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CATACLYSMES POETIQUES : DU POETE MAUDIT AUX POETES DECHEANTS. RIMBAUD, COCTEAU, VIAN

DISSERTATION

Presented in Partial Fulfillment of the Requirements for

The Degree Doctor of Philosophy in the Graduate

School of The Ohio State University

By

Candice Nicolas, DEA

* * * * *

The Ohio State University 2006

Dissertation Committee: Approved by Professor Charles D. Minahen, Adviser

Professor Mihaela Marin ______

Professor John Conteh-Morgan Adviser Graduate Program in French and Italian Copyright by Candice Nicolas 2006 ABSTRACT

Arthur Rimbaud had an undeniable influence on authors with similarly brilliant and difficult careers, as well as a lasting impact on French youth. Based on Paul

Verlaine’s definition of Rimbaud as a “cursed” poet, my research analyzes the influence of Symbolists and Decadents on the works of new poets who emerged after the

Rimbaldian Revolution, principally Boris Vian and Jean Cocteau, both considered geniuses and both often misunderstood. These three poets perfectly embody the definition of “déchéance.” This artistic movement is more like a psychological and physical experiment that the poet is willing to inflict on his own body and soul in order to discover the “Unknown” and to attain poetic glory and immortality in Death. The “déchéants” poets, in the process of falling from impassioned optimism, agree on destroying the clichés of traditional and rejection of the Parnassian icons. The old muses are cast aside to embrace new subject matters that are more pertinent for their social or political issues, such as government, war, and religion. To deliver their message, they will also have to invent a new way of communicating, more appropriate to their new ideas: new uses of common vocabulary, adaptations of French words, and creative linguistic inventions. Thanks to these new tools, the “déchéants” advance the limits of the poetic world and create new boundaries. From bridges to mirrors, they offer an extraordinary gateway between parallel universes, between reality and fiction. ii To Lucile and Aude

iii ACKNOWLEDGMENTS

For this dissertation, lots of time, energy, and emotion have been expended.

Therefore I would really like to thank my family, especially my parents, and sisters for their support from the other side of Atlantic, and my great friends, who supported me – in the French sense of the word – day and night, all along this writing adventure; Merci

Mélanie, Todd, and Julie.

To Christopher, I wish to say thank you so much for being the calm and patient man who let me be myself and gave me the moral support that I needed.

I am grateful to Steve Murphy who gave me the taste for revolutionary poetry, and who introduced me to the beginnings of déchéance. Thank you Steve for being such a great inspiration and a dear friend.

I also wish to thank Professor Conteh-Morgan who has been very patient with my prose, even though poetry is not his favorite. Many thanks as well to Professor Marin who always has been more than just a professor, but also a confidant and a friend.

And finally, my sincerest thanks go to my adviser, Professor Minahen for his investment and enthusiasm in my research. It has been a long and chaotic adventure, six years of reading and sharing. I would never have gone through this task without you

Professor, thank you very much for your time and patience.

iv VITA

December 30, 1976 ...... Born – Bondy, France

1997...... Licence de Lettres, University of Cergy-Pontoise, France

1998...... Maîtrise de Lettres, University of Cergy-Pontoise, France

1999...... DEA Lettres, Langues et Représentation, University of Rennes 2, France

2000 - present...... Graduate Teaching Associate, The Ohio State University

PUBLICATIONS

Nicolas, Candice. « Accroupissements : Rimbaud s’insurge et le clergé s’affaisse ». Parade Sauvage 21 (2006).

---. Rev. of “Astérix – Learn French,” CD-ROM. The French Review 79.4 (March 2006): 890.

---. Rev. of Selected Poems and Letters by Jeremy Harding and John Sturrock, eds. Penguin. Parade Sauvage 21 (2006).

FIELDS OF STUDY

Major Field: French and Italian Studies in: Nineteenth/Twentieth-Century ...... Charles D. Minahen Nineteenth-Century French Literature...... Mihaela Marin Twentieth-Century French Literature ...... John Conteh-Morgan v TABLE OF CONTENTS

Page Abstract...... ii Dedication...... iii Acknowledgments...... iv Vita...... v

Chapters: Introduction...... 1

1. De la Crise poétique aux délires lyriques ...... 23 I. De la vénération à la vénénosité : dégénérescence de l’icône féminine...... 26 II. Histoire et société: Du spleen apathique au dégoût créatif ...... 56

2. Angélophanie moderne : Déchéance des anges et Ascension poétique...... 101 I. Des chérubins rimbaldiens au poète maudit...... 104 II. Heurtebise d’Orphée, ange de Cocteau...... 116 III. Angélophanie vianienne : dévouement et impuissance ...... 136

3. « Trouver une langue » : pour une exploration stylistique ...... 150 I. Initiatives rimbaldiennes : lexique pornographique et revirement poétique ...... 153 II. Vian, jeux maudits et mots déchéants ...... 163 III. Cocteau, de la prose à la poésie cinématographique...... 180

4. Les Méandres de la déchéance : du labyrinthe à l’amenuisement...... 200 I. Rimbaud « en marche » pour rejoindre l’Inconnu...... 202 II. Rejoindre ses rêves : les doubles univers de Cocteau ...... 221 III. L’Absurde des jours : survivre à ses cauchemars ...... 236

Conclusion : Sang et violence de la déchéance ...... 253

Œuvres Citées ...... 279

vi INTRODUCTION

Rien de plus inimitable qu’une poésie originelle, qu’une poésie primitive !

Bachelard

Avec l’invitation au « Voyage » de , qui incite à s’engouffrer

« Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » (v.144), la voie est enfin ouverte à l’aventure poétique. Mais quel Inconnu peut-on peut rejoindre alors que le carcan littéraire est si étriqué, les normes poétiques encore si sévères ? « Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles » (RPS 147), répondra Arthur Rimbaud quelques années plus tard. Il va alors s’agir de balayer les traditions et conventions pour instaurer une poésie plus moderne et plus adéquate aux audacieuses inspirations, fomenter une véritable insurrection littéraire, organiser un magistral cataclysme poétique.

L’expérience n’est pas sans risque, le changement peut déranger, voire choquer, et la déstabilisation peut être irréversible. Rimbaud proposera le principe du « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (143), la dégénérescence du corps pour l’immortalité de l’esprit. De la Voyance, le jeune poète enthousiaste va sombrer dans la déchéance, courant poétique officieux qui naîtra du Symbolisme et de la Décadence

1 mais qui les dépassera. Nous nous proposons d’en exposer le fondement, le processus et la finalité et de l’illustrer de plusieurs extraits de la poésie et de la littérature française de

1860 à 1960, et de plusieurs films à vocation poétique. Dans la ligné rimbaldienne, le travail de Jean Cocteau sur la polymorphie poétique et la contribution exceptionnelle de

Boris Vian vont concorder en tous points avec les espérances baudelairiennes. Qu’est-ce que la déchéance ? Que provoque-t-elle et qu’apporte-t-elle ?

Qu’est-ce que la déchéance ?

Le déchéant est un marginal, parmi les marginaux ; il est exclu – par les autres ou par lui-même, et ne se revendique d’aucun courant. Il doit affronter seul sa différence, sa monstruosité qui l’accable, et choisir d’opérer seul. Il s’engage pour une croisade bien particulière pour en ramener ce que les autres n’ont su trouver, le graal presque, pour qui veut se détacher du conformisme imposé. Mais, cette descente tout d’abord raisonnée l’emporte dans une déchéance irréversible. Quelles sont les origines et comment expliquer l’évolution et le délicat processus de la déchéance poétique ? Le Trésor de la

Langue Française détermine le sens commun de la déchéance en termes de « décrépitude physique ou morale due à l’âge ou à la maladie », elle prend alors le sens de

« désuétude », et pour Le Grand Robert, elle est synonyme de : « abaissement, chute, décadence, déclin, dégradation, disgrâce » ou encore de « décrépitude, vieillesse, vieillissement ». Dans le sens juridique, elle signifie une « perte légale d’un droit pour n’avoir pas rempli les obligations y attenant ». Et finalement, au niveau théologique, elle représente la « perte de l’état de grâce originelle », évoquant immédiatement la punition de l’ange banni du paradis originel, privé de sa grâce divine, et communément appelé

2 ange déchu. D’une manière générale, la déchéance est donc un état de dégressivité méticuleuse qui implique un état initial positif duquel on puisse chuter ; c’est-à-dire qu’il faut qu’une certaine beauté – sérénité ambiante ou phase de bonheur – d’amplitude intellectuelle préexiste pour qu’elle puisse être entachée puis complètement ruinée.

Poétique elle devient « intellectuelle, mentale, physique ou sociale » toujours selon le

Trésor de la Langue Française, elle illustre un phénomène de descente inexorable d’un auteur et s’achève lorsque le plus bas niveau est atteint – physique et mental. Il est pertinent d’étendre ces précédentes définitions à la poésie et d’aboutir ainsi à la création du concept de déchéance poétique, en abordant le contexte de son émergence, de son développement, puis de sa transcendance. Elle s’applique à l’auteur qui subit une chute spirituelle causée par la dégénérescence voire la faillite de ses sources d’inspiration et s’amorce dès les premiers symptômes de malaise interne chez le poète avant de s’illustrer dans la dégradation notable physiquement de ses procédés et démarches littéraires. Il apparaît alors que l’intérêt de cette dégénérescence soit plus en son processus qu’en son résultat : la déchéance même prime sur la chute. « Il faut donc chercher les origines, caractériser les moments qui conduisent le poète à juger son génie coupable et à l’anéantir » (Clauzel 17). Une nouvelle catégorie littéraire s’impose, celle des poètes déchéants. Ils refusent d’appartenir à une communauté bien précise, et malgré les cercles qui abondent, celui de la déchéance se développe en marge, à leur insu. Bien que les mouvements ne manquent pas, il est difficile de pointer les origines exactes de la déchéance.

3 Fin du romantisme, montée du Parnasse, et puis révolte de la Décadence et du

Décadentisme, début du Symbolisme : les courants littéraires après 1860, se détachent et

s’enchevêtrent.

Le Romantisme, en France, n’avait fait que réaffirmer, après plusieurs siècles de rationalisme, les droits de la poésie. Mais la poésie romantique restait tout imprégnée d’éloquence, et les flots de son lyrisme charriaient avec eux mille impuretés. L’objet même de la poésie se définissait encore assez mal. L’Art pour l’Art ? L’Art pour le Progrès ? Tant de controverses montrent que le Romantisme marque chez nous le temps de la révolte, et que l’heure de la poésie véritable n’a pas encore sonné. (Michaud 13)

Pourtant, elle n’est pas loin. « Vers 1880, on constate une multiplication de clans

poétiques aux noms sonores et provocants comme : les Hydropates, les Hirsutes, les

Zutistes… » (Richard 7). Ce souffle perturbateur qui parcoure la scène littéraire traduit

« les pulsions d’une époque effervescente qui cherche, en diverses directions, des voies

nouvelles pour la Poésie enfin libérée » (8). Cette désobéissance va être récupérée à la fin

du siècle par le mouvement de la « décadence » ou du « décadentisme », dont Paul

Bourget propose sa « Théorie » : « un style de décadence est celui où l’unité du livre se

décompose pour laisser place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour

laisser place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser place à

l’indépendance du mot » (14). L’auteur met en avant la décomposition du connu, André

Guyaux y voit, une révolution du style (Préface vii). Il faudrait aller plus loin ici et y voir une nouvelle façon d’engager la conception de la création littéraire. La désarticulation est invoquée comme un moyen de communication ; le message poétique doit trouver sa propre voix, prononcer ses propres formules.

4 En 1883, le terme apparaît dans le verlainien « Langueur », issu de Jadis et

Naguère. L’auteur explique dans son premier quatrain :

Je suis l’Empire à la fin de la décadence, Qui regarde passer les grands Barbares blancs, En composant des acrostiches indolents, D’un style d’or où la langueur du soleil danse.

La décadence poétique fait ainsi appel au déclin de la personne (v.1), dans la solitude

(v.2) et cela en conservant la verve poétique (v.3) et symbolique (v.4). Le décadentisme se veut révolté mais hésite encore à la révolution. s’interroge un an plus tard dans sa « Préface » aux Poètes maudits : « A bien y regarder, pourtant, de même que les vers de ces chers maudits sont très posément écrits, de même, leurs traits sont calmes, comme de bronze un peu de décadence, mais qu’est-ce que décadence veut bien dire au fond ? » (VOPC 636). Non seulement il remet en cause la définition même du mouvement mais il apporte la nouvelle notion de « poète maudit » :

The word maudit (“cursed”), used by Verlaine in three essays in 1883 to characterize the new type of poet, was more aggressive then the word bizarre. The three poets he discussed were Corbière, Rimbaud, and Mallarmé - “Satanic” poets whom normally constituted citizens would repulse through fear that their work contained the germs of dissolution. More vigorously than the essay of Verlaine, J.K. Huysman’s A rebours (1884) developed the theme of . (Fowlie/1990 5)

Alors, dans cet ouvrage, la question de Verlaine trouvera si non une réponse au moins une illustration. La décadence y gagne un héros et le décadent un nom : Des Esseintes, auquel Joris-Karl Huysmans offre « le prototype du dandy fin de siècle à la sensibilité spleenétique et à l’impressionnisme raffiné » (Lemaître 42)1. En effet, l’ouvrage rompt avec les tendances précédentes, romantisme et naturalisme, et est considéré comme

5 représentatif de l’esprit décadent. Le héros se confine dans un cocon d’imitations

rappelant l’esthétique symboliste ; le tumulte passif qui hante Des Esseintes, reflétera le

mal du siècle, le Spleen de Baudelaire. Mais le clan se scinde, « dès le mois d’août 1885,

Jean Moréas avait proposé à la critique de substituer à l’étiquette péjorative de

“décadents” le mot combien plus évocateur ! de “symbolistes” » (Richard 8). Mais peut-

on voir en 1885 l’année de la rupture et donc de la fin de la Décadence ? « Tous les

jeunes poètes auraient dû logiquement s’enrôler sous l’oriflamme du Symbole. Il n’en fut

rien. C’est même en 1886 que se fonde un journal intitulé Le Décadent, ainsi qu’une

revue concurrente, La Décadence ». Non seulement la décadence ne prend pas fin, mais

on voit même le Symbolisme adopter des poètes précédents,

In its strictest historical sense, describes the French and the Belgian writers of the late nineteenth century who, rejecting realism, tried to suggest ideas, emotions and attitudes by using symbolic words, figures and objects. Around 1885 to 1895, they produced manifestoes, sponsored literacy reviews, met in a various literary groups and discussed points of artistic doctrine. But as several notable critics have shown, symbolism has a much broader aesthetic and historical base and may include works dating from 1857 (when Baudelaire’s revolutionary book of poems, The Flowers of Evil, appeared) to the 1930’s. (Peschel/1981 1)

Mouvement très englobant, sa définition offre déjà une notion de rejet, celui du

réalisme, et de la création de nouvelles techniques, d’une certaine forme de langage à

part, basée sur l’utilisation du symbole ou de l’image. Symboliste, décadent, novateur en

somme, il semble donc juste d’octroyer à Baudelaire aussi le statut de précurseur des

déchéants, dont Les Fleurs du mal inaugurent l’ambivalence du monde poétique de la dégénérescence – monde embaumé de nouvelles senteurs exotiques, bercé d’un enivrant courant qui appelle à l’exil. L’auteur transforme en effet les jardins édéniques de la

6 poésie parnassienne en un parterre de végétation immonde. Du recueil surgit l’obscur

parfum enchanteur puis destructeur du désir chargé de répugnance, des voyages aux

destinations féeriques qui s’avèrent mortifères. Ecœuré par l’hypocrisie et le

conformisme bourgeois, le poète imprègne de son dégoût chaque pétale de ses Fleurs et

leur donne cette géniale particularité où fusionnent beauté et putrescence ; chacune des

espèces du jardin baudelairien est unique.

Baudelaire et son idéal offrent une poésie dualiste, celle du paradoxe intrinsèque

qui déchire le poète. Selon Marcel Raymond, « on s’accorde aujourd’hui à considérer Les

Fleurs du Mal comme une des sources vives du mouvement poétique contemporain »

(11). Bourget nous prévient « Lire Les Fleurs du mal à dix-sept ans, lorsqu’on ne

discerne point la part de mystification qui exagère en agressifs paradoxes quelques idées,

par elles-mêmes seulement exceptionnelles, c’est entrer dans un monde de sensations

jusqu’alors inconnues » (4). Ce recueil se propose d’incarner la dualité sous-jacente qui

torture les poètes. Son auteur lui-même révèle en 1857 dans un de ses projets de préface :

« des poètes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du

domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus

difficile, d’extraire la beauté du mal » (BOC1 181). L’idée de Baudelaire est donc d’accéder à cet Inconnu, par le connu. Il va utiliser la scène poétique déjà en place, pour en proposer une certaine distorsion, et activer alors le déclenchement de la déchéance.

Mais là n’en sont que les prémices ; si Baudelaire en inspire l’émergence, Rimbaud mettra en place le projet, celui d’atteindre le paroxysme de la création artistique, même si la santé de son poète en dépend. “Both Baudelaire and Rimbaud, in fact, create an aesthetics of ugliness – partly through a predilection for perversity and perversion, a

7 turning away from what is conventionally accepted; partly through a desire to scandalize;

and party through their perceiving beauty in what is traditionally regarded as repulsive”

(Peschel 6). Le jeune poète va privilégier le dérèglement de tous ses sens et donc sa

propre destruction physique afin de trouver ce que tant d’autres avant lui ont cherché,

l’Inconnu, la vraie poésie, objective et sensorielle.

« Le premier voyant » et le dernier

Bourget considère que l’artiste « hésite entre la révolte de son individualité et

l’accommodation au milieu » (16), Baudelaire en fait partie, « il se proclama décadent et

il rechercha […] tout ce qui, dans la vie et dans l’art, paraît morbide et artificiel aux

natures plus simples » (16-17), le poète est prêt au voyage mais se rallie à un groupe et

émet quelques réserves quant à l’immédiat de son départ, Rimbaud le dépassera. « In

claiming in his Lettre du Voyant that Baudelaire was a true god, he acknowledged his alliance with all poets and the continuity of the poet’s experience throughout the ages. In a fundamental sense, therefore, the tradition from which Rimbaud comes is that which leads the poet to create his own universe” (Fowlie/1967 38). L’esprit brouillé, le poète doit saisir le moment précieux où ardeurs inspiratrices et révélations créatrices se rencontrent. Le choc des sentiments d’impuissance puis de rage crée une sorte d’« extase poétique » (Lemaître 29), « une poésie de crise, une poésie témoin d’une véritable crise du langage » (30). Rejet des clichés puis rejet du Parnasse, la crise du poète entraîne un climat de haine et de violence et se propage rapidement, jusqu’à engendrer la transgression littéraire. La poésie de Baudelaire émane d’un milieu essentiellement bourgeois et subit une grande emprise féminine, en particulier celle de sa mère2. En 1841,

8 la première des futures Fleurs du mal éclôt. Le recueil n’a pas encore de titre définitif ;

Les Limbes, dont il est alors question en 1850, pourraient bien devenir Les Lesbiennes.

Déjà les préoccupations spirituelles du poète s’imposent dans la dualité, naviguant entre

fantasmagories infernales – les limbes appelant très vite à des visions sataniques – et

dilemmes féminins, sphinges et déesses lesbiennes. Baudelaire s’affirme parfaitement

ambivalent. Son esprit bourgeois recherche des émotions fortes, teintées de révolutions et

d’interdits. Attiré par le bien et la beauté, alors que fasciné par le mal et la laideur, le

poète détourne l’inspiration romantique et la subvertit pour son Idéal. L’ennui, le dégoût, le pêché – le Spleen – vont l’entraîner sur les chemins de la révolution poétique,

empruntés peu après par le jeune Rimbaud. Il est pertinent de noter ici la réflexion de

Steve Murphy qui souligne à ce propos : « Spleen et Idéal : deux concepts dont l’intérêt

ne se limite pas, dans Les Fleurs du Mal, à la section intitulée “Spleen et idéal”. Le

Spleen, sous la forme de l’Ennui, fait son entrée dans le poème liminaire du recueil et il

est tout autant le moteur du “Voyage” terminal : il s’agit d’un concept central » (2003/

29).

La dialectique évolue donc entre haine et passion, entre envie et dégoût. La

première victime des divergences baudelairiennes semblerait être Paris – ville vénérée,

défigurée par les grandes idées rénovatrices de Napoléon III accomplies par Haussmann,

et finalement amèrement regrettée – puis s’avère être la femme, amante à la fois adorée,

mystifiée mais aussi délaissée, injuriée et irrémédiablement damnée. Au cœur de ces

fleurs irisées et nauséabondes, l’ancienne muse n’échappe pas aux antithèses poétiques,

annoncées d’ailleurs par leur titre qui appose – et non oppose – directement le beau et le

mal. Ces fleurs, ces beautés sont-elles nées du mal ou bien sont-elles les dernières étoiles

9 à illuminer la désolation spleenétique du ciel parisien ? La décrépitude de ce jardin symbolise la dégradation latente de l’image de la femme aux yeux du poète. De ses différents portraits, on note sa volupté, puis sa perversité ; la femme n’est pas un ange, et si elle devait en être un, elle serait très certainement Lucifer, l’ange déchu. Baudelaire après avoir fraternisé avec elle, n’en sera pas moins maudit. Maudit, il ne fera pourtant pas partie intégrante des élus de Verlaine mais reste pour nous l’initiateur du mouvement de la déchéance poétique3. La femme dessinée mi-ange, mi-démon a donc bien été la source d’inspiration lyrique d’un des plus grands poètes du XIXe siècle. Porté par ses passions dévorantes, puis tourmenté par ses délires haschischins, Baudelaire a réalisé une véritable esthétique du Beau en joignant pureté, élévation spirituelle puis cruauté, malheur et dégénérescence. Des Fleurs du Mal surgit l’obscur parfum enchanteur puis destructeur du désir chargé de répugnance, des voyages aux destinations féeriques qui s’avèrent mortifères. Si Georges Bataille y voit curieusement une « œuvre édifiante destinée à inspirer l’horreur du vice » (38), les attraits de la subversion sexuelle peuvent au contraire y donner goût. Le poète avouera : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade : celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre » (« Mon cœur mis à nu », BOC1 682-83). Dans les deux cas, joie ou désir est éprouvé, et donc la satisfaction atteinte. Le noyau de la crise interne réside alors dans cette violente ambivalence qui déchire dangereusement la volonté du poète, « le contraire de la volonté étant la fascination, la fascination étant la ruine de la volonté » (Bataille 61).

Fasciné par l’exaltation baudelairienne, Rimbaud arrive à la capitale plein d’espoir et d’entrain, mais y perd vite ses illusions. Ses premières poésies – « œuvre de sa

10 toute jeune adolescence – gourme sublime, miraculeuse puberté ! » (VOPC 644) –

perdent leur connotation naïve et innocente que peuvent revêtir par exemple « Les

Etrennes des orphelins ». Sa fougue adolescente, son comportement grossier sont mal

perçus sur la scène littéraire parisienne et le poète va se venger de la société inégalitaire

en s’engageant dans la composition contestataire. Verlaine curieusement précise,

« l’œuvre de M. Rimbaud, remontant à la période de son extrême jeunesse, c’est-à-dire à

1869, 70, 71, est assez abondante et formerait un volume respectable » (636).

Respectable, c’est selon. Déjà le jeune rebellé s’exerce à « l’apprentissage de la

subversion »4 et affluent alors pamphlets antimilitaristes, anticléricaux, ou encore anti-

impérialistes inspirés par le climat de guerre et de violence qui pèse sur la France. Par

exemple, « Le Forgeron c’est lui, sinon il n’aurait pas écrit ce texte, il n’aurait jamais

écrit un texte pour le seul plaisir de la virtuosité littéraire, il n’a jamais écrit un texte qui ne le raconte, lui » (Jeancolas 165-66). Rimbaud se révolte ; il compose railleurs et satiriques5 et s’outille de nouvelles armes langagières : l’ironie et la dérision. Grâce à

elles, il propose un lyrisme perverti qui s’attaque aux muses parnassiennes et favorise

l’ambiguïté et la quasi-illisibilité. Il affirme sa nouvelle répulsion contre le Parnasse, et

avec plusieurs morceaux de l’Album Zutique, assassine les auteurs de poésies subjectives

contemporaines.

C’est non seulement dans son appel à changer la vie mais aussi dans ses

trouvailles lexicales que Rimbaud va étonner, déranger. « Le démon de Rimbaud est celui

de la révolte et de la destruction […] L’Etat, l’ordre public et ses contraintes, le “bonheur

établi”, le train conventionnel de l’amour et des familles, le christianisme, la morale, tous

les produits de l’esprit humain, en somme, il les nie et les bafoue » (Raymond 37).

11 Communard de cœur, il refuse le Dieu en lequel on l’a trop forcé à croire et à l’humour mêle la perversion : « Les Assis », simples bibliothécaires deviennent de lascifs fauteuils et l’image des prêtres est allégrement subvertie par « Accroupissements » ou « Le

Châtiment de Tartufe ». Dans sa caricature ecclésiastique, il n’épargnera pas l’image de l’ange, dans lequel il trouvera un complice de débauche, un frère du poète vagabond.

Rimbaud en a fini de louer ses premières idoles, il en rit au contraire dans sa « Vénus

Anadyomène » ou ses « Petites amoureuses ». Sa crise poétique se traduit essentiellement dans son projet novateur, celui de la « Voyance », et il s’engage dans la poésie objective, celle qui requiert travail et investissement, rejetant les balivernes subjectives du passé.

« La détestation de ce qu’il n’aime point suscite en son tempérament, naturellement insurgé, des violences extériorisées par le geste et la parole » (Clauzel 41), le ressentiment va alors rythmer la poésie rimbaldienne et la brutalité des propos s’accentuer. Le Voyant promulgue le dérèglement des sens, la dégénération de sa personne. Il planifie posément sa déchéance, attaque tout ce qui lui semble injuste, menteur et violeur. Il attend la consécration et n’hésite pas à s’encanailler pour y parvenir. La déchéance va faire de lui « un des poètes les plus violents » (Bataille 32) de son siècle.

Incarnant l’image du poète maudit selon Verlaine en 1884, Rimbaud symbolise une redécouverte de la poésie bien plus révolutionnaire que celle de Corbière, Mallarmé, ou encore Desbordes-Valmore avec lesquels il partage le titre de maudit. Si l’article dans son intitulé maudit le poète, le ton que Verlaine utilise est plutôt encensant, il valorise le jeune homme sur tous les plans, exagère même, « magnifique témoignage de l’intelligence, preuve fière et française, bien française » (VOPC 648). L’importance de

12 l’allégation est que Rimbaud, contrairement aux autres, est avant tout « maudit par lui-

même, ce Poète Maudit ! » (655). Il a refusé le lyrisme poétique, après l’avoir tant

travaillé, rejeté ses premières amours comme le Parnasse et Baudelaire. Et malgré les

efforts portés à l’impression de la Saison, l’auteur n’y fit jamais suite, « M. Rimbaud trop

dédaigneux […] n’a rien voulu faire paraître en fait de vers » (655) – mais on sait que

parurent « Les Etrennes des orphelins ». Le déchéant s’écarte, la communauté des poètes

ne correspond plus à ce qu’il recherche. Rimbaud veut du nouveau qu’il est prêt à obtenir

dans la violence, essence même de la déchéance, et va dépasser la malédiction sociale à

laquelle Verlaine l’a condamné. Apparaît une véritable « poésie de la fureur dont les

variations oscillent entre la dérision satirique et la colère métaphysique » (Lemaître 32) –

fureur retrouvée dans les confessions de la Saison en Enfer et tout particulièrement dans la partie intitulée « Mauvais sang ». Alors, dans la délivrance douloureuse de son message, « l’homme en M. Rimbaud est libre » (656), le poète ne l’est plus. Les jalons d’une nouvelle poétique teintée de voyance et de violence sont posés. Rimbaud ouvre une voie révolutionnaire, et s’impose comme le poète déchéant modèle. Grâce à lui se dessinent les contours de cette forme singulière, accompagnée d’un dérèglement du lexique et du langage. Un monde à part entière va s’ouvrir au poète, l’univers parallèle de la déchéance, et il en instaure les règles, la première étant d’absolument tout dérégler.

Pour Lewi, « en 1916, presque toute la poésie est héritière du symbolisme » (6) – et on ne peut dénier la grande place que va occuper le symbole dans la poésie déchéante

également. Va naître de la fusion de ce symbole et de cette révolte, un nouveau cercle, un nouveau courant, dont Rimbaud serait l’instigateur : « après l’épanouissement du romantisme, après que Baudelaire et Rimbaud eurent entamé la première grande

13 révolution du langage et qu’Apollinaire eut donné les plus belles efflorescences de l’héritage symboliste, apparut le surréalisme » (3). En effet, la fougue rimbaldienne galvanise d’autres auteurs du siècle suivant – Aragon, Breton, Eluard – mais il semblerait que ce soit davantage Jean Cocteau et Boris Vian, qui rejetteront comme lui leurs envies de révolte sur la société et les normes imposées. Avec les mêmes verve et conviction, puis affichant les mêmes regrets, les mêmes désillusions, ces deux grands poètes du 20e siècle, s’affirment véritables figures de proue du mouvement déchéant. Après avoir voulu rejoindre les cercles à la mode – Rimbaud les Parnassiens, Cocteau les Surréalistes, et

Vian les publiés en Pléiade – les « vrais » poètes refusent à présent les étiquettes. Ceux qui veulent s’aventurer de l’autre côté du miroir rencontrent des difficultés à être entendus par un public encore hésitant et à être reconnus par leurs pairs hermétiques, mais ne se résigneront pas pour autant. Suivant l’exemple rimbaldien, quittant les tunnels de la décadence alors que s’enraillent les mécanismes de l’ennui et de la déception, les poètes s’engagent avec un espoir de nouveau, dans une descente amère puis destructrice et pénètrent les coulisses de la déchéance. A la suite du passage de cette fulgurante comète, Cocteau exposera grâce à sa trilogie orphique le dilemme du poète moderne : choisir entre le monde des vivants et la vie banale qu’il offre, ou rejoindre la zone, sas intermédiaire, qui s’ouvre sur le royaume bizarre de la Mort, enchanteresse et inspiratrice. Vian, lui, clôt avec son Ecume des jours le monde initié par Baudelaire ; l’ultime fleur du mal se fait nénuphar et assassine, elle n’inspire plus seulement le malaise et la mort, elle les entraîne, fatalement. Ensemble, ils poursuivent et achèvent le dessein rimbaldien, souffrant des mêmes maux et se livrant aux mêmes fantaisies puis

14 aux mêmes combats. Il va tout d’abord s’agir d’établir les origines de leur « déchéance »

personnelle.

Ascension des poètes déchéants

Bouleversé par l’intensité du génie rimbaldien, Cocteau est attiré par les mythes

de la beauté et des amours destructrices – Narcisse, Orphée – et en fera la trame de son

œuvre qui s’ouvre sur une première figure orphique en 19256. Celle-ci se multiplie et on

retrouve en poésie, au théâtre et au cinéma Orphée, comme incarnation du poète génial et

incompris. Icône presque emblématique, il ressemble à tous les poètes en manque

d’inspiration face à une société mal conçue pour eux. C’est avec autant d’ironie que

Rimbaud qu’il publie tout d’abord anonymement son journal intime du Livre blanc7 en

1928, puis qu’il dévoile les révélations de sa cure de désintoxication dans Opium en

1930. Ses confidences, ou confessions, aideront à cerner les éléments biographiques de

cette douleur soignée dans l’abus de drogue. Avec son premier film, Le Sang d’un poète,

il illustre ses angoisses et ses illusions quant au rôle du poète, et côtoie le monde

surréaliste pour un moment, avec des techniques surprenantes, et des symboles à

profusion. Il introduit l’attirance du poète pour l’ailleurs, et y ajoute, plus

personnellement, son attirance pour les hommes. Il s’emporte et décide lui aussi

d’apporter du nouveau, son nouveau et concrétise la sensualité homosexuelle en

sublimant ouvertement le corps d’un homme, celui d’Enrique Rivero. Cocteau avoue là

ses préférences, sa différence, et tente de les faire accepter, s’attirant alors définitivement

les foudres des surréalistes – Breton en tête. Avec les films suivants, L’Aigle à deux têtes

(1946), et Orphée (1950), il met en scène le destin tragique du poète en prise avec les

15 tourments de l’amour et du pouvoir ; il introduit alors le recours aux passerelles et aux miroirs, pour rejoindre la Mort. Derrière le miroir, se révèle l’angélophanie, imperceptiblement liée au destin du poète ; la poétique de Cocteau sera symbolisée dans cette création d’Heurtebise, personnage récurrent qui tente de soulager la souffrance du poète.

Cette sublimation poétique de la souffrance est pourtant parfois bien réelle. En

France, le vingtième siècle se voit à deux reprises déchiré par le chaos de la guerre et ses esprits en seront à tout jamais marqués. Les années quarante – l’Occupation et la

Collaboration – auront inspiré colère et dégoût chez bien des auteurs engagés. Alliant la fulgurance rimbaldienne, violence et mort prématurée, à la polymorphie coctélienne, trompettiste, et compositeur, romancier, nouvelliste, journaliste, critique, chroniqueur, dramaturge et bien entendu poète, Vian assiste au second conflit qui défigure l’Europe. Trop longtemps méprisé par la critique8, destin brisé par la maladie, entaché par la guerre et la haine destructrice, Vian va choquer les esprits bien assis et bien pensants et mener une nouvelle rébellion lexicale et syntaxique. La composition de sa prose repose sur l’imaginaire de toute une société, basée sur la nôtre mais poussée à l’extrême pour mieux en mettre en relief les imperfections et les incohérences. Pour lui, la femme est toujours bien présente. Bien qu’elle ne soit plus l’égérie des poètes, elle tient encore un rôle bien particulier, celui de la chute de l’homme. Singulières, les femmes chez Vian inspirent le respect, la crainte mais tout autant d’amour. Chloé devient le centre de l’univers de Colin, leur cellule amoureuse se recroqueville à mesure que le souffle de la jeune fille s’échappe. Dans L’Arrache-cœur, Clémentine, protagoniste en retrait des autres personnages et pourtant au cœur d’une histoire d’amour maternel

16 exclusive, tente de protéger ses trumeaux des éléments naturels en dressant autour d’eux

des murs immenses, de faux cieux et finalement des barreaux. Alors Angel, malgré sa

prédestination à surveiller ses femme et enfants, préfère quitter ce monde de fous et

rejoindre celui des adultes – passage traditionnellement réduit à la mort chez Boris Vian.

Sa prose, tout comme sa poésie, est imprégnée de violence, de haine ; s’y mêlent

sang, sexe et plaisirs sadiques et se crée chez lui un double univers dans l’imaginaire et la

candeur de la jeunesse. Décors insolites, lexique curieux, le pohête-pataphysicien9

s’essaye à la rime dès 1940 avec le pari effronté de composer Cent Sonnets. La préface de

Noël Arnaud les considère comme une véritable « exception dans l’histoire de la poésie française » (10), alors qu’ils annoncent surtout les préoccupations hétéroclites retrouvées dans les œuvres postérieures : chez Vian, « il y a le cinéma, il y a le jazz, il y a l’anticléricalisme » (13). Ils paraissent finalement en 1944, bercés d’une ironie féroce, d'un sarcasme antisocial indéniable. La gymnastique langagière et la fantaisie phonique y sont particulièrement intéressantes, alors qu’en 1946 – année aussi de L’Ecume des jours

et du très controversé J’irai cracher sur vos tombes – Vian entame ses Cantilènes en

Gelée où tableaux et images lyriques, facéties charmantes sombrent dans l’ironie

cynique. De l’humour au désarroi, ce sont les romans qui précisent l’existence de mondes

différents. Leurs passerelles intermédiaires prennent une forme concrète, surtout dans

cette maison bizarre qui rétrécit à l’approche de la Mort dans L’Ecume des jours. Aussi,

les anges gardiens des protagonistes trouveront un nom, Nicolas dans L’Ecume des jours

et Angel dans L’Arrache-cœur. Finalement écœurée, désabusée, sa prose poétique

bascule inexorablement de l’innocence de la jeunesse dans le cauchemar ultra-violent et

la souffrance inévitable. Les romans ou nouvelles publiés sous le nom de Vernon

17 Sullivan comme Le Désir, les chiens et la mort ou J’irai cracher sur vos tombes choquent

de par leur extrême réalité dans le crime. Il paraît alors évident que nos trois auteurs de

période littéraire, de verve et d’orientation sexuelle différentes, sont bien de la même

veine, irriguée par le même sang, celui du poète déchéant. Seul Cocteau a mis un nom sur

son autobiographie – Le Sang d’un poète de 1930, qui mêle à la fiction onirique nombres

de repères personnels – mais l’on peut attribuer un tel titre à l’ensemble des pièces

poétiques où coulent fleuve de la honte, comme dans L’Arrache-cœur, et sang de la

haine, dans L’Ecume des jours.

Les origines de la déchéance exposées, il s’agit de voir comment elle se déclenche chez ces trois poètes, pourquoi ceux-ci l’acceptent dans son principe, dans sa forme, et dans sa brutale finalité. Il va falloir pour cela prendre en compte certains de leurs repères biographiques, qui se recoupent à bien des points. Du mal-être au besoin de changements, la tourmente des événements socio-historiques extérieurs, se traduisent par un état de crise reflété dans une errance et un trouble personnel. Le poète déchéant, blessé par un déchirement identitaire inhérent à sa condition d’asocialité, se perd et se provoque chez lui un processus de déclin inévitable. La déchéance va donc être initialisée consciemment, mais son flux deviendra au fur et à mesure incontrôlable, échappant à son créateur. Les trois poètes présentent une certaine sérénité dans leurs premiers écrits, très rapidement troublée par une révolte interne. Ils se ressemblent dans leurs convictions idéologiques et sont réunis de par leur terrible dégoût des institutions désenchanteresses.

Incontestablement liés, ils jettent l’opprobre sur la société française et ses défaillances, et ont décidé de lutter par les mots. Le travail qui leur incombe, aussi bien thématique que technique, les rapproche. A armes littéraires égales, ils se différencieront dans le

18 maniement de leur art. Leur destin et leurs revendications concordantes, c’est le parcours de leur déchéance qui va diverger, mais ils se rejoindront dans la violence de leur révolte.

Bien plus que maudits, au sens verlainien, Rimbaud, Cocteau et Vian sont des poètes déchéants. En effet, avant tout personnel et intime, ce processus poursuit une évolution négative dans le temps et dans l’espace et fait parallèlement ressortir une certaine ambivalence chez le poète incertain, en quête de nouveauté. Il est alors impossible de différencier totalement œuvre et vie des auteurs. D’ailleurs, Antoine Adam nous devance en disant dans sa préface à l’œuvre rimbaldienne : « quoi que prétendent certaines théories aujourd’hui à la mode toute poésie authentique est d’abord l’œuvre d’un homme, elle traduit sa vision du monde, elle exprime les forces profondes qui l’habitent » (ROCA ix). Il est bien important de considérer le poète aussi en tant qu’homme, mais ce dans une certaine mesure, il faut nuancer l’importance donnée à la biographie, puisque celle ci est tout aussi subjective et peut être également un amalgame d’interprétations. Par exemple, au sujet de l’œuvre vianienne, J.K.L. Scott considère la notion du mythe de l’auteur, et l’explique en tant que “the reader’s perception of the author as a writer and human being, based on the reader’s knowledge of the author’s life, works, and above all received opinion” et ajoute “it can be seen that to a large extent the critical standing of an author is dependent on the degree in which that author’s myth does or does not coincide with the prevailing opinion of what an author’s myth should be” (5). Sans trop extrapoler, il est toutefois aisé de pouvoir tenir en compte de la vie de famille ou de l’éducation religieuse pour expliquer certaines pièces, notamment chez Rimbaud, avec ses écrits de 1870-1871, et ce même jusqu’à Une Saison en enfer. Les trois auteurs ont été privés de la figure paternelle, ont grandi dans un pays en guerre, ont connu certains déboires amoureux et

19 ont recouru à l’expression de leur passion par la plume. Scott précise “this is of course

precisely the sort of ad hominem criticism that Barthes abhorred, but it is undeniably a factor influencing a reader’s response” et insiste sur le fait que “Boris Vian’s myth was quickly established, but it has proved longlasting. Nadeau refers to Vian as being the

‘victime de sa réputation’” (5). Rimbaud, Cocteau et Vian créeront un nouveau monde, loin de celui dans lequel on les a forcés à vivre, un monde fantaisiste pour les incrédules, mais bien réel dans leur esprit. Si le premier mélange monde onirique et monde réel, le second appose directement le royaume des Hommes à celui de la Mort, alors que le dernier dessine un univers fantastique d’enfants contre une société d’adultes cruels et violents. Devront alors être créés de nouveaux mots, de nouvelles formes pour les représenter. Enfin, processus complexe et abstrus, la déchéance forcera le poète à franchir des obstacles dont les formes et forces varieront, qui se dressent entre lui et la création. Il faut donc aussi insérer des passerelles intermédiaires, des sas, pour rejoindre ces univers parallèles. Chacun des auteurs en jouera à sa guise, jeux de couleurs ou de mots, passages secrets entre les miroirs, animaux et véhicules mystérieux, ou plus simples escaliers et trappes. Toutes les voies mènent le poète à sa déchéance. Ces chemins interminables finiront de l’exaspérer et la quête d’Inconnu qui inspire sa composition lyrique fera de lui un être égoïste et solitaire. L’abandon puis la haine deviennent ses nouvelles motivations littéraires. La perversion mentale, une violence sexuelle, une autodestruction physique préméditée se retrouvent dans cette évolution négative, se répand des veines aux vers de leurs auteurs. Cette chute fatale dévoile le visage de la déchéance finale dans laquelle chaque poète se perd, capitulation ultime.

20 Le XXe siècle s’ouvre donc sur cette folie10 et la poésie, après avoir vu ses sujets

et la forme de ses vers modifiés, subit une réelle transmutation. Faisant allusion à

Apollinaire et à ses Calligrammes de 1913-1916, Genette explique que : « la pratique de la lecture et de l’écriture devaient à la longue affaiblir le mode auditif de perception des textes au profit d’un mode visuel » (125). Ils mêlent en effet textes symbolistes et dessins cubistes, le mot, ou le signe, en soi n’est plus suffisant aux poètes, ils recherchent le nouveau déjà requis par Baudelaire et Rimbaud. A cet appel répond Cocteau dont les

œuvres ont l’intérêt particulier de revêtir toutes les formes d’art pertinentes à l’expression de la poésie ; vers, mais aussi prose, dramaturgie et cinéma. Cette polymorphie artistique attirera l’attention sur Vian, qui avec Rimbaud partagera ce même engouement lucide pour la déchéance. Leur est à tous trois commune cette souffrance amère et cette habilité

à la sublimer. Bien que leurs approches poétiques respectives puissent sembler au premier abord différentes, elles illustrent cette poétisation du mal et la sublimation négative qui sera le leitmotiv des poètes déchéants.

21

1 Alistair Rolls voit en A Rebours un véritable précurseur à L’Ecume des jours (62-102). 2 « Le petit Charles […] connaissait la quiétude bourgeoise d’un logis artistiquement décoré, meublé avec opulence, animé par la présence chérie d’une maman jeune, prématurément veuve. C’était un univers de dentelles, de parfums, pudiquement indécents, de fleurs […] dans l’ombre des taffetas, des linons et des fanfreluches exquises » (Palméro 22). 3 Verlaine consacre toutefois à Charles Baudelaire un article dans L’Art le 16 novembre 1865 (VOPC 599- 612). Il y vante les mérites du novateur, son « côté spiritualiste[…] coté sensuel et même bestial » (602), avant d’insister sur son intégrité poétique. « Baudelaire exige du poète le plus exclusif amour de son métier […] Croyant peu à l’Inspiration, il va sans dire que Baudelaire recommande le travail » (607) 4 Expression employée par Steve Murphy pour sous-titrer son livre, Le Premier Rimbaud. 5 On notera « Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize… » qui entreprend les premières invectives antimilitaristes alors qu’en février 1872, « Les Mains de Jeanne-Marie », un texte de colère et de tragédie, loue la vaillance des guerrières communardes. 6 Jean Cocteau mettra en scène Le Sang d’un poète en 1930, Orphée en 1950 et Le Testament d’Orphée en 1960 où il apparaît pour la première et dernière fois à l’écran. Ces films sont connus sous le nom de « Trilogie orphique ». 7 En effet, dans la préface, Milorad cite Cocteau qui prévoyait : « sans doute publierai-je mon prochain livre sans nom d’auteur, sans nom d’éditeur, à quelques exemplaires, pour voir si enterrée vive, une œuvre aura la force de sortir toute seule du tombeau… » (18-19). Ainsi, faussement sous couvert anonyme, « le poète ne peut-il s’empêcher d’annoncer la parution de son Livre blanc » (19). 8 A noter que Vian défendit la poésie de Cocteau et que celui-ci lui rendit la pareille : On pourrait s’étonner, à observer les diverses réactions des critiques et des gens de lettres que Jean Cocteau ait apporté à Boris Vian un soutien si franc et si enthousiaste. Jean Cocteau est un écrivain français dont les multiples talents l’ont amené successivement et parfois simultanément vers le théâtre, le roman, la poésie, les chroniques, les livrets d’opéra, les arguments de ballet, la peinture, la céramique… Cette énumération pourrait s’appliquer à Boris Vian. Si les deux hommes n’appartiennent pas à la même génération (Jean Cocteau est né en 1889), il se sont fréquentés à Saint-Germain-des-Prés. Boris Vian avait défendu sa poésie en 1949 durant l’émission « Le Procès des Pontifes ». Ainsi lorsque Boris Vian entreprend de faire jouer L’Équarrissage pour tous, Jean Cocteau lui témoigne ses encouragements à plusieurs reprises […] faire l’éloge d’une pièce de Boris Vian en 1950 était courageux et perspicace. (VOC9 43) 9 Dans « Apport au Prince » du recueil des Cent sonnets, Boris Vian explique : « Je veux apporter aux nues le prince des pohêtes. / Chacun de nous lui doit un hommage fleuri » (36). Quant à la pataphysique, il s’agit d’une nouvelle science élaborée par Alfred Jarry définie dans le Trésor de la langue française comme « la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité ». Boris Vian faisait partie du facétieusement prestigieux collège avec d’autres grands auteurs tels Ionesco, Prévert, ou encore Queneau. 10 Dans son poème « Décadisme », paru dans les Annales Gauloises du 15 mars 1890, Henri Delcourt répond à la question : « Vous êtes fou, mon cher ? – Non, je suis décadent ! ».

22 CHAPITRE 1

DU CATACLYSME POETIQUE AU DELIRE LYRIQUE

C’est moi Qui ai planté mon doigt dans le ciel Et prouvé Que c’était lui le voleur

Vladimir Maïakovski

Notre étude s’intéresse à une catégorie bien distincte de poètes – catégorie déjà particulière d’auteurs que Cocteau situe entre les hommes et les anges. Tous ne sont pas enclins à la création dévorante, aux turpitudes lyriques et à l’abus de substances hallucinogènes en vue d’influencer et d’améliorer le flux de leur production. Ici, le poète réfèrera donc au poète déchéant dont la descente expérimentale qui le mène à sa perte, est prédite dès les origines de sa composition, lorsque celui-ci accepte de participer au cercle vicieux et incontrôlable de la création. Une crise des plus originales le déchire. Déjà exposée par l’ambivalence des Fleurs du Mal, elle incarne le portrait d’un auteur perdu entre désirs et confusions, blasé par tous les maux sociaux : institutions, cercles littéraires

23 ou politiques. Cette crise intrinsèque se développe en torturant l’âme du poète qui ne trouve finalement plus l’inspiration que dans une ambiance spleenétique imperturbable.

A la poursuite d’un esprit révélateur, il se retrouve irrémédiablement envahi par ce dégoût inhérent à sa qualité de chercheur de sens. Poussé à la réflexion solitaire, marginalisé complètement, il se laisse entraîner par des flots d’émotions, de sensations, à la quête de la différence, de l’absolu. Ce curieux état d’esprit devient immanent à son statut de poète déchéant ; son permanent dégoût rythme le passage d’une crise psychosomatique à l’extériorisation de douloureux délires, ceux de l’écriture. Tout feu, tout flamme, ces maux internes doivent être exprimés, expulsés, par tous les moyens, sous toutes les formes ; mais les résultats de cette quête personnelle peuvent le conduire à une réaction provocatrice voire offensive, contre lui-même ou contre son entourage.

Enfantement dans l’écœurement tout d’abord, puis dans la souffrance et la violence – violence qui parfait l’illustration du poète désenchanté qui finira par répandre le mal par pur amusement, pour son intime plaisir – cataclysmes poétiques.

Il va alors s’agir de comprendre ce qui contrarie la quiétude du poète : les

éléments déclencheurs de sa crise créatrice et les moteurs de cette révolution personnelle rendue publique par l’écriture. Marginalisé, le poète se met de côté et contemple, analyse puis critique la décadence des institutions, le déclin du monde moderne, la dégénérescence des êtres humains. Ce sont avant tout les grands piliers de cette société –

Eglise, Etat, Armée – qui en ont fait un certain temps la fierté et qui maintenant la rongent et la laminent. De guerres en guerres, les poètes s’indignent de la bêtise et de la cruauté humaines, assujetties selon eux, par une Eglise pervertie et un gouvernement vicié. Ce soulèvement nécessite de nouvelles armes langagières, un nouveau style, de

24 nouvelles formes, pour dépasser l’Inconnu, enfin. Encouragé par l’idée baudelairienne,

Rimbaud va s’engager à toute vitesse dans cette quête de nouveauté, puis Cocteau et Vian achèveront son projet avec un recours à la prose, au cinéma et au jazz, dans lesquels se mêleront efficacement ironie et sarcasme, perversion et subversion, le tout dans un univers sombre et pourtant merveilleux. Le ton de la critique est donné : allusions, symboles et codes, les armes des déchéants vont les amener à doter la langue française d’un nouveau lexique, à expérimenter de nouvelles sensations, à vibrer sous de nouvelles notes et leur permettront ainsi d’accéder à leur ultime fantasme clairement annoncé par

Rimbaud : « Trouver une langue » (ROC 252) – délires lyriques.

L’aversion grandissante de notre société exorcisée grâce à l’écriture, est de première importance dans l’analyse de la déchéance poétique : de Rimbaud à Vian on se débarrasse des clichés parnassiens et de leur muse qu’est le corps féminin, on critique l’incapacité du pouvoir en place – Second Empire puis Troisième et Quatrième

République – et la stupidité de la guerre – celle contre la Prusse, ou encore les deux guerres mondiales qui ont déchiré le vingtième siècle. Aussi, et non des moindres, l’autorité de l’Eglise catholique est bravée et son inutilité finalement dénoncée. Crises : du sociopolitique au déliro-poétique. Expliquant l’objet même de la déchéance poétique, nous montrerons comment Rimbaud, Cocteau et Vian vont chacun leur tour, chacun à leur façon, en vers, en prose ou en , faire entendre leur répulsion contre les institutions archaïques qui sont les premiers défauts d’une société tout d’abord en déclin, puis en chute libre.

25 I. DE LA VENERATION A LA VENENOSITE : DEGENERESCENCE DE L’ICONE FEMININE

Avant de s’adonner à la recherche du « Nouveau » en bravant l’« Inconnu » préconisée par Baudelaire à la fin de son « Voyage », il est tentant, voire plus facile, de défier le connu. Rimbaud, Cocteau, Vian vont s’entendre et se rejoindre pour une joyeuse lapidation publique de la femme, muse traditionnelle de la poésie classique, que plus aucun ne peut souffrir. En effet, dans la lignée baudelairienne, les poètes déchéants commencent par refuser de vénérer davantage la beauté féminine par tant de fois louée, et y voient eux aussi un être ambivalent, sorcière aux attraits délicats et fleur empoisonneuse.

Ironie et dérision chez Rimbaud : de Vénus à l’anus

Les meilleurs exemples rimbaldiens sont sûrement les poèmes qui suivent et renient le lyrisme voire le classicisme de « Ophélie » ou encore de « Credo in unam », pièces destinées à Théodore de Banville dans une lettre datée du 24 mai 1870. Le jeune poète, fasciné par ses aînés, voulait encore à ce moment rejoindre le cercle parisien et avant tout la sphère parnassienne. Il envoie à Banville « [ses] bonnes croyances, [ses] bonnes espérances, [ses] sensations, toutes ces choses des poètes » (RPS 51). Il s’inspire, imite, copie à certains moments ses maîtres romantiques, puis s’écrit : « Dans deux ans, dans un an peut-être, je serai à Paris […] je serai parnassien ! […] Je jure, cher maître, d’adorer toujours les deux déesses, Muse et Liberté ». Le projet rimbaldien tel qu’on le connaît s’avèrera des plus antinomiques, puisque comme les vers de « Roman » nous le font remarquer : « on est pas sérieux, quand on a dix-sept ans » (92) ; un pareil engouement va vite se dissiper et l’euphorie déjà redescendre. Alors que l’été arrive, le

26 jeune poète revient sur quelques-uns de ses idéaux et rejette ses compositions antérieures.

Comme pour Baudelaire, la femme vénérée devient plus un fardeau qu’une source d’inspiration ; le sujet maintes fois ausculté se fait vieux et ranci. Un tel revirement se personnifie en premier lieu dans la baignoire de la « Vénus Anadyomène », qui incarne le paradoxe baudelairien et respecte le schéma des Fleurs du mal, avec un titre évocateur pour un sonnet lyncheur. Vont suivre « Les Reparties de Nina », « véritable palinodie des poèmes printaniers de 1870 » (Ruff 77) où frivolité et mensonges coexistent, puis, inséré comme poème médian dans la seconde lettre du Voyant, « Mes Petites amoureuses », qui définitivement « tourne en dérision les images euphorisantes de la femme » (RPS 250).

Le sonnet de 1870 ouvre la brèche à un assassinat presque chirurgical, lent et pervers ; comme déjà mentionné, « cette “poésie de la laideur” inaugure une nouvelle manière dans la poésie de Rimbaud et annonce ‘Mes petites amoureuses’ » (ROBG 376).

En effet, le poète ira bien plus loin dans sa théorie paradoxale en proposant de faire de ces vilains laiderons, elles aussi, des poétesses voyantes. Dans cette description cynique de ce qui fut une femme – « incontestablement l’un des poèmes les plus provocateurs de la langue française […] Rimbaud sollicite victorieusement des réactions négatives : dégoût, colère et indignation » (MPR 189). Le rejet des fleurs parnassiennes est définitif.

Bien que le poète encore hésitant « se libère violemment non pas encore des contraintes prosodiques, mais de l’univers dit poétique. Celle qu’il célébrait dans Credo in unam, il la tourne maintenant en dérision. La description n’est pas seulement réaliste. Elle détruit l’image convenue de la femme et, partant de la Muse, inspiratrice de la “belle poésie” »

(RPS 235). Il s’agit donc d’un lynchage public, d’une ode pernicieuse qui nuit de par sa perfection dans la laideur. Déjà établie comme inspirée des « Antres Malsains »1 de

27 Glatigny, cette pièce renchérit la maltraitance du corps féminin qui s’animalise dans les sarcasmes d’un adolescent malicieux. “What Glatigny and Rimbaud both have in common is a criticism of the idealized status accorded to immobile feminine beauty by numerous Parnassian poets such as Théophile Gautier” (Whidden 334). C’est donc la fin des amours parnassiennes pour Rimbaud, le rejet des anciens éveilleurs et un nouveau goût pour la raillerie et la dérision. Comme un enfant puni, le poète se venge. “This

Rimbaldian caricature and parody of the Parnassian fetishization of the body” (333) découpe morceaux par morceaux l’anatomie de la vieille déesse pour mieux les tourner en dérision : « cheveux, col, omoplates, dos, rein, peau, échine, reins, corps, croupe » puis finalement « anus ». Le choix du verbe « découper » n’est pas innocent, comme l’a fait très justement remarquer Whidden : “Even in its first appearance in the poem, Vénus

Anadyomène’s body is worth nothing: the comma after ‘en fer blanc’ and the enjambment between the first and the second verses cut the head off from the rest of the body […] the figure of Venus is presented as being decapitated” (336). Ainsi, Vénus comme les anciennes figures royales n’est plus ni aimée ni respectée par le peuple ; la

Révolution contre son pouvoir ancestral se fait des plus proches et sa mise à mort des plus certaines. Le procédé est à mettre en parallèle avec celui des Bacchantes, qui dans le mythe d’Orphée déchiquettent le corps du poète, lui laissant à regret sa tête. A la manière d’un peintre romantique, Rimbaud déshabille son modèle mais en ridiculise les appâts

« mal ravaudés » (v.4). « Le tout [qui] sent un goût / Horrible étrangement » (v.9-10) pénètre chacun des sens de l’auteur puis du lecteur, qui se laisse dégoûter par l’écœurant portrait de cette déesse décrépite. Mêlant « réalisme impitoyable » et « sentiment de répulsion » (ROBG 375) vis-à-vis de la muse éculée, « Rimbaud cracherait non

28 seulement sur la femme, mais aussi sur une poésie qui en fait l’incarnation de la Beauté »

(MPR 190) – cette poésie n’étant autre que la poésie subjective décriée dans « Les Lettres du Voyant » quelques mois plus tard. Le poète, témoin de la scène à l’extérieur de la baignoire, ne fait que contempler les restes de cette vieille muse à l’allure de prostituée délavée par le temps et les hommes, se faisant comme elle, inactif. Curieusement

Whidden nous dit que : “This lack of movement on the part of the observer also coincides with Rimbaud’s notion of objective poetry” (337). Mais il semble qu’au contraire cette passivité, qui sera la première victime des railleries des lettres de 1871, incarne la poésie subjective, celle qui n’agit pas et qui « sera toujours horriblement fadasse » (RPS 137).

La poésie doit se faire objective, et au poète de s’investir dans son art et dans ses croyances – « Le Bateau ivre » en sera d’ailleurs la première et la plus brillante illustration.

Après la mise en avant de la dégradation physique de la femme, Rimbaud s’intéresse davantage à sa dévalorisation intellectuelle, faisant d’elle une parfaite tête vide, frivole et croqueuse d’hommes. « Les Reparties de Nina », très long poème qui mêle couleurs et plaisirs des sens dans un décor bucolique, met en scène un jeune couple qui rêve de campagne, ou plutôt un jeune homme qui se répand en paroles romantiques en espérant convaincre sa compagne de le suivre dans « les bons vergers à l’heure bleue »

(v.65). Son lyrisme désuet et son interminable description de l’ivresse printanière sont vues par Yves Bonnefoy non pas comme « de la médiocrité simulée, de la fadeur de théâtre, mais très réellement [comme] une des parts les plus faibles de l’œuvre d’Arthur

Rimbaud » (97). Malgré une intonation rappelant « Soleil et chair », le poème propose toutefois une nouvelle forme de critique de l’ancienne muse, celle-ci n’est plus décrépie

29 par les ravages du temps ou les caresses des hommes, elle est simplement lasse de ces interminables litanies qu’elle insuffle. L’illustration est probante dans une centaine de vers où plusieurs animaux défilent entre des arbres de toutes sortes, finalement brisée par une seule réplique venant de la demoiselle : « - Et mon bureau ? » (v.116). Entre temps on relève des séries de pointillés, probablement un essai de réponse tenté par la jeune fille, mais en vain puisque le poète subjectif n’écoute pas sa muse, il l’interprète à sa façon2. Nina est perdue dans ses pensées et finalement s’impose et coupe court au monologue lancinant du poète. Cette fois-ci, c’est bien la femme qui s’en débarrasse. Aux invectives de Bonnefoy, Gonou Lee rétorque : « l’unique intervention de Nina dans le dernier vers est impressionnante [...] elle nous procure une rare occasion d’assister à la danse nuptiale d’un adolescent précoce, la parade sexuelle qui permet de comprendre l’évolution de son imaginaire » (25). Cette description d’excitation pré-coïtale semble cependant s’avérer plus brutale qu’une simple invitation à l’érotisme et au plaisir charnel.

« Lui » raconte à Nina une sorte de rêve prémonitoire dans lequel ils ont déjà fait l’amour. Il imagine les lumières et les sensations qui se dégagent de leur acte passionné, de cette euphorie – ivresse pour reprendre la thématique du poème. « Ta poitrine sur ma poitrine » (v.1), les deux amants repus se laissent aller aux délires synesthésiques qui donnent goûts et couleurs aux caresses, puis à l’orgasme. Tout rappelle non pas la parade du mâle mais bien l’accouplement des deux jeunes corps, ivres, et frémissants. L’amant comblé d’avance relate ses futures performances et se veut alors, par d’incroyables promesses, convaincre sa partenaire de les réaliser ensemble. Si Lee propose que

« l’imaginaire du séducteur déifie sa partenaire, en identifiant le corps féminin à la

Femme-Nature dans laquelle il peut se jeter » (28), il nous semble plutôt que la fameuse

30 Nina reste asservie à ce temple qu’est la Nature, en tant que cellule reproductrice fondamentale. De son fardeau inaliénable, la Femme-Nature-Mère ne peut se libérer et l’homme d’en profiter pour lui faire répondre à son appel de la chair.

Ainsi, le jeune locuteur amène doucement la symbolique et l’importance de la fertilité et de la reproduction, y ajoutant le ravissement psychosomatique de l’orgasme suprême. Il montre à Nina, astucieusement à ce qu’il croit, comment allier devoir et plaisir. De son côté, la femme qui a accepté son statut de génitrice depuis des civilisations, ne se laisse pourtant plus convaincre par un orgasme à sens unique. Errant parmi ses propres fantasmes, « Elle » s’enquiert de savoir ce qu’il advient de son bureau dans cette affaire. Jean-Pierre Chambon s’étonne que ce bureau n’ait pas suscité plus d’exégèse que cela, il cite Louis Forestier : « si le mot bureau signifiait employé de bureau… », et affirme durement « le si de M. Forestier est de trop car c’est bien de cela qu’il s’agit. Toute autre interprétation ferait en effet contre sens, et même ôterait tout son sel à la repartie de Nina (donc au poème tout entier) » (1980/ 101). Moins catégorique,

Jean-Luc Steinmetz dit de l’intervention de la jeune fille : « ironique, de quelque façon qu’on l’entende, elle signifie soit que Nina pense à son travail d’employée de bureau, soit qu’elle s’inquiète de son amant en titre, un « bureau », un employé » (RPS 236). Donc, pour la critique masculine, Nina pense soit à son travail, soit à son amant. Les deux possibilités nous semblent tout à fait acceptables mais le « soit » reste cependant réducteur. En effet, pourquoi un autre endroit, et pourquoi un autre homme ? Nina, n’est- elle pas à même de se rendre compte de la banalité des fantasmes masculins ? Ne pourrait-elle pas simplement se moquer des lieux communs qui font de la campagne avinée et des pâturages à l’odeur d’herbe coupée des terrains propices aux ébats

31 amoureux ? Elle brise le rêve du poète, et de l’homme, le ramène à la réalité en lui

suggérant alors un rapport plus physique et moins intellectualisé, là, maintenant, « sur »

son bureau. Ici la femme prend les rênes de son plaisir et ose affirmer sa sexualité.

Rimbaud contrairement à Baudelaire, expose la déchéance de la femme moins en tant

qu’objet de désir qu’en tant qu’objet d’inspiration. Il prévoit et accepte sa modernité. Elle

parvient enfin à se libérer du joug de l’homme, et surtout de celui poète qui omet par

égoïsme son désir à elle, pour vanter sa seule apparence physique dont émane son plaisir

à lui. Comme déjà dénoncées dans « Vénus Anadyomène », la poésie subjective et la

passivité de son auteur sont ouvertement remises en cause. La femme, comme l’homme,

est faite de chair et de sang, et celle-ci doit être en mesure de s’exprimer pour elle-même.

Rimbaud annonce « quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour

elle, et par elle, l’homme, – jusqu’ici abominable, – lui ayant donné son renvoi, elle sera

poète elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu » (RPS 146). La poésie objective est en

marche, les thèmes surannés oubliés, la femme n’est plus muse observée mais poétesse

travailleuse. Dans la lettre qui va définir sa nouvelle stratégie poétique, il « intercale un

second psaume hors du texte » (143), faisant aussi de la femme une homologue voyante.

Ses « petites amoureuses » ne peuvent être vues comme une simple peinture misogyne.

La chanson des « petits laiderons » a soulevé bien des analyses psychologiques, à

savoir si Rimbaud regrettait la sentimentalité des cahiers de 1870, ou si en 1871

commencerait alors pour lui « la période de l’invective misogyne et le “dérèglement”

homosexuel » (Watson 29). Pour Steinmetz « par la prosodie, Mes Petites amoureuses

s’apparente aux Reparties de Nina ; mais cette ressemblance formelle n’en accuse que mieux les différences fondamentales » (RPS 250). De notre côté, on a déjà mentionné

32 « Les Reparties de Nina » comme illustrant les prémices de la poésie objective, « Mes

Petites amoureuses » en sont donc la confirmation explicite, puisque insérée totalement au cœur du projet. Voudrait-il faire comprendre à Paul Demeny qu’il n’aime plus les vilaines femmes et leur préfère davantage les hommes à présent qu’il a dix-sept ans ?

Suggestion plutôt simpliste qui, à notre avis, s’avère même invraisemblable, l’unique but rimbaldien étant ici de détruire, une fois pour toute, les clichés et idéaux parnassiens. Le

Voyant « donne congé à la poésie sentimentale » (250), et introduit des mots curieux et rares, comme « hydrolat » (v.1), « pialats » (v.6 et 46), des mots apoétiques comme

« caoutchoucs » (v.4) et « dégueuler » (v.17) pour attirer l’attention non plus sur la description habituelle de l’objet aimé mais bien sur le travail lexical et rhétorique du poète. Aussi désagréable que le portrait tiré puisse être, l’auteur propose un vrai régal pour les sens – l’ouie et la vue surtout – en abusant de répétitions et en mettant l’accent sur le rythme de ses vers. Blondes, brunes, ou rousses, toutes les femmes sont démodées et n’ont plus leur intérêt passé. Chacune des douze strophes ravive dans l’ironie et le sarcasme les qualités que les Parnassiens associent à la femme pour mieux les louer : larmes, astres, parties quelconques du corps…

Maintenant, les vieilles muses feraient mieux de se rhabiller, leurs appâts n’ont plus leurs charmes d’antan : « Plaquez de fouffes douloureuses / Vos tétons laids ! »

(v.27-28). Leur corps désossé – « Vos omoplates qui se déboîtent » (v.33) – rappelle la pauvre Vénus étêtée, ridiculisée comme un tartufe édenté, ou les squelettes gigotant du

« Bal des pendus ». « Rimbaud vomit l’injure contre ce défilé de “laiderons”, soeurs de la

“Nina” de 1870 dont le prosaïsme met en déroute le lyrisme du garçon à la recherche de la Vénus terrestre » (GRC 132). Complètement conscient de son errance, il regrette à

33 présent son temps perdu à la rimaille et veut porter au paroxysme ses nouvelles aptitudes

à la Voyance. La dixième strophe se fait accusatrice, « c’est pourtant pour ces éclanches /

Que j’ai rimé » (v.37-38), quel travail bien inutile ! La colère monte en lui, la haine puis le besoin de l’assouvir par la violence se fait ressentir : « Je voudrais vous casser les hanches / D’avoir aimé » (v.39-40). Alors que le soleil illumine et guide le poète, voleur de feu, la femme sombre dans la noirceur lunaire. Les « Blancs de lune particulières »

(v.5) évoquent l’astre nocturne mais aussi les fesses laiteuses des baigneuses qu’on ne chante plus. Les étoiles des cieux romantiques sont déchues, et avec une à leurs reins

(v.35), « les laiderons sont attifés comme des chevaux de cirque » (RPS 251). Les femmes sont des bêtes de foire, utilisées par les Parnassiens pour leur propre gloire.

« Fade amas d’étoiles ratées », elles jonchent sur le sol après avoir été usées et abusées par la plume du faux-poète. La Vénus aussi, laideron comme les autres, fait partie de cette masse désabusée, abandonnée dans sa baignoire quand ses atouts ont perdu de leur charme et la Nature repris son bien. Le premier pas vers l’Inconnu et donc vers la poésie du futur est de rejeter les stéréotypes de la poésie trop commune. Rimbaud se débarrasse alors de la trop simple figure de la femme, lui harmonise son devoir de reproduction et son vouloir de sensation, pour s’aventurer vers de nouveaux sujets illuminants. Il apparaît essentiel d’écarter les exégèses par lesquelles le caractère homosexuel de l’auteur expliquerait une certaine haine du corps féminin, car d’une part, comme le souligne à forte raison Murphy, « l’homosexualité mâle n’entraîne pas nécessairement la misogynie » (MPR 191), et surtout, comme on l’a vu, Rimbaud rejette plus la femme en tant qu’objet qu’en tant que sujet. Alors, le dégoût rimbaldien s’acharne avant tout contre la poésie subjective et ce qu’elle encense : hommes, femmes, quelle différence ? C’est

34 avec Cocteau, par contre, que l’on va assister à la dégénération de la femme pour la

sublimation de l’homme.

Sauter du corps à l’âme : homosensualité et homosexualité.

Dans la lignée rimbaldienne, Cocteau va refuser l’idolâtrie féminine au nom de la

renommée poétique, confirmant ainsi la déchéance des standards parnassiens. Alors que

Rimbaud refuse l’objectivisation de la femme, il va lui délibérément ausculter les défauts

de l’ennemie afin de mieux mettre en valeur les qualités qui font la gloire du sexe dit fort.

De son premier Grand écart au Testament d’Orphée en 1960, Cocteau s’empare de

l’image de la femme et lui fait tour à tour revêtir chacun de ses terribles masques, comme

l’auteur utilise toutes ses facettes d’artistes. Malgré une certaine dureté dans sa façon

d’aborder les personnages féminins, de les représenter, de les insérer dans ses tableaux, le

poète-peintre ne se débarrasse pas d’elle complètement : élément de comparaison, elle se

rend indispensable à la glorification des amours masculines. Toutes traîtresses et

menteuses, les premières déchues sont les maîtresses-déception, celles qui vont

d’hommes en femmes, en passant par le poète. Chez Germaine, objet de désir dans Le

grand écart, qui précède Jeanne du Livre blanc, les passions s’étiolent quand les corps et visages « [penchent] sur la laideur, mais comme l’acrobate sur la mort » (COC1 30).

L’excitation est toujours présente mais non plus l’ardeur. Vient et s’incruste la mère- fardeau, que l’on supporte dans Le grand écart, que l’on condamne dans Le Livre blanc

et Les Enfants terribles puis que l’on suicide dans Les Parents terribles. Absente

physiquement dans la plupart des écrits, l’âme de la maternité rôde en maître sur la

totalité de l’œuvre coctélienne. La mère jalouse voire incestueuse est finalement rejetée

35 par son fils pour une autre femme – voleuse de fils et de mari dans Les Parents terribles.

La mère malade se doit de mourir pour que son aînée puisse jouer à l’infirmière d’un petit frère chétif. Cette dernière clôt d’ailleurs la mise en abyme de la femme chez Cocteau. La sœur-âme, possessive et vindicative, préférera la mort de son frère plutôt que le partage de celui-ci avec une autre. Sentiment soufflé par la novation rimbaldienne, la vénération du corps féminin n’a plus lieu d’être, et la femme, être calculateur, n’aura d’intérêt que dans sa perversion de laisser derrière elle larmes et sang pour donner naissance à un corps sublimé, celui du poète.

Il est important de commencer par le commencement. En effet, si Le grand écart n’est pas l’une des œuvres les plus connues du grand public, il en reste néanmoins la première exorcisation intime de Cocteau et force est de constater qu’il « aborde la plupart des thèmes majeurs qu’illustrera son œuvre » (Coulon 46), érotisation homosexuelle, timidité maladive, mensonges et hypocrisies féminines. Allant jusqu’à comparer le flaubertien « Madame Bovary, c’est moi », Coulon met en avant non seulement les caractéristiques des personnages mais surtout « l’art de les peindre, d’organiser leurs voltes et celui de nous les camper » (47). La femme frivole et manipulatrice est au centre même de ce grand écart – titre dans lequel on peut percevoir peut-être voir une performance érotique intéressante, ou plus certainement un revirement d’orientation sexuelle, des femmes aux hommes, par curiosité d’abord puis par réelle passion. Le rejet de la femme est irréversible, en tout ce qu’elle inspire de l’élévation à la souffrance, de la passion à la déchirure. « Elle » amorce le processus de déchéance, unie à la dépravation dans ce premier roman où le poète utilise Jean Forestier comme son « double fictif »

(C. Arnaud 51). Se mélangent alors puis se confondent poète-sujet et poésie-objet.

36 Comme pour Rimbaud qui n’hésite pas à critiquer indifféremment homme et femme, pour Jacques Forestier, protagoniste poétique, un corps reste un corps. Mais contrairement à la négativité de son prédécesseur qui se moque des deux, le double du poète, lui, « admirait les beaux corps et les belles figures, à quelque sexe qu’ils appartinssent » (COC1 1). Homme, femme, le corps est avant tout désir. Mais bien vite on s’aperçoit que les femmes n’ont pas la meilleure place et que de désir elles ne n’inspirent plus que celui de vengeance. La présentation de l’entourage de Jacques, massivement masculin, nous intronise à l’univers coctélien, celui des amours impossibles et malheureuses, triangulaires et voire même plus complexes, où les amants se trompent les uns les autres, les hommes entre hommes, les femmes entre elles. Nous sommes plongés dans l’absurdité des sentiments : « aimer et être aimé, voilà l’idéal. Pourvu, par exemple, qu’il s’agisse de la même personne. Le contraire arrive souvent. Petitcopain aimait et il était aimé. Seulement, il était aimé d’une élève de laboratoire et il aimait

Stopwell. Son amour l’ahurissait » (25). Ici, la partie féminine est inexistante, inintéressante, presque gênante, et tout du moins inutile. Sur le petit monde en ébullition veille la logeuse, Mme Berlin, qui est « dérangée par le désir » (29) mais reste sans trouver réponse à ses appels désespérés. Les premières à faire leur apparition sont Louise

Champagne, une prostituée, et son amie, Germaine en pleine « effervescence sexuelle » tout comme la « môme Carlier » (C. Arnaud 51)3. L’image de la muse et de sa pureté sont une fois de plus entachées, dégradant la femme de la déesse à la fille de joie, calque de la

Vénus rimbaldienne. Le problème de Jacques – et donc du poète – est qu’« il ne souhaitait pas être avec Germaine. Il voulait la posséder » (COC1 35). La création artistique demande au poète plus que de s’imprégner de son objet de fantasmes, mais de

37 le contrôler, de le devenir. A sa manière Cocteau critique aussi la poésie subjective, celle

qui renonce au travail de soi et à la marche en avant4. Les femmes vont d’hommes en hommes et le poète de déceptions en déceptions. L’épilogue résume combien les femmes capricieuses ont juré la perte de la gente masculine. « Sous quel uniforme cacherai-je mon cœur trop gros ? » s’interroge le poète (103). La communion n’est plus possible, et un choix s’impose. Germaine, avant les autres incarne bien la dégradation de ce dilemme.

En introduction à ses révélations le narrateur avoue : « j’ai toujours aimé le sexe fort que je trouve légitime d’appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d’une société qui condamne le rare comme un crime et nous oblige à reformer nos penchants » (CLB

58). L’homosexualité – tabou social ou tare inguérissable ? – devient le problème central de cette œuvre pro-sensuelle qui touche déjà à une autre facette de la déchéance. Le sexe

« beau » et « fort » énonce deux qualités relevant de l’esthétique tout d’abord, de la puissance ensuite. Représentant à lui seul le corps de l’homme, ce sexe – élément premier de la virilisation – devient le centre de l’objet aimé, convoité, sublimé, mais ce par rapport au sexe présumé faible, celui de la femme. De la découverte du corps de l’homme surgit un nouveau sentiment de la sensualité charnelle et de désir physique, voire brutal.

Un premier incident met en relation le narrateur et un jeune garçon de ferme, torse nu, qui accompagne son cheval de labour (60). Comme les Parnassiens érotisaient le corps de leur bien-aimée, le poète découpe ici anatomiquement la nudité de ce garçon : sa figure, son cou, ses bras, ses pieds, sa peau blanche. A la description du corps-objet, répond automatiquement l’énumération des parties réceptives du corps-sujet, celui du narrateur : oreilles, figure, jambes, cœur, œil. Réactions presque démesurées, « l’impact homosexuel est si violent sur l’enfant qu’il s’évanouit » (Milorad/1979 112). C’est la première

38 reconnaissance du corps et la première réalisation du désir, vont s’ensuivre la gêne, puis le malaise. Ensuite, le narrateur surprend deux bohémiens nus qui grimpent aux arbres, confirmation du désir et de sa mise en scène, dans une érotisation particulière où la bonne

– élément féminin coercitif – désapprouve. Enfin, c’est la bosse significative du pantalon du jeune domestique, Gustave, qui soulève quelques mystères et vient à éveiller la curiosité de l’enfant. Elle « ne fait guère que confirmer le fétichisme des organes sexuels masculins que révélaient déjà les deux premiers souvenirs : ici, l’enfant désire toucher ce qu’il n’a jusque-là qu’entrevu » (120). Le mot « fétichisme » retient tout particulièrement notre attention dans la mesure où il exprime plus qu’une admiration, une véritable obsession. Les organes sexuels sont donc plus que désirés, ils sont adorés, sublimés. Si le corps est déjà assimilé aux pulsions, naissent le refoulement et l’indifférence, et se dévoile aussi la différence. Le poète affirme donc sa non-conformité aux attentes sociales. Les appétits qu’il développe ne répondent plus au topos de la poésie classique, mais rejoint la thématique de certains zutismes, excrémentielle et vicieuse5.

Malgré un certain intérêt pour les hommes, le narrateur de ce recueil de confessions est toujours manipulé par ses maîtresses, mais se perd lui aussi dans les jeux d’amours interdites. Attiré par ce qu’elles ont de masculin – voire leur frère – il s’adonne aux plaisirs de la chair, toujours dans cet univers ambivalent où la beauté de l’homme ne peut exister sans la laideur de la femme. Son désir difficile à avouer, il s’essaye aux femmes comme par simple vérification, mais sans franche passion : « pour raviver mon amour, il fallut m’apercevoir que Jeanne me trompait. Elle me trompait avec Berthe.

Cette circonstance me dévoile aujourd’hui les bases de mon amour. Jeanne était un garçon ; elle aimait les femmes, et moi je l’aimais avec ce que ma nature contenait de

39 féminin » (CLB 69). Après Jeanne, il y a Rose, prostituée encore, et surtout, Alfred, faux frère et vrai souteneur qui devient objet du désir, exprimant selon Dominique Fernandez

« la quintessence poétique de l’homosexualité » (10). Ainsi, les filles qui passent dans sa vie ne sont pas présentées selon leur physique, il n’y a aucune mise en valeur corporelle.

Par contre, la description du corps d’Alfred, sensuelle et sexuelle, amplifie, magnifie le concept de la beauté masculine : « corps parfait, gréé de muscles comme un navire de cordages et dont les membres paraissent s’épanouir en étoile autour d’une toison où se soulève, alors que la femme est construite pour feindre, la seule chose qui ne sache pas mentir chez l’homme » (72). Cette révélation s’impose comme véritable définition. Elle sanctifie tout d’abord la perfection du corps masculin, musclé et viril, puis elle introduit ensuite l’image de l’étoile qui deviendra la signature attitrée de Cocteau et qui donne à l’astre un caractère physique étrange, élevant le corps de l’homme à son niveau céleste.

Aussi, la toison qui revêt un caractère mythologique et octroie alors aux poils pubiens des qualités exceptionnelles, se fait nid du membre loyal – l’homme ne peut tromper quiconque sur la teneur de ses désirs, et l’auteur de glisser en passant : contrairement à la femme, fourbe et manipulatrice. Un dernier exemple, celui des bains populaires où l’auteur découvre et goûte aux plaisirs du voyeurisme, à la satisfaction de la contemplation. La masturbation, plus qu’un besoin, se fait réel jeu érotique avec la complicité d’un soleil amant : « il commence par vous plaquer partout des mains fortes. Il vous enlace. Il vous empoigne, il vous renverse, et soudain, il m’arrivait de revenir à moi, stupide, le ventre inondé par un liquide pareil au boules du gui » (83). Le ventre de l’homme est au centre de cette prise de plaisir, ni le ravissement, ni l’organe sexuel, ni l’orgasme, mais bien le ventre, en tant qu’élément corporel – associé à la nourriture et au

40 remplissage, il est ici réceptacle de la jouissance, du flux poétique qui traverse et anime le

corps du créateur. Et vient finalement la comparaison avec celui de la génitrice, qui n’est

lui « que cicatrices » (89), et qui renferme les cris et souffrances des déchirures de

l’enfantement. La relation utérine ne cesse de marquer le poète. La femme, source de

maux irrémédiables, incontournable, en tant que mère, inaccessible en tant que sœur.

Cocteau révèle à Pierre-Jean Robert « vers vingt-deux ans j’ai compris que pour

devenir coq il fallait tuer les poules »6. Cette confession peut s’expliquer de deux manières. Premièrement, il s’agit de mettre la femme de côté pour pouvoir confirmer son statut d’homme dans la société – si l’on entend par « poule » un charmant surnom de

« femme ». Autrement, il faut se débarrasser de la poule fécondatrice et donc de sa propre mère pour cette fois-ci exister en tant qu’être pensant, voire en tant que poète ; cette notion sera développée lors de la question de la déchéance familiale chez Cocteau. Dès

Le grand écart apparaît l’image de la mère poule justement, anxieuse tout d’abord,

« Jacques toussait ; sa mère devint folle d’inquiétude » (COC1 16) et protectrice, en tous

cas de ce qu’elle appréhende : « Mme Forestier craignait les rhumes, les bronchites, les

accidents de voiture. Elle ne distinguait pas les dangers courus par l’esprit. Elle laissait

Jacques jouer avec eux » (19). La mère ne comprend pas les maux de l’âme ni du cœur,

elle est plus pragmatique, son idée de l’amour se résume à la possession et à la

surprotection de son bien. « Mme Forestier était myope et vivait dans le passé : deux

raisons qui l’empêchaient de se rendre un compte exact des choses présentes » (34).

Jalouse à l’extrême, elle se met en constante rivalité avec les maîtresses de son fils :

« Jacques, dit-elle, mon Jacques, il ne faut plus te tourmenter pour une mauvaise femme »

(96). Contrairement aux attentes rimbaldiennes, la femme est chez Cocteau loin d’être

41 prête à la voyance, au contraire, elle ralentit le poète dans son processus de « marche en

avant ». Elle lui dicte la marche à suivre et tente de le garder pour toujours auprès d’elle,

bien qu’adulte, « elle l’embrasse, l’enferme dans son châle », comme on soigne un enfant

fragile7. Tentant d’échapper à ses tentacules, le poète l’élimine dans les premières pages

de son Livre blanc : « Ma mère était morte en me mettant au monde et j’avais toujours

vécu en tête-à-tête avec mon père, homme triste et charmant » (62). Les révélations

deviennent possibles, en toute confiance on entre dans « la vie sexuelle et sentimentale du

narrateur » (Milorad/1979 109). Le poète-narrateur divulgue ouvertement ses tendances

voyeuristes et ses appétits homosexuels dans ce journal intime où fantasmes et

frustrations s’affrontent. Curieusement, dès qu’il n’y a plus de mère, les tabous s’effacent

et les maîtresses s’avèrent inutiles – le narrateur comme on l’a déjà vu leur préfère leur

frère et assume à présent son penchant. On perçoit en cette mère un obstacle à la création

– poétique et physiologique. Absente physiquement, l’homme peut se réaliser poète, se

faire amant. L’aura maternelle ne disparaît pas pour autant. Même dans la mort, elle est

toujours présente, veille sur les âmes et terrorise encore parfois les survivants.

Dans le roman de 1928, Les Enfants terribles, la mère infirme est soignée par sa fille de seize ans, Elisabeth. Chargée de « l’égoïsme de la souffrance » elle s’en remet complètement à son aînée, qui prend de plus en plus à cœur son rôle de garde-malade, et qui lui confère son importance dans le microcosme malsain de l’appartement. Entre sa mère mourante et sa sœur omnipotente, Paul tente de survivre aux maux de l’amour, blessé à la poitrine – donc au cœur – par l’objet de ses désirs, le terrible Dargelos. Dans sa préface au Livre blanc, Fernandez explique : « Paul, le héros des Enfants terribles, a

été atteint, en pleine poitrine d’une boule de neige lancée par l’élève Dargelos. Frappé si

42 violemment qu’il a dû s’aliter, malade. Splendide métaphore du coup de foudre homosexuel, qui comporte toujours une part de blancheur, de neige, de chasteté » (9). La mère meurt et laisse l’appartement à ses terribles enfants qui préféreront se détruire plutôt que de se quitter. Elisabeth surtout, vierge sacrée du temple qu’ils ont ensemble érigé, fera l’inimaginable pour conserver son frère auprès d’elle – conflit intime très douloureux dont Clémentine souffrira aussi à la naissance de ses trumeaux. Incapable d’allier plaisir physique et désir spirituel, Paul se laissera mourir par l’entremise de ce qui fut son réel amour, Dargelos, entraînant sa sœur dans son suicide et mettant fin à leur mascarade de sentiments trop puissants. Le poète n’est plus lui-même quand les femmes s’en mêlent, elles l’étouffent, le réduisent, la mort est sa seule solution pour leur échapper, à moins que celles-ci ne finissent par mourir avant. La meilleure incarnation de ce fléau, accompagnée de la vengeance du poète se trouve dans Les Parents terribles, pièce de

1938, filmée dix ans plus tard, inspirée à Cocteau par Yvonne de Bray (5), qui tiendra le rôle de la mère au cinéma8. Jalouse et dominante, elle trône de son lit et fait peser sur la roulotte qu’est devenu l’appartement familial une atmosphère bien malsaine. Incapable de se séparer de son fils qui partage sa maîtresse avec son père, Yvonne instaure entre eux une relation de copinage où le désordre se fait maître des lieux. Elle domine totalement son fils, le laissant rester un enfant qui l’appelle Sophie – surnom venu de la

Bibliothèque Rose, série de livres pour enfants – et installe entre eux une amitié exclusive. La venue de Madeleine est insupportable. Et il est intéressant de noter, que l’étrangère est fort moins acceptée en tant que petite amie du fils célibataire qu’en tant que maîtresse du père de famille. La déchéance de la représentation de la femme évolue jusqu’à briser les bases fondamentales de la cellule familiale, le schéma est sans dessus

43 dessous, le poète perd ses repères et ne trouvera le repos que dans sa rencontre avec la

Mort. “Jacques of Le Grand écart, Paul of Les Enfants terribles, and the narrator of Le

Livre blanc, are of the race of tragic heroes, fatally attracted to a form of beauty that will cause their destruction” (Fowlie/1966 43). Avant cette mort inéluctable il y a donc une

étape de destruction, physique et mentale. Cocteau restera pourtant toujours fidèle à la transposition de la beauté alors que Vian n’hésitera pas, lui, à banaliser la violence et à faire verser sang et larmes, non plus pour la sublimation du poète mais pour le plaisir de choquer, et de se démarquer, en marge, côté « déchéants ».

Jolie mais rasante : du dégoût et de la destruction de la femme chez Vian

Davantage reconnu pour ses romans, « la vocation originelle de Vian, à laquelle il

restera fidèle pourtant jusqu’à sa mort est clairement poétique » (Pestureau VOC5 11).

Tout comme Rimbaud, il commence à composer en parfaite harmonie avec les principes

de la poésie traditionnelle, tout du moins au niveau de la forme, et s’impose la lourde

tâche de Cents sonnets, dont on a déjà parlé en introduction. Il garde le thème de la

féminité comme source d’inspiration mais très vite celui sombre dans le dégoût, la colère

puis incite à la violence voire au meurtre. Vian propose sa « vision du monde, vision

basculée où la fusion de l’abstrait et du concret nourrit la création poétique » (15). La

déchéance chez lui est donc celle du monde adulte – le concret – qui l’écœure. Ses

protagonistes seront condamnés à mort avant de pouvoir l’atteindre ; les garçons, naïfs ou

vindicatifs, les filles, belles et quasi-identiques sont tous voués à une fin dramatique. Si le

poète ne tergiverse pas dans le choix de ses cibles – tout le monde y passe ! – il est vrai

que la première victime du monde moderne reste toutefois la femme, la fille plutôt, en ce

44 qu’elle inspire l’écriture de sa fraîcheur virginale. Désinvestie ici aussi de son rôle de muse – la femme est comme Baudelaire l’a montré, déchue avant le poète – elle s’avère ensuite incapable de sauver l’homme qu’elle aime, impuissante, presque inutile, avant de lui inspirer une parfaite haine doublée d’un sentiment irréversiblement voué à la violence.

« Dans les romans de Vian, les femmes sont toujours des obstacles et leur rôle est négatif ; elles ne comprennent jamais les problèmes de l’homme et ne lui sont d’aucun secours pour résoudre ses difficultés » (Rybalka/1969 143). Mais elles ne sont pas les seules responsables, les fondations de notre société patriarcale et obsolète s’effritent et sa déchéance est inévitable.

Comme une fatalité prématurée, Vian condamne les personnages de ses romans à mourir avant l’âge adulte, et leur évite ainsi le fiasco d’une intronisation à la sphère sociale, du monde du travail, de l’argent, de la famille et de la religion. Tous ces thèmes sont réunis dans L’Ecume des jours, œuvre majeure au sujet aussi simple que funeste : quatre jeunes personnes, amis, amants, qui mouront l’un pour l’autre, l’un à cause de l’autre. « Ces quasi adolescents au seuil de l’age adulte sont ainsi affrontés à la maturité par le biais de figure sociales – Eglise, patrons, armée, police… – qui incarnent l’hostilité des structures figées et la dégradation fatale de la vieillesse » (VOC2 11). En avant propos, l’auteur précise : « il y a seulement deux choses : c’est l’amour de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington, c’est la même ! Le reste devrait disparaître, car le reste est laid » (21). Le narrateur s’inclut dans l’univers onirique des jeunes, celui où les nuages vivent sur terre et les anguilles dans les lavabos. L’amour et les jolies filles donc. Pour Michel Rybalka « chez

Vian, l’amour se réduit à un désir de possession et consiste le plus souvent à vouloir

45 pénétrer dans la peau de l’autre » (1969/ 143), mais cette définition nous paraît des plus réductrices. Au contraire, les jolies filles montrent combien la vie serait simple si les sentiments étaient moins compliqués et s’arrêtaient à l’apparence physique. L’amour avec des jolies filles reste pour le moment le leitmotiv du poète mais c’est cette laideur qui les entoure qui finira par avoir raison d’elles. Du côté des adultes, le docteur

Mangemanche ne se berce plus d’illusions, « Vous êtes tous les mêmes, dit-il, vous croyez que les femmes ont besoin d’être jolies… » (VOC2 116). Colin, le premier des quatre, est un jeune homme superficiel, riche donc sans travail, vide donc sans amour. Il conjugue le verbe « vouloir être amoureux »9 dans sa salle de bains, puis arrive Chloé, et comme Chloé est jolie, Colin la veut. Alise aussi est jolie, mais elle est déjà à Chick, son meilleur ami. Il suffira d’une rencontre avec Chloé : “When Colin meets Chloé it becomes instantly apparent that she encapsulates the two virtues by Vian in his ‘avant- propos’. Firstly, she is clearly ‘une jolie fille’ […] Secondly, she is she music of Duke

Ellington” (Rolls 55). Nicolas l’ange gardien du couple – personnage analysé dans le chapitre suivant – fera de son mieux pour prolonger le conte de fées.

La simplicité de ce schéma contrairement aux précédents coctéliens étonne, mais cet amour fou, que décrit Gauthier, n’a pas forcément une fin plus heureuse que les complexités adolescentes de la cité Monthiers. Vian aime ses héroïnes jolies et sensuelles, qui bien souvent s’avèrent identiques. Elles se ressemblent dans la jeunesse et la fraîcheur de leur corps, les hommes les désirent presque de la même façon, comme

Jean et Lou, les sœurs de J’irai cracher sur vos tombes : « j’avais déjà enlacé Jean

Asquith. Je crois que je préférais tout de même sa sœur Lou. Mais, jamais je ne leur aurais donné cinq ans de différence. Jean Asquith était presque à ma taille. Elle avait au

46 moins quatre pouces de plus que Lou […] Elle avait aussi la figure plus ronde que Lou »

(VOC1 340-41). Aussi, parfois, elles se désirent l’une l’autre, comme c’est le cas des

amies de L’Ecume des jours : « – Vous êtes belles, toutes les deux, dit Chloé. C’est

dommage que vous ne puissiez pas venir comme ça, j’aurais aimé que vous restiez avec

vos bas et vos souliers seulement […] – Embrasse-moi, dit Chloé, je suis si contente ! »

(VOC2 74). Dans son Dictionnaire des personnages de Vian, Gilbert Pestureau présente

ainsi les deux protagonistes féminins : Chloé la brune : « fille-fleur, adorable mariée,

malade mais pourtant condamnée » (94), et Alise, « la blonde aux yeux bleus à la peau

fraîche et dorée », va de la « pin-up » à « la fille du boogie-woogie » (18) pour finir

« partricide et libraricide tout en demeurant héroïque, rayonnante et solaire » (20). C’est

l’éclat de la beauté, c’est la force de la femme qui tente de sauver l’homme qu’elle aime,

mais tout combat s’achève et se perd, avec une mort lente pour Chloé, brutale pour Alise,

l’une dans l’étouffement, l’autre dans les flammes, toutes deux réunies dans la chaleur

d’un enfer social dirigé par les hommes.

Alise, amoureuse dynamique au corps splendide et à la chevelure de flamme, témoin lumineux du rythme inépuisable du boogie, devient-elle meurtrière et incendiaire par passion, cependant que Chloé, sensualité pudique et beauté condamnée, s’adonne mélancoliquement à la langueur des fleurs du mal, condamnation originelle, et à la pente fatale vers la mort. (L’Ecume des jours 11)

Comme pour les héros ou héroïnes tragiques de Cocteau l’explication de Fowlie qui les condamne à cette fatale attraction pour la beauté va s’appliquer à ceux de Vian. Hommes ou femmes, ils succombent à la tentation qui va les détruire : Colin par Chloé, et au féminin cette fois-ci, Alise par Chick, lui-même attiré et ruiné, puis tué, par l’étrange beauté qu’incarne Jean-Sol Partre. La fille devient plus qu’un corps, elle est sensualité,

47 musicalité. Elle incarne la déchéance du poète, l’accompagnant dans sa descente. Dans

L’Ecume des jours « l’héroïne est vouée dès sa conception à une existence provisoire et une fin tragique » (9). La référence aux fleurs du mal n’est pas anodine, l’ambivalence du monde des enfants oscille entre cette facilité matérielle – l’argent, les jolies filles – et l’horrible réalité – l’annonce de la mort, le Religieux vénal. Malgré la beauté du jardin qu’est devenue la chambre de Chloé, elle n’en mourra pas moins de cette fleur mortifère qui la détruit de l’intérieur. Les deux jeunes filles incarnent parfaitement la notion de déchéance poétique. Bien que différente pour le couple Chloé-Colin et celui de Chick et d’Alise, elle n’en reste pas moins fatale. Les premiers subissent la maladie, la pauvreté, la perte inéluctable. Leur amour est voué au malheur dès les préparatifs de leur mariage, en dépit de la grande cérémonie, malgré les apparences. On relèvera les mauvais présages du chapitre XX : « Pour la quatorzième fois, Chick refaisait le nœud de la cravate de Colin, et ça n’allait toujours pas » (VOC2 74), puis une fois la messe célébrée, le nuage rose sombre dans l’orage, au chapitre XXII : « Chloé se mit à tousser et descendit les marches très vite pour entrer dans la voiture chaude » (82). Le mariage déclenche la déchéance du couple, précipite Colin et Chloé dans la réalité crue qu’ils avaient réussi à éviter jusqu’alors. Sont-ils condamnés à mort du fait de leur union religieuse ? Il faut rappeler que Chick refuse de se marier pour de fausses raisons financières, et que son célibat ne l’empêchera pas de creuser sa propre tombe. Chick est un passionné invétéré, Alise est folle de lui. Leur brutale relation réunit deux fureurs qui ne peuvent cohabiter plus longtemps, la dégénérescence est inévitable. Alise, la plus forte des deux, se décide à tarir la source de leurs maux, et meurtrière avec un arrache-cœur – sens propre et figuré – elle extirpe le cœur de Partre et s’attaque ainsi au cœur du problème, avant de disparaître dans

48 les flammes de l’enfer. Le parallélisme entre les deux couples est inversé : Colin tente de sauver Chloé et Alise veut protéger Chick. Les deux échouent, et trouvent la mort par l’eau ou par le feu, parachevant ainsi l’intense symbolisme du roman : la dégénérescence de l’art symbolique serait-il révélateur du courant déchéant ? Les éléments naturels se liguent contre la race humaine dont les artifices de l’amour ne sont plus suffisants. La beauté des femmes n’a plus lieu d’être louée, inutile à leur rédemption ou à celle des hommes, alors à quoi bon ? La légèreté de la plastique reconnue, le poète va prendre un malin plaisir à s’en servir pour mieux la détruire.

Vian compose ses Cantilènes en gelée de 1946 à 1949, alors que selon Rybalka,

« le ressentiment de Vian contre les femmes atteint son apogée durant la période 1947-

50, c’est-à-dire à l’époque où il se sent le plus vide et le plus divisé » (1969/ 147)10. Dans cette période post-guerre, « le comique, la fantaisie et le burlesque s’y marient paradoxalement à la violence, l’amertume, la pulsion amoureuse » (Pestureau VOC5 13).

En effet, toujours en respectant l’ambivalence baudelairienne, « l’amour, passion et sexualité intimement réunies, est traité tantôt avec une délectation évidente, tantôt avec une violence sadique poussant à l’excès les relations conflictuelles des sexes » (15). Le meilleur exemple du recueil est celui des « Mers de Chine » (159), ironiquement dédicacé

à Simone de Beauvoir11. Sadisme, sexe et sang se mêlent dans cette ode des plus étranges.

« Le désir de destruction chez Vian fait preuve dans ce texte à sa source dansle fait que la femme se définit toujours comme Autre et que, selon l’expression utilisée par Simone de

Beauvoir, l’Autre c’est le Mal » (Rybalka/1969 149). Ici, le poète n’a pour seul but que de faire souffrir les filles – on notera qu’encore une fois Vian parle de filles et non de femmes puisque la fatalité entraîne les corps avant leur maturité. Quand on les « voit pour

49 la première fois » (v.1), telle une inspiration parnassienne, la seule rencontre du corps féminin entraîne à la composition. Loin des flatteries de Mérat, le sujet d’incantation donne matière à répulsion instantanée puis à violence. Ces filles, la dureté de leurs yeux et de leur corps sont source de malaise pour le spectateur mâle, qui contrairement à

Rimbaud et ses laiderons, va décider d’agir contre cette hideur. « On a envie de les faire pleurer » (v.5) : timides et maladroits, les jeunes garçons, font pleurer les filles pour ne pas avouer qu’ils aimeraient les embrasser. Mais la perversion s’intensifie, « On voudrait qu’elles pleurent longtemps. / On espère toujours qu’il viendrait le sang » (v.9-10), puis ce sont des désirs de bestialité, de destruction qui surgissent : « Il faudrait les déchirer »

(v.21), ce n’est d’ailleurs plus une envie mais une obligation, un devoir. Le poète s’arme d’une lame de rasoir, fine et aiguisée pour « découper leur bouche en lanières » (v.23) – peut-on risquer ici une mise en apposition avec une scène du film surréaliste, Un chien andalou, où c’est un œil qui est tranché et voir comment Vian malgré sa marginalisation sait user des repères. La tentation de la torture devient dévorante, la fille n’est plus que corps, amas de chair et d’os, de langues et de dents. Vian ironise et moque l’ouvrage le plus célèbre de Beauvoir, « Il faudrait les perfectionner / Leur fendre un second sexe en travers » (v.25-26). Il ne s’agit pas de tuer, de se débarrasser du sexe féminin, mais bien de le détruire dans chacune de ses parcelles. Accusées « de cette méchanceté de vide qu’elles portent » (v.31), les filles perverses et perverties doivent souffrir des maux et des atrocités les plus farfelus. Le monde vianesque découpe au rasoir des baisers-morsures ;

Pestureau note non sans raison que ces images sanguinolentes évoquent les maladies vénériennes dont Vian avait été terrorisé très jeune par ses parents (Pestureau VOC5

160). Mais les filles résistent jusque dans la mort et s’acharnent à contrarier l’homme :

50 même « dures et froides » (v.46), elles restent nuisibles, inspirent des sentiments des plus

cruels, « On doit les écraser, avec des masses de fonte / Mélanger le sang et les os / Puis

en couper des petits cubes » (v.48-50). C’est de la haine à l’état pur, le poète est en plein

délire destructeur. Il doit se débarrasser de ce qui le gêne et l’encombre, ce qui retarde sa

production intellectuelle. Le protagoniste du Sang d’un poète en fera de même, tentant de se défaire de cette bouche-blessure incurable. Il faut noter encore une fois que pour Vian la femme n’est pas la seule coupable et « on aurait tort de le considérer comme anti- féministe. La femme n’est pour lui qu’une partie des problèmes posés par l’existence d’autrui et la sexualité n’est qu’un des aspects de sa recherche de l’être » (Rybalka/1969

149). Grâce au roman, le poète donne à ses protagonistes un peu de son pouvoir. Voyant, marcheur, il envoie Jacquemort sur les traces du fleuve de la honte dans un village sordide ou les seuls éléments féminins se dessinent sous les traits d’une nouvelle maman et de sa bonne, Clémentine et Culblanc – tous les trois sont des personnages de

L’Arrache-cœur. Pour Vian, comme pour Cocteau, comme pour Rimbaud et ses « Poètes

de sept ans », la mère représente l’étouffement du fils, de l’homme, du poète et

finalement de son talent. Sous toutes ses formes, la femme est de connivence avec le

destin du poète, celui qui mène à la déchéance.

« Clémentine, qu’est-ce que c’est ? » s’interroge Sucarrat. « Un fruit ? une

couleur ? une forme ? un prénom provenant d’une comptine ou d’un texte littéraire ? En

tous cas, et dès l’abord, un nom qui désigne un personnage unanimement maltraité par la

critique […] parce qu’incompris sans doute et lu en superficie » (10). En effet, cette

« mère frénétique » (DPBV 101) est décrite comme perdue, oscillant « de la maternité

rancunière et traumatisée à l’orgasme solitaire et enfin à l’amour maternel exclusif et

51 paranoïaque »12 (100). Il est essentiel de noter que « les quatre premiers chapitres ne désignent le personnage que comme “la mère”, ou moins souvent “la femme”. Elle ne devient Clémentine qu’à travers Angel, son mari » (Sucarrat 10). Elle n’a besoin de dénomination qu’une fois son devoir accompli, autrement, elle n’est là que pour assurer une fonction dans la société, celle d’épouse ou de mère. Le roman s’ouvre sur la haine et la violence, Clémentine « haïssait son gros ventre » (VOC4 283), « la douleur la violait »

(13). L’auteur assure la tonalité de son œuvre dès les premières pages. Alors que la bonne réalise que les bords du baquet utilisé pour l’accouchement de sa maîtresse sont coupants, le psychiatre rétorque « On les punit de cette façon-là ! – Ca n’a pas de sens, marmonna la nurse. Elle n’a rien fait de mal. – Et qu’est-ce qu’elle a fait de bien ? » (285). Il n’est plus question de s’extasier sur la femme. Son corps n’a rien de sensuel quand elle est enceinte alors que c’est bien sa mission première que d’engendrer : « Angel […] tâchait de dormir en pensant aux fesses de sa femme, car, vu le ventre, il préférait penser à elle de dos » (283), et rien ne porte à croire qu’elle ait fait quoique ce soit qui mérite louanges. Dans d’atroces contractions, la femme associe la naissance à la douleur : « Ils vont sortir et me faire mal et ce sera seulement le commencement » (286). Une fois l’accouchement terminé, elle devient Clémentine, mère de trumeaux, mais toujours victime d’Angel – nom des moins anodins sur lequel nous reviendrons dans notre second chapitre – victime donc, dans le sens où elle n’a pas choisi sa condition et qu’elle lui a été imposée par son mari, mais aussi par toute une société. La naissance des enfants ne console pas la souffrance physique, elle demande à Angel :

Je devrais me sentir mieux, hein ?… comme ça… juste après… avec mon ventre déchiré… et mon dos qui me fait mal… et les os de mon bassin tordus et douloureux, et mes yeux pleins de veinules rouges…, je devrais

52 me récupérer, être bien sage, me refaire une jolie silhouette bien plate, une jolie poitrine bien ferme…, pour que toi ou un autre vous veniez m’écraser et me jeter votre ordure, et que ça recommence, que j’aie mal, que je sois lourde, que je saigne… (289)

Ainsi elle résume le rôle de la femme, celui d’être belle en premier lieu pour attirer le regard des hommes puis d’être en mesure ensuite de procréer. L’homme, lui, se contente de lui donner son sperme, cette « ordure » qui la déchirera de tout son corps.

Tout de suite, elle décide de se débarrasser de son bourreau : « je ne peux plus guère me fier à toi, dit-elle. Une femme ne peut plus se fier aux hommes à partir du moment où un homme lui a fait des enfants » (297). La complicité entre époux est anéantie par cette trahison qu’est la procréation au couple. Les amants ne sont plus un, ils deviennent une famille. Hors de question de louer cette dernière, qui attire plus de contraintes qu’elle n’engendre de joie. Angel aussi pense qu’être père, « c’est pas marrant » (290) – réflexion voisine à celle de Heurtebise au sujet de l’autre monde, « Ce n’est pas drôle… »

(COF 124). Vian propose dans sa nouvelle peinture de la femme, la critique d’un autre aspect de la société, celui du schéma patriarcal. Mais entre une bonne inculte – être sexuel – et un psychiatre vide – élément psychologique du roman – Clémentine, après avoir rempli sa fonction première, va devenir maître de sa famille, maître d’elle-même ; elle s’affirme “nightmare mother” (J.K.L. Scott 243). Après son accouchement, elle refusera tout contact avec un homme quel qu’il soit (VOC4 329) et imposera ses décisions contre lesquelles le père n’a aucun appel : « je ne peux rien dire, dit Angel. Elle a souffert et pas moi. Ça lui donne des droits » (338). Alors, « la haine de la maternité imposée se transforme bientôt, quand elle découvre son pouvoir exclusif sur les bébés, en

53 plaisir de domination définitive, une vocation absolue de mater familias, un exercice du pouvoir où elle s’aime autant qu’eux » (PDPV 101).

Le départ d’Angel deviendra inéluctable : « Angel apparaît bien, dès le début, comme l’opposant type sur un fond d’inimité haineuse et personnelle […] qui fait [de lui] un obstacle au désir de Clémentine » (Sucarrat 16). Il lui est impossible de toucher sa femme, de s’occuper de ses enfants, sa présence est inutile tout d’abord, puis devient invivable. La domination de Clémentine se fait incommensurable ; mère, elle quitte son enveloppe de femme en tant qu’être sexuel, pour ne plus exister qu’au travers de ses enfants, petits êtres qu’elle veut siens et ce pour l’éternité. Certainement à connotations biographiques13, cette représentation extrême de la relation mère-fils, trois garçons, pas une seule fille, affiche le résultat d’une société patriarcale ; Clémentine se bat contre son schéma et revient au royaume animal où la mère couve et protége sa progéniture14.

Malgré sa patience, sa dignité, Angel ne supporte plus son impuissance, et « les gifles arrivèrent à toute volée […] Les enfants se mirent à crier et Citroën se baissa et ramassa un clou. S’approchant d’Angel, il lui planta dans la jambe, de toutes ses petites forces.

Angel ne bougeait pas. Clémentine se mit à rire » (VOC4 355). Les enfants ont choisi leur camp, fidèles à leur mère, Angel aussi se résout à quitter la cellule familiale dont il n’a jamais vraiment pu faire partie – on notera que si Clémentine est bien « la mère »,

Angel n’a jamais été nommément appelé « le père ». Ecartés le plus possible de l’extérieur, un « mur de rien » (436) ou « d’absence » (438) protègent les trumeaux des

éventuels dangers qu’engendre le simple fait de vivre, de respirer, « ces murs auxquels on peut se heurter […] un sol analogue, un sol annihilant le sol. Il leur resterait le ciel à regarder… et le ciel a si peu d’importance ». Ces murs vont vite être rejoints par « un

54 tapis d’absence invisible » (439). À la domination succède la possession furieuse, « les enfants appartiennent à leur mère » (389), puis à la destruction : « – Le monde, c’est eux.

– Non, vous confondez, dit Jacquemort. Vous souhaitez d’être le leur. Dans ce sens là, c’est destructif » (450). Elle asphyxie ses enfants, en voulant ce qu’elle croit être le mieux pour eux. Mais pour Clémentine, le mieux, c’est elle, c’est de rester auprès d’elle pour toujours. Réduisant l’espace de ses enfants aux contours d’une cage, elle emprisonne ce qu’elle veut posséder, mais ses « choses » finiront par lui échapper tôt ou tard : « le vent passait entre les barreaux » (454). Ainsi la mère surprotectrice ralentira le processus d’indépendance et d’autonomie de ses enfants mais ne pourra les dominer pour toujours, ils pourront alors – comme le poète – prendre leur envol, avec ou sans limaces bleues.

Vian propose un portrait de femme épuré dans un sens mais des plus détaillés dans l’autre. En effet, chacune de ses protagonistes semble étonnante de simplicité, aérienne et jolie. Elles n’ont qu’une histoire, qu’un but ; Alise, Chloé et Clémentine sont tout d’abord l’amante, la femme, la mère – dénomination toujours attribuée en fonction de leur relation avec un homme. Pourtant en elle trois, s’incrustent les nombreuses facettes de la complexité féminine : leur superficialité apparente s’efface pour laisser apparaître un corps-blessure coctélien et une profondeur d’âme inattendue. Féroces, malignes ou perverses, les femmes déchues prennent leur revanche. Subséquemment, les poètes amorcent leur déchéance, ayant alors rompu avec l’usage classique de l’icône féminin. Loin de la suprématie et voire même du respect, la femme reste toujours matière

à poésie, mais Baudelaire préconise la recherche du nouveau, et cette dernière est bien symbole du passé. Un vrai renouvellement s’impose donc. La source originelle tarie, les

55 poètes s’accordent à tourner en dérision ce qui reste de leur entourage, leur dégoût s’amplifie et n’éparque rien ni personne, en se complaisant dans la perversion de leur art, usant et abusant de l’ironie et du sarcasme.

II. HISTOIRE ET SOCIETE : DU SPLEEN APATHIQUE AU DEGOUT CREATIF

L’objet de la déchéance poétique se déplace rapidement : la dégénérescence de la muse et sa quasi mise à mort annoncent inexorablement un changement de source primaire d’inspiration. Après avoir rejoint Baudelaire dans son illustration de l’étiolement des fleurs parnassiennes, et de la femme au centre de ce jardin vénéneux, les poètes déchéants dépassent leur mentor et s’attaquent au cœur même de leur société en déclin.

Le rejet en bloc de la femme-muse encourage à s’attarder davantage sur des sujets autres que tendancieuses flagorneries ou admirations surannées ; le rôle du poète objectif est de marcher en avant de son lectorat, et de lui insuffler une nouvelle bouffée de pensée. Les

événements historiques ou politiques, les faits sociaux et le renouvellement de certaines institutions alors inamovibles sont au goût du jour. Chez Rimbaud, tout le Second Empire est à mettre au pilori, il s’attaque à l’Empereur, voleur de République et de liberté, à la guerre, inutile et coûteuse, et à cette Eglise, qu’il juge menteuse et corrompue. Ses idéaux sont mis en valeur dans les diatribes anti-impérialistes de 1870 et Vian le rejoint dans l’expression de son dégoût. Contre la IVe République, une Eglise toujours ici plus intéressée par l’argent que par le salut de ses paroissiens, et la guerre d’Indochine, il s’exprime radicalement dans la plupart de ses écrits mais surtout grâce au long poème de

L’Ecume des jours et à la chanson du « Déserteur ». Cocteau s’intéresse davantage à la déchéance de la cellule familiale. Il met en avant la décadence du schéma traditionnel en

56 multipliant les relations triangulaires, voire même plus complexes, et les sentiments dérangeants et suspects. Son attaque contre la société va avant tout viser le milieu bourgeois et les turpitudes de son quotidien soi-disant bien rangé. Le poète met l’accent sur le mensonge et l’incohérence qu’engendre l’amour, et dépeint des univers bien distincts, entre idéal et réalité.

Rimbaud : du sociopolitique à la subversion poétique

La crise d’adolescence de Rimbaud a déjà fait couler beaucoup d’encre, son climat familial plutôt hostile pris en otage pour expliciter plusieurs de ses poèmes, mais c’est essentiellement la crise poétique qui nous intéresse ici, celle qui se traduit en haine et ressentiments. Ses écrits rejettent ses premières amours du Parnasse puis les principes ancrés dans une éducation sévère, personnifiée par une représentation des moins laudatives de la femme, une austère image matriarcale – inspirée de la sienne, peut-être, voire sûrement, mais le rapprochement n’est pas indispensable. Il est essentiel de concevoir l’analyse du recueil Demeny (automne 1870) et des poésies de fin 1870-1871 non sous un angle biographique mais bien historique puisque les textes regorgent de références aux personnages au pouvoir. Rimbaud, alors encore dans une période poétique plutôt calme, veut « à la manière de […] infliger des “châtiments” à l’Empereur : celui que les hommes de la Révolution firent subir à Louis XVI » (BED 57).

En accord avec Gascar, nous dirons qu’« il n’est donc pas excessif de voir dans Rimbaud un Communard, car à défaut d’avoir pris physiquement part au mouvement, il l’a appelé de ses vœux, devancé en pensée, en a connu la phase préparatoire et, de façon anticipée, en a retiré une initiation » (20). Même si absent de la capitale, Rimbaud vit de ses

57 Ardennes, la chute de l’Empire, l’échec de la Commune et leurs effusions de sang. Le contexte social et politique de la seconde moitié du XIXe siècle et sa décadence sont donc les nouvelles victimes des invectives du jeune poète – Empereur dégénérescent, guerre inutile, puis Eglise complètement obsolète. C’est pourquoi il choisit le théâtre de la

Révolution Française, dont il rappelle la liberté et la République proclamées et leurs principes fondamentaux déjà par deux fois bravés par la famille Bonaparte, pour mettre en scène son « Forgeron », figure de proue du prolétariat en pleine effervescence.

Rimbaud entreprend une joyeuse comédie révolutionnaire qui malgré ses longueurs et répétitions amorcera prodigieusement son processus de contestation. Suivront dans sa rage anti-bonapartiste, les sonnets du « Mal » et de « Rages de Césars », témoignant de l’engouement anti qui s’applique à chacune des valeurs traditionnelles de la France : anti- impérialisme, antimilitarisme, anticléricalisme. Entre répulsion et colère, l’auteur hésite encore à se débarrasser de l’alexandrin, même si dans ces pièces la bizarrerie des rimes annonce déjà la révolution poétique à suivre. Rimbaud ne craint pas le jeu des couleurs et des sons, mêlant sens et visions pour parfaire dans son pamphlet poétique la caricature du vrai coupable : l’obscurantisme, incarné d’abord par Tartufe puis brillamment par

Milotus. La situation politique à la chute du Second Empire divise le pays : « En 1870, deux forces en France sont en présence, une force déclinante, le régime impérial, une force montante, la classe ouvrière » (Bourgin 7). Les 178 vers15 du « Forgeron » mettent en scène ces deux rivaux, d’un côté le Forgeron au « marteau gigantesque » (v.1) symbole du prolétariat, de l’autre Louis XVI, qui « atteint par ricochet Napoléon III »

(ROBG 370)16. En alexandrins, bien qu’irrégulièrement regroupés, un monologue

58 interminable accuse. On y perçoit la voix du poète en écho, dénonciatrice et revendicatrice :

Selon le témoignage d’Ernest Delahaye, Rimbaud montrait, depuis l’âge de quinze ans des sentiments révolutionnaires […] Ils s’expriment avec une éloquence qui se veut hugolienne, dans un des premiers poèmes « Le Forgeron ». Les revers militaires de l’Empire, au début de la guerre de 1870, ont, à la fois, indigné et réjoui le jeune garçon. (Gascar 21)

Mais on a déjà trop insisté sur le caractère hugolien17 de la tonalité du poème, et nous nous intéresserons davantage au discours du Forgeron et surtout à sa personne, en ce qu’il incarne la révolte du jeune homme et sa future déchéance poétique. Le poème « dit la compassion de Rimbaud pour le petit peuple, les victimes de l’exploitation, du mépris social. Le discours se fait plus politique […] il est même franchement républicain, très franchement » (Jeancolas 165).

Notre principale interrogation se tourne vers le choix des protagonistes. Si l’on comprend le recours à l’image de Louis XVI, qui finira comme on le sait, mal, et sachant que Rimbaud ne souhaite pas mieux à l’Empereur, on ne peut être satisfait à première lecture du second interlocuteur. Pourquoi est-ce un forgeron, et non un boulanger par exemple, qui s’en prend au roi ? Premièrement il va de soi que le forgeron exécute son ouvrage de ses propres mains, contrairement aux membres de la Noblesse à qui le travail est interdit, il créé, il opère, il appartient au système de production et au cercle vicieux de celle-ci. De son travail dépend celui des autres. Dans un deuxième temps, l’endroit même où il exerce se fait des plus révélateurs des idéaux de l’auteur du poème. En effet, la forge

– que l’on retrouvera dans L’Arrache-cœur de Vian et choisie comme lieu de rencontre probablement pour les mêmes raisons qu’ici – englobe chaleur, métaux, rudesse de vie,

59 elle est le berceau des instruments de culture, de chasse, elle habille les chevaux, cadence

le labeur des villages. Celle-ci « comporte un aspect cosmogonique et créateur, un aspect

asurique et infernal, enfin un aspect initiatique » (Chevalier 367). Le forgeron n’est donc

pas choisi au hasard par Rimbaud pour donner le change au roi, incarnation de Dieu sur

terre. Jean Chevalier révèle encore que « le forgeron primordial n’est pas le Créateur

mais son assistant, son instrument, le fabricant de l’outil divin, ou l’organisateur du

monde créé ». Le forgeron seconde socialement le roi, le premier étant assistant du

second. Paradoxalement, le maître des métaux règne sur le feu, le fer et un caractère

satanique irise alors les attributs de son travail. Dans l’ombre de la Cour et de ses atours

paradisiaques, « le métal est extrait des entrailles de la terre ; la forge est en relation avec

le feu souterrain ; les forgerons sont parfois des monstres, ou s’identifient aux gardiens des trésors cachés ». Les deux hommes s’avèrent donc deux figures parfaitement antinomiques, dans leur origine, puis dans leur physique. Le vilain se voit attribuer des qualificatifs impressionnants, son « marteau gigantesque » (v.1), son « front vaste » (v.2), il est « effrayant / D’ivresse et de grandeur ». (v.1-2). Le « gueux » (v.113) domine de sa stature la scène aux contours déjà humoristiques voire caricaturaux. Le roi – censé être en position supérieure – est ridiculisé dès la mise en place du décor. Il est « pâle comme un vaincu » (v.9), « soumis comme un chien » (v.10). Louis XVI, « ce gros-là » (v.4)

énorme et inamovible, « debout sur son ventre » (v.8), personnifie le sardanapalisme et l’abondance dans lesquels se vautrent l’aristocratie et la haute bourgeoisie. A noter le premier cliché qui fait des riches des gros – cliché récurrent chez Rimbaud et retrouvé chez Vian – alors que le Forgeron et ses pairs se meurent de faim. Murphy fait d’ailleurs référence à « la célèbre réponse de Marie-Antoinette aux manifestations populaires

60 lorsque, ayant appris que le Peuple n’avait plus de pain […] “qu’ils mangent de la brioche” » (MMI 210), pour expliciter la mention faite au « gâteau fort bien cuit » du vers

25. La symbolique du pain sera reprise dans « Les Effarés » où, traître, « Le boulanger au gras sourire » (v.11) rejoint les bourgeois ventrus. Physiquement désavantagé, le roi n’en est pas moins écrasé verbalement. On est surpris de rencontrer un forgeron dont l’éloquence du monologue en alexandrins contraste pourtant avec la violence d’un rythme qui cadence l’animalisation de la foule, chère à Rimbaud. Ici la déchéance s’inscrit alors dans une dégénération du glossaire, et repose sur plus qu’un message, une révélation : une condamnation irrévocable de la société et de ses injustes privilèges.

Le flux verbal du Forgeron s’avère incontrôlable ; il déverse reproches, regrets, insultes et « bêtises » (v.27), alors que le triste sire, reste muet et suant (v.176). Le droit de cuissage, la famine et la pauvreté sont dénoncés et insistent sur le peu d’intérêt que la

Noblesse et le Clergé portaient aux requêtes du Tiers-état. D’un ordre asservi, les membres du Tiers sont condamnés à d’horribles tâches : cultiver des terres qu’ils ne posséderont jamais (v. 29-34), servir une guerre qu’ils ne comprennent pas pour la gloire de leur tyran (v. 42-46), en offrant leurs fils pour servir la patrie, leurs filles pour servir les soldats (v.45-51). Et de noter donc que : « c’est toujours la même vieille histoire ! »

(v.39), la petite histoire dans la grande, qui se répète à l’infini, la réduction en esclavage, la prise au service, l’homme qui travaille de ses « deux bonnes mains » (v.41), pour engraisser un autre, tellement gros qu’il tient « debout sur son ventre » (v.8). Si le lexique poétique fait presque déjà défaut, rage et écœurement se mêlent. L’auteur jette ici pêle- mêle les injustices qu’il a relevées de son manuel d’histoire et voit comment celles-ci sont toujours d’actualité alors que l’Empereur Napoléon III dilapide le pays et en sacrifie

61 la jeunesse. Le Forgeron continue de nous étonner, minorant le palais royal en « baraque splendide » (v.48), trichant sur le sens des mots, et c’est avec véhémence qu’il s’en vient

à « fustiger la cour de Louis XVI » (Chambon/1988 25), et donc à mettre en évidence l’incontestable décadence de la monarchie. Le vers 50 et sa comparaison entre

« palsembleu bâtards » et « paons » intriguent de par le lexique usité et l’imagerie créée.

Les premiers font allusion aux enfants bâtards de la Cour, on est « devant une des créations de Rimbaud, créations qui lui permettent d’organiser l’irruption de l’oral ».

L’oralité est le premier intérêt de ce poème – ce qui nous laisse perplexe devant sa longueur très peu adéquate à la communication d’un message concis et explicite.

Toujours est-il que Chambon note que « les dictionnaires du XIXe siècle donnent, en effet, palsambleu comme une “sorte de jurement burlesque de l’ancienne comédie”

(Besch 1845), un “jurement de l’ancienne comédie” (Li), un “vieux juron qui était resté dans la comédie, après être sorti du langage commun” (Lar 1874) » (1988/ 26). L’insulte est évidente, ces bouffons sont porteurs d’un pâle sang bleu, expliqué ainsi par Murphy :

« la famille royale a tant rempli le palais de filles enlevées à la paysannerie que le sang bleu s’en trouve forcement dilué » (MMI 210) ; ce à quoi Chambon ajoute « pâle, parce qu’ils sont “bâtards” bien sûr, comme le dit le vers, mais aussi parce que le “bon roi” lui- même est “pâle” (v.8) » et il s’agit donc là non plus du seul monarque et de ses progénitures mais « d’une débâcle aussi bien psycho-physiologique que dynastique »

(1988/ 26). Il est de rappeler aussi l’usage conséquent de poudre blanche à la Cour, qui contraste avec la saleté de la crapule et qui insiste sur le caractère travesti de la noblesse ; derrière la blancheur, une vraie noirceur d’âme, selon le poète… Non seulement pâlis, les pauvres bâtards sont comparés à des « paons » – « image de la vanité » (Chevalier 579).

62 Animal au plumage ravissant, le paon fait sa cour pour séduire les femelles, le Forgeron

utilise l’euphémisme puisqu’il s’agit bien ici pour ces « chenapans » (v.49) de se servir

directement dans les chaumières. La référence aux volatiles achève de donner au palais

les atours d’une ménagerie assourdissante, mais encore peut-on voir ici une destitution de

l’aigle napoléonien ; de l’aigle, animal royal, « oiseau souverain […] il symbolise la

puissance la plus élevée, souveraineté, génie, héroïsme, tout état transcendant » (12). De

l’emblème des victoires militaires, au paon courtisan de jardins, la bâtardise se révèle et

la déchéance se propage. Vocabulaire offusquant, trouvailles lexicales, rythme énergique

de la caricature, on reconnaît bien là la verve poétique de Rimbaud. Bien que des

longueurs dans l’exposition nuisent, selon nous, à la puissance de la dénonciation ; les

idéaux de gauche et motivations poétiques s’affirment fermement anti-monarchistes et

pro populaires. Est abordé l’encanaillement inévitable d’une masse populaire asservie

(v.111) qui prévoit l’encrapulement de l’année suivante. Il est donc vrai que de ce poème, le « caractère profondément révolutionnaire, humain et généreux est quelque peu sous- estimé » (Ascione 18). Rimbaud aborde les sujets qui lui tiennent à cœur et qu’il développera séparément plus tard. Ici c’est la lutte des classes qui est au centre du débat, et qui nous intéresse particulièrement dans la mesure où elle possède les caractéristiques intrinsèques de la déchéance – née de décalages et injustices.

Il faudra attendre la défaite de Sedan, le 2 septembre 1870, et la capitulation de l’Empereur pour voir l’avènement de la IIIe République. « L’homme de la forge, dont le

marteau (mentionné six fois) s’allie à la faucille des moissonneurs (évoquée aux vers 27-

39), est le symbole, impertinent d’anachronisme calculé, de prolétaire de la future

Commune ». Prêt à vivre une nouvelle révolution politique, Rimbaud va de manière plus

63 vive, et plus concise, cette fois-ci, directement condamner la tyrannie des Bonaparte, et

« généraliser la navrante expérience des tyrans » (RPS 239). Il est clair que « dès

l’automne 1870, Rimbaud est un insurgé. Il rejette la famille, la religion, la culture

traditionnelle, la société bourgeoise… le jeune Rimbaud n’a pas besoin de rejoindre la

Commune, car il la porte en lui » (Gascar 22) ; ce qui ne va l’empêcher d’exprimer

clairement ses penchants antimilitaristes et surtout anti-impérialistes. Grâce aux deux

sonnets « Le Mal » et « Rages de Césars », il dénonce la déchéance de la France, qui se

perd dans une guerre politique et une religion inadéquates. L’étude de Pierre Brunel, Ce sans cœur de Rimbaud regroupe d’ailleurs ces deux sonnets et la pièce du « Forgeron »

ensemble dans la mesure où ce sont « trois signes [qui] manifestent l’intérêt de Rimbaud

pour le peuple ». Si le « long poème […] peut être considéré comme un poème-cadre »

(56), les deux autres insistent sur la douleur des malheureux, victimes de la guerre et d’un

Dieu sourd.

Le premier sonnet met Dieu et Napoléon III sur le même pied d’égalité – égalité

dans la criminalité et la surdité au reste du monde. « Ce sonnet est une caricature en vers.

En haut, l’affreuse idole, qui rit et qui dort. En bas, la folie des massacres, l’entassement

des morts, la litanie des femmes dans l’angoisse » (ROCA 867). Les deux premiers

quatrains dépeignent un champ de bataille, troués de rouge, de bleu, et de verts. Les

couleurs verte et écarlate qui font allusion aux casaques des soldats prussiens et français,

se rapprochent aussi facilement de la nature, tachée de sang. « Dans le feu » (v.4) puis

dans « un tas fumant » (v.6), se déroulent devant nos yeux une des débâcles

napoléoniennes. Puis, les deux tercets s’attaquent à « un Dieu » (v.9), indifférent à la

souffrance qui règne sur terre, qui se prélasse dans la richesse des « autels » (v.10)

64 décorés en son nom. Ainsi, « Le Mal rapproche deux images comme en symétrie. Dans les deux quatrains : le front, le feu, la mort, les hommes et le roi […] dans les deux tercets : ceux qui sont restes, les femmes, les mères, les vieilles et le Dieu, inventé de la religion » (Jeancolas 181). Pour Adam, c’est ici le sens même du sonnet, « la malédiction contre le Dieu qui règne sur ces horreurs » (ROCA 867). A notre avis, les deux seigneurs, celui du ciel, Dieu, et celui de la terre, l’Empereur, s’unissent dans le syntagme « Roi qui les raille » (v.3) – alors que pour Steinmetz, il ne s’agirait que du roi de Prusse (RPS

239). Rimbaud critique le luxe du culte et prouve l’hypocrisie du cérémonial religieux, maudissant les ecclésiastiques qui se prélassent au nom d’un seigneur qui ne veille pas sur ceux qui le servent malgré leur misère. Le poète pleure les morts inutiles et les met en parallèle avec une nature aux apparences trompeuses, hostile et porteuse de mort, comme dans « Le Dormeur du val » qu’il annonce clairement et dont le héros périt dans « un trou de verdure » (v.1). « Ô toi » s’adresse donc à la Nature même, celle qui reprend son bien, après avoir fait « ces hommes saintement » (v.8), et Rimbaud de rejeter alors la création divine. Est-elle le Mal ? Ou serait-ce l’Empereur, le Roi, la guerre, Dieu lui-même ? Un amalgame de ses puissances supérieures contre qui la lutte est inutile ? Les avis sont partagés ou les idées regroupées. Une première suggestion est celle d’une « alliance de

Dieu et de César » où « ce Dieu humain, qui pactise avec l’homme, est aussi abject que sa créature » (Etiemble/Glauclère 121). Le poète les accuse pareillement de la déchéance de leur communauté et Murphy confirme : « Rimbaud critique l’Eglise, complice des Etats réactionnaires de l’époque jusque dans la guerre, que ce soit l’Eglise catholique de la

France ou l’Eglise protestante de la Prusse » (MMI 96) sans éluder la possibilité d’une autre signification. Autrement, on peut soi-disant refuser le compromis, « La vérité […]

65 est brutale. Le Mal, c’est Dieu […] c’est la vieille idole, symbole de l’ordre politique et social, symbole aussi des vieilles terreurs et de l’ignorance millénaire qui pèsent sur l’humanité » (ROCA 867). Soi-disant, parce que dans cette explication, on retrouve l’ordre politique aux mains de l’Empereur, et l’ignorance dans laquelle l’Eglise se complait à éduquer son peuple. Le Mal, semble-t-il, est alors inspiré par Dieu ; on pensera ici à la façon dont la royauté était de droit divin depuis Charlemagne, mais perpétrée par les hommes – les monarques et les membres du clergé. Dieu n’est peut-être pas directement responsable de la guerre, mais en tous cas l’a permise18. Il s’endort entre les « calices d’or » (v.10) ; « Si l’Eglise enfouit Dieu dans les ors et les rites, c’est pour lui rendre l’hommage qui lui est dû. Le monde est fourbe, Arthur ne l’accepte pas »

(Jeancolas 181).

Impossible donc de séparer ici un mal de l’autre : un aigle à deux têtes – figure reprise chez Cocteau – s’acharne sur le pays et y répand la misère. « Les Rages de

Césars » ont du « Forgeron », « la même technique caricaturale et la même exubérance dans l’invective » (MMI 209) et du « Mal » la même ambivalence : quelles rages, et quels césars – étrangeté de ce pluriel immanquable. Il semble bien que de la rage de la victoire qui pousse à la guerre, on soit passé à la rage de l’incapacité, de la faiblesse et de la défaite assurée. Quant aux Césars, directement inspirés de Napoléon III, ils réfèrent à tous les autres Empereurs et font du prisonnier de Sedan un symbole (ROBG 380). « La généralité du titre étend la critique à tous les tyrans qui prétendaient “souffler la

Liberté” » (ROCF 448). Cet « Homme pâle » (v.1 et 3), déjà rencontré dans « Le

Forgeron »19, porte les traits de sa propre déchéance. La capitulation de Sedan n’est que le résultat de l’effondrement de « ses vingt ans d’orgie » (v.5) – depuis le coup d’état du 2

66 décembre 1851 ; « il se sent éreinté » (v.8) maintenant, d’ores et déjà déchu. Ce qui intéresse donc Rimbaud c’est de mettre en avant les événements passés qui ont nuit à la liberté républicaine, « liberté [qui] a donc pu revivre, après la longue parenthèse historique qu’était le Second Empire » (MMI 106). La déchéance de l’Empire est presque risible ici, l’homme repense à ses jardins mais aucun mot sur les quatre-vingt mille prisonniers de sa « dernière campagne particulièrement incompétente » (106). Rimbaud le déplore amèrement, « Il est pris » mais « Quel regret implacable le mord ? » (v.10).

L’Empereur s’éteint comme son cigare, il contemple l’étendue de son champ de défaite, se perd dans des pensées lointaines, revit ses jours heureux. Malgré ses « regards ardents », qui doivent ressusciter aux souvenirs du luxe passé, il a toujours l’« œil terne »

(v.4), voir l’« œil mort » (v.11) et « ses lèvres muettes » (v.9) sont incapables de retranscrire ses dernières émotions. Plus qu’indifférent, l’homme pâle est muet, et surtout aveugle. Le poète fait alors là allusion à un autre ennemi de la République, l’obscurantisme, qui règne dans les églises et abrutit les paroissiens. Ce dernier est illustré dans ce qui est peut-être le « portrait le plus sale, le plus scatologique qui ait jamais été tracé d’un prêtre » (Auvinet 65) : les « Accroupissements » de Milotus, cocasse curé de campagne, stéréotype caractérisé du prêtre goulu et apathique.

Mai 1871, la Commune peut encore triompher et sauver la République. Plein d’espoir – espoir bien loin des vers de « L’Orgie Parisienne » composée après la défaite communarde, Rimbaud combat l’idéologie versaillaise par la caricature et l’ironie dans un « poème à la fois idéologique et visionnaire » (ROM 416) 20. Non « sans rapport avec la révolution communarde » (MPR 21), « Accroupissements » est directement intégré au projet de Voyance, et s’attaque ici particulièrement au grotesque du culte religieux . Cette

67 satire, dans le droit fil du poème « Les Assis », est une caricature d’ecclésiastique, où l’on reconnaît la verve de Un cœur sous une Soutane. Le grotesque ou l’ignoble marquent et le personnage et le décor dans lequel il vit : l’accroupi est une des figures du monde

“pioupiesque” qui fait vomir le poète » (Giusto 140). Un sujet atypique : un prêtre déféquant, en prise avec les rayons d’un soleil bien gênant, et un lexique a-poétique :

« Rimbaud reprend le procédé d’Oraison du soir : des expressions “poétiques” (« Un fond de neige rose ainsi qu’une rose trémière ») appliquées à un sujet sans poésie »

(ROBG 395), sont les solides bases de ce pamphlet anticlérical. Pour un effet de décalage entre la forme et le fond garanti, Rimbaud recourt à l’alexandrin ; le noble mètre n’est alors plus qu’un clin d’œil narquois aux poèmes antiques dorénavant fadasses. Le dégoût de l’auteur pour la Religion s’ancre dans chacun de ses vers : dès le titre scabreux, on note d'une part des pissements et d'autre part l’évocation de la position d'un personnage qui défèque – d’où le recours à un lexique intensément scatologique. Le poème antibourgeois, d’une piété acide21, offre un cadre lugubre et dérisoire, semblable à celui des « Assis » ou d’« Oraison du soir » même si Marcel Ruff semble vouloir lui associer

« Les Effarés ». La déchéance du haut statut du clergé s’amorce dans les courbettes de

Milotus22 : les révérences au Seigneur sont déviées de leur but, et direction surtout, premiers ; le prêtre s’affaisse au lieu de se pencher en avant ! Premièrement, pour reprendre le cliché utilisé dans « Le Forgeron », « Frère Milotus mange trop » (Giusto

140), ses « Jaunes de brioches » (v.13) suggèrent son appétit disproportionné et insultent le peuple affamé. Rimbaud, qui « éprouve une joie maladive à rabaisser l’être humain en lui rappelant la misère de sa condition » (Paillou 48), le dépeint en prise avec son estomac et ses intestins (Schaeffer 126). Glouton et oisif, notre « bonhomme », qui

68 revient trois fois (v.14, 16 et 27) et son « ventre » cinq (v.5, 7, 17, 20 et 22), apparaît comme un être gras et répugnant. Il est probablement en état d’ébriété avancée, d’où son nez rouge et ses vertiges. Ce « monceau de tripe » (v.20), qui « mijote au feu » (v.16) dans un « chaudron » (v.3) comme celui de cannibales, illustre de manière caustique le petit plat à base de curés et de partisans versaillais que la Commune est en train de se préparer : « On ne quitte pas la cuisine » (Giusto 140). La peur que Milotus éprouve à l’idée de voir la Commune prendre le pouvoir lui provoque une diarrhée. « La volonté de pousser la caricature jusqu’à l’extrême éclate ; elle va jusqu’au stercoraire et à l’obscène » (ROCA 884), le prêtre se tord de douleur et continue à mijoter dans sa fièvre, pendant qu’un curieux monde végétal où le sexe et la putrescence dominent s’instaure.

Ridiculisé puis parfaitement humilié, de « bonhomme », Milotus devient crapaud.

L’humidité du décor, son austérité et son obscurité évoquent les égouts marécageux où se vautrent les batraciens, alors que ses accroupissements lui en prêtent déjà la posture risible. On comprend alors le nom étrange dont il est affublé ; Mi-lotus s’agite sur son nénuphar tel un pélobate.

Cette demi-fleur de lotus, symbole sacré de la religion hindouiste, anéantit l’icône de l’officier chrétien. Mi-homme, mi-amphibien, le prêtre se débat dans la boue où son

Dieu même l’ignore, la déchéance est à son comble. Métamorphosés en crapaud, les

émissaires de Dieu tentent de retrouver leur place d’intermédiaire entre l’Homme et le ciel en s’élevant au rang d’escabeau, passerelle entre les deux mondes des plus bancales, puisque l’« escabeau […] boîte » toujours (v.30) pour finalement s’accroupir (v.33) comme un crapaud, déchéance finale. Dérangé intérieurement, Milotus est ensuite gêné par la pénétration de la lumière dans son antre – image de pénétration des moins fortuites.

69 « Un œil à la lucarne » (v.2), il guette les changements qui pourraient intervenir de

l’extérieur. Son refus d’accepter les croyances nouvelles et les évènements politiques du

dehors se reflète dans l’étroitesse de sa lucarne, accès unique et très réduit au monde

extérieur, il étouffe dans l'atmosphère pesante de son église qui ne le protègera plus très

longtemps. Agressé par un soleil omniprésent23, le prêtre tente de conserver l'obscurité de la pièce qui trahit son obscurantisme fondamental avec du « papier » (v.13) – vitraux parodiques – et se heurte alors à la puissance de l’astre qui se révolte24, soleil républicain

qui renforce l’obscurité du monde religieux. On remettra ici en avant l’aveuglement de

Napoléon III déjà abordé dans « Le Mal », qui confirme l’obscurantisme au pouvoir. Le

poète est voyant, ni le prêtre ni l’Empereur ne le sont, le soleil n’est pas leur guide, mais

plutôt leur pire ennemi. Pour parfaire la satire de l’Eglise, et illustrer sa déchéance en tant

qu’institution, Rimbaud ajoute au tableau de lourdes références sexuelles et scatologiques

puisque Milotus, « cet être lourdement charnel ne connaît que des soucis liés au ventre et

au bas-ventre » (Giusto 140). On relèvera le double parallélisme des « rayons de lune »,

avec les « contours du cul » et les « bavures de lumières » (v.31-32) où la lune prend ici

son sens populaire qui suggère les fesses. « Lune » et « cul » deviennent, comme les

« rayons » et les « lumières », synonymiques ; et les « bavures », des éclaboussures

fécales illuminées au clair de lune. Le corps endolori de Milotus s’efface dans la nuit,

seule son « ombre […] s’accroupit » (v.33), et trahit alors son désir sexuel. Il est attiré

selon les derniers vers par des odeurs excrémentielles, vers la lune, et non pas par Vénus ;

comme le craignait Saintmont, « les Rimbaldophages actuels […] doivent se boucher le

nez en lisant Accroupissements ! » (145). Vénus n’a plus rien de la déesse de l’amour et

suggère alors l’anus et les amours homosexuelles25; la concordance phonique expliquerait

70 alors les perceptions olfactives qui charment notre crapaud. Son ultime apparition proclame la déchéance de la muse des poètes déjà raillée et ridiculisée, « la mention de

Vénus conclut sur une élévation absurde ce poème de l’abaissement. Rimbaud reste fidèle à l’esthétique paradoxale de sa Vénus Anadyomène » (RPS 254). D’autre part, il paraît évident que ce « culte de Vénus en solitaire » auquel s’adonne le prêtre est une belle expression métaphorique pour définir la masturbation à laquelle il se livre dans son ultime accroupissement. Milotus sera alors pleinement soulagé… Porte-drapeau de l’Eglise catholique française de l’époque, ce personnage ridicule s’inscrit dans la lignée du Tartufe rimbaldien qui bave « la foi de sa bouche édentée » (v.4). Peur du soleil, obscurantisme indéniable, entourage abruti et cervelle aussi active qu’un tas de chiffons, il personnifie la bassesse, ou plutôt le processus d’accès à celle-ci : l’accroupissement, comme la déchéance précède la fin brutale. Le poète, en ridiculisant cette figure d’opprobre, clame avec ferveur un retour à la République et fait de la dérision son premier outil de lutte contre le gouvernement en place et des institutions qui s’y associent. Si Rimbaud utilise des formes stylistiques qui restent traditionnelles, il fait preuve d’un usage inventif des figures de style, dont résulte une révolution poétique, un début pour nouvelle langue, celle de la déchéance. Gymnastique à laquelle s’adonnera

Vian avec plaisir et dextérité.

Vian : de la désertion à l’évidement

« Sous la IVe République, il y a deux sujets avec lequel on ne plaisante pas, l’éducation de la jeunesse et le respect de la patrie. Le crime de Vian est de se soucier ni de l’un ni de l’autre » (Baus 7). Comme Rimbaud au siècle précédent, ce dernier traduit 71 son dégoût des institutions dans de véhémentes critiques, à l’état brut dans les romans

qu’il signe Sullivan, édulcorées dans un monde rose bonbon aux frontières si fragiles

mais toujours aussi cinglantes, dans les autres. Ce n’est pas la tyrannie d’un Empire qui

guide l’insurrection vianienne, mais bien la déchéance d’une République vouée à l’échec.

C’est en effet une société dégénérescente qui continue de s’illustrer dans le gouvernement

instable de la IVe République et dans la débâcle d’une guerre mondiale qui ne sera que le

début d’une de conflits internationaux. De 1870 à 1950, et si rien n’avait

fondamentalement changé ? Rimbaud utilise la Révolution Française pour dénoncer les

injustices du Second Empire : si l’Histoire n’était donc qu’un sombre recommencement

des erreurs passées ? Ainsi, comme son prédécesseur, Vian s’insurge contre les mêmes

coupables : l’intelligence militaire est ridiculisée sur scène, le chef de l’Etat pris à partie

en chanson, et finalement il propose un poétique passage à tabac imagé de la prêtrise dans

le roman de L’Ecume des jours. En effet, de l’histoire de Chloé et de Colin, il est facile de déduire une abomination pour l’Eglise et les détenteurs du pouvoir – Etat police,

Patronat policier – les caricatures violentes n’épargnent personne. Delà, apparaît un nouveau coupable de la dégénération du monde moderne : l’Homme lui-même, dépourvu de scrupules et de morale. Le poète nous en offre une caricature amère, dans son

Arrache-cœur, on pénètre un bien curieux village, où honte, respect de soi et des autres

n’ont plus aucune signification.

Très vite Boris Vian, comme Rimbaud, s’affirme du coté des mauvais élèves, des

mauvais génies. Il consacre son talent à la révolte et à la revendication. Premier dégoût

affiché, celui de la guerre et d’une humanité autodestructrice26. Ils font tous les deux

l’objet d’une nouvelle en 1947, Les Fourmis, « le seul récit de guerre que Vian ait écrit »

72 (Rybalka/1969 59). Du fait de sa condition physique, Vian ne sera pas appelé pour combattre contre les Allemands en 1940. Ce n’est pas pour autant, comme on a pu le lui reprocher, qu’il ne sera pas marqué par le conflit27 : « ceux qui ont cru que je riais des morts semblent s’imaginer assez puérilement que la guerre ne m’aurait point apporté de deuils » (VOC9 34). Sans participer activement à la Résistance, son rejet des forces armées se révèle en musique : « pendant que les bombes pleuvent sur la capitale, Boris, lui, joue de la trompette. Des airs américains, la musique de l’ennemi. Jouer Duke

Ellington, c’est s’affirmer anti-allemand » (Baus 38). En effet, Rybalka note que « sa révolte contre l’autorité établie se limite à jouer du jazz, à s’habiller d’une façon élégante mais excentrique, à rechercher sur les quais les œuvres interdites des écrivains américains et à être l’un des animateurs du mouvement zazou » (1969/ 56)28 ; les zazous, dont

Simone de Beauvoir avait déjà relevé l’« anglophilie provocante » (23). « Boris Vian ne désire pas agir par les armes, mais grâce à l’art » (Baus 53), mais compte bien agir quand même. Comme un Rimbaud, ses attaques sont fermes et virulentes, « anarchiste et pataphysicien, il voue une haine totale à la guerre » (Simsolo 85). Elle ne lui inspire qu’« une colère désespérée, totale, contre l’absurdité de batailles qui sont des batailles de mots mais qui tuent des hommes de chair » (VOC9 38). Après que « Le Dormeur du

Val » ait été repris dans tous les manuels scolaires, le grand public se familiarise avec l’antimilitarisme de Vian, grâce à son très controversé, « Déserteur », écrit en 1954, et

« devenu la plus célèbre chanson de Boris Vian [et] l’hymne emblématique des antimilitaristes pacifistes » (Simsolo 30)29. Le parolier y dénonce l’animosité des peuples entre eux, « un jour où la guerre d’Indochine lui paraissait plus atroce que d’habitude »

(Baus 7).

73 Historiquement parlant, « Le Déserteur » constitue la deuxième désobéissance de Boris Vian envers les règles morales, sociales et politiques défendues par les lois de la Quatrième République. La chanson prône l’insoumission, tandis que la première incartade commise des années plus tôt, J’irai cracher sur vos tombes, tombait sous le coup d’un outrage aux bonnes mœurs. (Simsolo 29-30)

La déchéance poétique bat déjà son plein. On rejette les muses et on accentue les pamphlets, sans hésiter à les destiner aux premiers intéressés – méthode reprise par

Cocteau dans son Aigle à deux têtes. Ici, Vian décide en effet de s’adresser directement au Chef de l’Etat : « Monsieur le Président / Je ne veux pas la faire / Je ne suis pas sur terre / Pour tuer des pauvres gens » (v.9-12) et de condamner « l’irresponsabilité morale des pouvoirs bellicistes qui, sans état d’âme, envoient les paisibles citoyens au “casse pipe” » (VOC9 427) : « S'il faut donner son sang / Allez donner le vôtre » (v.41-42).

L’hymne improvisé lui valut bien des représailles ; l’adresse directe au Président explique posément – le calme de l’auteur est précisément ce qui irrite ici – pourquoi le chanteur n’ira pas se battre pour un souverain indifférent au peuple, rappelant alors le dieu insensible du « Mal » rimbaldien. Mais très vite le dégoût se transforme en une haine qu’il est dur de refreiner, la dernière strophe appelle à la résistance de manière trop violente : « Monsieur le Président / Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes /

Que j’emporte des armes / Et que je sais tirer ». Puisque sa chanson est alors interdite,

Vian doit se résigner, s’ajuster, et changer ses deux derniers vers qui deviendront « Que je n'aurai pas d'armes / Et qu'ils pourront tirer ». Ainsi, il n’agit pas comme ceux qu’il dénonce mais « cela lui fait sans doute mal de céder ainsi sous la pression et de devoir changer cette fin contre son gré, mais enfin il aura déjà fait passer une partie du message et c’est mieux que rien » (VOC11 277).

74 C’est surtout sur scène que la déchéance militaire s’affirme : « Boris Vian montre que le bras armé par les deniers du contribuable est une épée de Damoclès qui menace les peuples du monde » (VOC9 427). Son « solide et précoce antimilitarisme » (Lapprand 2) se retrouve dans les très satiriques pièces : L’Equarrissage pour tous30, Le Goûter des généraux et Les Bâtisseurs d’empire, où la totalité des frasques militaires de la France est sarcastiquement mise au pilori. Pour Rybalka, « chacune des trois pièces majeures est une dénonciation de la guerre et du militarisme » (1969/ 59). Vian accuse en général et en particulier, en ciblant la deuxième guerre mondiale et la décolonisation de l’Algérie – à noter que « Boris Vian était contre l’Algérie française » (Baus 105). « Sa femme Ursula le confirme, il détestait le général de Gaulle : “ Boris trouvait qu’un militaire à la tête de l’Etat c’était malfaisant. Il était totalement anti-gaulliste ” » (108). L’Equarrissage retrace les événements du débarquement des soldats américains, vécus par des gens communs, côté campagne, affairés à leurs tâches quotidiennes. La pièce « fourmille d’allusions et de références à toutes sortes de valeurs : la morale, la politique, le social, les us et coutumes, les militaires, les civils, les citadins, les paysans, la famille, la patrie, le travail, etc. Tout y passe pêle-mêle » (VOC9 30). Le but de Vian est, comme il le précise dans sa préface, de « faire rire les gens avec quelque chose de pas drôle, la guerre » (33), ce qui est apparemment difficile quand la critique est sévère et son sens de l’humour limité. Quoiqu’il en soit, « l’ennui c’est que, parmi les critiques, on semble considérer le rire comme une activité dégradante si elle n’a pas pour support le caleçon et les cocus » (37). La déchéance est ici intellectuelle, la majorité du public français n’a apparemment pas la subtilité du poète-dramaturge qui n’hésite pas à mélanger dans cette campagne normande des nationalités multiples et tout à fait interchangeables, et ce pour

75 n’épargner personne : Français et Allemands, Américains, Japonais et Soviétiques, tout militaire est concerné. Le processus de déchéance est ici atteint en faisant d’un

événement tragique, un « vaudeville anarchiste » tel que Vian l’a annoncé lui-même, un

« équarisseur très gentil » (74) n’a de soucis en ce 6 juin 1944, que de marier une de ses filles Marie – les deux portent le même prénom, c’est plus commode et une fois de plus interchangeable. Le rire est jaune : « Comment veux-tu qu’on dorme tranquille avec des soucis pareils ? » (81), se demande-t-il, ignorant les rafales de mitraillettes, la gêne est déplacée, on ne pleure plus ses morts mais on peste contre le bruit. La critique sera sévère : « Un vaudeville sur le débarquement ? […] et pourquoi pas une opérette sur les camps de concentration »31. Difficile de prôner l’antimilitarisme alors que la France a signé l’armistice avec l’Allemagne puis se décide à envoyer ses hommes de l’autre côté du globe, dans des guerres de décolonisation sanglantes. Vian ne s’arrête pourtant pas là et propose une « sinistre partie de professionnels menteurs jouant discrètement la vie des peuples aux dés de la guerre » (427).

Le Goûter des généraux, une pièce de théâtre sur une pièce de théâtre sur la guerre, reçoit un accueil plutôt mitigé. « Quel est le sujet de votre pièce ? – La guerre. –

Laquelle ? – La suivante » (459). Le directeur de théâtre en reste pantois, « Enfin, mon petit, la guerre ça ne peut faire rire personne » et en effet, « la guerre est une farce, mais ses résultats sont tragiques » (Rybalka/1969 59-60). Ici, la farce est celle des généraux, menée par les politiques et les militaires. Comme dans « Le Mal » de Rimbaud, les

Généraux vianiens contrôlent la société. « Vian a voulu écrire une satire contre le pouvoir politique, ecclésiastique et surtout militaire » (Korff-Schmising 154), elle repose sur l’infantilisation des personnages et la maestria du langage à laquelle Vian s’avère un réel

76 expert, subtils jeux de mots et jeux de noms – Monseigneur Tapecul « saura adapter

l’Eglise aux courants les plus progressistes et les plus modernes » (156). Se succèdent,

« dans une ambiance irréelle et absurde » (155), effets comiques et exagérations

intempestives. « L’auteur emploie volontiers la satire et la dérision pour dénoncer la folie

guerrière qui ne cesse de menacer le monde » (VOC9 429). Il est de conclure comme

Korff-Schmising que « Vian n’est pas un auteur politique en ce sens qu’il ne propose

aucun système politique pour résoudre les problèmes posés » (161), Rimbaud rêvait de

République, mais Vian doit se rendre à l’évidence qu’une forme de système politique ne

peut être la seule réponse à la complexité du bonheur. Le poète ne se résigne pas à se

taire, il contemple la détérioration inévitable de notre univers social, et sa déchéance, à

lui, s’accompagne « d’une tristesse impuissante et affective » (162). Notre société est

gouvernée autour d’une table de quatre heures, les beaux mots d’égalité et de liberté sont

déchus et les âmes déçues. Les généraux s’accordent : « je n’en suis pas à ma première

guerre ; si l’archevêché marche avec nous, la partie est gagnée » (VOC9 525). Ainsi,

l’intervention divine se range du côté des plus forts et ne soulage pas les malheureux qui

l’invoquent. « En fins politiques les bellicistes n’oublient pas de s’allier les autorités

religieuses, sous couvert de défendre les libertés confessionnelles. La sainte alliance du

sabre et du goupillon »32 (VOC9 428). Encore une fois comme Rimbaud, Vian n’oublie pas d’entraîner dans la chute des politiques l’hypocrisie des Religieux. Celle-ci est mise à l’honneur dans L’Ecume des jours où l’auteur se fait des moins cléments.

Malgré son intonation sentimentale, l’histoire de Colin et de Chloé n’est pas

seulement une triste histoire d’amour, ni même deux. La tragédie qui frappe les héros

dénonce les fléaux du siècle et on retiendra ici comment une extrême caricature de

77 l’Eglise et de ceux qui la servent encadre le destin des deux héros, grâce au « diptyque du mariage et de l’enterrement » (Gauthier 69). On assiste tout d’abord à une grandiloquente et richissime cérémonie à l’église – passage obligatoire pour sceller l’amour de Colin et

Chloé – puis, pour en enterrer les restes sur terre – puisque Vian ne nous laisse pas vraiment croire à une seconde chance céleste – à des funérailles à la va-vite, déclin des croyances, de la confiance et finalement du corps humain. La vie de Chloé et Colin, et surtout sa cérémonie d’ouverture puis de clôture, représente parfaitement l’illustration de la déchéance, du magnifique au dérisoire. « Les frères Desmarais s’habillaient pour la noce » (VOC1 69). Immédiatement, on se surprend à mettre en parallèle les jumeaux

« pédérastes d’honneur » avec le prêtre aux fantasmes homosexuels33 précédemment

évoqué chez Rimbaud, Milotus, dont on a mentionné l’incroyable métamorphose en animal des marais. Les participants au grand carnaval qu’est devenu le culte religieux, se sont apparemment donné le mot pour se déguiser en crapaud ! « Vian esquisse déjà son image d’une religion-spectacle » (PDPV 343). Pégase et Coriolan, noms aussi farfelus que celui choisi par Rimbaud, précédent l’intéressant cortège du Religieux, du Bedon et du Chuiche. Le Religieux de sa majuscule englobe tous les croyants, pratiquants, professant la foi, c’est « une version originale du prêtre qui marie et funéraille » (342). Le

Bedon, pour bedeau, met une fois encore l’accent sur la ventripotence des membres des hautes classes sociales, allusion faite ici à la bedaine, ou encore au bidon. Il assiste le

Religieux comme un sous-fifre, et « témoigne à la fois de la fantaisie de l’auteur et de sa vision ironique et amère des structures socio-religieuses » (60). Le Chuiche – mauvaise prononciation du mot « suisse » – est en charge des cérémoniaux orchestrés à l’église,

« aide de seconde classe du Religieux – est-ce pourquoi il s’appelle Joseph ? – toujours

78 aux basques du Bedon et lui-même secondé de Sous-Chuiches » (99). Les suivra le

Chevêche, pour la Béniction. Ainsi associé à la chouette, la figure la plus importante de l’office religieux est une sorte d’évêque revêche, un noctambule qu’il assomme d’être ici.

Pour le tenir éveillé, musiciens, enfants de foi, peinture à rayures, tout y est, « c’est comme ça avec les gens riches » (VOC2 71).

L’édifice s’érige dans le ciel, se détache du commun des mortels pour rejoindre les nuages et le brouillard. La cérémonie s’effectue dans une somptuosité démesurée (78), une décadence complète, entre ballet, mini-concert et jonglage, ronde et grégorien.

L’emphase est mise sur l’inutilité des traditions, qui font d’un événement soi-disant crucial dans la vie d’un couple, un numéro de cirque. C’est ici la déchéance du mythe religieux certes, mais aussi de la fierté et du respect de soi. Sur le chemin qui le mène à l’autel, Colin croise un Saint, la Vierge, et « Dieu qui avait un œil au beurre noir » (79), les éléments de la parade sont tous réunis. A l’apparition des fiancés, « tout le monde se leva et le Chevêche s’assit dans un grand fauteuil en velours » (80) – subrepticement on y voit là une ironique ressemblance avec le duo précèdent, Rimbaud s’insurge quand

Milotus s’affaisse. Vian insiste sur le non-sens, voire la stupidité du rite : « le Religieux s’agenouilla devant l’autel, tapa trois fois sa tête par terre », ridicule preuve d’humilité.

« Des grandes lumières envoyaient des faisceaux de rayons ses choses dorées », choses dont on ne connaît même plus l’utilité, seuls les signes extérieurs de richesse comptent.

De même que pour célébrer l’union, le Religieux « compulsait rapidement un gros livre car il ne se rappelait plus les formules ; de temps à autres il se retournait pour jeter un coup d’œil à Chloé dont il aimait bien la robe ». La dévotion n’étant pas des plus rigoureuses, le Religieux reste un homme, attiré par les formes d’une jeunette. On ressent

79 le dégoût de l’auteur qui transperce la simplicité des remarques : « [Jésus] paraissait heureux d’avoir été invité et regardait tout ça avec intérêt ». Le mariage des tourtereaux est une vraie réussite, elle coûte à Colin cinq mille doublezons. La courte période qui va séparer son mariage et l’enterrement de Chloé, se charge de le ruiner – au sens propre comme au sens figuré. Il se retourne vers les mêmes Religieux mais on passe du

« spectacle-cérémonial parfois terrifiant mais généralement joyeux et exaltant » à une

« cérémonie de pauvres », « bâclée et cacophonique, grotesque à l’image du célébrant infect et de ses gros souliers à clous » (PDPV 343). La cérémonie de clôture, pourrait-on dire, revêt des atours écœurants et pathétiques, diamétralement opposés à ceux du mariage, lui aussi écœurant de par son étalage d’argent et de mauvais goût.

« Vous venez pour l’enterrement ? dit le Religieux […] quel prix voulez-vous y mettre ? Vous désirez sans doute une belle cérémonie ? » (VOC2 193). La première question est d’ordre financier. Le jeune veuf n’a plus que quelques doublezons en poche :

« c’est une cérémonie de pauvre, alors, qu’il vous faut ». Impassible, Colin rétorque « je suis pauvre […] Chloé est morte », sa pauvreté signifie ici son malheur, sa perte incommensurable, pour lui l’amour n’a pas de prix. Mais l’adolescent et le terrible adulte qu’est le Religieux – « dégoûté par la misère de Colin […] âpre et méprisant » (PDPV

343) – ne parlent pas le même langage : « on devrait toujours s’arranger pour mourir avec de quoi se faire enterrer décemment » (VOC2 193). La dignité dans la mort n’est possible que si on peut se la permettre, « Je devrais vous conseiller de vous adresser à Dieu, mais j’ai peur que pour une si faible somme, ce ne soit contre-indiqué de le déranger » (193).

Le Religieux prévient Colin de la médiocrité de la cérémonie qu’il aura du fait de sa pingrerie. Sans compter que sans rémunération, le Chuiche et le Bedon seront « dans le

80 parti opposé » (194). Après le cirque du mariage, vient le lynchage des obsèques, tous deux égaux dans l’excès, le ridicule et l’amère critique de l’auteur contre l’hypocrisie religieuse. Chloé repose alors dans « une vilaine boite noire marquée d’un numéro d’ordre et toute bosselée » (195). Deux porteurs viennent la chercher, et on note « les poils rouges de leurs vilaines jambes noueuses » (194) qui donnent une touche satanique et infernale à leur personnage. Puisque le couple est pauvre, il est jeté en enfer – « on ne descendait les morts à bras qu’à partir de cinq cents doublezons » (195) – Dieu ne se déplace pas pour si peu ! Mal rimbaldien déjà, Dieu se rit des pauvres, se prélasse en haut en contemplant la misère du sous-sol de son paradis. Son représentant terrestre, Jésus, apporte Sa parole : « il s’ennuie visiblement, refuse toute responsabilité, reproche à Colin sa pauvreté […] nie obstinément le problème posé par la mort de Chloé : la religion n’a nul rapport avec le bien et le mal, la vie ni la mort, l’innocence ni la culpabilité » (PDPV

214). Ravi au mariage, il regrette que Colin ait à lésiner cette fois-ci et préfère couper court à la conversation plutôt que d’expliquer voire de justifier la mort de Chloé. De toute

évidence, pour le jeune homme comme pour l’auteur, cette dernière est injuste et il est inconcevable de l’expliquer comme un rappel auprès de Dieu, parce que si celui existe, il se fiche éperdument de Chloé. Le cortège clérical se transforme en parade immonde, le

Religieux guide le Chuiche, et le Bedon « nettement odieux […] harcèle Colin de huées, de sons rauques et de sauvages, de jets de terre et de pierre » (60), le Chevêche ne prend même pas la peine de se déplacer, parce que « le cimetière des pauvres était très loin » (VOC2 197) – en fait de cimetière, il s’agit plutôt d’un îlot au « sol poreux et friable » (198) au milieu d’un marécage ; une seule planche y permet l’accès. Pas d’argent, pas de cérémonie, le cercueil est balancé à l’eau comme un vulgaire tas

81 d’ordure. Vian aurait pu finir son roman sur cette cinglante « image de la haine et de la laideur réservées aux pauvres dans notre société occidentale-chrétienne » (PDPV 60).

Mais cette déception se métamorphose en dégoût ; Colin va rejeter la société et ses membres écœurants, pour attendre sa propre fin au bord de la même eau sale où le corps de Chloé repose. Et renforcé, le suicide de Colin est seulement suggéré ; seul le retour de la souris nous montre « son désespoir de la fin prochaine de Colin et son désir de ne plus supporter cette angoisse » (372). La déchéance de son ami l’entraîne, elle aussi, à des pensées suicidaires, qu’elle mènera à bien grâce à l’aide d’un chat qui acceptera de lui croquer la tête :

Le dernier gros plan du roman, d’une amère drôlerie ou d’une fantaisie grinçante, est aussi le symbole d’affection immuable et de désespoir : des canines sur un cou gris et doux, des moustaches mêlées… Deux mondes étrangers coexistent, rarement en relation, le temps pourtant que l’indifférence repue consente à donner un ultime coup de dent réflexe à la tendresse déchirée, déjà blessée à mort. (372)

De cette dénonciation d’« une Eglise systématiquement favorable ou cruelle selon la bourse du client » (PDPV 60), Vian prépare une réelle inculpation d’une religion de luxe qui divertit les esprits bien pensants, bourgeois ou croyant l’être, aux dépens des pauvres et des marginaux.

C’est dans le roman de L’Arrache-cœur que le poète va s’en prendre de plus belle

à la religion-spectacle et aux bourgeois. Dans sa parodie de vie mêlant absurdité et métaphysique, il dénonce le schéma patriarcal familial, et dépeint une mère castratrice et jalouse qui n’aura de fins que de se débarrasser de son mari, symbole du phallus et de la procréation répondant au doux nom d’Angel. Jacquemort assiste à la déchéance de la famille dite traditionnelle, mais son dessein est plus large. « Je suis vide. Je n’ai que

82 gestes, réflexes, habitudes. Je veux me remplir. C’est pourquoi je psychanalyse les gens »

(VOC4 293). Il révèle à Angel le but de sa visite dans ce village isolé. Le psychiatre est né l’année dernière avec une notice, « Vide. A remplir » (295). On notera qu’il n’est pas le seul être évidé, « Tout est contaminé, dans L’Arrache-cœur, par la non-communication des êtres, le vide et la mort » (Carassus 413). Et c’est l’ange qui curieusement a les pieds sur terre. Guide spirituel, Angel lui recommande de vivre par lui-même et de cesser de vouloir les envies des autres, Jacquemort commence alors à disparaître… “[He] has no existence beyond that which he absorbs from others […] lives off the experiences of others, consuming them in a manner which is both parasitic and destructive” (J.K.L. Scott

255). Le mari déchu ne peut le convaincre et le conduit alors au village pour y trouver matière à réflexion. Le duo ici intronise la relation du poète et de son ange que l’on analysera dans notre deuxième chapitre. Jacquemort incarne en effet le poète en mal d’inspiration, à la recherche de sa muse, il doit quitter la maison du couple défait, « lieu de la famille, de l’incompréhension et de l’enfermement. Sous le couvert des rapports conjugaux ou parentaux se déploient, dans le malaise, le fantasme, le rêve, l’obsession.

Domaine de frustration » (Carassus 411). La déchéance des rapports familiaux, que

Cocteau développera davantage, est la première étape de l’ascension du psychiatre, véritable parcours initiatique puisqu’il vient de naître et est encore vide de tout. Il franchit le seuil de domaine pour suivre un étrange ruisseau, « de la couleur de la bave du crache- sang, rouge clair et opaque » (VOC4 299). « L’apparition du ruisseau est soudaine comme est soudaine son apparition par l’écriture dans le récit : il n’a d’autre source que l’écriture qui lui confère une brusque existence » (Carassus 412) ; ce dernier renforce le rôle de Jacquemort qui lutte contre l’absence et va alors pénétrer une peinture

83 paroxystique de la déchéance de l’être humain et y rencontrer la bassesse des âmes, qui apparemment les rend plus riches, le village. Premier tableau, la foire aux vieux :

« Jacquemort savait qu’à la campagne c’était courant, mais il assistait pour la première fois à une foire aux vieux et le spectacle le surprenait » (300). Les villageois viennent y faire leurs courses, acheter un vieux pour le tourner en ridicule ou en faire un esclave. Si la caricature est poussée à l’extrême, voire au burlesque, elle n’en est pas moins ardemment accusatrice. Le protagoniste est ahuri et s’adresse à un des hommes :

« Pourquoi riez-vous ? demanda-t-il. Ça ne vous fait pas honte ? » (302). Il n’obtiendra pour réponse qu’un bon coup de poing. “Jacquemort is our guide through the novel, and at times the only voice of reason, condemning Clémentine’s behaviour and the villagers’ cruelty” (J.K.L. Scott 254). Carassus résume l’espace clos comme un « lieu social avec sa foire, ses artisans, son curé. C’est le lieu par excellence de la cruauté, de la brutalité »

(411). Le psychiatre n’est pas au bout de ses découvertes, ni de ses peines, et va se rendre compte jusqu’où la folie des hommes, leur bêtise et leur violence innée peuvent les conduire.

Deuxième tableau, « sur le ruisseau rouge, une barque immobile » (VOC4 312), et un vieil homme dedans. Il explique : « on jette les choses mortes dans cette eau pour que je les repêche. Avec mes dents. Je suis payé pour ça […] On me paie de honte et d’or »

(313). Les habitants se débarrassent donc de leurs vilenies intérieures et les jettent au batelier chargé de récupérer leurs ordures. Carassus note très justement qu’« il n’y a pas de port ni de pêcheurs (en revanche il y a des pécheurs, jeu de mots qui n’est peut-être pas à négliger) » (411), on ajoutera certainement pas à négliger. Son rôle est des plus singuliers, « je dois digèrer la honte de tout le village. Ils me paient pour que j’aie des

84 remords à leur place. De tout ce qu’ils font de mal ou d’impie. De tous leurs vices. De leurs crimes. De la foire aux vieux. Des bêtes torturées. Des apprentis. Et des ordures »

(VOC4 314). Il répond au nom oxymorique de La Gloïre, ou plutôt métonymique puisque c’est le nom de sa barque, lui, il n’en a plus depuis longtemps. On remarquera que ce défaut de prénom correspond à la carence de nom de famille très courante chez Vian – déjà notée dans L’Ecume des jours – et employée aussi par Cocteau34. Quand il réfère aux villageois, il insiste sur les pronoms « ils », « eux », « on » : « vous serez comme les autres […] vous serez comme eux ». Donc, « ces indéterminés renvoient non à des culpabilités individuelles, mais à une culpabilité générale du monde social. Un monde où finissent d’ailleurs par s’effacer les différences, où les soubresauts d’une conscience révoltée ne résistent guère à l’accoutumance. L’individu finit par prendre son parti du système inhumain » (Carassus 412). Les villageois profitent de La Gloïre, les Religieux de Colin, les Généraux des civils. On voit clairement dans l’univers de Vian, qui certes ne fait pas dans le détail et ne nous épargne d’aucun défaut, comment l’humain s’accoutume

à la misère et la violence qui l’entourent. L’équarisseur s’est habitué à l’odeur des bêtes mortes comme il s’habituera au bruit des mitraillettes ; le Religieux de L’Ecume des jours donne dans la représentation de luxe et refuse de servir les pauvres qu’il méprise, ni miséricorde, ni compassion. Comme lui, le curé du village de L’Arrache-cœur travaille pour « le Dieu de luxe » (VOC4 396) et propose pour amuser ses paroissiens un combat de boxe entre lui et le diable, après avoir découvert d’ailleurs que c’était son propre sacristain. Tout est perverti, l’homme ne peut se raccrocher à rien, ce n’est plus le cœur de la sa société qui est pourri, mais bien le sien ; tout comme Alise, il est temps de se

85 munir d’un arrache-cœur et d’en finir. Cocteau introduit aussi le problème de cette déchéance de la famille en y apposant une pression de mort inéluctable.

Enfants, parents, amants, tous terribles : Cocteau et la déchéance familiale

Du coté coctélien, la crise intime se révèle entachée de mort et de solitude. Mort du père, des amis, des amants, puis solitude sociale, en tant qu’homosexuel, aimé des uns, maudits des autres. Si Cocteau ne s’est pas vanté de la paternité du Livre blanc, ce n’est ni par honte de son homosexualité ni par pudeur, mais, comme le précise Fernandez, à cause de la simple « répugnance de poète à traiter des choses sérieuses autrement que par allusions et symboles » (CLB 9). Cocteau est avant tout poète, dès lors, ses émois devant les corps masculins, sa rencontre perturbante avec le jeune Dargelos, ses désirs et désillusions, tout devient images, allusions, allégories. Ses phantasmes s’affrontent derrière les miroirs des thermes municipaux, le déchirent intérieurement et ne vont demander qu’à être exorcisés, par l’écriture. Dans ce roman aux tendances biographiques35, donc, Cocteau révèle à mi-mot ses manques affectifs survenus à la mort du père – ici il prétend que c’est sa mère qui est décédée – et commente ses premiers

émois homosexuels sans analyser les causes et effets de l’un sur l’autre. Il y a une immédiate reconnaissance de la différence, et de la haine qui en peut en découler : l’homosexualité reste un tabou énorme, voire une tare irréversible dans une société mal adaptée et hostile à la marginalité. En effet, Fernandez souligne dans sa préface : « Blanc.

Non signé. Publié sans nom d’auteur. 1928, c’est encore une année d’hétérosexualité triomphante » (7), et Cocteau de s’offusquer carrément : « je n’accepte pas qu’on me tolère. Cela blesse mon amour de l’amour et de la liberté » (95). L’amour et la liberté ne 86 peuvent ni épouser des formes réglementaires ni même se conformer à des caractéristiques universelles ; mais le carcan social est bien souvent difficile à briser.

Milieux aisés et confort bourgeois incarnent les valeurs morales et les stéréotypes de la famille française religieuse et patriotique. Cocteau, comme Rimbaud et Vian, va utiliser les fondations de notre société pour mieux en montrer les failles. Les Enfants terribles puis Les Parents terribles tous deux mis à l’écran, se chargent une fois encore de tonalités biographiques, d’éléments contemporains, et nous charment entre la part de fiction et de réalité qu’elles possèdent. Les deux œuvres – littéraires et filmiques – incarnent toutefois la décadence absolue de la cellule familiale – les relations fraternelles tout d’abord puis conjugales et filiales ensuite – avant que la mise à l’écran de la légende d’Orphée ne détruise complètement le rêve d’un foyer soudé et aimant.

Ecrits à la suite d’une cure de désintoxication, et l’opium peut-être encore jouant,

Les Enfants terribles sont, malgré leur forme romanesque, plantés dans une seule pièce, celui d’une chambre, éventuellement inspirée par celle de l’hôpital, fermée sur le monde extérieur et sa réalité. Paul et Elisabeth, le frère et la sœur, Gérard, amoureux du premier puis de la deuxième, mais qui épousera Agathe, éprise de Paul sont les protagonistes de cette représentation de la déchéance familiale par excellence. En effet, les liens du sang tricheurs et malsains forcent les amours et déguisent les sentiments. Le roman porté à l’écran par Melville en 1950, présente la même jeunesse déjà rencontrée chez Vian. A la frontière du passage dans l’autre monde, celui des adultes, avec leurs responsabilités et devoirs sociaux, ces terribles enfants se lient l’un avec l’autre, l’un contre l’autre pour repousser au plus loin une défaite et une descente pourtant inévitables. Grandir ou mourir, Colin et Chloé nous ont prouvé que le choix n’en était pas vraiment un. Les

87 Enfants terribles « nous décrivent une crise d’adolescence qui fait l’amour se déporter du frère sur la sœur, de la personne du même sexe à son sosie de l’autre sexe » (Magnan

154). Alors, la déchéance poétique se base essentiellement sur des attirances physiques et sexuelles mal orientées, sur des sentiments de possessivité exacerbés, le tout baignant dans un climat de mort des plus pesants. Les deux enfants vite orphelins étouffent dans une chambre transpirant le sexe et la mort : attirances homosexuelles et amour fraternel malsain, puis parents décédés, mensonges et trahison, et finalement accident, suicide, résolution de l’absurde. L’accent est mis sur l’amour inconditionnel qui unit Paul et

Elisabeth, malgré leurs tortures et chamailleries, ordinaires entre frère et sœur. Gérard

« savait leur tempête d’amour, les foudres qu’échangeaient leurs regards, le choc de leurs caprices, leurs langues méchantes » (CET 32). Ce qui est des moins ordinaires par contre, c’est l’atmosphère insalubre qui règne en toile de fond et cet amour qui, sans dériver jusqu’à l’inceste, vire de la jalousie à la haine puis à la mort, déjà coutumière du lieu.

Père et mère, absents, muets, mort ou mourante dans la chambre voisine :

La malade sommeillait. Depuis quatre mois qu’une attaque l’avait paralysée en pleine force, cette femme de trente-cinq ans paraissait une vieille et souhaitait mourir. Son mari l’avait ensorcelée, cajolée, ruinée, abandonnée. Pendant trois ans il fit de courtes apparitions au domicile conjugal. Il y jouait des scènes hideuses. Une cirrhose du foie l’y ramenait. Il exigeait qu’on le soignât. Il menaçait de se tuer, brandissait un revolver. Après la crise, il rejoignait sa maîtresse qui le chassait aux approches du mal. Une fois il vint, trépigna, se coucha et, incapable de repartir, mourut chez l’épouse avec laquelle il refusait de vivre. (3)

Joli tableau de famille. Dans l’univers de Paul et d’Elisabeth, donc ni figure parentale, ni

devoir, ni obligation, aucun pouvoir souverain hormis celui que le frère et la sœur

exercent l’un sur l’autre. Dans cette chambre magique et maudite, y passent et y

88 souffrent, voire y meurent, les figures qui tentent de s’imposer entre l’étrange couple.

Premiers signes d’une déchéance familiale irrémédiable.

Comme les jeunes héros vianiens, ceux de Cocteau sont contraints au chagrin et à

la douleur, « le couple fraternel était condamné d’avance à ne pas devenir de grandes

personnes » (Magnan 150). Ils se suicideront en effet avant d’avoir atteint l’âge adulte,

« comme [leur auteur], Paul et Elisabeth ont du mal à vivre, à prendre forme, à

s’incarner ; abritant toutes les versions d’eux-mêmes depuis l’enfance » (C. Arnaud 432).

Avec ses anti-héros adolescents, Cocteau parvient à toucher toute une génération qui après la guerre est à la recherche de renouveau. Poésie de roman de par son écriture symbolique, Les Enfants terribles sont une incroyable révélation de la modernité de l’amour – exigence rimbaldienne enfin remplie. Ils exposent les lieux communs pour mieux les détruire. A l’annonce du mariage d’Elisabeth et de Michaël, Paul entre dans une colère noire : « T’épouser ? t’épouser, toi ! mais tu es folle, mais tu ne t’es pas regardée dans une glace, mais tu es immariable, laide, idiote ! tu es la reine des idiotes ! Il s’est payé ta tête, il s’est moqué de toi ! » (CET 113). L’enfant capricieux ne peut pas imaginer que sa sœur, sa garde-malade, lui soit enlevée, par un inconnu, un étranger à leur cercle intime, de qui plus est, un homme. Le jeune Michaël se révèle la parfaite antinomie de Paul. Sa richesse, sa maturité, il est homme et non plus garçon – font de lui le mari idéal, protecteur et soutien de famille solvable. Il incarne l’indémodable cliché du rêve américain, avec son prénom moderne, sa grosse voiture et son hôtel particulier. Cet hôtel qui d’ailleurs est celui de l’Etoile, et marque définitivement l’appartenance coctélienne, représente l’extérieur de la chambre des enfants, avec laquelle il « formait un contraste parfait. Contraste si net, si vif, que dans la suite aucun des enfants n’eut l’idée

89 de lui ouvrir cette chambre. Il leur représentait le dehors » (114). L’élément extérieur, malgré les efforts de chacun, n’est pas le bienvenu et la fatalité comme le reste s’acharne contre lui. Tout finalement rentre dans l’ordre – ou le désordre devrait-on dire ? – « le génie de la chambre veillait » (118), et le cours des choses se rétablit alors que « sur la route, entre Cannes et Nice, Michaël se tua. Sa voiture était basse. Une longue écharpe qui lui enveloppait le cou et flottait, s’enroula autour du moyeu. Elle l’étrangla, le décapita furieusement » (118). La réalisation de l’idéal familial est définitivement compromise et on notera que la mise à mort de l’intrus se fait par étêtage. Là, on se débarrasse de l’esprit malin, mais aussi de l’esprit adulte qui gouverne, ou tout du moins qui se veut gouverner. Guillotiné tel un roi déchu, tel une vénus rimbaldienne, Michaël ne s’appropriera pas la vierge du temple qui reste à jamais dévouée à son frère et à sa chambre ; c’est seulement une fois mort qu’il pourra franchir le seuil de leur royaume intime. « L’étonnante aventure des noces et de sa mort projeta cet être peu secret dans la zone secrète. L’écharpe vivante, en l’étranglant, lui avait ouvert la porte de la chambre.

Jamais il ne serait rentré sans cela » (120). Les conventions du mariage et du deuil sont bien inutiles aux yeux des enfants, et à ceux de leur porte-parole. Vengeance inconsciente ou stratagème inévitable, Elisabeth fera de Paul aussi un pion inamovible du temple.

Jouant les confidentes, elle trahira Agathe et laissera mourir de chagrin son propre frère, préférant s’unir à lui dans la mort que de le laisser vivre sans elle dans l’amour.

« Elisabeth, le revolver à la main, arrive au terme de sa gesticulation incohérente convertie en un mimodrame inspiré par les disciplines chiffrées, elle guette désormais la minute de leurs noces violentes » (Magnan 158). Il s’agit bien de noces, de fusion entre les âmes puisque entre les corps les conditions sont bien trop aléatoires. Paul doit mourir

90 pour atteindre l’amour, et Elisabeth le rejoindre, il s’agit du même voyage qu’Eurydice devra entreprendre pour reconquérir Orphée. « Aux dernières pages du livre, [Elisabeth] emporte son frère, elle emporte sa proie dans la mort. Ils montent côte à côte vers ce lieu, où délivrés des corps, ils pourront s’aimer en toute liberté » (158). La corporalité des

êtres n’est donc que gêne. L’amour, ses causes et ses effets, sont les complexités inexplicables autour desquelles Cocteau base ses interrogations quant à la solidité voire l’utilité même d’une famille en tant que cellule sociale puisque les liens qui les unissent sont pervertis ; la nature de l’homme en étant la seule responsable, sa déchéance lui est inhérente.

Le dessein du poète est clairement annoncé dans sa préface aux Parents terribles :

« dans une pièce moderne le casse-tête me semble de faire un grand jeu et de rester un peintre fidèle d’une société à la dérive » (CPT 11). La dérive est un excellent terme qui reprend l’image de la barque de La Gloïre sur son fleuve de la honte. “A rapid examination of Les Parents terribles might lead one to see in it an old fashioned melodrama. It is much more. In addition to being one of the most skillfully constructed plays of Cocteau, it is one of the most poignant, in a tragic sense” (Fowlie/1943 12).

Pourtant, la pièce « passe pour être le texte le plus scandaleux de l’auteur. Réaction que l’on peut certainement expliquer par la thématique latente de l’inceste qui régit la pièce de bout en bout et à laquelle le Conseil de Paris réagit immédiatement en la condamnant pour immoralité » (Meter 205). “Cocteau liked to shock the bourgeoisie, and Les Parents terribles (1938) is a case in point” (COF xiv). Entre drame et comédie, il s’évertue à montrer d’une manière humoristique mais cynique, voire cruelle, la décadence inévitable d’un couple bourgeois, de la classique adultère masculine pour une femme plus jeune à la

91 nocivité des relations extrêmes mère-fils, puis aux conflits de virilité entre père et fils qui vont jusqu’à partager la même maîtresse. La thématique reste fidèle aux habitudes coctéliennes : amours triangulaires, jalousie, envie, haine, mort, et aussi, “the theme of

‘order,’ apparent in all of Cocteau’s writings, is here more dominant than ever”

(Fowlie/1943 12). Pourtant la pièce diffère de ses prédécesseurs. « L’histoire de la difficile émancipation d’un jeune homme de la protection teintée d’égoïsme et d’érotisme de sa mère semble, dans sa perspective résolument terre-à-terre, prendre trop ses distances avec le caractère éthéré et ludique des autres pièces » (Meter 205), le public assiste à une véritable peinture de famille bourgeoise dans un tohu-bohu déconcertant. La déchéance s’imprègne donc dans l’intérieur même de la société, dans les appartements, les salons, les chambres.

Pour analyser l’échec du couple et trouver un coupable, il est difficile de savoir lequel des deux parents est le plus à blâmer. D’une part se liguent, un père inquiet trompe sa femme avec la fiancée de leur fils Michel ; la mère possessive, reine des lieux, trône de son lit et fait apparemment de son fils ce qu’elle veut. D’un autre côté, apparaissent les faiblesses, l’état de santé d’Yvonne est fragile et elle n’hésite pas à prétendre le suicide pour attirer l’attention ; Georges, vexé oblige la jeune Madeleine à s’humilier aux yeux de son propre fils pour que celui-ci s’en débarrasse. Au milieu de cette confusion, la reine de l’ordre, Léonie, la sœur, qui n’est en fait que l’ancienne fiancée de Georges, reste aux ordres d’Yvonne peut-être d’un amour par procuration.

Jalousie d’une mère doublée, d’un père trompé détruisent l’équilibre apparent du désordre de la maison-roulotte. En effet, comme chez Rimbaud, règne ici « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (RPS 143). Yvonne est consciente

92 des allures de son foyer et de sa famille : « la maison est une roulotte, j’en conviens.

Nous sommes des fous, j’en conviens » (CPT 31). La décadence de l’intérieur montre la déchéance du statut social du couple. Bien que bourgeoise, la famille de Michel n’est pas

épargnée par les maux du peuple. Léonie le regrette : « qu’est-ce qu’une famille bourgeoise, je te le demande : c’est une famille riche, en ordre, avec des domestiques…

Chez nous, pas d’argent, pas d’ordre et pas de domestiques » (37). Cocteau précise ici ses intentions : « deux rôles forment l’équilibre de l’ordre et du désordre qui motivent ma pièce. Le jeune homme dont le désordre est pur ; sa tante dont l’ordre ne l’est pas » (CPT

12). Retour à la lutte entre les deux univers vianiens, sphère insouciante de la jeunesse contre rigueur du monde adulte. Pour fuir le désordre familial, et donc l’adolescence,

Michel se réfugie chez une femme, à l’appartement bien rangé, symbole de l’accès à la maturité. Mais bien que « Madeleine, qui comme Léonie est une inconditionnelle de l’“ordre”, pourrait être en mesure d’indiquer à un Michel peu zélé et, comme ses parents, marqué par le “ désordre ” le chemin vers une nouvelle efficacité bourgeoise » (Meter

211), l’étrangère n’est pas la bienvenue dans le cocon familial. Non seulement le père jaloux s’y oppose et force le couple à rompre, mais encore Yvonne entretient avec son fils une relation des plus singulières. Le jeune homme de vingt-deux ans lui demande comme un enfant : « laisse-moi monter sur ton lit […] me fourrer près de toi, mettre mon cou sur ton épaule » (CPT 61) ; si l’inceste n’est pas consommé, il est des plus latent.

Léonie va jusqu’à accuser sa belle-sœur de tromper son mari avec son fils, du fait de leurs jeux trop intime, et certainement inappropriés. D’ailleurs Cocteau en profite sévèrement pour redéfinir la relation homme-femme ou plutôt époux-épouse : « après vingt ans de mariage l’amour change de forme. Il existe une parenté entre époux qui

93 rendrait certaines choses très gênantes, très indécentes, presque impossibles » (40). Le couple se défait parce qu’il ne peut plus répondre aux désirs de l’âme ; par pudeur, par habitude, l’adultère devient essentiel à la continuité du ménage – du foyer au sens institutionnel et social et non plus de couple au sens psychosomatique.

A l’annonce de sa relation, la mère sombre dans la grossièreté et l’hystérie. Elle refuse le partage : « voilà ma récompense. Voilà pourquoi je t’ai porté, fait, dorloté, soigné, élevé, aimé jusqu’à l’absurde […] pour qu’une vieille femme vienne te prendre, te voler à nous » (65). Avec Georges qu’elle a délaissé depuis longtemps, ils vont reformer leur union d’antan dans un terrible dessein, et faire tout leur possible pour séparer les amants. Le père se révèle l’auteur d’un horrible chantage, force Madeleine à faire croire à Michel qu’elle le trompe avec deux autres hommes, « Michel saura qui était l’autre. Je le perdrai, mais nous le perdrons ensemble » (158) : comme Elisabeth, plutôt détruire que de céder. Finalement et non des moindres, la jeune fille doit lutter contre les préjugés d’une famille en perte de prestige mais qui pourtant insiste sur le respect des

étiquettes. « Pour la famille de Michel, c’est l’appartenance sociale qui semble constituer l’obstacle le plus important à son mariage avec Madeleine » (Meter 209). Dans une roulotte sans dessus dessous, la famille compte garder la tête haute et montrer qu’elle tient à respecter ses conventions inaliénables. « Ce mariage est absurde. Michel doit rester dans son milieu, je lui souhaite une autre vie » (CPT 159), les parents aussi oublient de faire « face au “désordre” symbolique, à la confusion qui caractérisent la vie quotidienne de la famille » (Meter 209). Même désordre qui règne dans la chambre des enfants, celui de la vie des parents n’est pas moins malsain. Le stratagème mis en place

Michel, furieusement humilié, rompt avec Madeleine, et Georges de se rendre vite

94 compte que la relation Yvonne-Michel ressemble à celle de Paul et Elisabeth : « elle

l’aimerait mieux à elle, mort, que vivant dans d’autres mains » (CPT 196). La déchéance

des relations humaines atteint dans l’intimité d’une chambre à coucher tous les milieux,

tous les âges. Le message du poète s’acharne contre la famille et son schéma relevant du

cliché : « la famille, une épave de famille, une épave de bourgeoisie, une épave de morale

inflexible, une épave de ligne droite » (197). Comme chez Vian, tout y passe, tous sont

condamnés. C’est avec l’élément médian de la trilogie orphique que l’auteur parfera son

triptyque antibourgeois et antifamilial, dans le foyer même du célèbre poète.

La trame sur laquelle se tisse l’œuvre de Cocteau se base sur la personnalité du

poète en déchéance, sur son inclination à être fasciné par la mort et à la préférer aux

vivants qui l’entourent. « Le mythe d’Orphée – thème de réflexion sur la condition du

poète dans le monde – a donné lieu à de nombreuses variations littéraires » (Dubreucq

79). Le terme « réflexion » possède un double sens, celui du reflet – et l’on sait que le

miroir sera une source d’inspiration puis un médium récurrent dans l’œuvre coctélienne –

ou celui de la pensée, et Orphée se dédie essentiellement à l’âme du poète, véritable introspection. Le film de 1950 insiste sur ce caractère unique : “the overall pattern which emerges when we piece together all the extant parts of the myth in its Greek form indicates that it was at this stage essentially the myth of Orpheus and not Orpheus and

Eurydice” (COF xx). L’auteur y met en avant l’importance sociale du poète au sein de la communauté et sa supériorité, voire sa suprématie, par rapport aux simples écrivains et aux hommes en général. Et si Heurtebise nous précise « un poète est plus qu’un homme »

(102), Cocteau va nous en montrer les ressemblances et les différences, et malgré une perfection feinte, les défauts et les faiblesses. Orphée36 est un poète a succès, adulé par

95 ses fans, adoré par sa femme37. Ici, le côté masculin du couple, contrairement à Paul, à

Michaël, voire à Georges aussi, n’est plus l’élément fragile du binôme, il prend sa force

contre la femme en tant qu’être gênant à la composition poétique. « En tant que

personnage féminin cherchant à arracher le poète à sa vocation » (Kushner 23), Eurydice

n’est qu’un obstacle sur sa route, voire un danger. C’est pourquoi elle ne nous apparaît

que tardivement dans le film, après le cercle poétique, après la princesse, après la poésie.

L’épouse incarne un statut social officiel, obstacle confirmé à la composition poétique.

Morte d’inquiétude, elle se lamente au salon en robe de chambre, « Il ne reviendra plus »

(COF 81). L’image de femme au foyer, naturelle et négligée, contraste avec la sublime

figure de la Princesse apprêtée, muse envoûtante38. Orphée n’a de respect ni d’attention pour elle, la première fois qu’il y fait référence c’est pour mettre en garde Heurtebise39,

« ma femme ne comprendrait rien à toute cette histoire » (83). Grossier et violent, il

rejette une Eurydice enceinte, “Orpheus begins to lose interest in earthly responsibilities”

(Gates 45). Après avoir refusé de faire partie du café des poètes devenus trop communs,

on découvre un nouvel élément du déni total d’appartenance à la société des hommes, et

donc un premier indice de déchéance intime, Orphée rejette la paternité.

Dans un second temps, le poète se retrouve à la frontière entre deux mondes,

grâce à l’intervention essentielle d’Heurtebise, messager officiel, ange errant – refusé au

paradis pour suicide au gaz et dorénavant au service de la Mort. Heurtebise reste le seul

élément qui rattache Eurydice à son mari et ce dernier à sa Princesse. Les sentiments qui

ne sont pas sensés exister au Royaume de la Mort viennent perturber les protagonistes.

Cette confusion chère à Cocteau va plus loin et l’échangisme entre les couples

hétérosexuels mortels/immortels gagne le terrain de l’« homosexualité latente »

96 (Hillen/Roelens 789). La mort est jalouse d’Eurydice en ce que sa mortalité la rapproche d’Orphée et c’est pour cela qu’elle décide de se l’approprier et de l’éloigner du monde des vivants. D’un autre côté, « l’homosexualité appartiendrait à un espace virtuel et misogyne, suggéré par les couples mâles Orphée/Heurtebise et Orphée/Cégeste qui se confrontent à des femmes bacchantes et mortifères ou bien à un ménage qui thématise l’embourgeoisement ». Le poète refuse alors ses sentiments terrestres et sacrifie sa femme à sa poésie, son intérieur bourgeois à sa source inspiratrice. L’épouse soumise se résigne, « si je veux profiter de toi il me faudra vivre dans une voiture », et son mari de rétorquer, « rien ne t’y oblige » (COF 88). Il a choisi entre sa vie de couple et son destin de poète, remettant en cause son inactivité passée, comme Rimbaud. Tout comme lui, il s’engage vers une poésie inexplorée, et ne peut alors que regretter l’inappétence poétique d’Eurydice, qui tente de le ramener sur terre : « notre enfant ne vivra pas de ses petites phrases ». Wyns souligne : « Eurydice a pour mission de sensibiliser le poète à la prépondérance d’un aspect oublié de l’art : l’ancrage dans le réel » (288). Celui-ci prend à partie son collègue masculin, complice, « voilà les femmes, Heurtebise, on découvre un monde, elles vous parlent layette et impôts » (COF 88), avant de rejeter complètement sa femme aussi bien physiquement que spirituellement. Ici deux mondes donc se dessinent autour de l’incompréhension. Il va alors s’agir de développer cette nouvelle source de langage, cette extraordinaire façon de communiquer dont les non-initiés ne peuvent saisir l’essence. Cocteau va pouvoir se targuer non seulement de réinventer la langue mais de redéfinir la poésie elle-même. Suivant mais dépassant Rimbaud, premier en quête « d’un langage universel » (RPS 145) qui répondrait aux « Correspondances » de Baudelaire en

97 « résumant tout, parfums, sons, couleurs », Cocteau mélange réalité et fiction, magie et sentiments pour fonder une métapoétique adoptée aussi admirablement par Vian.

1 Rimbaud « avait emprunté certains éléments de son « tableau » au poème d’Albert Glatigny « Les Antres malsains » (appartenant au recueil Les Vignes folles, 1857) » (RPS 235). 2 Il est intéressant d’y voir ici, comme suggéré par Dr. Mertz-Weigel une parodie de l’« Ode à Cassandre », où le locuteur de Ronsard laissait déjà peu de place à la repartie de la jeune fille. 3 Madeleine Carlier fut « l’unique passion féminine de Cocteau – avant Natalie Paley, du moins » (C. Arnaud 50), pour plus de détails, voir l’ouvrage de Dominique Marny, Les Belles de Cocteau. 4 « La prose n’est pas une danse. Elle marche » (La Difficulté d’être 199). 5 Peuvent en témoigner « Le Balai », « Le Sonnet du trou du cul » ou « Les Remembrances du vieillard idiot »… 6 Lettre non datée, citée dans Claude Arnaud (Cocteau 53). 7 Il faut constater qu’une fois de plus la fiction rejoint la réalité et que la déchéance des poètes est bien due à leurs propres traumatismes. Le suicide du père de Cocteau et l’omniprésence de sa mère ne sont pas sans répercussion sur son œuvre baignée du sang et de la jalousie du couple. Par deux fois Cocteau s’est cru devenir père mais ses deux maîtresses ont préféré avorter, par deux fois sa mère à vingt ans d’écart s’en est réjouie. 8 Yvonne de Bray aurait dû jouer également sur scène mais, malade, elle y a renoncé. Elle rejoint la troupe donc en 1948 qui à l’exception de Josette Day, déjà apparue aux cotés de Jean Marais dans La Belle et la Bête, est la même qu’au théâtre. 9 « Je voudrais être amoureux, dit Colin. Tu voudrais être amoureux. Il voudrait idem (être amoureux). Nous, vous, voudrions, voudriez être, ils voudraient également tomber amoureux » (VOC2 46). 10 Au risque de contrarier les partisans de la mort de l’auteur, on notera que Vian a subi un divorce des moins faciles, prononcé à ses torts. Sa rencontre avec Ursula Kübler le remettra sur pieds, et « Le Vian des dernières années est un homme qui a rétabli certains rapports avec autrui et n’essaie plus de rejeter les responsabilités sur la femme » (Rybalka/1969 150). 11 On relèvera l’allusion à la Duchesse de Bouvouard dans L’Ecume des jours (VOC2 46). 12 Une fois de plus nous nous permettrons un rapprochement œuvre/vie. Comme pour Rimbaud, comme pour Cocteau, Vian a perdu son père et la forte personnalité de la mère reste chez lui une source certaine d’inspiration. 13 On ne peut toujours pas occulter le fait que, en plus de sa maladie, Vian souffrait d’une mère inquiète, beaucoup trop présente, voire étouffante. 98

14 Clémentine prend son rôle très à cœur, elle mange de la nourriture qu’elle laisse pourrir en signe de sacrifice pour ses enfants : Dans l’armoire ça sentait mauvais. Ça sentait la charogne, très exactement. Il y avait une boite à chaussures en carton d’où venait l’odeur. Clémentine la saisit et flaira. Dans la boite, sûr une soucoupe, un reste de bifteck achevait de se putréfier […] Assez pourri. Délicatement, elle saisit le bifteck entre le pouce et l’index et elle mordit avec soin […] le principe devait triompher : les meilleurs morceaux pour les enfants. (VOC4 386) Elle ne parviendra pourtant jamais à en faire « assez », « elle restait vaguement insatisfaite, car elle n’avait pu se résoudre encore à absorber les asticots. Et elle se rendait compte qu’elle trichait en protégeant des mouches les débris soustraits au garde-manger. Peut-être, en fin de compte, cela retomberait-il sur leur tête… demain, elle essaierait » (387). Peu à peu, Clémentine se transforme,se renferme. Ses inquiétudes obsessionnelles quant à la sécurité de ses enfants la métamorphose en véritable louve : « Joël se pencha, les coudes aux cuisses. Elle lui saisit délicatement les fesses, les écarta un peu et se mit à lécher. Soigneusement. Consciencieusement. – Qu’est-ce que tu fais, maman ? demanda Joël, étonné. – Je te nettoie, mon chéri, dit Clémentine en interrompant sa besogne. Je veux que tu sois aussi propre qu’un bébé chat ou qu’un bébé chien » (412). 15 Plusieurs critiques s’accordent à regretter la longueur de ce poème, sauf Ascione : qui, lui, s’y refuse : « On aurait tort de réduire le plus long poème que nous ayons de Rimbaud […] à un simple démarquage de Hugo […] on se demandera si l’emphase n’est pas en l’occurrence consciente – voire parodique, le lieu commun revu et déconstruit, l’alibi historique [ré]actualisé » (12). A notre avis, une fois les tirades et répétitions maladroites mises de côté, « Le Forgeron » a le mérite d’annoncer les thèmes principaux de l’œuvre rimbaldienne. Le discours s’organise et se développe autour des sujets fondamentaux tels l’inégalité entre les hommes et l’injustice de leur naissance – avec la division entre classes sociales et l’abus des privilégiés au premier rang. 16 « L’argument du Forgeron fut sans doute inspiré à Rimbaud par une gravure de l’Histoire de la Révolution française d’Auguste Thiers, gravure montrant Louis XVI pris à partie par le boucher Legendre et coiffant le bonnet rouge des révolutionnaires » (RPS 233). 17 Voir ROBG 370, RPS 233, « Victor Hugo » in MMI 223-24. 18 « Le mal c’est la guerre, c’est le Dieu qui l’a permise, c’est surtout la collusion du trône et de l’autel » (ROCF 448). 19 Murphy note que le roi du Forgeron « ressemble comme deux gouttes d’eau à l’Empereur captif de Rages de Césars et du Châtiment de Tartufe » (MMI 209). 20 Nous renvoyons ici le lecteur à la thèse de Ph.D : Murphy, Steve. « Le Goût de la Révolte: Caricature et polémique dans les vers de Rimbaud », jamais publiée. Nous remercions chaleureusement l’auteur de nous avoir offert ce précieux document qui a radicalement illuminé nos recherches pour la présente analyse. 21 Le poème est ironiquement présenté comme un « chant pieux » (RPS 147). 22 « Chant de guerre Parisien » se clôt déjà par « de longs accroupissements », l’abaissement semble être une posture risible que Rimbaud aime assimiler au pouvoir et à ses représentants à des fins parodiques voire satiriques. 23 On notera la récurrence du terme « soleil » et l’étendue de sa répercussion : « le soleil clair » (v.3), « au clair soleil qui plaque » (v.12), « s’allume la laque » (v.14), « le nez renifle au rayon » (v.15), « écœurante chaleur » (v.26), « rayons de lune » (v.31) et finalement « bavures de lumière » (v.32). 24 Le soleil est bien lié à la notion de « révolution » en ce que la terre fait ses révolutions annuelles autour de lui et qu’il marque ainsi directement le Temps et l’Histoire. 25 Comme nous l’a gentiment soufflé Colette Windish.

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26 Spécialement à l’heure des massacres humains par d’autres humains – notamment ceux de la guerre d’Indochine, menée de 1946 à 1954, et close par la terrible défaite de Diên Biên Phu. Elle « a causé la mort de 20 685 Français de métropole, 11 620 légionnaires, 15 229 Africains, 36 666 Indochinois de l’armée française et 17 597 soldats des Etats associés » (Simsolo 28). 27 On relèvera la remarque de Baus, « Beaucoup des siens sont un certain temps emprisonné en Allemagne, ses frères, des amis, son beau-père aussi, arrêté pour résistance par la Gestapo […] qui fera tout pour que ses recherches sur la visée de bombardement n’aboutissent jamais » (39). 28 Le chanteur de jazz américain, Cab Calloway et son « za-zu-za » sont à l’origine du mot « zazou », déterminant ce courant anti-nazi, anti-pétainiste qui arbore des vêtements et des cheveux trop longs, et qui fument des cigarettes américaines trop chères en guise de protestation. Relevons ce poème de Vian extrait du « Manuel de St-Germain-des-Prés » (237) : Pour venir au tabou Faut etre un peu zazou Faut porter la barbouze Et relever son bénouze

Dans une ambiance esquise On mouille sa chemise Et quand y a du pétard Ca finit au mitard 29 Et aussi avec humour dans « Les joyeux bouchers », « La java des bombes atomiques », « Le petit commerce » et d’autres encore. 30 A noter que le Collège de pataphysique nommera Vian équarisseur de première classe. 31 Guy Verdot dans Le Franc Tireur, du 17 avril 1950, cité dans VOC9 63. 32 Beauvarlet consacre un chapitre du même titre dans son ouvrage Boris Vian, portrait d’un bricoleur (129-53). 33 On renvoie ici le lecteur à notre analyse sur les appels de la Vénus et de l’anus. 34 « Toute ma méthode tient en ceci : rien ne doit être « décoratif » et inutile sur un plateau de théâtre […] c’est pourquoi dans mes pièces, on ne fume pas et les personnages ne portent pas de nom de famille. On n’est jamais assez en garde contre cet affreux danger de pittoresque » (cité dans Gilson/1988 55). 35 Le livre se présente en effet sous forme de journal intime dont la composition a été influencée par la jeunesse même de l’auteur. Les détails sont évidemment romancés et parfois mêmes farfelus. 36 Le personnage principal est interprété Jean Marais (1913-1998), comme la plupart des protagonistes coctéliens d’ailleurs. Celui-ci s’avère parfaitement « insupportable » éclairant le film de sa seule présence et de son charme aussi légendaire que celui d’Orphée. 37 Eurydice, interprétée par Marie Déa (1912-1992), tient un rôle secondaire dans la vie d’Orphée, c’est pour cela qu’elle apparaît à l’écran plus tard, après la Mort. Prototype de la femme au foyer, elle est blonde aux cheveux courts. Sa candeur l’éloigne en tous points de sa rivale. Elle apparaît angélique et naïve, vivant par et pour Orphée, totalement subjuguée par le talent de son mari. 38 Maria Casarès (1922-1996) incarne ici une Mort sublime en prise avec des sentiments humains qu’elle ne peut contrôler. La Princesse est une femme très élégante aux longs cheveux noirs qui encadrent la pâleur et la dureté de son visage. Beauté glaciale, ses longs cils et ses yeux en amande font d’elle une sorcière enchanteresse. 39 Joué par un impeccable François Périer (1919-2002), Heurtebise à l’écran perd son rôle de vitrier et de messager pour devenir le chauffeur particulier de la Mort.

100 CHAPITRE 2

ANGELOPHANIE MODERNE :

DECHEANCE DES ANGES ET ASCENSION POETIQUE

La lune s'attristait. Des séraphins en pleurs Rêvant, l'archet aux doigts, dans le calme des fleurs Vaporeuses, tiraient de mourantes violes De blancs sanglots glissant sur l'azur des corolles

Mallarmé

Les poètes déchéants ont donc décliné leurs antécédents classiques tout du moins traditionnels, pour se vouer à une révolution thématique. Si notre premier chapitre s’intéressait uniquement à la société des Hommes avec tout ce qu’il y en a de critiquable

– sa religion, sa police, son armée – le second pénètre le monde de la déchéance.

Le poète ne chante plus la vie, la grâce, la beauté. Comment le pourrait-il puisqu’il est lui-même à l’agonie ? Il chante le vice qui le ronge, la maladie qui le meurtrit ; il chante la mort et la putréfaction. Il aime l’odeur des charognes sanguinolentes, la vue des ventres livides et suant les poisons. Il n’aime plus la blonde et pure jeune fille qui peuplait les rêves de ses males ancêtres ; il aime les drôlesses, et leurs vices, et leurs grâces canailles, et leur caresse meurtrière. (Laurent 3)

101 Dans cette dégénérescence sociale, la désillusion du poète s’accentue et il n’hésite pas à s’engouffrer, tête la première, dans le tourbillon. Toutefois, la descente en solitaire le pèse et pour atténuer ses peines et souffrances, il va s’offrir l’option d’une main secourable, à lui ou à son protagoniste avec lequel il partage bien des qualités intimes.

Entre son monde et celui de la déchéance poétique, aux frontières mal définies, de curieux personnages font une apparition progressive. Dans l’œuvre déchéante le poète ou son héros – son double ? – sera épaulé dans sa lutte. Avec Rimbaud tout d’abord, on notera une apparition récurrente des anges, angelots maudits, anges blancs, anges noirs, ils pullulent. Alors que le processus de la déchéance est vivement amorcé, les facultés de discernement du Voyant se font de plus en plus floues ; le poète se défend, il erre entre le bien et le mal dont les notions s’effacent, les morts et les vivants, il est « vogueur ».

Après Rimbaud, Cocteau et Vian vont aussi recourir à l’apaisante figure angélique, mais sous d’autres formes que celle de la créature ailée à laquelle le lectorat s’attend. En effet, ces deux derniers vont nous initier à l’angélophanie moderne. Intermédiaire entre la réalité à fuir et l’illusion à rejoindre, les anges vianiens et coctéliens vont ouvrir de nouvelles portes, transporter auteur et lecteurs dans de nouvelles sphères. Il ne s’agit

évidemment pas de discuter la question de l’existence des anges, émissaires de Dieu, cupidons ailés, petits êtres asexués en jupette blanche. Au contraire, les auteurs – puisqu’ils prônent, au moins à un moment donné, un athéisme virulent – font intervenir dans leurs travaux des figures tout à fait novatrices de cette conception de l’ange. Mentor, guide, substitut de père ou de grand frère, l’ange gardien moderne de la poésie déchéante s’éloigne des angelets traditionnels de la poésie classique, de leur perfection et de leur innocence. Ils viennent eux aussi d’ailleurs, mais ne répondent pas d’une puissance en

102 laquelle leur auteur ne croient pas. L’étude de Pierre Jovanovic éclaire cette fausse antinomie. Dans Enquête sur l’existence des Anges Gardiens, il explique :

Nombreux […] sont ceux qui jugent Dieu trop lointain, trop inaccessible et le rendent responsable d’horreurs et d’injustices. En revanche, l’idée de posséder son propre Ange gardien nous séduit plus, parce que c’est le nôtre et qu’on ne le partage avec personne (égoïstes que nous sommes…) contrairement à Dieu, qui, Lui, appartient à tout le monde, et que tout le monde invoque et brandit pour n’importe quoi. C’est la raison pour laquelle une relation avec l’Ange gardien est la plus simple à développer, la plus intime et surtout la plus efficace car elle transforme, métamorphose immédiatement une vie, aussi bien spirituelle que matérielle : un Ange gardien recèle une puissance immense, puissance dont nous n’avons qu’une très vague idée. (31)

La notion est percutante et révélatrice. L’égoïsme du poète le pousse à développer une relation privilégiée avec « son » ange, celui dont il a besoin, et qu’il créé donc pour lui-même et ce dans un but précis. Les anges de Rimbaud annoncent ceux de Cocteau et de Vian qui présenteront de singulières similarités sans être les mêmes personnages ni présenter toutes les mêmes qualités. Les anges que nous retrouvons ici dans la littérature déchéante doivent donc absolument être différenciés des anges théologiques. Après

Rimbaud ils quittent leur carcan religieux – malgré quelques brèves hésitations coctéliennes – et s’improvisent au contraire anges gardiens de circonstances, produits des traditions populaires qui ne requièrent aucune croyance en Dieu. L’angélophanie moderne se révèle ; les poètes déchéants affublent leur antihéros – dirions-nous héros déchéants ? – d’aides plus ou moins surnaturels, et tout à fait étranges, avec des facultés et un comportement des plus particuliers. Ils leur offrent un partenaire pour ne pas qu’ils aient à affronter seul leur dégénérescence. Si ces anges peuvent garder une apparence traditionnelle chez Rimbaud et hanter le poète, ils arborent une figure humaine chez les

103 deux autres, où ils viennent au contraire l’aider. Ici s’explicitera le déroulement de

l’intervention d’anges tutélaires ou salvateurs, que nous verrons osciller, impuissants,

entre les deux mondes, déchus et déchéants. L’angélisation de leur protagoniste même aidera toutefois les déchéants à finalement atteindre l’ascension poétique espérée, et à assurer leur statut d’auteurs reconnus – car comme l’a annoncé Cocteau dans son premier film les poètes, pour vivre, doivent souvent mourir.

I. DES CHERUBINS RIMBALDIENS AU POETE MAUDIT

Avec Rimbaud commence la conception de l’angélisation de la poésie : Rimbaud

et son air d’enfant sage, Rimbaud, « au visage parfaitement ovale d’ange en exil »

(VOPC 644), Rimbaud aux « yeux d’un bleu pale inquiétant », se dévergonde très

rapidement et rejette cette étiquette qui lui va en effet des plus mal. Les angelots et leur

représentation poétique dévolue parallèlement à la déchéance du poète. Au moment de

ses amours parnassiennes, on les retrouve dans les comparaisons naïves et innocentes, qui

s’immiscent dans les Premiers vers aux tendances lyriques et hugoliennes avant de

revenir fleurir les paysages des Vers nouveaux, bucoliques et musicaux1. Mais, déjà loin de ses premiers écrits où « la langue est nette et reste claire quand l’idée se fonce ou que le sens s’obscurcit. Rimes très honorables », le poète leur fait orner quelques-uns de ses pamphlets anticléricaux : « passionnément, rageusement Arthur Rimbaud a blasphémé.

Baptisé malgré lui (comme tout le troupeau des fidèles), il se révolte contre cette fatalité.

Il veut quitter le monde chrétien » (Etiemble/Glauclère 61). Les revendications rimbaldiennes s’entrecroisent pourtant, inconstantes et imprévisibles : les angelots se retrouvent aussi bien dans les Premiers Vers que dans les Vers nouveaux. Les sentiments

104 du poète se développent mais ne changent pas radicalement ; la déchéance des anges

rimbaldiens sera illustrée au travers de quelques poèmes seulement – une analyse

exhaustive étant impossible ici2. En 1870, il parlait déjà de chérubins et d’anges vengeurs, il en fait de même dans ses « Fêtes de la patience » de 1872. De la Révolution, Rimbaud ira jusqu’à déchoir la créature ailée de son piédestal en la peignant titubant et pervertie, la transposant alors dans un cadre totalement étranger, dans son Album Zutique.

Religion et révolution

Bien que l’éducation religieuse très sévère de Rimbaud laisse des traces dans son

écriture, pourtant, les références angéliques de ses premières peintures gardent toutefois

leurs caractéristiques de croyances populaires. Le Trésor de la Langue Française le

détermine, généralement en tant que « pur esprit, créature parfaite opposée à l’être

corporel et imparfait » ; et appose sa blancheur au symbolisme du « principe du bien ».

Au sens figuré, l’ange se rapporte aussi à une « personne douée jusqu’à la perfection

d’une qualité morale ou physique » – et c’est ce que nous retiendrons surtout pour les

anges de Cocteau et de Vian. Ici, l’angélisme rimbaldien connaît le même sort que ses

premières amours, loué, espéré, il est très vite renié, condamné. Il naît dès sa première

publication avec « Les Etrennes des Orphelins », cette très longue pièce où les

inspirations des diverses se font ressentir : Desbordes-Valmore, Coppée, Banville et

Reboul, et surtout les emprunts hugoliens de l’imposant tableau offert par « Les pauvres

gens »3. On devine dans la candeur des descriptions la jeunesse de leur auteur qui tente alors à cette époque d’épater le bourgeois parnassien – déjà moqué par Baudelaire. La mise en scène de petits orphelins requiert pour être à son paroxysme du misérabilisme,

105 hiver, solitude et noirceur, le tout amplifiant la sensation de manque déjà forte dans la vie des petits. Les 104 alexandrins sont regroupés en d’inégales strophes où l’absence familiale est à plusieurs fois notée : « point de mère » (v.21), « – ces enfants sont sans mère. / Plus de mère au logis ! – et le père est bien loin !… » (v.36-37). La maîtresse des lieux est donc bien l’absence, et se ressent l’élan poétique qui guide déjà sa future révolte. L’injustice, la misère sont des thèmes qu’il va dénoncer, et ce plus virulemment dans ses pièces ultérieures. Alors, comme le feront Cocteau et Vian après lui, le poète va offrir à ses petits protégés un gardien, un secoureur. Ici, les âmes esseulées sont celles de pauvres enfants, le veilleur doit assurer le repos de leur sommeil, leur éviter cauchemars et tristesses nocturnes. « Les petits sommeillent tristement » (v.77), leur esprit sont encombrés de mauvais rêves, teintés de mort et « ils pleurent en dormant » (v.78). Le vers principal devient pour nous le suivant, « les tout petits enfants ont le cœur si sensible » (v.80). C’est comme si le poète plus que de simplement prendre conscience du malheur d’autrui, décidait d’agir contre celui-ci, et leur offre « l’ange des berceaux » pour

« essuyer leurs yeux » (v.81). La description physique de l’ange n’est pas offerte, il semblerait qu’il ne soit qu’une idée, un rêve. Immatérialisée, l’intervention angélique est toutefois bénéfique ; à son passage les yeux se sèchent, les cauchemars s’enfuient. Pas de petit homme ailé, envoyé du ciel, avec une auréole sur la tête. L’âme angélique flotte au- dessus de la chambrée, pour soulager les maux des enfants. Comme par une douce et

éphémère magie – que Cocteau transposera et orphélisera – l’angelet transmet ses pensées positives aux petits orphelins et leur apporte rêve joyeux » (v.82). Rimbaud dès lors consacre son statut d’engagé social, refusant misérabilisme et inégalités.

106 Amoindrir les peines, adoucir l’amertume de l’existence, les anges des poètes déchéants s’accordent entre eux à faire de leur mieux pour accompagner leurs protagonistes dans leur douloureux processus qui s’achève dans la mort. Mais déjà, l’ange échoue dans sa mission, la joie apportée reste éphémère. « Sa présence momentanée » (Massol 18) reste insuffisante et le retour à la réalité inéluctable : plus d’étincelles ou de rires, seulement « des médaillons argentés, noirs et blancs » (v.101), qui portent l’inscription indélébile « A notre mère » (v.105). Tout espoir est définitivement et violemment annihilé. Plus tard, Heurtebise et Nicolas connaîtront malheureusement les mêmes désillusions. Pour Massol, « le Paradis est métaphorique et les orphelins se réveilleront » (18). Déjà, l’incarnation de la beauté et de la bonté originelle est entachée. Dans le même recueil on voit l’émancipation de l’ange miséricordieux prendre plus que la défense des braves, mais bien leur parti. Quittant peu

à peu le carcan de leur mission soi-disant céleste, les angelots comme leur poète s’engagent sur les sentiers de la révolte avant de s’engouffrer ensemble dans les méandres labyrinthiques de l’univers déchéant. En effet, les anges rimbaldiens vont vite quitter leur bulle d’innocence pour se battre aux côtés des Communards ou plus directement se soulever contre une Eglise à laquelle ils refusent d’être plus longtemps affiliés Hyperbole de l’idéalisation, l’ange est communément rattaché aux puissances célestes. Rimbaud va donc s’en servir aux dépens de Dieu contre qui il s’insurgeait déjà dans ses caricatures ecclésiastiques (« Accroupissements », « Les Assis ») et le dresser contre les croyances désuètes en en faisant un aide révolutionnaire. Par exemple avec

« Les Mains de Jeanne-Marie », il concentre son intérêt sur ces preuves de lutte.

Instrument du passé, les mains témoignent de l’acharnement, de la volonté et surtout de la

107 douleur de la nouvelle muse. Après une description détaillée dans une prolifération de comparaisons, métaphores et métonymies, qui ne font d’ailleurs que renforcer la différence entre ses mains et celles des bourgeoises, ou « femmes / mauvaises » (v.41-

42), la plaidoirie s’achève dans l’insurrection, et les oxymoriques « Mains d’ange » du pénultième vers. Ainsi, « on veut vous déhâler, Mains d’ange, / En vous faisant saigner les doigts » (v. 63-64) conclut la description engagée de la figure de l’ange ; le contraste du sang pourpre sur la blancheur de ces instruments qui servent le Bien révolutionnaire, rallie le lecteur du côté de la lutte communarde. Tout comme Rimbaud, l’ange se dresse contre un pouvoir autoritaire et prône à un retour imminent de la République, même s’il faut mettre Paris à feu et à sang pour cela. Pouvoir exécré que l’on retrouve dans la mise au pilori de la domination ecclésiastique. La révolution est donc en corrélation avec plusieurs domaines, tout comme la déchéance.

Si leur auteur se soulève contre les injustes prérogatives épiscopales, les anges le suivent et gardent l’âme poétique. Ils acceptent sa déchéance sociale et religieuse, et l’accompagnent alors dans sa déroute. Avant d’être déchus du paradis et de se morfondre sur terre, les anges sont donc bien dans l’entre-deux, dans une progression de déchéance.

Ils refusent le paradis originel et escortent le poète dans les limbes de son imagination.

Leur descente va alors être extraordinairement rapide : l’échec de leur mission incontournable. On le voit d’ailleurs très bien avec le sonnet des « Voyelles », par le cataclysme sensoriel qu’elles provoquent dans la vision du poète. Si le « O » est le sujet du dernier tercet, nous ne nous concentrerons ici sur l’apparition des « Anges » :

Ô, Suprême Clairon plein des strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges : – Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! –

108 La strophe finale met en valeur par anaphore le « Ô », celui de l’incantation ou de la louange. De plus, sept mots commencent par une inhabituelle majuscule et on relève d’étranges pluriels. L’emphase est donc mise sur un phénomène extraordinaire, mêlant le divin au multi-univers. De suite, on s’interroge sur le choix des comparatifs. Les

« Anges » auraient tout aussi bien pu illustrer le « A », parce qu’il en est la première lettre ou le « E », qui en est la dernière, mais qui surtout est déjà associé au « blanc » et que les anges semblent, la plupart du temps, revêtir une robe de cette couleur. Pourtant,

Rimbaud les rattache à la lettre « O » et donc à l’oméga, ultime lettre de l’alphabet grec.

Celle-ci, bleue au premier vers, suggérerait la teinte du ciel et de sa population angélique, mais, violette dans le dernier, elle se voit reléguée à l’extrémité de l’arc-en-ciel, ultime couleur du spectre, et donc relativement à la science physique, à la frontière de la vision humaine. Alors que le « Suprême Clairon » (v.12), qui pourrait se référer « à la trompette de l’Apocalypse » (RPS 272), sonne, les « Anges » quittent définitivement le champ de vision de Dieu, ils percutent les silences pour utiliser ce fantasque « rayon violet » (v.14).

Cette réunion nous porte à croire que la pluralité « des Mondes et des Anges » (v.13)

évoque le chaos inévitable – celui du Second Empire – mais assimilable au Jugement dernier pour offrir une teinte plus mystique à la comparaison. Mais comment expliquer la mise en parallèle « des Mondes et des Anges » dans leur traversée des silences. On connaît l’expression « un ange passe » lorsque s’impose un silence gêné, pourtant, leur voyage métaphorique est bercé de « strideurs étranges » (v.12) qui en rythment la difficulté. Une telle évasion semble une fois de plus, interminable et la destination incertaine. Comme leur poète, ils choient de leur piédestal et entament eux aussi leur déchéance. Ils perdent leur statut céleste et conservent leur capacité à soutenir les

109 hommes, quoique leurs pouvoirs mêmes commencent à s’affaiblir. Leur figure n’a plus la même mysticité, et Rimbaud n’hésite pas à en exploiter l’image pour mieux en apprécier la vivace détérioration.

Zutisme et déchéance

En effet, Rimbaud va utiliser l’image des serviteurs de Dieu à ses dépens, mettre l’accent sur les traîtrises du culte grâce à leur intervention ironisées. Entre déchéance et zutisme, le poète hésite, être injurieux ou sale ? Il adopte les deux méthodes et une fois le portrait angélique du portrait définitivement mort, il se complait dans le scatologique et la provocation. Rimbaud déchéant, entraîne ses anges dans sa chute, mais acquiert la reconnaissance de ses pairs4. Alors très vite, le poète recourt aux anges dans un dessein plus personnel, celui de s’auto-dépeindre de manière ironique et comique. Déjà dans

« Oraison du soir » il utilise l’image de l’ange pubère et innocent pour une contre-image :

« Je vis assis, tel qu’un ange aux mains d’un barbier » (v.1) ; et insinue que l’ange se fait raser en permanence puisqu’il a toujours les joues très douces, et s’en sert pour illustrer sa propre apathie avec le « je » introductif. L’angelot perverti auquel il se compare éclaire la nouvelle visée poétique rimbaldienne. Le poète confirme sa dégénérescence dans,

« Les Premières communions », où il met en relief les inquiétudes sexuelles d’une jeune fille sur un fond d’âpreté religieuse – Jean –Pierre Giusto précise d’ailleurs que le poème

« accusera directement l’éducation religieuse d’être responsable de cette dégénérescence de la femme » (GRC 133). Rimbaud utilise la rigueur de l’institution, y ajoute un peu de mysticisme, puis mêle communion spirituelle et hymen physique pour dénoncer le véritable viol des âmes que l’Eglise exerce. La communiante est pratiquement donnée en

110 offrande, sacrifiée sur l’autel, son hymen déchiré – le rouge et le sang colorent la cinquième partie du poème. Rimbaud insiste sur le « vol d’amour » (v.53), tout ce qui lui reste sont les statuettes qui ornent l’église et habitent ses cauchemars : « Les Anges, les

Jésus et ses Vierges nitides » (v.55). On remarque le pluriel moqueur qui suggère la lourde farce jouée par les représentants de Dieu. Les anges et autres objets de culte ne sont plus que des bibelots parmi tant d’autres, reproduction en masse d’ornements inutiles – tout comme dans le mariage de Colin et de Chloé. Rimbaud déchoit l’inspiration divine de son piédestal ; les Anges sont comme le poète avant son processus de Voyance, paralysés devant la folie des hommes, incapables d’aller plus loin. Le projet est donc de poursuivre les oppositions, et les changements, même s’ils mènent inévitablement aux excès et au chaos. Dans ce tel désordre qu’inspire l’Eglise, les anges déchéants se retrouvent face à l’impuissance, à un sentiment de frustration et de colère.

Rimbaud les humanise et donc les destitue de leur pouvoir surnaturel, ils vont agir comme leur nouveau modèle, puisque les divinités les ont déçus, et suivre les hommes, dans tout ce qu’ils ont de plus gras et de plus malsains.

La perversion s’intensifie, même dans les pièces des Vers nouveaux qui peuvent encore conserver quelques atouts subtils du fait de leur décor bucolique. Pourtant, dans

« Mémoire », « la vie qui est représentée […] comme une prison : domaine d’insatisfaction, d’ennui … et de mort » (Chambers 27). En effet, Rimbaud fait

« exploser les cadres de l’expérience traditionnelle » (Lapp 166) avec un charme innocent qui n’est qu’une façade à ses frasques juvéniles, puisque malgré « l’eau claire » (v.1) et

« la soie » (v.3), la pureté du paysage n’est qu’illusion. Rimbaud s’attache à mêler sons et visions, et rend alors « l’intervention du langage poétique […] en réalité décisive »

111 (Chambers 23). La première strophe marie « eau claire » (v.1) et eau amère, celles « des larmes d’enfance », puis le soleil attaque les blancheurs (v.2) alors qu’est annoncée la lutte entre les éléments. Entre le ciel et la terre, puissances antinomiques, nés de leurs frasques, s’en viennent purement « corps de femme » (v.2) et « pucelle » (v.4), avant de laisser place à d’étranges êtres, des anges sexués. En effet, leur « ébat » du vers cinq, ne se rapportent probablement pas aux jeux enfantins mais bien assurément aux ébats amoureux. D’ailleurs le groupe nominal est introduit en tête de vers, comme rejeté du précédent pour inconvenance. De plus, le poète insiste sur cette indécence en se reprenant, « Non... » (v.5) dit-il. Pour James Lawler “the self returns to the concrete image, notes the dynamic passage and beauty of water infused with the phantasy of a woman darkly mysterious yet sensuously fresh” (74). Mais d’images concrètes, nous ne trouvons guère ici. A lui-même plus qu’au lecteur, comme pour effacer un mauvais souvenir, le narrateur nie à haute voix l’effusion de sa pensée. A travers des mémoires d’enfant plus ou moins romancées, l’auteur met en scène une femme droite et jalouse, un homme qui la quitte sans se retourner, sans la regretter, ni elle, si ses enfants – dont le poète pourrait faire a priori partie. L’intérêt de ce départ est dans sa formulation : « Lui, comme / mille anges blancs qui se séparent sur la route, / s’éloigne par-delà la montagne ! » (v.21-23). La comparaison entre le départ d’un homme et un nuage d’anges qui s’éclate est des moins attendues. Guyaux révèle que, « Rimbaud incarne pour lui trois figurations de celui qui s’en va, de celui qui passe : le père, le fils et l’ange » (243). La notion de départ relie alors le poète, un père potentiel reconnu dans ce « Lui », et ces

« mille anges ». Mais ici, le fils maudit déjà l’abandon paternel et on lit dans ses vers un sarcasme virulent : les centaines d’anges qui se répandent au milieu de la route,

112 apparaissent comme des gouttelettes séminales. Ils illustrent les vraies raisons du départ

de l’homme, de sa fugue dans la montagne, témoignent de l’attiédissement de la passion

et de l’atténuation de l’appétit sexuel justement provoqués par le mariage ; l’habitude

puis l’ennui auxquels se dernier nous contraint. L’éjaculation est enfin plaisir. Une fois le

dos tourné à la famille-boulet, l’homme peut enfin jouir grâce à son retour à l’état

primitif, dans la Nature illustrée par cette « montagne » (v.57). Les anges rimbaldiens

sont donc de moins en moins utilisés dans l’illustration de missions célestes. Ils

s’accommodent des imperfections humaines et s’en donnent d’ailleurs à cœur joie. Dans

un registre tout à fait différent, apparaissent ces nouveaux anges, pervertis jusqu’aux os,

des anges créés avec son compagnon Verlaine, pour un album des moins catholiques.

Dans l’Album Zutique, Rimbaud et ses compères décadents, symbolistes et surtout joyeux compagnons de boisson, miment et moquent leurs collègues poètes. Ils recourent aux termes scatologiques les plus précis et innovent dans le pornographique/historique.

On notera une fois encore l’apparition fugace des anges dans deux de ses « Stupra » par exemple. Avec « Nos fesses ne sont pas les leurs » et « Les anciens animaux saillissaient… », le déchéant s’amuse à les tourner en dérision avec de nouvelles comparaisons singulières. Dans le premier sonnet, on distingue leur visage caché qui s’immisce entre « la claie / des poils » (v.6-7) pubiens certainement, et « long satin touffu » (v.8), ithyphallique probablement. Dans le second, l’ange se retrouve en apposition : « la femelle, ange ou pource » (v.5). Le « ou » à notre avis n’introduit pas

une relation antinomique, mais offre au contraire une valeur tout à fait synonymique. Le

rapprochement sera d’ailleurs repris dans les pseudos confessions d’Une saison en enfer.

Dans ses délires de l’« Alchimie du verbe », le poète révèle, « ce monsieur ne sait ce qu’il

113 fait : il est un ange […] – Ainsi, j’ai aimé un porc » (RSS 130). Elément de pornographie ou de porcherie, l’ange est alors descendu de sa sainte estrade mais son processus de déchéance est toujours en cours, comme celle du poète. La meilleure illustration de la décadence angélique est retransmise dans ce recueil par les vers témoignant de l’ivresse d’un chérubin, dans le style de Louis Ratisbonne.

Avec « L’angelot maudit », alcoolique et méchant, notre déchéant réalise un joli tour de force, entre jeux de mots et oxymores, rythme plaisant et franche rigolade. Dès le titre, on y entend le Rimbaud de Charleville, son visage innocent et son éducation religieuse, qui est venu s’encrapuler à Paris et dérégler chacun de ses sens. Le « Maudit » aura donc probablement inspiré Verlaine dans ses déclarations futures5. Les « toits bleuâtres et portes blanches » nous mènent directement au ciel, entre les nuages de l’azur.

Mais plus particulièrement à Celui de nos prières étant donnés ces « dimanches » (v.2) qui évoquent les jours de messes et qui suggèrent donc les clochers des églises. Dans une atmosphère aux nuances mystiques, on se perd dans un contraste de noir sur blanc avec

« blanche » et « nuit » (v.4), et on surprend la blancheur de l’ange côtoyant la noirceur de la nuit, entrapercevant alors le déchirement qui l’anime. Comme Rimbaud, pour assouvir son besoin d’encrapulement, l’angelot use de son physique innocent – qualificatif primaire de l’ange – qui lui permet de se livrer à la débauche en toute impunité. Le poète- rebelle trouve donc un compagnon de mauvaise fortune dans ce « noir Angelot » – noirceur étant toujours à mettre en parallèle avec l’âme du protagoniste, non seulement parce que s’il s’agissait de son apparence physique, le poète n’aurait probablement pas inversé l’adjectif, un angelot noir, et surtout parce que le titre de ses élucubrations déjà le condamne à la malédiction. On remarquera que l’image de l’ange noir sera repris dans la

114 poésie coctélienne, notamment dans Le Sang d’un poète. Donc, le débauché est surpris

« qui titube » (v.9), et ce plus certainement sous l’effet de l’absinthe, comme son auteur, que celui du jujube ! Rimbaud s’invente un double pour l’accompagner dans sa déchéance, l’angelot maudit c’est lui, seul Verlaine le consacrera poète maudit. Rimbaud ne possède pas vraiment d’ange gardien ; son œuvre se compose de piécettes successives, il n’y a pas de continuité scénique de l’histoire, pas de personnages récurrents comme chez Vian ou Cocteau. Mais, on perçoit déjà le besoin d’une âme-sœur, qui s’encanaille en parallèle pour alléger la conscience du poète. Pour renchérir notre hypothèse, on peut s’appuyer sur l’adjectif « mauvais », au vers huit, qui implique l’angelot autant que le jeune poète turbulent qui produit des vers scandaleux, ici retrouvés sous ce véritable

« caca maudit » (v.12). Les excréments mis en cause dénoncent alors les déjections de vers regrettés à présent la Voyance entreprise. Et dans un dernier élan, « la lune sainte qui vaque » (v.13) nous rappelle au combien le ciel rejette ses progénitures – poètes, enfants ou angelots noirs. Ils se retrouvent parmi les « maisons étranges » (v.5), à errer dans un univers inconnu hostile à l’un comme à l’autre. Rimbaud ouvre les portes – et les

« persiennes » (v.6) – aux interventions angéliques au cœur de la poésie. Ces dernières seront moins disparates chez Cocteau et chez Vian, moins anonymes aussi. Les anges vont apparaître au cours de leurs œuvres, comme de vrais personnages, affublés d’un corps, d’une âme, d’un nom. Reprenant le schéma de ce maudit angelot rimbaldien,

Cocteau sera capable de créer un ange-poète alors que Vian et ses romans de fiction- gravité mettront en scène des adjuvants angéliquement incognito.

115 II. HEURTEBISE D’ORPHEE, ANGE DE COCTEAU

Cocteau écrit dans la foulée rimbaldienne, il est fasciné par le jeune auteur et lui dédie même un de ses premiers poèmes, « Anges », en 1917. Très tôt l’angélophanie comble donc l’écriture coctélienne. Il évoque « l’ange ardent et chaste des Ardennes »

(1986/ 27), et cet « autre, génial inférieur » (v.9), dans lequel on devine Verlaine.

Cocteau ne peut taire son admiration pour l’ange Rimbaud, « ange en éternité brute »

(v.16). « Mixte du fils et du père. Aviateur, acrobate ou poète, père ou fils, [qui] habite le ciel » (Guyaux 246), il va terriblement inspirer la création d’Heurtebise, que l’opium se chargera plus tard de mettre en forme, de mettre en corps. C’est dans le brouillard des hallucinations puis dans les douleurs de l’intoxication que l’angélophanie moderne se développe et enforcit l’intervention surnaturelle de ce personnage en plein essor. Le passage de l’intoxication à la versification se fait naturellement, comme par magie.

L’auteur atteint un univers parallèle à la réalité commune, et il tente de le faire partager à son lecteur. Cette consommation d’opium et l’abandon à ses bienfaits s’avèrent essentiels

à la création d’un monde poétique et magique, menant de la rencontre fatale de Dargelos

à l’envolée paroxysmale d’Heurtebise. En effet, né d’un rêve, d’une apparition, d’un fantôme peut-être, Heurtebise devient sujet de poème, héros de pièce puis de films ; l’ange, déguisé en homme, hante alors la poésie coctélienne au même titre que les mythes d’Orphée ou de Narcisse. A ces destins dramatiques, l’ange n’échappera pas. Son humanisation pour la résurrection du poète entraînera sa perte, mais de son sacrifice résultera la salvation d’Orphée, qui en tirera l’apaisement puis la gloire, « Toujours la gloire ! » (CSP 49).

116 Intoxication et Versification : de l’opium à Heurtebise

Avec l’opium ou le haschich, le sang est infecté de manière indirecte, empoisonnant d’abord les poumons avant de se répandre dans le reste du corps. La déchéance physique ne fait aucun doute les effets négatifs de la drogue ne pouvant être contestés. Pourtant, l’auteur y trouve le flux de l’inspiration poétique ; Rimbaud opte pour le haschich alors que Cocteau lui préférera l’opium. En fumant cette plante, il y trouve les fantaisies qui le mènent jusqu’au meilleur de lui-même : « naturellement l’opium reste unique et son euphorie supérieure à celle de la santé. Je lui dois mes heures parfaites. Il est dommage qu’au lieu de perfectionner la désintoxication, la médecine n’essaye pas de rendre l’opium inoffensif » (CO 25). L’auteur admet donc l’aspect nocif de la drogue tout en lui reconnaissant des propensions à l’allégresse créatrice. Il se confie dans le journal de ses (dés)intoxications diverses, et étale ses élucubrations les plus embrouillées. Ses pensées les plus intimes sont mises à nu dans l’hallucination, son lourd dilemme se fait sentir entre euphorie de l’âme et offense au corps. S’il choisit la création poétique, il doit accepter la destruction physique infligée par l’abus de substances toxiques. Mais comme son prédécesseur, il prône : un véritable « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Alors, le poète ici se décide à la désintoxication et laisse son corps, livré à la torture du manque. Dans quelques délires éphémères, le poète sombre dans un univers de magie singulière. L’esprit ailleurs, le corps en proie à la douleur, le poète peut alors atteindre des sphères inaccessibles au commun des mortels – puisque comme l’a souligné Heurtebise, « le poète est plus qu’un homme » (COF 102) – et rencontrer les anges qui les peuplent. Hospitalisé à la clinique de Saint-Cloud de décembre 1928 à avril 1929, Cocteau nous relate la désintoxication d’un opiomane, sa

117 véritable « blessure au ralenti » (CO 13). En introduction, il prétend verser « des pièces à charge et à décharge au dossier du procès de l’opium ». Avant ses révélations illuminatrices du Sang d’un poète, le malade en sevrage met en avant l’ambivalence positive-négative de son état halluciné : le drame de sa dépendance contre une extase créatrice et un inconfort physique qui s’affrontent dans l’esprit enfumé du toxicomane.

Il est intéressant de s’interroger tout d’abord sur le choix même du recours à l’opium, et non à l’absinthe6 ou à l’héroïne par exemple. Le but premier de l’opiomanie est captivant car selon le fumeur : « l’opium chasse les buts », justement (49). Ne plus avoir de buts, c’est le leitmotiv du poète rebellé, c’est fuir les obligations sociales et les efforts nécessaires qu’elles demandent, c’est la recherche de l’apaisement des souffrances quotidiennes. « Tout ce qu’on fait dans la vie, même l’amour, on le fait dans le train express qui roule vers la mort. Fumer l’opium, c’est quitter le train en marche ; c’est s’occuper d’autre chose que de la vie et de la mort » (46). Le fumeur cherche donc dans son acte un refuge, une élévation spirituelle qui l’éloigne de la banalité d’une existence trop commune, qui n’a pour objet que d’osciller inexorablement entre une vie douloureuse et une mort qui parfois se fait trop attendre. La déchéance en est le stade intermédiaire. La souffrance consciente refuse de se perdre dans les délires éthyliques, contrairement à Rimbaud et à Verlaine, puisque « l’alcool provoque des accès de folie

[alors que] l’opium provoque des accès de sagesse » (119). Dans le cas particulier de

Cocteau, l’intoxication physique devient absolument un moyen de guérison morale, et donc s’avère positive, « l’opium, qui change nos vitesses, nous procure l’intuition très nette de mondes qui se superposent, se compénètrent, et ne s’entre-soupçonnent même pas » (148) : s’évader devient essentiel. Morts et crises personnelles affecteront Cocteau

118 sur le plan artistique, et l’opium reste ironiquement sa seule bouffée d’air. Sa

consommation, voire son abus selon ses proches tel Jean Marais qui le poussera à la

désintoxication, est entièrement à des vues salvatrices. Quand « vivre est une chute

horizontale » (37), la destruction semble des moindres. Une première désintoxication

échouera, et Opium relate les délires d’une seconde tentative. Le recours à la drogue, à

l’étouffement du sang du poète devient source de soulagement. Mais malheureusement

perverse, plus qu’une habitude, elle s’apparente à une vraie maladie : « il ne faut pas

prendre l’intoxication pour l’habitude […] l’intoxication ruine le foie, affecte les cellules

nerveuses, constipe, parchemine les tempes, contracte l’iris de l’œil. L’habitude est un

rythme, une faim singulière qui peut déranger le fumeur mais ne lui fait aucun mal » (87).

Le poète subit son vice, la souffrance entraîne sa souffrance et le réduit à l’errance dans

un cercle vicieux de misère. « Le demi-sommeil d’opium nous fait tourner des couloirs et

traverser des vestibules et pousser des portes et nous perdre dans un monde où les gens

réveillés en sursaut ont horriblement peur de nous » (145). Le poète est un dormeur7 qui attend le moment adéquat pour resurgir au monde commun, où il n’est malheureusement jamais le bienvenu ; où il effraie de par sa déformation, sa monstruosité, et cependant toujours en état de sentir, de ressentir et de composer. L’opiomanie peut s’avérer alors positive dans la mesure où elle procure une sensation immédiate et inédite et que le mal qu’elle engendre est « moindre que celui des autres substances et moindre que l’infirmité qu’elles essayent de guérir » (31). Pourtant l’auteur refuse d’attribuer à l’opium la totalité de ses inspirations : « il faudrait en finir avec la légende des visions de l’opium. La drogue alimente un demi-rêve. Il endort le sensible, l’exalte le cœur et allége l’esprit […]

119 je ne lui trouve aucune vertu sacrilège. Son seul défaut est de rendre malade à la longue »

(107). Le dégoût gagne du terrain, l’opium inspire mais ne créé pas tout seul.

Pourquoi le patient ressent-il le besoin de livrer ses maux, de les coucher sur

papier, de se confier à nous, alors que l’intoxication lui impose le délire ? Délire car,

malgré quelques subdivisions, l’ouvrage reste assez bizarrement découpé, quelques

paragraphes de ci, de là, en désordre ou plutôt en vrac, parlant de Mallarmé ou bien de

Marcel Proust, de sexe, de Dieu. Opium est un journal de bord dont les annotations

mériteront un jour peut-être une réflexion plus poussée. L’auteur se justifie : « dans deux

semaines, malgré ces notes, je ne croirai plus à ce que j’éprouve. Il faut laisser une trace

de voyage que la mémoire oublie, il faut, lorsque c’est impossible, écrire, dessiner sans

répondre aux invites romanesques de la douleur » (26). Pour relater sa descente, sa

souffrance, il devient essentiel au poète d’inscrire sa blessure et de la faire partager, la

déchéance doit être communiquée. Dans son « Poème final » (Marais 282), il nous dit :

Cette nuit je voudrais une large blessure D’où l’encre coulerait comme un sang de héros Quelque terrible et fraîche et profonde blessure… Rouge et noire, pareille au rosier de mes os.

Ses ressentiments et leurs conséquences – qu’elles soient positives ou négatives – sont les sources de visions qui aboutiront pour certaines à des créations artistiques et le poète veut leur en attribuer le mérite. Selon son médecin traitant, Cocteau fait partie des rares malades qui parlent et il y voit là l’aspect positif de cette désintoxication douloureuse, tout en admettant qu’il est de toutes façons, « rare qu’un opiomane cesse de fumer » (29), les vrais opiomanes en tous cas – et dénonce alors les faux fumeurs, ceux qui combinent opium, alcool et drogues en tout genre, oubliant que le « dérèglement de tous les sens »

120 annoncé par Rimbaud doit être avant tout « raisonné ». Ainsi, le délire psychosomatique va donner naissance à la création littéraire, unique preuve du tourment interne.

Dans la douleur, le manque suscite un apaisement que la lecture tente d’assouvir mais que seule l’écriture traduit. Exaltation, fétichisation, l’opium impose son

« atmosphère mesquine » (162) et incite à la production spirituelle. Pour Cocteau, « écrire

[…] c’est dessiner, nouer les lignes de telles sorte qu’elles se fassent écriture, ou les dénouer de telle sorte que l’écriture devienne dessin » (103). On retrouve l’opium en tant que tel dans plusieurs de ses œuvres, il est à l’origine de la mort de Paul dans Les Enfants terribles sous forme de boule noire et par l’entremise du fameux Dargelos. L’ambiance malsaine qui règne et régit la chambre-temple des Enfants terribles est à son paroxysme et se voit condamnée à tout jamais quand Dargelos ressurgit du passé et remet à Gérard

« un petit paquet enveloppé dans du papier journal » (158). A l’intérieur, « revêtue d’un de ces papiers de Chine, qui se déchirent comme l’ouate, une boule sombre de la grosseur du poing […] Cette boule imposait le silence. Elle fascinait et répugnait à la manière d’un nœud de serpents qu’on croit formé d’un seul reptile et où l’on découvre plusieurs têtes.

Il émanait d’elle un prestige de mort » (159). La boule de poison instaure inquiétude et

étrangeté entre les adolescents, ils rectifient d’eux-mêmes, ce n’est pas du poison, mais de la drogue. On insiste donc sur leur différence, le premier a pour seul but de donner la mort, alors que la seconde peut seulement la provoquer. Ici l’opium se fait drogue-poison, et met un terme définitif au malaise des couples impossibles. Paul se suicidera en mangeant le cadeau – et pour le coup empoisonné – de Dargelos, et Elisabeth le suivra très vite. L’opium ici conserve donc malgré les apparences dévastatrices, sa qualité apaisante et accomplit son souci de délivrance, retirant Paul du cirque de la vie dont il ne

121 pouvait plus subir les mensonges et trahisons. Comme son héros tragique, Cocteau va tenter de sortir de ce carcan qui l’emprisonne, victime de sa condition de poète.

Rappelant l’idéal rimbaldien, il confie : « l’opium permet de donner forme à l’informe ; il empêche, hélas ! de communiquer ce privilège à autrui » (151). Il est seul dans sa quête, à la recherche de l’Inconnu déjà convoité par Baudelaire, et se voit confronter à l’incompréhension de son génie. Ainsi, « il est difficile de vivre sans opium après l’avoir connu parce qu’il est difficile, après avoir connu l’opium, de prendre la terre au sérieux »

(158). L’opium offre une nouvelle vision pour l’esprit, une nouvelle forme pour le corps.

Les deux s’unissent pour favoriser un nouveau poète qui regrette de n’« écrire qu’une langue au lieu de simples signes capables de provoquer l’amour » (219). Si l’opium quitte ses veines, il ne quitte pas son esprit. Hanté, obsédé, Cocteau en marquera son oeuvre entière8. Son plus beau signe ne sera-t-il pas justement Heurtebise, incarnation de l’emprise hallucinogène, ange gardien du poète, de la Mort, et de l’Amour ?

Alors, Cocteau va poursuivre le travail de son précurseur déchéant ; de la parcimonie avec laquelle Rimbaud a introduit la figure de l’ange, il va parvenir à une véritable angélisation poétique. Dans son recueil Opéra – Œuvres poétiques (1925-1927), il met en scène « L’Ange Heurtebise », en parallèle avec la figure du poète, ange qui devient héros lui-même. Macris nous prévient « rien de plus essentiel, de plus nécessaire que le mythe de l’Ange dans l’œuvre de Jean Cocteau, mais aussi rien de plus surprenant » (71). Quand et comment ce nom étrange est-il apparu dans la poésie coctélienne ? Notre déchéant le rencontre tout d’abord dans un délire hallucinogène après la mort de Radiguet auteur du Diable au corps, qui laisse Cocteau inconsolable, usant et abusant de l’opium. Selon Michel Décaudin, « Heurtebise perpétue Radiguet. Il est

122 l’amour, le salut. Radiguet est mort, il est devenu un ange » (223), et Freeman insiste,

Cocteau “re-discovered spiritual equilibrium following the death of Radiguet, who lives on as Heurtebise” (COF 57). Usant et abusant de drogues, une issue devient l’illusion, le décollage de l’esprit : « le rêve lui assurait le répit que l’opium ne lui donnait plus » (C.

Arnaud 326). Cocteau fait un jour un étrange rêve qu’il partage avec Picasso. Alors dans un ascenseur, il rencontre un ange qui l’oblige « à baisser les yeux pour découvrir qu’Heurtebise était la marque du mécanisme qui le hissait vers le ciel – et non Otis-Pifre, comme c’était de mise alors ». Ainsi naquit un et dès lors, « l’Ange appartient à l’au-delà, au mystère » (Macris 72). Mais Heurtebise se fait avant tout l’ange de Cocteau, puis d’Orphée, alors que « le jeune homme qui lui avait été “prêté” par le ciel venait se rappeler à lui, sous la forme d’un séraphin dont le nom même, mi-heurt mi-bise, disait bien et la violence et la tendresse » (C. Arnaud 326). Heurtebise après s’être vu dédicacer le court poème de « Eurydice », devient le thème central d’une pièce de 170 vers, divisée en parties tout à fait irrégulières auxquelles succède une sorte de conclusion intitulée

« Procès verbal ». Il revient à son apogée dans l’ascension poétique d’Orphée.

Angélophanie moderne et transfiguration d’Heurtebise

L’Ange chez Cocteau va devenir essentiel dans la mesure où il « est étroitement lié à l’idée de poésie : c’est lui qui ménage l’“inconfort” du poète, et dicte à celui-ci l’ordre d’écrire » (Macris 73). L’hallucination a donc créé un ange qui a lui-même poussé le poète à composer. Pour Cocteau, « l’ange est une parfaite réussite des monstres de l’esprit humain » (1985/ 134). Le poète expose sa conception personnelle, nous convainc que chacun de nous est possesseur de son ange intime :

123 L’ange, bien que nous en abritions tous un, que nous gardons, surveillons et tâchons de choquer le moins possible (ce qui me semble être la véritable formule de l’ange gardien) l’ange, dis-je, représente une sorte de trait d’union fulgurant entre le visible et l’invisible, une manière de ne pas admettre la rupture totale avec les énigmes, un terrible animal domestique du monde surnaturel.

L’ange qui habite Cocteau se révèle donc dans un rêve, va prendre vie dans un poème,

puis corps dans une pièce et dans un film où il deviendra non plus l’ange de l’auteur,

mais celui du poète protagoniste, Orphée. La pièce est une description concentrée sur la

présence de l’ange, puis le poète-narrateur s’implique directement dans le tableau. A sept

reprises, on retrouve « l’ange Heurtebise », et neuf fois « ange Heurtebise » sans article,

et on a seulement trois « Heurtebise », une certaine distance est alors conservée entre les

deux êtres. Mais l’évolution dans le discours est prenante, le narrateur évoque tout

d’abord sa présence (v.1-29) puis s’adresse à lui directement (v.30-65). Dans la fièvre du

mal et du désir, l’ange est en élévation « sur les gradins » (v.1), mais avec force, il sautera

jusqu’à lui (v.9) avant de finalement « descendre » (v.57) secourir le poète qui le lui

ordonnera d’un « il faut » (v.56). Cocteau affirme les rapports entre désir et violence, qui

présupposent déjà les relations tortueuses entre les deux enfants terribles, et donne la

couleur de sa déchéance : « Surnaturel » (v.7). La poésie vient d’une inspiration

impalpable, l’ange sauteur, « d’une brutalité / incroyable » (v.8.9) se fait « garçon bestial,

fleur de haute / stature » (v.11.12). L’oxymorique bestialité de la fleur appuie

l’ambivalence de l’ange, tantôt adjuvant tantôt opposant. Un jeu s’instaure entre les deux,

le narrateur confie « j’ai l’as » (v.14), et le lecteur entend [hélas]. Ce jeu, qui réapparaîtra

avec l’as et les cartes du tricheur du Sang d’un poète, s’intensifie dans la troisième partie et en renforce la masculinité. Poussé par son ange, hissé par « Jésus » (v.17), le poète,

124 partage avec nous son sentiment déchéant. Entre le rêve qu’illustre Heurtebise et l’aspiration religieuse qu’incarne Jésus, il est dans l’entre-deux. Il appelle à l’ascension, à la gloire et donc à la reconnaissance poétique. Les « genoux pointus » (v.19) du Christ le tiennent à l’écart, et le décident alors à choisir la poésie sur la religion. « Le plaisir sans mélange » du vers suivant renforce ce refus, ou indique que, malgré une ambiance très masculine et certains plaisirs sadiques, le poète homosexuel ne peut parvenir à l’éjaculation. Les fluides ne peuvent s’allier, le narrateur dit « pouce » parce qu’il ne peut plus continuer ces jeux sadiques. Attaché à une « corde » (v.21) en quête d’une satisfaction sexuelle qui ne vient pas, il demande à être dénoué et doit consentir à son

échec de satisfaction, « je meurs ». Le poète quitte la foi mais demande à son ange de le suivre dans sa chute, ici aussi le déchu, Heurtebise, va devenir le double du poète. Et il est vrai de dire que cette représentation, mélange à la fois de Radiguet, de Roland Garros, d’amour et de douleur, deviendra le symbole même de la poésie coctélienne, l’âme sœur de Cocteau. Dans la cinquième partie, l’auteur s’adresse directement à ce curieux interlocuteur – nommément : « Ange Heurtebise, mon ange gardien » (v.30). « Je » se fait sujet de répétitions, et sa multiplicité renforce l’accélération de la cadence. Ce rythme enlevé témoigne de la passion naissante entre les deux êtres encore intangibles. La fulgurance de la relation émane du paradoxe même de la personne d’Heurtebise, née entre « heurte » (v.31) et « brise » (v.32). Puis les repères spatio-temporels sont déréglés, transcendés, alors qu’apparaît la fonction officielle de Heurtebise :

Ange Heurtebise, mon ange gardien, Je te garde, je te heurte, Je te brise, je te change De gare, d’heure.

125 L’ange est officiellement créé par le poète pour lui servir d’ange personnel, que ce dernier peut bien ou maltraiter, à sa guise, emporter d’un endroit à un autre, d’une époque

à une autre. Le jeu entre les mondes est déjà dans l’idée du poète, et ne tardera à émerger dans la prose9. Le poète se débat et prévient son compagnon : « Je te défie, / Si tu es un homme » (v.35) mais ne poursuit pas sa requête puisque Heurtebise n’est pas un homme.

Au contraire, il est l’incarnation de la modernité. Avec sa violence explosive, – les termes techniques « photographie » (v.37), « magnésium » (v.38) – on retrouve les écarts de langue novateurs de Rimbaud et son lexique proscrit des « Assis ». Ce refus de conformité accentue le caractère déchéant que les poètes entendent attribuer à l’avenir de l’art classique. La déchéance du piédestal et de la primauté est inévitable, de la sculpture naît la photographie, et très bientôt le cinématographe.

Mais avant d’être un personnage de chair et de sang, Heurtebise reste fluide, « en robe d’eau » (v.39), puis s’évapore en « dure fumée » (v.46). La dégradation céleste devient lumineuse, on obtient le schéma descensionnel Dieu → Ange → poète → homme et intervient, comme déjà dans « Eurydice »10, le symbole de la tortue, monstre de lenteur et preuve du combat de longue haleine qui se joue dans le corps du poète même. L’ange est omniscient, il se fait son, puis vision ; le voyeurisme du poète, retrouvé dans les blasons du Sang d’un poète, s’affirme au travers des miroirs sans tain (v.52) qui prennent des yeux complices, « des yeux d’amant » (v.53). Alors, la cadence bat de plus belle et la déchéance de l’ange entraîne ironiquement l’ascension du poète. Le champ lexical de la corporalisation se déploie sous la lueur de cette « folle étoile » (v.61) qui deviendra la signature de Cocteau. Cette humanisation de l’ange – et donc la perte de son statut particulier, sa déchéance – permet au poète de concevoir sa nouvelle poésie, d’être épaulé

126 dans sa recherche d’Inconnu et de ne pas affronter seul son anathème. L’ange rejeté soutient le poète rejeté et le conduit jusqu’au sommet de sa gloire. Mais on verra que l’ange ne parviendra pas à sauver le poète de sa triste fin – la mort, l’abandon de la poésie, malgré une immortalité relative. Dans une ultime fusion le narrateur, que l’on présupposait jusqu’alors homme, implore Heurtebise : « que n’ai-je ton corps » (v.62) et nous révèle sa propre incorporalité : l’ange et le poète se rejoignent dans un monde bizarre découvrant un paradis apparemment homosexuel. « Tout nu sans Eve » (v.68), le poète cherche à comprendre le non-dit et s’étonne de la catégorisation du monde. Il découvre avec regret que même les anges sont ségrégués – « les indécents, les sales »

(v.75) – ceux qui s'appliquent avec ludisme à la masturbation, image représentée dans les pis des grandes / Vaches » (v.76-77). L’onanisme est donc condamnable ici aussi, les anges qui bravent l’interdiction, sont condamnés à la déchéance. Celle-ci s’accompagne enfin de l’éjaculation et devient synonyme de jouissance de plaisir. Pourtant, comme l’orgasme, elle ne vient pas sans une certaine douleur. L’errance dans les limbes terrestres, « mi-soleil, mi-ombre » (v.99), qui prédéfinissent la zone orphique, est inévitable et finalement l’ange ne peut que mourir comme un homme (v.119), arrêté, condamné, exécuté. Cette représentation poétique voire presque délirante, se stabilise. Le

« Procès-verbal » conclut cette première rencontre et annonce les personnages des futures

élucubrations coctéliennes. Heurtebise va suivre le même chemin que son poète, grandir avec lui. Pour Wyns, « l’ange, présent sous différentes formes, dans tous les domaines de la production coctélienne, est annonciateur de la poésie et médiateur de l’inspiration »

(291). Ainsi, de cet être intangible va naître un corps, une âme, un cœur.

127 Des prémices de la création d’Heurtebise en vers, le personnage a évolué, sur scène, puis au cinéma. Comme on l’a introduit dans le chapitre précèdent, cette figure principale ne trouve sa réelle utilité sur terre que lorsque aux cotés d’Orphée. Le poète est tourmenté entre l’amour terrestre et physique qu’il éprouve pour Eurydice et une indomptable fascination que lui suggère sa propre Mort, douce ensorceleuse. Son ange gardien, tantôt vitrier, tantôt chauffeur, est avant tout le passeur entre ces deux mondes – le royaume des poètes et celui de la mort – dont il connaît tous les secrets. La pièce de

1925 a été écrite à une période particulière, de conversion : « Cocteau se donnait pour idéal esthétique “l’art pour Dieu”, identifiant son désir d’absolu à un élan mystique »

(Wyns 291). Il est donc normal d’y entrapercevoir quelques connotations religieuses – dont le film sera épargné. Ici, jamais Cocteau ne le qualifie d’ange. Il est toutefois un bien curieux vitrier, qui revêtira, vingt-cinq ans plus tard, le costume de chauffeur particulier de la Mort. Les deux différentes formes de représentation de ce mythe modernisé ne forment qu’une seule et même œuvre poétique. La pièce, va offrir dans « la plus lumineuse simplicité » (Gilson/1988 71), une histoire d’amour et de mort dans un univers où le temps est aboli et où les chevaux font de la poésie – cheval qui ensorcelle

Orphée et dont Eurydice est jalouse. Délaissée par son mari, elle casse un carreau chaque jour afin de briser la monotonie de son quotidien et de recevoir le jeune vitrier,

Heurtebise : « il m’écoute. Il t’admire » (COF 14) lui dit-elle comme pour prévenir une jalousie inutile. Mais le poète est égoïste et brisera lui-même une vitre, pour faire monter le jeune homme. Il laisse donc cet élément étranger pénétrer l’intérieur de son foyer, qu’il quitte, indifférent – soit Orphée sûr de lui, ne s’inquiète aucunement de la concurrence, soit Eurydice ne vaut pas à ses yeux le conflit. Heurtebise se fait rival d’Orphée, et

128 devient l’ami et le confident d’Eurydice. Leurs liens se resserrent déjà, mais pas encore autant que dans le film. Alors, « Heurtebise apparaît sur le balcon. Le soleil frappe ses vitres. Il plie un genou et croise les mains sur son cœur » (COF 15). L’étrange entrée du supposé vitrier laisse alors libre cours à l’imagination et à l’interprétation. Le foyer du poète à la dérive est pénétré d’un aura indicible ; Freeman explique : « Cocteau makes the biblical significance of Heurtebise clear to his audience at the earliest point of the play

[…] Cocteau later claimed that the play was originally to have been a biblical work, about the mysterious origins not of poetry but of Jesus Christ” (COF 52). Mais le poète est apparemment revenu sur sa décision, et n’a fait que parsemer d’indices sa propre quête.

Dès la deuxième scène, celle-ci lui ordonne : « Soyez un homme » (17) comme s’il pouvait être autre chose ! Freeman en fait d’ailleurs la remarque : “once again, characteristic use of idiomatic language to create situational irony” (53). Puis la preuve en est faite, Heurtebise reste dans les airs alors qu’Orphée qui revient rapidement, retire la chaise sur laquelle il était monté, le laissant ainsi « suspendu en l’air au lieu de tomber », entre « terre et ciel » (18). Orphée trop occupé par lui-même ne remarque rien, mais Eurydice, elle, le personnage le plus humain, le seul peut-être de ce conte de fées qui n’est plus pour les enfants, se rend compte des caractéristiques peu usuelles de son ami, et s’en fâche : « dans cette maison de fous, vous étiez mon seul refuge, la seule personne qui ne m’effrayait pas, auprès de laquelle je trouvais mon équilibre. Mais on a beau vivre avec un cheval qui parle, un ami qui flotte en l’air devient forcement suspect »

(19). Heurtebise ne peut apparemment pas être dans tous les camps, il doit choisir. Dans la pièce ses sentiments pour Eurydice sont beaucoup plus atténués que dans le film où

129 l’on verra son déchirement entre amour et obligation le tirailler : si les anges s’en viennent à aimer, où vont les poètes ? Au fur et à mesure que la pièce avance, on découvre les qualités spéciales d’Heurtebise. Il connaît « le secret des secrets », et nous le livre : « les miroirs sont les portes par lesquelles la Mort va et vient » (27). Il explique à

Orphée la véritable identité de sa patronne, mais ce dernier ne semble guère s’étonner du caractère extraordinaire de la situation. Revient alors la question du langage et des mots qui s’échangent et ne s’attrapent pas. Comme chez Vian, le surnaturel fait partie du quotidien de certains mondes. Orphée, incrédule, traverse le miroir, « comme de l’eau », suivant les conseils de son ami. Alors qu’il réapparaît du royaume des morts avec sa femme, il s’exclame « Mon cher, vous êtes un ange […] un ange, un vrai ange. Vous m’avez sauvé » (29). Il ne croit pas si bien dire ! Heurtebise interagit avec Orphée comme un ami, un frère, lui fait remarquer sa mauvaise conduite envers sa femme. Mais un rôle plus intense se développe. Intermédiaire entre le monde de la création, le véritable visage de l’ange salvateur se révèle dans le film cette fois, qui reprend les évènements essentiels de sa prédécesseur mais qui va approfondir la crise du poète et lui ouvrir l’Inconnu : un ailleurs, où se développent anormalement amours et désirs entre des personnages que tout prédestinait à se rencontrer.

Le couple Orphée-Eurydice connaît des problèmes avant même l’intervention d’événements extérieurs – contrairement à la pièce, Eurydice n’a pas encore rencontré le messager – Orphée lointain et distant, recherche une nouvelle source d’inspiration, tente de moderniser sa poésie. Quand interviennent ce curieux chauffeur et sa Princesse envoûtante, les quatre personnages se rencontrent et « les sentiments se dévoilent, les dangers se déclarent : Heurtebise va aimer Eurydice, qui aime Orphée, qui va aimer la

130 princesse qui ne devrait pas aimer Orphée » (Gilson 73). Heurtebise relie tous les personnages entre eux, il semble dévoué à sa patronne, mais on le voit sensible aux charmes d’Eurydice à qui il révèle s’être suicidé au gaz (COF 87). Dès le début du film, son statut de chauffeur est établi et apparaît donc comme le « conducteur » de l’histoire.

Au café des poètes, il prévient une émeute et sauve ainsi grâce à son intervention ce lieu à la mode, mais au nom lourd de signification. Il ne s’adresse pas une seule fois à Orphée, ce dernier n’a pas encore besoin de lui. En effet, malgré les pouvoirs extraordinaires du couple d’immortels, c’est toujours Orphée qui reste « le personnage quasi unique du film et les autres n’existent que par lui et pour lui » (Gilson 79). Autour, les portes des mondes parallèles se ferment et se rouvrent, Heurtebise reste comme dans la pièce, au cœur du tumulte entre les êtres et les choses. Chez Orphée, le chauffeur y est comme chez lui, il décroche le téléphone : « oui… chez Orphée. Non… ce n’est pas Orphée » (COF 90) ; il y a méprise de l’ange pour son poète, les rôles s’épousent presque comme dans

« L’Angelot maudit » rimbaldien. Plus tard, Orphée a besoin d’aller en ville et demande à

Heurtebise de l’y accompagner, celui-ci interjette : « si je vous mène, vous ne craignez pas qu’on me reconnaisse ? » (91). L’ange serait-il alors plus connu que le poète lui- même ?

Refusé au paradis, cet ange en perdition au service de la Mort exécute ses ordres jusqu’à se compromettre à jamais. Il se reprend pour ne pas révéler son identité : « je veux dire depuis que j’ai failli me suicider » (87). Toujours est-il que le public a saisi,

Heurtebise est un revenant, il est mort, mais n’a pu rester au paradis, soit parce que coupable de suicide selon la tradition catholique, soit parce que son rôle sur terre n’était pas fini. Tout mène à penser que la première supposition s’efface d’elle-même dans cette

131 nouvelle version du mythe : « dans l’oeuvre cinématographique, en revanche, Heurtebise

– même s’il assure des fonctions en tous points similaires à celles de son homologue théâtral – est déchargé de toute référence religieuse » (Wyns 291). La déchéance d’Heurtebise est chose faite, il erre encore entre les mondes, prêt à aider son poète, et sa mort qui le suit et sans laquelle il ne peut plus composer. Orphée, froid et égoïste perd de son humanité à mesure qu’il veut renforcer sa poésie, les deux ne seraient-ils pas compatibles ? Son couple en sursis se voit protégé par la fermeté de ce gardien de fortune, ange improvisé, seul personnage capable de contrôler ses émotions et de refreiner ses sentiments devenus trop humains. Amoureux d’Eurydice, il n’en aide pas moins le mari infidèle à la retrouver et ose provoquer le courroux de sa princesse jalouse.

« Dans la pièce, comme dans le film, Heurtebise révèle à Orphée son inconscient fécond, l’emmène et le guide là où l’inspiration, dénuée de toute influence matérialiste ou

égocentrique, éclate en plein jour » (291). L’égoïsme orphique, mais aussi celui de la

Princesse se dévoile ; elle déjoue les ordres qu’elle reçoit, de plus haut, pour assouvir ses pulsions amoureuses.

Dans une des plus belles scènes du film, les deux immortels s’affrontent pour un amour physiquement – sexuellement donc – impossible. Cocteau parvient à humaniser la

Mort et son ange en faisant fusionner une fois de plus les mondes en jouant seulement sur son apparence vestimentaire. En effet, toute de noir vêtue, sa robe devient blanche lorsqu’elle parle de ses sentiments, et qu’elle est alors plus femme que Mort, “The princess is the incarnation of all that is deep and mysterious in the human soul” (Gates

48), elle devient cette âme. Heurtebise se soulève contre ses procédés et lui demande

« Vous avez des ordres ? » (COF 97), sachant qu’elle agit à des fins personnelles et

132 qu’elle prend Eurydice pour mieux s’approprier Orphée. Le devoir d’Heurtebise est double, il doit répondre de ses actes devant la Princesse, et faire de son mieux pour aider

Orphée, mais le poète et sa muse sont inséparables, leur osmose impénétrable. La déchéance perpétuelle de l’ange est donc synchronique à l’ascension poétique d’Orphée.

Dans les profondeurs de la zone, en acceptant la descente physique, le poète et son ange accèderont à la gloire posthume. La mort est essentielle à cette réussite. Spirituelle, elle devient charnelle, physiquement femme ; elle cherche Orphée, Orphée la cherche. Lassé de son existence terrestre, le poète se plaint, « nous étions morts sans nous en apercevoir » (40). Ses illusions se cognent aux parois de sa trop étroite enveloppe charnelle et alors que l’homme désire l’amour charnel et lutte contre mort physique certaine, le poète recherche l’immortalité spirituelle que seule sa mort peut lui conférer.

En effet, « la mort d’un poète doit se sacrifier pour le rendre immortel » (121). Cette

Mort, qui ne peut malgré ses désirs se faire femme, refuse de voir son serviteur en proie à la même folie ; irritée par la question outrageante, elle attaque Heurtebise pour mieux se défendre : « seriez-vous amoureux de cette idiote ? […] Vous n’êtes libre d’aimer ni dans un monde ni dans l’autre» (97). Sa robe est blanche, devenue alors femme, elle est en prise à des sentiments humains. L’intervention récurrente de Heurtebise passe de l’étrange à l’incroyable, l’évolution de son statut est parallèle à ses fautes. Ainsi, les anges perdent leurs privilèges et s’humanisent parce qu’ils ont péché ; ils se rapprochent de nous, pauvres mortels. Heurtebise ne peut renier son amour alors, il préfère se jouer accusateur : « vous êtes amoureuse d’Orphée et vous ne savez pas comment vous y prendre » (98). A la moitié du film, on réalise qu’en effet, le couple apparemment

« modèle » (81) et mortel suscite une crise sentimentale de l’autre côté des miroirs. Si la

133 mort ne peut pas avoir Orphée, Heurtebise n’aura pas Eurydice. Il va donc s’attarder à réparer leurs erreurs toujours trop humaines. Mais l’ange est fidèle à sa patronne, il l’aide encore à ressusciter Orphée, « la réunion finale des deux amants dans la mort signifie, dans la pièce, la conciliation des deux idéaux d’Orphée : la poésie intime et la poésie tournée vers le monde » (Wyns 289) – et il en est de même dans le film. Alors les données entre désirs et plaisirs sont faussées et la souffrance de leur frustration entraînent leur destitution de pouvoir, alors que morts, ils n’avaient déjà ni repères spatio-temporels ni droit aux sentiments. L’ange hante la Zone, reste auprès de sa maîtresse dans leur condamnation finale pour avoir joué avec le destin des humains. Les deux éternels regagnent leur monde et laissent aux autres, le soin de se débrouiller, « dans leur eau sale » (COF 124). Eurydice est ressuscitée et Orphée sera père ; “Eurydice is seen through eyes that have seen Death. She has become ensouled” (Gates 50), la réunification du couple terrestre est donc possible. Par contre, pour les deux autres leur participation trop active aux affaires des autres leur vaudra une peine capitale ; ils quittent la Zone, emmenés par leurs propres sbires, pour un endroit qui simplement, « n’est pas drôle »

(COF 124).

Ainsi, plus besoin d’ailes ni d’auréole pour illustrer la figure angélique du gardien des poètes. Il soutient le sien, Orphée, et ce jusqu’à sa déchéance finale, dans les bas- fonds de la zone. Escortant la Mort dans son sinistre projet, l’ange qui lui aussi veut l’ascension poétique d’Orphée, sa glorification finale, l’accompagne dans sa déchéance physique bien que sa salvation ne soit pas en son pouvoir. La déchéance du poète est intégrale, et également juridique puisqu’un tribunal des plus singuliers, les destituera de leurs droits surnaturels et les condamnera au pire, « à juger les autres »11. L’essentiel est

134 ici de noter combien le personnage d’Heurtebise reste intact, on ne l’appelle plus

« L’ange Heurtebise », mais il demeure inaccessible et incorruptible, dévoué corps et âme

à sa princesse, à son poète. Cocteau propose un ange omniprésent, omniscient « ils circulent sur les écrans, sur les sciences, dans les livres et dans les musées, sans oublier les sculptures où ils se sentent moins à l’aise » (1985/ 136). Le poète peut se vanter d’avoir mis l’angélophanie moderne en libre-service, « moi-même j’ai servi de véhicule à leurs démarches terrestres, comme en témoigne l’ange Heurtebise dans l’acte d’Orphée dont l’affabulation ne semble pas favorable à ce qu’un ange s’y introduise, au premier abord » (136-37). Cocteau se remémore son délire, la genèse d’Heurtebise et reprend ses esprits,

J’ai consigné – dans le livre Opium, les incidents fort bizarres et circonstances malaisément explicables, provoquées par cet ange que j’ai cru inventer et nommer d’après une marque d’ascenseur, un jour que je déjeunais chez Picasso, rue de la Boëtie. Il est vrai que la semaine suivante, ce même ascenseur Heurtebise avait changé de marque et devenait un ascenseur : Otis-Pifre. (137)

Tout est rentré dans l’ordre, mais l’ange est toujours bel et bien là. S’il échoue à sauver

Orphée et le laisse redevenir homme, époux et père de famille, il en est peu du même des personnages angéliques créés par Vian. Quand Heurtebise épaule Orphée dans sa course aux Enfers, Nicolas tente absolument d’épargner un tel voyage à Colin. Pourtant fidèle cuisinier-chauffeur, il va le soutenir dans une déchéance complète, celle de son mariage, de sa santé, de sa maison, de ses amis, de sa vie. Colin incarne la dégradation même. Le statut extraordinaire de Nicolas, et sa corrélation avec son ange précurseur établie, nous verrons, en quoi et pourquoi le destin de leur protégé s’écarte l’un de l’autre.

135 III. ANGELOPHANIE VIANIENNE : DEVOUEMENT ET IMPUISSANCE

Si Cocteau a fait mention du mot « ange » à proprement parler dans le poème

« L’Ange Heurtebise » pour déterminer son interlocuteur et sujet même, il n’en sera pas

de la sorte pour le reste de son œuvre orphique où pourtant Heurtebise est plus que

présent. Vian adopte la même technique pour introduire un cuisinier génial, Nicolas,

gardien – que l’on affirmera ange – anonyme de Colin et de son petit monde. Comme

Cocteau, Vian ne refuse pas aux âmes éperdues une épaule amie, bien que les deux

auteurs sachent que cela n’est malheureusement pas suffisant. Dans la plupart des romans

vianiens – L’Ecume des jours, L’Automne à Pékin et L’Arrache-cœur où les héros

s’appellent Angel, prénom masculin peu usité en français – interviennent des anges sous

une nouvelle forme, qui sont chargés non de sauver le protagoniste mais tout du moins de

soulager ses peines. En effet, le destin irréversible de ses personnages est décidé

d’avance, fatalement voués à la mort. Il n’y a, chez Vian, jamais de happy end, juste la

sourde réalité de la vie, assombrie à son paroxysme, caricaturée jusque dans l’infâme. Les

anges vianiens interviennent dans leur enveloppe charnelle, masculine de préférence. Ils

sont les guides des adolescents qui ne peuvent ni grandir ni vieillir dans une société

inadaptée et mal conçue. Vouloir protéger l’amour, l’enfance ou encore l’innocence est

une mission vouée à l’échec. Colin, insouciant voire superficiel vit dans un cocon, doux

et sucré. Nicolas tente d’atténuer les maux et épreuves qui le menacent lui et ses amis, en

vain. L’évolution de l’homme à tout faire, ange gardien moderne par excellence, sa prise

de forme, sa prise de vie, nous conduit à nous pencher sur le destin particulier d’Angel,

père indésirable des trumeaux de L’Arrache-cœur, au prénom prédestiné mais à qui la déchéance ne sera pourtant pas épargnée.

136 Nicolas, de l’absurdité à la déchéance

Dans L’Ecume des jours, les quatre jeunes adultes sont, de manière assez

évidente, tous interchangeables, les garçons sont amis, les filles se ressemblent. Il est pertinent de noter que dans Orphée aussi, les personnages sont au nombre de quatre et que leurs relations s’entrecroisent également plus d’une fois. Les maux qui les torturent sont différents mais les consument pareillement et provoquent inexorablement leur fin très proche. Tout en berçant l’histoire de jazz et de blues – on s’éloigne alors la lyre orphique – Vian nous propose un conte moderne où le héros-poète tente vainement de refuser la pression extérieure de la société en restant dans son monde dont seules les fleurs et les jolies filles ont la clef. Mais le seul à s’en sortir ne sera autre que Nicolas, dans l’ombre duquel Isis veille. Si ce dernier travaille pour Colin, sa femme, sa maison, il est bien le seul à veiller sur toute cette génération d’âmes éperdues. Chick sombre dans sa passion pour Jean-Sol Partre. Passion, puis folie, qui attirera Alise, angélique aussi à sa façon on le verra, son amie, et finira par la consumer. Elle ira jusqu’à la conduire au meurtre puis au suicide, et ce, dans les flammes de l’Enfer, moins sensuel que celui avancé par Cocteau. Colin se laisse mourir après avoir enterré sa jeune épouse étouffée par un nénuphar qui grandissait dans sa poitrine12. Tout ce dont notre société moderne souffre est mis en tort : maladie, dépendance, suicide, argent, et bien entendu religion, puisque dans tout ce drame les ecclésiastiques sont bien là, riches et repus, mais Dieu est absent, comme dans un tableau de Beckett. Avec moins d’évidence que Cocteau, Vian ne nous présente pas « l’ange Nicolas ». Les indices de son statut particulier sont donnés au compte-gouttes au lecteur, qui se doit de déchiffrer le mystère de ce serviteur hors du commun. Qui est-il et d’où vient-il ? Tel Heurtebise, on l’ignore, Nicolas est chauffeur,

137 celui de Colin. Il s’affirme donc, tout comme le voyageur de la zone, le passeur entre les mondes. Aussi, Scott note que “a quasi-parental role is fulfilled by Nicolas, but he has no authority over Colin (in fact, he is Colin’s servant; it would be more apt to see him as a mentor figure)” (J.K.L. Scott 83). Plus qu’Heurtebise, dont Orphée n’hésitait pas à se passer des conseils, Nicolas joue un rôle essentiel, bien qu’à part, hors de la sphère de

Colin et de ses amis tous en mal de vivre. Il prend seulement soin du jeune homme qui n’a de famille ni même un nom. Nicolas a vingt-neuf ans, Colin vingt-deux. La différence d’âge ne permet pas d’établir un rapport paternel de substitution, mais un rôle de meilleur ami, de grand frère, tout au plus. Pourtant, Nicolas met une certaine distance entre son maître et lui-même, il emploie un vocabulaire des plus châtiés et joue à la perfection son rôle de domestique soumis. Il fait aussi office de cuisinier, et s’occupe donc de la nourriture aussi bien physique que spirituelle de la bande. Ensemble, ils forment leur propre petite famille à défaut d’avoir de réels liens de parenté avec quiconque « expulsés de l’univers romanesque de Vian, les parents libèrent le terrain de L’Ecume des jours, qui est une sorte de fête de l’adolescence émancipée » (Maillard 208) – on notera toutefois les exceptions de Nicolas et Alise, l’oncle et la nièce (VOC2 28), tous deux à part, alors qu’il est aussi fait mention des parents de cette dernière, « ma mère ne se console pas de n’avoir épousé qu’un agrégé de mathématique » (36). Force est aussi de constater, comme il l’a d’ailleurs déjà été fait, une intertextualité certaine avec le Peter Pan de J.M.

Barrie où les enfants perdus font de Peter leur sauveur comme Colin l’est à son petit cercle.

Bâti comme Johnny Weissmuller13, Nicolas possède un physique apollonien qui le propulse au rang des beautés parfaites, celles des dieux. Tout relève chez lui de la

138 maestria, Nicolas excelle en tout, cuisine, danse ; il s’exprime parfaitement, s’habille avec goût. Pestureau constate donc dans son Dictionnaire des personnages de Boris Vian que celui-ci « montre une supériorité morale, intellectuelle et professionnelle égale à sa séduction physique » (291) ; pourtant, il sert Colin, qui ne travaille pas et ne s’amuse que du jazz et des jolies filles. Serviteur, il devient bienfaiteur lorsqu’il concocte le gâteau/tourne-disque qui renferme un rendez-vous avec Chloé (VOC2 58) et aide ainsi les héros à se rencontrer puis à se marier. Il préparera aussi le gâteau – endroit apparemment fort adéquat pour les surprises – qui contient la date du mariage (67), et s’affirme alors ange gardien à part entière, dans le sens populaire du terme, non plus seulement de Colin mais bien du nouveau couple. “In due course, Chloé appears, as if from nowhere, seemingly born from the Duke Ellington song that bears her name;

Nicolas produces a date for their meeting from a cake, as if Chloé were the faïencerie in a galette des rois” (J.K.L. Scott 86). Nicolas a des pouvoirs inexplicables, il joue avec le destin de son entourage, s’affirme bienfaiteur en chef sans que jamais l’origine de ses facultés ne soit révélée. Là encore, comme dans la relation entre Heurtebise et son narrateur, il est à noter un état initial d’élévation : « Nicolas, descendu par l’escalier de service » (VOC2 66), va agir pour le bonheur de son petit monde. En effet, pour

Pestureau, « très vite le serviteur remplit auprès du maître un rôle inverse : guide, modèle, conseiller, “adjuvant” de conte, protecteur affectueux, à la fois père et bon copain, employé et maître de vie, bon génie et dieu secourable » (PDPV 292). A tous ces déterminants correspondent les facultés de l’ange gardien populaire. Nicolas va aider

Colin à traverser le monde paisible de l’enfance jusqu’à ce qu’il subisse la réalité du monde adulte ; l’épauler dans un tout nouveau périple dont Colin n’a pas encore le

139 moindre soupçon même de l’existence. Il doit pourtant, prendre en compte de nouvelles données : “the three key aspects of the adult world which Vian presents in L’Ecume des jours, namely marriage and sexuality, work, and disease and mortality” (J.K.L. Scott 85).

En épousant Chloé, Colin signe son arrêt de mort. Mais une fois le mariage célébré,

Nicolas ne quitte pas son maître, au contraire, il se met entièrement au service de la jeune

Chloé de manière aussi assidue. L’ardeur du protecteur se fera aussi acharnée qu’impuissante. Sans baisser les bras, Nicolas poursuit sa route, épaule Colin et ne pourra s’avouer que désarmé.

Il emmène le nouveau couple en lune de miel après la grandiose cérémonie. Dans une « grande voiture blanche » (VOC2 85), il les conduit à travers les « mines de cuivre » qui brillent comme des soleils, « la boue » et des « vapeurs blanches » (87), qui donnent au voyage une tournure bien singulière. Scott relève : “The industrial landscape Colin and

Chloé pass through on their honey moon is a vision of hell” (89). Nicolas, qui connaît les détours, s’impose donc véritable guide initiatique, et rejoint la figure d’Heurtebise qui devançait Orphée, dans la zone. Il faut noter un autre rapprochement entre les deux histoires, l’importance de la fenêtre ouverte sur l’extérieur. Contrairement à la pièce de théâtre d’Orphée, Colin la brise accidentellement – et non intentionnellement comme le poète – alors que Nicolas parlait « comme un idiot » (92). Cette rupture du microcosme sera fatale à Chloé – comme elle le fut s’une certaine manière à Eurydice – puisque la neige se chargera de recouvrir sa poitrine pendant la nuit, et entraînera infailliblement sa mort, puis la perte graduelle des autres membres du cocon. Malgré ses efforts et bonnes intentions, Nicolas est sans ressource pour sauver Colin. Mais c’est surtout dans le couple qu’il forme avec Isis qu’il remplit pleinement ses fonctions d’ange tutélaire ; une aura

140 presque divine l’entoure. Isis, nom de la déesse égyptienne protectrice du défunt dans l’au-delà, fille de la terre et du ciel et aux fonctions maternelles, incarne l’affection et la fidélité. Ici, maîtresse de Nicolas, elle « complète un couple de dieux tutélaires pour

Colin et Chloé mais des dieux qui, comme dans la mythologie, sont dépassés par le fatum » (PDPV 291). Nous préférerons au terme « dieu », celui d’ange dans la mesure où le second peut-être écarté plus facilement du carcan religieux, comme déjà vu, l’ange gardien est personnel et chacun d’y trouver ce qu’il y cherche. Et ici, Colin cherche à guérir Chloé, à repousser la mort. C’est en alliant leurs forces qu’Isis et Nicolas comptent sauver leurs amis du triste destin qui les attend, mais vain.

Pareil à Heurtebise, Nicolas est « un peu en marge du drame mais […] aime et souffre avec les héros » (292). La maladie de Chloé, la passion compulsive de Chick, le désespoir de Colin et d’Alise, incapables de sauver ceux qu’ils aiment atteignent le personnage aux abords infaillibles. D’adepte du génial chef Gouffé, Nicolas sert « une soupe de bouillon au Kub et à la farine de panouilles » (VOC2 140). la déchéance du cercle familial – aussi bien physique, sentimentale que financière – se retranscrit même dans sa cuisine alors unificatrice, et aussi dans le rétrécissement de cette maison, avant spacieuse et si claire. Par deux fois le lecteur le surprend à pleurer, à l’abri des regards, mais sincèrement, « devant la dégradation du décor et l’affaiblissement des soleils intérieurs, devant la maladie et l’horreur des traitements » (PDPV 292). Tout comme

Heurtebise qui tombe amoureux d’Eurydice, Nicolas s’humanise. Il est le témoin oculaire, avec la souris grise, de l’ampleur de la déchéance intérieure et matérielle qui symbolise aussi bien la dégradation physique, du corps de Chloé, que mentale, celle de l’esprit de Colin. Pestureau conclut que « devant la condition humaine absurde et la

141 fatalité impitoyable » (293), Nicolas n’a rien pu faire, impuissant et désarmé. Comme

Heurtebise, il doit renoncer et laisser maître et amis « dans leur eau sale » (COF 124) – alors que la vie de Colin est en suspension, en sursis plutôt, sur une maigre planche, bringuebalante, au dessus d’un marais. Voilà donc la grande différence entre la destinée de Colin et celle d’Orphée. Les deux étaient protégés par une puissance amie mais ils ont chacun décidé de résoudre leurs conflits internes de manière différente. Le premier renonce à l’inspiration créatrice pour rejoindre sa femme, et accepter la paternité. Orphée grandit, il est devenu un homme mature, classé dans la société, époux et père de famille.

Il laisse la mort inspiratrice regagner son royaume et abandonnera probablement la poésie. De son côté Colin se voit mourir depuis qu’il est marié. Son existence superficielle se dessinait parfaitement au rythme de surprise-party et de soirées à la patinoire ; il avait de l’argent, une grande maison et ne devait se soucier que de lui-même.

L’amour a eu raison de lui et devoir grandir et en accepter les conséquences était trop fort. “In this novel, Colin chooses marriage and adult life, and finds his idyll destroyed by physical and financial constraints; becoming an adult, as Vian presents it, is inevitably a destructive process. These changes in status, from youth to full adulthood, require a change in style” (J.K.L. Scott 80). Mais il préfère refuser le monde des grands, injuste et incohérent, subir la déchéance de son couple, de son habitat, de son cercle d’amis pour finalement se laisser mourir plutôt que de mener une lutte perdue d’avance. Entre les deux, Angel, celui de L’Arrache-cœur qui comme Orphée acceptera le mariage et la paternité, et puis qui comme Colin se rendra compte de son incapacité à gérer la situation, et préférera quitter cette société inadéquate, tel un poète.

142 Angel : départ du géniteur et démission de l’ange

Dans son dernier roman, Vian perdure la continuité du thème familial atypique annoncé par l’œuvre coctélienne et déjà établi dans L’Ecume des jours : « problèmes du couple, de l’amour, de sa survivance au temps et à la paternité-maternité ; l’homme ou la femme bourreau de soi-même ; l’enfance comme paradis perdu ; l’image de l’ange égaré sur terre, Angel, qui vit, aime, souffre […] mari et père rebuté » (VOC4 275). Le protagoniste du roman est ce psychiatre en perdition, Jacquemort. Son irruption à l’éclosion d’une famille va bouleverser son existence, encore vide jusque lors. Mais il rencontre, avant que ce dernier ne soit chassé par sa propre épouse, un personnage tout aussi étrange, Angel, au prénom lourd de sens mais des plus pertinents. De la naissance au départ, Angel assume son rôle de père et d’ange improvisé. « Angel s’étonnait de ne pas souffrir. Il entendait sa femme gémir à côté, mais ne pouvait aller lui tenir les mains parce qu’elle le menaçait d’un revolver » (283). Le ton du roman est donné : incohérence, incongruité et surtout violence gratuite. Le futur père est tenu à l’écart de la chambre où sa femme vit les douleurs de l’accouchement. Dans ce deuxième chapitre très court,

« Angel » est nommé trois fois alors qu’il est seulement fait mention de sa « femme ».

Comme Cocteau, Vian tient à ce que le lecteur s’imprègne de la présence de ce personnage afin que son absence soit davantage remarquée. De manière plus frappante, dans le dialogue entre le mari et le docteur, aucun pronom n’est utilisé pour faire référence aux locuteurs :

- C’était Clémentine, dit Angel […] - Vous êtes trois fois père dit Jacquemort […] - Comment va-t-elle ? demanda Angel. - Elle va bien dit Jacquemort. Vous la verrez un peu plus tard. - Elle est très montée contre moi, dit Angel (287-88).

143 Et ainsi de suite, Angel intervient dix fois dans le chapitre cinq, très court lui aussi. La

réitération du prénom insiste sur le fait que l’omniprésence du père n’est pas désirée

malgré les circonstances. Il semblerait en effet qu’une mère venant d’accoucher de

trumeaux – événement des plus ordinaires chez Vian – ait besoin de garder le père à ses

côtés. Au contraire, Clémentine l’exècre, lui en veut de lui avoir fait cela et exige son

départ. Sa mission protectrice en tant qu’époux et père prend fin à la minute où elle

commence. Il est rejeté de l’univers de Clémentine et de sa progéniture, car comme pour

Heurtebise, il n’est « libre d’aimer ni dans un monde ni dans l’autre » (COF 97). Le

roman est divisé en trois parties, Angel en est exclu à la fin de la seconde où se développe

la relation extrême de Clémentine et de ses fils ; « elle fait comprendre à son mari qu’elle

n’a plus besoin de lui, qu’elle ne s’intéresse plus à des rapports sexuels qu’elle qualifie de

dégoûtants » (Adler 74). Angel n’a donc été pour elle que l’ange-géniteur, – et on notera

d’ailleurs le génie du père dans géniteur ainsi que le son renversé de [an-ge] pour [ge-ne]

– qui lui a offert ce qu’elle désirait le plus au monde. Le caractère extraordinaire d’Angel

est appuyé par ces qualités, comme Nicolas et Heurtebise cependant, c’est son caractère

humain qui prend le dessus : « le pauvre homme se sentant “de trop”, abdique tout droit

paternel, se retire au garage, finalement se construit un radeau, s’y embarque et part vers

le large, commettant par là un suicide symbolique » (74). Il se retire de la vie de ses

enfants, « vous leur manquerez, assura le psychiatre. – Je sais, dit Angel. Mais on a

toujours quelque chose qui vous manque. Autant que ce soit quelque chose d’important »

(VOC4 362). Angel est tout à fait conscient de son essentialité, mais son départ est

inévitable14. « Je vais vous avouer une chose : j’ai horreur des enfants » (375). Son sacrifice n’est pas donc de quitter sa progéniture et de ne pas la voir grandir, mais a été de

144 faire ces enfants dont il ne voulait pas. La dictature de Clémentine nous fait nous demander en quoi cette dernière a-t-elle mérité l’intervention d’Angel, son ange gardien moderne et fécondateur. Elle exerce une autorité suprême sur les trumeaux, qu’il lui a fait, avant d’exclure tout à fait le père de la peinture. Elle agit pour leur propre bien pour les protéger de tout ce qui provient de l’extérieur néfaste et nocif, enfin à ce qu’elle croit, mais chaque mère ne veut-elle pas le meilleur pour ses enfants ? Vian, s’inspirant probablement de la sienne, offre un dur portrait de mère castratrice, une caricature plutôt dénonciatrice, renforcée par le caractère doucereux du géniteur indifférent. Angel se révèle « l’ange » de Clémentine, il lui fait les enfants qu’elle désire et se retire à sa guise,

à elle. « Tout va bien, dit-il. Je peux partir. D’ailleurs je préfère qu’elle les élève toute seule. Je ne serais sûrement pas d’accord et je déteste les discussions » (375). Comme chez Rimbaud et Cocteau, avant l’ange, c’est bien le père qui démissionne. L’ange a fait son devoir et peut se retirer, mais la mission de Clémentine est loin d’être finie. « Jalousie morbide de l’influence possible d’autres adultes et culpabilité constante de ne pas en faire assez conduisent Clémentine à se comporter comme une folle, prenant des précautions qu’elle juge, quant à elle, absolument rationnelles et nécessaires » (Adler 75).

Devant tant d’obstination, les anges – d’Angel à Nicolas en passant par

Heurtebise – à leur tour abandonnent. Ils quittent le navire, ou le construisent d’ailleurs.

Dans son garage, Angel prépare son grand voyage sans retour, sur « une barque de dix mètres de long, de bois clair, relevée à l’avant comme un braquemart phénicien, munie d’un balancier léger, dont, présentement, seuls étaient fixés à la coque les supports de bronze luisant […] Onze paires de pieds articulés en sortaient sur toute la longueur »

(VOC4 361), un vrai travail d’orfèvre. Son œuvre titanesque montre que les talents

145 d’Angel ne sont pas donnés à tous ; il a des pouvoirs surnaturels et décide de traverser l’océan comme Heurtebise traverse les miroirs. Tel un Jésus, Angel marche sur l’eau avec son bateau à pieds, il quitte un monde dont Vian ne lésine pas à dépeindre la satire sociale et religieuse. L’ascension poétique est à son paroxysme, la déchéance du protagoniste transporte le poète dans l’au-delà. Nicolas aura suivi Colin jusqu’au bout, parce que le jeune homme portait en lui un espoir de vie qu’il voulait offrir à Chloé.

Heurtebise se sacrifie, pour sauver Eurydice et la poésie d’Orphée dont le monde a besoin. Angel, s’efface de la trame poétique, déserte l’histoire, préfère la mort – son bateau est percé pour plus de défi contre les éléments. Et puisque même les anges n’ont plus de pouvoir dans la gravité et la surdité de ce monde, parfois leur impuissance les frustre et ils renoncent à garder plus longtemps leur rôle de gardien ; ils ont assisté les protagonistes et poètes dans leur déchéance, leur ont permis l’accès à la gloire, mais maintenant, ils ne peuvent plus rien faire pour eux, alors, plutôt partir, dignement. Angel laisse sa famille aux soins d’un psychiatre, il décharge ses responsabilités sur Jacquemort, qui dans cette succession puis celle à La Gloïre, devient véritable martyre de cette société dangereuse et nocive. En effet, « la dénonciation de huis-clos où sont perpétrés impunément des crimes privés et publics nous donnent à réfléchir » (Adler 80). Comme

L’Ecume des jours avant lui, L’Arrache-cœur « pose le problème de notre engagement personnel, social et politique, ainsi que les rapports entre notre liberté individuelle et notre responsabilité sociale ». La déchéance de la société, parce que c’est bien de cela dont il s’agit, dégoûte Angel, il ne veut plus lui appartenir, et la seule solution pour l’homme s’il veut retourner à l’état de nature, est bien de mourir, puisqu’un tel choix n’est malheureusement plus possible.

146 Ainsi, Heurtebise, Nicolas et Angel, tels leurs créateurs, se révèlent écœurés,

désabusés, impuissants. Le mal de la société est en marche, l’innocence est perdue et le

poète déchéant n’a plus sa place, même parmi les siens. Orphée redevient un simple

humain – et non plus un poète, mais la création d’Heurtebise donne un nom et un corps à

l’âme poétique. Pareillement, Colin n’est plus rien, à cours d’espoir et d’amour, seul au

monde, sans passion ni amis ; Jacquemort reste-lui aussi vide, et seule la honte des autres

villageois saura lui donner un semblant de consistance. Heurtebise aura pourtant tout

risqué pour que rien n’entrave le génie créatif de son poète, Nicolas soutenu Colin de tout

son être, et en aura même inhabituellement vieilli15. Angel aura renoncé à voir croître son

œuvre, les enfants ne l’intéressent plus, pas plus que la poésie Rimbaud. Il dépose les armes plus tôt que les autres, parce que justement plus humain que les autres anges gardiens, il comprend qu’il n’y a rien à faire pour les sauver de leur ignorance. Les anges tutélaires se font plus rares chez Vian, car il est grand temps de se faire une raison, et comme le préconise Heurtebise à propos des hommes, il faut « les remettre dans leur eau sale » (COF 124). Avec un ange, officiel ou non, le poète pénètre l’Inconnu.

147

1 A noter par exemple, « le ciel est joli comme un ange » (« Bannières de Mai » v.7) où la référence est faite à la beauté et à la pureté céleste alors que « l’azur et l’onde communient » (v.8). 2 Nous les citerons toutefois ici en notes, pour donner au lecteur de précises références. Grâce à la méticuleuse table de concordance des Poésies de Rimbaud proposée par André Bandelier et de Frédéric Eigeldinger, nous avons pu relever la liste des poèmes où se trouve le syntagme « ange » : « Oraison du soir », au vers 1, « Les Etrennes des Orphelins », 81 ; « Les anciens animaux saillissaient… », 5 ; « Bannières de Mai », 7 ; « Les Mains de Jeanne-Marie », 63 ; et au pluriel dans « Voyelles », 13 ; « La Rivière de Cassis », 4 ; « Mémoire », 5 et 22 ; « Nos fesses ne sont pas les leurs », 10 ; « L’angelot maudit », 6 ; « Les Premières Communions », 55. Les anges apparaissent aussi sous forme d’adjectif dans « Age d’or » aux vers 2 et 22. Enfin, il y a des références aux « angelots », dans « L’angelot maudit » au vers 9, et aux « angélus » dans « Les Corbeaux » au vers 3 (8). Plus tard, Eigeldinger propose les mêmes tables, pour la Saison et les Illuminations. Dans Une saison, on notera les références suivantes, « on voit son Ange, jamais l’Ange d’un autre » (« Délires I ») ; « il est un ange » (« Délire II »), « Moi qui me suis dit mage ou ange » (« Adieu »). Pour les anges aux pluriels, ils sont présentas dans « Mauvais Sang », « Le chant raisonnable des anges » ; « Délires II », une école de tambours faite par des anges » et dans « L’Impossible », « la vérité […] nous entoure avec ses anges pleurant ». Quant à l’adjectif « angélique », il n’apparaît qu’une seule fois, dans « Mauvais Sang », « Je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens » (Eigeldinger 40). De moins en moins présents, donc, puisque la fin du poète est inévitable, les anges n’apparaissent que deux fois dans le recueil des Illuminations, dans « Mystique », alors qu’ils « tournent leur robe de laine » et dans « Matinée d’ivresse » qui « finit par des anges de flamme et de glace » (46), indécis, entre-deux, toujours. 3 Hugo, Victor. La Légende des siècles. Cette source communément admise est « repris ensuite dans le recueil des Contemplations mais publié trois mois avant celui de Rimbaud dans la même revue pour tous. Le même sujet occupe les deux pièces : dans une maison désolée, deux enfants au fond d’un lit prés du cadavre tout frais de leur mère » (Massol 6). 4 L’Album zutique est une collaboration de plusieurs poètes qui s’amusaient de la même manière, parodier, salir les œuvres des parnassiens ou des classiques un peu trop lyriques au goût des vilains bonhommes. 5 Verlaine retiendra, « Ainsi, maudit par lui-même, ce Poète maudit » (VOPC 655). 6 Son prédécesseur, Rimbaud, lui, a choisi l’alcool et Bouillane de Lacoste explique certaines erreurs graphiques par l’abus d’absinthe (Rimbaud et le problème des Illuminations). 7 La Princesse reprendra cette idée dans Orphée, « Si vous dormez, si vous rêvez, acceptez vos rêves. C’est le rôle du dormeur » (COF 77). 8 On relèvera aussi un passage du Sang d’un poète, qui montre au poète-voyeur par l’intermédiaire d’un trou de serrure, une scène en ombre chinoise, où des fumeurs s’adonnent au rituel de l’opium, atteignant justement « les mystères de la Chine » (CSP 44). 9 Comme le rappelle la mise en garde de Cocteau au commencement de son film Orphée, « où se passe cette histoire et à quelle époque, c’est le privilèges des légendes d’être sans âge, comme il vous plaira » (film). 10 Le quatrième vers de ce poème, « De tuer la tortue et d’arracher tes membres » mêle la cadence rythmique avec une pressante allitération en [t] et introduit aussi la notion de violence frénétique, puis prédit la décapitation par les Bacchantes du poète-musicien. Cette tortue, animal des moins évoqué en poésie, est le symbole de la longévité, et donc du temps. Chevalier précise : « sa carapace et sa cervelle servent à préparer des drogues d’immortalité » (759). Il faut alors tuer le temps et se débarrasser de ses repères, ce à quoi Cocteau ne manquera pas. 11 Heurtebise réapparaîtra une dernière fois en tant que « juge » du tribunal de l’au-delà, dans Le Testament d’Orphée où le rôle principal sera cette fois-ci tenu par l’auteur lui-même. Il nous semblerait ici pertinent de soulever la question de l’interchangeabilité entre la figure d’Orphée et la personne même de Cocteau,

148 puisqu’ils répondent tous deux à la dénomination de « poète ». Peut-on alors en déduire que l’ange de Cocteau serait Heurtebise lui-même ; comme l’a montré Orphée, tous les poètes ont besoin d’un ange. 12 Pour insister sur l’inspiration anglo-saxonne du roman, Pestureau ici relève l’intertextualité avec Moustiques de Faulkner, « encore plus troublante est la parenté entre le nénuphar qui étouffe peu à peu Chloé et la langueur de Mrs. Maurier, la riche veuve de Moustiques, responsable de la croisière dans l’embouchure du Mississippi : “à l’intérieur d’elle-même, une chose terrible grossissait, une chose terrible et empoisonnée […] cette fleur secrète, cette fleur sombre, hideuse, grandissait, grandissait, l’étouffant” » (1978/ 187-88) 13 Athlète et acteur austro-hongrois (1904-1984). Weissmuller est surtout populaire du grand public pour son interprétation de Tarzan, il a été cinq fois médaillé d’or aux jeux olympiques en natation. 14 On notera ici la figure du père déserteur, rappelant celui de Rimbaud qui quitta sa famille, celui de Cocteau qui se suicida, et celui de Vian, assassiné chez lui. La déchéance de la représentation paternelle est prégnante dans la littérature de ces trois poètes. 15 Nicolas dit à Alise : « - J’ai l’impression que je vieillis. - Montre ton passeport, dit Alise […] Quel âge avais-tu demanda-t-elle à voix basse. - Vingt-neuf ans… dit Nicolas. - Regarde… Il compta cela faisait trente-cinq » (VOC2 133).

149 CHAPITRE 3

«TROUVER UNE LANGUE »: POUR UNE EXPLORATION STYLISTIQUE

Seul l’art et ses métaphores peuvent réconcilier un monde déchiré par l’égoïsme, l’aveuglement et la culpabilité

Pestureau

La société contemporaine et le monde auquel ils appartiennent ne conviennent plus aux poètes déchéants. Après avoir renoncé à rejoindre leurs idoles passées en revisitant les thèmes poétiques, ils ont armé leur protagoniste d’un ange qui pourra le guider dans sa descente. La déchéance propulse paradoxalement le poète de son malaise interne et sensible à une dégradation externe et donc visible ; lisible entre ses vers, perceptible dans le son de sa voix qui se fait plus profond et plus intense, palpable dans l’atmosphère lourde et pesante de ses écrits. Epais et prenants, il en resterait presque un goût amer dans la bouche. Le déchéant se sépare du reste des poètes, du reste des hommes, du reste du monde. Résulte de cette marginalisation, toujours raisonnée, la création d’un univers parallèle basé sur les ruines du connu. Rêve, imagination, hallucination, les humains et les poètes vivent côte à côte sans vivre ensemble. La sphère poétique est une « zone » à part, et lui appartenir n’évite pas pour autant la ségrégation. 150 La déchéance du poète advient à ceux qui ont choisi le dérèglement de tous les sens, ceux qui ont opté pour l’objectivité de l’art, sa mise en mouvement, en action. La perversion poétique, qui appelle ensuite à la perversion du langage et de la forme, puis à la violence aussi bien morale que physique, conduit à cette déchéance. Une fois la décision prise, le processus enclenché est alors irréversible. Rimbaud, Cocteau et Vian marchent vers le changement, adoptant la poésie objective et active. Optique baudelairienne et idéaux rafraîchis, ils s’éloignent de la femme et reportent leur centre d’intérêt sur des problèmes sociaux plus concrets, pour critiquer puis choquer une société étriquée – religion et politique dénoncées, sexualité alors dévoilée – afin de mieux en déplorer les inégalités.

Pour faire entendre leurs idées novatrices, il va leur falloir recourir à un répertoire mieux adapté. Les déchéants vont élaborer d’ingénieuses tactiques et multiplier les idées pour communiquer leur message. Pour « trouver une langue » (RPS 145), la corruption sémantique et lexicale est de mise, le tout dans un univers inventé de A à Z où la dénonciation violente rencontre la beauté de la magie. On crée de nouveaux mots, peint de nouvelles formes, réassort d’anciens termes, intègre fantaisies et particularismes dialectaux. La destruction langagière, comme celles des icônes, est essentielle à la reconstruction. Les conventions traditionnelles vont être attaquées, laminées, le lexique poétique revisité et transformé en catalogue vulgaire et obscène. Lyrisme et euphorie s’effaceront lentement sans toutefois disparaître, pour laisser place à l’ironie et au sarcasme hyperboliques. Leur déchéance entamée, les poètes n’auront d’autres solutions que de mettre en œuvre leur dessein provocateur et subversif et de nous perdre dans leurs méandres linguistiques, initiés par Rimbaud et sa théorie du Voyant, préparant ainsi le terrain à l’imagination vianienne et à l’innovation coctélienne. Ce troisième chapitre va

151 mettre en lumière la genèse de l’univers déchéant et les types de techniques pour lesquelles les auteurs vont opter.

Dans leur parcours déchéant, ils visent à une redéfinition non seulement du fond mais aussi de la forme de leurs écrits. Le fond poétique révolutionné, comme on l’a déjà vu, il va s’agir maintenant de s’attaquer à la forme, Rimbaud et Vian vont les premiers défigurer le style poétique et déplacer le lexique du lyrique au basique. Même s’ils parfont leur déroute de l’alexandrin à la prose, rejoignant plus tard un monde onirique – celui des Illuminations, de L’Ecume des jours – leur choix de termes et de formules va contrarier les habitudes mais prendre le lecteur à témoin de cette inévitable révolution interne, celle qui requiert la déchéance du connu pour aboutir à l’Inconnu. En tant que lecteurs, nous sommes balancés entre attentes et résultats ; Rimbaud nous étonne car s’il use et abuse d’images particulières, c’est pour mieux lutter contre l'inertie ankylosante de la poésie subjective. « Le clivage se produit au sein de la poésie où s’ouvrent deux voies qui se succèdent dans le temps, mais qui demeurent distinctes et comme parallèles : celles de la poésie versifiée, avec les transformations qui l’affectent de 1870 à 1872 ; et celle de la poésie non versifiée » (Murat 260). Pour Vian, il s’agit d’insister sur la provocation par le rire, déplacer les sujets certes, mais aussi en profiter pour donner dans l’exercice de style – cher à Queneau, avant de parodier les poètes antérieurs. Poète-conteur, Cocteau, plutôt que de s’amuser à déformer le lexique traditionnel, va imposer un silence déroutant et instaurer une nouvelle forme de communication, en introduisant un nouveau concept, celui de la magie. Il invite son lecteur non plus à le comprendre mais simplement, à le croire, et offre un monde poétique aux allures différentes. Les trois poètes déchéants vont

152 donc d’une part révolutionner leur lexique, puis offrir de nouveaux supports à leurs

œuvres.

I. INITIATIVES RIMBALDIENNES : LEXIQUE PORNOGRAPHIQUE ET REVIREMENT POETIQUE

Comme il l’a annoncé dans ses lettres de 1871, Rimbaud s’engage dans un parcours chaotique et aléatoire, à la recherche d’« un langage universel » (RPS 145) alors que curieusement, des années après, la plupart de ses œuvres restent toujours floues voire inaccessibles au grand public. S’il n’hésite pas à se débarrasser du lexique dit traditionnellement poétique puis de la forme versifiée, c’est pour mieux débaucher son lecteur, l’entraîner avec vigueur dans la grossièreté et la saleté du réel pour mieux le guider ensuite « vers l’azur noir / où tremble la mer des topazes » (« Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs », v.1-2). Le poète a déjà programmé sa descente et convie à le suivre ; le fond de la poésie rimbaldienne s’est déplacé du lyrique au caustique et va atteindre très rapidement le pornographique. L’innovation technique de « Mes petites amoureuses » entre « hydrolats » et « caoutchoucs » et gagne l’a-poétique dans les

« Accroupissements » de Milotus. De manière plus ou moins subtile, Rimbaud continue de s’attaquer aux problèmes sociaux et intellectuels qui rongent les Institutions de l’intérieur, puis sombre définitivement dans l’obscène et l’abject, non sans jamais oublier la rigueur de la versification, le souci de la rime, et la fluidité du rythme. Il sera alors difficile de comprendre comment de ses honteuses pièces zutiques, parfaits exercices de style corrompus, le poète n’aura aucune difficulté à nous emporter dans un monde imaginaire, se délivrant de la rime coercitive et regagnant le terrain d’une langue presque onirique ; la déchéance est pourtant irréversible. « L’infinitif optatif de la lettre fondatrice

153 à Demeny (“ trouver une langue”) » (Sacchi 9) explicite le processus qui va se baser sur le travail de la recherche et non plus la simple attente d’inspiration. C’est un travail d’être poète, en plus que d’être un talent. « Si le futur “ voyant ” cherchait une langue nouvelle, c’est que cette langue était chargée de dire une expérience également nouvelle des choses » (12). La langue rimbaldienne va défier le domaine de la tradition poétique et se développer autour de néologismes, régionalismes, ardennismes tout d’abord. Puis, plus que par le biais de mots farfelus, elle étonnera grâce aux images inattendues qui s’en dégagent. Le poète annonce qu’« il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il

devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe » (RPS 145). Ce « là-bas » sera explicité dans le chapitre suivant, mais on comprend déjà le travail, l’ambition et la ténacité du Voyant. La déchéance poétique requiert chez Rimbaud des précautions particulières. Il déplace les thématiques vers le pornographique, insère quelques mots inappropriés, puis cisèlera le vers à sa guise plus tard, dans le but ultime de choquer le

Parnasse et d’affirmer sa déchéance, en mettant au goût du jour les tabous les plus intimes. Avec « Les Assis », qui selon Steinmetz « témoigne d’un renouvellement du style de Rimbaud », et surtout « s’accorde avec sa révolte » (RPS 243), la tentative est probante.

Du lexique rassis au délire assis

Une transmutation bizarre est le spectacle troublant de ce poème. Steinmetz

explique que : « désormais, [Rimbaud] veut transformer le vocabulaire poétique. Il y

introduit des termes proscrits (scatologiques, médicaux), voire des néologismes » (243).

154 En effet, ici particularités lexicales et fantasmagoriques métamorphoses sont les deux

composantes les plus marquantes. Une fascinante communion de corps et d'objet – une

chosification cauchemardesque de vieillards et l’humanisation de leur chaise – se

développe dans un milieu où la dignité humaine n'a plus sa place. L’intérêt du poème en

matière de déchéance poétique est tout d’abord l’originalité du lexique. Rimbaud

accentue dans « Les Assis » son style cocasse et renouvelle son répertoire pour atteindre

les sommets de la dérision poétique et de la subversion symbolique, alors que s’affirme la

décadence des thèmes parnassiens. L’humour corrosif et ce lexique totalement impropre à

la poésie du XIXe dessinent selon Murphy un atroce « portrait satirique et symbolique de

tous ceux qui, détenteurs du savoir et de la culture, exercent la censure et font régner

l’obscurantisme » (ROCM 525). Cette audace qu’est l’introduction de termes

scatologiques, scientifiques et médicaux, va conforter une transgression du règlement qui

s’accorde en tout avec la déchéance du poète. « Vieillards » (v.9), « crapaud » (v.12) ou

encore « pianistes » (v.17), qui sont donc les Assis ? Bureaucrates aux « fiers bureaux »

(v.40), ronds-de-cuir avachis, passifs en tout genre ou simples employés veules ?

L’utilisation du pluriel confère une notion d’identité collective et le terme générique

prend valeur symbolique. La majuscule utilisée amplifie aussi la vigueur de la caricature.

Les personnages sont assis, terme que Rimbaud affectionne tout particulièrement

lorsqu’il s’agit de dépeindre l’apathie et le ridicule de ses victimes1.

« Genoux aux dents », ces « verts pianistes » (v.17) qui fondent leur squelette à ceux de leurs chaises nous amènent à de terribles questions. Travailler enfermé, diriger une administration, un institut, être un des innombrables maillons de la grande chaîne du pouvoir, pour quel avenir ? Une fois de plus le poète tourne en dérision le cataclysme

155 social qui déferle sur les êtres faibles, apeurés de tout élément extérieur ou étranger. Il se révolte farouchement contre un tel immobilisme et oppose ici la démarche souveraine du poète aventurier à l’inertie de tous ces sédentaires du monde. Il propose contre l’apathie d’un pouvoir vieillissant et le confinement des esprits dans les barreaux des chaises avec lesquelles les corps ne font plus qu’un, une marche initiatique, une langue révolutionnaire. Rimbaud précise avec un hyperbolisme virulent le pathétique spectacle auquel il assiste. « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend […]  Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse » (RPS 142). Tels sont ses propos en 1871. Se faire

« voyant » demande au poète de parvenir à sa propre connaissance, de cultiver son âme et de l’élever au maximum par un total épuisement de « toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie » (143). La déchéance prend tout son sens : accéder à l’Inconnu, enfin, se défendre par la cruauté, la saleté ou encore le fantastique ; user du monstrueux, du répugnant pour atteindre le fabuleux – que Cocteau illustrera mieux encore grâce aux techniques du XXe siècle. Avec verve satirique et audaces lexicales, la dérision est à son paroxysme. Cecil Hackett résume la scène : « splendide fermentation linguistique où les termes techniques et littéraires, les mots inventés, la versification, les images caricaturales et agressives concourent à créer une vision monstrueuse de bureaucrates

“ homme-chaise ” » (ROH 302).

La déchéance s’amplifie dans une animalisation qui s’effectue de manière synchronique au processus de réification. Hommes, puis félins domestiques (v.22), le corps des assis se déforme, leur bassin s’hypertrophie. Dès le vers 7, les pieds humains et les barreaux de chaise s’épousent et s’entrelacent définitivement. Il n’est pas question de

156 rupture entre les deux étranges phénomènes, mais bien de greffe, de « fantasque ossature » (v.6) commune, de « grands squelettes noirs » (v.6) pour les sièges. De ces

« amours épileptiques » (v.5), on relève les deux catachrèses : « leurs pieds aux barreaux rachitiques » (v.7), et « leurs bras de sièges » (v.38) qui amplifient la scène d’accouplement mystérieux et répugnant. Interviennent érotisme voire pornographie d’une symbiose particulière. La paille (v.13-14) s’affirme être la connexion entre l’homme et sa chaise2. Puis les « tresses d’épis » (v.16) mettent en valeur le rôle du membre viril qui permet l’entrelacement, la jonction entre l’homme et le siège, et rappellent l’expression métaphorique du vers 9 où « Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges » – ce curieux assemblage en fait deux parfaits symbiotes. Au quatrain suivant, « les Assis, genoux aux dents » (v.17) procèdent à une longue séance de masturbation, qu’ils rythment « aux rumeurs de tambour ». Leurs doigts « s’écoutent clapoter » (v.19)3 jusqu’à l’atteinte du plaisir. C’est pourquoi l’auteur prévient, « Ne les faites pas lever ! » (v.21) : ces hommes inamovibles, rivés à leur chaise, sont en pleine

éjaculation. Leurs mains et leurs manches de chemises sont salies d’un pervers onanisme alors que leurs testicules – imagées par les « grappes d’amygdales » (v.35)  « s’agitent à crever » (v.36) sous des mentons rappelant vraisemblablement des pénis. La métaphore filée qui mêle le sexe et les végétaux confirme cette osmose malsaine.

Alors que l’austérité et l’humidité traduisent l’atmosphère pesante d’un univers inadéquat à la prolifération végétale, les derniers vers font intervenir la flore à des fins perverses. « Des fleurs »  symbole des parties génitales féminines  « d’encre » (v.41) se font calices ; leurs corolles détiennent les étamines  organes mâles producteurs du pollen situés à l’intérieur des enveloppes florales  et évoquent la sexualité… des 157 végétaux ! L’éjaculation des fleurs fait bien entendu allusion à celle des assis ; ce pollen craché en virgule prend un double sens. Il émane tantôt de la verge, transcrite par les sonorités de la virgule, mais définit également les substances fécales apparentées aux marques d’encre4. L’avant dernier vers ne laisse plus aucun doute sur la pénétration de la paille des chaises par les membres virils imagés par comparaison avec « glaïeuls », images du glaive et donc du phallus, et confirmés par : « Leur membre s’agace à des barbes d’épis » (v.44), dernière image évoquant la rugosité de cette paille, tapis de poils pubiens qui irrite le sexe des vieillards. Rimbaud n’a oublié aucun thème choquant, sa révolution lexicale et thématique est engagée et propose ainsi une nouvelle manière de lire la poésie, pour se faire entendre et heurter les sensibilités. « Les Assis » associent images incongrues et lexique novateur, grâce à un style critique manié avec de plus en plus d’aisance et un humour noir poussé à l’extrême ; les « Lettres du Voyant » offriront

également de telles pièces, comme « Mes petites amoureuses » ou mieux encore, « Le

Cœur du pitre ». L’invention de nouveaux termes n’est pas le seul recours du poète qui montre sa future déchéance, mais elle aide à identifier la révolte sous-jacente. Le caractère du poème, dans ce qu’il a d’horriblement fantastique prédit l’envolée rimbaldienne. Rimbaud affirme sa Voyance et son engagement idéologique. Afin de parvenir à un tel spectacle, il a rassemblé tous les éléments nécessaires à la composition de ce que Verlaine aurait pu qualifier de tout premier « immonde » : lexique, processus atroce de métamorphose hors du commun, néologismes, ambiguïtés scatologiques et

érotiques. Rimbaud est alors prêt à rejoindre la capitale et à se faire entendre du grand public. Mais jusqu’où ira-t-il pour cela ? La déchéance poétique va atteindre plus que le contenu de son nouveau répertoire, et s’attacher également à sa forme.

158 « En marche » vers la prose

Le poète maudit a voulu dépasser et surpasser son prédécesseur et mentor,

Baudelaire, « premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu » (RPS 147). Et il a

manifestement réussi sur ce point là en déplaçant les sujets poétiques et en distançant de

beaucoup l’ambiance malsaine et la putréfaction d’« Une Charogne ». Comme celui qui

de ses Fleurs du mal reprendra quelques pétales pour les convertir en Petits poèmes en

prose, Rimbaud va aussi s’adonner à la poésie libre. Pourtant, comme le note Murat,

« l’œuvre de Rimbaud confronte prose et vers mais selon une logique différente de

Baudelaire. On ne trouve pas chez lui de contestation réciproque des formes, comme dans les “doublets” baudelairiens » (260). Ici, pas de reprises des premiers vers, bien qu’il soit toutefois à noter que certains ont déjà été réutilisés dans la Saison, certes d’une manière

plus auto-satirique que retravaillée5. Un grand écart entre les deux poètes ; si Baudelaire oscille entre les formes c’est plutôt « l’indétermination du genre, son ironie, [qui] l’entraînent du côté de la prose » (260), alors que pour le travail rimbaldien, il y a plusieurs étapes, plusieurs périodes, celle des vers, puis celle de la prose. Déchéance de la versification à la prose colorée, il faut représenter et illustrer ses idées novatrices, utiliser des formes surprenantes et aboutir à une poésie révolutionnaire, tels sont les buts des poètes déchéants. Force est de constater que la déchéance poétique est un processus de longue haleine. Giusto s’interroge : « A-t-il trouvé sa langue ? Pas encore. Mais

“Voyelles”, sans doute de début 1872, ouvre de nouvelles voies » (169). En effet, le poète est bien en marche. Si les synesthésies et intangibilités du « poème des naissances » restent emprisonnées dans la rigidité du sonnet, « les nuances les plus fines et les plus rares d’un paysage » (BRPR 128) seront saisies par « des formes nouvelles » (RPS 147),

159 requises par des « inventions d’inconnu ». Seulement après avoir rejeté les sujets

archaïques, établi de nouvelles valeurs, est-il temps alors de s’attaquer à la rime et aux

rythmes coercitifs. D’une exploration linguistique, on parvient au changement esthétique

– qui trouvera en matière graphique son apogée avec Apollinaire et ses Calligrammes.

Les vers dits nouveaux – appellation variant au fil des éditions – qui précèdent la prose de

la Saison et des Illuminations en sont la parfaite illustration. En effet, les poèmes de 1872

se révèlent annonciateurs de la prose à venir dans la mesure où y apparaissent déjà

certains mélanges de rythmes fluides6, de visions et presque d’hallucinations. Le passage

à la prose est donc assoupli par un recours préalable au vers libre.

Steinmetz explique que déjà dans ses « Lettres du Voyant », Rimbaud prévoyait l’évolution du processus. « Il insiste aussi sur l’aspect vocalique de la poésie, sur – notamment – l’irresponsabilité du poète dans un tel processus » (39). Le critique relève l’importance du champ sémantique relié à la musique : « les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise

du chanteur ? » (RPS 142). Aussi, « si le cuivre s’éveille clairon […] j’assiste à l’éclosion

de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son

remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène ». Le cadre poétique

s’élargit et embrasse ceux du théâtre et de la musique, le travail du Voyant est donc

d’assimiler ses connaissances et de les fondre en un même but. « Pour s’être connu, le

poète arrive à l’Inconnu, dans une zone7 où se trouve la simple recherche psychologique

subjective » (Steinmetz 40). Brunel aussi note que « toute une série de poèmes est datée

des mois de mai, juin, juillet, août 1872. Et ce cycle du printemps et de l’été est si

différent qu’on est en droit de se demander s’il est la réalisation d’un nouveau projet »

160 (BRPR 117). A notre avis, l’assagissement des Vers nouveaux va s’inscrire dans le douloureux et méticuleux dérèglement de tous les sens, processus déclenchant irrémédiablement la déchéance. Rimbaud conserve sa verve, sa dextérité langagière mais pourra se targuer de torturer le vers sans choquer ouvertement son lecteur. Plus question de prêtre-crapaud ou de bibliothécaires mutants, le lyrisme est bien de mise, dans la lignée du « Bateau ivre » ou des « Voyelles » car, comme annoncé, son dessein est bien de déterrer « cette langue [qui] sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons couleurs » (RPS 145). Bien que la forme n’en était encore peut-être pas décidée, les synesthésies des morceaux libres puis en prose totale faisaient partie du projet initial.

Pour Steinmetz, « il s’agit bien alors de s’ouvrir à un nouvel état, à une nouvelle activité de la parole définissable par une autre nécessité que celle du sens » (40).

Alors s’immisce dans les vers écorchés une amertume et une sorte de regret dans l’effusion, la rage du poète s’apaise ; les invectives de 1870-71 s’adoucissent dans les de 1872-73. Brunel y voit les prémices du chaos, le calme avant la tempête :

En jouant avec la folie, le poète a joué avec lui-même, jusqu'à la limite d’un possible effacement de son moi. Il a pris pour modèle l’anonymat des chansons (“Chanson” est le sous-titre de la quatrième partie de la Comédie de la soif, sur l’un des manuscrits). Il a rêvé de disparaître dans la vie immense de la nature, au prix de son identité personnelle. L’union quasi conjugale de Sensation, la caressante berceuse d’Ophélie ont fait place à un vœu d’effusion dans le cosmos, de vaporisation de soi-même : se laisser dissoudre par un rayon, “fondre où fond ce nuage sans guide” ou même “ Pourrir dans l’étang, / Sous l’affreuse crème, / Près des bois flottants” (Comédie de la soif). (BARED 151)

Les Vers nouveaux, où la rime s’efface pour laisser place à l’assonance et à l’allitération,

« prennent place chronologiquement entre deux aveux esthétiques de Rimbaud : les lettres de 1871, l’Alchimie du verbe de 1873. Entre les deux, ils continuent de rayonner

161 de leur mystère, de leur désespoir enjoué, de leur simplicité parfois illisible » (Steinmetz

42). Les deux grandes périodes rimbaldiennes sont donc reliées par ces pièces d’où

émanent effectivement un lyrisme printanier et une nostalgie à peine déguisée.

« L’évaporation de la forme fait l’éclatante différence entre les poèmes en vers de 1872 et

la production de 1871 » (Giusto 170) ; ainsi émotion et innocence s’unissent dans le vers

libre8. Par exemple, les quatre parties des légères « Fêtes de la patience », offrent par jeu notable sur la forme, jeu qui pousse Adam à se demander : « sera-t-il permis du moins de penser que ces petits poèmes, que ces humbles chansons marquent, [sont] dans l’œuvre de Rimbaud, ce qu’il a fait de plus pur et de plus émouvant ? » (ROCA 925). Dans sa déchéance le poète poursuit son parcours de changement. S’il a esquinté le lexique en protégeant la forme traditionnelle, il revient maintenant à une thématique bien plus poétique en essayant de se débarrasser du carcan étriqué de la versification. Le voyage du poète l’entraîne à s’essayer à la forme plus souple qu’est la chanson comme en témoignent les incipit et clausules identiques de la « Chanson de la plus haute Tour » et encore de « L’Eternité ». Steinmetz y voit une complète réalisation des projets de 1871,

« l’aboutissement du fameux programme ». En effet, « le passage formel de la poésie canonique à la rythmique naïve de la chanson répond à une décision que Rimbaud n’avait pas encore prise en 1871, même s’il présentait la plupart de ses poèmes – mais encore avec quelle ironie ! – comme des “psaumes” ou des chants » (42). A croire pourtant, que tout était prémédité, le poète connaissait la future déchéance de son style, et chante ici la communion des éléments de la nature (« Bannières de mai », v.1, v.6, v.10…) et des sens

(« Age d’or », v.1, v.8, v.13…).

162 Cette nouvelle codification du langage nous fait comprendre que « le poème est une illumination en vers. D’un coup nous voici projetés dans l’ailleurs » (Giusto 171).

Ailleurs, éternité : les repères spatio-temporels sont déjoués. Les peintures « au ciel bleu turquin » (« Jeune Ménage », v.1) vont favoriser le recours aux teintes plutôt qu’aux couleurs, préférer détailler les indices architecturaux et techniques des descriptions entreprises plutôt que de travailler ceux du poème lui-même. La déversification poétique se fait dernière étape de la prise au piège du poète ; l’engrenage de sa déchéance est mis en route. « Entre le poème en prose baudelairien […] qui fournit un repère, et le

“fraguemant”, qui désigne peut-être un destin, l’objet sur lequel Rimbaud travaille est le poème-pas-en-vers » (Murat 260). De là naîtront, les Illuminations. Et tout comme lui,

Vian de son côté va nous conduire en douceur vers le monde de la déchéance. Il commence par nous étonner de ses facéties phonético-stylistiques avant de recourir à une prose plus intime pour nous bouleverser complètement, en nous faisant témoins de destinées tragiques et indiscutablement modernes.

II. VIAN, JEUX MAUDITS ET MOTS DECHEANTS

L’inventeur du pianocktail et du coffre à doublezons, reconnu « fou du langage » comme ses compères Queneau et Prévert9, combine les qualités du rebelle Rimbaud et du magicien Cocteau. Dès ses Cent sonnets, ses œuvres en vers ou en prose regorgent d’inventions lexicales et de musicalité aléatoire. La déchéance poétique est tout aussi visible chez Vian que chez Rimbaud ; elle est souple mais mise en relief dans une phonétique délurée et une sémantique douteuse. Calembours, bouts-rimés, néologismes, l’univers de Vian se veut drôle et léger. Comme Rimbaud, il dénonce le culte suranné de

163 la poésie antique : aucun doute, « Boris Vian était bien conscient de mettre à mal la poésie, de dénoncer le culte auquel ses dévots s’adonnaient » (VACS 10). Alors, pour masquer la gravité et l’atrocité bien réelles de la société, il compose sur la SNCF ou ce train-train quotidien qui rythme nos vies encroûtées, joue sur les sens et les sons pour amadouer son lecteur, puis revient à la charge de plus belle, moqueur et injurieux. « Dès ce premier recueil, on trouve cette complaisance pour cette sorte d’équilibre instable entre la volonté de conter et l’envie de parodier, la nécessité d’écrire et l’impossibilité de ne pas en rire, qui distingue toute sa poésie » (Bordillon 214). On peut regretter à juste titre « la faible qualité littéraire de la plupart des textes »10 mais « quelles rimes ! ô quelles rimes ! » (« Lettre du Voyant »). La profonde inspiration des œuvre et fougue rimbaldiennes est irréfutable dans l’œuvre de Vian, d’ailleurs N. Arnaud, dans sa préface aux Cent Sonnets, explique au sujet de leur auteur :

Reste qu’on rencontre rarement des poètes qui, à leur première tentative lyrique, infligent à la poésie elle-même les tortures de la dérision, de la cocasserie, de la satire. Le jeune poète est absolument sérieux, respecte, et même, vénère la poésie à l’image d’une déesse, brûle l’encens à ses pieds et va – cela s’est vu – jusqu’à se suicider devant l’idole (en mourant tout bonnement ou en devenant trafiquant d’armes et d’esclaves) pour peu qu’il craigne d’être indigne d’elle ou d’en perdre la raison. (VACS 10)

N’aurions-nous pas pu dire la même chose d’un autre poète soixante-dix ans plus tôt ?

Familiarités et infidélités

Vian non plus n’hésitera pas à poétiser l’impoétisable et à recourir à l’emploi de mots farfelus, jouant sur les sons et les rythmes. Avec son « goût des formes fixes ou brèves, de la farce unie à l’émotion, de la vie et du macabre, du jeu verbal et de

164 l’invention sémantique » (Pestureau VOC5 11), notre déchéant va poursuivre le dessein rimbaldien et mêler le lyrisme à l’indicible, respecter les formes poétiques traditionnelles pour mieux en pervertir le fond. On ne peut, qu’une fois encore, voir en lui le parfait conciliateur entre Rimbaud et Cocteau, imaginant des mots comme le premier, multipliant les formes et les supports comme le second – on notera que Lapprand fait lui- même allusion à cette dernière comparaison dans son ouvrage Boris Vian-La vie contre :

« l’œuvre de Boris Vian frappe d’emblée par son caractère protéiforme, à la façon de celle d’un Cocteau ou d’un Prévert » (xiii). Plutôt conséquente, son œuvre poétique reste pourtant méconnue du grand public ; on lui préfère ses talents de romancier ou l’humour grinçant de ses chansons. Pourtant, son œuvre entière repose sur une gravité, un cynisme inébranlables et s’axe sur une poétisation totale. Ses compositions prennent force dans

« son refus de la poésie absconse ; son goût des calembours décapants et des jeux de langage » (VACS 13). « Par un constant travail sur le langage, Boris Vian laisse paraître une remarquable inventivité, qui le lance dans la tradition de Rabelais et de Jarry »

(Lapprand xiii). Dans son premier recueil en vers (1940-44)11, il emploie la forme poétique la plus traditionnelle – le sonnet – pour louer les zazous ou ses années lycée, moquer les Académiciens et faire un clin d’œil aux poètes maudits – Rimbaud et Wilde.

Tel le premier, il recourt à l’alexandrin – dans soixante-dix poèmes sur cent – mais juste pour rire. Costes note que :

Tous les sonnets de Vian sont irréprochables du point de vue formel, qu’ils répondent à la forme classique ou à la convention moderne. Quant au fond, c’est une autre histoire : les sujets les plus scabreux y sont évoqués, plusieurs sont construits sur des à-peu-près variés à partir de dictons populaires ou des plaisanteries verbales de goût plus que douteux. (1993/ 237)

165 Il est vrai que « le choix du sonnet comme premier mode d’expression poétique chez Vian peut nous surprendre ; mais grâce à sa forme rigide et concise, le sonnet se prête très bien à ce qu’il voulait faire, c’est-à-dire de courts écrits satiriques, souvent burlesques, à valeur de pamphlets » (Lapprand 3). Ne lésinant pas sur « le jeu sur les clichés de langues et les acrobaties multiples, ludiques ou oniriques » (Pestureau VOC5

12), Vian, comme Rimbaud déjà pervertit l’emploi du vers suprême pour mieux extraire la dérision de son travail. De là, « la création linguistique prime sur la création lyrique et se fait presque toujours, en l’occurrence, sur le mode ludique » (Lapprand 5). Les deux poètes s’adonnent donc au jeu de la langue et Vian aussi invente son propre langage qui, pour exprimer la gravité des sentiments, recourt aux jeux sonores. En introduction à son recueil, l’auteur nous révèle ses intentions dans un premier sonnet « À mon lapin » :

Comme je suis très vieux, je sais bien des histoires, Et j’en ai fait pour toi pas moins d’un petit cent. Oh, ça n’est certes pas ni très fin ni très puissant Ça m’a pas demandé des efforts méritoires

Mais c’est un peu loufoque, un peu blasphématoire Un peu gai quelquefois, un peu triste en passant Ça garde un peu de forme, et ça va s’avachissant S’il le faut – mais c’est un motif péremptoire.

On notera immédiatement le registre plutôt familier de l’expression, souligné par les italiques, et la simplicité de la sémantique. Nous sommes prévenus que les efforts lyriques et originaux, souvent espérés à la lecture d’un poème, ne sont pas de mise ici, et que seuls comptent le respect de la forme et la régularité de ses vers. Ainsi, « Vian s’installe à contre-courant de toute une littérature, de toute une poésie qui recherche et se cherche » (Bordillon 213). Le poète favorise l’alexandrin et l’octosyllabe, et surtout

166 privilégie l’efficacité du divertissement, puisque le vers final s’écrit « Mais je m’en fiche

un peu pourvu que ça t’amuse » (v.14)12. Le sonnet est donc dédicacé à un lapin – terme

affectif enfantin – auquel le poète demande compréhension et indulgence :

Ne me reproche pas de me moquer de tout. Je ne me moque pas. Je me complais surtout A tripoter dans les coins noirs ma pauvre muse…

Les vers à venir ne sont ni franchement révolutionnaires ni même simplement

comiques. L’auteur est charmé par la composition poétique et s’en donne à cœur joie,

pour épater sa belle, et surtout pour la distraire. Ce prologue aux aventures met d’ores et

déjà en scène un singulier ménage à trois –retrouvé chez Cocteau en 1925 dans sa pièce

Orphée puis réitéré dans le film de 1950. Lapprand félicite l’organisation méticuleuse de

la classification du recueil puisque le sonnet final, « le der des der » reprend les regrets

rimbaldiens retrouvés dans la Saison, et remet en scène les trois personnages : le poète, la femme aimée et sa muse, et ce avec une conclusion des plus dramatiques. En effet, comme son prédécesseur qui inventait la couleur des voyelles, le « je » de Vian énonce

(v.1-4) :

Ainsi, je célébrais des vierges adorables Des baisers passionnés, des appas turgescents Je chantais de l’amour les tournois indécents La danse et les plaisirs et les temps favorables

Alors que Rimbaud réfute tout ce qui avait à trait avec ses premiers vers, l’auteur célèbre ici ses rimes passées, et surtout les temps meilleurs, où il pouvait s’adonner tranquillement à la vénération de sa muse. Mais la réalité est tout autre : « Ma muse me prêtait son corps si désirable / Et je le pelotais » (v.5-6) ; la relation poète-muse a donc

167 dépassé les frontières de l’inspiration spirituelle et est devenue avant tout physique. Et ce qui devait arriver arriva : « ma femme entra soudain, me paressant / Fort en colère » (v.7-

8). Le premier tercet se fait procès et condamnation (v.9-11) :

« Coquin ! Tu me trompais sous mon toit ! Vil sauteur Je te croyais poète et tu n’es qu’un menteur ( ?) Attends ! Je vais t’ôter désormais toute envie… »

La femme bafouée remet en cause le statut de son amant et le mensonge de celui-ci avant de se fâcher de la situation même. Sa plus grande déception est de se rendre compte que son mari n’est qu’un homme, dont les appétits sont commandés par les pulsions sexuelles, et non le poète qu’elle pensait spirituellement guidé par une muse asexuée. La colère est inévitable : « puisque les ardeurs lyriques du poète se tourneront plutôt vers sa muse […] L’officiel destinataire des sonnets (“le lapin”), qui, les surprenant en flagrant délit d’adultère, appliquera au narrateur infidèle, et sans attendre, la punition irrémédiable qu’est la castration » (Lapprand 7). « Elle a pris ses ciseaux, ma Muse a pris le deuil »

(v.12), la femme trompée se venge et la Muse s’associe à la Mort, thème utilisé par

Cocteau – alors que pareillement Orphée trompe, au moins spirituellement, Eurydice avec sa Mort. Les Cent Sonnets en eux-mêmes suivent le parcours de la déchéance. Leur auteur s’impose une tâche difficile, celle de plaire à une seule et même femme au cours de cent pièces poétiques – leur sujet des plus éclectiques peuvent d’ailleurs correspondre

à une tranche de vie. Le recueil s’articule autour de onze cycles. Tout au long de celui-ci, l’ironie est le premier mot d’ordre et le défi langagier est omniprésent. Le cycle central est celui des « Tartelettes anodines » qui se compose de onze pièces. Il « se présente comme une anthologie d’idées et de thèmes divers » (8). La déchéance rejoint donc tous

168 les domaines, l’auteur ne fait pas de tri dans ses sujets et rien ni personne ne sera épargné.

Elle s’avère peut-être même encore plus rapide chez Vian que chez Rimbaud, et plus violente dans son processus. Nous aborderons certaines des « Tartelettes » pour illustrer notre propos.

Leur poème liminaire prouve le jeu orthographico-phonétique que l’auteur affectionne, et la plupart des pièces suivantes apostrophe leurs prédécesseurs et inspirateurs, Verlaine, Rimbaud et Baudelaire, « allusion directe à trois poètes symbolistes majeurs » (Lapprand VOC5 23). Les tartelettes s’ouvrent sur une « Simple histoire de bègue » et l’auteur de jouer sur les vocables aux allusions scatologiques ou sexuelles que les répétitions syllabiques engendrent. Le brave homme présenté est « assez cu-cultivé » (v.1). Non seulement Vian se moque en faisant de lui un simplet – populairement « cucu » – mais joue sur le double sens du mot cultivé, qui, au lieu de compenser le handicap physique du bègue, en en faisant un être intelligent socialement, le relègue au rang de jardinier alcoolique. En effet, avec le vers suivant, le « ja-jardinet » introduit la boisson, « le jaja », et voilà déjà que les allusions romantiques – conter fleurette pour faire la cour à une demoiselle – sombrent dans l’enfantillage et les pipi- caca du stade anal (v.3-4). On constate que si Vian s’amuse aux torsions lexicales, c’est dans un but bien moins engagé que celui de Rimbaud. La dénonciation sociale et politique est ici remplacée par l’humour tendancieux sans autre visée que celle du rire gratuit au dépends d’autrui. Présenter une brève scène en bégayant et en alexandrins relève du défi et l’auteur s’en contente. Le second quatrain fait du « cucu » un « gogo »

(v.5) et une situation a priori des plus innocentes parvient à basculer dans le domaine du sexuel et du rire féroce, véritable tout de force rimbaldien. Ce « pied levé » (v.5) fait

169 forcément allusion à une érection incontrôlée et gênante, d’ailleurs renforcée par la « qué- quette » du vers suivant. Vian y rajoute une pointe d’inceste, puisque la fille en question n’est autre que la cousine du bègue, qui veut « l’emmené-ner aux champs, pour faire la dînette » (v.7). Les « nénés » font référence à la poitrine de la demoiselle, qui, peu farouche, est prête à aller badiner dans les champs, infantilisant encore le lexique, la dînette restant un jeu d’enfants, ici perverti pour le plaisir des grands. Les tercets ne donnent pas plus de profondeur au poème malgré l’intervention du dieu Pan. La déchéance phonique est atteinte avec le « voyant-y-ant » (v.10) de l’âne et du « pan-pan »

(v.11) qui abusent des onomatopées et donnent au sonnet un ton parodique qui frise le ridicule. Le bègue sombre dans la folie, donnant le biberon à ses « bé-bégonias » (v.14).

Le stratagème de Vian est donc de détourner non seulement le sujet poétique mais aussi la langue et de parodier ainsi les mauvais rimeurs, ceux qui pensent qu’une maîtrise du maniement des mots ou des sons suffit à être poète – cette simple histoire inutile reste toutefois un sonnet en alexandrins ! C’est donc un clin d’œil complice aux poètes objectifs qu’il envoie. Il poursuit en parodiant Verlaine dans son sonnet « Art poétique »

(v.1-4), et rejoint les attentes de Rimbaud :

De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l'Impair Plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose

Mais pour Vian : « l’impair est bon, le pair aussi » (v.1). Qu’importe la métrique, la poésie doit être avant tout musique et non plus un simple exercice mathématique.

Bordillon soulève la question : « l’essentiel n’est-il pas, pour lui, le texte plutôt que la manière d’écrire ? » (223), et on ne peut que l’approuver. « Il faut aussi que tu n'ailles

170 point / Choisir tes mots sans quelque méprise » (v.5-6), ce à quoi Vian répond

« Choisissez votre vers comme fait le pêcheur » (v.2). Le poète subjectif aux yeux du déchéant, fait son marché, il va à la pêche aux rimes, qu’il veut accrocheuses, comme un hameçon. A noter également l’homonymie relevée par Lapprand, celle du « pécheur », qui donne alors une autre définition au rôle de poète – celui de « menteur » comme déjà déclaré par la femme de ce dernier. Verlaine ordonne au nouveau poète : « Prends l'éloquence et tords-lui son cou ! » (v.21), incitant à se débarrasser des artifices superflus et laissant supposer une objectivisation de la poésie. Pourtant, il n’est pas prêt à abandonner complètement le premier outil du poète, la rime : « Tu feras bien, en train d'énergie, / De rendre un peu la Rime assagie » (v.22-23). La révolution verlainienne est loin d’être complète et Vian se moque de lui, appelle « à lâcher les formes insipides »

(v.8) et à rejeter « vers blancs » (v.5) et « vers libre » (v.9) dont « l’inventeur enfla »,

« puis devint fou » (v.10). Se moque-t-il alors aussi de Rimbaud à qui on a souvent reconnu la mise à la mode du poème en prose ? Il y fait référence, et ce non dans une optique uniquement laudative, dans son sixième sonnet, puis directement dans le dixième.

« Plein »13, le poème central de ce cycle, est une parodie des « Conneries » composées par Rimbaud et Verlaine pour leur Album Zutique. Alors que leurs deux sonnets, « Jeune goinfre » et « Cocher ivre », sont en vers uniquement dissyllabiques et monosyllabiques, celui de Vian les additionne et propose un sonnet en trissyllabes. Le thème est similaire, jouer sur un rythme rapide et présenter un personnage qui se soulage.

Les références aux jeux phoniques des poètes qui s’amusent sont indéniables, et il semble que l’auteur prend un malin plaisir à caricaturer leurs écarts – oserait-on espérer qu’un pastiche puisse démontrer un réel respect pour ces poètes de talent, qui ont su

171 révolutionner le vers français tout en alliant facétie et subversion ? C’est pourtant le sérieux penchant pour l’alcool du plus jeune qui est évoqué dans ce qui apparaît pour le moins être une ode à ses talents. Au contraire, Vian propose une eau d’apéritif ! Ici, tout

« s’articule autour de la dislocation syntagmatique du mot “Apéritif” (“happe et rite” et

“if”) et, de nouveau, sur une homonymie à la chute du sonnet, le mot “bière”, signifiant

“cercueil” et “boisson alcoolisée” » (Lapprand 17). Dans « À Arthur ! », le poète trinque en fait à la santé du disparu et fait l’apologie de l’alcool, et du pastis en particulier, « jus opalescent » (v.3). Il « nous rappelle que les débuts de l’attachement passionné entre les deux poètes maudits à Paris s’accompagnèrent d’une propension à l’absinthe et aux drogues » (17). La mort d’Arthur n’est pas traitée de manière lyrique et rien ne laisse à croire que cette dernière soit regrettée. Traitée de manière indifférente, sa disparition fait, elle aussi, l’objet de facéties langagières, puisque « lassé du pernod, [s]on corps aille à la bière » (v.14), technique du jeu de mot appréciable même si l’on peut en discuter la valeur de la subtilité.

Après les poètes maudits, Vian pastiche une ultime « Harmonie du soir » – sous- titrée « pitié Charles ! » – presque révolutionnaire et en effet inspirée des sensations baudelairiennes. Pourtant de Baudelaire, Vian n’emprunte bien que le titre. Ses octosyllabes poursuivent les jeux de mots, reprenant les noms de grands révolutionnaires de 1789 dans un sonnet au message des plus imperceptibles. Le dernier tercet nous perd :

Et j’entends parmi l’humus gras Fuir le campagnol en déroute, Quand bat Cérès entre mes bras…14

Citer, imiter, parodier, railler ses aînés, est-ce là le but ultime de cette poésie au dessein discutable ? En effet, pourquoi utiliser la forme traditionnelle et autoritaire du sonnet

172 pour parler des « nénés » de la voisine ou de « Déméter [qui] nique dans les champs »

(« Harmonie du soir », v.4). Vian a-t-il décidé de se moquer de tous et de tout, et de se consacrer à la poésie seulement pour parodier ses prédécesseurs sans se soucier d’apporter lui aussi sa voix ? Comme Queneau, il excelle aux exercices de style et manie avec légèreté, mais brillance, la langue de Molière. En est-il cependant relégué au simple rang de parodiste contestataire ? Si l’on peut regretter le trop anodin caractère des ses

« Tartelettes » – dont on entend ici le diminutif de tarte à la crème, celle que l’on envoie au visage des personnes célèbres pour se moquer d’elles – ce n’est que parce que l’on est habitué à plus de profondeur dans les propos de l’auteur. Il s’agit plutôt de défi personnel, l’auteur s’acharne « à écrire ses alexandrins en argot » (Costes/1993 240). Son besoin de détente poétique répond à des envies de déserter le chaos de la guerre qui sévit en France pendant la composition des Cent sonnets. Si Vian se fait moins dénonciateur que

Rimbaud dans ses vers, c’est peut-être parce qu’il est pour lui plus évident de retranscrire ses passions et furies dans des pièces plus longues. Artiste polymorphe accompli, Vian romance ce qu’il ne peut exprimer en quatorze vers. Ces jeux sur les mots préexistants vont atteindre leur paroxysme inventif dans les romans où, plus que de simples termes, le poète créé tout un monde fabuleux dont la déchéance interne n’en sera que plus douloureuse. Par un narrateur extérieur, le protagoniste est toujours observé, sa déchéance étudiée, retranscrite, sans romance ni partialité, comme cela, comme elle vient.

Même si, « avec le recul du temps, il est frappant de constater que l’écrivain, devenu le symbole par excellence de tous les anti-conformistes, de l’esprit facétieux et marginal, bref de l’avant garde, nous ait laissé comme œuvre originale un recueil de sonnets »

(Lapprand 4), la révolte vianesque va poursuivre les délires fantasmagoriques et

173 chromatiques du recueil rimbaldien le plus coloré – celui des Illuminations – avant, selon

nous, d’en surpasser la magie des formes et la force des mots, en se mettant lui aussi à la

poésie en non-vers, voire à une prose étonnante.

Délires linguistiques et proses poétiques

Au jeu du langage, on a déjà vu que Vian excellait, comme Rimbaud, il passe de

l’exercice versifié à la prose, « après les Cent Sonnets, et les ballades qui les complètent,

Boris Vian abandonne la poésie à forme fixe. Les deux courts recueils qui lui font suite sont tout autres, et toute différente leur inspiration » (Bordillon 216)15. Parfaits

intermédiaires, ils nous préparent à sa prose. Des sonnets au roman, la poésie vianienne

ne perd pourtant ni de son charme ni de ses qualités rythmiques et lexicales. « Dans la

création d’un univers fictionnel et fantastique, la langue et le style peuvent importer

autant que l’imaginaire lui-même. C’est le cas de L’Ecume des jours où la forme participe intimement à l’originalité poétique » (VEPR 304). Vian propose donc un nouveau genre de poésie – et Cocteau en fera de même la même année, en 1946 – et construit son monde poétique en comptant non seulement sur la féerie et l’imaginaire, mais surtout sur des ressources de vocabulaire étonnantes. Certains critiques voient d’ailleurs dans plusieurs passages de L’Ecume des jours des vers libres, improvisés ou

prémédités par l’auteur. Entre plusieurs figures de langage relevées – puisque Jacques

Bens refuse les trop communes figures de style – Pestureau remarque le recours parfois aux vers masqués. Sa préface guide le lecteur et le pousse à chercher des alexandrins, parce que l’on pénètre un monde poétique où les anguilles surgissent des lavabos (VOC2

31) comme les heptasyllabes et les alexandrins de la prose. En effet, le critique nous

174 propose une relecture de plus près du texte et particulièrement des chapitres XVI et

XXXII pour les heptasyllabes (68), et LXIII pour les alexandrins16 – dont on relèvera à titre d’exemple, un paragraphe qu’il est possible de diviser en vers de sept syllabes, si l’on accepte certaines souplesses d’élision :

Colin courait dans la rue. – Ce sera une très belle noce… C’est demain, demain matin. Tous mes amis seront là… La rue menait à Chloé. – Chloé, vos lèvres sont douces Vous avez un teint de fruit. Vos yeux voient comme il faut voir Et votre corps me fait chaud…

Le lecteur incrédule peut, bien entendu, refuser d’accepter la cadence et le rythme du schéma proposé, mais il est de noter que celui-ci s’accorde pourtant à offrir à l’histoire le style lyrico-frénétique qui fait sa fluidité.

L’Ecume des jours est avant tout un roman d’eau dont les efficaces procédés littéraires assurent le flux premier. Le lexique revisité et les tournures inattendues offrent leur perfection à la représentation d’un univers en déroute, cruel et absurde.

« L’envoûtement de L’Ecume des jours naît d’une vision imaginaire exprimée par le fantastique poétique et entraînant nécessairement le lecteur vers le dénouement final »

(Pestureau VOC2 12-13). Cet envoûtement est justement notre poésie de la déchéance, celle qui naît d’une crise, d’un message et qui se développe dans un univers fluide voire merveilleux. Cette déchéance touche le vocabulaire même, mais prend d’autres proportions, atteignant le quotidien des personnages et donnant lieu à des descriptions de paysages ou de situations tout à fait insolites, ou encore révélant certaines pensées

175 intimes des personnages plus que surprenantes17. « Vian emploiera les grands moyens : subversion du réel, déconstruction du langage, substitution d’identité et, pour commencer, exclusion du Père » (Costes/1975 134) – encore une similarité le rapprochant de Rimbaud et de Cocteau. Le passage à la prose, comme en témoignent les

Illuminations, n’implique pas une déficience littéraire. Avec L’Ecume des jours et

L’Arrache-cœur, les délires linguistiques se perpétuent et le fond poétique est toujours insolemment présent. La déchéance langagière va s’avérer plus profonde chez Vian, parce que beaucoup plus intime, le travail vianien s’inspire des affronts rimbaldiens, et poursuit le voyage vers l’Inconnu. Ainsi, « Vian crée son vocabulaire à usage personnel »

(137), et c’est ce dernier qu’il va s’agir d’analyser.

Si pour le roman de 1946, Bens expose trois méthodes de « découverte du langage » (177), elles sont également applicables à son successeur. Gauthier dans son

étude propose une analyse critique similaire mais plus détaillée de l’écriture du roman, aussi bien celle de la langue utilisée et du discours transmis, que l’intensité des images métaphoriques obtenues. A eux deux, ils cataloguent le registre vianesque et mettent en avant la révolution littéraire engagée. Vian poursuit son dessein perturbateur, il utilise le connu pour mieux le déconstruire. La déchéance de son répertoire atteint son système langagier ; la communication est troublée, entre l’auteur et son lectorat, entre les personnages eux-mêmes. « L’écriture vianesque est un bouillonnement que les mots ont peine à contenir, menacés qu’ils sont à chaque instant de se trouver privé de sens. Cette subversion du langage s’accompagne d’une profusion d’images sidérantes, d’une cohorte de personnages incompréhensibles, d’une exubérance forcenée » (Costes/1975 137). On peut ainsi opérer une classification des figures stylistiques ou trouvailles. De ces

176 singulières catégories, Bens relève : « la première [qui] consiste à refuser toute figure de style et à prendre le langage au pied de la lettre » (177). En effet, avec Vian, ce qui est dit est fait. Par exemple, on entre dans la cuisine de Nicolas, qui commente à propos d’une

« petite pointe d’ail », « – je n’ai pas pu l’aiguiser comme j’aurais voulu, dit Nicolas, la meule était trop usée » (VOC2 26). Impressionnante aussi, la descente du corps religieux

à la nef pour célébrer les noces de Colin, « ils bouclèrent tous les trois les courroies de leurs parachutes et s’élancèrent gracieusement dans le vide. Les trois grandes fleurs versicolores s’ouvrirent avec un clapotement soyeux, et, sans encombre, ils prirent pied sur les dalles polies de la nef » (72). Aussi, et toujours pour rire, à son arrivée chez le

« marchand de remèdes » (116), Colin assiste à une curieuse « exécution », celle d’une ordonnance ! « Le pharmacien saisit le papier, le plia en deux, en fit une bande longue et serrée et l’introduisit dans une petite guillotine de bureau » (117). Gauthier approuve et développe ici le « jeu des paradigmes » (73) avec substitution ou introduction d’un

élément linguistique. Ces « jongleries verbales de toutes sortes ainsi qu’une atmosphère féerique suffisent à distraire la censure en faisant diversion » (Costes/1993 230). Il est vrai que L’Ecume des jours s’évertue à critiquer, comme on l’a déjà vu, la société moderne, avec son exploitation de l’homme par l’homme, au travail ou à l’église. Mais ici l’essentiel est de se concentrer sur le langage et de montrer le soin stylistique apporté à la mise en beauté de cette représentation de la déchéance. L’effort créatif est considérable et aboutit à la genèse d’un monde sans morale ni frontière.

Aussi pour Bens, « une deuxième démarche conduit à des “demi-créations”de mots […] de mots existant déjà et utilisés dans un sens détourné » (177), proches des « à- peu-près graphico-phonétiques » et des « calembours » ou contrepèteries suggérés par

177 Gauthier (72). Le personnage de Jean-Sol Partre met en valeur jeu phonétique et demi-

création ; Sartre n’est pas épargné18 et apparaît subrepticement la duchesse de Bovouard

(VOC2 95). Les « pédérastes d’honneurs » (69) vont assister au mariage de Colin et de

Chloé, célébré par un « Chuiche » (70) et par un « Chevêche [qui] vient pour la

Béniction » (71). Vian poursuit son jeu phonétique et y ajoute des comiques de situation

pour dépeindre un monde bien cocasse. Pestureau et Rybalka citent également dans leur

édition critique quelques « surimpressions » (305) tels que les « bonnes à presque tout

faire (VOC2 63) », le « velours marron à côtes d’ivoire (81) », et le « passage à tabac de

contrebande (193) » de Chick. On relève également l’effet comique du « portecuir en

feuilles de Russie » (33), les tirages sur papier « vergé Saintorix » (175), et de

l’« antiquitaire » (147), seul personnage adulte sympathique, qui n’appartient pas à la

bulle de Colin. A noter aussi, pour la suite, l’apparition du mot « arrache-cœur » (182,

183, 186), il va servir ici à faire ce qu’il annonce, arracher le cœur de Partre, puis celui du

libraire indifférent ; l’instrument retire physiquement ce qu’il manquait moralement aux

victimes d’Alise. Dans L’Arrache-cœur cette fois ci, on soulignera les « inventions de mois télescopés » (Pestureau VOC4 275) : les mois passent de « juinet » (373), à

« juinout » (376), puis « janvril » (379), « févruin » (382), « avroût » (387)… On peut compléter cette idée avec les propositions de Gauthier qui relève « le passage à l’écrit des populismes » (72), les mots argotiques comme « dégueulasse » (VOC2 143) et « tue- fliques » (186), auxquels s’ajouteront « amerlaud » (66), « sacristoche » (70). Puis continuant dans le langage courant, on retrouve « le passage à l’écrit des anglicismes », très à la mode de nos jours. Le roman de Vian regorge de connotations anglo-saxonnes et surtout américaines19, avec par exemple l’emploi de « égalisateur » pour equalizer aux

178 Etats-Unis, relevé par Pestureau (179), et plus prégnant encore, le prénom « Chick » des moins usuels, et Colin qui ressemble à « Slim », héros du film Hollywood Canteen (23).

Les références à la musique noire américaine, au jazz se multiplient, avec une préférence pour Duke Ellington, “Black and Tan Fantasy” (29), “Loveless Love” (30), et bien sûr

“Chloé” (42), qui donne son nom à la protagoniste. Les noms de lieux aussi sont curieusement liés à la musique, « l’avenue Louis Armstrong » (27), « la rue Sidney

Bechet » (104) puis « la maison Gershwin » (116). S’y assimilent, les emplois métonymiques tel « le Religieux » qui complète l’indiscutable irrespect envers les ecclésiastiques et relève donc du domaine de l’argot. Du franc parler à l’attestation sur papier, ces familiarités provoquent une complicité entre auteur et lecteur ; ils se comprennent, se rapprochent, le premier écrivant comme le second parle. Vian créé un monde de bizarrerie charmante grâce à son engouement pour le langage, son imagination créative et cette dextérité langagière parfont le climat farfelu des romans où l’on peut faire d’un gâteau et d’une feuille de houx un tourne-disque (58), et où l’on peut porter en toute tranquillité des « soutiens-gorge en cellophane » (74) ou encore faire ferrer ses enfants qui commencent à marcher (VOC4 344). Les mots perdent leur sens habituel. La déchéance littéraire s’immisce entre la prose en vers et la poésie de la prose, le tout dans une profusion de couleurs – surtout du violet et du jaune, couleurs favorites de l’auteur.

« En troisième lieu, enfin, Boris Vian se livre à des créations totales », catégorie des plus piquantes à vrai dire. Les deux romans présentent plusieurs similarités avec des

« trouvailles et jeux verbaux » (Pestureau VOC4 275). Du premier on retiendra le fameux

« coffre à doublezons » et l’ingénieux « pianocktail » qui sert des cocktails en rythmant des airs de « biglemoi » (VOC2 54), proches du boogie-woogie20. Au niveau du lexique

179 on ne peut dénier que « la néologisation chez Vian est intense » (Gauthier 72) ; Giardina insiste « la création lexicale est intense dans ce livre. En effet, l’écrivain emploie quatre- vingt-dix néologismes » (63) – le prouvent par exemple les « porto musqué » (VOC2 41),

« grenouilles à tuyères » (117), et « peau de néant épaisse et verte » (175). Très notable aussi, la prolifération de « prénoms saugrenus » (Pestureau VOC4 275). Déjà dans

L’Ecume des jours, il nous étonne avec des raretés tel Isis ou Alise, et des bizarreries comme Coriolan21 et Pégase mais avec L’Arrache-cœur, l’innovation atteint son paroxysme. Avec un psychiatre qui répond au nom de Jacquemort, et dont la tâche est bien entendu de « psychiatrer » (298), une mère au prénom de fruit, Clémentine, et un père éphémère, Angel, les trumeaux se prénomment à leur tour Joël, Noël et Citroën, alors que le père aurait lui opté pour Adële, Chrëtien, et Nüfère (301). « Cette liste de prénoms, typique du délire humoristique du tréma qui emporte Vian dans ce roman présente des références surtout littéraires » (Pestureau 297), on relève aussi La Gloïre qui sert d’intermédiaire entre le monde farfelu de la poétique et le monde cruel des hommes.

La déchéance vianienne poursuit son cours dans l’instauration, par le langage, d’un univers loufoque. Cocteau va lui aussi créer un tout autre univers, un autre espace-temps qui se gagne en traversant les miroirs et où la sensualité et l’intensification du désir deviennent les seuls moyens de communication. Sans recourir à la création de néologismes, il invente pourtant son propre langage poétique, celui de la magie.

III. COCTEAU, DE LA PROSE A LA POESIE CINEMATOGRAPHIQUE

Entre voyeurisme indiscret et vraie pudeur, Cocteau va véhiculer son message et ses envies de renouvellement, sans s’exercer à l’invention de vocables, contrairement à

180 Rimbaud et Vian – son vocabulaire coctélien ne va donc pas autant choquer. Comme ses

prédécesseurs, il évolue des vers à la prose, puis prend son envol, de la prose à la scène et

communique sa déchéance d’une manière différente, même si la féerie vianienne lui

conviendrait parfaitement. Il offre un univers inaccessible aux cartésiens ; ses films

retranscrivent son esprit rêveur, errant entre portes et miroirs, nous menant dans un

espace-temps inconnu où la langue, comme l’amour, a dû être réinventée. Avec des

penchants pour le surréalisme, il se concentre sur la réalisation d’un nouveau genre, celui

de la poésie-totale, atteint aussi d’une certaine manière par Vian22. C’est-à-dire qu’il va recourir à tous les supports imaginables et tenter de faire d’une peinture, d’une pièce de théâtre, d’une sculpture, d’un film, une œuvre poétique23. Pour ce faire, l’auteur propose

sa vision magique de la poésie et crée tout un univers parallèle, basé sur l’irréel et surtout

la magie, celle des contes de fées et des histoires extraordinaires, la magie de notre

enfance. Cocteau ne connaîtra jamais les joies de la paternité, et « De notre bonheur »

(Marais 275) traduit les amers regrets de cette absence :

De notre bonheur large ouvert Jamais d’enfants ! C’est trop injuste ! Mais non, je mets au monde vers, Pièces, lettres, dessin et buste.

Alors, le poète en lui va mettre en œuvre ce qu’il sait faire, des rimes et des statues et les

teindre de la douceur et de l’émerveillement dont le monde des enfants est construit. Pour

lui, charmer est essentiel, et la magie devient un atout. Surnaturelle, irrationnelle,

enchanteresse, elle attire l’œil, captive le regard, hypnotise totalement. En recourant aux

effets spéciaux, à la mise en scène de mythes et histoires populaires, Cocteau conquiert

un public de rêveurs et salue les prestidigitateurs et illusionnistes qui illuminent le

181 monde. Il va donc établir comme ses devanciers, un nouveau langage, bien à lui, et baser sa déchéance, non sur les mots en eux-mêmes, mais en les insérant dans une communication magique. Le cinéaste alimente son message de féerie et l’agrémente au goût de ses passions, notamment de l’ange Heurtebise. Le décor des films coctéliens, ses personnages, son ambiance particulière, relèvent tous d’une vision que l’auteur a eue, ils

émanent de ses rêves et phantasmes, et seule la magie du cinéma peut les traduire. Son langage passe par le corps, la bouche parfois, de bien singuliers personnages, mi-monstre et mi-humain, qui font pourtant toujours preuve d’une certaine grandeur. Le poète favorise la mise en scène de personnages royaux – le prince de La Belle et la Bête, la reine de L’Aigle à deux têtes, la Princesse d’Orphée24. Dans son premier film, entre le parlant et le muet, le cinéaste-magicien fait don de parole à une statue tortionnaire, et dans le second à une bête féroce somme toute très attachante. Avec L’Aigle à deux têtes, c’est le silence qui s’impose alors qu’avec Orphée c’est plutôt l’incompréhension qui domine. Comme pour Rimbaud et pour Vian, l’instauration d’un nouveau langage entraînera la mise en place d’un monde irréel et fascinant, et donc de passerelles intermédiaires pour y accéder. La déchéance coctélienne nous ravie, et nous conduit vers un lieu unique, poético-magique.

Langage de créations et créatures magiques

Le premier film coctélien est un véritable blason où chaque vignette représente une partie de la vie – réelle ou rêvée – du poète ; le sang, et donc la veine poétique, leur sert de fil conducteur. Cette œuvre cinématographique qui mêle théâtre et danse, silences et voix off, illustrent les angoisses et les illusions de l’auteur, et plus personnellement son

182 attirance pour les hommes. Après sa statue malsaine, instrument de la perte du poète,

Cocteau récidive en donnant voix et corps à une créature surnaturelle, maléfice des fées, en 1946, pendant l’Occupation : « le fait que j’aie laissé passer vingt ans entre mon premier film et les autres est une preuve que je le considérais au même titre qu’un dessin ou qu’un poème » (CEC 26). Vingt années se sont écoulées entre les deux poèmes cinématographiques et McGowan d’en conclure :

Blood of a Poet (1930), was done without a scenario and even without dialogue. There was no source to follow. Blood of a Poet was conjured from his deepest imagination, and he admits that it is a “bunch of allegories.” On the other hand, in Beauty and the Beast, he deliberately tried to avoid any attempt at poetry. (107)

Mais la poésie de Cocteau est toujours présente, elle évolue, c’est tout, vers la déchéance.

Après avoir suivi la révolte rimbaldienne, il s’emporte à son tour et décide lui aussi d’apporter du nouveau. Le Sang d’un poète propose un univers où la communication semble désuète, le jeu de gestes et les émotions priment. Une statue presque femme,

élément de la mise en scène coctélienne assez prisé, ouvre le poème filmé que seule une musique cadence. C’est le monde du poète que l’on pénètre, celui de la création artistique. Pourtant, il refuse de laisser parler son œuvre, et la fait alors taire en supprimant la bouche du visage de son tableau. La première marque de la déchéance langagière est celle de l’incompatibilité et de l’incohérence entre les sujets et les objets, l’homme ne parle pas alors que la chose le voudrait bien. La bouche du portrait se rive sur sa main, comme une lèpre incurable, et veut prendre la parole pour s’exprimer à son tour. Afin de maîtriser ce mystère – qui relève de la sorcellerie dans la mesure où il n’y a pas d’explication rationnelle à cette prise d’autonomie – le poète s’en débarrasse en

183 l’appliquant sur celle d’une statue de femme, et l’auteur de confier à son public à propos du poète est : « il est déjà dangereux de s’essuyer aux meubles. N’est-il pas fou de réveiller les statues en sursaut après leur sommeil séculaire ? » (CSP 35). Celle-ci prend alors vie et se fait, dès son réveil, ennemie du poète, elle connaît les portes secrètes qui mènent à l’élévation spirituelle, bien qu’immobile. « C’est en collant sa blessure-bouche vivante à la bouche de la statue morte que le poète l’a ressuscitée. Traduction : le poète anime son œuvre au moyen de son “complexe”, au moyen du contenu de son inconscient

(la blessure-bouche) […]Cocteau tire de son inconscient l’essentiel de son œuvre »

(Milorad/1981 291). De cette réflexion commence un combat à mort entre la créature et son créateur. Mais jusqu’où l’œuvre peut-elle influencer le destin de son poète ? Son inspiration va s’avérer être en fait à l’initiative de sa déchéance même.

Ici, les échanges linguistiques propres au langage au but communicatif se font très rares, les mises en scènes et allusions se font bien plus prégnantes, on repère quelques phrases, quelques paroles méconnaissables ; à croire que vraiment, la langue des hommes est trop commune, elle ne peut traduire les faits extraordinaires qui se produisent devant nos yeux. Pourtant, entre le Mexique et la Chine, les langues se perdent et se confondent, les êtres s’épient, se surveillent, chaque porte de chambre est une porte close sur toute une communauté. L’auteur montre donc bien à quel point la langue est relative et que c’est bien le langage, le fait de communiquer qui devient essentiel. Il faut « trouver une langue », pour qu’elle soit accessible à tous. Du drame à la folie, le poète se noie dans l’incompréhension d’un monde qui lui est étranger et qu’il essaie en vain de dompter, comme dans un rêve rimbaldien, et finissent par lui venir des envies de suicide devant ce mur d’impuissance. A son retour de l’hôtel et de ses chambres hasardeuses, métaphore

184 des cases du cerveau bien rempli du penseur, le poète n’a toujours pas prononcé un mot ;

le langage de son corps traduit ses émotions, la musique d’Auric rythme ses pas. La

destruction de la muse le soulage, mais en fait, le visage recouvert du plâtre de sa

victime, il devient sa propre statue. Un second avertissement retentit : « à casser des

statues, on risque d’en devenir une soi-même » (CSP 52-53) – et la formule sera reprise

par la Princesse à son retour dans son miroir. La statue prend alors vie grâce au poète qui

l’a dotée de parole mais une fois vengée de son créateur, « sa besogne accomplie, la

femme redevint statue, c’est-à-dire une chose inhumaine avec des gants noirs dénoncés

par la neige sur laquelle sa démarche ensuite ne laisserait aucune empreinte » (70). Elle

s’affirme en tant qu’œuvre même du poète, plus que simple muse, elle devient totale

poésie. Milorad explique : « allégorie très abondante en significations […] Si la femme

figure ici l’Œuvre du poète, elle est aussi pour lui la Poésie et la Muse (lyre) » (1981/

328). Le langage qu’elle utilise est celui du mystère, tentant de donner une profondeur à

l’être humain, mais en vain puisque « l’homme libre passe à notre époque pour un lâche,

alors qu’il ne se réserve aucune place où ne peuvent l’atteindre les coups. Il est lapidé de

toutes parts. C’est la statue de neige du Sang d’un poète… » (CEC 41-42). Statues et

miracles poétiques vont animer l’univers coctélien, et pour le rythmer le poète va donc

proposer une nouvelle forme de communication, celui de la magie.

Pourtant, La Belle et la Bête se trouve être un poème à part entière, inspiré par le rêve et la magie, tout comme Orphée qui se révélera une véritable ode à la création poétique. Le Trésor de la langue française requiert en matière de magie, « la présence dans la nature de forces immanentes et surnaturelles, qui peuvent être utilisées par souci

d'efficacité, pour produire, au moyen de formules rituelles et parfois d'actions

185 symboliques méthodiquement réglées, des effets qui semblent irrationnels ». Et ici il semble bien que ces « forces immanentes et surnaturelles » soient omniprésentes dans les deux films où la poésie et les conteurs prennent des formes particulières. Encore, Cocteau respecte le corps de la langue, il l’affine, l’assouplit et en fait un élément poétique à part entière. Comme Vian, il offre un rythme à son art, et n’épargne pas le recours aux

« actions symboliques » pour créer un nouvel univers. Les intermédiaires de ce langage par contre, vont s’avérer plus ou moins « irrationnels ». Avec La Belle et la Bête, c’est un prince transformé en bête, mi-homme, mi-monstre, qui illustre la déchéance poétique, dans sa laideur, son animalité malgré ses aptitudes à la rhétorique. Contrairement au Sang d’un poète, plus de basons à décrypter, de voix off à déchiffrer mais une bête, presque homme autant que la statue était presque femme. La poésie ne quitte jamais l’esprit du créateur, elle est son moteur même, c’est donc sa forme qui va évoluer. Après cette statue aux atours insensibles voire violents, on notera que la créature enchantée est nommée « la

Bête » et non l’animal ou le monstre, conservant ainsi une certaine part de féminité propre aux fées. Cocteau installe un monde irrationnel où les choses bougent mais généralement gardent le silence. Il est le poète, il peut choisir sa règle du jeu, et il a décidé ici de faire de la magie son unique langage, comme le soulignera d’ailleurs plus tard Heurtebise « il ne s’agit pas de comprendre. Il s’agit de croire » (COF 103). L’auteur a rejeté la rime pour la mise en scène, mais le résultat s’avère tout aussi poétique – d’ailleurs « sait-on ce qui poétique et pas poétique ? » se demande Orphée (89). Dans son adaptation du conte, le père de Belle s’égare dans la forêt par une nuit de brouillard et de tempête, il est irrésistiblement attiré vers le domaine de la Bête. Ce château hanté trouve lui-même son moyen d’expression, il est bordé d’arbres qui dialoguent à leur manière et

186 guident le marchand à son insu. Le portail s’ouvre aussi de lui-même : la magie devient

une forme de langage à part entière, un outil efficace de communication à qui veut bien

se donner la peine de l’interpréter. Elle requiert une nouvelle organisation des signifiés

dont on a l’habitude, avec comme dans le film qui suivra, L’Aigle à deux têtes, une

confrontation organisée entre les silences et les cris. Chez Cocteau aussi, on assiste à « un

long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (RPS 143). Le connu, un château, une forêt, un marchand, nous mènent vers l’Inconnu, un monde merveilleux où les objets prennent vie et les animaux font de la poésie – ici avec la Bête mais également dans la pièce Orphée avec le cheval. Cocteau offre des images que Vian et Rimbaud

dessinent dans leur prose. Encore, la porte du château laisse le vieil homme pénétrer le

lieu étrange ; un silence d’église règne, des chandeliers aux bras humains éclairent le

corridor avant de pointer leurs doigts, et de diriger l’homme. Aucun mot n’est prononcé.

« Dans un conte de fées, un thème enchantera Cocteau : celui d’un portrait si fidèle qu’il

est capable de prononcer quelque mots » (Milorad/1981 284). C’est alors que les statues

de la cheminée prennent vie ; elles restent silencieuses mais leurs yeux s’ouvrent et les

objets se comprennent entre eux. L’endroit enchanté s’adresse à qui sait l’écouter. Belle

peut entendre les mots que seules les oreilles des poètes peuvent entendre. Elle gagne le

château pour y remplacer son père, prisonnier de la Bête. Les phrases qu’elle perçoit, le

public les reconnaît ; une voix lui chuchote : « la Belle, je suis la porte de votre

chambre » (CBB 131). La magie va faire place à la gravité, et des choses qui parlent, on

passe aux êtres qui ne parlent plus. La déchéance langagière est accessible à plusieurs

niveaux : déformation, nouvelles attributions, nouveaux arrangements.

Pouvoir et poésie ou les deux têtes de l’aigle

187 Le silence peut-il être considéré comme un langage poétique ? Loin des contrepèteries vianiennes Cocteau, plutôt que de reformuler les vocables de son répertoire, réinvente la façon de les employer. Il intercale silence magistral et monologues tragiques. Un des meilleurs exemples de cette déchéance du processus de communication – en terme d’échanges langagiers – est dans la mise en scène d’une animalisation des plus curieuses, celle d’un aigle à deux têtes, formé par le plus antinomique des couples entre un anarchiste-poète, meneur de foules et peut-être même inspiré du personnage de Rimbaud, et une reine atypique, incarnation du pouvoir coercitif, métaphorisée dans la figure emblématique de l’aigle. « A la fois céleste et solaire » (Chevalier 11), l’animal est aussi le symbole « de la perception directe de la lumière intellective » – le pouvoir du poète – il est l’oiseau de lumière et d’illumination

[…] il représente le roi en tant que fils de lumière » (13). De par leur destin, le pouvoir royal et le royaume poétique sont liés. Leur rencontre fortuite dégénère dans un monde d’orgueil et d’oppression, donnant tout son sens à la métaphore de l’aigle dont le symbolisme « comporte aussi un aspect maléfique. […] l’aigle est le rapace cruel, le ravisseur. Il est aussi parfois – et ceci est lié aux divers aspects du pouvoir impérial – symbole d’orgueil et d’oppression. C’est la perversion de son pouvoir » (11). La reine emblématique, incarne la déchéance politique puisque la monarchie est en danger et sa fin proche, et met ainsi en valeur, puisqu’en parallèle, celle du poète incompris, que les hommes ignorants exécutent, par peur – sentiment et scène que l’on retrouvera dans les deux interprétations d’Orphée. Cocteau recourt donc plus aux symboles qu’aux jeux de mots pour dénoncer les Institutions et regretter le statut antique du poète. La déchéance est pour lui un drame quotidien et ses peintures s’en font graves et intimes. Ici, une reine-

188 spectre qui déambule dans les couloirs de son château trop grand, « j’ai vu la reine, Edith.

C’est une morte » (CADT 33), s'éprend d’un poète en exil. Leur monde n’a apparemment

rien en commun, leur langage ne se répond sûrement pas. Alors qu’elle le secourt pour se

sauver elle-même de son deuil et de son ennui, elle monopolise la conversation, le

laissant dans un silence traumatique : « vous me demandez qui vous êtes ? Mais, cher

monsieur, vous êtes ma mort. C’est ma mort que je sauve. C’est ma mort que je cache.

C’est ma mort que je réchauffe. C’est ma mort que je soigne. Ne vous y trompez pas »

(59). Elle persiste dans un violent monologue, l’assaillant de questions auxquelles elle

répond immédiatement. La communication est donc accaparée, à son insu, le poète ne

peut qu’accepter, ou feindre de, les décisions de la reine, celles de devenir son lecteur,

puis son meurtrier. Cocteau comme ses prédécesseurs, impose son message de la

déchéance, par l’entremise de sa reine-tragédienne, il évoque la chute des institutions, la

dégénérescence des hommes, et le silence qui étouffe le poète. Stanislas se tait mais il

comprend Rimbaud, il faut inventer une forme qui correspond à chacun de nos messages.

Dans l’acte central, il se rebelle contre ce destin imposé alors qu’il refuse de se

soumettre plus longtemps : « vous avez décidé. Comme vous décidez de tout, que j’étais

votre destin […] vous n’osez plus vous suicider, ce qui manquerait de sublime, et vous

avez voulu vous faire suicider par moi » (90-91). Le poète prend la parole et s’insurge

contre le gouvernement manipulateur que la reine symbolise, et cette fois-ci c’est elle qui

se tait. L’aigle et ses deux têtes, pensante et dirigeante, communient et donne à la poésie

le sens de son vrai travail, au sens rimbaldien du terme. L’auteur ne martyrise donc pas

les vocables un par un, il s’intéresse davantage à leur arrangement dans le discours et fait

s’affronter monologues intenses et pénibles silences. Celui qui étouffait Stanislas lui

189 donne maintenant sa force, le poète enfin dépasse le projet rimbaldien, et trouve « une » langue, « sa » langue dans laquelle il puise sa revanche. Sa foudre s’abat alors sur la reine et sur tout ce qu’elle représente, comme le venin de ses prédécesseurs :

Vous n’avez rien compris à mon silence. Il était terrible. Mon cœur battait si fort qu’il empêchait presque de vous entendre. Et vous parliez ! Vous parliez ! Comment pouviez-vous comprendre qu’il y a des autres, que les autres existent, qu’ils pensent, qu’ils souffrent, qu’ils vivent. Vous ne pensez qu’à vous […] Je vous défends de m’interrompre. (91)

Le poète dénonce l’enfermement et le mutisme auxquels il est condamné. Le drame coctélien est basé sur la relation de domination qui se développe entre les deux autorités qui tentent tour à tour de s’imposer. L’allégorie même de l’aigle à deux têtes explique que : « la duplication de la tête exprime moins la dualité ou la multiplicité des corps de l’empire, qu’elle ne renforce, en le doublant, le symbolisme même de l’aigle : autorité plus que royale, souveraineté vraiment impériale, roi des rois » (Chevalier 14). Le partage des puissances est impossible, la tragédie devient interne à la créature que les deux êtres ont créée, leur dichotomie les déchire de l’intérieur et les conduira irrémédiablement à la mort. Le langage effréné de la colère et de la puissance jeté au visage de l’un comme de l’autre pour tromper l’ennemi rythme la violence que prend peu à peu la déchéance.

Comme Rimbaud qui s’adoucie dans ses vers libres, ici Cocteau modère ses exaltations dans l’acte final pour laisser place à une langue de passion et d’amour. Stanislas révèle :

« quand je suis entré dans votre chambre, j’étais une idée, une idée folle, une idée de fou.

J’étais une idée en face d’une idée » (CADT 94). Les personnages matérialisent un concept qui justifie leur existence et qui transparaît dans leurs gestes, leur parole ou absence de parole avant de finalement succomber au rêve éveillé et de perdre pied dans

190 un univers aux parois si glissantes. « Quand je suis revenu à moi, j’étais un homme chez

une femme […] j’étais ivre de faim et de fatigue. Ivre d’orage. Ivre d’angoisse. Ivre de

silence qui me déchirait plus qu’un cri » (94). L’ivresse des sens, véritable dérèglement

incontrôlé cette fois, les bascule dans une trop grande humanisation, et ce soudain émoi qui les envahit les perdra. Trop tard chez Rimbaud, trop tard chez Vian, il est trop tard aussi ici, la déchéance enclenchée reprend son cours, son processus ne peut être inversé.

Les barrières entre les mondes sont franchies, le pouvoir royal s’incline devant le jeune poète. En acceptant de le traiter d’égal à égal, la reine a proclamé sa destitution, a exécuté son assassinat politique – et entraîné dans son acte désespéré la déchéance du poète. Ce dernier vainc donc la puissance royale en la faisant devenir humaine et mortelle – elle s’affirme femme et non plus souveraine : « c’est une femme qui vous parle, Stanislas, comprenez-vous ? » (122). Sa nouvelle langue perce les cœurs et les âmes les plus dures.

Leur silence insupportable puis leur mort inévitable – puisqu’une reine et un anarchiste ne peuvent par antinomie conceptuelle, survivre malgré l’amour qui les unit – nous emmènent dans un monde irréel qui prend corps aussi grâce au langage. Notion, pensée, idée, la fonction du langage, son exécution, et ses exécuteurs, le schéma classique est brouillé dans l’autre film où la magie et l’incompréhension du monde des poètes prennent grand place, Orphée.

La langue ineffable du poète

Dans son avant dernier film Orphée, Cocteau traite la déchéance du langage d’une

autre manière, malgré les silence et incompréhension constants entre les personnages, il

met l’accent sur la langue ineffable du poète, montrant son inadaptabilité à communiquer

191 dans la langue des simples hommes. Dès la première scène, un ancien poète confie à

Orphée : « je ne suis plus dans la lutte. J’ai cessé d’écrire à vingt ans. Je n’apportais rien de neuf. On respecte mon silence » (COF 71). Cocteau prend à partie la fugacité rimbaldienne et adapte sa thématique du silence ; peut-être la meilleure forme d’expression des poètes qui n’ont plus rien à dire ou qui s’abstiennent de mal composer et de s’adonner à la poésie subjective. Ici le poète est à la recherche de l’inspiration perdue, sa déchéance en tant qu’auteur connu est officiellement déclarée, le public l’a déchu de son piédestal. Cégeste le détrône de par sa nouveauté et son audace. A trop chercher du nouveau on finit par frôler le ridicule, et Orphée ne se gêne pas pour critiquer l’auteur du provocant Nudisme25 qui lui fait de l’ombre. Pour lui, même la provocation doit avoir ses limites. Avec ses pages blanches, il poursuit le « langage » coctélien, préfère le silence, la virginité plutôt que de tenter une fade originalité et de sombrer dans un lyrisme de mauvais goût – c’est « moins ridicule que si ces pages étaient couvertes de textes ridicules » (71). La muse intrigante va alors se servir de la jeunesse et de la fraîcheur des idées de Cégeste pour ré-inspirer son poète.

En effet, Orphée pourrait revenir au firmament de sa gloire passée, mais se doit de renouveler son répertoire pour éviter de sombrer dans l’oubli, « Etonnez-nous » (72), lui suggère son ami. Tel Rimbaud, Orphée doit « trouver une langue » : « un langage neuf stimulant l’ensemble des sensations et la nécessité d’une recherche conséquente ouvrant pourtant sur l’inconnu actif » (Steinmetz 41). On est témoin de sa solitude bien qu’il ait l’air d’appartenir à ce milieu littéraire. Pourtant les vrais poètes, les voyants, travaillent seuls, malgré leur soi-disant monde privilégié, leur scène intellectuelle, illustrée ici par ce

« Café des poètes » qui « se croit le centre du monde » (COF 72). Le symptôme

192 caractéristique de la déchéance est déjà présent, Cocteau va nous montrer comment il se

développe, et quel chemin Orphée va prendre. La muse orphique perçoit cette déchéance

comme un échec et se charge de se débarrasser de Cégeste pour que son poète puisse reprendre sa place. Orphée fait partie des vieux et son destin va être décidé à son insu ; sa déchéance va redonner vie à sa poésie mais au prix de grandes souffrances. Le monde coctélien, une fois encore, déjoue les repères spatio-temporels que l’on connaît, et ses habitants refusent de parler la langue du grand public. La Princesse transgresse les lois de l’autre monde pour redonner à Orphée son inspiration d’antan. Mais le processus est long, et le poète entêté. Leur dialogue est très brusque : « - Il l’air très blessé. - Ne dites donc pas de choses inutiles » (74). La poésie orphique est pour le moment sans consistance. Orphée est perdu, la situation lui échappe, « - Mais... ce jeune homme est mort… - Quand vous occuperez-vous de ce qui vous regarde ? Quand cesserez-vous de vous occuper des affaires des autres ? » (75). On reproche au poète subjectif son immixtion dans la vie de ses sujets sans autre but que sa propre création ; enfin Orphée récidive : « Où allons-nous ? » et elle s’énerve, « faudra-t-il que je vous oblige à vous taire ? ». Comme Rimbaud, Cocteau veut faire taire les poètes incompétents, il faut faire place à la vraie langue objective. Devant sa grossière naïveté, elle le nargue, « Seriez- vous bête ? » (76). “After the man in the ‘Café des poètes’ the Princess is the second person to tax Orphée with being too rational, too unreceptive to the unknown” (127).

Cocteau s’éloigne donc des Rimbaud et Vian en ce qu’il ne se hasarde pas tant dans les variations de mots, mais plutôt sur leur disparité, leur effacement. Il préfère aux néologismes et aux jeux phonético-orthographiques l’austérité d’une scène où les mots et les idées ne se correspondent plus. L’incompréhension peut choquer par le rire et le

193 ridicule, mais aussi avec gravité. La Princesse le prévient, « Vous cherchez trop à comprendre ce qui se passe, cher Monsieur. C’est un grave défaut » (78).

L’incompréhension entre le poète et sa muse déclenche la déchéance langagière, et cette carence le pousse hors du chemin de la composition.

De retour dans sa sphère « connue », Orphée prévient Heurtebise, « ma femme ne comprendrait rien à toute cette histoire » (83) ; il accepte de ne plus s'ingérer dans la vie des autres, avec une complète liberté de son côté en retour « qu’on ne me demande rien ! » (84). Le poète se cherche et va comme Rimbaud l’a préconisé commencé un dérèglement ordonné de ses sens, « Orphée ! Tu ne bois jamais… Je bois, ça te dérange ? ». Orphée intègre la voiture qui lui a permis de voyager entre son monde et celui de la Princesse, et s’y installe comme dans un puits de réflexion. Déjà la déchéance sociale du poète ne fait plus de doute, et on a déjà vu auparavant combien la cellule familiale va s’amenuiser, au point de ne plus être que représentée dans l’espace de cette voiture. Eurydice ne parle pas le langage son époux, ne comprend pas ses idéaux de grandeur. Elle rêve d’une famille unie, d’un enfant avec Orphée. Leur union nous

étonne : le poète s’adonne au mariage pour ressembler au commun des mortels, mais lui et son épouse ne peuvent s’entendre, leurs buts sont évidemment divergents. Le poète se remet en cause : « ma vie commençait à se faisander… à puer la réussite et la mort » (88) et à voir dans cette voiture une source de révélation inspiratrice : « la moindre de ces phrases est plus étonnante que tous mes poèmes. Je donnerais mon œuvre entière pour une seule de ces petites phrases ». La phrase qui retient notre attention est « on découvre un monde », le « on » l’unissant à la sphère des poètes incompris, deux mondes se dégagent, celui dans lequel le commun des mortels vit, et celui où évoluent les poètes.

194 Eurydice et Orphée n’appartiennent décidément pas au même, un mur d’incompréhension les sépare. La voiture débite des incongruités du type « les miroirs feraient bien de réfléchir davantage » (78) ou « l’oiseau chante avec ses doigts. Deux fois » (87). Elles insufflent une nouvelle tonalité à sa poésie, et Orphée rejoint enfin Rimbaud au firmament de sa quête, « je traque l’inconnu » (88) ; pourtant elles anéantissent tout espoir de schéma linguistique traditionnel entre lui et le monde extérieur.

La communication est impossible entre Orphée et tous les autres personnages, sa femme n’étant pas privilégiée. Sur le chemin de la station de police, Orphée, fasciné, va croiser sa Princesse et tenter de la rejoindre. Elle est inaccessible, apparaissant et disparaissant d’un endroit à l’autre, et Orphée ne peut rien faire, surtout qu’il est retenu de force par un groupe d’admiratrices. Symboles de la popularité du poète, les jeunes filles la révèlent néfaste puisqu’elle l’empêche de suivre sa Muse et lui fait ainsi perdre sa source d’inspiration créatrice. Il traverse les rues désertes et rencontre un groupe de jeunes gens qu’il interroge « Vous n’auriez pas vu passer une jeune femme brune ? » (91) mais ils ne peuvent le renseigner, ils sont suédois. Ainsi, malgré les mots qui ressemblent aux nôtres, contrairement à l’univers de Rimbaud et de Vian, le poète parle toujours une langue ineffable, quasi unique, qui vient d’ailleurs. Elle n’a plus valeur universelle lorsque celui-ci est en déroute, à la recherche de son inspiration perdue. La langue est redéfinie chez Cocteau, non plus par son lexique, mais par ces intermédiaires. Elle va être véhiculée par des objets inanimés, des créatures à la frontière de l’humanité. Ainsi, les frontières entre le monde onirique et le monde réel ne sont plus supposées, elles sont presque palpables ; les miroirs fluides nous laissent pénétrer les mondes interdits, on signe le pacte de la déchéance, et on gagne alors la zone26.

195 En conséquence, la déchéance coctélienne a l’air plus saine, moins violente que celle des deux autres du fait de son recours au cinéma et à la féerie. Pourtant sans conteste, l’artiste protéiforme va se rallier du côté des déchéants en construisant corrélativement au monde de Vian un double-univers où les hommes, les poètes et les bêtes, évoluent indistinctement. Entre prose et illuminations, vers et mise en scène, ils donnent tous les trois forme à « de l’informe » (RPS 145), idéaux, phantasmes, complexes, hantises et chimères sont traduits comme par magie. La voix coctélienne mêle images et sentiments, sexe et amour. La violence se fait douce dans les rapports, aussi bien dans les émotions perverses que dans les éjaculations de vers. Enfin, le dessein rimbaldien est atteint – réinventer une langue – voire dépassé, puisque pour son continuateur, il s’agit de mettre en scène des éléments de merveilleux et d’obtenir une vision totale, celle d’un autre monde représentatif des phantasmes intérieurs. « C’est sans doute Rimbaud qui a, le premier, résolument assis toute écriture poétique sur la dimension préréfléchie du langage et ce, grâce à sa pratique (plus qu’à sa théorie) de

Voyant » (Meitinger 54). Pourtant le langage n’est que la première étape. Les innovations linguistiques nous conduisent vers des méandres labyrinthiques. La révolution lexicale entreprise par chacun des poètes va dépasser les espoirs rimbaldiens en établissant des moyens originaux pour parvenir à l’Inconnu, au monde déchéant. L’exploration linguistique est un franc succès pour les trois déchéants. Rimbaud posé les premières pierres de son dessein titanesque entre synesthésies et images fantaisistes. Puis il est parvenu à léguer son enthousiasme et son lyrisme à la prose tout en développant quelques expériences érotico-scatologiques. Féru de métaphores et d’oxymores, il nous amène vers de nouvelles sensations et entraîne son lectorat dans un monde nouveau, celui de la

196 poésie libre, de la poésie en avant et illuminée. Vian lui emboîtera le pas, s’exerçant lui

aussi au sonnet et à l’illumination. En passant par les jeux phoniques et la dérision à tout

va, il excelle à la prolifération de néologismes et d’anglicismes, donnant ainsi à sa poésie

en vers ou en prose une tonalité tout à fait moderne. Vian développera la prose

rimbaldienne, la romanticisera pour rire tout en conservant le ton grave et majestueux de

son héritage. Il reprend les grands thèmes de la colère de son prédécesseur, les transpose

aux maux du XXe siècle – toujours guerre, politique, religion – et concède à la magie et à

l’imagination une place de résistance. Grâce à ce nouvel atout, la prose vianienne gagne

en fantaisie et atteint les mondes fabuleux que Cocteau dessine. Sa poésie reprend les

bases des deux premiers déchéants, mais pour Jacques Brosse, après les deux autres,

« Jean Cocteau est enfin devenu, non pas un poète de plus, mais le Poète, c’est-à-dire

celui qui possède le pouvoir de communiquer avec l’autre monde et d’en transmettre les

messages » (125). Il va surtout développer ses propres supports d’expression pour gagner

le cinéma, art de la modernité par excellence. Silence et formules magiques deviennent

des langages à part entière, et ils permettent d’ouvrir presque toutes les portes.

1 Cf. les « Accroupissements » de Milotus déjà étudiés. 2 On relève dans ces vers le calembour sur les différents sens de sièges, chaises ou bains fessiers ou encore allusion politique au Siège de Paris. La chaise « culottée » renforce le rapport direct entre la paille et le fessier des vieillards, celui de la pénétration anale et donc d’un rapport homosexuel – connotations sexuelles souvent retrouvées dans les pièces de l’Album Zutique, telles « Lys », « Etat de siège ? ». 3 Les clapotis, pour Ascione et Chambon, se rapprochent dans leur tonalité et le rythme des gestes qu’ils évoquent, et viennent alors à donner « masturber ». 4 Le même vocable est également utilisé de manière tout à fait ambivalente par Verlaine. Dans « Le poète et la muse », l’auteur s’exclame : « La chambre, as-tu gardé leurs formes désignées / Par ces crasses au mur et 197 par quelles virgules ! ». Traces séminales ou fécales, les souvenirs d’une pénétration sexuelle restent sur les murs de la pièce. 5 Dans son « Alchimie du verbe », Rimbaud confesse ses mauvais penchants : « je m’habituais à une hallucination simple » (RPS 127). 6 Surtout dans les pièces de « Comédie de la Soif » où les champs lexicaux de la boisson et de la mer sont très importants. 7 L’idée de la Zone sera reprise par Cocteau et aura des similarités avec celle que Steinmetz attribue à Rimbaud. 8 Les pièces d’ouverture « Qu’est-ce pour nous, mon cœur… » et « Mémoire » font l’objet d’une exception, puisque leurs quatrains sont soignés dans leur rime et dans leur versification. 9 Voir l’ouvrage organisé par Marc Lapprand : Vian, Queneau, Prévert, trois fous du langage. 10 Rybalka, sans source, cité par N. Arnaud dans son édition des Cent sonnets (11). 11 Il faudra ici que le lecteur prenne en compte que la monumentale critique vianienne s’avère parfois encore bien maigre en matière d’analyse poétique, et nous remercions une fois encore Professeur Lapprand pour ses conseils. 12 Formule d’ailleurs reprise dans un des courts poèmes de Je voudrai pas crever (VOC5 249) : Tout a été dit cent fois Et beaucoup mieux que par moi Aussi quand j’écris des vers C’est que ça m’amuse C’est que ça m’amuse C’est que ça m’amuse et je vous chie au nez 13 A noter que dans l’édition de Noël Arnaud chez Bourgois, ce sonnet est intitulé « Chasse d’eau ». 14 On retrouve ici en filigrane à la fin de chaque quatrain, Metternich, Fouquier-Tinville, Talleyrand et Cambacérès (Lapprand VOC5 75). 15 Il s’agit des Cantilènes en gelée et de Barnum’s digest. En 1948, il compose Barnum’s Digest, un recueil de seulement dix poèmes, « petit cirque grotesque et cruel » puis dans ses Cantilènes en gelée de 1949, « le comique, la fantaisie et le burlesque s’y marient paradoxalement à la violence, l’amertume, la pulsion amoureuse » (Pestureau VOC5 13). La poésie vianienne est donc « uniforme, ironique, souvent burlesque, parfois caustique » (VACS 10). 16 Assertion relevée dans la préface au roman, « Un miracle poétique » (VEPR 8) et dans celle du volume 2 des Œuvres complètes (VOC2 10). 17 On relève en effet la bizarrerie de certaines réflexions personnelles : « Colin remarqua que l’homme n’avait pas une tête d’homme, mais de pigeon et ne comprit pas pourquoi on l’avait affecté au service de la patinoire plutôt qu’à celui de la piscine » (VOC2 34). Et certaines explications qui n’en sont pas : d’où vient le nouveau cuisinier, Nicolas ? « Je l’ai échangé à ma tante contre l’ancien et un kilo de café belge » (28) répond Colin. Alors, nous nous référerons à Jacques Bens, qui précise : « on aura reconnu que ce monde de Vian est entièrement fondé sur le langage, c’est-à-dire : naît de lui, et trouve en lui chacune de ses justifications » (Bens 176). 18 A noter quelques titres de ses livres aussi intéressants qu’indigestes : Paradoxe sur le dégueulis, Choix préalable avant le haut-le-cœur, Vomi, Renvois de fleurs… sans oublier La Lettre et le Néon. Il est facile d’y deviner les effets de la philosophie sartrienne sur l’organisme de Vian. « Faut-il y voir simplement une plaisanterie verbale, ou plutôt une satire réelle d’un philosophe-romancier-dramaturge qui “écrit n’importe quoi” » (Pestureau/Rybalka 306). Aussi, dans son Manuel, Vian le réhabilite en quelques sortes, « écrivain, dramaturge et philosophe, dont l’activité n’a rigoureusement aucun rapport avec les chemises à carreaux,

198 les caves ou les cheveux longs, et qui mériterait bien qu’on lui foute un peu la paix, parce que c’est un chic type » (203) 19 Pestureau explique dans Boris Vian, les Amerlauds et les Godons que : La culture livresque anglo-saxonne de Boris Vian est complétée par une solide culture cinématographique […] tout cela s’épanouit dans un bain américain, les contacts constants avec les musiciens noirs attirés par une France peu raciste. Ainsi, sans être jamais allé aux Etats-Unis, Boris acquit une connaissance remarquable de la vie, de la civilisation et de l’art américains, de la littérature anglo-saxonne, peut-on dire de “l’âme anglo-saxonne” ? (30). 20 Rolls relève ici une nouvelle intertextualité indéniable entre les poètes : This idea of the fusing of the senses. The following line, from the second stanza of ‘Correspondances’, describes nature’s own ‘pianocktail’ according to which: ‘Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.’ Rimbaud, too, constructs a keyboard upon which vowel sounds correspond to colours, colours to smells and, ultimately, to a woman; the last line of ‘Voyelles’ reads: ‘- O l’Oméga, rayon violet de ses yeux!’ (66) 21 Ce prénom des plus singuliers, Coriolan, sera aussi le titre d’un film tourné en 1950 par Jean Cocteau, dans lequel il jouera aussi avec Jean Marais et Josette Day, tous deux déjà réunis sur le tournage de La Belle et la Bête (1946) et des Parents terribles (1948). 22 Il manquera à celui ci la maîtrise du septième art auquel Cocteau s’est adonné avec passion. 23 Son poème « Homme aux mille mains » rend hommage aux auteurs polymorphes qu’il décrit très bien : Homme aux mille mains, je vous salue. N'êtes-vous pas représentatif de ce temps et de cet espace qui se mélangent pour nous tromper et nous opposent leurs murs innombrables ? Homme aux mille mains, ce que vous nous faites croire est plus réel que le réel qui est un rêve. Car dans cette partie, Vous tenez le rôle du sort et du mystère. Vos mensonges nous émerveillent davantage que notre pauvre vérité. Homme aux mille mains, je forme des vœux pour que votre art se lègue, parce qu'il s'adresse à ce que le monde conserve en lui de meilleur: l'enfance. 24 D’ailleurs, même la mère et la sœur des Parents terribles et des Enfants terribles ont des airs de tragédiennes raciniennes. 25 A ce propos, Freeman note que “much more the sort of joke that is associated with the Dadaist and Surrealist in the 1920s than with the Café de Flore of 1950” (COF 126). 26 La zone de Cocteau est une représentation des limbes entre le monde des vivants et le royaume des morts. Orphée et Heurtebise doivent la traverser, y lutter contre des vents contraires, afin d’atteindre leur muse et patronne et retrouver ainsi Eurydice qu’elle s’est injustement accaparée.

199 CHAPITRE 4

LES MEANDRES DE LA DECHEANCE : DU LABYRINTHE A L’AMENUISEMENT

The darkness is eternal and the light just flickers. We human beings are the light while the light lasts. We flicker.

Larry Gates

Les poètes ont opté pour une mutation de leur langage et de leur support, ils ont accepté une révolution poétique irréversible et perdurent alors dans cette dégénérescence qu’ils maintiennent : la déchéance. Un nouveau langage, une recherche de modernité basée sur une vision révolutionnaire et active, ne serait-ce pas là une réaffirmation de la définition de la voyance rimbaldienne ? Leur poésie dénonciatrice va au fur et à mesure sombrer dans un univers obscur et biscornu, illustré par les mots du poète et les maux de ses protagonistes. L’univers de la déchéance se dessine, s’atteint. D’un monde aux données faussées, les déchéants vont se laisser irrésistiblement tenter par l’évasion et le caché. L’objet de leur quête est alors très proche, ils dépassent Baudelaire et se retrouvent au seuil de l’Inconnu, le graal à portée de main. Mais la création d’un nouveau mode de

200 communication s’avère insuffisante, il faut à présent pénétrer à l’intérieur de ces univers

parallèles. La route n’est pas sans embûches, le parcours de la déchéance est chaotique et

vicieux, le poète se perd, souffre mais se découvre lui-même, enfin. Imaginaire et

innovation vont donner naissance à un imbroglio de passerelles – physiques ou

spirituelles – entre monde réel et univers poétique. Grâce aux fondations novatrices de

leur poésie, drôles, graves, parfois incompréhensibles, les déchéants sont si près de leur

but, fuir un monde pour en rejoindre un autre. Le premier va ouvrir les portes de sortie de

la subjectivité, s’engager dans un périple des plus originaux ; l’homme aux semelles de

vent préconise le voyage au grand air pour rejoindre l’Inconnu, celui qui mène déjà à ses

Illuminations. L’accès au monde des Voyants dépend du travail personnel et des efforts

intimes mis en place par le poète, et de marcheur, Rimbaud se fait passager puis bateau

même ; et de Voyant s’affirme « vogueur ». Il s’engage dans une voie houleuse, veut en

conquérir les flots avant d’être englouti. Assagi par le naufrage, le poète a seulement

entraperçu le mystère, frôlé la gloire ; mais son vrai départ – en Afrique – et sa mort

prématurée lui rendront justice. Peut-être encore trop pragmatique, il est dépassé par

Cocteau, ce dernier suit le chemin tracé par Rimbaud mais trouve la clef, celle de l’entrée

secrète du monde merveilleux. Il a montré son goût pour la grandeur des personnages,

leur silence ou leur éloquence, leur majesté et leur froideur. Il va, grâce à la magie du septième art, être à même de représenter la dualité entre les mondes, recourant aux effets spéciaux et en appelant à nos âmes d’enfants. Les passerelles aussi se superposent dans le monde féerique de La Belle et la Bête ou dans les inquiétants et complexes labyrinthes

orphiques. Ce labyrinthe infernal qui précède le sommet de l’ascension poétique devient

l’épreuve obligatoire du poète déchéant : il doit en déjouer les détours, survivre à la

201 douleur pour finalement atteindre le paroxysme de sa composition, et mourir humainement. Vian aussi mêle féerie de l’imaginaire et désillusions bien humaines.

Comme Cocteau, après les mots, ce sont des histoires à dormir debout qu’il invente, dans un univers original et incohérent. Personnages, réactions, paysages, tout est insolite et curieux. Vian a déjà franchi le seuil du nouveau monde, l’univers déchéant de L’Ecume des jours est atteint. Le poète y bâtit des maisons rondes dans des coins d’innocence qu’il peuple de nuages roses et de souris grises. La douceur n’est qu’un trompe-l’œil ; la vraie nature humaine se révèle et le protagoniste, comme son poète, sombre du rêve au cauchemar. Paradisiaque au début, misérable et dégénérescent par la suite, cet univers

étrange utilise la difficile transition de l’enfance à l’âge adulte, pour exposer le principe de déchéance poétique. A eux trois ils définissent donc le parcours complet du poète déchéant de son départ préconisé par Baudelaire à son arrivée dans un monde décevant, et posent trois différents décors amenant successivement le déclenchement, l’évolution, puis le résultat du périple déchéant.

I. RIMBAUD « EN MARCHE » POUR L’INCONNU

Avec ses « Lettres du Voyant », Rimbaud insiste sur le dérèglement sensoriel et sur les réactions et résultats inconnus qu’il pourrait obtenir et exploiter dans un dessein de poésie novatrice. Sa langue trouvée, le poète s’attaque à l’inexploré et est fin prêt à affronter sa déchéance personnelle. Après avoir accepté celle de son lexique et de sa forme poétique, sa déchéance doit être intégrale pour être parfaite. Son trajet dessiné, il lui faut à présent un moyen de transports – nous nous intéresserons ici au transport physique et n’évoquerons donc pas ceux qui relèvent de l’élévation de l’esprit, soit par

202 hallucination ou par ivresse, bien qu’ils ne soient pourtant pas négligeables chez

Rimbaud. Tantôt voguant sur les flots avec « Le Cœur supplicié », il devient son propre

« Bateau ivre ». Son périple maritime le mènera là où le labyrinthe coctélien va commencer, Rimbaud trouve la voie, Cocteau le passage. Pour l’atteindre, il construira des ponts qui joignent les mondes entre eux : fatales Illuminations et déchéance absolue.

Dérive du bateau-poète

Voyant ou enfant, Rimbaud s’amuse et s’extrait du carcan subjectif, en préconisant des voyages aux atours plus ou moins poétiques. Le premier, à bord d’un navire des plus suspects, exploite plutôt relents et maux de cœurs, alors que le second bateau, fantasmagorique cette fois-ci, entraîne le poète et son lecteur dans un monde inédit, où il les perd définitivement. Rompant « un silence poétique de sept mois »

(BRPR 74), avec son cœur, volé, supplicié ou celui du pitre, l’artiste joue avec les mots, les sons et crée des images choquantes voire brutales. Recourir au en octosyllabes pour décrire quelque chose qui « ne veut pas rien dire » (RPS 139) montre l’audace, une fois encore de l’auteur – pied de nez à Banville et à la troupe du Parnasse autrefois admirée. Le lyrisme auquel on pourrait s’attendre grâce au titre évocateur est immédiatement démoli et le voyage vire très vite à l’incartade poétique. Le premier vers donne la couleur du poème « Mon triste cœur bave à la poupe », où le « cœur » prendra pour signification, à cause de leur forme similaire, celle du membre viril

(Ascione/Chambon 124). A Wilbur Frohock qui conteste cette interprétation phallique de l’organe cardiaque en soutenant que non seulement le texte serait incompréhensible sans

203 le sens premier du « cœur » mais que de toute façon Rimbaud n’avait pas lu Freud,

Murphy rétorque :

C’est oublier nous semble-t-il, que le “symbole freudien” est à la base de toute une tradition de plaisanteries grivoises qui n’ont pas attendu Freud pour faire leur apparition – le Dictionnaire érotique moderne de Delvau en est rempli – l’argot en a enregistré des centaines. (1986/ 56)

Le vers introductif ne perd, selon non plus, aucune sensibilité et gagne d’ailleurs en effet

provocateur. Murphy renchérit, « le cœur s’identifie au sexe, cœur triste puisque

solitaire » (1982/ 29). Isolé, le cœur du poète bave1, « c’est-à-dire qu’il éjacule »

(Ascione/Chambon 124). Cette mousse inspire dégoût et nausée, deux écœurements que l’alcool pourrait causer, et qui témoignent de la déchéance physique du poète. A noter que l’ivresse inspiratrice des sens et leur transportation exaltée retrouvées dans le

« Bateau ivre » sont encore loin. Le narrateur partage donc avec un lectorat abasourdi une libération de son organisme. La bave masculine se mêle aux vomissements du troisième vers, les « jets de soupe » pour parfaire la scabreuse caricature du poète agonisant. Le travail de la voyance est donc un long voyage ; et le poète sur son maudit bateau qui tangue et qui le rend nauséeux – « J’ai des sursauts stomachiques » (v.21) – ne fait que regretter son embarquement. La tâche du passager est « monstrueuse » (RPS 142) et ni obstacles ni difficultés ne lui sont épargnés dans sa quête. Le plaisir du départ et de l’évasion se confond dans la douleur, l’excitation dans l'accablement. Le poète vacille, il doit affronter « les quolibets de la troupe / Qui pousse un rire général » (v.5-6). Son malaise approfondit sa différence ; son obstination est sa déchéance. La déchéance est ici celle du cœur d’un poète – sentiments ou sexualité concernés – délavé et blessé, qui, isolé au sein d’un équipage uniforme, réalise alors davantage sa marginalité. Il est perdu dans

204 les méandres de sa propre déchéance, il pensait s’y cacher et y trouver la paix de l’âme en trouvant l’inspiration poétique, mais le processus est houleux, et la voie loin d’être tranquille. « Le poème exprime donc les raisons, les souffrances énormes, les risques de l’encrapulement de celui qui travaille à se faire voyant » (BRPR 77).

Rimbaud affirme dans la lettre que le poème accompagne, « je m’encrapule le plus possible » (RPS 137) et l’exemple apporté ici est plutôt probant. Pour atteindre l’Inconnu, il faut dérégler le connu, l’avilir, le détruire, il faut assumer le processus de la déchéance une fois celui-ci enclenché. Les soldats à bord – suggérés par les « caporal »

(v.2), « général » (v.6) et l’adjectif « pioupiesques » répété à trois reprises dans le second huitain – illustrent ici le public intransigeant, moqueur, qui condamne le poète et le poursuit dans sa défaite. Leurs boutades « ont dépravé » (v.10) son cœur, son âme, et ses espoirs ; le poète est perdu dans ses fantasmes incohérents : « Au gouvernail on voit des fresques / Ithyphalliques et pioupiesques » (v.11-12). Il aperçoit toujours ces soldats, ses lecteurs, se fondre dans des tableaux flous, les « fresques ». Les hommes y sont droits comme des phallus, dressés contre lui et contre son écriture. Le salut de son âme est alors livré au bon vouloir des « flots abracadabrantesques » (v.13), dont les connotations relèvent de l’invocation magique. Le poète en apporte à des puissances extérieures pour le secourir, pour le libérer de son fardeau. Rimbaud a donc pris complètement conscience des conséquences de son nouveau projet, il dit à Demeny, « Prenez mon coeur, qu'il soit lavé ! » (v.14), et rejette définitivement ses écrits précédents, entendant ici sa poésie qui se voulait conquérir les esprits et les cœurs du Parnasse. Le Vogueur est décidé à assumer la dégénérescence de son corps, et renouveler le lexique poétique passe effectivement par l’abject. Redécouvrir les vraies sensations et émotions perverties par les fadaises du passé

205 demande d’explorer par delà les frontières de l’infâme. Rimbaud y excelle, et ce dès ses premiers mois à Paris ayant trouvé en Verlaine le compère idéal. Les résidus de l’organisme humain inspirent davantage que les nymphettes gréco-romaines, une nouvelle ère poétique a sonné, ou peut-être celle d’un retour à l’ancien temps puisque

Rabelais s’en amusait déjà beaucoup2.

Le premier pas est fait, l’auteur nous prend à témoin de son bateau à l’équipage malsain de sa résolution. Il a posé le premier jalon de sa traversée jusqu’à l’Inconnu.

Mais son registre stercoraire dérive, lui aussi, au large et s’éloigne définitivement des berges connues pour accéder, enfin, aux phantasmes baudelairiens. Quittant le domaine de l’ignoble, Rimbaud veut toujours impressionner et va y parvenir en multipliant les alexandrins dans une pièce colossale qu’il envoie à Verlaine. Il ne s’agit plus de prendre le bateau pour accéder à ses rêves, mais bien de prendre en main cette fois son destin de poète, et de se faire soi-même bateau, pour rejoindre ses propres pensées intimes et idéaux personnels. Avec « Le Bateau ivre », Rimbaud délaisse l’enivrement de son

« Cœur volé » et de ses « sursauts stomachiques » incontrôlables. L’ivresse est alors tout autre, celle des sens, une véritable exaltation en soi. Le poète pousse le dérèglement sensoriel à son paroxysme en défigurant sa vraie nature, en comptant sur les synesthésies voire les hallucinations. Le résultat déborde de couleurs et entraîne le lecteur dans des flots majestueux et incontrôlables : la déchéance n’est pas que sale et répugnante, elle peut atteindre le poète d’une autre manière, en l’enivrant tellement qu’elle lui fait perdre conscience, qu’elle lui retire toute conscience. « La véritable poésie, qui exige une exploration de l’au-delà, présente toujours le risque pour le créateur d’y plonger sans espoir de retour. En ce sens, chaque mort symbolique du poète figure une expérience

206 esthétique enrichissante, révélatrice d’un secret supplémentaire » (Wyns 290). Rimbaud va le prouver en imaginant le destin du poète intimement lié à celui d’un bateau lâché en pleine mer.

S’étant reconnu poète, il poursuit son grand voyage, et le fait partager. Malgré ses mésaventures pioupiesques, le poète n’en réitère pas moins l’expérience quelques mois plus tard, en concevant son « Bateau ivre », prédestiné de par son titre, à la dérive et au nauffrage. Dans un but similaire, le Voyant espère échapper au fardeau du quotidien et de ses banalités pour accéder au nouveau et persiste alors dans sa déchéance organisée.

Après ses écarts langagiers et la révélation de ses penchants scatologiques et pornographiques – très notables comme on vient de le voir dans les poèmes des « Lettres du Voyant » mais surtout avec sa participation à l’Album zutique – Rimbaud va ensuite prouver à Paris que son lyrisme n’est pas mort pour autant et que ses projets novateurs sont toujours à même de dynamiser sa motivation. « Le Bateau ivre » finit d’inscrire son auteur comme appartenant à un univers indéfinissable dans le temps et dans l’espace, un vrai visionnaire, puisque comme C.H.L. Bodenham le note, “the ‘bateau ivre’ after all sailed in the poem before the poet had ever seen the sea” (37). L’intérêt ici sera donc essentiellement de définir la manière dont cette pièce ouvre de nouvelles voies poétiques et comment son parcours prédessine le labyrinthe qui va se dresser plus tard contre le déchéant, Orphée par exemple. En rappelant l’interrogation de Giusto, Rimbaud a-t-il enfin « trouvé sa langue ? » (169), on se demandera si Rimbaud a découvert le nouveau de l’Inconnu. Couleurs et illisibilité l’accompagnent ici pour montrer la confusion visuelle et peut-être spirituelle du poète. Pour Margaret Davies, « ses éveils maritimes

(son approche de l’inconnu) s’annoncent au cours de “dix nuits”. Comme multiplication

207 de progrès, il verra à la fin de l’avenir éclore en un “million d’oiseaux d’or”. Dès lors, il s’agit d’une multiplication de métaphores pour désigner le projet du voyant et son expérience comme déchiffreur de l’inconnu » (100). De poète, le voyageur devient lecteur, puis déchiffreur de son environnement, mais il s’affirme surtout créateur et les interprètes fidèles sont peu nombreux. A sa question, Giusto lui-même répond « pas encore » (169). Si le bateau le sait, le jeune poète est, lui, encore à la recherche d’une

éclosion de [la] pensée » (RPS 142). Il découvre une porte sur une vraie révolution langagière, un futur éboulement de tradition littéraire, mais n’ose encore l’enfoncer. Pour nous, si le dessein rimbaldien sollicite force de travail et de précision, le poète ne sait pas moins ce qu’il attend faire de la poésie traditionnelle et est d’ailleurs en plein ouvrage. Le voyage proposé par Baudelaire est alléchant, peut-être inquiétant, mais Rimbaud a conscience de la déchéance qui le guette et ne s’en alarme point. Il est presque sûr de pouvoir maîtriser l’Inconnu qu’il s’apprête à découvrir, et l’intérêt ici porte foncièrement sur l’originalité du moyen de transport utilisé pour y recourir. De la figure du navire, il devient ce navire, et s’engouffre dans les eaux profondes qui, dans un abracadabra poétique et douloureux, le mènent à la déchéance. Giusto explique en quoi ce phénomène de transmutation s’exerce « en quelque sorte comme à l’insu du poète » (169). En effet, de la transfiguration onirique du poète en bateau, c’est tout un autre monde qui apparaît, parallèle à celui des vivants ; un endroit coloré voire colorié où l’architecture insolite bigarre le paysage sombre et terne, émerge d’intempestives hallucinations voire

Illuminations. Pourtant, le délire bariolé suit toujours quelques règles ; « ne prend-il pas soin de donner rime et raison à un ensemble associatif qui, somme toute n’en a que faire ? ». Serait-ce que « Rimbaud n’ose pas encore la liberté libre » ?

208 A notre avis, Rimbaud ose et le prouve. Le bleu, le jaune et le vert fusent de toutes parts et jouent sur le chatoiement du soleil et de la mer. Les deux éléments antagonistes aux frontières si fragiles se mêlent pour laisser passer le bateau-poète, et des paysages fantasmagoriques inouïs s’offrent à lui : « J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles /

Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur » (v.85-86). Cette ouverture des cieux est le symbole de l’ascension poétique, concordante au naufrage qui s’annonce très proche. La déchéance physique à laquelle s'applique scrupuleusement le poète mène à l’élévation spirituelle, et le consacre finalement. Le bateau s’aventure et son ivresse indomptable ; la personnification ne fait plus de doute, la déchéance du poète contamine le navire. Son excitation et ses troubles prédisent donc la destinée des poètes objectifs, soutenus par Rimbaud – objecteurs surtout à en croire les déchéants. Le protagoniste déclare son émerveillement au vers 32, « J’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! », et il semble bien que le poète ait atteint les objectifs auparavant fixés dans ses lettres de 1871. Pour Giusto encore, « l’idée centrale qui se dégage de ces pages est l’affirmation qu’il n’y a pas d’opposition entre la subjectivité et l’objectivité, entre l’homme et le cosmos » (168). Nous émettrons ici une faible contestation dans la mesure où, certes, le poète et son cosmos se doivent de se rejoindre et par delà, dans une certaine subjectivité de l’esprit, mais il nous paraît important de respecter la frontière même imposée par Rimbaud entre ces deux formes poétiques : celle de l’immobilisme et de l’inutilité comme déjà soulignée dans « Les Assis » d’une part, et celle de la marche en avant, du travail, celle où « vers et lyre rhythment l’Action » (RPS 142) et d’autre part.

Cette notion de fusion, donc, entre l’homme et le cosmos, l’infiniment petit et l’infiniment grand, insiste alors sur le travail fait à l’intérieur du microcosme du poète et

209 sa portée sur l’extérieur, dans le monde social qui l’a pourtant déjà rejeté. Steinmetz aussi

retient de ces révélations : « l’idée d’un langage neuf stimulant l’ensemble des sensations

et la nécessité d’une recherche conséquente ouvrant pourtant sur l’inconnu actif » (41).

Cosmos, inconnu actif, « Le Bateau Ivre » symbolise cette sur-dimension de l’homme en

proie à un délire de grandeur. Et ici, « par l’écriture, l’artiste tente de faire admettre son

univers intime » (Wyns 295). Descendre « des Fleuves impassibles » (v.1) – dont on

notera l’emploi de la majuscule qui se réfère aux fleuves comme étant un nom propre, de

pays ou d’un autre endroit, tout du moins localisé et reconnu – insiste sur la confiance en

soi du je-sujet, « insoucieux » (v.5). Maître des lieux, il étale son aise et son omniscience

avec ses « Je sais » (v.29) et ses « J’ai vu » (v.32, 33, 49, 85). Mais le voyage initiatique

qu’est en somme le parcours de ce « je » mystérieux s’achève dans un dernier effort, un

dernier soupir alors que la fatigue et l’impuissance se font victorieuses. Le poète

s’affirme, avec la répétition du « Moi », comme englouti dans les méandres

tourbillonnantes de la déchéance, « bateau perdu […] Jeté par l'ouragan dans l'éther sans

oiseau » (v.69-70). La Rédemption n’a pas de place ici, personne n’ira repêcher sa

« carcasse ivre d'eau » (v.72). La fin de l’expédition, témoigne de la lassitude du poète

contre les autres,

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes. Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Le sacrifice est irrévocable et la déchéance a impitoyablement pris possession du domaine poétique. La violence s’arroge les rênes, “the oppositions and continual contrasts in ‘The Drunken Boat’ highlight the fact that violence, which is central to

210 Rimbaud’s search for the unknown, is also at the heart of his visionary poetry”

(Peschel/1981 33). La déchéance est accomplie, le bateau est hors d’usage. Rimbaud moque la subjectivité baudelairienne afin de mieux imposer son nouveau cri de guerre :

« poésie objective » à tout prix. L’image du bateau voguant met l’emphase sur la détermination à braver l’Inconnu et sur le tournant que le voyage initiatique va prendre.

L’arrivée dans l’autre monde se traduit par un naufrage, celui du bateau, un échec, celui du poète. Le poète atteint la terre ferme, et y installe alors pour le lecteur en mal d’imagination des liens solides et visibles entre les espaces ; il désigne l’accès au monde déchéant grâce à ses « Ponts », pour traverser les mondes et rejoindre l’au-delà. Plus de batifolages ou d’auberge gentillette, Rimbaud persiste dans la déchéance poétique et affirme son nouveau style. Scott donne trois éléments constitutifs de la poésie de la modernité. Son idée nous paraît intéressante dans la mesure où les trois critères sont bien remplis par la novation rimbaldienne mais surtout parce que les deux derniers correspondent également au déchéant typique :

Une préoccupation de la ville, et surtout la grande ville industrielle et cosmopolite ; le désir de représenter, d’illustrer ce thème en utilisant autant que possible de nouvelles configurations d’images, des formes qui seront à la fois textuelles et visuelles […] le raffinement d’une forme de poésie encore assez neuve – le poème en prose – pour qu’il soit susceptible de s’adapter à la fois à la réalité urbaine et aux hallucinations ou fantasmes qu’elle provoque. (D. Scott 967)

La vision des villes est très proche mais en attendant, Rimbaud va témoigner de l’existence d’un nouvel univers, celui de la déchéance. Entre ancien et moderne, adoré et exécré, le premier déchéant rejoint une fois de plus Baudelaire avant d’être rattrapé par

Vian – du « Cygne » à L’Ecume des jours. Son recours à la prose va se faire dans la plus

211 douce des transitions. Aux premiers vers succèdent les « Vers nouveaux » et libres, puis le journal intime de la Saison en enfer : la prose des Illuminations était donc pratiquement prédite.

Des rives aux « Ponts »

Dans la continuité de ses délires versicolores, Rimbaud explique : « j’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin, d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeuls, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rhythmes naïfs » (RPS 125). Il rejette donc en bloc, d’une part l’art pictural grossier, et de l’autre la prose surannée, ses vers de 1870 comme ses chansons de 1872.

Avec ses voyages sur des eaux aussi tourmentées que lui, le poète s’assagit, il vit le processus de la déchéance qui se poursuit en lui et se dirige vers l’étape ultime, confiant, presque serein. Il va dessiner, pour encore mieux s’en écarter, une anti-peinture des villes modernes ou pittoresques, bâtir des passerelles entre lui et les cieux. Ainsi, avec « Les

Ponts », « c’est bien toute la ‘vision illusionniste’ d’un monde-panorama qui se trouve raillée » (Claisse 45). A première lecture, on pourrait croire à un assagissement inattendu du poète terrible. En effet, l’auteur semble quitter la versification caricaturale de ses premiers vers subversifs pour nous ouvrir les portes d’une ville – celle de Paris peut-être, de Londres, de Venise3 ou d’ailleurs, l’importance du paysage résidant plus dans sa composition que dans sa localité. « Ce qui frappe tout d’abord dans cette pièce, c’est son caractère de composition presque abstraite » (Jackson 140). Il pourrait tout d’ailleurs s’agir d’une simple reproduction, d’un tableau, ou d’une image vue en rêve.

212 Significativement le poème de Rimbaud réunit les deux caractéristiques principales du

« pittoresque » selon Claisse : « l’élégance […] et la singularité » (50). Le poète propose

un doux mélange entre rêve et réalité, d’un tableau architectural et musical d’une ville-

fantôme. Il révèle de la sorte sa nouvelle langue, celle du lyrisme onirique virant

évidemment à la vision cauchemardesque. Ainsi, « l’aspect visionnaire et magique de

l’œuvre de Rimbaud, caractérisé par un élan vers l’invisible, provoque chez le lecteur non

initié, un sentiment de stupeur qui s’évanouit lorsque la poésie découvre, à travers un

langage de cristal, la splendeur de la vision » (Matucci 13). Pour le public initié cette fois,

des artères ou passerelles émanant des Illuminations se dessine plus qu’un simple paysage étrange mais bien tout un nouvel univers basé sur un langage singulier. Bien que le poète s’éloigne des jeux de mots et de la rythmique cadencée de ses alexandrins contrariés, il s’adonne lyriquement et brillamment à la prose hallucinée. Choquer, soulever, Rimbaud perd de ses illusions et revient avec ses paysages urbains à une poésie plus descriptive que les narrations comiques de 1871, il conserve de sa verve ironique, mais délaisse les analyses et dénonciations sociopolitiques de ses premiers vers.

L’inculpation de l’immobilisme démontrée, celui-ci s’embarque vers de nouvelles destinations où, plus que les mots, les concepts sont révolutionnés. Il épuise le vers, des rimes interdites à leur désintégration totale et, pour illustrer la modernité de sa poétique, s’inspire du progrès citadin en matière d’architecture et d’avancées aussi bien technologiques que sociales. Brunel note d’ailleurs que cette initiative « a une double source : la méfiance à l’égard de toute “prose rimée” […]conduisant à l’abandon progressif de la métrique régulière, puis de toute versification ; le recours déjà ancien à

213 l’écriture en prose, soutenu par le rêve baudelairien » (BPR 226). Chanter « les transports de l’esprit et des sens » (« Correspondances » v.14 ) reste alors son leitmotiv primordial.

« Les Ponts » jettent leur thématique aux yeux du lecteur, une véritable parodie de l’écriture picturale, une moquerie discrète de « la littérature touristique » (Claisse 47).

D’une étonnante simplicité, cette description garde toutefois une certaine portée satirique, toujours chère à l’auteur. Avec « des ciels gris de cristal », la transparence et la fragilité du minéral sont ternies par une lourdeur et une multiplicité inattendue. « Par son association “inattendue” du cristal et de la couleur grise, Rimbaud ne pastiche pas seulement un tour et un thème, mais une esthétique qui, plus encore que le raffinement et la subtilité, cultive, comme il sera dit ensuite, le “bizarre” » – terme déjà cher à Gautier.

L’étendue du ciel devient plusieurs ciels chez Rimbaud, comme plus tard plusieurs soleils chez Vian4. Claisse note que « le pluriel “des ciels” […] renvoie ainsi à la langue technique de la peinture et au-delà à l’esthétique “naturaliste” qui assimile, chez les littérateurs en voyage, la nature à une galerie de tableaux » (45-46). Pour Roger Little, la préférence est donnée aux « ciels » plutôt qu’aux cieux pour des raisons phonologiques tout d’abord puisque « “ciels” s’accorde mieux avec “cristal” et permet l’écho direct de

“ciel” au singulier, phonétiquement identique, dans toute la dernière phrase du poème »

(173). Posée comme incipit, cette phrase pronominale met l’accent sur l’importance de ces ciels, maîtres des lieux, et de leur grisaille qui déteindra jusque dans l’eau du fleuve.

La ville en dessous est alors réduite à une simple image, à un simple décor où va se jouer la comédie de la vie. Témoin d’« un bizarre dessin de ponts », le narrateur le retranscrit, traduisant alors pour nous les traits d’une simple gravure ou peinture, ou s’improvisant guide touristique d’une ville imaginaire, réelle ou encore d’une vision. Un seul

214 paragraphe de neuf phrases d’inégale longueur et syntaxiquement dépareillées arrange la déchéance spatiale. L’irrégularité syntaxique va de pair avec l’enchevêtrement de mondes que Rimbaud hallucine. Pour D. Scott,

Le poème consiste en une construction plus ou moins carrée de typographie dont les phrases sont souvent juxtaposées comme des blocs de pierre : il y a très peu de ciment conjonctif et souvent la syntaxe a été taillée selon l’orientation générale du texte plutôt que selon la logique interne de la phrase et ses rapports avec celle qui précède ou celle qui suit. (979)

En reproduisant le texte ci-dessous, nous allons tâcher de mettre en relief les mouvements du décor qui s’avachit surtout sous le poids des bâtiments. Absence de verbe, donc d’action, ou seul mouvement descendant, les lignes 1 à 4 puis 6 à 10 convergent l’une vers l’autre, se rencontrant à la cinquième, médiane et particulière :

1. Des ciels gris de cristal. 2. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes, s'abaissent et s'amoindrissent. 3. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. 4. D'autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. 5. Des accords mineurs se croisent et filent, des cordes montent des berges. 6. On distingue une veste rouge, peut-être d'autres costumes et des instruments de musique. 7. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics? 8. L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. 9. – Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.

La bizarrerie de la forme frappe et évoque, avec une certaine nostalgie, les anciens jeux sur les mots, droits, bombés ou obliques, de Rimbaud. « La tension se dessine aux intersections et dans les rapports entre lignes droites et lignes arrondies […] entre droites,

215 horizontales et obliques » (Little 173) ; ces détours mathématiques rappellent les méandres poétiques empruntés par le poète ; Atle Kittang note aussi que ce « point de départ statique […] s’efface aussitôt derrière un jeu de mouvement variés » (241). En effet, maintenant sa prose épouse parfaitement le rythme de la versification. La deuxième phrase, longue celle-ci, est scindée par ce « mais » interrupteur ; la première partie descriptive et nominale est rejetée par la seconde moitié où les deux premiers verbes du poème révèlent une action négative, s’abaisser et s’amoindrir – élément absolument révélateur d’une déchéance physique. Le paysage s’efface, disparaît au fur et à mesure que sont construits ponts et dômes. « En subissant la force de l’imagination, la structure des villes et leurs éléments s’agitent et se désintègrent très librement avant de se transformer en un espace tout à fait différent » (Kwak 82).

Même la lumière du canal n’éclaire pas d’elle-même les ponts entre les rives citadines ; le verbe est utilisé comme un adjectif, rendant cette lumière objet plutôt que sujet. On ressent alors un goût de voix passive qui annonce l’adjectif « chargé » de la phrase suivante. Revenant à deux reprises, il insiste sur le poids des « dômes » et

« masures », symboles de l’architecture moderne, qui défigurent la tranquillité du paysage. Jacques Plessen en note d’ailleurs « une grande lourdeur s’opposant à la légèreté, dans le sens concret, des ponts » (9). Mais le dessein de Rimbaud est bien plus profond que celui d’offrir une simple fresque citadine. Le champ lexical urbain foisonne et donne une teinte inquiétante aux paysages remodelés. Les éléments du réel urbain s’entassent, se superposent et créent leur propre zone, leur propre surréalité Ces innombrables ponts donnent vie au paysage immobile grâce aux « effets graphiques produits par la juxtaposition des lithographies » (Claisse 42). Rimbaud accole les croquis

216 architecturaux, et l’importance du champ verbal qui s’y rapproche anime alors cette représentation inédite. Ces arcs qui, majestueux, dominent le « canal », sont les seuls acteurs de cet étrange spectacle, puisque « le poète ne se présente pas directement sur la scène, mais hors du texte, et y participe comme scrutateur détaché » (Kwak 199). Ils sont ceux qui contraignent les « dômes » à l’abaissement – position qui affirmativement s’impose véritable « défi au monde bourgeois et industriel » (Claisse 50), faisant des riverains une fois de plus l’objet des sourires rimbaldiens.

Avec la cinquième phrase intermédiaire « intervient alors une note nouvelle : la vue s’anime grâce à la musique » (Little 174). Le vocabulaire usité s’éloigne une fois de plus du registre poétique, mais subitement, comme les assis endormis qui commencent à cadencer leur journée aux rythmes de clapotis douteux, on entend « des accords mineurs

[qui] se croisent » et des « instruments de musique ». On repense à l’avertissement donné par l’auteur dans sa lettre à Demeny : « je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène » (RPS 142). D’origine inconnue, cette intrusion sonore finit d’émettre la possibilité d’une peinture ; la ville de Rimbaud existe bien, elle respire, elle s’exprime.

Le choix du mot « mineur » peut être à double entente. Il évoquerait d’une part la gravité de la tonalité que le poète-peintre entend donner à son tableau, y faire régner un climat de désolation, une atmosphère triste voire menaçante. Et d’une autre manière, l’auteur peut vouloir minorer le rôle des notes, elles traversent le paysage mais ne peuvent trouver la force de s’y arrêter. Il leur est impossible de devenir le centre de la scène – et donc d’attraction du public – occupé principalement par les ponts omniprésents. On devine une envolée lyrique du paysage gris et terne qu’est devenue la rivière, chargée de passerelles

217 et de rambardes. Elle s’humanise aux pensionnaires que ses rives hébergent, mais se

défigure aussi, comme la poésie rimbaldienne, alors que le monstre « modernité » envahit

et surcharge la place. Des rives aux ponts, le passant rejoint le domaine nautique, croisant

des « mâts », et des « frêles parapets » entre musiques et costumes de scène, et l’on

s’interroge alors sur un éventuel lien entre ce curieux flâneur et le théâtre. La marche

incontrôlée nous conduit de l’architecture à la comédie, comme sur le chemin d’une

déchéance inévitable de la modernité, qui s’avère pour nous être celle « de toutes les

dimensions de l’espace » (Claisse 50).

Et intervient « la veste » de couleur ; « ce point de rouge chez Rimbaud, si

surprenant, si tranchant, rend plus gris par contraste toute la description précédente »

(Little 174). En effet, si Claisse pense que « les notations chromatiques parachèvent ce

pastiche de l’écriture picturale du touriste littéraire » (46), nous voyons plus en cette

apparition saugrenue de rouge – couleur violente, du sang et de la mort, mais aussi de la

chaleur et de l’amour – un acte désespéré du poète qui tente de trouver une source de vie

dans la désolation de la ville5. Le rouge s’éloigne inexorablement des tonalités en présence, la couleur « tranche non seulement sur le gris environnant mais encore sur le bleu des eaux autrement grises » (Little 175). Ce petit point vibrant se meut entre rêve et réalité ; « ces images dynamiques donnent l’impression d’assister à une scène de théâtre où l’on procède à un changement de décor » (Kwak 259). La « comédie » à laquelle assiste le narrateur – supposée grâce aux « costumes », « instruments de musique » et

« airs populaires » – se dessine, plutôt déroutante, mais qui une fois éclairée, mise en valeur par ce halo lumineux comme le ferait aujourd’hui un projecteur au théâtre, devient matière à création littéraire. Le texte une fois de plus atteint un degré supérieur, s’alignant

218 avec « les tableaux, [les] structures spatiales dans lesquels les divers éléments visuels sont juxtaposés selon des critères essentiellement esthétiques [pour] transformer la façade du texte en un spectacle mouvant » (D. Scott 980). Le mouvement reste la prédilection de

Rimbaud, malgré l’apparente stagnation de son spectacle figé. Les ponts donnent vie au paysage statique, prennent vie au cœur de cette ville qui tristement se berce de morceaux nostalgiques. De là, le genre rimbaldien se décharge du chaos – organisé cela dit – révolutionnaire engagé pour rejoindre les sphères du nostalgique inévitable. Comme

Baudelaire déjà perdu dans les frasques d’un Paris moderne, le jeune poète s’accoude aux passerelles des figures géométriques incompréhensibles pour mieux contempler la ville, les villes, de ses yeux mi-clos. « Des ciels » sur les « ponts », tombe dans « l’eau […] grise et bleue » et leurs teintes se mélangent pour charmer le poète de fantasmagories.

L’« instabilité féerique du décor » (Claisse 51) éclaire le bien surprenant tableau alors qu’« un rayon blanc, tombant du haut du ciel » foudroie cette « métropole crue moderne » (« Ville ») où les ciels gris s’énoncent « épaisse et éternelle fumée de charbon ». La « dernière phrase nous suggère l’idée d’un mirage ou du moins d’un spectacle évanescent, qu’un rayon suffit à anéantir » (ROCA 992), un moment de quiétude brisée par un faisceau de lumière révélatrice. Little relève que « placé sous le signe de la grisaille, avec ces “ciels gris”, et plus loin, “l’eau… grise”, le texte est simultanément vivifié de scintillements cristallins, et ce sont ces derniers qui se regroupent en un seul faisceau pour descendre à la fin sous forme de “rayon blanc” »

(173). Pour sa part, Jackson y voit « la dénonciation par l’œuvre elle-même du caractère fictif de la mise en scène qu’elle a opérée » (140). Et en effet, il semblerait que le marcheur prenne conscience de la fiction qu’il s’invente, « La “comédie”, c’est la nature

219 imaginaire du paysage que l’esprit poétique a librement composée ; la déception dont témoigne cette fin, c’est que la transfiguration réalisée par l’esprit ne soit qu’imaginaire, qu’elle ne vaille que dans l’espace neuf, mais fragile, de la fiction ».

Rimbaud propose donc le trajet à suivre, les épreuves à endurer, tout un programme déréglé, où les arts et les astres se mêlent, où la peinture se fait poésie et la musique devient fluide. « Cet univers est une sorte d’espace qui, à peine pleinement révélé, est prêt à disparaître » (Kwak 279), et de là vont émerger les portes qui s’ouvrent sur la déchéance. Avec la puissance du dernier verbe, « anéantir », le marcheur inconditionné laisse présupposer une vision infernale ; les ponts même « opèrent l’anéantissement d’une autre “comédie”, la comédie de l’écriture, devenue pure mise en scène d’un divertissement factice. Le “rayon blanc” qui fait table rase de cette littérature- spectacle, est ainsi celui d’une aube nouvelle, où un autre sire devient un autre vivre »

(Claisse 54). « Les Ponts » sont les passerelles qui mènent à la ville moderne ou qui permettent de la quitter pour rejoindre le monde onirique du poète. Les aperçus de l’innovation et de l’industrialisation reflètent le désarroi baudelairien, et Rimbaud s’affirme à son tour le poète de la ville et de ses visages futuristes. Avec tant de lieux

évocateurs et détenteurs de secrets poétiques, « il s’agit bien alors de s’ouvrir à un nouvel

état, à une nouvelle activité de la parole définissable par une tout autre nécessité que celle du sens » (Steinmetz 40) ; nous partageons ainsi l’avis de Kwak qui voit en ces ponts une ouverture sur « un univers poétique insaisissable, variable, bougeant et toujours ouvert vers l’ailleurs » (86). L’ailleurs va devenir un endroit où les poètes déchéants se retrouveront.

220 II. REJOINDRE SES REVES : LES DOUBLES UNIVERS DE COCTEAU

Aux inspirations fortement rimbaldienne, la poésie de Cocteau prend de nouvelles formes, et des horizons inédits s’ouvrent alors. Dans son univers, le monde onirique du poète, qui est un dormeur, et le monde des vivants se superposent voire se rencontrent parfois. Rejoindre l’intervalle très particulier de la création poétique, cet au-delà, demande des recours tout aussi étranges. Après le parcours rimbaldien, le poète doit affronter le passage en lui-même, corporel et spirituel, d’un monde à l’autre. Cocteau prévoit cette zone, intermédiaire, incohérente et surnaturelle, afin de faire rejoindre à ses protagonistes le firmament poétique, expérience pour laquelle la mort s’impose à priori :

« L’art, expérience intime, permet au poète de rejoindre l’absolu que Cocteau nomme : la mort » (Wyns 297). Si Heurtebise et Orphée traversent les espaces spatio-temporels en empruntant des passages bien étranges, comme des portes-miroirs, apparaissent aussi d’autres ressources. Cocteau va en effet étoffer ses moyens de télétransportation afin d’assurer une parfaite connexion entre les univers pour être à même de passer avec plus de facilité de l’un à l’autre. Les personnages vont et viennent, la déchéance poétique atteinte, elle circule ensuite et contamine alors l’entièreté de la sphère créatrice. Cocteau

établit la dualité des univers mitoyens et met ainsi à jour celui de la déchéance, de sa propre déchéance. Il invente des créatures magiques qui sont dans l’entre deux, et y revient l’image du miroir survenue dans Le Sang d’un poète et qui se répercutera ardemment dans la suite du mythe orphique. Pour suivre, il installe dans les rues de Paris un vrai labyrinthe qui regorge de passages secrets et fantaisistes pour la mise en scène d’Orphée, ultime obstacle à la réunion des deux amants, la mort et son poète.

221 Intermédiaires insolites, la poésie de l’entre-deux

Cocteau, tel Vian, ne quitte pas le monde de la magie et de la création farfelue. Sa déchéance s’atteint par des moyens beaucoup plus subtils que la concrétisation des ponts proposée par Rimbaud. Avec La Belle et la Bête, le metteur en scène prévoit nombre de mécanismes surnaturels qui facilitent les voyages entre le monde réel et perverti d’Avenant et celui de la Bête qui s’isole entre richesses et poésie. Il exploite l’univers de l’enfance et de l’innocence pour mettre l’accent sur la déchéance du monde adulte contemporain. Il utilise le cliché du prince charmant corrompu contre celui de la vilaine bête inoffensive pour insister sur la bêtise humaine due à une regrettable ignorance – ignorance qui touche le public du poète et qui dès lors explique son incompréhension et entraîne sa perte. « Il y a bien des hommes qui sont plus monstrueux que vous et qui le cachent » confie la Belle à la Bête (CBB 149). Il n’est plus qu’une moitié d’homme, déchu, puni par les fées. Mais même, transformé en bête féroce – comme un Rimbaud ou un Vian jouant au pornographe et devenant violent – malgré son comportement animal, il possède la parole et des pouvoirs mystérieux. Cette apparente accalmie cache pourtant comme chez ses prédécesseurs, le calme avant la tempête : après s’être nourrie de gibier qu’elle a tué, la Bête erre « comme ivre, sa chemise déchirée, découvrant ses toisons. Du sang couvre son visage et sa chemise » (Milorad/1981 324). Le naturel l’emporte et un animal doué de parole ne fait pas de lui un homme, sa passion pour Belle et ses tendances

à la violence le rapproche pourtant en beaucoup de points à l’autre espèce. Pour assurer donc la liaison entre les deux mondes, Cocteau va imaginer cinq passerelles qui permettent les va-et-vient.

222 Seule la Bête, recluse et marginale comme le poète, possède le secret. Dans le parc de son refuge, « le pavillon de Diane » (241) renferme ses richesses mais il prévient la Belle « c’est le seul endroit du domaine où nul ne peut entrer, ni vous, ni moi » (242-

43) ; la serre est l’intervalle entre les deux mondes, elle contrôle la déchéance de la Bête et causera la perte d’Avenant. « La clef d’or » (243) permet d’ouvrir la porte de ce trésor, mais celle-ci conserve surtout un caractère essentiellement phallique. En la remettant à

Belle, la Bête confirme son vœu de la posséder spirituellement et physiquement, et celle- ci s’offre à lui implicitement en l’acceptant. Tout aussi allusif, ce « gant » (245), qui fait de l’habillage et du déshabillage de la main, un acte érotique des moins équivoques. La tension sexuelle entre les deux protagonistes s’intensifie et l’entremêlement de leur monde se renforce. Autre instrument farfelu, et dont la symbolique sexuelle a déjà été

évoquée, le cheval du domaine. Le Magnifique ne parle pas, mais comprend ses directives « va où je vais le Magnifique, va… va… va ! » (121). Ses origines sont inconnues, il peut charmer ou effrayer, comme le poète déchéant. Félicie et Ludovic ne savent se mettrent d’accord, « c’est le ciel qui l’envoie. - C’est l’enfer… » (319), le cheval est aussi un instrument qui virevolte entre les deux mondes. Comme dans tous les contes de fées, il faut une formule magique. Et c’est bien cela dont il s’agit pour la langue que Cocteau a trouvée, après Rimbaud qui mit en avant « le lieu et la formule » dans

« Vagabonds ». Le poète ouvre un passage secret pour errer entre mondes réel et poétique ; dans celui de la Bête, le prince maudit ressemble dans sa détresse aux poètes déchéants. Ce messager particulier rappelle celui de la pièce Orphée6 où il « assure un premier contact entre le héros, sa vocation poétique, et la mort qui y est indissociablement liée » (Wyns 287). Au lever du rideau, le poète et sa femme sont à

223 l’écoute d’un cheval bien étrange. L’animal frappe le sol avec son sabot et secoue la tête pour parler à Orphée, très attentif au déroulement du message codé. Celui-ci prend un temps extraordinaire pour déchiffrer le mot « merci » et en paraît ravi : « Merci tout court, c’est for-mi-da-ble ! » (COF 10)7, ce maigre résultat est pour Eurydice incompréhensible voire inutile : « pourquoi est-ce formidable ? Ce merci n’a aucun sens » (11). La notion de sens s’avère encore une fois très subjective ; le poète est de moins en moins compris et accepté, et s’émerveille devant ce qui tient du délire. Il s’exclame « ce cheval me dicte la semaine dernière une des phrases les plus émouvantes du monde […] Je me propose de la mettre en œuvre pour transfigurer la poésie ». Le dessein du déchéant est éclairci dès qu’il réalise son aveuglement « nous nous cognons dans le noir ; nous sommes dans le surnaturel jusqu’au cou. Nous jouons à cache-cache avec les dieux. Nous ne savons rien, rien, rien » (12). Il faut donc franchir les barrières du connu une fois de plus. Vingt-cinq ans plus tard, avec la modernisation du mythe pour le cinéma « le cheval-muse se modernise en “voiture qui parle” » (Wyns 286), véhiculant plus que de simples messages d’inspiration. « Le cheval et l’automobile affichent un comportement provocant, tels des maîtresses incitant le héros à la débauche », ou le conduisant irrémédiablement à la déchéance.

Dans le film, il est intéressant de noter que “Cocteau does use his own voice to read the prologue, to narrate at times, and to broadcast messages over a radio as part of the plot” (Aldstadt 200-201) et d’y voir donc une certaine réflexion personnelle sur le travail du poète8. Ici le poète essoufflé – Orphée mais peut-être aussi son créateur même – est incapable de retrouver sa muse et se laisse inspirer par une voiture venue de l’au-delà qui profère des « petites phrases » magiques, certainement une des meilleures trouvailles

224 de Cocteau qui va montrer graduellement comment “Orpheus begins to lose interest in earthly responsibilities” (Gates 45). Instrument tout aussi intermédiaire que le

Magnifique puisqu’elle va et vient entre le chalet de la Princesse et la maison d’Orphée en empruntant, comme si de rien n’était, tranquillement la route. Une station de radio y

émet des phrases incompréhensibles qui hypnotisent Orphée, « la radio de l’automobile exerce sur Orphée, par le biais de phrases énigmatiques quelle diffuse, un pouvoir d’attraction indéniable » (Wyns 287). On peut y voir par ailleurs un clin d’œil complice à la Résistance qui opérait dans l’ombre pendant la deuxième guerre mondiale et à ses messages codés, puisque comme le remarque Gates “Messages that come to Orpheus on the radio sound like wartime Resistance codes or fragments of surrealistic poetry.

Romantic tradition says poets receive messages from below. To make soul, he needs the resonance of the Underworld” (45). La pénétration de l’autre monde devient essentielle à la création poétique, la déchéance doit être vécue pour que le poète retrouve son talent.

Evidemment, “Orphée listens to radio messages, only audible on Heurtebise’s car radio”

(Aldstadt 202-203) ; le poète s’installe au volant d’une voiture étrangère. Il est essentiel de relever que « jamais Orphée ne maîtrise les rênes du véhicule » (Wyns 287). Il ne la conduit pas lui-même pour accéder à l’inspiration de son propre chef, au contraire, il s’y assoit pour ne rien rater de l’étrange récitation. Des formules telles « Le silence va plus vite à reculons. Trois fois » (COF 75) ou « un seul verre d’eau éclaire le monde… deux fois » (75) lui apparaissent comme le renouveau de son souffle poétique perdu, souffle que lui procure à son insu un poète plus jeune et plus célèbre. Ces petites formules magiques viennent d’ailleurs – “broadcast from the realm inside the mirror by a revived

Cégeste, who has become the Princess’s maladroit assistant” (Aldstadt 203). Le jeune

225 poète a été enlevé par la Princesse et est désormais à son service, chargé de détourner

Orphée de sa femme et de sa vie terrestre pour l’attirer vers l’autre monde. Cet étrange

faux travail dénoncé par Rimbaud ne lui portera pas chance, subjugué par l’Inconnu

Orphée va finalement tricher, en s’appropriant certaines des trouvailles de Cégeste et signer ainsi son arrêt de mort. “Has Orpheus become a murderer and plagiarist, in addition to philanderer, during his mid-life regression?” (Smith 247). La crise poétique s’affirme donc bien dans la crise personnelle de l’auteur. Gates affirme que : “the poet’s mission is to listen to Voices from the Underworld, to learn, to re-vision” (46), et il pourrait alors s’accorder le droit à l’emprunt, si les voix lui sont destinées.

La voiture remplace donc le cheval de la pièce dont le « merci » était déjà loin de subjuguer Eurydice : « ce mot n’est guère poétique » (11) et Orphée de répondre : « sait- on ce qui est poétique et pas poétique». Les mêmes répliques seront reprises quand

Eurydice rejoint Orphée dans la voiture qu’il refuse désormais de quitter, de peur de manquer la révélation (88). Un élément majeur relie également les deux films, le miroir, et il s’agit là du dernier ensorcellement que contrôlent la Bête et le poète. Ce dernier recours est non des moindres puisque le mystère des glaces s’avère très cher à Cocteau, et sera donc récurrent aussi bien dans son œuvre scripturale que dans son travail cinématographique. Un jeu s’instaure entre le reflet du poète et sa pensée même. C’est de l’autre côté du miroir que s’expérimente le mieux la création. L’illustration de cette théorie fantasmagorique commence avec Le Sang d’un poète où le poète est forcé de

traverser les miroirs pour retrouver sa propre réflexion. Avec La Belle et la Bête il

renforce le caractère ambivalent de cet intermédiaire avant d’en faire une véritable porte

sur l’au-delà dans Orphée.

226 De l’autre côté du miroir ?

Le poète-sculpteur est en proie à tourmentes avec sa statue, alors qu’il est à la

recherche de l’inspiration. Mais son œuvre elle-même prend la parole : « il te reste une

ressource. Entrer dans la glace et t’y promener » (CSP 37), mais lui de répondre,

incrédule, « on n’entre pas dans les glaces » – cette hésitation sera aussi performée par

Orphée vingt ans plus tard. La statue se révolte alors contre son créateur et lui reproche

de n’appartenir maintenant qu’au monde tangible et rationnel, alors que pour trouver

l’inconnu, il faut bien s’aventurer dans celui-ci. « je te félicite. Tu as écrit qu’on entrait

dans les glaces et tu n’y croyais pas ». La remise en cause de l’expérience est abrupte,

comme peut être le reproche de Rimbaud à Baudelaire, les fondations ont été posées mais

rien encore n’a pu être érigé. Poussé par son œuvre qui prend vie, enfin, « le poète

s’enfonce dans la glace. Un cri de foule au feu d’artifice accompagne sa disparition »

(39). Il est intéressant de noter l’effet spécial mis en place pour filmer ce passage entre

les deux mondes, « on a substitué au miroir une cuve d’eau, fixé le décor dessus, cloué la

chaise à gauche. L’appareil de prise de vues se trouve à pic sur le tout. L’acteur plonge.

L’image redressée, vite coupée, terminera le trompe-l’œil ». La déchéance poétique ici

est amenée par les pulsions créatives du poète, qui franchit finalement le cadre du miroir,

il est dans la déchéance. Cocteau la confine ici dans un hôtel sordide aux chambres fantaisistes qui renferment chacune un rêve, une idée du poète ; le public peut alors se joindre à lui, voyeur.

Il en est de même dans son second film où la Bête, qui incarne la figure du poète incompris et monstrueux comme Rimbaud, joue au voyeur et au persécuteur. Maudit par les fées, comme le poète par la société, l’animal utilise le miroir dans un contexte qui

227 semble pourtant plus féerique et sensuel, que précédemment. Il offre à sa prisonnière,

Belle, une chambre qui ressemble à un jardin luxuriant et où une fois encore les statues veillent en silence, et sur sa table de nuit, une voix étrange qui murmure, « je suis votre miroir, la Belle, Réfléchissez pour moi. Je réfléchirais pour vous » (135), jeu de mots, et d’esprit surtout, puisque le miroir offre à la jeune fille plus que son reflet mais bien la réflexion de ses pensées. La Bête partage alors ses pouvoirs avec l’objet de son amour, la

Belle devient sa muse, et il lui offre certaines de ses facultés en échange de sa présence inspiratrice. Le geôlier peut utiliser ce miroir pour retrouver la Belle qui s’échappe ; cet instrument est le principal lien entre le monde irréel et enchanté et la vie quotidienne de

Belle et de sa famille. Il permet à la jeune fille de voir son père lorsqu’elle est chez la

Bête et vice-versa. Il est donc l’instrument principal de la trajectoire de la déchéance puisqu’il relie les mondes instantanément. La déchéance est reprise ici dans les deux mondes, on voit la faillite personnelle du marchand, l’arrogance et l’avidité du fils, la stupidité et la fatuité des sœurs. De l’autre côté du miroir, la Bête est un homme déchu, et seules la souffrance et la solitude lui permettront de rejoindre les cieux et donc la plénitude poétique. La Belle la retrouve, mourante, « vous vivrez, vous vivrez, ma Bête. –

Il est trop tard » (347). Il doit donc en quelques sortes passer par la Mort, l’éprouver, pour atteindre l’apothéose – ici métaphore élaborée de la gloire et de la reconnaissance.

Dans Orphée, encore, le miroir – de sa chambre surtout, élément de l’intimité conjugale et donc concrétisant l’antagonisme entre la sphère sociale du poète et son revers – est très utile aux évasions du poète. En premier lieu, il assiste un rituel bien singulier, celui de l’après-mort de Cégeste où la Princesse se l’accapare : « vous êtes désormais à mon service » (COF 79). Dans un chalet inhospitalier, l’étrange cortège

228 s’engouffre dans le miroir pour retourner dans le mode des vivants, « Orphée se jette contre sa surface et s’y cogne. On le voit et on l’entend frapper. Orphée de près, face au miroir. Sa tête chavire. Ses mains glissent. Il se trouve mal et s’affaisse au pied du cadre » (79). Pour Gates, “Cocteau’s film suggest in many ways that mirrors are a link between the upper and the lower world. He shows Death entering this world and exiting it through mirrors” (45). Encore, dans la chambre d’Orphée, la Princesse réitère son étrange cérémonial, pour s’approprier cette fois ci Eurydice. Le miroir conjugal laisse entrer la

Princesse, muse poétique décidée qui montre la marche à suivre : « allons, Cégeste !

Habituez-vous à me suivre […] Voulez-vous fermer vos portes ? ». L’ange de la mort, ou

« une des formes de la mort » comme le précise Heurtebise (COF 102), s’introduit dans les foyers par de bien curieuses ouvertures : « Quelles portes ? » s’étonne Cégeste, « le miroir. Vous ne comprenez jamais ce qu’on vous dit » (96). Elle enlève Eurydice au monde des vivants : « vous appartenez maintenant à l’autre monde » (99) lui dit-elle, en espérant que Orphée la rejoindra. Sa manigance pour s’approprier le poète l’humanise, les deux univers fusionnent en elle et la déchirent. Elle s’écrit en partant « apprendrez- vous jamais à ne pas regarder en arrière. A ce petit jeu, il y en a qui se changent en statue de sel » (100), une allusion directe au poète du premier film, qui se retrouve statue lui- même à son retour du miroir. La déchéance transforme le poète également physiquement.

Et pour sa muse il en est de même, « elle brise le miroir d’un coup de poing. Le miroir s’écroule. Sa robe devient blanche », la Princesse, en noir habituellement, se fait alors plus femme qu’allégorie inspiratrice. Donc, « la mort dans le film est humaine puisque capable d’amour » (Wyns 290), mais elle n’est pas autorisée à aimer, et pour rétablir l’ordre, “the Princess will eventually lead Orphée to his death; and Cégeste represents his

229 lost youth and popularity” (Aldstadt 205). La déchéance entraîne le schéma poétique avec elle, l’ange du poète non plus ne sera épargné.

Remplaçant la statue du Sang d’un poète ici, Heurtebise prend ici la parole et

« livre le secret des secrets. Les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va.

Du reste, regardez-vous toute votre vie dans une glace et vous verrez la mort travailler comme les abeilles dans une ruche de verre » (COF 101). Le « passage » devient plus explicite, l’Inconnu prend un autre nom, celui du royaume des morts, là où la création poétique prend naissance. Ce miroir-porte est donc la clef du mystère soulevé par

Baudelaire. “When plunging into the mirror to seek his lost inspiration, the poet succeeds in penetrating his own self. All that transpires behind the mirror in Orphée, to the same extent as in Le Sang d’un poète, is actually happening within the poet” (Evans 118-119).

Alors, plus de trous de serrure pour pénétrer les mondes les plus fous et explorer ses propres phantasmes. Le poète-voyeur peut procéder à son introspection grâce aux portes- miroirs qui lui montrent le chemin des Enfers. Ces derniers sont pour leur auteur les facettes « où l’on se voient vieillir et qui nous rapprochent de la mort » (COF 65). Alors que certains la fuient, Orphée est déchiré entre ses émotions antagoniques ; il ne sait plus quel est l’objet de sa quête, le désir de l’amour ou celui de la mort. Tourmenté par l’amour physique et la passion spirituelle, Orphée veut rejoindre Eurydice et la Princesse

– les images féminines qu’incarnent respectivement Déa et Casarès, se confondent alors pour mieux véhiculer la notion de déchéance de l’homme à l’ascension poétique – pour

« si possible, tromper l’une avec l’autre… » (102), au grand regret d’Heurtebise qui prêchait plus tôt « un poète est plus qu’un homme », il n’en reste pourtant qu’un être de chair. Force est de constater que la Muse s’humanise alors que le poète est en procédé

230 inverse, leur monde se rencontreront finalement. Avec des gants spéciaux – élément repris de La Belle et la Bête puisque ici aussi c’est la Mort qui les offre au poète pour qu’il puisse la suivre – Orphée va aller rejoindre sa muse, mais le passage même du miroir l’inquiète, comme le premier poète il n’ose s’aventurer sans que l’on l’y pousse :

« cette glace est une glace et j’y vois un homme malheureux » (103). Ainsi pour contrer le sort, Orphée s’introduit dans le miroir, bercé d’espoir de renouveau – « gros plan des mains qui pénètrent dans le miroir. (Fait dans une cuve de mercure) » ; ici aussi la fluidité est requise pour concrétiser la métaphore de la création. Smith conclut : “The overall purpose of the multiple doorways, windows, mirror frames, stairs and hallways in […] is to visualize the descent into Hades as a journey into the labyrinth” (246). Après l’hôtel des Folies dramatiques et ses chambres-cellules, Cocteau met en scène un endroit encore plus singulier, celui de la zone, parfaite illustration du labyrinthe orphique. Il utilise le miroir comme base, mais développe son idée autour de foule de détails ingénieux.

Le labyrinthe orphique

En effet, avant d’atteindre la paroxystique déchéance de la Zone, il faut que le poète surmonte l’épreuve du labyrinthe. Cocteau y pensait déjà en composant « Qui de moi... » (1954/ 53) :

Qui de moi vous connaît monstre d’un labyrinthe En mon corps fermé contenu Et n’est-il pas normal que j’aborde avec crainte Cet itinéraire inconnu

L’expérience spirituelle est retranscrite dans le film qui regorge de détails architecturaux ou géographiques. Ils annoncent ce fameux « passage », de la société mondaine et

231 inadaptée à la personnalité extraordinaire du poète au royaume des morts où il sera enfin consacré. La progression ascensionnelle du film est notable, alors que la chute est pourtant prédite, “The gauntlet of stairways, avenues, arches, and alleys through which the lady has lead Orpheus suggests the labyrinth, an extremely ancient icon of the underworld, and anticipates the climactic descents at the end of the film” (Smith 247). Le poète a déjà surmonté de multiples obstacles, il parcourt l’Inconnu mais est encore en attente de ce « nouveau » qu’il appète. “The dark, hidden world is our origin and also our final destiny” (Gates 44), mais le chemin qui relie les deux n’est pas forcément des plus simples. Les épreuves se multiplient, les rencontres fortuites ou préméditées accentuent le traumatisme du poète. On notera tout d’abord cette « place où il ne passe jamais personne » (COF 74) et où le meurtre de Cégeste est commis. Elle s’inscrit comme premier lieu de passage entre les morts et les autres. Et Gates souligne, “Movement in the soul often begins with some sort of accident” (44). L’accident, on le verra, n’en était pas vraiment un, mais il a toutefois permis le déclic qui poussera Orphée à réviser sa condition poétique. Il suit cette femme élégante et mystérieuse, monte dans sa voiture qui devient un enclos privé, une source de poésie suspecte et envoûtante. Ils parviennent au chalet, sorte de maison vide, qui rappelle le pavillon de Diane puisqu’il semble aussi contenir des richesses spirituelles, aider à la création poétique, mais son accès est difficile et fatal. De son côté Eurydice s’inquiète, les hôtels qu’elle contacte sont bizarrement

« l’Hôtel des Thermes » (COF 80), « l’Hôtel Fabius » qui évoquent la mythologie gréco- romaine, et surtout, « l’Hôtel des Deux Mondes » (81). Le poète serait donc entre ces deux mondes, dans un intervalle médian, ne sachant de quel côté se tourner. A l’intérieur de sa maison, c’est un escalier et une trappe qui mène à la chambre, Orphée s’en sert pour

232 quitter le monde commun, laissé en bas, et remonte vers ses nues, Heurtebise s’y fera prendre aussi, et d’en haut, la Princesse lui jettera « dans cette trappe, vous avez tout d’un fossoyeur. Vous êtes très ridicule » (99). Comme le poète, l’ange est entre deux mondes, filmé en plan américain, on ne voit qu’une moitié d’Heurtebise, partagé entre le sol des vivants et le ciel des Morts. Sa patronne rit d’ailleurs de lui, « je suppose, Heurtebise, que vous désirez rester sur terre », la transition entre les mondes reste abrupte.

Pourtant, Orphée est bien décidé à retrouver son inspiration perdue, il s’échappe par la fenêtre de sa chambre, et « commence à descendre par une échelle » – passerelle improvisée d’un monde à l’autre (85). Escaliers et échelles vont être récurrents dans le film et insister sur l’essentiel de l’ascension poétique, en tant qu’effort voire travail physique ; le poète doit escalader des marches pour atteindre la gloire, posthume malheureusement. Une scène en particulier est intéressante, lorsque Orphée doit se rendre au commissariat de police. Le but de sa visite est une épreuve en soi dans la mesure où il est convoqué pour expliquer et justifier sa crédibilité en tant que poète. La route qui y mène est très escarpée ; Heurtebise dépose Orphée devant des escaliers interminables, filmés en contre-plongée, ce qui insiste instamment sur l’ascension physique du poète, parallèle à son élévation spirituelle. Orphée est cadré en gros plan, il commence son périple. La Princesse apparaît et disparaît dans les détours de la Place des Vosges – « on voit la Princesse apparaître au milieu de l’image et s’engager dans les halles vides » (91)

– les repères spatiaux n’ont plus de sens, et on se rappellera que Heurtebise aussi possède cette faculté bien utile (85). Dans les rues de Paris, dédales allégoriques, « la mort, au cœur de l’expérience poétique, mène Orphée à travers les épreuves d’un apprentissage douloureux tel qu’en connaissaient les novices des sociétés primitives » (Wyns 286). Le

233 poète dans sa course se heurte à plusieurs obstacles, dont ce symbolique cycliste, qui porte une échelle, comme pour le guider sur son parcours. La déchéance du poète est

évidente, et prédite. Il accepte son engouement fatal et s’engouffre alors dans la Zone, représentation même de l’univers de la déchéance.

En effet, Orphée accompagné du fidèle Heurtebise, pénètre dans l’autre monde, de sa propre chambre, “Orpheus enters the ‘zone’ through his own reflection in the mirror.

He falls into himself, and by so doing has a brief meeting with death” (Keller 71). Il veut en effet y rejoindre la Princesse. Mais que se passe-t-il vraiment de l’autre côté du miroir ? Après le couloir sans détours des Folies Dramatiques, les espaces s’enchevêtrent, fiction fictive et fiction réelle se mêlent, perdent le lectorat, le public dans les méandres des enfers, dans les miroirs d’hôtels farfelus. La zone est le sas entre les univers parallèles, elle est le centre de l’imbroglio poétique dans lequel le poète déchéant erre.

Pour Gilson “It is a world from whence springs poetry, an errant zone of the spirit, of the absolute poetic state” (1969/ 86). Ces limbes, entre poésie et création, entre paradis et enfer, entre vie et mort, sont définis par Cocteau lui-même : « la zone n’a rien à voir avec aucun dogme. C’est une fange de la vie. Un no man’s land entre la vie et la mort. On y est ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant » (COF 64). Le seuil de la déchéance irréversible est franchi, les poètes vont vers la mort puis la gloire, un double univers poético-réel est né. Cette zone relie les deux mondes, celui de la Mort – où le poète puise son inspiration – et celui des humains, où il a de plus en plus de mal à évoluer. Elle ressemble alors à la maison de Colin, un monde à part, qui rapetisse et s’efface quand on essaie d’y vivre, c’est une sorte de grand pont, comme ceux qui guident le poète dans la ville moderne de Rimbaud. Mais “the journey into the underworld is also a journey into

234 the archetypal depths of the imagination (into its granary of seed forms), where it becomes necessary not to comprehend (comprendre) but to believe (croire)” (Smith 249).

“Once inside the Zone, the place where all mirrors lead according to Heurtebise,

Orphée seeks to control his own fate through the allegory of trying to save Eurydice”

(Aldstadt 219). Le premier voyage d’Orphée est guidé par Heurtebise qui lui explique :

« la vie est longue à être morte. C’est la zone. Elle est faite des souvenirs des hommes et des ruines de leurs habitudes » (COF 103). Heurtebise flotte dans cette banlieue du royaume des morts où Orphée a bien du mal à le suivre : c’est le monde de la déchéance, l’ange en connaît le fonctionnement, il maîtrise l’environnement hostile. Ils pénètrent ensemble “the world of lost dreams” (Gates 49) où le poète y puisera son inspiration perdue et y rejoindra sa mort, c’est donc un périple initiatique dans le royaume des morts : “from there, Orpheus and Heurtebise begin the final descent to Hades” (Smith

248). Les enfers sont le seul endroit où le poète peut encore se rendre, plus rien ne lui correspond sur terre, « Heurtebise empoigne la main d’Orphée et le traîne. Ils traversent une esplanade. Ensuite on les voit descendre des marches » (COF 104). L’ascension poétique requiert donc une descente première, une chute dans l’ignoble, une déchéance intégrale qu’Orphée est en train de réaliser. Le décor de la zone est alors celui d’un tribunal, « selon Cocteau, le poète apparaît donc comme accusé devant le jury de l’humanité […] le poète endosse la responsabilité de ses personnage et de ses textes, porte-parole de ses idées » (Wyns 294). Une fois de plus l’auteur exprime sa conscience à travers la bouche de son poète qui rencontre sa Mort et qui lui avoue son amour. Le sacrifice de l’un pour l’autre est le fondement même de la poésie. Mais Orphée bénéficie de la clémence des juges de sa muse, son retour sur terre n’est pourtant pas ce qu’il

235 désire, il préférait rester dans la zone qui l’inspire, l’aspire : “to be the one who tends to the world of darkness and mystery is to be vulnerable to the seductiveness of that world”

(Gates 48). Inutile de tenter de composer sans la Princesse, il organise son assassinat, lynché par une foule haineuse, et les Enfers lui sont alors assurés. Pourtant, « ce n’est plus le même voyage… Heurtebise conduit Orphée où il ne devait pas le conduire…

Nous sommes loin de sa belle démarche immobile. Orphée et son guide se traînent, tout à tour empêchés et emportés par un grand souffle inexplicable » (COF 120). Le voyage est cette fois-ci le dernier et comme le reconnaît Wyns, « le créateur ne trouve la consécration que dans la douleur qui le forge, puis dans la mort, qui le délivre enfin de la finitude terrestre » (297), appuyée par Gates “the poet in his thinking is a guardian of the mysteries. A poet’s destiny is his death; it is through his death that he consecrates his work” (47). Orphée a ainsi vécu sa déchéance ; il revient de l’au-delà, seulement grâce à la résignation de sa muse, Cocteau nous intronise, « la mort d’un poète doit se sacrifier pour se rendre immortel » (COF 121) et Wyns renchérit, « dans le film le héros ne doit sa survie qu’à l’abnégation de la princesse » (290). Après Rimbaud et sa rencontre de l’Inconnu, Cocteau récidive et Vian va plonger aussi ses protagonistes dans l’eau sale de la déchéance ; vraiment, « la poésie devient alors “oracle”, exploratrice de “l’inconnu” »

(Dumarty 29).

III. L’ABSURDE DES JOURS : SURVIVRE A SES CAUCHEMARS

Dernière étape, après le voyage rimbaldien et l’épreuve coctélienne, Vian propose l’ultime décor que revêt la déchéance. Elle déborde des murs et des jardins, et il va être plus laborieux pour les protagonistes de ne pas y chavirer. Ici, les portes de Cocteau ou

236 les navires de Rimbaud sont moins évidents, l’univers merveilleux de Colin et la sphère

cauchemardesque de sa déchéance fusionnent. Les frontières sont très fragiles, et du

formidable surgit le terrible. L’Ecume des jours ou L’Arrache-cœur, tout est bizarre chez lui. Ses histoires se passent pourtant bien sur terre – comme apparemment le scénario d’Orphée, mais où cette zone se trouve-t-elle géographiquement? – et ne mettent en scène

que des êtres humains – et un tas d’espèces animales il est vrai. Cependant quelque chose

est suspect. Les repères sont bancals, l’espace, le temps, les personnages, rien ni personne

ne correspond aux normes littéraires, même à celles de la fiction. Toutefois, on reconnaît

cet univers, on y retrouve le côté dérisoire de la cellule familiale, l’absence du soutien de

l’Eglise, la dictature du patronat, le servage des faibles. Les décors sont féeriques, les

amours semblent idylliques, les couleurs sont psychédéliques, les phrases équivoques, les

mots déroutants, les méchants vraiment méchants ; c’est sûr, on est dans un roman de

Vian. Bens souligne, « l’univers du langage ne s’élabore pas, mais s’explore : l’œuvre ne

peut pas lui donner naissance, puisqu’il précède toute œuvre, puisque sans lui aucune

œuvre ne pourrait voir le jour » (177). L’auteur a donc pu mettre en images ses

phantasmes et ses peurs, en inventant une langue adéquate à ses messages. Avec la

poignante histoire de Colin et le destin tragique de Chloé, Vian dévoile l’existence d’un

monde parallèle, mauvais et pourri, qui n’attendait qu’à s’imposer, alors, la déchéance

nous crève les yeux. La situation initiale du protagoniste est très enviable et meilleure que

celle du commun des mortels, d’où sa chute qui se révélera d’autant plus extraordinaire.

Jeune, riche, célibataire, il partage son quotidien sans encombre avec Nicolas, plus âgé,

son cuisinier, homme à tout faire, et surtout protecteur, par l’entremise duquel il

rencontrera d’ailleurs la douce Chloé. Mais cette perfection presque insolente se paiera

237 plus tard en larmes et en doublezons. Les événements désagréables surgissent les uns

après les autres, minimes, ennuyeux, puis dangereux, violents, funestes. On découvre un

cycle de vie rythmé par la naïveté et l’innocence d’une part, l’impuissance, le temps et la

souffrance de l’autre. En effet, « Colin, Chloé, Chick, Alise, Nicolas et Isis vivent dans

un univers spécial qui est comme le paradis vianesque : un monde de gentillesse, de joie,

d’esprit, de rires, de joliesse, de pureté de diamant païen » (De Vrée 22). Mais ce roman

cu-culte n’est pas ce qu’il prétend, il ne s’agit pas d’une simple histoire d’amour entre un

jeune homme très riche et une jeune fille très jolie. Et si la beauté des images est

omniprésente c’est dans un seul souci de montrer le décalage entre le monde de la

jeunesse et de l’innocence et celui des adultes et de la perversion. La dualité vianesque

est plus sévère que l’ambivalence coctélienne. La déchéance de Colin va s'accomplir,

comme annoncée par Rimbaud, de manière très ordonnée. Il va s’engager dans une

conquête amoureuse, défier le labyrinthe orphique –illustré alors dans l’élément

déclencheur du mariage – et delà, sa vie entière va basculer dans le cauchemar et la

tranquillité de son quotidien, puis dégénérer jusqu’à la mort. Vian, comme Cocteau,

procure un double univers, celui des enfants et de leur innocence, et celui des grands et de

leur corruption. Les deux se rejoignent par de minces passerelles plutôt branlantes.

« L’envoûtement de L’Ecume des jours vient enfin d’une vision imaginaire exprimée avec une forte séduction par le fantastique poétique et entraînant nécessairement le lecteur vers le dénouement final. Le passage s’effectue comme naturellement du monde dit réel à un univers convergeant, étrange et fascinant » (Pestureau/1994 12). La fatalité engloutit irrémédiablement les personnages, leur futur irréversible font du roman l’œuvre représentative même de la déchéance de la prose, puisque Colin, Chloé, Chick et Alise

238 l’incarnent tour à tour. Leurs actions linéaires et prévisibles poursuivent un cours ascendant, et l’auteur de sombrer de plus en plus dans le cataclysme poétique. Le roman malmène ses personnages qui tombent de charybde en scylla ; dégradation des lieux, disparition des ressources, puis des personnages. Se dévoile le vrai visage de la déchéance.

Dégradation ostentatoire des lieux

C’est l’abondance de couleurs, de détails farfelus – syntaxiques ou sémantiques – et de douceur inattendue, qui charment le lecteur et lui offrent une vérité édulcorée. La retranscription de l’imperfection humaine laisse entrevoir l’existence d’un monde parallèle dont les entrées invisibles se franchissent terriblement. « Notons, cependant, que les personnages de Boris Vian ne manifestent pas notre incompréhension : cet univers est le leur » (Bens 176). La déchéance vianienne est donc non seulement illustrée dans son langage mais aussi dans les méandres labyrinthiques instaurés. Malgré sa noirceur, la poésie bat son plein dans cette ville fantôme dont on distingue certaines rues sans en reconnaître parfaitement les contours, Paris peut-être, une peinture rimbaldienne ou scène d’Orphée. L’histoire de Colin et de Chloé envoûte justement par le surnaturel de leur ordinaire, « la séduction de L’Ecume des jours tient donc à l’accord d’un langage et d’une vision » (VOC2 15). Vian instaure un monde où il fait bon vivre : « ils marchaient, suivant le premier trottoir venu. Un petit nuage rose descendait de l’air et s’approcha d’eux. – J’y vais ? proposa-t-il. – Vas-y ! dit Colin, et le nuage les enveloppa. A l’intérieur, il faisait chaud et ça sentait le sucre à la cannelle » (60). Comme le montre

Freddy de Vrée, Colin « évolue dans son propre univers où le lecteur remarque les

239 varlets-nettoyeurs, […] le biglemoi […] des philtres d’amour, et Chloé » (23), la tendresse pour Chloé aussi, « mais le romantisme et le merveilleux sont assaisonnés d’humour, le même humour toujours pareil, souvent acre et souvent gai » (24). Mais la vie est-elle si simple et si douce ? Vian nous rappelle le contraire, et va prouver combien le monde qu’il dessine marie idéal et fatal, rêves et mensonges. Très vite, le petit nuage va disparaître et la vie de Colin s’obscurcir. Son appartement, sa cellule privée, est le premier à en souffrir, puis c’est son statut social et financier qui subira de douloureuses réductions.

Curieusement s’étagent plusieurs réalités, que Colin vit, que Chloé ressent, que

Vian dénonce. Du côté positif et farfelu, il y a par exemple plusieurs soleils pour éclairer l’appartement de Colin (VOC2 25). Les décalages stratifient donc l’univers du roman et lui donnent toute sa profondeur poétique. « Les passages où apparaissent soit la vie affective des personnages soit des évènements graves pour eux sont systématiquement encadrés par des passages fantaisistes ou caricaturaux » (Nicod-Saraiva 145) : l’auteur annihilant ainsi les pseudo-réalités pour re-sombrer dans la loufoquerie et les frasques de ses personnages. L’œuvre n’en perd pas pour autant toute sa gravité, au contraire cette dernière est soulignée par ce va-et-vient entre les modes poétiques et les modes pratiques,

« la grande beauté de l’œuvre, son caractère attachant, ne lui viennent pas d’une harmonie supérieure où se fondraient les discordances, mais de cette dramatique cohérence de cauchemar » (148). L’auteur va insister sur le rétrécissement, l’amoindrissement de tout ce qui entoure Colin, et sur le fait que sa vie elle-même sera réduite au néant. Tout d’abord, la luminosité du cocon de Colin est entachée, puis

240 l’atmosphère même de sa maison, immense, aux larges fenêtres, se désagrège au fil de la maladie de la jeune femme :

En passant dans le couloir, Nicolas s’arrêta. Les soleils entraient décidément mal. Les carreaux de céramique jaune paraissaient ternis et voilés d’une légère brume, et les rayons, au lieu de rebondir en gouttelettes métalliques, s’écrasaient sur le sol pour s’étaler en flaques minces et paresseuses. Les murs pommelés de soleil, ne brillaient plus uniformément, comme avant. (VOC2 99)

Les étincelles ne teintent plus l’univers des adolescents, le passage à l’obscurité se fait pourtant très progressivement. La lumière disparaît, comme dans la grisaille des villes rimbaldiennes, le métal s’écrase et se jette dans l’eau, tels des ponts à la dérive. La déchéance de l’endroit est tout d’abord remarqué par la souris : elle « eut un geste de dégoût et montra les murs. – Oui, dit Nicolas. C’est pas ça. Avant ça allait mieux, je ne sais pas ce qu’il y a » (99). Il est difficile de mettre un nom sur le problème mais déjà l’ambiance post-mariage est lourde et gênante. Chloé aussi le note : « il fait moins jour que d’habitude » (125). Elle réalise combien son univers change, ou tout du moins celui qu’elle espérait avoir une fois la femme de Colin. Mais son mariage, malgré la richesse et la douceur de son époux, n’est qu’une façade, le peu de désir de la part de Colin l’accable. Délaissée la jeune fille tombe malade, et son effacement va transformer le monde parfait de Colin, qui décline et s’échoue navrement dans la déchéance.

En effet, de moins en moins éclairée la maison de Colin rétrécie au jour le jour, alors que croît le nénuphar dans la poitrine de Chloé. « Il n’y avait pas un tableau, ici ? »

(132) demande Alise à Nicolas qui répond « je ne me rappelle plus » (133). La maison qui s’apparente à celle du bonheur dans les premières pages est rapidement dévastée, an dépit de la générosité du propriétaire, « Colin a voulu donner les biens matériels, l’amitié,

241 l’amour, le bonheur ; sans qu’il y soit pour rien, ses dons se sont métamorphosés en misères, souffrances physiques et morales, maladie et mort » (Nicod-Saraiva 143). Les objets sont les premiers touchés, ils disparaissent ou se feutrent, « est-ce que le tapis n’était pas en laine, avant ? demanda Chick. Celui-là a l’air en coton. – C’est le même… dit Colin. Non, je ne crois pas qu’il soit différent » (VOC2 139). Inexorablement, le décor change, les extérieurs à la maison s’en aperçoivent alors que Colin ne parvient pas à se sortir de sa sphère dégénérescente, « j’ai l’impression que ça change […] ça rétrécit, dit

Chick. Et la pièce aussi… » (141). Colin ne s’en rend pas compte, il est déjà perdu dans cet univers incompréhensible, « comment veux-tu ? […] Ça n’a pas le sens commun ».

Le héros préfère se voiler la face, refouler les vérités qu’il ne peut assumer et laisser les ténèbres envahir son appartement. « Le plus clair de mon temps, dit Colin, je le passe à l’obscurcir […] parce que la lumière me gène » (VOC2 145). L’ambiance juvénile et insouciante des surprises-parties se ternit, « on a l’impression que l’atmosphère n’est plus la même » (133). Et il est vrai que depuis le mariage de Colin et de Chloé, depuis leur résolution à grandir et assumer socialement leur rôle de couple, rien ne va plus. « C’est drôle, dit Chick. On a l’impression que le monde s’étrique autour de soi » (140), et pour le moment, seuls les murs se rapprochent les uns des autres, mais bientôt, ce sont les êtres qui vont disparaître et laisser Colin à sa solitude. « Le plafond avait baissé notablement et la plate-forme où reposait le lit de Colin et de Chloé n’était plus très loin du plancher »

(135). Le professeur Mangemanche, médecin incapable de soigner Chloé et indifférent au malheur du couple atteste de la déchéance physique du point de vue adulte, il est extérieur, et indifférent surtout, peut mieux se rendre compte de sa curieuse transformation : « la chambre était parvenue à des dimensions assez réduites […] – Vous

242 me direz encore que vous n’avez pas changé d’appartement, hein, dit Mangemanche »

(154-55). Refusant de croire qu’il est venu à la même adresse, il ronchonne seulement,

« j’aimais mieux votre premier appartement. Il avait l’air plus sain » (156). La déchéance de l’endroit s’accélère, finalement Chloé elle-même « ne reconnaissait pas la chambre »

(163). La maladie a contaminé toute la maison et laissé place à une curieuse végétation, comme si la nature voulait reprendre sa place. « On ne pouvait presque plus entrer dans la salle à manger, le plafond rejoignait presque le plancher auquel il était réuni par des projections mi-végétales mi-minérales, qui se développaient dans l’obscurité humide. La porte du couloir ne s’ouvrait plus » (190). Pour Costes, il est évident que « tout se détraque, tout se désagrége, tout se putréfie » (1979/ 139), et que le processus de désintégration engagé est irréversible. Pire, parallèlement à l’amenuisement de l’appartement, c’est la pauvreté qui guette Colin.

En effet, l’époque de l’insouciance est loin pour Colin. Extrêmement riche, et ce sans travailler, le jeune homme vit dans le luxe et l’espoir de rencontrer une jolie jeune fille. Son bonheur semble se réaliser lorsqu’il rencontre Chloé, pourtant c’est là que les ennuis commencent. Sa joie éphémère entraîne un malheur à répétition, alors que de son côté, Chick sombre dans l’obsession complète et s’enlise dans les dettes. Colin dépense,

Colin partage, au début sans se soucier, « Colin se sentait honteux d’être si riche »

(VOC2 66), « il était si gentil qu’on voyait ses pensées, bleues et mauves s’agiter ».

Alors, pour partager son bonheur, il propose à son couple d’amis, « j’ai cent mille doublezons, je t’en donnerai le quart, et tu pourras vivre tranquillement […] ce qui m’intéresse, ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, c’est celui de chacun ». Colin va donc puiser dans ses ressources financières au même moment où Nicolas revient, au

243 préalablement « descendu par l’escalier de service ». L’ascension sociale de Colin est directement sur le déclin, dans son fond et dans sa forme. Après le mariage, sa fortune personnelle s’altère rapidement, il vérifie son coffre, ce qu’il n’avait jamais vraiment eu besoin de faire auparavant :

Le niveau, bloqué pour on ne sait quelle raison, venait de se fixer, après deux ou trois oscillations, à trente-cinq mille doublezons. Il plongea la main dans le coffre et vérifia rapidement l’exactitude du dernier chiffre. Faisant un rapide calcul mental, il constata la vraisemblance de ce chiffre : sur cent mille, il en avait donné vingt-cinq mille à Chick, quinze mille pour la voiture, cinq mille pour la cérémonie… le reste avait filé naturellement. (101)

Avec la maladie de Chloé qui progresse dangereusement, Colin dépense de plus en plus pour acheter les fleurs qui la maintiennent en vie, et fatalement, « il faut qu’il travaille, mon pauvre Colin. Il n’a plus de doublezons » (134). Il va connaître l’activité détestée puis la misère inconnue jusqu’alors. Et déjà, au premier entretien embauche, il rentre en conflit avec le sous-directeur (144) ; parce qu’il n’a jamais eu besoin d’être productif, Colin n’est pas accoutumé au monde « réel ». Il vendra son pianocktail, invention douce et sucrée comme Chloé, à un antiquitaire compatissant (147). Son premier emploi se traduit par échec, il doit faire pousser des canons de fusil (168) mais

« il y avait douze canons d’acier bleu et froid et au bout de chacun, une jolie rose blanche s’épanouissait » (171). On retrouve ici la symbolique du « Déserteur » et son refus de faire feu et de se battre. Il perd cet emploi, et puis un autre, avant d’obtenir sa dernière place, celle offerte par l’Administration : « Il devait maintenant monter chez des gens tous les jours, on lui remettait une liste, il annonçait les malheurs un jour avant qu’il n’arrive » (192). Malgré une certaine ascension physique ici encore, « il montait des tas

244 de marches, il était très mal reçu ». Dans un dernier espoir de vouloir sauver Chloé, son optimisme est anéantit. Tel « Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie » (« Les Ponts »), Colin affronte la pénible fatalité, « il cherchait sur la liste le nom suivant, et vit que c’était le sien ».

Déchéance des personnages

Même avant la mort de Chloé, il est à noter que le physique des personnages est rudement attaqué par le temps et la nature. Si les personnages sont tous jeunes, Nicolas va prendre de l’âge et ainsi échapper au triste sort de ses cadets. Chick se saborde, malgré l’amour d’Alise, malgré l’argent de Colin, rien ne lui suffit et sa déchéance sociale s’éteint dans le sang et dans les flammes, alors que, vengeresse, Alise brûlera sur son passage tout ce qui a attrait à Partre. L’incohérence des repères spatio-temporels autour de cet appartement curieux rappelle les aléas de la zone ; Nicolas est peut-être le seul personnage à ne pas y errer et de ce fait, vieillit, vit tout simplement. Le cuisinier prend soudainement de l’âge, il s’en rend compte et partage ses inquiétudes avec Alise :

- J’ai l’impression que je vieillis - Montre ton passeport, dit Alise […] Quel âge avais-tu demanda-t-elle à voix basse. - Vingt-neuf ans… dit Nicolas - Regarde… Il compta cela faisait trente-cinq. (VOC2 133)

Encore, Colin lui fait remarquer : « – Tu as vieilli de dix ans depuis huit jours. – De sept ans, rectifia Nicolas » (143). Même sa grande gastronomie n’est plus ce qu’elle était, quand la maison rétrécie, la cuisine de Nicolas n’est pas épargnée, « le four s’avachissait un peu sur le dessus et les tôles mollissaient, prenant la consistance de tranches de

245 gruyère minces […] il est en train de se transformer en marmite à charbon de bois »

(152). Habitué des grandes recettes de Gouffé, comme son « Saumon à la Chambord » qu’il n’hésite pas à arborer sur un jacquard à col roulé9, le chef hors-pair se met à la cuisine rapide,

- Qu’est-ce que c’est, ça, Nicolas, demanda Chick. - Une soupe au Kub et à la farine de panouilles, répondit Nicolas. C’est super. - Ah ! dit Chick. Vous avez trouvé ça dans Gouffé. - Pensez-vous ! dit Nicolas. C’est une recette à de Pomiane. Gouffé, c’est bon pour les snobards. Et puis il faut un tel matériel, pour ça. (140)

Colin sait qu’il ne peut plus se payer les services de Nicolas et tente de lui trouver un autre emploi en le sermonnant, « tu négliges ta cuisine. Tu te laisses aller […] tu ne t’habilles plus le dimanche, et tu ne te rases plus tous les matins » (153). De plus, celui qu’il trouvait souvent bien trop emprunté dans sa manière de parler s’octroie maintenant quelques familiarités de langage : « c’est dégueulasse de ta part, dit Nicolas. J’ai l’air de foutre le camp comme un rat » (143). Alors même les critères sociaux, l’habillement, la politesse, le maniérisme sont remis en cause. Le luxe d’antan vire dans la déchéance incontournable qui rogne chaque parcelle de l’anciennement parfait univers de Colin.

Tout s’écroule autour de lui, plus aucun de ses repères ne lui parlent.

Parallèlement au calme étiolement de sa fortune, s’emballe l’écrasante déchéance de son ami, Chick, qui accumule les dépenses futiles et du même fait n’épousera pas

Alise et ne réglera aucune de ses obligations sociales. « Il ne me reste plus que trois mille deux cents doublezons […] J’ai acheté du Partre ». Il se sépare de sa compagne, parce qu’il refuse de la voir travailler, comme Chloé se sent coupable de devoir y obliger

246 Colin : « il m’a simplement dit qu’il n’avait plus que juste assez de doublezons pour faire relier son dernier livre en peau de néant, dit Alise, et qu’il ne pouvait plus supporter de me garder avec lui parce qu’il ne pouvait rien me donner, et je deviendrais laide, avec les mains abîmées » (173). Les jeunes femmes doivent rester jolies, la dégradation de leur corps n’est pas une issue, plutôt mourir. Malgré sa rupture, Chick n’en paie pas plus ses dettes à l’état et l’administration prépare sa revanche, « recouvrement d’impôts chez le sieur Chick, avec saisie préalable, dicta son chef. Passage à tabac de contrebande et blâme sévère. Saisie totale ou même partielle compliquée de violation de domicile »

(178). La fin de Chick est prévisible ; dans la violence d’une bagarre il trépasse au milieu de ses Partre que les fliques piétinent dans un dernier souci de nuisance (187).

L’amoureuse, qui n’a plus rien à attendre de la, vie décide de se venger de celle des autres et de supprimer tout d’abord Partre par qui le malheur est arrivé – mais c’est aussi grâce à une de ses interventions qu’elle a pu rencontrer Chick d’où le caractère ironique de la déchéance. Quand Chick la quitte, elle va s’adresser à l’auteur, « il ne veut plus que je vive avec lui, alors je vais vous tuer, puisque vous ne voulez pas retarder la publication » (181). A son refus, et pareillement armée que Chick, « Alise rassembla ses forces, et d’un geste résolu, elle planta l’arrache-cœur dans la poitrine de Partre. Il la regarda, il mourait très vite » (182). Elle fait de même avec les libraires complices, avant de mettre le feu à chacune des librairies, et orchestre déjà sa propre mort. Doris-Louise

Haineault analyse cette mission-suicide de la sorte : « Alise met le feu à son propre corps quand Chick la rend à elle-même. Qu’elle ne dépende plus, et voilà qu’elle suicide même son corps » (1979/ 181-82). La déchéance d’Alise s’est enclenchée à sa rencontre avec

Chick, hypnotisée, elle ne verra que par lui malgré une évidente attirance réciproque pour

247 Colin. Elle s’acharne de son vivant, comme Chloé, à faire fonctionner sa relation

amoureuse, mais en vain, Chick se détourne d’elle comme Colin de Chloé. Les quatre

amis, tout comme les membres des relations triangulaires de Cocteau, sont voués à

échouer dans leurs rapports entre eux. Seul épargné Nicolas, qui ne retrouvera d’Alise,

que son « éblouissante toison blonde » (189) symbolique qui d’elle-même s’anéantit,

« créature solaire, source de rayonnement inépuisable, Alise en mourant passe ses

pouvoirs à Nicolas » (Maillard 276). Pourtant, tout sent déjà la mort10.

La maladie de Chloé survient dès l’officialité de leur bonheur, juste après la cérémonie : « ils sortirent tous de l’église en jetant un dernier regard aux fleurs de l’autel et sentirent l’air froid les frapper au visage en arrivant sur le perron. Chloé se mit à tousser » (VOC2 82). La décadence du train-train quotidien de Colin est engagée. « Elle est si jolie, Chloé, dit Isis. Je ne peux pas me figurer qu’elle soit malade » (98). Il faudrait que seulement les laides meurent, l’injustice ici étant que la maladie frappe la jeune et jolie Chloé. Comment imaginer que son corps frêle puisse se perdre dans la déchéance ?

Mais, si la jeune épouse se meurt, c’est un peu par vengeance contre le désintéressement de Colin. En effet, celui-ci a souhaité tomber amoureux, Chloé avait du en faire autant et leur rencontre les a sur le coup comblés, mais très vite « Colin et Chloé s’ennuient ensemble et le héros ne peut réussir à cacher son désappointement. La jeune femme le sent bien et son instinct lui souffle une solution désespérée » (Maillard 265). Elle souffre tout d’abord de maux de poitrine, et cette « métaphore métonymique de la neige pulmonaire »11 serait à rattacher « à une possible frigidité de Chloé, elle-même liée aux

froideurs de Colin » (266). Pour se faire remarquer, cajoler, soigner, aimer, Chloé va se

laisser dépérir en espérant attirer l’attention de son époux. Maillard lui trouve les mots

248 justes : « si je deviens faible, si je tombe malade, peut-être mon mari s’intéressera-t-il

davantage à moi » (265). Comme une malédiction, “Vian’s central characters do not have

good marriages” (J.K.L. Scott 85). On peut en conclure que Chloé ne se sent pas assez

désirée, pas assez aimée, et que « la cause principale de sa maladie est probablement

d’ordre psychologique » (Maillard 265).

Ce curieux nénuphar s’impose comme représentation de la tuberculose ou du

cancer qui détériorent les corps, de l’intérieur avant tout. Mais au premier abord, on

pense à la maternité. Quand le docteur Mangemanche vient ausculter Chloé, Colin lui dit

de se méfier parce qu’elle est « ronde », lui entendant la chambre, l’autre comprenant la

jeune fille. A cette méprise, Colin répond grossièrement, « vous êtes idiot » (VOC2 112)

et anéantit pour Chloé tout rêve d’enfantement. Douce et calme, elle « se coula tout au

fond du lit et ramena les couvertures sous son cou. Sa figure était claire et tendre sur les

draps bleu lavande ourlés de pourpre » (157), Colin reste de marbre à ses appels. On

assiste encore à une véritable déchéance de la fertilité déjà refusée par Orphée. L’Ecume des jours se fait le roman de la « reproduction interdite » (Oriol-Boyer 323). L’univers

vianien se recroqueville sur le monde monocellulaire de Colin, et « le nénuphar pourrait

apparaître comme une sorte d’équivalent morbide de l’enfant que Chloé eût souhaité

porter en son sein » (Maillard 267) mais qu’il ne lui fera jamais. Parce que pour aimer, il

faut savoir regarder, et les yeux de Colin sont fixés sur Alise, et non sur Chloé. La jeune

fille s’en rend compte, elle accepte la déchéance de son mariage, le mal psychosomatique

qu’elle s’est créé dont elle ne peut plus se défaire et contre lequel Colin est impuissant.

« D’amoureuse active qu’elle était au début, Chloé est devenue une malade passive »

(268). La déchéance de son désir se confond avec la dégression de son espoir de survie,

249 elle se sait condamnée parce que Colin ne peut pas, ne veut pas la sauver. Il est aveugle à ses prières. Lorsque à la fin, il semble regretter le corps de son aimée, il pense à « ses paupières fermées qui l’avaient rejetée du monde » (VOC2 193). Pourtant, seul Colin a les yeux clos. « Chloé a été rejetée du monde, non pas par ses propres paupières, bien impuissantes à réaliser pareille exclusion, mais par les paupières de Colin, qui ont fait

écran entre elle et lui. Elle est morte de n’avoir pas été assez regardée […] cet aveuglement du héros est la cause de tout » (Maillard 270). Colin, enfermé dans sa propre zone obscure, se penche au-dessus du marais pour y voir le cercueil de sa femme, mais c’est probablement son propre reflet qu’il y voit. Tel Narcisse, il est rivé sur les berges et attend en face de sa propre image, pour mourir en laissant place à une fleur, ici, le nénuphar. Le roman est écrasant de réalité malgré une beauté et une légèreté des personnages et de leur comportement caricatural. Ils sont trop jeunes, trop beaux, certains trop riches d’autres trop pauvres pour être vrais. Leurs défauts sont sans limites, leur passé est inconnu et leur futur incertain. Les personnages de Vian meurent avant d’atteindre l’age adulte et les contraintes qui en découlent. Colin va tenter de résister à la destinée qui lui est réservée ; le lecteur assiste à sa lutte contre l’inexplicable, l’inextricable, aux dépends de sa santé morale et physique pour une peine que l’on sait vaine, puisqu’il finira par devoir annoncer son propre malheur : « Alors, il jeta sa casquette et il marcha dans la rue, et son cœur se fit de plomb, car le lendemain, Chloé serait morte » (VOC2 192). La tragédie est à son comble et la déchéance du microcosme social où évolue Colin se parfait dans le cauchemar. Amis, famille, tout dégénère, et le mauvais rêve s’achève par la mort violente ou injuste, la vengeance consolatrice mais inutile. La déchéance humaine dans toute sa splendeur est incarnée dans le personnage du

250 protagoniste naïf et insouciant, puis désemparé et impuissant, qui se heurte aux remparts d’une société indifférente. Les murs de sa maison se rapprochent dangereusement, les portes qu’il franchit s’ouvrent sur une mort certaine. Le climat qui s’assombrit, le fanatisme de Chick et la maladie de Chloé qui s’intensifient, l’impuissance de Colin et celle d’Alise nous permettent de détailler cette image – presque vision puisque Colin peut annoncer le futur – dont se prévaut la voyance poétique.

Ainsi l’univers déchéant a pris forme et corps ; les trois poètes y participent, y apportent leurs espoirs et leurs échecs, leur énergie et leur imagination. Ils poursuivent chacun le chemin que le premier a ouvert. Rimbaud aura proposé bateaux et ponts que

Cocteau et Vian n’auront pas hésité à emprunter et à développer en usant de nouvelles techniques. Le premier mélange réalité et fiction, magie et sentiments pour fonder une métapoétique adoptée aussi admirablement par Vian. Lorsque l’on s’imagine découvrir de nouveaux exercices de style ou des jeux de mots emboîtés, on se laisse perdre dans le labyrinthe de son monde parallèle, sans dessus ni dessous – un univers tragique et irréversible qui représente l’usure de nos vies, l’écume de nos jours, transposée ironiquement dans ce rapetissement des personnages, de la souris, de l’argent, de la maison. Le sort a raison du bien-être initial fictif et achève de plonger le poète dans la déchéance extrême, la même qu’il réserve au jeune homme et à ses amis. De l’autre côté du miroir, les frontières franchies, seuls le sang et la violence imposent leur loi mais consacreront leur auteur, enfin, au firmament de leur gloire, posthume.

251

1 La bouche édentée du Tartufe qui répand sa foi, bave de la même manière (« Le Châtiment de Tartufe », v.4). 2 On relèvera la cocasserie du Chapitre V et du chapitre XII de Gargantua. 3 Hypothèse avancée par Fongaro (100). Le critique met l’accent sur la seconde partie du poème et insiste sur les caractères festifs qui rappelleraient le fameux carnaval. 4 Dans le ciel de L’Ecume des jours (VOC2 25). 5 Nous aimerions faire référence ici au film de Steven Spielberg, « La Liste de Schindler » où le metteur en scène recourt au même procédé. Le film tourné en noir et blanc est illuminé d’une veste rouge, celle d’une petite fille juive, symbole de la vie perdue et massacrée, puisque qu’il ne restera d’elle que cette veste rouge. 6 A noter que plusieurs critiques ont déjà « souligné l’analogie troublante entre le cheval et le mouvement Dada puis le surréalisme, tous deux contemporains de l’écriture du premier Orphée », tels Eva Kushner et Pierre Albouy (Wyns 287). Albouy certifie : « ce cheval, c’est, bien sûr, Dada ; il enseigne la rupture avec toute tradition, il initie au surréalisme,à la poésie involontaire de l’inconscient » (193). 7 Noter la répétition de ce « for-mi-da-ble » dans Les Parents terribles et qui prend alors des allures de formules magiques tel un « a-bra-ca-da-bra ». 8 Wyns précise : « Cocteau adopte le nom d’Orphée comme une “marque de fabrique” ; le chantre se révèle “son” personnage, son double fictif » (285) et nous renvoie à la pièce de théâtre, et particulièrement à la scène entre le commissaire et la tête d’Orphée qui prétend se prénommer Jean C.O.C.T.E.A.U. (COF 42). 9 Pestureau fait remarquer dans ses notes une nouvelle liaison entre Vian et Cocteau, en effet, « Jean Marais, dans L’éternel retour de J. Delannoy et J. Cocteau (1943), mit à la mode le pull-over à dessins jacquard ; le “Saumon à la Chambord” est une des superbes vignettes qui ornent l’ouvrage de J. Gouffé » (103). 10 Pourtant pour Rolls, il ne s’agit pas là de la mort, Alise comme la petite sirène d’Andersen ne meurt pas, Alise’s vengeance is turned against Partre and then against the tide of days […] her ultimate choice of froth (in the sense of the true course of love, be it unilaterally assumed) and her rejection of days (the tendency to allow life to make choices in the place of the individual) similarly secure her salvation from the apocalyptic finale of L’Ecume. Her phoenix-like ascension out of the pages of L’Ecume, the result of her magical status as a mermaid-cum-angel, will, to some extent, hold the key to L’Automne à Pékin (101-02) 11 Groddeck explique, « le désir refoulé se manifeste dans la maladie […] qu’on l’appelle broncho- pneumonie ou mélancolie » (125).

252 CONCLUSION

SANG ET VIOLENCE DE LA DECHEANCE

Après avoir décliné leurs antécédents classiques ou tout du moins traditionnels,

les poètes déchéants se sont voués à une révolution aussi bien lexicale que syntaxique.

Leur création d’une nouvelle langue teintée d’Inconnu et l’insertion de sas entre les

mondes réels et poétiques s’est consolidée, l’autre côté du miroir a été pénétré.

L’intelligibilité forcée, le poète déchéant va en rencontrer les démons, ses démons ;

« l’âme que le poète dissèque et étale nue aux yeux des passants, c’est sa pauvre âme à

lui, sa pauvre âme malade » (Laurent 6). Le rejet de la société des Hommes établi, avec

tout ce qu’il y en a de condamnable, le poète déchéant a tenté de créer une échappatoire

en élaborant tout un nouveau système de communication et en échafaudant des

passerelles. Ces novations littéraires ont mené à un monde radicalement nouveau. Une

fois l’univers de la déchéance dévoilé, et son curieux paysage dont les poètes ont seuls la

clef, une extrême réalité inattendue nous choque, rêvée, créée ou hallucinée. Cocteau a

mis un nom sur son autobiographie : Le Sang d’un poète de 1930, film qui mêle à la fiction onirique nombres d’indices personnels. La dégénérescence des poètes se fait donc physique après avoir été intellectualisée. Le dégoût que l’on retrouve dans leur espoir de

253 renouveau se transforme alors en stigmates corporels – « Autrement dit, pour Cocteau, la

“blessure”, le traumatisme sont à l’origine de la création poétique » (Milorad/1981 286).

Mais il en est de même dans les pièces poétiques rimbaldiennes, leur auteur aurait en effet pu également intituler certains de ses Derniers Vers et son « Mauvais Sang », Le

Sang d’un poète. Comme s’il devenait moins sensible, Rimbaud s’affirme aussi violent que Vian., le sang coule, fleuve de la honte – dans L’Arrache-cœur – ou sang de la haine, dans la courte nouvelle Le Désir, les chiens et la mort, ou dans le très décrié, J’irai cracher sur vos tombes, du même style. Rimbaud lui-même impose un sang de colère, qui ruisselle et étale sa vengeance. De son côté, Vian/Sullivan dérange de par ses crimes brutaux et pervers, le sang de la souffrance et de l’injustice dégouline de sa prose. Ainsi, les poètes d’un monde où l’amour est faussé, la mort omniprésente et la violence salvatrice, se laissent irrésistiblement aller à l’autodestruction et s’abandonnent totalement dans le sombre univers de la déchéance.

Poésie déchéante : de la veine poétique au « Mauvais sang »

Le sang chez Rimbaud et Cocteau relate la déchéance de leur auteur, leur trajet poétique douloureux. Pour le premier il évoque ses ancêtres, ses origines, et traduit une certaine facette de ses histoire et traditions. Le poète renie puis accepte son « Mauvais sang » qui se mêle subrepticement au rouge des flammes de l’Enfer. Rimbaud utilise le fluide le plus humain et le plus violent pour véhiculer son cri de rage et exulter son échec poétique à l’intérieur d’une société incapable de le comprendre. Le sang païen va revenir,

« brûlera », jusqu’à ce que le poète puisse enfin s’écrier « maintenant je suis maudit »

(RSS 109). Dans l’œuvre coctélienne, le sang est le présent et le futur. Il s’affiche

254 quasiment personnage principal, au même titre que les miroirs. Il s’immisce et se propage

dans chaque orifice de l’œuvre, la teintant d’une intimité unique. Celle-ci est irriguée par

le sang, l’âme du poète-errant, qui comme on l’a vu, bout dans Opium et scelle l’amour

impossible de L’Aigle à deux têtes. Le sang du poète qui se répand par le fer ou le feu est

l’élément clé de l’écriture coctélienne, puisée à même la blessure. En filigrane, il dessine

tout un univers, mais par contre avec Rimbaud, le lecteur est directement plongé dans un

environnement suspect reflétant parfaitement celui de la déchéance : une vision

cauchemardesque après une voyance stupéfiante. « Voyou, misanthrope, iconoclaste, il

s’était employé à tenir des rôles repoussants – qui sembleraient d’ailleurs correspondre à

quelque détermination “morale” déjà clairement exprimées par ses lettres de mai 1871 »

(7). Le dérèglement programmé, soi-disant organisé, est en train de sombrer. 1872, le

projet de la Voyance va prendre un autre cours.

Dans l’histoire du poète, le printemps 1872 a donc marqué un des moments essentiels de sa recherche, moment où les ennuis, les troubles, les révoltes et les tourments auxquels il s’était volontairement soumis sont apparemment résolus. Il avait cru sentir naître en lui un équilibre qui, en une vibration concertée du corps et de l’esprit, éliminerait tous les problèmes. Même si ce moment fut illusoire puis désavoué au cours de son examen intime, il demeurait le moment le plus douloureusement lumineux de son existence antérieure. (Matucci 48)

Douleur des nombreuses désillusions, « il revient à Charleville, la rage au cœur, déçu par

le milieu littéraire parisien » (RSS 8). La vengeance, le regret, le dégoût vont être les

nouveaux leitmotivs de ses futures poésies, même si les Vers nouveaux restent partagés entre une fureur patentée et un retour au lyrisme. « Le bloc magique dans lequel le

Voyant a fondu toutes ses énergies, physiques et spirituelles, cédant devant l’apparition de motifs contrastants, le pousse à un examen introspectif qui s’identifie à la relation de

255 son enfer » (Matucci 48). Le mot est posé « enfer », la descente rimbaldienne est incontrôlable, et le poète lui-même n’est pas désireux de ralentir. La déchéance est en pleine ébullition, il est pratiquement déchu de son statut privilégié dont il pensait pouvoir profiter pour changer le monde. Avec les premières confessions de sa Saison, Rimbaud poursuit son projet de Voyance. « Mauvais Sang », dans la foulée de ses lettres de 1871,

« est le compte rendu de délires ordonnés » (RBSE 216) où l’ambivalence de la déchéance taquine toujours le poète. Rimbaud expose son dérèglement sensoriel, son

« amour du sacrilège », qui renferme « vices, colères, luxure » ; puisqu’en effet « il s’était laissé assez prendre à tout ce qui adultère l’âme, aux poisons du corps, comme aux pensées vénéneuses, pour échouer en sa surhumaine tentative » (Clauzel 87).

Malgré le titre, le signifiant « sang » n’intervient en lui-même qu’à deux reprises,

à la section trois avec « Le sang païen revient ! », et à la fin de la quatrième, « Dans quel sang marcher ? ». Cependant, l’idée d’une race maudite et celle de sang-poison qui coule dans les veines de l’auteur, parcourt le texte entier. Les références à la religion, et au christianisme surtout, affluent et teintent le symbolisme du sang, qui va être pour

Rimbaud, et contrairement à Cocteau, le signe d’une reconnaissance avant tout génétique.

Il prend une valeur métonymique, celle de ses origines et ascendances. « Sans en avoir l’air, le texte nous présente un envers de l’Histoire contemporaine » (RBSE 15), le poète méprise ses ancêtres « Je ne puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller », et s’avoue alors de cette « race inférieure ». “‘Bad blood’ portrays the poet’s exploration of his origins, his escapist desires and his continuing battles against reality” (Peschel/1973 2), et intervient derechef la dualité qui déchire le poète, entre une révolte impossible et un actuel inacceptable. Brunel insiste qu’ici, dans les vestiges de la

256 guerre franco-prussienne, « la dénonciation de la guerre est saisissante » (RBSE 27). Il est vrai que l’on pourrait y voir une nouvelle inculpation des frasques napoléoniennes alors que les champs lexicaux de la bataille, voire du massacre sont importants. Mais ce qui nous choque davantage, c’est celui de la religion et d’autant plus de son blasphème.

En effet, “the narrator here both derides and praises his pagan ancestors” (Peschel/1973

2). Brunel note aussi que, « cerné par le christianisme auquel il voudrait échapper pour retrouver l’innocence du païen et son ignorance de la damnation, le locuteur d’Une

Saison en enfer se sent en même temps irrémédiablement païen […] de race inférieure »

(RBSE 29). Le sang qui peut être un symbole de la naissance, et donc par extension du baptême chrétien, est présenté souillé, « mauvais ». Rimbaud étouffé par les deux, les rejette simultanément. Avec son interjection « Le sang païen revient ! », le poète persiste dans la dualité de sa poésie, jouant sur les deux tableaux dans une amère ironie. « En disant sa terrible aventure, le jeune maudit montre constamment le jeu de sa navette, allant du physique au spirituel, du profane au sacré. On voit les chutes, et les ascensions qu’il fait dans son monde intérieur, monstre en bas, archange du côté de l’azur » (Clauzel

14-15). La déchéance du sang du Christ en sang païen illustre l’incohérence de l’ascension, « j’attends Dieu avec gourmandise », un des sept péchés capitaux. Mais le verbe « revenir » annonce un mouvement, comme dans sa poésie précédente, Rimbaud se cherche, tente de voler vers l’Inconnu et Davies de souligner : « tout est en mouvement, un mouvement schématique qui embrasse sa propre crise spirituelle […] C’est le mouvement de l’espoir qui naît » (22). Pourtant, Rimbaud se heurte à la réalité, et s’écrie finalement : « maintenant je suis maudit ». Son sang est noir de damnation, il coagule

257 dans une inertie ankylosante. Inexorablement, « le dualisme de l’adolescent qui voulut acquérir des pouvoirs surnaturels » (Clauzel 73) le condamne.

La section suivante dénonce cette léthargie déjà décriée dans « Les Assis ». Les espoirs du marcheur s’écroulent devant ce « départ avorté » (RBSE 17). Son ascension poétique est retardée alors que sa déchéance a allégrement pris le pas sur celui de la création. « Rimbaud avait rêvé d’une sinistre expérience de puissance, mais qu’il ne s’était justement agi que d’un rêve » (Richter 57). L’expérience de la Voyance a permis au déchéant d’atteindre des sphères inouïes, celle de la composition certes, mais de la violence aussi. Les interrogations soulevées dans « Mauvais sang » rejettent les idées de toute conversion catholique1. « On ne part pas » relègue le poète à son rang terrestre et lui refuse l’élévation spirituelle que seule la foi pourrait lui octroyer. Rimbaud ne croit plus, même en la poésie, il émet des doutes2. L’ambivalence de la section est notée dans cet antagonisme entre « On ne part pas. – Reprenons les chemins d’ici » et « La marche […]

Dans quel sang marcher ? ». Cette seconde référence au sang mêle ici les deux inspirations rimbaldiennes, l’Inconnu et la marche en avant. Mais piétiner le sang, celui du Christ ou celui des morts pour la patrie, insiste sur la conviction du poète qui préfère

« se garder de la justice ». Puisque l’histoire se remémore dans le sang qu’elle a fait couler, il faut marcher dedans pour se rendre compte de la violence des guerres et de l’aveuglement des églises. Pour Paule Lapeyre, la Saison est « le cri d’horreur poussé par une âme dont le poète retrace la chute à l’intérieur de l’être, Divine comédie où le démon du vertige rimbaldien tente de s’exorciser » (124).

En effet, Rimbaud tente alors de faire surgir la rage qui l’anime, qui l’étouffe. Ici,

« cette grande méditation sur soi, sur les déterminismes du passé, de la race et du sang,

258 est perpétuellement rompue parce que, présentée sous forme dramatique, elle avance par

saccades » (RBSE 227), comme la réflexion du poète. « Abdiquer ou récidiver […]

Choisir entre des déterminations impliquant chacune leur fatalité, tel semble être le lot de

notre libre arbitre » (Clauzel 13) ; avec la composition des Illuminations le choix de

Rimbaud est clair. La déchirure du poète est maintenant visible, sa déchéance tangible.

Le « dérèglement de tous les sens » a abouti à la dégénérescence physique et mentale du poète, mais ambivalente aussi, puisqu’on lui connaît l’immortalité qu’elle lui a apportée.

Pour Mario Matucci, « Une saison en enfer est le témoignage le plus valable de la

tentative d’un homme et d’un poète qui a voulu dépasser les limites de sa condition »

(46). Réussite ou échec rimbaldien ? Il semble alors difficile de trancher. Hackett aussi

hésite, même les Derniers vers témoigneraient déjà d’un douloureux double échec :

« désillusion du poète parce que les flots de sa rhétorique n’ont rien changé ; ou bien,

regret d’être encore là, de n’avoir pas été écrasé, lui aussi, dans la destruction

fraternelle ? » (326). Avec le témoignage de la Saison, nous accorderions aux deux possibilités leur plausibilité et ajouterions avec les Illuminations que le poète même n’a

pu trancher entre le succès ou l’échec de son entreprise – réussir dans la déchéance est un

triomphe que certains voudront discuter. Si le sang de Rimbaud montre déjà le

déchirement entre l’homme et le poète, c’est bien le même dualisme inextinguible qui

anime Cocteau. Avec lui Le Sang d’un poète est l’essence de la création poétique, ce qui

en meut l’âme et le corps, ce qui l'encourage et ce qui la définit.

259 L’âme de Cocteau et le Sang d’un poète

Le sang meurtri de Rimbaud est remplacé chez Cocteau par une veine poétique

d’une intense vivacité. Son premier film est une source de repères autobiographiques, un

florilège des thèmes qu’il abordera plus tard dans le reste de son œuvre, et surtout, le

premier déclic instiguant la déchéance :

Cocteau's addiction can be linked to a series of symbolic dream-like sequences in the film. The Blood of a Poet's use of imagery, non-linear development of events, exploration of the world of imagination and psychological irrationality, as well as its ruminations on the subjects of death, love and lust, among many other themes, lead to it being commonly compared to two of Luis Buñuel's most scandalous films – Un chien andalou (with Salvador Dali, 1928) and L'Âge d'or (1930). (Levin).

La déchéance irrigue la veine blessée, cette plaie ouverte. Entre les deux plans d’une

cheminée défile la vie du poète : blessures, hémorragies, tempes perforées, ses formes

sont diverses. Le titre originairement prévu fut d’ailleurs La Vie d’un poète, mais devint

Le Sang d’un poète pour des raisons que Milorad détaille : « dans l’ouvrage, le sang coule en abondance, par quatre fois : lors du suicide imaginaire du poète […] lors de la bataille de boules de neige […] le sang coule de la bouche de l’enfant tombé dans la neige de la même cité […] enfin, le sang jaillit de la tempe du poète, lors de son suicide réel » (323). Il y a donc deux morts du poète et deux attaques sur des enfants. Rejoignant l’optique vianienne, Cocteau sacrifie l’innocence de la jeunesse et le poète impuissant devant son échec, n’a plus que le suicide pour résoudre sa déchéance. La blessure physique cette fois-ci est illustrée par les stigmates marquant son corps meurtri, « gros plan d’une large cicatrice étoilée que le poète porte à l’omoplate gauche » (CSP 28).

260 Les origines de cette étoile sont dues à un coup heureux du sort : « au moment de filmer le torse nu du poète, Cocteau s’est aperçu que Rivero, l’interprète du rôle, avait à l’omoplate gauche une large cicatrice : trace d’un coup de feu tiré par le mari de sa maîtresse » (Milorad/1981 282). Dès sa genèse, la vérité du film baigne dans la violence, la trahison, les blessures à l’âme – l’adultère – et au corps – la vengeance. La nudité voulue par Cocteau impose au poète une honnêteté irréprochable, il ne peut rien nous cacher, rien se cacher. Et cette blessure déjà ancrée dans la peau de l’acteur, est un don ; le poète est marqué par la vie, par ses passions et ses erreurs. « Au lieu de cacher ce pénible défaut, Jean Cocteau, suivant une méthode qui lui deviendra chère, va le souligner en encadrant la cicatrice de l’étoile dont il ponctue sa propre signature » (282), l’étoile de la déchéance deviendra désormais sa griffe attitrée. Cette première empreinte va donner suite à de multiples cicatrices, celle de la bouche de l’œuvre qui s’incruste sur la main castratrice du poète, celles du Mexicain qui s’ouvrent et se referment à mesure qu’il meurt et tombe, puis qu’il se redresse pour réitérer son exécution à répétitions.

Symbole du poète, ce condamné à perpétuité vit le cercle infernal de la déchéance dans une miteuse chambre d’hôtel, sphère sociale défavorable. Il est pris au piège dans la spirale qui le détruit et le soulage. L’ambivalence de la déchéance s’affirme entre sa face positive qui élève l’esprit poétique et l’encourage à la création contre son revers, la destruction physique, les blessures corporelles et les souffrances intimes indélébiles.

L’expérience tentée par Rimbaud enchante, effraie. Cocteau se jette à sa poursuite, immortalise la Voyance, insuffle le voyeurisme. Sa sensibilité, ses meurtrissures se lisent le long de ses veines ; le flux du sang emmène victimes après victimes, le poète se suicide une première fois, et son sacrifice le fait devenir sa propre statue, sa propre muse. Nous

261 avons déjà évoqué ce qui va suivre, la scène à la cité Monthiers, le sang de l’enfance

« gros plan de la tête du collégien sur la neige. Le sang lui coule de la bouche et y forme des bulles » (CSP 61), et enfin le sang coule de la tête du poète, de son esprit. Son inspiration saigne, s’épuise. Lorsque le poète s’inflige une balle dans la tête, la blessure qui s’ouvre prend curieusement une forme d’étoile. Le dos-cicatrice du poète : marque de naissance, et la plaie indélébile, cause de mort, inscrivent les stigmates qui vont personnifier l’œuvre coctélienne. “Cocteau presents artistic effort as a dangerous, dark, self-inflicting act of suffering, while suicide or violent death are also recurring motifs in the film” (Levin). Vian va faire de même, moins reconnu de son vivant que maintenant, il s’adonne à une bestialité presque intenable. Pour faire réfléchir, il faut souvent apporter des images qui dérangent, et entre passage à tabac et vengeance plus que barbare, la déchéance vianienne est plus qu’une chute mais un effondrement. Dans un univers absurde, voire grotesque, la déchéance du libraire et de l’auteur se confondent, « au désir de gagner de l’argent se superposent le désir d’écrire un livre et le désir sexuel »

(Rybalka/1977 346).

Fin injuste et morts violentes : déchéance vianienne et finale

Le sang vianien coule tout au long de son œuvre poétique. Il rejoint celui de

Rimbaud dans sa colère et sa saleté. Il suit celui de Cocteau, intime et blessé. Mais pour

Vian il faut toujours choquer et en rire. Le sang apparaît à des endroits où l’on s’y attend le moins. Dans « Les Mers de Chine », extrait des Cantilènes en gelée, le poète sadique partage ses phantasmes érotiques : « On voudrait qu’elles pleurent longtemps. / On espère toujours que viendrait le sang » (v.9-10). Les jeunes filles lacérées aux lames de rasoir

262 excitent sa verve, il affirme ironiquement « Il faudrait les perfectionner / Leur fendre un second sexe » (v.25-26), et dédicace bien entendu la pièce à Simone de Beauvoir. Aussi, dans « Premier Amour », seize vers semblent évoquer une gentille scénette entre deux amants ; pourtant très vite l’homme hardi « a vite fait de constater / La présence effective et réelle de la queue / D’une souris blanche tachée de sang » (v.12-14). Le poète se plaint des pertes menstruelles et fait « avaler le tampax » à l’amant consentant. Le sang fait rire, mais il va vite faire pleurer, puis faire mal. Les romans de Boris Vian mettent au premier plan cette mort magnétique qui appelle à la fin d’un état, celui d’enfant éternel. Cette fausse-mort en annonce pourtant une bien réelle, cruelle et inconsolable, celle de l’amour, celui d’Alise pour Chick, celui de Colin pour Chloé. Colin pour repousser la mort de

Chloé doit prédire celle des autres, Alise pour retrouver l’amour de Chick assassine l’idole de celui-ci pour finalement se perdre avec lui. Amour et mort consacrent la dualité du poète et le tiraillent diamétralement. Puis le sang se fait incontestablement synonyme de violence excessive, et surtout lorsque Vian signe de son pseudonyme : Vernon

Sullivan. Indissociables dans J’irai cracher sur vos tombes, ils illustrent la force des

émotions de l’auteur, la force de l’amour fraternel qui entraîne des crimes d’une atrocité sans pareille. La mort reste la finalité d’une vengeance, la disparition de ses ennemis. Ici proféré dans le sang et la violence, le meurtre relève alors d’une autre frénésie : le poète se voue, en quelques sortes, à l’autodestruction en perpétrant la douleur pour oublier la sienne. Deux exécutions, qui frôlent la boucherie, nous paraissent pertinentes pour illustrer le résultat de la déchéance, son état final, il s’agit du meurtre de Chick, puis de celui des sœurs Asquith.

263 Dans L’Ecume des jours, l’imaginaire bascule dans le cauchemar, « la détérioration est censée habiter les choses et non les gens ; du moins Colin veut-il le croire » (Héchiche 11), en effet, il prétend que « les gens ne changent pas. Ce sont les choses qui changent » (VOC2 174). Mais du fait des choses et de leur dégradation, les gens vont changer, et atteindre leur déchéance :

Colin, dans la féerie initiale l’incarnation même de la générosité, donne à tous ceux qui l’entourent. Il finit par figurer la méchanceté, en annonçant à chacun des habitants ses malheurs et en passant le reste de sa vie à combattre le sien. Chloé la sensuelle, la belle, devient le visage de la mort à mesure que la maladie détruit les fleurs, la maison, la vie rêvée de Colin. Alise la soumise se change en meurtrière. Chick le parasite meurt en héros révolutionnaire entouré d’un escadron de policiers et du sénéchal de la police. Tout s’inverse, se contredit, se retourne en son point contraire. (Haineault 165-66)

Colin va être au cœur de la déchéance, vivre au quotidien la dégradation de son intérieur, de son couple, de sa vie, « jusqu’aux dernières pages, Colin restera donc le héros lutteur, attaché à la perte de l’Ennemi » (Maillard 213). Son seul but sera de détruire le nénuphar qui a anéantit son rêve mais « bien que rien ne soit dit sur la fin de Colin, on a lieu de croire que le personnage mourra avant d’avoir pu exterminer le monstre, dont tout laisse

à penser qu’il est hors d’atteinte ». Si la mort de Colin se fait lente et certaine, c’est la fin sanglante de Chick qui va nous intéresser ici, car en effet, aussi tragiques que les morts de

Colin et de Chloé soient, aussi héroïque celle d’Alise, le sort de Chick est le plus choquant et le plus injuste, dans la mesure où il découle plus directement de la violence de la bêtise humaine. D’extasié, passionné, à ridiculement intoxiqué, Chick se voue corps et âme à Jean-Sol Partre, délaissant Alise et ses amis, ruinant son présent et son futur ;

« il s’enferme chez lui comme en une tour d’ivoire existentialiste, ayant perdu son travail

264 et tout moyen d’existence » (PDPV 91). Le déclin de son amour entraîne la déchéance de sa passion, le rend fou et l’entraîne vers une mort brutale, un « passage à tabac de contrebande » (VOC2 178) organisé qui s’achève au milieu de Partre. Alors que L’Ecume des jours se veut un monde fluide, où même la maladie et la mort qui va la suivre sont

édulcorées sous les traits d’un nénuphar, « l’eau du bassin d’argent sablé » (73) ou gargouillent les poissons rouges, se teint de leur couleur, mais de rouge-sang.

L’immixtion du sang traduit alors la violence humaine, le ridicule des hommes – joyeusement illustrée par le corps policier.

Chick meurt de son abus, de son excessivité, de sa propre déchéance qu’il a laissé gagner. L’argent de Colin, l’amour d’Alise aurait pu faire de lui un homme comblé, mais pour les poètes, ou les amoureux des poètes, cela ne suffit pas. Mais Chick ne sera jamais rassasié, il sera éternellement insatisfait de sa boulimie de Sartre. Sa déchéance dans la société aura raison de lui et sa mort ne sera qu’une question de temps. Il est confronté par la police mais refuse de se laisser frapper, par principe. En effet, les sénéchaux ne veulent rien entendre, mais seulement exécuter leurs ordres, même si ceux-ci requièrent une bonne volée avant toute discussion. Sachant qu’il n’y échappera pas, « Chick s’approcha de la table et ouvrit le tiroir ; il gardait un arrache-cœur de grand modèle et un tue-fliques en mauvais état » (186) – à noter que malgré la gravité de la situation, Vian ne renonce pas au cynisme et aux jeux de mots. Simultanément, un autre flique s’occupe de ses livres, « l’agent saisit le livre par la reliure et l’agita avec force » et Chick devient fou.

Profaner son trésor lui fait perdre la tête, il se sacrifie pour sauver les Partre, et finalement

« le corps de Chick s’abattit aux pieds des agents d’armes ; tous les deux avaient tiré »

(187). Le corps, oui, mais il n’est pas encore mort, Vian le maintient en vie dans la

265 torture, comme la société. Son esprit persiste à vouloir protéger sa seule richesse :

« laissez ces livres […] Ne touchez pas ces livres ». Il est le seul des quatre à mourir de la main de quelqu’un d’autre, parce qu’il était le seul des quatre personnages tourné vers l’extérieur. Colin aime Chloé et alise, Alise aime Chick et Colin, Chloé n’aime que Colin mais aussi Alise à un autre niveau. Alors seul Chick trahit le groupe, il s’éprend d’un

élément étranger, il recherche l’Inconnu – et s’engouffre alors dans la déchéance. « On entendait le sang gargouiller dans sa gorge, et sa tête penchait de plus en plus », la voix de Chick est étouffée, le poète est asphyxié. « Il ne bougeait plus et ses yeux ouverts regardaient plus loin que la chambre », malgré sa mort physique, Chick est toujours

Voyant, il rejoint la sphère poétique par l’entremise de Partre. « Sa figure était coupée en deux par la barre de sang qui avait coulé de son front », et l’homme défigure le poète, abîme ce qu’il ne peut ni comprendre, ni atteindre. L’agonie de Chick met fin à celle de

Chloé. Haineault regrette, « j’aurais aimé être heurtée par la légèreté et l’insouciance des personnages de L’Ecume et par la frivolité des situations. Or Boris Vian propose un autre rapport à la profondeur, à la vérité effrayante de l’être humain […] au-delà de la vie rêvée, se cisèle le cheminement de la tragédie humaine » (1977/ 159). Le sang de Chick rejoint celui du poète et de sa symbolisation coctélienne : « la figure de Chick était toute noire. Sous son corps, la flaque de sang se coagulait en étoile » (VOC2 188)… Le poète a signé.

Ainsi Vian utilise la veine poétique et sanguine pour mener son projet de révolte et achever définitivement le cercle de déchéance de ses personnages. Pour Colin, comme pour les autres, et Rimbaud le premier, « Il n’y a rien à faire. Plus sur terre » (Les Chiens, le désir et la mort VOC2 505). Le peu de reconnaissance de son ouvrage, le refus du prix

266 de la Pléiade3, Vian est comme Rimbaud après son séjour à Paris, dégoûté des sphères littéraires. En 1946, après l’amère douceur de L’Ecume des jours, Vernon Sullivan, respectueusement traduit par Boris Vian, met en scène l’abominable de la déchéance au travers de crimes revanchards. Dans J’irai cracher sur vos tombes le sang est celui de la déchirure du corps, et de l’âme. Ce livre, scandale retentissant, est condamné pour outrage aux bonnes mœurs mais délie les langues après le rejet de L’Ecume. « Par ce refus, que Vian perçoit comme une injustice flagrante, les juges s’opposent à son intégration bien difficile, dans le monde des lettres et rejettent l’écrivain dans l’enfer de la sous-littérature » (Rybalka/1977 349). L’anathème rimbaldien poursuit son cours, du

Poète Maudit aux poètes déchéants. L’enfer est représenté dans l’intensité de violents

ébats que Vian est ravi d’offrir, il « décide de flatter le public en lui donnant ce qu’il demande, c’est-à-dire les stéréotypes de la pornographie et du roman noir, et en même temps de lui refuser la véritable jouissance en la reléguant à l’imagination » (Héchiche

17). A croire que les histoires d’horreur ont plus de succès que les histoires d’amour !

Pour Rybalka, il s’agit dans ce texte d’« une continuation de L’Ecume des jours : vers le milieu de ce roman, on constate en quelque sorte la fin de l’innocence, une brise irrémédiable ; l’histoire d’amour tourne mal, il n’y aura plus d’histoire d’amour » (1977/

350-51).

Lee débarque à Buckton, petite ville bien pensante du Sud des Etats-Unis, afin de venger son frère noir, lynché pour avoir fait l’amour avec une blanche. Lee profite de son apparence blanche et s’intégre dans ce monde négrécide ; par tous les moyens il exterminera ce qu’il y a de plus beau, de plus cher, et leur fera payer à tous les niveaux :

« il n’y a qu’une chose qui compte, c’est de se venger et de se venger de la manière la

267 plus complète qui soit » (VOC1 354). Ses manigances le mènent à s’attaquer à deux

sœurs, blanches, riches futiles, représentant tout ce qu’il hait le plus au monde. « J’irai

cracher apparaît comme une anti-histoire d’amour, où le désir socio-familial de vengeance remplace le lien presque naturel qui unissait Colin et Chloé » (Rybalka/1977

350). Au dévouement total de Colin à Chloé se substitue un dessein de revanche, chiadé et perverti. Lee planifie avec délicatesse et excitation sexuelle, le carnage qui apaisera sa douleur et qui vise toute une population, toute une classe, toute une race. Entre viol et meurtre, sexualité et rage, il va atrocement se débarrasser de ses victimes :

Je me suis penché sur elle ; je crois que je reniflais comme une bête et elle s’est mise à gueuler. Je l’ai mordu en plein entre les cuisses. J’avais la bouche remplie de ses poils noirs et durs […] elle gueulait comme un porc, des cris à vous donner la chair de poule. Alors j’ai serré les dents de toutes mes forces et je suis rentré dedans. J’ai senti le sang me pisser dans la bouche […] j’avais la figure pleine de sang […] j’ai vu qu’elle saignait fort. A la fin, je me suis mis à lui taper dessus, juste avec mon poing droit d’abord, sur la mâchoire, j’ai senti ses dents se casser et j’ai continué, je voulais qu’elle s’arrête de crier. (VOC1 408)

Le sang de la vengeance anime les veines du poète ; la création poétique devient

cauchemardesque. Le narrateur exulte dans l’infâme et la torture de cette jeune fille. Ici,

« l’alternance de la violence, de caresses et de refus caractérise les relations de Lee et de

Lou ; le sadisme associant en eux la haine et le désir culmine au dénouement dans le

vampirisme orgastique » (Pestureau VOC1 305). Si Cocteau a transmis ses craintes à

Orphée et s’est offert par son entremise l’ange gardien, Heurtebise, on peut voir dans la

relation entre Vian et Lee un même rapport d’identification. Plus que des craintes,

Sullivan imprègne son personnage de sa rage et de sa violence. Alors, ange vengeur

268 plutôt que guide spirituel, grâce à Lee, Vian tout comme lui, obtiendra sa revanche sur une société qui l’a rejeté, voire maudit :

En écrivant j’irai cracher, Vian se venge de la société de plusieurs façons. D’une part il lui soutire de l’argent par des moyens frauduleux, en lui proposant une œuvre inférieure, rédigée à la va-vite et signée d’un pseudonyme ; d’autre part, il l’imaginarise, il l’irréalise en lui faisant absorber les clichés d’une Amérique de convention, d’une Amérique qu’il n’a rencontrée que dans les films, les disques et les livres, ou bien indirectement par l’intermédiaire des soldats de la Libération. (Rybalka/1977 351-52)

La déchéance prend sa fin dans le sang, la rage des sentiments déçus – entre jalousie, revanche et désillusions. Pour les trois auteurs le parcours fut difficile, leur sensibilité

écorchée : Rimbaud adolescent tourmenté et indécis, Cocteau plus âgé, qui semble plus raisonnable et plus posé dans ses réactions, puis Vian qui a su « saisir à la fois l’horreur et la dynamique de la violence » (Héchiche 115). Le sang les rapproche et les lie. Les différences entre eux ne sont pas suffisantes pour refuser de voir en ces trois poètes l’essence même de la déchéance poétique, leur mouvement bien à eux.

Violence ultime et capitulation

Ainsi, la déchéance poétique s’avère être un long et douloureux processus qui entraîne l’auteur avant de sombrer dans leur violence, celle de la folie, de la maladie, puis de la mort. Leur choix leur sera fatal. Le poète déçu et fatigué renonce à se décider entre vie terrestre et vie céleste, il mêle cruellement amour et sexe pour jubiler dans un désarroi de violence et d’autodestruction. Cette violence après avoir traqué les poètes entre impasses et détours, poursuit son évolution négative. Pour Bataille, elle s’illustrait déjà parfaitement dans le travail de Baudelaire ; elle est cette « continuité du mouvement qui

269 le mena de la poésie de l’insatisfaction à l’absence donnée dans l’effondrement » (54).

Elle retentit toujours, un siècle plus tard. Dualités entre espoirs et réalités, naufrages

irréversibles, la déchéance poétique s’affirme réel courant littéraire de la fin du XIXe où

l’on se prévaut déjà de modernité et de révolution, à la mi-XXe où dans les esprits littéraires s’entrechoquent avec le chaos de la guerre espoirs et horreurs. Nous espérons avoir réussi à démontrer que dans la lignée de l’héritage décadent, symbolique voire même surréaliste, les poètes déchéants, qui n’auront pu supporter davantage les

étiquettes, seront allés plus loin dans l’expression de leur crise interne et ce jusqu’à se

perdre dans une chute inexorable. Le mouvement de la déchéance les intègre a posteriori

et peut alors se targuer de plus de sensibilité et d’objectivité. Les poètes se dévouent à

leur art et au message qu’ils entendent y inclure, inconscients de leur rôle même – car en

effet si Rimbaud se déclare Voyant, son projet ne donnât pas de suite et ne fut pas à

même d’introduire un mouvement poétique à lui seul ; par contre sa déchéance, elle, a

bien su être convaincante. Ils explorent les sphères poétiques passée et contemporaine

pour mieux les détruire, dénonçant les groupes et mouvements auxquels ils ont rêvé une

fois d’appartenir. Rimbaud s’en prendra aux Parnassiens et aux lyriques démodés,

Cocteau s’éloignera des surréalistes, et Vian n’épargnera personne, Sartre et tant d’autres.

Leur idéal, atteindre ce nouveau dont Baudelaire parlait, puis le conquérir, l’exploiter, en

retirer l’essence même de la poésie, est atteint, mais ce à un prix incommensurable.

Il a donc pu être établi la mise en abyme d’un monde intermédiaire, entre celui

des vivants, et celui des morts ; une zone a pris forme, celle de l’informe et seul le

déchéant peut y pénétrer et y puiser son inspiration. Grâce aux premières démarches

revendicatrices du Maudit qui ont posé les jalons de la Voyance et déterminé son rôle en

270 tant que poète même, les poètes déchéants auront su suivre l’officieux mouvement et

perpétuer sa quête de l’Inconnu. Alors que le précurseur arrêtera brutalement sa

recherche, Cocteau utilisera toutes les techniques modernes que lui offre le XXe siècle alors que Vian s’acharnera à renouveler non seulement le lexique de la langue française mais aussi sa conception de la poésie. Les trois poètes connaîtront les mêmes déceptions et essuieront les mêmes échecs, mais bercés d’espoirs inaccessibles, c’est chacun à leur manière qu’ils révéleront leur véritable sensibilité. Bien que les armes langagières soient leurs invectives communes, elles seront maniées différemment, avec une émotivité qui leur est propre. Sarcasme ou sensualité, jeux de mots et dérision, la mise en beauté des maux mène inéluctablement à la violence de la déchéance poétique. A cause de leur mal-

être et leur besoin de novation, les déchéants s’attaquent à un terrain connu, à ce qui dérange, les trois s’accordent à voir dans les images traditionnelles de la femme une parfaite incarnation de cette horripilation. Dans lignée de Baudelaire et de sa

« Charogne », elle s’impose en effet, comme victime parfaite, ses points faibles sont mis en lueur par le poète taquin, sa putréfaction à venir mentionnée avant sa beauté actuelle.

Chacun à leur manière ils vont peindre de singuliers portraits de femme. Rimbaud s’acharne contre tous et toutes, et ne lésine pas sur le sarcasme. Il relègue la pauvre

Vénus au rang de nymphette décrépie, modernise ainsi le statut social et sexuel de la femme, et s’amuse à donner dans la violence verbale. Avec sa comptine subversive

« Mes petites amoureuses » il prouve son goût pour la satire amère ou les blasons d’insultes. Un tableau apparemment romantique s’avère en fait une dure critique.

L’amour est mort et force est de constater que le sexe – instrument physique indissociable

– devient lui aussi une arme, détournée de sa principale fonction et devenue fort à propos

271 un dispositif de déviance. Cocteau ne sera pas plus tendre. Il dévoile ses secrets, mélange désirs, plaisirs et malaises. Il révèle en filigrane de son œuvre son homosexualité en filmant la sensualité masculine puis, en accentuant à propos la frivolité féminine, affiche l’impossible amour terrestre entre hommes et femmes – comme illustration, ces sensations de tout ordre qui ne sont pas sensées exister au Royaume de la Mort et qui viennent perturber les protagonistes de la trilogie. Il réduit le corps féminin à un fardeau insupportable, sœur, amante, mère, toutes coupables. De son côté Vian aussi dresse plusieurs portraits de femmes en vers ou en prose ; il ne nuance pas les clichés, les femmes empoisonneuses comme Clémentine ou belles mais interchangeables comme

Alise et Chloé. La femme n’est plus donc matière à poésie, objective cela va sans dire, mais les déchéants ont préparé leur nouveau terrain d’attaque.

Tous les trois s’adonnent au politique ou au religieux et introduisent de nouveaux sujets imposant un plan de travail adéquat. Rimbaud exulte dans son projet révolutionnaire, ses idéaux communards le propulsent jusqu’à l’insurrection. Ses amères déceptions teignent les pièces acides de la Voyance, les « Accroupissements » de Milotus subvertissent la position du Clergé dans la société contemporaine. Vian n’épargne pas l’Eglise non plus, dans L’Ecume des jours et L’Arrache-cœur les portraits anticléricaux sont des moins édulcorés ; la poésie devient une vraie arme d’expression contre les institutions à la dérive. Le chanteur à ses heures dénonce aussi la guerre, comme

Rimbaud contre les éclats napoléoniens du Second Empire. Cocteau, plus réservé quant à la situation politique, s’intéresse davantage à la situation sociale et à la dégénérescence de la cellule familiale. Il maltraite les relations fraternelles, parentales et conjugales pour bien montrer combien les paires hétérosexuelles ne sont pas vouées à mieux fonctionner

272 que les couples homosexuels. L’amour était, de toute façon, à réinventer. Maintenant, les quotidiennetés appartiennent aussi à la thématique poétique, la déchéance s’insère dans la poésie mais s’en fait le sujet et l’objet. Pour sortir de ce monde, les déchéants vont mettre en place de nouvelles techniques et installer des passerelles entre leur poésie passée et l’Inconnu qu’ils veulent atteindre. Leur dessein établi, les poètes s’engouffrent dans l’étrangeté d’un nouveau monde. Ils acceptent leur destin déchéant et en prennent leur parti, par contre, pour adoucir leur atterrissage, il n’hésite pas à accompagner leur descente d’un guide, d’un ami, d’un mentor, qualités que l’on aura dissimulées sous le visage de l’ange – ange tout court pour Rimbaud, ange gardien pour les deux autres, celui de Cocteau que l’on sait déchu, celui de Vian que l’on pense déchéant. A deux, ils évitent ou parcourent la zone, sorte de purgatoire indescriptible. Rimbaud utilise beaucoup moins l’image de l’ange dans un contexte fantaisiste que Vian et Cocteau qui développent cette idée pour en offrir une nouvelle vision, et ce dans un contexte poétique plus large – romans, pièces de théâtre, films. On aura vu combien les anges de la littérature rimbaldienne restaient assimilables aux angelots de la tradition chrétienne et qu’ils se prêtent d’autant plus à la satire, le poète les maudit, les sexualise. Emblème zutique, il deviendra avec les autres un personnage à part entière : les deux offrent un ange gardien à leur protagoniste. Heurtebise et Nicolas veillent sur Orphée et Colin, et prennent une place essentielle dans leur voyage vers l’Inconnu. Le premier est l’élément moteur de la traversée orphique, maître des miroirs, au service de la Mort, il est le confident parfait. Le second, ange anonyme, apaise les maux de la famille sur laquelle il veille. Il suit Colin dans sa déchéance, tente de le retenir, mais en vain, Nicolas restera impuissant.

273 Alors, le rôle du poète et celui des anges se confondent, et finalement leur impuissance. L’échec de l’ange et l’échec du poète s’épousent dans la zone, les deux guides spirituels restent incompris par leurs pairs. La modernité des anges montre à quel point l’idéalisation de la société est superflue, l’homme est né condamné. Les anges peuvent faire ce qu’ils veulent pour épargner l’inévitable à leur protégé. Toutefois, si la déchéance de ces anges ne sauve pas la vie du poète, elle en assure au moins l’immortalité dans la mort. A cette descente, succède l’ascension. Dans L’Arrache-cœur aussi la rédemption des anges est impossible. Comme leur poète, ils sont condamnés à errer, et à « juger les autres ». Après Heurtebise qui replonge le poète déchéant dans son

« eau sale », Angel prendra lui aussi le large, n’ayant plus rien à apporter à ce microcosme dont Clémentine l’a évincé. Les anges-passeurs utilisent la malléabilité du monde qu’ils dominent pour traverser les miroirs et transporter les âmes. L’angélophanie et la modernisation des sujets poétiques requièrent alors une mise à jour du lexique.

Prouesses langagières rimbaldiennes et vianesques, silences et lyrisme pervertis de

Cocteau, les trois auteurs vont s’attacher au bouleversement de la langue. Comme

Rimbaud l’a annoncé dans ses « Lettres », il faut réactualiser cette poésie désuète pour en faire un véritable objet de travail. Le rôle du poète évolue et le dessein rimbaldien s’affirme. Avec ses « Assis » le jeune insurgé déforme le lexique et introduit aussi de nouvelles images, apportant des armes inattendues : la dérision poétique et la subversion symbolique. Tantôt ironique, tantôt arrogant, il tente la prose hallucinée pour appâter le lecteur. Avec humour noir et cocasserie sexuelle, il est rejoint par la verve de Vian qui prône dans ses Cent Sonnets la banalité quotidienne. Tous les deux vont s’adonner aux jeux phoniques et à l’invention de mots pour donner une nouvelle teinte folklorique à leur

274 œuvre. Les néologismes et les particularités foisonnent dans une versification tonique et décadente. Le style détaché et tendancieux remplace le sérieux parnassien et le lyrisme romantique. De son côté, Cocteau introduit grâce à ses innovations cinématographiques une nouvelle forme de langage à part entière, celui de la magie qui harmonieusement allie silences et monologues tragiques, phantasmes pervers et innocence enfantine. Après le poème introductif de « L’Ange Heurtebise », se confirme un mode d’expression coctélien, le silence, auquel se plient la reine et le poète de L’Aigle à deux têtes. La poésie déchéante devient multidimensionnelle ; et le lecteur a besoin de moyens d’accès pour rejoindre l’autre monde, celui des morts et des poètes. Tel un rite de passage ou un parcours initiatique, le poète doit franchir ponts, miroirs et fleuves, qui le mènent à une zone, univers extraordinaire et curieux. Ils percent dès lors le secret de la déchéance.

Fatidiquement, le développement de la dégénérescence poétique de chacun va se retranscrire dans les ruines qui fondent leur nouveau monde. Rimbaud instigue le grand départ, et donc ira de l’avant le premier, s’essayant au voyage en mer apaisant mais qui malheureusement virera au malaise et à la nausée. Il fusionne corps et âme avec son projet, devient le bateau qui l’emporte dans l’au-delà poétique. Matucci témoigne de son

évolution : « romantiquement révolté, fils de son époque, il avait poussé jusqu’au paroxysme sa tentative d’évasion en se livrant littéralement âme et corps à la réalisation du grand songe. Il avait poussé les préceptes baudelairiens aux conséquences extrêmes, jusqu’à l’absurde catastrophique » (44). Alors, le naufrage de son navire le rendra plus prudent. Dans ses dernières pièces, il rejoint des villes qu’il a entièrement imaginées, et ce grâce à des ponts entre lui et le ciel. Et au contraire de Cocteau, il ne vénère pas la mort en tant que source d’inspiration. Il ne fuit pas l’amour des terriens pour conquérir un

275 ailleurs incertain. « La tendance à l’évasion est constamment équilibrée par un désir

contraire, qui est le désir de création ; “vision” et “poésie” imposent chez lui des

exigences contradictoires qui déterminent un dilemme » (Chambers 25). Les ponts

traversés, on peut pénétrer l’inquiétant espace clos de la déchéance où l’on rencontre de

bien atypiques personnages. Cocteau va nous montrer, en images visuelles et non plus

mentales, l’univers ambivalent auquel appartient le poète et le dilemme qui le déchire.

Alors que « le mythe orphique, aux yeux de Jean Cocteau, exprime admirablement la

condition à la fois tragique et magnifique du poète » (Wyns 285), le film expose le

problème de la création poétique, et de cette inspiration essentielle qui se fait parfois

capricieuse. Grâce à Heurtebise, il pourra traverser les miroirs et atteindre enfin l’Inconnu

qu’il recherchait, mais à quel prix ? Dans sa trilogie, il révèle le malaise du poète

moderne et son impossibilité à choisir entre le monde des vivants et la vie banale qu’il

offre, voire médiocre pour celui dont les aspirations rejoignent les sphères divines et le

Royaume des Morts, dont l’inspiration des déesses promet la création intense. Boris

Vian, lui, clôt avec son Ecume des jours le monde initié par Baudelaire ; l’ultime fleur du mal se fait nénuphar et assassine, elle n’inspire plus seulement le vertige et la mort, elle les entraîne, fatalement. “It is a novel of evolution and decay, a fact inextricably linked to its status as a novel dealing with the movement from the adolescent world into full adulthood” (J.K.L. Scott 80). La dualité du monde de Colin s’impose à lui dès sa rencontre avec Chloé qui fit tout basculer. De la sphère adolescente où les nuages sont roses et la vie sucrée, il sombre dans une société cruelle et violente, dont il ne soupçonnait même pas l’existence jusqu’ici. Colin bascule brusquement d’un monde à l’autre, sans en avoir eu le choix, vraiment, sans savoir comment il a pu y atterrir. Vian le

276 confronte à la dure réalité du monde des grands, ne lui épargne aucun des maux sociaux, pauvreté, maladie, solitude. La déchéance une fois de plus s’avère incontrôlable.

Pour rénover l’idée de l’art pour l’art, les trois auteurs déchéants ont donné naissance à leur insu à un mouvement à part entière. Ils ne se prétendent de rien, mais enfin ils appartiennent à cette nouvelle vague où les repères spatio-temporels n’ont plus leurs lois ; leur regroupement n’est pour cela pas chronologique comme la plupart des catégorisations, mais a posteriori et donc thématique. L’univers imaginaire regorge de symbolisme, tangue d’une inconditionnelle fluidité et se voit transpercé de paliers et de passerelles subjectives que poètes et protagonistes sont les seuls à repérer. Les émotions, aussi bien positives que négatives, se répandent des veines aux vers de leurs auteurs. Et ce sang même, sera alors la dernière réponse à cet incroyable voyage dans le monde déchéant. La naissance, la violence de la vie, la mort, le sang en baptise les trois stades importants. Vision infernale pour Rimbaud, trop crue et trop réelle pour Vian, elle reste poétisée par le lyrisme coctélien, et finit, en étoile. Le stade final de la déchéance est atteint. Rimbaud abandonne, Vian meurt. Cocteau insiste : son dernier film de 1960 veut laisser un testament dans l’espoir d’une postérité plus compréhensive. La déchéance est déclenchée inconsciemment et dépasse la portée du dérèglement prévu, en ce qu’elle est tout à fait irrévocable. Le processus enclenché ne laisse pas de place aux faux-pas ou aux regrets, une fois la voyance expérimentée, une fois la zone franchit, une fois le mariage célébré, rien ne sera plus jamais comme avant. Mais avec ce besoin et cette envie de révolutionner la scène poétique, impossible de dissuader le poète de s’y adonner complètement. L’aptitude à la déchéance s’avère alors une qualité exceptionnelle et se voit réservée aux poètes les plus courageux et les plus inventifs.

277

1 Paul Claudel reçu apparemment la révélation divine grâce à la lecture des Illuminations. Elles lui inspirèrent sa conversion catholique de 1886, et colorent les révélations de la Tête d’or de 1890. La famille du « mystique à l’état sauvage » restée très pieuse, ne sera que ravie de ce soutien. Il en fait aussi mention dans un article de juillet 1912, publié dans la Nouvelle Revue Française. La famille Rimbaud restée très pieuse, ne sera que ravie de ce soutien. François Mauriac aurait lui aussi accordé à Rimbaud une reconversion indiscutable. Le 13 mars 1947, il prononce dans son discours de réception à l’Académie française, « Arthur Rimbaud, ce voyou, ce démon, cet ange qui fut dans notre vie le précurseur et l’annonciateur de Dieu ». 2 Bien qu’il ait voulu faire paraître ce recueil – « Une saison en enfer est le seul ouvrage que Rimbaud jugea bon de publier de son vivant » (RSS 21) – il n’y aura jamais vraiment donné suite. 3 Rybalka explique : « le prix de la Pléiade que Vian n’a pas obtenu en juin 1946 pour L’Ecume des jours et qui est allé grâce à Malraux et aux bons élèves Arrelent et Poland, à l’abbé Grosjean » (1977/ 349). Par ailleurs Vian n’hésitera pas à moquer son échec et les responsables (VOC5 182) : Nous étions partis presque z-équipollents Hélas ! tu m’as pourfendu et cuit, Paulhan. Victime des pets d’un Marcel à relents J’ai-z-été battu par l’Abbé Grosjean (v.1-4)

278 ŒUVRES CITÉES

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---. Clair-Obscur. Monaco : Editions du Rocher, 1954.

---. Le Sang d’un poète. Scénario. Monaco : Editions du Rocher, 1957. [CSP]

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---. Le Livre blanc. Introduction par Milorad. Paris : Persona, 1981.

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---. Embarcadères. Fontfroide : Fata Morgana, 1986.

---. Le Livre blanc. Ed. D. Fernandez, Librairie Générale Française. Paris : Passage du

Marais, 1999. [CLB]

Rimbaud, Arthur. Œuvres Complètes. Ed. Antoine Adam. Paris : Gallimard, Bibliothèque

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---. Œuvres poétiques. Ed. Cecil Arthur Hackett. Paris : collection « Imprimerie

nationale », 1986. [ROH]

---. Une Saison en enfer. Edition critique par Pierre Brunel. Paris : Librairie José Corti,

1987. [RBSE]

---. Poésies. Ed. Jean-Luc Steinmetz. Paris : GF-Flammarion, 1989. [RPS]

---. Vers Nouveaux – Une Saison en Enfer. Ed. Jean-Luc Steinmetz. Paris : GF-

Flammarion, 1989. [RSS]

---. Illuminations. Ed. Jean-Luc Steinmetz. Paris : GF-Flammarion, 1989. [RIS]

---. Œuvres complètes, correspondance. Ed. Louis Forestier. Paris : Robert Laffont, 1992.

[ROCF]

---. Œuvres. Ed. Suzanne Bernard, 1960, revue par André Guyaux. Paris : Dunod, 1991.

[ROBG]

---. Œuvres Complètes I : Poésies. Ed. Steve Murphy. Paris : Champion, 1999. [ROM]

Vian, Boris. Cents Sonnets. Préface de Noël Arnaud. Paris : Bourgois, 1984. [VACS]

---. L’Ecume des jours. Edition critique de Gilbert Pestureau et Michel Rybalka. Paris :

Bourgois, 1994. [VEPR]

---. Le Manuel de St-Germain-des-Près. Paris : Pauvert, 1997.

280 ---. Œuvres Complètes 1. Œuvres romanesques 1. Noël Arnaud, Marc Lapprand et

Gilbert Pestureau eds. Paris : Fayard, 1999. [VOC1]

---. Œuvres Complètes 2. Œuvres romanesques 2. Marc Lapprand, Gilbert Pestureau, et

Michel Rybalka eds. Paris : Fayard, 1999. [VOC2]

---. Œuvres Complètes 4. Œuvres romanesques 4. Marc Lapprand et Gilbert Pestureau

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---. Œuvres Complètes 5. Poésie, Nouvelles, Chroniques romancées. Marc Lapprand et

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Le Sang d’un Poète. Dir. Jean Cocteau. Perf. Enrique Rivero, Lee Miller, and Jean

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Discina, 1950.

Le Testament d’Orphée. Dir. Jean Cocteau. Perf. Jean Cocteau, Edouard Dermit, Maria

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