » (v. 54, 57). Et, dans la quatrième partie, les voyageurs – tout en admettant humblement que leur but ne fut pas atteint (« La gloire du soleil sur la mer violette, / La gloire des cités dans le soleil couchant, / Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète / De plonger dans un ciel au reflet alléchant. // Les plus riches cités, les plus grands paysages, / Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux / De ceux que le hasard fait avec les nuages. / Et toujours le

15 « Le Confiteor de l’artiste », in Le Spleen de Paris, OCB, vol. I, p. 278.

8 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique désir nous rendait soucieux ! », v. 61-68) – les voyageurs, disais-je, ra- content des palais enchantés, des cultes mystérieux, des joyaux lumi- neux, des femmes magiques... La cinquième partie, très brève et drama- tique, se condense en un seul hémistiche, dans la question ravageante que les sédentaires adressent aux voyageurs, narrateurs de contes exotiques :

Et puis, et puis encore ? (v. 84) où l’on voit tous les dons et les merveilles du monde (et toute la thématique romantique de l’exotisme) s’anéantir dans le puits sans fond de l’esprit humain, dont la potentialité infinie ne pourra jamais être comblée par les objets de la réalité. Dans la sixième partie, le masque une fois jeté, les voyageurs avoueront aux rêveurs puérils n’avoir partout retrouvé dans le monde que brutalité, luxure, folie et vanité, l’éternel spectacle de la misère et de la dégradation humaines (« Ô cerveaux enfantins // Pour ne pas oublier la chose capitale, / Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché, / Du haut jusques en bas de l’échelle fatale, / Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché // [...] / – Tel est du globe entier l’éternel bulletin », v. 84-88, 108 ; je souligne le terme ‘ennuyeux’, qui reparaît constamment, dans les Fleurs, comme expression du sentiment du réel, du spleen). Le monde est le spleen. L’âme de l’homme ne l’accepte pas et elle s’embarque sans cesse pour le voyage désespéré vers l’infini, son unique patrie et Eldorado fatal, sous le rayon de lumière métaphysique duquel le monde entier se flétrit dans le hideux désert spleenétique. Ainsi s’établissent les deux pôles de l’existence humaine et se fixe leur rapport.

1.3 La dynamique entre Spleen et Idéal: l’Artificiel Mais l’analyse conduite jusqu’ici est statique. En vérité, la vie de l’homme est une dynamique, un déchaînement de forces et de passions entre ces deux pôles de l’esprit. Puisque sa vie, la nature, ce qu’il connaît et dont il fait l’expérience représentent le Mal pour l’homme, celui-ci cherchera à s’échapper de cette nature spleenétique, dirigera ses actions et ses forces vers ce monde idéal qu’il identifie en quelque sorte avec une anti-nature, sur laquelle il ne possède de fait qu’une seule notion : qu’elle doit configurer l’inverse, l’antithèse du réel et du naturel. Pour fuir d’une manière ou d’une autre la nature en poursuivant l’infini mystérieux, l’homme se dirigera donc à la recherche de l’artificiel.

9 Études sur le Symbolisme

L’œuvre dans laquelle Baudelaire a développé le plus largement et le plus profondément cette analyse, et dont le titre magnifique représente la synthèse la plus authentique, est Les Paradis artificiels. L’homme qui, insatisfait de ce monde, est entièrement voué au rêve et à la recherche du lieu idéal, du paradis auquel il aspire, et qui, ne pouvant pas l’atteindre en ce monde et en cette vie, y supplée par la création de lieux artificiels, de réalités antinaturelles, vicaires de l’inaccessible Paradis, lesquelles pour un certain temps (ne seraient-ce que de brefs instants) lui permettent en tout cas d’oublier le spleen et de se perdre dans un monde de rêves – cet homme crée ce que, par une synthèse extrêmement heureuse de sa pensée, Baudelaire nomme les « paradis artificiels » : la brève euphorie qui s’ensuit à l’évasion hors de la condition naturelle, spleenétique, de l’homme, dans le monde de l’artificiel, et dont l’origine véritable réside dans le désir d’infini qui est le moteur secret de toute action humaine. Dans le premier chapitre du Poème du hachisch, au titre Le Goût de l’infini, le concept est ainsi exposé :

il [l’homme] a [...] cherché dans la science physique, dans la pharmaceutique, dans les plus grossières liqueurs, dans les parfums les plus subtils [...] les moyens de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, son habitacle de fange, et [...] « d’emporter le paradis d’un seul coup ». Hélas ! les vices de l’homme, si pleins d’horreur qu’on les suppose, contiennent la preuve [...] de son goût de l’infini ; seulement, c’est un goût qui se trompe souvent de route. [...] Ce seigneur visible de la nature visible (je parle de l’homme) a donc voulu créer le paradis par la pharmacie, par les boissons fermentées [...]. C’est dans cette dépravation du sens de l’infini que gît, selon moi, la raison de tous les excès coupables [...]16. La réflexion sur l’évasion hors de la nature, sur la recherche de l’artificiel comme étant le propre de l’homme poussé par sa quête radi- cale de l’absolu, revient, dans un tout autre domaine de l’expérience, avec l’Éloge du maquillage (Le peintre de la vie moderne, chap. IX) :

Le sauvage et le baby témoignent, par leur aspiration naïve vers le brillant, vers les plumages bariolés, les étoffes chatoyantes, vers la majesté superlative des formes artificielles, de leur dégoût pour le réel, et prouvent ainsi, à leur insu, l’immatérialité de leur âme.

16 « Le Goût de l’infini », in Le Poème du hachisch (qui forme la première partie des Paradis artificiels), chap. I, OCB, vol. I, p. 402-03. L’expression « emporter le paradis d’un seul coup », citée entre guillemets, est d’Auguste Barbier (OCB, vol. I, p. 1374). Elle se trouve cependant aussi, sans guillemets, dans « Le Hachisch », par. VI, in Du vin et du hachisch, chap. IV, OCB, vol. I, p. 397.

10 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

[...] toutes les modes sont charmantes, c’est-à-dire relativement charmantes, chacune étant un effort nouveau, plus ou moins heureux, vers le beau, une approximation quelconque d’un idéal dont le désir titille sans cesse l’esprit humain non satisfait. [...] La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant à paraître magique et surnaturelle [...]. Il importe fort peu que la ruse et l’artifice soient connus de tous, si le succès en est certain et l’effet toujours irrésistible. [...] Quant au noir artificiel qui cerne l’œil et au rouge qui marque la partie supérieure de la joue [...] Le rouge et le noir représentent la vie, une vie surnaturelle et excessive ; ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne à l’œil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l’infini [...]17. Toute la mécanique de l’esprit humain consiste à modifier les condi- tions naturelles de l’expérience (naturelles, c’est-à-dire spleenétiques) et à les transformer en des formes anti-naturelles, artificielles, dans l’espoir de se rapprocher par cette voie de l’absolu. Sur ce fondement idéologique, par la suite largement répandu, la thématique littéraire du Symbolisme (ou Décadentisme) sera essentielle- ment la thématique de l’artificiel, en d’autres mots : la ré-élaboration des expériences humaines fondamentales, des catégories du réel, manipulées intellectuellement, renversées et déviées au sein de l’artificiel. Le hachisch, l’opium représentent, en quelque sorte, la situation la plus emblématique, la plus paradigmatique même, de cette évasion hors du réel vers la destination inconnue et infinie : « Le goût frénétique de l’homme pour toutes les substances, saines ou dangereuses, qui exaltent sa personnalité, témoigne de sa grandeur. Il aspire toujours à réchauffer ses espérances et à s’élever vers l’infini »18 ; « Parmi les drogues, les plus propres à créer ce que je nomme l’Idéal artificiel, laissant de côté les liqueurs [...] et les parfums [...] sont le haschisch et l’opium »19 (et l’on verra comment, dans l’œuvre intitulée Les Paradis artificiels, dans le chapitre intitulé Le Goût de l’infini, cette expression alternative de « Idéal artificiel » dénote l’équivalence, l’homologation sémantique absolue des termes ‘Idéal’, ‘Infini’ et ‘Paradis’ dans l’écriture de Baudelaire). Dans la même perspective culturelle, considérant l’artificiel comme le propre de l’homme, se situe l’éloge de la mode, de l’ameublement, du maquillage, à laquelle se relie aussi étroitement l’image du dandy et de son aristocratie raffinée, esthétique et, en quelque sorte, morale (du reste : « Le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre

17 « Éloge du maquillage », in Le peintre de la vie moderne, chap. XI, OCB, vol. II, p. 716-17. 18 « Du vin et du hachisch », in Les Paradis artificiels, OCB, vol. I, p. 397. 19 « Le Poème du hachisch », Ivi, p. 403.

11 Études sur le Symbolisme de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle [...] »)20. Mais c’est sur les grands thèmes de l’expérience humaine et de la tradition littéraire que se greffe la relecture « artificielle » de Baudelaire : la nature et l’amour deviennent les lieux privilégiés d’une réflexion anthropo- logique majeure, à travers, d’une part, la présentation – et le refus – de ce qui s’y manifeste comme spontané et instinctif, propre au lieu de la dégradation et de l’inharmonie, et, d’autre part, leur ré-élaboration et sublimation artificielle comme pulsion vers l’infini. La grande tradition de la description naturaliste, aussi bien classique que romantique, est notoirement répudiée par Baudelaire et tourne aussi bien, suivant la leçon de Poe et de la philosophie de l’ameublement, à la thématique des intérieurs – dans l’évocation du lieu esthétique et artificiel produit par l’homme comme son microcosme idéal –, qu’au thème du paysage irréel, onirique et fantastique, structuré en marbre et en métal, serti d’eau, de pierreries et de lumières, et bannissant tout élément végé- tal irrégulier (Rêve parisien, La vie antérieure...). Mais cette subversion artificielle de la réalité est tellement connue et a été si finement analysée que je ne m’y attarde pas21. L’amour est certes, dans les Fleurs du Mal, l’un des thèmes les plus importants et les plus largement développés et l’aborder ici, aussi sommairement que ce fût, pèserait trop lourd dans l’économie de cet essai. Mais la structure en est certaine : l’amour « naturel », passion et volupté, tel qu’il jaillit spontanément du cœur de l’homme, constitue la première, grande et fondamentale illusion de l’humanité qui, instinctivement, espère y trouver la solution à son insuffisance existentielle, le lieu chimérique de l’harmonie reconstituée, le paradis terrestre. Mais l’expérience détrompera bientôt de l’illusion : ni la femme, ni l’amour ne sortent de la nature, et le voyage vers le royaume de l’amour n’est autre que, allégoriquement et existentiellement, le voyage vers la Mort (Un voyage à Cythère : « Dans ton île, ô Vénus ! je n’ai trouvé debout / Qu’un gibet symbolique où pendait mon image... », v. 57-58), que le lieu de l’abject vécu, de la trahison et de la déchéance (La Béatrice). Et voilà donc naître le thème des formes non naturelles de l’amour – perversions, sadisme, homosexualité – comme autant de fuites hors du réel, d’élans dramatiques de l’esprit vers

20 « Éloge du maquillage », in Le peintre de la vie moderne, chap. XI, OCB, vol. II, p. 715 ; « artificielle » est en italique dans le texte de Baudelaire. 21 Je signale bien-sûr à ce sujet l’étude exemplaire de L. Nissim, Storia di un tema simbolista. Gli interni, Milano, Vita e Pensiero, 1980. Je rappelle en tout cas que dans la deuxième partie de Rêve parisien, la réalité dégradée est opposée explicitement au monde onirique.

12 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique l’idéal. Cette idée est exposée de manière limpide, avec un lyrisme tragique, dans les poèmes des Fleurs consacrés aux amours lesbiennes :

Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres, De la réalité grands esprits contempteurs, Chercheuses d’infini [...]

(Femmes damnées. Comme un bétail pensif..., v. 21-23) Et pareillement, dans Lesbos :

Tu tires ton pardon de l’éternel martyre, Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux, Qu’attire loin de nous le radieux sourire Entrevu vaguement au bord des autres cieux !

(Lesbos, v. 26-29) Telle est la dynamique des perversions amoureuses et, comme Baudelaire l’a d’innombrables fois répété, c’est l’attrait de l’infini qui gît derrière les pires vices, les extravagances et la corruption de l’homme. Ce recours à des actions spécieuses, à des créations artificielles qui servent en tout cas, pendant quelques temps, à effacer le sentiment du spleen, il s’en trouve dans les Fleurs, dans les Petits poèmes en prose, et dans l’œuvre critique de Baudelaire, divers autres exemples. Comme La Pipe, et l’éloge du vague stupéfiant de la fumée (« Je suis la pipe d’un auteur ; / [...] / J’enlace et je berce son âme / Dans le réseau mobile et bleu / Qui monte de ma bouche en feu », v. 1, 9-11). Comme Le Jeu, poème splendide (qui l’est aussi pour l’invention structurelle sur laquelle il est construit) où le poète voit, en rêve, dans une maison de jeux crasseuse, de ténébreux poètes et de vieilles femmes de mauvaise vie, en proie à la fièvre infernale du jeu de hasard, se démener avidement en dilapidant leurs maigres biens, tandis qu’il se voit lui-même avec terreur, dans un coin, en proie à l’atonie du spleen, envier ces personnes à qui une folle passion permet au moins d’oublier l’angoisse de la vie :

Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne, Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,

Enviant de ces gens la passion tenace [...] Et mon cœur s’effraya d’envier maint pauvre homme

(Le Jeu, v. 15-17, 21)

13 Études sur le Symbolisme

Une authentique somme de toute la relecture « artificielle » de l’expérience humaine fut recueillie par cet interprète profondément conscient de la culture symboliste que fut Huysmans, dans À rebours, et en particulier dans le chap. II, véritable essai sur l’artificiel comme lieu spécifique de l’esprit moderne, où l’on lit la maxime qui fut déjà, pour les contemporains, l’interprétation authentique de l’anthropologie baudelairienne :

Au reste, l’artificiel paraissait à Des Esseintes comme la marque distinctive du génie de l’homme22.

***

Deux concepts sont encore nécessaires pour achever de décrire l’anthropologie de l’artificiel. Le premier est le suivant : si l’artificiel est le propre de l’homme, ceux qui sont capables de percevoir avec le plus d’acuité l’angoisse spleenétique, en fuyant « le grand troupeau parqué par le Destin » (Le Voyage, v. 106), s’avanceront le plus loin sur les chemins de l’artificiel ; plus l’âme est noble, sensible et spirituelle, plus elle poussera loin l’expérimentation de la fuite hors du réel :

Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du possible23. Tel est le fondement du portrait exemplaire du Prince dans Une mort héroïque : délicat, sensible, amateur des arts, le Prince œuvre si ardemment pour fuir la nature et le spleen, dans la recherche du bizarre et de l’artificiel, que seul le nom de « monstre » pourrait correctement le définir. Véritable homo baudelairianus, le prince, indifférent à la morale, s’avance, dans sa fuite désespérée hors de la nature, dans un monde moral d’artifices, où la cruauté et la perversion sont les effets de la recherche de l’artificiel :

Le Prince n’était ni meilleur ni pire qu’un autre ; mais une excessive sensibilité le rendait, en beaucoup de cas, plus cruel et plus despote que tous ses pareils. Amoureux passionné des beaux-arts, excellent connaisseur d’ailleurs, il était vraiment insatiable de voluptés. Assez indifférent relativement aux hommes

22 K.-Y. Huysmans, À rebours. Le drageoir aux épices, Paris, Union Générale d’Éditions, 1975 (« 10/18 » ; 975), p. 75. 23 « L’Invitation au voyage », in Le Spleen de Paris, OCB, vol. I, p. 303. Le texte continue ensuite, de manière parfaitement cohérente avec l’idéologie baudelairienne : « Chaque homme porte en soi sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée ».

14 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

et à la morale, véritable artiste lui-même, il ne connaissait d’ennemi dangereux que l’Ennui, et les efforts bizarres qu’il faisait pour fuir ou pour vaincre ce tyran du monde lui auraient certainement attiré, de la part d’un historien sévère, l’épithète de « monstre » [...]24. Le deuxième mécanisme psychique lié à la recherche de l’artificiel est le principe bien connu de la « double postulation » : l’homme qui veut s’évader de la réalité commune a devant lui deux voies, deux solutions offertes par son esprit : la solution infernale, démoniaque – vers la perversion, l’abjection, le crime – et la solution mystique, divine – vers la vertu, le mysticisme. Comme il est dit dans un célèbre passage de Mon cœur mis à nu :

Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre25. Et comme il est dit dans un passage moins connu de l’essai sur Richard Wagner et Tannhäuser à Paris :

Tout cerveau bien conformé porte en lui deux infinis, le ciel et l’enfer, et dans toute image de l’un de ces infinis il reconnaît subitement la moitié de lui-même26. Mais comme il est dit, surtout, dans les Fleurs, aussi bien de la Mort que de la Beauté, pour autant qu’elles parviennent à libérer le cœur de l’horrible réalité :

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

(Le Voyage, v. 143)

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe, Ô Beauté ! [...] De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène, Qu’importe, si tu rends [...] L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?

(Hymne à la Beauté, v. 21-22, 25-26, 28)

24 « Une mort héroïque », Ivi, p. 319-20. 25 Mon cœur mis nu, XI, fragm. 19, in OCB, vol. I, p. 682-83. 26 Richard Wagner et Tannhaüser à Paris, in OCB, vol. II, p. 795.

15 Études sur le Symbolisme

2. Esthétique et poétique 2.1 L’Art Dans le monde, il existe cependant une empreinte de l’Absolu, de l’idéal : c’est la Beauté, manifestation et révélation de l’infini dans l’expérience de l’homme. Comme il est dit de l’art de Delacroix, qui représente, par antono- mase, le grand art de la peinture :

C’est l’infini dans le fini27 ; comme il est dit dans le passage sus-cité de L’Hymne à la Beauté, où l’indifférence éthique (la double postulation) est justifiée en fonction de ce bien suprême qu’est la perception de l’absolu, de l’« infini » :

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe, Ô Beauté [...] Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?

(Hymne à la Beauté, v. 21-24) Ou encore, dans une métaphore plus lyrique : « La Musique creuse le ciel »28. Non seulement l’Art au sens strict, à vrai dire, mais la Beauté en général, même dans ses manifestations naturelles (beauté féminine, beauté de la nature, du paysage), est ramenée par Baudelaire au concept fondateur de révélation de l’infini dans le monde. Ainsi, dans La Fanfarlo :

La Fanfarlo résumait donc pour lui la ligne et l’attrait ; et quand [...] il la regardait, il lui semblait voir l’infini derrière les yeux clairs de cette beauté [...]29. Mais de quelle manière le Beau, l’Art introduisent-ils dans le monde l’expérience de l’absolu ? En suspendant le sentiment du temps et de la mort (c’est-à-dire le spleen) et en reconstruisant harmoniquement le

27 « Religion, histoire, fantaisie », in Salon de 1859, chap. V, OCB, vol. II, p. 636. C. Pichois rappelle, dans ce même ouvrage, que la même formule, bien que dans des cadres de référence philosophiques ou culturels différents, apparaît dans Schelling (Système de l’idéalisme transcendantal, traduit par P. Grimblot, Paris, Ladrange, 1842 ; Écrits philosophiques, traduit par Ch. Bénard, Paris, Joubert, 1847), dans un article de A. Houssaye sur Kant et Schiller (paru dans L’Artiste en 1845) et dans Lamennais (Esquisse d’une philosophie, Paris, Pagnerre, 1840-1846). 28 Fusées, VI, fragm. 8, in OCB, vol. I, p. 653. 29 La Fanfarlo, in OCB, vol. I, p. 577.

16 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique monde déchu. Ce qui n’aboutit pas, bien évidemment, à deux actes dis- tincts, mais à une seule action : le dépassement, l’élimination de l’image actuelle de la nature et de la vie comme Terre Vaine, où la nature et l’homme se renvoient mutuellement leurs images désagrégées et corrompues, et la reconstitution du monde édénique, atemporel et harmonique à la fois. Dans le petit poème en prose Une mort héroïque, on trouve une allégorie parfaite de l’art comme opération spirituelle qui efface en l’homme la perception désespérée du temps et de la mort, en l’introduisant dans une euphorie paradisiaque. Le petit poème narre comment le bouffon Fancioulle, acteur admirable et favori du Prince, fut néanmoins condamné à mort par ce dernier pour avoir pris part à une conjuration. Or le Prince, âme curieuse et malade, tourmenté par le spleen et avide de nouveautés bizarres (et dont nous avons précédemment lu le portrait), fera jouer encore une fois le comédien bouffon, pour expérimenter le comportement et les réactions d’un acteur condamné à mort. La situation est parfaitement allégorique : tout homme, comme Fancioulle, est condamné à mort, et cette condamnation évide et tarit sa vie ; l’artiste seul possède la divine étincelle de l’absolu qui mute son sort :

Fancioulle fut, ce soir-là, une parfaite idéalisation [...]. Ce bouffon allait, venait, riait, pleurait, se convulsait, avec une indestructible auréole autour de la tête [...]. Fancioulle introduisait, par je ne sais quelle grâce spéciale, le divin et le surnaturel, jusque dans les plus extravagantes bouffonneries. [...] Fancioulle me prouvait, d’une manière péremptoire, irréfutable, que l’ivresse de l’art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ; que le génie peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l’empêche de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un paradis excluant toute idée de tombe et de destruction30. Il ne sera pas inutile de souligner, d’un point de vue strictement terminologique, que « idéalisation », « divin », « surnaturel », « ivresse », « paradis », se référant tous à la perception de l’infini de la part de l’homme – et à l’élimination simultanée du sentiment du spleen – jouent pratiquement chez Baudelaire la fonction de synonymes. L’art élimine le sentiment du spleen parce qu’il reconstruit l’harmonie du monde, qu’il réintroduit dans le monde l’unité primitive, la dimension de l’absolu, la perfection existentielle. L’homme est doté d’une faculté, l’Imagination, qui est comme l’organe de l’absolu,

30 « Une mort héroïque », in Le Spleen de Paris, OCB, vol. I, p. 321.

17 Études sur le Symbolisme l’instrument pour atteindre l’harmonie universelle. C’est surtout dans les grands essais critiques sur les artistes qu’il admirait le plus – Poe, Wagner, Delacroix – que Baudelaire a développé sa pensée sur cette faculté spirituelle, aussi bien en attribuant aux artistes mêmes la réflexion, qu’en l’appliquant à leur art. Ainsi écrit-il, au sujet de Poe :

Pour lui [Poe], l’Imagination est la reine des facultés ; mais par ce mot il entend quelque chose de plus grand que ce qui est entendu par le commun des lecteurs. L’Imagination n’est pas la fantaisie ; elle n’est pas non plus la sensibilité [...]. L’Imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies31. « L’imagination est la reine des facultés » : cette phrase deviendra le titre même du chapitre consacré, dans le Salon de 1859, à la faculté mystérieuse qui siège en l’homme, mais qui puise à l’absolu. La faculté qui, par l’intuition des rapports secrets entre les parties constituant l’univers (physique et psychique), assume les sections du monde désagrégé, émietté, déchu, recompose, en les re-disposant, leurs relations originaires, l’harmonie céleste, et réintroduit ainsi, dans le monde flagellé de l’expérience, l’infini :

Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! [...] Elle est l’analyse, elle est la synthèse [...]. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. [...] Elle est positivement apparentée avec l’infini32. Cette conception, selon laquelle la nature n’est qu’un amas de matériaux désagrégés, que l’art recueille et re-dispose, en créant une harmonie qui n’était pas dans la nature, est souvent rendue par la comparaison/métaphore du dictionnaire, par opposition au discours organisé. Et cette comparaison est spécifiquement attribuée, en diverses circonstances, à Delacroix (dont elle dérive probablement), comme dans le Salon de 1859, au chap. IV (Le Gouvernement de l’imagination) :

31 Notes nouvelles sur Edgar Poe, chap. III, in OCB, vol. II, p. 328-29. 32 « La Reine des facultés », in Salon de 1859, chap. III, OCB, vol. II, p. 620-21.

18 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

« La nature n’est qu’un dictionnaire », répétait-il [Delacroix] fréquemment. Pour bien comprendre l’étendue du sens impliqué dans cette phrase, il faut se figurer les usages nombreux et ordinaires du dictionnaire. On y cherche le sens des mots, la génération des mots, l’étymologie des mots ; enfin on en extrait tous les éléments qui composent une phrase et un récit ; mais personne n’a jamais considéré le dictionnaire comme une composition dans le sens poétique du mot. Les peintres qui obéissent à l’imagination cherchent dans leur dictionnaire les éléments qui s’accordent à leur conception ; encore, en les ajustant avec un certain art, leur donnent-ils une physionomie toute nouvelle. Ceux qui n’ont pas d’imagination copient les dictionnaires33. Et encore :

Pour être bref, je suis obligé d’omettre une foule de corollaires résultant de la formule principale, où est, pour ainsi dire, contenu tout le formulaire de la véritable esthétique, et qui peut être exprimée ainsi : Tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative ; c’est une espèce de pâture que l’imagination doit digérer et transformer. Toutes les facultés de l’âme humaine doivent être subordonnées à l’imagination, qui les met en réquisition toutes à la fois34. Il ne nous reste ici qu’à repartir du texte le plus illustre, le Correspondances (que je m’exempte de citer), dans lequel il est affirmé que tout l’existant est lié par des liens mystérieux et invisibles – les correspondances, précisément – qui constituent en quelque sorte la structure et l’âme de l’univers entier : correspondances entre l’homme et la nature, être vivant qui lui parle obscurément (« La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ; / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers », v. 1-4) ; correspondances entre les différents ordres des sensations à travers lesquelles l’homme perçoit le monde (« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », v. 8) ; correspondances entre le monde physique, des sensations, et le monde psychique (« Il est des parfums [...] / [...] // Ayant l’expansion des choses infinies / [...] / Qui chantent les transports de l’esprit et des sens », v. 9- 14 ; avec la double postulation, mystique et infernale, qui lie les sensations à l’« esprit » et aux « sens »). Ce qui dans le monde de l’expérience humaine apparaît comme divisé, et même opposé – l’homme et la nature, les différents ordres des sensations, l’expérience sensible,

33 « Le Gouvernement de l’imagination », in Salon de 1859, chap. IV, OCB, vol. II, p. 624-25. 34 Ivi, p. 627.

19 Études sur le Symbolisme physiologique, et l’expérience psychique et mentale, c’est-à-dire le monde désagrégé, décomposé, inharmonique, tel qu’il se présente à l’expérience de l’homme – est lié, dans son essence profonde, par des liens intimes, en une unité mystique (« La Nature est un temple »). Et si la brève synthèse des Correspondances demeure en quelques endroits obscure, les textes baudelairiens qui la glosent sont nombreux. À commencer par cet « authentique commentaire » de Correspon- dances que Baudelaire produit dans l’essai sur Tannhäuser de Wagner, où il écrit :

Le lecteur sait quel but nous poursuivons : démontrer que la véritable musique suggère des idées analogues dans des cerveaux différents. D’ailleurs, il ne serait pas ridicule ici de raisonner a priori, sans analyse et sans comparaisons ; car ce qui serait vraiment surprenant, c’est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les couleurs ne pussent pas donner l’idée d’une mélodie, et que le son et la couleur fussent impropres à traduire des idées ; les choses s’étant toujours exprimées par une analogie réciproque, depuis le jour où Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité. (vient ensuite la citation des v. 1-8 de Correspondances : « La nature est un temple où de vivants piliers... »)35. Texte très lucide d’où se déduisent, outre l’affirmation répétée des « correspondances » entre les différentes sensations et entre les sensations et la vie mentale (« Le son et la couleur [...] traduire des idées »), deux autres concepts importants. Le premier concerne les caractères objectifs de l’art : toute l’analyse du Tannhäuser est fondée sur le principe que tous doivent comprendre l’art, et que tous doivent le comprendre de la même manière, parce que les rapports analogiques révélés par l’art sont objectifs, qu’ils sont des structures de la réalité cosmique, et non des rêveries personnelles (outre les phrases citées – « la véritable musique suggère des idées analogues dans des cerveaux différents », puisque les rapports analogiques sont objectifs – tout le contexte développe amplement cette même notion). Le second concept est la tentative de fonder objectivement le principe analogique : les analogies sont des phénomènes objectifs de la réalité parce que « Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité ». Dans les théories de Fourier et de Swedenborg, l’analogie universelle est fondée sur une sorte de mysticisme, ou spiritualisme, qui peut être ramené à un panthéisme spiritualiste qui fonde conceptuellement le principe analogique comme loi structurant le monde. Baudelaire y substitue, dans ce texte, une objectivité du monde comme création unitaire et indivisible,

35 Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, in OCB, vol. II, p. 784.

20 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique dans la tentative évidente de fonder le système des correspondances sur un principe cosmique objectif. Il faut dire aussi que ce concept ne revient nulle part ailleurs dans ses écrits (on n’y trouve pas non plus de concepts qui le contredisent) mais qu’il dénote ici clairement la tentative de fonder objectivement les correspondances36. Le monde est lié par les correspondances et le poète est doté de la faculté (l’imagination) d’avoir l’intuition de ces secrets mécanismes de l’être et de les révéler, en dévoilant l’harmonie universelle absconse. Ainsi, dans l’essai sur :

Ceux qui ne sont pas poètes ne comprennent pas ces choses. Fourier est venu un jour, trop pompeusement, nous révéler les mystères de l’analogie. [...] D’ailleurs Swedenborg, qui possédait une âme bien plus grande, nous avait déjà enseigné que le ciel est un très grand homme ; que tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel comme dans le naturel, est significatif, réciproque, converse, correspondant. Lavater, limitant au visage de l’homme la démonstration de l’universelle vérité, nous avait traduit le sens spirituel du contour, de la forme, de la dimension. Si nous étendons la démonstration [...] nous arrivons à cette vérité que tout est hiéroglyphique [...]. Or qu’est-ce qu’un poète [...], si ce n’est un traducteur, un déchiffreur ? Chez les excellents poètes, il n’y a pas de métaphore, de comparaison ou d’épithète qui ne soit d’une adaptation mathématiquement exacte dans la circonstance actuelle, parce que ces comparaisons, ces métaphores et ces épithètes sont puisées dans l’inépuisable fonds de l’universelle analogie, et qu’elles ne peuvent être puisées ailleurs. Maintenant, je demanderai si l’on trouvera [...] beaucoup de poètes qui soient, comme Victor Hugo, un si magnifique répertoire d’analogies humaines et divines. [...] je vois que le lexique français, en sortant de sa bouche, est devenu un monde, un univers coloré, mélodieux et mouvant37. Et l’éloge des grands artistes acquiert presque constamment, dans l’analyse critique de Baudelaire, ce caractère définitoire. Ainsi est-il dit du très-aimé Gautier :

36 On sait quel déluge herméneutique s’est abattu sur Correspondances et quels délires de finesse il a parfois produit. J’avoue avoir du mal à comprendre un tel acharnement exégétique sur un texte finalement assez linéaire, qui affirme, en trois parties distinctes, les correspondances (c’est-à-dire le lien secret) entre l’homme et la nature (v. 1-4), entre les différentes sensations (v. 5-10), entre les sensations et la vie psychique (v. 11-14). Les autres textes en prose de Baudelaire répètent d’ailleurs ce même concept clairement. 37 « Victor Hugo », in Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, I, OCB, vol. II, p. 132-33.

21 Études sur le Symbolisme

Si l’on réfléchit qu’à cette merveilleuse faculté [l’extraordinaire richesse lexicale] Gautier unit une immense intelligence innée de la correspon- dance et du symbolisme universels, ce répertoire de toute métaphore, on comprendra qu’il puisse sans cesse, sans fatigue comme sans faute, définir l’attitude mystérieuse que les objets de la création tiennent devant le regard de l’homme. [...] Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. C’est alors que la couleur parle, comme une voix profonde et vibrante ; [...] que le parfum provoque la pensée et le souvenir correspondants [...]38. Telle est la réalité objective du monde et telle est la faculté poétique de l’homme : avoir l’intuition des lois de l’analogie – c’est-à-dire de l’harmonie – universelle et les manifester dans l’œuvre d’art. On pourra donc affirmer que l’imagination – qui atteint là ce qui échappe tant aux sciences qu’à la philosophie, à savoir l’intuition des lois très générales, des plus hautes et des plus secrètes lois du cosmos – est la faculté de l’homme pourvue du plus grand pouvoir de synthèse et, par conséquent, la plus scientifique. Tel est donc le sens de l’affirmation de Baudelaire, relative à l’imagination, contenue dans la lettre du 21 janvier 1856 à Toussenel : « l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie universelle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance [...] ».

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Le concept d’analogie universelle, correspondance mystique entre différents aspects du cosmos, était déjà présent dans la pensée philosophique et théosophique, ainsi que dans les lettres, antérieurement à Baudelaire, et il a fait l’objet de nombreuses études bien documentées. Mais le point fondamental est le bond qualitatif que Baudelaire impose à ce concept, en le transférant du niveau ontologique (ou, si l’on préfère, cosmologique), où il constitue une réflexion sur la nature de l’être d’origine essentiellement néoplatonicienne, au niveau esthétique : l’analogie universelle devient ainsi le fondement d’une doctrine esthétique suivant laquelle l’intuition de ces rapports (rendue possible par la faculté de l’esprit humain que Baudelaire appelle ‘imagination’) devient elle-même acte cognitif du transcendant, avec lequel l’esprit humain entre en un contact direct : transcendance inatteignable pour l’homme, si ce n’est mentalement, à travers l’imagination, organe de l’infini et créateur de l’objet esthétique.

38 Théophile Gautier, in OCB, vol. II, p. 117-18.

22 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

C’est-à-dire que : a) il y a dans le monde, objectivement, onto- logiquement, des lois secrètes, des correspondances, des analogies, qui le font subsister et qui le règlent (Correspondances) ; b) dans le monde déchu de l’homme, cette harmonie a disparu ; la perception des différentes parties du monde (homme et nature, esprit et matière, sensations différentes) est désagrégée et corrompue ; c) il existe néanmoins en l’homme une faculté suprême, l’Imagination, qui lui permet d’avoir l’intuition de ces rapports et de représenter un monde auquel l’harmonie est restituée : l’œuvre d’art est le produit harmonique de cette faculté, car l’Art offre à l’homme l’expérience sans le spleen et la contemplation de l’absolu (Une mort héroïque, Salon de 1859). C’est une théorie esthétique greffée sur le principe cosmogonique de l’analogie universelle : à l’intérieur du monde, qui est le Mal, fleurit la vision de l’absolu, la fleur de l’art. Tel est donc le sens du titre de l’œuvre, Les Fleurs du Mal, synthèse de l’oxymore qui est au cœur de la conception idéologique de Baudelaire : la réalité déchue et corrompue (le Mal) et l’idée de l’infini, du Paradis, de la perfection harmonique de l’univers (comme dans « Spleen et Idéal »)39. Mais Baudelaire fait un autre bond qualitatif : nous avons décrit jusqu’ici une poétique, une théorie esthétique, or cette théorie se transforme aussi, dans l’analyse de Baudelaire (et surtout dans sa réalisation poétique), en une rhétorique. Sur la théorie esthétique, philosophique, se greffe en effet une théorie appliquée, rhétorique, qui constituera de fait la base même, le noyau stylistique, de l’écriture symboliste.

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Je veux ouvrir ici une brève incise sur la notion de rhétorique. La rhétorique n’existe pas : il n’existe que des rhétoriques historiques, c’est-à- dire différents processus de manipulation du texte linguistique fondés sur l’interprétation spécifique du code (et de la réalité) fournie par différentes cultures. Ce que nous appelons « la rhétorique » est en réalité la rhétorique de l’antiquité et de la Renaissance, la rhétorique de la culture classique, dont la portée idéologique et esthétique a été telle qu’elle s’est imposée dans l’histoire de la culture avec la force d’une réalité « objective ». Mais si nous considérons, à titre d’exemple fondamental, la

39 Dans L’Ennemi, Baudelaire définit des « fleurs nouvelles » les poèmes qu’il composera dans le futur (« Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve / Trouveront dans ce sol lavé comme une grève / Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? », v. 9- 11). Mais du reste la métaphore de la fleur comme objet parfait, objet mystique de l’harmonie atteinte, est récurrente sous la plume de Baudelaire.

23 Études sur le Symbolisme figure principale de la rhétorique classique, la métaphore, avec tout son cortège de synecdoque, métonymie, hyperbole, etc., nous devons prendre acte que la métaphore, comme toute la rhétorique classique (ou l’analyse de la rhétorique classique) se fonde sur un présupposé idéologique qui en est la pierre angulaire, sur le concept d’art comme mimesis, c’est-à-dire sur le présupposé que le discours artistique est un discours référentiel, objectif. Ce n’est que sur cette base que l’on pourra dire, dans l’analyse, que à la place du terme objectif en est placé un autre, qui assume la double valeur sémantique du terme original substitué et du terme substituant, en acquérant ainsi une densité stylistique particulière. Mais le présupposé en est l’art (ou la littérature) comme discours mimétique, référentiel. Mais quel pourrait être, en revanche, le sens du mot ‘métaphore’ dans un texte hermétique, dans un texte auto-référentiel, ou en tout cas dans une analyse structurale, qui considère le micro-cosmos poétique comme un micro-code autonome, dont la condition d’équilibre esthético-linguistique réside dans la solidarité interne entre les parties qui le constituent ? Ce n’est pas ici le lieu de développer un tel propos. Je me limite à répéter ce concept fondamental : que la rhétorique n’est pas une valeur, une donnée absolue, mais qu’elle est le fruit d’une culture, d’une vision globale de la vie ou de l’art, qui génère, comme sa conséquence linguistique (ou, si l’on veut, comme superstructure d’une structure), certaines techniques de manipulation du code et du texte particulières, dont le sens et la valeur dépendent exclusivement du système de pensée qui les a produites (même s’il pourra arriver, comme il en a certainement été pour la rhétorique classique, que ces techniques soient occasionnellement, et par ailleurs inconsidérément, utilisées et appliquées aussi dans des contextes culturels différents, en donnant lieu en tout cas à des œuvres d’inspiration désordonnée et, pour l’essentiel, à des formes d’éclectisme littéraire).

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Baudelaire fonde donc une rhétorique au moment même où il fonde une poétique. L’art consiste, selon Baudelaire, en une recomposition, en une restructuration harmonique du cosmos. Le monde que nous connaissons est comme un cosmos émietté, débilité, sous le signe du temps et de la mort, et dont les différentes parties sont séparées, disjointes, appauvries. Les sensations sont divisées, le monde de la nature et celui de l’esprit apparaissent comme séparés, les saisons, comme distinctes. C’est comme si la trace et l’hérédité d’un péché originel contaminaient l’ordre universel. Or l’art restitue cet ordre, il parvient à rendre l’harmonie des sphères, la splendeur du cosmos recomposé,

24 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique perceptibles. Comment ? En unifiant, en agrégeant ce qui dans l’univers apparaît comme divisé, hétérogène, décomposé. L’imagination, c’est-à- dire l’intuition de l’artiste, ré-agrège l’univers harmonique en produisant l’intuition des rapports, des correspondances mystérieuses entre les différentes parties du monde, du rapport analogique qui lie les sections distinctes de l’univers. Comment ce processus se réalise-t-il con- crètement ? Il se réalise en unifiant, dans le texte poétique, ce qui dans l’expérience est disjoint : c’est-à-dire en réunifiant les différents aspects de l’expérience au niveau linguistique, au moyen de techniques diverses de rapprochement textuel, dans un discours dont le caractère poétique dérive précisément de l’intuition que le poète a eu des correspondances entre des réalités apparemment étrangères, et en créant un alliage textuel au sein duquel les différents aspects de l’expérience sont associés et, en quelque sorte, assimilés les uns aux autres. Baudelaire définit explicitement ces techniques, mais surtout il les utilise. Le principe est valable pour les figures de style traditionnelles, comparaisons ou métaphores, dont le fondement objectif réside dans la perception des correspondances. En reprenant sous cet angle certains des passages sus-cités, on remarquera aisément que l’esthétique analogique de Baudelaire est résolue en précepte rhétorique : « C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore [...] » ; « Chez les excellents poètes, il n’y a pas de métaphore, de comparaison ou d’épithète qui ne soit d’une adaptation mathématiquement exacte [c’est-à-dire objective, déterminée par la réalité] [...] parce que ces comparaisons, ces métaphores et ces épithètes sont puisées dans l’inépuisable fonds de l’universelle analogie [...] » ; « Gautier unit une immense intelligence innée de la correspondance et du symbolisme universels, ce répertoire de toute métaphore [...] »40. Mais ce n’est là qu’une justification ou encore qu’une ré- interprétation de la rhétorique traditionnelle à la lumière de la nouvelle doctrine (on remarquera du reste que, dans la doctrine analogique, la métaphore devient nécessaire, qu’elle est liée à une intuition objective des structures cosmiques et non à l’invention, subjective, de l’auteur). Les grandes inventions rhétoriques de Baudelaire, les fondations de la nouvelle écriture symboliste, vont plus loin : la synesthésie, où des sensations différentes deviennent interchangeables, où des caractères chromatiques sont attribués à des phénomènes auditifs, des caractères olfactifs, à des phénomènes visuels ; l’association thématique, où deux

40 Passages cités précédemment (voir OCB, vol. II, p. 621 ; vol. II, p. 133 et 117 respectivement) ; voir les notes 32, 37, 38.

25 Études sur le Symbolisme catégories différentes du réel, deux domaines différents de l’expérience, s’échangent des caractères et des attributs, des qualités ou des sensations, et s’entremêlent en une structure verbale unifiée, révélatrice de leur corres- pondance ; un cas particulier d’association thématique, néanmoins très répandu dans la pratique stylistique symboliste, et qui sera ensuite dénommé paysage d’âme, c’est-à-dire l’association entre une donnée du paysage et une donnée psychique, où, alternativement et réciproquement, le paysage est psychologisé et la personnalité humaine, métaphorisée par la nature ; et encore, l’allégorie célébrée par Baudelaire, figure typiquement symétrique, où deux aspects différents du réel deviennent l’un le miroir et le symbole de l’autre et entrent dans un rapport de réciprocité, d’échange mutuel, qui révèle leur fondation analogique secrète :

Fourier et Swedenborg, l’un avec ses analogies, l’autre avec ses correspondances, se sont incarnés dans le végétal et l’animal qui tombent sous votre regard, et au lieu d’enseigner par la voix, ils vous endoctrinent par la forme et par la couleur. L’intelligence de l’allégorie prend en vous des proportions à vous-même inconnues ; nous noterons en passant que l’allégorie, ce genre si spirituel, que les peintres maladroits nous ont accoutumés à mépriser, mais qui est vraiment l’une des formes primitives et les plus naturelles de la poésie [...]41. Telles sont les fondations de la rhétorique de Baudelaire, qui seront par la suite celles du Symbolisme : l’agrégation d’objets hétérogènes de l’expérience en vue de la reconstruction (dans le texte poétique) du cosmos harmonique, absolu, est résolue en une pratique textuelle d’agrégation de structures sémantiques étrangères (des sensations différentes ; le paysage et le psychisme ; des catégories différentes de l’expérience) que le procédé linguistique allie en unité de telle sorte que s’en libère cette effluve poétique qui est la perception même de la correspondance réalisée, de l’harmonie parfaite. Telle est la rhétorique dérivant de la poétique de Baudelaire et tel est le fondement de son écriture. Baudelaire théorise et pratique ces techniques d’agrégation textuelle (qui sont, pour ainsi dire, l’application du principe de l’analogie universelle et des correspondances) et à sa suite tout le Symbolisme tirera de ces techniques son empreinte stylistique propre. Je devrais ici, pour étayer mon propos, citer au moins la moitié des Fleurs du Mal (et des Petits poèmes en prose). Je me restreindrai à quelques mises en relief à titre d’exemple, significatif, je l’espère.

41 « Le Poème du hachisch », in Les Paradis artificiels, OCB, vol. I, p. 430.

26 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

Sur la synesthésie, à tort la plus illustre de ces techniques, les énoncés théoriques de Baudelaire ne manquent certainement pas :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

(Correspondances, v. 8)

Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. Cela, dira-t-on, n’a rien que de fort naturel, et tout cerveau poétique, dans son état sain et normal, conçoit facilement ces analogies42. Et dans le passage sus-cité sur Tannhäuser :

car ce qui serait vraiment surprenant, c’est que le son ne pût pas suggérer la couleur, que les couleurs ne pussent pas donner l’idée d’une mélodie [...] les choses s’étant toujours exprimées par une analogie réciproque [...]43. Dans la pratique poétique, Baudelaire ne réalise pas seulement la modeste technique rhétorique de l’audition colorée, de l’attribution, à un phénomène sensoriel, de caractères sensoriels différents, qui lui sont étrangers, procédé que l’on trouve déjà dans le célèbre passage de Hoffmann, cité par Baudelaire dans le Salon de 1846, et dans d’autres textes romantiques (il ne faut pas oublier que la grande différence entre Baudelaire, d’une part, et Hoffmann et les autres auteurs, d’autre part, réside dans le fait que la synesthésie est pour Baudelaire, au niveau esthétique et cognitif, et puis au niveau textuel, l’expression du principe des correspondances dont l’acte poétique procure la connaissance ; tandis que chez ces auteurs elle n’est qu’une annotation à caractère psychologique ou une invention littéraire qui ne porte à aucune conséquence ultérieure et qui n’a pas eu de portée historique particulière) ; dans sa pratique poétique, disais-je, Baudelaire ne réalise pas seulement la technique rhétorique de l’échange d’attributs sensoriels, mais il énonce, affirme, la coexistence, dans le domaine et dans l’objet décrit, de plusieurs états sensoriels mélangés et présents simultanément.

Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs !

(J’aime le souvenir..., v. 40)

42 Ivi, p. 419. 43 Passage cité précédemment, voir note 35.

27 Études sur le Symbolisme

Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir

(Harmonie du soir, v. 3)

[...] et j’aime à la fureur Les choses où le son se mêle à la lumière.

(Les Bijoux, v. 7-8) En y prêtant attention, on remarquera en effet aisément avec quelle fréquence la description baudelairienne évoque des traits sensoriels différents, dont le rapprochement dans le texte dénote une sorte de fusion, de mélange perceptif. On trouve aussi de véritables passages synesthésiques (« Au pays parfumé que le soleil caresse », À une dame créole, v. 1 ; « Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche », Recueillement, v. 14). On trouve même dans les Fleurs un cas, unique, où tout le savoir lyrique et idéologique de Baudelaire a réalisé un modèle de synesthésie exemplaire. Il s’agit du poème Tout entière, où le Démon monte dans l’asile du poète pour le soumettre à la tentation, en lui posant l’insidieuse question : « [...] “Je voudrais bien savoir, // Parmi toutes les belles choses / Dont est fait son enchantement, / Parmi les objets noirs ou roses / Qui composent son corps charmant, // Quel est le plus doux.” [...] » (v. 4-9). Le piège est très subtil : si le poète admettait qu’un objet est plus parfait, il admettrait implicitement que d’autres le sont moins et que par conséquent la perfection n’est pas en elle. Mais le poète n’est pas pris en faute, et il répond à l’Abhorré : « Puisqu’en Elle tout est dictame, / Rien ne peut être préféré » (v. 11-12). La perfection est, en effet, transcendance de la nature déchue, divisée, elle est réunification mystique des parties dans l’unité transcendante de la beauté ; en elle, les différentes sensations s’échangent et se fondent dans l’unité idéale :

« Et l’harmonie est trop exquise, Qui gouverne tout son beau corps, Pour que l’impuissante analyse En note les nombreux accords.

« Ô métamorphose mystique De tous mes sens fondus en un ! Son haleine fait la musique, Comme sa voix fait le parfum ! »

(Tout entière, v. 17-24)

28 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

La synesthésie est donc présentée ici non comme simple structure rhétorique, mais comme acte essentiellement mystique (suivant une terminologie que Baudelaire utilise très souvent en se référant à l’acte poétique), comme processus révélateur des liens analogiques, conduisant de la multiplicité vers l’Unité profonde de l’être, et dont la beauté est épiphanie dans le monde. Telle est la nouvelle technique rhétorique de la synesthésie, énoncée ici avec un maximum de conscience critico-idéologique et d’évidence textuelle à la fois. À un niveau ultérieur, on trouve l’association thématique, que Baude- laire pratique comme véritable procédé idéologico-stylistique de fusion d’aspects différents de l’expérience dans l’unité mystique de la révélation esthétique de l’infini. Dans ce cas encore, nous trouvons un texte vraiment exemplaire, paradigmatique, de ce processus stylistique et de sa fondation théorétique, L’Invitation au voyage en prose. Mais je veux d’abord citer un passage des Paradis artificiels où est décrite la progression de l’hallucination causée par le haschisch, qui consiste en une assimilation et en une identification progressives du moi à l’objet contemplé, passage où il est dit de surcroît, par deux fois, que ce processus est exactement le même que celui qui se réalise, dans l’activité poétique, à travers la conscience lucide et la volonté créatrice du poète. Voici donc le passage des Paradis :

C’est en effet à cette période de l’ivresse que se manifeste une finesse nouvelle, une acuité supérieure dans tous les sens. L’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher participent également à ce progrès. Les yeux visent l’infini. [...] Puis, arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions d’idées. Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. Cela, dira-t-on, n’a rien que de fort naturel, et tout cerveau poétique, dans son état sain et normal, conçoit facilement ces analogies. [...] Les notes musicales deviennent des nombres, et si votre esprit est doué de quelque aptitude mathématique, la mélodie, l’harmonie écoutée, tout en gardant son caractère voluptueux et sensuel, se transforme en une vaste opération arithmétique [...]. Il arrive quelque fois que la personnalité disparaît et que l’objectivité [c’est-à-dire l’identification avec l’objet], qui est le propre des poètes panthéistes, se développe en vous si anormalement, que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre propre existence, et que vous vous confondez bientôt avec eux. Votre œil se fixe sur un arbre harmonieux courbé par le vent ; dans quelques secondes, ce qui ne serait dans le cerveau d’un poète qu’une comparaison fort naturelle deviendra dans le vôtre une réalité. Vous prêtez d’abord à l’arbre vos passions, votre désir et votre mélancolie ;

29 Études sur le Symbolisme

ses gémissements et ses oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes l’arbre. De même, l’oiseau qui plane au fond de l’azur représente d’abord l’immortelle envie de planer au-dessus des choses humaines ; mais déjà vous êtes l’oiseau lui-même. [...] Pour mieux faire comprendre ce bouillonnement d’imagination, cette maturation du rêve et cet enfantement poétique auquel est condamné un cerveau intoxiqué par le hachisch, je raconterai encore une anecdote44. Or le processus psychologique décrit si minutieusement ici correspond exactement à la technique rhétorique de l’association thématique – surtout dans la version qui identifie un être avec un paysage – procédé que Baudelaire fonde et qui fera dans l’école symboliste la fortune que l’on sait. Le voilà réalisé dans ce chef-d’œuvre d’art symboliste qu’est L’Invitation au voyage en prose. Au début et dans la première partie du petit poème, il existe deux réalités objectives et distinctes, un paysage splendide et une vieille amie – un pays superbe que le poète rêve de visiter avec sa vieille amie :

Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord [...]. Le texte se poursuit avec la description de ce pays riche et raffiné (par. 1-2 du texte en prose). Mais ensuite le poète, en s’adressant à la femme, désireuse comme lui de lieux nouveaux et ignorés, la compare au paysage fascinant :

Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête [...] ; où tout vous ressemble mon cher ange. Tu connais cette maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité ? Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête [...]. C’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir ! Et l’on revient alors à la description du paysage – désormais, à vrai dire, un splendide intérieur – où déjà le luxe et l’élégance se changent en une spiritualité magique et raffinée, jusqu’à ce que dans le final fascinant, la femme et le paysage s’identifient l’un avec l’autre : les pensées du poète, l’image féminine, le pays splendide et mystérieux sont fondus et l’unité analogique ainsi atteinte se fait révélation de l’infini.

44 « Le Poème du hachisch », in Les Paradis artificiels, OCB, vol. I, p. 419-21.

30 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse ; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s’échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l’âme de l’appartement. [...] Qu’ils cherchent, qu’ils cherchent encore, qu’ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l’horticulture ! [...] Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire, et mon dahlia bleu ! Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ? [...] Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu’a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ? Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi. C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; – et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’Infini vers toi45. Tel est le véritable « paysage d’âme » où se réalise, à travers les trois phases fondamentales analysées ci-dessus, la progression décrite dans les Paradis artificiels : évocation objective de deux réalités distinctes, une présence humaine et une donnée du paysage (l’arbre, l’oiseau des Paradis, le paysage de l’Invitation) ; rapprochement à travers la comparaison et assomption dans un cadre en quelque sorte unitaire ; identification finale, avec révélation du mécanisme analogique qui relie en profondeur les deux réalités, et révélation, à l’esprit humain, du monde idéal, de l’unité harmonique parfaite, de l’Infini (acte poétique réalisé par l’Imagination, faculté de synthèse qui transcende l’expérience). Cette technique d’écriture une fois mise en évidence, on la retrouvera dans d’autres textes de Baudelaire. Comme par exemple dans le magnifique Jet d’eau, divisé en trois strophes, et qui dans la première énonce deux thèmes indépendants et presque étrangers l’un à l’autre, l’image de la femme aimée et le jet d’eau (« Tes beaux yeux sont las, pauvre amante ! /

45 « L’Invitation au voyage », in Le Spleen de Paris, OCB, vol. I, p. 301-03.

31 Études sur le Symbolisme

Reste longtemps, sans les rouvrir, / Dans cette pose nonchalante / Où t’a surprise le plaisir. / Dans la cour le jet d’eau qui jase / Et ne se tait ni nuit ni jour, / Entretient doucement l’extase / Où ce soir m’a plongé l’amour », v. 1-8). Dans la deuxième strophe, le mouvement de l’eau qui jaillit vers le haut et retombe, et l’âme de la femme qui s’élance dans les passions d’amour pour retomber ensuite épuisée, deviennent l’un le comparant de l’autre (« Ainsi ton âme qu’incendie / L’éclair brûlant des voluptés / S’élance, rapide et hardie, / Vers les vastes cieux enchantés. / Puis, elle s’épanche, mourante, / En un flot de triste langueur, / Qui par une invisible pente / Descend jusqu’au fond de mon cœur », v. 15-22). Et dans la troisième strophe, enfin, le sentiment de mélancolie est attribué au paysage même, miroir et correspondance de l’âme du poète (« Lune, eau sonore, nuit bénie, / Arbres qui frissonnez autour, / Votre pure mélancolie / Est le miroir de mon amour », v. 33-36). L’image du miroir est une métaphore baudelairienne récurrente de la correspondance mystique (comme dans L’Invitation au voyage : « et ne pourrais-tu pas te mirer [...] dans ta propre correspondance ? » ; ou comme dans La Musique, un autre poème structuré par l’analogie qui s’établit progressivement entre le poète et le navire : le poète part sur un navire ; le poète sent et éprouve en lui les sentiments du vaisseau qui lutte avec la mer ; le poète reconnaît, dans la désespérance du calme plat, le miroir de son propre désespoir : « Vers ma pâle étoile, / Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther, / Je mets à la voile ; // [...] // Je sens vibrer en moi toutes les passions / D’un vaisseau qui souffre ; / [...] // [...] D’autres fois, calme plat, grand miroir / De mon désespoir ! », v. 2-4, 9-10, 13-14). Ailleurs, la correspondance entre une personne et un paysage apparaît comme pur énoncé analogique, dans des vers qui comptent parmi les plus beaux des Fleurs :

Vous êtes un beau ciel d’automne, clair et rose !

(Causerie, v. 1)

– Je suis un cimetière abhorré de la lune [...] Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées

(Spleen. J’ai plus de souvenirs..., v. 8, 11)

Mon cœur est un palais flétri par la cohue ; On s’y soûle, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux !

(Causerie, v. 9-10)

32 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

C’est Clair de lune de Verlaine (« Votre âme est un paysage choisi / Que vont charmant masques et bergamasques... ») qui lancera définitivement cette formule du paysage d’âme. Mais c’est de la base théorique et de l’écriture de Baudelaire que naît le noyau rhétorique et stylistique de tout le Symbolisme, c’est-à-dire une écriture qui constamment, assidûment, associe des données psychiques et des données du paysage, en psychologisant le paysage (d’extérieur et d’intérieur), auquel sont référées des attributions spirituelles (et, textuellement, des termes abstraits), en métaphorisant l’esprit et les sentiments de l’homme à travers des images naturelles, sensorielles ; en fondant constamment, au niveau textuel, suivant la grande leçon de l’analogie universelle et des correspondances, des substantifs et des adjectifs, des verbes et des adverbes, des substantifs et des verbes, appartenant à des ordres spirituels différents et à des classes sémantiques hétérogènes : telle est l’âme véritable de la nouvelle rhétorique symboliste. C’est le Baudelaire qui écrit : « Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle [...]. L’âme y prend un bain de paresse, aromatisé par le regret et le désir »46 et qui, avec une parfaite conscience du problème, annote dans Fusées : « – Ciel tragique. Épithète d’un ordre abstrait appliqué à un être matériel »47. C’est le poète qui est parvenu, en développant la doctrine esthétique des correspondances et de l’Imagination comme outil de synthèse de différents aspects de l’univers décomposé dans l’unité harmonique, à concevoir et à générer ce modèle d’écriture, dans lequel se réalisent la rhétorique et la manière stylistique de tout le Symbolisme. Je voudrais introduire ici une brève réflexion méthodologique relative à la critique baudelairienne. Ce serait une grave erreur que d’effectuer une analyse du langage symboliste au moyen de statistiques lexicales (et je le dis précisément parce que le traitement automatique des langues induit fortement à cette pratique, devenue aujourd’hui plus facilement accessible). Peut-être les statistiques lexicales pourraient-elles nous renvoyer aux choix thématiques, mais certainement pas à la structure syntagmatique du texte baudelairien, véritable pivot de l’organisation textuelle résultant de la théorie poétique de la ré-agrégation du monde et de la pratique rhétorique, ou stylistique, qui en découle. Il s’agit d’une structure syntagmatique qui procède, presque obsessivement, par agrégation syntagmatique d’éléments psychologiques et d’éléments du paysage, d’abstrait et de concret, et en laquelle consiste l’essence de la macro-

46 « La chambre double », in Le Spleen de Paris, OCB, vol. I, p. 280. 47 Fusées, VI, in OCB, vol. I, p. 653.

33 Études sur le Symbolisme structure linguistique du Symbolisme, application intégrale de l’invention rhétorique de Baudelaire. Cette technique se réalise chez Baudelaire avec une certaine amplitude symphonique dans le rapprochement d’images complexes, de plusieurs thématiques, appartenant à des ordres différents, et elle se réalisera par la suite dans des formes de plus en plus synthétiques, tendant plus immédiatement à la synthèse lexicale de données hétérogènes (sans pour autant exclure la survivance de macrostructures fondées sur les agrégations thématiques). Et c’est la même technique que Rimbaud portera à un degré extrême d’écart/synthèse entre unités lexicales hétérogènes – ce en quoi consiste précisément la tension épouvantable qui traverse son écriture, son micro- langage, inscrit lui aussi, malgré tout, dans la manière stylistique du macro-langage symboliste.

3. L’anthropologie de Baudelaire 3.1 Problème métaphysique et problème éthique L’échelle des valeurs configure ainsi pour Baudelaire la hiérarchie suivante. Le problème, la valeur fondamentale, est de nature métaphysique. J’utilise le mot ‘métaphysique’ pour dire quelque chose d’absolu, une valeur fondatrice au niveau transcendantal. Car tel est l’objet fondamental de la recherche de l’homme, son aspiration existentielle : « Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres » (Le Gouffre, v. 11) ; « un Infini que j’aime et n’ai jamais connu » (Hymne à la Beauté, v. 24) sont, parmi de nombreuses autres, les synthèses poétiques de cette pulsion radicale. Derrière ce locus transcendant (que l’homme ne peut atteindre par l’expérience), se situe l’Imagination, la seule activité de l’esprit humain qui puisse atteindre l’absolu, en le reconstruisant – non pas ontologiquement, mais seulement en tant qu’image cognitive – dans l’esprit humain ; faculté témoignant elle-même que le lieu mythique du rêve est en quelque sorte susceptible d’être poursuivi, d’être connu, que dans l’univers, dans l’univers décomposé et désagrégé des choses et de l’esprit, dans le royaume du Mal, on peut néanmoins trouver des empreintes métaphysiques sous l’apparence du Beau :

C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ;

34 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d’un excès de jouissance, elle sont bien plutôt le témoignage d’une mélancolie irritée, d’une postulation des nerfs, d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis révélé.48 Le sentiment esthétique et l’activité artistique avaient été placés par la culture classique (de l’Antiquité et de la Renaissance) dans une position subordonnée à d’autres activités humaines (l’art au service de la morale, l’art au service de l’utilité, l’art et la mémoire du héros). Ils atteignent en revanche, avec la Critique du jugement de Kant, avec l’idéalisme allemand et avec la réflexion esthétique de tout le romantisme, un statut indépendant par rapport au Vrai et au Bien, et une dignité égale, en tant que dimensions autonomes de l’esprit (autonomie de l’art, théorie de l’« art pour l’art »). Ils atteignent maintenant, avec la culture du Symbolisme (ou Décadentisme), un rôle prééminent : la réflexion critique de Baudelaire, et à sa suite la culture et le sentiment symbolistes, les élèvent au sommet de la hiérarchie de l’esprit, comme dimensions révélatrices de l’Absolu. Au troisième niveau de la hiérarchie se situe l’action, le monde moral. Le monde de l’action est complètement anéanti par le problème métaphysique, il se réduit à la recherche d’une évasion quelle qu’elle soit de la nature, à la recherche de l’artificiel comme succédané (illusoire) d’actes transcendants. Et cette évasion advient, indifféremment, suivant la double dynamique du Bien ou du Mal, « Enfer ou Ciel, qu’importe ? » (Le Voyage, v. 143) étant sa formule. En introduisant le domaine du Beau comme voie d’accès à la connaissance de l’Absolu, Baudelaire introduit une hiérarchie de valeurs et une dynamique psychique différentes de celles qui caractérisent ce que nous pourrions appeler la « pensée chrétienne ». Il est dans la nature profonde de la pensée chrétienne d’associer la métaphysique et la morale (Dieu est l’absolu, la fondation métaphysique de l’être et la lex aeterna à la fois ; il règle le cosmos du fait qu’il existe ; la lex naturalis est le miroir de la lex aeterna). Chez Baudelaire, ces deux fonctions sont profondément scindées et presque antagonistes : le problème métaphysique, la conquête d’un degré d’existence absolu, anéantit complètement le problème éthique. La phrase finale des Fleurs – « Enfer ou Ciel, qu’importe ? » – revient en fait assidûment au fil de l’œuvre dans les formulations les plus disparates : la

48 Nouvelles sur Edgar Poe, in OCB, vol. II, p. 334. Le même texte est cité intégralement par Baudelaire dans l’essai Théophile Gautier, OCB, vol. II, p. 113-14. On peut le comparer avec les v. 33-44 du poème Les Phares.

35 Études sur le Symbolisme double postulation, l’oxymore éthique de Baudelaire, affirme que l’homme tentera de sortir, toujours et en tout cas, du spleen existentiel (ne serait-ce que par l’issue fallacieuse de l’artificiel), du côté du Bien comme du côté du Mal : crime et sainteté, femme-Ange et Vierge noire, Enfer ou Ciel – qu’importe ? pour autant que la fuite de la réalité spleenétique paraisse promettre un débouché sur l’absolu. L’absolu est si important qu’il rend le monde éthique indifférent. C’est plutôt, au contraire, l’idéalité qui est soumise à l’action, même corrompue, perverse, criminelle, qu’elle justifie en quelque sorte, qu’elle purifie par la noblesse de l’impulsion originelle – sans pour autant déduire, de la postulation métaphysique, une postulation morale, mais en déduisant en revanche, de la postulation métaphysique, la dynamique – parfaitement ambiguë sur le plan éthique – de l’artificiel. À plusieurs reprises, on rencontre chez Baudelaire l’affirmation que la corruption même de l’homme trouve sa matrice dans la tentative d’évasion hors de la nature vers le lieu absolu, vers l’infini. Comme dans ce passage des Paradis artificiels :

Hélas ! les vices de l’homme, si pleins d’horreur qu’on les suppose, contiennent la preuve [...] de son goût de l’infini [...]. C’est dans cette dépravation du sens de l’infini que gît, selon moi, la raison de tous les excès coupables [...]49. ou comme dans l’ébauche d’un Épilogue pour la deuxième édition des Fleurs, commencé par Baudelaire en 1860 et, malheureusement, jamais achevé :

Ton goût de l’infini, Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame...50 Une image de Femmes damnées (Delphine et Hippolyte) représente à mon avis une des synthèses verbales et idéologiques les plus puissantes de cette complexe situation éthique, lorsque la jeune Hippolyte s’écrie :

[...] « – Je sens s’élargir dans mon être Un abîme béant ; cet abîme est mon cœur ! » [...] Rien ne rassasiera ce montre gémissant

(Femmes damnées, v. 75-76, 78)

49 « Le Poème du hachisch », in Les Paradis artificiels, OCB, vol. I, p. 402-03. 50 [Projet d’un épilogue pour l’édition de 1861, II], v. 6-7, in OCB, vol. I, p. 191.

36 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

La première image compare le cœur humain à un abîme béant, sans fond, que rien ne pourra combler en ce monde : c’est le cœur de l’homme épris d’absolu qui face à toute expérience du monde relatif et spleenétique posera la question du Voyage : « Et puis, et puis encore ? ». Mais de cette image, le cœur comme abîme inassouvissable, naît la synthèse ardue du « monstre gémissant » : le cœur gémit de son malheur existentiel, de ce que le monde lui est une patrie insuffisante et une prison. Mais c’est précisément ce sentiment qui donne naissance à l’impulsion irrésistible vers la tentative d’une évasion quelconque qui soit renversement de la nature et espoir de s’en évader : et le cœur disposé, à cause de cela, à tout excès, crime, perversion, se fait « monstre gémissant » et « monstre » en tant que « gémissant ». Le gémissement même (métaphysique) génère le monstre (éthique), dans cette puissante réplique d’Hippolyte :

Rien ne rassasiera ce monstre gémissant.

Cette synthèse de la douleur humaine – fruit du spleen, du sentiment de la relativité existentielle, c’est-à-dire du sentiment inassouvi de l’absolu – et de la perversion et de la cruauté qui en résultent, est déjà présente au début des Fleurs, dans l’image de l’Ennui – c’est-à-dire de l’homme en proie à l’Ennui – en larmes et monstrueux :

[...] – l’œil chargé d’un pleur involontaire, Il rêve d’échafauds [...] Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat

(Au lecteur, v. 37-39) Et elle revient à la fin des Fleurs, dans le vers shakespearien qui définit l’homme comme :

Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

(Le Voyage, v. 112)

ce qui n’est pas du tout une métaphore gratuite et spectaculaire, mais encore la même synthèse éthique : dans le désert de l’ennui, de la vie insuffisante, l’homme tente de s’évader, construit l’anti-désert, l’oasis, qui est cependant, en tant qu’évasion perverse et monstrueuse, une oasis d’horreur. Pour rester dans le domaine éthique, le Prince de Une mort héroïque est un « monstre » (« Assez indifférent relativement aux hommes et à la morale [...] il ne connaissait d’ennemi dangereux que l’ennui, et les efforts bizarres qu’il faisait pour fuir ou pour vaincre ce tyran du

37 Études sur le Symbolisme monde lui auraient certainement attiré, de la part d’un historien sévère, l’épithète de “monstre” »51) ; les femmes lesbiennes de l’autre version de Femmes damnées sont des « monstres » (Comme un bétail pensif..., évoquant toutefois les deux issues de la double postulation) :

Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres, De la réalité grands esprits contempteurs, Chercheuses d’infini, dévotes et satyres, Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs

(Femmes damnées. Comme un bétail pensif... v. 21-24)

L’artificiel, enfanté par le spleen, génère des monstres. Alors que l’imagination, organe perceptif de l’absolu, se situe à un niveau bien plus élevé. L’échelle des valeurs est donc Infini – Beauté – Artificiel (la nature- réalité-spleen n’est pas une valeur). La Beauté est une fonction réelle, vraie, bien que seulement mentale, cognitive, de l’Infini ; l’Artificiel, succédané de l’Infini dans l’action, en est, au niveau éthico-pragmatique, une fonction déformée, anthropomorphe et illusoire.

3.2 La Mort Il est une deuxième solution existentielle qui permet de transcender le monde spleenétique pour accéder à l’absolu. Si l’Art donne une perception rapide, fulgurante mais fugace, de l’harmonie recomposée (Une mort héroïque en est l’emblème), la véritable solution en laquelle espérer, et le dernier mot des Fleurs du Mal, c’est la Mort. La Mort est l’espérance désespérée, l’« étrange et sombre Capitole » (La Mort des artistes, v. 12), où espérer célébrer le triomphe de l’homme. Elle est le soleil noir qui illumine, non pas les pays de la terreur, mais la contrée où l’on vendange le lotus parfumé – où le mythe fallacieux des stupéfiants, les paradis artificiels du monde, se changent peut-être en un lieu édénique de l’esprit ; elle est la Mer des Ténèbres, d’où parviennent des voix fascinantes et funèbres ; elle est le grenier mystique, le venin désiré, l’instant fatal lourd d’espérance (« Il n’y a qu’une Seconde dans la vie humaine qui ait mission d’annoncer une bonne nouvelle, la bonne nouvelle qui cause à chacun une inexplicable peur52 »). Elle est le point aveugle de l’Univers : on pénètrera peut-être, en y plongeant, dans le royaume de l’harmonie. Un poème des Fleurs du Mal, La Mort des artistes, synthétise de façon exemplaire ce point du système baudelairien.

51 « Une mort héroïque », in Le Spleen de Paris, OCB, vol. I, p. 320. 52 « La chambre double », in Le Spleen de Paris, OCB, vol. I, p. 282.

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LA MORT DES ARTISTES

Combien faut-il de fois secouer mes grelots Et baiser ton front bas, morne caricature ? Pour piquer dans le but, de mystique nature, Combien, ô mon carquois, perdre de javelots ?

Nous userons notre âme en de subtils complots, Et nous démolirons mainte lourde armature, Avant de contempler la grande Créature Dont l’infernal désir nous remplit de sanglots !

Il en est qui jamais n’ont connu leur Idole, Et ces sculpteurs damnés et marqués d’un affront, Qui vont se martelant la poitrine et le front,

N’ont qu’un espoir, étrange et sombre Capitole ! C’est que la Mort, planant comme un soleil nouveau, Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau ! Dans les deux quatrains, le texte présente le portrait de l’artiste, dans son aspiration et son labeur existentiels tendus vers la production de l’œuvre d’art. D’abord, dans la personnification du bouffon (« Combien faut-il de fois secouer mes grelots »), puis, dans celle du sculpteur, qui construit et détruit des « armures » – c’est-à-dire des structures servant à soutenir la statue d’argile qu’il va modelant – dans son effort obstiné et désespéré de transformer la réalité obtuse (« Combien faut-il de fois [...] / [...] baiser ton front bas, morne caricature ? ») en objet d’art réalisé, harmonie révélée (« Pour piquer dans le but, de mystique nature »), où, comme d’innombrables autres fois dans les textes de Baudelaire, l’art est qualifié de « mystique », par référence à son caractère divin, transcendant. Mais le point fondamental réside dans les deux tercets, qu’aucun commentateur n’a commenté. Les deux quatrains illustrent un concept que l’on rencontre aisément ailleurs chez Baudelaire comme chez de nombreux autres artistes – à savoir que la matière est dure – et ils évoquent la souffrance, l’angoisse et la consomption de l’artiste dans son activité créatrice (comme dans le final du Confiteor de l’artiste, et encore ailleurs). Mais les deux tercets déplacent le phare de l’attention sur les autres artistes, ceux qui n’ont jamais réussi, ni ne réussiront jamais, à réaliser une véritable œuvre d’art. Artistes dans l’âme, dans l’intention et dans l’assiduité à leur labeur, ils n’atteignent cependant pas l’issue finale (« Il en est qui jamais n’ont connu leur Idole »). Et bien, même ces artistes, humiliés et vaincus (v. 10-11), qui n’ont pas réussi à réaliser l’harmonie, l’absolu artistique dans leur œuvre, ont un

39 Études sur le Symbolisme espoir – étrange et sombre Capitole, espoir d’un triomphe funéraire – l’espoir que la Mort – le nouveau soleil de la Mort – leur permette de parvenir à l’absolu que leur œuvre n’a pu réaliser. Telles sont les deux solutions existentielles – les deux voies vers l’absolu – que les Fleurs exposent : l’Art et la Mort, diptyque décadent qui, par une profonde transformation idéologique, se substitue dans la thématique littéraire de la seconde moitié du XIXe siècle au thème romantique de l’Amour et de la Mort. Le voyage de la mort est le dernier mot des Fleurs du Mal, et de ce véritable testament spirituel de Baudelaire qu’est Le Voyage (dont la place dans le recueil aurait dû suffire à faire réfléchir les critiques plus attentivement) :

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! [...]

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! [...] Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

(Le Voyage, v. 137-38, 141, 144) La Mort est l’instant magique de la bonne nouvelle, la patrie mystérieuse et le refuge du pauvre – et de toute la misérable humanité :

C’est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ; C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir [...]

C’est le portique ouvert sur les Cieux inconnus !

(La Mort des pauvres, v. 1-2, 14) ; elle est le miroir de perfection où plonge le regard :

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis Après s’être lavés au fond des mers profondes ?

(Le Balcon, v. 25-29)

40 Charles Baudelaire : anthropologie et poétique

Récapitulation En guise de conclusion, il convient de présenter une brève synthèse qui mette en évidence, par axiomes, la structure interne et la cohérence de l’analyse que nous avons menée jusqu’ici : – Le monde est l’insuffisance existentielle, le spleen, le Mal (aussi bien par l’hétérogénéité inharmonique et émiettée de ses composantes, que par la dégradation et par la corruption de l’homme et de la nature). – L’Étoile polaire, le champ magnétique de l’esprit humain est l’idéal, le monde absolu – l’Infini, le Paradis ou, dans le dernier vers des Fleurs, l’Inconnu – qui, par son modèle de perfection transcendante, rend le réel vain dans la conscience de l’homme. – L’Artificiel est la tentative (fallacieuse) de la part de l’homme de sortir de la nature. C’est aussi le signe de la dignité de l’homme, de sa bataille contre l’abominable nature : l’Artificiel est le propre de l’homme (et la thématique des Fleurs et de tout le Symbolisme est en grande partie une représentation artificielle du réel – en commençant par cette somme de la culture symboliste qu’est À rebours). – Ces trois termes dessinent la dynamique existentielle de l’homme, l’anthropologie de Baudelaire : prise de conscience de la nature/Mal ; tentative de s’en évader vers l’Idéal en renversant les données par la création d’une anti-nature (l’Artificiel) – échec de l’expérience, répétition de celle-ci à des degrés de tension et d’anormalité supérieurs – névrose, terreur, folie et mort. C’est la dynamique des substances stupéfiantes (vin, hachisch, opium), paradigme de l’itinéraire humain, et c’est le schéma formel des Fleurs du Mal : Spleen et Idéal (situation existentielle de l’homme), Le Vin (évasion dans l’artificiel), Fleurs du Mal (radicalisation de la poussée centrifuge, et perversion accentuée de celle-ci), Révolte, La Mort53.

53 Après 1857, dans l’édition de 1861, Baudelaire ajouta les Tableaux parisiens, à la suite de Spleen et Idéal. La structure de l’œuvre n’en est pas modifiée pour autant. Baudelaire développe en fait, après 1857, le concept d’un spleen de masse, dont le contexte privilégié est Paris, décor de la vie moderne, nouveau giron infernal du sort commun, où chacun est personnellement malheureux – exilé, vieux, « débris d’humanité » (Les petites vieilles, v. 72). Les deux textes que Baudelaire composa après 1857 – les Tableaux parisiens et le Spleen de Paris – sont à inclure, du point de vue terminologique aussi, dans cette perspective. L’idéologie de Baudelaire n’a aucunement changé, le spleen reste la matrice anthropologique ; mais sa thématique s’est enrichie, du sentiment atrocement individuel, des quatre Spleen de 1857, par exemple, à cet horizon plus vaste, individuel et métropolitain à la fois, du « spleen de Paris ». Situés après Spleen et Idéal, les Tableaux parisiens élargissent l’horizon de l’humanité baudelairienne, pour y englober des catégories entières – les mendiants, les exilés, les fous, les vieilles, les aveugles, les joueurs, les malades mourants... – la masse anonyme de solitaires, la ville énorme et vicieuse, et ils constituent une amplification de la thématique du spleen et de ses conséquences, sans toutefois la modifier.

41 Études sur le Symbolisme

– La poésie est cependant la révélation (psychique, momentanée) de l’absolu en ce monde. Elle est réalisée par l’imagination, faculté (suprême) de l’homme laquelle (en produisant l’intuition de la structure divine du cosmos, des lois mêmes qui le constituent, l’analogie universelle et les correspondances) décompose le monde de l’expérience et le recompose en des formes harmoniques. – La structuration (rhétorique) du texte dérive de cette poétique : synesthésie, association thématique, paysage d’âme, allégorie forment la substance stylistique de l’écriture symboliste. – Radicalisée, poussée jusqu’à ces dernières conséquences, cette écriture, ces mécanismes rhétoriques deviendront l’hermétisme (acte de conjonction fulgurante de domaines étrangers dans l’expérience mais réunis et fondus ensemble verbalement par l’intuition poétique de l’ordre universel). L’hermétisme est la forme adéquate du contenu transcendant : puisque le poète parle de réalités que personne n’a jamais expérimentées, il dit des mots que personne n’a jamais entendus (Mallarmé, évidemment, et Rimbaud encore plus, seront les protagonistes de cette radicalisation formelle ; dans la poésie du XXe siècle, il restera, à défaut de la prémisse idéologique, refusée, la découverte stylistique, accompagnée de la recherche d’autres fondations, idéologiques – pour le surréalisme – ou formelles – pour le structuralisme). – Mais le contenu de l’expérience de l’homme est le monde réel, le spleen, et la tentative concrète de s’en échapper, l’artificiel. Le monde poétique des Fleurs est la représentation du monde spleenétique, de sa déviation vers l’artificiel (motivée par le désir d’absolu), de son issue dans la terreur, dans la folie, dans la mort. Tels sont les thèmes concrets des Fleurs, qui dérivent de l’anthropologie de Baudelaire au même titre qu’en dérive la structure formelle de ses poèmes. – Le monde réel – le spleen, l’artificiel – offre le contenu thématique des Fleurs (ou du Symbolisme) ; la théorie de l’Artificiel comme connaissance du transcendant en offre la structure formelle, le langage poétique : la recomposition du monde spleenético-artificiel de l’expérience en des formes harmoniques (concrètement, les structures rhétorico-stylistiques de l’écriture symboliste). – La Mort, issue de l’existence humaine et Mer des Ténèbres, est le point aveugle à l’intérieur de l’univers chaotique et inharmonique, la tragique espérance anthropologique d’évasion hors de la réalité spleenétique dans le cosmos de l’harmonie – et le dernier mot des Fleurs du Mal.

42

LES DÉLIQUESCENCES POÈMES DÉCADENTS D’ADORÉ FLOUPETTE Introduction

1. Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette parurent chez les libraires en mai 1885, en 110 exemplaires. L’opuscule obtint un tel succès qu’il fut réédité en juin, augmenté d’une vie d’Adoré Floupette « par Marius Tapora » (« pharmacien de 2e classe »), en 1500 copies. Il s’agit d’une brillante parodie du maniérisme décadent-symboliste, qui atteste la polychromie de l’horizon littéraire parisien de l’époque1. Les auteurs, dont la signature figure sur dix exemplaires de la première édition, mais dont l’identité était notoire dans le milieu et est largement documentée, en furent deux jeunes lettrés, Henri Beauclair et Gabriel Vicaire. Henri Beauclair est né à Lizieux, le 21 décembre 1860. Monté, animé de ferveur artistique, depuis sa Normandie natale jusqu’à Paris, il pratiqua des professions diverses (dont celle d’acteur, en participant à une tournée sous le pseudonyme pimpant de « Clairbeau de l’Odéon »). Il entra dans le groupe de Lutèce, auquel il collabora en 1883 et en 1884, année dont date son premier recueil en vers, L’éternelle chanson (triolets amoureux). De l’année suivante date le second, Les Horizontales, que le poète posait sous le signe ambigu des Orientales de Victor Hugo :

Et le vent, soupirant sous le frais sycomore Allait, tout parfumé, de Sodome à Gomorrhe. À mi-chemin entre le décadentisme et la caricature, l’opuscule s’inspire en effet, dès son titre, de Victor Hugo, et présente des traits parodiques certains :

Minuit sonnait alors, et de l’alcôve claire Montaient des pleurs de joie et des cris de colère

(Les feux du ciel de lit, v. 85-86).

1 L’étude la plus approfondie sur cet opuscule, riche de toutes les informations externes, se trouve dans l’ouvrage de N. Richard, À l’aube du symbolisme. Hydropathes, fumistes et décadents, Paris, Nizet, 1961, p. 174-280, qui reproduit également la vie d’Adoré Floupette annotée (p. 281-315).

43 Études sur le Symbolisme

Néanmoins, après le succès des Déliquescences, Beauclair abandonna progressivement la littérature pure. Auteur encore, dans les années suivantes, de quelques recueils dont la résonance fut modeste (Le Pantalon de Mme Desnou, 1886 ; Ohé ! L’Artiste, 1887 ; La ferme à Goron, 1888 ; Une heure chez M. Barrès, 1890 ; Tapis vert, 1897), il opta ensuite décidément pour une carrière de journaliste convenable, menée presque intégralement au Petit Journal, dont il fut longtemps le secrétaire général, pour en devenir, en 1906, et jusqu’en 1914, rédacteur en chef. Il mourut en 1919. Si les humeurs juvéniles de Beauclair firent peut-être germer l’idée d’une parodie décadente, il faut ajouter cependant que la personnalité de Vicaire paraît prédominante. Né à Belfort en 1848, mais solidement introduit dans le milieu littéraire parisien, il attacha principalement sa renommée à un recueil de poèmes évoquant la Bresse agreste, les Émaux bressans (1884), où, si les « émaux » font allusion à Gautier et à sa maîtrise technique de l’œuvre, typique de l’époque, la substance poétique est offerte, en revanche, par l’évocation – inspirée de la poésie régionaliste et « naturiste » – de la Bresse chère à l’auteur (Vicaire vécut toujours entre Paris et Ambérieu), menée sur un ton mi-pathétique mi-brillant, avec quelques audaces folkloristes (« il abusait quelquefois de la liberté de la Bresse [...] »). Sa présence dans le monde littéraire de l’époque est illustrée par quelques autres recueils mineurs, dans le sillon des Émaux bressans (À la bonne franquette, Au bois joli, Le Clos des fées...), et surtout par son amitié solide avec Verlaine – qui lui dédia un portrait élogieux dans Hommes d’aujourd’hui et une Dédicace2 – ainsi qu’avec Moréas, Coppée, etc. Couronné (et récompensé par la somme de 3000 francs) au concours de l’Exposition de 1889 pour une cantate célébrant le centenaire de la Révolution, chevalier de la Légion d’honneur en 1892, Vicaire mourut à Paris le 23 septembre 1923 et fut inhumé à Ambérieu3.

***

2 Sur l’intéressant chapitre des rapports entre Vicaire et Verlaine, voir M. Monda, « Vicaire et Verlaine », Nos poètes, 15 mai 1924, et N. Richard, op. cit., p. 212-18. Au total, Verlaine adressa à Vicaire seize lettres, un sonnet de Dédicaces, la petite monographie parue dans Hommes d’aujourd’hui, datée de 1892, et une critique au recueil Au bois joli (La Revue blanche, mai 1894). Vicaire, quant à lui, dédia à Verlaine un certain nombre d’écrits et de compositions poétiques. 3 Pour la biographie de G. Vicaire, voir la monographie de H. Corbel, Un poète, Gabriel Vicaire, Paris, Taillandier, [1902].

44 Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Introduction

La composition des Déliquescences d’Adoré Floupette s’étend de janvier à juin 1885, suivant cette séquence : des 18 poèmes qui forment à proprement parler les Déliquescences (et dont quatre sont recueillis sous le titre de Symphonie en vert mineur), neuf parurent en édition pré-originale dans la revue Lutèce : le 1er février 1885, Pétunia sauveur (édité par la suite dans le recueil sous le titre Pour avoir péché) et Cantique avant de se coucher y furent publiés sous l’épigraphe « Pour les Symboliques » et signés « Étienne Arsenal » ; le 19 avril, Lutèce publia, avec le surtitre de Les Déliquescences, un Fragment d’une Symphonie en vert mineur, comprenant Andante, Scherzo, Pizzicati, et signé « J.M.J. Floupette » ; le 3 mai, la revue publia Platonisme, Pour être conspué, Madrigal et Rythme claudicant, avec la signature définitive d’Adoré Floupette. Mais dans le même temps, le texte des Déliquescences (ne comprenant que Liminaire et les 18 poèmes), fini d’imprimer le 2 mai en 110 copies, sortait chez l’éditeur Vanier. Suite au succès de cette première impression, et à la sollicitation de l’éditeur, les deux auteurs composèrent la préface contenant la vie d’Adoré Floupette attribuée à Marius Tapora, et le 20 juin 1885, en 1500 copies, parut le texte définitif tel qu’il est republié ici (les poèmes ne comportaient en effet aucune variante). Quant au problème de la contribution, éventuellement diversifiée, apportée à la rédaction du texte par les deux collaborateurs, il apparaît clairement résolu par une lettre qu’Henri Beauclair adressa à Léo Trézenik, directeur de Lutèce, et qui fut publiée dans la Chronique lutécienne de la revue le 23 août 1884. Je transcris le texte tel quel, sans commentaire :

Mon cher Trézenik, Dans votre dernière chronique, en parlant de la vie de Floupette par Tapora, vous me traitez d’« excellent parodiste », ce qui est charmant, mais je dois refuser ce compliment en vous priant de l’adresser à Vicaire. Si je suis le collaborateur de Vicaire pour les Déliquescences de Floupette, je suis très peu Marius Tapora. J’ai, tout au plus, pour la vie de Floupette, donné à Tapora quelques documents fantaisistes sur le Panier fleuri et ses habitués. C’est Vicaire qui a écrit cette biographie. Ceci n’aurait pas grande importance – étant donné que tout le monde sait à quoi s’en tenir – si Lutèce n’était pas une source de renseignements pour les érudits futurs ; et ceux qui s’intéresseront à Floupette et à Tapora, plus tard, doivent connaître les pères de ses personnages. Bien cordialement.

Henri Beauclair

45 Études sur le Symbolisme

L’opuscule obtint, dès sa parution, un succès incroyable : philo- décadents et anti-décadents se ruèrent dessus pour en faire un emblème, tantôt de la guerre sainte contre le Décadentisme littéraire, tantôt du renouveau de la poésie française à travers de nouvelles formes naissantes, tantôt du problème linguistique. Entre mai et août 1885, pas moins de vingt articles de critique furent consacrés à débattre des Déliquescences. Presque tous les principaux quotidiens et périodiques littéraires de Paris versèrent leur goutte d’encre sur la question. Et la diatribe changeant rapidement d’objet, elle se transforma, avec les interventions d’Arène, de Bourde, de Barrès, de Moréas, en un débat sur le Décadentisme, de telle sorte que l’on peut aisément affirmer que le débat sur les Déliquescences fut l’un des événements culturels saillants qui fit précipiter la confuse tension littéraire de ces années vers une définition de la nouvelle école qui devait finalement s’illustrer sous le nom de « Symbolisme ». Je ne suivrai pas les étapes de cette « querelle » – déjà amplement reconstruite par Noël Richard4 – pour me limiter en revanche à quelques notes illustratives du texte.

2. Les Déliquescences d’Adoré Floupette sont, bien évidemment, une parodie de la manière décadentiste-symboliste à la mode – tout au moins dans les petits groupes littéraires de la « rive gauche » – dans les années 1884-1885 ; et la parodie touche aussi bien les protagonistes, que les contenus et les conceptions générales, que, encore, les procédés stylistiques et techniques (formes métriques, syntaxiques, lexicales, traits stylistiques divers...) de la nouvelle manière poétique. Je me limiterai à quelques notes rapides, ne serait-ce que pour faciliter la lecture du texte et en élucider certaines allusions.

***

Les protagonistes de la nouvelle école sont au nombre de deux, « MM. Étienne Arsenal et Bleucoton », les « deux grands initiateurs de la poésie de l’avenir » (p. 61).

4 Voir N. Richard, op. cit., p. 181-205, qui publie en outre, en annexe (p. 319-20), le répertoire bibliographique complet des articles en question. L’affaire est évoquée également, de manière plus synthétique mais dans un cadre historique plus complet, par J. Lethève, Impressionnistes et symbolistes devant la presse, Paris, Colin, 1959, p. 171-85.

46 Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Introduction

Sous le pseudonyme de Bleucoton, on reconnaîtra, sur la filigrane d’une analogie pour tout dire assez simplette, Verlaine (Vert-laine / Bleu-coton), « l’autorité indiscutable » (p. 53) en matière de chimie métrique, l’auteur du vers sentencieux Les mots ont peur comme des poules (Sagesse, III, VIII, v. 2) ; sous celui d’Étienne Arsenal, au prix d’une antiphrase encore plus modeste, Stéphane Mallarmé (Arsenal / Mal-armé). Lors de la publication des Déliquescences, Verlaine répondit d’ailleurs par une identification complaisante avec Bleucoton, accompagnée dans ses écrits de lazzi et d’allusions diverses ; Mallarmé, par un silence sibyllin. Mallarmé est présent aussi, du reste, par son nom, en exergue à Idylle symbolique ; et la parodie – un peu facile, ici – singeant la Prose pour des Esseintes, le touche directement :

Elle dit le mot : Anastase ! Né pour d’éternels parchemins [...] Caché par le trop grand glaïeul.

Mais ils disent le mot : Chouchou. – Né pour du papier de Hollande, – [...] Sous le trop petit caoutchouc ! Mais pour le reste, Idylle symbolique est, dans l’ensemble, une parodie assez bien dosée de l’illustre Prose5. Quant à Verlaine, les traits d’imitation, les réminiscences et les parodies se multiplient. Un petit portrait lui est spécialement consacré (ses contemporains n’eurent aucun doute sur l’identité du modèle, et l’esquisse est certes efficace) :

C’était – on eût dit, – une absinthe, Prise, – il semblait, – en un café, Par un Mage très échauffé, En l’Honneur de la Vierge sainte.

(Scherzo, v. 5-8) On trouve une référence à l’Art poétique (en exergue à Liminaire), avec citation directe de l’auteur ; des citations verlainiennes anonymes – « Est-elle en marbre ou non la Vénus de Milo ? » (p. 45, voir Poëmes saturniens, Epilogue, III, v. 36) ; « le frisson de l’eau sur la mousse »

5 N’oublions pas que Pour avoir péché et Cantique avant de se coucher avaient paru dans Lutèce avec la signature d’Étienne Arsenal.

47 Études sur le Symbolisme

(p. 60, voir Sagesse, Écoutez la chanson bien douce..., v. 4) – ainsi que des pastiches voyants et des décalques de l’écriture verlainienne :

Pas de clameur vaine, Pas un mouvement ! Un susurrement Qui bruit à peine !

(Les énervés de Jumièges, v. 21-24)

Et ma chanson rose et grise, De ton petit Opéra Frise et défrise la frise

(Avant d’entrer, v. 12-14) Et il est certain que les passages d’imitation verlainienne dans les Déliquescences abondent. Outre les deux protagonistes du Symbolisme, aucune autre identification ne semble cependant possible. Dans le « Panier fleuri », une affirmation de Vicaire faisant foi, on retrouve le café « François Ier » :

Je vais presque tous les matins lire les journaux au café François Ier, le même que j’ai décrit dans la préface des Déliquescences sous le nom du Panier fleuri et que fréquentaient jadis les décadents6 ; mais parmi les habitués du « Panier fleuri » – Bornibus, Flambergeot, Carapatidès... – malgré les efforts accomplis pour retrouver dans telle ou telle attitude, dans tel ou tel trait physique, tantôt Moréas, tantôt Tailhade, tantôt Catulle Mendès, aucune identification concrète ne se précise (ce qui est assez naturel, dès lors que les auteurs des Déliquescences ne souhaitaient probablement pas pousser la satire du Décadentisme au niveau personnel). Il n’est pas non plus, évidemment, de modèle reconnaissable d’Adoré Floupette : celui-ci, les habitués du « Panier fleuri » et les « types » qui y surviennent donc (le satanique, le « macabre », l’hystérique...) forment une représentation caricaturale globale du « décadent ». Que Vicaire et Beauclair visassent le « type » et non les personnalités individuelles, c’est ce qui est clairement illustré par un

6 Notes inédites de G. Vicaire, publiées par M. Monda, art. cit. ; voir N. Richard, op. cit., p. 298.

48 Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Introduction passage d’une lettre du premier au second, où la charpente idéologique du personnage est esquissée :

Il faudrait montrer chez Floupette l’affectation d’énervement, les prétentions au satanisme, voire au sadisme, la recherche de l’exquis dans le sale, le mépris de la bonne santé morale et littéraire, le mysticisme égrillard, le pathos, l’amour du néologisme, etc. Tout cela, si possible, par des exemples [...] donner un aperçu de ses conversations, etc. etc.7 Floupette est un « type », même si quelques traits peuvent être allusifs : la date de naissance, par exemple (24 janvier 1860), combine astucieusement la date d’anniversaire de Vicaire (24 janvier) au millésime de Beauclair (1860) ; les lieux de son adolescence sont les mêmes que ceux de l’expérience de Vicaire ; dans son nom, heureux certes, seule l’hypersensibilité syllabique de Verlaine semble avoir saisi une structure allusive ; celui-ci écrivait en effet, dans sa critique au Bois joli de Vicaire, en 1894 :

Adoré Floupette, ce symboliste de Flou, ce roman de Pette [...]8. Mais en général, il est clair que le personnage d’Adoré, comme les Poètes habitués du « Panier fleuri », comme les maniaques variés qui y surviennent, forment dans l’ensemble une synthèse parodique du Décadent. De même que, au-delà des allusions individuelles ou des pastiches de tel ou tel poète, le texte est une caricature globale des thèmes fondamentaux de la nouvelle école : goût floral, parfums, langage liturgique ; ils ne touchent pas tant Baudelaire, Verlaine ou Mallarmé, que le nouveau maniérisme littéraire, le Décadentisme.

***

En plus de l’évidente parodie thématique, le texte des Déliquescences présente aussi une reconstruction raffinée de toute une série de procédés stylistiques – métriques, linguistiques, rhétoriques – propres aux contemporains qu’il vaut peut-être la peine de souligner brièvement.

7 Fragment de lettre inédite de G. Vicaire à H. Beauclair publié par N. Richard, op. cit., p. 228. 8 La Revue Blanche, mai 1894 ; cité par N. Richard, op. cit., p. 216. Richard rappelle aussi (p. 282) cette anecdote, mais sans en citer la source : « On raconte que Verlaine [...] voyant un jour Gabriel Vicaire entrer au café, lui dit aigre-doux : ‘Ah ! monsieur Adoré Floupette, de vous deux qui est-ce qui est flou et qui est-ce qui...’ ».

49 Études sur le Symbolisme

Du point de vue de la nouvelle rhétorique, on a découvert l’allusion de la Symphonie en vert mineur à la Symphonie en blanc majeur de Gautier. La grave question de la véritable couleur de l’azur (« Nous avons révisé pourtant : l’azur est rose ; / Depuis qu’il n’est plus bleu, nous voulons qu’il soit vert », Andante, v. 9-10) fait référence, je crois, à Rimbaud, dans Une saison en enfer : « Enfin [...] j’écarterai du ciel l’azur, qui est du noir [...] » (Alchimie du verbe). Mais il est plus intéressant d’observer le recours à l’accouplement de termes de signe sémantique opposé – l’oxymore – véritable trait stylistique récurrent qui célèbre l’excentricité psychologique du décadent :

Relis plutôt ma « Pureté infâme » (p. 54)

À la délicieuse corruption, au détraquement exquis de l’âme contemporaine, une suave névrose de langue doit correspondre. (p. 59)

[...] le melliflu décadent dont l’intime perversité, comme une vierge enfouie emmi la boue, confine au miracle [...]. (Liminaire)

Dans la mort suave et pâle des Roses ! (Suavitas, v. 12)

[...] nous ferons d’exquises infamies. (Sonnet libertin, v. 13) A-t-on jamais remarqué que, comme cette parodie le souligne, l’oxymore est l’une des figures de style les plus chères aux décadents ? Une autre rafale de coups d’épingle frappe les innocentes manies linguistiques des contemporains : la création de néologismes (en commençant par le « dévelouté » initial : « Le mot est de Floupette qui en a trouvé ou retrouvé bien d’autres », p. 43) et, plus encore, le goût pour un lexique hétéroclite sorti des dictionnaires d’arts et métiers les plus divers ou repêché dans les greniers de la langue (quine, mazette, ylang-ylang, l’incontournable tintinnabuler, et sa tintinnabulance, alliciante, corylopsis, etc.). À côté des variantes lexicales, la variante graphique de l’usage injustifié de majuscules, trait post-baudelairien typique visant à donner de l’emphase au discours, trouve dans les Déliquescences une expansion tapageuse : « Les Balancements clairs et les Effervescences » (Sonnet libertin, v. 6), « Ô les Morsures dans l’Alcôve qui s’allume ! » (Cantique avant de se coucher, v. 10). Mais, le topos graphique étant raillé avec une assiduité pressante, il n’est pas nécessaire d’y insister. Les traits syntaxiques mallarméens trouvent aussi (dans Liminaire) une amplification adéquate, de même que les reconstructions parodiques des préciosités métriques chères à l’école, comme par exemple le jeu des fausses rimes masculines / féminines de Pizzicati (« [...] Traîtreusement

50 Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Introduction s’en sont allés. // [...] A fait fleurir des azalées. // [...] / Brillent ainsi qu’un flambeau clair. // [...] C’est moi qui suis le solitaire ! »), faisant écho à la désinvolte virtuosité métrique de Verlaine (« C’est le chien de Jean de Nivelle / Qui mord sous l’œil même du guet / Le chat de la mère Michel ; / François-les-bas-bleus s’en égaie ») et, bien entendu, de Banville, de Corbière, de Laforgue et coeteri. Mais il y a, dans le domaine de la parodie métrique, une anecdote significative que je veux rappeler. Voici ce que l’on lit, sur ce même sujet, dans la vie d’Adoré Floupette :

Floupette récitait à l’assistance des ternaires [...]. J’ai retenu ce tercet : Je voudrais être un gaga Et que mon cœur naviguât Sur la fleur du Seringa [...] « Moi je trouve Gaga très bien, dit Caraboul ; seulement il y a dans naviguât un t qui me chiffonne ». « Pourquoi cela ? répliqua Floupette. En pareille occurrence, Bleucoton n’a pas hésité à l’employer ». Et il cita des exemples. Bleucoton était une autorité indiscutable. Tout le monde s’inclina. (p. 52-53) Or Bleucoton-Verlaine avait effectivement écrit, dans Sagesse, I, X (Non. Il fut gallican...) :

C’est vers le Moyen Âge énorme et délicat Qu’il faudrait que mon cœur en panne naviguât [...]

Architecte, soldat, médecin, avocat, Quel temps ! Oui, que mon cœur naufragé rembarquât [...] L’édition définitive des Déliquescences parut chez les libraires le 20 juin 1885 ; le 21 juin, Lutèce publiait l’entrefilet suivant :

Une dépêche de BLEUCOTON. Nous recevons de Byzance le télégramme suivant :

À FLOUPETTE « Naviguât » chez moi, rime en T. D’ailleurs, ma meilleure poignée de main à cet Adoré-là. Signé : BLEUCOTON9.

9 Inutile de penser à un véritable télégramme, bien-sûr. Verlaine était un collaborateur de Lutèce et en fréquentait habituellement la rédaction. L’opuscule lui

51 Études sur le Symbolisme

Cette anecdote me paraît refléter de manière extrêmement signifi- cative le climat, marqué par l’idolâtrie du technicisme linguistique et métrique, dans lequel évoluent tous les symbolistes : la science métrique est le chas à travers lequel passe toute la poésie symboliste, y compris les thèmes et l’idéologie. Ignorer cet aspect, le sous-estimer, tenir des propos sur les caractères de la poésie symboliste sans tenir compte de la médiation métrique du discours et du technicisme obsessionnel de ces poètes (Verlaine, en lisant les Déliquescences, ne trahit aucune réaction morale, aucune préoccupation esthétique ou idéologique – mais sur un t dans une rime il ne peut pas s’empêcher d’intervenir !), cela équivaut à se poser sous un angle critique fondamentalement erroné, car non cohérent avec la réalité historique de la culture que l’on est en train d’étudier.

***

Tous ces problèmes stylistiques sont compris et résolus dans l’unique grand problème de la langue, auquel les Déliquescences offrent un espace de réflexion qui – aussi caricatural qu’il soit – doit être souligné en tant qu’il reflète une dimension culturelle fondamentale du Symbolisme. L’argument central est clair : pour exprimer de manière adéquate les expériences nouvelles et complexes de la sensibilité décadente, il faut un langage nouveau :

il se mit en devoir de me révéler ce qu’il appelait le Grand Mystère. Ce n’était pas tout que d’avoir trouvé une source d’inspiration nouvelle [...]. Ces inspirations fugitives, ces fleurs de rêve, ces nuances insaisissables [...], il fallait bien les fixer. Et pour cela, la langue française était décidément trop pauvre. [...] À la délicieuse corruption, au détraquement exquis de l’âme contemporaine, une suave névrose de langue devait correspondre. (p. 58-59) Avec tout ce qui s’en suit quant à l’existence autonome des mots, à leur couleur, etc., dans le monologue d’Adoré qui constitue le passage le plus développé et cohérent de l’introduction. À l’origine de ce concept, on peut, je crois, situer, tout au moins chronologiquement, la Lettre du Voyant de Rimbaud, texte surchargé d’intuitions et de perspectives géniales :

avait probablement été montré par respect avant la publication – comme nous savons que ce fut le cas avec Coppée.

52 Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Introduction

Trouver une langue [...]. En attendant, demandons aux poètes du nouveau – idées et formes. [...] les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles10. Quoi qu’il en soit, au delà des sources – et des variations extrêmement spirituelles des Déliquescences sur les vies, les couleurs, les caractères et les personnalités des mots et des styles – ce passage met encore en évidence une composante culturelle de la mêlée symboliste qui doit retenir l’attention du philologue.

3. En laissant de côté un instant les significations allusives ou parodiques des Déliquescences, je voudrais consacrer quelques mots à souligner la valeur artistique que ce texte parvient souvent à acquérir, en tant que caricature ou en tant qu’invention autonome. En premier lieu, il serait dommage de négliger, en faveur de la personnification fondamentale du Décadent, la rafale de saillies parodiques qui accompagne l’éducation esthétique du jeune Adoré. Certains mouvements sont d’une efficacité remarquable : un peu désuète, peut-être, mais savante (de ce savoir rhétorique qui est un peu le substrat de tout l’opuscule) est la reconstruction, par la technique de la périphrase, de cette foudre néo-classique :

Quelquefois l’air en feu, du sein d’un noir orage, À la nature entière effroyable présage, Darde ces traits bruyants, qui portés aux échos Font redouter au loin le retour du chaos. (p. 40) Et pour le plaisir du lecteur, je rappellerai que Flaubert déjà, dans ses jeunes années, avait commencé, avec son ami Bouilhet, la composition d’une tragédie néo-classique, Jenner ou La découverte de la vaccine, dont le mobile essentiel devait être la parodie au moyen de la périphrase. Ainsi Flaubert évoquait-il l’entreprise dans une lettre à Louise Colet :

une tragédie que nous avions commencée il y a cinq ans, Bouilhet et moi, sur La Découverte de la vaccine, où tout est de ce calibre, et mieux. [...] Nous faisions des scénarios. Nous lisions quelquefois pour nous faire rire des tragédies de Marmontel, et ç’a été une excellente

10 A. Rimbaud, Œuvres complètes [OCR]. Édition établie par A. Guyaux, avec la collaboration d’A. Cervoni, Paris, Gallimard, 2009 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 68), p. 346-48.

53 Études sur le Symbolisme

étude. [...] Que dis-tu de ceci [...] pour dire noblement qu’une femme gravée de la petite vérole ressemble à un écumoir :

D’une vierge par lui (le fléau), j’ai vu le doux visage, Horrible désormais, nous présenter l’image De ce meuble vulgaire, en mille endroits percé, Dont se sert la matrone en son zèle empressé. Lorsqu’aux bords onctueux de l’argile écumante Frémit le suc des chairs en sa mousse bouillante !11 Mais le bijou de ces pastiches est peut-être le dizain à la manière de Coppée : la vulgarité, l’affectation et le pathétique y sont coulés dans le moule métrique avec un dosage impeccable (qui est aussi lexical : considérons combien de termes sont pesés savamment), qui fait de cette imitation le chef-d’œuvre des parodies du très-parodié Coppée :

L’enfant était petit ; le pot considérable, Et le pauvre être, avec une grâce adorable, S’efforçant de remplir tout l’espace béant, Avait peine à rester assis sur son séant. Ah ! depuis j’ai bu plus d’un flacon de Bourgogne, J’ai lu plus d’un roman de Madame Quivogne12, Et plus d’une charmeuse en secret m’a souri. Mais rien n’a remué mon cœur endolori, Comme, en cette nuit tiède et calme de décembre, Ce petit cul noyé dans ce grand pot de chambre. Un autre trait parodique extrêmement heureux est le Liminare des Déliquescences, et son attaque, surtout : une quintessence de prose mallarméenne, avec toutes les inversions conceptuelles typiques, les préciosités lexicales, la phonétique combinatoire et les singulières acrobaties syntaxiques du Maître :

11 G. Flaubert, Correspondance. Édition établie, présentée et annotée par J. Bruneau, Paris, Gallimard, 1973-2007 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 244, 284, 374, 443, 539bis) vol. II, p. 86-87 (lettre des 8 et 9 mai 1852) ; ce qui reste du texte de la tragédie peut être lu dans les Œuvres de Jeunesse inédites, Paris, Conard, [s.d.], vol. III, p. 339 et suivantes. 12 Marc de Montifaut [Note de l’Auteur]. « Femme de Lettres mystérieuse, dont Laurent Tailhade a tenté d’esquisser quelques extravagances (Quelques fantômes de jadis, p. 175-82). Elle s’habillait constamment en homme, travaillait assidûment à la Bibliothèque Nationale pour y trouver de la matière pour ses romans ou ses livres d’histoire graveleux : Les Courtisanes de l’antiquité ; Histoire d’Héloïse et d’Abailard ; Le Lion d’Angélie ; Histoire de la Champmeslé ; Racine et la Voisin. Pour Les Vestales de l’Église, elle préféra l’éditer à Bruxelles et s’exiler quelque temps. Elle semble s’être passée d’éditeur puisqu’on lit à la fin de ses ouvrages : “s’adresser directement à l’auteur, 27, rue Neuve des Mathurins à Paris” » (N. Richard, op. cit., p. 292).

54 Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Introduction

En une mer, tendrement folle, alliciante et berceuse combien ! de menues exquisités s’irradie et s’irrise la fantaisie du présent Aède [...]. (p. 63) (et avec l’épigraphe verlainien : « Et tout le reste est littérature » !) Et encore : la parodie du mystique-érotique (« Un autre vanta l’Imitation de Jésus-Christ et avoua qu’il la préférait même à la Justine du marquis de Sade », p. 57), la parodie de l’érotique-macabre, avec complications phonétiques (« L’amour est une fleur de maléfice qui croît sur les tombes, une fleur lourde, aux parfums troublants... “Avec des striures verdâtres”, insinua le jeune Flambergeot. – Oui, avec des striures et des marbrures où s’étale délicieusement toute la gamme si nuancée des décompositions organiques », p. 55-56). Et ainsi, de nombreux autres passages. Tout ceci est subtil et amusant. Mais les Déliquescences offrent parfois un texte qui s’exalte dans l’invention – comique, le plus souvent – et décoche des traits d’un humour fulgurant. C’est, par exemple, l’enthousiasme un peu gris d’Adoré :

Pendant ce temps Adoré trottinait à mes côtés, zigzaguant quelque peu, et, parfois, me forçant à m’arrêter, il me criait dans l’oreille, d’une voix tonitruante : « Hein, qu’en dis-tu ? Était-ce tapé ? [...] » (p. 57-58) c’est la comparaison admirable qui exalte l’autonomie de la Parole :

Sait-tu, potard, ce que c’est que les mots ? Tu t’imagines une simple combinaison de lettres. Erreur ! les mots sont vivants comme toi et plus que toi ; ils marchent, ils ont des jambes comme les petits bateaux. (p. 60) c’est la gloire herméneutique de Marius Tapora :

Quant à moi, je fis, à ce qu’il me parut, honneur à mes nouvelles fréquentations, j’applaudis bruyamment Adoré et le félicitai de tout mon cœur. Ô gloire ! J’étais un pharmacien décadent ! (p. 62) D’autres passages mériteraient certainement qu’on s’en souvienne, comme la comparaison complexe de la Phrase avec « une grande dame tombée en enfance, déliquescente, un rien faisandée... » (p. 59) ; ou le dessin qui décore la chambre d’Adoré, « une araignée gigantesque... dont le corps était constitué par un oeil énorme, désespérément

55 Études sur le Symbolisme songeur... » (p. 58)13 ; ou certains mouvements des textes en vers, dans lesquels, au-delà de toute intention parodique, les auteurs parviennent à réaliser des expressions d’une agilité phonétique chargée d’eurythmie :

Pour calmer les ruts bavard, Oh, cueillons les nénuphars

(Finale, v. 7-8)

Tes effluves le font battre Comme trois. Que dis-je ? Quatre.

(Madrigal, v. 3-4) Ou encore, d’autres passages en vers où la manipulation du langage – entre la parodie et le pur caprice fantastique – atteint une intensité d’amalgame qui n’est pas indigne des bons textes de la poésie décadente et symboliste :

Mon cœur est un Corylopsis du Japon. Rose Et pailleté d’or fauve, – à l’instar des serpents, Sa rancœur détergeant un relent de Chlorose, Fait, dans l’Éther baveux, bramer les Aegypans.

(Pour avoir péché, v. 1-4) Je me résume : les Déliquescences sont un bon document historique, une caricature sympathique, mais n’oublions pas que si leur vivacité nous parvient intacte au bout de presque un siècle, c’est uniquement en vertu d’une authentique invention verbale, qui les exalte, au-delà du conditionnement de la position parodique, dans une liberté inventive et poétique qui leur est propre.

4. Je voudrais conclure par deux observations sur la situation historique que les Déliquescences reflètent, dans leur miroir déformant mais cependant lucide.

13 À ce propos, on pourra se rappeler que l’un des tableaux d’Odilon Redon qui ornent la chambre de Floressas des Esseintes représente « une épouvantable araignée logeant au milieu de son corps une face humaine [...] » (À rebours, chap. V).

56 Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Introduction

Le premier problème – nullement indifférent en vue d’une réflexion et d’un encadrement critique équilibrés de cette époque littéraire – peut se résumer dans la question : Décadentisme ou Symbolisme ? La matière qui est posée sous la loupe caricaturale des Déliquescences, est-elle décadente ou symboliste ? Les doctrines esthétiques et les postulats en matière de goût littéraire énoncés dans l’introduction, sont-ils décadents ou symbolistes ? Le titre est formel : on y parle d’« Adoré Floupette, poète décadent » ; et le terme revient dans le texte une demi-douzaine de fois. L’introduction proclamera (par la bouche de Carapatidès) que « il faut rendre à la décadence romaine cette justice qu’elle a bien compris l’amour. [...] Oh ! la décadence, vive la décadence ! » (p. 55) et Marius Tapora conclura son initiation littéraire par cet aboutissement : « Ô gloire ! J’étais un pharmacien décadent ! » (p. 62). Du reste, le destinataire même de l’œuvre est « l’Initié épris de la bonne chanson [...] le melliflu décadent » (Liminaire) et le texte en vers insiste, surtout dans le final – dans Bal décadent (« C’était une danse / de la décadence », v. 1-2) et dans le sonnet conclusif, épilogue du portrait grotesque, Décadents (« Nous [...] ultimes Décadents ») – sur ce qui devrait apparaître comme le motif dominant. Mais le texte n’est pas moins formel en ce qui concerne le Symbolisme : le terme revient quatre fois, et de manière tout à fait significative. Ainsi Adoré Floupette, ayant éliminé toutes les écoles littéraires, résume-t-il l’essence de la nouvelle poétique : « Il me regarda fixement et d’une voix grave qui tremblait un peu, il prononça : “Il reste le Symbole” » (p. 50). « Le symbole est venu » insiste la Symphonie en vert mineur (Andante, v. 5), tandis que Idylle symbolique est le titre de la reconstruction de la Prose pour des Esseintes et que, face au magnifique dessin du grand artiste Pancrace Buret, Marius Tapora, inquiet et perplexe, se dit : « encore un symbole, sans doute » (p. 58). Dans l’édition pré-originale de Lutèce, Pétunia sauveur et Cantique avant de se coucher portaient l’épigraphe « Pour les Symboliques » ; mais le texte le plus intéressant est une lettre que Gabriel Vicaire écrivit (pour en obtenir prudemment un nihil obstat à la publication du dizain) à François Coppée en lui envoyant la vie d’Adoré Floupette avant qu’elle ne soit mise sous presse. Dans cette lettre, on lit :

57 Études sur le Symbolisme

Je viens d’achever cette préface. Elle passe en revue toute la vie du poète déliquescent et marque ses différentes étapes vers le symbolisme14. Les auteurs semblent donc poser la candidature d’Adoré à l’étiquette symboliste et à l’étiquette décadente avec une égale assurance formelle. Quelle est donc la solution de cette apparente antinomie ? Elle est simple et linéaire, si nous nous plongeons dans la réalité historique : nous sommes en 1885 et il existe un certain climat culturel dans le monde de la poésie française (l’héritage de Baudelaire, l’influence de Verlaine et de Mallarmé, ainsi que d’autres courants de goût) qui est bien présent pour les auteurs des Déliquescences comme pour leurs lecteurs. Mais ce climat culturel désormais autonome n’a pas encore trouvé un sigle, un mot qui l’identifie et le résume : divers termes affleurent pour sombrer à nouveau, le mot ‘décadentisme’ semblant prévaloir en 1885, sans pour autant se consolider. Viendra l’article- manifeste de Moréas et le mot « Symbolisme » acquerra l’honneur de désigner la nouvelle école. Dans les Déliquescences, la terminologie oscille, mais si nous nous en tenons à la substance des faits, il n’existe pas deux mondes lyriques, mais une seule aire, complexe autant qu’on voudra, mais unitaire. Viendra la définition de Moréas, les partisans du terme ‘décadentisme’ protesteront, ils se fabriqueront l’une ou l’autre opposition commode, par pure subtilité dialectique. Mais c’est de la logomachie, ce sont des schémas historiques a posteriori : en vérité, les ramifications extrêmement compliquées de la fortune de Baudelaire, filtrée ensuite par ses héritiers géniaux, couvrent entièrement les trois dernières décennies du XIXe siècle, où ‘Décadentisme’ et ‘Symbolisme’ sont deux termes différents pour désigner un seul et même phénomène. Voici comment Noël Richard conclut sa consciencieuse étude sur les Déliquescences :

Telle qu’elle nous est esquissée dans les Déliquescences, l’esthétique de la Décadence semble déjà une parfaite répétition générale du grandiose spectacle symboliste de demain15. Visiblement l’estimable critique ne se rend pas compte du caractère absurde de son affirmation, suivant laquelle nous nous trouverions en présence d’une parodie (c’est-à-dire d’une réflexion critique) dotée d’un esprit prophétique. Si l’esthétique symboliste est déjà présente – comme

14 La lettre a été publiée par J. Monval, « Gabriel Vicaire et François Coppée », Le Correspondant, 25 novembre 1925, p. 582-99, et reproduite par N. Richard, op. cit., p. 224. La réponse de Coppée étant datée du 31 mai, la composition de la vie d’Adoré Floupette se situe dans la deuxième moitié du mois de mai 1885. 15 N. Richard, op. cit., p. 268.

58 Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Introduction c’est le cas – dans les Déliquescences, sous le nom de ‘décadentisme’, la cause évidente en est naturellement que la poétique décadente et la poétique symboliste sont une seule et même poétique. Et si, ne voulant pas maintenir ce débat à un niveau abstrait, nous passons à l’analyse de l’œuvre, comment pourrait-on y distinguer les thèmes décadents des thèmes symbolistes ? Des courants appartenant apparemment à l’une ou à l’autre aire s’y mêlent inextricablement. L’exaltation – décadente – de l’érotisme pervers et mystique- satanique y est constante ; mais elle s’alterne constamment au refus des thématiques amoureuses sentimentales en faveur d’un angélisme intellectuel de marque soi-disant symboliste, le point de départ commun aux deux attitudes étant le refus de la normalité :

Y a-t-il au monde, je vous le demande, quelque chose de plus plat, de plus misérable, de plus répugnant, de plus écœurant que l’amour ? (p. 54) Or deux solutions dialectiques se présentent ici. D’un côté, la recherche de l’excentricité, le piment de l’érotisme et de la perversion : « Pour y trouver quelque piment, il faudrait imaginer des complications invraisemblables. L’inceste est coquet, mais rien de plus. Il faudrait qu’en aimant on pût se sentir irrémissiblement damné » (p. 54) ; « il faut rendre à la décadence romaine cette justice qu’elle a bien compris l’amour. À force d’inventions perverses et d’imaginations sataniques, elle est arrivée à le rendre tout à fait piquant » (p. 55). Alors que de l’autre côté, le refuge est dans le refus, dans l’angélisme : « Que sont les étreintes des corps amoureux près de la divine flottaison des songes, errant à la nuit tombée, dans l’azur céleste ? » (p. 55). « Endormons-nous ! / Les blancs genoux / Nous les laissons / Aux polissons ! » (Finale, v. 9-12) ou « aux stupides amants » (Sonnet libertin, v. 5). Les deux solutions, l’angélique et la perverse, cohabitent dans presque tous les poèmes de l’époque ; et le schéma qui fait de l’une, la ligne symboliste, de l’autre, la ligne décadente, tranche le tissu de la réalité de façon arbitraire, pour en faire des schémas commodes, au lieu de l’interpréter historiquement. Alors que l’interprétation concrète doit voir dans les deux positions une même évasion intellectualiste, hors de l’expérience, vers des arbitraires fantastiques – qui furent par ailleurs poétiquement immenses – et ce, avec une marge de contradiction qui n’est pas supérieure à de nombreuses et voyantes antinomies que l’on trouve, par exemple, dans le corps du romantisme, sans que son unité en soit pour autant atteinte, et sans créer ici l’absurdité de deux écoles poétiques distinctes.

59 Études sur le Symbolisme

Les mêmes arguments pourraient être avancés par rapport à la présence, dans les Déliquescences, d’un côté, de thèmes macabres, sataniques, de la névrose, des stupéfiants (baudelairisme décadent) ; de l’autre, dans le même contexte, de l’exaltation constante du « rêve », du vague, de l’indéfini, de l’inexprimable, délimitant l’aire propre à la modernité parisienne : « Il n’y a pas là ombre de nuance, pas la moindre issue pour le rêve, aucune lueur paradisiaque. Si nous sommes les Poètes, c’est que nous possédons le grand secret, nous rendons l’impossible, nous exprimons l’inexprimable » (p. 53) ; « ces fleurs de rêve » (p. 59), « un sens mystique » (p. 62), « c’est les limbes de la conceptualité, l’âme sans gouvernail vaguant [...] en des terres de rêve » (Liminaire). Le tout sans que ces contradictions justifient l’invention de deux écoles vivant dans une seule œuvre.

***

Je voudrais encore, par une dernière remarque, ramener la réflexion des Déliquescences au Symbolisme en général. Les années 84-86 sont certes extrêmement ferventes : l’œuvre de Rimbaud émerge, Laforgue et Kahn lancent le vers libre, le volume des Poètes maudits et À rebours donnent la dimension du nouveau goût littéraire et offrent en même temps une base à l’affirmation de l’œuvre de Mallarmé ; les petites revues font fureur ; on élabore des doctrines linguistiques, des thématiques littéraires, des techniques d’expression, des théories esthétiques. Et voilà que cette parodie émerge du creuset de la mêlée symboliste : le texte montre bien, à mon sens, combien la civilisation symboliste est liée à l’immédiateté des chroniques et, je dirais, à la présence physique de ses protagonistes. L’engagement intellectuel le plus fervent (avec la tension morale qu’il implique évidemment) se mêle à l’esprit de mystification ; Ariel et Caliban ont au café une discussion animée ; un Magicien éméché trinque à la santé de la Vierge (ça alors, c’est un vrai magicien ! il trinque sérieusement ?) ; la recherche du succès, de l’originalité, de la poésie et de l’argent se mêlent frénétiquement, en générant un climat saturé du point de vue littéraire, propice aux cyniques et aux aventuriers, mais en même temps extraordinairement libre et disponible intellectuellement. Telle est, à mon avis, la meilleure leçon historique des Déliquescences. Cette vie de café dont l’opuscule est en fin de compte un document, cet enchevêtrement de rapports immédiats, fondés sur la chronique, sont l’humus dans lequel pourrit et se régénère l’humus symboliste. Ce n’est qu’en s’immergeant dans cette réalité historique et en parcourant les chemins concrets de la culture symboliste que l’on pourra ressaisir les fils

60 Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Introduction de la question et faire revivre l’esprit dans lequel les doctrines, les thématiques, les techniques symbolistes furent élaborées – à condition de ne pas se perdre dans les sous-bois et de se souvenir qu’il s’en développa des branches maîtresses qui atteignirent le ciel.

61

RIMBAUD DE LA LETTRE DU VOYANT AU BATEAU IVRE

Cette étude est divisée en deux parties. La première concerne la structure de la Lettre du Voyant, dont je m’efforcerai de reconstruire la solide cohérence dialectique. Dans la seconde, je chercherai à illustrer le rapport structurel qui s’établit entre la Lettre et le Bateau ivre1.

1. La Lettre du Voyant : la structure dialectique La célèbre lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny (écrite alors que Rimbaud a précisément 16 ans et 7 mois) constitue un texte théorique compact et extrêmement lucide. La densité de l’écriture pourrait faire croire à une obscurité qui n’existe pas dans le texte – où, bien au contraire, chaque étape de la séquence dialectique est répétée deux ou trois fois, tantôt dans des formules directes, tantôt dans des expressions métaphoriques, mais toujours avec une cohérence absolue. Le noyau essentiel des idées du 15 mai était en fait déjà exprimé dans la lettre du 13 mai à Georges Izambard, où il est condensé au point de la rendre, effectivement, à peine déchiffrable. Le texte du 15 mai présente un cadre historique et une armature théorique rigoureux, que je voudrais ici tenter de restituer d’après la progression dialectique de Rimbaud, en maintenant donc nécessaire- ment le noyau théorique inscrit dans le cadre historique.

1.1 La Grèce Le texte commence par des considérations d’ordre historique sur lesquelles se greffera la réflexion théorique ; et il commence, précisément, par une réflexion sur la poésie grecque.

1 Je citerai la lettre du 15 mai 1871 d’après A. Rimbaud, Œuvres complètes [OCR]. Édition établie par A. Guyaux, avec la collaboration d’A. Cervoni, Paris, Gallimard, 2009 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 68), p. 342-49 (pour la lettre à G. Izambard du 13 mai, voir Ivi, p. 339-41). Étant donné la brièveté du texte, je ne prendrai pas la peine d’indiquer les renvois textuels à chaque citation. La bibliographie sur le sujet est vaste, je n’entends pas surcharger le texte de renvois, de citations, de gloses polémiques éventuelles (il y en aurait beaucoup). Je me limiterai à faire référence, dans mon texte, à des documents ou à des opinions déjà acquises, ainsi qu’à d’autres que je ne partage pas – et dont les lecteurs experts en la matière ne manqueront pas de reconnaître l’origine.

63 Études sur le Symbolisme

La vraie poésie a existé, au moins une fois, dans l’histoire de l’humanité : dans la Grèce antique. Le concept est répété trois fois et ensuite interprété.

Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque, Vie harmonieuse.

Après avoir défini les caractères de la poésie nouvelle, synthèse unitaire de toutes les formes de l’esprit, Rimbaud répétera, au terme de la Lettre :

Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie ces poèmes seront faits pour rester. – Au fond ce serait encore un peu la Poésie grecque. En effet, dans la poésie grecque : « vers et lyres rythment l’Action ». Dans la poésie grecque, les vers, la musique (lyres) et l’action étaient fondus en unité. Rimbaud cite ici la définition de la tragédie que l’on trouve dans le chap. VI de la Poétique d’Aristote, où l’on lit :

Donc la tragédie est l’imitation d’une action [...] dans un langage relevé d’assaisonnements [...]. J’appelle « langage relevé d’assaisonnements » celui qui a rythme (rythmon), mélodie et chant (harmonian) [...]. Puisque [dans la tragédie] ce sont des personnages en action (prattontes) qui font l’imitation, nécessairement on peut d’abord considérer comme partie de la tragédie l’ordonnance du spectacle ; puis il y a le chant (melopoiía) et l’élocution ; car tels sont bien les moyens employés pour faire l’imitation. J’appelle « élocution » le seul assemblage des vers (tôn métrôn sýnthesis) ; quant à « chant », le mot a un sens parfaitement clair2.

2 Je cite d’après Aristote, Poétique. Texte édité et traduit par J. Hardy, Les Belles Lettres, Paris 1999, p. 36-37. Voici le texte d’Aristote (v. 1449b 24-35) :                                                                   (Ibidem). Je me limite à ces citations sommaires vu que je traiterai en détail les rapports entre la Poétique d’Aristote et la Lettre du Voyant dans une communication qui sera publiée dans les Actes du Colloque international La Littérature symboliste et la langue, dirigé par O. Bivort, Paris, Classiques Garnier, 2011 (« Rencontres »). La formule aristotélicienne sera reprise, et presque radicalisée, vers la fin du raisonnement théorique : « La Poésie ne rythmera plus l’action : elle sera en avant ». Je reviendrai sur cette expression au paragraphe 1.8. Mais la reprise de l’expression atteste en tout cas combien la formule aristotélicienne est ancrée dans l’esprit de Rimbaud pendant qu’il écrit la Lettre.

64 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre

C’est dans ce sens que « vers et lyres rythment l’Action » : la science du vers, la musique ou le chant se fondent avec l’action représentée pour former la véritable synthèse artistique. Du reste, comme tout critique rimbaldien le sait, des 26 chapitres qui composent la Poétique d’Aristote, 14 (les chapitres 6 à 19) sont consacrés à l’analyse de la tragédie, et les termes ‘action’ (, praxis, c’est-à-dire l’action scénique, la représentation tragique), ‘rythme’ (, rythmos), ‘vers’ (, metron), ‘musique’ et ‘chant’ (, melos ; , harmonia ; , melopoiía) sont répétés sans cesse et amalgamés, comme dans ma brève citation. Rimbaud aura recours encore une fois, dans la Lettre, à une image tirée de la culture grecque : celle du poète qui, semblable à Prométhée, parvient à atteindre le royaume des dieux et dérobe le feu à Jupiter ; mais voilà qui nous mène déjà à un autre niveau de son analyse. L’art-synthèse, la poésie, a donc existé – au moins une fois – dans la Grèce antique.

1.2 Le moyen-âge Mais ensuite, la terrible décadence a commencé, le moyen-âge, qui a perduré depuis le début de la littérature latine jusqu’au Romantisme. Les hommes ont décomposé le monde de l’esprit, de la création, ils sont passés à l’imitation : depuis Ennius, initiateur de la poésie latine, jusqu’à Théroldus, initiateur de la poésie française, jusqu’à Casimir Delavigne et à la fin du néo-classicisme, la musique et les rimes deviennent un jeu, un passe-temps : le concept est répété, et développé, par deux fois. Une humanité d’imitateurs, de curieux, s’est mise à reproduire la synthèse antique, en la décomposant et en la réduisant à un jeu, à un passe-temps :

De la Grèce au mouvement romantique, – moyen-âge, – il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes [...].

Après [après la synthèse grecque] vers et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : – c’est pour eux. Pendant des millénaires, d’innombrables générations idiotes ont forgé un moi historique dont l’activité ne consistait qu’à refaire ce qui avait déjà été fait, qu’à reproduire l’existant. Des millions de squelettes à balayer :

65 Études sur le Symbolisme

Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! Au milieu de ces générations idiotes trône Racine, « le pur, le fort, le grand » : considéré, dans l’école fréquentée par Rimbaud, comme le sommet de la poésie française, il est ici le Divin Sot, l’emblème, l’antonomase des innombrables générations idiotes, qui pendant des siècles ont produit « des lettrés, des versificateurs » – ou, comme Rimbaud le répétera encore, « des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé ! »3.

1.3 Du moi historique au Voyant. Le « dérèglement » Ici commence la partie théorique du raisonnement de Rimbaud, qui n’engendrera qu’à la fin de la lettre la conclusion du raisonnement historique qui en est à la base. Pour mettre son entreprise en route, le nouveau poète, le Voyant, devra détruire l’horrible carapace sociale, le monde de conventions, de répétitions, d’inutilités – la « signification fausse » « du moi » – où il est lui-même né et où il se débat. Entreprise presque surhumaine, au cours de laquelle il devra détruire son propre moi historique pour atteindre les racines de l’esprit. Tel est le premier pas de l’entreprise métapsychique, de la métanoia rimbaldienne, le premier point de l’architecture théorique édifiée par Rimbaud – dans le sillon de Baudelaire. Il faudra donc, disais-je, abandonner les berges de la réalité historique pour avancer vers le domaine de l’esprit, vers l’Inconnu d’où émerge la vie. Ceci est dit et répété dans la lettre avec une vigueur et une clarté extrêmes : la formule est « sortir des règles », le dérèglement. Celui qui porte en son âme la force poétique, « l’homme qui veut être poète », doit cultiver « son âme, déjà riche ». C’est une conquête lente, progressive, terrible. « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend ». Et tout de suite après, au cœur de

3 Je rappelle en tout cas que si dans sa pars destruens la lettre invective contre Racine, quand la perspective historique sera reprise, dans la conclusion (voir ci- dessous, par. 1.10), Rimbaud impliquera aussi Rabelais, La Fontaine, Voltaire et l’exécrable Musset dans son mépris pour les lettres françaises : « Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré [...] œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, Jean La Fontaine ! ».

66 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre l’entreprise, Rimbaud répétera : « il cherche lui-même ». À partir de là, à partir du moment où le poète a pris conscience de son âme, le processus de destruction des règles commence : « Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple [...]. Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse » ; et – après avoir rendu ce concept à travers les deux métaphores des comprachicos hugoliens et de l’homme implantant des verrues sur son propre visage – il continue en précisant : il faudra affronter toutes les formes de déshumanisation, se débarrasser du fardeau de tout principe, de toute norme :

Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Cette œuvre est subjectivement terrible : tout homme qui entreprend de détruire la forme de son âme, mais n’a pas encore atteint son but, doit avoir en l’entreprise une foi démesurée, pour réaliser le suicide calculé, progressif, de son esprit (le faux esprit, enchâssé dans les règles et dans leur répétition, dont l’histoire l’a doté) : « Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine [...] ». Délivré de toute règle, il sera méprisé, haï, raillé par la société : « Ineffable torture [...] où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit » – et, lorsqu’il aura atteint le terme de l’entreprise, le degré de la voyance : « le suprême Savant ». Rimbaud répète alors la formule initiale : « Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! ». Tel est le processus grâce auquel les deux mille ans de moyen-âge pourront être dépassés, et la Vie harmonieuse, les sources de l’esprit, une nouvelle fois atteintes : « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Le concept était déjà énoncé clairement dans la lettre du 13 mai à Izambard – où le cadre historique était absent, mais où le noyau d’idées était déjà exposé. « Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant [...]. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes ; mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète ».

***

Je voudrais seulement préciser un point : toute l’entreprise est gouvernée par la raison, l’entreprise serait impossible sans l’auto- conscience du poète (et ceci est valable aussi bien ici que dans les points suivants). C’est l’auto-conscience qui guide l’entreprise et qui permettra au poète d’atteindre l’autre Moi. Le concept est répété trois fois dans la

67 Études sur le Symbolisme lettre : au début, après avoir tracé le profil historique du moyen-âge, Rimbaud se sent obligé de répéter « Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitude sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un Jeune-France » ; et au cœur même de la formule, dans le mécanisme du dérèglement, la matrice rationnelle est érigée en principe de l’œuvre : « Le Poète se fait voyant par un long, immense et RAISONNÉ dérèglement de tous les sens ». Le même concept, affecté du signe opposé, revient lors de la reprise du cadre historique. La véritable idée de poésie a reparu en quelque sorte avec le Romantisme, mais la limite des romantiques fut d’avoir quelques intuitions, de réaliser quelques chansons, sans avoir toutefois la conscience lucide de l’entreprise : « On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? [...] Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ? ». C’est là un point fondamental : sans l’auto-conscience du poète, sans la raison lucide pour guide, la pensée ne se réalise pas ; quelques bribes occasionnelles, quelques chansons, à la rigueur, mais non l’œuvre – la révélation du monde nouveau, de l’Inconnu4.

1.4 « JE est un autre ». Le Voyant L’immense armature historique une fois détruite, le Poète atteint les racines de l’esprit, l’autre Moi, le vrai. La « signification fausse » « du moi » une fois abandonnée, dépassée, le Moi historique (le Moi répétitif) une fois détruit, le Poète atteint l’autre Moi, le vrai, et il devient Voyant. Le « Voyant » et « JE est un autre » sont deux formules indiquant le même concept : l’accomplissement de l’état primordial, édénique, créatif de l’esprit – dans la métaphore, le laiton s’est changé en clairon ; le bois, en violon (suivant une métaphore analogue dans la lettre à Izambard). Et cette transformation, fruit certain de l’entreprise surhumaine, inhumaine, du dérèglement, s’accomplit en quelque sorte miraculeusement : la pensée primitive apparaît spontanément sur la scène de l’esprit, de la nouvelle vie. Dans une troisième métaphore musicale, Rimbaud, devenu chef d’orchestre, debout face à la nouvelle réalité, face au royaume de l’esprit, lance un

4 Dans d’illustres éditions et commentaires de Rimbaud, on lit, je dois dire, avec tristesse – il n’y pas d’autre mot – des phrases de cette sorte : « Racine représente ici ce type de poésie classique, fondé sur la raison et sur la lucidité, que Rimbaud abomine » ; « Il traduit un état d’esprit ‘rationaliste’ que Rimbaud repousse ». Je me demande ce que lisent certains exégètes dans les textes qu’ils ont sous les yeux. L’entreprise du voyant est « raisonnée ». Il n’y a qu’à considérer la dédicace de l’un des textes des Illuminations les plus visionnaires et les plus transcendants : « À une raison ».

68 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre coup d’archet : comme au théâtre, la symphonie émerge du golfe mystique – dans un mouvement lent et doux ou dans l’explosion d’un tonnerre de musique5. Il y a un effort subjectif, l’entreprise du dérèglement, et une apparition objective, miraculeuse, celle du monde nouveau. La pensée nouvelle se manifeste d’elle-même, de manière presque autonome, sur l’avant-scène de l’esprit, et l’esprit du Voyant est pensé, il assiste à l’éclosion de la nouvelle réalité spirituelle. Ceci est déjà dit clairement dans la lettre à Izambard :

Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant [...]. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes ; mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense. On devrait dire On me pense. [...] JE est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon [...]. Le texte est très clair : atteindre l’autre Moi (le vrai) et devenir voyant sont une seule et même chose : le « je » « autre » est précisément le voyant. Quand « je » est devenu « un autre », il est devenu le « voyant » : qui ne crée pas un monde nouveau mais qui voit l’Inconnu se déployer devant lui. Dans la lettre du 15 mai, l’idée est répétée deux fois suivant la même progression conceptuelle, à travers l’image, pour ainsi dire, subjective, du voyant qui atteint et contemple l’Inconnu, et l’image, objective mais identique, de « JE est un autre », du poète ravi par la pensée qui se réalise devant lui, en lui :

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un [...] dérèglement de tous les sens. [...] Ineffable torture [...] où il devient [...] le suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu [...]. Tel est le processus subjectif de la voyance : le poète devient le Voyant, c’est-à-dire celui qui peut voir l’Inconnu. D’un point de vue objectif, le Poète assiste, tandis qu’il produit l’œuvre, à l’éclosion de sa pensée, il devient l’autre homme, le vrai, celui qui est arrivé à l’inconnu.

5 Il me semble presque inutile de préciser que « je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène » ne signifie pas que Rimbaud se met à jouer du violon (!), mais plutôt qu’il se représente en chef d’orchestre évoquant des profondeurs la nouvelle symphonie magique.

69 Études sur le Symbolisme

[...] l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ? Car JE est un autre. Si le cuivre – s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute [...]. Mais les deux concepts sont étroitement liés : le je « autre » qui assiste à l’éclosion de sa pensée (« de ma pensée »), c’est encore et toujours l’auteur de l’œuvre, la pensée chantée et comprise par l’auto- conscience du poète-voyant : « la pensée chantée et comprise du chanteur ». Le poète a détruit son moi historique à travers le dérèglement, et il a atteint les racines de l’esprit – il est devenu un autre, il est devenu voyant. Tel est devenu le Poète, en détruisant le Moi historique inutile, en traversant le royaume des morts (« ces millions de squelettes ») et en parvenant à l’Inconnu. Je me répète : « je travaille à me rendre Voyant [...]. Il s’agit d’arriver à l’inconnu [...]. JE est un autre » est la séquence dialectique qui décrit le processus de transformation du moi historique en un autre moi, le Voyant.

***

Une petite note supplémentaire. La formule « JE est un autre » jouit, à défaut d’une compréhension, tout au moins d’une notoriété universelle – au point d’engendrer, au delà de ses intentions probablement, de véritables courants de pensée. Mais dans ce même fragment, une autre formule, dotée d’une vigueur non inférieure, mériterait peut-être une renommée égale : « Cela m’est évident ». Tandis qu’il crée le scénario fantastique d’où est censée naître la poésie nouvelle (et elle naîtra effectivement, la poésie nouvelle d’Arthur Rimbaud, ainsi que, à peu de chose près, toute la poésie nouvelle du XXe siècle), la psychomachie fantasmagorique où l’acte poétique est connaissance de l’âme universelle, de l’inconnu transcendant, l’adolescent miraculé n’a aucun doute : il détruit sa propre vie, gorgée d’admiration et de succès, il détruit la poésie contemporaine, parce que, à la différence de nombreux autres, même de très grands poètes, il n’a aucun doute sur l’entreprise : « Cela m’est évident ».

70 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre

1.5 L’Inconnu Après avoir détruit le moi historique et ses règles, après avoir atteint les origines de son esprit, le vrai Moi, l’« autre » moi, le nouveau poète atteint l’Inconnu :

il arrive à l’inconnu !

Tel est le premier aboutissement de l’entreprise : le poète parvient à voir, à contempler l’Inconnu – il est devenu Voyant. Inutile de dire que ce mot – et ce concept – émanent en ligne directe de Baudelaire, du dernier vers des Fleurs du Mal : « Au fond de l’Inconnu [...] ». Mais sur le rapport intrinsèque, fondateur – théorique et historique – avec Baudelaire, je reviendrai dans les paragraphes suivants. On trouve au moins six indices de la substance de ce concept dans la lettre du 15 mai. Dans celle du 13 mai à Izambard, le concept était proclamé simplement :

Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant [...]. Il s’agit d’arriver à l’inconnu [...]. Le point fondamental est que cet Inconnu est objectif : c’est une réalité extérieure au poète, à contempler et à connaître. Le poète est certes « auteur, créateur, poète » mais non (à la différence d’autres théories esthétiques) parce qu’il produit, qu’il crée la nouvelle réalité esthétique, mais parce qu’il connaîtra l’Inconnu et qu’il pourra le communiquer aux autres hommes. L’Inconnu est le produit d’un principe spirituel universel (qui n’est pas défini ultérieurement), d’une force qui crée les idées nouvelles, la vie de l’esprit : « l’intelligence universelle a toujours jeté ses idées naturellement [...] ». C’est une « âme universelle » que le poète connaîtra et révélera – en affirmant non pas sa propre personnalité ni ses idées, mais la connaissance de cette valeur objective, universelle :

Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus – que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Devenir voyant, devenir l’autre, le vrai Moi, et voir l’Inconnu, tel est l’acte suprême :

Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues !

71 Études sur le Symbolisme

La connaissance suprême est représentée trois fois par la métaphore sensorielle de la vision : voyant, visions, vues.

***

En effet, le processus décrit par Rimbaud implique totalement la personnalité du voyant et relève plutôt de l’anthropologie que de la simple esthétique : si les termes ‘poète’ et ‘voyant’ sont interchangeables, cela dépend du fait que – à la suite de Baudelaire – l’acte poétique et la connaissance de l’absolu s’identifient, que la poésie est l’acte suprême de l’esprit et implique toute la personnalité de l’homme/poète/voyant – « le suprême Savant ». Rimbaud dessine ici une esthétique anthropologique (ou si l’on veut, une anthropologie esthétique) impliquant la personnalité tout entière. La poésie sera précisément l’acte communiquant l’Inconnu, la Voyance : mais cet acte implique la totalité de l’esprit (voir du reste, pour plus de précision, le par. 1.10). Tel est le poète : le nouveau Prométhée qui, le royaume divin une fois atteint, en rapporte la connaissance : « Donc le poète est vraiment voleur de feu ». Mais à quoi ressemble-t-il, cet Inconnu ? Lorsqu’il écrit la Lettre, Rimbaud l’ignore encore : « son bondissement » se fera « par les choses inouïes et innommables », l’Inconnu aura peut-être une forme, il sera peut-être informe. L’acte du poète est prométhéen : atteindre le feu divin (et non pas le créer !) et en ramener à l’homme la connaissance. La parole du poète, la poésie, sera « ce qu’il rapporte de là-bas »6. L’Inconnu est donc quelque chose que l’« âme universelle », l’« intelligence universelle » crée continuellement, quelque chose d’inouï et d’innommable : celui qui en atteint le seuil, le voit et le connaît (« La femme trouvera de l’inconnu ! »), et son entreprise sera de le communiquer aux autres hommes, de remettre l’Histoire en marche.

6 Il est singulier que souvent, chez Rimbaud, la métaphore des espaces inconnus, de l’ailleurs, ce ne soit pas le ciel ou l’altitude, mais un lieu abyssal, une profondeur mystérieuse : « là-bas ». On pourrait comparer à ce passage une des images finales de Une saison en enfer (« j’ai vu l’enfer [...] là-bas », dans Adieu), ou la conclusion de Mystique, dans les Illuminations : « La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, – contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous » ou avec d’autres passages encore. Du reste, Rimbaud semble lui- même (Nuit de l’Enfer, dans Une saison en enfer) se poser la question – mais dans quel sens, au juste ? – « La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas – et le ciel en haut ».

72 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre

1.6 Trouver une langue Tel est le ressort fondamental, le grand mécanisme de la poétique rimbaldienne – mais c’est aussi le point de retour de la folle entreprise. La progression que nous avons analysée jusqu’ici – le moi historique, le dérèglement, la voyance, la perception de l’Inconnu – constituent, pour ainsi dire, la parabole ascendante du voyage poétique de Rimbaud, jusqu’au sommet, d’où commence la parabole descendante, le voyage du retour. Celui qui a atteint les visions de l’inconnu ne plonge pas en elles, dans une dimension hyper-humaine. Une fois parvenu à la lumière divine, il doit, tel un nouveau Prométhée, la rapporter parmi les hommes. Le problème sera donc : comment la communiquer ? Puisque le poète parle de choses que personne n’a jamais vues, il dira forcément des mots que personne n’a jamais entendus. Mais quels sont ces mots ? La réflexion de Rimbaud sur le langage se dédouble en deux points distincts, progressifs – ainsi qu’en un certain nombre de corollaires prodigieux, chargés d’avenir. Le premier problème, simple et radical, est de trouver le langage adéquat à l’expérience du nouveau, de l’inconnu. Le problème central de toute création artistique est très clair chez Rimbaud : trouver, créer une forme adéquate au contenu que l’artiste veut communiquer. « Trouver une langue » est, au delà de la contingence historique, une des formules esthétiques les plus universelles qui aient jamais été énoncées. Dans cette entreprise, le concept de forme adéquate est répété deux fois :

Donc le poète est vraiment voleur de feu. [...] il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue [...]. Et plus loin, en conclusion du raisonnement sur les caractères de ce langage, il répétera la synthèse des deux niveaux : des idées nouvelles et leur forme adéquate :

En attendant, demandons aux poètes du nouveau, – idées et formes. La question de la forme adéquate reviendra encore, avec une lucidité parfaite, à la reprise du raisonnement historique, comme nous le verrons tout de suite.

***

73 Études sur le Symbolisme

Le second problème touche à la qualité de ce discours. La forme sera adéquate, certes ; mais comment se caractérisera-t-elle ? Elle se caractérisera par son pouvoir de synthèse. Ce langage sera, en quelque sorte, la synthèse de tous les langages, il aura un caractère de totalité qui devra saisir toutes les expériences, toutes les connaissances. Cette totalité se révélait déjà dans l’expression « trouver une langue » (« il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ») ; mais, tout de suite après, cette langue est définie sous le signe de Baudelaire ; c’est le langage de Correspondances, de la synthèse baudelairienne :

Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Et j’ajouterai que le sceau de Correspondances était en fait déjà imprimé dans la formule précédente. C’est de la synthèse sensorielle proposée aux vers 9-10 de Correspondances, entre parfums, sensations tactiles (« frais comme des chairs d’enfant »), sensations auditives (« doux comme les hautbois ») et visuelles (« verts comme les prairies »), qu’émane non seulement « cette langue [...] résumant tout, parfums, sons, couleurs », mais aussi la composante sensorielle implicite contenue pareillement dans la phrase précédente : « il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ». Rimbaud avait déjà anticipé cette universalisation de l’expérience et du langage, dans un avenir dominé par la révélation de l’Inconnu :

Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ;

avec, en annexe, l’excommunication de tout dictionnaire – langage réduit en miettes, pôle opposé au langage universel :

Il faut être académicien – plus mort qu’un fossile, – pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit7.

7 Je me demande si cette opposition, cette antithèse – ni nécessaire, à proprement parler, ni évidente – entre le « langage universel » de la poésie et le « dictionnaire » comme œuvre de mort (l’« académicien – plus mort qu’un fossile » rappelle à peu près les « millions de squelettes »), je me demande, je disais, si elle ne trouve pas son origine chez Baudelaire, qui attribue à Delacroix la même opposition : « La nature n’est qu’un dictionnaire – répétait-il [Delacroix] fréquemment. Pour bien comprendre l’étendue du sens impliqué dans cette phrase, il faut se figurer les usages nombreux et ordinaires du dictionnaire. On y cherche le sens des mots, la génération des mots, l’étymologie des mots ; enfin on en extrait tous les éléments qui composent une phrase et un récit ; mais personne n’a jamais considéré le dictionnaire comme une composition dans le sens poétique du mot. Les peintres qui obéissent à l’imagination cherchent dans leur dictionnaire les éléments qui s’accordent à leur conception ; encore, en les ajustant avec

74 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre

Le langage mythique de l’Inconnu, réalité totale, sera donc un langage synthétique, universalisant, comme Baudelaire, le « vrai dieu », en a eu l’intuition le premier. Mais Baudelaire n’est pas le seul : les Grecs aussi avaient compris la nature de la création poétique. Ainsi se clôt le premier cercle de la synthèse historique de Rimbaud : la poésie nouvelle fera revivre la seule vraie poésie ayant jamais existé, la poésie grecque. Ce que les deux phases poétiques ont en commun, c’est qu’en elles se réalise l’acte poétique essentiel, la synthèse des langages :

Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester. – Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque où le Nombre et l’Harmonie sont le vers et la musique qui accompagnent l’action d’après la définition aristotélicienne8. Et Rimbaud pense précisément à cela, tant et si bien qu’il reprend, tout de suite après, la formule aristotélicienne, même si c’est, apparemment, pour la transcender (j’en parlerai au par. 1.8) :

L’art éternel aurait ses fonctions [...]. La Poésie ne rythmera plus l’action : elle sera en avant. Car « des vers et de la musique rythmant l’action », c’est bien la définition aristotélicienne de la mimesis dramatique, synthèse entre les vers, la musique et l’action. Tel est donc le contenu du langage poétique. Aristote l’a théorisé pour les Grecs ; les portes en ont été rouvertes par Baudelaire. Le langage poétique, manifestation et communication de l’Inconnu, c’est la synthèse – synthèse de mots, de sensations, d’actes existentiels... : le propre du véritable langage poétique est de mettre en œuvre une synthèse universelle.

un certain art, leur donnent-ils une physionomie toute nouvelle. Ceux qui n’ont pas d’imagination copient les dictionnaires » (« Le Gouvernement de l’imagination », in Salon de 1859, chap. IV, OCB, vol. II, p. 624-25). Chez Baudelaire-Delacroix aussi, le dictionnaire a la rigidité de l’histoire, de l’existant insignifiant (« Ceux qui n’ont pas d’imagination copient [...] »), et il s’oppose à la créativité transcendante de l’art. 8 Dans ce texte qui surabonde de culture classique, le Nombre est évidemment ce qui chez les latins s’appelait numerus, c’est-à-dire le vers, la métrique – comme dans les « numeri innumeri » (les mètres multiples) de l’épitaphe de Plaute, ou les « numeri graves » (les vers héroïques) et les « numeri impares » (les vers élégiaques) d’Ovide, etc. « Nombre » et « Harmonie » sont numerus et harmonìa, melopoiía : le vers et la musique, « vers et lyres » (aucun rapport, donc, avec les nombres de Pythagore, n’en déplaise aux occultistes).

75 Études sur le Symbolisme

1.7 De la théorie au texte La lettre contient au moins, en germe, deux applications, chargées de promesses, de cette poétique. Les idées pleuvent à verse de la plume de Rimbaud ; puisque celles-ci concernent moins la lecture dialectique de la Lettre, j’en touche à peine quelques mots.

***

Après la prophétie sur le futur langage universel et l’invective contre les dictionnaires, Rimbaud conclut subitement par une réflexion sur l’alphabet :

Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! On peut à mon sens difficilement éviter de voir un rapport direct entre cette phrase et le sonnet Voyelles. Au delà de toutes les élucubrations, plus ou moins documentées, depuis la Kabbale jusqu’à l’abécédaire de Rimbaud (hypothèse bien plus concrète), c’est manifestement dans cette phrase que se situe l’embryon génétique de Voyelles ; la réflexion sur la première lettre de l’alphabet (qui, soit dit en passant, est A), unie, si l’on veut, au principe baudelairien des correspondances – dont l’évocation vient immédiatement après – semble conduire en ligne directe au jeu kaléidoscopique des voyelles – « A noir, E blanc... » –, et au seul vers théorique du sonnet :

Je dirai quelque jour vos naissances latentes.

Tandis que le passage de la Lettre semble renvoyer presque directement à la conclusion de cette expérience visionnaire/bizarre, à son évocation dans Alchimie du verbe :

À moi. L’histoire d’une de mes folies.

J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc [...] je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Phrase qui résume, à la fois : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs » et « Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! », en passant par : « Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet ».

76 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre

La séquence est donc assez linéaire :

Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! [...] Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs [...].

Des faibles [ce que A. Rimbaud n’est pas !] se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie !

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes

J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc [...] je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens.

***

L’autre semence, plus énigmatique, jetée dans la Lettre, se trouve dans l’invective contre Racine. L’attaque n’est en effet point du tout générique, mais liée, au contraire, à une critique spécifique et tout à fait singulière :

On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. Pourquoi donc cet étrange argument, et cette affirmation esthétique implicite, que même si on lui enlevait ses rimes, si on lui brouillait ses vers (ou plutôt : ses hémistiches), un vrai poète le resterait ? L’affirmation n’a de sens que si l’on admet que Rimbaud pensait déjà à une écriture nouvelle, à la chute des rimes, à des textes où l’association des thèmes produirait un mélange d’images irréaliste. Je crois voir ici jetée la semence des textes que Rimbaud produira un an plus tard – en mai 1872 –, ou de Marine, l’Illumination dans laquelle les hémistiches sont mélangés, les attributs de la plaine étant conférés à la marine, ceux de la marine, à la plaine. Il me semble que ces mots ne configurent pas simplement une critique extravagante au protagoniste suprême du classicisme français, mais qu’ils ouvrent la voie de l’hermétisme visionnaire auquel la poésie de Rimbaud aboutira – à l’association thématique de Mémoire, au pur hermétisme de Le loup criait sous les feuilles...

77 Études sur le Symbolisme

1.8 La dérive politique Le Rimbaud de mai 1871 est bien l’auteur de la Lettre du Voyant, mais il est aussi un jeune homme sous l’emprise radicale de la passion politique, de l’exaltation provoquée par les événements de la Commune, de la révolution prolétaire. Et dans l’avant-dernière page de la Lettre, les deux révolutions – la révolution spirituelle, le renversement radical de l’histoire des lettres que Rimbaud fonde, et la révolution sociale – tendent à s’identifier, à confluer en un seul bouleversement. C’est le Rimbaud qui introduit dans cette même lettre le Chant de guerre parisien. Mais de fait, l’explosion de violence révolutionnaire est destinée à disparaître en quelques mois – en septembre-octobre 1871, le Rimbaud du Bateau ivre, des Chercheuses de poux, semble l’ignorer absolument. Et dans l’autobiographie tragique de Une saison en enfer, parmi les mythes et les révolutions d’un passé lointain qui y sont évoquées (son enfance, ses aïeux celtes, les esclaves nègres, le Christianisme, le paganisme, l’Orient...) ou parmi ses expériences biographiques fondamentales – les deux délires de sa vie – la Commune et la révolution de 1871 n’apparaissent en aucun cas9. Quoi qu’il en soit, Rimbaud est, au moment où il compose la Lettre, animé par ce sentiment, et dans deux affirmations au moins, la nouvelle poésie de l’inconnu apparaît comme clairement liée à l’idéologie de la révolution. La première est relative au poète-citoyen : son œuvre, la découverte de l’inconnu, sera au service de la société, elle lui ouvrira des voies nouvelles :

L’art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rythmera plus l’action : elle sera en avant. La dernière phrase fait clairement référence à la citation d’Aristote par laquelle le texte s’ouvrait (« En Grèce [...] vers et lyres rythment l’Action »), dont elle propose presque un dépassement : la nouvelle poésie ne rythmera pas l’action, mais elle la produira, elle la créera d’elle-même. Concept dont on a largement démontré ce qu’il doit à Lamartine (Destinées de la poésie) comme à Michelet, à Hugo, etc.10

9 Il n’y a qu’à se souvenir de Mauvais sang, au début de Une saison en enfer. « Si j’avais des antécédents à un point quelconque de l’histoire de France. Mais non, rien [...] Je ne puis comprendre la révolte ». 10 On pourra éventuellement y ajouter L’Artiste, le Savant et l’Industriel de Saint- Simon (voir Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Paris, Denu, 1845-1867, fasc. XXXIX), ou l’essai de Pierre-Joseph Proudhon, Du principe de l’art et de sa destination sociale, Paris, Garnier, 1865, œuvre fondamentale pour la réflexion politique sur ce sujet.

78 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre

C’est en tout cas Rimbaud lui-même qui glose et précise la nouvelle fonction de la poésie :

Énormité devenant norme, absorbée par tous, il [le poète] serait vraiment un multiplicateur de progrès ! Remarquons que Rimbaud utilise le terme ‘énorme’ dans un sens rigoureusement étymologique (dans ce texte qui surabonde de culture classique) : ‘énorme’ est ce qui se trouve (en latin) e norma, hors de la norme, de la règle. Le nouveau poète, le poète de l’Inconnu, produira des « énormités » (l’expression reviendra au sujet de Hugo, voir par. 1.10), nouveautés spirituelles qui se transformeront toutefois, suivant cette esthétique transcendantale devenue momentanément sociale – en de nouvelles « normes » de comportement, au service du progrès :

Énormité devenant norme, absorbée par tous, il [le poète] serait vraiment un multiplicateur de progrès ! Mais cette poésie sociale, lieu commun de tant de cultures naïves, et qui comporterait non seulement la renaissance, mais encore le dépassement de la poésie grecque, est destinée à disparaître immédiatement de l’horizon du Voyant : ici commence, et ici se termine, l’esthétique sociale de Rimbaud ; jamais plus de semblables concepts ne reparaîtront sous sa plume – ni dans la suite de son œuvre, ni dans le reniement de celle-ci, dans Alchimie du verbe. Et ainsi la phrase :

Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez11 est difficile à interpréter, à moins qu’on ne la considère comme appartenant, aussi génériquement que manifestement, à la même culture sociale et révolutionnaire d’où prend naissance l’idée de poète comme prophète de la société.

***

11 Le commentaire de Mario Richter me semble tout compte fait correct : « les jeunes écrivains progressistes, de même que Rimbaud, considéraient que l’avenir de l’humanité serait matérialiste. Ils ne confondaient pas leur philosophie avec l’athéisme, qu’ils considéraient comme stérile. Ils disaient que nous vivrions dans une époque de fusion intime entre l’esprit et la matière. C’est dans ce sens que Rimbaud écrit : “cet avenir sera matérialiste” ». Voir A. Rimbaud, Opere complete, a cura di A. Adam, introduzione, revisione e aggiornamento di M. Richter, Torino, Einaudi-Gallimard, 1992, p. 1043-44 (« Biblioteca della Pléiade » ; 2) [Nous traduisons].

79 Études sur le Symbolisme

La revendication féministe qui vient tout de suite après est pareillement destinée à disparaître : il s’agit presque d’un supplément- hommage au courant féministe lequel constitua certainement une composante importante de l’idéologie néo-illuministe, socialiste et révolutionnaire. L’émancipation de la femme fut un topos de la littérature révolutionnaire et la phrase que Rimbaud lui consacre – admirable, si l’on veut, pour son intensité métaphorique et sa densité étymologique – n’a aucune sorte d’écho dans aucun autre de ses textes :

Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle12, l’homme, – jusqu’ici abominable –, lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. Le commentaire le plus évident à l’inanité de ce texte me semble le simple fait que Rimbaud a inséré dans la même Lettre le texte de Mes petites amoureuses (« J’ai l’archet en main, je commence : [...] ») – texte d’une misogynie effrénée, d’une agressivité vulgaire. Et quand bien même on voudrait argumenter que ces amoureuses sont des membres de l’humanité déchue et dégénérée, dont les femmes voyantes se détacheront, l’impression générale est que le « poète citoyen » et les « femmes voyantes » sont un pur excursus idéologique, étranger à la structure et au sentiment passionné de la transcendance qui transparaît de la Lettre.

***

En mai 1871, tandis qu’il théorise la subversion et la nouvelle fondation de la littérature universelle, le passage, à la suite de Baudelaire, de la poésie de l’homme à la poésie de l’absolu – une des plus grandes entreprises révolutionnaires qui aient jamais été théorisées dans l’histoire de la poésie (et qu’il réalisera !) – Rimbaud est ému par les événements politiques – la guerre contre la Prusse, le siège de Paris, et surtout la révolution de la Commune – et pendant un instant il croit voir dans tous ces événements quelque chose de comparable à la révolution totale qu’il théorise. Marginalement, il insère donc dans la Lettre ces graines – le poète prophète, l’émancipation féminine – qui ne sont destinées à aucun développement ni dans le déroulement de sa

12 Il s’agit, je crois, d’une citation indirecte de la célèbre formule de Proudhon, « Tout pour le peuple, tout par le peuple ».

80 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre biographie ni dans son œuvre poétique. Je les signale ici, bien qu’elles n’ajoutent rien à la structure dialectique de la lettre, ni au projet poétique de Rimbaud.

1.9 L’échec de l’entreprise Mais bien avant les corollaires politiques, avant même le problème essentiel de « trouver une langue », au moment où son élan conduisait le Voyant à la contemplation de l’Inconnu, l’échec de l’entreprise était théorisé – ou prévu – par la Lettre. L’élan forcené et la collision épouvantable avec le monde inconnu faisaient supposer, raisonnablement, que l’entreprise était destinée à détruire son protagoniste. Même si c’est toujours dans des phrases brèves, l’hypothèse de la chute, de la destruction du visionnaire, est évoquée par quatre fois, en des termes différents :

Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles tra- vailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! Telle peut donc être l’issue de l’entreprise : que le voyant, parvenu à l’Inconnu, soit « affolé », qu’il finisse par « perdre l’intelligence de ses visions », que « dans son bondissement à travers les choses inouïes et innommables », « il crève », il reste « affaissé » sur les horizons de son entreprise. Avec, à côté de cela, l’image bouleversante des « horribles travailleurs » qui lui succéderont. La réflexion recommencera, après l’insertion du second psaume (Mes petites amoureuses), avec le problème de trouver un langage apte à transmettre ce « qu’il rapporte de là-bas ». Mais la dynamique ascendante de la parabole culmine de fait dans l’hypothèse de l’éclatement, de la folie (« affolé », « perdre l’intelligence de ses visions ») et de la mort (« qu’il crève », « affaissé »). Dans l’ascension (ou la descente) tourbillonnante dans l’au-delà de l’esprit, la dissolution finale apparaît comme une hypothèse raisonnable. Cette conclusion est annoncée dans la structure dialectique de la Lettre, comme une sorte de final ambigu – d’une part, le poète qui « est vraiment voleur de feu », qui « rapporte de là-bas » le nouveau monde à travers le nouveau langage ; et d’autre part, le poète qui « arrive à l’inconnu » mais finit par « perdre l’intelligence de ses visions », qui « crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables ». Ambiguïté non résolue, mais chargée d’avenir.

81 Études sur le Symbolisme

1.10 Conclusion du raisonnement historique Dans la dernière page, la Lettre reprend et conclut, avec une cohérence systémique parfaite, le raisonnement historique, cadre qui motive et réalise le raisonnement théorique. Rimbaud est parti de l’affirmation que la poésie n’a existé que dans l’expérience grecque, « Vie harmonieuse ». Ensuite, le grand moyen-âge a commencé – depuis le début de la littérature latine jusqu’à la fin du XVIIIe siècle français – parce que les hommes, au lieu de révéler le monde du nouveau poétique (« demandons aux poètes du nouveau »), se sont limités à répéter les vieilles inventions : « lettrés », « versificateurs », « fonctionnaires », « écrivains », le million de squelettes s’étend sur deux millénaires. Mais après avoir expliqué ce en quoi consiste l’Action poétique, après le noyau théorique de la lettre, Rimbaud revient à la perspective historique pour conclure son raisonnement.

***

La poésie visionnaire, la vraie poésie, renaît en quelque sorte avec le Romantisme. Rimbaud l’avait dit au début de la Lettre du Voyant et il le redit au moment de passer, après le noyau théorique, à la conclusion historique, ce qui démontre clairement le caractère absolument systématique de la Lettre (en revanche, la partie historique est absente de la lettre à Izambard du 13 mai). Les romantiques eurent quelques éclairs, quelques intuitions géniales, mais il leur manquait l’auto-conscience critique – la « raison » – c’est pourquoi ils ne surent pas évaluer eux-mêmes exactement leur propre œuvre. Le jugement par lequel s’ouvrait la lettre est impeccablement repris au moment de la conclusion historique. Au début, Rimbaud écrivait :

On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? [...] Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ? Au seuil de la conclusion historique, on repart du même jugement : l’instinct de la voyance revit le jour chez les romantiques, auxquels il manquait cependant l’auto-conscience, le guide de la raison :

Les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s’en rendre compte : la culture de leurs âmes s’est commencée aux accidents : locomotives abandonnées, mais brûlantes, que prennent quelque temps les rails.

82 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre

Les voix du romantisme sont Lamartine, Hugo. « Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille » : et la question de la médiation formelle (« trouver une langue », « demandons aux poètes du nouveau, – idées et formes ») revient, lucidement, et culminera avec Baudelaire. Si la limite de Lamartine réside dans la forme, vieille, la limite de Hugo touche plutôt le domaine du nouveau : « Stella donne à peu près la mesure de la vue de Hugo. Trop [...] de Jéhovas et de colonnes, vieilles énormités crevées ». Les Jéhovas et les colonnes furent autrefois des « énormités », des nouveautés de la voyance dans le monde de l’esprit, des images e norma ; mais elles sont désormais obsolètes, elles appartiennent à la voyance du passé, et Hugo en abuse. Les limites de Lamartine relèvent de la forme ; celles de Hugo, du contenu.

Les seconds romantiques sont très voyants : Th. Gautier, Lec. de Lisle, Th. de Banville. Vient ensuite, en guise de conclusion, le tour d’horizon de la poésie contemporaine (« la nouvelle école, dite parnassienne ») que Rimbaud peut effectuer en vertu de sa culture démesurée, et qui aboutira à « Paul Verlaine, un vrai poète ». Mais les deuxièmes romantiques et l’école parnassienne mis à part, le cercle historique (et théorique) s’est refermé avec le retour à la poésie de l’absolu, avec l’apparition du nouveau voyant, le vrai dieu de la poésie, Charles Baudelaire :

Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. La poésie grecque a reparu avec Baudelaire, la poésie comme synthèse du monde (« résumant tout, parfums, sons, couleurs ») et transcendance du monde, qui inspecte l’invisible et ouït l’inouï, qui accomplit le grand voyage « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »

Le propos de Rimbaud semble partir du dernier vers des Fleurs du Mal, et sous le signe de Baudelaire : c’est dans la nouvelle fondation historique de la poésie réalisée par Baudelaire que trouve son origine la tentative d’analyser les procédés intellectuels et existentiels à travers lesquels il sera possible – l’immense esclavage de la répétitivité et de l’insignifiance historique une fois détruit – de réaliser à nouveau la poésie de la voyance.

83 Études sur le Symbolisme

Il reste, et je ne veux pas la passer sous silence, la seule critique faite à Baudelaire. Après le mot définitif « roi des poètes, un vrai Dieu », Rimbaud introduit sa réserve :

Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. Il me semble évident (mais c’est l’avis de tous les commentateurs de la Lettre) que la « forme » dont il est question ici, c’est la métrique des Fleurs. Sous le déluge de critiques, de réserves, de sarcasme et de moralisme qui accueillit le livre, il y eut un seul jugement unanime, qui célébrait universellement la maîtrise métrique de Baudelaire. Rimbaud renverse donc de fait ce jugement : les contenus et les techniques d’écriture théorisés dans Correspondances et réalisés dans les Fleurs refondent la poésie de la transcendance voyante ; mais la forme, en revanche, si vantée, est une limite : elle est encore liée à la tradition. Pour la troisième fois Rimbaud répète le grand principe méthodologique de la forme adéquate, « trouver une langue » : « les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles ». On peut objecter que la critique – valable d’une certaine manière pour les Fleurs – est en revanche injuste si l’on considère la trajectoire globale de l’œuvre de Baudelaire, qui en 1857 déjà, lorsqu’il théorisait les « poèmes en prose » (dont l’influence sur Rimbaud fut immense), avançait dans la nouvelle voie de l’expérimentation formelle et jetait les fondements de la nouvelle écriture. Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la valeur de cette réserve, il ne fait aucun doute que Baudelaire est celui qui a le premier, après l’immense moyen-âge, inspecté l’invisible, entendu l’inouï, qu’il est le premier voyant, le roi des poètes, le vrai Dieu de la poésie nouvelle. Et l’on pourra encore réfléchir (c’est ce que je ferai brièvement dans la deuxième partie) sur l’utilisation que Rimbaud lui-même fera de ces fondements théoriques. Mais nous pouvons conclure par le premier et par le dernier mot de la Lettre :

J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle. [...] – Voici de la prose sur l’avenir de la poésie.

Ainsi je travaille à me rendre voyant.

1.11 Considération synthétique Je peux seulement répéter que la Lettre du Voyant est l’un des textes de théorie esthétique les plus puissants du XIXe siècle français. À côté

84 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre de certaines pages de Stendhal, de la réflexion structurée de Flaubert sur la nature du roman (qui fut par ailleurs largement influencée par Hegel), de la longue et mûre réflexion historique, engendrée pareillement par Kant et par l’idéalisme allemand, sur l’« art pour l’art » et sur la dialectique entre le « poète » et l’« artiste », à côté de l’immense construction théorique par laquelle Baudelaire fonda la nouvelle poésie et à côté de certaines synthèses géniales de Mallarmé, la Lettre du Voyant est – de par sa rigueur théorique, son ampleur culturelle, son impact historique – l’un des textes fondamentaux de l’esthétique française du XIXe siècle. La dialectique de la Lettre est aussi claire qu’incisive. La seule réserve, si l’on veut, c’est que l’irruption des idées est si rapide et tumultueuse que le plus souvent, tandis qu’il énonce un concept, Rimbaud anticipe et englobe déjà le suivant, quitte à le reprendre et à le répéter ensuite, de telle sorte que chaque idée est répétée deux ou trois fois, ce qui lui confère en tous cas une clarté absolue. La dialectique est la suivante : – La poésie a existé, chez les Grecs. Son caractère essentiel était d’être la synthèse d’éléments hétérogènes – action, musique, vers – qui réalisaient dans leur fusion un monde de perfection supérieure, « Vie harmonieuse », qui transcendait la réalité. – Cette synthèse se décomposa en ses différents constituants, et pendant des millénaires les « lettrés », les « versificateurs » se limitèrent à reproduire un schéma vain : « tout est prose rimée, un jeu » ; « Après, musique et rimes sont jeux, délassement ». – Celui qui voudra à nouveau réaliser l’entreprise poétique devra préalablement détruire cette armure suffocante, ces règles, ces normes historiques – poétiques, métriques, sociales, morales... – qui se sont accumulées sur lui, qui est né pour devenir poète, et dont elles broient toute la vitalité. – L’entreprise du nouveau voyant – lequel devra sortir des règles qui lui ont été imposées, des normes mortelles qui oppriment son esprit – s’amorce donc ici : le « long, immense, raisonné dérèglement » sera la première étape de l’entreprise. En se délivrant de toute règle sociale, littéraire, morale, le poète sera répudié et condamné par la société, il deviendra le grand malade, le grand criminel, le grand maudit. L’entreprise est terrible, il faut rendre l’âme monstrueuse, il est nécessaire d’avoir une foi surhumaine pour supporter l’indicible torture et parvenir au règne de l’esprit. Seul celui qui est né Poète – et qui s’est reconnu Poète – peut tenter l’entreprise. – Mais celui qui réussit l’entreprise parvient aux racines de l’esprit, devient le suprême Savant.

85 Études sur le Symbolisme

Avant de poursuivre, je veux seulement souligner que cette nouvelle formule, « le suprême Savant », est, au-delà des apparences, profondément similaire (et même identique) à l’éloge que Baudelaire fait de l’imagination, la vertu spirituelle suprême qui permet au poète de transcender le monde, de parvenir, à travers sa synthèse, à la connaissance de l’absolu.

[...] l’Imagination est la reine des facultés.

Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! [...] Elle est l’analyse, elle est la synthèse [...]. Elle décompose toute la création [c’est-à-dire : « Elle est l’analyse »], et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau [c’est-à- dire : « elle est la synthèse »], elle produit la sensation du neuf. D’où, la conclusion de la lettre à Toussenel :

l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie universelle [...].

Elle est positivement apparentée avec l’infini13. L’Imagination est la plus scientifique des facultés humaines, en tant qu’elle permet la synthèse la plus haute, celle de tout le réel ; le poète est le Savant suprême : ce sont en fait deux formules traduisant le même concept, à savoir le cœur même de la poétique symboliste : l’idée que l’acte poétique est l’acte suprême, l’acte transcendant, l’instrument de connaissance de l’Infini, de l’Absolu, de l’Inconnu. Au-delà de toutes les sacro-saintes recherches sur les thématiques, la rhétorique, la métrique, les structures de la poésie symboliste, quiconque ne pose pas ce concept au centre de sa compétence est de fait exclu de toute recherche sur le Symbolisme.

Que le noyau idéologique soit absolument le même chez Rimbaud, dans la Lettre, et chez Baudelaire (le « roi des poètes », le « vrai Dieu » duquel Rimbaud a déduit sa science), voilà qui est tout à fait clair. À

13 Les citations sont tirées respectivement des Notes nouvelles sur Edgar Poe, in C. Baudelaire, Œuvres complètes [OCB]. Nouvelle édition. Texte établi, présenté et annoté par C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975-1976 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 1, 7), vol. II, p. 328 ; de « La Reine des facultés », in Salon de 1859, chap. III, OCB, vol. II, p. 620-21 ; de la lettre à Toussenel du 21 janvier 1856, in C. Baudelaire, Correspondance. Texte établi, présenté et annoté par C. Pichois avec la collaboration de J. Ziegler, Paris, Gallimard, 1973 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 247), vol. I, p. 335-36 ; du Salon de 1859, in OCB, vol. II, p. 621.

86 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre part la nouvelle « langue [...] résumant tout, parfums, sons, couleurs », c’est le mécanisme même de l’esprit qui revient : l’exhortation de Rimbaud « demandons aux poètes du nouveau » fait écho à l’imagination baudelairienne, qui transcende le monde, qui est « positivement apparentée avec l’infini » et « produit la sensation du neuf » ; le poète qui « se fait voyant » et devient « le suprême Savant. – Car il arrive à l’inconnu » reprend la théorie, la dynamique et le lexique du dernier mot de Baudelaire : « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ».

***

– Je reviens à Rimbaud. Le poète qui est parvenu à détruire les règles, le passé, les vieilles normes, qui est devenu le suprême Savant, atteint son propre Moi véritable, profond – « car JE est un autre ». Et, une fois parvenu aux racines de l’esprit, il devient le Voyant. Le Voyant est celui qui a atteint son propre Moi véritable, profond, l’autre Moi : le Moi autre et le Voyant sont une seule et même chose. – Il voit l’Inconnu : « il devient [...] le suprême Savant ! – Car il arrive à l’Inconnu ! ». Devenu autre que celui qu’il était, devenu le Voyant, il aura les visions de l’Inconnu (et le terme reviendra encore, dans les gloses sur Musset : « nous, générations douloureuses et prises de visions », « il y avait des visions derrière la gaze des rideaux »). – La double hypothèse sur l’issue du voyage bifurque ici. Remarquons en effet que Rimbaud n’est pas encore voyant (« je travaille à me rendre voyant ») et que l’issue de l’entreprise n’est encore qu’une hypothèse. – La première hypothèse, c’est l’éclatement final : « Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! » – L’autre hypothèse, donnant lieu à la suite de la lettre, est que le poète, le nouveau Prométhée, rapporte le feu divin parmi les hommes. – La lettre atteint ici son acmé de perspicacité esthétique, en posant le problème de la forme adéquate, de la langue capable de se faire médiatrice de l’Inconnu : « si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ». Et ce problème de la « forme », de la langue adéquate, revient au moins dix fois dans la lettre (à propos du Voyant, de Lamartine, de Baudelaire, des femmes, des poètes...) : quelle est donc la forme de l’Inconnu ?

87 Études sur le Symbolisme

– Une seule réponse est proposée, suivant la leçon de Baudelaire. Cette langue sera une langue synthétique, un « langage universel » « résumant tout, parfums, sons, couleurs », une langue dans laquelle conflueront toutes les sensations, toutes les expériences, toutes les idées : « il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions », « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout ». – De même que la poésie chez les Grecs synthétisait l’Action, la musique, le vers, ainsi la poésie nouvelle – dont la voie a été rouverte par Baudelaire, le vrai dieu qui a redécouvert la poésie comme synthèse unificatrice de l’hétérogène – devra-t-elle opérer une synthèse de toutes les expériences, « résumant tout » : « Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque ». – Ici, sur la révolution absolue de l’histoire prophétisée par Rimbaud, se greffe la dérive révolutionnaire de la « Commune » : le poète- citoyen deviendra « un multiplicateur de progrès », la femme deviendra elle aussi voyante, « la femme trouvera de l’inconnu ! ». Sans suites. – Et la lettre se clôt, en reprenant impeccablement son exorde, avec la renaissance de la poésie en tant qu’acte de connaissance absolue : après les premiers efforts désordonnés des romantiques, des seconds romantiques, Baudelaire a rapporté dans le monde les lois de la poésie : « inspecter l’invisible et entendre l’inouï ». – « Ainsi, je travaille à me rendre voyant ».

***

Tel est le schéma dialectique de la Lettre du Voyant, la base théorique extrêmement solide et compacte sur laquelle Rimbaud construira – dans le sillon de Baudelaire – les fondations de toute la poésie moderne14.

14 La progression dialectique de la lettre du 15 mai une fois reconstruite, le texte de la lettre à Izambard du 13 mai – qu’une concentration extrême rend réellement obscur – devient nettement plus linéaire : « Maintenant je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes ; mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense, on devrait dire On me pense. [...] Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait » (quant au fait que la lettre du 13 soit un digest de la lettre du 15, c’est une hypothèse qui ne me semble ni particulièrement démontrée, ni par ailleurs démontrable).

88 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre

2. De la Lettre du Voyant au Bateau ivre Vers septembre-octobre 1871, Rimbaud a terminé de composer Le Bateau ivre, qu’il emporte probablement à Paris. Dans cette seconde partie, je me propose de démontrer que la structure narrative du Bateau ivre reprend exactement la structure dialectique de la Lettre, en la transférant d’un niveau idéologico- théorique à un niveau lyrico-narratif.

2.1 De la structure de la Lettre du Voyant à la structure du Bateau ivre Bien qu’elle constitue, comme j’ai cherché à le montrer, un mécanisme théorique compact, la Lettre du Voyant décrit aussi la dynamique d’un processus psychologique, suivant une séquence d’événements chronologiques et existentiels (comme c’est le cas de nombreux autres textes philosophiques illustres). La Lettre, écrite bien évidemment à la première personne (« La raison m’inspire » ; « Cela m’est évident », « ai-je dit », etc.), énonce toutefois à la troisième personne l’aventure esthético-anthropologique du Voyant (« La première étude de l’homme qui veut être poète », « Le Poète se fait voyant », « Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé », « Ces poètes seront ! », etc.). Dans le Bateau, Rimbaud passe à la première personne, celui qui parle est le protagoniste de l’aventure de la voyance : mais le je poétique, ce n’est pas Rimbaud, c’est le bateau symbolique, qui a assumé, dans ses aventures marines et visionnaires, l’image et le destin de son créateur. Pour le reste, Le Bateau ivre reprend exactement la structure et la dynamique de la Lettre. À sa première apparition, le bateau est dans un état d’esclavage angoissant, en proie à la répétitivité d’une humanité asservie aux règles et aux normes (par. 1.2). Il descend le long des fleuves (« Comme je descendais des Fleuves impassibles ») ; il transporte du blé et du coton, les marchandises les plus communes et les plus insignifiantes (« Porteur de blés flamands ou de cotons anglais ») ; il n’est même pas mis en mouvement par une voile ou par un moteur : il est traîné sordidement par un câble le long des chemins de halage (« guidé par les haleurs »)15.

15 Le terme « haleur » (v. 2 et 7) dérive du verbe « haler » : « Remorquer (un bateau) à partir du rivage au moyen d’un câble » – d’où, « haleur » : « Personne (ou animal) qui hale les bateaux (Trésor de la langue française, ad voces). Ce transport s’effectuait le long d’une voie (généralement en terre battue) qui longeait un cours d’eau (le « chemin de halage »). Des péniches chargées de marchandises descendaient le long du cours d’eau tirées par un seul cheval, ou par une mule, et gardées par un homme, le « haleur », qui maintenait la péniche dans le cours d’eau au moyen d’une perche. Ce système de transport extrêmement économique, qui se servait du bateau-péniche

89 Études sur le Symbolisme

Telle serait l’existence misérable, répétitive du bateau ; mais des événements violents – la destruction des règles – interviennent, qui le libéreront (par. 1.3). En premier lieu, l’équipage qui le guide et l’asservit est massacré par des Peaux-Rouges (« Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles / Les ayant cloués nus aux poteaux de couleur »), et le bateau peut descendre, hors des fleuves vaseux, dans la magie de la mer. Mais le voyage aux racines de l’esprit nécessite la destruction radicale de toutes les règles (« Toutes les formes [...] de souffrance, de folie »). Arrivé dans la mer (« La tempête a béni mes éveils maritimes » – remarquons bien ce « béni » : la violence destructrice de la tempête est précisément la bénédiction qui permettra l’effacement de toute loi, l’« éveil » du bateau à la vraie vie). Les règles tomberont les unes après les autres : l’eau verte pénétrera dans le bois de la coque, dispersera le « gouvernail » et le « grappin », la barre et l’ancre, guide et amarre du navire. Il s’en ira désormais « Dans les clapotements furieux des marées », sans rien regretter des vieilles règles – comparables désormais à ces phares qui signalaient autrefois les côtes dans le lointain (« [...] sans regretter l’œil niais des falots ! »). Et enfin l’eau verte lavera et effacera entièrement les traces et les souvenirs d’une humanité abjecte et vulgaire « Et des taches de vins bleus et des vomissures / Me lava [...] »16. Ainsi la seconde phase de l’entreprise du Voyant, celle du dérèglement total, s’est-elle réalisée. Au terme du v. 20 s’est accompli le passage qui mène de l’esclavage répétitif, à travers le dérèglement (la violence homicide des Peaux-Rouges, la tempête furieuse de la mer), à l’état visionnaire : le bateau, devenu « ivre »17, est devenu le Voyant auquel le monde de l’esprit sera révélé18.

comme du véhicule le plus vil, fut l’une des sources de richesse de la Hollande et de la Lombardie (tous les Milanais connaissent encore aujourd’hui « l’alzaia [le chemin de halage] del Naviglio »). 16 On a remarqué à juste titre que cette image, ou métaphore, trouve déjà son origine dans Le cœur supplicié (puis « volé »), inséré dans la lettre à Izambard du 13 mai 1871, aux v. 13-14 (« Ô flots abracadabrantesques, / Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé ! » – puis « lavé »). Il écrira du reste, dans Une saison en enfer (Alchimie du verbe) : « Sur la mer, que j’aimais comme si elle avait dû me laver d’une souillure [...] ». 17 L’exaltation visionnaire est exprimée par ce même terme, « ivre », dans le titre Matinée d’ivresse. Dans le Bateau ivre le terme n’apparaît, de fait, en dehors du titre, qu’au v. 72 (« la carcasse ivre d’eau »). 18 « La tempête a béni mes éveils maritimes », dit le Bateau. Dans la Lettre, en parlant du « moyen-âge », Rimbaud écrit : « telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe ».

90 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre

Par un procédé qui est typique aussi de la Lettre, les idées et les images de Rimbaud se chevauchent, elles enjambent les unes sur les autres, la cause énonçant déjà d’elle-même son propre effet : dans les marées furieuses « Je courus ! [...] », dans la tempête « [...] les Péninsules démarrées / N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants19 ». Mais ce n’est qu’au v. 21 que se réalise la prophétie de la Lettre : « Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens ». Avec le v. 21 commence la voyance : « Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème / De la Mer [...] ». Du v. 21 au v. 83 a lieu la voyance, l’entreprise surhumaine à laquelle il a été donné au Bateau d’accéder. Devenu un Autre, purifié des lois et du monde (par. 1.4), le Bateau devient le Voyant. Et comme le nom même du nouveau Prométhée l’implique, c’est la métaphore visionnaire, récurrente dans la lettre, (« Le Voyant », « les visions », « il les a vues ! ») qui domine toute la partie centrale :

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques (v. 33)

J’ai vu fermenter les marais énormes [...] (v. 49)

J’ai vu les archipels sidéraux ! [...] (v. 85)

Je sais les cieux crevant en éclairs [...] (v. 29)

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies (v. 37) Jusqu’au vers qui résume l’entreprise du bateau, lequel, ayant abandonné les règles – l’équipage, la barre, l’ancre, les phares –, ayant effacé tout vestige humain – le vin, les vomissures –, est devenu un Autre, est devenu le Voyant :

Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! (v. 32)

19 Pour les tenants irréductibles d’un Rimbaud occultiste et ésotérique, je rappellerai que l’expression tohu-wa-bohu se trouve dans le second verset (le premier, dans la version hébraïque) de l’Ancien Testament, et est normalement traduit par le terme ‘chaos’. Le Trésor de la langue française, ad vocem « Tohu(-)bohu », définit le terme ainsi : « Chaos originel, état initial de la terre », et glose ensuite : « Emprunté à l’hébraïque tohuwabohu, expression employée dans la Genèse (1:2) pour décrire l’état de la terre avant la création, composée de tohu “vide, néant, désert, solitude”, wa, “et”, et bohu “vide” ». On trouve ce terme, attesté dès le XIIIe siècle, chez Rabelais, Livre quatrième, chap. 17, où « Passa Pantagruel les deux isles de Tohu et Bohu » (le terme est glosé dans la Briefve Déclaration : « Hébrieu : déserte et non cultivée »), et chez Voltaire, Dictionnaire philosophique, ad vocem « Genèse » : « Tohu-bohu signifie précisément chaos, désordre ».

91 Études sur le Symbolisme

Et au delà des arcs-en-ciel tendus comme des brides, des Océans poussifs, des archipels sidéraux, les horreurs mystiques et les visions ultramarines s’ouvrent un chemin dans le poème. Du v. 70 au v. 88, le bateau n’évoque plus des visions – fussent-elles surhumaines – de type marin, mais quelque chose qui, non décrit, non descriptible, est « au- delà » des cieux. « Planche folle » (v. 78), « Fileur éternel des immobilités bleues » (v. 83), le bateau transcende jusqu’à la mesure visionnaire pour se lancer, « dans son bondissement par les choses inouïes et innommables », dans la vision de ce qui ne peut être évoqué, de ce qui est au-delà du ciel, pour « inspecter l’invisible et entendre l’inouï » :

Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau (v. 70) il a dépassé la mesure humaine :

Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur (v. 74) il a vu

Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs (v. 80) il a vu

[...] des îles Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : – Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles, Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? (v. 85-88) Et en lisant ces vers, on pense, encore plus spontanément qu’aux propos nobles et scientifiques, et un peu visionnaires, certes, du capitaine Némo, à la froide vision de saint Paul :

j’en viendrai aux visions et aux révélations reçues du Seigneur. Je connais un fidèle du Christ qui, voici quatorze ans, a été enlevé jusqu’au troisième ciel – je ne sais pas si c’était avec son corps ou si c’était une vision, Dieu seul le sait. Cet homme que je connais bien a été enlevé jusqu’au paradis [...] et cet homme a entendu des paroles inexprimables, qu’on n’a pas le droit de redire20.

***

20 2 Corinthiens 12:1-4 [citation d’après la Traduction Œcuménique de la Bible].

92 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre

La voyance une fois atteinte, l’entreprise surhumaine une fois narrée, la parabole du voyage dans l’inconnu se replie brusquement. Le retour commence dès le v. 69 : « Or moi, bateau perdu [...] » ; et après un dernier soubresaut visionnaire, le regret d’un monde de règles et d’harmonie surgit, dans la métaphore admirable des « parapets » de l’Europe, frontières et limites de l’être :

Je regrette l’Europe aux anciens parapets ! (v. 84)

(où « Je » est tautologique par rapport au véritable sujet : « Or moi, bateau perdu [...] » du v. 69). Et ensuite, dans un mouvement lyrique extraordinaire, d’une intensité extrême, l’immensité océanique surhumaine, la patrie de l’Inconnu, qui s’était restreinte à l’Europe des anciens parapets, se réduit subitement à l’eau froide d’une flaque, à un enfant accroupi, à un bateau aussi fragile qu’un papillon de mai :

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache Noire et froide où vers le crépuscule embaumé Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai. (v. 92-96) L’océan délirant, l’Europe aux anciens parapets, la flaque d’eau noire et froide – le « bateau ivre », le « bateau perdu », le « bateau frêle ! » – réalisent un climax lyrique tel qu’on en rencontre, je crois, rarement dans l’histoire de la poésie. Le bateau ne peut plus, désormais, continuer à brûler dans le feu des visions, il ne peut plus retourner aux règles, à sa misérable existence d’autrefois (le v. 98, « Enlever leur sillage aux porteurs de coton », reprend l’image du v. 6 « Porteur [...] de cotons »), tous les chemins lui sont barrés, il ne peut désirer que la destruction et la mort :

Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! (v. 92) Comme l’avait prophétisé la Lettre du Voyant dans sa première hypothèse de conclusion, l’entreprise a fait éclater son héros, l’aventure visionnaire ne peut plus continuer, mais celui qui a vu l’Inconnu ne peut plus retourner à l’ancien : « Je ne puis plus [...] ». Ainsi le schéma de la Lettre se réalise-t-il : « Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! » : telle a été l’entreprise du Bateau ivre.

93 Études sur le Symbolisme

2.2 Le Bateau ivre. De la Lettre du Voyant à la poésie La charpente du Bateau ivre est donc la structure idéologique de la Lettre du Voyant. Comme il en est souvent de la grande poésie, c’est une structure idéologique puissante qui régit et soutient le texte littéraire. Certes, la charpente idéologique ne suffit pas : « Trouver une langue » reste le problème essentiel, déterminant. Mais si l’on considère ce poème visionnaire, il apparaît clairement que sa force première réside dans la parabole narrative impeccable qui le régit et le structure ; la parabole est nourrie, revêtue d’une série stupéfiante d’images, mais elle n’en demeure pas moins l’âme portante de l’œuvre, la voûte puissante qui soutient le texte. Cette réflexion, ce mécanisme idéologique nourrit manifestement la pensée de Rimbaud depuis mai 1871 et trouve son expression aussi bien dans l’intense traité esthétique de la Lettre que dans la dynamique narrative du Bateau. L’état d’esclavage historique, d’abjecte répétitivité ; la violence sauvage du dérèglement, de la destruction de toutes les normes ; l’arrivée à l’aube magique de la vie de l’esprit, du « fils du soleil » ; et, après l’exaltation visionnaire, l’échec de l’entreprise surhumaine (« Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables [...] ») : telle est la dynamique de la Lettre du Voyant, et la structure du Bateau ivre. Ce qui était au départ la description d’un processus psychologico- esthétique (bien que formulée dans un langage déjà intensément métaphorique et créatif) se recouvre d’un amas d’images éblouissantes (toutes supportées par la métaphore-symbole fondamentale du bateau) – depuis le stade de l’inertie initiale, jusqu’aux visions, jusqu’à l’échec de l’entreprise. Je ne considère aucunement, je voudrais que cela soit clair, que la poésie consiste à fleurir un noyau d’idées avec des images et des métaphores ; je pense en revanche que l’élan existentiel, la folle entreprise de la lettre, portait déjà en son sein une dynamique esthétique déflagrante (comme c’est le cas chez d’autres philosophes, de Platon à Vico), qui constitue un nerf de puissance poétique important, aussi bien dans la Lettre que dans le Bateau. Mais dans le Bateau se réalise, au moyen d’un accroissement poétique formidable, une sorte de passage de la puissance à l’acte : le pur énoncé, déjà puissamment vitaliste, de la Lettre (« il arrive à l’inconnu ! [...] son bondissement par les choses inouïes et innommables », « il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions [...]. Trouver une langue ») se concrétise maintenant en spectacle de l’océan visionnaire – l’Inconnu qui s’ouvre grand, la nouvelle langue qui énonce les images d’un mythe surhumain –, et l’échec de l’entreprise (« et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions [...] »), dans l’élégie tragique et douce du

94 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre crépuscule embaumé, du frêle bateau. Les visions et le langage, seulement théorisés dans la Lettre, sont devenus les visions et le langage du bateau enivré. En ce sens, un noyau idéologique, mais animé d’un dynamisme ardemment poétique, se traduit en un texte dont la puissante structure idéologique se concrétise en une invention narrative éblouissante, dans laquelle le jaillissement des images visionnaires n’est pas un « ornement » du discours, mais la substance même de la vision réalisée – la langue de l’Inconnu trouvé, de l’Inconnu atteint.

***

Ainsi donc Le Bateau ivre est une structure unitaire divisée en trois parties suivant la séquence dialectique du rêve rimbaldien. Ou pour mieux dire, la lettre présuppose quatre phases : l’état d’esclavage/répétitivité ; le dérèglement ; l’éveil de l’esprit et la voyance ; l’éclatement et l’échec. La première et la deuxième sont synthétisées dans les vingt premiers vers du Bateau : l’état du bateau esclave, « guidé par les haleurs », et ensuite le dérèglement, la destruction des règles induite par les Peaux-Rouges (v. 3) et par la tempête (v. 13), qui permet d’atteindre l’état visionnaire : « Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème / De la Mer [...] », v. 21-22). La première et la deuxième phase – l’esclavage itératif, et ensuite le dérèglement – sont synthétisées, je le répète (suivant, du reste, une progression narrative claire) dans la première partie, base narrative du poème, les v. 1-20. Base narrative incontournable, certes, animée de surcroît par des images intenses et subites : les « Fleuves impassibles », les « Peaux- Rouges criards », les « clapotements furieux des marées », l’« eau verte » et la purification de l’ignoble humanité. Comme dans ce distique :

La tempête a béni mes éveils maritimes Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots (v. 13-14) dont la cadence extrêmement légère, fluide, est liée à une scansion métrique impeccable : huit pieds trisyllabiques identiques, liés par une séquence d’assonances régulières (è/i/è/i – é/o/é/o), musique qui accompagne la danse du bateau sur les flots. Mais c’est dans la deuxième partie que se concrétise le vaste champ des visions. Les vers consacrés au délire marin – on en compte plus de soixante – apparaissent comme animés, avant même que par la tempête

95 Études sur le Symbolisme des images, par un raptus existentiel qui emporte les images mêmes dans sa fuite visionnaire, sans but, au cœur de l’Inconnu. Tel est le noyau de la puissance poétique. Que par ailleurs une large partie des images soit impressionnante, cela ne fait aucun doute, comme dans ces vers évocateurs, légendaires :

L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes (v. 31)21

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies (v. 37)

Libre, fumant, monté de brumes violettes (v. 73)

Planche folle, escorté des hippocampes noirs (v. 78). Mais en général, Rimbaud paraît poursuivre l’image globale, plutôt que le vers isolé, raison pour laquelle les enjambements sont très fréquents22 ; l’unité métrique du Bateau est, plus manifestement, le quatrain : la fin de l’image et de la période coïncident régulièrement, 24 fois sur 25, avec la fin du quatrain23. C’est dans la série d’images éblouissantes, dans le raptus de leur séquence incoercible, qu’explose la poésie visionnaire du « bateau ivre » : des « oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds » (v. 66) au « [...] Poème / De la Mer, infusé d’astres, et lactescent » (v. 21-22), aux « cieux crevant en éclairs » (v. 29), au mythe extraordinaire des vagues des Océans poussifs, troupeau hystérique à l’assaut des rochers (« [...] pareille aux vacheries / Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, / Sans songer que les pieds lumineux des Maries / Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs ! »),

21 Dans un petit poème latin, Ver erat..., daté du 6 novembre 1868, Rimbaud écrivait : « Ecce per aetheream vallem incessere columbae, / Alba manus [...] » (« Voilà que par la vallée éthérée s’en vinrent les colombes, blanche troupe »), v. 24-25 (OCR, p. 6). 22 Je ne veux pas surcharger le texte de détails érudits. Je dirai seulement que, sur les 100 vers du Bateau, 30 couples de vers au moins (60 vers) sont liés par un enjambement. 23 La séquence qui s’étend du v. 69, « Or moi, bateau perdu [...] », au v. 84, « Je regrette l’Europe [...] » (4 quatrains), constitue une exception du point de vue syntaxique : il s’agit d’une seule phrase, dont le sujet se trouve au v. 69, « Or moi [...] », et le prédicat, au v. 84, « Je regrette [...] » : les quatre quatrains sont formés de quatre relatives, faisant toutes référence au « [...] moi, bateau [...] » : « Moi dont [...] », v. 71 ; « Moi qui [...] », v. 74 ; « Qui [...] », v. 77 : « Moi qui [...] », v. 81 – séquence dont la syntaxe implique les 16 vers du syntagme entier, tandis que chaque quatrain présente un corps d’images autonome, qui ne déborde pas sur le quatrain suivant. Le 16e quatrain (« Parfois, martyr [...] à genoux »), absolument autonome, a son prolongement syntaxique dans les deux premiers vers du 17e (« Presqu’île [...] aux yeux blonds »), qui présentent toutefois une image tout à fait indépendante, étrangère au quatrain précédent.

96 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre aux archipels sidéraux, au « Million d’oiseaux d’or » (v. 88). Une image me semble exemplaire de cette synthèse poétique, celle du 20e quatrain :

Qui courais, taché de lunules électriques, Planche folle, escorté des hippocampes noirs, Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs (v. 77-80) Face à l’image du bateau, planche folle désormais, qui court taché de lunules électriques, escorté par des hippocampes noirs, tandis que les juillets font crouler à coups de triques les cieux ultramarins aux entonnoirs ardents, nous ne sommes plus dans le domaine de la réalité, ni dans le domaine des visions, mais plutôt dans la création d’une structure verbale complètement irréaliste, dépourvue de sens si ce n’est celui de la création verbale, du pur mythe cyclopéen. Ici, la leçon de Baudelaire – l’« Imagination » qui assemble et recrée le monde en créant le nouveau monde absolu, inconnu, de l’art – a déjà atteint ses conséquences extrêmes : le pur hermétisme verbal et visionnaire auquel l’expérience poétique de Rimbaud ne parviendra systématiquement qu’en mai 1872. Par-delà l’épopée orgiaque des visions, se déploiera l’élégie de l’échec et du regret, pleine de douceur et de mélancolie, dont j’ai déjà parlé.

Telle est la structure du Bateau ivre. Une base narrative (le triste monde de la réalité et sa destruction), un cœur visionnaire – une épopée qui ouvre au bateau, projeté au-delà des cieux, le monde de l’Inconnu –, l’angoisse pathétique de l’échec de l’entreprise surhumaine. Le poème Le Bateau ivre se structure ainsi, en tant que reformulation, dans une forme narrative, des intuitions esthétiques et anthropologiques de la Lettre du Voyant.

2.3 « La forme » Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.

En attendant, demandons aux poètes du nouveau, – idées et formes.

Tel est l’autre pilier de l’esthétique rimbaldienne : la vision de l’Inconnu – et la forme apte à l’exprimer et à le communiquer. Dans quelle mesure, après avoir exprimé dans Le Bateau ivre les « inventions d’inconnu » (nous avons vu avec quelle puissance),

97 Études sur le Symbolisme

Rimbaud obtempère-t-il à son deuxième précepte, celui des « formes nouvelles » ? Le terme « forme » revient deux fois – dans la partie historique de la Lettre – dans les deux jugements, tous deux négatifs, sur la « forme » chez Lamartine et chez Baudelaire :

Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille.

Baudelaire [...]. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine. Or, on peut donner au moins deux interprétations du terme « forme » : l’une « métrique » (l’utilisation des vers, la technique des rimes, la structure des strophes... : la « forme » du signifiant) ; l’autre, disons, « rhétorique » (l’emploi des tropes, la création des images, la modulation de la syntaxe... : la « forme » du signifié). Or, si nous nous limitons à Baudelaire, il me semble impossible que la « forme » blâmée chez lui puisse concerner le point central du « roi des poètes », l’invention de la nouvelle rhétorique syntagmatique, de la nouvelle « langue », « résumant tout, parfums, sons, couleurs » – le produit synthétique et transcendant de l’Imagination d’où part la réflexion de Rimbaud et le texte du Bateau ivre. La « forme si vantée en lui » était, pour tous ses contemporains, la métrique splendide de Baudelaire – qui constituait précisément, pour Rimbaud, sa limite, le fait qu’il eût accepté des « formes » vieilles, lui qui avait su le premier « inspecter l’invisible et entendre l’inouï ». Dans le jugement sur Lamartine aussi, probablement, « vieille forme » se réfère à la métrique traditionnelle, essentiellement néo- classique, de Lamartine. Mais lorsque Rimbaud écrit « si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe », il est évidemment difficile de penser au terme « forme » comme à un synonyme de « métrique », de « vers ». Il s’agit, dans ce cas, d’une affirmation très générale, où « forme » et « informe » s’attestent plutôt comme les extrêmes du possible, du mystère de l’Inconnu – et de sa manifestation. Quel que soit le contenu de l’Inconnu (auquel Rimbaud n’est pas encore parvenu !), il faudra trouver une forme apte à le traduire. « Trouver une langue », précisément. Ayant donc établi une oscillation du terme « forme » dans la Lettre du Voyant, entre l’idée de langage en général, forme expressive, « langue », et l’idée de « métrique » ; et ayant établi que la « forme » de Baudelaire, si vantée, fait certainement référence à la métrique

98 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre baudelairienne, je voudrais conclure par une brève considération sur la forme du Bateau ivre. Si la « forme » du Bateau est la nouvelle rhétorique syntagmatique, l’agrégation de l’hétérogène, que Baudelaire a théorisée et par laquelle il a généré l’écriture symboliste et toute la substance stylistique du XXe siècle, alors la « forme » est celle que j’ai illustrée précédemment : le premier véritable aboutissement de l’écriture, de la synthèse verbale du réel, qui avec Rimbaud et avec Mallarmé (parvenu indépendamment, en partant lui aussi de Baudelaire, aux mêmes résultats stylistiques) génère la nouvelle poésie. Si par « forme » nous entendons la métrique, il faut alors constater que Rimbaud est encore lié au schéma dominant, et que le Bateau, du point de vue métrique, est un pur produit parnassien. Les quatrains à rimes croisées sont parnassiens – ils alternent, bien entendu, les rimes féminines et masculines (toutes les rimes impaires sont féminines, toutes les rimes paires sont masculines). Les 100 vers impeccables du petit poème sont parnassiens (suivant un modèle récurrent chez ) et ont sans doute comporté quelque calcul dans l’évocation des visions (considérons que presque tous les quatrains, du v. 29 au v. 68, sont pratiquement autonomes, à la limite, interchangeables ; ou encore que la reprise finale, aux v. 69-88, est composée de segments qui dépendent largement de la volonté du poète). Et l’effort de forger le texte avec des rimes riches, surtout, est parnassien. Toutes les rimes du v. 1 au v. 20 sont riches (impassibles / cibles, haleurs / couleurs, équipages / tapages, anglais / voulais, des marées / démarrées, enfants / triomphants, maritimes / victimes, flots / falots, sures / vomissures, sapin / grappin). Après trois quatrains ne présentant qu’une seule rime riche (lactescent / descend, délires / lyres, soir / voir), la série complète reprend à partir du v. 33, jusqu’au v. 52 (mystiques / antiques, violets / volets, éblouies / inouïes, lenteurs / chanteurs, vacheries / Maries, récifs / poussifs, Florides / brides, peaux / troupeaux, nasses / bonaces, Léviathan / cataractant) ; il y a ensuite six quatrains où les rimes riches n’apparaissent qu’occasionnellement – 5 couples de vers sur 24 (dorades / dérades, chantants / instants, querelles / frêles, blonds / reculons, des anses / des Hanses ?) – et enfin, la série des 6 dernières, toutes des rimes riches, voire très riches (électriques / triques, noirs / entonnoirs, épais / parapets, des îles / exiles, vogueur / Vigueur, navrantes / enivrantes, amer / la mer, flache / lâche, embaumé / mai, lames / flammes, cotons / pontons). Il s’agit globalement de 38 couples de rimes riches sur les 50 couples qui composent le poème (on pourrait relever aussi que 8 quatrains consécutifs, du 7e au 14e, en plus

99 Études sur le Symbolisme des 17e, 21e et 23e, se terminent par un point exclamatif : ce qui est très lamartinien). On pense tout de suite au Voyage de Baudelaire, le starting point, la piste de lancement du Bateau ivre et du nouveau voyage vers l’Inconnu. Et bien, des 36 quatrains à rimes alternées qui forment les 144 alexandrins du Voyage (12 au carré, encore un chiffre vaguement symbolique, ou parnassien ?)24, les 72 couples de rimes sont riches dans 48 cas, elles ne le sont pas dans les 24 restants. Un mécanisme métrique assez proche du Bateau, comme les innombrables petits poèmes par- nassiens en quatrains d’alexandrins qui constituent le fond sonore de l’époque. La « forme » métrique du Bateau ivre est liée à des schémas consolidés, elle ne sort pas du tout de la pratique métrique par- nassienne-baudelairienne des années 60. Certes, Rimbaud voulut peut-être amener à Paris un texte qui montrât aussi sa métrique impeccable, sa solide formation parnassienne. Mais dans la lettre à Demeny, il avait inséré le Chant de guerre parisien, huit quatrains d’octosyllabes à rimes croisées, où 10 couples de rimes sur 16 sont riches ; plus significativement encore, dans la lettre du 13 mai à Izambard, il avait inséré Le cœur supplicié, un triolet (et non un rondel, comme on le prétend parfois) – forme fixe redoutable du bas moyen-âge, qui sera relancée (comme les rondels et les ballades) par le Petit traité de poésie française de Banville (1872 !), et qui constitue un véritable numéro d’acrobatie métrique (tandis que, encore une fois, la force novatrice se concentre dans le lexique extraordinaire et dans la construction syntagma- tique du texte)25.

En réalité, la formulation métrique de ce premier Rimbaud – depuis les poèmes insérés dans les deux lettres de la voyance, jusqu’au Bateau ivre, en passant par les autres poèmes datables de cette même période – est complètement liée au schéma parnassien. Ce que je ne signale pas

24 Je ne dis pas cela tout à fait au hasard : dans l’Apocalypse de saint Jean (21:9- 17), où est décrite la Jérusalem céleste, on lit notamment : « Elle avait une grande et haute muraille, avec douze portes gardées par douze anges ; des noms y étaient inscrits : ceux des douze tribus des fils d’Israël [...]. La muraille de la cité reposait sur douze fondations portant les noms des douze Apôtres de l’Agneau. Celui qui parlait avec moi avait un roseau d’or pour mesurer la cité, ses portes, et sa muraille. [...] Puis il mesura sa muraille : cent quarante-quatre coudées, etc. ». Et de même, dans Apocalypse 7:4, il est écrit : « Et j’entendis le nombre de ceux qui étaient marqués du sceau : ils étaient cent quarante-quatre mille », provenant des douze tribus d’Israël. Ce sont là des traces du système duodécimal, largement répandu (avec une valeur pratique et des valeurs symboliques) dans la civilisation méditerranéenne (y compris contemporaine). 25 Mario Richter a souligné avec vigueur que ce texte, parfois négligé, est un véritable chef-d’œuvre (surtout dans sa dernière version). Je suis d’accord.

100 Rimbaud de la Lettre du voyant au Bateau ivre comme un défaut en soi (on pourrait même observer que, les visions étant scandées suivant le rythme des quatrains, leur raptus s’en trouve peut-être consolidé) – mais pour mettre en évidence le fait que, comme il en a été pour d’autres grands artistes, entre l’intuition globale de la Lettre – les nouveaux contenus et leur forme adéquate – et la réalisation globale de l’entreprise, une phase de maturation conceptuelle devra s’écouler : ce n’est qu’un an après la Lettre, en mai 1872, et dans la phase qui conduit à Une saison en enfer, que Rimbaud parviendra au texte hermétique, au vers libre, à la prose visionnaire de certaines pages de Une saison et de certaines Illuminations : à la fondation, théorisée le 15 mai 1871, de la poésie nouvelle.

101

RIMBAUD, UNE SAISON EN ENFER, « ADIEU » OU DE L’ESSENTIALITÉ

Par cette note, je voudrais gloser le premier paragraphe de Adieu et en montrer, en même temps, l’assise stylistique particulière, telle qu’on la retrouve aussi ailleurs dans l’œuvre de Rimbaud. Voici le texte en question :

L’automne déjà ! – Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, – loin des gens qui meurent sur les saisons. L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue1. C’est la dernière page de Une saison, œuvre qui est notoirement datée par Rimbaud lui-même d’avril-août 1873. Nous pouvons donc estimer raisonnablement que la dernière page en fut composée durant le mois d’août, et probablement vers la fin de ce mois. En effet, l’œuvre fut commencée en avril comme Livre païen ou Livre nègre ; elle fut interrompue probablement, ou poursuivie tout au moins de façon irrégulière, entre mai et juillet, durant la dernière phase, orageuse, de la cohabitation avec Verlaine ; elle ne fut reprise, avec grande vigueur, qu’après le 20 juillet, sous la forme définitive de Une saison en enfer, et fut enfin terminée entre juillet et août de la même année. Il est pareillement raisonnable de supposer que la fin du mois d’août marque déjà, dans le climat rigoureux des Ardennes, l’avancée de la saison automnale, et que par conséquent le syntagme initial de Adieu – « L’automne, déjà ! » – représente simplement une constatation réaliste (aussi imprégnée de valeurs psychologiques ou mythographiques qu’on veuille par ailleurs, éventuellement, la considérer) : la constatation que le bref été est terminé et que l’automne s’avance. Or ce syntagme est composé de deux parties nettement distinctes sur le plan sémantique et émotif. Le premier terme – « L’automne » – est purement dénotatif, sur la simple base, sans doute, de l’expérience actuelle de l’auteur, et il énonce la survenance de la saison automnale. Le deuxième terme, en revanche, mis en relief par un point d’exclamation –

1 Je cite d’après A. Rimbaud, Œuvres complètes [OCR]. Édition établie par A. Guyaux avec la collaboration d’A. Cervoni, Paris, Gallimard, 2009 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 68), p. 279.

103 Études sur le Symbolisme

« déjà ! » – est purement subjectif : c’est une connotation émotive qui s’associe à la donnée de fait énoncée précédemment (« L’automne »), car la survenance de l’automne et la disparition de la chaleur estivale suscitent en Rimbaud un sentiment d’amertume et de regret. C’est ainsi que se profile, hors de tout doute raisonnable, je crois, le syntagme initial de Adieu : une constatation d’une donnée de fait, référentielle, et un commentaire émotif et subjectif, composé de regret et de tristesse, à cette donnée de fait. Mais ensuite – c’est là le point essentiel – toute la longue phrase qui suit, jusqu’à l’achèvement du premier paragraphe de Adieu et au point à la ligne, n’est rien d’autre qu’un commentaire et une critique argumentée de ce terme émotif. L’exclamation « déjà ! » dénonçait dans le premier syntagme le regret pour la fin de l’été et pour l’avancée de la saison brumeuse. Mais – Rimbaud se demande-t-il alors – pourquoi regretter un éternel soleil, c’est-à-dire pourquoi regretter que le soleil ne soit pas éternel, que l’été ne dure pas sempiternellement ?« Mais pourquoi regretter un éternel soleil », se dire « déjà ! » alors qu’on voit l’automne survenir ? Pourquoi regretter une perdurance impossible du soleil estival, « un éternel soleil », si le véritable engagement de son esprit est la poursuite de l’inconnu, de l’absolu et du divin ? Non pas des misérables et méprisables réalités effectives de ce monde, mais de la lumière divine, dont la splendeur offusque et efface la luminosité, éphémère, des soleils estivaux, des soleils de ce monde-ci : « Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine ». Cette connexion dialectique entre l’éphémère soleil de ce monde – le « soleil » transitoire auquel rien (et moins que tout de futiles regrets) ne pourra jamais attribuer le divin attribut d’« éternel » – et la « clarté divine », valeur absolue qui lui est opposée et but véritable de la quête spirituelle de Rimbaud, cette connexion rend risible et vaine l’exclamation « déjà ! » par laquelle, dans un premier mouvement de faiblesse humaine, la survenance de l’automne avait été glosée.

***

Avant d’achever ce commentaire, je voudrais ouvrir une petite parenthèse exégétique relativement au « nous » qui régit le premier verbe conjugué du paragraphe : « si nous sommes engagés ». Deux interprétations de ce pluriel seraient théoriquement possibles : soit un pluriel de majesté, dès lors que la personne engagée dans la poursuite de la lumière divine est incarnée hiératiquement par Arthur Rimbaud lui-même, soit un véritable pluriel, impliquant l’humanité entière

104 Rimbaud, Une saison en enfer, « Adieu » ou de l’essentialité

(ou tout au moins un groupe, une catégorie, une classe sociale), engagée avec Rimbaud dans la recherche de l’absolu. Je crois que la solution exacte est sans équivoque possible la première, et ce, pour deux raisons. En premier lieu, pour une raison qui relève de la critique interne. Le passage commence par « nous » (« si nous sommes engagés ») et la première personne du pluriel revient au début du second paragraphe sous forme adjectivale : « Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère [...] » (et il est franchement peu probable que « notre » se réfère ici à un groupe social et non à Rimbaud seul). Puis, après un intervalle assez long, le texte passe à la première personne du singulier (« Je me revois la peau rongée par la boue et la peste »), première personne qui se répète ensuite dans tout le chapitre (« J’aurais pu y mourir... », « J’exècre la misère », « Et je redoute l’hiver [...] », « Quelquefois je vois au ciel [...] », « J’ai créé toutes les fêtes [...]. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs [...] », « Moi ! Moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol [...] », « Suis-je trompé ? », « je demanderai pardon [...] », « Car je puis dire [...] », « [...] si je me vengeais ! », « le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi [...] »). Mais, arrivé à l’avant-dernier paragraphe, Rimbaud revient soudain à la première personne du pluriel, dans un mouvement stylistique de gravité et de solennité subites :

Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. Or il est manifestement impossible que la première personne du pluriel de ce paragraphe se réfère à d’autres qu’à Rimbaud lui-même et à lui seul ; l’emploi de la première personne du pluriel est ici un procédé stylistique (de même que le pluriel du participe passé, « armés », comme « engagés » dans la phrase initiale), mais le sujet est toujours la première personne du singulier Arthur Rimbaud. Il en va donc de même dans la phrase initiale, où « si nous sommes engagés » ne peut faire référence qu’à l’auteur du texte, protagoniste unique d’une expérience décrite à la première personne. Le second argument est également d’ordre textuel interne, mais il fait référence à tout le texte de Une saison en enfer, ainsi qu’à d’autres textes. Il consiste à considérer que cet emploi du pluriel de majesté, accompagné d’une alternance du ‘je’ et du ‘nous’, mais faisant invariablement référence à la seule personne de Rimbaud, se répète en fait plusieurs fois dans Une saison.

105 Études sur le Symbolisme

Il en est ainsi, par exemple, dans L’Éclair :

Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, – prêtre ! Sur mon lit d’hôpital [...]. Je reconnais là ma sale éducation d’enfance. [...] Non ! non ! à présent je me révolte contre la mort ! (Remarquons notamment les formes du singulier « saltimbanque [...] prêtre », reliant sans équivoque possible le pluriel « nous existerons » à la seule personne de Rimbaud). Même assise stylistique, hors de Une saison en enfer, dans Matinée d’ivresse, dans les Illuminations :

Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l’ancienne inharmonie. Ô maintenant nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine [...]. (Le texte continuera jusqu’à son terme, dans un crescendo de sacralité dramatique, à la première personne du pluriel. Mais la référence est à Rimbaud seulement : remarquons, ici encore, les indices « nous serons rendu » et « nous si digne »)2.

***

Je reprends donc le commentaire du texte. Après avoir eu un mouvement de regret pour la survenance précoce de l’automne (« déjà ! »), Rimbaud passe à la critique de ce sentiment : le regret que l’été ne puisse durer sempiternellement (« Mais pourquoi regretter un éternel soleil ») est d’autant plus inutile et insignifiant pour lui, dont le but véritable est l’Inconnu, le lieu transcendant, la lumière absolue (« si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine »). Lui, dont l’entreprise et dont l’expérience existentielle sont si radicalement différentes de celles des autres hommes, les « millions de squelettes », qui vivent et meurent, dans le temps, dans la succession

2 OCR, p. 275 et 297.

106 Rimbaud, Une saison en enfer, « Adieu » ou de l’essentialité futile et vaine des étés et des hivers, ignares du mystère, de la « clarté divine » : « loin des gens qui meurent sur les saisons ». Tout le paragraphe qui suit le syntagme initial, « L’automne déjà ! », n’est par conséquent qu’une critique et qu’un refus de cette exclamation « déjà ! ». Pourquoi, en effet, face à la survenance de l’automne, se dire « déjà ! » ? Pourquoi regretter un été éternel, si le but véritable est la découverte de la lumière divine, loin des hommes qui vivent dans l’esclavage du temps et des saisons ? L’exclamation « déjà ! » ayant été ainsi critiquée et refusée, le texte recommence, par la donnée de fait seulement, dans son essentialité :

L’automne.

L’évocation de la ville et du port de la misère viendra ensuite, suivie de tout le mouvement final de Une saison. Mais le sens du premier paragraphe de Adieu me semble, hors de tout doute raisonnable, celui que je viens de décrire. Il s’agit d’un mouvement psychologique, certes, faisant glisser le niveau du discours, de l’expérience et des sentiments que celle-ci provoque (c’est déjà l’automne !), au refus du quotidien, jusqu’aux raisons existentielles profondes. Un mouvement psycho- logique qui se résout cependant en un mouvement stylistique dont la scansion est impeccable : la vie ramenée à sa pure essence se résout en un langage ramené à l’essentialité d’une donnée de fait. Si l’on reprend le paragraphe initial dans cette clé de lecture, on entendra le syntagme « L’automne », qui rouvre le propos, tomber avec une force de concentration, une pureté de cadence, qui représente la solution stylistique remarquable du contenu psychologique énoncé : le monde réduit à son essence, et le style, à l’essentialité.

***

Je voudrais clore cette lecture par deux brèves considérations. La première est encore de nature éthico-stylistique. Nous avons vu, dans le mouvement décrit ci-dessus, un énoncé psychologiste progresser, à travers la critique de la faiblesse émotive qui le connote, vers la quintessence, à la fois psychologique et stylistique, d’un monde reconduit à de pures valeurs (« L’automne déjà ! [...] L’automne »). Nous pourrons alors remarquer que ce mouvement stylistique, probablement avec la même fonction par rapport au contenu moral dont il opère la médiation, et sans aucun doute avec la même concentration et le même rythme impeccable, revient ailleurs dans l’œuvre de Rimbaud. Ainsi, dans les Illuminations, dans le premier passage de Veillées :

107 Études sur le Symbolisme

C’est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré. C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami. C’est l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée. L’air et le monde point cherchés. La vie. – Était-ce donc ceci ? – Et le rêve fraîchit3. Ici, la première phrase énonce déjà cet « état pur » de l’objet considéré, cette essentialité qui n’est troublée par aucun complément accidentel (« C’est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur [...] »). La seconde et la troisième présentent ensuite exactement le même mouvement stylistique que Adieu : d’une image du monde glosée, commentée, déterminée par des qualités émotives, à son essence pure, psychologique et verbale, avec un effet stylistique de rythme et de concentration d’une vigueur extraordinaire :

C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami. C’est l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée. Dans la phrase suivante, la réduction de l’existence à sa pure essence – « La vie » – est déclarée explicitement, même si l’effet rythmique et stylistique est à peine moins concentré puisqu’il manque l’itération du même terme :

L’air et le monde point cherchés. La vie. Le même effet est obtenu, dans une version plus synthétique, à travers la réduction du plan émotif, exprimé par le point d’exclamation, au pur énoncé éthique et sémantique. C’est ce que l’on observe dans un autre extrait de Une saison en enfer (dans Mauvais sang) :

Le sang païen revient ! L’Esprit est proche, pourquoi Christ ne m’aide-t- il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas ! L’Évangile a passé ! L’Évangile ! L’Évangile4. Ici, le syntagme « L’Évangile a passé ! L’Évangile ! L’Évangile. » marque, dans la même clé de lecture, une progression du plan émotif au plan dénotatif, progression presque purement stylistique dont la cadence est impeccable, comme si le propos se densifiait et qu’en se coagulant, il procédait vers une consolidation et une purification sémantique, vers une pure énergie existentielle.

3 OCR, p. 304. 4 OCR, p. 249.

108 Rimbaud, Une saison en enfer, « Adieu » ou de l’essentialité

Il me semble évident que cette pratique artistique, cette reductio du texte à sa quintessence sémantique, se rattache en profondeur, par le biais de la médiation formelle, à l’immense effort accompli par Rimbaud pour reconduire l’expérience, la vie, à un mode d’existence purissime, à son noyau divin. Et il est possible que, en reparcourant les écrits rimbaldiens, et spécialement les plus hermétiques, des mouvements stylistiques analogues puissent être repérés encore ailleurs.

La deuxième observation n’est, dans mon intention, qu’une considération sommaire sur le sens de la phrase analysée. Nous nous trouvons, avec Adieu, à la conclusion de Une saison, et partant, suivant l’interprétation courante, à la déclaration finale de l’échec de l’entreprise du Voyant, au rideau qui tombe sur l’Inconnu, au retour à la Réalité. Et je ne dis pas que l’interprétation courante n’a pas ses raisons. Il n’en demeure pas moins que la phrase analysée affirme exactement le contraire : en prenant les distances d’avec son regret pour l’été fugace, d’avec sa mélancolie face à la survenance de l’automne, Rimbaud atteste son détachement de la communauté des hommes (« loin des gens qui meurent sur les saisons ») et réaffirme l’entreprise surhumaine qui, seule, occupe son esprit et qui lui fait transcender le temps et le destin vulgaire : « si nous sommes engagés à la recherche de la clarté divine ». Il y a une contradiction dans ce passage : il y a, dans l’espace de la même page (la page finale de Une saison !), à la fois le Rimbaud de « je suis rendu au sol avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre » et le Rimbaud de « nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine ». Et la solution est, je crois, simplement la suivante : sans aller chercher loin, dans les trois passages qui précèdent – L’Impossible, L’Éclair, Matin – et qui convergent tous avec Adieu dans le mouvement final de l’œuvre, le texte oscille sans cesse entre l’échec de l’entreprise, le mythe messianique (mythe immanent : « Noël sur la terre ! »), l’impulsion vers la transcendance (« Par l’esprit on va à Dieu ! »), l’exécration de l’abominable existence, les évocations visionnaires et la palingénésie édénique, les mythes du travail, de la science, de la prière, dans l’un des précipités de violence psychotique et de créativité esthétique les plus bouleversants que l’histoire des lettres ait jamais produit. Le texte est sans cesse contradictoire, il est une synthèse tragique d’impulsions divergentes d’une violence secouante. Dans un commentaire affligeant, où myopie philologique et ataraxie esthétique s’amalgament, Suzanne Bernard tente de reconduire ce texte à ses propres modestes manies intellectuelles. Et je cite ce commentaire comme exemple, et non comme paradigme, de nombreux autres que je tais. La vérité est qu’à certains sommets de l’art, l’artiste qui les réalise

109 Études sur le Symbolisme ne parvient lui-même qu’à travers le spasme de son ultime effort : il ne les domine pas comme une partie de dames mais il les soutient, dans un équilibre formel miraculeux et instable, entre les élans de l’esprit et la joyeuse déroute des choses. L’exégèse doit renoncer à aplanir les trajectoires divergentes : « plusieurs vies » vivent dans l’âme du jeune monstre – les impulsions désagrégeantes se chevauchent, s’alternent et s’additionnent rythmiquement, conduites vers leur solution, qui est la synthèse formelle et stylistique de ce prodigieux noyau de vie.

110

À PROPOS DE LE LOUP CRIAIT SOUS LES FEUILLES D’ARTHUR RIMBAUD

Je consacre cette note à quelques considérations sur la troisième strophe du poème Le loup criait sous les feuilles, que je transcris ci- dessous :

Le loup criait sous les feuilles En crachant les belles plumes De son repas de volailles : Comme lui je me consume.

Les salades, les fruits N’attendent que la cueillette ; Mais l’araignée de la haie Ne mange que des violettes.

Que je dorme ! que je bouille Aux autels de Salomon. Le bouillon court sur la rouille, Et se mêle au Cédron. Dans le premier paragraphe, je me limiterai à faire le point sur les problèmes philologiques et textuels relatifs au poème, tandis que dans le second, j’avancerai quelques propositions exégétiques relatives aux origines et au sens de la troisième strophe, pour parvenir enfin à quelques brèves conclusions.

1. Le cadre philologique

1.1 Texte et chronologie Une seule version du texte de Le loup criait nous a été transmise : celle qui est imprimée dans l’édition de 1873 de Une saison en enfer. Le loup criait est l’un des sept poèmes insérés dans la section Alchimie du verbe comme autant de citations des expériences poétiques précédentes de Rimbaud (« À moi, l’histoire d’une de mes folies »), avec une particularité cependant : tandis que des six autres textes nous possédons des versions antérieures, manuscrites, datées (toutes furent composées entre mai et août 1872), et qui présentent souvent des va-

111 Études sur le Symbolisme riantes significatives par rapport au texte de Une saison, nous ne possédons de Le loup criait que la version insérée dans Alchimie du verbe, ce qui résout d’emblée tout problème textuel (nous ne possédons qu’une seule version du texte, imprimée : celle qui est ici reproduite) et délimite un intervalle chronologique plus flexible. En effet, dans l’hypothèse que Le loup criait ait été composé expressément pour Une saison et ne soit pas la citation d’un poème composé antérieurement, la date de sa composition pourrait osciller entre mai 1872 (date du cycle des textes sur la faim et sur la soif, et de la nouvelle écriture hermétique de Rimbaud) et août 1873 (date de la conclusion de Une saison, et partant terme ad quem infranchissable). Mais cette hypothèse reste purement théorique, dès lors que : a) le texte est bien présenté, de même que les autres poèmes de Alchimie, comme la citation d’une composition antérieure ; b) le texte appartient sans équivoque possible à la série des poèmes sur la faim et sur la soif, tous datés de mai-août 1872. Avec une érudition irréprochable Steve Murphy a fait le point sur toutes ces moindres hypothèses1, au delà desquelles on peut supposer raisonnablement que Le loup criait, apparenté au thème de la faim, et apparenté notamment au poème Faim (à la suite duquel il est publié dans Une saison), est à dater pareillement de la période mai-août 1872.

1.2 Le cadre thématique Le loup criait s’inscrit, comme je l’ai dit, dans le cycle des poèmes consacrés aux thèmes de la faim et de la soif. Le cycle s’étend de mai à août 1872 et comprend une série de textes cités en partie dans Alchimie du verbe. Il s’agit de Larme (mai 1872), de Comédie de la soif (mai 1872), de Bonne pensée du matin (mai 1872), des deux premiers textes de Fêtes de la patience (Bannières de mai, mai 1872, et Chanson de la plus haute tour, mai 1872 ; voir les vers 17-18 : « Et la soif malsaine / Obscurcit mes veines ») et de Fêtes de la faim (août 1872). Si l’on veut, La rivière de Cassis (mai 1872) se termine aussi par un vers allusif à l’action de boire (« faites fuir d’ici le paysan matois / qui trinque d’un moignon vieux »). Dans cette série de poèmes, la faim et la soif apparaissent tantôt comme des thèmes centraux, tantôt comme des évocations marginales ou occasionnelles, mais elles reviennent certes constamment de manière mystérieuse et obsessionnelle. Le segment

1 A. Rimbaud, Œuvres complètes, vol. I (Poésies). Édition critique avec introduction et notes par S. Murphy, Paris, Champion, 1999. Voir le texte, p. 822, et le point sur la chronologie, aux p. 823-24.

112 À propos de Le loup criait sous les feuilles d’Arthur Rimbaud chronologique où se développe ce cadre thématique est, je le répète encore, très clair : mai-août 1872. De ces sept textes, quatre sont cités dans Alchimie du verbe : Larme, qui devient Loin des oiseaux... ; Bonne pensée du matin, qui devient À quatre heures du matin, l’été... ; la Chanson de la plus haute tour et Faim. Les quatre textes sont modifiés, dans la citation de Alchimie, par des corrections et par des procédés de synthèse qui en élèvent le niveau, déjà remarquable, à un degré d’intensité poétique impressionnante. Les quatre poèmes cités sont suivis de Le loup criait sous les feuilles, séparé de Faim par un tiret. De cette cinquième citation de Alchimie du verbe, l’original ne nous est pas parvenu, mais le texte, lié au thème de la nourriture et de la faim, se rattache étroitement aux quatre poèmes précédents. Quant aux deux derniers poèmes cités (Elle est retrouvée ! Quoi ? L’éternité et Ô saisons, ô châteaux), ils abandonnent le thème de la soif et de la faim pour le mythe de la perfection atteinte.

***

Une considération pour clore ce bref cadre thématique. À tout bien considérer, des sept poèmes cités dans Alchimie, les trois premiers (Loin des oiseaux, À quatre heures du matin, Chanson de la plus haute tour) font référence au thème de la soif (« Que buvais-je, à genoux, dans cette bruyère [...] ? / Pleurant, je voyais de l’or – et ne pus boire » ; « Ô Reine des Bergers, / Porte aux travailleurs l’eau-de-vie » ; « Et la soif malsaine / Obscurcit mes veines ») ; le quatrième et le cinquième (Faim, Le loup criait sous les feuilles) font référence au thème de la faim. Les deux suivants, les derniers, s’écartent de cette veine théma- tique pour puiser dans le mythe (« et je vécus, étincelle d’or de la lu- mière nature »).

***

Aussi bien dans le cadre général de l’œuvre de Rimbaud que dans le cadre des évocations/citations de Alchimie du verbe, Le loup criait se trouve donc inscrit dans le cadre thématique de la faim et du fond mystérique/transcendant qui l’accompagne dans tous les textes.

113 Études sur le Symbolisme

2. Le loup criait sous les feuilles. Troisième strophe

2.1 Analyse sémantique de la troisième strophe Je prends maintenant en considération la troisième strophe du poème, sur laquelle se concentrera ma tentative d’exégèse.

Que je dorme ! que je bouille Aux autels de Salomon. Le bouillon court sur la rouille, Et se mêle au Cédron. Le texte est composé globalement de 21 mots (y compris les articles) qui peuvent être à leur tour décomposés en quatre domaines théma- tiques indépendants : a) un domaine vétéro-testamentaire, avec des références évidentes à des passages de l’Ancien Testament : « Aux autels de Salomon », « Au Cédron » (6 mots). Les autels du temple de Salomon sont communément connus (voir, à toutes fins utiles, quelques citations au paragraphe suivant). Le Cédron (rien à voir avec les cédrats) est un ruisseau proche de Jérusalem (et qui se jette dans la Mer Morte). Jérusalem se trouve en effet à proximité de la confluence de trois petites vallées : la Géhenne, vallée qui servait de décharge pour les ordures de la ville, qui y étaient brûlées, et dont le nom est resté célèbre pour l’usage qu’en fait Jésus, dans le Nouveau Testament, comme métaphore d’un lieu de mort et de damnation ; la vallée du Cédron, citée quelques fois dans l’Ancien Testament, et une seule fois, comme simple donnée géographique, dans les Évangiles ; et enfin, la vallée du Tyropeion ; b) un domaine lié à l’image de l’ébullition et du bouillon : « que je bouille [...] / Le bouillon court [...] / Et se mêle » (9 mots). Il me semble hors de doute que « bouillon » signifie ici ‘liquide en ébullition’2 et l’image est en elle-même compréhensible, bien que le contexte sémantique en soit, disons, étrange ; c) l’image de la rouille, dès lors que « le bouillon court sur la rouille » (3 mots) ne peut manifestement pas être assimilé de manière cohérente aux autres éléments cités (les autels de Salomon, le bouillon, le Cédron) ;

2 Dans une de ses flamboyantes exégèses rimbaldiennes, Suzanne Bernard avance l’hypothèse que « bouillon » signifie « bouillon blanc », plante de la famille des Solanées (A. Rimbaud, Œuvres, sommaire biographique, introduction, notice, relevé de variantes et notes par S. Bernard, Paris, Classiques Garnier, 1960, p. 449).

114 À propos de Le loup criait sous les feuilles d’Arthur Rimbaud d) le mouvement initial, « Que je dorme ! » (3 mots), qui reste d’une certaine manière isolé du reste du quatrain, tandis qu’il peut éven- tuellement renvoyer à l’autre « je » du poème, au vers 4, « Comme lui je me consume », sans toutefois présenter avec ce dernier une corrélation manifeste.

Le quatrain met donc en relation, suivant l’intense procédé her- métique de cette phase de la production rimbaldienne, quatre champs sémantiques hétérogènes : l’invocation du sommeil ; les autels de Salomon et autres allusions vétéro-testamentaires, le bouillon et l’image de l’ébullition ; la rouille. La glose que je propose ici – et qui n’est ni la proposition d’une source littéraire, ni celle d’une exégèse textuelle – consiste simplement dans le fait d’avoir retrouvé ces quatre données sémantiques rappro- chées singulièrement dans un autre texte, comme je me permettrai maintenant de l’illustrer. Ce texte est le livre du prophète Ézéchiel, dans l’Ancien Testament.

2.2 Le texte de référence Puisque je devrai faire référence au livre d’Ézéchiel (et à quelques autres passages de la Bible), je pose préalablement le problème du texte de référence. Dans les années 1870, deux traductions de l’Ancien Testament étaient disponibles en français : celle de Cahen, de 1831 et des années suivantes, en 18 volumes (avec un très vaste commentaire du texte, rédigé par un juif dans une perspective culturelle judaïque, édition de laquelle, disons-le au passage, Flaubert s’inspira largement pour la rédaction de Salammbô3) ; et celle du Révérend Père de Carrières, en 8 volumes, publiée en 18704. Rimbaud n’avait bien-sûr aucune difficulté à lire la Bible en

3 S. Cahen, La Bible, traduction nouvelle avec l’hébreu en regard, Paris, 1831- 1839, 18 vol. (réédition, 1845-1856, 5 vol.). 4 Sainte Bible, contenant l’Ancien et le Nouveau Testament avec une traduction française en forme de paraphrase par le R.P. de Carrières et les Commentaires de Ménochius de la Compagnie de Jésus. Nouvelle édition revue avec soin, Paris, 1870, 8 vol. Que l’expression « en forme de paraphrase » ne trompe pas : il s’agit bien d’une version littérale, avec textes latin et français en regard, ainsi qu’un riche commentaire en bas de page. Le mot « paraphrase » indique probablement les quelques gloses incorporées dans le texte de la traduction (et écrites, d’ailleurs, en italiques) pour élucider l’un ou l’autre nom ou événement mentionné antérieurement. En réalité, la traduction du R.P. de Carrières remonte à 1750. Elle fut par la suite republiée à plusieurs reprises : en 1778, 1819, 1825 et, pour l’édition qui nous intéresse, 1870. Je n’ai pas pu vérifier s’il existe des témoignages attestant la présence de cette édition, ou d’une autre édition de l’Ancien Testament, dans la bibliothèque de Rimbaud.

115 Études sur le Symbolisme latin5. Quoi qu’il en soit, j’adopterai dans les citations le texte français du Père Carrières, avec le texte latin en regard.

2.3 Le livre d’Ezéchiel et le problème de l’hypertexte sémantique Le ministère et les prophéties d’Ézéchiel se tinrent au début du VIe siècle avant J.C. Le prophète exerça très probablement son activité auprès des Chaldéens, durant l’exil de Babylone, entre 593 et 571 avant J.C., et partant loin de Jérusalem, à laquelle sa prédication était adressée. Grand prêtre et prophète d’action, il multiplia les discours et les gestes symboliques, dont certains seront évoqués ici. Jérusalem s’est corrompue et est tombée aux mains de groupes de pouvoir impies, qui ont abandonné le culte du vrai Dieu, pratiquent l’idolâtrie et la prévarication, tout en se croyant bien en sécurité à l’intérieur de la ville, comparée à une chaudière abritant son contenu.

2. Dixitque ad me : Fili hominis, hi 2. Et l’esprit me dit : Fils de sunt viri, qui cogitant iniquitatem, l’homme, ce sont là ceux qui ont des et tractant consilium pessimum in pensées d’iniquité, et qui forment de urbe ista, pernicieux desseins en cette ville, 3. Dicentes – Nonne dudum 3. En disant : Nos maisons ne ædificatæ sunt domus ? hæc est sont-elles pas bâties depuis long- lebes, nos autem carnes. temps ; et n’ont-elles pas subsisté malgré toutes les menaces qu’on nous a faites ? Elles subsisteront encore de même, et nous les habiterons jusqu’à la fin de notre vie. Car cette ville, selon Jérémie, est comme la chaudière qui est sur le feu, et nous sommes la chair qu’on mettra dedans. En effet nous y demeurerons malgré tous les efforts de nos ennemis ; et nous n’en sortirons point que nous soyons morts, comme l’on ne tire point la

5 Dans une lettre à Lepelletier, datée du 8 septembre 1874, Verlaine fait référence aux langues qu’il est en train d’étudier : « T’ai-je dit que je piochais ferme l’anglais ? [...] Le latin pour lire la Bible – et enfin l’Español » (P. Verlaine, Correspondance générale, établie et annotée par M. Pakenham, Paris, Fayard, 2005, t. I, p. 377). Mais le latin de Rimbaud ne pose certainement aucun problème.

116 À propos de Le loup criait sous les feuilles d’Arthur Rimbaud

chair de la marmite qu’elle ne soit cuite. Voilà comme raisonnent ces impies6.

Mais le Seigneur renverse cette image et exhorte Ézéchiel à l’invective prophétique : si Jérusalem est comme une chaudière, la chair qu’elle contient n’est pas celle des impies qui s’y considèrent à l’abri, mais celle des cadavres des hommes que ceux-ci ont tués.

5. Et irruit in me spiritus Domini, 5. En même temps l’esprit de Dieu et dixit ad me : Loquere : Hæc me saisit, et me dit : Parlez, et dicit Dominus : Sic locuti estis dites : Voici ce que dit le Seigneur : domus Israel, et cogitationes cordis C’est ainsi que vous avez raisonné vestri ego novi. en vous-même, maison d’Israël ; et je l’ai entendu ; car je connais même les pensées de votre cœur, aussi bien que les œuvres de vos mains. 6. Plurimos occidistis in urbe hac, 6. Vous avez tué un grand nombre et implestis vias ejus interfectis. de personnes dans cette ville, et vous avez rempli ses rues de corps morts. 7. Propterea hæc dicit Dominus 7. C’est pourquoi voici ce que dit Deus : Interfecti vestri, quos le Seigneur Dieu : Ceux que vous posuistis in medio eius, hi sunt avez tués, que vous avez étendus carnes, et hæc est lebes : et educam morts au milieu de la ville, ceux-là vos de medio ejus. sont la chair, et la ville est la chaudière où ils ont été consumés : mais pour vous, je vous ferai sortir du milieu de cette ville, et vous n’y mourrez point7. 9. Et ejiciam vos de medio ejus, 9. Je vous chasserai du milieu de daboque vos in manu hostium, et cette ville, je vous livrerai entre les faciam in vobis judicia. mains des ennemis que j’armerai contre vous : et j’exercerai sur vous mes jugements.

6 Ézéchiel 11:2-3. La Sainte Bible, éd. cit., vol. VI, p. 44. 7 Ézéchiel 11:5-7. Ivi, p. 44-45.

117 Études sur le Symbolisme

10. Gladio cadetis : in finibus 10. Vous périrez par l’épée, mais Israel judicabo vos, et scietis quia non dans Jérusalem ; car je vous ego Dominus. jugerai dans Réblatha, au pays d’Emath, sur les confins d’Israël ; et vous saurez que c’est moi qui suis le Seigneur lorsque vous ver- rez s’accomplir en vous tout ce que je vous ai prédit. 11. Hæc non erit vobis in lebetem, 11. Car cette ville ne sera point et vos non eritis in medio ejus in une chaudière à votre égard, et carnes : in finibus Israel judicabo vous ne serez point comme la vos. chair au milieu d’elle, qui demeure jusqu’à ce qu’elle soit cuite ; mais je vous jugerai et je vous ferai périr dans les confins d’Israël8.

Je cite ce premier passage car c’est à partir de cette métaphore symbolique que se déroulera, plus loin, l’annonce du siège de Jérusalem et de la vengeance du Seigneur. Jérusalem est à nouveau, au moment où sa punition se réalise, la chaudière symbolique qui protège ses habi- tants : mais la chaudière est toute rouillée, à cause de ses péchés, et en vain y fera-t-on bouillir les meilleures viandes et les meilleurs bouillons, en vain la posera-t-on sur la flamme (la parole et la menace du Seigneur) : elle ne se convertira pas, sa rouille ne se dissoudra pas, et elle succombera à la colère du Seigneur.

1. Et factum est verbum Domini ad 1. Le dixième jour du dixième me, in anno nono, in mense de- mois de la neuvième année de la cimo, decima die mensis, dicens : captivité de Jéchonias, le Seigneur m’adressa sa parole, et me dit : 2. Fili hominis scribe tibi nomen 2. Fils de l’homme, marquez bien diei hujus, in qua confirmatus est ce jour, et écrivez-le, parce que rex Babylonis adversum Jerusalem c’est en ce jour que le roi de Baby- hodie. lone a rassemblé ses troupes de- vant Jérusalem, et qu’il a formé le siège de cette ville. 3. Et dices per proverbium ad 3. Vous parlerez en figure à la domum irritatricem parabolam, et maison d’Israël¸ qui ne cesse point loqueris ad eos : Hæc dicit de m’irriter ; et vous lui direz cette

8 Ézéchiel 11:9-11. Ivi, p. 45.

118 À propos de Le loup criait sous les feuilles d’Arthur Rimbaud

Dominus Deus : Pone ollam ; parabole : Voici ce que dit le pone, inquam, et mitte in eam Seigneur Dieu : Mettez une mar- aquam. mite sur le feu ; mettez, dis-je, sur le feu une chaudière, et de l’eau dedans. 4. Congere frusta ejus in eam, 4. Remplissez-la de viande de tous omnem partem bonam, femur et les meilleurs endroits ; mettez-y la armum, electa et ossibus plena. cuisse, l’épaule, les morceaux choi- sis et pleins d’os. 5. Pinguissimum pecus assume, 5. Prenez la chair des bêtes les plus compone quoque strues ossium grasses ; mettez au-dessous les os sub ea : efferbuit coctio ejus, et rangés les uns sur les autres ; discocta sunt ossa illius in medio faites-la ensuite bouillir à gros ejus. bouillons, jusqu’à faire cuire les os même au milieu de la chaudière. Puis vous direz à ce peuple : 6. Propterea hæc dicit Dominus 6. Voici ce que dit le Seigneur Dieu : Deus : Væ civitati sanguinum, Malheur à la ville de Jérusalem ! ollæ, cujus rubigo in ea est, et malheur à cette ville de sang, qui est rubigo ejus non exivit de ea : per comme une marmite toute enrouil- partes et per partes suas ejice eam, lée, dont la rouille n’est point sortie, non cecidit super eam sors. quoiqu’on l’ait mise au feu ! C’est pourquoi jetez toutes les pièces de viande qui y sont, les unes après les autres, sans en réserver aucune : car c’est ainsi que les corps morts des grands et des petits qui sont au milieu de cette ville seront jetés dehors, sans qu’on jette le sort sur les habitants, pour en réserver quelques-uns9. 10. Congere ossa, quæ igne suc- 10. Mettez les os de ses habitants cendam : consumentur carnes, et les uns sur les autres, afin que je coquetur universa compositio, et les fasse brûler dans le feu. La ossa tabescent. chair en sera consumée. On en arrangera toutes les pièces et on les fera cuire ensemble ; et les os seront réduits à rien.

9 Ézéchiel 24:1-6. Ivi, p. 124-26.

119 Études sur le Symbolisme

11. Pone quoque eam super prunas 11. Mettez aussi la chaudière vide vacuam, ut incalescat, et liquefiat sur les charbons ardents, afin qu’elle æs ejus : et confletur in medio ejus s’échauffe, que l’airain se brûle, que inquinamentum ejus, et consuma- son ordure se fonde au dedans, et tur rubigo ejus : que sa rouille se consume. 12. Multo labore sudatum est, et 12. On s’est efforcé avec grande non exivit de ea nimia rubigo ejus, peine de la nettoyer ; mais sa neque per ignem. rouille y est si enracinée, qu’elle n’a pu même en sortir par le feu. 13. Immunditia tua execrabilis : 13. Votre impureté est aussi exé- quia mundare te volui, et non es crable, ô Jérusalem ! parce que j’ai mundata a sordibus tuis : sed nec voulu vous purifier par le feu des mundaberis prius, donec quiescere tribulations, et que vous n’avez faciam indignationem meam in te. point quitté vos ordures : mais vous vous êtes tellement endurcie dans le mal, que vous ne deviendrez point pure, non plus que cette marmite enrouillée, jusqu’à ce que j’aie fait reposer sur vous mon indignation, et que je vous aie entièrement détruite10.

***

Au delà de la grande métaphore de la chaudière rouillée, d’où aucune viande, ni bouillon, ni feu ne parviennent à extirper la rouille du péché, le Seigneur pousse aussi Ézéchiel à des actions symboliques et prophétiques. Par exemple, lorsqu’il lui ordonne de se raser les poils de la tête et de la barbe, et de les diviser en trois parts, dont l’une devra être brûlée, l’autre, coupée avec une épée, la dernière, dispersée par le vent, en symbole de la punition divine sur Jérusalem, dont les habitants seront pour un tiers tués par l’épée durant le siège de la ville, dont un autre tiers périra dans l’incendie de celle-ci, dont le troisième tiers se dispersera en prenant la fuite11. Mais le Seigneur ordonne aussi à Ézéchiel un sommeil symboliquement prophétique : Ézéchiel devra dormir, d’abord sur son côté gauche, puis sur son côté droit, durant un nombre fixé de jours, égal aux années de l’iniquité d’Israël qu’ainsi, il assumera.

10 Ézéchiel 24:10-13. Ivi, p. 126-27. 11 Ézéchiel 5:1-4 et 11-12. Ivi, p. 20-21, 23.

120 À propos de Le loup criait sous les feuilles d’Arthur Rimbaud

4. Et tu dormies super latus tuum 4. Vous dormirez aussi sur le côté sinistrum, et pones iniquitates do- gauche, et vous mettrez les iniquités mus Israel super eo, numero die- de la maison d’Israël sur ce côté-là, rum quibus dormies super illud, et pour autant de jours que vous assumes iniquitatem eorum. dormirez dessus ; et vous prendrez sur vous leurs iniquités. 5. Ego autem dedi tibi annos 5. Je vous ai donné trois cent quatre- iniquitatis eorum, numero dierum vingt-dix jours à dormir sur le côté trecentos et nonaginta dies : et gauche, pour représenter les années portabis iniquitatem domus Israel. de leurs iniquités ; et ainsi vous porterez l’iniquité de la maison d’Israël autant de jours qu’il y a d’années que je la supporte moi- même. 6. Et cum compleveris hæc, dormies 6. Et lorsque vous aurez accompli super latus tuum dexterum se- ceci, vous dormirez une seconde cundo ; et assumes iniquitatem do- fois sur votre côté droit, et vous mus Juda quadraginta diebus ; diem prendrez sur vous l’iniquité de la pro anno, diem, inquam, pro anno maison de Juda pendant quarante dedi tibi. jours, c’est un jour de pénitence que je vous donne pour chaque année de leur désobéissance : un jour, dis-je, pour chaque année12.

***

Reste à élucider la référence explicite à l’Ancien Testament : aux autels de Salomon et au torrent du Cédron. Les chapitres 1-11 du premier Livre des Rois racontent l’avènement au trône et la gloire de Salomon. Ils racontent en particulier que, au sommet de sa sagesse et de sa puissance, Salomon construisit le temple déjà projeté par son père David ; les chapitres 5-7 décrivent avec abondance de détails (mesures, matériaux, formes, ornements, etc.) le temple et ses parements. Le deuxième Livre des Chroniques évoque aussi, aux chapitres 1-5, la construction du temple, ses parements et les autels dont il était orné : autels des holocaustes, autels des parfums, de l’encens... Des centaines de fois, dans l’Ancien Testament comme dans le Nouveau, on parle d’autels – autels en terre, en pierre, en or, en bronze, en bois de cèdre... – et des sacrifices et des prières qui y sont

12 Ézéchiel 4:4-6. Ivi, p. 17-18.

121 Études sur le Symbolisme associés. Mais l’image de l’autel se lie spontanément au temple de Salomon, à l’autel en or et aux nombreux autres autels dont il était orné ; c’est pourquoi l’expression « aux autels de Salomon » peut presque paraître un pléonasme. Or Salomon avait régné, durant quarante ans, au Xe siècle avant J.C. À l’époque d’Ézéchiel (VIe siècle avant J.C.), son temple avait donc été détruit depuis longtemps : Ézéchiel, dans la dernière partie de son vaste livre, prophétise la reconstruction du temple de Jérusalem ré- conciliée avec son Dieu et décrit longuement (chapitres 40-44) le temple futur – dont il a une vision divine en terre d’Israël (Ezéchiel 40:1-2). La vision (datée avec précision : nous sommes en septembre- octobre de l’année 573 avant J.C.), qui évoque avec une précision extrême les ornements, les objets et les mesures du nouveau temple (modelé largement sur celui de Salomon), se conclut précisément par l’évocation de l’autel et de sa consécration (43:13-27). Mais, curieusement, dans un autre passage de la Bible, l’image des autels du Seigneur et celle des autels des faux dieux s’unissent aux seules circonstances où le torrent du Cédron est évoqué, non comme simple référence géographique, mais comme lieu d’une action, dans ce cas encore, sacrée ou purificatrice. En effet, le torrent du Cédron est évoqué par trois fois dans l’Ancien Testament en tant que lieu où sont jetés et dispersés des objets d’impureté et d’opprobre ; les autels des faux dieux y sont notamment associés. Ainsi, dans le premier Livre des Rois, est-il dit de Asa (roi de Juda dans les années 911-870 avant J.C., tandis que Jéroboame régnait sur Israël), qui régna à Jérusalem en ramenant le royaume à la foi et à la justice, après la corruption de son père Abiam, et supprima toutes les idoles érigées par son père :

11. Et fecit Asa rectum ante 11. Et Asa fit ce qui était droit et conspectum Domini, sicut David juste aux yeux du Seigneur, comme pater ejus : David, son père. 12. Et abstulit effeminatos de 12. Il chassa de ses terres les terra, purgavitque universas sordes efféminés ; il purgea Jérusalem de idolorum, quæ fecerant patres ejus. toutes les infamies des idoles que ses pères y avaient dressées. 13. Insuper et Maacham matrem 13. Il ôta aussi l’autorité à sa mère suam amovit, ne esset princeps in Maacha, afin qu’elle n’eût plus sacris Priapi, et in luco ejus, quem l’intendance des sacrifices de Priape consecraverat : et du bois qu’elle lui avait consacré. Il

122 À propos de Le loup criait sous les feuilles d’Arthur Rimbaud

subvertitque specum simulacrum renversa la caverne où il était honoré, turpissimum, et combussit in il brisa cette idole infâme, il la brûla, torrentem Cedron. et en jeta les cendres dans le torrent de Cédron13.

Pareillement, le second Livre des Rois raconte l’histoire, fort semblable, de Josias (qui régna à Jérusalem de 640 à 609 avant J.C.), qui retrouva le livre des lois caché dans le temple, le fit lire publique- ment en restaurant le culte du Seigneur, et ordonna de détruire tout objet d’idolâtrie.

4. Et præcepit rex Helciæ 4. Alors le roi ordonna au pontife pontifici, et sacerdotibus se- Helcias, aux prêtres du second ordre et cundi ordinis, et janitoribus, ut aux portiers de jeter hors du temple du projicerent de templo Domini Seigneur tous les vaisseaux qui avaient omnia vasa, quæ facta fuerant servi à Baal, au bois consacré et à tous Baal, et in luco, et universæ les astres du ciel ; et il les brûla hors de militiæ coeli : et combussit ea Jérusalem, dans la vallée de Cédron, et foris Jerusalem in convalle en emporta la poussière à Béthel, pour Cedron, et tulit pulverem eorum souiller ce lieu consacré aux idoles par in Bethel. Jéroboom et ses successeurs. 5. Et delevit aruspices, quos 5. Il extermina aussi les augures qui posuerunt reges Juda ad sacrifi- avaient été établis par les rois d’Israël candum in excelsis per civitates pour sacrifier sur les hauts lieux dans Juda, et in circuitu Jerusalem : les villes de Juda et autour de et eos, qui adolebant incensum Jérusalem, et ceux qui offraient de Baal, et soli, et Iunæ, et l’encens à Baal, au soleil, à la lune, duodecim signis, et omni militiæ aux douze signes du zodiaque, et à coeli. toutes les étoiles du ciel. 6. Et efferri fecit lucum de 6. Il commanda aussi que l’on ôtât de la domo Domini foras Jerusalem maison du Seigneur l’idole du bois in convalle Cedron, et sacrilège, et qu’on la portât hors de combussit eum ibi, et redegit in Jérusalem, en la vallée de Cédron, où pulverem, et projecit super l’ayant brûlée et réduite en cendres, il en sepulcra vulgi. fit jeter les cendres sur les sépulcres du peuple adorateur de cette vaine idole14.

13 1 Rois 15:11-13. Ivi, p. 604. 14 2 Rois 23:4-6. Ivi, p. 764.

123 Études sur le Symbolisme

Et il détruisit principalement les autels des idoles, qu’il jeta dans le ravin du Cédron :

12. Altaria quoque, quæ erant 12. Le roi détruisit de plus les autels super tecta coenaculi Achaz, quæ qui étaient sur le dôme de la chambre fecerant reges Juda, et altaria quæ d’Achaz, que les rois de Juda avaient fecerat Manasses in duobus atriis faits, et les autels que Manassé avait templi Domini, destruxit rex : et bâtis aux deux parvis du temple du cucurrit inde, et dispersit cinerem Seigneur : et il courut de ce même lieu eorum in torrentem Cedron. pour en répandre les cendres dans le torrent de Cédron15.

Il en va de même dans l’histoire du roi Ezéchias telle qu’elle est racontée, dans un témoignage plus ample et élaboré, dans le second Livre des Chroniques. Après le règne corrompu de son père Achaz, qui avait renié le Dieu d’Israël et adoré les idoles païennes (« Achaz ayant donc pris tous les vases de la maison de Dieu, et les ayant brisés, fit fermer les portes du temple de Dieu, et il fit dresser des autels aux idoles dans toutes les places de Jérusalem »16), Ezéchias purifiera le temple et la ville de Jérusalem, et il restaurera le culte du vrai Dieu :

3. Ipse anno et mense primo regni 3. Dès le premier mois de la première sui, aperuit valvas domus Domini, année il fit ouvrir les grandes portes et instauravit eas ; de la maison du Seigneur qu’Achaz avait fermées, et il les rétablit dans leur premier éclat, en les couvrant de lames d’or, comme elles étaient auparavant. 4. Adduxitque sacerdotes atque 4. Il fit aussi venir les prêtres et les levitas, et congregavit eos in plateam lévites, et il les assembla dans la orientalem. place qui est à l’orient ;

15 2 Rois 23:12. Ivi, p. 766-67. Voici comment le père jésuite Ménochius, auteur du commentaire du texte, annote ce verset : « In torrentem Cedron. In vallem Topheth immundam, per quam decurrit torrens Cedron, et in ipsum torrentem » (Ivi, p. 766). 16 2 Chroniques (Paralipomènes, suivant l’ancien titre) 28:24. La Sainte Bible, éd. cit., vol. III, p. 203. Dans le texte latin : « Direptis itaque Achaz omnibus vasis domus Dei, atque confractis, clausit januas templi Dei, et fecit sibi altaria in universis angulis Jerusalem ».

124 À propos de Le loup criait sous les feuilles d’Arthur Rimbaud

5. Dixitque ad eos : Audite me, 5. Et il leur parla ainsi : Ecoutez- levitæ et sanctificamini ; mundate moi, lévites : purifiez-vous ; net- domum Domini Dei patrum ve- toyez la maison du Seigneur le strorum, et auferte omnem im- Dieu de vos pères, et ôtez toutes munditiam de sanctuario. les impuretés du sanctuaire17. 12. Surrexerunt ergo levitæ : 12. Alors plusieurs lévites se Mahat filius Amasai, et Joel filius levèrent : d’entre les descendants Azariæ, de filiis Caath. de Caath, Mahat, fils d’Amazaï, et Joël, fils d’Azarie. 15. Congregaveruntque fratres 15. Ils assemblèrent leurs frères, et suos, et sanctificati sunt, et ingressi s’étant sanctifiés, ils entrèrent dans sunt juxta mandatum regis et le temple suivant l’ordre du roi et imperium Domini, ut expiarent le commandement du Seigneur, domum Dei. pour le purifier. 16. Sacerdotes quoque ingressi 16. Les prêtres entrèrent aussi dans templum Domini ut sanctificarent le sanctuaire du temple du Seigneur, illud, extulerunt omnem immun- pour le sanctifier ; et ils ôtèrent tout ditiam, quam intro repererant in ce qu’ils trouvèrent d’impur au vestibulo domus Domini, quam dedans, et le portèrent dans le tulerunt levitæ, et asportaverunt vestibule de la maison du Seigneur, ad torrentem Cedron foras. où les lévites le prirent pour le jeter dans le torrent de Cédron18. 13. Congregatique sunt in Jerusa- 13. Ainsi beaucoup de peuples lem populi multi, ut facerent s’assemblèrent à Jérusalem, pour y solemnitatem Azymorum, in men- célébrer la solennité des Azymes le se secundo : second mois. 14. Et surgentes destruxerunt 14. Et se levant, ils détruisirent les altaria, quæ erant in Jerusalem, autels qui étaient à Jérusalem ; ils atque universa, in quibus idolis mirent en pièces tout ce qui servait à adolebatur incensum, subvertentes, offrir de l’encens aux idoles, et le projecerunt in torrentem Cedron. jetèrent dans le torrent de Cédron19.

Ainsi, pour la troisième et dernière fois, le torrent du Cédron apparaît-il dans l’Ancien Testament comme lieu de déjection d’objets impurs et maudits.

17 2 Chroniques 29:3-5. Ivi, p. 204-05. 18 2 Chroniques 12:15-16. Ivi, p. 205-06. 19 2 Chroniques 30:13-14. Ivi, p. 211-12.

125 Études sur le Symbolisme

***

En synthétisant ce qui a été exposé jusqu’à présent, nous pouvons donc constater que les champs sémantiques constituant la troisième strophe de Le loup criait – le sommeil prophétique, le bouillon, la rouille, les autels de Salomon et, à côté de ceux-ci, le Cédron en tant que lieu de dispersion des impuretés – peuvent être retrouvés dans le livre du prophète Ézéchiel ; c’est notamment le cas pour le bouillon sur la rouille, situé entre les autels de Salomon et le torrent du Cédron. Le parallélisme, sans être stupéfiant, a néanmoins une certaine force ; et en particulier, la séquence autels / bouillon / rouille, entre le sommeil magique et le torrent du Cédron, est digne de quelque intérêt. Nous pourrions ici commettre l’erreur philologique de forcer les textes, en reconstruisant la lecture de cette strophe d’après le texte biblique, à peu près de cette manière : Rimbaud se voit lui-même comme l’objet de la prophétie d’Ezéchiel, comme un objet d’iniquité et de mépris : – il dort d’un sommeil d’expiation ; – il bout, comme la viande symbolique, dans la chaudière devant l’autel ; – mais l’ébullition ne détruit pas la rouille de la corruption ; – et il est jeté, comme objet d’iniquité, dans le ravin du Cédron. Une espèce de malédiction mystérique, existentielle, exprimée à travers la métaphore des nourritures et des boissons fatales. Et tel est sans aucun doute le ton des textes de la faim et de la soif, de Larme (« Pleurant, je voyais de l’or – et ne pus boire »), à la Chanson de la plus haute tour (« Et la soif malsaine / Obscurcit mes veines »), jusqu’au Loup (« Comme lui je me consume », « Mais l’araignée de la haie / Ne mange que des violettes »), etc. Mais telle n’est pas la conclusion, qu’au delà du pouvoir de sugges- tion de ce texte, je veux ici brièvement proposer.

3. Brève conclusion Le niveau culturel de l’exégèse rimbaldienne est, à mon sens, insuffi- sant. En face de l’enfant à la culture immense, la culture de ses exégètes est souvent modeste, parfois franchement pauvre. La connaissance des classiques (grecs et latins dans le texte), des textes sacrés, des auteurs contemporains est chez Rimbaud énorme ; chez ses exégètes (sauf de rares exceptions), le plus souvent limitée, parfois même absente.

126 À propos de Le loup criait sous les feuilles d’Arthur Rimbaud

Limitons la considération à la tradition culturelle et textuelle du christianisme. Dans une œuvre comme Une saison – avant laquelle, rappelons-le au passage, Rimbaud voulait réécrire l’Évangile selon saint Jean – dans un texte d’à peine plus de vingt pages, le nombre d’expressions liées à la culture chrétienne, vétéro et néo-testamentaire, est supérieur à deux cents. Continuellement, obsessionnellement, dans ce sabbat psychotique bouleversant, apparaissent et réapparaissent Dieu (11 fois), Christ, les Rois Mages, Noël, les péchés capitaux, l’espérance, la charité, l’Évangile, Satan, les damnés, les saints, les anachorètes, les prêtres, les limbes, le déluge, l’éternité, la damnation éternelle, le salut éternel, l’âme éternelle, le démon, l’idolâtrie, le sacrilège, les vices, le catéchisme, le baptême, l’Église, le diable, la Terre Sainte, Solime, Babylone, Salomon, le Cédron, le christianisme, le crucifix, le sabbat, Marie, la Vierge, le salut, la grâce, l’amour divin, la prière, l’enfer (10 fois, en commençant par le titre), les grincements de dents, la théologie, le ciel, le Paradis, la foi, l’Eden, la pureté, la conversion, le divin Époux, la prière, les Vierges folles, les élus, les martyrs, la croix consolatrice, les anges, la lumière divine, les païens, le maudit, le Notre Père, le Je vous salue Marie, le De Profundis, le matutinum, le Christus venit, l’Ecclésiaste, les confesseurs, l’âme (11 fois), le corps et l’âme, dans la formule mystérieuse qui scelle cette tragique psychomachie. Telle est, en grande partie, la matière de Une saison en enfer, et la compétence limitée des exégètes rimbaldiens en cette matière (certains semblent croire que la grande entreprise de Rimbaud pour se former une culture biblique a été la lecture de La Sorcière de Michelet !) fait que la lecture du texte et les tentatives d’exégèse sont fortement amoindries et marginalisées. La conclusion de cette brève note est qu’une lecture approfondie de Une saison en enfer doit être filtrée par une connaissance approfondie des textes sacrés et de la terminologie liturgique chrétienne, sans quoi elle risque d’être fortement appauvrie20. Telle est la véritable conclusion de cette note : une exhortation à lire attentivement la Bible, pour mieux comprendre – analytiquement, dans la lecture du texte, et synthétiquement, dans sa structure et dans sa stratégie (en admettant qu’elles existent) – Une saison en enfer et l’œuvre de Rimbaud en général.

P.S. : Je me permets encore une très brève glose.

20 Parmi les exégètes de Rimbaud, combien savent ce qu’est le matutinum ? et un philologue lit-il une œuvre sans en comprendre le sens, et sans s’en informer, ne serait- ce que pour l’inscrire en note ?

127 Études sur le Symbolisme

Ce qui a été observé ci-dessus serait en grande partie applicable aussi à Baudelaire. Prenons une œuvre vraiment admirable, par la compétence et l’érudition qui y sont déployées, comme le commentaire de Claude Pichois aux œuvres de Baudelaire dans l’édition de la Pléiade. Dans les gloses au Choix de maximes consolantes sur l’amour21, le philologue nous informe avec une pertinence impeccable sur le sens, peut-être alchimique, de l’adjectif ‘animique’, ainsi que sur l’usage de l’adjectif ‘hoffmanique’, sur les allusions, explicites ou implicites, à De l’amour de Stendhal ou à la Nouvelle Héloïse de Rousseau, sur François, baron de Trenk, sur Mob (de l’Ahavérus de Quinet) et sur Leone Leoni de Sand, sur L’âme morte et sur la femme guillotinée de Jules Janin, sur le « singe de génie » (Voltaire, d’après Hugo), sur Lavater, sur Ormuz et Arimane... Face à la phrase « en amour, la liberté consiste à éviter les catégories des femmes dangereuses, c’est-à-dire dangereuses pour vous », il glose : « Patois séminariste », en renvoyant à une définition de Baudelaire dans La Fanfarlo. Mais, une fois arrivé à la dernière phrase des Maximes – « Il me sera donc beaucoup pardonné parce que j’ai beaucoup aimé... mon lecteur... ou ma lectrice » – le critique glose ainsi, biographiquement : « Mise en relief, par le retardement : c’est Félicité [belle-soeur de Baudelaire] qui est visée. La pauvre... ». Mais il ne lui vient même pas à l’esprit que cette phrase est une citation de l’Évangile selon saint Luc, où l’on parle de Marie Madeleine (« une femme de la ville qui était pécheresse ») qui, au repas offert à Jésus par Simon le pharisien, entra dans la salle du banquet, versa un onguent parfumé sur les pieds de Jésus, les baigna de ses larmes et les sécha avec ses cheveux, en demandant pardon pour ses péchés. Et dont Jésus dit ainsi à Simon le pharisien : « Si je te déclare que ses péchés si nombreux ont été pardonnés, c’est parce qu’elle a montré beaucoup d’amour »22.

21 C. Baudelaire, Œuvres complètes [OCB]. Nouvelle édition. Texte établi, présenté et annoté par C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975-1976 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 1, 7). Le Choix des maximes consolantes sur l’amour se trouve dans le vol. I, p. 546- 52, et les notes correspondantes, aux p. 1409-12. 22 Luc 8:47. Tout l’épisode se trouve aux versets 35-50 : nous citons les v. 37 et 47 [d’après la Traduction Œcuménique de la Bible].

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MALLARMÉ, AUTRE ÉVENTAIL

Je voudrais proposer ici une lecture organique du poème de Stéphane Mallarmé Autre éventail.

AUTRE ÉVENTAIL de Mademoiselle Mallarmé

Ô rêveuse, pour que je plonge Au pur délice sans chemin, Sache, par un subtil mensonge, Garder mon aile dans ta main.

Une fraîcheur de crépuscule Te vient à chaque battement Dont le coup prisonnier recule L’horizon délicatement.

Vertige ! voici que frissonne L’espace comme un grand baiser Qui, fou de naître pour personne, Ne peut jaillir ni s’apaiser.

Sens-tu le paradis farouche Ainsi qu’un rire enseveli Se couler du coin de ta bouche Au fond de l’unanime pli !

Le sceptre des rivages roses Stagnants sur les soirs d’or, ce l’est, Ce blanc vol fermé que tu poses Contre le feu d’un bracelet1.

1. Considérations sur la poétique de Mallarmé Le noyau – théorétique et textuel – de la poétique de Mallarmé consiste en une condensation et en une radicalisation de la poétique de Baudelaire, filtrée dans une atmosphère à la fois plus intellectuelle et

1 Je fais référence, tant pour les textes que pour les informations textuelles et les variantes, à S. Mallarmé, Œuvres complètes [OCM]. Édition établie, présentée et annotée par B. Marchal, Paris, Gallimard, 1998-2003 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 65, 497).

129 Études sur le Symbolisme plus précieuse, ainsi que, bien entendu, dans un génie et dans un vécu culturel différents. Baudelaire – qui brisait le cycle romantique et instaurait la nouvelle conception de la poésie et de l’acte poétique qui prendrait le nom de Symbolisme – enseignait que, à l’intérieur du cosmos désagrégé, corrompu et délabré où se déroule l’expérience de l’homme – le monde du spleen –, l’artiste arrive à percevoir le monde harmonique de la transcendance et à reconstruire, en agrégeant à nouveau les parties du monde déchu suivant leur eurythmie originelle, le monde idéal, l’harmonie des sphères. L’instrument qui permet de mener à bien cette entreprise, c’est l’imagination : faculté presque divine, elle est innée à l’homme qui parvient, par elle, à réunifier les objets, étrangers dans l’expérience, en de nouvelles structures harmoniques, à percevoir les lois de l’Absolu.

[...] l’Imagination est la reine des facultés [...]. L’Imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies.

Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! [...] Elle est l’analyse, elle est la synthèse [...]. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau [...]. Elle est positivement apparentée avec l’infini.

Tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative ; c’est une espèce de pâture que l’imagination doit digérer et transformer2. Et puisque suivant cette doctrine, l’art parvient à réintroduire l’expérience de l’Absolu dans le monde – et puisque telle est l’essence

2 Les trois citations sont tirées respectivement de Notes nouvelles sur Poe, chap. III ; « La Reine des facultés », in Salon de 1859, chap. III ; « Le Gouvernement de l’imagination », in Salon de 1859, chap. IV, OCB, vol. II, p. 328-29 ; 620-21 ; 627. Je me suis limité à quelques citations essentielles ; mais tout le système de pensée que j’ai rapidement synthétisé est exposé de façon organique, notamment dans les vastes essais critiques sur Poe, Delacroix, Wagner. J’ai du reste illustré bien plus amplement ces théories esthétiques dans l’étude « Charles Baudelaire : anthropologie et poétique », in Il Simbolismo francese, a cura di S. Cigada, Milano, Sugarco, 1992, p. 31-74 [voir ci- dessus, p. 1-42].

130 Mallarmé, Autre éventail propre de l’acte poétique – il en découle également toute une technique rhétorique. Comme on l’a dit, le poète recompose, au niveau verbal, le monde inorganique du réel dans les formes harmoniques de l’idéal. Or ce concept fonde un procédé textuel qui institue une rhétorique véritable- ment nouvelle, à savoir la technique de l’association thématique, de la fusion, verbale, d’objets étrangers les uns aux autres dans le monde de l’expérience, mais rapprochés par le poète et unifiés dans le texte poétique. Ainsi se produit le rapprochement de sensations différentes (synesthésie), de lieux thématiques de la réalité étrangers les uns aux autres (association thématique), de faits physiques et de faits psychiques (paysage d’âme), d’éléments concrets et d’éléments abstraits. Une technique rhétorique qui, établie par Baudelaire, deviendra le caractère spécifique de l’écriture poétique postérieure et dominera toute l’expérience stylistique du Symbolisme.

Chez Mallarmé – bien convaincu de ces fondations théoriques et du fait que seule la poésie dit des paroles absolues sur l’absolu – toutes les associations thématiques possibles se réduisirent toutefois à une seule : celle d’un objet/image avec l’Absolu. L’acte poétique – appréhension de l’Absolu – consiste précisément à faire en sorte que l’objet transcende sa nature et sa qualité matérielles, se fasse incorporel et abstrait, atteigne une telle indétermination qu’il se rattache à la racine mystérieuse et transcendante qui seule lui permet de subsister. La poétique de Mallarmé – du moins dans ses intentions – érode l’objet représenté (principalement à travers des procédés de dissolution verbale et conceptuelle dont je préciserai les techniques méthodiques dans les pages suivantes), le rend larvaire et abstrait, jusqu’à en révéler l’essence secrète qui se fonde là où, mystérieusement, se fonde et s’unifie l’existant : dans l’Absolu. Les poètes parnassiens, suivant le reproche de Mallarmé, ne virent que l’apparence de l’objet et de la réalité : leur regard s’arrêta aux limites imposées par les sens. Mais le regard du vrai poète transperce l’illusion de l’écran sensoriel, se plonge dans le mystère qui seul fonde et soutient l’objet et, en unifiant l’un et l’autre, donne lieu à l’analogie mystique que Baudelaire avait révélée comme domaine essentiel de l’acte poétique, harmonie atteinte, révélation de l’Absolu. Le langage est l’instrument qui assure la médiation entre la réalité empirique, sensorielle, multiple, et l’Absolu en tant qu’absence de toute spécification concrète, indétermination suprême, Néant. Dans le langage, le réel se dépouille de toute matérialité et de toute immanence, se résout en un pur flatus vocis, murmure ou suave musique, se dématérialise et se

131 Études sur le Symbolisme voue à une nature plus vague et plus universelle, plus proche des confins de la transcendance – suivant la définition célèbre : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l’absente de tous bouquets »3. Tel est en tout cas le premier degré du processus poétique de dématérialisation et de translation du réel vers l’absolu (processus qui constitue l’essence même du langage). Mallarmé fera cependant un pas supplémentaire et, comme je le disais, à cette première dissolution du réel, de nature verbale, il en fera suivre une seconde, de nature conceptuelle. Pour marquer ultérieurement la dématérialisation de l’objet, il passera par sa négation – temporelle, spatiale ou existentielle –, en utilisant une série de termes, essentiellement équivalents, et dont le trait sémantique unique et commun est la négativité, l’absence, le non-être – « blanc », « veuf », « aboli », « oublié », « absent », « jamais », « pur », « nul », « defunct »... Ces termes, appliqués à tout objet décrit, construisent la trame d’absence sur laquelle est tissé le texte dont l’image, érodée et évidée, se détériore et s’évanouit dans la profondeur de l’Absolu-Néant. Tandis qu’en même temps, l’objet représenté, dans son apparence et dans sa pure image, peinte ou reflétée, transmigre, de plus en plus souvent, vers un espace non- existentiel qui est le double-fond en vertu duquel se produit, déjà dans le monde, la dissolution du réel dans l’apparence : il en est ainsi du sylphe peint sur le plafond, d’Hérodiade réfléchie dans le miroir, de la sainte dans le vitrail, du cygne transformé en fantôme du souvenir... Mais le langage reste le point d’articulation de l’acte poétique, le point de conjonction entre l’objet empirique et l’Absolu. Acte poétique qui est, si l’on veut, d’après Hegel, la synthèse du particulier et de l’universel, ou, d’après la leçon de Baudelaire (telle qu’elle a été assimilée par Mallarmé), l’association thématique entre un lieu de l’expérience empirique et un acte gnoséologique transcendent (la différence remarquable par rapport à Baudelaire reste – du moins dans l’intention ou dans la théorie poétique – le fait que l’association thématique entre deux expériences différentes, sensorielles ou psychiques, appartenant à la sphère de la connaissance, telle qu’elle est théorisée et mise en œuvre par Baudelaire, devient chez

3 La définition se trouve, comme il est notoire, dans Avant-dire au Traité du verbe de René Ghil (OCM, vol. II, p. 677-78). Il conviendrait aussi de rappeler que cette phrase célèbre n’est rien d’autre que l’explication, à titre d’exemple, de la phrase précédente, dans laquelle le concept – le fait que la parole, en réduisant l’objet sensible à pure donnée phonique, réalise le miracle de le détacher du réel empirique et concret, et de le transférer dans l’espace du monde idéal – est exprimé en des termes généraux : « À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole cependant, si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure ? » (Ivi, p. 678).

132 Mallarmé, Autre éventail

Mallarmé l’association unique et réitérée d’un lieu de l’expérience avec l’idée d’Absolu).

D’autre part, si l’on regarde à l’histoire poétique concrète de Mallarmé, la formation et le goût parnassiens influèrent sur son imagination encore plus que les thématiques de Baudelaire ; et s’il reçut de Baudelaire la fondation poétique, l’idéologie et la rhétorique, c’est-à-dire toute la structure du discours poétique, il reçut du Parnasse, par l’intermédiaire de Gautier notamment, son goût pour l’élégance raffinée, opiniâtre, pour les objets précieux – le vase en cristal, le miroir au cadre doré, le cygne, la chevelure rousse, le vitrail polychrome, l’éventail en ivoire, les blancs rideaux en dentelle... – qui marquent le point de départ, la donnée sensorielle et concrète sur laquelle se greffe sa tentative magique de dé- réification et d’absolutisation de l’objet devenu parole, symbole, absolu.

Tel est le but de la poétique et de l’écriture de Mallarmé. Mallarmé le poursuit avec des efforts angoissés et avec une rigueur obstinée, à travers une concentration féroce de l’écriture, une essentialisation des contenus thématiques jusqu’à la limite de leur pure lexicalisation, une formalisation métrique/rythmique polie comme l’ivoire et une syntaxe tarabiscotée dont les perspectives rappellent les dessins d’Escher (syntaxe dont les prodromes s’annonçaient bien dans l’écriture parnassienne mais non dans le déploiement symphonique du phrasé baudelairien), en parvenant – rarement, à la vérité – à quelques limpides produits de distillation poétique. Parmi lesquels, je le répète, Autre éventail me semble le résultat le plus cristallin.

2. De la structure idéologique au texte : interprétation de Autre éventail Avant d’affronter la lecture du texte, il faut remarquer que l’objet du poème – le blanc éventail – appartient à la classe néo-parnassienne des objet futiles et précieux qui fut chère au Gautier de Émaux et Camées et qui le fut (comme je l’ai rappelé) à Mallarmé. Élégant objet manufacturé typiquement parnassien, et objet-symbole très cher à Mallarmé, qui lui consacre trois de ses Poèmes et une longue série de Vers de circonstance (pas moins de dix-huit), le thème de l’éventail avec dédicace remonte jusqu’à l’époque du rococo ; dès le XVIIIe siècle, en effet, il était pratique courante de composer des scherzi

133 Études sur le Symbolisme ou des dédicaces à des éventoirs et à des éventails4. Ainsi, sur cette image-thème d’origine rococo, dont la délicatesse plut au Parnasse, s’amorce la dynamique mallarméenne, récurrente et singulière, de la frivolité à l’absolu, ou du bibelot au Styx, comme il l’écrivit lui-même – dynamique qui est le cachet et peut-être même la limite de son écriture, mais qui en est certes l’un des caractères distinctifs. Et néanmoins, il faut admettre que l’éventail, aussi art-nouveau et bourgeois soit-il, dégage, dans sa fragilité, la force intime d’un mouvement eurythmique, d’un vol, d’un jeu de disparition et d’épiphanie, qui forme une consonance subtile avec la thématique élevée, avec le chemin pur où le texte veut le mener. Le texte, énoncé à la première personne par le sujet du poème, comme c’est parfois le cas chez Mallarmé (le sylphe de Surgi de la croupe et du bond, le Faune), s’ouvre avec l’image de Mlle Mallarmé, vestale rêveuse, et plus précisément avec celle de sa main, gardienne de l’éventail : « Ô Rêveuse [...] sache [...] garder mon aile dans ta main ». Après le voyage de l’éventail aux racines de l’inconnu, le bref poème se terminera avec la même image, celle de la main gardienne : « ce blanc vol fermé que tu poses / contre le feu d’un bracelet ». Mais que la main garde l’éventail, ce n’est qu’apparence sensorielle : l’objet éventail, dans l’objet main, ce n’est qu’un « subtil mensonge », figure de choses apparentes et non âme de choses réelles. Le subtil mensonge de la main gardienne sert seulement à couvrir, par le voile de l’apparence, le voyage de l’éventail pour le lieu vers où il n’est point de chemin, où les fragments divers et épars de l’univers sensoriel s’unifient dans l’identité de la perfection mystérique : « pour que je plonge / au pur délice sans chemin ». Le point de transition entre l’image sensorielle, statique, et la dynamique du bond dans l’inconnu se trouve dans la métaphore du v. 4, « mon aile » : l’éventail est une aile, la dynamique du vol constitue sa nature propre (la même image reviendra à l’avant-dernier vers : l’éventail, ayant terminé son voyage, est un « blanc vol fermé »). La métaphore de l’éventail comme aile, et celle du vol comme élan vers l’absolu, sont parmi les plus spontanées de l’écriture mallarméenne. L’éventail est « aile » dans onze des dix-huit Éventails dédicatoires (I : « Aile quel paradis élire » ; II : « Aile ancienne [...] » ; III : « [...] chez une blonde fée / Avec cette aile ouverte amène-moi » ; VII : « J’ai

4 Giuseppe Parini en écrivit de délicieux (la plupart pour Teresa Mussi) ; pour le plaisir du lecteur, j’en rappelle deux, comme celui-ci : Scherzo per ventola (« Amorosa ventoletta / mi dimeno qua e là. / Non darei piacere a molti / coll’aver stabilità. / Anche Nice così fa »), ou encore, celui-ci : Scherzo per ventaglio (« Il tuo bene, il tuo bel foco / fa all’amore in altro loco. / E tu intanto che farai, / per passar questo momento ? / Fatti vento »). Voir G. Parini, Poesie e Prose, a cura di L. Caretti, Milano, Ricciardi, 1951 (« La Letteratura italiana. Storia e testi » ; 48), p. 440 et 443.

134 Mallarmé, Autre éventail marqué cette aile d’un vers » ; IX : « Ce peu d’aile [...] » ; XI : « Avec la brise de cette aile » ; XII : « Aile que du papier reploie » ; XIV : « Aile du temps, tu te refermes » ; XV : « Palpite, Aile, mais n’arrête » ; XVI : « Aile, mieux que sa main, abrite » ; XVII : « Fermé, je suis le sceptre aux doigts / [...] Ne m’ouvrez, aile [...] »)5 ; et le « vol » est peut-être l’image la plus intimement liée, dans l’écriture de Mallarmé, au mouvement métaphorique de l’objet/symbole vers la dimension irréelle de l’Absolu : il en est ainsi du vol immobile de l’ange dans le soir (Sainte), du vol de la rousse chevelure vers le rouge couchant (« La chevelure vol d’une flamme à l’extrême / Occident de désirs [...] »), du vol du Cygne qui ne put voler (Le vierge, le vivace), pour ne rappeler que quelques-uns des passages essentiels de son œuvre poétique ; on pourrait en rappeler d’autres : les « [...] noirs vols du Blasphème épars dans le futur » du Tombeau d’Edgar Poe, le « noir vol de chapeaux » du Billet à Whistler6 et d’autres encore. Ainsi donc l’éventail, objet traditionnel et caractéristique de l’imagerie mallarméenne, se change-t-il, suivant un mouvement métaphorique pareillement typique de l’écriture de Mallarmé, en une aile prête au vol vers l’Inconnu. La deuxième strophe marque la première étape de ce vol : si l’éventail – ou, pour mieux dire, son simulacre – est encore prisonnier de la main (« [...] à chaque battement / dont le coup prisonnier [...] »), l’instant mythique de l’Événement absolu s’établit déjà autour de lui : le crépuscule. Tous les poèmes les plus significatifs de Mallarmé sont déterminés temporellement en coïncidence avec l’un ou l’autre de ces deux moments : soit minuit, l’instant fatal où un cycle temporel se termine et où un nouveau cycle commence, instant presque magique, où la courbe du temps est momentanément brisée et suspendue (ainsi en est-il de Igitur, où le concept est largement théorisé ; du sonnet en –yx ; de Surgi de la croupe et du bond ; de Victorieusement fui le suicide beau ; de Sur les bois oubliés) ; soit le crépuscule, dont Baudelaire fonda la thématique pour tout le Symbolisme, moment d’exténuation et de dissolution de la réalité, où les images se métamorphosent en des vérités plus profondes, comme dans Renouveau (« Des crépuscules blancs tiédissent sous mon crâne »), dans Sainte, dans La chevelure. Mais ce qui est encore plus important, c’est que dans ce crépuscule, le rayonnement de l’éventail s’amplifie, qu’à chaque battement il atteint la frontière de l’expérience sensorielle et de l’espace,

5 OCM, vol. I, p. 273-77. 6 Qui fut ravi d’admiration face à cette image : « j’ai été ravi en lisant le joli sonnet ! la rue / Sujette au noir vol des chapeaux ! Splendide ! ! », voir S. Mallarmé, Œuvres complètes. Texte établi et annoté par H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, 1951 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 65), p. 1482.

135 Études sur le Symbolisme l’horizon, et la repousse délicatement au delà de sa limite : le v. 8 – « L’horizon délicatement » – introduit une tension fondamentale du texte, celle qui s’établit entre la fragilité de l’objet, synthétisée par l’adverbe ‘délicatement’, et l’immense voyage annoncé par le terme ‘horizon’. Plus loin, la troisième et la quatrième strophe plongent l’expérience dans le domaine de l’utopie, dans la dimension transcendante. Une exclamation initiale – « Vertige ! » – ouvre au domaine sans espace, sans chemin (le domaine du vertige, précisément). C’est, là encore, un mouvement typique de l’écriture mallarméenne : une exclamation au contenu sémantique difficilement identifiable, un mouvement d’exaltation plutôt qu’une définition topique, qui ouvre au geste transcendant. Il en va de même pour « Hyperbole ! », dans la Prose pour des Esseintes ; pour « Palmes ! », dans Don du poème, et pour d’autres passages7. Dans la troisième strophe, après que l’horizon a, pour ainsi dire, lâché prise, en annulant sa valeur de frontière extrême, l’espace lui- même frissonne et s’annule, dans l’invention superbe du « grand baiser [...] fou de naître pour personne ». Or un baiser n’est bien évi- demment pas quelque chose qui existe en soi, mais plutôt un rapport entre deux réalités. Mais puisqu’il manque ici le rapport, les deux termes externes constitutifs du baiser, l’espace frissonne et devient fou, il ne peut ni se réaliser, ni s’annihiler (« Ne peut jaillir ni s’apaiser »), dans un instant de bouleversement où les lois du monde, de sa statique, de sa dynamique, ont perdu leur emprise. Au delà du vertige de l’espace devenu fou, l’immersion de l’éventail dans le domaine de l’absolu se réalise dans la quatrième strophe par trois oxymores d’une intensité extraordinaire : « paradis farouche », « rire enseveli », « unanime pli », qui réalisent à trois reprises la synthèse entre un terme qui désigne le domaine de la perfection et un terme qui est, en apparence, son antithèse, mais en réalité, son intégration et son absolutisa- tion. Je pense à l’intensité extrême de « paradis sauvage », où il semble que les deux termes répandent l’un sur l’autre leur faisceau de lumière sémantique, de sorte que dans la perception du paradis semblent se reverser, outre les lumières bleutées et les chœurs de voix blanches, une force primitive, sauvage, précisément, qui apporte au « paradis » l’exubérance créatrice, l’expérience dans sa totalité – tandis qu’en même temps et réciproquement, l’aire sémantique de « farouche » semble révéler

7 Je pense à certains passages semblables, quoique non identiques : l’[Ouverture ancienne] d’Hérodiade : « Crime ! bûcher ! aurore ancienne ! supplice ! / Pourpre d’un ciel ! Étang de la pourpre complice ! / Et sur les incarnats, grand ouvert, ce vitrail » (État corrigé puis abandonné, 1866-1894, in OCM, vol. I, p. 138, v. 17-19) ; ou le début de Toast funèbre : « Ô de notre bonheur, toi, le fatal emblème ! ».

136 Mallarmé, Autre éventail tout ce qu’il y a de divin et de paradisiaque dans la créativité gratuite, dans la force sauvage génératrice. Et puis, le « rire enseveli », où la vitalité insoutenable du rire est à la fois niée et infiniment exaltée par l’adjectif « enseveli » ; et enfin, le « pli », recoin et cachette, qui se révèle au contraire comme le domaine universel de l’âme cosmique (« unanime »), et où s’écoule – en répétant de manière fulgurante l’itinéraire de l’éventail, de la main de Geneviève au domaine de l’absolu, du coin des lèvres au fond du pli universel – le sens soudain de l’être, de la révélation totale, paradisiaque et sauvage, du mystère cosmique. « Paradis », « rire », « unanime » déploient une force vitale, une puissance mythique, auxquelles « farouche », « enseveli », « pli » ré- pliquent non par une réduction, mais par une exaltation sémantique, dans un passage doté, je dois dire, d’un pouvoir de synthèse remarquable. La dernière strophe, enfin, constitue une invention poétique non moins heureuse. Dans une succession fulgurante, l’éventail parcourt à nouveau son itinéraire – mais cette fois, de l’absolu à la main gardienne et à l’état d’insignifiant bibelot : il se détache d’abord, encore sceptre, candide, contre l’horizon qu’il avait traversé dans son élan initial, devenu maintenant un couchant or et rose ; puis l’aile, le vol, se referme et, redevenu pure apparence sensorielle, son rythme, naturel mais d’une certaine manière révélateur et divin, ayant cessé, il repose auprès de la main – dernier trait de préciosité parnassienne – contre l’or scintillant du bracelet.

3. Structure poétique de Autre éventail Si l’on reconsidère maintenant, après la lecture idéologique et tex- tuelle, la dynamique du texte poétique en tant que tel, sa structure et son écriture montreront le poli de leur intense perfection. Il me semble que, au delà des images particulières qui le structurent, le mérite fondamental de Autre éventail réside dans sa dynamique nar- rative impeccable, dont le tracé dépouillé dessine une parabole poétique de grande netteté. La courbe de l’éventail, élégant objet doté d’un rythme naturel, qui est muté en aile, qui dans le crépuscule atteint l’horizon des sens et, s’étant changé en sa pure essence, se plonge dans l’espace vide, parvient au lieu de la synthèse extrême, à l’unanime pli où gît l’unification de tout être, et de là revient, en retraversant les rivages roses et dorés de l’horizon du soir, où il se détache encore, tel un sceptre sur le monde des sens réapparu, pour rentrer enfin, son vol magique une fois terminé

137 Études sur le Symbolisme et clos, à sa nature de précieux bibelot posé contre un bracelet d’or : cette courbe impeccable, cette parabole me semble la structure esthé- tique qui soutient véritablement le texte, et dans laquelle le noyau idéologico-poétique de Mallarmé se concrétise avec un maximum de perfection fonctionnelle. Il faut remarquer qu’en général les textes de Mallarmé n’ont pas ce genre de forme circulaire, où les images de l’ouverture reviennent dans le final, mais qu’ils tendent au contraire à la concentration finale de l’image- idée, de sorte que la synthèse thématique (et lexicale) entre l’objet sensible du poème et l’image du Néant-Aboslu se situe dans le dernier vers du texte. Il en est ainsi dans Sainte, où la Sainte musicale (Sainte Cécile dans la première version), la harpe et l’ange du soir atteignent dans le dernier vers leur pure essence (« musicienne du silence ») ; dans Surgi de la croupe et du bond, où la négation existentielle de la rose trouve pareillement son expression définitive dans le dernier vers (« une rose dans les ténèbres ») ; dans le sonnet en –yx, où le miroir vide et l’étoile polaire se conjuguent pareillement dans l’image synesthésique qui occupe le dernier vers du poème (« des scintillations sitôt le septuor »). Dans Autre éventail en revanche, la dynamique structurelle prévoit aussi bien la progression du réel vers l’absolu que, après l’instant de contemplation transcendante, et dans un raccourci d’une élégance fulgurante, le retour à l’état initial, à l’immersion dans la quiétude sensorielle, en asseyant ainsi, je le répète, une parabole structurelle vigoureuse et concentrée. La transposition du contour narratif en images est pareillement heureuse : les secteurs périphériques réservent à l’objet sensible des termes concrets/sensoriels : « mon aile dans ta main », la « fraîcheur », l’élégant « délicatement », et surtout la structure chromatique raffinée du dernier quatrain : les « rivages roses », les « soirs d’or », le « blanc vol », le « feu d’un bracelet » ; tandis que la partie centrale, concep- tuelle et méta-psychique, se nourrit de densité intellectuelle et de termes abstraits (« Vertige », « espace »), et surtout des trois puissants oxymores que j’ai analysés précédemment (« paradis farouche », « rire enseveli », « unanime pli »). Et avec cela, tout le texte est innervé par une série impressionnante de termes relatifs à l’espace – ‘chemin’, ‘horizon’, ‘espace’, ‘paradis’, ‘enseveli’, ‘coin’, ‘fond’, ‘pli’, ‘rivages’, ‘stagnants’ – et au mouvement – ‘Plonge’, ‘aile’, ‘battement’, ‘coup’, ‘recule’, ‘jaillir’, ‘apaiser’, ‘se couler’, ‘poses’ – qui constituent la véri- table structure portante, la matière sémantique même du texte, dont l’objet est, non pas un voyage, mais une dynamique psychique (psychique et sémantique), une progression de tension/distension dont ce lexique topique et dynamique est la matière même.

138 Mallarmé, Autre éventail

Il faut aussi considérer que ce tissage textuel, plus souple et plus mesuré, est peut-être rendu possible, entre autre, par le recours à des mécanismes métriques légèrement moins rigides que d’habitude. En bon parnassien, Mallarmé utilise l’octosyllabe, son vers bien-aimé, en quatrains à rimes alternées, mais il recourt plus sobrement à l’enrichissement des rimes : en effet, seules les rimes masculines sont enrichies (« chemin / main », 1+1 ; avec cette pointe de sophistica- tion métrique typiquement mallarméenne : « ce l’est / bracelet », 1+3). Tandis que parmi les rimes féminines, celles du deuxième et du troisième quatrain sont enrichies (« crépuscule / recule », 2+1 ; « frissonne / personne », 2+1), mais les trois autres ne le sont pas. En d’autres mots, il me semble évident que dans la tessiture de ce texte, Mallarmé se voulut libre de cette entrave supplémentaire et grave qui le gêne manifestement dans d’autres compositions, en commençant précisément par l’Éventail de Madame Mallarmé, par exemple, ou par Sainte, textes dans lesquels toutes les rimes, mascu- lines et féminines, sont enrichies. Il convient, à la rigueur, de signaler, au niveau du signifiant, un petit prodige de paronomase – là encore, je dirais, du Mallarmé à l’état pur. Il s’agit du v. 11 – « Qui fou de naître pour personne » – dont une rédaction précédente du poème présentait la variante suivante : « Qui fier de n’être pour personne »8. Le passage de « fier de n’être (pour personne) » à « fou de naître (pour personne) », sans aucune variation substantielle au niveau du contenu sémantique, est un indice typique de la torturante manipulation phonétique à laquelle Mallarmé soumet son texte. Je ne m’attarderai cependant pas à une lecture métrique ou phoné- tique de ce texte : du point de vue musical, il offre cette espèce de murmure de fond, cette musicalité douce, à peine esquissée, qui est la composante acoustique usuelle du meilleur Mallarmé ; les deux points d’exclamation, aux v. 7 et 16, accompagnent à peine, par une légère exaltation de la tonalité dominante, l’exaltation sémantique, où le texte s’élève, pour redescendre ensuite, dans le dernier quatrain, au sein de la douce tessiture musicale qui accompagne d’un fond sonore élégamment rêveur le petit mythe de l’éventail.

Pour la parabole structurelle impeccable sur laquelle se dessine le profil de ce poème ;

8 Voir OCM, vol. I, p. 1178-79. La variante se trouve dans le texte du poème qui fut publié dans Le Décadent, le 9 octobre 1886 ; par ailleurs, le poème avait déjà paru dans La Revue critique en 1884, à ce qu’il paraît dans la même version, définitive, de 1887, reproduite ici.

139 Études sur le Symbolisme

pour la force et pour l’intensité avec lesquelles le noyau idéologico- poétique mallarméen y est mis en évidence ; pour l’élégance raffinée des images périphériques et la densité intellectuelle des images centrales – se détachant toutes sur le murmure rêveur d’un fond sonore extrêmement équilibré du point de vue métrique ; j’estime que c’est l’un des (rares, à la vérité) chefs-d’œuvre de Mallarmé et peut-être le plus représentatif de son discours poétique9.

9 Que ceux qui doutent de la profonde assimilitation de la poétique de Baudelaire de la part de Mallarmé – et de la naissance, chez Baudelaire, de la nouvelle poétique qui sera le fondement de toute la poésie moderne, et de la participation conjointe et également active de Baudelaire et de Mallarmé (quitte à reconnaître à Baudelaire le rôle et la gloire du génie fondateur) à cette haute école poétique qui porte le nom de Symbolisme – que ceux qui en doutent relisent la page finale de l’Invitation au voyage en prose de Baudelaire. Ils pourront ainsi reconnaître, dans la fondation poétique des deux textes et dans leur progression textuelle, le même noyau poétique et la même structure narrative – excepté le fait que chez Baudelaire, l’association thématique se produit entre deux thèmes de l’expérience (la femme et le paysage), ce qui génère le sentiment de l’Infini, tandis que chez Mallarmé, l’association se produit directement entre l’objet représenté et l’Absolu. Et ceux qui auront reconnu l’identité de ces deux mécanismes textuels et poétiques, auront reconnu le sceau même de l’école. Voici en tout cas le texte de Baudelaire : « L’Invitation au voyage : [...] Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais- tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ? [...] Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi. C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; – et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’Infini vers toi » (OCB, vol. I, p. 303).

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PAUL VERLAINE      Analyse et commentaire

Le 10 juillet 1873, à Bruxelles, Verlaine tira sur Rimbaud les deux coups de revolver que l’on sait, et il le blessa à un poignet. Arrêté et jugé à Bruxelles, il fut condamné, le 8 août, à deux ans de réclusion. Le 27 août, la Cour d’Appel révisa le procès et confirma le verdict. Le 25 octobre, il fut transféré de la prison de Bruxelles à la « prison cellulaire » de Mons, où il resta jusqu’au 16 janvier 1875. C’est durant la réclusion à Mons que Verlaine mûrit la conversion qui l’accompagna, bien que « parallèlement » à une vie extrêmement désordonnée, jusqu’à la fin de ses jours. La première référence à cette conversion – et au lyrisme religieux qui en découle, attesté à différents endroits de l’œuvre verlainienne – se trouve dans la lettre adressée à Lepelletier entre le 24 et le 28 novembre 1873, dans laquelle Verlaine écrit : « Je fais des Cantiques à Marie (d’après le Système) et des prières de la Primitive Église »1. À cette lettre s’accompagne un poème, rédigé sur un feuillet, qui ne sera pas inséré dans Sagesse, à la différence des autres textes compo- sés et envoyés à Lepelletier durant les mois suivants. Il s’agit du premier témoignage du lyrisme chrétien de Verlaine. Le titre,      (Jésus Christ, Fils de Dieu, Sau- veur), est glosé dans une phrase de la lettre : « Ci-joint une [prière] qui n’a de drôle que le titre, lequel est un monogramme des Ca- tacombes »2. Je cite donc intégralement le poème, avant d’y consacrer quelques mots d’analyse et de commentaire.

Tu ne parles pas, ton sang n’est pas chaud, Ton amour fécond reste solitaire.

1 Pour cette citation, et pour les informations qui s’y rapportent, voir P. Verlaine, Œuvres poétiques complètes. Texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, Paris, Gallimard, 1957 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 47), p. 935. 2 Le poème, qui ne figure pas dans les Œuvres posthumes, fut édité pour la première fois dans la Correspondance de Paul Verlaine, avec une préface et des notes par A. Van Bever, Paris, A. Messein, 1922-1929, t. I (dans la lettre à Edmond Lepelletier citée ci-dessus), et republié ensuite dans P. Verlaine, Œuvres poétiques complètes [OPCV]. Texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec ; édition révisée, complétée et présentée par J. Borel, Paris, Gallimard, 1983 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 47), d’après lesquelles je cite, p. 1138.

141 Études sur le Symbolisme

L’abîme où tu vis libre est le cachot Où se meurt depuis six mille ans la Terre.

Ton œil sans paupière et ton corps sans bras Prêche vigilance et dit abstinence. Tu planas jadis sur les Ararats, Confident serein du Déluge immense !

Tout puissant, tout fort, tout juste et tout saint, Tu sauvas Jonas, tu sauvas Tobie, Sauve notre coeur que le mal enceint, Sauve-nous, Seigneur, et confonds l’Impie !3 Le titre de ce poème – comme le sait quiconque s’est un tant soit peu intéressé aux origines du christianisme – est une formule qui exprime l’adoration pour le Christ (Fils de Dieu, Sauveur du monde), mais que les premiers chrétiens, par crainte des persécutions, synthétisaient dans l’acronyme (et non dans le « monogramme », disons-le avec une pointe de pédanterie)  (ichthys), terme qui en grec signifie ‘poisson’, et qui résulte en effet des initiales de la formule oraculaire. De sorte que le dessin du poisson, en évoquant l’acronyme, devient un symbole ésotérique de la foi. L’image, très répandue dans le christianisme des origines, se retrouve plusieurs fois (à côté de celle d’autres animaux symboliques : le cerf à la source, le paon, l’agneau) dans les catacombes romaines et dans de nombreux autres lieux de culte, où le poisson (chargé bien évidemment de la valeur implicite à laquelle l’acronyme fait allusion) est un symbole récurrent de la foi chrétienne primitive4.

3 OPCV, p. 295. Le texte se trouve aussi dans l’excellente édition des Romances sans paroles et de Cellulairement fournie par O. Bivort (P. Verlaine, Romances sans paroles, suivi de Cellulairement. Édition critique établie, annotée et présentée par O. Bivort, Paris, Le Livre de Poche, 2002, p. 282). Le texte ne présente, bien évidemment, aucune variante. 4 La célèbre formule se trouve au début de la deuxième partie du livre VIII des oracles sibyllins (datables à peu près de la moitié du IIIe siècle), où elle forme, aux vers 217-50, l’acrostiche [    ] (v. 217-43), suivi de l’ultérieur acrostiche [] (croix) (v. 244-50). La formule devait être assez répandue. Saint Augustin la cite et la commente amplement dans le livre XVIII, chapitre XXIII, du De civitate Dei, où il précise notamment : « D’autre part, de ces cinq mots grecs      ou “Jésus-Christ Fils de Dieu sauveur”, si l’on réunit les premières lettres, on aura , “poisson”, nom symbolique du Christ [...] », voir Saint Augustin, La Cité de Dieu. Texte traduit, présenté et annoté par Jean-Louis Dumas, Paris, Gallimard, 2000 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 468), in Saint Augustin, Œuvres. Édition publiée sous la direction de L. Jerphagnon, Paris, Gallimard, 1998-, vol. II. L’empereur Constantin en parle pareillement dans l’homélie qui lui est attribuée, Oratio ad coetum sanctorum, par. 18 (voir pour ces points J. Quasten, Initiation aux Pères de l’Église, traduit de l’anglais par

142 Paul Verlaine.     

Verlaine connaissait bien cette valeur textuelle. Dans le poème Para- boles, de Amour, le poète s’identifie, dans sa foi et dans sa soumission humble et totale à la volonté de Dieu, à différents animaux (« [...] De vous être à toujours fidèle comme un chien, / De vous être l’agneau [...] / L’ânon obscur qu’un jour en triomphe il monta [...] »), parmi lesquels figure aussi le poisson (v. 9) :

Le poisson pour servir au Fils de monogramme5.

Le titre du poème présente donc, sous l’apparence de la profession de foi christologique, deux titres : Jésus Christ, Fils de Dieu, Sauveur et, suivant l’interprétation ésotérique, poisson.

***

Ainsi, en passant à l’analyse du texte verlainien, force est de constater que ce poème, au phrasé un peu compliqué et vaguement paradoxal, est en fait régi par la structure d’une association thématique. En partant précisément de la correspondance singulière établie par l’ancien symbole chrétien – suspendu entre l’image théologique solen-

J. Laporte, Paris, Les Editions du Cerf, 1955, vol. I, Les Oracles Sibyllins chrétiens, p. 189-91). À cette formule consacrée se rattache donc l’image/acronyme du poisson. Que le poisson fût par ailleurs, dès les origines, un symbole (ésotérique, et même eucharistique) du Christ, c’est ce qu’attestent les deux inscriptions chrétiennes en langue grecque les plus anciennes et les plus importantes, celle d’Abercius et celle de Pectorius. Dans la première, composée de 22 vers, et datant de la fin du IIe siècle, on lit : « La foi me conduisait partout. / Partout elle m’a servi en nourriture un poisson de source, / très grand, très pur, pêché par une vierge immaculée. » (v. 12-14), où la référence au Christ et à la Vierge est évidente. Et dans l’inscription de Pectorius (dont les cinq premiers vers sont liés par l’acrostiche ), on lit pareillement : « Ô race divine de l’Ichtys (Poisson) céleste, / Garde une âme pure » (v. 1-2), où le « poisson céleste » est Jésus, et la « race divine », le chrétien ; il en va de même plus loin : « Reçois l’aliment doux comme le miel du Sauveur des saints, [...] tu tiens l’Ichtys (Poisson) dans les paumes de tes mains. / Je te prie, donne comme nourriture le Poisson, Seigneur et Sauveur. » (v. 6, 8-9), où le poisson sacré est identifié avec l’eucharistie même, c’est-à-dire avec Jésus Christ (voir J. Quasten, op. cit., vol. I, p. 193-97). Ainsi, l’image du poisson est gravée et peinte plusieurs fois aux murs des catacombes, avec une valeur christologique évidente. Du reste, toute une tradition évangélique – la multiplication des pains et des poissons, la pêche miraculeuse, le poisson avec un statère dans la bouche, le fait même que plusieurs apôtres, parmi lesquels Pierre, exerçassent le métier de pêcheur (« je ferai de vous des pêcheurs d’hommes », Matthieu 4 :19 ; Marc 1:17 ; Luc 5:10) – renvoie à l’image symbolique du poisson, manifestement répandue dans la communauté paléochrétienne, et dont l’acronyme  est l’ultime et saisissante synthèse. 5 OPCV, p. 439. Amour, second recueil « catholique » de Verlaine, fut publié en 1888.

143 Études sur le Symbolisme nelle du Christ, qui synthétise une vérité de foi, « Jésus, Fils de Dieu, Sauveur », et son acronyme naturaliste, , le poisson, dont l’image cache, ésotériquement, une profession de foi – le texte de Verlaine réalise effectivement une association thématique entre l’invocation du Sauveur, « Iesous Christos [...] Soter »

Sauve notre cœur que le mal enceint, Sauve-nous, Seigneur, et confonds l’Impie ! et l’image du poisson. Dans les dix premiers vers du poème se succèdent effectivement une série d’images faisant toutes référence, de façon plus ou moins perti- nente, et en frisant parfois l’absurde, à l’association/assimilation du Christ à l’image d’un poisson. J’ai repéré huit traits à la base de cette association. Il se peut que d’autres m’aient échappé, étant donné le caractère tortueux du système des références, mais ceux-ci sont suffi- sants, en tout état de cause, à témoigner que le noyau du texte réside dans l’image du Christ/poisson. Les voici :

1) v. 1 : « Tu ne parles pas [...] »

Dans la tradition populaire, le poisson est l’animal muet par excellence (« muet comme un poisson »). L’expression pourrait renvoyer aussi au silence de Dieu après l’ascension du Christ.

2) v. 1 : « [...] ton sang n’est pas chaud » Le poisson est un animal à sang froid, mais je ne vois pas du tout comment l’expression peut s’appliquer au Christ.

3) v. 3-4 : « L’abîme où tu vis libre est le cachot Où se meurt depuis six mille ans la Terre » L’abîme dans lequel le « tu » destinataire du texte vit en liberté, c’est la mer, qui ceint, en l’emprisonnant, toute la terre, mais dans laquelle le poisson nage librement6. Mais l’abîme est aussi, comme l’est souvent la

6 « Depuis six mille ans » est encore une référence à la culture symbolico-légendaire chrétienne, selon laquelle le monde existerait – depuis la création d’Adam jusqu’à nos jours, en calculant les âges des patriarches, des juges et des rois d’Israël – exactement depuis 6000 ans. Toutes les sommes historiques du Moyen-âge commencent par ce calcul, qui atteint 5500/6000 ans – résultat que Verlaine pousse correctement jusqu’à 6000.

144 Paul Verlaine.      mer (dans l’Ancien Testament ainsi que dans l’Apocalypse), symbole et image du mal, du péché, qui depuis les origines emprisonne l’homme vivant sur terre et qui est la cause de sa mort. Tandis que seul le Christ demeure libre (du mal, du péché) dans l’abîme cosmique.

4) v. 5-6 : « Ton œil sans paupière [...] / Prêche vigilance »

Les poissons n’ont pas de paupières. Mais l’œil toujours ouvert représente aussi la vertu de la vigilance, évoquée plusieurs fois dans les Évangiles (la parabole des Vierges sages ; l’ample parénèse du « estote parati » [Luc 12:35-40] ; l’exhortation « veillez et priez » [Marc 14:38] : les passages sur ce thème sont innombrables).

5) v. 5-6 : « [...] et ton corps sans bras / [...] dit abstinence » Le corps sans bras (image évidente du poisson) devient symbole de la vertu pénitentielle de l’abstinence – du renoncement à désirer, à saisir, à posséder. D’autre part, comme on le sait, à la tradition chrétienne – et surtout catholique – de la pénitence du vendredi se liait la pratique de l’abstinence, suivant laquelle il était interdit de manger de la viande, mais permis de manger du poisson. C’est dans ce sens également que le poisson « dit abstinence », en se rattachant, ici, à une tradition de la culture chrétienne.

6) v. 7-8 : « Tu planas jadis sur les Ararats, Confident serein du Déluge immense ! » S’il est vrai que l’arche de Noé plana sur les monts de l’Ararat (Genèse 8:4), il est tout aussi évident que le Déluge ne dut pas présenter, pour les poissons, d’inconvénient particulier ; c’est pourquoi on peut dire du poisson qu’il est « confident serein du Déluge immense ».

7) v. 10 : le dernier quatrain, plus équilibré, ramène le texte vers l’image christologique du Sauveur (). Après l’évocation du v. 9, « Tout puissant, tout fort, tout juste et tout saint », le vers 10 évoque un épisode célèbre de l’Ancien Testament, Dieu sauvant le prophète Jonas : « Tu sauvas Jonas ». Le Livre de Jonas raconte en effet que Dieu ordonna à Jonas de se rendre à Ninive pour lui annoncer l’imminence de sa ruine. Mais Jonas, saisi de crainte, s’embarqua pour fuir à Tarsis. Le Seigneur déchaîna alors une tempête, durant laquelle les marins priaient, « chacun s’adressant à son Dieu » (Jonas 1:5), en se demandant lequel d’entre eux avait excité la colère du Seigneur. Alors Jonas avoua qu’il était le coupable et que la tempête avait surgi à cause

145 Études sur le Symbolisme de lui, à la suite de quoi « les hommes hissèrent [...] Jonas et le lancèrent à la mer. Aussitôt la mer se tint immobile, calmée de sa fureur » (Jonas 1:15).

Alors le Seigneur dépêcha un grand poisson pour engloutir Jonas. Et Jonas demeura dans les entrailles du poisson, trois jours et trois nuits. Des entrailles du poisson, il pria le Seigneur, son Dieu. Il dit : Dans l’angoisse qui m’étreint, j’implore le Seigneur : il me répond ; du ventre de la Mort, j’appelle au secours : tu entends ma voix. Tu m’as jeté dans le gouffre au cœur des mers où le courant m’encercle ; toutes tes vagues et tes lames déferlent sur moi. Si bien que je me dis : Je suis chassé de devant tes yeux. Mais pourtant je continue à regarder vers ton temple saint. Les eaux m’arrivent à la gorge tandis que les flots de l’abîme m’encerclent ; les algues sont entrelacées autour de ma tête. Je suis descendu jusqu’à la matrice des montagnes ; à jamais les verrous du pays – de la Mort – sont tirés sur moi. Mais de la Fosse tu m’as fait remonter vivant, [...] Alors le Seigneur commanda au poisson, et aussitôt le poisson vomit Jonas sur la terre ferme.

(Jonas 2:1-7 et 11).

C’est donc le Seigneur/poisson qui « sauva Jonas »7.

8) v. 10 : « [...] tu sauvas Tobie ». La référence au salut de Tobit est plus subtile et plus cachée. Dans le récit vaste et structuré de Tobit, il est dit en effet que celui-ci, après être devenu aveugle, envoya son fils Tobias chez Gabaël, l’un de ses pa- rents, auprès duquel il avait déposé dix talents d’argent. Tobias chercha

7 Jonas, qui demeura pendant trois jours et trois nuits dans le ventre du poisson, est du reste expressément cité dans les Évangiles, où « le signe de Jonas » (Marc 8:12 ; Luc 11:29 ; Matthieu 16:4) est le symbole prophétique de la mort et de la résurrection du Christ. Voir en particulier Matthieu 12:39-40 : « Génération mauvaise et adultère qui réclame un signe ! En fait de signe, il ne lui en sera pas donné d’autre que le signe du prophète Jonas. Car tout comme Jonas fut dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits » [citations d’après la Traduction Œcuménique de la Bible].

146 Paul Verlaine.      un guide pour accomplir ce long voyage, et ce fut l’ange Raphaël qui, sans se révéler, l’accompagna. Durant le voyage, il advint que Tobias captura un gros poisson ; l’ange lui dit alors : « Ouvre-le, enlève-lui le fiel, le cœur et le foie, mets-les de côté, puis jette les entrailles ; en effet, ce fiel, ce cœur et ce foie sont très utiles comme remèdes » (Tobit 6:4). Rentré chez lui après ce long voyage, Tobias écrasa le fiel du poisson sur les yeux de son père, qui recouvrit la vue. C’est pourquoi « Tobit proclamait devant eux que Dieu avait eu pitié de lui et lui avait ouvert les yeux » (Tobit 11: 1-13 et 16). Ainsi, c’est encore un poisson miraculeux qui sauva Tobit de la cécité, et le vers « Tu sauvas Jonas, tu sauvas Tobie » fait référence à un « tu » qui représente, à la fois, le pouvoir rédempteur de Dieu et l’action d’un poisson médiateur de la grâce.

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Le système d’associations thématiques Christ/poisson qui régit le texte (système basé sur la formule paléochrétienne qui donne au poème son titre) me semble évident. Je doute seulement d’avoir réussi à élucider toutes les références et les allusions du texte verlainien. Pour ne faire qu’un seul exemple, l’image du vers 2, « Ton amour fécond reste solitaire », qui devrait aussi, évidemment, s’insérer dans la séquence des références ichtyologiques, demeure obscure. Existait-il une croyance suivant laquelle les milliers d’œufs produits par un poisson (« ton amour fécond ») étaient générés sans accouplement entre le mâle et la femelle ? Et en même temps, le vers ferait-il allusion au fait que Jésus ne se maria pas (« Ton amour [...] reste solitaire »), ou que la Vierge Marie l’engendra sans s’unir à un homme ? C’est une petite crux. Mais il est du reste possible, et même probable, que plusieurs allusions de ce texte essentiellement cryptique m’aient échappé. En revanche, sa structure me paraît désormais évidente. De même que la formule du titre renferme deux valeurs, l’image sal- vatrice du Christ et l’image du poisson, tout le texte joue sur l’ambi- valence et sur l’association thématique entre le « Christ sauveur » et le « poisson ». En fait, les deux premières strophes pourraient être lues comme si elles étaient tout simplement adressées à un poisson (« Tu ne parles pas, ton sang n’est pas chaud [...] ton corps sans bras [...] »), tandis que la troisième, adressée au Sauveur, relie, à travers les deux épisodes bibliques de Jonas et de Tobit (situés dans l’Ancien Testament, mais évoqués aussi dans le Nouveau), l’image du Sauveur à des gestes rédempteurs accomplis par l’intermédiaire de poissons. Tandis que le

147 Études sur le Symbolisme

« tu » du poème se configure constamment et alternativement comme le poisson et comme le Christ, thématiquement associés.

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Pour peu qu’elle soit mise en évidence, cette clé de lecture me semble manifeste et, je dirais même, irréfutable. Le texte n’a certes pas une grande valeur poétique, et Verlaine eut peut-être raison de l’exclure de Sagesse. Le fait qu’il s’agisse du premier texte se rattachant à l’inspiration religieuse/chrétienne dans l’œuvre verlainienne est cependant digne d’intérêt. Mais surtout, malgré sa marginalité, et je dirais même précisément en raison de celle-ci, le texte documente, d’après moi, la finesse intellec- tuelle extraordinaire de Verlaine, finesse qui lui permet, dans presque chacun de ses textes, de mêler une science métrique exceptionnelle et une culture remarquable avec les procédés les plus sophistiqués de la nouvelle rhétorique symboliste. Même dans ce qui pourrait paraître, au premier abord, un simple feuillet accompagnant une lettre, ou un premier élan du cœur vers la conversion, on trouve le fruit d’une élaboration intellectuelle compliquée et parfaitement consciente, qui témoigne d’un certain aspect de Verlaine, souverain indiscutable d’une poésie musicale et vaguement néo-roman- tique, mais en même temps sophistiqué, cérébral, profondément conscient de lui-même, et digne compagnon de l’aventure intellectuelle d’Arthur Rimbaud.

148

DEUX COMPOSITIONS POÉTIQUES DE VERLAINE

Le poème de Verlaine Cortège, publié dans Fêtes galantes, présente des signes de parenté indubitables avec certains traits de l’épisode de la Reine de Saba dans la Tentation de Saint Antoine de Flaubert. Si ce n’est que la Tentation de Saint Antoine (dont la première version remonte à 1848-1849) fut publiée pour la première fois en 1874, alors que Fêtes galantes parut en 1869. Cette contradiction singulière se résout presque certainement si l’on considère l’histoire particulière de la Tentation : écrite en 48-49 et non publiée, suite à l’avis défavorable de Louis Bouilhet et de Maxime Du Camp, elle fut retravaillée par Flaubert en 1856, la Bovary une fois achevée. Flaubert projetait de publier ses deux œuvres en parallèle ; mais l’orage et le procès qui s’amassèrent sur la Bovary au début de ’57 le détournèrent totalement de son intention de faire paraître la Tentation, œuvre bien plus « immorale » que le roman1. Certains fragments avaient cependant déjà été publiés dans la revue L’Artiste, dirigée à l’époque par Théophile Gautier2 ; et parmi ceux-ci, précisément, l’épisode de la Reine de Saba. C’est pourquoi il est possible que Verlaine eût ce texte à l’esprit (et qu’il ne le tînt pas d’une lecture tout à fait récente) pendant qu’il écrivait Cortège. C’est pourquoi aussi nous citerons la Tentation d’après le texte de 18563, qui présente quelques variantes par rapport au texte définitif de 1874 :

Elle secoue, tout en marchant, un parasol vert à manche d’ivoire, entouré de sonnettes vermeilles, et douze négrillons crépus portent la longue queue de sa belle robe, dont un singe tient l’extrémité qu’il soulève de temps à autre, pour regarder dessous. [...] Elle rit. Le singe qui tient le bout de sa robe la soulève à bras tendus, en bondissant4.

1 Voir G. Flaubert, Correspondance. Édition établie, présentée et annotée par Jean Bruneau, Paris, Gallimard, 1973-2007 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 244, 284, 374, 443, 539bis) vol. II, p. 678-79, 700-01, 728-29, où la raison en est clairement énoncée. 2 Dans les numéros des 21 et 28 décembre 1857. L’accusateur Pinart ne manqua pas de les citer lors du procès de la Bovary. 3 Ce texte fut publié en 1908 par L. Bertrand comme « première version » de la Tentation : il s’agit en fait de la seconde. Nous citerons d’après G. Flaubert, Œuvres [OF]. Texte établi et annoté par A. Thibaudet et R. Dumesnil, Paris, Gallimard, 1982- 2001 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 36-37) qui recueille, dans le volume I, toutes les rédactions de La Tentation de Saint Antoine. 4 La Tentation de Saint Antoine, in OF, vol. I, p. 235-36 et 239.

149 Études sur le Symbolisme

Et voici le texte du poème Cortège :

Un singe en veste de brocart Trotte et gambade devant elle Qui froisse un mouchoir de dentelle Dans sa main gantée avec art,

Tandis qu’un négrillon tout rouge Maintient à tour de bras les pans De sa lourde robe en suspens, Attentif à tout pli qui bouge ;

Le singe ne perd pas des yeux La gorge blanche de la dame, Opulent trésor qui réclame Le torse nu de l’un des dieux ;

Le négrillon parfois soulève Plus haut qu’il ne faut, l’aigrefin, Son fardeau somptueux, afin De voir ce dont la nuit il rêve ;

Elle va par les escaliers, Et ne paraît pas davantage Sensible à l’insolent suffrage De ses animaux familiers. D’autres passages de l’épisode de la Reine de Saba peuvent aussi avoir influé sur la mémoire de Verlaine. Sur l’image principale, dont la composition tire son titre, le fait que la Reine paraisse, précisément, dans un cortège :

Elle s’en va, figure dans les mains, en sautillant à cloche-pied. Les esclaves défilent devant saint Antoine, les chevaux, les dromadaires, l’éléphant, les suivants, les mulets qu’on a rechargés, les négrillons, le singe...5 Sur le singe « en veste de brocart », l’image initiale de la Reine :

Sa robe en brocart d’or, divisée régulièrement par des falbalas de perles [...]6.

5 Ivi, p. 587-88. 6 Ivi, p. 235.

150 Deux compositions poétiques de Verlaine

Sur l’image, plutôt singulière, du « négrillon tout rouge », une autre image de Flaubert :

[...] il y a une femme si splendidement vêtue qu’elle envoie des rayons tout autour d’elle, et derrière, à la croupe, debout sur un pied, un nègre en bottines rouges, avec des bracelets de corail [...]7. Il nous paraît évident que, malgré quelques translations d’images (ou, peut-être, défaillances de mémoire), l’affabulation de Verlaine prend sa source dans les images flaubertiennes, déviées ensuite nette- ment vers des données fantastiques verlainiennes. La première intervention, mineure, de Verlaine consiste à dissoudre l’image centrale, celle de la Reine, réduite à figurine dont il esquisse à peine les traits essentiels (v. 3-4). Mais Verlaine intervient surtout en déplaçant le noyau moral de l’épisode, de la sexualité chatoyante qui anime le mythe flaubertien, à une sensualité aux traits, disons, bien plus nettement verlainiens. Verlaine ne semble pas avoir saisi la somp- tueuse luxure, la libido terrifiante, l’énergie d’appropriation sensuelle de l’univers que dégage le faste enivrant de la Reine de Saba, qu’il a ramené (humilié) à un domaine que nous dirions presque mesquin (non pas, entendons-nous bien, par ses images, mais par son infériorité fantastique par rapport à ce qui a survécu, d’explicite ou d’immanent, de l’image flaubertienne) : c’est un exemple de ce je ne sais quoi de légèrement ignoble qui nous afflige souvent dans la poésie de Verlaine8. Ceci dit, la confluence et l’équilibre quelque peu disloqués de ces deux séries d’images produisent un texte dont le ton est dans l’ensemble cohérent avec le cadre lyrique de Fêtes galantes, vaguement surréel et estompé. Mais si le ton tient dans le cadre du petit volume, il ne suffit pas à soutenir de manière autonome l’équilibre lyrique de la composition qui trahit, si on la relit dans cette perspective, une fracture nette entre les deux composantes : la flaubertienne est mise en sourdine (remarquons à quel point l’allusion du v. 8 à « l’un des dieux » sonne faux, en tant que résidu de l’affabulation flaubertienne, complètement étrangère au nouveau tableau) ; la sensuelle-verlainienne est criarde et empesée.

7 Ibidem. 8 En 1878, comme on le sait, Verlaine projeta et rédigea le début d’une Tentation de Saint Antoine. À cette occasion, il écrivit à Charles de Sivry : « Enfin je veux faire ça un peu moins bête que Flaubert. “– Je suis ceci, – Je suis cela” [...] comme dans les revues de fin d’année ! ! En somme le seul passage de ce Crepitus m’a plu. C’est drôlement sale et bien écrit à la prud’homme, comme convenait », passage tout à fait significatif. Voir P. Verlaine, Œuvres poétiques complètes. Texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, Paris, Gallimard, 1957 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 47), p. 1231- 32. La lettre citée ici n’est publiée que partiellement dans la Correspondance de Verlaine.

151 Études sur le Symbolisme

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L’histoire du poème Marco, dans les Poèmes Saturniens, paraît plus complexe. Il s’agit, on le sait, d’une composition (de 54 vers) qui décrit, à travers six strophes et six scènes (« Quand Marco passait [...] Quand Marco chantait [...] Quand Marco pleurait [...] Quand Marco dansait [...] Quand Marco dormait [...] Mais quand elle aimait [...] »), le personnage d’une femme déroutante et bouleversante, d’une courtisane absolue : une femme terrifiante.

Quand Marco passait, tous les jeunes hommes Se penchaient pour voir ses yeux, des Sodomes Où les feux d’Amour brûlaient sans pitié Ta pauvre cahute, ô froide Amitié ; Tout autour dansaient des parfums mystiques Où l’âme en pleurant s’anéantissait ; Sur ses cheveux roux un charme glissait ; Sa robe rendait d’étranges musiques Quand Marco passait. Or nous avons bel et bien affaire ici à l’histoire brève de la courtisane Marco dans les lettres du XIXe siècle.

Verlaine ajouta à Marco une note :

L’auteur prévient que le rythme et le dessin de cette ritournelle sont empruntés à un poëme faisant partie du recueil de M. J.-T. de Saint- Germain : Les Roses de Noël (Mignon). Il a cru intéressant d’exploiter au profit d’un tout autre ordre d’idées une forme lyrique un peu naïve peut-être, mais assez harmonieuse toutefois dans sa maladresse même, et qui n’a point trop mal réussi, ce semble, à son inventeur, poëte aimable. Et Yves Le Dantec peut ainsi commenter :

La pièce en question, qui a pour titre Rêverie (et non pas Mignon), est la neuvième d’une série de romances, insérée, en effet, dans un volume intitulé Les Roses de Noël et publié en 1860 chez Jules Tardieu ; en réalité, l’auteur était son propre éditeur, avec Dentu pour dépositaire, J.-T. de Saint-Germain servant de pseudonyme à Jules Tardieu [...]. L’imitation de Verlaine ne se borne d’ailleurs pas au rythme, mais à la reprise, en fin de strophe, sauf à la dernière, du même vers terminé par les mêmes verbes (Quand Mignon passait..., chantait..., pleurait... etc.). Voici, à titre d’exemple de ce curieux décalque et de la transfiguration dont le génie est capable, la première strophe du modèle :

152 Deux compositions poétiques de Verlaine

Quand Mignon passait, les folles abeilles Venaient effleurer ses lèvres vermeilles. Les épis de blé, les roses des bois Se penchaient aussi pour toucher ses doigts. Tout n’était qu’amour et que rêverie ; Dans son lit d’argent le ruisseau glissait Courant après elle, et le vent baisait L’herbe sous ses pieds à peine fléchie, Quant Mignon passait9. Nous sommes donc en présence d’une source technique bien précise : Verlaine reprend le mètre (des décasyllabes divisés en deux hémistiches pentasyllabiques), la strophe (huit décasyllabes et un pentasyllabe répétant l’hémistiche initial), le schéma des rimes (AABBCDDCd) et le schéma même de la chanson, où le jeu technique semble, pour ainsi dire, atteindre le seuil même de l’expression, dans la répétition, au début et à la fin de chaque strophe-scène, de la même proposition sémantique (« passait », « chantait », « pleurait »...). Cependant, Jacques-Henri Bornecque ajoute, dans son commentaire érudit aux Poèmes Saturniens, des informations supplémentaires :

Marco, en elle même, était l’héroïne d’un drame original et émouvant de Théodore Barrière et Lambert Thiboust, Les Filles de Marbre (1853) qui eut un durable succès sous le Second Empire. Marco y était représentée comme une courtisane à la fois vénale et passionnée, symbole de la « fille » en lutte contre la « jeune fille ». La chanson de Marco avait connu une très grande vogue, et c’est encore elle qu’Alphonse Daudet, dans Tartarin de Tarascon (ch. VII)10 met sur les lèvres de cette Baïa qui a berné Tartarin.

Aimes-tu, Marco la belle, Dans les salons tout en fleurs, La joyeuse ritournelle Qui fait bondir les danseurs ? Aimes-tu dans la nuit sombre Le murmure frémissant Des peupliers qui dans l’ombre Chuchotent avec le vent ? [...] Non, non, non, non Marco, qu’aimes-tu donc ? Ni le chant de la fauvette ? Ni le murmure de l’eau ?

9 OPCV, p. 1085. 10 Pour être exact, le chap. VII de la IIIe partie (Catastrophes sur catastrophes).

153 Études sur le Symbolisme

Ni le cri de l’alouette ? Ni la voix de Roméo ? (Bruit de pièces d’or) Non, voilà ce qu’aime Marco (II, 2).

Le caractère de Marco apparaît donc singulièrement modifié dans le poème de Verlaine ; elle est recréée11. Il est inutile de rappeler que Tartarin date de 1872 et les Poèmes Saturniens, de 1866 ; toutefois, le texte de Daudet sert à documenter la popularité réelle de la chanson de Marco, qui est évoquée comme quelque chose d’universellement connu (Bornecque ne fournit pas de documents relatifs à cette popularité, et nous n’en connaissons pas non plus)12. On peut donc supposer que la chanson était devenue très connue grâce au succès de la comédie de Barrière et Thiboust. Nous avons donc, en amont du poème de Verlaine, une source technique et une tradition populaire. Mais l’histoire de la courtisane Marco remonte encore plus loin dans l’histoire littéraire du XIXe siècle. Elle prend naissance, pour autant que nous sachions, chez Musset. La Confession d’un enfant du siècle (II, IV) présente le portrait d’une créature mystérieuse et fascinante, l’Italienne Marco, qui bouleverse le poète et l’embrase d’une passion soudaine et violente. Leur rencontre a lieu lors d’une fête, au terme de laquelle la belle Marco, tout en restant apparemment insensible à l’adoration du poète, le conduit chez elle. Mais là, pris d’une tristesse subite, celui-ci renonce à la posséder13. Or, les caractères et la personnalité de la Marco de Musset sont essentiellement analogues à ceux de la Marco verlainienne : il s’agit d’une créature exceptionnelle, dont la profession est ambiguë, et où s’additionnent, déclamés avec emphase, les caractères de la « super- femme » romantique, les attributs concentrés d’une passionnalité illimi-

11 J.-H. Bornecque, Études verlainiennes. Les Poèmes Saturniens, Paris, Nizet, 1952, p. 192-93. 12 Voici le texte de Daudet. Tartarin rentre à Alger après avoir été chasser le lion dans le désert, et il trouve que l’attente de son amie Baïa n’était pas précisément recueillie : « [...] on entendait des rires, des bruits de verres [...] et dominant tout ce joli vacarme une voix de femme qui chantait, joyeuse et claire : “Aimes-tu, Marco la Belle, / la danse aux salons en fleurs...” » (les deux premiers vers seulement sont cités) « [...] Baïa debout [...] chantait Marco la Belle avec une casquette d’officier de marine sur l’oreille... » ; mais bientôt « le Tarasconnais prit bravement son parti. Il s’assit, on trinqua ; Baïa, redescendue au bruit des verres, chanta la fin de Marco la Belle [...] » (Tartarin de Tarascon, III, VII). 13 Voir A. de Musset, Œuvres complètes en prose [OCPrM]. Texte établi et annoté par M. Allem et P. Courant, Paris, Gallimard, 1960 (« Bibliothèque de la Pléiade » ; 49). p. 155-63, édition d’où seront issues les citations suivantes.

154 Deux compositions poétiques de Verlaine tée. Il suffit d’une lecture suivie des deux textes pour s’en convaincre. Étant donné leur ampleur, nous ne pouvons pas les citer intégralement ; nous nous limiterons à quelques fragments où le rapprochement (qui n’est jamais textuel à proprement parler) se fait particulièrement signi- ficatif. N’oublions pas, en tout cas, que les deux textes sont apparentés en premier lieu, par le fait que la protagoniste en est une courtisane qui s’appelle Marco ; en second lieu, par les caractères généraux des deux portraits ; et en troisième lieu seulement, par ces rapprochements. La Marco de Musset (« Je tenais dans mes bras une superbe dan- seuse d’un théâtre d’Italie, venue à Paris pour le Carnaval ; elle était en costume de bacchante, avec une robe de peau de panthère. Jamais je n’ai rien vu de si languissant que cette créature ») se révèle au plus haut degré dans la danse :

Elle était grande et mince, et, tout en valsant avec une rapidité extrême, elle avait l’air de se traîner ; à la voir, on eût dit qu’elle devait fatiguer son valseur ; mais on ne la sentait pas, elle courait comme par enchantement. Sur son sein était un bouquet énorme, dont les parfums m’enivraient malgré moi. Au moindre mouvement de mon bras, je la sentais plier comme une liane des Indes, pleine d’une mollesse si douce et si sympathique, qu’elle m’entourait comme d’un voile de soie embaumé. À chaque tour, on entendait à peine un léger froissement de son collier sur sa ceinture de métal ; elle se mouvait si divinement, que je croyais voir un bel astre, et tout cela avec un sourire, comme une fée qui va s’envoler (p. 156). Verlaine :

Quand Marco dansait, sa jupe moirée Allait et venait comme une marée, Et, tel qu’un bambou flexible, son flanc Se tordait, faisant saillir son sein blanc : Un éclair partait. Sa jambe de marbre, Emphatiquement cynique, haussait Ses mates splendeurs, et cela faisait Le bruit du vent de la nuit dans un arbre Quand Marco dansait.

Musset :

Ce n’était pourtant pas de l’amour que je ressentais et je ne puis dire autre chose sinon que c’était de la soif. Pour la première fois de ma vie,

155 Études sur le Symbolisme

je sentais vibrer dans mon être une corde étrangère à mon cœur. La vue de ce bel animal en avait fait rugir un autre dans mes entrailles. (p. 157) Verlaine :

Quand Marco pleurait [...] [...] Pareil au foyer que l’huile exaspère, Son courroux croissait, rouge, et l’on aurait Dit d’une lionne à l’âpre forêt Communiquant sa terrible colère. Musset :

Sa chambre était, comme elle, sombre et voluptueuse ; une lampe d’albâtre l’éclairait à demi. Les fauteuils, le sofa, étaient moelleux comme des lits, et je crois que tout y était fait de duvet et de soie. En entrant, je fus frappé d’une forte odeur de pastilles turques, non pas de celles qu’on vend ici dans les rues, mais de celles de Constantinople, qui sont les plus nerveux et les plus dangereux des parfums. Elle sonna, une fille de chambre entra. Elle passa avec elle dans son alcôve sans me dire un mot, et quelques instants après je la vis couchée, appuyée sur son coude, toujours dans la posture nonchalante qui lui était habituelle. J’étais debout et je la regardais. Chose étrange ! plus je l’admirais, plus je la trouvais belle, plus je sentais s’évanouir les désirs qu’elle m’inspirait. Je ne sais si ce fut un effet magnétique ; son silence et son immobilité me gagnaient. Je fis comme elle, je m’étendis sur le sofa en face de l’alcôve, et le froid de la mort me descendit dans l’âme. (p. 161) Verlaine :

Quand Marco dormait, oh ! quels parfums d’ambre Et de chair mêlés opprimaient la chambre ! Sous les draps la ligne exquise du dos Ondulait, et dans l’ombre des rideaux L’haleine montait, rythmique et légère ; Un sommeil heureux et calme fermait Ses yeux, et ce doux mystère charmait Les vagues objets parmi l’étagère, Quand Marco dormait14.

14 Musset continue, sur un ton différent, avec l’image de Marco dormante : « Je me retournai. Marco s’était endormie, la lampe s’était éteinte, la lumière du jour avait changé tout l’aspect de la chambre : les tentures, qui m’avaient semblé d’un bleu d’azur, étaient d’une teinte verdâtre et fanée, et Marco, la belle statue, étendue dans l’alcôve, était livide comme une morte » (OCPrM, p. 162).

156 Deux compositions poétiques de Verlaine

Face aux vers de Jules Tardieu, Y.-G. Le Dantec parlait de « la transfiguration dont le génie est capable », et face à l’œuvre de Barrière ou à la chanson populaire, J.-H. Bornecque pouvait affirmer : « le ca- ractère de Marco apparaît donc singulièrement modifié dans le poème de Verlaine ; elle est recréée ». Mais nous croyons que, en comparaison avec le texte de Musset, l’élément le plus statique du texte verlainien, c’est précisément le noyau moral-psychologique du personnage, l’image de Marco. On y décèle, à la rigueur, une légère accentuation de la tonalité romantique, tant et si bien que nous avions cru un instant voir transparaître, dans l’image verlainienne, un fond d’ironie. Mais une méditation textuelle plus attentive, et le romantisme tardif qui ca- ractérise les poèmes contigus à Marco (Nocturne parisien, César Bor- gia, etc.), font exclure radicalement cette hypothèse. Verlaine semble donc avoir recueilli de manière assez terre à terre les données de l’inspiration, romantique, de Musset, et (influencé peut-être par certains traits de la chanson populaire) les avoir recomposées en vers conformément à un schéma métrique, et à un jeu technico-musical, nouveaux et, par certains traits, originaux : ce qu’il y a de plus vivant dans ce texte, qui est loin d’être exceptionnel, c’est en fin de compte l’expérience mélodique, qui est bien le pivot de l’inspiration verlainienne. Nous voudrions ajouter une remarque générale. L’histoire brève de la courtisane Marco présente un schéma historique intéressant, qui pourrait profiter aussi à ceux qui s’attachent à reconstruire les origines et les évolutions des « cycles » poétiques. En voici le schéma général : la première donnée est un texte artis- tique15, les pages de Musset dans la Confession, dont découle ensuite, vraisemblablement, la pièce de Barrière-Thiboust, œuvre mineure qui obtint un grand succès populaire – vogue qui alla croissant et se con- densa sous la forme d’une chanson ; à travers une indubitable connaissance de cette forme populaire et en même temps par le retour au texte artistique original, un nouveau texte à caractère artistique fut généré, celui de Verlaine. Et si nous supposions qu’il y eut, comme il est probable, à l’origine des pages de Musset, un épisode ou un personnage réels (bien qu’ensuite largement modifiés et refondus), nous aurions véritablement sous les yeux un petit cycle artistique complet.

15 Texte connu, bien évidemment.

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ABSTRACTS IN ENGLISH

Charles Baudelaire: Anthropology and Poetics The life of Man is exile in a hostile land, where original harmony is corrupted and broken down. In the work of art, these heterogeneous fragments are composed by means of Imagination, and the original unity of the cosmos is restored. Baudelaire translates this idea of man and of art into rhetoric which merges heterogeneous parts of language into stylistic figures (such as thematic association, paysage d’âme, allegory, etc.) which will later become typical of Symbolist literature.

Les Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette. Introduction The collection Les Déliquescences offers a parody of mannerisms in Symbolist literature, particularly syntactical acrobatics, metrical virtuosity, and sinister motifs. The two designations Symbolisme and Décadentisme actually refer to a single literary movement.

Rimbaud from the Lettre du Voyant to Le Bateau ivre The theoretical text Lettre du Voyant Introduction a and the narrative poem Le Bateau ivre share the same argumentative structure. It takes another two years before the revolution of poetry advocated by Rimbaud in these two texts is extended from semantic structures to versification. Le Bateau ivre is in fact moulded out of a still typically Parnassian metrical form.

Rimbaud, Une saison en enfer, « Adieu ». On Essentiality The beginning of Adieu shows a stylistic feature that frequently occurs in Rimbaud’s poetry : the reduction of a syntagm to its factual core by the elimination of anything that derives from subjective perception. This feature reflects his idea that poetry should aim to tell the essence of things.

158 Abstracts in English

About Le loup criait sous les feuilles by Arthur Rimbaud Le loup criait sous les feuilles presents an obvious reference to the book of Ezekiel, in the Old Testament. Critics who intend to address the exegesis of a poet of such wide reading as Rimbaud ought to be conversant with the Scriptures.

Mallarmé, Autre éventail Autre éventail is one of the best outcomes of Mallarmé’s poetics. The poem sets the elegant translation of a frivolous, typically Parnassian object, such as a fan, into a disincarnated image of the ultimate reality. As opposed to other poems by Mallarmé, this one closes with the return of the object to its basic function.

Paul Verlaine.     . Analysis and comment The poem      is based on a thematic association between Christ and a fish, an association which re- fers to a well-grounded tradition in the Scriptures and in patristic litera- ture.

Two poems by Verlaine The composition of Cortège was influenced by the first version of Flaubert’s Tentation de Saint Antoine. In Verlaine’s poem, though, the original images are weakened and in some way coarsened. While searching for the sources of the poem Marco, one is led to reconstruct a whole literary cycle : the « history of Marco the courtesan » in XIXth century .

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DU MÊME AUTEUR

Études sur le XVe siècle « Christine de Pisan e la traduzione inglese delle poesie di Charles d’Orléans », Aevum, XXXII (1958), 5/6, p. 509-16. L’opera poetica di Charles d’Orléans, Milano, Vita e Pensiero, 1960, (rééd. I.S.U. Università Cattolica, 2006). « Studi su Charles d’Orléans e François Villon relativi al ms. B.N. fr. 25458 », Studi Francesi, IV (1960), 11, p. 201-19. « Villon, “Testament”, strofe XLIII-XLV », Studi Francesi, X (1966), 28, p. 80-83. « Due studi su Villon », in Contributi dell’Istituto di Filologia mo- derna. Serie francese, vol. VII, Milano, Vita e Pensiero, 1972, p. 1- 49. « Datazione del manoscritto Arsenal 3523, contenente il “Testament” di Villon », Actes du Ier Colloque International sur la Littérature en Moyen Français (Milan, 5-7 mai 1997), L’Analisi Linguistica e Let- teraria, VI (1998), 1, p. 169-97.

Études sur Flaubert « La leggenda aurea di Jacopo da Varagine e la “Tentation de Saint Antoine” di Flaubert », in Contributi del Seminario di Filologia mo- derna. Serie francese, vol. I, Milano, Vita e Pensiero, 1959, p. 278- 95. « Genesi e struttura tematica di Emma Bovary », in Contributi del se- minario di Filologia moderna. Serie francese, vol. I, Milano, Vita e Pensiero, 1960, p. 185-277. « Ancora sulla genesi di “Madame Bovary” », in Contributi del- l’Istituto di Filologia moderna. Serie francese, vol. III, Milano, Vita e Pensiero, 1961, p. 525-27. « Il pensiero estetico di Gustave Flaubert », in Contributi dell’Istituto di Filologia moderna. Serie francese, vol. III, Milano, Vita e Pen- siero, 1961, p. 184-456. « Le chapitre des comices et la structure de la double opposition dans “Madame Bovary” », in Flaubert, l’autre (pour Jean Bruneau), textes

161 Études sur le Symbolisme

réunis par F. Leclerc et S. Messina, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1989, p. 127-37.

Linguistique et stylistique Sull’autonomia dei valori fonetici in poesia, Milano, Vita e Pensiero, 1969. « La traduzione come strumento di analisi critica del testo letterario », in Lettura e ricezione del testo. Atti del Convegno su « Lettura e ricezione del testo », Lecce, 8-11 ottobre 1981, textes réunis par B. Wojciechowska Bianco, Lecce, Adriatica Editrice Salentina, 1984, p. 193-206. « I meccanismi del senso : il culminatore semantico », in Ricerche di semantica testuale, textes réunis par E. Rigotti et C. Cipolli, Brescia, La Scuola, 1988, p. 25-70. « Il linguaggio metafonologico e le sue applicazioni stilistica e lingui- stica », in Il linguaggio metafonologico, Brescia, La Scuola, 1989, p. 5-50. « Le concept de synonymie entre “langue” et “parole” », Cahiers de l’Association Internationale des Études françaises, 2009, 61, p. 13-29.

162 finito di stampare nel mese di luglio 2011 presso la LITOGRAFIA SOLARI Peschiera Borromeo (MI) Études sur le Symbolisme

EDUCatt Ente per il Diritto allo Studio Universitario dell’Università Cattolica SERGIO CIGADA

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