AURELIE DUMAIN (CRESAL, Université Lyon 2) SOCIOLOGIE et ANTHROPOLOGIE

FAIRE UN FROMAGE AOC : la mise en tourisme et en culture du Comté

Ou

FAIRE-FAIRE LA DIFFERENCE ET LA RESSEMBLANCE DU COMTE

Travail dirigé par ANDRE MICOUD (CRESAL, UMR 5043) et NOEL BARBE (DRAC de Franche-Comté, LAHIC, CNRS).

Rapport à la Mission Ethnologie, Direction de l’architecture et du patrimoine. Légende de la première de couverture (de haut en bas) :

- Auteure : Dumain A. M. Etiévant de la Ferme des Nouvelles en train de présenter la traite des vaches dans les prés lors du Dimanche à la ferme, août 2003.

- Première de couverture du dépliant des Routes du Comté 2003., Nansen Développement., Pierre Accard Communication., Szewczyk, V., Réveillez tous vos sens!, guide de l’offre touristique, 2003, dos de couverture.

- Auteure : Dumain A. Le fromager de la Fruitière d’ en train de présenter la fabrication du Comté à des visiteurs, août 2003.

- Auteure : Dumain A. Enfant en train de jouer à « la pêche aux lettres » dans le but de composer des « mots de la ferme », à la Ferme des Nouvelles lors du Dimanche à la ferme, août 2003.

- Auteure : Dumain A. Photographie du plan de découpe du Comté dans le magasin de la Coopérative de Frasne.

- Photographie tirée du dépliant des Routes du Comté 2003., Nansen Développement., Pierre Accard Communication., Szewczyk, V., Réveillez tous vos sens!, Guide de l’offre touristique, 2003, page 3. SOMMAIRE

- Remerciements. - Note aux lecteurs.

- Introduction. Que fait-on après le productivisme ? ………………….………………… .1 o « Quel avenir pour les paysans ? » …………………………………………………….1 o Changer pour rester conforme à l’origine………………………………...……………2 o Un patrimoine pris entre tradition et modernité………………………………………..7

- Première partie. Mon histoire avec le Comté…..……………………………………… …9 o Chapitre I. Des prises successives……….……………………………………..…….9 . I. De l’étude de la dimension symbolique d’un aliment à celle d’une action….....….9 • A. Un objet symbolique. ……………………………………………...…...9 • B. Une situation de construction sociale. ………………………………...11 . II. De la fromagerie comme terrain au réseau socio-technique…..………...…... …. 12 • A. Un objet-réseau. Un terrain qui s’ouvre sur les Routes du Comté…….12 • B. Un fait patrimonial élaboré au sein d’un réseau socio-technique.…….14 . III. Continuer à multiplier les « prises »…………………………………………15 • A. Observer un phénomène à travers les traces de sa constitution……….15 • B. S’engager avec les acteurs et les objets ……………………………….16

o Chapitre II. Une nouvelle problématisation…………..…………………………...24 . I. Re-prises et tentative de déplacements…………………………………………24 • A. Echapper à la naturalisation du patrimoine et aux sociologismes……..24 • B. Abandonner la notion de fabrication pour celle d’attachement…….. 26 • C. Réunir le signe et le phénomène. …………………………………….. 28 . II. Mon nouveau problème…………………………………………………….. 30 • A. « Agir dans un monde incertain » ? …………………………………..31 • B. Y a-t-il un dispositif pour sortir une filière de ses contradictions ? …..32 . III. Comment je vais tenter de régler ce problème ?………………………. …..36 • Annonce du plan..37

- Seconde partie. Une socio-histoire des deux Routes du Comté. ……………………… ..38 o Chapitre I. Inaugurer ……………………………………………………………... 40 . I. Le mythe fondateur ou faire continuité……………………………………40 . II. … mais aussi rupture avec ce qui précède …………………………………41

o Chapitre II. Flash Back sur La route du Comté. …………………………………43 . I. Un Comté historique………………………………………………………… 43 • A. « Conduire les touristes sur les chemins de l’histoire »……………….43 • B. Une route qui nous fait revisiter l’histoire du Comté………………... 44 • C. Sur les traces de la production d’un nouvel espace public…………… 49 . II. Editer les « cartoguides » ou faire-figurer la rencontre d’un patrimoine…... 54 • A. De 1972 à 1982, un projet agricole…………………………………... 55 • B. De la provenance et de l’origine vers le « terroir » (1984-88)………...61 • C. Un itinéraire de promotion de la Franche-Comté (1988-1992)………. 65 • D. 1992. Déroute de la route ! ……………………………………………70

o Chapitre III. Commencer à nouveau. Re-prises et déplacements ? ……………..75 . I. Dire et faire la relance d’un projet collectif……………………………….… 76 • A. Un « objet partagé »………………………………………………….. 76 • B. Histoire d’un nouvel intérêt commun………………………………… 76 • C. S’attacher au Comté pour coproduire un terroir……………………… 78 . II. Le passage du singulier au pluriel………………………………………….. 79 • A. Une route qui n’en est plus une !…………………………………….. 79 • B. Une vocation plurielle. ………………………………………………..80 • C. Gérer l’unité et la diversité pour la transmettre demain……………… 83 . III. Mettre le public au centre de la scène pour l’engager……………………... 86 • A. Un changement de public et de cadre de la re-présentation………….. 87 • B. Figurer le déplacement du public et de l’espace public…………….... 88 • C. L’entrée des Routes du Comté dans l’âge du public ? ………………..90

- Troisième partie. Faire se transformer le public en opérateur d’une différence …… ..99 o Chapitre I. Rendre sensible (à) la différence du Comté et des gruyères………. 101 . I. Une « mise à l’épreuve » du Comté par un « Gruyère » de Franche-Comté. 101 • A. Des « prises » pour faire faire-faire les authenticités……………….. 102 • B. Accusation rejetée ! Et différence prouvée…………………………..103 . II. Faire se trans-former les touristes-consommateurs en « experts »………... 104 • A. Un faire se faire-porter attention …………………………………….105 • B. Décomposer le goût, la dégustation et la fabrication. ……………….107 • C. Faire se faire-devenir des « amateurs » …………………………….. 110

o Chapitre 2. Organiser l’espace pour sortir la filière de ses contradictions…….112 . I. De la nécessité de re-territorialiser le fromage AOC au plus fort tonnage.... 112 • A. Une filière en contradiction interne…………………………………. 113 • B. Ré-inventer la territorialité et la « rareté » du Comté………………...117 . II. Re-présenter une « agriculture à haute qualité territoriale »……………… 123 • A. Distribuer le tonnage, la « diversité » et les touristes sur le territoire. 123 • B. La maison du Comté : un lieu de mise à l’épreuve ………………….127 . III. Re-distribuer les « experts »-« amateurs » sur le territoire. ………………142 • A. Faire-Faire des pèlerins en quête de « terroir »……………………... 142 • B. Des « prises » multiples sur des Comtés territoriaux………………...143 - Conclusion. ………………………………………………………………………….……158

- Annexes. - Lexique. - Bibliographie. Remerciements

Je tiens à remercier la Mission du Patrimoine Ethnologique qui m’a octroyé une allocation de recherche en vue de la réalisation de ce travail. Je remercie aussi infiniment Noël Barbe (DRAC de Franche-Comté, LAHIC, CNRS) qui m’accompagne dans cette recherche depuis la licence et me dirige dans le cadre d’autres travaux. J’exprime également ma profonde reconnaissance à mon directeur de recherche André Micoud (CRESAL, CNRS) qui par son écoute, ses précieux conseils et sa gentillesse a su m’ouvrir à de nouvelles perspectives d’analyse. Merci aussi à Michel Perroni (professeur aux universités Lumière Lyon 2 et Jean Monnet de St Etienne) et Loïc Etiembre (maître de conférence à l’université Monnet de St Etienne) qui ont suivi et éclairé mon travail à travers les séminaires de muséologie qu’ils organisent. Ce travail n’aurait pas non plus vu le jour sans le dévouement des personnes que j’ai rencontrées sur le terrain depuis la licence et dont les paroles et les actes continuent à nourrir mon questionnement. Je leur exprime ma profonde reconnaissance pour leur accueil et le temps souvent précieux qu’ils ont consacré pour répondre à mes questions. Je remercie donc le personnel du Comité Interprofessionnel du Gruyère de Comté (CIGC) : le directeur M. Bret, M. Goguely (président de 1987 à 2002, mais aussi président actuel de l’INAO section produits laitiers), Florence Compagnon (chargée d’étude pour le Programme Terroir au CIGC et responsable du suivi du dossier Routes du Comté), Nicolas Bouveret (Coordinateur des Routes du Comté, conseiller en développement touristique et animation territoriale), ainsi que la secrétaire et l’intendant du CIGC qui m’ont renseigné sur la nouvelle Maison du Comté et ses visiteurs. J’adresse aussi mes remerciements aux acteurs des collectivités territoriales rencontrés : M. Forest (Commissaire du massif du -DATAR), Mme Bernard (responsable du secteur tourisme au Conseil Régional de Franche-Comté), et Mme Bézire (Chargée de mission tourisme au PNR du Haut-Jura et responsable du dossier La route du fromage). Je pense également aux acteurs des institutions touristiques : M. Boucheron, (directeur marketing au CRT), M. Crosta (directeur de la DRT). Je remercie aussi Mme Forest (en charge du suivi des filières agricoles et des entreprises agroalimentaires à la DRAF), M. Borel (directeur de la FDCL du Doubs et responsable départemental du programme Promotion Fruitière), M. Bailly (responsable du syndicat interprofessionnel du et ancien employé du CPPR) et enfin M. Michel (de la DDE). Je remercie aussi les producteurs de Comté qui se consacrent à des activités touristiques qui ont accepté de me recevoir. Merci donc à Marie-Jo et Maurice Etiévant (La ferme des Nouvelles et président de la Fruitière d’Arbois) qui m’ont accueilli pendant trois semaines dans leur ferme pour suivre de près la manière dont ils concilient leur activité productive, leur vie familiale et l’accueil des touristes en chambres et camping à la ferme. Mes remerciements vont également aux touristes rencontrés sur place qui se sont prêtés au jeu de l’entretien. J’adresse également un grand merci au président et aux fromagers de la coopérative fromagère de Frasne qui m’ont accueilli à plusieurs reprises et m’ont laissé filmer une visite de fromagerie en compagnie de touristes. Il me faut aussi saluer l’accueil chaleureux du fromager de la Fromagerie artisanale Liechti, de ceux de la Fruitière de la Vallée du Hérisson, celui de la Fruitière 1900, du responsable qualité de la Fruitière Massif Jurassien, la gérante du Hameau du fromage et de la guide touristique du Fort des Rousses. Pour finir, j’adresse un immense merci à mes amis et aux membres de ma famille qui me soutiennent, m’encouragent dans ce travail, et me découpent des articles sur le Comté dans la presse. Enfin, je remercie Cécile Blondeau pour ses relectures, et tout particulièrement Cyril pour son soutien quotidien. Note aux lecteurs.

Les citations d’ouvrage sont signalées dans le texte par des guillemets, de la même manière les extraits d’entretiens sont figurés par des guillemets mais sont retranscrits en italique. Enfin, nous signalons en italique les termes qui sont polysémiques ou pour dire que nous les entendons comme des constructions sociale comme la nature ou la tradition et signifier au lecteur que nous ne les prenons pas dans un sens qui les naturaliserait. Par ailleurs, la prise en compte de la dimension historique de notre objet nous a confronté à la présence de dénominations recouvrant des réalités différentes ce qui nous a paru être une source d’incompréhension probable pour le lecteur. En effet la quasi homonymie qui existe entre la route du Comté et Les Routes du Comté, programme touristique qui a remplacé la première route en l’an 2000 peut prêter à confusion. Nous appellerons donc la route du Comté ou la route la première, Les Routes du Comté ou Les Routes la seconde et, les deux routes du Comté lorsque nous parlerons des deux simultanément. Introduction.

Que fait-on après le productivisme ?

Des producteurs de Comté à la recherche d’un nouveau modèle agricole pris entre tradition et modernité.

« Quel avenir pour les paysans ? » Cette question, posée par l’émission télévisée Ripostes (Moati, 2004) le dernier jour du salon de l’agriculture, clôt le rendez-vous annuel de la profession agricole avec la société française par une note d’incertitude, voire d’inquiétude. En rassemblant une population agricole actuellement très hétérogène sous l’ancien vocable de « paysan », ce titre pose la double interrogation de l’existence d’une identité1 de la profession agricole et de son évolution. L’argumentation introductive de l’animateur Serge Moati se divise en deux parties qui correspondent à la présentation de deux figures de l’agriculture qui, mises côte à côte, illustrent un « monde » paradoxal pris entre continuité et changement : un « monde paysan » patrimonial d’une part, qui n’a pas changé, rassurant puisqu’il reproduit du même, nous lie ainsi à « nos ancêtres paysans » et d’autre part, une agriculture « moderne » en « crise », pressée de changer pour s’adapter aux évolutions du marché et des politiques nationales voire internationales. Comme pour « concerner »2 les téléspectateurs à ce problème agricole, Serge Moati commence par dépeindre un métier qui appartient à l’ensemble des français : « un patrimoine » qui « nous » parle de « nos » racines agricoles. Une qualification de l’agriculture qui lui confère en même temps le statut d’univers exotique, distinct du monde dans lequel nous vivons puisqu’il nous fait expérimenter un autre rapport au temps : « une (…) plus lente, apparemment comme avant, loin des cités métissées (…) tranquille et différente de la France fiévreuse ». Cette profession figée, intimement liée au passé et à nos subjectivités, qui serait devenue « un patrimoine, vous savez comme presque un musée » et dont la présentation semble faire à la fois sourire et bondir les invités de l’émission, tranche

1 Cette identité « paysanne » –qui pour moi n’est pas si évidente- serait définie, comme sa désignation le suggère, par le « travail de la terre » (Petit Larousse, 1996) et la vie au « pays », à la « campagne » (Ibid.), ce qui a pour effet d’ancrer cette profession dans un lieu : le monde rural et donc non urbain. 2 Dans La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques (1988), Michel Callon étudie la manière dont des acteurs en enrôlent d’autres, dans le but de les faire agir dans le sens de leur projet et faire circuler leurs théories et leurs équipements techniques dans des réseaux plus larges. Le « concernement » est l’une des premières étapes de ce processus, elle consiste à montrer aux acteurs que l’objet dont il est question répond à leurs propres objectifs ou problèmes. radicalement avec celle décrite dans la seconde partie de son argumentation : l’agriculture française, plus complexe qui joue un rôle actif dans les économies nationale et européenne (la France étant « la première nation productive en Europe ») et surtout, un métier « en crise ». C’est de cette seconde agriculture et de la « crise » d’identité qu’elle traverse qu’il est plus largement question dans l’émission. C’est autour d’elle qu’il invite au débat et à la réflexion les représentants des différents syndicats agricoles, de divers partis politiques et un sociologue Jean Viard. « Quel avenir » pour une agriculture qui a connu ces quarante dernières années une « modernisation » « productiviste » ? Et dont le modèle de production se heurte aujourd’hui à une rupture de la « confiance », de la part des consommateurs suite aux accidents sanitaires survenus ces dernières années ? Mais aussi -et c’est surtout l’objet du débat- de la part des producteurs qui s’interrogent quant au futur de leur profession, face à l’évolution de la PAC3, aux baisses de leurs revenus liés aux prix imposés par les distributeurs, au nombre croissant de fermetures d’exploitations, ainsi qu’à la diminution du nombre d’installations de jeunes dans ce climat d’insécurité face à demain ? Cette inquiétude partagée, par ces portes-parole de l’agriculture et de la politique française, fait parler d’une « mort » possible de la profession et de l’urgente nécessité de changer de politique agricole. Selon Jean Viard, il est vital de réagir face à l’essoufflement de la politique agricole productiviste, en réfléchissant collectivement à l’invention d’un nouveau modèle national et européen. Une nouvelle agriculture qui doit, d’après lui, répondre aux demandes de respect de l’environnement, de qualité, et de « sécurité alimentaire » des consommateurs pour recréer « la confiance », à sons sens enjeu de démocratie-, mais aussi s’ouvrir aux rôles d’aménagement du monde rural, et d’accueil des touristes qui sont aujourd’hui proposés aux agriculteurs par le « désir de campagne » des urbains et néo-ruraux.

Changer pour rester conforme à l’origine. « Changement et identité ne sont pas incompatibles (…) dans certains cas le changement est nécessaire à la préservation de l’identité » (Lenclud, 2003 : 25-26). C’est également pris dans cette tension entre continuité et changement, entre un système de production dit ancestral et une incertitude face à l’avenir (engendrée par la multiplication des problèmes : crise de la relève4, fermetures d’exploitations et de fromageries suite aux diverses mises aux normes, baisse du prix du lait, démotivations…), que l’objet de cette étude, le Comté un fromage d’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC), m’apparaît.

3 Politique Agricole Commune. 4 L’une des grandes inquiétudes de la filière Comté est la quasi absence de jeunes fromagers et agriculteurs pour prendre le relais des producteurs en place. C’est aussi sous le jour d’un combat de producteurs5 pour ne pas laisser disparaître leur filière, comme la volonté de faire durer un système de production dans le temps, que j’interprète la mise en tourisme dont ce fromage fait massivement l’objet ces dernières années. Un type d’action qui, coordonné avec d’autres, témoigne du désir d’une partie des producteurs de Comté d’inventer un nouveau modèle de production, qui réponde à ces nouvelles préoccupations sociétales et se concrétise par une coopération accrue avec les différents acteurs locaux (collectivités territoriales, agriculture, tourisme, culture), mais aussi de la société globale (touristes, médias, entreprises de communication, associations de consommateurs, programmes de recherche avec différentes disciplines scientifiques, etc.). Le Comté est un fromage à pâte pressée cuite dont la fabrication est attestée par des travaux historiques dès le Moyen- Age. Sa zone de production6 est délimitée depuis 1952, elle correspond actuellement aux départements du Doubs, du Jura (région Franche-Comté) et une partie de l’Ain (région Rhône-Alpes), où la filière emploie environ 5000 personnes, dont 3300 producteurs de lait, 20 maisons d’affinage et 190 ateliers de transformation du lait en fromage7. C’est à travers le prisme du tourisme que je me suis intéressée à ce fromage. Dès mes premières investigations j’ai remarqué que de nombreuses fromageries sont ouvertes à la visite ainsi qu’à la vente directe. Au- delà de l’analyse ethnographique de la mise en place de ces lieux de rencontre entre producteurs et consommateurs, je me suis attachée à l’étude de la réunion d’acteurs divers

5 Le vocable « producteur » est généralement utilisé au sein de la filière pour parler des agriculteurs producteurs de lait. Je l’utilise dans une acceptation plus large, pour désigner les agriculteurs, mais aussi les fromagers et les affineurs qui, ensemble, produisent le Comté. 6 Tirée du dépliant des Routes du Comté (2004 : 2) -le programme touristique sur lequel se concentre la présente étude-, cette carte -dont j’ai modifié la taille de la légende afin qu’elle soit lisible pour le lecteur- illustre la zone de production du Comté. En effet, comme le texte qui l’accompagne le suggère, « L’AOC (…) définit une zone de production : le Comté ne peut être produit en dehors ». 7 Informations mentionnées sur le site de la filière : www.comte.com. qui s’opère autour de cette mise en tourisme, principalement à travers Les Routes du Comté. Ce dispositif touristique qui re-prend depuis l’an 2000 –et ce faisant déplace- un projet déjà lancé dans les années 70 : La route du Comté, me permet d’analyser la « traduction » -au sens de Michel Callon (1996)- qui a lieu autour du Comté. Dit autrement, je cherche à voir comment des acteurs divers8 en se rassemblant autour de la mise en tourisme du Comté en font un produit de territoire et un objet culturel, pour œuvrer à la conversion d’un espace productif et de vie en un touristique et culturel (comme la production qui lui est associée). Comment, en s’attachant au Comté pour lier la communication de ce fromage à celle d’un territoire, ces acteurs institutionnels transforment ces deux « actants »9 et se redéfinissent eux- mêmes ? Re-situer avec ce contexte10, le Comté n’est donc plus à envisager comme un simple objet agricole, mais plutôt comme un être hybride constitué par un « réseau socio-technique » (Callon, 1988) hétérogène, mais aussi constitutif de ce collectif puisqu’il rassemble autour de lui des acteurs issus de divers domaines institutionnels, ainsi que les travaux et outils d’analyse de différentes disciplines scientifiques -dont principalement actuellement les « sciences du vivant »11, les « sciences de la communication » et dans une moindre mesure l’ethnologie12. L’on ne pourrait effectivement comprendre l’objet-en-train-de-se-faire qui m’intéresse ici -la mise en tourisme d’un fromage AOC et sa qualification patrimoniale par un collectif d’acteurs qui traduit un dépassement des frontières institutionnelles-, sans le comprendre avec l’un de ses contextes de production : la situation actuelle de l’agriculture française, marquée par la réflexivité, la recherche collective d’un nouveau système de production et d’une nouvelle signification. Davantage, je propose d’éclairer certains des changements de paradigmes productifs à l’œuvre dans le monde agricole, à partir de l’analyse socio-historique de dispositifs touristiques du Comté, dont principalement La route du Comté

8 Des représentants des collectivités territoriales, du tourisme, de la culture et des délégations d’agriculteurs. 9 En référence à la Théorie des Acteurs en Réseaux ou ANT (Actor-network theory), j’utilise l’expression d’ « actant » qui réunit sous le même terme les humains et non-humains, pour restituer une capacité d’action aux « choses », réduites au statut d’objet et séparées de l’homme -un sujet agissant- par la société moderne. De même je note le terme d’ « objet » en italique afin de signifier que je ne l’oppose pas au sujet agissant, mais qu’il peut aussi être source d’action. 10 Il ne s’agit pas ici de considérer le contexte comme préexistant et déterminant l’action mais participant à celle- ci (Etiembre, 2002 : 18). 11 Ce néologisme utilisé par exemple par l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique : 2004), qualifie les sciences qui prennent pour objet « le vivant » et la question de sa perpétuation (Micoud, 2000). Cette expression rassemble en ce qui concerne mon objet : la biologie, la microbiologie, la chimie, l’agronomie, la pédologie, la botanique, la génétique mais aussi des analyses sensorielles. 12En parallèle à ce DEA, j’ai réalisé une étude à propos de la profession de fromager (Dumain, 2004), commanditée par le Comité Interprofessionnel du Gruyère de Comté (CIGC) et la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) de Franche-Comté. Les résultats de cette recherche pouvant, selon le coordinateur des Routes du Comté, éventuellement faire ensuite l’objet d’une « exposition itinérante » sur ces Routes. et Les Routes du Comté. En effet, l’analyse comparée des dispositifs de communication, mis en place dans le cadre de ces programmes touristiques (dépliants, lieux productifs ouverts à la visite, lieux d’exposition, la revue Carnet de routes, le site Internet des Routes du Comté…), me fait penser qu’un nouveau système d’interprétation des AOC est en train de s’instituer, redéfinition qui semble participer de celle plus générale de l’agriculture. L’émergence d’un nouveau vocabulaire dans la communication touristique (« les Comtés », « les crus de Comté », « la diversité organoleptique », « diversité floristique », etc.), alliée à l’apparition d’une nouvelle manière de mettre les visiteurs en contact avec la production (basée sur « l’interactivité », « l’éveil des sens » des visiteurs, « l’initiation à la dégustation », la « lecture de paysages », etc.), m’apparaissent comme les symptômes de l’importance grandissante que prennent les « sciences du vivant » dans la définition de cette production fromagère pour ainsi continuer à (faire-)produire de la différence sur les marchés. Autrement dit, je m’intéresse au processus d’ensemble qui est à l’œuvre sur plusieurs plans (institutionnel, communicationnel, scientifique, technique et juridique) pour faire redéfinir le caractère patrimonial d’un produit agricole, un fromage AOC, à ses publics : les touristes consommateurs potentiels, mais aussi aux institutions partenaires du projet, aux habitants des territoires concernés et enfin aux producteurs eux-mêmes. En cherchant à saisir la manière dont le Comité Interprofessionnel du Gruyère de Comté13 interagit avec son environnement socio-économique pour ré-inventer l’authenticité de son système de production, ainsi que la manière dont ce programme touristique porte le Comté en emblème d’un nouveau territoire touristique : « le pays du Comté »14, je m’aperçois que l’enjeu de cette mise en tourisme n’est pas seulement d’être une opération de communication visant à faire- vendre davantage de fromages, mais qu’elle tente de répondre -tout en nous indiquant- aux motivations et problèmes auxquels sont confrontés les divers acteurs rassemblés autour des deux routes du Comté. En m’inspirant d’un modèle d’analyse élaboré par André Micoud (1998, 2000a, 2003, 2004), je suppose que ce « travail » qui vise à « accoucher » d’une autre réalité et à définir autrement le Comté dans son lien au terroir, donc à redéfinir son territoire de production, s’opère par l’articulation de trois niveaux d’activité. Une opération de « problématisation » qui correspond à une activité conceptuelle et scientifique, s’apparentant pour notre propos aux problèmes que ce programme touristique vise à résoudre pour les différents acteurs qui s’y 13 L’interprofession du Comté ou CIGC a été créée par décret le 11 juin 1963. Cet organisme est, selon son directeur, « chargé par l’Etat de la gestion de ce patrimoine national qu’est le Comté », en veillant tant à la « qualité » du produit, qu’à la défense et la mise en valeur de ses spécificités pour qu’il acquière une plus grande valeur marchande et se pérennise. 14 Guides des Routes du Comté de 2002 à 2004. sont ralliés, mais aussi à la réflexion portée par le CIGC, l’INAO, l’INRA, etc., sur le rôle et l’évolution de la définition des AOC. Une de « figuration », qui s’adresse sur ce terrain aux visiteurs des Routes du Comté ou aux lecteurs15 de dépliants, d’affiches, etc., c’est-à-dire à des êtres humains dotés de sens16, afin de leur faire (se faire-)percevoir cette nouvelle réalité. Enfin17, une « authentification » juridique, au cours de laquelle une autorité institutionnelle estampille cette définition de la réalité et règle son application. Cette activité, transposée au monde du Comté, renvoie aux « chartes » signées par les partenaires des deux Routes ou encore, aux « cahiers des charges » élaborés par le CIGC et aux règles édictées par l’INAO à l’ensemble des AOC. Rapprocher ces différentes dimensions d’un même réalité, qui pouvaient paraître non imbriquées, m’évite de rendre mon objet de départ, la mise en tourisme du Comté, autonome de la fabrication18 du Comté dans son ensemble, de l’évolution de l’agriculture, des rapports entretenus entre le mangeur et son alimentation, aux interrogations relatives à l’aménagement du territoire, à la « nouvelle muséologie »19 ou encore aux sciences dites « du vivant », etc. En re-liant mon objet à ces dimensions et en mettant en relation différents réseaux composés d’ « actants » dont la rencontre autour d’une problématique commune n’allait pas de soi, leur confrontation ici engendre un nouvel objet d’étude : l’évolution de la manière de faire (et faire faire-faire) un fromage AOC au sein d’un « réseau socio-technique », partie prenante du passage d’un patrimoine historique à sauvegarder pour sa valeur intrinsèque de témoin du passé, à un ensemble patrimonial « vivant » dont la « diversité » constituante doit être reconnue et entretenue « aujourd’hui pour demain »20.

15 J’entends ce terme dans une très large acception, puisque les documents diffusés dans le cadre des Routes du Comté invitent les personnes à lire des textes, mais aussi à regarder des images, donc à décoder et donner un sens à des informations transcrites de diverses manières. C’est aussi pour inscrire mon propos en relation avec les théories de la réception de l’école de Constance que je l’ai retenu -puisque ses auteurs se sont principalement appuyés sur des cas de réception de livres. J’insiste ainsi sur l’activité de réception qui est nécessaire pour donner un sens à ces informations, donnant lieu à une co-production du sens de l’œuvre par les figurateurs et les publics, par opposition à l’idée d’une passivité du public face aux œuvres. 16 Des outils de perception physiologique, mais peut-être aussi un sens cognitif partagé. 17L’enchaînement temporel de ces différentes opérations semble se faire de manière quasi-concomitante. Pour des raisons pratiques de présentation, je les ai présentées dans cet ordre. 18 Entendu non pas au sens de la préparation fromagère du Comté proprement dite, mais du processus de construction d’ensemble de cette entité : à la fois matériel, figuratif, et social. 19L’expression « nouvelle muséologie » traduit l’évolution de la réflexion sur le musée par rapport à ses nouvelles fonctions sociales et aux types de relations que ces expositions peuvent instaurer entre le public et l’œuvre. La forme même de la route touristique, au même titre que celle des écomusées, qui dépasse les limites spatiales du musée, le fait que les objets exposés soient des patrimoines en activité (Rautenberg, 1998) liés à une communauté, et enfin le changement des acteurs qui prennent en charge la valorisation du patrimoine, illustrent de notre point de vue le caractère obsolète des termes de « muséographie » et de « muséologie » pour traiter de notre objet et de l’exposition en général. Nous préfèrerons donc parler de formes d’exposition publique. 20 Tel est le slogan de présentation de la Ferme des Nouvelles dans son document d’appel pour le Dimanche à la Ferme : une journée porte ouverte dans les fermes. Cette manifestation est organisée par les chambres d’agriculture, les premiers dimanches du mois d’août. Un patrimoine pris entre tradition et modernité. « Le nouveau siècle s’ouvre sur un avenir résolument technologique. De cette modernité, les Hommes du Comté sauront prendre le meilleur, mais la tradition artisanale restera toujours un patrimoine bien vivant et bien défendu. » (dépliant Routes du Comté 2003 et 2004 : 3). La filière se représente donc sous un jour en apparence paradoxal, puisqu’elle doit évoluer pour rester ou plutôt continuer à re-devenir la même, c’est-à-dire non-« industrielle» et conforme à l’« origine », ce qui me fait revisiter la problématique notion d’identité en réfléchissant à la manière dont elle peut être compatible avec celle de changements (Lenclud, 2003). C’est bien paradoxalement en changeant et innovant que le Comté essaie de garder son identité, pour maintenir sa valeur ajoutée et sa légitimité de fromage AOC. Au regard de la définition première du concept d’AOC qui « certifie la conformité aux usages locaux, loyaux et constants » (M. Goguely, président du CIGC de 1987 à 2003)21, ce point introductif qui consiste à poser le Comté dans une position ambivalente entre une conformité à « l’origine » -« contrôlée » et certifiée par la reconnaissance officielle- et une nécessité de changer (pour s’adapter à l’évolution des attentes des consommateurs, de la concurrence, des politiques agricoles, etc.) peut apparaître comme une négation de son caractère traditionnel, spécificité des AOC. Au contraire, cette tension semble inhérente et centrale au concept d’Appellation d’Origine Contrôlée, et loin d’occulter cette part de tradition je cherche à voir comment elle constitue une innovation. Comment elle est co-produite actuellement, par l’action croisée d’acteurs hétérogènes, qui investissent ce fromage ancien et redéfinissent ses liens au passé en vue d’atteindre des enjeux contemporains. Le Comté est donc un objet à la temporalité complexe, à la fois ancien et tourné vers l’avenir, constitué d’outils et de savoir-faire hérités du passé, réinterprétés aujourd’hui, mais aussi d’éléments issus d’une technologie actuelle ; il est pris entre permanence et recomposition, entre rupture et continuité d’avec le passé. Ainsi, sans tomber dans le piège du choix entre une position conservatrice -qui défend l’idée d’une nécessaire conformité au passé- ou moderne -qui critique les attaches au passé d’être un frein au progrès-, je m’accorde avec un ensemble d’auteurs22 et mon terrain pour envisager la tradition (du latin tradere : traduire) et l’action de transmettre comme procédant d’une re-prise et d’un

21 Re-liant ainsi une production à son «origine » dans le double sens du terme, c’est-à-dire en fonction de son ancrage dans l’espace et dans le temps : en tant qu’elle est à la fois porteuse de savoir-faire transmis de manière in-interrompue du passé vers le présent (les « usages constants »), mais aussi intimement liée à un lieu (« les usages locaux »), si bien que le produit porte dans son nom la marque de sa provenance (« l’appellation ») et ne peut être fabriqué ailleurs (« les usages loyaux »). 22 A propos de la tradition et du patrimoine comme des objets procédant de regards, d’actions et d’enjeux contemporains et non reçus inchangés du passé, Cf. par exemple : Gérard Lenclud, 1987., Bruno Latour, 1997., Lucie Dupré, 2002., Noël Barbe et Jean-Christophe Sevin, 2003., Jean Davallon 2000. déplacement, ou d’une ré-interprétation et d’un tri contemporains des objets et valeurs liés à des passés. Comment donc un groupement de producteurs s’attache aujourd’hui à toute une série d’« actants » (l’ensemble des organisations touristiques régionales, des territoires : la Franche-Comté et le Massif du Jura, des pédologues, microbiologistes, botanistes, œnologues, ethnologues, des touristes et des consommateurs, etc.) pour ré-interpréter, re-traduire et re- présenter le caractère traditionnel du Comté dans le but de répondre aux attentes sociétales, de continuer à faire la différence sur le marché, de proposer une nouvelle représentation de leur métier pour faire durer leur profession et la transmettre aux générations futures23? En d’autres termes, comment ont-ils recours au patrimoine comme une « ressource pour l’action » face à un « futur inquiet » (Dupré, 2002 : 309), un « mode de coordination procédant de l'attribution et de la distribution de qualités entre plusieurs éléments » (Ibid.: 18) qui se partagent ici principalement entre l’espace et le temps24, ainsi que la nature et la culture25 ? C’est ce à quoi cette recherche projette de répondre, mais avant d’argumenter ces propos et de tenter de répondre à ces hypothèses, je vais présenter la manière dont le terrain m’a amené à cette réflexion en retraçant le parcours qui fut le mien en rapport avec le Comté.

23 Dans l’étude que j’ai réalisée à propos de la profession de fromager (Dumain, A., 2004), la question du temps à laquelle est confrontée cette filière m’est apparue centrale. Face à l’idée d’une disparition probable de la profession, le CIGC cherchait à valoriser ce métier en mettant en avant sa dimension patrimoniale. En racontant en 2003 leurs parcours professionnels, les fromagers étaient invités par cette étude à participer à la re- construction d’une histoire à taille humaine du métier, et ainsi remodeler une continuité à partir de ruptures (Davallon, 2000 : 10). 24 Dans un article parus en 1995, Laurence Bérard et Philippe Marchenay ont montré comment l’authenticité de ces productions relève de leur inscription juridique, scientifique, technique et sociale dans un lieu et dans la profondeur historique. 25 Puisque selon la loi relative aux AOC de 1966, reprise par le règlement CEE de 1992, les « caractères » d’une AOC « sont dus essentiellement ou exclusivement au milieu géographique comprenant les facteurs naturels et humains ». Cf. http://lexinter.net/Legislation/institut_national_des_appellations_d'origine.htm Première partie. Mon histoire avec le Comté. Afin de donner au lecteur encore accès à un autre contexte de production, celui dans lequel s’inscrit la présente étude, c’est en opérant un retour sur mon parcours autour de cet objet que j’ai choisi de débuter l’argumentation de ce mémoire. Ma méthode, mes questionnement et perspectives théoriques de recherche actuels apparaîtront alors dans une dimension processuelle : comme résultant de tâtonnements, remises en question, déplacements de mon regard, influencés par un jeu d’allers et retours entre mes lectures, la multiplication de mes expériences de terrain et les échanges avec mes professeurs. Cette réflexion exploratoire entamée en licence sur la mise en tourisme du Comté (Dumain, 2001), se traduit aujourd’hui par une somme d’observations et de références bibliographiques, que je continue ici à re-lire et précisément re-traduire dans une nouvelle perspective. Mais avant de préciser la nature de ce questionnement actuel et la manière dont je tente d’y répondre, je vais retracer mon parcours en rapport avec l’étude du Comté en mettant en valeur la multiplicité des approches empiriques et théoriques que j’ai empruntées.

Chapitre I. Des « prises » successives. De fait, je suis en train d’échanger le concept de « point de vue » pour celui de « prise » (Bessy et Chateauraynaud, 1995) pour appréhender mon objet. Et cette attention portée à ce mode de prise qui « co-définit ce qui prend et ce qui est pris » (Stengers, 2002 : 34), me force à préciser de manière réflexive les différentes manières dont je l’ai saisi et défini.

I. De l’étude de la dimension symbolique d’un aliment … à celle d’une action.

A. Un objet symbolique. J’ai commencé cette recherche sur la mise en tourisme du Comté en licence (2001) de socio-anthropologie à l’Université SLHS26 de Franche-Comté, dans le cadre d’un stage d’ethnologie d’une semaine -financé par la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC)- localisé dans la « région des lacs » (Jura) sur le thème du tourisme. Intéressée à titre personnel par les représentations qui entourent l’alimentation, j’ai choisi d’envisager le phénomène touristique comme un révélateur de la dimension identitaire que recouvrent les

26 Sciences du Langage de l’Homme et de la Société. aliments. En référence au proverbe : « on est ce que l’on mange » ou au « principe de l’incorporation » énoncé par Claude Fischler (1993), selon lequel en avalant un aliment le mangeur incorpore biologiquement mais aussi symboliquement les propriétés qu’il contient, ce qui a pour effet de le transformer de « l’intérieur »27 (Ibid.), je me suis en effet demandée si la nourriture que les touristes consomment pendant leurs vacances n’agissait pas en retour comme un marqueur identitaire. En choisissant leurs aliments, ils auraient la possibilité de s’attacher (symboliquement) à une communauté localisée -dans l’espace et dans le temps- et donc de se re-définir eux-mêmes par rapport aux autres. C’est donc en grande partie pour la faisabilité de mon enquête que j’ai choisi d’étudier le Comté28 : l’étude d’un seul aliment me permettait d’observer l’actualisation de mes hypothèses dans les faits et ce fromage était fabriqué sur le lieu même du terrain qui m’avait été prescrit. En me saisissant de l’une des spécificités du Comté, à savoir qu’il est une AOC à l’origine spatiale et temporelle reconnue officiellement, j’ai supposé que cette qualité pouvait lui conférer un statut symbolique particulier : auprès des touristes qui veulent découvrir une région par ses spécialités, mais aussi pour les consommateurs dans un contexte alimentaire marqué par un « malaise de la modernité »29. Ces derniers subiraient un trouble de leur identité puisqu’ils ne connaîtraient plus celle de leurs aliments, devenus des « OCNI » (« objets culinaires non identifiés ») sans passé ni origine (Fischler, 1993). Toutefois, en pleine médiatisation de la « crise de la vache folle », je supposais que même les signes de qualité n’assuraient plus leur fonction d’identification et que certains consommateurs éprouveraient le besoin de ré-identifier leurs aliments, en allant par exemple découvrir la fabrication du Comté dans les fromageries, pour vérifier par eux-mêmes ce que l’AOC certifie. La mise en valeur dans la communication touristique d’une Franche-Comté « qui respecte les traditions, où l’on mange bien, où l’on se sent bien (…) où l’on prend le temps de vivre » (entretien avec la responsable du service tourisme au Conseil Régional), représenterait alors une sorte de « paradis culinaire perdu » pour les touristes, victimes d’une « gastro-anomie » et à la recherche -le temps de leurs vacances- d’une « gastro-nomie » : une

27 L’un des exemples souvent convoqué par Fischler, pour illustrer ce transfert symbolique des valeurs de l’aliment aux mangeurs, est celui de la viande et du vin qui, sûrement parce que leur couleur nous fait les apparenter au sang, ont été longtemps réputés pour donner de la vigueur et de la force. Il semble toutefois que les propriétés qui leur sont aujourd’hui attribuées évoluent. 28 A ce moment, je n’aimais pas particulièrement ce fromage, je le connaissais peu même si j’habitais à l’intérieur de sa zone de production. Il était assimilable pour moi aux autres gruyères non labellisés. 29 Directement lié selon Claude Fischler (Ibid.) dans une perspective post-moderne, au développement de l’individualisme, à la perte concomitante des repères coutumiers et au développement de « l’industrie agroalimentaire ». culture alimentaire identifiée capable de dénouer leurs angoisses présumées (Poulain, 2000 : 176). B. Une situation de construction sociale : l’étude empirique d’une rencontre tripartie Si j’ai abordé cette recherche en m’intéressant aux représentations liées à l’alimentation, la confrontation au terrain m’a fait étudier une pratique : la présentation de la fabrication du Comté aux visiteurs par ses producteurs. Ces visites de fromageries me sont apparues comme un observatoire privilégié de l’interaction tripartie qui m’intéresse encore aujourd’hui : celle des touristes et des producteurs autour du Comté. Ainsi, le rapport symbolique du mangeur avec son alimentation, s’avérant d’ailleurs difficile à appréhender lors d’entretiens informels avec des touristes (en promenade), est devenu l’un des facteurs explicatifs d’une pratique touristique. Par ce glissement de focale, je me suis orientée dans une recherche privilégiant l’ethnographie de la mise en public de structures productives. Grâce à la description analytique précise et rigoureuse du décor des lieux et du discours délivré aux touristes lors des visites dans trois fromageries (Fruitière 1900, Fruitière de la vallée du Hérisson, Fruitière massif jurassien), et à l’appui de travaux d’anthropologie du tourisme (Le Menestrel, 1999, Picard, 1992) selon lesquels la culture locale se construit dans la relation avec les allochtones, ainsi que des études de Muriel Faure sur la mise en culture d’un autre fromage AOC -le Beaufort (1998, 2000)-, j’ai pu avancer l’hypothèse que la mise en tourisme des lieux productifs entraîne une patrimonialisation du Comté qui se construit dans l’interaction. En effet, par les éléments de la fabrication auxquels les producteurs s’allient pour présenter la fabrication (cuves en cuivre, « caillette »30, outils anciens, flore des pâturages) et par ceux dont ils taisent l’existence (« ferments », outils récents, laboratoire du fromager), ils donnent à voir une fruitière et des hommes re-liés au passé, à la nature, et en rupture avec le monde dit « industriel ». Ils inscrivent le Comté dans un territoire et une culture que par là-même ils actualisent. Cependant, les fromagers ne travaillent pas seuls à la patrimonialisation. Le sens patrimonial qui résulte de la mise en tourisme des structures productives m’est apparu comme le résultat d’un ajustement entre l’image qu’ils désirent montrer d’eux-mêmes, ce qu’ils pensent être les attentes des visiteurs, ainsi que du rapport que les touristes entretiennent avec leur alimentation et le monde rural. Cette relation autour du Comté et des éléments auquel il est relié ou non par la représentation touristique, s’est présentée à moi comme un moteur pour la construction des identités et la constitution patrimoniale, mais en restituant cette situation dans le réseau plus large de mise en tourisme du Comté, je me suis demandée si le patrimoine

30 Partie de l’estomac du veau utilisée pour faire coaguler le lait. se construit seulement au cours de l’interaction touristique. II. De la fromagerie comme terrain au réseau socio-technique de la fabrication du Comté. A. Un « objet-réseau », ou un terrain qui s’ouvre sur l’étude des Routes du Comté. Face à la configuration que prenait mon terrain et en m’inspirant de la théorie de l’acteur en réseau (ou ANT), j’ai décidé de m’intéresser non plus à l’étude ethnographique d’un type de lieux mais de suivre mon objet à la trace à travers le « collectif hybride fait d’humains et de non-humains » qui s’est formé autour de lui et de sa constitution (Callon, 1999 : 67). La mise en place des Routes du Comté à partir de 2000, a été mon principal objet d’étude de maîtrise (Dumain, 2002)31, puisqu’il m’a permis de saisir combien le Comté comme objet touristique n’intéresse pas seulement les touristes et les producteurs, mais qu’il est sollicité particulièrement aujourd’hui, par de nombreux et divers acteurs aux objectifs hétérogènes, qui l’investissent et interviennent à leur tour dans sa mise en tourisme et sa définition. Ce programme a effectivement été lancé à l’initiative du CIGC, en partenariat avec des services de l’Etat (DRAC, Direction Régionale de l’Agriculture et de la Forêt -DRAF-, Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale -DATAR-, Délégation Régionale au Tourisme –DRT-), des collectivités territoriales (Conseil Régional de Franche- Comté, Parc Naturel Régional du Haut-Jura -PNR-, Massif du Jura, conseils généraux du Doubs, du Jura et de l’Ain), et des groupements de professionnels (les Fédérations Départementales des Coopératives Laitières –FDCL-, les syndicats interprofessionnels du Morbier, du et du Mont d’Or). Il vise à la mise en réseau des structures productives ouvertes à la visite pour agir et communiquer collectivement sur ce produit touristique. Le déploiement de ce réseau ne s’arrête pas là, nombres d’autres acteurs voient encore leurs intérêts converger autour de la mise en tourisme et en patrimoine du Comté. On assiste alors à une profusion de dispositifs et de réseaux qui visent à ce but : le Comité Régional du Tourisme -CRT- et le Comité de Promotion des Produits Régionaux -CPPR- ont créé en 2003 un Club de gastronomie et de terroir afin de promouvoir la cuisine franc-comtoise32. Le Parc

31 L’un de mes professeurs de licence, Noël Barbe m’a fait part de l’existence de ce projet collectif de « valorisation du patrimoine » (titre d’un document diffusé aux partenaires des Routes du Comté en février 2001) auquel il participe en tant que conseiller à l’ethnologie de la DRAC et attaché à la Mission du Patrimoine Ethnologique (MPE). Il m’a alors proposé de déposer un projet d’étude à la MPE -qui développe depuis 2001 une réflexion sur le tourisme afin d’étudier, notamment à travers l’étude de la mise en place de ce projet touristique, la manière dont se construit de manière contemporaine et à la croisée d’enjeux hétérogènes, la valeur patrimoniale d’un fromage inséré sur le marché économique. C’est à ce titre que j’ai été allocataire de la Mission du Patrimoine Ethnologique. 32 Il est prévu que cette structure régionale prenne en charge le suivi du dossier des Routes du Comté en 2006. Naturel Régional du Haut-Jura a quant à lui réalisé une Route des fromages sur son territoire et les Fédérations Départementales des Coopératives Laitières de Franche-Comté mettent en place avec le CIGC un programme de Promotion des fruitières. Tous ces projets qui voient le jour ces trois dernières années, ajoutés à celui des Routes du Comté, visent à mettre en réseau des structures productives en lien avec le Comté et plus largement avec la filière fromagère franc-comtoise, en vue de transformer les lieux et les produits en objets touristiques, les producteurs en communicants, et de rappeler qu’ils sont situés sur des territoires délimités, ce qui permet de rappeler à la société globale la spécificité de ces derniers. Dans cette nouvelle perspective, l’étude ethnographique de la rencontre entre producteurs et visiteurs autour du Comté définit le phénomène qui m’intéresse de manière partielle, puisqu’elle ne prend pas en considération l’ensemble des acteurs sollicités dans le réseau de mise en tourisme du Comté. Cette limite est selon Bruno Latour, « celle de toutes les études qui restent en un lieu sans parcourir le réseau » (1996 : 30) dans lequel l’objet est inséré et donc fabriqué. En considérant à la suite d’Alain Touraine que « l’acteur n’existe pas en dehors du rapport dans lequel il entre » et donc que « son identité fluctue en même temps que ce rapport » (cité par Callon, 1996 : 185), je me suis attachée à restituer au Comté touristique les réseaux sociaux, techniques, économiques, etc. qui le constituent. Pour ce faire, j’ai donc interviewé les représentants des différentes institutions partenaires du projet33, afin de comprendre pourquoi et surtout comment ces divers acteurs se sont liés à ce fromage, et de quelle manière nous assistons à ce que Michel Callon nomme une « traduction »34 pour la mise en tourisme et en patrimoine du Comté, qui modifie en retour ce fromage, le territoire auquel cette opération l’associe et les acteurs qui le sollicitent. Ainsi, la restitution de la position et de la relation de chacun des partenaires vis-à-vis des autres et l’étude de la mise en place du projet (à travers l’analyse des entretiens, des différents compte-rendus de réunions comme des réunions auxquelles j’ai assisté et des dispositifs de communication), m’ont permis de remarquer que, si ce projet rassemble des acteurs divers qui s’intéressent au Comté pour servir des objectifs hétérogènes qui renvoient à leurs objectifs propres, tous s’accordent

33 A savoir : le directeur (M. Bret) et le président de l’époque du CIGC (M. Goguely), la personne chargée du suivi du dossier Routes du Comté au CIGC, la responsable du secteur tourisme au Conseil Régional, le directeur marketing au Comité Régional du Tourisme –CRT-, le directeur de la DRT, le Commissaire du massif du Jura –DATAR-, la personne chargée de la mission tourisme au PNR du Haut-Jura et responsable du dossier La route du fromage, celle qui est en charge du suivi des filières agricoles et des entreprises agroalimentaires à la DRAF, le directeur de la FDCL du Doubs et responsable départemental du programme Promotion Fruitière, le responsable du syndicat interprofessionnel du Morbier et ancien employé du Comité de Promotion des Produits Régionaux, le conseiller à l’ethnologie à la DRAC, un responsable de la Direction Régionale de l’Equipement (DRE) et enfin le coordinateur des Routes du Comté. 34 Processus au cours duquel des actants issus de domaines divers et aux objectifs hétérogènes se retrouvent unis, grâce à une série de déplacements et d’ajustements, par des objectifs semblables pour constituer ensemble un réseau qui vise à la réalisation de ces buts (Callon, 1988 : 179). sur la façon d’agir avec. A savoir, lier la communication de ce fromage à celle de ces espaces afin que ces deux entités se qualifient réciproquement et ressortent identifiées, attachées positivement.

B. Un fait patrimonial élaboré au sein d’un réseau socio-technique. En m’inspirant de la démarche adoptée par Steve Woolgar et Bruno Latour (1979) pour étudier la construction d’un fait scientifique, j’ai cherché à décrire le processus par lequel se constitue un fait patrimonial en un objet présenté comme autonome des dispositifs qui ont permis sa constitution. Plus clairement dit, cette sociologie a orienté mon attention sur la prise en compte d’un « réseau socio-technique » (Callon, 1988) composé d’humains et de non-humains qui prennent chacun part de manière contemporaine à la constitution d’un patrimoine, exposé pourtant comme hérité du passé. Pour ce faire, j’ai tenté de restituer au Comté les éléments qui, au cours de la mise en tourisme des lieux productifs, permettent son élaboration en fait patrimonial. J’ai donc repéré -en multipliant les observations de fromageries- le rôle patrimonialisant du discours des fromagers et des objets exposés à la vue des visiteurs, ainsi que -par une étude des dépliants des Routes du Comté (2001 et 2002) et des compte- rendus de réunion- le rôle inscripteur des dispositifs de communication élaborés dans le cadre des Routes du Comté pour considérer les fromageries touristiques35 et Les Routes du Comté : comme des lieux de production et de diffusion d’un fromage de terroir ou d’un objet culturel -c’est-à-dire inscrit par des procédures et dispositifs dans un territoire et une culture. Ainsi, en associant dans la communication touristique ces espaces et un produit au contenu patrimonial valorisé, l’alliance des Routes du Comté -comme l’accueil touristique dans les fromageries- permettrait de dire -tout en faisant- une culture fromagère spécifique à des territoires (la Franche-Comté et le massif du Jura), dotant ainsi ces derniers d’une identité propre construite en partie autour du Comté. En présentant publiquement les multiples liens qui ont été patiemment construits pour relier un fromage à son territoire de production depuis les premières procédures visant à l’obtention de l’AOC, les guides ou dépliants des Routes du Comté illustrent effectivement un produit et des espaces liés par les deux grands thèmes de la nature et de la culture, donnant ainsi à voir un territoire et un fromage culturels, une

35 J’ai repris à nouveaux frais mes descriptions de visites faites en licence, et j’ai multiplié mes observations dans d’autres lieux productifs, à savoir : la Fruitière d’Arbois, la coopérative fromagère de Frasne, la Fromagerie artisanale Liechti, le Hameau du fromage, les caves d’affinage du Fort des Rousses, la fromagerie du Mont d’Or et la fromagerie du Musée des Maisons Comtoises de Nancray. culture fromagère36, ainsi qu’un espace et un produit naturalisés. III. Continuer à multiplier les « prises » et à étendre le réseau socio-technique du Comté. Cette recherche de DEA est marquée par une hétérogénéité d’approches qui illustre les différents rapports que j’ai entretenus avec mon objet : tantôt prenant part active au processus étudié et tantôt l’analysant d’une position qui peut être rapidement qualifiée d’extérieure. Je suis effectivement à la fois observatrice des Routes du Comté et alliée au programme, puisque l’étude que je réalise sur les fromagers constitue la collaboration de la DRAC au projet. Présenter ces différentes « prises », me permet d’interroger les liens qui me re-lient à lui : vu que j’endosse successivement les statuts de touriste, franc-comtoise, « fille de la ferme »37, étudiante en socio-anthropologie et ethnologue (dans le cadre de l’étude sur les fromagers) invitée à expertiser et valoriser la dimension patrimoniale de la filière. Comment cette multiplication d’entrées sur le terrain peut alimenter une recherche, et déployer encore mon objet.

A. Observer un phénomène à travers les traces de sa constitution. En fin de maîtrise, je me suis aperçue des limites de l’étude d’un réseau dans son unique dimension spatiale. En effet, la connaissance de son histoire manque à la compréhension de la spécificité de cette réunion actuelle autour de la mise en tourisme du Comté. Je ne pouvais pas continuer à envisager Les Routes du Comté comme si elles avaient été créées à partir de rien, sans prendre en compte leurs antécédents, dont spécifiquement La route du Comté mise en place à partir de 1972 par le CIGC et la Chambre d’Agriculture du Jura. J’ai alors décidé de suivre cet objet-réseau également dans le temps afin de renouer « les fils de l’action » et voir comment cette « cascade d’événements » ou ce processus -dont la route du Comté traduit la présence dès les années 70- a pu aboutir à la situation observée actuellement (Latour, 2000 : 196). C’est à partir de documents du quotidien de cette époque, précieusement conservés dans les archives du CIGC (des lettres, compte-rendus de réunion, notes personnelles), mais aussi via des articles parus de manière plus récente à propos des nouvelles Routes du Comté ou encore des paroles de personnes qui, en situation d’entretien ou en public, racontent aujourd’hui l’histoire de cette route, que j’en re-constitue une. En comparant les discours

36 Le Comté est par exemple d’emblée désigné par ces guides comme représentant « un lien culturel entre les hommes et le massif jurassien » (Guide Routes du Comté, 2001-2004 : page 3), un patrimoine culturel partagé par des hommes qui respectent les « traditions » héritées du passé. 37 Qui travaille et fait partie de l’équipe d’accueil de la Ferme des Nouvelles. Selon les termes d’une vacancière. actuels qui ré-interprètent le passé avec les documents d’archives qui me donnent accès aujourd’hui aux « traces de processus de production » (Etiembre, 2002 : 12) engagés hier, je mets côte à côte deux types de matériaux aux temporalités inverses qui me permettent, non pas de dire ce qu’était ce passé, mais de voir à travers les écarts comment ces évènements sont réinterprétés, oubliés et comment ils continuent d’agir aujourd’hui. Surtout, cette connaissance de la première route du Comté m’aide à comprendre la seconde, me permet de les comparer et de relever des ruptures et continuités. A l’appui de l’analyse sémiotique des différents « cartoguides » ou dépliants de ces deux programmes touristiques (annexes 1 à 11), je cherche à comprendre la manière dont un collectif rend son patrimoine sensible, comment ces dispositifs qualifient les êtres qu’ils re- présentent et donc comment cette « traduction » autour du Comté qualifie et redéfinit un fromage, la Franche-Comté et le Massif du Jura, mais aussi les francs-comtois et les producteurs, pour permettre avec d’autres actions de (re-)faire le caractère authentique et attractifs d’un fromage et de territoires. Je fais ainsi se répondre une analyse historique, institutionnelle et stratégique des deux Routes du Comté avec l’examen de l’opérativité des documents ou dispositifs de re-présentation, replacés -grâce à l’analyse des archives- avec leur contexte de production. Dit encore autrement, j’analyse deux points d’entrée du même phénomène de conversion d’un espace et d’une pratique productifs en des objets culturels, les faisant se vérifier l’un et l’autre. Cette étude des archives, à laquelle je me suis livrée pendant une semaine dans les locaux du CIGC, m’a justement permis aussi de participer au quotidien des employés de l’interprofession, de les rencontrer, de discuter des fonctions de chacun et de cette route du Comté dont ils ont finalement peu de souvenirs ou connaissances. C’était d’ailleurs à moi de leur raconter certains évènements.

B. S’engager avec les acteurs et les objets. Sans vouloir relancer ici un ancien débat épistémologique -qui oppose des méthodes scientifiques permettant de mettre le chercheur à distance de la réalité étudiée comme condition de l’objectivité de ses résultats (Durkheim, 1937), à d’autres qui préconisent d’aller au plus près de la population, de s’immerger dans le milieu étudié pour en saisir les détails, les subtilités et comprendre la réalité de l’intérieur (Malinowski, 1963, Rabinov, 1980)-, les différentes approches que j’ai eues de mon objet, me font reprendre cette question pour expliciter ma démarche. Ces deux positions en apparence extrêmes que sont la distance et la proximité, paraissent se rejoindre sur la difficulté en tant que chercheur en sciences sociales, à se penser comme un acteur dont la subjectivité et la sensibilité sont parties prenante de ce qu’il étudie, tout en étant ensuite capable par un pas de côté réflexif de produire un savoir scientifique. L’expression « observation participante » employée par les partisans de l’immersion du chercheur sur le terrain semble traduire parfaitement cette difficulté. Selon Antoine Hennion : le premier terme de cette expression annule le second, en observant le chercheur ne participe souvent qu’à moitié à l’expérience, en mettant ses opinions, ses attachements aux choses et sa sensibilité hors jeu38.

1. Mettre ses sens à l’épreuve du terrain. En participant notamment et régulièrement aux activités touristiques que j’étudie, mes sensibilités et opinions sont aussi mises à l’épreuve, surtout mon engagement et mon attachement à celles-ci présentent des voies d’information très intéressantes. Pour exemple, au cours d’une séance de « dégustation commentée » du Comté, pendant laquelle un animateur (Didier Sintot) expliquait à l’assemblée les étapes de la dégustation du Comté, j’ai été invitée, et en tant qu’étudiante à analyser la manière dont ce dispositif met en relation les personnes avec le Comté et comme les autres protagonistes, à comparer mes propres impressions avec les recommandations et conclusions de l’animateur ainsi qu’à l’évolution de ma perception au fur et à mesure des dégustations, ce qui m’a permis d’interroger autrement l’opérativité de ce dispositif39. En suivant les conseils de l’animateur, j’ai commencé à apprendre à décomposer les étapes de la dégustation, à modifier mon régime d’attention en direction de différentes « prises » (Bessy, Chateauraynaud, 1995) aménagées par ce dispositif -que l’on peut avoir sur lui en faisant appel à nos sens afin de nous faire se faire percevoir autrement ce fromage : la couleur de la pâte et de la croûte, les odeurs, la consistance de la pâte, les différentes saveurs, etc.). J’ai alors par exemple découvert ma préférence pour les « cristaux » blancs -appelés « tyrosine » par l’animateur- qui se trouvent parfois au sein de la pâte et craquent sous la dent. Ce constat personnel, d’une modification de ma relation à ce fromage et de ma perception de cet objet avec ces dispositifs de dégustation -propres à mettre en exercice et surtout à

38 « En ne s'engageant pas dans les objets, en n'engageant pas son propre goût pour ces objets, le chercheur ne voit que leur aspect social ou leurs codes ethnologiques (ou, pour l’œnologue, que leurs composants chimiques). Si, à l'inverse, le sociologue engage son amour pour le vin en question, cela devient pour son enquête un moyen : il est alors en mesure de rentrer dans cette question et de se demander, comme les amateurs eux-mêmes, ce qui se passe quand on goûte du vin. D'un seul coup, le sociologue n'est plus frappé par le verre spécial, ni par le fait de sentir le vin, comme des rites ou des symboles. Son engagement lui permet d'envisager cela comme les moyens qu'ont trouvés les acteurs pour faire surgir le goût du vin et leur goût pour le vin. » (Hennion, Floux, Schinz : 2003: 13) 39 En effet, si je précisais au début de cette partie, qu’en commençant cette étude je n’aimais pas particulièrement ce fromage et que je l’assimilais aux autres gruyères, mon goût pour le Comté a remarquablement changé à partir de la première dégustation à laquelle j’ai participé. l’épreuve les sens du public- mis en place dans le cadre des Routes du Comté, n’est pas du tout anecdotique, puisqu’il indique le rôle de ces dispositifs et l’engagement du public dans la co-construction des goûts, des modes de perception et de consommation du Comté. 2. A la fois dans la recherche et dans la valorisation40 : « Figures de fromagers ». Etant à la fois étudiante et actrice de la mise en tourisme et en patrimoine du Comté, la relation que j’entretiens avec mon objet est hybride (Callon, 1999). Ce qui me place dans une conception de la recherche qui coupe court à la fiction d’une science extérieure au monde social qu’elle observe. Par la présente recherche, je me livre à une « expertise anthropologique de pratiques patrimoniales », tandis qu’en parallèle je suis prise dans une opération de production de patrimoine (Barbe, 2002). En réalisant sous la double responsabilité du CIGC et de la DRAC41, une étude intitulée « Figures de fromager. Une profession à la croisée des regards et des chemins » (Dumain, 2004), je prends effectivement part à la mise en culture du Comté. La publication qui devrait en être extrait permettra, selon le directeur du CIGC, de valoriser la « richesse patrimoniale » que représente la profession de « fromager de fruitière »42 en Franche-Comté. Ainsi, par cette opération d’inscription je participe à la mise en public, à la délimitation et à l’institution d’un groupe et d’un lieu ou d’un mode d’organisation sociale –les coopératives- comme éléments constitutifs du patrimoine culturel d’une région. Ce travail pourrait aussi permettre d’agir sur la place du fromager à l’intérieur de la filière, puisqu’il amplifie les revendications d’un collectif : le syndicat des fromagers de coopérative, désireux de faire compter les voix des fromagers dans les décisions concernant l’avenir de la filière Comté43. Destinée à interroger, dans le cadre

40 L’adoption d’une posture de recherche réflexive, au cours de laquelle on essaie de définir le lieu d’où l’on parle (de Certeau, 1975) pour prendre sa position comme élément constitutif d’un objet d’étude, me semble être une condition indispensable pour être en mesure de lier recherche et action culturelle. 41 Sous la direction scientifique du conseiller à l’ethnologie à la DRAC, Noël Barbe. 42 Ce vocable ancien est particulièrement repris actuellement pour qualifier le système de production en coopérative du Comté, cette étude sur les « fromagers de fruitière » en est un exemple. Ces ateliers de production sont caractérisés par le lien juridique qui unit ses membres, pourtant des sociétés anonymes ont recours à l’appellation « fruitière ». Les fromagers de fruitière que j’ai interviewés se distinguent des autres fromagers : « les industriels » et les « laitiers » (qui achètent le lait aux agriculteurs et travaillent ensuite pour leur propre compte) par les particularités du système de production en coopérative, qui leur confèrent un statut ambigu, puisqu’ils se disent être « patrons sans être patrons ». Ils sont effectivement à la fois employés par tous les sociétaires dont ils doivent transformer le lait, tout en étant juges de la qualité du lait des agriculteurs, responsables de la fromagerie et de ses salariés. 43 Les syndicats de fromagers de coopérative départementaux du Doubs, de l’Ain, et du Jura et le syndicat dit « national » des fromagers (qui regroupe les représentants des trois premiers) veulent faire reconnaître l’existence et les droits des membres de cette profession. Leur principale revendication actuelle porte sur l’accès des fromagers au droit de vote au sein du conseil d’administration du CIGC. Ce conseil d’administration est composé de 5 collèges (celui des producteurs, des transformateurs coopératifs, des transformateurs privés, des affineurs et des commerciaux), dans lesquels aucune place n’est réservée aux salariés que sont les fromagers de coopérative. Selon M. Goguely en entretien (président du CIGC de 1987 à 2003), il n’est pas envisageable de modifier les statuts du CIGC aujourd’hui pour donner le droit de vote aux fromagers, puisque comme ces statuts ont été définis par décret nominatif en 1952 avant les lois des interprofessions, leur modification entraînerait le d’entretiens à caractère biographique, la vision que huit fromagers peuvent avoir actuellement de leur profession, elle ouvre aussi un espace de compréhension d’un métier qui traverse une « crise d’identité » (directeur du CIGC) suite aux nombreuses mutations qui le touchent, si bien que ses membres semblent éprouver des difficultés à définir leur statut et leurs rôles (Idem.)44. Pilotée par un collectif d’acteurs, cette étude possède la double vertu de me faire lier « recherche » et « action culturelle » (Barbe, 2002 : 4), puisqu’il m’a été demandé de proposer des pistes de réflexion mais aussi de revalorisation de la filière à la fois pour l’extérieur (les potentiels lecteurs et les futures recrues) et pour elle-même (afin de motiver et donner un sens à l’expérience de ses membres).

3. Participer au quotidien de la mise en tourisme : un terrain qui interroge aussi la question de la distance et la proximité. Un stage de trois semaines à la Ferme des Nouvelles du réseau Accueil Paysan, située à (à deux kilomètres d’Arbois) fut primordial, puisque comme la présentation de cette ferme le montre, l’activité agricole et touristique y sont imbriquées. Marie-Jo et Maurice Etiévant accueillent les touristes en « chambres et table paysanne », c’est-à-dire sur les lieux même de leur habitation et de leur activité agricole, « pour partager un moment de leur vie et de leur travail au contact des animaux et des plantes, pour déguster les produits de la ferme… » (texte de présentation du réseau Accueil Paysan). L’activité productive est conduite par Maurice, un de ses frères (Michel) et un de ses fils (Samuel) en Groupement Agricole d’Economie Commune (GAEC), leurs produits « 3 Appellations d’Origine Contrôlées en changement du régime juridique du CIGC, de ses prérogatives et la perte de certains de ses avantages. 44 Ces changements font souvent définir le métier actuel sous le régime de la perte : par ce qu’il n’est plus, ou ce qu’il risque bientôt de ne plus être. C’est, selon un fromager, pendant ces 20 dernières années que le métier et donc la « place » du fromager ont connu les plus grandes transformations. Les changements techniques (mécanisation puis robotisation de certains gestes) et sociaux survenus à l’intérieur de la fromagerie, mais aussi dans le domaine de l’agriculture en général, font dire à l’un d’entre eux « On n’est plus ce qu’on était ». Les fermetures de fruitières (imputées à l’imposition de législations européennes globales inadaptées aux contraintes locales des ateliers artisanaux), les regroupements de celles-ci, l’évolution de la structure de la population des villages, l’évolution du métier d’agriculteur et le remplacement de la « coulée »* par le ramassage du lait dans les fromageries, contribuent à modifier leur « place », ils ne sont plus des personnages centraux du village, n’entretiennent plus des relations quotidiennes avec les agriculteurs. De même, les fromageries tendent à se fermer au public par souci d’hygiène et à ne plus être un lieu de rassemblement des villageois. Le passage aux 35 heures et la nécessité de se faire remplacer entraînent aussi une redéfinition de leur statut, les faisant passer de « gérant de coopérative » à « cadre dirigeant » ou « ouvrier ». Suivant les marges de décision que leur laissent les agriculteurs : certains peuvent être de véritables entrepreneurs et développer l’activité et la taille de la coopérative, et d’autres voient leurs marges de manœuvre se réduire et se sentent devenus les « commis » des agriculteurs. Le virage le plus inquiétant que connaît la profession actuellement est le problème pressant de la quasi absence de renouvellement de ses membres. Pour suppléer à ce manque de main d’œuvre, les ateliers vont certainement devoir être adaptés à l’ergonomie des femmes, qui sont par contre nombreuses à vouloir entrer dans ce métier qui leur était jusqu’ici fermé -pour des raisons physiques présentées comme évidentes. Il semble que cette féminisation d’une profession qui a ses temps festifs essentiellement masculins et qui est qualifiée par un jeune fromager de « machiste », risque d’entraîner encore une redéfinition du statut de ses acteurs qui étaient caractérisés aussi par leur force. Comté, Morbier et vin d’Arbois » sont d’ailleurs mis en valeur pour le tourisme sur la fiche de présentation de la Ferme des Nouvelles. L’accueil des touristes est l’emploi de Marie-Jo45 : elle a donc à sa charge l’entretien des chambres, du camping et la préparation des repas, elle est aussi directrice de l’association Comté-moi la ferme -dont l’activité est dissociée de celle de la ferme- ainsi que du centre de loisirs pour enfants qui lui est associé. Cette association accueille tous types de public sur le site de production : des enfants dans le cadre de projets avec des écoles et des centres de vacances (Francas), des adultes avec l’office du tourisme et le « Dimanche à la ferme ». Elle vise selon sa présidente46 à « faire découvrir » et « connaître » « aux petits mais aussi aux grands, parce que en fin de compte on ne connaît pas » : « la ferme », de « montrer autrement le paysan », « la campagne », « de leur apprendre à reconnaître les arbres », à « respecter l’environnement », mais aussi à créer des lieux de « convivialité » en accueillant les gens « dans la famille ». Lorsque j’ai interviewé Maurice et Marie-Jo en maîtrise, en bon pragmatiste Maurice m’a proposée de venir voir par moi-même qui sont les touristes, en étant sur place je pourrais selon lui « mieux sentir les choses » et me rendre compte de la manière dont se passe le quotidien de la rencontre touristique. Tout l’intérêt des activités touristiques à la ferme est d’ailleurs selon lui de faire participer les visiteurs par la proximité, le contact avec les animaux, à ce monde agricole afin de les rendre sensibles -dans le double sens du terme- à l’agriculture qu’il défend à travers son engagement syndical à la confédération paysanne. J’ai donc passé trois semaines (août 2003) dans cette ferme, où j’avais encore une fois un statut ambigu, puisque je participais à la mise en tourisme tout en l’observant, en étant tantôt hôte qui prend part à l’accueil des visiteurs47, ou touriste qui discute et confronte ses idées avec les autres vacanciers et participe à leurs côtés aux activités qui leur était proposées48,

45 Elle n’a jamais voulu être « fermière », lasse des travaux dans la ferme de ses parents quand elle était enfant, à son mariage avec Maurice elle lui a « posé » sa « condition » : celle de ne « jamais » être agricultrice. Passionnée pour la vente et l’accueil, elle a décidé d’abandonner son métier de VRP pour se former à l’animation et créer des activités touristiques à la ferme (Marie-Jo en entretien). 46 Joëlle, une travailleuse sociale citadine, m’a confié -en entretien informel- que son investissement dans cette association donne « un sens » à sa vie, puisqu’il lui permet de vivre au contact de l’environnement et des hommes et de rompre avec l’individualisme de la ville, mais aussi de réaliser des projets qui comble un sentiment d’échec dans son travail. 47 En prenant part à la préparation et au service du repas du soir –un long moment de discussion entre le «paysan » et les visiteurs, et lieu de dégustation des produits de la ferme-, j’ai collaboré aux préparatifs du « Dimanche à la ferme » en apprenant à faire des « sèches » -des biscuits qui « sont vraiment typiques de la région » selon Marie-Jo-, en aidant à balayer l’étable afin de la transformer pour un jour en lieu de fête (repas, expositions, visites commentées, jeux), j’avais enfin la responsabilité de la maison et de la vente des produits durant leur absence. 48 Ces activités comprenaient la visite de la ferme du mercredi -organisée en partenariat avec l’office du tourisme d’Arbois- présentée par Anne -l’emploi jeune de l’association-, poursuivie de l’observation de la traite dans les prés et de la dégustation -dans le jardin- d’une « fondue comtoise » à base de vin d’Arbois et de Comté « issus de la production de la ferme ». J’assistais aussi aux visites de la fruitière d’Arbois, où Maurice -qui en est le président- présente la fabrication du Comté en duo avec le fromager, le « dimanche à la ferme », et enfin les expérimentant ainsi la relation singulière instaurée par ce dispositif -dont la tension est résumée par l’expression « accueil à la ferme »-, qui lie intimement activité productive et touristique et met les différents acteurs en présence dans une relation de proximité singulière qu’ils doivent apprendre à gérer. Enfin, je passais le reste de mon temps à tenir un carnet de bord (dans lequel je notais chaque jour, ce qui se passait, les dires des uns et des autres, et mes impressions), à interviewer les personnes de la ferme, de la famille, de l’association et les touristes en tant qu’étudiante qui fait une recherche sur le tourisme et le Comté. Les difficultés que j’ai éprouvées à définir ma position sur le terrain, à trouver les limites entre leur vie familiale et les temps de vie publiques consacrés à l’accueil et à la préparation, m’ont indiquées avec force le caractère hybride de ce type de lieu qui réunit en lui des mondes divers et les limites invisibles mais pourtant bien présentes entre des sphères de vie différentes. C’est comme si, face au fait que ce dispositif célèbre la proximité spatiale, une autre distance doive être construite. C’est au cours d’un entretien avec Marie-Jo lorsqu’elle s’est plainte « de ne plus vivre », ne plus avoir suffisamment de moments de vie privés, que j’ai compris que je ne devais plus partager les repas du midi –défini comme temps non public- avec eux et leurs enfants auxquels moi et l’autre stagiaire avions pourtant été conviés, et donc reprendre un peu de distance. Les touristes m’ont également dit se trouver dans une position délicate à gérer en tension entre la proximité et la distance qui nécessite un temps d’adaptation, de se sentir pris entre une volonté de rencontre, d’échange et une nécessité de ne pas être trop « familier », de « ne pas gêner », qui les empêche de « s’impliquer » autant qu’ils le voudraient, afin de leur laisser une « intimité » et de ne « pas les bouffer ». Et cela avec plus de force pour ceux qui sont en chambres à la ferme, puisqu’ils partagent les repas du soir et toutes les pièces de la maison -excepté la chambre à coucher. Des petits indices, tels que le fait de permettre leur entrée dans la cuisine ou non – nous devions toujours fermer les portes de la cuisine-, de leur offrir l’apéritif, marquent ces limites -qui fluctuent sur une échelle de la proximité et de la distance- selon les relations entretenues avec les personnes : allant grossièrement de la famille, aux amis qui viennent régulièrement et prennent part aux préparatifs, à ceux que l’on aime bien, qui reviennent et qui commencent à ne plus être de simples « clients », et les autres à qui l’on présente les produits et activités touristiques de la région.

4. Saisir de l’intérieur une filière en prises à des problèmes et des tensions. L’engagement syndical agricole de Maurice -ancien porte-parole départemental et activités touristiques environnantes -seule ou en compagnie d’hôtes de la ferme. membre du comité national de la Confédération Paysanne-, mais aussi dans la filière Comté -puisqu’il est président de sa fruitière, secrétaire de la FDCL du Jura, et surtout selon lui «mouche du coche » du CIGC49- m’a aussi permis d’accéder à un discours qui se dit en marge et critique de l’interprofession50. Illustrant ainsi des agriculteurs en lutte commune avec d’autres (de filières fromagères différentes) contre des groupes qu’il qualifie d’« industriels », aux pratiques déloyales et non respectueuses de la « qualité », une filière partagée syndicalement entre la FNSEA -qui a toujours été à la tête du CIGC- et la Confédération, entre les logiques de production différentes des « éleveurs » et des autres agriculteurs, et celles de valorisation divergentes des affineurs et du CIGC. De même, l’étude sur les fromagers, dont le matériel et les résultats n’ont encore pas donné lieu à une action de valorisation51, constitue un enjeu théorique important puisqu’elle me permet d’interroger les relations que j’entretiens avec mon objet en un point où l’ambiguïté de mon rôle est problématisée, elle m’a donné l’occasion de saisir la complexité temporelle invitée lors de la constitution du patrimoine et surtout, elle m’a offert d’appréhender la filière sous un angle particulier -dans une position qui s’apparente davantage à celle du partenaire que de l’observateur-, me faisant ainsi prendre connaissance des évolutions et problèmes actuels auxquels elle est confrontée, et d’observer la manière dont elle s’allie avec un ensemble d’acteurs pour tenter de les comprendre et de les résoudre. Grâce à cette enquête, j’ai pu notamment appréhender comment des producteurs contemporains dépassent le temps de l’accord leurs désaccords pour travailler ensemble52 en s’associant avec le Ministère de la Culture et des ethnologues à la constitution de leur patrimoine, dans le but de qualifier culturellement leur activité et leurs fabrications pour les autres, mais aussi pour eux-mêmes. Cela non pas pour rester attachés au passé mais pour continuer de produire la

49 « Celui qui pique (…) la mule pour la faire bouger et pis il croit que c’est lui qui fait avancer le chariot » (Maurice en entretien). 50« C’est vrai je suis critique vis à vis du CIGC comme d’autres choses d’ailleurs, parce que je pense que certaines fois, ça mérite mieux que ce qui est fait (…) Je ne suis pas non plus du genre à penser quelque chose et pis à ne pas le dire, et je le dis, ça me vaut des fois des coups de triques, c’est pas grave. » (Idem.) 51 Lors d’une première présentation de mes travaux au CIGC, le directeur du CIGC a qualifié mes résultats de « trop négatifs pour une publication », m’empressant de sortir de la description des problèmes contemporains pour mettre en valeur les liens de la profession au passé -« C’est ça le patrimoine pour moi, c’est le passé, ils ont des racines c’est ça qui est intéressant (…) montrer les valeurs, les racines, un patrimoine : l’aspect riche du métier (…) le patrimoine c’est la noblesse des racines, l’Histoire » (04/07/03). Ainsi, l’interprofession ne désire pas admettre dans la définition patrimoniale de cette profession la crise qui pourtant « fonde » cette requête (Barbe, 2003c). J’ai depuis repris ces travaux en montrant que la dimension patrimoniale de ce métier définie actuellement est riche de ses ré-appropriations contemporaines : de la volonté du CIGC de valoriser aujourd’hui sa continuité face à la perspective d’une rupture possible de sa transmission, et de l’engagement des fromagers invités par cette étude qui raconte aujourd’hui des métiers de fromagers : définis par les récits de leurs parcours, leurs attachements à ses objets et leurs combats pour le faire continuer. 52 Cette collaboration m’a également montré que des rapports de force peuvent apparaître à propos de la manière dont on veut définir un groupe. spécificité, l’authenticité et les éléments attachants d’un métier, d’une filière et d’un produit que l’on veut pouvoir transmettre aux générations futures. Le virage actuel que prend ce projet, indique l’évolution de la situation de la filière. Sa poursuite est aujourd’hui associée à d’autres projets : « paroles de fromagers » où il est question d’entretiens de fromagers réalisés par un professeur et des étudiants de l’Ecole Nationale d’Industrie Laitière (ENIL) de Mamirolle, un de constitution d’une « mémoire technique » du métier par le Comité Technique du Comté (CTC), un de restitution de l’« histoire des fruitières » et un de l’histoire de l’AOC (CIGC). Ils sont aujourd’hui (juillet 2004) associés dans le cadre d’une réflexion commune afin de constituer un centre de ressources sur « la mémoire du Comté ». Ce nouveau programme collectif, pour lequel les visées de publication sont momentanément mises en pointillés, s’apparente à une manière d’inscrire une mémoire avant qu’elle ne disparaisse avec les hommes qui la portent. C’est une sorte de « fuite patrimoniale » qui intervient dans un contexte marqué par un grand pessimisme de ces membres quant à l’avenir de la filière, face aux nombreux postes de fromagers non occupés, aux nouvelles fermetures en série de fruitière, à « l’hystérie anti-matière grasse » en France, l’industrialisation de la filière fromagère53, etc.

Conclusion du Chapitre I. Compte tenu du fait que le chercheur ne peut être durablement extérieur à ce qu’il étudie, et d’autant plus que : toute recherche en produisant du sens à des conséquences sur la réalité étudiée, il semble qu’il ait tout intérêt à coopérer avec ces groupes pour ensuite s’en détacher et transporter les connaissances acquises à propos de leurs situations particulières, grâce à une montée en généralité construite par une série de mises en équivalences (Callon, 1999 : 75). J’essaie donc de remettre la réflexivité au centre et considérer mon engagement personnel sur le terrain comme un moyen de rencontrer les acteurs et leurs représentations, leurs pratiques, leurs goûts mais aussi les miens, les objets et les dispositifs qui font le Comté. Il est alors nécessaire comme je tente de le faire ici, d’ « intervenir en montrant son intervention, et non pas à ne pas intervenir, ou à intervenir en cachant qu'on intervient, ou à intervenir en tirant d’ailleurs la légitimité pour le faire » (Ibid. 16). En s’excluant physiquement de son terrain pour l’observer à distance, en ne prenant pas en compte ses propres expériences sensorielles, ou la manière dont on est mis à l’épreuve par les dispositifs, on se refuse donc la possibilité d’entrer en rapport de partenariat avec les acteurs autour des

53 Propos du directeur du CIGC, du CTC et un ancien membre de l’INRA à la dernière réunion de ce comité de pilotage, qui m’ont été restitués par le conseiller à l’ethnologie à la DRAC. objets et d’accéder ainsi à des informations concernant leur mise en relation. En se privant de son engagement dans les expériences et épreuves proposées par ce programme touristique, on se prive alors d’une co-naissance cruciale -dans ce « pays du Comté »- pour comprendre le processus de fabrication du Comté et de sa consommation, qui s’opère par une mobilisation particulièrement importante des sens et qui mérite donc que l’on s’y arrête.

Chapitre II. Une nouvelle problématisation. Une fois décrites, les différentes manières dont j’ai abordé mon objet jusqu’ici, me servent d’appuis pour poursuivre la restitution de l’histoire changeante de mes différentes formes d’accroches et donc de re-prises de celui-ci.

I. Re-prises et tentatives de déplacements. Vers une pragmatique du patrimoine. Les principales limites de mes approches précédentes, à dépasser avec un regard pragmatique, me semblent de trois ordres, capitaux -ne pas avoir pris suffisamment en compte les spécificités de mon objet, avoir entretenu une approche critique latente54 et cloisonner la compréhension du phénomène qui m’intéresse à ses manifestations directes sur le terrain.

A. Echapper à la naturalisation du patrimoine tout en évitant les sociologismes. Comme vu précédemment, il est nécessaire de prendre en compte le rôle des objets dans la patrimonialisation. En effet, si le Comté est défini de différentes manières suivant les êtres qui s’y attachent, qualifié par les relations dans lesquelles il est pris, il est aussi fait par les objets auxquels il est associé ou encore, par ses propres traits matériels rendus signifiants. Pour traiter de cette dimension patrimoniale, j’ai quasiment d’emblée tenté d’éviter les pièges d’une position de recueil et de validation d’un patrimoine toujours-là en adoptant une posture constructiviste, pour voir comment l’authenticité de cette production résulte d’une construction sociale (Heinich, 1995). J’ai alors analysé de manière successive les modalités de fabrication sociale du statut culturel du Comté au sein d’un terrain (les fromageries) puis d’un réseau dans sa dimension spatiale et temporelle. Mais cette approche ne semble pas permettre de prendre suffisamment acte des spécificités de cet objet par rapport à d’autres. Le pas de côté opéré ici, consiste à l’appui des travaux de Bessy et Chateauraynaud (1995) à propos des « épreuves » d’expertise des objets mais aussi de la théorie de « l’attachement » (Latour,

54 Même si mon travail de maîtrise était fortement influencé par la sociologie des sciences de Latour et Callon, certaines phrases traduisait selon mes professeurs que mon regard -qui a été fortement formé aux concepts bourdieusiens et durkheimiens- était emprunt d’une volonté de dévoiler une réalité cachée et donc d’un courant de sociologie aux concepts opposés du premier. 2000 ; Hennion, 2003a, 2003b), à prendre en compte aux côtés des représentations et des actions sociales, le rôle des objets dans la qualification culturelle du Comté. Autrement dit, j’envisage le Comté comme un patrimoine, non pas dans la mesure où cela en constituerait une qualité inhérente ou au contraire strictement sociale, mais dans une perspective pragmatique : comme une réalité qui est en train de se construire sous l’action d'opérations multiples -dont au premier titre celle des Routes du Comté-, au cours desquelles des acteurs divers se saisissent de ce fromage à travers certaines de ses particularités et le rendent « solidaire d’une histoire et d’une région » (Barbe, 2004), d’hommes, d’une culture et de paysages. Ainsi, la patrimonialisation n’est pas seulement à voir comme un résultat : qui « pose » les objets, savoir-faire, aliments et les « manières de table », « comme des objets culturels porteurs d’une part de l’histoire et de l’identité d’un groupe social et qu’il convient de préserver en tant que témoin identitaire. » (Poulain, 2000 : 172), mais davantage comme la forme de son nom l’indique, comme un processus au cours duquel des acteurs, des actants, des dispositifs, et même des propriétés de l’objet interagissent pour re-définir le Comté dans ses liens à un territoire et à un collectif. « Le lieu » de fabrication du patrimoine ne serait donc « pas seulement dans l’énoncé », le discours et les représentations sociales, mais aussi dans la matérialité, « dans les prises qu’offrent ces objets pour être patrimonialement institués » (Barbe, 2004) et donc dans les situations de « médiations » (au sens d’Hennion) instaurées par ces dispositifs touristiques. En prenant en compte la matérialité et la spécificité des objets, et leur qualification/production par des dispositifs de cadrage de la relation des acteurs à eux, ainsi que les représentations en jeu dans les pratiques de patrimonialisation, je tente de sortir des deux positions qui s’opposent dans les sciences humaines pour traiter les notions d’identité et de patrimoine, à savoir l’essentialisme et le constructivisme, qui partagent leurs objets pour voir des causes naturelles résidant dans les choses ou au contraire sociales -où le patrimoine serait une construction résultant entièrement de représentations qui sont le fruit de structures sociales préétablies et inconscientes (Bessy, Chateauraynaud, 1995 : 16). Ainsi, au lieu de considérer des actions mues seulement par des représentations : un désir de se renouer à l’origine (Poulain, 2000) ou une angoisse face à la modernité, il s’agit de s’intéresser aussi aux spécificités des objets qui font agir les acteurs, ainsi qu’aux mises en relation et modes de « prises », ou de surgissement et d’existence de ces choses que les dispositifs organisent, tout en évitant de tomber dans l’excès inverse55. Il semble que ce soit plutôt entre les deux -l’objet

55 « Evidemment, tout n'est pas dans les objets ! J'aime le rock (ou le chant choral, ou la musique de chambre…), mais c'est ma jeunesse que j'aime. C'est la génération avec laquelle j'ai été. C'est ce que j'ai été. C'est moi-même que j'aime et que je repousse. C'est ma propre histoire collective. C'est moi et et le sujet- que la définition s’opère, c’est pourquoi je suis attentive aux modes de prise comme lieux de co-définition, à la fois d’une activité fromagère mais aussi des êtres auxquels elle est associée, et de ceux qui s’en saisissent.

B. Abandonner la notion critique de construction pour celle de « faire-faire ». La méthode pragmatique préconise une attention à l’action, et donc davantage à un processus dont l’issue est incertaine qu’à un résultat. C’est pourquoi je redouble le faire pour considérer la manière dont Les Routes du Comté, les producteurs, les visiteurs et le Comté se font-faire des choses et se qualifient réciproquement, sans pour autant que les uns déterminent les autres (Latour, 2000). Dans une telle perspective, les figures « de l’objet et du sujet, du fabriquant et du fabriqué (…) paraissent chaque jour plus improbables » (Ibid. : 191). Il est donc essentiel de sortir de cette opposition et d’abandonner la perception d’un objet construit par des acteurs, fabriqué dans un « laboratoire » par les manipulations de ces derniers, d’arrêter de chercher à dévoiler ce que les jeux des acteurs de la mise en tourisme désirent cacher derrière une production patrimoniale, mais de se faire percevoir « la multitude de ce qui fait agir » (Ibid. : 195). En effet, le modèle pragmatique devrait m’aider à aller au-delà de la conception de ces Routes et de la mise en tourisme des fromageries comme des vitrines commerciales, le miroir traditionnalisé d’un produit et d’un territoire dont la réalité plus complexe et moderne serait maintenue à l’abri de la vue des visiteurs.

1. De «la construction sociale de la réalité »56 fromagère à l’étude d’un réseau de co- production d’un patrimoine. « Aussi sûre qu’elle soit de son contrôle sur les figures qu’elle manipule avec sa main, il n’est pas une marionnettiste qui ne dise que ses jouets lui “font-faire” les mouvements de son histoire, qu’ils lui dictent ses répliques, qu’ils sont l’occasion de mouvements nouveaux “qui l’étonnent elle-même” et “auxquels elle n’aurait pas pensé la minute d’avant”» (Ibid. : 196). La théorie de « l’attachement » me permet notamment de re-lire et re-traduire mes observations de fromageries pour en tirer de nouveaux fils. Il est effectivement réducteur de dire que les producteurs masquent la réalité pour en montrer une fabriquée sur mesure, comme s’ils pouvaient maîtriser et créer librement une filière patrimoniale. Ce serait d’ailleurs faire violence aux liens qui unissent les producteurs, aux touristes et aux objets de la fromagerie. Je dirais aujourd’hui qu’ils participent à la qualification culturelle du Comté en les autres que je mets en forme à travers mon goût » (Hennion, Floux, Schinz, 2003a : 14). 56 Du titre de l’ouvrage constructiviste de Berger et Luckmann, 1996. s’attachant dans leurs pratiques démonstratives à certains objets qui leur offrent des « prises » pour montrer cette réalité aux visiteurs. Ainsi, si les producteurs font-faire des choses aux objets, les font parler ; ces mêmes objets ne restent pas passifs, ils jouent également un rôle en faisant agir à leur tour les producteurs et les visiteurs. Simplement le fait que le Comté soit un fromage, est l’une des raisons souvent invoquées par les visiteurs pour expliquer leur présence dans les fromageries57. Mais c’est aussi pour répondre à la demande des touristes que les producteurs disent ouvrir leurs fromageries. Sans vouloir chercher, qui du producteur, des touristes, du Comté, du fromage ou des fruitières etc., est au fondement de cette chaîne de causalités qui entraîne la mise en tourisme et en culture du Comté, je propose plutôt de prendre en considération le rôle de ces différents actants dans la patrimonialisation et de voir « comment ce qui est mis en branle ne manque pas » aussi « de transformer l’action » (Ibid. : 191). Je m’intéresse ainsi non pas à des fabricants et des fabriqués : des producteurs qui auraient la puissance de maîtriser une définition de la situation en transformant à leur gré des objets sous les yeux de spectateurs naïfs et passifs, mais j’interroge plutôt la nature de ce lien qui les unit, pour voir comment ces différents agissants réunis dans les fromageries se font agir mutuellement et concourent ainsi à faire une pratique fromagère identifiée.

2. De la fabrication d’une identité à sa constitution collective et indéterminée. En considérant que les acteurs ne sont pas maîtres de leurs outils, qu’ils peuvent leur faire-faire des choses sans pour autant maîtriser les conséquences de leurs actions, puisque « chaque événement excède ses conditions et dépasse donc son artisan » (Ibid. : 201), les entités que ces chaînes d’actions font exister -le Comté comme patrimoine culturel ou les fruitières comme patrimoine social par exemple-, n’apparaissent plus comme le fruit des seules décisions des acteurs institutionnels influents des Routes du Comté, mais comme le produit provisoire des actions collectives et réciproques d’un grand nombre d’actants en prises avec ces objets. Le projet de mise en place de formations destinées à apprendre les règles de l’accueil aux producteurs, à faire-« maîtriser (relativement) les discours de chacun face aux visiteurs » (« programme-cadre » des Routes du Comté 2002-2006 : 16) et à « donner une culture touristique » aux producteurs (entretien avec le responsable de la DRT), m’est apparu dans un premier temps comme un moyen de : réduire, uniformiser la diversité des modes de présentation d’une filière fromagère, diffuser sur le terrain une identité et des valeurs fabriquées dans le « laboratoire » des Routes du Comté par des acteurs institutionnels

57 « Comme j’adore tous les fromages, je voulais voir comment on le fabrique (…) c’était pas spécialement pour le Comté (…) quand on aime quelque chose on a envie d’en savoir un peu plus» (touriste à la Fruitière d’Arbois) qui cherchent par là à atteindre leurs objectifs propres, c’est-à-dire d’imposer à tous une identité et la manière de présenter le Comté dans ses liens à un espace. Mais la prise en compte actuelle de la dimension historique de ce programme touristique et de cette théorie de « l’attachement » m’ invitent à faire un pas de côté et à observer un processus au cours duquel des actants divers concourent, de manière isolées, concurrentes ou collectives, à faire identifier un aliment, un territoire, des hommes et des institutions, sans pour autant contrôler les conséquences de leurs actions. En effet, les projets du « comité de pilotage » rencontrent des résistances sur le terrain. Le fait qu’à la réunion annuelle des Routes du Comté de 2003, le coordinateur du programme relevait que personne ne se soit inscrit à ces formations et que quelqu’un de la salle applaudisse en réaction à cette annonce, illustre les difficultés auxquelles les acteurs qui tentent de faire instituer une autre réalité peuvent se heurter. Les producteurs ne paraissent donc pas parlés par le dispositif par lequel on tente d’organiser leurs actions, ils ne sont donc pas passifs devant des institutions qui essaieraient d’imposer le sens à donner à un territoire, des hommes et un produit ; mais par leurs désaccords, leurs idées, leur non-participation, etc., ils prennent également part à la formation de ces êtres collectifs. Ainsi, si le dispositif est organisé en vue de faire-faire des choses aux acteurs, il serait réducteur et rapide de dire qu’il atteint purement et simplement ces objectifs, puisque « ce qu’on lui a fait-faire, il le fait faire à son tour » (Ibid. : 198). Cet exemple permet finalement de pointer le problème que pose le verbe faire dans sa forme simple -et la non prise en compte de la capacité d’action de tous les êtres agissants- qui tend à donner plus de pouvoir aux acteurs qu’ils n’en ont, sans marquer l’idée d’un processus qui permet de confectionner un être et l’incertitude des conséquences qu’aura une chaîne d’actions.

C. Réunir le signe et le phénomène. « Une approche pragmatique de la relation langage-monde repose sur le fait que ces deux éléments ne sont pas séparables, mais doivent être compris comme reliés de manière fondamentale au niveau des actions : parler du monde, c'est effectuer une action qui constitue le monde à la fois "ontologiquement" et "conceptuellement".»58 Cette définition pragmatique m’interpelle à propos des relations qui peuvent unir un dispositif de communication tel que les deux routes du Comté et une filière de production. En parlant la filière, ces routes constitueraient-elles la filière conceptuellement et pratiquement ?

58Extrait d’une définition des différents niveaux du pragmatisme en philosophie. http://www.univ- nancy2.fr/ACERHP/perso/bour/2niveaux.html Cette interrogation est d’autant plus importante qu’elle est thématisée sur mon terrain même. La relance des Routes du Comté est présentée par M. Goguely et le directeur du CIGC59 : non seulement comme un moyen de communiquer différemment sur un fromage en direction de ses consommateurs potentiels, mais aussi d’agir en retour sur la filière et le territoire en mobilisant les acteurs de l’interprofession et les habitants afin de leur faire se re-construire un sentiment d’appartenance à une communauté de pratiques et de valeurs. L’interprofession tenterait alors de parler de sa filière afin de la faire changer et de lui constituer une unité.

Je propose donc de sortir d’une opposition entre un passif et un actif -des producteurs de sens qui façonnent une réalité pour des spectateurs contemplatifs-, mais aussi entre un signifié et un signifiant -une réalité qui est maquillée et transformée par sa re-présentation touristique-, pour ré-imbriquer ces éléments afin d’être en mesure d’analyser plus précisément le faire-faire des Routes du Comté. Je prendrai alors réellement en compte l’hétérogénéité des acteurs issus de différents mondes qui participent à la co-naissance d’un patrimoine. A l’appui des articles de presse qui traitent de l’actualité de la filière, de ses bulletins d’information diffusés sur son site Internet60 et de mon implication en parallèle à cette recherche dans la filière, je vais décrire plus finement l’enchevêtrement des différents niveaux d’activités qui participent à l’attachement du Comté et de son territoire de production et ainsi apercevoir les modalités d’articulation entre un système de production et -ce que j’appelais jusqu’ici- un dispositif de communication, sans me contenter d’analyser ces deux dimensions de mon objet comme si elles étaient séparées61. Ainsi, de la même manière qu’il n’y a pas pour Antoine Hennion « la musique d’un côté et le marché de l’autre avec des producteurs qui seraient des manipulateurs » (Opcit. : 5), il n’y aurait pas la fabrication technique du Comté d’un côté et sa consommation culturelle de l’autre, mais une co-production du produit et de sa consommation. De plus, si « la question patrimoniale est habituellement présentée comme une succession temporelle de trois modalités d’action : inventorier, conserver, valoriser. » et le tourisme pensé comme intervenant seulement au cours de cette dernière étape (Barbe, 2003c : 6), je souhaite montrer qu’il existe « un lien co-actif entre pratique touristique, invention et protection patrimoniales » (Ibid.). Enfin, ce déplacement de points de vue en prises, me permet de considérer l’exposition dans sa double acception, à savoir à la fois le fait de

59 Dans le premier numéro de la revue des Routes du Comté (Carnet de Routes). 60 www.comte.com. 61 En considérant ces Routes comme le miroir traditionnalisé d’un produit et d’un territoire dont la réalité -ou même la vérité- plus complexe et moderne serait tenue cachée, j’introduisais une partition dans mon objet entre un système d’interprétation et un système de production, entre une image socialement construite qui déformerait une vérité qui continue à exister indépendamment de ses reflets, et je m’empêchais de voir les modalités d’intrication qu’il peut y avoir entre un signe et un phénomène. « mettre en vue, présenter au regard » et de « soumettre à l’action de », ainsi que le risque de transformation contenu dans l’expression « s’exposer à » (Larousse, 1996).

Néanmoins, « s'il ne dévoile pas ni ne critique, que peut bien faire le sociologue pragmaticien » (Hennion, Floux, Schinz, 2003 : 16) ? En restituant une réflexivité aux acteurs, il ne s’agit plus de rendre visible des déterminations que les acteurs ne pourraient voir, mais de « restituer et analyser les capacités » de ceux-ci « à construire les collectifs dans lesquels ils vivent », de décrire «les mécanismes complexes, changeants, foisonnants » qui leur permettent de résoudre collectivement leurs problèmes et «de parvenir à leurs fins » (Callon, 1999 : 71). Le sociologue participe ainsi « avec ses propres outils à l’entreprise réflexive, et c’est précisément cette participation qui lui permet à la fois de produire des connaissances et de contribuer à la performation continue du social. » (Ibid.). C’est clairement à cette tâche que je consacre la présente étude, puisque dans les lignes qui suivent je vais m’attacher à décrire la manière dont la filière Comté interagit avec d’autres acteurs depuis les années 70 autour de ces Routes dans le but de résoudre les problèmes auxquels ils sont différemment confrontés.

II. Mon nouveau problème. Mon problème est l’ensemble de ceux que ce collectif semble tenter de résoudre à travers (notamment) la mise en place de ces routes du Comté, même si je l’interroge avec mes propres outils de compréhension et que je me centre sur celui qui concerne l’évolution de cette filière fromagère en particulier, et de l’agriculture en général. Pour l’heure, je résume mon questionnement ainsi : comment différents acteurs coopèrent à travers ces deux programmes touristiques afin de résoudre concrètement leurs problèmes et contradictions ? Comment ces problèmes qui nous sont rendus plus visibles par l’étude de la mise en place de ces dispositifs, témoignent de l’évolution des concepts d’AOC, de territoire et de patrimoine, ainsi que des pratiques dites agricoles, de celles d’exposition des acteurs du tourisme, de la muséologie et de celles des touristes? Comment, avec la mise en place des Routes du Comté et le système d’alliance institutionnelle qu’elle organise, l’interprofession cherche à dénouer les tensions qui traversent son système de production, pour faire tenir ensemble une filière et un territoire chacun en proie à des problèmes et à des redéfinitions62 ? Comment cette filière fromagère interagit avec son environnement socio-économique mais aussi culturel et

62 La période actuelle semble être marquée par une réflexivité et une redéfinition importante de la filière, qui se lit notamment à travers une réflexion à propos : du rôle de ses membres (Michaud, 2003 ; Dumain, 2004), des liens du Comté à son territoire, et des limites de la filière -puisque les touristes et les consommateurs ainsi que ses alliés institutionnels semblent jouer un rôle grandissant dans la définition du Comté. technique pour continuer à produire les identités d’une filière fromagère et d’un territoire alors que l’on ne semble plus faire (ou plutôt faire-faire) le patrimoine, les territoires et l’agriculture de la même manière ? Et alors de quelle manière la relance des Routes du Comté intervient à un moment où leur évidence semble poser question ? Enfin, comment ces routes problématisent les définitions et limites de la profession dite agricole et des territoires, de la notion de patrimoine, et des sphères dites de la production, recherche, communication, et consommation ? Ne pouvant au sein de ce mémoire tenir de manière continue et soutenue toutes ces pistes à la fois, j’ai décidé de centrer mon attention sur la manière dont ce dispositif tente de faire advenir tout en révélant une nouvelle ère agricole en général, et une nouvelle manière de produire un fromage AOC en particulier, à la croisée des évolutions notées plus haut. Mais avant d’aller plus loin, précisons cette hypothèse centrale.

A. « Agir dans un monde incertain »63 ? L’incertitude des producteurs de Comté quant à l’avenir possible de leur profession et de la filière semble aujourd’hui à son comble. A ce titre, leur préoccupation ne semble pas éloignée de celle affirmée par l’émission Ripostes : « Quel avenir pour les paysans ? », que fait-on après le productivisme? Comment mettre en place collectivement un nouveau modèle agricole qui soit à la fois traditionnel et moderne, sans être qualifié d’« industriels » ou d’« antiquaires »64 ? Comment pérenniser ces métiers et le produit ? De quelle manière donner envie aux jeunes de continuer à transmettre ces métiers, aux producteurs en place de ne pas l’abandonner et comment lutter contre les fermetures de fromageries? Et enfin comment convaincre les consommateurs d’acheter ce fromage à un prix élevé, alors que des gruyères et emmentals non-labellisés et moins chers vantent aussi leur authenticité? Questions -déjà posées en introduction- que je vais explorer à travers l’étude de ces dispositifs touristiques, montrant ainsi que le tourisme n’est pas seulement un lieu de valorisation mais qu’il permet au contraire de faire advenir un nouveau système de production, et qu’il existe un « lien co-actif » entre la mise en tourisme et la patrimonialisation ainsi que l’économique, le social, les techniques culturales, la science, la

63 Titre de l’ouvrage de Callon, M., Lascoumes, P., Barthe, Y., (Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, Lonrai, 2001.) que j’ai retenu pour la justesse avec laquelle il semble permettre de nommer la situation dans laquelle la relance des Routes du Comté m’apparaît. 64 Dans un entretien avec M. Goguely, j’ai pu voir comment son travail de président du CIGC a été guidé par le souci d’inscrire la filière dans une troisième voie entre ces deux qualifications. Il la définit en effet comme opposée au « productivisme » et pour cette raison critiquée de passéiste, alors qu’elle a recours à la « recherche fondamentale » pour définir son système de production. consommation et d’autres enjeux appartenant à des mondes divers. Ces routes semblent dépasser les grands partages pour installer des situations de court-circuits entre des mondes généralement pensés séparés (en faisant par exemple coopérer des institutions, rapprocher producteurs et consommateurs, en rendant accessible la recherche aux profanes, etc.) pour inventer des solutions nouvelles par une redéfinition des identités, des proximités et des alliances (Barthe, Callon, Lascoumes, 2001 : 57).

B. Y a-t-il un dispositif pour sortir une filière AOC de ses contradictions ? C’est par ses marges que j’interroge l’évolution d’un système de production, puisque je suppose que l’évolution de ce dispositif touristique nous informe qu’un nouveau modèle agricole est en train de s’instituer dans la filière Comté.

1. Le fromage AOC le plus productif. L’ambiguïté du Comté se lit par exemple dans le fait qu’il soit souvent présenté comme le « premier fromage français d’appellation d’origine contrôlée »65. Cette affirmation produit l’idée qu’il est le plus ancien fromage de France à avoir obtenu l’AOC66, tout en renvoyant à une autre réalité qui n’est pas dite explicitement : le fait qu’il soit le fromage AOC au plus fort tonnage67. Cette formule concentrée résume toute sa contradiction, puisque si l’interprofession dit subir l’augmentation de son tonnage, imputée à l’arrivée « d’industriels » dans la filière (entretien avec le directeur du CIGC), elle joue par ailleurs de la « grandeur »68 que cela lui permet de s’attribuer. Une productivité signe d’une « grandeur industrielle » qui est recyclée par un jeu de rhétorique en une « grandeur domestique » qui prouve l’antériorité de la reconnaissance de son authenticité, de ses pratiques artisanales et donc son double ancrage dans un espace et dans la profondeur historique.

65 Dépliant Routes du Comté 2001 à 2004 par exemple. 66 Pourtant, historiquement le est le précurseur dans le genre, avec une délimitation de sa zone de production en 1925 et le Comté en 1952. Cf. www.assim.refer.org/fromaoc.htm. 67 Sa production a presque doublée en 10 ans, passant de 30 000 tonnes produites par an en 1990 à près de 45000 en 2000 (Cf. annexe 12). Cette augmentation de la production à écouler sur le marché, doit être gérée attentivement par le CIGC, afin d’éviter une diminution du prix du lait du deuxième fromage le mieux payé de France -après le Beaufort. 68 Je fais référence au modèle théorique des « cités » tel qu’il a été élaboré par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991). Il permet d’analyser les opérations par lesquelles les acteurs cherchent à se définir comme appartenant à « un monde dans lequel les êtres humains sont nettement distingués des autres êtres et sont d’autre part rapprochés par une égalité fondamentale », des « mondes » régis par des « principes d’ordres différents », sur lesquels « les personnes prennent appuis pour justifier leurs actions ou soutenir leurs critiques » (Ibid. : 27). La « cité domestique » est principalement définie « par la référence à la tradition, à la génération, et à la hiérarchie » (Ibid., 208), ce qui est « grand » y est par exemple ancien ou lié à la famille. La « cité industrielle » est celle des objets techniques et des méthodes scientifiques, elle est caractérisée par la productivité, la performance, « la standardisation, la stabilité temporelle dans l’avenir et l’anonymat des êtres fonctionnels » (Ibid., 20). Les dispositifs de communication des Routes du Comté figurent (par le vocabulaire et les images) une filière liée intimement à son territoire, « respectueuse des sols», de la « diversité » naturelle, « de l’environnement » et du « bien être des animaux » grâce à des pratiques de production « extensives ». Sa relance est d’ailleurs présentée comme une alliance institutionnelle qui permet d’attacher le Comté à son territoire afin que les visiteurs les découvrent simultanément. Ce faisant elle illustre la manière dont une filière agricole peut avoir besoin de sortir de ses gonds, de sortir de son champ d’action proprement agricole pour s’intéresser au tourisme, à l’aménagement du territoire et à la gestion de l’espace dit rural, mais aussi aux sciences dites du vivant (microbiologie, biologie, pédologie, œnologie) et celles de la communication. Mais l’on peut se demander ce que signifie le recours au tourisme pour ancrer un produit dit de terroir, alors que l’AOC est déjà là pour nous certifier ce lien? Son origine ne fait-elle plus l’évidence ? L’AOC a-t-elle perdu son sens et sa légitimité? L’histoire de ces routes touristiques semble témoigner de la contradiction que doit surmonter la filière Comté pour re-définir l’authenticité et l’origine de son fromage. Et pour ré-inscrire un produit dit local délocalisé -selon le directeur du CIGC en entretien-, par une « industrialisation » partielle de son système de production qui met la filière en tension entre deux modèles de production de prime abord antinomiques : l’un productiviste et un autre qui en réaction, se veut intimement lié au territoire et re-prend tout en déplaçant un modèle artisanal. Ainsi le lien naturel du produit au territoire serait mis en évidence scientifiquement et valorisé touristiquement, à partir du moment où son évidence commencerait à faire défaut, puisque l’on constate qu’il est en train de se dissoudre face aux pratiques d’un nombre grandissant de producteurs et aux fermetures de fruitières.

2. A la recherche d’une autre agri-culture : ni « passéiste » ni « productiviste », et pas seulement productrice de fromage. La relance des Routes du Comté inviterait donc à suivre une redéfinition de ce fromage AOC en particulier, mais aussi de l’agriculture et du rôle de ses membres en général. Selon Raphaël Larrère (2002 : 158), « le modèle productiviste » qui s’est installé à partir des années 50 en France a fait passer les agriculteurs du rôle de « pilote » de la nature à celui de « démiurge », instaurant un nouveau rapport de l’homme à la nature et des hommes entre eux, les faisant passer d’un « faire-faire » ou d’un « faire-avec » à un « faire », puisque d’un coté on cherche à maîtriser des objets naturels et de l’autre on produit des objets inédits. Si le premier tel un « navigateur » cherche à utiliser et « infléchir les processus naturels dans le but de se procurer des biens» à travers la sélection des races bovines, des plantes ou par la recherche du contrôle des fermentations (Ibid., 162), le « démiurge » a recours à des « substances qui n’existent pas à l’état naturel » (Ibid., 161). Ainsi, si le « pilotage » pour réussir doit « tenir le plus grand compte du contexte, c’est-à-dire de l’environnement naturel complexe dans lequel il s’inscrit » (Ibid., 164), la « standardisation » se fait par une indifférence de celui-ci, voire un oubli de leur influence réciproque, ce qui a entraîné par exemple les problèmes de pollution de rivières dus aux rejets d’effluents des fromageries69. Si le second modèle a progressivement remplacé le premier, l’auteur pointe que cette transformation ne s’est pas faite de manière égale dans les différentes régions françaises. « Pour un ensemble de raisons (topographie, climat et nature du sol » certaines n’ont pu opter pour ces méthodes de production, on y note « une déprise agricole » (Ibid., 168) qui peut aller de paire avec une patrimonialisation de cet espace, qui s’il n’a plus de valeur productive en a une de témoin du passé. Cet espace rural autrefois géré par la profession agricole se transformerait pour devenir selon André Micoud (2004) la « campagne », un lieu construit à la croisée des désirs de différents acteurs « sur les restes » de l’ancien modèle agricole. Le modèle de production du Comté semble se construire sur un compromis entre ces différentes agricultures, dont l’évolution nous fait observer aujourd’hui une filière au bord de la crise qui se doit de rechercher une troisième voie. Si selon M. Goguely « le Comté avait échappé à cette forme de productivisme», le système de production a accueilli le progrès technique et les pratiques agricoles se sont modifiées, entraînant à partir des années 90 selon Denis Michaud (2003) -un producteur de lait à Comté ancien ingénieur agronome à l’INRA-, une « rupture » d’avec le modèle « traditionnel »70. Ce changement semble être à mettre en relation avec : la volonté de l’interprofession de lutter à travers Les Routes du Comté (notamment) contre le déracinement de ce produit de terroir, le fait qu’elle valorise une filière respectueuse de la « diversité », qui occupe l’ensemble d’un territoire (le Massif du Jura),

69A titre informatif, en Comté deux systèmes de récupération du petit lait sont utilisés. Le système dit « traditionnel » qui consiste à l’utiliser pour la nourriture des cochons s’apparente à celui du « pilotage » puisqu’il permet d’intégrer les différentes activités de production, certaines fromageries le pratique encore et en font d’ailleurs part aux visiteurs. Mais de plus en plus revendent leur petit lait à Euro-Sérum, une grande firme qui le retraite ensuite en une poudre de lait qui entre dans la constitution de nombreux produits de l’industrie agroalimentaire. Ce dernier système commence à être -vu comme indispensable et donc- payant. 70 Afin de répondre aux « progrès génétiques », les « éleveurs » -un certain type de producteurs de lait de la filière Comté- ont changé de système fourrager, simplifié les rotations de pâtures, n’utilisent plus que les parcelles mécanisables, fertilisent les sols et ajoutent des concentrés à l’alimentation fourragère des vaches, etc. (Michaud, 2003). entretient les paysages, au moment même où ces questions l’inquiètent le plus et où elle est pressée de les résoudre face aux nouvelles attentes sociétales. Le propos de ce mémoire sera donc de voir comment, pratiquement, l’interprofession coopère avec des acteurs de mondes divers pour redéfinir son modèle de production, innover et en inventer un nouveau. Il ne s’agirait donc pas dans cette région de valoriser les restes d’un système agricole dé-pris de ses producteurs, mais plutôt de re-constituer les dimensions patrimoniales et non « industrielles » d’une production, afin de redéfinir ses valeurs productive, marchande, mais surtout identitaire, quand leur pertinence commence à poser question. Il s’agirait de continuer à faire faire-faire la différence de ce fromage par rapport à ses concurrents et d’un territoire touristique, et de faire faire-faire la ressemblance ou l’identité d’une filière et d’un territoire. Mon propos sera d’ailleurs de chercher à restituer les « différentes machines à faire surgir de la différence » (Hennion, Floux, Schinz, 2003 : 10) et de la ressemblance -mis en place dans le cadre de ces deux routes du Comté-, à rendre manifestes les objets Comté et territoires aux touristes-consommateurs, mais aussi les moyens mis en œuvre pour rendre présents ces derniers aux objets, dans un type de mise en relation qui rende l’attachement possible de ces êtres. Ce dispositif apparaît alors partie prenante -et indicateur- de cette redéfinition des rôles de l’agriculture et de ses membres par l’invention d’une troisième voie entre traditionnels et modernes, même s’il semble que l’histoire de ces deux routes nous fasse relativiser nos propos, puisque dans le cadre de la première route du Comté, la filière Comté coopérait déjà avec d’autres acteurs que la profession proprement agricole pour mettre en valeur l’ancrage de son produit dans un lieu et rappeler ainsi la spécificité du Comté et de son territoire de production. Mais il nous faut aussi prendre la mesure de la spécificité de la situation actuelle, qu’est-ce que signifie cet intérêt contemporain polymorphe pour la mise en tourisme des fromages AOC ? De quelles nouvelles réalités témoignent les notions de « diversité », « durabilité », « agriculture à haute qualité, durable et citoyenne » (Michaud, 2003), « territoire durable », de sensible et de « vivant » pour définir aujourd’hui à la croisée des désirs d’une société locale et globale : un fromage, un territoire partagé « le pays du Comté ». Mais aussi peut-être l’ensemble des fromages AOC français, l’agriculture et la « campagne », ainsi que l’identité d’acteurs présents qui semblent eux aussi chercher à se différencier de ce qui n’est pas eux et surtout de ce qu’ils veulent cesser d’être. Il semble que nous soyons aujourd’hui face à une expérimentation sociale qui s’opère sur ce terrain mais aussi en de multiples lieux (lors de cette émission Ripostes par exemple) qui, par la coopération des acteurs agricoles avec de nombreux êtres dont les collectivités territoriales et les touristes-consommateurs, traduirait la reprise d’un ancien système de production dans un nouveau cadre71, qui ce faisant l’idéalise certainement et le déplace forcément. Toute mon argumentation consistera d’ailleurs à montrer comment ce nouveau modèle paraît s’inscrire comme le « pilotage » dans une dynamique du « faire-faire », du « faire-avec » et en particulier du faire faire-faire, mais selon de nouveaux modes d’attachements et à un nombre d’êtres encore plus grand, puisque je suppose que l’évolution de ces deux routes indique la manière dont une filière cherche avec d’autres acteurs à transformer un objet technique (un fromage) en un ensemble agri-culturel vivant qui se constitue avec un « milieu associé »72 (Simondon, 1989) nécessairement élargi.

III. Comment je vais tenter de répondre à ce problème. Comme je l’ai noté en introduction, je m’inspire du modèle d’analyse élaboré par André Micoud selon lequel ce travail s’opère par l’articulation en différents lieux de trois niveaux d’activité, à savoir la « problématisation », la « figuration » et l’« authentification ». En effet, je me livre à une étude de type institutionnelle au cours de laquelle, à travers une approche socio-historique, j’opère un triple inventaire des acteurs qui sont en prises avec le Comté touristique, ainsi que des problèmes et des solutions qu’ils mettent en œuvre. Une étude sémiologique des images et des dispositifs touristiques, croisée avec une ethnographie des lieux d’exposition (engagement sur le terrain, descriptions), me permettent d’analyser pragmatiquement la manière dont cette nouvelle réalité est figurée73, l’opérativité de la relation spécifique qui est instituée par le dispositif entre les visiteurs et un contenu, et la manière dont on re-présente et re-définit le Comté, les territoires, mais aussi les touristes- consommateurs. Enfin, c’est à travers l’analyse des textes juridiques de l’AOC, des réflexions portées par la Fédération Nationale des Appellations d’Origines Contrôlées (FNAOC) à propos de l’AOC et de son évolution avec la mise en place de nouveaux signes de qualité à l’échelle européenne notamment, de l’étude de la mise en publique du procès que le CIGC a fait cette année au « gruyère de Franche-Comté » distribué par les magasins Liddl, que

71 Constitué non plus exclusivement de la profession agricole, doté des instruments techniques et scientifiques de sciences multiples. Intervenant dans un contexte dit de « crise de la confiance » des consommateurs et de remise en cause généralisée du modèle « productiviste » encore dominant aujourd’hui. 72 Il y aurait donc coproduction entre un milieu associé et un nouvel objet, et non pas un objet créé par un milieu déjà là. Ce nouveau milieu serait la condition d’existence de ce nouvel objet, et l’idée de l’invention de cet objet représenterait la possibilité de la formation de ce milieu associé. 73 A travers l’étude des logotypes présents sur les différents dépliants, on peut voir qui participe à ce travail et l’évolution des alliances. j’interroge l’évolution de « l’authentification » du Comté. En ayant recours à la « sociologie de la perception » de Châteauraynaud et Bessy (1995), j’analyse aussi la manière dont les dispositifs mis en place dans le cadre des Routes du Comté semblent permettre de mettre le Comté à l’épreuve d’une nouvelle forme d’authentification, celle des sens des touristes- consommateurs.

*Annonce du plan Dans la partie qui suit (partie 2), je vais donc me livrer à une socio-histoire des deux routes du Comté, au cours de laquelle je resituerai ce qui se met en place actuellement dans une dimension dynamique. Je porterai donc toute mon attention à la manière dont l’interprofession interagit avec son environnement socio-économique depuis les années 70, pour poser le Comté en porte-drapeau d’un territoire et en actant incontournable du tourisme, mais aussi plus largement, pour œuvrer de manière collective à la conversion d’un espace productif et de vie en un touristique et culturel. A travers l’évolution de la manière dont ces routes représentent en vue de re-constituer un collectif, un produit et un territoire attachés, et la façon dont elles invitent les visiteurs à entrer en relation avec le monde exposé, je montrerai comment ces êtres ressortent différemment définis avec les contextes et les problèmes que les alliés visent à résoudre par leur mise en tourisme. Dans la troisième partie, j’analyserai la manière dont les Routes du Comté visent à faire faire-faire un fromage AOC par les touristes-consommateurs ou à leur faire se faire-faire la différence et la ressemblance du Comté et de son territoire de production, ou comment – pragmatiquement- elles les trans-forment en opérateur de la redéfinition de son système de production pour sortir une filière de ces contradictions actuelles. Pour conclure, je synthétiserai ces propos et réfléchirai aux enjeux de cette nouvelle manière de figurer, de problématiser et du même coup d’instituer un ensemble patrimonial «vivant », au croisement des « sciences du vivant » et des « sciences de la communication » qui semblent émerger ici. Enfin, je proposerai une manière de poursuivre mon histoire avec le Comté, en m’attachant à d’autres objets. Seconde partie. Une socio-histoire des deux Routes du Comté. Qui a mis en place cette route ? Dans quelles conditions ? Comment et pour quoi faire ? Qu’est-ce qu’elle fait et fait-faire aux objets ainsi qu’aux acteurs qu’elle mobilise ? Comment ce consensus au long cours autour de la valeur patrimoniale et touristique du Comté qui nous est présenté à la relance des Routes du Comté a pu tenir depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui ? Ou plus exactement, comment ce nœud qui relie et a relié des acteurs divers autour d’un fromage, a connu aussi des ruptures et des re-prises (comme on renouerait un fil rompu)? Pourquoi cette route a été mise en « sommeil », presque abandonnée de ses partenaires ? Puis réanimée pour être présentée aujourd’hui comme un projet innovant et fédérateur ? C’est donc la continuité partielle que représente ce « réseau d’attachements » autour du Comté que je vais tenter de suivre ici, en re-construisant une histoire de cette route. Sans prétendre faire son histoire chronologique qui ne laisserait pas place au jeu temporel qui a permis de produire ces résultats, j’en raconterai une comme elle se présente à nous ; autrement dit, du présent vers le passé (de Certeau, 1975). En partant de l’intérêt polymorphe que suscite aujourd’hui pour des acteurs divers ces Routes du Comté, je me demande si ce que j’observe est nouveau ? Le Comté a-t-il toujours constitué un outil quasiment incontournable pour la promotion touristique de son territoire de production ? Les auteurs ayant étudié les produits dits de terroir notent qu’ils sont particulièrement sollicités aujourd’hui et qu’ils sont au cœur de « nombreux enjeux » (Bérard, Marchenay, 1996 : 13) économiques mais aussi symboliques, et font donc l’objet d’un engouement pluriel. Une convoitise qui irait de paire avec « un nouvel intérêt pour le local » (Bérard, Marchenay, 2004 : 5) et une reconnaissance politique officielle du Ministère de la Culture de leur valeur culturelle, puisque Jean Davallon, Cécile Tardy et André Micoud (1997) notent une extension de la notion de patrimoine à ces productions74. Leur protection serait à référer à l’évolution des territoires, puisqu’elle relève -toujours selon ces auteurs- davantage de la nécessité de valoriser des mondes agricoles ou des territoires touristiques pour assurer leur pérennité que d’une nostalgie du passé. Cette sauvegarde s’opère d’ailleurs de manière simultanée avec celle des paysages, qui constituent aujourd’hui un marqueur fort

74 En étudiant le rapport officiel d’Isaac Chiva pour le Ministère de la Culture datant de 1994, intitulé « le patrimoine culturel rural », ces auteurs relèvent qu’à partir de cette date l’Etat ne parle plus du patrimoine de la même manière. de la justification de l’ancrage de ces produits dans un territoire de production et de la mise en valeur touristique de ces derniers. Cette authentification de leur valeur patrimoniale qui marque la volonté de sauvegarder -« garder en vie » (Ibid.)- ces objets non plus seulement traces d’un passé, mais vivants ou en activité, ne semble effectivement pas sans lien, à la lumière de ma problématisation, avec la crainte d’une désertification de l’espace rural ou de la banalisation des produits dits de terroir et donc d’une volonté de les valoriser touristiquement, mais aussi d’agir sur l’identité d’un territoire, sur des pratiques agricoles et la définition d’un produit. Ainsi, la manière de protéger, valoriser et construire la légitimité de ces territoires et de cette AOC évolueraient afin de permettre à ces entités de changer pour continuer à exister dans leur différence et leur authenticité face à la prise en compte de nouveaux acteurs (les néo-ruraux, les touristes-consommateurs), de nouveaux problèmes (concurrence des autres produits, déprise de la région, baisse des emplois, etc.) et de leur nécessaire diversification dans des activités non agricoles. Comme l’étymologie du mot « terroir »75 nous l’indique, c’est à l’intersection du Comté et de son territoire de référence qu’il faut s’intéresser. Ces dispositifs touristiques semblent d’ailleurs vouloir ouvrir l’attention des usagers aux relations qui unissent ces deux actants, puisque ces routes(s) du Comté invitent par définition les visiteurs à circuler sur le territoire de production du Comté. Cela afin de leur faire découvrir de manière simultanée une région et un produit à travers les liens qui les attachent. Cette partie permettra donc de préciser les liens qui existent entre le tourisme et le patrimoine. En s’intéressant à la chose- même, et au sens que la matérialité des mots transporte jusqu’à nous, je m’aperçois que l’articulation de ces deux processus, est contenue dans le nom de mon objet : à savoir des routes touristiques -un dispositif de communication qui renvoie à une activité de circulation sur un territoire d’un côté-, du Comté -un fromage AOC, un système de production dont la valeur patrimoniale est attestée et authentifiée par l’AOC de l’autre. De ce fait, si toutes les AOC ont une « relation particulière à l’espace » (Bérard, Marchenay, 2004 : 41) -puisque pour obtenir ce signe de reconnaissance les producteurs doivent faire preuves de l’origine de

75 Ce terme serait une altération de « territoire » (Bérard, Marchenay, 2004 : 72). Il est également utilisé depuis le XVIème siècle pour qualifier les aptitudes de la terre à la culture de la vigne. Ce concept est ensuite préciser par la pédologie à la fin du XIXème Son utilisation renvoie donc tantôt à une relation de type culturelle du produit à un lieu, tantôt à une naturelle, ou encore à une interaction complexe entre des facteurs naturels et humains. Sa polysémie est posée comme problématique, notamment par l’INAO qui a remarqué que son usage avait été galvaudé par son utilisation polymorphe (Drouhin), et qui l’a redéfini à plusieurs reprises en même temps qu’elle a re-précisé le concept d’AOC, dont la raison d’être repose précisément sur la définition de cette relation au territoire. leur produit et donc de son ancrage spatial (à travers des liens naturels et culturels)-, ce qui importe est de savoir « quelle est la nature de ce lien ? » (Ibid. : 71). La mise en tourisme du Comté à travers ces dispositifs particuliers de Route(s) permettrait de ré-inscrire spatialement les attachements d’un fromage à un lieu. Ainsi, l’évolution de la manière dont ces deux dispositifs font-faire l’attachement du Comté à son territoire étudié dans cette partie, et donc la transformation ou non des qualifications de cette production, des espaces concernés, mais aussi des producteurs et des habitants, pourra renseigner l’évolution de la manière dont l’interprofession cherche à prouver l’origine du Comté en général (à la fois au niveau de la définition de l’AOC et de la valorisation touristique de son ancrage). Afin de vérifier ces hypothèses et voir si ce que je prends pour une nouveauté n’était pas déjà présent en 1972, une socio-histoire des deux Routes du Comté à partir des « prises » actuelles multiples que j’ai sur elles (principalement les archives, les compte-rendus de réunion, les discours sur le passé et les dépliants) est à retracer. Je montrerai alors, sous plusieurs angles, comment ce collectif se forme, se déforme et se transforme pour mettre en routes le Comté et opérer un travail de patrimonialisation sur plusieurs niveaux.

Chapitre I. Inaugurer : marquer le début de quelque chose ou dire ce qui lui précède. « Ensommeillées depuis quelques années, les Routes du Comté renaissent en ce début de siècle. De nouveaux sites à découvrir, un accueil personnalisé, une volonté de mieux vous faire partager la richesse du massif jurassien…, l’année 2001 marque ce renouveau. (…) Pour cela, nous serons à l’écoute de vos remarques, de vos souhaits. N’hésitez jamais à nous faire part de vos impressions. » (Guide 2001 des Routes du Comté)

I. Le mythe fondateur ou faire continuité… L’inauguration des Routes du Comté peut constituer le début d’une histoire de ces routes. C’est en effet le lieu à partir duquel la question de cette continuité partielle ou de ce consensus au long cours est manifestée, mais aussi réglée publiquement. « La route du Comté est un projet très ancien, j’ai eu la chance tout à l’heure en arrivant de tomber sur M. Pierre Vallet qui est l’ancien président du CIGC qui me rappelait opportunément qu’il était à l’origine de la création de la route du Comté, à l’époque on utilisait un singulier. Semble-t-il en 1972, il n’était pas bien sûr de la date, il était sûr des partenaires, puisqu’il y avait lui-même et mon prédécesseur M. Henri Cardon (qui est hélas décédé) et je crois que le projet avait été fortement appuyé à l’époque par les chambres d’agriculture. C’était une idée très originale, déjà à l’époque, parce que la route du Comté première version a associé spontanément un grand nombre de partenaires. Moi quand je suis arrivé au CIGC, je me souviens que nous avions des réunions très intéressantes avec le CRT76, les organisations consulaires77 et avec déjà à l’époque(…) une ambition collective»78. M. Bret, directeur actuel du CIGC, débute donc son discours inaugural des Routes du Comté en évoquant ce qui les précède, inscrivant le projet actuel dans le temps long. Ce qui précise l’origine « très ancienne » du dispositif contemporain et offre une première prise sur son ancêtre. En identifiant le début de cette chaîne d’actions qui a donné lieu aux Routes du Comté célébrées aujourd’hui, et en la rendant manifeste à travers la présence dans l’assemblée de la personne du créateur officiel de cette route -M. Pierre Vallet-, M. Bret donne à voir une chaîne de transmission non interrompue. Puisque l’on en nomme et montre le créateur, les prédécesseurs et les héritiers actuels réunis pour la continuer, son histoire est ravivée ici. Si la genèse de La route du Comté semble être peu connue des partenaires actuels qui, dans les entretiens accusent tous leur mémoire défaillante ou leur absence à l’époque dans les institutions prises dans le premier projet79 ; en reprenant le flambeau, celui qui est identifié comme la personne qui relance, se pose tout de même en porte- parole de ce qu’elle fut et de ce qu’elle est, la retravaillant encore. La comparaison de son discours avec les archives traduit la ré-interprétation qui est faite actuellement de son histoire, puisqu’elle met notamment en présence plusieurs pères du programme : M. Vallet, le créateur reconnu présentement et M. Boilley (président à la fois de la Chambre d’Agriculture du Jura et du CIGC jusqu’au début de l’année 73), présenté dans la presse locale en 197380 comme un agent moteur de la création d’activités touristiques dans le Jura et de l’ouverture de l’agriculture à la « carte » touristique. Ce rappel historique le jour de l’inauguration donne aussi l’occasion de mettre en avant le caractère d’emblée « collectif » du projet -qualité mentionnée et honorée maintes fois lors de cette « soirée conviviale »-, ainsi que la puissance fédératrice du Comté qui, grâce à sa

76 Le Comité Régional du Tourisme est une association à but lucratif qui a pour mission de faire la promotion touristique d’une région. 77 Les organisations consulaires regroupent les Chambres des Métiers, du Commerce et de l’Industrie, ainsi que celle de l’Agriculture. 78 M. Bret, à l’inauguration des Routes du Comté, le 27 mai 2002. 79 - AD. « Est-ce que vous pouvez me parler de la première route du Comté ? - JJB. Pas vraiment, parce que je n’étais pas encore là, je suis arrivé en 1983, elle était déjà en fonction (…) donc je ne peux pas vous donner la genèse» (M. Bret en entretien). 80 Dans un article paru dans Le progrès en juin 1973, intitulé « Une route du Comté à travers le Jura ». « notoriété », rassemble des partenaires de corps de métiers divers autour de sa mise en tourisme. Ce discours relie alors l’action de ces acteurs contemporains à celle d’un collectif qui était motivé « déjà à l’époque» (M. Bret) par l’envie de « célébrer ensemble notre patrimoine commun » (discours de M. Goguely à l’inauguration).

II. … mais aussi rupture avec ce qui précède : le récit d’une « mise en sommeil ». « Comme toutes les idées originales qui fonctionnent très bien et qui ne sont pas chères, elles sont tombées un petit peu en désuétude parce que chacun des partenaires à mon avis n’y trouvait pas son… une satisfaction suffisamment grande, elle était trop diffuse, elle était trop basique, voila. Donc pendant une dizaine d’années, la route du Comté est pas tombée à l’eau, mais a été gérée uniquement par le CIGC, qui n’avait plus les moyens donc tout seul de faire un document d’appel et puis, il n’y avait plus cette synergie qui était avec le CRT, avec les organisations touristiques. » (M. Bret, à l’inauguration). Le désintéressement des partenaires est présenté comme une conséquence du manque d’ambition du programme qui était : « trop modeste », « trop basique », « trop diffus ». Ce disant, M. Bret fait la critique de la première route, mettant ainsi en valeur par contraste les qualités du nouveau projet qui commence officiellement au moment où il parle. Par un tour auquel il a souvent recours, il « transforme un handicap en atout »81 : en remplaçant par exemple la désunion des partenaires qui pourrait être vue comme un « handicap», en un moyen de justifier le budget du nouveau projet (passé de 65000 francs en 1991 à 887 000 euros pour l’année 2002). Si les causes de cette dé-liaison ne sont pas expliquées ouvertement, comme pour ne pas raviver d’anciennes querelles, c’est son caractère collectif (à promouvoir aujourd’hui) qui est présenté comme déterminant et donnant son souffle de vie ou de non-vie au programme. Comme « il n’y avait plus cette synergie » (inauguration), cet intérêt partagé par les différents acteurs, le projet s’est « défait » (entretien) en même temps que l’alliance qui l’a produit. La « mise en sommeil » de La route du Comté telle qu’elle est expliquée aujourd’hui, illustre alors la manière dont un concept et un dispositif ont besoin du soutien de réseaux, de l’engagement et de la motivation d’acteurs pour « vivre » ou évoluer. - YG : « Quand on fait quelque chose comme ça, il faut lui donner une vie quoi, donc c’est tombé quelque peu en désuétude, parce que personne s’en est occupé, (…) peut-être c’était un peu avant que les touristes n’arrivent. Enfin ça a pas été, je dirais ça a été bien fait à une

81 En analysant l’entretien que j’ai eu avec lui, j’ai remarqué qu’il dirige l’interprofession en cherchant souvent à transformer les freins en ressources pour l’action, et donc à retourner les obstacles à l’avantage de la filière. époque, mais ça n’a pas eu de vie je dirais, ça n’a pas été entretenu.(…) Parce que y’a pas eu de gens pour faire vivre ce concept. - AD : Vous vous étiez déjà président quand ça s’est arrêté ? - YG : Ah ça c’est jamais arrêté ça, ça a fini… vous avez encore des petits chalets sur les fromageries ou… Non moi du temps de ma présidence, on a encore remis ces chalets en route. Mais c’est pas le tout de signaler les choses,(…) il faut faire vivre ce produit touristique»82 Si je saisis ces deux routes entre la rupture et la continuité -marquées dans les discours- ; il me faut porter une attention toute particulière au fait que mes informateurs préfèrent le terme de « sommeil » à celui de rupture : « elle était pas arrêté hein » (M. Etiévant), et donc à la temporalité particulière de cette route. Elle était selon eux endormie : « ensommeillée », « elle n’était pas entretenue », « y’avait plus de suivi », « elle est tombée en désuétude ». En d’autres termes, elle était comme figée dans le temps « faute de personnes pour s’en occuper » (M. Goguely), mais également dans l’espace ; si bien que son marquage spatial apparaît dépassé aujourd’hui. C’est une trace ou un reste du passé qui indique une réalité qui ne correspond pas à celle de la filière actuelle. Pour exemple, certaines fromageries signalées par des pancartes sont maintenant fermées : « J’en ai encore vu une (pancarte) au printemps j’sais pas où là. Je me suis dit, il faudra que je leur dise de faire enlever tout ça, parce que ça va commencer à faire désordre.» (M. Etiévant).

Chapitre II. Flash Back sur La route du Comté. Pourquoi cette route a-t-elle été mise en sommeil ? Comment se fait-il que les acteurs qu’elle rassemblait s’en soient désintéressés et que ce dispositif se soit retrouvé sans vie ? Etait-ce les mêmes qu’aujourd’hui et avaient-ils les mêmes visées ou problèmes à résoudre ? Comme les discours actuels en disent peu, interrogeons ce que nous apprennent les archives à propos du travail de ce collectif, et de cette grande durée qui commence à l’inauguration ? Ce qui est présenté aujourd’hui -et en entretien et publiquement- comme un itinéraire de promotion parmi des tas d’autres, un « simple dépliant », « banal », porté par des acteurs « sans ambition », a-t-il été autre chose qu’une réalité « désuète » ou « petite »83 ?

I. Un Comté historique. A. « Conduire les touristes sur les chemins de l’histoire »84 du gruyère de Comté85.

82 M. Goguely en entretien. 83 Dans un monde « de l’opinion » (Boltanski, Thévenot, 1991) où ce qui est « grand » est célèbre et original. 84 D’après les termes de M. Cardon, directeur du CIGC jusqu’en 1982, en réponse au courrier de M. Brocard. 85 Avant d’être appelé Comté à la fin des années 80, ce fromage s’appelait gruyère de Comté. C’est par l’idée d’une route historique que les archives de La route du Comté du CIGC me font précisément re-commencer l’histoire de cette route. Dans un échange de courriers entre le directeur du CIGC de l’époque (M. Cardon) et un archéologue (M. Brocard) datant de la fin de l’année 1971, la réflexion sur cette route se trouve étroitement liée à l’éclaircissement de l’histoire du Comté et ré-entame la question de l’origine franc-comtoise ou suisse du gruyère. Que signifie cette volonté d’inscrire l'ancienneté du gruyère dans cette région -d’inscrire temporellement dans l’espace ? Faire une route de l’histoire avait pour but de faire découvrir aux visiteurs un fromage ancien, à travers un parcours passant par des « monuments archéologiques ». De plus, le fait que la première86 lettre de cette route s’intitule « les sociétés fromagères du Jura –de l’origine jusqu’au milieu du XVIIIème siècle » et que M. Brocard y traite de la nécessaire définition de l’origine du Comté montre que, dès sa conceptualisation, cette route ne vise pas seulement à la valorisation, mais s’inscrit dans une recherche de preuves de la spécificité fromagère franc-comtoise : « Il faudrait faire des recherches en Suisse pour éclaircir cette origine (…) Un vieux mot existe Gruyer qui a donné le nom d’un village du Haut-Doubs (…) nous ne savons pas grand chose sur l’origine ni la date des premiers Comtés» (lettre de M. Brocard à M. Cardon, 27. 09. 1971) Il semble alors que cette route soit un moyen de faire preuves tangibles (palpables) de l’inscription historique (originelle) de la production du gruyère en Franche-Comté, origine d’ailleurs signifiée par son nom : gruyère (issu) de (la) Comté, et le démarquer ainsi de la concurrence naissante de l’emmental -fabriqué dans l’ouest de la France- et de son concurrent de longue date : les fromages suisses. Pour mieux comprendre le rôle joué par le contexte avec lequel s’inscrit cette réflexion autour de la route, un détour par l’historique de ce fromage, et préciser en quoi le début des années 70 constitue un moment de re-définition important de la filière Comté qui se lit à plusieurs niveaux, semblent nécessaires.

B. Une route qui nous fait revisiter l’histoire du Comté, ou le Comté historique87. Le texte du dépliant « Comté Extra » diffusé par le CIGC en 1992 présente une

86 Les archives sont classées annuellement, à l’intérieur de chaque pochette les documents n’étaient pas toujours dans un ordre chronologique. Pour faciliter la compréhension du travail de ce groupe, j’en ai reconstitué un. 87 En s’appuyant sur les analyses historiques du Comté de Michel Vernus (1988, 2001) et Sylvie Guigon (1996, 1999a, 1999b), mais aussi sur l’histoire qu’en fait le CIGC, je vais décrire le Comté historique tel qu’il est présenté de manière contemporaine. En reprenant l’histoire de la filière à partir des différents écrits, la thèse de S. Guigon (1999a) sur le métier de fromager constitue un riche outil d’information. Ces résultats permettent de comparer l’histoire de cette route que je reconstitue ici avec celle plus générale de la filière. Dans cette thèse de sociologie à forte dimension historique, il n’est cependant pas question de la mise en tourisme du Comté. version de l’histoire de l’origine franc-comtoise ancienne de ce fromage. « Le Comté : une tradition millénaire88. Dans des documents de 1264 et 1267 relatifs à l’histoire des communes de Levier et Deservillers, on trouve trace du mot « fruitière » et du mode de fonctionnement de cette société coopérative avant la lettre. Au Moyen Age, la fabrication des fromages à grande forme (ancêtres des gruyères de Comté) était la seule façon de faire « fructifier » le lait. La production d’une meule nécessitant beaucoup de lait (500 litres en moyenne), les fermiers s’unissaient et apportaient leur production à la « fructerie » appelée aujourd’hui « fruitière » ; c’était leur seul moyen de conserver le lait et de constituer des réserves de nourriture pour les hivers longs et rudes de cette région. Le mot « gruyère » tire aussi son origine du Moyen Age. La fabrication des fromages demandait beaucoup de bois pour chauffer le lait. Les fermiers traitaient avec les officiers gruyers qui géraient les forêts appelées à l’époque des « grueries ». D’autres documents plus récents (annuaire du Doubs et du Jura de 1851 à 1853) attestent que le berceau du gruyère en France est bien localisé dans la partie centrale de la Montagne Jurassienne. » Comme l’appellation gruyère de Comté l’indique, les activités fromagères suisses et francs-comtoises ont entretenu par le passé des liens très étroits. Si la lettre de M. Brocard et ce texte arborent une volonté de se réapproprier localement l’origine du gruyère, qui laisse penser l’existence de leur concurrence, reste à voir comment les écrits historiques renseignent la manière dont cette différence a été construite depuis le XVIIIème siècle ?

1. Une concurrence suisse, moteur de la spécialisation fromagère régionale. Si la production du Comté dans les « fruitières » (lien coopératif) est attestée historiquement depuis le XIIIème siècle en Franche-Comté (Vernus, 1988), le métier de fromager n’apparaît dans ce système d’organisation que vers la fin du XVII ème (Guigon, 1999a) avec l’arrivée de fromagers venus de Suisse, au moment de la reconstruction de la région anéantie par la « guerre de 30 ans ». La fromagerie n’existait alors pas encore et les producteurs pratiquaient le « système du tour », c’est-à-dire que le fromage était fabriqué à tours de rôles dans les différentes fermes. Le fromager, sans domicile fixe, devait donc aller de ferme en ferme avec son chaudron89. « La guerre de 30 ans » marquerait donc « un

88 En gras dans le texte. 89 Selon ces auteurs, les villageois étaient méfiants face à ses personnes au statut «d’étranger » (Guigon, 1996 ; Simmel 1908) et de saisonnier, proches dans les représentations de la figure du vagabond : personnage sans racines, aux intentions mal connues voir douteuses et craint pour ses pouvoirs magico-thérapeutiques. D’après S.Guigon, la position sociale des fromagers sous le « système du tour » était très basse, une situation qu’elle assimile à celle d’un « esclave », puisqu’ils étaient exclus du cycle reproductif par l’exigence qui leur était faite d’être célibataires. A l’inverse, ces auteurs émettent un jugement actuel sur ce métier, en mettant ses qualités en valeur ainsi que son rôle clé dans l’économie agricole. D’un regard à l’autre, le fromager passe du statut de tournant dans l’économie fromagère de la région » ; l’arrivée des fromagers suisses, leurs « apports techniques » et leur « esprit d’entreprise » ayant permis un perfectionnement de la fabrication et « la prospérité d’une industrie agroalimentaire rurale » (Ibid. : 47). La « crise agricole de 1880 » renforcée par la montée de la concurrence des fromages suisses -moins chers et préférés des parisiens- font baisser le cours des fromages francs- comtois (Ibid. : 86). En réaction, les membres des sociétés coopératives de production laitière des départements de l’Est pétitionnent l’Etat et réclament son intervention « pour protéger les fromages de la région » (Ibid. : 88). Mais la crise trahit « le retard des fruitières francs- comtoises » sur les suisses, et la nécessité de réformer le système de production en vue d’améliorer la qualité90 des produits. Ce « processus de modernisation » (Guigon, 1996 : 20), se concrétise par « l’opération chalet modèle » -qui, sous l’impulsion du Conseil Général du Doubs puis du Jura, offre des primes incitatives aux fromageries qui modifient leur atelier ou le règlement de leur société (Guigon, 1999a : 88)- et la création des écoles de fromageries à la fin du XIXème -représentant un moyen de diffuser les innovations techniques sur le terrain et de compléter le savoir empirique des fabricants par des connaissances d’ordre théorique- où l’enseignement était principalement centré sur les règles d’hygiène, inspirées des travaux de Louis Pasteur sur la microbiologie. En apprenant à faire des contrôles bactériologiques sur le lait et le fromage aux futurs fromagers ainsi qu’à ceux déjà en exercice, on les rendait garants d’une meilleure qualité du fromage au sein de la coopérative et agents de la mise en œuvre des innovations scientifiques en matière de microbiologie sur le terrain91. La création de ces écoles s’inscrit aussi dans l’objectif général de spécialisation de l’activité fromagère franc-comtoise, donc de renforcement du « caractère régional de cette

responsable de tous les maux de la communauté villageoise à celui de « sauveur » de l’économie fromagère régionale (Ibid.). 90 L’auteure ne précise malheureusement pas quelle est la définition de la qualité de l’époque. 91 L’ENIL était -et reste- un centre d'instruction, de formation continue, mais aussi de recherche scientifique. Sa création entraîne un changement de définition de la transformation du lait en fromage et de la qualification du fromager, qui passe d’un acte considéré comme mystérieux accompli par un « sorcier » (Vernus, 1988), à celui où le lait est défini comme un « élément variable » (Guigon, 1999a : 106) composé de microbes invisibles à l’œil nu dont l’action influe sur la transformation du fromage. La fabrication devient alors explicable scientifiquement -les travaux de Pasteur permettent d’apprendre à utiliser certains microbes et à en chasser d’autres, vus comme pathogènes- et en partie maîtrisables, c’est pourquoi les fromagers doivent être formés à la connaissance des laits. Le docteur Martin (premier directeur) vérifie le rapport qualité du lait et qualité du fromage et montre que les ferments présents dans le lait évoluent suivant les saisons, la température extérieure, la propreté du lait et de son lieu de stockage (Ibid.). Les fromagers sont alors formés aux techniques de contrôle de la composition des laits et à une meilleure hygiène, ce qui leur vaut la qualification de « gendarmes », puisqu’ils doivent faire respecter la notion de « qualité » aux agriculteurs, en refusant les laits jugés « impropres » ou non « fromageables » (entretiens avec des fromagers). Rôle encore renforcé avec l’instauration du « paiement du lait à la qualité » à partir des années 70. activité » que « les notables et responsables agricoles » de la région se sont fixés dès le début du XXème siècle (Ibid. : 94), puisqu’elle permet de « régionaliser la main d’œuvre » et de faire diminuer le nombre de fromagers suisses dans la région (Ibid. : 93). « Le choix de la spécialisation de l’agriculture régionale avait été le combat du XVIIIème et du XIXème siècles, dorénavant il s’agit pour les agriculteurs de renforcer cette spécialisation face à la concurrence d’autres régions, voire d’autres pays». Du début du XXème jusqu’aux années 70, le développement de l’activité fromagère s’accompagne, toujours selon l’auteure, d’une lutte pour la défense de la race de la vache Montbéliarde et du produit afin de créer un « système de production spécifique », d’augmenter la production et la qualité pour conquérir de nouveaux marchés (Ibid. : 114). La crise boursière mondiale de 1929 entraîne encore une baisse du prix des fromages. En réaction, les producteurs s’attachent à défendre leur produit. Pour ce faire, ils se mettent alors en lutte contre la volonté suisse d’avoir le monopole de l’appellation « gruyère », en créant le « syndicat des producteurs de gruyère » (Ibid. : 118). Si les deux pays sont pressés de négocier pour trouver un accord suite à la convention internationale pour la protection des dénominations et l’unification des analyses du 10 juin 1930 à Rome, les négociations n’ont pas lieues –tant la concurrence semble rude. C’est donc à l’appui de preuves historiques que les francs-comtois et les suisses se sont disputés l’appellation. A sa création en 1945, le syndicat de défense du gruyère de Comté reprend la controverse pour l’appellation, et c’est suite au jugement d’un épicier de Dijon ayant vendu du Comté fabriqué en dehors de la Franche-Comté, que le syndicat obtient la définition juridique de sa zone de production en 1952 (Ibid. : 119). Celle-ci est alors délimitée à trois départements de la région Franche- Comté : le Doubs, le Jura et la Haute-Saône, ainsi que 23 communes de Côte d’Or, de Haute- marne, de l’Ain et des Vosges. Pour bénéficier de l’appellation gruyère de Comté, les fromages doivent dès lors être fabriqués sur la zone de production définie par l’AOC et être faits selon « les usages locaux, loyaux et constants ». C’est par décrets du 14 janvier et du 17 juin 1958 que le Gruyère de Comté obtient définitivement l’Appellation d’Origine Contrôlée.

2. Le tournant des années 70 : à la recherche d’une qualité non-« industrielle » a. Une qualité « productiviste » : « l’homogénéité ». Les années 70, contexte de naissance de La route du Comté, semblent marquer un tournant dans la politique de la filière. La concurrence de l’emmental fabriqué dans l’ouest de la France de manière « industrielle » par des « fromagers de Franche-Comté » partis fabriqués ailleurs ce fromage, dont la zone de production n’était pas protégée (entretien avec un fromager), fait retomber la filière dans une nouvelle « crise »92 (Ibid. : 156) à la fois économique mais aussi organisationnelle et identitaire. Elle apparaît alors divisée entre les partisans de la « quantité » et ceux de la « qualité »93 (Ibid. : 151). « En février 1970, les différentes organisations de la filière lait, à l’exception des affineurs, signent les chartes du Gruyère » (Charte du Comté, Charte de l’Emmental) dont l’objectif est de moderniser les structures qui sont inadaptées » (Ibid.). Ces conventions prônent, selon Sylvie Guigon (Ibid : 151-152), « l’adoption d’un modèle productiviste ». Etant signées dans le contexte de la « loi d’orientation de 1960 qui soutient l’agriculture productiviste », « les pouvoirs publics, pour qui la multiplicité des fromageries constitue un frein à la modernité » incitent au regroupement des fromageries et à la technologie des « cuves multiples ». La qualité est donc ici synonyme d’une plus grande « homogénéité » de la production, et renvoie directement au « monde industriel » définit par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), où la grandeur est mesurée par l’efficacité, la productivité du travail et la standardisation du produit. b. Une qualité technique : l’hygiène et l’absence de germes. Le changement de définition de la qualité s’opère aussi sur le plan technique. La loi Godefroy de 1970 instaure « le paiement du lait à la qualité » ; contesté dans un premier temps par les producteurs pour les contraintes de production que sa mise en place suppose, il n’est appliqué dans les fromageries qu’au début des années 80 (Ibid. : 157) après des efforts de persuasion de l’interprofession envers les producteurs. Le rôle qu’a pu jouer La route du Comté dans cette volonté d’améliorer la qualité technique du Comté sera d’ailleurs précisé plus loin. Cette dernière est alors définie selon deux critères principaux : un d’ordre chimique (faible rapport entre taux de matière protéique et taux de matière grasse) et un bactériologique (l’absence de germes). Dans la même visée, le Comité Technique du Comté (CTC) est créé en 1976 par le CIGC, il vise à « améliorer la maîtrise de la qualité du Comté »94. Pour cela, des « techniciens » apportent une assistance aux fromagers et opèrent des analyses des laits et des fromages ainsi que des conditions sanitaires de fabrication. c. Une redéfinition de la qualité : une qualité « artisanale ». 92 Mise en difficulté qui va une fois de plus de paire avec un contexte plus général de crise : pétrolière en 1973. 93 Il est dommage que cette auteure ne prenne pas en compte la qualité comme une notion construite et ne considère pas la quantité comme une qualité. Nos approches sont effectivement divergentes, même si ses informations me sont utiles, il s’agit donc de les reprendre pour illustrer un autre propos. 94 www.comte.com. En 1972, année de création de La route du Comté dans le Jura, les producteurs refusent le modèle prôné par la charte -qui privilégie « la quantité »- et choisissent de rechercher une autre qualité. C’est donc à partir de cette date que la filière s’inscrit résolument en marge du modèle « productiviste »95. La création de cette route fait d’ailleurs partie du processus de construction de cette nouvelle qualité du produit, entamé par le Comité Interprofessionnel du Gruyère de Comté qui, créé par décret le 11 juin 1963, remplace le syndicat de défense du Gruyère de Comté. Le CIGC cherche alors à faire que « chaque maillon» de la chaîne de production -à savoir les producteurs, les fromagers et les affineurs- se sente responsable de la qualité du produit final (entretien avec M. Goguely). Le décret de l’AOC Comté de 1976 –défini par le CIGC qui contrôle ensuite son application sur le terrain- en posant des contraintes de production (interdiction de l’ensilage96, les races de vaches Montbéliarde et Pie rouge de l’Est sont les seules autorisées, travail en lait cru, etc.), définit la qualité du Comté synonyme cette fois « d’artisanat » -incompatible avec les ateliers de grandes tailles qui ne pourront respecter ces contraintes. Selon l’auteure, « la région se spécialise donc dans la production du fromage de qualité97, du « haut de gamme »98 et la mise en place des quotas laitiers en 1983 »99 renforce ce parti pris (Ibid. : 156). C’est donc avec le contexte d’une volonté politique ancienne de faire la spécificité fromagère de la région -par rapport à la Suisse voisine et aux nouveaux concurrents de l’ouest de la France-, ainsi que d’un renoncement de la filière au « productivisme » et de sa recherche d’une autre qualité, qu’il me faut envisager la Route du Comté.

C. Sur les traces du processus de production d’un nouvel espace public. Avec ce contexte, La route du Comté semble devoir tenter de résoudre -avec d’autres actions- la crise économique et identitaire que traverse la filière au début des années 70, et participer pleinement à la politique de définition des qualités « technique », « artisanale »,

95 Depuis cette date, il y a deux types de producteurs dans la région référencés par Sylvie Guigon : « ceux qui reste dans la filière fromagère « traditionnelle » » et ceux qui, en plaine, ont choisi l’ensilage et vendent leur lait à des « industries laitières » (Ibid. : 153). 96 Fourrage fermenté. 97 Dans ce contexte, le syndicat de l’emmental grand cru est créé en 1976 pour se démarquer de ses nouveaux concurrents et obtenir un label qui promeut la spécificité des pratiques de production de l’Emmental de l’Est central. 98 Si la Franche-Comté compte actuellement quatre AOC : le Comté, le Bleu de Gex, le Mont d’Or et le Morbier, elle est aussi productrice de fromages clairement identifiés comme provenant de mondes « industriels » (Boltanski, Thévenot, 1991), telle la célèbre « vache qui rit » fabriquée à Lons le Saunier dans le Jura, d’ailleurs longtemps en partie à base de la « fonte » -ou fromages ratés, bons à être fondus- du Comté. 99 Année d’arrivée de M. Bret au CIGC. mais aussi territoriale ou historique du Gruyère de Comté et donc à la re-définition de ce fromage. Sa mise en place coïncide effectivement avec celle d’une politique de qualité, que je nommerai territoriale et de différenciation. Autrement dit, cette route semble tenter de mettre en place -tout en indiquant- un nouveau système agricole à la fois « moderne » (qualité technique) et « traditionnel », non « industriel » (qualité « artisanale ») en réaction à la concurrence (dépliant CIGC, 1992).

1. Quels acteurs ? « A l’heure de l’environnement, du tourisme et de la mise en valeur de chaque région, le Comité Interprofessionnel du Gruyère de Comté, avec le concours du Service d’Utilité Agricole de Développement (SUAD), de la Chambre d’Agriculture du Doubs et de la Chambre du Jura est en train de mettre sur pied la route du Comté »100. Les acteurs de la création de cette route sont donc au départ tous issus du milieu agricole, ils regroupent les trois organismes cités, représentés par le directeur –M. Cardon- et le président du CIGC -M. Boilley- se trouvant aussi être le président de la Chambre d’Agriculture du Jura101, le conseiller commercial de cette Chambre, la conseillère agricole de la Chambre d’Agriculture du Doubs, et le représentant du SUAD qui semble alors gérer le dossier. Les acteurs du tourisme (les Comités Départementaux du Tourisme –CDT- du Doubs et du Jura) et de la promotion des produits régionaux102 ont été invités à rejoindre le projet dans le cours de l’année 1972, ainsi que le Conseil Général du Doubs et le Crédit Agricole sous la forme d’un apport de financement. Les Chambres de Commerce et de l’Industrie (CCI) et des Métiers (CM) ainsi que le Comité Régional au Tourisme (CRT) ont commencé à intervenir dans le projet à partir de 1983. En 1988, la participation du CRT est la plus forte et entraîne une redéfinition du dispositif. Celui-ci devient un « itinéraire franc-comtois » visant la promotion de la Franche-Comté par l’un de ses « fleurons » : le Comté. A travers l’étude des archives du processus de production de cette route, le travail de ces acteurs semble consister essentiellement en la rédaction de textes de présentation du projet, l’organisation de réunions, la définition du tracé de la route, la mise en place d’une

100 Extrait d’un article envoyé par le conseiller commercial de la Chambre d’Agriculture du Jura -M. Marc- à M. Cardon –alors directeur du COGC- en 1972 (pas de sources). 101 L’on peut d’ailleurs se demander, quel est le rôle de ce cumul de fonction dans la création de l’espace de négociation de La route du Comté ? 102 Service Interrégional de Propagande des Produits Agroalimentaire de Bourgogne et de Franche-Comté – SIPPAA-, remplacé ensuite par le Comité de Promotion des produits Régionaux –CPPR. signalisation et la réalisation des « cartoguides ». De quelles manières, la mise en place concrète de cette route, permet à ces institutions de faire se rencontrer un public et le Comté institué comme patrimoine ?

2. Quels tracés ? Mise en place en 1972 dans le Jura puis en 1973 dans le Doubs, la réalisation de La route se fait en deux temps. L’itinéraire de départ reprend une partie de la route des sapins103 pré-existante : cette inspiration se lit d’ailleurs sur la couverture du premier dépliant figurant une route jalonnée de sapins (annexe 1). L’idée première était de créer « une route parallèle » à la RN 83 (« l’axe le plus fréquenté du Jura et du Doubs ») une route « de détente, de loisirs et de gastronomie »104, mais d’autres bretelles sont ajoutées et l’itinéraire se complique au cours des années. En effet, la forme d’un itinéraire linéaire traversant le Doubs et le Jura pour présenter la fabrication du Comté alors que la zone AOC dépasse ces deux départements a fait l’objet de critiques récurrentes. L’exclusion de certains sites ou certaines villes a indubitablement entraîné d’abondantes discussions. Face aux réclamations de nombreuses communes, le tracé a été redéfini plusieurs fois ; si bien qu’il a été ensuite jugé « trop complexe » pour ses utilisateurs, et fut alors re- simplifié, puis re-critiqué. L’insertion de Poligny, dans ce circuit a par exemple suscité colère et pressions105 d’un conseiller général menaçant de s’opposer à la subvention du projet par le Département si la route ne passait pas dans cette dite « capitale du Comté ». Inscrire Poligny sur l’itinéraire devenait alors une condition obligatoire pour la survie du projet. En 1975, son conseil municipal a voté à l’unanimité son soutien à la réalisation d’une bretelle passant dans sa ville, afin « de défendre et conserver son titre prestigieux » de « capitale du gruyère de Comté » (courrier du maire de Poligny au CIGC). Au passage de cette route tortueuse (qui suscite des négociations et des confrontations avant d’en être une de

103 Je ne dispose d’aucune information sur cette route, mis à part le fait qu’elle ait été réalisée par la chambre d’agriculture du Jura. 104 Projet du service commercial de la chambre d’agriculture du Jura : 18. 04. 1972. 105 « Hier j’ai été invité à la mairie de Poligny pour voir avec les conseillers la possibilité d’installer un musée du Comté en ville (…) Je me suis fait vertement accroché par M. Le conseiller général Landry qui s’est étonné que la rdc ne passe pas à Poligny- capitale du gruyère de Comté », « même si j’avais parlé de la deuxième bretelle prévue pour 1973 ». « M. Landry m’a annoncé qu’il s’opposerait au dossier au Conseil Général car « ceci est inadmissible » » (Courier de M. Cardon à M. Marc -CA du Jura- le 31.10. 1972) circulation), remarquons que l’intérêt pour les produits dits de terroir n’est pas si nouveau. Puisqu’à l’échelle des communes, des acteurs trouvaient intérêt à s’associer à la promotion touristique du Comté et étaient déterminés pour rendre un lieu spécifique défini par le Comté.

3. Comment organiser un nouvel espace public ? a. Délimiter un territoire touristique Sur le terrain, la route a été délimitée par la mise en place de « chalets d’accueil » à chacune de ses extrémités. Ces chalets « entourés de gazon » (compte-rendu de réunion 15.02.1973) font office de seuils marquant matériellement l’entrée et la sortie de l’itinéraire, informant ainsi les automobilistes qu’ils se trouvent sur un territoire particulier. A l’espace public routier s’en substitue ici un autre : un parcours renvoyant à une forme d’habitat montagnard (chalets en bois), dans un cadre de nature (gazon) et de tradition fromagère. En présentant les produits dits régionaux dans leur lien au passé, dans le chalet qui est l’autre nom ancien de la fromagerie ou fruitière, en jalonnant l’itinéraire « d’anciennes chaudières à fromage fleuries et installées dans chaque villages traversés » et en érigeant cette dernière (« la cuve à Comté d’autrefois ») en « symbole de l’itinéraire », il s’agit de faire circuler les visiteurs sur un espace qualifié par son lien à une activité fromagère ancienne, -et plus particulièrement, comme le nom de cette route l’indique- à la fabrication du Comté. Cette idée est d’ailleurs clairement imagée par le carton d’invitation de l’inauguration de la partie jurassienne en 1972, conviant le lecteur à parcourir cette route matérielle (forme linéaire) qui mène à la découverte de la fabrication du Comté à l’ancienne (comme la forme de la cuve le suggère)106, et permet aussi de cheminer à travers l’histoire de la fabrication du Comté et de ce territoire. L’emblématisation du « chaudron » et son exposition répétée sur le parcours permet donc de « créer de la différence » entre cet espace et l’espace ordinaire routier, de « la similarité entre les éléments du circuit » (Davallon, 2003 : 153) et de faire accéder les visiteurs à un monde qui est ailleurs (la profondeur historique) mais qui est représenté -ou rendu présent ici- par la présence de ces signes qui sont répandus sur le territoire. Ainsi, cette mise en valeur d’un patrimoine en activité me paraît paradoxale. En

106 Le « chaudron » représente l’ancien modèle de cuve. Il se reconnaît à sa forme arrondie et à son anse, qui servait à la suspendre à une potence au-dessus d’un foyer, lorsque le chauffage du lait se faisait encore au bois, c’est-à-dire avant l’invention de la vapeur puis de l’électricité. recyclant ces cuves qui ne servent plus à la production -leur forme et leur taille sont inadaptées aux nouveaux systèmes de chauffage du lait107- et en s’appuyant sur leurs valeurs esthétiques108 et historiques, ces acteurs les portent en signes paysagers : ornementaux –tel leur fleurissement- mais surtout en signes de reconnaissance de la particularité d’un lieu, d’un groupement et d’une fabrication contemporains. Il s’agit effectivement ici de faire circuler les visiteurs sur un territoire rendu présent par la dissémination de signes de l’ancienneté de l’activité fromagère en ce lieu, de les mettre en relation avec des traces matérielles qui représentent un passé, dont le but est moins de leur faire découvrir ce dernier que de les faire participer à l’activité agricole et territoriale contemporaine. Le Comté est alors re-localisé par cette opération dans le Doubs et le Jura et donc re- lié à son origine la (Franche)Comté : par cette route, dont les signes qui la jalonnent : signalent, distinguent, rappèlent à l’attention de ses usagers la spécificité de cet espace -comme les panneaux routiers représentent l’espace routier et ses règles spécifiques- et condensent ce lien particulier qui unit le Comté et ce territoire au passé. Sans ces inscriptions et cette mise en relation particulière à l’espace, ce lien resterait invisible aux automobilistes et aux touristes de passage. Enfin, avant d’être nommé officiellement Comté, cette route préfigurerait déjà un attachement de ce fromage à sa région si fort qu’il en porte le nom. L’espace de négociation et le nouvel espace public (matériel-tangible) ouvert par cette route a certainement permis ce changement de nom du Comté. b. Signaler (et signifier) l’itinéraire. La question des panneaux marquant l’identité matérielle de ce territoire et indiquant les lieux ouverts à la visite a également posé des difficultés aux partenaires du projet qui se sont heurtés aux volontés : et des départements de différencier leur signalisation sur le terrain et de la législation du Ministère de l’Equipement concernant le fléchage de cet itinéraire sur l’espace routier. En 1975, c’est après deux ans de discussion autour de cette question -de l’implantation, de la définition de la forme et du contenu des panneaux- qu’elle est réglée, il est alors demandé au Jura de changer ses panneaux afin « d’harmoniser l’itinéraire ». En effet, le sigle qui figure sur ces panneaux109 n’a pas été choisi d’emblée, son élection procède de tâtonnements, de persuasions 107 La vague de « modernisation » des fruitières du début des années 70 a fait remplacer les derniers chaudrons encore utilisées. 108 Dans les entretiens, les discours sont récurrents sur la « beauté » des cuves en cuivre, justifié par l’éclat particulier de la couleur de son matériaux. 109 Le panneau représenté ici est tiré du cartoguide de 1982. entre acteurs ; et montre encore la volonté du CIGC de différencier son produit des autres gruyères ou emmentals, cette fois de ceux qui sont fabriqués en Franche-Comté. S’il reprend le « macaron » utilisé par le SIPPAA pour représenter les produits francs-comtois, la couleur de ce sigle a été changée afin de différencier le Comté de l’emmental : « M Cardon rappèle le souhait de démarquer le Comté dans la famille des gruyères et emmentals, et donc de réserver un macaron uniquement Comté (graphisme et couleurs) à cette appellation, le chaudron par exemple ». M. Cardon demande à signer un accord avec le SIPPAA et les Chambres d’Agriculture « d’exclusivité avec le CIGC pour l’utilisation du macaron vert»110. Ce sigle -dont le cercle représente une meule de fromage, la couleur verte ayant été retenue pour signifier qu’il s’agit du Comté pour représenter et faire-faire sa dimension naturelle, fromage rendu indissociable d’un sapin-, expose quels étaient les deux emblèmes de la valorisation du secteur agricole franc-comtois d’alors. Que signifie le rapprochement de ces deux entités ? Cette double emblématisation et sa figuration en vert (qui représente la nature) inscrivent ces deux entités dans une relation d’interdépendance, qui renvoie à la relation entre -nature et culture- une forêt sauvage associée à la montagne de sapins, une « région verte », et des hommes dont les pratiques culturales et culturelles -ici l’activité fromagère- permettent de « lutter » contre sa progression sur le territoire (discours récurent au sein de la filière Comté). Cette superposition du fromage et du sapin dans l’image, comme l’importance de cette couleur verte dans les dépliants, permet ainsi de montrer un produit inséré dans son paysage -dans une problématique d’aménagement du territoire-, et de faire- faire la « grandeur » territoriale du Comté. « La pose de panneaux route du Comté à l’entrée des villages rencontrera de sérieux problèmes avec les ponts (-et chaussées). Peut-être le sigle seul sera accepté » (Note de M. Cardon, 1974). Le marquage spatial et public de ce territoire s’est effectivement heurté aux règles qui régissent l’espace public routier. La Direction Départementale de l’Equipement du Jura dont le rôle est de gérer la circulation, et pas la patrimonialisation ou la promotion des produits, refusa de signaler la route du Comté sur « les panneaux réglementaires à l’entée des agglomérations », puisque cela « ne serait pas conforme à la réglementation et détournerait l’attention des usagers des autres panneaux réglementaires » (Idem.). Face à la nécessité qui était la leur d’« harmoniser l’itinéraire », ces acteurs ont fait intervenir le préfet du Jura auprès de l’Equipement et ont obtenu ainsi satisfaction111. Ils ont alors pu faire-détourner

110 Compte-rendu de réunion du 02. 05. 1973. 111 « Cette signalisation est en infraction avec les dispositions de l’instruction ministérielle du 22 octobre 1963 sur la signalisation routière et, que, pour cette raison, j’avais préconisé des panneaux de type miniature qui se différencieraient nettement de la signalisation normale, et de ce fait, risquaient moins d’avoir à être déposés en l’attention des automobilistes de l’espace public routier.

II. Editer les « cartoguides » ou faire-figurer une promesse de rencontre d’un patrimoine. Les partenaires de La route du Comté se réunissaient généralement chaque année pour redéfinir le contenu et les conditions d’édition du « cartoguide » à venir. Comme leur nom l’indique, ces dépliants112 sont munis d’une carte qui permet aux visiteurs de repérer la situation géographique des activités proposées, et de se guider dans leur découverte de la filière. A travers l’évolution de la forme et du contenu de ces dépliants (annexe 1 à 11), leur fréquence de réédition et les acteurs qui participent à leur financement, les discussions concernant le choix des textes et des photographies, on peut suivre le changement de la constitution du groupe qui s’en occupe, les objectifs et problèmes qu’il assigne au projet et les manières évolutives dont il invite les lecteurs à entrer en relation avec un patrimoine, un collectif et un territoire, et donc qualifie le Comté, les territoires, les habitants et les producteurs. Différentes phases se détachent, au cours desquelles ces partenaires qualifient les êtres qu’ils représentent de multiples manières, en instituant des relations diverses entre le lecteur et le collectif que l’on veut lui présenter –et rendre présent à lui- en fonction des problèmes que ce dispositif est chargé de résoudre.

A. De 1972 à 1982, un projet agricole113 qui fait-faire la provenance du Comté et invite les « citadins » à un « retour aux sources » rural. « Le texte me le dit et l’œuvre me le montre » (Marin, 1994 : 67). Le court texte de présentation de la route qui figure sur le dépliant de 1973114 décrit cette idée. Les sapins, les reliefs, les cascades, mais aussi l’art et l’histoire des lieux sont des « prises » pour inviter les visiteurs à se lier à l’origine spatiale et temporelle (du Comté mais aussi d’eux-mêmes). Comme l’indiquent aussi l’image du dépliant de 1973 (annexe 1), le carton d’invitation à l’inauguration (analysé plus haut), les « chaudières » et « chalets » qui jalonnent la route, cas d’intervention demandant le respect strict de l’instruction susvisée (…) La décision d’homogénéisation ayant été prise par M. le préfet, je ne m’opposerai pas toutefois à ce que vous mettiez en place une signalisation du type Doubs » (lettre du directeur de l’Equipement du Jura au CIGC, le 09. 07. 1974). Ce fléchage resta en place jusqu’en 1988, date à laquelle il est décidé de reprendre contact avec l’Equipement pour refaire entièrement la signalisation de cette route. 112 Ce « document d’accueil » était distribué dans les offices du tourisme des deux départements ainsi que dans les sites partenaires de la route. 113 Les « maîtres d’ouvrage » de la route sont alors les chambres d’agriculture et le CIGC. 114 «Un itinéraire touristique, parfaitement balisé, qui chemine à travers la chaîne Jurassienne du Doubs et du Jura, berceau de la production du Gruyère de Comté. L a verte Franche-Comté : les immenses forêts de sapins du Haut-Doubs et du Haut-Jura. Les verts pâturages sillonnés de cours d’eau, de cascades, entrecoupés des pittoresques Vallées de l’Ain, du Doubs et du Dessoubre. Les sites naturels remarquables du relief jurassien et les localités tout imprégnés d’art et d’histoire » (texte du dépliant de 1972) l’espace ouvert aux lecteurs (entre les sapins ou face aux « chaudrons ») par ces dispositifs, est qualifié essentiellement par une route menant à des objets hybrides (naturels et culturels), conduisant les visiteurs directement aux sources originelles du produit (Micoud, 1998 : 75), comme des leurs. Toutefois, le territoire du Comté a ici des définitions multiples ! Comme les logos représentant les institutions partenaires nous le livrent aussi : on parle à la fois des « chaînes jurassiennes du Haut-Doubs et du Haut-Jura », de la Franche-Comté, et même de la France ; dernière précision qui semble devoir rendre compte de l’apport de subvention du Conseil Général et du Ministère de l’Agriculture, mais permet aussi de différencier des territoires et des produits : des côtés français ou suisse du Massif jurassien. Afin que cette mise en route se réalise et ne reste pas qu’une figuration sur des dépliants, il est nécessaire de faire s’intéresser les différents acteurs pour leur faire prendre part active à la concrétisation de ce projet. Dans une interview à la revue Risques et actualité en 1973, M. Boilley détaille les avantages du « développement du tourisme en milieu rural » et le présente comme une opportunité qui profite à tous : un moyen de répondre aux besoins des citadins, mais aussi de bénéficier aux producteurs, à l’agriculture et aux habitants. « Notre effort vise à développer le pouvoir économique du monde agricole et rural (…) Notre route du Comté doit devenir la source de meilleurs contacts entre les hommes (…) Il me semble nécessaire que no s visiteurs apprécient toute la richesse humaine de notre monde agricole. (…) Et surtout nos touristes prendront plaisir à s’entretenir avec nos ruraux, à les mieux connaître, et tout cela, en savourant le Comté (…) Le s citadins découvrant notre nature apprendront d’abord à la respecter, pour l’aimer ensuite et nous aider à la protéger». Ainsi définie, La route du Comté apparaît comme un moyen de répondre à des problématiques économiques, sociales, pédagogiques, agricoles, rurales et environnementales, donc d’agir à terme sur la vie de cet être collectif qui peuple ce territoire (le « nous ») ainsi que sur le regard que les autres portent sur ces hommes, leurs produits et « leur nature ».

1. Proposer un retour à des sources re-constituées pour intéresser les citadins. « Une route touristique très agréable constitue l’épine dorsale de la détente, des loisirs et de la gastronomie (…) Berceau de Pasteur, de Rouget de Lisle, cette région conserve aussi jalousement les traditions de l’art de bien faire en particulier de la fabrication du gruyère de Comté. Le Comté cela signifie aussi, terroir, climat, cheptel sélectionné, contraintes pour les producteurs, secret de fabrication conservé jalousement par le fromager et l’affineur. Le citadin qui a bien souvent besoin d’un retour aux sources appréciera tout particulièrement la visite des fromageries, des caves d’affinage, le camping à la ferme, les paysages à la fois grandioses et reposants, les forêts de sapins, les sources aux eaux claires et tumultueuses, les restaurants sélectionnés annoncés par le panneau « auberge terroir » où ils pourront déguster les produits fleurons de la terre, le gruyère de Comté, les vins du Jura, le coq au vin jaune, le jambon fumé, etc. Quelle joie de retrouver la nature ! » Le texte inaugural de La route du Comté datant de 1972 décrit largement cette idée d’un Comté et d’un territoire situés à l’intersection de natures (le « terroir », « climat », etc. sont des prises qui permettent de faire ce lien) et de cultures (« Pasteur », « traditions », etc.), d’un projet qui permette aux « citadins » de « retrouver » concrètement leurs origines (à travers notamment les « auberge terroir », les « paysages », la « gastronomie » et les « sources »), certainement perdues dans leur exode vers la ville. On voit ainsi comment l’espace rural et le Comté sont co-produits. Dans un courrier du 13. 01. 1972 que M. Boilley a envoyé en tant que président de la Chambre d’Agriculture à M. Cardon, il présente « cette itinéraire verte »115 comme un lieu d’échanges « entre citadins et ruraux », de « promotion » des produits (et) de « l’artisanat local » et une « incitation aux activités touristiques pour certains agriculteurs ». Elle apparaît bien comme un moyen de diversifier les activités des agriculteurs, d’en transformer quelques uns en acteurs touristiques et en agents de la communication avec la ville, pour promouvoir des produits, une destination touristique et reconstruire de nouveaux liens entre ces deux espaces éloignés par l’exode rural, et plus largement de convertir l’espace productif rural en un touristique et non-urbain. La rhétorique utilisée pour sa constitution établit une rupture entre ce nouveau territoire et la ville, proposant aux « citadins » une « fuite du quotidien »116 : un espace touristique (institué ici rendu) opposé au monde urbain, remède d’un monde de travail, de stress, de « bruit », de « pollution », il est un espace « vert », de « détente et de loisirs », de « gastronomie ». « Le retour à la nature, au Terroir, loin des villes et des pollutions est un thème favorable pour la création d’un itinéraire vert à travers notre zone de montagne »117. La constitution de cette route illustre donc la manière dont des acteurs s’attachent à rendre attractif un territoire, au lendemain de sa déprise ou de son exode relatif au profit de la ville118,

115 Au féminin dans le texte. 116 En introduction du numéro de la revue Autrement sur « les vacances », René Louis (1990 : 10) interroge l’envie de vacances comme une volonté de fuir les contraintes du quotidien. 117Extrait du dossier de présentation du projet route du Comté rédigé par la Chambre d’Agriculture du Doubs en 1973, pour la réalisation de la partie Doubs de l’itinéraire. 118 « Enfin y’a eu, faut pas rêver, y’a eu un exode rural qu’a été comme ailleurs mais beaucoup moindre. Y’a eu dans les années 60, les industries qui se servaient de main d’œuvre à bon compte dans l’agriculture dans les milieux ruraux hein (…). Mais malgré tout quand on compare notre région avec les autres régions de France on ainsi que la façon dont ils mettent en valeur une production et des producteurs de montagne au moment même où : de plus en plus de producteurs de la plaine partent de la filière pour adopter la technique de l’ensilage et la production de l’emmental.

2. Rendre la rencontre possible : mobiliser les producteurs et la population locale… M. Boilley est présenté dans un article paru dans le progrès en 1973 (Opcit.) comme un acteur important de la réflexion sur « les problèmes du tourisme et des différentes formes d’accueil et de loisirs en milieu rural». Cet itinéraire touristique semble ressortir de cette réflexion : les formes d’accueil que l’on cherche à développer à travers cette route doivent permettre « aux touristes de prendre réellement contact avec le milieu rural » (Idem.). Néanmoins, pour que la rencontre se produise sur le terrain, encore faut-il qu’il y ait des acteurs qui s’engagent dans le tourisme. La conversion de cet espace agricole rural en un territoire touristique, dont l’une des qualités emblématisée est la proximité des visiteurs au monde agricole et plus généralement à la nature, ne peut donc se faire sans une sensibilisation et une mobilisation (mise en mouvement) des producteurs et des habitants119. Cette sensibilisation aux activités touristiques et cet enrôlement des producteurs et des « ruraux » pour les faire devenir des hôtes touristiques, s’opèrent à travers le média local par excellence : la presse locale, et à travers des courriers adressés aux présidents de fromageries. Dans un article envoyé par M. Marc à M. Cardon120, datant de 1972, on cherche à faire-faire des choses aux fromagers et aux habitants, en les invitant à être accueillants121 et à montrer un territoire chaleureux, à faire exister un territoire en lien avec le passé fromager, « propre » et « fleuri ». « La participation des communes est demandée sous forme d’embellissent du village et de ses abords situés sur l’itinéraire (mise en place d’une ancienne chaudière fleurie notamment) (…)Chacun doit entrer en guerre contre les papiers, orties et autres saletés, nettoyer devant chez lui et autour de chez lui ». Cette « guerre » contre la « saleté », pour la « propreté » comme qualité d’un territoire touristique-fromager, ainsi que le rappel de la naissance de Pasteur dans la région, sont à mettre directement en relation avec la volonté de montrer un fromage fabriqué dans des conditions « d’hygiène » a subi moins d’exode que d’autres régions » (entretien avec M. Goguely). 119 « L’action entreprise devrait inciter les agriculteurs et les ruraux en général, à participer davantage au développement du tourisme, par une augmentation des capacités d’hébergement », « il semble donc nécessaire d’encourager les ruraux pour déclencher un certain nombre de réalisations sur l’itinéraire et aux abords immédiats de la route du Comté » (dossier de présentation du projet Route du Comté, 1973). 120 Dont les sources n’étaient pas précisées. 121 M. cardon a par exemple l’idée, en 1974, d’instaurer un système de récompenses permettant de faire exister l’hospitalité franc-comtoise. Il « suggère de prévoir dans les restaurants, fromageries… des chèques sourires accordant des récompenses pour le bon accueil, la qualité, etc.» (compte-rendu de réunion, 16.10.1974). acceptables, mais aussi avec la volonté de l’interprofession d’atteindre ses nouveaux objectifs de qualité technique, et donc de faire faire-faire un Comté « propre ».

3. … pour les transformer en communicants du produit sur place. La route du Comté permet plus largement d’engager les producteurs dans la filière Comté en les faisant participer à la valorisation de leur produit. La représentation d’un fromager qui travaille avec du matériel ancien (« soutirage à la toile »122 avec une « cuve à potence») sur le dépliant de 1982 (annexe 2), invite les touristes à se rendre dans les fromageries « pour mieux connaître la fabrication (…) toujours artisanale » du gruyère du Comté (texte du dépliant de 1982) d’une part, mais apparaît aussi comme un moyen de convier les fromagers à ouvrir leurs portes aux visiteurs et à devenir des producteurs- communicants d’autre part. Dans une lettre adressée en 1972 aux présidents de fromagerie, M. Cardon explique aux producteurs, que « dès son entrée en activité, le CIGC avait prévu de mettre en place la route du Comté », une promotion locale qui représente le meilleur moyen de « venter les titres de noblesse de ce fromage », à condition que s’y associent « tous les responsables du produit » et qu’ils soient décidés à « tout mettre en œuvre pour mieux faire connaître le Comté ». Les producteurs sont donc directement invités à se mettre en action : à « embellir les fromageries »123 et à mentionner « sur le fronton de votre chalet » : « fruitière à Comté » , « avec un graphisme traduisant parfaitement le caractère traditionnel et ancestral de ce produit », mais aussi à entrer en relation avec les visiteurs pour leur vendre du « Comté de qualité124», et leur faire « obligatoirement » déguster du Comté, voire même plusieurs, afin « d’initier » les « acheteurs » « à la notion de types doux ou fruités »125 (extrait du « contrat fruitière » 1973 : annexe 13). De même, dans le texte inaugural de la route du Comté (1972), l’interprofession invite les francs-comtois à être acteurs de la promotion/production de la différence du Comté : leur mise en mouvement est d’ailleurs présentée comme indispensable à la survie de « leur »

122 Technique ancienne permettant d’extraire le petit lait de la masse de « caillé » constituant la pâte du futur fromage. 123 « Un effort particulier est envisagé pour l’accueil, l’embellissement (fleurissement, propreté)» (extrait du « contrat fruitière à Comté» passé avec les fromageries en 1973, annexe 13). 124 « Comté extra ou 1er choix minimum selon les normes de la grille du contrat d’achat des fromages en blanc » : fromages non affinés. 125 Cette typologie des fromages renvoie à leur caractérisation en fonction de la durée d’affinage. L’une des finalités de ce dispositif est –comme nous le détailleront plus largement plus tard- de faire goûter et de faire-faire comparer différents types de Comté aux visiteurs afin de les constituer en consommateurs-connaisseurs. fromage, à cette occasion érigé en patrimoine d’une collectivité régionale. « Il faut que les franc-comtois prennent conscience de la valeur de leur produit et unissent leurs efforts pour faire connaître ce prince des fromages, en le démarquant des autres gruyères. C’est une nécessité impérieuse, sinon il risquera de tomber dans le domaine public, et finira noyé dans la masse, en raison des gros moyens de publicité dont disposent les concurrents ». Ces écrits sont des traces de processus de production d’un fromage différent, grandi car traditionnel -ancré dans un lieu depuis longtemps : dont la qualité re-présentée est rendue sensible par le choix du graphisme, le nom de « fruitière », l’exposition des anciens outils, la connaissance des personnes…-, de « noble », « prince », etc. ce « grand » fromage l’est dans un « monde domestique », pour lequel l’un des principes de grandeur s’inscrit selon un modèle de la transmission et de la relation à une lignée important ici. Il est constitutif du patrimoine d’un collectif « domestique » appelé à se constituer et à se représenter en héritier, mais aussi en acteur de sa sauvegarde et de sa coproduction. Mobiliser la population locale pour représenter une région fromagère spécifique s’inscrit aussi dans la continuité du projet ancien des notables et responsables agricoles de la région (Guigon, opcit.) : autrement dit dans les intérêts politiques régionaux anciens de faire exister un haut-lieu du fromage, qui semble passer par une régionalisation de la main d’œuvre, de la race de la Montbéliarde locale, de sa zone de production et ici de ses communicants. Enfin, les chartes signées par les restaurants et les fromageries participants, règlent certains éléments du cadre de la re-présentation du Comté, dont le respect peut faire l’objet de contrôles. Afin de pouvoir être nommés « auberges du terroir » et figurer sur le dépliant route du Comté, les restaurateurs devront « obligatoirement » faire apparaître le Comté dans leur menu nommé « terroir » (voir « convention « auberges du terroir » sur la route du Comté » : annexe 14) et « mettre en valeur les produits agricoles de notre région ». « Le cadre du restaurant pourra être simple et rustique, mais typique et de bon goût ». Dans cette perspective le fromage de Comté apparaît comme un produit de terroir et traditionnel en train de se faire, par conventions, mais aussi comme vu précédemment, résultant de techniques de concernement, de dispositifs de sensibilisation (dans les deux sens du terme : rendre sensible à un problème et à la nécessité d’agir, et rendre une réalité palpable) visant à l’enrôlement et à la mise en participation des différents acteurs que cette situation engage.

4. Faire-agir le tourisme sur l’espace « rural » et un produit agricole. Les formes d’accueil mises en place dans le cadre de cette route semblent effectivement conçues pour faire faire-faire quelque chose126 aux visiteurs : au-delà de l’invitation à « la découverte des sites forestiers ou lacustres », l’ouverture des fromageries au public leur permet « de se rendre compte des soins attentifs et du labeur nécessités par la fabrication », le développement du « camping à la ferme » d’avoir un « contact humanisé » avec les agriculteurs et les animaux du territoire, « les chalets de dégustation (…) de remporter quelques produits du crû qu’ils auront plaisir à retrouver par la suite » (Idem.). Ainsi, au lieu de leur conférer un rôle de spectateur passif, il s’agit de les rendre sensibles -par la mise à proximité et la participation- à l’existence d’un type de fabrication, d’agriculture, de vies particuliers et de Comtés (« doux » ou « fruités »). Ce dispositif vise donc à les rendre actifs, à leur faire-connaître un produit et une destination touristique « mal connus »127, mais aussi à donner une signification à ces objets, propre à leur donner envie de les expérimenter ou de les « corporer » (un faire-goûter et un faire-parcourir, parties prenantes du processus de connaissance du Comté), enfin à les faire devenir des consommateurs et des usagers fidèles du Comté et de ce territoire. Principalement, ce que ce dispositif semble (devoir) faire-faire à son destinataire est « de lui faire partager une représentation qu’un collectif offre de lui- même, lui faire prendre conscience qu’un tel collectif » d’agriculteurs et de « ruraux » existe (Micoud, 1998 : 79) sur ce « territoire de montagne », et de la nécessité de participer par l’achat de ses produits ou le respect de son environnement à la préservation de sa différence.

B. De la « provenance » et de « l’origine » vers le « terroir » (1984-88). 1. Préfigurer un fromage au goût de terroir comme les vins. Pour le dépliant de 1984128 (annexe 3), il est décidé de supprimer « la photo de couverture (fromager en tablier sale). M. Vallet propose une photo représentant un paysage avec un troupeau de vaches montbéliardes et au premier plan des meules de Comté avec une bouteill e de vin du Jura » (compte-rendu de réunion au CPPR le 29.03.1983). Cette intention du président du CIGC de l’époque traduit bien la transition alors en train de s’opérer dans la manière dont la filière présente et définit son lien au territoire. Très progressivement, on passerait d’une justification du lien du Comté à son terroir dans le premier sens du terme129 -à savoir : l’espace, la terre, le territoire, un produit de terroir est ici un produit « fleuron de la

126 Dans son article, sur le de Savoie, André Micoud (Opcit.) analyse l’opérativité de l’objet technique « set de table » et la manière dont il est conçu afin de faire-faire quelque chose à ses destinataires. 127 Selon les termes de M. Boilley dans un article datant de 1973 paru dans la revue Risques actualité. 128 Le CRT participe alors avec les Chambres des Métiers, du Commerce et de l’Industrie à l’édition du dépliant avec les partenaires agricoles précédemment cités, qui restent les « maîtres d’ouvrage » du projet. 129 A propos de la polysémie du mot terroir, Cf. Bérard, Marchenay, 2004 : 72. terre », cette expression indique une provenance, qualifiée et grandie par son ancienneté dans un lieu et le caractère naturel de la région- à une qualification du produit par son lien au terroir dans sa seconde acception -la terre du point de vue de ses aptitudes agricoles, qui conduit aujourd’hui à la mise en évidence du concept de « cru », comme pour les vins, et qui se fait par un recentrage sur les caractéristiques pédo-climatiques du territoire de production. Cette évolution est à mettre en relation avec celle de la définition de l’AOC. Selon R. Drouhin (un ancien vice-président de l’INAO) dans une communication à propos de la notion de terroir et d’appellation d’origine contrôlée130, l’AOC a changé plusieurs fois de définition en un siècle : « Partant d’une simple notion de « Provenance », s’est développée la notion « d’Origine », puis de « Terroir » basée sur des facteurs naturels et des facteurs humains. Un terroir doit avoir l’aptitude à imprimer au produit qui en est issu une originalité. Le terroir n’existe ou n’est révélé que par l’homme et à travers ses pratiques culturales ». Alors que le CIGC est en 1983 en train de mettre en place des quotas laitiers continuant à donner des contraintes de production « artisanales » aux producteurs et cherchant à institutionnaliser une agriculture « extensive », la couverture du dépliant de 1984 (annexe 3) représente non plus un fromager qui travaille avec des anciens outils dans une fromagerie noire de suie et qui a l’inconvénient d’avoir un « tablier sale », en contradiction avec l’impératif d’ « hygiène » du moment -le « zéro germe »-, mais un « paysage » à nouveau (comme en 1973) sans hommes et cette fois avec des animaux : des montbéliardes131. Le texte accompagnant cette image détaille d’ailleurs les « exigences » d’un Comté cette fois qualifié de « très grand fromage » s’inscrivant et dans l’espace et dans la profondeur historique : il a «plus de 1000 ans de traditions » et provient « de l’une des belles régions françaises : la Franche-Comté » et se fait « comme autrefois, dans les chalets et les fruitières » de façon « artisanale », enfin « seul le lait cru des vaches de race montbéliarde est sélectionné. Les animaux sont nourris exclusivement d’herbe et de foin ». Via cet écrit, sa provenance et ses origines spatio-temporelles sont encore précisées, ancrées et apparaissent comme non- interrompues : les visiteurs peuvent se rendre dans les fruitières pour « admirer » « comme autrefois » « la fabrication artisanale de ce très grand fromage» ! Pourtant quelque chose semble nouveau : la figuration d’une filière intégrée non seulement dans le « paysage » mais aussi insérée dans une présentation détaillée de ses contraintes de fabrication, sources d’un

130 http://www.fromag.com/produits/inao.htmlMieux connaître l’INAO (non daté). 131 Race de vaches dont le nom emprunté à celui de la ville de Montbéliard dans le Doubs traduit son lien à la Franche-Comté. goût « incomparable » -le goût de son terroir révélé par les pratiques de production des hommes. « Ce fromage incomparable, au goût fruité, est bien de son pays. Ce goût qui se développe et se bonifie suivant la durée de l’affinage apporte aux connaisseurs et aux gastronomes, la joie de déguster un fromage digne de ce nom » (dépliant 1984). Cette médiation permet ainsi de définir le Comté et son goût par rapport à son « origine » géographique, alors que l’existence de ce lien n’est alors reconnu que pour les vins. On pourrait également rapprocher la valorisation de la durée d’affinage et la « bonification » du fromage avec celle de l’âge des grands vins.

2. Re-présenter le paysage francs-comtois porté en signe d’un produit de terroir naturel. Cette modification dans la manière de signifier le lien du Comté à son territoire semble aussi à voir comme une manière de re-dynamiser la route du Comté en montrant un fromage et un espace touristiques naturels. Un étudiant en droit rural en stage à la Chambre d’agriculture était chargé en 1981 de réaliser une étude (Pascal Sender, 1981) à propos de la situation de la route du Comté, afin de voir « pourquoi ça ne marche pas ? ». Il en est ressorti qu’elle était « peu connue » des visiteurs, qui se trouvaient là « par hasard », et qu’il était nécessaire de les intéresser à travers la mise en place de jeux concours, mais aussi de donner « une image de marque : écologique, naturel, sans adjuvant » au Comté, une image « photo avec aspect écologique » (note prise par M. cardon à la réunion du 09.09.1981). La couverture du dépliant de 1984 comme celle des deux éditions suivantes (1985 et 1987, annexes 4 et 5) reprennent le même genre de paysage (dans le second sens du terme, à savoir re-présentation d’un paysage – étendue de pays qui s’offre à la vue- par la peinture, la photographie, etc.), qui figure à la fois des pratiques de production intimement liées au territoire et l’espace à parcourir dans le cadre de la route du Comté. Cela en mettant au premier ou au second plan un champ parsemé de montbéliardes avec derrière une forêt de résineux, qui deviendra dès lors une manière emblématique de représenter la filière. On assiste donc à une typification du paysage franc-comtois et de la filière laitière-fromagère, qui raconte de manière raccourcie le lien naturel qui unit le Comté à son territoire (dépliant de 1987 qui représente une meule de Comté qui sort du cadre du paysage, sans représenter les autres et divers médiateurs humains et non-humains qui interviennent dans la fabrication), mais aussi la manière dont le paysage du territoire est façonné par les pratiques de production de la filière Comté. Un lien naturel qui oppose le Comté au caractère artificiel ou « trafiqué » de « l’industrie » (dépliant 1984). Représenter un paysage typifié qui raconte le lien du Comté à son territoire de production dans le cadre d’un document qui est fait pour inviter les touristes à venir voir cette étendue de pays, mais aussi pour les accueillir et orienter leur découverte d’une filière et d’un territoire intimement liés, qui se constituent l’un et l’autre -preuve en est l’importance des pâturages et des montbéliardes qu’ils pourront y voir-, semble donc être une manière de faire porter l’attention des touristes à cette partie du territoire qui relie ces deux actants, et d’engendrer un nouvel espace qui raconte à travers un paysage animé l’histoire de leurs liens.

3. Commencer à tenter de résoudre le paradoxe des AOC fromagères : prouver le lien d’un fromage au « terroir » quand « tous les laits sont blancs ». Invité à un colloque intitulé Le mangeur du 21ème siècle. Les aliments, le goût, la cuisine et la table. ayant lieu en 2002 à Dijon, M. Bret a retracé la manière dont l’interprofession du Comté cherche depuis les années 80 à définir son lien au terroir. L’animateur a introduit son allocution par ces mots : « Autant le vin est accroché à la terre, autant le fromage a une accroche indirecte à la terre puisque l’animal est par définition un être mobile, alors que la vigne n’est pas mobile de la même manière». Petite provocation à laquelle un membre de l’INAO répond : « Nous avons du montrer au moins scientifiquement que (…) l’altitude fait que l’alimentation n’est pas la même et que le goût du fromage ne sera pas le même. Donc il y a bien (…) un lien direct entre le sol et le lait qui fait que le goût du fromage va être influencé (…) entre le terroir et le fromage. ». En restituant le travail de l’interprofession avec le contexte des années 80, M. Bret re- présente une filière qui cherche depuis ces années, à faire exister un produit au goût de terroir pour résoudre ses problèmes de concurrence. Pour ce faire, elle a dû « ramer à contre- courant » de l’idée dominante -de « l’industrie fromagère » notamment- selon laquelle le goût des fromages ne peut pas être liés au « terroir » et donc que toutes les pratiques de production peuvent être utilisées (entretien avec M. Goguely). « L’AOC dit deux choses : (…) un territoire délimité, donc c’est le Jura où le Comté peut faire vivre toute une population d’agriculteurs, transformateurs et d’affineurs. Et ensuite un cahier des charges rigoureux, parce que la rigueur du cahier des charges est la condition pour que le terroir puisse donner son goût au produit 1 32 . En 1980, nous étions en situation de

132 Il est déjà intéressant de constater que dans cette manière de définir l’AOC, c’est le cahier des charges qui en devenant de plus en plus contraignant permet de rendre le lien au terroir possible, alors que l’on pouvait s’attendre à ce que l’AOC certifie un lien préexistant. contraste entre les vins AOC pour lesquels le terroir était une notion bien installée, et les fromages AOC, tous, où l’ont disait à l’époque, l’effet terroir n’était pas reconnu il était même contesté, et les industriels du secteur expliquaient que le terroir n’avait pas d’importance tous les laits sont blancs, c’était l’expression des années 80 : “tous les laits sont blancs”, ça veut bien dire ce que ça veut dire, ça veut dire que l’originalité du produit est apportée par le transformateur et que la matière première n’a aucune importance. A la fin des années 80 toujours, notre produit était en situation assez difficile (…)Or, le Comté était aux antipodes de cette situation (…) par une diversité organoleptique considérable, due (…à) la multiplicité des fruitières on a encore 190 fruitières, le fait de travailler en lait cru, donc le produit enregistre toutes les variations de la nature : des saisons, la microbiologie des sols et des climats, le tour de main du fromager, l’interdiction d’additifs, l’interdiction de standardiser le produit faisaient que le Comté est aux antipodes de la constance et aujourd’hui encore consommer un Comté c’est toujours une aventure parce qu’on ne sait pas ce qu’on va découvrir. » C’est donc à partir de cette période que l’interprofession s’est lancée dans un long programme scientifique, visant à « préparer notre avenir » (Idem.) et « à transformer l’hétérogénéité des goûts du Comté vue comme un handicap» du point de vue d’un modèle « industriel », « en un atout » du point de vue d’une filière qui veut démontrer l’existence d’un produit de terroir (entretien avec M. Bret) en prouvant l’existence des « crus » de Comté, comme le vin ! Il s’agirait donc, dès 1984, de re-prendre le paysage, le nombre des fruitières, l’ancienneté de la fabrication dans ce lieu, l’interdiction d’additifs, la dimension « artisanale », etc., et de les lier à de nouveaux facteurs afin d’organiser un nouveau récit (imagé, textuel, oral, spatialisé) dans lequel ils sont invités à jouer un nouveau rôle pour re- définir les liens du Comté à son territoire.

C. De 1988 à 1992 : un itinéraire de promotion de la Franche-Comté touristique. « Pour l’avenir, dans la mesure où nous sommes maîtres d’œuvre, nous avons deux solutions : soit faire notre soupe nous-mêmes, soit continuer un partenariat tous azimuts. Je suis nettement partisan de la deuxième solution, bien qu’elle soit largement plus difficile à mettre en œuvre parce qu’elle fait jouer à pleins les synergies entre activités régionales »133.

1. Une professionnalisation du dispositif : un « itinéraire franc-comtois ».

133 Mot interne au CIGC, adressé à M. Bassigny par M. Bret ou par son nouveau président de l’époque M. Goguely, juin 1988. « J’ai l’impression que le CRT a choisi (souligné par l’auteur) d’être le maître d’œuvre » (post-it -non signé- daté du 20. 07. 1988) Comme les changements de format et de nom du dépliant de 1989 (annexe 6) l’indiquent aussi, la prise en main de cette route par le CRT -ainsi que le fait qu’il apporte un financement égal à celui du CIGC (annexe 15)- a entraîné la modification de la forme du dépliant ainsi que le déplacement de son usage. La Route du Comté gagne alors une majuscule, perd son sigle (inspiré de celui du SIPPAA) et en gagne un nouveau, le blason comtois : un lion qui annonce aux visiteurs que « Là où flotte le drapeau comtois, qui que tu sois, tu es chez toi ». Ce changement de sigle traduit la conversion d’un projet de valorisation d’une agriculture régionale à celle d’un territoire touristique présenté comme ayant une « vieille tradition d’hospitalité »134. En tutoyant les visiteurs, il s’adresse directement à eux, leur souhaite la bienvenue et les incite à se sentir à l’aise dans cette région. Le dépliant se trouve alors intégré dans un format national standard de communication, celui des « itinéraires touristiques régionaux » (Mme Garnier du CRT, PV135 du 28. 06. 1988). Selon M. Ambascher, secrétaire gal du CRT, dans un courrier datant du 22. 03. 1989 adressé au CIGC, ces « itinéraires francs-comtois » rassemblent aussi « la route des vins du Jura » ainsi que les futures routes : « du génie microtechnique, route des sapins et du travail du bois, route des fortifications de Vauban, Route de l’eau…». Pour les mettre en place il est nécessaire de définir clairement l’itinéraire, de choisir les sites présentés et de les signaler. « 3 étapes seraient à respecter : 1. la formation136, l’accueil, 2. la promotion, 3. la signalisation ». En ce qui concerne la promotion, il préconise de « prévoir un plan marketing et un effort presse ». Il s’agit donc d’une problématique communicationnelle appuyée par des outils marketing qui occupe désormais davantage les partenaires, ce qui se traduit par une rationalisation des actions à suivre, une simplification de l’itinéraire et une redéfinition du « message » pour la meilleure compréhension du public. Le dernier dépliant a effectivement été jugé « trop confus », « la problématique était de savoir si le cartoguide devait être amélioré ou remplacé par un autre dépliant plus perceptible par le touriste » (PV du 28. 06. 1988). « Il est indispensable de garder l’esprit premier de la route du Comté, mais en étant

134 Texte de présentation de la Franche-Comté, diffusé par le CRT. 135 Avec ce nouveau maître d’ouvrage même les documents changent de forme, les compte-rendus deviennent des procès verbaux approuvés par chacun avant d’être archivés. 136 « En une journée : connaissance du produit, présentation de la route du comté, découverte des artisans au travail et des produits régionaux, la restauration, les vins, les curiosités régionales, etc. » (Idem.). plus directif et plus précis », de « donner aux visiteurs de la région un message simple, complet et où ne plane aucune incertitude ». Pour cela, « il est souhaité que le CIGC redéfinisse complètement la route du Comté, telle qu’il la conçoit pour sa valeur touristique et ce, en fonction de l’état des lieux des fruitières et du tracé initial » (Idem.). Le souci est alors la lisibilité du programme par le public : « Des essais de compréhension et de lisibilité ont été réalisés par le CRT auprès de nombreuses personnes françaises ou étrangères. Il en ressort un rejet de tout ce qui n’est pas typique Comté ou sa fabrication » (PV du 27. 01. 1989). La représentation des vaches est jugée trop « banalisée », et celle du « paysage trop traditionnelle ». Il paraît nécessaire de communiquer « directement » sur le produit : « il faut retenir le Comté en tant que tel, par exemple : meules avec cubes.» (Idem.). C’est ainsi que la couverture du dépliant de 1989 re-vient à la démonstration d’un fromager au travail avec des anciens outils (de méthode de fabrication artisanale puisque manuelle), même si l’on peut toujours apercevoir les vaches à l’arrière plan. Le texte est relativement court et ne traite que de l’attachement « plus que millénaire » du Comté à « l’une des plus belles régions françaises : la Franche-Comté », si bien que la dégustation de ce fromage nous met en relation avec le passé moyen-âgeux : « Aujourd’hui près de 300 fruitières, respectueuses de ce passé, vous offrent la possibilité de savourer chaque jour, comme au Moyen-âge, du Comté ». Il est alors difficile de lire dans ce document les objectifs de la filière, et le fait qu’elle soit en train de se lancer dans son « programme terroir » de caractérisation des « crus » de Comté. Cette image représente toutefois une filière AOC reliée à son territoire par des actants animaux et humains.

2. Un fromage et des vins emblèmes de la « tradition » et de la « gastronomie » franc- comtoise : rendre leur « mariage» possible. La nouvelle position de la Route du Comté au sein de la « collection » des « itinéraires francs-comtois », et la campagne de communication du CRT des années 90 (annexe 16) restituent la place qui revient au Comté dans la communication touristique de cette région, à savoir « un des éléments valorisants » du territoire, mais « pas le seul » (directeur du CRT en entretien, 2003) ! Le Comté et les vins du Jura représentent la « gastronomie » franc-comtoise, et sont dès lors présentés sur cette affiche humoristique comme la « drogue » de cette région, expression qui traduit l’attachement fort de ses habitants à « ses » produits. Un article de la presse locale (« le progrès » le 25 juin 1991) rapporte « une réunion d’information » réunissant les acteurs fédérés par la route du comté mais aussi de celle des vins du Jura. En leur faisant notamment déguster deux types de Comté (un d’été et un d’hiver) accompagnés d’un vin blanc et d’un vin rouge du Jura, le CRT et Mme Garnier en particulier137 tentent de convaincre les « professionnels à travailler de concert à la promotion de ces deux produits de qualité ». Ils posent alors la dégustation comme lieu du « mariage » de ces deux produits en incitant les acteurs à généraliser ces pratiques. « La charte de qualité. Route du Comté 1991 » signée par les restaurateurs de la route, institue cette alliance (institutionnelle) gustative à faire entre les vins et le Comté. « Du 15 juin au 15 septembre » les restaurateurs doivent s’engager à offrir « dans le cadre d’un repas et pour une clientèle présentant le dépliant d’appel « Route du Comté » une dégustation gratuite de Comté accompagnée d’un verre de vin du Jura sélectionné à cet effet ». Il est également nécessaire de leur proposer « au moins une spécialité franc-comtoise réalisée avec du Comté », « un plateau de fromages avec un Comté de qualité ». De fait, le dépliant de 1991 (annexe 7) s’inscrit encore davantage dans une volonté de communiquer « directement » sur le produit que le précédent, d’une manière qui deviendra dès lors emblématique de la filière. Le Comté apparaît dans sa matérialité (un morceau de meule) associé à une bouteille de vin du Jura, une miche de pain, des noix et du raisin, le tout dressé sur une table à laquelle le lecteur peut se sentir convié -en tant que consommateur ou « gastronome »- à s’asseoir, pour se couper un morceau de Comté (avec le couteau représenté) et le déguster accompagné du vin du Jura (servi dans un verre). Cette route invite donc à la dégustation de ce « fromage des connaisseurs et gastronomes, ambassadeur régional de la générosité et du plaisir, le Comté est l’un des fleurons de la production fromagère française et bénéficie comme les grands vins, du titre d’AOC (Appellation d’Origine Contrôlée). » (dépliant 1991). En réinvestissant le lien du Comté au passé138 et en s’adressant aux consommateurs-« connaisseurs » de « gastronomie » en mettant en avant le « plaisir » en vue de déclencher une envie de goûter les produits francs-comtois, mais surtout de les déguster

137 A cette réunion, il n’y a pas de représentant du Comité Interprofessionnel des Vins du Jura (CIVJ), si ce n’est Mme Garnier en tant que partenaire de la route des vins. 138 En mettant notamment à l’honneur, ce qui représente selon M. Ambascher -dans un courrier au CIGC du 19. 07. 1990-, les «points principaux à ne pas manquer » à savoir : « le berceau du Comté à Deservillers » et les musées du Comté « le musée de la fromagerie à Trépot et la maison du Comté à Poligny ». autrement, puisque cette médiation recompose encore cette pratique, reconfigure la relation entre le consommateur et le Comté, instituant ici le Comté en objet agri-culturel régional, ceci avec le soutien fort de la Région. Le nom de la « Commission Tourisme culturel », réunie le 04. 02. 1991 -d’ailleurs sans la présence du CIGC- pour parler des itinéraires francs-comtois de l’époque139 montre bien que l’on assiste à l’institutionnalisation du Comté en patrimoine culturel régional, opérée de plus en plus par les acteurs politiques de la région et du tourisme. Selon le président de séance, J. P Maillard-Salin (conseiller général du Doubs), ces petits musées multipliés dans les villages proposent une découverte variée de « notre patrimoine ».

3. Faire-agir cette nouvelle Route du Comté sur la qualité technique du Comté. Si le CIGC semble bien silencieux pendant tout ce temps, il semble qu’il se préoccupe d’autres projets (le « programme terroir » par exemple). Néanmoins, cette route présente l’occasion pour l’interprofession de rappeler aux fromageries, l’importance de « l’hygiène » et de la « qualité » des produits. Dans cette perspective, la simplification de l’itinéraire pour 1989 et la nécessaire sélection des fruitières à laquelle doit se livrer le CIGC, lui apparaît comme un moyen de faire changer les pratiques des producteurs. Les touristes et les partenaires de la route sont alors convoqués par le CIGC et le CTC pour faire pression sur les fromageries afin qu’elles se mettent aux normes de qualité : « M. Bassigny, en ce qui concerne les fromageries, il me semble avec vous que nous devons mettre à profit les 3 mois qui viennent pour être sélectif, sur le plan de l’hygiène en priorité (Ce qui rejoint notre projet au niveau de la commission contrôle qualité de mise en œuvre d’une politique active sur le sujet avec visites de fromageries. Etat des lieux et avertissements (…) sinon conseils. Je vous serai reconnaissant de ne point faire état le 28 de ce projet), et signalement sur le plan de l’accueil et de l’aspect extérieur.»140 Dans le cadre de la redéfinition de la route, mais aussi d’un objectif de « contrôle qualité » interne à la filière, une étude a donc été réalisée dans les fromageries (voir grille d’enquête : annexe 17) par le Comité Technique du Comté (CTC) qui a recensé les coopératives figurant sur l’itinéraire et noté leur prestation touristique en fonction de « l’hygiène »141, de « l’accueil » (le fromager est-il « compétent » ? ) et de la « qualité » du Comté (« excellente, bonne, médiocre »). «Nous n’avons retenu après enquête que les sites visitables, sur le plan de l’hygiène et de 139 « la Route du Comté », « la Route des vins du Jura » et « la Route des Monts et Merveilles ». 140 Mot interne au CIGC juin 1988, peut-être échangé entre le directeur du CTC et M. Bassigny –CIGC. 141 Propreté de l’ « aspect extérieur », « l’hygiène » et « la salubrité » des « locaux », et « la propreté, l’hygiène » de la « cave ». La multiplication des termes pour renseigner « l’hygiène » montre l’importance première de cette notion pour cette enquête. l’accueil, excluant les sites qui seraient une mauvaise publicité pour le produit » (post-it CIGC juin 1988). Les critères de sélection des fromageries in-forment et trans-forment (sur) ce que doit être une fromagerie à rendre public, en fonction du Comté (parmi les différents comtés existants sur le terrain) que l’interprofession veut transmettre aux visiteurs, mais aussi de manière plus générale sur les valeurs et les pratiques que le CIGC veut promouvoir à l’intérieur de la filière142. A savoir la « propreté », la méthode « artisanale », l’hospitalité et un Comté de « qualité ». La qualité du produit étant cette fois définie de manière précise par un barème de notation qui sanctionne l’aspect (défauts ou non) et le goût du produit. De fait, le dépliant de 1991 est le premier à représenter le Comté entouré d’une « bande verte » signifiant la mise en place d’un dispositif de notation de la qualité, de marquage des produits selon la note qu’ils ont obtenu143 et donc d’authentification. D. 1992. Déroute de la route ! D’un projet touristique à la présentation du Comté. 1. Comment le CIGC se retrouve seul avec son projet collectif ? Le nouveau changement de format du dépliant de la route en 1992 (annexe 8), ainsi que sa nouvelle nomination en « Comté Extra », le fait qu’il ne soit plus daté, que le logo de la Franche-Comté et de la France n’apparaissent plus sur l’image, indiquent que le CIGC l’édite seul. Celui-ci réédite des dépliants en fonction de ses besoins jusqu’en 2000, mais ne rénove pas les panneaux installés le long du tracé. Que s’est-il passé pour que ses partenaires se désintéressent de ce programme qui avait commencé à se professionnaliser ? Précisément, il semble que ce soit le fait de cette professionnalisation de l’itinéraire insuffisamment aboutie qui ait entraîné le désintéressement ou le renoncement des différents acteurs. En 1991, la représentante de la Chambre du Commerce et de l’Industrie du Doubs menaçait de quitter le projet s’il ne devenait pas autre chose qu’un dépliant144.

142 Pour exemple, la fromagerie de Nans-Sous-Sainte-Anne a été déclarée « invisitable » et a fortiori indigne de figurer sur un « guide de qualité route du Comté » pour son « problème de place » ; celles de Brey et Gellin pour leur « état déplorable », celle de Montigny/Ain qualifiée de « bien industrielle » et celle des « Rousses village » parce que « la qualité des fromages est très médiocre. Il serait dommage que les touristes aient pour opinion et pour image du Comté, le produit vendu à cette fromagerie ». 143 Selon l’article 7-3 du règlement d’application de l’appellation d’Origine Contrôlée Comté -Arrêté du 5 mai 1999, modifié par l’arrêté du 23 mai 2000-, « Seules les meules ou les portions ayant une note supérieure ou égale à 12/20 peuvent prétendre à l’Appellation d’Origine Contrôlée « Comté » », suivant un barème de notation qui prend en compte : le « goût », l’aspect de la « pâte », son « ouverture », et la « présentation » du produit (voir barème de cotation annexe 18). Les fromages ayant une note inférieure à 12 sont exclus de l’appellation et vendus en « gruyère ». Au-dessus de 15/20, ils sont appelés « Comté Extra » et bénéficient d’une « bande verte », et entre 12 et 15 ils sont marqués d’une « bande brune ». Un Comté non marqué ne peut être vendu sous l’appellation Comté. 144 « Il est grand temps maintenant de faire de la route du Comté un véritable outil touristique. Il y a tout un contenu de formation à mettre en place auprès des hôteliers, restaurateurs, mais aussi auprès des fromagers et artisans. Chacun doit s’y investir à fond pour faire de la route du Comté un véritable outil de promotion (…) Faire un dépliant pour faire un dépliant de plus, n’obtiendra plus l’aval de la CCI » (PV du 10. 12. 1991). C’est aussi le départ de Mme Garnier (CRT) pour un congé maternité, qui semble marquer le début de la rupture du lien : « Mme Derné remplace Mme Garnier (en congé de maternité). Elle Prend contact, après contact avec M. Ambasher, avec tous les membres et nous rappèle » (Post-it du 11. 05. 92 à 11 heures). C’est la première fois que l’heure d’un message est enregistrée, telle l’inscription de l’instant du décès de la route. Puis le CIGC n’arrive plus à contacter le CRT. « 15. 06. pas possible de les avoir », « 18. 06. en réunion ne rappèle pas ». Le 19 juin 1992, le CIGC envoie un courrier aux partenaires afin de leur demander le nombre d’exemplaires du dépliant qu’ils désirent. « Sur les 12 (souligné par l’auteur) organismes interrogés » seulement 4145 ont répondu. « Le CIGC pourrait en demander 5-6000 ex., mais ça ne ferait jamais que 10 000 ex. (…) On s’est cassé la tête pour pas grand chose, puisque les organismes ne sont pas intéressés ou à moins qu’ils pensent que c’est au CIGC de faire l’effort financier. Que fait-on ? Vu avec JJB146 27.7.92 à 8 h20. On attend Sept. 92 et on voit ce qu’on peut faire avec le CRT de FC » (post-it. du 21. 07. 1992). Le CIGC annonce alors aux partenaires la suspension du programme jusqu’à ce que le CRT se manifeste : « Nous ne pouvons donc donner suite à notre projet et proposons de reprendre contact avec le CRT Doubs» (courrier de M. Goguely aux alliés, le 03. 08. 1992). Toujours d’après les documents d’archives, ce n’est que le 09. 05. 1995 que le CRT, en la personne de Mme Garnier, rappèle le CIGC : « Ch. Garnier (CRT 25) Souhaiterait que l’on re…parle de la « Route du Comté » . Aimerait pouvoir, après consultation, en faire retirer une grosse quantité (peut-être 50 000) pour les diffuser. Pour eux la R.D.C fait partie d’une collection. Souhaite que l’on se rencontre qu’en pensez-vous ? Vous pourriez peut-être passer la voir…» (post-it. interne au CIGC). Je n’ai ensuite retrouvé aucune trace du processus de production de cette route dans les archives. Le fait que ce projet collectif s’interrompe -ici- sans heurts, par la non-participation de ses partenaires, et cela suite au départ de Mme Garnier, montre à quel point le CRT (et cette personne en particulier) jouait un rôle important pour rallier ces acteurs. Il laisse aussi penser que cette route ne devait pas être suffisamment efficace pour répondre aux objectifs de chacun, comme ils le constataient déjà en 1981 : La route du Comté « ne marche pas », « aucun fromager pense avoir eu plus de clients par » elle, les gens sont intéressés par le fait

145 L’ADED et la Chambre des Métiers du Doubs ont demandé 4000 exemplaires à elles deux, la Chambre de l’Agriculture du Doubs et la CCI du Jura ont répondu par la négative. Le fait que la chambre d’agriculture du Jura n’ait pas répondu et que celle du Doubs ait répondu négativement montre le désintéressement de la profession agricole pour ce projet, alors qu’elle en a été le moteur jusqu’en 1982. 146 JJB : Jean-Jacques Bret. de faire des visites, par le contenu mais pas par le contenant (note de M. Cardon à la réunion du 09.09.1981). Enfin, les préoccupations de ses partenaires, et des chambres d’agriculture en particulier, se sont éloignées de ce qu’elles étaient dans les années 70.

2. Présenter et faire-faire un « cru de terroir ». Pendant 10 ans, les seules choses qui restent de cette route sont le dépliant édité par le CIGC147, et les panneaux qui indiquent les fromageries sur le terrain. Sur les 6 pages du document de l’interprofession, seule la dernière présente la route du Comté en reprenant la carte et les textes du dépliant de 1991. Toutefois, ce papier présente un grand intérêt pour cette étude, parce que le CIGC y explique précisément, aux touristes de passage ou aux consommateurs potentiels, l’origine historique de ce fromage de « tradition millénaire »148 d’une part, et la « politique de la rigueur » du Comté d’autre part, qui maintient des conditions de production « artisanales » et donc non « industrielles », seules garantes de l’existence d’un « Comté sain et naturel » (« interdiction de tous les colorants et additifs chimiques ») et de « l’empreinte du terroir » dans le produit (« interdiction des aliments fermentés, interdiction des manipulations industrielles –standardisation, lysozyme, bactofugation, etc.-, obligation d’une longue maturation en cave d’affinage. Ces exigences expliquent que la production du Comté soit restée une activité artisanale »). « Cette politique de la rigueur » et l’adoption « d’une chaîne moderne de contrôle » est une nécessité : élément d’adaptation d’une filière artisanale traditionnelle au monde moderne » a. Pour être « grand » il faut être petit, hétérogène et prendre son temps. Dans cette justification d’une qualité territoriale, à rapprocher de la « cité domestique » de Boltanski et Thévenot (1991), pour être « grand » il faut être petit. Les « 243 fruitières » («Ces fromageries de petite taille ») alliées au fait que « les entreprises d’affinage-commercialisation du Comté ne connaissent pas non plus de gigantisme » permettent à cette filière de produire (en 1992) « 37000 tonnes de Comté » tout en restant « profondément artisanale », et de faire «un cru de terroir ». Etre « grand » passe aussi, comme vu avec La Route du Comté mais aussi avec la définition des AOC en général, par une qualification du produit par ses attaches à la localité -qui est aussi une caractéristique de la « cité domestique »-, et donc par un positionnement en opposition à la « cité industrielle »

147 Diffusé par le CIGC dans les lieux fédérés par la route et plus largement pour la promotion de son produit. 148 En gras dans le texte. pour qui ces liens (comme le nombre de fruitières) représentent des freins au progrès. L’idée de « crus » de Comté largement développée dans ce dépliant, associée à la notion de « diversité », permet de définir le Comté « aux antipodes » de « l’homogénéité » de la sphère dite «industrielle » qui est caractérisée par l’idée que « tous les laits sont blancs » (allocution de M. Bret, 2002), pour valoriser au contraire une « hétérogénéité » du produit due aux « crus de lait » et aux « soins personnalisés » donnés à chaque Comté (dépliant 1992). « La voie de l’avenir est ainsi toute tracée pour la filière Comté : sa modernisation, se réalisera dans le respect de cette spécifici té organoleptique conférée par le terroir du Massif jurassien ». b. Sensibiliser les touristes-gastronomes aux « crus » de Comté et les faire participer au maintien de la vie à la montagne. « Les travaux de caractérisation sensorielle engagés depuis 1989, avec l’appui méthodologique des vignerons (notamment l’Institut Français du Goût basé à Tours) montrent qu’en Comté comme pour les vins, la notion de cru est une réalité sensorielle, liée aux micro-terroirs du Massif Jurassien, eux-mêmes caractérisés par un ensemble de facteurs spécifiques (relief, climat, sol, couverture, flore des prairies naturelles, microflore des sols, etc.) » (Idem.) Si La route du Comté est « endormie » (Opcit.) en 1992, l’opérativité de ce dépliant semble à lire en continuité des évolutions repérées dès 1972 et surtout depuis 1984 à travers ce projet collectif, puisqu’il s’agit pour la filière d’instituer le Comté en AOC digne de ce nom, en rendant les touristes-consommateurs sensibles -au double sens du terme- à la multiplicité des liens qui l’unissent à son territoire -dont au premier titre son lien naturel à des « micros-terroirs » et de les faire participer au maintien de cet attachement. En détaillant l’origine ancienne du produit, l’histoire de l’appellation, la « politique de rigueur » et de « contrôle » de la filière, et cette « caractérisation sensorielle » des « crus » entamée par des oenologues, ce dépliant retrace à grands traits l’évolution de l’inscription territoriale du Comté opérée par la route du Comté. A savoir l’institution d’un espace signifiant les liens du Comté à son origine spatiale et temporelle, puis paysagère et naturelle. Ce document plus technique et complet que les autres 149, en retraçant l’histoire de la défense de ce produit face à la concurrence, re-présente aux lecteurs des producteurs qui se battent pour continuer à respecter les « traditions », le lien au « terroir », et luttent contre la banalisation du « goût ». Enfin, ils invitent les lecteurs à devenir des « connaisseurs avertis », prêts à « apprécier toute

149 Par le vocabulaire utilisé, les datations, et l’explicitation des méthodes de fabrication et de caractérisation du lien au « terroir ». la palette de saveurs conférée par le terroir » et ainsi à comprendre qu’en consommant du Comté, ils participent au maintien du « dynamisme économique » du « Massif Jurassien », « qui contraste avec la désertification de nombreuses autres zones montagneuses ».

Conclusion Ch II. « Sur cette route un bon gruyère j’ai trouvé et fidèle lui resterai »150. Si ce document permet de lutter contre la concurrence des autres fromages, il le fait de manière didactique en expliquant aux consommateurs, à l’appui des liens (historiques, juridiques, techniques, sociaux, économiques, pédo-climatiques, organoleptiques) du Comté à son territoire de production, pourquoi ce fromage-ci est un véritable produit de son « terroir ». Il tente ainsi, comme plus généralement la route du Comté, d’apprendre et de faire apprendre aux consommateurs à faire la différence entre le Comté et les autres gruyères, et de leur faire comprendre ce qui fait l’unité des habitants et des producteurs du Massif Jurassien ou de la Franche-Comté, représentés ici en lien avec un passé, « l’artisanat », la « modernité » et leur territoire, en opposition à l’« industrie ». Que ce soit cadré dans une problématique d’aménagement de l’espace « rural » (développer le tourisme pour diversifier les sources de revenus de l’agriculture dans un contexte de crise et faire se rencontrer « citadins » et « ruraux »), –et/ou- de maintien de la vie en zone de montagne (le Massif jurassien), de valorisation d’une filière agricole pour faire face à la concurrence, de promotion d’une région touristique (désireuse également d’augmenter ses revenus liés au tourisme), la route du Comté semble à chacune de ces périodes permettre de faire faire-faire la différence du Comté et de son territoire, et de faire-représenter un collectif. Sujet d’énonciation collectif institué et re-présenté en train de présenter son attachement à ses produits : à travers le « nous » utilisé dans ces dispositifs et la figuration d’un fromager (annexe 2 et 6) qui représente alors l’ensemble des producteurs. Ainsi, les collectifs, les touristes-consommateurs et les objets sont coproduits avec les problématiques à résoudre et les qualifications à faire-être. Si cette qualification multiple se fait selon des registres différents (historique par l’énonciation de preuves, nostalgique via la promesse d’un retour à la nature refuge de la ville, « écologique », marketing en allant directement au produit) il s’agit à chaque fois de mettre en relation différents acteurs (que ce soit les partenaires de la route du Comté, du collectif qu’elle représente, ou des touristes-consommateurs) avec lui : de les solliciter, les intéresser, et les faire participer, afin de rendre un patrimoine ou un « grand »

150 Texte inaugural de La route du Comté, 1972. produit de qualité territoriale sensible, et d’attacher ainsi durablement les touristes- consommateurs à cette communauté. Enfin, croiser une histoire de la route du Comté avec une du Comté, fait remarquer que ce programme touristique a été lancé en même temps que la filière s’est engagée contre la qualité du modèle « productiviste » (la « quantité » et « l’homogénéité »). Cet itinéraire fait donc partie d’un processus plus général de construction d’un autre modèle agricole -que je nomme agri-culturel151- et pour lequel ce qui est « grand » est lié au territoire. Un modèle agi-culturel hybride au sein duquel nature et culture sont intriquées, comme l’illustre par exemple l’idée de « cru » -importée du domaine vinicole pour authentifier la relation de ce fromage à son environnement- qui permet de re-constituer une chaîne de médiateurs qui, des caractéristiques physiques du territoire, en passant entre autres par des fleurs, une race de vache, des techniques de fabrication et de dégustation, permet de re-qualifier socialement un fromage en l’associant au raffinement, et à la « noblesse ». Chapitre III. Commencer à nouveau. Re-prises et déplacements ? Ce temps long du passé, ce consensus au long cours présenté actuellement, s’avère donc aussi au regard de cette analyse des archives ponctué de phases de relâchements du lien, de « mises en sommeil » (de 1976 à 1980, de 1992 à 2000), de désintéressements des acteurs152 et de changements de rôles des partenaires qui ont donné lieu à plusieurs re- définitions du programme. Si les discours contemporains sur la route du Comté la qualifie de projet touristique « banal », « sans ambition » contenant « juste un dépliant », ces archives montrent qu’elle ne visait pas simplement à valoriser une région par un produit et inversement, mais qu’elle cherchait aussi à agir dessus et à modifier leur destins en cherchant à mobiliser différents acteurs. De fait, si elle ne retenait pas particulièrement l’attention des touristes, pourquoi ces acteurs se sont donnés tant de mal pour la faire durer ? Effectivement, les chambres agricoles, le CIGC ou le CRT ont essayé tour à tour de faire tenir ensemble différents acteurs autour de la valeur patrimoniale et touristique du Comté, cherchant ainsi à se donner les moyens de continuer à faire le lien d’un produit et d’un territoire et de représenter, afin de rendre présente, une communauté humaine de pratiques et de valeurs.

151 cf. : A propos du patrimoine agriculturel rhônalpin., Actes des rencontres régionales des 13 et 14 novembre 1997, Ministère de l’Agriculture, Mirabel, p. 32-34.

152 Y compris du CIGC, en 1979 M. Vallet –alors président- avouait qu’il ne savait rien de cette route. Dans cette perspective, l’origine franc-comtoise du Comté apparaît être le produit d’intéressements d’acteurs et d’institutions, cela dès le début du XXème siècle avec l’institutionnalisation de la filière Comté par les acteurs politiques (et/ou) agricoles locaux. Dès lors, cette socio-histoire replace Les Routes du Comté dans une dimension processuelle, font-apparaître des écarts entre un projet innovant présenté actuellement et des précédents que je re-constitue aujourd’hui, et voir comment ce qui précède continue d’agir sur le présent. Pour commencer à nouveau, ces acteurs doivent qualifier ce qui précède. Ce faisant, ils définissent leur action -comme vu précédemment- à la fois en continuité mais aussi en rupture par rapport à un passé qu’ils réinterprètent. Il s’agit donc pour ce groupe de reconnaître un héritage et d’essayer de tirer une leçon du passé, afin d’échapper à un nouvel abandon du projet. Il est donc nécessaire d’éviter d’être trop « petit » (: « trop modeste », « trop basique », « trop diffus », de faire un projet amateur153) dans un « monde de l’opinion » où la « célébrité » et la « visibilité » font la grandeur (Boltanski, Thévenot, 1991 : 223-224). Pour se démarquer des précédents, cette re-mise en route se fait par un déplacement du programme initial, qui est traduit par le changement de son nom, mais aussi le changement de son territoire de référence et l’arrivée de nouveaux partenaires. L’inauguration se présente alors comme le lieu de l’institution/coproduction d’un nouveau territoire touristique et d’un nouveau fromage culturel.

I. Dire et faire la relance d’un projet collectif. A. Un « objet partagé ». L’interprofession, maître d’ouvrage du projet jusqu’en 2006, réunit les mêmes partenaires institutionnels que pour La route du Comté : le CPPR, le CRT et les CDT Doubs et Jura, les organisations consulaires, mais également des nouveaux : le Conseil Régional, le Massif du Jura, l’Europe (à travers la participation de la DATAR), le Conseil Général de l’Ain, le Ministère de la Culture (DRAC), et de nouvelles organisations touristiques : le Ministère du Tourisme (la DRT), le CDT de l’Ain, la Fédération Régionale des Offices du Tourisme, et d’autres fédérations de producteurs (les FDCL, les comités interprofessionnels du Bleu de Gex, du Mont d’Or et du Morbier : autres fromages AOC de Franche-Comté). Ce projet rassemble donc des acteurs divers qui s’intéressent au Comté pour servir des objectifs hétérogènes renvoyant à leurs intérêts propres. Comme le précise Jean-louis

153 Entendu dans le sens négatif du terme, c’est-à-dire opposé au professionnalisme : « c’était du bricolage !» (responsable du service tourisme au Conseil Régional). Tornatore (2000), le « partage » d’un objet signifie une coopération autour de lui mais aussi une division, puisqu’il est « constamment travaillé par cette hétérogénéité ». Ce fromage ressort alors lui-même composite de cette « traduction » : il prend des qualifications différentes -pouvant même être contradictoires- selon la place que ces acteurs occupent par rapport à lui, et passe ainsi du statut d’outil de développement économique des territoires et de la filière, de preuve de l’authenticité d’un territoire, d’instrument pour transformer les identités (toujours pour ces mêmes acteurs), à celui d’objet culturel porteur de l’histoire d’un groupe (à protéger et à valoriser pour les territoires, le tourisme et le CIGC, à étudier dans sa constitution présente pour moi et l’ethnologie à la DRAC). C’est aussi un objet prétexte au dialogue entre « producteurs » et « consommateurs » pour la DRAF qui constate une rupture de leur lien suite à la dite crise de l’ESB, et enfin un aliment pour les touristes- consommateurs154. Le Comté est donc un objet hybride constitué par des réseaux qui le mobilisent et le qualifient différemment pour répondre à des attentes multiples.

B. Histoire d’un nouvel intérêt commun. Toutefois, les opérations de « traduction » ont souvent pour effet de faire violence à l’hétérogénéité qui est à leur principe pour mettre en valeur le lieu/lien commun. Une attention particulière doit donc être portée à la manière dont l’histoire officielle de la relance (re)définit ce nouvel intérêt collectif. Comme l’indique cette énumération des partenaires, les collectivités territoriales interviennent cette fois directement dans le projet, constituant même les alliés principaux du CIGC avec la DRAF, ce qui annonce une alliance pour la coproduction d’un terroir. Pour relater autrement le réveil de cette route, c’est l’histoire d’une rencontre entre Mme Bernard (responsable du secteur tourisme au Conseil Régional) et M. Bret en 2000 qui est exprimée dans certains entretiens et dans la presse locale. Le Conseil Régional attendait que quelqu’un relance cette route touristique, car « cela fait longtemps que la Région a identifié la force du Comté. Le Comté a une excellente notoriété donc on se raccroche à lui. (…) Il faut que les gens fassent le rapprochement Comté-Franche-Comté et donc qu’ils s’arrêtent » (Mme Bernard en entretien). Mais c’est d’une façon probante à partir de la « réunion fondatrice » rassemblant les partenaires actuels, qu’à l’inauguration M. Bret fait commencer l’histoire de la relance, jouant ainsi sur l’immédiateté et l’évidence de cette alliance pour le développement de l’offre touristique régionale autour du Comté.

154 Aliment qui se décline également au pluriel : il est à la fois qualifié en « produit de terroir », « de luxe », produit en lien avec le passé, comme « vrai » fromage qui a du goût, ou encore en produit « industriel ». « L’idée nous est revenue de relancer cet outil touristique ; alors je dois dire que les motivations du Comté ont rejoint celles de nos partenaires (…)Donc je dois avouer que je ne sais plus exactement l’histoire, mais c’est que y’a eu une réunion fondatrice qui s’est tenue à la DRAF il y a à peu près 2 ans, avec les partenaires actuels qui ne nous ont jamais quitté, (…) vraiment je pense que la collaboration a été exemplaire (…) on s’est tout de suite compris (…), les termes de l’échange étaient simples (...) Le Comté a besoin de toucher des consommateurs de manière humaine avec du contenu et nos partenaires régionaux, eux ont besoin peut-être du Comté pour faire venir plus de touristes, pour que la région bénéficie en quelques sortes de la notoriété, de l’image acquise par le Comté. En posant le problème fédérateur155 lors de la première réunion des Routes du Comté, M. Bret a nettement montré qu’il était dans l’intérêt de chacun -mais surtout des collectivités territoriales, des institutions touristiques et du Comté- de lier la communication du Comté à celle des territoires. En associant ces deux entités, ce fromage pourra gagner des consommateurs en apparaissant comme un produit ancré dans un espace (identifiable et expérimentable par les sens), et les territoires eux, bénéficier de la notoriété et des valeurs du Comté -par la relation de réciprocité et de trans-formation de ce réseau d’attachements : un objet Comté défini et tenu par les réseaux de liens qu’il contribue lui-même à faire tenir. Cette alliance serait donc analysable comme la recherche d’un compromis entre une « cité » territoriale qui -comme la « cité domestique »156- valorise ses attaches locales et un « monde de l’opinion », dans lequel le Comté est « grand » puisqu’il bénéficie d’une renommée internationale et la Franche-Comté « petite » puisqu’elle « souffre d’un déficit de notoriété » (Mme Bernard en entretien), « n’a pas d’image » (coordinateur des Routes du Comté) et doit donc être débanalisée, re-localisée. Le Massif du Jura quant à lui est considéré comme étant « plus porteur » que cette dernière, même si l’Etat veut lui faire- acquérir une plus grande « notoriété »157.

155 La « problématisation » est selon Michel Callon (1996), la phase au cours de laquelle un acteur énonce un problème commun qui vise à rassembler différents réseaux. En montrant aux autres les raisons pour lesquelles ils doivent participer à ce projet pour atteindre leurs objectifs propres, et en leur indiquant la manière dont collectivement ils vont procéder pour atteindre ces objectifs, il rend ainsi le Comté et le projet indispensable à leur devenir. 156 Les valeurs de la « cité domestique » sont valorisées sur ce terrain, mais plutôt qu’au registre de la « maison », celui de territoire est plus pertinent pour argumenter ce propos et rendre compte de cette relation particulière des AOC, de celle du Comté en particulier, à un territoire. Ceci tout en considérant les similitudes qu’il y a entre ces deux régimes de qualifications. En effet, tout au long de ce texte, il s’agira de préciser la spécificité de cette qualification territoriale et la manière dont elle croise différents registres. 157« On s’attachera à conforter ces AOC (promotion, qualité…), à améliorer leur insertion dans l’environnement, à renforcer leur impact en termes de notoriété pour le massif. » (Convention Interrégionale de Massif du Jura. 2000-2006 : 5) En répétant cet intérêt bien compris, voire cette nécessité unanimement partagée le jour de l’inauguration, le directeur du CIGC donne à lire l’« espace de négociations » (Callon, 1988) dans lequel le Comté touristique circule, rassemble à nouveaux ces différents réseaux qui ont été réunis alors, et célèbre ce projet collectif exemplaire autour de la mise en tourisme du Comté et de son élection d’emblème d’un « terroir ».

C. S’attacher au Comté pour coproduire un terroir. Le logotype des Routes du Comté traduit le lien intime du Comté à un territoire « naturel » et de moyenne montagne, si bien que l’espace et le Comté se définissent réciproquement à travers ce logo. La reprise du logo du Comté pour un projet touristique entraîne sa transformation. Le « symbole » du Comté (« clochette verte ») a été gardé -selon le coordinateur des Routes du Comté en entretien- pour « maintenir une filiation avec le Comté » (idée de transmission qui tient encore d’un registre domestique), mais jugé « très massif très carré » ce signe a été modifié en vue d’en faire « quelque chose de plus frais, entre guillemets de plus touristique, qui inspire l’itinérance». Il a donc été orné de petites feuilles vertes et d’un « soulignage très vallonné » qui rappelle les reliefs du Massif Jurassien, la forme des caractères -en italique- et la couleur verte, invitent les visiteurs à se promener dans un « cadre vert et printanier ». Les reliefs et la verdure alliés au logo du Comté indiquent la manière dont ces Routes rendent un produit et son territoire indissociables. Si à travers les Routes du Comté et les autres programmes qui se mettent en place en 2000 (la route du fromage du Haut-Jura, promotion fruitière, club de gastronomie et terroir), le Comté touristique est particulièrement sollicité aujourd’hui, il semble effectivement que ce soit autour de la notion de « terroir » à laquelle il est associé, que ces différents acteurs se réunissent. Il ne s’agit donc plus -selon Mme Bernard en entretien-, de communiquer « directement s ur le produit » mais « sur ce qu’il y a derrière», à savoir le « terroir » comme lieu de réunion d’un espace de négociation, d’un territoire et d’un produit re-qualifiés. Ces acteurs ont donc trouvé un intérêt commun à faire-faire et re-définir les liens (environnementaux, sociaux, culturels, biologiques, économiques, techniques et touristiques) du Comté et de son territoire, afin que chacun sorte identifié et grandi de cette alliance. Alors que le PIB du Massif du Jura commence à diminuer158, développer le secteur du

158 « Les activités notamment la lunette ont tendance à stagner, voir à régresser et si on veut maintenir un taux de chômage bas et un niveau d’activité sur le territoire élevé, on a plutôt intérêt à essayer de développer le tourisme parce que c’est le secteur sur lequel on a les plus grandes marges de progrès possibles ». (Idem.). tourisme -en redéfinissant des liens entre ces deux entités jusqu’à porter le Comté « en emblème » du Massif159-, représente un moyen de créer de nouveaux emplois et d’éviter une déprise de ce territoire de montagne. On voit donc comment cette notion, mobilisée par l’INAO pour authentifier une AOC, est ici re-convoquée pour faire l’authenticité et la dimension patrimoniale d’un territoire touristique, identifié -comme une AOC- par un ensemble hybride de « facteurs humains » et « naturels ». Toute la nécessité réside alors pour des collectivités qui désirent développer leur activité touristique, mais aussi maintenir une activité économique et des populations sur leur territoire, dans un faire faire-faire leur différence et une nouvelle identité en s’appropriant un patrimoine.

II. Le passage du singulier au pluriel. Ce changement de nom indique le déplacement opéré entre les deux projets et la volonté de les distinguer. Reste à saisir (pourquoi et) comment ?

A. Une route qui n’en est plus une ! Dès la seconde réunion des Routes du Comté (3. 10. 2000), les partenaires s’accordent pour repenser la forme de ce dispositif. Ils critiquent de manière unanime « les défauts de ce concept Route » très/trop répandu et donc « banal », ne correspondant pas aux pratiques des touristes car « une route est rarement consommée sur le mode itinérant », surtout ils renoncent « au principe de circuit » pour son caractère exclusif. « Accepter l’idée d’une Route sans circuit, c’est aussi s’épargner des décisions potentiellement polémiques. En fait, ce vocable de Route ne doit pas, par réflexe, nous amener à proposer un tracé routier. Il faut faire preuve d’imagination et nous libérer du modèle conventionnel de Route, au sens linéaire du terme » (compte-rendu de réunion : 3. 10. 2000) Dans la « présentation du projet de valorisation du patrimoine » diffusée à tous les partenaires en février 2001, le nouveau nom est lancé : « Les Routes du Comté ». Même si « l’option « itinéraire » est abandonnée, le terme Route est gardé en raison de son impact et sa capacité suggestive », puisqu’il est « synonyme d’une offre « abondante » sur un large territoire. ». Le pluriel est adopté pour traduire « la volonté de ne pas écarter des initiatives (…) pourvu qu’elles tendent aux objectifs annoncés ». Les Routes du Comté

159 « Il a une image très positive auprès des consommateurs (…) par rapport aux productions industrielles c’est un produit qui a une image artisanale, qui a du goût, qui est cher en terme de produit et on associe le prix à la qualité, donc il est, oui c’est un bon vecteur de communication quoi. » (Commissaire du massif du Jura). changent alors de forme pour prendre celle, non plus d’un tracé linéaire qui traverse le Doubs et le Jura en excluant les autres sites de production qui ne sont pas sur la route, ou dans son inverse d’un tracé trop complexe pour les utilisateurs, mais d’un réseau qui rassemble l’ensemble des initiatives touristiques en lien avec « le terroir » sur toute la zone AOC. Le territoire mis en route n’est alors plus seulement le Haut-Doubs et le Haut-Jura présentés comme le « berceau du Comté », mais la zone AOC entière, appelée en 2002 « pays du Comté ». Ce nouveau dispositif est donc bricolé à partir de la reprise d’un ancien format touristique, d’une critique de ses limites et de l’invention d’un moyen de sortir de ses contradictions.

B. Une vocation plurielle. 1. D’un produit touristique à un projet de développement local « durable ». Dans le « programme-cadre » des Routes du Comté (Nansen développement160, 2002) qui planifie les axes stratégiques et les actions à mener entre 2002 et 2006, le nouveau projet apparaît davantage qu’à l’inauguration en rupture avec l’ancien. Il s’agit clairement d’opposer la vie et la mort : les Routes du Comté étant qualifiées de « programme de revitalisation de feu La Route du Comté ». Ce « projet ambitieux » (titre de l’introduction) s’appuie sur « une base : la Route du Comté » un projet touristique stricto-sensu, mais a une « ambition plus large » (Idem. : 8). Si « La Route du Comté a été au cours de ces dernières années un produit touristique modeste, comprenant un itinéraire fléché par des panneaux installés il y a 20 ans et donc en partie obsolète (…et) un document d’accueil .» (Idem. : 3), il s’agit aujourd’hui de faire plus. De réaliser une « association durable » pour « lier durablement la mise en tourisme avec la réalité et l’authenticité d’un territoire » (en gras dans le texte, Ibid. : 8). Le pas de côté mis en valeur par rapport aux précédents semble être celui de l’union pour la réalisation d’un projet sur le long terme, un dépassement des frontières institutionnelles et une « association de compétences diverses » pour la construction « collective » de ce projet, illustrant jusque dans la manière dont il est constitué les « valeurs essentielles de solidarité» (Ibid. : 5) et de transmission emblématisées au sein des Routes du Comté. Ces dernières apparaissent donc, à l’heure du développement durable, comme un « nouvel et précieux outil d’aménagement et de développement local » (Idem. : 9). L’ « ambition » de ce programme est aussi d’utiliser un projet touristique pour résoudre des problèmes non plus « seulement » d’ordre économique mais aussi identitaire.

160 Nansen développement est le nom de la société indépendante du coordinateur des Routes du Comté : Nicolas Bouveret. Cela en rendant possible la « promotion » du « patrimoine » mais aussi son « appropriation » par la population dite locale. Le choix du nouvel intitulé signe « la nature plurielle de sa vocation » : puisqu’il devrait permettre de mettre en valeur un « patrimoine collectif » (la filière Comté et de manière plus générale la « gastronomie régionale », mais aussi l’artisanat local et les paysages) pour contribuer à la fois au développement économique161 de ce territoire et de l’agriculture, au « maintien ou la création d’emplois liés au tourisme dans la région» ainsi qu’à une relance de la consommation du Comté162, mais aussi de faire « s’approprier » son « patrimoine » à la population locale dont « le Comté et sa filière constituent un élément identifiant fort », et enfin d’enrôler les acteurs locaux dans « ce projet collectif identifiant » pour en faire des « acteurs du développement tant local que régional ». Créant ainsi de nouvelles forces actives pour le développement socio-économique actuel et futur, et cherchant ainsi à rendre effectifs leur attachement au Comté et à un territoire, ce programme cherche à agir sur la re-présentation de soi des « francs-comtois » et des producteurs, les constituant en médiateurs et en porte-paroles du lien du Comté à son territoire. « Les acteurs de la filière fromagère doivent aujourd’hui être considérés non pas seulement dans leur dimension économique, mais également comme témoins d’une histoire, présentant une organisation sociale solidaire originale, vivant en symbiose avec son environnement, expression des contraintes naturelles du massif jurassien, mais aussi modelant les paysages, structurant l’activité villageoise et témoignant d’un patrimoine culturel spécifique » (Ibid. : 8)

2. Faire Faire-faire du « Nous ». D’après Yves Goguely, Les Routes du Comté sont effectivement à diriger « d’abord » vers la population locale, désireuse de connaître son patrimoine, et plus largement à faire utiliser le « regard de l’autre » pour lui faire « redécouvrir son identité »163, renforcer le

161 « “Les Routes du Comté poursuit un objectif économique bien compris. C’est, pour la zone AOC, une vitrine touristique très attractive. Il ne faut pas oublier que la part du tourisme dans le PNB français est aujourd’hui deux fois plus importante que la part de l’agriculture”, rappelle Jean-Jacques Bret, directeur du CIGC. » (Carnet de Routes, N°1). 162 « Cette valorisation du pays du Comté sera également bénéfique au Comté lui-même. Faire venir davantage de visiteurs qui découvriront le Comté chez lui, c’est construire un réseau d’ambassadeurs, de prescripteurs et de consommateurs indéfectibles . » (Carnet de Routes, N°1) Marquant localement l’extension de la notion de patrimoine rural. 163 Titre d’un article : « Redécouvrir son identité dans le regard de l’autre » cosigné par M. Bret et M. Goguely, paru dans le premier numéro du « bulletin d’information » des Routes du Comté : Carnet de Routes diffusé sur le site Internet du programme. sentiment d’appartenance des francs-comtois à une région et des producteurs à une filière : à rendre présente une identité partagée constituée autour du Comté et du tourisme. « Les valeurs de la filière représentent un capital qu’il nous appartient d’entretenir. On parle volontiers de solidarité, d'artisanat, d’authenticité, mais il faut veiller à ce que ces mots ne deviennent pas de simples incantations. Or, notre Massif n’est pas une réserve ; la société est aujourd’hui très ouverte (…) Cette modernisation des esprits est nécessaire mais nous devons également veiller à ne pas perdre ce qui a fait et ce qui fait encore notre force, notre spécificité. C’est là l’intérêt, essentiel à mes yeux, d’un programme tel que Les Routes du Comté. On sait aujourd’hui que le tourisme, c’est-à-dire le regard de l’autre, est un miroir précieux qui nous renvoie l’image d’une richesse que l’on se prend, parfois, à oublier (…)la présence des visiteurs contribue elle-même énormément à l’affirmation de ces identités régionales. Sentir sur soi des regards curieux, admiratifs; constater le plaisir que l’on procure en étant simplement ce que l’on est; savoir que d’autres choisissent notre terroir pour s’y ressourcer, pour se rapprocher de l’essentiel…, c’est un fabuleux motif de fierté, et c’est ce sentiment, je crois, qui donne l’envie et la force de rester fidèle à ce qui forge notre identité. C’est vrai pour la filière Comté, c’est vrai aussi pour tous les autres acteurs de la vie rurale» (M. Goguely, Idem.). Il s’agit donc de « concerner les habitants » (entretien M. Goguely) à l’idée qu’ils possèdent un patrimoine et une identité (déjà-là) qu’ils ne connaissent pas, de leur donner envie de les « découvrir » et de se les approprier pour mieux se connaître eux-mêmes, et de se mettre en action : les célébrer en s’ouvrant aux « autres » pour les garder en vie. Mais cet objectif identitaire peut ne pas sembler tellement nouveau par rapport aux précédents : lors de la mise en place de la route du Comté, la mise en route s’est également faite par la mobilisation des habitants (via les articles de presse) par le recours au regard extérieur et à la fierté, afin de manifester un être collectif identifié qui partagent des valeurs, et de les faire devenir acteurs du développement touristique de la région, ou leur donner envie de « faire vivre leur endroit » (Idem.). Dans cette perspective de concernement/investissement (Callon, 1996), ces deux routes sont comparables aux écomusées puisqu’elles permettent à la fois de valoriser un patrimoine et d’agir sur les identités afin de rendre ce patrimoine manifeste, même si elles laissent une plus large place au rôle de « l’autre ». Au travail exclusif de « sauvetage et d’enregistrement des héritages » s’ajoute selon Dominique Poulot (1998 : 57), « une entreprise de révélation et d’interprétation », qui vise à une « prise de conscience des sociétés par elles-mêmes, grâce à la mise au jour (interminable) de leur(s) culture(s) ». Dominique Poulot illustre d’ailleurs également ce processus de re-présentation et de « révélation de soi » -de « maïeutique des identités communautaires » (Ibid.: 62)- par la métaphore du miroir : les écomusées « se veulent « un miroir où une population se regarde, pour s’y reconnaître » (Ibid. : 58). Enfin, ces deux routes illustrent une volonté de révéler une identité déjà-là, de sauvegarder une différence, sans dire qu’elle est redéfinie actuellement par cet article notamment, qui représente une interprofession en train de tenter de faire advenir un « nous » construit à partir de valeurs et d’objectifs contemporains, ou de réorganiser le récit d’une communauté en fonction d’un nouveau lieu d’énonciation, où elle se pense et se réalise.

C. Gérer l’unité et la diversité pour la transmettre demain. 1. Une opération de patrimonialisation/co-production d’un « terroir ». Si l’alliance des deux contraires que sont « L’unité et la diversité » est le slogan de la construction européenne, elle est aussi constitutive de ce programme touristique. Son nom déjà -Les routes du Comté ou les routes qui mènent à la découverte du Comté-, signifie une volonté de « valoriser la diversité » des initiatives (« de la plus modeste à la plus professionnelle ») prises localement pour montrer/faire-faire le « patrimoine collectif » qu’est le Comté (programme-cadre : 10), mais aussi plus largement le « terroir » « qui englobe non seulement l’activité Comté (production de lait, transformation et affinage), mais aussi les activités des autres filières fromagères (Morbier, Mont d’Or, Bleu de Gex notamment) et tout ce qui participe de la valorisation du monde rural au sens large : artisanat, gastronomie, hébergement de caractère, tourisme rural, manifestations thématiques, mises en avant des sites naturels et de leurs richesses biologiques… ». Il s’agit donc de « fédérer » les « initiatives existantes » afin de leur donner une plus grande « visibilité », de dire autrement l’unité de la mise en tourisme du Comté, mais aussi et surtout celle du « monde rural ». Une identité résumée par le terme de « terroir » qui permet de patrimonialiser l’ensemble d’un territoire, l’espace dit rural, à l’appui de ses « prises » plurielles et hybrides. Dans le contexte de l’engouement des acteurs institutionnels et politiques pour le « développement durable » et donc de la prise en compte de l’avenir (incertain) dans les prises de décisions, ce programme apparaît comme un moyen de faire-faire -et ce faisant de reconnaître- la dimension patrimoniale des produits de terroir, des paysages, ainsi que des hommes -les producteurs et les francs-comtois qui sont « témoins d’une histoire » (Opcit.)-, et par extension de l’ensemble de cet espace dit rural164, afin de pouvoir non pas les conserver intacts mais les transmettre dans leur vie aux « générations futures » (M. Goguely, inauguration). Ici le principe d’association des personnes et de qualification des êtres s’opère par la mise en critique d’une « cité industrielle » face à l’impératif de transmission d’une écologie -ou un ensemble hybride humain et non-humain- aux générations futures. « Mais il y a aussi le devoir qui nous est fait, comme à tout patrimoine, de transmettre à nos descendants, et dans ce sens il est nécessaire qu’il rayonne, q u’il attire les touristes et les consommateurs et nous savons combien le repli sur soi est aussi confortable à court terme, que destructeur à long terme. (…) La solidarité est partie prenante de notre identité, et elle intervient également vis-à-vis des futures générations. Transmettre à nos enfants un terroir vivant, une économie rurale dynamique, des bâtiments industriels, agricoles ou religieux en bon état, un paysage ouvert : avec nos prés bois traditionnels entretenus ouverts, avec des verts : ces verts si resplendissants. Transmettre tout cela à nos futures générations appèle nécessairement du dynamisme et une volonté d’accueil, un mouvement de partage, vis-à-vis de ce capital dont nous sommes si fiers. » (Idem.) Si ces acteurs définissent cet espace et surtout cette communauté humaine franc- comtoise contemporaine -représentée par l’utilisation du « nous »- par ce qui les relie : au passé, au futur et à un ensemble hybride; il semble que cette valorisation/coproduction d’une diversité patrimoniale ainsi que la prise en compte des êtres multiples qui peuplent ce monde dont les « générations futures » -et donc le changement de sens du regard patrimonial non plus du présent vers le passé, mais du présent et du futur souhaités vers des êtres du présent et du passé- entraînent une extension des objets patrimoniaux à transmettre. Dans cette énumération/coproduction de la diversité des objets appelés à représenter ce collectif, l’« industrie » (les « bâtiments industriels ») n’est pas mise de côté. De plus, le fait que ces objets patrimoniaux ne soient justement plus seulement des objets, mais qu’ils soient vivants ou en activité entraîne un changement dans leur traitement. S’il est impossible à ce groupe d’acteurs de les faire entrer entièrement dans les musées (le paysage et les producteurs par exemple) et de les conserver en l’état comme des témoins du passé, il a le « devoir » de les gérer activement ou de les (faire se) maintenir en vie pour les (faire-) transmettre demain.

2. Figurer une chaîne de médiateurs qui relie(nt) le Comté à son « terroir » et le rôle du tourisme dans la préservation de cette diversité : guide des Routes du Comté 2001.

164 Ainsi, cet exemple marque localement l’extension de la notion de patrimoine rural aux produits de terroir, aux paysages et à l’ensemble du monde rural repérée par Jean Davallon, Cécile Tardy et André Micoud (1997). C’est ainsi que le guide 2001 des Routes du Comté (annexe 9) rompt avec la démonstration directe du produit, ne figurant plus le Comté désolidarisé de son environnement social, naturel et contemporain et porteur d’une valeur patrimoniale intrinsèque, comme serait conservé un témoin du passé dans un musée165. Au contraire, c’est un fromage réinséré avec ses contextes -sociaux, historiques, techniques, économiques, biologiques, etc.- de production qui le relient « de la prairie au plateau de fromage » (brochure 2004a) et même un espace dans son entier -le Massif du Jura et la Franche-Comté dans leur dimension rurale- qui est présenté aux visiteurs, et patrimonialisé comme nouveau « berceau du Comté » (brochure 2004b). Dans le paysage qui compose la couverture du Guide 2001 aucun homme n’apparaît, cependant les « balles rondes »166 de foin et les empreintes des roues de tracteurs constituent des traces qu’il y a laissées. Une autre photographie présente des enfants dans un champ avec une animatrice167 représentant ainsi les activités touristiques des Routes du Comté mais aussi le rapport qui est en train de se construire ici entre les « générations futures » et l’environnement, par un faire se faire-faire attention aux enfants à la préservation de la diversité floristique. La figuration, sur les deux autres cadres, d’un fromager pris en train de travailler et d’une cave d’affinage achève de figurer le Comté par -et dans- son environnement hybride à la fois paysager, culturel, social, technique et touristique qui le constitue. En permettant aux visiteurs de découvrir une production, certes rattachée au passé par la mise en valeur d’outils anciens mais aussi active, innovante et intégrée dans son environnement hybride, Les Routes du Comté semblent partie prenante plus généralement de l’extension de la notion et de l’exposition des biens patrimoniaux, et apparaître comme un outil de valorisation/coproduction d’une production, cousu-main pour : non pas la figer mais, au contraire, accompagner son devenir voire lui assurer un avenir, en continuant à l’adapter aux évolutions de l’agriculture, des techniques, du marché, des attentes sociétales, etc. Si l’institution muséale a été créée dans le but de rendre publique les œuvres du patrimoine national, elle a connu paradoxalement des phases de replis sur elle-même, durant lesquelles

165 Toutefois, dans la multiplicité des lieux d’exposition fédérées par ces routes, certains musées se concentrent sur l’exposition de la production fromagère dans ses liens au passé sans montrer son évolution actuelle : la fruitière 1900, l’écomusée de Trépot, et la fruitière exposée au musée des maisons comtoises de Nancray. 166Forme de bottes de foin, en forme arrondie. La production de balles rondes est selon les dires d’un agriculteur incitée et subventionnée par la DRAF. Cet exemple illustre la manière dont on produit (ou fait produire) un paysage type par convention. 167 Florence Compagnon qui, employée par le CIGC, participe au « programme terroir » en comptabilisant les espèces floristiques, et gère aussi au côté de Nicolas Bouveret l’administration des Routes du Comté. elle limitait l’accès aux œuvres pour les protéger des dégradations occasionnées par leur exposition168 ; dans le cas présent, l’exposition de cette production patrimoniale paraît être un moyen de la préserver dans sa vie, de la faire durer. La pédagogie-communication que l’interprofession développe en direction des destinataires-enfants ces dernières années, sous la forme d’intervention169 dans -ou avec- les écoles, permet à partir du Comté d’aborder les problématiques environnementales, la découverte d’un patrimoine et de former et faire se former les jeunes et futurs consommateurs170 à la reconnaissance et la préservation de la diversité des goûts.

III. Mettre le public au centre de la scène pour l’engager et le faire se faire-participer. La représentation centrale d’enfants au sein de la couverture du « guide » 2001 et la phrase invitant les lecteurs à se mettre en route « Partez à la découverte des Routes du Comté »171, ou encore celle qui sur le Guide 2002 (annexe 10) conseille aux lecteurs : « Réveillez tous vos sens ! » pour leur faire se faire percevoir le lien naturel du Comté à son territoire re-présenté par un gros plan de fleurs dans un champ, figurent cet engagement du public dans le but de les faire participer aux Routes du Comté172, et montre aussi la place centrale qui lui est réservée dans la constitution de ce dispositif. Autrement dit, le geste qui consiste à exposer les visiteurs en train de parcourir ces Routes -entamé en 2001 mais plus spécifiquement en 2003 (annexe 11)- ou à s’adresser à eux pour leur indiquer la manière dont ils doivent se faire-agir (annexe 10), se veut performatif. A. Un changement de public et de cadre de la représentation. Ce geste représente aussi des institutions partenaires qui dirigent leur attention vers les touristes et pour qui la présence de ces derniers sur ces routes est problématique. Si la route

168 Séminaire de DEA de muséologie, Loïc Etiembre. 169 Normalement la publicité dans les écoles françaises est interdite, la question n’est pas soulevée ici, il s’agit d’éduquer et faire s’éduquer les enfants à l’environnement. 170 « Les jeunes des écoles sont de ceux qui ont soif de découvertes après quelques expériences ponctuelles réussies, le CIGC a décidé de s'adresser plus systématiquement aux jeunes en s'appuyant sur un ''binôme pédagogique'' (…) qui, à la demande des enseignants interviennent dans les classes mêmes, auprès des enfants des écoles primaires mais aussi auprès d'étudiants étrangers en visite dans notre région. Ce travail de découverte et d'initiation doit être considéré comme un investissement, coûteux mais nécessaire, et qui mérite d'être encore développé. Les enfants accueillent volontiers les ''voyages'' qui leur sont proposés au pays du COMTE, découvrent avec plaisir leurs propres capacités de reconnaissance des saveurs et des arômes, et décrivent avec gourmandise les différents COMTES qu'ils dégustent. Ils apportent un beau démenti au pessimisme sur la perte du goût du vrai et nous laissent espérer un monde encore riche de sa diversité. Encore faut-il aller vers eux ! » (article apprendre le Comté, Les Nouvelles du Comté, novembre 2000) 171 Dans une écriture italique qui traduit également ce mouvement vers l’avant. 172 Loïc Etiembre décrit ce processus dans sa thèse (2002 : 427). du Comté s’adressait aux « citadins » lorsqu’elle était prise en main par la profession agricole, puis aux « touristes » entendus comme ceux qui ne sont pas de la région lorsqu’elle était gérée par le CRT, Les Routes du Comté qualifient aussi les visiteurs de « touristes » mais dans une autre acception : le nouveau programme s’adresse à la fois à la population locale, aux allochtones, et aux « consommateurs ». Entre 1972 et aujourd’hui, le public auquel s’adresse ce programme a donc changé plusieurs fois, ce qui traduit des modifications de cadre de la représentation de la dimension patrimoniale du Comté. Si dans un contexte d’exode rural, de déséquilibre d’ordre démographique entre ville et campagne et de montée du productivisme agricole, on cherche à faire se rencontrer « citadins » et « ruraux » autour d’un objet à travers des prises qui le lient à un passé et à une nature ; dans un contexte de crise de la « sécurité alimentaire » (M. Bret en entretien), de redéfinition de l’identité de la filière Comté et de la Franche-Comté, on tente plutôt de faire se rencontrer les « consommateurs » et les « producteurs » autour d’une AOC lié à un terroir contemporain, de répondre à la « demande de traçabilité» en montrant une agriculture exemplaire : qui n’a pas de mal à y répondre « puisqu’elle a toujours eu de bonnes pratiques » (M. Goguely en entretien). Dans les deux cas, il semble que ces acteurs aient recours au tourisme et à l’exposition-production d’un patrimoine afin de « relever le défi d’un tissu social déchiré » (Poulot, 1998 : 63), de revitaliser des territoires en déficit de reconnaissance et de re-qualifier le Comté face à la concurence. A travers la visée de faire s’approprier son patrimoine et son identité par la population locale, elles cherchent aussi à montrer une région « authentique »173 à des « touristes » de plus en plus en quête de « véritable », de « vrai » selon M. Goguely, qui se livre en entretien à une analyse de l’évolution du tourisme, opposant deux types de touristes proches des figures -quelque peu caricaturales- de l’intelligent et de l’idiot : « Le touriste évolue. Hier encore, les gens qui vont se dorer comme les côtelettes au soleil sur la plage, un coup dessus un coup dessous bon. Mais vous avez des gens qui aujourd’hui essaient de faire de leurs vacances des vacances intelligentes, et qui cherchent à découvrir des choses. Alors on ne drainera pas les gens de la Côte d’Azur : les gens qui vont se dorer

173 La campagne de communication 2002-2006 du CRT présente une région « authentique » puisque identifiée en nature et en culture : présenter la fabrication de ce fromage dans les fruitières permet en effet, selon le directeur marketing du CRT, de répondre au désir des touristes de « découvrir une culture vivante », qui a su garder des « traditions », et qui vit en harmonie avec un cadre de « nature préservée ». L’intitulé de ces dispositifs de communication « Désirs d’authenticité » traduit d’ailleurs la place centrale qui est réservée au public dans la constitution d’un territoire touristique. les côtelettes comme on dit, on les aura pas ici. Mais c’est, y’a une autre forme de tourisme qui aujourd’hui se développe. Les gens sont comme pour la nourriture plus demandeurs de véritables découvertes, de véritable, d’authenticité (…) Et je pense qu’une région comme la nôtre qui a vraiment des atouts extraordinaires à faire valoir est pas mal située pour essayer de récupérer ces gens qui cherchent, qui cherchent des racines quelque part, qui cherchent… je pense que ça c’est pour nous un enjeu, ou un challenge qui mérite d’être relevé. ». Le programme-cadre des Routes du Comté souligne aussi « l’évidence » du fait que la « motivation essentielle » des touristes contemporains est : « la découverte d’un patrimoine », le désir de se « ressourcer en recherchant un contact étroit avec des valeurs humaines, artisanales, naturelles et collectives, qui se dressent comme autant de remparts à « l’industrialisation » généralisée qui les entoure et qui génère une certaine angoisse de la modernité. Les Routes du Comté se proposent justement de mettre en avant auprès des visiteurs ces valeurs humaines qu’ils recherchent tant. En multipliant et en facilitant les opportunités de rencontres et de découverte » et en permettant d’« étancher de manière précise (mais également variée) la « s oif de terroir » dont témoignent les touristes d’aujourd’hui » (programme-cadre : 12).

B. Figurer le déplacement du public et la transformation de l’espace public représenté. La campagne de communication des Routes du comté 2003 et 2004 (annexe 11), par les dépliants mais aussi des affiches disséminées sur les routes de la zone AOC, marque une rupture par rapport aux autres. Elle ne représente plus le Comté en produit fini ou en train d’être fabriqué, entouré de verdure et de montbéliardes, ou encore en lien avec le passé, figurant ainsi un produit dit de terroir, mais elle représente une famille en voiture sur le dos d’une vache -à robe tachetée blanche et marron. Ce dispositif implique plus directement le visiteur : le place au cœur de l’évènement et l’incite à se mettre en mouvement et à « Réveillez tous vos sens ! », pour lui faire découvrir un monde, qui rend apparemment joyeux petits et grands. Cette campagne de communication propre à « mettre en relation des acteurs sociaux avec des objets patrimoniaux » (Etiembre, 2002 : 435) marque un virage dans la manière dont on donne à expérimenter un patrimoine, puisque la présence des visiteurs dans l’image, leur indique que c’est à eux de jouer la scène qui est représentée afin que la rencontre se produise. Cette image re-présente un double déplacement du public : un qui vise toujours à le faire circuler sur les Routes du Comté, et un qui cherche à faire entrer le lecteur dans la scène pour devenir non plus spectateur extérieur à ce qui se passe, mais acteur ou sujet qui joue un rôle moteur dans la constitution du sens patrimonial. Lequel se produit dans ses relations avec l’environnement hybride qui l’entoure, mais aussi sensiblement dans son corps. Cette nouvelle représentation figure donc un déplacement physique que l’on veut leur faire-faire, un déplacement dans l’univers matériel et incarné de l’espace routier qui les entoure, dans un territoire intégré à la filière Comté, où les visiteurs pourront entrer en contact intime avec des vaches et la nature. Cette invitation imaginaire qui convie au premier degré les lecteurs à circuler sur le dos d’une vache convoque un mode de cheminement pour le moins différent de l’ordinaire, marquant une double rupture avec l’espace routier quotidien. Cette image indique aussi le public-cible auquel s’adresse ce programme : les familles, plus largement les automobilistes qui sont sur les routes de la zone AOC et voient les affiches des Routes du Comté, alors qu’ils sont eux-mêmes déjà sur une de ces routes. Le destinataire ainsi figuré est alors chargé d’être « performateur d’un changement de valeur et de statut des objets (…) qu’il manipule » (Etiembre, 2002 : 443), de transformer le territoire parcouru par les automobilistes, l’espace public routier en un territoire patrimonial sensible qui institue un nouveau rapport à cet espace et fait porter attention à ces usagers à la nécessité d’adopter un nouveau régime d’attention et de perception. Tentant alors de faire-changer les regards de chacun sur le(s) Comté(s), un territoire, un paysage, des habitants, des producteurs ainsi que sur soi-même, afin de rendre possible son contact avec un patrimoine. La matérialité de la route se trans-forme en dos de vache, et les in-forme moins qu’elle ne les trans-forme à leur tour en les invitant à « réveillez » leur sens et à se faire-attentifs, dans un temps et un espace, aux dimensions agricole, animale, floristique, gustative et paysagère de ce territoire. Le sens patrimonial du Comté et de son territoire non plus comme préexistant, mais comme ayant besoin d’être ressenti, et de se faire ressentir par le corps pour prendre corps. De la même manière, le programme invite les visiteurs à « aller au cœur des choses » (guides des Routes du Comté 2001 à 2004 : 3), à la rencontre des producteurs et à entrer dans les fruitières pour assister à la fabrication du Comté. Toutefois, dans les fromageries par exemple, un obstacle s’oppose à l’abolition des frontières entre spectateurs et acteurs, à la pleine entrée en scène des visiteurs. Des normes d’hygiène européennes interdisent l’accès dans l’atelier de fabrication : elles préconisent l’installation de galeries de visite qui séparent les touristes de la salle de fabrication par des vitres. Si ces dernières sont sensées barrer la route aux microbes potentiellement apportés par les visiteurs, elles scindent également et malheureusement -selon des visiteurs- le contact direct avec la fabrication et le producteur. Aussi, le CIGC ajuste sa conduite par rapport à cette interdiction d’ordre sanitaire en mettant à la disposition des fromageries blouses, « charlottes » et chaussons de protection jetables pour permettre aux visiteurs de pénétrer dans ces lieux et d’assister à la fabrication au bord des cuves et près du fromager, afin de rendre possible la proximité préfigurée par le dépliant.

C. L’entrée des Routes du Comté dans l’âge du public ? En retraçant l’histoire du patrimoine, Dominique Poulot (1998 : 55) parle de son introduction à partir des années 80 dans « l’âge du public », où l’attention alors focalisée sur l’objet et sa conservation se déplace progressivement sur la réponse aux attentes des visiteurs. Ce qui entraîne une nouvelle organisation des services du musée, une « recherche de la pertinence sociale des collections » et une modification des formes d’exposition. La « participation active aux jouissances de l’objet patrimonial » est valorisée. Le patrimoine devient alors « le support –voire le prétexte- d’échanges, de revendications, de fêtes et commémorations…(ré)inventés » (Ibid.). Ce changement de cadre de l’exposition du patrimoine abolit le grand partage entre le public et les spécialistes pour une mise en partage du patrimoine. Par le développement d’une politique des publics l’institution muséale prend en compte (toujours de manière progressive s’actualisant différemment selon les types de musées) l’émergence d’un « nouveau visiteur » aspirant au ludisme et à l’interactivité, que l’on tente de satisfaire par « l’appréhension, c’est-à-dire une forme vécue et descriptive de connaissance plutôt qu’une forme rigoureusement rationnelle » (Ibid. : 66), réduisant ainsi l’autre grand partage qui séparait les spectateurs des acteurs de la représentation. La mise en place des Routes du Comté se fait effectivement par une large place re- donnée au public. Des enquêtes marketing sont réalisées afin de mieux connaître les visiteurs, saisir leurs attentes et pratiques pour mesurer l’efficacité du programme d’une part, d’agir efficacement dans le but de satisfaire la clientèle et de faire augmenter son nombre174 en cherchant à «adapter l’offre à la demande » (programme-cadre) d’autre part. La problématique de la connaissance et de la satisfaction des visiteurs tient une place si importante dans ce programme que la réunion annuelle des Routes du Comté de 2003 a été presque exclusivement consacrée à l’exposition des résultats d’une étude sur la perception

174 La première enquête a été menée par Aviso, un cabinet d’étude lyonnais pendant l’été 2002. Cette étude est dite à la fois « quantitative » et « qualitative », puisque 50 entretiens et 471 questionnaires ont été passés dans 10 sites fédérés par ce programme touristique -à la « ferme des nouvelles » notamment-, ainsi que par téléphone, afin de saisir le point de vue des visiteurs sur le programme. qu’ont les « visiteurs » des Routes du Comté175. En figurant les visiteurs en train de circuler sur les Routes du Comté en 2003 (annexe 11), en s’adressant directement à eux en les incitant à agir et en leur indiquant la manière dont ils doivent le faire -« Réveillez tous vos sens ! »-, en les faisant s’équiper autrement de leurs sens il s’agit clairement et officiellement de les mettre en relation avec un territoire qui leur est donné à expérimenter, et de les instituer dans une position d’acteur et non de spectateur passif. Dans un article qui présente la mise en place de « la nouvelle maison du Comté »176, l’interprofession écrit effectivement sa tentative de mettre en place une nouvelle politique de communication destinée à répondre aux attentes de nouveaux publics : « assoiffés de connaissance, toujours plus curieux, mieux informés, disposant de plus de temps à occuper », et désireux de participer activement à une exposition interactive et ludique et non pas juste prêts à observer une exposition «historique » (Carnet de Routes, N°4). Ce dispositif touristique instaurerait donc un nouvel espace interprétatif, qui en posant le problème de la satisfaction et de l’identification de ses publics comme central, en opérant un recentrage sur le visiteur, correspondrait à l’orientation actuelle de la communication du patrimoine. Laquelle établit un nouveau rapport entre le patrimoine et ses publics et entraîne « une redéfinition pragmatique du statut de l’objet patrimonial » (Etiembre, 2002 : 436). Ainsi, comme l’évolution de l’institution muséale, ces deux routes seraient partie-prenante du passage d’une problématique d’exposition des œuvres où les spectateurs sont invités à venir découvrir un bien patrimonial dont le sens réside dans l’objet -et qu’il faut donc protéger des nuisances des visiteurs-, à une conception du patrimoine pour laquelle, la production du sens patrimonial s’opère dans la relation entre un public -cette fois acteur de la production du sens- et l’œuvre, réactualisée à travers les expériences intimes et partagées. Toutefois, il semble que ce ne soit pas le cas. Cette hypothèse ne prend pas en compte l’opérativité du dispositif des routes touristiques et la spécificité des produits de terroir qui sont des patrimoines en activité. Si le nouveau dispositif de communication pose plus visiblement les visiteurs en acteurs de la production du sens patrimonial ; en les faisant circuler sur un territoire jalonné des signes qui relient le Comté à son origine territoriale, et

175 Ce qui a entre autre entraîné une remarque de M. Goguely (alors remplacé à son poste de président du CIGC par M. Vermot-Desroches) qui rappelait que l’objectif de la relance des Routes du Comté n’était pas seulement de faire-venir des touristes mais aussi de développer le sentiment d’appartenance des francs-comtois et des producteurs. Dans cette optique, il trouvait dommageable que l’on ne se préoccupe que de connaître la satisfaction des allochtones. 176 Lieu d’exposition de la filière située au rez-de-chaussée du CIGC. en invitant par exemple les lecteurs à s’attabler pour déguster du Comté et du vin du Jura (annexe 7 et 8), la route du Comté posait également les visiteurs comme des sujets (de corps) de la découverte d’un patrimoine. Déjà en cheminant cette route ou en mangeant du Comté, ils réactualisent la relation particulière du Comté à son territoire. Ainsi, on peut noter des prémisses de cette entrée de ces routes dans l’ère du public en 1981 lors de la première étude réalisée sur la route du Comté et des dispositifs mis alors en place pour tenter d’intéresser les visiteurs (jeux-concours), et plus fortement encore en 1989 avec la problématique communicationnelle posée par le CRT. Il semble donc plutôt que cette redéfinition du rôle du public ne soit pas nouvelle et qu’elle soit même instituée ou préfigurée par la forme particulière de la route touristique, qui fonctionne justement à condition que les visiteurs participent activement à la scène qui est délimitée à leur usage.

Conclusion du chapitre 3. De fait, je suis davantage en mesure de comprendre comment la relance de cette route se fait à la fois en continuité et en rupture par rapport à ses précédents. Les acteurs du nouveau projet l’inscrivent dans un chaînage en montrant qu’il procède de ce qui le précède, et donc que ce projet collectif illustre dans sa constitution même, la « solidarité » franc- comtoise et la transmission qu’il met en valeur, tout en montrant -que ses acteurs ont d’autres visées et disposent d’autres moyens que ceux de la route du Comté et donc- qu’il dépasse ses antécédents. Toutefois, cette socio-histoire nous a permis de rapprocher leurs points communs. Comme vu précédemment, La route du Comté n’était pas qu’un moyen de valoriser une production et un territoire. Comme Les Routes du Comté, elle permettait aussi d’agir sur les identités, de transformer et faire-agir ses différents publics sur son système de production, de faire-redéfinir les qualités technique et territoriale du Comté, afin de refaire-faire la légitimité d’un fromage AOC et de territoires qui traversent des époques et se heurtent à des épreuves spécifiques. Qu’il s’agisse de résister contre la concurrence des fromages suisses, des emmentals de l’ouest de la France, de l’entrée des industriels dans sa propre filière, de faire communiquer « citadins » et « ruraux » comme les « producteurs » et les « consommateurs », de lutter contre l’exode rurale suite à l’arrivée du modèle dit productiviste, ou enfin de rivaliser avec d’autres régions touristiques, il semble à chaque fois s’agir pour ces différents groupes de rendre présents un patrimoine, une origine ou un terroir et des publics afin de continuer à faire faire-faire la différence d’un collectif (un « nous » en relation de réciprocité avec un ensemble nommé « terroir» ), en vue de le pérenniser. Le fait que les notables et politiques locaux aient décidé à la fin du XIXème siècle d’orienter l’agriculture franc- comtoise vers une production fromagère spécifique, que ces routes soient tantôt prises en main par l’interprofession, les chambres d’agriculture et les collectivités territoriales à travers leurs services touristiques, ou encore que M. Goguely -également membre du conseil économique et social du Conseil Régional- dise s’être « battu » pour faire travailler ensemble le CRT et le CPPR à la promotion d’un territoire par ses produits, me font penser que ces deux routes font partie d’un même processus plus vaste de co-production d’un terroir, du « pays du Comté » ou d’un territoire -agricole spécifique de la fin du XIXème siècle aux années 70 puis- agri-culturel. Enfin, le sujet d’énonciation collectif représenté et constitué par ces différents dépliants étant différemment qualifié selon les problèmes à résoudre, il semble qu’il soit à chaque fois rendu présent à des publics -que l’on tente aussi de constituer- comme pour dire qu’il entend rester attaché à son territoire. Néanmoins, ces différences de qualifications des êtres représentés par ces deux routes -au cours des phases identifiées- sont de taille et doivent constituer pour nous des indicateurs de ce qui fait la spécificité de la situation de ces différentes époques. A travers la manière dont ses membres choisissent de définir leur patrimoine, les outils et dispositifs qu’ils mettent en œuvre pour le faire et donc pour le transmettre aux autres et dans le temps, il s’agit de voir comment ils se définissent eux-mêmes et quels rapports au temps et à l’espace sont institués. En effet, que signifie le fait que cette communauté humaine soit aujourd’hui présentée par ses attaches à un terroir d’exception (« tous les passionnés de notre noble terroir » : guide Routes du Comté, 2001-2004) ?

Conclusion de la partie 2. Un déplacement dans la manière de faire un fromage AOC. « Une société se caractérise avant tout par la manière spécifique selon laquelle elle choisit de s’assurer de son identité dans le temps (et, partant, de se distinguer tout à la fois de ce qui la précède et de ce qui n’est pas elle) » (Micoud 2000 : 72). Dans quelle mesure la manière dont les Routes du Comté qualifient les êtres qu’elles mobilisent, s’opère par -et indique- un déplacement par rapport aux précédents ? Comment cette socio-histoire donne accès à un changement de la manière dont la tradition est transmise aux visiteurs ? Une nouvelle manière de donner à interpréter le lien du Comté à son territoire qui traduirait et prendrait part de manière indissociable à la mise en place d’un nouveau système de production. * Une redéfinition de la grandeur territoriale du Comté : de « l’origine » au « terroir ». « La filière Comté peut être fière de son patrimoine et de ses traditions. En s’imposant des pratiques de production rigoureuses et des pratiques agricoles extensives, respectueuses de l’environnement, elle a su préserver une grande richesse floristique dans les prairies de l’AOC Comté. C’est cette nature vraie, associée au savoir-faire humain, qui donne au Comté son goût unique et si subtil » (texte joint à l’image qui suit177, guide des Routes du Comté, 2001) Si la relance des Routes du Comté ne semble pas marquer l’entrée du programme dans « l’ère du public », vu que la participation active des visiteurs est partie prenante de la définition du concept de route touristique, elle semble plutôt marquer une autre redéfinition : celle des liens qui relient le Comté à son territoire, à restituer dans la recherche dans laquelle s’est lancée la filière dès 1972 d’une autre qualité pour le Comté, c’est-à-dire d’une grandeur non-« industrielle », autrement nommée ici territoriale ou agri-culturelle. La redéfinition opérée par les Routes du Comté, par rapport aux précédents, se situe donc dans la manière dont l’interprofession s’attache avec d’autres acteurs pour relier le Comté à des territoires178 et dans les « prises » qu’elle aménage aux visiteurs sur un système de production. En effet, de 1958 –date de l’obtention de l’AOC qui reconnaît une provenance : le gruyère de Comté- à 1972 l’on est passé d’une justification de la « provenance » à une de « l’origine » (prouver historiquement que le Comté est issu de cette région). Puis progressivement, de 1984 à aujourd’hui, d’une justification de « l’origine » à une du « terroir » (dans le second sens du terme). La multiplication des photographies de fleurs des champs -la couverture du guide 2002 (annexe 10) en est d’ailleurs un exemple-, la place prépondérante donnée au sensible à travers

177 N’est reproduite ici seulement une partie d’un document utilisé dans le dépliant des Routes du Comté 2001, aussi édité sous la forme d’affiches représentant la filière Comté. 178 Territoire dont la définition évolue, puisque si la route du Comté traversait le Doubs et le Jura, les Routes du Comté couvrent aujourd’hui l’ensemble du Massif du Jura. Si l’attachement du Comté à la Franche-Comté est valorisé à travers Les Routes du Comté, sa zone de production ne comprend plus que le Doubs, le Jura et l’Ain suite à sa redéfinition dans les années 90. Ainsi, l’interprofession jongle entre ces deux partenaires territoriaux, rattachant le Comté tantôt à la Franche-Comté et tantôt au Massif : « quand on veut être efficace on dit Massif du Jura, quand on veut faire de la politique on dit Franche-Comté (…) on va être tolérant de temps en temps on dira Franche-Comté et de temps en temps Massif du Jura. » (directeur du CIGC) des phrases performatives comme « réveillez tous vos sens ! » ou les incitations faites aux lecteurs : à se faire-sentir et déguster les « crus » de Comté, à faire des « ballades commentées » ou des « parcours découverte » permettant précisément de « découvrir et comprendre le lien naturel » qui unit ce fromage à son « terroir », à travers « les paysages, les sols, le travail des hommes et… les saveurs du Comté » (Guide 2002-2004), la valorisation de la « diversité », la prise en compte des « générations futures » et la question de la durabilité qui émergent avec force actuellement, ne traduisent pas qu’une évolution des pratiques d’exposition d’un Comté patrimonial, mais représentent davantage, un changement de la manière dont l’interprofession cherche à faire faire-faire un fromage AOC. Une modification allant de paire avec l’évolution de la définition de la notion d’AOC en général (Drouhin, 1996). Le déplacement qui se serait opéré progressivement entre ces deux routes serait donc la mise en place d’un programme de recherche du lien au terroir, puis d’une restructuration des Routes du Comté, permettant de ré-organiser le récit –oral, textuel, imagé et spatial- qui rend manifeste la nouvelle grandeur territoriale du Comté. Dans ce nouveau récit, l’histoire -qui avait une place prépondérante en 1972- permettant de justifier le lien au lieu par le recours au passé, se voit composer avec179 les dites « sciences du vivant » conviées, et aidées ici par les « sciences de la communication », pour prouver et rendre sensible le lien jusqu’alors invisible du Comté à son « terroir ». On serait ainsi passé de la mise en circulation des visiteurs sur un espace public qui les mène sur les traces historiques et archéologiques qui relient la production à son origine ( tels les anciens outils ou le patrimoine architectural que représentent les fruitières), montrant ainsi une filière préservée des effets du temps et de « l’industrialisation » -donc non-moderne-, et localisée dans une région « naturelle» ; à l’exposition d’un ensemble patrimonial en activité à la fois « traditionnel » et « moderne », d’une « diversité » de facteurs vivants qui relient -grâce à une « tradition artisanale (qui) restera un patrimoine toujours bien vivant et bien défendu »- le goût du produit : des « papilles » au « terroir ». Le changement de la forme de l’itinéraire, équivalent à une patrimonialisation de l’ensemble d’un espace rural et non plus seulement de ce qui était identifié avec la route du comté comme le « berceau » originel du Comté, marque visiblement la transformation des objets représentés, ainsi que l’action de ces dispositifs qui, en représentant les producteurs, la filière Comté, les paysages, les

179 En effet, si la justification par l’histoire a une place moins importante qu’avant, l’inscription historique du Comté est toujours notée. Ainsi, ce nouvel ordre n’abolit pas totalement le précédent mais lui attribue une nouvelle place. montbéliardes, les fruitières, la « diversité floristique », microbiologique, et même gustative, le « pays du Comté », le « terroir », etc., transforment une activité productive et tout un territoire rural en objets publics patrimoniaux. Cette recomposition instituerait donc un nouveau rapport au temps. Passant ainsi de la protection d’une origine -basée sur la protection d’une dénomination géographique et d’un lien au passé- à la patrimonialisation d’un ensemble « vivant domestique » selon Laurence Bérard et Philippe Marchenay (1998 : 164), une activité contemporaine à l’intersection du biologique et du social, c’est-à-dire qui va « de la prairie au plateau de fromages » (brochure 2004a), et non pas que de ce qui la relie à ce qui est révolu. Ainsi, si l’origine renvoie au passé, les notions de vivant et de durabilité indiquent, comme le signale André Micoud (1998 : 75), « un éternel présent, ou à tout le moins comme un présent duratif», ce qui nous fait penser que cette valorisation-patrimonialisation touristique témoigne d’une volonté d’intervenir sur ces objets pour les maintenir en vie et ainsi (s’)assurer (de) leur existence future. En assumant son caractère « moderne » et sa préoccupation pour la pérennité ou durabilité, la filière Comté ne tente plus de prouver sa conformité à une origine historique révolue, mais continue à se ressourcer dans les traces d’un passé idéalisé pour se construire un avenir. Ce nouveau système de production qui re-prend un dit traditionnel : les « valeurs artisanales », « de solidarité », le lien intime du producteur à la nature, etc., le ré-interprète en l’idéalisant et le déplace. Ce nouveau récit traduit par exemple un rapport de l’homme à la nature intéressant, car si le qualificatif de naturel signifie « sans intervention humaine » (Micoud, 1998 : 70), l’on peut pointer le paradoxe qui consiste à qualifier de « naturel » le lien du Comté au terroir qu’il a fallu faire-être grâce à de longues années de recherche scientifique, de la même manière on parle de la « diversité floristique » recensée et comptée comme des « conditions naturelles » de production tout en montrant que c’est grâce à des pratiques agricoles « respectueuses » que cette diversité est « conservée ».

*L’algorithmisation d’un ensemble patrimonial vivant : du faire-faire au faire faire-faire. « Enfin la notion de cru, la notion de lien au terroir qui était contestée par l’ensemble du secteur industriel, y compris en AOC, était prouvée ! (…) L’étude botanique de ces 27 fruitières a fait apparaître -pour vous dire les conditions naturelles dans lesquelles nous travaillons- 434 espèces botaniques différentes sur un seul terroir, ce qui montre la diversité. Le caractère extensif de notre agriculture a su conserver une grande diversité floristique et une grande diversité microbiologique, et (…) sensorielle. » (allocution de M. Bret, 2002). L’évolution de la manière dont on figure et transmet la tradition du Comté aux publics de ces deux routes, indique donc bien qu’un autre type d’agri-culture est en train de s’instituer ici. La comparaison de ces indices avec la mise en place du « programme terroir » et la « recherche d’une maîtrise » toujours plus grande « de la qualité » du Comté (entretien avec M. Goguely), montrent que depuis les années 80, la filière tente de sortir d’une tension entre un système de production traditionnel ou « pilote » -du « faire-avec »- (Larrère, 2002) et un « industriel » (du « faire »), en ayant recours notamment à la « recherche fondamentale » pour analyser scientifiquement la chaîne de paramètres qui relient son fromage à un territoire. Un changement opéré dans le but de définir des techniques de production180 qui permettent d’obtenir une meilleure « qualité » et une « typicité » gustative du produit toujours plus forte (Idem.). Dans ce nouveau système, qu’André Micoud qualifie d’« algorithmique » -ou connaissance analytique d’un ensemble vivant qui permet par le recours aux sciences dites du vivant (dont principalement ici la pédologie, la géologie, la botanique, la microbiologie et l’œnologie) de mettre en évidence la chaîne de médiateurs qui relient le Comté à son territoire-, la modernité n’est pas déniée derrière l’histoire mais assumée, présentée comme un moyen de renforcer et perfectionner l’expression du lien du produit au « terroir ». Une révolution de la filière, qui semble lui avoir permis de se moderniser et de ne plus être qualifiée « d’antiquaire », d’augmenter son tonnage181 tout en voyant diminuer son nombre de fruitières, et surtout tout en continuant à se définir à l’opposé des « industriels », puisque se présentant à la recherche d’« un autre progrès (…) salvateur et non destructeur du lien au terroir » (Idem.), qui permet de produire des « crus de terroir » et non des laits tous blancs. La principale grandeur de ce nouveau système de production consiste donc en la capacité à transmettre et préserver la « diversité » présentée comme menacée par ce modèle productiviste adverse dans lequel ce qui est « grand » est régulier, standardisé et homogène. Une « diversité floristique, microbiologique et sensorielle » (Opcit.) rendue manifeste -quantifiée et nommée : « 434 espèces botaniques différentes sur un seul terroir » par les sciences du vivant- qui prouve « l’effet terroir ». Le « jury terroir » porte dans son nom ce registre de la preuve, il est chargé de répertorier, mesurer et comparer la « diversité floristique » des prés de zones délimitées en fonction des caractéristiques du sol et de l’altitude, avec la « diversité organoleptique » des Comtés de ces mêmes zones, afin de

180 Ecriture et donc ré-interprétation de la tradition (Lenclud, 1987): définition précise des techniques de production dans les cahiers des charges. 181 C’est effectivement depuis les années 90 que le tonnage du Comté a le plus progressé et que de manière concomitante le programme terroir s’est mis en place. montrer l’existence de plusieurs types de Comté dont les « caractéristiques organoleptiques » varient avec celles floristiques et géologiques des « micros-terroirs » de production, et donc de rendre visible le lien direct du Comté à son « terroir ». Le développement des activités de « dégustation commentées », menées par des membres de ce même « jury », indique que l’institution de cette preuve semble se faire aussi par le tourisme. Il s’agirait de rendre manifeste cette « diversité » par la preuve scientifique, mais surtout aussi en la rendant sensible –palpable et fragile face à l’« industrie » qui menace son existence-, et donc de la patrimonialiser en présentant une filière Comté qui, par la définition de règles de production « respectueuse de l’environnement », permet sa préservation. Le fait que le sensible soit particulièrement instrumenté aujourd’hui, indique que le « pays du Comté » : cet ensemble patrimonial vivant qui relie le Comté à son territoire se construit de manière concomitante avec son « milieu associé » (un ensemble d’actants humains et non-humains, auquel sont invités à prendre part les touristes-consommateurs), qui relie un produit à son terroir. La filière passe alors d’un type de production dit traditionnel, pour lequel les techniques et savoirs sont transmis oralement -non inscrits dans un cahier des charges-, le lien du produit au territoire tenant, je le rappèle selon M. Goguely, au respect des « usages locaux, loyaux et constants »; à un type de production algorithmique au sein duquel on cherche actuellement à restituer scientifiquement et à rendre manifeste la diversité des paramètres qui -au cours du processus de fabrication du fromage- relient le produit à son territoire dans le but de définir les meilleures manières de faire faire-agir ces paramètres les uns sur les autres par les producteurs. En d’autres termes, si l’on faisait le lien au territoire en respectant l’AOC ou la tradition qui fait-faire des choses aux producteurs, il s’agirait aujourd’hui pour l’interprofession de faire faire-apparaître ce lien par les sciences du vivant, et de définir la meilleure manière pour les producteurs de faire pour faire-agir ses différents paramètres, et enfin de faire-venir les touristes-consommateurs dans le « pays du Comté » pour leur (faire) apprendre à se-faire percevoir le « goût du terroir », pour les faire faire-changer le regard que les producteurs ont sur leur activité. L’on passerait ainsi d’un système de fabrication du Comté du faire-faire à un du faire faire-faire.

Reste donc à interroger maintenant la manière dont le dispositif des Routes du Comté est organisé pour inviter à faire participer davantage le public à la définition d’un système de production. Partie 3. Faire se transformer le public en opérateur d’une différence et ressemblance. En croisant une histoire de ces deux routes avec une du système de production du Comté, j’ai dépeint ces dispositifs comme étant parties prenantes de l’évolution d’un mode de production ou de la fabrication d’une grandeur territoriale au Comté et d’une pertinence à des territoires, illustrant ainsi que « les modes de descriptions, d’interprétation et d’appréciation des objets ne cessent de se transformer » (Bessy, Chateauraynaud, 1995 : 109). De la sorte, j’ai ré-intriqué « le signe et le phénomène »182, pour analyser des dispositifs touristiques qui non seulement donnent à voir un système de production, mais agissent dessus et prennent part à sa trans-mutation, par l’enrôlement et la trans-formation des acteurs institutionnels locaux, des producteurs, des touristes-consommateurs et d’un espace. Ces deux routes travaillent ainsi à la co-production d’un nouvel objet et de son « milieu associé », autrement dit à faire-surgir les nouvelles qualités du Comté en recadrant l’activité réflexive de perception et de qualification de ses publics183. Reste à analyser plus précisément maintenant les modalités de cette intrication à travers l’étude de réalisations concrètes mises en place dans le cadre des Routes du Comté. Cela en repérant la manière dont ces dispositifs mettent en relation un public et un système de production AOC en vue de résoudre des problèmes, et en étant attentive à la façon dont, en s’adressant à un public, ces routes le trans-forment et le constituent en opérateur du

182 Selon une expression utilisée par Michel Perroni en séminaire de muséologie. 183 Comme Geneviève Teil, sociologue à l’INRA, analyse (dans un article –à paraître- intitulé « Comment le goût s’apprend-il ? Une analyse sociologique pragmatique de la perception »), la façon dont les livres d’amateurs de vin cadrent l’activité perceptive de dégustation. Elle envisage alors l’activité réflexive déployée par les acteurs pour analyser ce qu’ils perçoivent ainsi que les techniques préconisées pour se faire changer leur perception. Entendu que l’« on ne sent pas » mais que l’ « on se fait sentir », sa démarche permet de prendre en compte l’activité des acteurs et « évite de situer la perception dans une propriété de l’objet ou (…) dans une compétence du percepteur ». changement ou d’une redéfinition d’un fromage, de territoires et de leurs liens. Comment la configuration de ce nouvel espace public favorise-t-elle la coproduction des êtres que cette situation engage ainsi que de leurs attachements, afin de préserver ou maintenir en vie la spécificité d’un système de production ? En décrivant analytiquement chaque problème par un dispositif184 et un statut attribué aux publics et aux objets, je montrerai comment ces agencements permettent de faire tenir ensemble des contradictions, en faisant faire se faire-agir le public sur une réalité. Comment ce dispositif complexe des Routes du Comté fait jouer ensemble plusieurs régimes d’entrée en relation avec le Comté et son « pays », plusieurs types de mise en présence et de corps-à- corps avec ces objets, en vue de résoudre une « économie de la perception » -au sens de réduction- (Bessy, Chateauraynaud, 1995) des consommateurs et de rendre sa qualité territoriale et culturelle sensibles et attachantes pour faire que les touristes-consommateurs (se) fassent-faire la différence de ce fromage et de territoires au (et par le) public?

Faire (se) faire-faire la différence du (des) Comté(s) et de territoires. Ainsi, comme la « problématisation » de l’alliance des partenaires de ce programme collectif et l’expression « premier fromage français d’Appellation d’Origine Contrôlée » l’indiquent, la manière dont l’interprofession recycle une grandeur « industrielle » en une territoriale et culturelle concentre en elle tout le problème auquel la filière est confrontée. Elle apparaît prise entre deux systèmes de production opposés, pourtant à faire tenir ensemble. D’une part, elle possède un fort tonnage à écouler pour éviter une « crise des stocks »185 (entretien informel avec M. Goguely) et, de l’autre, un rang de fromage AOC à maintenir afin de ne pas être qualifiée « d’industrielle », mais de « terroir ». Comme vu précédemment, la filière Comté mais aussi les pouvoirs politiques locaux s’attachent depuis la fin du XIXème siècle à faire advenir la spécificité de la production fromagère franc-comtoise ainsi qu’à la différencier des fromages suisses, puis des emmentals de l’ouest de la France.

184 Face à la complexité de ce dispositif -qui fédère une centaine d’activités et de lieux divers ouverts au public, diffuse de nombreux documents et objets labellisés-, et parce que chacune de ses parties permet d’agir sur différents problèmes à la fois, j’ai choisi de décrire ceux qui illustrent le mieux ce propos, même si j’ai conscience que l’opération analysée ici n’est pas leur seule fonction, puisque dans les faits les choses sont plus imbriquées. 185 L’année 2003 a été marquée par ce type de crise économique pour la filière, qui se caractérise par un déséquilibre de l’offre et de la demande (cf. loi de l’offre et de la demande), provoqué ici par une stagnation de la demande et une augmentation du tonnage. L’interprofession a alors tenté de stabiliser l’offre -en faisant passer plus de lait en transformation Morbier par exemple-, tout en faisant augmenter la demande pour éviter une baisse des prix du lait -en lançant notamment une nouvelle campagne de communication télévisée. Aujourd’hui, l’interprofession doit faire face à la concurrence de nombreux autres fromages, mais aussi et surtout à « l’industrialisation » de sa propre production (M. Bret en entretien) -du fait de l’entrée dans la filière de grands groupes, de l’augmentation du tonnage du Comté et de l’adoption de méthodes « productivistes » par certains de ses éleveurs (selon Denis Michaud, 2003 : producteur, ingénieur agronome à l’INRA)- qui tend à rapprocher son fromage des autres et à le « dé-raciner » (selon M. Bret). Si n’importe qui peut produire le « patrimoine national » qu’est le Comté (Idem.), à partir du moment où il respecte les conditions imposées par le cahier des charges, comment la filière, ayant déjà plusieurs fois redéfini ses conditions de production pour faire-être une qualité non-productiviste au Comté, s’y prend-t-elle aujourd’hui pour résoudre ses contradictions ? Comment met-elle en place « des machines à faire surgir de la différence » et des « formats producteurs d’attachements et de goûts » (Hennion, Floux, Schinz, 2003 : 10) ? Ce serait précisément à travers l’algorithmisation de son système de production, qui s’opère avec la mise en place d’un nouvel outil de re-cadrage de la perception que chacun peut avoir du Comté -un dispositif qui fait équiper et met en relation les acteurs afin de leur faire (se) faire-surgir ces qualités territoriales et culturelles-, que l’interprofession tenterait de résoudre cette tension en cherchant à faire faire-agir le public sur lui-même mais aussi sur la filière, son produit et ses producteurs, ainsi que sur un territoire et ses habitants.

Chapitre I. Rendre sensible (à) la différence du Comté et des gruyères. Il semble que ce système de production soit redéfini de manière permanente selon un double mouvement : l’interprofession chercherait à différencier le Comté de ceux qui essaient de lui ressembler. Si le Comté a adopté son nom dans les années 80 pour se distinguer des gruyères tout en convoquant son origine régionale, son ancienne appellation aujourd’hui reprise par un nouveau gruyère rappèle la ressemblance de ces deux fromages. L’évolution de sa désignation permet déjà de saisir cette course à la différence et à la ressemblance, et donc la co-définition des « prises » données aux consommateurs pour les identifier. Comment l’interprofession cherche à différencier le Comté des gruyères en rendant le public sensible186?

I. Une « mise à l’épreuve »187 du Comté par un « Gruyère » de Franche-Comté. Embrayé par le procès lancé par le CIGC à la chaîne de grande distribution allemande Lidl à la fin de l’année 2003, cette « affaire »188

186 Toujours dans le double sens du terme. 187 Bessy, Chateauraynaud, 1995. 188 Au sens de Boltanski, 1993. illustre le type de « mise à l’épreuve » concret dont le Comté fait l’objet. Dans cette perspective, Les Routes du Comté peuvent être un moyen -inventé pour redéfinir le Comté- d’aménager de nouvelles « prises » à ses publics, en vue de le différencier encore et à nouveau de la concurrence, de faire-faire son authenticité. « Le CIGC, Comité interprofessionnel du gruyère de comté, avait attaqué la société Lidl qui commercialise un gruyère indiquant qu'il est "fabriqué en Franche-Comté" ou qu'il est "issu d'une tradition séculaire de Franche-Comté" pour avoir semé la confusion dans l'esprit des consommateurs : selon le CIGC, une telle mention "porte atteinte à l'AOC Comté" puisque "les gens ont vite fait de confondre gruyère et comté". Ce faisant, le CIGC entendait défendre les 50000 tonnes de comté produites chaque année, dans les massifs franc-comtois du Jura, à partir de lait de vaches exclusivement montbéliardes et selon un cahier des charges très précis. Le TGI de Stasbourg a jugé "la plainte mal fondée en ses fins et conclusions" et a donc débouté le CIGC. Liddl, qui détient un grand nombre de magasins de hard discount, pourra donc continuer à commercialiser du fromage "gruyère de Franche-Comté".»189

A. Des « prises » pour faire faire-faire les authenticités. Cette mise en accusation « "d’atteinte illicite" à l’appellation d’origine contrôlée » et de « contrefaçon » de l’emballage du Comté190 par un gruyère, met en scène deux réseaux191 qui entretiennent des liens anciens de concurrence : les autres gruyères « industriels » (la marque « Etoile d’or » en particulier) par rapport auxquels la filière essaie de différencier le Comté depuis les années 70, mais aussi le CIGC qui dénonce les pratiques de «concurrence déloyale» de ces magasins-ci de « hard discount » (Idem.) qui, depuis plusieurs années ne commercialisaient pas de Comté suite à des litiges entre les deux parties. Rendre publique cette « affaire » via les médias régionaux représente une manière pour l’interprofession de faire-sensibiliser la population locale (à l’appui de la démonstration juridique des indices et repères qui font la différence des deux fromages) à l’existence d’une « concurrence déloyale », à l’évidence de la spécificité du Comté et à l’idée que malgré des fausses ressemblances « tout ne se vaut pas » (Stengers, 2002 : 33). Les indices sur lesquels le CIGC se focalise pour fonder sa plainte informent et

189 Texte et photographie extraits de l’article présentant le reportage du Journal télévisé de France 3 Franche- Comté du 18. 12. 2003 intitulé « AOC Comté. Le CIGC débouté », in http://www.france3.fr/semiStatic/390-NIL- NIL-286926.html. 190 Article paru dans l’Est Républicain du même jour : « le Comté débouté », rubriques « Région »-« Justice ». 191 Dans Experts et faussaires. (1995), Bessy et Chateauraynaud analysent des exemples de conflits de contrefaçon et montrent comment ces « mises à l’épreuve » mettent en évidence des réseaux concurrents, des indices de l’authenticité, l’espace de circulation et des capacités d’expertise des objets. Face à ces « épreuves », les acteurs doivent souvent redéfinir cette authenticité. rendent publique des qualités à l’appui desquelles il définit son produit. Il s’agit de la re-prise de la provenance (« gruyère de Franche-Comté »), de l’origine ancienne (« issu d'une tradition séculaire ») et de la ressemblance de l’emballage192, qui sont les principaux objets du litige puisqu’ils risquent -selon les propos du CIGC reportés dans ces articles- de semer le trouble et la confusion des consommateurs qui confondent déjà gruyère et Comté. Cette comparaison/différenciation est donc à voir comme une procédure de production de « prises » en vue d’une nouvelle qualification. En effet, son lien à un passé et à une région qui est représenté (par les formes et la rhétorique) et certifié par le dessin d’un tampon, sont des « prises » mises à la disposition du public pour rendre présent un produit authentique ancré dans un espace et la profondeur historique, moins cher que le Comté. Ainsi, le CIGC craint que l’AOC et l’Appellation d’Origine Protégée (AOP)193 Comté se retrouve dévalorisée par ce produit qui, tout en semblant offrir les gages visibles de « l’authenticité recherchée par les consommateurs » (M. Bret en entretien), a pour son avantage la différence de prix. Si ces signes de la spécificité du Comté –d’ancrages spatial et temporel, ainsi que la reconnaissance publique de son authenticité par le tampon- sont repris par la concurrence, et si les consommateurs fonctionnant sur « une économie de la perception » et « sur une micro- économie de sens commun » -« lorsqu’on n’est pas en mesure d’éprouver directement les bons jeux de ressemblances et de différence, les prix sont les seuls guides pour la décision. » (Bessy, Chateauraynaud, 1995 : 69)- dirigent leurs choix vers un autre fromage, l’interprofession doit trouver un autre moyen de faire (se) faire-faire la différence de son produit ?

B. Accusation rejetée ! Et différence prouvée. Selon les juges, le nom du Comté préservé par l’AOP et l’AOC « n’est pas utilisé » ici « dans le cadre de la protection attachée à l’AOC, mais comme faisant partie du vocable Franche-Comté » « la véritable région de fabrication du dit-fromage », alors que la zone AOC Comté « ne concerne pas l’ensemble de la Franche-Comté ». Il n’y a donc « pas de risque d’erreur », d’autant plus que « le mot comté a aujourd’hui acquis sa propre

192 Les bandes vertes en haut et en bas, la représentation de l’ancrage local du produit et d’un tampon qui certifie la qualité du produit ressembleraient à l’emballage du Comté. Dans l’article de l’Est Républicain (opcit.), la mention « L’emballage du gruyère de Liddl n’a pas choqué les juges » est jointe à la photographie de ce gruyère. 193 L’AOP permet selon M. Goguely de protéger le nom du produit au niveau européen, elle ne garantit pas la spécificité de la production qui est certifiée au niveau national par l’AOC. Le Comté est donc à la fois une AOC et une AOP. autonomie ». « A lui seul il évoque le fromage dont il porte le nom. Sa grande notoriété lui a permis de se détacher du nom de la région dont il est issu pour devenir un fromage distinct de la famille des gruyères» (Idem.). La définition de la zone AOC qui apparaît dans un premier temps comme un élément allant contre la requête du CIGC, permet également d’authentifier juridiquement et publiquement la différence du Comté, d’autant plus qu’il a perdu le nom et la qualité de gruyère. De la même manière, l’accusation de « contrefaçon » ou reprise de la « cohérence sémantique » du Comté mais aussi des AOC en général, s’appuyant sur un lien à un territoire et à un savoir-faire traditionnel, ainsi que le fait que ce gruyère ré-«emploie les formes les plus visibles d’un produit » (Ibid. : 71) a été rejetée par les juges. S’ils ont repoussés tous les arguments du CIGC, c’est pour conclure que « le consommateur demeure parfaitement conscient qu’il acquière un gruyère générique et non un comté», prouvant et représentant ainsi publiquement l’évidence de la différence du Comté. Si le CIGC n’entend pas en rester là ! veut en référer à l’INAO, faire appel pour lutter contre sa concurrence et le dévoiement de la notion d’AOC et rendre ces débats publics, cela permet d’afficher publiquement une filière qui se bat pour faire durer son système de production face à la concurrence, représentant ainsi deux mondes opposés et distincts. « En se concentrant sur ces mises à l’épreuve, on voit donc se jouer les relations entre des objets, des capacités d’expertise et des réseaux » (Ibid. : 16). Comment, avec ce contexte, Les Routes du Comté peuvent-elles être un moyen de lutter contre la concurrence et cette « économie de la perception » des consommateurs, en les dotant des capacités d’expertise leur permettant de se faire-faire la différence du Comté et des gruyères, à déceler le vrai du faux.

II. Faire se trans-former les touristes-consommateurs en « experts »194 capables de se faire percevoir la « diversité» du Comté : étude des dispositifs d’initiation à la dégustation. « Dégustez le Comté. Le goût est comparable à une musique ; bien qu’elle soit perçue comme un ensemble, on peut, en y prêtant attention, distinguer les instruments et reconnaître les notes de la partition…Laissez le Comté, fromage traditionnel du massif jurassien, jouer sa musique sur les instruments de vos sens ! »195

194 Au sens de Bessy et Chateauraynaud, 1995. 195 Texte et dessin tirés du livret « Dégustez le Comté », 1998, réalisé par le CIGC et la Région Franche-Comté, il a bénéficié du soutien financier du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche ainsi que des Fonds européens Face à la profusion des produits re-présentant -toujours par la forme de l’emballage et la rhétorique utilisée- une provenance ou une origine ancienne qui peut entraîner un doute sur l’authenticité des uns et des autres, Bessy et Chateauraynaud montrent que les capacités sensorielles des consommateurs restent leur seul recours pour faire l’expertise de l’authenticité d’un objet. Avec ce risque d’indifférenciation, renforcé par le développement de la vente de Comté sous-vide dans les linéaires de supermarchés, cette invitation à la dégustation du public apparaît clairement être un appel pour qu’il se fasse surgir les qualités et la différence du Comté. Comme le texte et l’image nous l’indiquent, ce livret réalisé par Didier Sintot du « jury terroir »196 -mais aussi les séances de « dégustations commentées » par la même personne dans un film à la Maison du Comté197 ou dans le cadre d’animations ponctuelles dans les écoles ou dans les foires-, cadre et tente de transformer la relation entre le mangeur et le Comté, lui présente la démarche à suivre et vise à lui faire se faire-modifier son régime d’attention à ce fromage, de le rendre acteur et présent à soi, à ses sens, pendant la dégustation. Ces dispositifs d’incitation et d’initiation à la dégustation constituent des lieux de « mise à l’épreuve ». Autrement dit d’in-formation (au sens de formation de soi) mais surtout de trans-formation des touristes-consommateurs (tel un changement de forme, d’état), pour en faire-faire des « amateurs » (au sens de Hennion, 2003a et 2003b) attachés durablement à un type de fromage et leur faire re-définir le Comté en tension entre l’unité (la forme type reconnaissable par ses signes distinctifs) et la diversité (de ses arômes, des échantillons : les « crus de terroir ») par opposition aux fromages « industriels » au goût homogène. Ils font ainsi partie d’un « travail conjoint sur les procédés, les produits et le milieu associé » (Bessy, Chateauraynaud, 1995 : 66) pour faire être une nouvelle authenticité. A partir de là, comment la filière transmet aux touristes-consommateurs un sens patrimonial en constitution, mais aussi des techniques leur permettant de produire leurs « prises » sur un aliment agri-culturel ?

A. Un faire se faire-porter attention : faire-advenir l’événement réflexif de la dégustation et de la circulation sur le « pays du Comté ». Ces dispositifs participatifs de dégustation mis en place par la filière -dans mais aussi en dehors du seul cadre des Routes du Comté- semblent permettre de problématiser et lutter contre cette « économie de la perception » et transformer les consommateurs en « experts » d’orientation et de garantie agricole. 196 Le « jury terroir » est composé des spécialistes en dégustation du Comté qui participent au « programme terroir ». Le siège de ce « jury » est au CIGC. 197 Lieu d’exposition de la filière Comté situé au CIGC, que nous analyserons largement dans le second chapitre de cette partie. -du latin expertus signifiant « expérience » (Ibid. : 55)- : à leur faire développer leurs compétences sensorielles par la pratique répétée de la dégustation, de leur faire se faire émerger à eux-mêmes les propriétés et l’authenticité du Comté (Ibid.). Le tourisme permettrait donc de faire-« corporer »198 un savoir expert aux consommateurs en leur faisant se faire découvrir à eux-mêmes les signes distinctifs du Comté et de son « pays », réinventés ou trans-figurés aujourd’hui par les Routes du Comté et ce « jury terroir ». De même que le slogan des Routes s’intitule « Réveillez tous vos sens ! », ces « activités de cadrage » (Teil, à paraître) de la dégustation, qui s’insèrent dans la relation entre le Comté et ses consommateurs pour la « re-configurer » (Ibid. : 6) et orienter leurs comportements, invitent les publics à entrer dans une activité réflexive, à commencer par agir sur eux-mêmes et sur leurs sens pour s’apprendre à percevoir les qualités du Comté. Un faire- faire la réflexivité ou incitation à agir sur soi et à modifier son régime d’attention et de perception du « pays du Comté », également figuré par le dépliant et les affiches de 2002 à 2004, qui mettent le lecteur dans la posture de celui qui est en train de circuler sans forcément le savoir sur Les Routes du Comté, et qui regarde un document montrant une famille de touristes qui le représente en train de parcourir cet espace public particulièrement sensible, et l’invite à mettre ses sens en éveil pour tenter de lui faire modifier son rapport (de perception) à l’espace parcouru. Ainsi, l’exhortation faite aux publics par les guides des Routes du Comté (2002-2004) de se rendre présent physiquement dans le « pays du Comté » (figuration des visiteurs), associée à celle de « réveillez tous vos sens !» ou encore de prêter attention à la « musique » du Comté (livret « dégustez le Comté »), de même encore, les photographies (pages 2 et 3 des guides des Routes du Comté 2002-2004) d’un spécialiste (figuré par le port de la blouse blanche) puis de visiteurs dans une activité réflexive de perception représentent en vue de rendre présent leur engagement actif et la nécessaire attention à l’effet des choses sur soi, comme moyens de leur faire opérer un changement de leur activité perceptive et de leurs pratiques de circulation (être curieux) et de consommation (passer de

198 « Un corps qui s’ignore, qui doit se révéler, apparaître à lui-même et au sujet au fur et à mesure que son interaction prolongée avec des objets et son entraînement par des pratiques répétées le rendent plus apte, plus habile, plus sensible à ce qui se passe, et qu’inversement cette production d’un corps apte à ressentir fait apparaître plus clairement les objets qu’il saisit, sent, appréhende, voire la capacité même à reconnaître ce que d’autres reconnaissent et à partager des effets ressentis avec d’autres corps. » (Hennion, Floux, Schinz, 2003). l’acte de manger à celui de déguster). Il s’agit donc bien d’instituer un nouveau régime d’attention pour leur faire se faire percevoir les qualités et la différence du Comté et de ce territoire. Ces re-présentations viseraient alors à faire prendre conscience aux consommateurs de la nécessité de ne plus manger idiot ! (sans faire attention), de s’arrêter, de « prendre son temps » (livret), de «se rendre présent à ce qui se passe» lorsque l’on mange un morceau de Comté (Teil : 14) ou que l’on parcourt une région. Il s’agit donc de « produire un événement » duquel les touristes-consommateurs devenus réflexifs et donc « amateurs » (Hennion, 2003a et 2003b) sont les acteurs principaux, et de rappeler la nécessité de s’engager pour percevoir les qualités, l’authenticité du Comté et ses liens à un territoire. Un engagement nécessaire, mais de quelle nature ?

B. Décomposer le goût, la dégustation et la fabrication. Placé dans la position du « maître » ou du tenant « de la bonne utilisation de nos sens » (livret dégustation : 6), Didier Sintot « propose à des élèves (…) un ensemble de techniques pour se faire changer le goût » (Teil : 6) mais aussi plus largement leur régime d’attention et de qualification du Comté. Il s’agit donc de leur offrir de s’inscrire dans un travail de trans-formation de leur rapport au Comté mais aussi à soi, de se forcer à changer, à devenir autre pour ressentir et produire ces qualités (Ibid. : 10), ou de leur faire-« corporer » un savoir expert leur permettant de reconnaître les (nouveaux) signes distinctifs du Comté, qui vont de son nom jusqu’aux indices les plus infimes que seuls les experts sont capables d’identifier. En normalisant « l’expérience de perception et sa description verbale » (Ibid. : 13), Didier Sintot leur apprend à décomposer la dégustation en plusieurs phases et à se faire distinguer « les différents instruments de nos perceptions » (livret : 7), pour être en mesure de repérer les qualités des différents comtés et de percevoir des signes qui rendent visibles la fabrication et même l’origine du produit. Ces apprentis se dotent alors des moyens pour se faire identifier le Comté qu’ils dégustent, charge à eux comme « les sportifs » de s’entraîner pour « repousser leurs limites » et se faire percevoir des informations de plus en plus fines (Idem. : 7). Reste à décrire maintenant ce protocole de manière plus précise tel qu’il est présenté dans le livret de dégustation. • « Avant la mise en bouche… » - La dégustation doit s’opérer dans des conditions favorables pour « apprécier pleinement ses qualités gustatives » et ne pas brouiller le message sur les cinq sens. Il s’agit donc de re-créer une atmosphère propice à la dégustation (température du Comté entre 15 et 18 degrés, être à jeun, éviter les pièces trop chaudes ou froides, le bruit, les odeurs fortes et les couleurs « criardes », et enfin être en bonnes conditions physique et mentale). - « L’aspect visuel. Prenez un morceau de Comté et regardez-le… » : le « croûtage » « raconte l’histoire de sa fabrication », sa couleur varie selon « l’ambiance de la cave », « certains experts sont capables de reconnaître le lieu d’affinage d’un Comté simplement en examinant sa croûte ». - « L’odeur. (…) Humez-le… Pour favoriser le dégagement des substances odorantes cassez- le près de votre nez… ». « Souvenez-vous… Comparez ce que vous sentez avec des sensations connues ». « De l’aide… », la « roue des arômes » -conçue « d’après un travail scientifique » du « jury terroir »- « présente regroupés en 6 familles, les 83 (…) descripteurs correspondant aux odeurs et aux arômes les plus fréquemment rencontrés » : « la famille lactique », « fruitée », « torréfiée », «végétale », « animale », « épicée ». • « En bouche. Mâchez un morceau de comté et écoutez ce qu’il vous raconte… ». « La texture de la pâte. Les sensations tactiles jouent un rôle important dans la dégustation du Comté » : « les principaux caractères » qui peuvent être « décomposés » sont : « l’élasticité, la fermeté, l’onctuosité et la microstructure ». - « Sur la langue le Comté exprime tout d’abord ses saveurs… » : « le salé, l’acide, le sucré, l’amer » - « Il diffuse ses arômes laissez-le s’exprimer ! (…) guidés par la respiration, ils montent naturellement dans votre nez. Aidez-les à atteindre vos cellules olfactives en expirant lentement par le nez », « Prenez le temps d’écouter le message aromatique du Comté » « Reconnaissez-vous les principales familles présentes et certains arômes plus précisément ?» « L’idéal n’est pas de ressentir un arôme de façon intense, la plénitude aromatique passe aussi par la diversité ». Ce livret de médiation du rapport du mangeur au Comté se clôt par des conseils et des exercices pour apprendre « à décomposer les diverses sensations » 199, d’autres dispositifs (le coffret « senteurs du Comté », ainsi que des « guides d’évaluation sensorielle » ou « olfacto- gustative de fromages à pâte dure ou semi-dure »200) et une incitation à continuer (« entraînez vos sens ») et à partagez ce savoir-faire avec d’autres : « Et les autres? Si vous prenez plaisir à déguster faites partager cette passion ! La dégustation gagne à être conviviale et il est

199 Par exemple : « apprenez à dissocier amertume et astringence »: « Préparez du thé. Goûtez-le après l’avoir laissé infuser deux, cinq et quinze minutes. Vous constaterez qu’il devient de plus en plus amer (saveur perçue sur l’arrière de la langue) et de plus en plus astringent (sensation perçue dans l’ensemble de la bouche) » 200 Qui sont « le fruit d’une collaboration entre le Comté et d’autres fromages européens ». toujours enrichissant de pouvoir partager ces sensations avec d’autres ». La dégustation apparaît donc bien comme une opération de normalisation de l’appareil (sensoriel) de perception par segmentation de l’expérience. En leur proposant de se mettre dans une relation décomposée avec l’objet à déguster, afin de leur faire se faire percevoir une « diversité » d’informations, de saveurs et de comtés à travers des « instruments » biologiques multiples (description de l’appareil olfacto-gustatif par exemple avec un schéma explicatif du sens de circulation de l’air), le « jury-terroir » et ces dispositifs de « cadrage » de la dégustation constituent une chaîne de médiateurs -les arômes, le vocabulaire, les sens- qui re- lient le(s) Comté(s) au percepteur, dégustateur. Cette manière de faire-faire la dégustation et donc la consommation du Comté : de faire faire-décomposer le goût s’inscrit, comme celle d’expliquer et de faire faire-faire le lien au terroir, dans une logique algorithmique. Un système d’explication analytique qui, par l’entremise des sciences du vivant, permet de rendre compte de l’interaction d’une chaîne complexe de médiateurs qui, de l’herbe à la bouche, « révèlent » -selon la terminologie utilisée dans ces dispositifs, mais selon nous-, re-lient ou re-composent les goûts du Comté. Le consommateur est donc intégré au nouveau système de production qui est en train de se mettre en place, puisqu’il joue un rôle dans la « révélation » de « l’effet terroir ». Sa place est d’ailleurs motrice, puisque M. Bret espère que la demande des consommateurs impulse et rende possible la vente de « crus de fruitière » (Colloque 2002). La rhétorique du récit, particulièrement présente dans ce livret (« Ecoutez ce qu’il vous raconte », « laissez-le s’exprimer »), qui institue une relation dans laquelle les dégustateurs, leurs sens et le Comté sont des « sujets du goût » (Teil, à paraître), participe de cette idée de « révélation » d’un lien au terroir déjà présent mais invisible à l’œil nu, que seuls les initiés peuvent percevoir. En expliquant « d’où viennent les arômes du Comté», la présentation de la fabrication faite dans ce livret est également algorithmique, puisqu’elle décompose les différentes étapes de la fabrication en détaillant les différents médiateurs humains et non-humains qui permettent la « révélation » des goûts des comtés déjà présents dans le lait, mettant à l’honneur la « diversité » et le lien « naturel » au terroir. « L’origine du lait imprime ses arômes dans le Comté, ce qui enrichit les dégustations. Certains terroirs sont typés noisette, fruits murs (etc.) D’autres encore s’exprimeront plutôt par une association de type chocolat blanc, crème, agrume (etc.) ». Les arômes du lait « sont liés à son potentiel aromatique et seront révélés au cours de la fabrication et de l’affinage. Les qualités du lait dépendent avant tout de la nourriture des vaches qui le produisent. Leur alimentation naturelle permet, en Comté, de mettre en valeur la grande diversité floristique des pâturages jurassiens et d’obtenir des laits présentant des particularités marquées. Grâce à l’absence de pasteurisation, une partie de la microflore naturelle du lait se transmet au comté (…) Les premiers arômes qui apparaissent proviennent du lait, produit complexe dans lequel plus de cent composés volatils ont été identifiés, et aussi des transformations liées à la fabrication. Ils sont à dominante lactique. Au cours de l’affinage, d’autres types d’arômes vont se développer (…) La fermentation propionique201 (…) modifie le goût du Comté et révèle souvent une note de noisette fraîche, ainsi que divers caractères torréfiés (…). La protéloyse 202 . Pour se développer, elle nécessite une longue durée d’affinage. Cette lente transformation des protéines du fromage génère une grande variété d’arômes comme la noix, la noisette sèche, le chocolat noir, le bouillon de viande… ». Ce nécessaire passage par la microbiologie pour expliquer à ces nouveaux experts l’existence des « crus de Comté », montre comment le Comté est re-lié à son « terroir », un « terroir » dont la « diversité naturelle » est entretenue par la filière puis transmise et transformée aux différentes étapes de la fabrication du Comté en une « diversité organoleptique » qui apparaît enfin en bouche. L’explication de la « naissance d’un Comté » faite dans ce livret, montre (aussi) que l’origine du Comté n’est plus tant à rechercher dans l’histoire mais finement dans son « terroir », au sein de la constitution particulière de la chaîne de médiateurs participant au processus de sa « révélation ». Ainsi par cette maïeutique, Comté et « terroir » sont rendus indissociables, si bien qu’en dégustant le produit ou « simplement en examinant sa croûte », « l’expert » peut savoir où il a été fabriqué. En demandant au destinataire, nouveau dégustateur à la fin du livret « quel type de terroir préférez-vous ? », on opère le même type de resserrage du lien (au lieu de dire « quel produit de terroir » on dit « quel type de terroir ? »), qui tend à rendre indissociable un Comté et son territoire de production, si bien que la découverte de l’un est celle de l’autre. On assiste ainsi à la co-production d’un fromage et de son territoire de production à travers la constitution des « terroirs », à la re-sémantisation des liens du Comté à son territoire à la

201 Selon l’explication faite dans le lexique du livret : « Elle est due à certaines espèces de la microflore naturelle du lait cru qui transforment l’acide lactique du fromage en produisant du gaz carbonique responsable de la formation de l’ouverture (ou « trous » dans la pâte). Cette fermentation génère également des produits aromatiques. » 202 « Réduction des protéines en molécules de plus en plus simples pouvant aller jusqu’à la libération des acides aminés ». croisée des sciences du vivant et des sciences dites de la communication.

C. Faire se faire-devenir des « amateurs » : curieux de la « diversité » du Comté et de ses « terroirs ». Si la route du Comté incitait les producteurs à faire faire-comparer un Comté « doux » (ou « jeune ») avec un « vieux » ou « fruité » aux visiteurs, d’autres variables que le temps d’affinage sont introduites ici : celles de la saison et du lieu de fabrication, puisqu’on leur fait (se faire) comparer un « Comté d’été » et un « d’hiver » dans les fromageries, et/ou un de telle fromagerie avec un de telle autre dans les séances de dégustation commentées. En leur apprenant à se faire-reconnaître les différents arômes du Comté tout en essayant de les nommer, à comparer les différents « crus », tout en laissant place aux goûts et au plaisir de chacun, il s’agit de leur faire se faire surgir les goûts des comtés. Une fois équipé d’un savoir- faire et d’un savoir-être en relation à soi et au produit, l’ « amateur » est incité à travailler lui- même sa perception pour devenir un fin connaisseur, en multipliant ses expériences et en partageant ses goûts avec les autres203, devenant aussi un agent de la transmission aux autres d’un savoir-faire mais aussi du faire-savoir la diversité du Comté. Ces dispositifs d’incitation et d’initiation à la dégustation permettent donc de faire-«corporer » un savoir-faire aux touristes-consommateurs, à leur donner « prises » sur lui, pour les rendre apte à faire surgir un Comté de « terroir » et à faire que leur attachement à lui soit possible. L’équipement qui leur est proposé ici pour entrer en relation avec le Comté est double, puisqu’il fait à la fois appel à un savoir et un savoir-faire objectif et à un subjectif (Teil, à paraître : 17). Si on leur transmet les techniques, le vocabulaire et les explications pour leur permettre de comprendre, se faire-percevoir et qualifier cette diversité d’arômes, on fait aussi appel à leur mémoire pour « reconnaître » les éléments connus au cours de leurs expériences olfacto-gustatives personnelles antérieures204. Ainsi, il ne s’agit « ni d’un dressage, ni d’un conditionnement », l’« amateur » en herbe n’apprend ni à « réduire son plaisir ni sa perception mais à les enrichir et les différencier » (Ibid.) pour lui donner envie de se lancer à la découverte d’une diversité de goûts mais aussi d’hommes, de « terroirs », de plantes, etc. De fait, dans un comité de pilotage des Routes du Comté, M. Bret expliquait à ses partenaires la nécessité de faire de « l’hédonisme un moteur » de la découverte du « pays du Comté », de faire que chacun trouve le Comté qu’il préfère. 203 L’expérience ou confrontation collective du goût est selon Antoine Hennion –2003b- une phase indispensable à la formation du goût de « l’amateur », indiquant ainsi la forte dimension collective du goût. 204 En préambule des dégustations et de ce livre, les auteurs expliquent que les arômes et saveurs sont perçus par le bulbe olfactif et non par la langue selon une idée répandue. « Ne nous étonnons donc pas de retrouver en bouche des arômes rappelant des produits que nous n’avons jamais goûtés comme le foin, le cuir, la terre ». Comment la forme de ces Routes, comme ces formats de dégustation, trans-forme son public pour lui permettre d’entrer en contact sensible avec un « terroir » -un produit et son territoire de production rendus indissociables, ou une diversité-, opposés à « l’industrie » ? Pour y répondre, je dois continuer à analyser la manière dont l’interprofession établit des alliances et des preuves de l’authenticité de son fromage en même temps qu’elle transforme ses publics et les intègre dans son système de fabrication pour leur faire se faire-ressentir l’existence d’un ensemble patrimonial vivant et les rendre acteurs de sa préservation.

Chapitre 2. Organiser l’espace pour sortir la filière de ses contradictions internes. « Vous aimez aller au cœur des choses, rencontrer les gens, échanger, comprendre, être surpris ? Vous aimez la nature et la magie des saisons ? Vous avez le goût de la découverte ? (…) tous les passionnés de leur noble terroir vous souhaitent la bienvenue sur les Routes du Comté ! » (texte introductif dépliant Les Routes du Comté 2001-2004). Ce sont aux goûts de l’« amateur » et à la curiosité du touriste intelligent que s’adresse ce programme touristique afin de les constituer. En transformant les touristes-consommateurs en « experts » et en « amateurs », il vise à les faire s’intéresser au-delà des messages publicitaires et des emballages, au mode de production, aux paysages, aux hommes du Comté et à leur culture, bref à un « terroir » hybride, divers, complexe et surtout sensible. L’opérativité de la campagne de communication 2002-2004 consiste donc à les faire « passer du texte à l’objet », à rendre visible le circuit de production du Comté : « de la prairie au plateau de fromages » (titre de la brochure 2004a), et à leur faire « éprouver sa consistance » (Bessy, Chateauraynaud, 1995 : 38). Si les dispositifs de dégustation mettent le Comté à l’épreuve des sens des dégustateurs -mais aussi les goûteurs à l’épreuve de leurs capacités à percevoir la diversité du Comté- pour faire la preuve par l’objet lui-même de son authenticité face à la confusion que peut produire la concurrence, le fait que ce fromage soit une AOC –et donc que sa qualité soit garantie par ses contraintes de fabrication- nécessite de leur faire se faire-faire l’expérience perceptive directe (Ibid. : 40) -davantage que d’un fromage dans sa matérialité première- de son processus de fabrication. Comment Les Routes du Comté instaurent et cadrent la mise en relation des touristes-consommateurs avec « le pays du Comté » ? Comment elles instituent leur propre espace qui permette leur circulation à travers un parcours qui les trans-forme et les fasse (se) faire-faire la différence des producteurs, d’un territoire, d’un fromage et de leurs liens, afin de résoudre cette fois des contradictions internes de la filière ?

I. De la nécessité de re-territorialiser le fromage AOC au plus fort tonnage. S’il peut paraître paradoxal de chercher à faire advenir le lien d’un fromage AOC à son territoire alors qu’il est déjà certifié par l’appellation, c’est pourtant bien la fonction principale attribuée aux Routes du Comté par une filière prise entre une logique de production territoriale et une « industrielle ». Position inconfortable résumée par l’expression « premier fromage français d’appellation d’origine contrôlée », et le fait que le Comté soit un bien public qui interdise l’interprofession de faire la grandeur de son fromage, mais lui autorise seulement de la faire faire-faire en jonglant avec l’hétérogéniété d’une filière et de son « milieu associé ».

A. Une filière en contradiction interne. L’analyse des différents dépliants des deux routes du Comté m’a fait remarquer que, si chacun met en avant la diversité des fruitières comme preuve du caractère « artisanal » du Comté, le nombre de fromageries indiqué diminue de dépliants en dépliants. Alors que le cartoguide de 1972 en présentait 400 et celui de 1983 en comptait 380, leur nombre chute ensuite encore, passant de 300 en 1989, à 250 en 1992 et 190 en 2002. Ce mouvement fortement decrescendo déploré par M. Bret et M. Goguely -qui s’avouent aujourd’hui désemparés devant ces fermetures de fruitières en série, qu’ils s’étaient pourtant donnés pour mission de combattre il y a 20 ans205-, s’accompagne d’une augmentation du tonnage du Comté, ce qui pose le problème du lien du Comté à son « terroir ». « Alors qu’on a mis en exergue que le produit sur le plan aromatique a un lien avec son terroir, (…) et qu’on essaie à partir du programme terroir de faire comprendre aux gens que à partir du moment où on étend beaucoup trop le territoire on dilue cette notion de lien au terroir. (…) Mon grand souci c’est ça, c’est comment faire pour que les gens aient à cœur de conserver leur coopérative » (M. Goguely en entretien)

205 Propos tenu en juillet 2004 par M. Bret au conseiller à l’ethnologie à la DRAC, qui nous ont été rapportés par ce dernier. 1. L’arrivée de nouveaux acteurs : une filière hétérogène et en trans-formation. L’entrée de « tran sformateurs industriels » au sein de la filière dans les années 80 a commencé à faire augmenter la production. Ce terme étant à prendre dans sa double acception (faire passer le lait d’un état liquide à un solide, mais aussi faire changer la définition de la filière), puisque leur arrivée a fait passer la filière d’un régime artisanal ou « domestique » à un « industriel ». En réaction, la gestion des AOC par l’INAO depuis les années 90, ainsi que « nos crus et (…) un renforcement du cahier des charges considérable ces dix dernières années », ont permis d’après M. Bret (colloque 2002), de donner « un coup d’arrêt (…) à l’industrialisation assez net ». « Nous avons quelques grandes entreprises qui en comparaison des entreprises bretonnes sont minuscules, mais pour nous c’est quand même des grandes entreprises, elles ne se développent plus en filière Comté. Je pense qu’avec la valorisation que nous allons apporter par les crus (…) le secteur industriel aura encore la vie plus difficile » (Idem.). Ainsi, le système de production est donc re-définit/re-composé pour faire face à son industrialisation. Pourtant, selon le tableau de statistique de production des fromages AOC206, c’est en 2000 que le tonnage du Comté est le plus fort : près de 45 000 tonnes contre 30 000 en 1990. Cette augmentation et ces problèmes de stocks illustrent parfaitement, selon l’affineur François Petite207, la situation de « précarité » que traverse la filière « depuis 1995 », « avec de manière cyclique des stocks dangereusement alourdis », due au « pouvoir attractif du COMTE (qui) se traduit depuis 15 ans par un mouvement de reconversion des producteurs de la zone, d’Emmental en COMTE. »208. L’évolution de la composition de la filière, avec son ouverture à « l’industrie » et aux « emmentalistes » a donc joué une place considérable dans la trans-formation de ce système de production. Si selon M. Bret les changements sont survenus avec l’arrivée des personnes de l’extérieur alors que les personnes « en place » ont toujours les mêmes pratiques traditionnelles, d’après Denis Michaud : la tradition n’est plus ce qu’elle était, puisque les « éleveurs » ont adopté des techniques « productivistes ».

2. « Rupture » du « modèle traditionnel ».

206 Situé en annexe 12. 207 Dans un article intitulé « Stabilisation des stocks de Comté », paru dans le numéro 44 des Nouvelles du Comté : la revue d’information de la filière Comté (d’automne 2003). 208 « Mais aussi par la concurrence des « emmentalistes qui ne peuvent fabriquer du COMTE, soit parce que le cahier des charges COMTE est trop exigeant pour eux, soit parce qu’ils sont situés en périphérie de zone,(et) se sont lancés il y a quelques années dans une production de Gruyère, imitatrice du COMTE sans les disciplines de production qui y sont liées, et donc forcément moins cher ». « La rupture intervient vers la fin des années 1980 et au début des années 90, avec la montée en puissance d'une logique d'éleveur sous l'effet de l'arrivée de nouveaux modèles techniques» (Michaud, 2003). Dans des articles -parus dans Le courrier de l’environnement (2003) ou dans Transrural Initiatives (Gallerand, 2003)-, Denis Michaud dépeint une filière au bord de la crise, en contradiction entre deux logiques de production qui s’opposent en son sein : celle « productiviste » des « éleveurs » ou « producteurs de lait » et celle des « producteurs de fromage » valorisée par l’interprofession qui cherchent à sauvegarder le lien de l’activité agricole au territoire. Pour lui, les pratiques des « éleveurs » de vaches montbéliardes se posent depuis 10 ans en « rupture » avec le modèle de production « traditionnel » du Comté, puisqu’en cherchant à augmenter la productivité laitière par animal, ils n’utilisent que des parcelles mécanisables et ne se soucient plus de la diversité de l’alimentation ni du lien de la production au territoire, alors que dans le modèle dit « traditionnel » tous les types de parcelles étaient utilisés. On passe ainsi d’un système de production du « faire-avec » (Larrère, 2002) où l’agriculture occupait tout le territoire, à un « productiviste » du « faire » (Ibid.), entraînant la perte du lien au terroir et donc en contradiction avec le modèle promu par les AOC fromagères et le CIGC en particulier qui, depuis trois ans cherche à limiter cette production laitière et avec la relance des Routes du Comté à « renforcer la légitimité du Comté auprès des consommateurs en ancrant la typicité du fromage dans le terroir et le paysage » (Idem.). Concernant (ou sur) le lien au territoire, la logique des éleveurs s’oppose donc à celle dite par lui « traditionnelle » du CIGC, puisque si « L'une s'éloigne du territoire, l'autre s'en rapproche ». « Maintenant c'est le territoire qui semble devoir se mettre au service et aux normes de la vache.», « alors que pendant très longtemps, la vache s'était adaptée aux particularités des territoires » (Idem.). Pour résoudre cette contradiction et « garder le lien au terroir », le CIGC essaierait actuellement de transformer les « producteurs de lait » en « producteurs de fromage », à travers une réglementation de l’alimentation des vaches valorisant la « diversité floristique » et la préservation de « la qualité des paysages en tant que signature du fromage ». Politique de l’interprofession qui marque, selon lui, le « retour d' une attention au territoire (qui) coïncide avec la montée des préoccupations sociétales vis- à-vis de ce même territoire : préservation des paysages, des milieux écologiques et du patrimoine rural. ». L’interprofession tente ainsi de faire faire-faire aux producteurs une qualité territoriale au Comté, contre une qualité « productiviste ».

3. Une diversité et un lien au terroir valorisés quand ils commencent à poser question. « Jusqu'au début des années 1990, les pratiques restaient extrêmement extensives, tant au niveau des prairies fauchées que des pâturages, et assuraient une très grande diversité floristique des prairies jurassiennes, diversité qui deviendra d'ailleurs un slogan pour la filière Comté, quelques années plus tard. » (Michaud, 2003) Ces « deux logiques antinomiques » décrites risquent d’après lui de faire éclater la cohésion de la filière209, si bien que le CIGC n’aurait encore pas pu mettre en place son nouveau cahier des charges. Ces deux articles présentent à un public de spécialistes des questions agricoles, rurales ou environnementales une filière AOC-« productiviste » et des producteurs en «crise d’identité », ils donnent à observer la manière dont l’emblématisation de « la diversité », du « lien au terroir », des valeurs de « solidarité » et « d’artisanat » par les Routes du Comté ne sert pas uniquement à montrer une différence, mais davantage à faire faire-transfigurer la filière. Ce qui montre bien comment ces qualités attribuées au Comté travaillent son système de production de manière particulière, qu’elles sont des objectifs à atteindre ou des re-présentations qui se veulent performatives. Ainsi, comme on figure des touristes en route dans « le pays du Comté » en vue de les faire se faire-modifier leur attention à des territoires et à un produit, on représenterait la « diversité », le « lien au terroir », la « solidarité » et « l’artisanat » afin de les rendre présents, dans un contexte où l’on s’inquiète de leur pérennité. Cette filière apparaît donc en tension entre une logique « industrielle » qui supprime la différence, standardise et délocalise la production, et une aspiration territoriale qui valorise le lien au lieu, la « diversité », l’ancrage, « l’artisanat » et la « solidarité » en référence idéalisée au « modèle traditionnel ». Bérard et Marchenay (1998) thématisent également un paradoxe qui est propre aux AOC : de valoriser la diversité, alors que les procédures juridiques de protection forcent à une standardisation de la production pour faire entrer une production dans les grilles juridiques et garantir la conformité des échantillons au type. Avec les Routes du Comté, la tentative consiste à aller dans le sens inverse de la standardisation, puisqu’il s’agit d’utiliser la diversité

209 « Au sein de la fromagerie, logique d'éleveur et logique de producteur de fromage se côtoient, pas toujours facilement. Bien sûr, personne ne conteste ouvertement la logique du producteur de fromage ; tout le monde affirme qu'il faut faire de la qualité, qu'il faut défendre l'AOC mais, dans les discussions " techniques ", on sent bien qu'on n'est plus sur les mêmes registres, qu'on ne se comprend plus guère . » (Idem.) pour créer de l’identité, de transformer cette hétérogénéité, vue jusqu’ici comme un handicap, en un atout et signe du lien du produit à son « terroir » et donc de sa naturalité. Ainsi, ces routes permettent de faire savoir à la fois l’unité et la diversité du Comté comme fromage AOC. Ce mouvement semble général aux AOC. Lors de son congrès en 1996, l’INAO les invitait toutes à tenir un langage « unitaire » sur la diversité et sur l’unicité, de montrer la non- reproductibilité du fromage AOC ailleurs, et la diversité des paramètres qui agissent dans la fabrication et expliquent la diversité des fromages. Le dépassement de cette contradiction entre unicité et diversité se lit dans l’articulation du singulier et du pluriel contenue dans l’expression Les Routes du Comté, ainsi que dans son contenu puisqu’il s’agit d’intéresser à distance les visiteurs à venir découvrir le Comté et de les initier une fois sur place à l’existence des comtés. Une diversité qui, d’ailleurs, renforce l’idée de la rareté du Comté pour en faire des produits uniques, « à échelle humaine » (Lucie Dupré) -pour exemple des touristes qui disent qu’ils penseront au fromager rencontré sur place en mangeant du Comté de retour chez eux.

B. Ré-inventer la territorialité et la « rareté » du Comté. « Cette remise en cause est douloureuse car, dans une culture d'éleveur, la production laitière par vache reste le critère clé, le critère de reconnaissance (…) O n (le CIGC) tourne autour du pot, on parle de limiter le chargement, la fertilisation à l'hectare, les concentrés par vache, en espérant que tout cela contribuera à diminuer la production par vache. Pourquoi ne pas oser le pari d'une autre modernité, toute aussi motivante et capable de mobiliser une passion d'éleveur, mais construite sur d'autres critères et sur une autre vache ? » (Michaud, 2003) Il s’agit encore de définir ce que sera cette nouvelle agriculture (ici le lien des producteurs à l’animal et au territoire), mais aussi de convaincre les producteurs de la nécessité de son avènement et du remplacement des valeurs « productivistes ».

1. « Inventer » une nouvelle agriculture : « de haute qualité territoriale durable et citoyenne ». Pour sortir de cette opposition entre deux logiques de production « antinomiques », Denis Michaud propose de rechercher « une nouvelle forme de modernité (…) en rupture avec l'idéologie de la performance technique » sans pour autant représenter un « retour en arrière » , « allant du produit et ses exigences, au territoire et à la signature qu'on y laisse : une agriculture de haute qualité, durable et citoyenne ». Ce nom à tiroirs -auquel il rajoute le terme « territoriale » à d’autres moments- illustre les divers déplacements opérés par ce type d’agriculture par rapport au « productivisme » : la notion de durabilité renvoie à une prise de conscience des risques que son activité peut avoir sur l’environnement à long terme et donc la volonté de diminuer les pollutions (Larrère, 2002 : 172), mais aussi de préserver un type d’agriculture et d’environnement pour demain ; le terme « citoyenne »210 indiquant que la définition de cette agriculture se fait par la recherche du bien commun actuel et futur, et donc avec la prise en compte des désirs des producteurs et également du peuple en tant qu’être politique collectif. Le pari actuel est donc « celui d'une ré-appropriation du territoire par les agriculteurs » et d’un re-positionnement de « l'exploitation à l'intersection entre territoire et filière, au point de convergence entre les attentes de nos concitoyens vis-à-vis de l'environnement et les exigences du produit ». Il suggère alors de recourir au géni génétique pour « i nventer une nouvelle vache » : la « vache laitière à haute qualité territoriale (VLHQT)», « sélectionnée génétiquement pour produire du lait transformable en comté mais suffisamment rustique pour pâturer des parcelles rocailleuses avec une flore diversifiée », appelée à remplacer « la vache laitière à haute production ( VLHP) » et la « vache d’antan »211 . Il s’agit aussi de mettre en place de « nouveaux systèmes fourragers » ainsi que de « nouveaux critères d'évaluation de ces systèmes et de reconnaissance pour les agriculteurs » capables de se substituer aux « critères de performance et de productivité (lait par vache, date de fauche, etc.) »212. Denis Michaud propose enfin -à l’INRA et à l’interprofession- de re-prendre les lieux délaissés par la recherche de la productivité laitière, de « remettre estives et prés-bois au cœur du système » pour « satisfaire les attentes sociétales», de transformer ces lieux « archaïques » ou restes du passé, en lieux « modernes » ou « hauts-lieux » d’un ensemble patrimonial vivant. Une emblématisation des « hauts-plateaux et (de) la montagne jurassienne », une « mémoire » « maintenue » « à travers les paysages » pour bénéficier à « toute la filière » ou re-faire l’authenticité de son lien au territoire.

210 Convoque un registre civique (Boltanski, Thévenot, 1995) qui dénote le désintéressement personnel et la recherche du bien commun, qui semble particulièrement convoqué ici (dans cette grandeur territoriale) pour qualifier des êtres collectifs et renoncer aux intérêts particuliers. 211 « Personne ne souhaite revenir à la vache d'antan qui passait toute la saison sur le pré-bois communal et qui, au bout de quinze jours, n'avait plus de lait. (…) les systèmes de demain réclament une vache sélectionnée autour de critères de multifonctionnalité liés à la fois au territoire et au fromage, et qui génèrent un revenu . » (Idem.) 212 Afin qu’ils « cessent d'être les principaux critères de valeur pour les jeunes agriculteurs et les signes essentiels de reconnaissance sociale entre eux » (Idem.). Cette réflexion -qui fait pleinement résonner mes propos introductifs concernant l’évolution de l’agriculture et de la réflexivité actuelle des acteurs agricoles cherchant à donner suite au « productivisme » et à construire un nouvel ordre qui coopère davantage avec le reste de la société-, indique et tente de résoudre le problème du Comté, qui semble être aussi celui des autres AOC fromagères. A savoir, l’effritement progressif de son lien au « terroir » ou la difficulté de ses membres à définir une qualité qui ne soit pas « productiviste ». Elle montre une filière AOC qui ré-opère un virage territoire -alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que ce soit une constance- ou réinscrit du « pilotage » dans son système de production à l’aide de technologies actuelles (Larrère, 2002 : 172). Il nous indique une filière qui se redéfinit en vue de répondre aux désirs des « citoyens » ou des touristes- consommateurs, en préservant un environnement, des « paysages » et un système de production liés au passé, mais aussi en vue de résoudre une « crise d’identité » de ses producteurs qui n’ont pas d’autres valeurs que celles du « productivisme » et de l’ancien système de production auxquelles se raccrocher. Ainsi, c’est tout un « ensemble » qui « doit être repensé » pour établir à nouveau la légitimité du Comté : « les systèmes doivent se reconfigurer » pour intégrer de nouveaux acteurs et de nouvelles préoccupations, redéfinir les liens du Comté et de son territoire, et donc aussi la qualification des « paysages », du présent, d’un passé et d’un futur, des techniques de production, de la race de la vache, de l’identité des producteurs, des valeurs d’une filière, de la place des « citoyens » dans l’agriculture comme des fonctions de cette dernière. Enfin, si cet ingénieur agronome détaille d’une autre manière que le « jury terroir » un lien algorithmique en train de se faire du Comté à son territoire, cette fois en mettant l’accent sur les dimensions paysagère et technique agricole, il opère aussi une objectivation de ce lien. Le signe VLHQT signifie d’ailleurs la rationalisation agronomique du nouveau lien du produit au territoire projeté ici. Il confirme que le système en train de se mettre en place, s’il n’est pas encore abouti et diversement défini et co-produit, re-centre en réaction au « productivisme » la légitimité de la filière sur un lien au territoire, rendu visible et sensible aux touristes ou aux « citoyens » –d’ailleurs partie prenante de ce nouveau système-, par l’emblématisation des « paysages » mais aussi de la diversité des « goûts » qu’ils veulent préserver. « La filière Comté va retrouver dans les deux dimensions du territoire, physique d'une part : le terroir (la roche, le sol, la flore et sa diversité, le goût), physionomique d'autre part : le paysage (l'identification, la mémoire, la symbolique), les points d'ancrage de la typicité du produit. » (Idem.)

2. La mise en place d’un « cercle vertueux »213 : re-faire la « rareté » du Comté et la « fierté » de ses producteurs. « Enfin la notion de lien au terroir qui était contestée par l’ensemble du secteur industriel y compris en AOC était prouvée !(…) Et surtout, surtout, nous donnions à nos producteurs un rôle majeur dans notre aoc, parce que quand tous les laits étaient blancs ça voulait dire que les producteurs pouvaient avoir n’importe quelle pratique de fertilisation, de labours, d’ensemencement, de récolte du lait, d’intensification, sans que leur pratique soit sensée avoir un impacte sur le produit final, eh bien là nous mettions les producteurs à l’honneur en leur disant « si vous êtes extensifs, si vous ne massacrez pas nos prairies, si vous gardez la diversité floristique, si vous gardez la diversité microbiologique, eh bien vous allez avoir un produit original, un produit spécifique à chacune des fruitières » (M. Bret, colloque 2002). C’est incontestablement au même problème que le CIGC réfléchit afin de faire sortir la filière de ses contradictions, et c’est aussi une « agriculture à haute qualité territoriale, durable et citoyenne» (Michaud, 2003) qu’il désire instituer. Le « programme terroir » allié au développement du tourisme et à l’ambition de l’interprofession de commercialiser des « crus de fruitière » représente un moyen de « recréer la rareté » du Comté est d’échapper à « l’abondance » des « 45 000 tonnes » d’« un seul Comté », de donner « la vie encore plus difficile au secteur industriel », et de « redonner une fierté aux producteurs » (Idem.). Le CIGC cherche effectivement à ce que les producteurs s’approprient cette nouvelle manière d’interpréter le lien au terroir, en vue de sortir la filière de la tension entre « productivisme » et « artisanat », et donc de ré-affirmer l’ancrage fragilisé du Comté. Pour cela, il met en place des « formations sensorielles » (organisées également par Didier Sintot) en destination des producteurs et leur apprend à se faire-percevoir et qualifier les arômes de leur Comté et à « redécouvrir leur botanique », « pour que demain ils soient capables de parler aussi bien publiquement de leur propre cru » (Idem.). Les Routes du Comté sont partie prenante de la mise en place de ce nouveau système de production qui vise -toujours selon le directeur du CIGC- à « transformer » encore une fois l’hétérogénéité des comtés vue comme « un handicap en un atout », et à substituer la

213 D’après les termes utilisés par le directeur de la FDCL du Doubs en entretien pour qualifier le fait que les Routes du Comté permettent de faire connaître les « crus » de Comté, et de faire changer l’offre par la demande. « diversité » et la « rareté » à l’homogénéisation du fromage AOC le plus productif. En invitant par exemple dans la revue d’information du crédit mutuel214, « les amateurs de bonnes pâtes » à faire « une balade gustative unique dans un Massif jurassien adepte du tourisme intelligent» pour « tenter de percer les secrets de sa dégustation et de sa fabrication », en apprenant « l’art » de la dégustation d’un fromage dont il est « difficile de faire le tour, tant ses saveurs gustatives et ses caractéristiques organoleptiques peuvent être variées », il s’agit de les inciter à venir expérimenter l’existence des « crus » de Comté, mais aussi de leur faire se faire-concevoir autrement ce fromage et leur rapport à lui, en vue de leur vendre des « crus de fruitière » et de leur faire-connaître l’existence des « 200 composés aromatiques » de ce fromage par la présentation desquels débutent l’article. Le CIGC constitue ainsi les touristes-consommateurs en moteur du changement de la commercialisation du Comté, d’autant plus que jusqu’ici, les affineurs se chargeant de sa vente s’opposaient à une valorisation des « crus »215. L’institution de ce nouveau système d’interprétation de la production cherche aussi à transformer les touristes en opérateur du changement de la définition de l’identité des producteurs et de leurs pratiques agricoles, et donc de continuer à faire faire-faire la différence avec les « industriels ». En tentant de faire changer la définition que les touristes- consommateurs ont du Comté d’une part, il s’agirait aussi « en retour » d’agir sur celle que les producteurs ont de leur métier pour en faire « des producteurs de fromage » garant du lien de ce dernier au « terroir » et non plus « des producteurs de lait » à la recherche d’une quantité. D’autre part, l’objectif serait aussi de « faire se réapproprier son patrimoine » par la population locale (entretien avec M. Goguely). Ce «miroir »216 tendu à la population locale et aux producteurs à l’occasion de la rencontre touristique, est considéré comme l’opérateur d’une prise de conscience du caractère patrimonial de la production de Comté, de la beauté des paysages, de la spécificité des pratiques agricoles locales, et de la nécessité d’entretenir l’ensemble du paysage en re-prenant et donc en réinterprétant des pratiques anciennes, dévalorisées par la recherche de la productivité et re-valorisées aujourd’hui par le « regard de l’autre ». Cette manière de signifier et de faire exister la présence des liens qu’un fromage entretient avec son territoire, propre à qualifier le dedans par le dehors, ou à faire changer

214 Article intitulé « Sur les Routes du Comté », dans « Contact. Crédit Mutuel », mars 2004. 215 L’acheteur de Comté peut pour l’instant connaître le nom de la maison d’affinage du fromage, mais ne peut directement connaître la fromagerie de se fabrication. La commercialisation des « crus de fruitière » visera aussi à cette révolution du marquage des produits, en valorisant la fromagerie et non seulement le savoir-faire de tel affineur. 216 Article Bret, Goguley, « Redécouvrir son identité dans le regard de l’autre. », Carnet de Routes. La lettre d’information des Routes du Comté., n°1, p. 1, juin 2001, opcit. l’offre par la demande, ré-interroge les limites de l’action et de la représentation et illustre le faire (se) faire-faire spécifique de ce mode de production actuel de la différence d’un produit agri-culturel. Elle renseigne enfin sur la manière dont une filière AOC travaille sur elle-même sur le long terme. Effectivement, M. Bret (Idem.) qualifie de « patrimoniale » la « logique de promotion » du Comté en opposition à une « du succès éphémère ».

3. Les Routes du Comté, ou la recherche d’un compromis « industriel »-territorial. « Plus on s’étend en tonnage, plus on s’éloigne de nos racines (…) Dans l’esprit du consommateur, plus on s’éloigne de la région, moins le Comté est perçu avec sa richesse son authenticité, produit de terroir et tout ça. (…) Donc ça fait deux-trois ans qu’on se dit on ne peut pas se contenter de ça. On est obligé de faire de la publicité comme on fait d’habitude, parce que comme on est un produit à fort tonnage, il faut absolument qu’on soit soutenu par des budgets publicitaires importants. En même temps, il faut qu’on vende, qu’on explique le Comté autrement » (M. Bret en entretien). La filière est donc prise entre deux feux, entre deux modes de production et deux régimes de qualification. Elle doit à la fois prouver son authenticité et écouler son fort tonnage, faire faire-faire sa qualité territoriale, non-« industrielle » tout en assurant la cohésion de la filière. Cette contradiction s’accroît d’ailleurs de plus en plus puisque, à mesure que l’interprofession approfondit la mise en œuvre du lien au territoire par les « crus » avec les Routes du Comté et le « programme terroir » notamment, le nombre de fruitières continue à diminuer et les problèmes de stocks à manifester la forte production de la filière. Face à l’augmentation du tonnage Comté « la seule réaction » pour éviter une « crise des stocks », est selon M. Bret (en entretien) « d’être agressif commercialement parlant et de faire de la publicité, c’est ce qu’on fait ». Cependant, ce mode de promotion va de pair avec des campagnes d’exportation à l’étranger (en Allemagne, Belgique, Hollande, et plus récemment aux Etats-Unis et au Japon) ainsi qu’avec le développement de la vente de portions pré-emballées et dernièrement de Comté râpé sous-vide : ce qui le présente comme « un produit industriel et banal » (Idem.). La mise en place des Routes du Comté fait donc partie d’une « stratégie » mise en place par l’interprofession pour « expliquer le Comté autrement » face au constat que, du fait des campagnes publicitaires diffusées sur les grands médias que sont la télévision et la radio, « le Comté est souvent perçu comme un produit industriel217 (…) ce qui constitue un risque de dérive important pour notre produit » (Idem.).

217 « Nos études d’images nous ont montré que le risque de cette abondance de campagnes publicitaires, était que le Comté soit perçu comme un produit industriel. Ce qui évidemment pour vous francs-comtois le Comté n’est pas un produit industriel, c’est un produit avec beaucoup de contenu, un produit artisanal, mais pour Basée sur la mise en contact des consommateurs avec les producteurs et l’ensemble de l’espace de production de ce fromage, les Routes du Comté tentent donc d’agir autrement sur la qualification du Comté : « d’instiller plus de terroir » dans sa communication (Idem.) pour le présenter sur place, dans les fruitières et par des rencontres humaines, afin d’en faire un « produit de terroir », « au contenu humain », « artisanal », et contrebalancer ainsi par la proximité, un produit « industriel » et « banal » qualifié ainsi à distance (Idem.). Le choix du média est donc partie prenante de sa fabrication, il manifeste et produit le message, puisqu’en montrant un produit de « terroir » sur son lieu de production, la forme de la situation de communication fait ce lien dans un registre territorial et culturel. L’on comprend mieux pourquoi et comment l’interprofession cultive son ambiguïté, en composant avec des outils de type « industriel » -tels les grands médias ou les produits sous-vide qui permettent de promouvoir son produit, mais qui ont pour effet de l’indifférencier, ou de le dé-localiser mettant ainsi en péril sa grandeur territoriale-, et la mise en place de médiations qui le rattachent à un territoire et une culture. Ce qui se traduit par exemple, par un double mouvement globalisant et re-localisant entamé par l’interprofession, qui fait s’étendre le réseau de promotion du Comté au monde entier, tout en faisant localement la « diversité » d’« un produit de terroir ». Dans cette perspective, comment la forme des Routes du Comté permet-elle de rendre présente et sensible une production non-« industrielle »?

II. Re-présenter une « agriculture à haute qualité territoriale » Comment ce nouveau dispositif qui articule des routes, des activités productives et/ou touristiques dispersées sur une zone AOC trans-formée en espace touristique permet de résoudre cette contradiction ? Ou comment ces routes constituent un programme de trans- figuration d’un « terroir » ?

A. Distribuer le tonnage, la « diversité » et les touristes sur le territoire. 1. Un régime de la distribution pour s’opposer à la concentration « industrielle ». « On n’a pas eu de productivisme, vous avez pas fait d’ensilage, vous avez pas fait des

quelqu’un (…) qui loin de chez nous, n’a jamais eu d’autre contact avec le Comté que, le spot de 15 secondes à la télévision ou le spot de 24 secondes à la radio, peut le percevoir comme un produit industriel. (…) Donc nous avons à partir de ce moment-là, mis en place une stratégie qu, a consisté à essayer de toucher un plus grand nombre, en direct, de consommateurs.» (M. Bret, à l’inauguration). choses comme ça, au niveau du Comté y’a pas eu de période de productivisme non. Y’a eu des périodes où, et y’a encore des secteurs où, (…) il y a une forme d’intensification au fait que l’on cultive l’ensemble des terrains. » (M. Goguely en entretien). M. Goguely, en entretien, justifie le passage de la production de 30 000 tonnes en 1990 contre près de 50 000 tonnes aujourd’hui par un perfectionnement du modèle de la distribution ancestral au comté. En mobilisant les écrits de Proudhon et Fourrier, il explique le caractère exemplaire de ce système de production basé sur la « solidarité » : « Cette filière Comté était porteuse de valeurs humaines : d’entraide, de solidarité, et cette région était fondée sur ces valeurs.(…) A tel point que des grands philosophes, moralistes ou sociologues du genre Proudhon se sont inspirés de ce mode d’organisation. ». Recyclant ainsi la grandeur « industrielle » du tonnage du Comté en une territoriale, il définit la filière en opposition du « modèle productiviste » et re-distribue le capital et la production sur le territoire. En trans- formant la forte production en preuve de la « solidarité », de la « gestion collective », du « partage de la plus value » (opposé à la monopolisation et à la recherche individuelle du profit capitaliste) et surtout la distribution de la production sur l’ensemble du territoire (opposée à la concentration) permettant un aménagement du territoire de qualité (une lutte contre l’envahissement par la forêt, des revenus plus élevés que la moyenne, un exode rural moindre et des paysages de qualité propices au développement du tourisme), il donne à voir une production si intimement liée à son territoire qu’elle permet la préservation et le développement de ce dernier sur les plans sociaux, démographiques, culturels, environnementaux, économiques, touristiques et bien sûr agricoles. Comment ce registre territorial de la distribution est-il mis en oeuvre et re-présenté avec les Routes du Comté ? Comment permet-il à un système de production de totaliser un territoire, ou de co-produire un « terroir » : un hybride qui tend à l’indifférenciation du Comté et des territoires auxquels il est associé ?

2. Une maison et des Routes du Comté : une forme intégrative et (re-)distributive de la « diversité » et des touristes. Le passage à la forme plurielle de cette route qui n’en est plus une, figure une forme d’exposition d’une production « domestique » distribuée sur un territoire, et donc non concentrée. La critique inaugurale du modèle de l’itinéraire au singulier, « figé » et exclusif, annonce l’institution d’une forme intégrative et distributive qui valorise le pluriel et la « fédération de toutes les initiatives » sur l’ensemble de la zone AOC (programme cadre). Contrairement à la Route du Comté dont les actions restaient selon M. Goguely trop « locales », « atomisées » voire « concurrentes », il s’agit maintenant bien de (se) rassembler pour construire un « bien commun » « qui profite à l’ensemble » de la filière. C’est d’ailleurs cette recherche de « l’intérêt général » par les institutions régionales et le dépassement des rivalités territoriales qui fait la force et l’exemplarité des Routes du Comté. Clairement, dans leur mise en oeuvre même, s’engage une critique « civique » de la recherche du profit individuel (renvoyant à un monde « industriel ») pour ré-affirmer une aspiration au bien commun, ainsi que la volonté de re-présenter (en vue de rendre présente) la grandeur territoriale du Comté en distribuant la mise en tourisme et les touristes sur toute la zone AOC. La Route du Comté avait aussi sa Maison du Comté. L’une des premières lettres retrouvée dans les archives de cette route était adressée à M. Duhamel, alors Ministre des Affaires Culturelles, lui demandant une aide à la création d’« un musée du Comté pour animer la capitale et compléter le programme touristique » (lettre de M. Boilley daté du 12. 01. 1972). Ce n’est qu’en 1981 que ce projet est réalisé218. La première maison du Comté était déjà conçue sur le « modèle du musée éclaté et vivant» (note du 25.05.1981), puisque l’animateur de la fédération départementale des foyers ruraux du Jura « entreprend de coordonner diverses activités locales de démonstration ou d’exposition ayant trait au Comté», et de créer un circuit balisé dans Poligny menant à l’ENIL, dans les caves d’affinage, mais aussi à la découverte des anciennes et nouvelles fermes et à la maison du Comté, comme lieu permettant d’« informer »219 et de « faire place à toutes les initiatives sur le thème ». Ces dispositifs d’exposition/co-production d’une filière, de territoires et de leur « milieu associé » qui, en associant des routes, une maison et des sites dispersés sur un territoire de production, sortent le musée de ces murs, me font reprendre la comparaison entamée plus haut avec les écomusées220 et le champ de la « nouvelle muséologie »221. Les deux routes du Comté avec leurs maisons et les différents sites fédérés se posent en rupture 218 Une subvention du Ministère de l’Agriculture permet d’acheter une maison en 1979 (c’est toujours le siège actuel du CIGC). Le projet est aussi financé par le Ministère de la Culture et de la Communication –on note son influence dans le fait qu’il doive mettre en valeur « le patrimoine (bâti) »-, le CIGC et les départements du Doubs et du Jura. 219A travers une « exposition historique d’objets anciens », une explication des méthodes de fabrication anciennes et actuelles, et une du thème « économie agricole élevage » enrichie de visites dans les exploitations croisant une présentation de l’alimentation, de la race montbéliarde et de la sélection génétique avec la mise en valeur de « la diversité et l’évolution des bâtiments agricoles ». 220 Mouvement impulsé par George-Henri Rivière, un des ?créateur des musées des Arts et Traditions Populaires (ATP), porté par des « agriculteurs intellectuels de l’école des ruralistes français » (Poulot, 1998). 221 Un mouvement qui se met en place à la fin des années 80 en France avec « l’ère du public », qui propose d’autres modes d’exposition offrant une nouvelle place au public. avec l’idée de musée clôt sur lui-même, pour promouvoir un musée « éclaté » ou « délocalisé » comme les écomusées, permettant de re-lier un patrimoine à son environnement et à une communauté, tout en re-définissant l’attachement de cette dernière à lui. C’est donc aussi en lien avec la « pédagogie civique » (Poulot, 1998 : 64) des écomusées, que ces deux routes cherchent, certes à valoriser un patrimoine agri-culturel, mais surtout le font en faisant faire-faire cette différence à leurs publics (touristes, producteurs, habitants) en les rendant sensibles, grâce à une forme d’exposition distribuée sur un territoire, à la grandeur territoriale du Comté, dans un contexte critique de la mondialisation, de la dé-localisation et de la perte de la « diversité » des goûts et des paysages. La recomposition de la Maison du Comté –un « espace muséographique »222 entièrement dédié au Comté et « à l’éveil des cinq sens » situé au rez-de-chaussée du siège de l’interprofession- permet aussi cette (re-)distribution. La « nouvelle Maison du Comté » inaugurée le 24 janvier 2003 par le Préfet de Région, est considérée comme « la pierre d’angle » des Routes du Comté223, une pièce matérielle propre à faire tenir un dispositif touristique, puisqu’elle doit rassembler les touristes en son sein, éveiller leurs sens, les faire se poser des questions et les re-distribuer sur « la route des sens » pour trouver réponse à ses questions (Idem.). C’est ainsi qu’elle est présentée dans le guide 2003, comme un lieu « d’information » sur la filière conçu pour, « susciter l’envie d’en savoir plus (…) tout est fait pour déclencher l’interrogation. Les réponses, le visiteur les trouvera (…) en sillonnant les Routes du Comté ». Un lieu de trans-formation des visiteurs en « amateurs » du Comté et de ses « terroirs », et de re-distribution de ces derniers sur les Routes du Comté. Elle permet aussi de faire tenir ce dispositif en remédiant à ses lacunes. Si les Routes du Comté « fédèrent l’existant » (M. Goguely, en entretien) afin de mettre en valeur la « diversité » des initiatives humaines de la filière mais aussi la diversité des « crus » de Comtés, en réunissant des activités touristiques multiples (lesquelles instaurent des situations de médiations diverses entre les visiteurs et le fromage et qualifient le Comté patrimonial de différentes manières -qui peuvent d’ailleurs être contradictoires224), elles peuvent faire-passer inaperçu le(s) Comté(s) de « terroir » que cherche à faire connaître l’interprofession face au Comté ancien ou originel par exemple.

222 Guide Routes du Comté, 2004. 223 Carnet de Routes numéro 4, pages 2 et 3 : « La nouvelle maison du Comté ». 224 Le fromager de la fruitière 1900 montre par exemple un gruyère de Comté d’avant la mécanisation, changement qui a selon lui entraîné la standardisation du Comté fabriqué actuellement. Que signifie alors ce dispositif qui rassemble une maison, des sites productifs et/ou touristiques, une zone de production-touristique, ainsi que des routes ? L’articulation d’un registre de la construction architecturale (« pierre d’angle »), d’un régime « domestique » (maison) avec un territorial (« le pays du Comté ») et un de la mobilité (les routes), appliqués à un dispositif semble dénoter la trans-figuration d’un territoire, d’hommes et d’objets productifs en touristiques, passant par la trans-formation de choses abstraites (le « terroir », la « tradition », de concepts marketings : la Franche-Comté « authentique »225, « la route des sens »), en éléments concrets, tangibles, à faire se faire-expérimenter, ressentir et percevoir. Ainsi, la « nouvelle Maison du Comté » permet de rendre sensible et effectif le concept de « route des sens ». En posant cette maison en « point de départ de toutes (vos) balades dans le Massif » (Ibid.) et en la faisant inaugurée par les représentants politiques locaux, on lui donne une position d’énonciateur légitime pour dire ce que sont le Comté, ses producteurs, le Massif du Jura, la Franche-Comté et leurs habitants. Elle semble conçue pour faire tenir le dispositif des Routes du Comté et permettre d’instituer un nouveau territoire et un nouveau système de production, en re-définissant cette réalité distribuée. Elle consiste donc à la fois en un « dispositif de rassemblement » ou de re-présentation du contenu de ces Routes permettant de centraliser, un ensemble de types de Comtés et d’attachements de ses producteurs au Comté, propice à l’identification des différences ou de la « diversité » « même pour des personnes peu expertes » (Bessy, Chateauraynaud, 1995 : 60). Mais aussi en un lieu de trans- formation des touristes-consommateurs en « amateurs », propre à en faire des êtres sensibles capables de se faire percevoir autrement ce « terroir » et, enfin, en un de re-distribution qui impulse du mouvement à ces êtres nouveaux afin de les faire se remettre en route au contact de cette « diversité » racontée par la distribution des sites sur le territoire. A partir de là, comment cette articulation d’une maison et de routes joue sur la communication locale et la circulation de touristes définis par leur mobilité pour re-définir un système de production et un territoire ? Comment cette maison constitue un sas qui permet de re-présenter à l’intérieur et trans-figurer un « terroir » extérieur, en trans-formant les touristes mobiles ?

225 Campagne de communication du CRT de Franche-Comté de 2002 à 2006. B. La maison du Comté : un lieu de mise à l’épreuve qui fait se trans-former les touristes en opérateur de la différence et de la ressemblance d’un « terroir ».

Si son nom renvoie à une forme ancienne de lieu de rassemblement d’information sur un thème précis, et plus clairement à un registre « domestique » ayant comme principale grandeur la transmission, sa recomposition en vue de satisfaire les attentes du « nouveau public » insuffle un dispositif de communication actuel, un « parcours découverte interactif, ludique et sensoriel »226 pour permettre la trans-formation des visiteurs et la trans-figuration de ce qui est distribué à l’extérieur. Elle apparaît donc comme un procédé de transmission (ou mieux de co-naissance) contemporain d’un système de production et d’un territoire aux touristes-consommateurs. Dans les faits, comment cet espace muséographique est-il conçu pour faire se faire-ressentir aux touristes-consommateurs trans-formés en experts et en « amateurs » : la « diversité » des médiateurs qui relient le Comté à son « terroir », et celle des goûts du (et des) Comté(s) ? De quelle manière, ce lieu de passage permet-il aussi de convertir ces visiteurs en pèlerins équipés de savoirs, savoirs-faire et savoirs-être propres à les faire circuler d’une manière nouvelle (selon un régime d’attention qui les rend particulièrement sensibles aux liens du Comté à son territoire) sur un espace qui se re- présentera à eux de manière différente ? Décrire l’opérativité de ce sas, permettra de saisir comment il rassemble, traduit et re-distribue une réalité distribuée sur un territoire, à travers des êtres mobiles qu’il s’agit de faire passer d’un régime d’attention à un autre et d’un espace public à un autre ; d’appréhender comment la Maison du Comté cherche à la fois à émouvoir (d’emovere : agir sur la sensibilité de) et à mouvoir (movere : mettre en mouvement, faire agir et faire changer de place) son public.

226 Dépliant « Bienvenue dans la nouvelle Maison du Comté », diffusé dans tous les sites partenaires des Routes du Comté, Pierre Accard Communication & Valérie Szewczyk, 2003. 1. Un nouveau « rite de passage »? Un dispositif de rassemblement et de co-naissance. « Les grands dispositifs sémantiques que les anthropologues trouvent dans les rituels en général visant, par les productions symboliques, à signifier et à modérer, sinon à résoudre les contradictions sociales et politiques » (Marin, 1994 : 57). La visite de la Maison du Comté semble comparable à un rituel d’initiation entendu comme « réorganisation de l’expérience sensible au sein d’un système sémantique »227 ou un programme de trans-formation. Quelles contradictions ce dispositif vise-t-il à résoudre ? La maison du Comté paraît tenter de faire-expérimenter une qualité de Comtés qui ne soit ni industrielle ni réactionnaire et qui réponde aux désirs de la société, de concerner les consommateurs à son authenticité, (c’est-à-dire que même s’il change il est toujours le même) un produit intimement lié à son « terroir ». Un essai également de leur faire prendre conscience de leur rôle à jouer dans la préservation de cette agriculture différente et territoriale, mais aussi de valoriser « l’unicité » et la « diversité » d’un fromage AOC ou faire faire-faire le lien au territoire d’une production algorithmique. Il s’agirait donc pour l’interprofession de rendre les gens sensibles à la différence du Comté en les rendant différents, de leur faire se faire-percevoir une réalité qui leur était jusqu’ici invisible -l’une des caractéristiques du rite est effectivement de révéler ce que l’on ne peut percevoir- : les Comtés, leurs propres sens, une filière de production, la complexité des liens qui relient un fromage à son territoire et la dimension culturelle ou mémorielle des paysages. Ainsi, ce dispositif permettrait de lutter contre « l’économie de la perception » des consommateurs, la qualification industrielle du Comté faite par les « grands médias », d’attribuer de nouvelles valeurs aux producteurs et aux habitants. En d’autres termes, de faire (se) faire-surgir la grandeur territoriale des Comtés et donc le caractère non-industriel du Comté, en expliquant comment il est à la fois unique et divers. Ce programme de trans-formation ontologique à partir de principes de pédagogie active : « il faut parfois toucher pour comprendre » (Carnet de routes : n°4 : 2) permettrait de leur faire se faire comprendre l’existence d’un lien algorithmique complexe invisible à l’œil nu qui relie le Comté à son territoire, faisant ainsi émerger une réalité dans le domaine du sensible par la forte mobilisation des visiteurs et de leurs sens (les faire-participer). Ce chaînage de médiations ou de re-« cadrage » de la relation des touristes-consommateurs au Comté et à son territoire de production permet une co-naissance d’un « expert »-« amateur »-pèlerin et d’un « terroir » -règne de la « diversité » et du patrimoine

227 Dans Anthropologie structurale, (1958 : 109), cité par Louis Marin (1994 : 123). « vivant »-, qui passe par la « corporation » d’une capacité à se faire percevoir les goûts du « terroir », mais aussi son goût pour le « terroir » en général, et en particulier. Pour les faire devenir autre, des « amateurs » des « terroirs » du Comté, ce lieu doit leur transmettre à la fois des connaissances (méthode et contraintes de fabrication, signes distinctifs du Comté ou indices matériels permettant l’identification du produit, zone AOC et circuit de production, compréhension du lien du Comté à son « terroir », connaissance des étapes et des conditions optimales de sa dégustation, du vocabulaire spécifique au Comté et à la qualification de ses arômes) une compétence ou un savoir-faire (savoir reconnaître le Comté des autres gruyères et savoir se faire-percevoir sa « diversité »), et un devoir-être (Respect et défense de valeurs « civique » et « domestique » : « artisanat » et « solidarité », recherche du bien commun, préservation de la diversité bio-culturelle pour la transmettre aux « générations futures ». Etre « curieux » et rechercher avec « plaisir » la découverte des « goûts » du Comté et la rencontre des « passionnés de son noble terroir », enfin faire-partager son nouveau savoir en devenant à son tour initiateur). Comment la marche du visiteur dans ce lieu le fait passer par les trois phases des « rites de passage » -identifiées par Van Gennep en 1909- : la séparation, la marginalisation ou mise à l’épreuve et l’agrégation afin de les trans-former en « experts »-« amateurs »-pèlerins ? Ou encore, suivant l’analyse que Jean Davallon a fait en 2003 des circuits culturels, comment la marche du visiteur le transforme ? C’est donc bien entendu dans une conception différente de l’anthropologie classique, que j’analyse de manière pragmatique la maison comme un lieu de re-cadrage ou de médiation de la relation du public au Comté pour leur faire se faire-produire un nouvel attachement à lui, ou enfin un lieu de co- naissance.

2. Un sas qui isole les touristes pour trans-former leur rapport à l’extérieur : Faire entrer le monde extérieur dans le musée. Alors qu’elle est un lieu confiné, ni proprement productif ni ouvert sur le territoire (Callon & all., 2001), comment cette maison peut-elle permettre de les mettre en contact avec un Comté de « terroir » et le « pays du Comté » ? Quelle est l’efficacité de cette séparation ? Peut-être que paradoxalement, le recours a un lieu fermé et donc à la re-présentation sont nécessaires pour rendre l’existence de ce « pays » possible ? Ainsi comme le laboratoire scientifique, le musée tirerait son opérativité de son isolement ? « Au macrocosme choisi comme point de départ » (un territoire de production) aurait « été substitué par extractions, abstractions, réductions successives, un microcosme (purifié) qui le représente » (Ibid. 77). Il semble que la maison du Comté manipule de l’espace en vue de re-présenter (et faire se faire représenter) d’une autre manière un système de production et territoire aux visiteurs ? De fait, comment faire entrer un territoire dans un espace clos ? En entrant (mais aussi en sortant) dans le hall du musée, l’une des premières (et dernières) choses que le visiteur peut voir est : une fenêtre (qui ouvre sur l’intérieur du musée) et re- présente un paysage en mouvement, posant le visiteur à l’extérieur du musée et le paysage à l’intérieur. Ce procédé scénographique montre un musée qui oppose des contraires. Il représente un paysage en mouvement à un public à l’arrêt, renverse les perspectives entre dedans et dehors en figurant un musée qui représente l’extérieur à l’intérieur, et inversement. Instaurant ainsi la maison en sas, ou en lieu médiateur qui lie et transforme l’intérieur et l’extérieur, et les touristes en être mobiles, il institue la maison en lieu ouvert et hybride, qui permet -et permise par- le processus de distribution. Par rétraction ou « traduction » ce dispositif re-présente à l’intérieur la réalité distribuée à l’extérieur du « pays du comté », afin de re-distribuer encore ensuite –au moment de leur sortie- les visiteurs dans un espace, après les avoir fait s’équiper pour leur faire se faire percevoir autrement ce qui est à l’extérieur. Cette fenêtre apparaît donc comme un point de condensation qui résume l’opérativité de ce musée, mais aussi des Routes du Comté : une distribution, par l’articulation de routes(-mobilité-mouvement), territoire(-paysage) et maison comme lieu qui, en jouant avec intérieur/extérieur, re-présente à son public le territoire (qui est à l’extérieur) d’une autre manière. Ce mouvement retrace aussi le cheminement du regard du visiteur sur les routes, et sa station arrêtée dans cette exposition devant un paysage mobile. Son regard est donc doublement constitutif de l’image. Il figure le point de vue de l’être mobile-touriste (qui regarde par la fenêtre de son véhicule avant d’arriver dans ce lieu, par exemple) mais aussi l’évènement réflexif de son arrivée -ou de son départ - (les visiteurs à l’arrêt qui regardent la re-présentation que le musée fait du paysage qui défile devant un être mobile). Ce dispositif marque une première rupture dans son parcours au sein de l’exposition, en soulignant son arrivée, le met d’emblée dans une position réflexive en répétant son expérience personnelle mais aussi partagée –répétition notamment caractéristique des rituels (Davallon, 2003). Il installe la nécessaire implication du visiteur dans la production de l’événement –entamée avec le guide et les affiches des Routes du Comté, une mise en participation qui permet également de lui indiquer vers quoi (se) faire-diriger son attention (le paysage qui l’entoure) et de changer son mode de circulation sur le territoire, mais aussi de l’inviter à entrer dans le musée, pour comprendre ce qui relie un territoire –figuré par un paysage sans hommes- et le Comté. Le territoire de production des Routes du Comté est aussi rendu saisissable par une grande carte nommée Routes du Comté, une version touristique de la carte de la zone d’AOC, sur laquelle les « fruitières à Comté », « caves d’affinage », et « sites touristiques » sont indiqués. Elle institue un espace géographique défini par la production de Comté et le tourisme, un espace que l’exposition va doter de signes et de sens. A ses côtés, une affiche des « fleurs des terroirs » de l’AOC résume, par un raccourci, les liens du Comté à son territoire. Cette première pièce représente donc de manière très sensible (le paysage), mais aussi de façon moindre (carte) la zone AOC-touristique, des lieux à visiter, le mouvement et la participation des touristes et une Maison qui donne à voir d’une autre manière un territoire dans ses liens étroits avec le Comté.

3. Un lieu d’épreuves multiples : « de la prairie à la cave d’affinage »228 pour faire- comprendre la diversité du Comté. De la sorte, si cette maison représente l’extérieur, quel intérêt peut-il y avoir à y pénétrer ? Il se situe dans cette trans-formation qui fait se faire-« corporer » un nouvel équipement sensible aux visiteurs, et les fait s’instruire par un jeu d’épreuves à propos de ce « terroir » algorithmique. Dans les faits, comment ce dispositif ré-agence leur rapport au Comté ? En faisant « jouer ensemble plusieurs régimes d’entrée en relation » avec le système de production du Comté (Bessy et Chateauraynaud, 1995 : 99), la Maison du Comté -comme Les Routes du Comté- est un lieu d’épreuves multiples pour faire des visiteurs des « experts » du Comté. Effectivement, elle croise différentes formes d’épreuves -« une exploration du réseau tracé par l’objet », une « sensorielle », une de « qualification » ainsi qu’« une d’examen instrumenté des matériaux »-, que « l’expert compétent est capable de surmonter » (Ibid. : 240) et qui permettent aux visiteurs d’apprendre à « avoir prises sur » le Comté, pour l’identifier et se faire percevoir sa diversité.

a. Faire-connaître le réseau socio-technique du Comté. Une fois franchi le seuil du musée, la première forme d’épreuve à laquelle sont confrontée les visiteurs en est une de connaissance : l’identification du réseau dans lequel l’objet Comté circule et la mise en évidence des indices ou traces de son authenticité (les règles de son cahier des charges). Si ce fromage est « en proie à un conflit entre plusieurs espaces de circulation » (Ibid. : 107) (« industriel », « domestique »), il s’agit ici de le faire sortir de cette tension et de leur faire se (faire) re-présenter un réseau « domestique » et territorial, afin que ce dernier définisse le Comté. Cette épreuve permet alors aux futurs « experts » de rapporter ce fromage à un collectif et à un territoire. Des objets et des dispositifs scénographiques « racontent » l’histoire du (et des) Comté(s) tout en leur indiquant ses signes distinctifs : « Maquette animée, vidéo, outils de la vie quotidienne de la ferme et de

228 Dépliant « Bienvenue à la Maison du Comté ». la fruitière, vous racontent l’histoire de la patiente élaboration d’une meule de Comté »229. La première pièce se compose d’outils anciens (dont une « cuve à potence » et une bouille à lait), d’une « maquette interactive » re-présentant la filière et d’un écran télévisé. L’attention comme la marche du visiteur sont alors guidées par un jeu de sons et lumières. En effet, dès son entrée, la luminosité s’obscurcit et un film commence, dans lequel une meule de Comté, dont le caractère -dessin- animé, possédant des yeux et une bouche, parlant –ou qu’on la fasse parler- et le contenu de ses paroles : « on dort d’un œil », « on grandit », montre(nt) un produit vivant. Tout en racontant la « vie » du Comté et de sa filière, elle explique sa diversité. Des (représentants de) producteurs font leur entrée -via l’image filmique, pour dé- peindre leur modèle agricole. M. Goguely230 est notamment filmé dans un champ avec son petit-fils. En parlant de la spécificité des « fruitières » et de la « solidarité » intergénérationnelle franc-comtoise ayant permis « que les agriculteurs de cette région puissent continuer à vivre », et en rendant visible -à travers la présence de son petit-fils dans l’image et des « générations » dans son discours- une chaîne de transmission du patrimoine non-interrompue, c’est bien encore dans un « registre domestique » qu’il qualifie la filière. Laquelle est également étroitement liée à son territoire qu’il figure, en instituant la « fruitière » et la « solidarité » en patrimoine social régional231 et en agent de la préservation d’une activité agricole sur le territoire, mais aussi en montrant -en écho implicite à la crise de l’ESB interrogatrice quant aux modes d’élevage- une « bonne agriculture respectueuse du bien-être des animaux » et du lien du produit au territoire : les montbéliardes ont « la belle vie ! », elles « ont chacune droit » -de par l’AOC- à un hectare de « bon foin » et de nombreuses espèces de fleurs les « régalent ». Les règles de l’AOC, le « bien-être » des animaux, la diversité floristique mais aussi le respect des paysages et des traditions, une dimension « artisanale » -permettant l’existence de diversités par opposition à la standardisation « industrielle »-, « une recherche constante de la qualité », la « transparence » -« nous n’avons rien à cacher »- et enfin la « traçabilité » que ce lieu propose, sont autant de « prises » convoquées par ce film pour définir une « bonne agriculture »232 territoriale et « au service de la société » (entretien Goguely) ou « citoyenne »

229 Dépliant Maison du Comté. 230 Président du CIGC à l’époque de la création de cette maison. 231 La dimension « sociale » ou « sociologique » du Comté est pour lui importante. En entretien il m’a parlé longuement des fruitières exemplaires de la tradition de propriété collective des francs-comtois, qui ont inspirées selon lui les travaux de Proudhon et Fourrier. 232 Qui considère les vaches comme ayant des droits et du goût, et non comme des objets productifs. (Michaud, 2003) qui critique la mauvaise : le productivisme. Une fois cette première présentation vidéo amorcée, la « maquette interactive » située de l’autre côté de la pièce, s’éclaire puis se met en marche, re-présentant un modèle réduit de la filière, c’est-à-dire un circuit miniature et simplifié de la production du fromage. Le jour se lève sur la filière, représentée ici par une ferme, une fromagerie et une cave d’affinage insérées dans un paysage -trois « boîtes noires » -au sens de Bruno Latour- fermées, qu’il s’agira d’ouvrir plus tard. Le ciel est bleu233, les vaches pâturent dans les champs. L’agriculteur en tracteur amène le lait à la fromagerie pour le moment de « la coulée ». Des bruits se font entendre, c’est le fromager au travail dans la fromagerie, puis un camion sort de la cave d’affinage pour acheminer les fromages vers les consommateurs. Le film reprend, à la meule-animée de résumer l’attachement hybride du Comté à son territoire : « C’est ça la filière Comté ! Un paysage, des hommes, le respect, la solidarité. Les hommes veulent garder l’authenticité entre le lien du produit et du lieu : le terroir ». Ce que la fromagerie permet d’expliquer car même si le système de production évolue, le Comté est toujours le même : « la modernité » est dite « au service de la tradition », « regardez rien a changé », « la coulée (…) ça n’a pas changée depuis des siècles ». Tout en présentant les différentes étapes de la fabrication, il s’agit cette fois de montrer une production « artisanale » à « échelle humaine », « c’est pas l’usine ici ! » et donc toujours d’opposer une grandeur « domestique » à une « industrielle ». Le Comté est rattaché à la personne qui le fabrique -le fromager que l’on voit en train de travailler-, qui transforme le lait en fromage tel un « magicien », à l’aide de ses 5 sens. Mais c’est aussi à l’infiniment petit que ces fromages sont associés : en effet « chaque fromage est différent » car « chaque fromager a sa flore microbienne ». Cette présentation réunit ainsi trois figures de qualification du métier de fromager : une explication microbiologique de son rôle dans la fabrication de Comtés singuliers, une mystérieuse du « sorcier », et celle de l’être sensible -un modèle pour des visiteurs que ce dispositif se doit de rendre tangible(s)-. « Nous sommes aussi semblables que différents ! »234. Ce qu’un « chef de cave » - désignation qui renvoie tant à une hiérarchie « domestique » qu’à son semblable et différent, le vin-, livre par son témoignage en posant alors le Comté en objet si intimement lié à son

233 Comme à l’accoutumée dans les portraits du « pays du Comté ». 234 Phrase que j’ai re-prise pour intituler ce mémoire puisqu’elle illustre bien l’opérativité de ce dispositif de mise en tourisme du Comté qui joue sur l’unicité et la diversité du (des) Comté(s) liée à la re-définition des liens au territoire du fromage AOC au plus fort tonnage. territoire qu’il permet le transport dans l’espace. Il invite au voyage puisque chacun représente son village et ses producteurs : « Q uand on va voir un Comté on va apercevoir au loin le clocher du village, le fromager, les agriculteurs, ce qui va nous donner une idée de la capacité gustative du fromage. Quand on se ballade dans la cave on a l’impression de faire une visite touristique des villages francs-comtois». Cette présentation a aussi pour effet de charger durablement de son sens territorial le Comté, que les consommateurs pourront alors acheter de retour chez eux, en se représentant les paysages et les hommes qu’ils auront rencontrer pendant leurs vacances. Enfin, Denis Michaux intervient en rappelant, au milieu d’un champ, que l’AOC est « un signe de qualité » à ne pas négliger et que « le lien au terroir » est une recherche constante, d’ailleurs travaillée au niveau scientifique, instituant alors l’AOC comme un patrimoine en train de se faire. Cette figuration terminale d’un « producteur ingénieur agronome »235 dans un pâturage, donne à cette vidéo narrative une forme de boucle : ce film de présentation du circuit de production du Comté commençant déjà dans un pré, en finalité, cette récurrence a pour effet de re-lier encore, le Comté à son « terroir », et de montrer le déplacement de la perception de ce lien opérée pendant le film, qui a précisément consisté à définir ce lien comme ce qui fait l’unité de ce fromage aux expressions gustatives multiples. A la meule de (ne pas) conclure alors, en invitant les visiteurs formés à la connaissance (alors trans-formés en « experts ») de la filière à se mettre en mouvement, et à devenir acteurs de la découverte du(des) Comté(s) : « Je vous ai presque tout dit de nos mystères, le reste c’est à vous de le découvrir ! ».

b. Rendre sensibles les visiteurs (à) la chaîne de médiateurs qui participent à la fabrication d’un Comté de « terroir ». Le film terminé, à ce moment le tintement de cloches se fait entendre et un « mur de fleurs » s’illumine. Invitant le visiteur à entrer dans un « tunnel des sens », qui continue de décomposer les étapes de la fabrication du Comté et de faire-circuler le consommateur et le Comté à l’intérieur d’un circuit de production (re-présenté de l’extérieur par la maquette). A travers l’exposition/mise en expérimentation de représentants (objets ou dispositifs techniques) de la chaîne de médiateurs qui « de la prairie à la cave d’affinage » re-lient le Comté à son territoire, cette maison re-définit et travaille encore la relation et la perception

235 Indiqué par un sous-titrage. que le public peut avoir de ce lien. Il ne s’agit plus ici seulement de lui faire comprendre par un registre discursif ou imagé, mais de lui faire « éprouver » et « mesurer » (Bessy, Chateauraynaud, 1995 : 96) ce chaînage par les médiations et corporations même de tous ses sens et de ce qui l’entoure. En franchissant ce « mur de fleurs », sa participation monte donc en puissance : il n’est plus observateur, mais est trans-porté -par la re-constitution d’une atmosphère de pâtures à Comté (son des « clarines »236, odeur de foin, verdure)- dans un pré, pour expérimenter le lien entre l’alimentation de la vache et la qualité aromatique du lait. Le visiteur peut alors sentir, voir et comparer le foin et le regain pour se rendre compte de la différence de couleur et d’odeur de ces modes d’alimentation des vaches et ensuite comprendre comment cela influence le goût du Comté. Une affiche l’invite aussi à découvrir la diversité floristique de la zone AOC, par la présentation botanique de certaines fleurs résultant du travail de « caractérisation des sols » entamé par le « programme terroir »237, démultiplie encore les facteurs expliquant l’existence des Comtés. Enfin, des photographies en gros plan sur des mains en train de traire permettent et de s’imaginer le contact intime (tactile) de l’agriculteur dans sa relation avec l’animal238 et de se rendre compte du travail et des gestes qui participent à cette fabrication. Dans ce tunnel, une seconde porte re-présente l’intérieur d’une cuve en cuivre, comme deuxième lieu de fabrication du goût du Comté. Elle trans-porte de ce pas le visiteur dans la fromagerie où sa participation sensorielle est encore davantage sollicitée, mise à l’épreuve. Des phrases (textuelles) le guide telle : « touchez l’intérieur de la bouille à lait » En effet, trois bouilles à lait alignées permettent par un système de résistance installé de sentir, par la présence de mousse, ce que re-présente la température du lait aux différents stades de la fabrication fromagère239. Cette invitation tactile ne s’arrête pas là car il peut aussi examiner et toucher les matériaux spécifiques à l’AOC utilisés pour la fabrication, à savoir l’épicéa –des

236 Nom donné aux cloches des vaches. 237 Par exemple, « Lathyrus Pratensis. Fabacées. Gesse des prés. 3à à 90 cm. Tige non ailée. Feuilles à une paire de folioles lancéolées, aiguës et vrilles rameuse. Fleurs jaunes en grappe de 3 à 12 sur un long pédoncule. ». 238 Ces photos de gestes des mains sont déclinées au fil de la visite pour incarner les trois métiers (intensément manuels) de la filière (agriculteur, fromager, affineur). 239 Au spectateur qui touche de la mousse de s’imaginer que c’est du lait. Il y a une complicité entre les visiteurs et les concepteurs de l’exposition pour ne s’intéresser qu’aux choses représentées et non aux dispositifs qui les représentent. Encore faut-il que le dispositif matériel soit en état de fonctionnement. Lorsque j’ai visité la Maison du Comté, la secrétaire du CIGC m’a demandé de lui signaler les éléments qui ne marchaient pas. Pour exemple, l’agriculteur de la maquette n’arrivait ce jour-là pas à se rendre à la fromagerie, et l’une des bouilles à lait était froide. planches d’affinage- et le cuivre –des cuves. Finalement, « la roue240 des arômes » l’invite sentir les 83 descripteurs majeurs d’arômes du Comté, ou plutôt à se faire-ressentir, re-connaître et « domestiquer » la grande famille aromatique (6 familles présentées avec des objets miniatures qui lui sont associés : la vache re-présentant par exemple la famille « animal ») et des parfums (de « chocolat », de « citron », « d’étable à la traite », etc.), pour lui faire-éprouver la diversité aromatique de ce fromage. Ces « odorantes énigmes faisant appel à vos souvenirs d’enfance, ces souvenirs de goûters,(…) de cuisine maternelle, de vacances à la ferme»241, pouvant re-lier le visiteur à son enfance ou/et à la campagne, mobilisent ainsi -par la médiation de ses sens-, des souvenirs, et plus généralement des émotions pour qualifier le Comté. A cette étape donc, le lien est déjà établi entre diversité « organoleptique », diversité de mangeurs et « floristique ». Mais le son de « l’horloge comtoise » appèle déjà le visiteur ; l’exhortant à se diriger vers ce qui re-présente une cave d’affinage (en un rayonnage de planches d’épicéa sur lequel sont déposés de fausses meules -en plastique). Outre guide sonore, cette horloge met le visiteur en relation avec le « temps d’affinage » comme facteur jouant un rôle fondamental dans la (trans)formation du goût du Comté, rappelant encore l’ancrage temporel de la fabrication sur un territoire. Par ailleurs, le slogan de la dernière campagne (2003) télévisée du Comté242 est précisément basé sur ce lien du fromage au temps : « le comté nous apprend à savourer le temps »! Mêlant ainsi la question de la transmission -du lien direct avec le passé, le présent et le futur, illustrée par les figures de l’enfant et du grand-père243- et du temps long en signe de qualité par opposition à la productivité « industrielle » : « pour prendre son goût, prend tout son temps ». c. Co-naissance d’un « expert »-« amateur », du et des Comté/s. En parcourant dans le temps et l’espace, se dessine la dernière pièce. «Haut-lieu » (Micoud, 1991) de la Maison du Comté, puisque la participation sensible du visiteur y atteint

240 La forme circulaire de la roue répète et rappèle la forme des meules appelées parfois « roues ». 241 Dépliant « Bienvenue à la Maison du Comté », opcit. 242 Réalisée par Jump une entreprise de communication commanditée par le CIGC. 243 « Making off » de la campagne de publicité télévisée 2003 du Comté, envoyé aux partenaires du CIGC, réalisé par l’agence de communication Jump. son paroxysme. Enfin ! il peut entrer en relation de corps à corps avec une diversité de Comtés. Ce lieu ré-organise les signes qui ont jalonné son chemin pour le re-lier « un monde qui lui était jusqu’alors étranger » (Davallon, 2003 : 147-148) et duquel il était étranger : celui d’une filière territoriale et de la diversité d’un fromage singulier. C’est donc « sur la physique de l’objet » (Bessy et Chateauraynaud, 1995 : 241) que s’appuie cette dernière mise à l’épreuve. La pédagogie « corporée » que ce lieu propose, va en faire un être différent : le « rite de la dégustation » de « plusieurs Comté » après lequel « jamais plus vous ne mangerez un Comté de la même manière »244, puisqu’elle va reconfigurer sa relation au Comté et faire- co-naître un lien –construit scientifiquement hybride et décomposé- du Comté à son « terroir », à des touristes-consommateurs devenus « experts » et « amateurs ». Si la Maison leur a présenté jusqu’ici les « attachements » (Latour, 2000) du Comté à son territoire pour les amener ensuite au directement au contact de l’objet, il s’agit cette fois de leur faire apprendre à re-connaître dans ce corps à corps avec l’objet (les signes de) la territorialité et de la diversité du Comté. Pratiquement, comment cette dernière salle reconfigure-t-elle cette relation du mangeur au(x) Comté(s) (en faisant se faire agir les visiteurs sur leur sensibilité -« réveillée » par le « tunnel des sens ») ? Comment organise-t-elle un nouveau sens à donner au(x) Comté(s), en allant non plus du territoire au produit mais du produit au territoire et en transformant le Comté en agent de transport et « l’expert » en opérateur de ce lien et de cette différence ? Le long du parcours également décomposé de la dégustation, un panneau reprend les cinq éléments clés du message de cette exposition245, qui correspondent aux étapes de la visite, au circuit du fromage et aux domaines réglementées par le cahier des charges, enfin surtout aux « prises » permettant d’expliquer l’existence de la diversité du Comté. Ces cinq éléments éprouvant le Comté et son monde sont donc : « le massif du jura » (définition de la zone AOC, avec une photographie d’un paysage avec des balles rondes, « une région de moyennes montagnes où l’environnement et la transmission des traditions sont les points d’honneur ») « la vache montbéliarde » (« seule race reconnue pour la production du lait à Comté », en cliché d’une vache ornée d’une cloche), l’« alimentation entièrement naturelle » (prises de vue de fleurs, « le terroir est constitué d’un fond floristique avec plus de 434 espèces végétales recensées », « son alimentation entièrement naturelle fait figure d’exception en Europe. Chaque vache bénéficie au minimum d’un hectare de prairie

244 Carnet de routes, n°4 : 2 et dépliant Maison du Comté, opcit. 245 Le chiffre 5 renvoyant ici aussi au nombre de sens de l’être humain comme au nombre de pièces du musée. jurassienne, ce qui garantit ainsi un lait gardant toute l’année le goût fleuri de la nature et des prairies naturelles.), l’« élaboration artisanale » (via la photographie d’un fromager au travail et de la présentation du système « coopératif » ), « pour prendre son goût il prend tout son temps » (image d’une cave d’affinage). Il s’agit donc de re-présenter un lien du Comté décomposé, hybride ou encore « algorithmique », par la reconstitution d’une chaîne de médiateurs qui coopèrent « de la prairie au plateau de fromage » à la production du goût de ce fromage. Une race de vache, un inventaire botanique de la flore « naturelle », des hommes et des savoir-faire respectueux de « l’environnement », de « la transmission des traditions » et solidaires, cadrés par l’espace (un territoire défini géographiquement, culturellement et culturalement) et le temps (long), sont convoqués pour traduire un lien étroit entre les éléments de cet ensemble qui explique la variation des arômes du Comté. Jusqu’ici, la route du visiteur décrit un « régime de compréhension qui permet de se laisser porter par les choses, habiter par elles, guider par des émotions ou des sensations, tout en mobilisant un jeu de qualifications déposé dans des traditions savantes (…) ou des repères associés à un espace de calcul » (Ibid. : 99). La réunion de ces éléments au moment de la dégustation permet au Comté et à son territoire de s’attacher dans/et par la relation du mangeur et du fromage, cependant cette relation s’inverse au moment de la dégustation. En effet, si la première pièce de cette Maison présente la filière de manière extérieure à travers la re-présentation d’une filière intégrée dans son paysage (maquette), la dernière pièce, elle, lui re-donne un sens nouveau. Après avoir décomposé dans le « tunnel des sens » les lieux de fabrication (distribués sur le territoire mais aussi dans les différentes pièces du musée) des goûts du Comté246, elle opère une récapitulation ou nomenclature d’un autre type, qui permet aux visiteurs de se faire re-faire ce lien dans la relation de corps à corps de la dégustation -d’une manière à la fois cognitive et sensorielle, « objective » et « subjective » -au sens de G. Teil (à paraître). En problématisant la question des goûts : de leur perception (développer un se faire-faire attention à ses sens en relation avec les objets, et l’environnant), apprentissage de la décomposition de la dégustation, convocation de la dimension mémorielle, ou émotionnelle des goûts) et de leur origine (recensement et re-constitution des liens du Comté à son territoire), elle réconcilie247 et célèbre tous les actants ou médiateurs qui participent à la co-production de cette diversité aromatique en posant le visiteur en élément essentiel de ce chaînage. Il représente le dernier élément de la chaîne re-présentée par

246 Ou fait ouvrir les boîtes noires de ces différents lieux de production du Comté. 247 Ce dispositif permet par exemple de sortir de la mésentente entre les affineurs et le reste de l’interprofession à propos de la valorisation du goût du Comté, les seconds voulant valoriser « le terroir » et les premiers « le temps d’affinage ». l’affiche et le premier de la dégustation, rendant ainsi le lien sensible possible. Une fois les diversité et lien au « terroir » du Comté qualifiés par la médiation du musée et de l’affiche récapitulative, il s’agit avec et par la dégustation de lui faire se faire- surgir lui-même cette diversité, les ressemblances et les différences du Comté. De lui faire se faire-reconstituer ce lien au territoire, à partir d’une « attention soutenue aux propriétés de l’objet qui permet de remonter ou non vers un espace de circulation » (Ibid. : 108). Une nouvelle « roue des arômes » indique ce renversement de perspective, puisque au lieu de lui diffuser des parfums sont il doit se faire- re-connaître et nommer, celle-ci248 lui donne une liste de noms parmi lesquels il doit retrouver les arômes qu’il se fait-percevoir. Cela en suivant les conseils donnés par Didier Sintot à travers un film diffusé au moment de la dégustation. Elle engage le public à être acteur de cette identification (tournante) des arômes du Comté, en leur précisant en effet qu’ils peuvent en trouver d’autres -que les « 83 descripteurs recensés par des amateurs de Comté» 249 qu’elle présente-, en devenant à leur tour « amateur » et pouvant faire par exemple appel à leurs souvenirs de « cuisine maternelle », ou « de vacances à la ferme » : en faisant jouer leur subjectivité dans la re- constitution de cette chaîne de médiateurs. Ce dispositif invite alors à une maïeutique : à se faire-rechercher en soi –jusque dans ses premières expériences sensorielles- les goûts du Comté. La roue de « l’écorce du Comté », permet aussi de leur faire identifier les différences : « à chacun son caractère », directement renvoyées aux conditions de production : « l’ambiance de la cave »250 et -par le vocabulaire utilisé- le contact direct pendant l’affinage aux planches d’épicéa, dont l’utilisation est je le rappelle obligatoire en Comté. De même, Didier Sintot explique la manière dont l’utilisation des cinq sens peut traduire les différentes informations sur l’origine du Comté : la croûte (son épaisseur) permet de se faire une idée du temps d’affinage, la couleur251 de la pâte renseigne sur la saison de traite, quand la consistance de la pâte elle, traduit la chauffe du lait, enfin tel arôme renvoie à tel type de « terroir ». A travers l’apprentissage de la re-connaissance de ces signes, les nouveaux « experts » peuvent se faire-percevoir la fabrication et sont alors en mesure d’identifier le fromage qu’ils dégustent.

248 Similaire à celle que nous avons décrite dans le chapitre 1 de cette partie. 249 Les membres du « jury terroir » sont ici qualifiés d’ « amateurs de Comté », terme propre à faire se transformer les visiteurs en « amateurs». 250 Température, hygrométrie, profondeur, matériaux utilisés, etc. 251 Une couleur orangée traduit la présence de carotène -plus forte dans l’herbe que dans le foin- transmise au fromage. En suivant ces conseils, le visiteur devrait ainsi pouvoir découvrir cette diversité gustative et se projeter par la médiation de ses sens dans le « pays du comté ». Il faut « ouvrir la pâte pour libérer les odeurs », le mettre en bouche, apprécier la « consistance, la persistance » et vous laissez emporter « dans une merveilleuse promenade, un fabuleux voyage dans la grande famille des familles des arômes (…) vous pourrez alors y associer les paysages, les villages, et vous trouverez votre comté, celui qui parlera à vos sens et vous fera voyager ». Ouvrant un espace de circulation, il trans-forme ainsi les Comtés en agents de transport dans le « pays du Comté », le Comté en objet qui fait voyager et cherche aussi à leur donner envie de découvrir une diversité gustative indissociable de celle des « terroirs » (des paysages, des hommes, des histoires, etc.). Il s’agit donc de faire des « amateurs » de(s) Comté(s) mais aussi de ses « terroirs ». Ainsi, ces nouveaux mangeurs ne pourront plus envisager le Comté indépendamment de son territoire, ou « jamais plus vous ne mangerez un Comté de la même manière ». L’intervention –toujours via la projection d’un film- du président de la confrérie des nobles vins du Jura et du Comté, un initié par excellence dans son costume rouge et or de cérémonie d’intronisation, apparaît comme une consécration de ces nouveaux « experts » et « amateurs » du(des) « terroir(s) » du(des) Comté(s), qui sont alors intégrés au collectif des «passionnés de leur noble terroir »252 dont ils partagent dorénavant les savoirs, les savoir-faire ainsi que les savoir-être. Ce dispositif permet donc de constituer un cercle ouvert d’« amateurs », qui se doivent ensuite -c’est le cas dans les cérémonies d’intronisation- de faire connaître et défendre le Comté, pour ainsi devenir eux-mêmes des agents d’initiation et ainsi continuer à faire à d’autres se faire-re-constituer le lien du Comté à son « terroir ». Cette Maison est donc comparable à un lieu rituel de passage, puisqu’en cadrant la mise en relation des touristes-consommateurs au Comté, elle les sépare du monde extérieur, leur fait trans- former leur rapport à eux-mêmes (et à leurs sens), leur fait changer -par leur mise à l’épreuve multiples- la manière dont ils se font percevoir le Comté, son territoire de production et leurs liens, pour les intégrer enfin dans un groupe d’ « amateurs » ou d’agents de la production de la différence et de la grandeur territoriale du Comté. Un collectif au sein duquel ses membres partagent un ensemble de règles et/ou de valeurs : la solidarité, l’artisanat, le respect de l’environnement, du lien au « terroir », des animaux, de la diversité floristique, des traditions et des générations futures. Cette trans-formation de soi passe aussi par l’apprentissage du

252 Guide Routes du Comté, 2001-2004 : 3. langage de cette communauté : les noms des outils, des lieux, des personnes, les familles et les descripteurs d’arômes, faisant ainsi coïncider la finesse de la perception avec un vocabulaire qui permet aussi de faire se faire-faire la différence et la ressemblance des objets d’un « terroir » ou le co-produire -de manière objective et subjective, les termes proposés par le « jury terroir » ou ceux qui renvoient aux souvenirs personnels. En définitive, c’est en leur faisant éprouver le lien du Comté à la Franche-Comté par la médiation humoristique que ce parcours se termine. Les « spots télévisés des 30 dernières années »253 du Comté sont diffusés et des affiches publicitaires sont exposés, qui vantent souvent avec humour les vertus du « roi des fromages », et répètent plusieurs fois son lien avec la Franche-Comté : « l’herbe riche, c’est la Franche-Comté, le pays du comté », afin que les visiteurs associent une dernière fois ces deux entités254. Cette rétrospective fait également percevoir autrement la publicité télévisée aux visiteurs, afin de la faire-qualifier le Comté, non plus comme un fromage « industriel », mais de leur faire associer les spots télévisés qu’ils verront de retour chez eux au « terroir » expérimenté dans cette Maison et sur les Routes du Comté. Une fois cette nouvelle filière constituée dans le musée, comment faire ce « retour au monde » sans perdre ce qui a été gagné en chemin (dans un espace clos, particulier) (Callon & all, 2001) ? A travers la trans-formation de la perception des êtres mobiles que sont les touristes, cette Maison vise à faire (se) faire-faire percevoir et instituer un nouveau système de production. Par la mise en place de dispositifs d’inscription chargés de re-présenter cette chaîne de médiateurs extérieurs, dont le caractère vivant, absent, et gigantesque rendent leur exposition directe impossible255, le musée -comme le laboratoire scientifique- « en même temps qu’il traduit, le monde (…) réussit un renversement spectaculaire, une inversion qui transforme des foules grouillantes et dispersées en ces traces qu’un seul coup d’œil embrasse

253 « L’humour est souvent présent, mais le décalage du temps rend plus drôle encore ces petites histoires publicitaire » (dépliant, Maison du Comté). 254 Ce qui répondrait aux vœux du préfet du Doubs formulés à l’inauguration « que ce travail contribue à associer le Comté à la région du même nom dans l'imaginaire collectif. La notoriété de la région Franche- Comté pourrait alors rejoindre celle du Comté. Un grand pas serait alors franchi » (Carnet de Routes, n°4 : 3). 255 Pour exemple : le paysage, « l’environnement », une race de vache, les 434 espèces floristiques, la diversité des Comtés, les hommes, leur engagement, le passé et le futur. » (Callon & all. : 79). La diversité des Comtés devient alors explicable et comparable.

III. Re-distribuer les « experts »-« amateurs » sur le territoire. A. Faire-faire des pèlerins-« amateurs » en quête de « terroir ». « Demain, le cœur léger, les papilles en éveil, il cheminera sur les Routes du Comté en quête de nouvelles sensations » (Carnet de Routes, n°4 : 3). De retour dans le hall de cette Maison, le territoire représenté par la fenêtre et la carte ne se présente plus aux visiteurs de la même manière. Equipé -à l’intérieur- par un dispositif de cadrage de sa perception256 du paysage et de la diversité du Comté –extérieurs-, des signes qui informent de (et font) la co-production d’une filière et d’un territoire particulièrement sensibles, ce nouvel initié (de initiare : commencer) peut re-commencer à parcourir et découvrir le « pays du Comté ». En effet, la « corporation » de ces savoirs (connaissance, savoir-faire, savoir-êre) lui permettra de communiquer avec ce monde qui réunit le visible et l’invisible -rendu perceptible grâce à cet équipement- (les différentes générations, les producteurs, les multiples arômes, la diversité floristique, les différents gestes, les multiples flores microbiennes, et même Dieu257, etc.), pour enfin atteindre les « hauts-lieux » du « pays du comté » : la perception des « terroirs ». En faisant coïncider un produit et son « terroir », cette Maison comme le dispositif de la dégustation participent à la constitution du Comté en un agent du transport spatio-temporel des touristes, dont la co-naissance s’enrichit par le cheminement des pèlerins sur ces routes. En transformant les visiteurs en « amateurs », ce lieu vise à susciter le « plaisir » et la « curiosité » et à transformer ces derniers en ressources et moteur de leur mise en mouvement sur Les Routes du Comté258. La Maison du Comté permet donc d’informer (équiper) et de trans-former leur parcours sur les Routes du Comté259, et de leur faire se faire-faire des expériences de la grandeur territoriale de la production de Comté, de son caractère distribué et de la manière dont elle lie unité et diversité. Ainsi, davantage que d’un cadrage et d’une reconfiguration de la relation entre le mangeur et le Comté, ce dispositif qui associe des Routes, une Maison et des sites productifs et/ou touristiques disséminés sur l’ensemble de la zone AOC en train de devenir touristique, vise à développer l’acuité sensorielle, l’engagement actif dans la perception et la réflexivité des consommateurs mais aussi des touristes-pèlerins, afin de leur

256Un équipement toutefois suffisamment souple pour laisser place à ses propres sensations, souvenirs, attachements et interprétations. 257 Selon des formules chères au président de la confrérie « la Franche-Comté est une région bénie des Dieux » et Le comté est « un don du ciel associé au talent de l’homme ». 258 Carnet de Routes, n°4 : 3. 259 Sans pour autant chercher à formater leur perception de ce « terroir ». faire se faire-percevoir des choses qui jusque-là leur étaient inconnues comme les liens du Comté à son territoire, les différents Comtés, ou encore la diversité des vaches de la même race260. Il semble pourtant que cette re-distribution soit pour l’heure limitée. Les touristes que j’ai interviewés ne connaissent généralement pas Les Routes du Comté, et ne visitent qu’un type de ferme, de fromagerie et/ou de cave pour tous les fromages : « Une fois qu’on en a vu une (fromagerie) ça nous suffit, après c’est toujours la même chose, que ce soit la fabrication du Comté, du munster ou…» (un touriste à la fruitière d’Arbois), ou comparent différents systèmes de production selon leur degré d’intérêt, mais ne parcourent pas plus de deux ou trois sites des Routes du Comté. Néanmoins, reste encore à tenter de décrire cette filière productive-touristique hétérogène, distribuée sur (et fédérée par) les Routes du Comté, et de voir comment ces sites donnent des « prises » multiples sur un système de production qui engagent et définissent différemment les différents acteurs en présence, le Comté, et les médiateurs convoqués pour le re-lier à son territoire.

B. Des « prises » multiples sur des Comtés territoriaux. Cet apprentissage proposé par la Maison du Comté ainsi que les séances de « dégustation commentée », initient les touristes-consommateurs à se faire percevoir-la diversité (des arômes, du Comté, des paysages, des producteurs, etc.) et permet de créer l’événement de la dégustation, des visites de fromageries ou de la mobilité sur Les Routes du Comté comme « expérience de soi » (Teil, à paraître) et de rencontre des autres. Il transforme ainsi leur rapport à l’alimentation et au voyage en général, en leur rappelant la nécessité de manger et voyager de manière « intelligente » en essayant de comprendre et de se faire-porter attention à ce qui fait la spécificité et la différence des lieux, des produits et des collectifs rencontrés, comme de leurs propres pratiques. Ces relations/médiations au « terroir » dans lesquelles ces différents sites productifs- touristiques fédérés par les Routes du Comté installent -cette fois à l’extérieur- les touristes- consommateurs, constituent alors de véritables « prises » sur des éléments du réseau socio- technique du/des Comté/s, mais aussi sur le/les Comté/s. En mettant directement les visiteurs

260 En effet, les deux dos de vaches qui sont re-présentés sur la couverture des guides des Routes du Comté (2003-2004) illustrent la diversité dans la ressemblance à la découverte de laquelle on incite les touristes à se mettre en quête, puisque les dessins des robes de ces deux vaches ne sont pas les mêmes, alors que l’on peut identifier une montbéliarde. en relation de corps à corps (sans dispositif d’exposition/re-présentation) avec le Massif du Jura, les producteurs, les outils, le lait, les vaches ou encore les fleurs, les fruitières et le Comté en train de se fabriquer, et enfin le Comté en fromage à déguster, ces lieux permettent à « l’expert » en herbe de se faire entrer en relation directe et sensible avec le « terroir » du Comté ou à la fois avec : « l’espace des représentations possibles, l’univers dans lequel sont (co)produits les objets en jeu, les traces de présence de cet univers dans les objets eux-mêmes, et peut activer des ressources directement à partir »261 d’un espace corporel équipé. Autrement dit, s’ils sont équipés ils peuvent s’emparer en ces lieux de l’objet Comté dans sa totalité, en se faisant éprouver et percevoir à la fois : des qualifications et des représentations qui lui sont attachées -à travers le discours du producteur/communicant et l’aménagement du site productif/touristique-, le réseau (ou espace de production) dans lequel ce fromage et le touriste-pèlerin circulent pour retracer la genèse de sa fabrication et le rattacher à un collectif avec lequel il est invité à partager un moment de proximité, à toucher (voir ou sentir) les matériaux et la chaîne de « médiateurs » qui participent à sa constitution, et enfin à se faire ressentir ce même espace de circulation à travers les traces perceptibles par un examen équipé de la physique ou du corps de l’objet. En leur permettant de cheminer -cette fois à l’extérieur- à travers le réseau socio-technique du Comté, d’entrer en relation de corps avec une foule de « médiateurs » ou de représentants du Comté de « terroir », ces routes leur font retracer et expérimenter directement le lien décomposé hybride (ou cette diversité) qui relie le Comté à son territoire, le caractère distribué et hétérogène de cette production (et des fruitières), et visent à rendre les touristes-consommateurs (ou ces pèlerins-«amateurs »-« experts » qui sortent de la Maison du Comté) sensibles à cette qualité territoriale qui constitue sa différence, mais aussi à les attacher durablement à ce fromage en leur faisant rencontrer ses producteurs, expérimenter ses villages et ses paysages. Avant de décrire comment les mises en tourisme de différents lieux anciennement ou encore productifs distribués sur Les Routes du Comté, instituent diverses figures de relations/« médiations » à ce fromage et définissent donc une diversité d’ « attachements » : des visiteurs au Comté, et d’un fromage différemment re-liés à un territoire, il est nécessaire d’analyser l’une des principales tension distribuée dans ces lieux : celle qui existe entre la dimension productive et touristique.

261 Bessy et Chateauraynaud, 1995 : 244. 1. Comment les Routes du Comté transforment les êtres, les lieux et les objets technicos- productifs en touristicos-culturels. En fédérant les lieux ouverts au public et en encourageant les nouvelles initiatives, le CIGC et la DRAF (avec le développement du « camping à la ferme » dans les années 70 et plus largement avec les deux routes du Comté), la FDCL (« Promotion Fruitière »), mais aussi le PNR du Haut-Jura (« La Route des Fromages ») incitent les producteurs à devenir des êtres communicants, les touristes à devenir des consommateurs avertis ou inversement, et enfin de faire passer le Comté, « le process de fabrication » et les fromageries d’objets techniques et productifs à un statut d’objets touristiques et culturels262. Comme vu précédemment, de nombreux acteurs s’attachent à faire s’opérer cette conversion, trois programmes (Les Routes du Comté, Promotion Fruitières et La Route des Fromages) y coopèrent -même si leurs objectifs divergent parfois263- dans le but (selon le Directeur de la FDCL du Doubs) de « maintenir la diversité des fruitières »264 sur le territoire (une « richesse à l’heure de la standardisation et de la banalisation des goûts ») et de développer les revenus liés au tourisme sur le territoire du Parc -selon la chargée de mission tourisme de celui-ci- tout en valorisant « la culture fromagère ». Cette trans-formation passe d’abord par un faire se prendre conscience aux producteurs de l’importance du rôle qu’ils peuvent occuper dans le tourisme265, grâce à la mise en place de réunions d’informations et de séances de formation destinées à leur faire apprendre à parler de leur produit et leur faire acquérir une « culture touristique »266. Ces programmes se partagent les tâches. Quand la FDCL travaille sur la trans-formation de l’apparence des fromageries au cas par cas et la formation des producteurs au tourisme, les deux autres fédèrent et ré-inscrivent ces différents lieux « dans l’ensemble du paysage » (directeur de la FDCL Doubs). La coopération de ces programmes illustre ainsi l’articulation d’un registre « domestique » avec un territorial, ou la combinaison d’actions locales (sur des bâtiments ou maisons) et d’actions de rassemblement et de redéfinition d’une réalité

262 Trans-mutation indiquée par exemple par la reprise de l’ancien terme de « fruitière » pour qualifier les fromageries touristiques -et le programme « promotion fruitière». 263 Contrairement au CIGC, le PNR ne cherche pas à valoriser la marque Comté mais davantage « l’histoire des fruitières ». Cette route des fromages qualifie notamment le « Comté de montagne », propriétés que le CIGC refuse de mettre en avant pour l’instant afin de ne pas favoriser certains producteurs par rapport à d’autres. 264 « Je resitue, toutes les fruitières ne font pas que du Comté » (directeur de la FDCL du Doubs). 265 « Leur faire prendre conscience que leur activité économique, elle a une réelle part d’activité touristique (…) Çà je crois que c’est le plus dur à faire comprendre, ils font du tourisme sans s’en rendre compte en fait » (chargée de mission tourisme au PNR, en entretien). 266 « Parce que c’est un métier encore un peu rural, très lié au monde paysan, à l’agriculture et qui n’a pas encore je dirais cet historique tourisme, ça nécessite vraiment des efforts en terme d’accueil, d’aménagement du magasin, d’explication des produits, c’est tout un travail derrière çà, et je pense que çà va être un peu long à se mettre en place parce qu’on s’adresse à des gens qui n’ont pas cette culture là du tourisme. » (Idem.). distribuée sur un territoire. Le programme Promotion Fruitière vise à rendre les fromageries touristiques, à les « réhabiliter » : « Aujourd’hui l’outil de production est bien fait, il est propre mais du point de vue communication il est pas efficace. D’extérieur si ça ressemble à rien c’est pas grave ! Ben non c’est dommage !! » (Idem.). Cette opération fait écho à celle des « chalets modèles » qui visait à la mise aux normes de qualité technique des fromageries du début du XXème siècle afin de lutter contre la concurrence du Comté par les fromages suisses. Il s’agit ici de faire faire-faire un « terroir » également différent des autres fromages et territoires : des lieux de qualité touristique et territoriale, dont l'aspect et la diversité indiquent l’ancrage territorial de la production, de « donner une identité (visuelle et culturelle) un peu plus forte aux fruitières que celle qu’elles peuvent avoir aujourd’hui » en mettant en valeur « leur histoire » et certains éléments (bardage qui renvoie aux chalets anciens) et matériaux (bois) plutôt que d’autres (tanks à lait). Il s’agit ainsi de faire des « fruitières » des marqueurs spatiaux de l’identité de ces territoires, de rendre visible leur distribution sur le territoire et donc de constituer un espace public fromager. « On va s’occuper d’aménagement de galerie de visite, des aménagements d’abord pour que ce soit plaisant, faire une signalétique à peu près commune, pour que de fruitière en fruitière les gens sachent qu’ils sont devant une fruitière et qu’ils ne confondent pas (…) C’est un minimum de signature (par rapport à la signature et ses modes, lire B.Fraenkel !) , oui on est bois, oui on est bardage, oui on fait des places de parking, (il me montre « la signature » : 3 hommes et une cuve et une meule, en bois) et oui j’utilise cette signature-là pour dire : vous êtes bien chez des gens qui s’associent pour la production, la transformation et l’affinage.(…) Il y en a d’autres avec effectivement des masquages des parties purement de production, des tanks… qui sont très simples » . (Idem.) De même le projet de mettre en place des formations vise à faire apprendre aux producteurs à transmettre « leur passion » dans un langage qui soit partageable. Autrement dit il s’agit donc de leur faire opérer progressivement un déplacement de leur rôle, de les faire s’impliquer, s’engager dans la co-production d’une filière ouverte aux touristes- consommateurs, en les faisant s’apprendre à transporter la « richesse », leur « attachement » à leur métier d’un monde professionnel à un plus global, à « traduire » (Callon, 1986) ou trans- former un objet technique en un agri-culturel permettant sa mise en partage et sa perception de tous. « Si vous en avez une approche très technique de votre process, ça sera peut-être passionnant parce que vous vous adressez à un autre technicien, ou autre chose, c’est pas forcément ce qu’en attendent les gens. (…) Donc c’est apprendre à parler de ce qu’on fait sur a priori le mode que le touriste entre guillemet va pouvoir percevoir et peut-être avoir plusieurs registres, palettes et apprendre à s’adapter aux publics qu’on a en face. (…) Il ne suffit pas d’être passionné, il faut apprendre à passionner quelqu’un. » (Idem.) Cette trans-formation touristique d’une production permet surtout de faire-agir la mise en tourisme et les touristes sur la conscience de soi et de leur métier qu’ont les producteurs, pour faire faire-faire changer (les valeurs et pratiques d’)un système de production en place en tension entre un registre « domestique » et un « industriel », et ainsi de faire advenir une agriculture territoriale ouverte à la société qu’elle intègre ce faisant dans son système de production. Ces dispositifs font donc se déplacer la définition et se trans-former la filière fromagère AOC régionale, en vue de permettre aux touristes-consommateurs de participer à cette re-définition. Enfin, les producteurs, dont certains n’ont pas attendu la mise en place de ces programmes pour faire du tourisme, et se disent même moteurs de la mise en place de ces actions fédératrices, gèrent cette hybridation de leur activité au quotidien. En effet, l’une des spécificités de ces lieux productifs-touristiques par rapport aux musées est de lier étroitement une activité productive à une démonstrative, si bien que dans les ateliers encore en activité, le fromager doit « jongler »267 avec sa fabrication, la gestion de l’accueil et de la sécurité des visiteurs et la présentation de son métier, du Comté et de la filière.

2. Sur la route des Comtés. Ces différents lieux distribués sur le « pays du Comté » qui instaurent des situations de médiations diverses entre les visiteurs et le fromage, qualifient le Comté de plusieurs manières et mettent donc les touristes en relation avec une diversité de Comté, dont j’illustre ici quelques figures. a. Le Comté du passé : voyage dans un passé rendu présent actuellement268. La Fruitière 1900 à Thoiria est un « musée vivant ». Le fromager y fabrique un Comté par jour pendant la saison estivale, à l’aide des anciens outils qui y sont exposés, pour montrer

267 Terme utilisé par un fromager. 268 Les musées que je nomme d’objets (fruitière du hameau des plans démontée puis reconstituée au « musée des maisons comtoises ») et « musées vivant » (fruitière 1900 ) sont des anciennes fromageries qui ne sont plus en activité, dont la mise en scène des objets et/ou la fabrication sont restituées avec un passé pour permettre aux visiteurs de se sentir re-liés à une activité fromagère d’avant la mécanisation. Il s’agit donc de faire un ensemble patrimonial dit proto-industriel. aux visiteurs comment le « gruyère de Comté » était fabriqué « en 1900 ». Cette ré- actualisation et donc ré-interprétation du passé, tend à qualifier la production actuelle comme héritière, mais aussi distincte de ce mode de production « artisanal ». Avant d’être rebaptisée ainsi, la fruitière 1900 abritait la coopérative fromagère du village, dont les producteurs ne pouvant investir dans l’achat de matériel répondant aux normes en vigueur ont dû la fermer. Accompagné d’artisans locaux, le fromager qui y travaille aujourd’hui a créé une « association de promotion et de développement de la région des lacs », dont les objectifs étaient : de conserver cette fruitière qui a joué un rôle social important dans le village en lui re-donnant la vie et une fonction principale, celle non plus de produire, mais d’exposer et de promouvoir « l’artisanat local et le Comté ». Ainsi, la re-prise de ce lieu pour sa mise en tourisme ne se fait pas sans un déplacement de son usage et de sa définition. Lorsque l’on franchit le pas de la porte en bois de cette fruitière, l’on est comme transportés dans un passé : les murs en pierres apparentes sont ornés de nombreux instruments qui ont dû servir à la fabrication du fromage dans le temps long d’avant. « La fruitière 1900 : c’est ce qui existait autrefois, qui a fait vivre les gens dans les villages pendant de longues années, où on travaillait la production du lait matin et soir. » Elle peut faire-imaginer les gens qui travaillaient à cette activité –re-présentée par le fromager comme indispensable à la survie des hommes d’alors- et considérer le fromager comme le représentant direct de cette communauté villageoise du début du XXème siècle. Par son discours, il re-lie le visiteur à elle et lui permet de découvrir son mode de vie, mais montre aussi un lieu aménagé actuellement qui traduit le point de vue de ce fromager sur cette époque. Ce temps est dé-subjectivé et sa lecture est inversée (Davallon, 2000) pour que tous s’y reconnaissent. L’ancêtre du Comté actuel ainsi que le passé des villages sont donc rendus accessibles et sensibles à travers les objets qui, sous prétexte qu’ils viennent du passé, re-lient à lui. Ce Comté-du-passé-fabriqué-actuellement permet donc à la fois de transporter les visiteurs dans un lieu renvoyant à un autre âge, de leur faire goûter un aliment anachronique devenu rare puisqu’il dit être « le dernier » à en fabriquer, si bien que la différence de ce Comté-ci d’avec les autres n’est pas qualifiée par son « terroir » mais par l’emploi d’outils de production, et de techniques qui n’existent plus en dehors de ces murs. b. Le Comté de fruitière : un compromis entre production et tourisme, passé et présent. La façade de la fruitière à Comté de la vallée du Hérisson est large, surmontée d’un bardage en épicéa et ornée d’une cuve en cuivre fleurie. Ce décor n’est pas anodin. Selon le fromager, le but était de recréer en s’inspirant du « style comtois » : « la fruitière traditionnelle : ancienne…Comme il y avait partout dans le Jura avant », « typique » qu’il considère comme « un atout pour développer le tourisme régional » car elle « fait partie du patrimoine et que les touristes aiment bien voir ce qui fait l’histoire d’un pays ». L’activité touristique tient une place importante dans cette fromagerie. Précisément, son emplacement -ou plutôt son déplacement d’un atelier exiguë situé au milieu d’un village vers un lieu plus grand équipé d’un parking, établi au bord d’une route à forte fréquentation à la sortie de -, son architecture et son agencement ont été choisis pour développer les visites et la vente directe aux personnes de passage. Afin d’accueillir ces visiteurs, tout en respectant les normes européennes, les membres de la coopérative ont construit un hall de visite. Malgré cela, pour faciliter la communication entre producteurs et consommateurs, la démonstration a souvent lieu près des cuves et du fromager. Cette rencontre permet à ce dernier d’expliquer comment il fabrique le Comté, il en profite alors pour valoriser sa production en qualifiant et montrant que son fromage est « traditionnel » : « artisanal » et « naturel » et donc non-« industriel »269. La proximité humaine ici plus importante que l’idée d’une contamination bactériologique, l’appellation, l’architecture « fruitière » ainsi que les anciens outils emblématisés relient la production actuelle, qui se fait à l’intérieur de cette fromagerie, à l’histoire d’une fabrication inscrite culturellement dans cette région, pour pouvoir dire « on fait comme avant ». Mais avant quoi ? Certainement avant l’industrialisation, la dé-« naturalisation » des productions, l’individualisme, les normes d’hygiènes et « l’aseptisation »270. La fabrication et la fruitière constituent des liens sensibles entre un produit actuel, son passé, des objets, des savoir-faire, des producteurs et des consommateurs.

c. L’existence ambiguë du Comté « industriel » sur la scène touristique. - « Ah ben y’a quelques unités qui sont à dimension industrielle oui. - Vous les acceptez dans les Routes du Comté ? - Oh non, non les sites à transformation industrielle n’ont pas revendiqué d’accueillir les touristes (…)Ces sites industriels-là, ils ne sont pas tellement intéressés à faire-venir leurs salariés le dimanche pour accueillir les gens. Non c’est plus les gens du cru» (M. Bret)

269 « On développe l’aspect naturel du produit (…) lait cru, méthode traditionnelle de travail : ... on fait comme avant… avec tous des produits naturels, parce que bon c’est pas la grosse industrie c’est de l’échelon artisanal. » (le fromager) 270 Une parisienne rencontrée dans cette fromagerie, nous a dit refuser d’acheter des « fromages aseptisés », préférant des « saveurs fortes ». A la Fruitière Massif Jurassien de Pont du Navoy -figurant aussi dans le dépliant des Routes du Comté 2004-, une autre activité fromagère est donnée à voir aux visiteurs. Au fond d’un long parking, se tient un bâtiment en tôle de taille imposante, qui sert d’atelier de fabrication et de cave d’affinage à la fromagerie qui fabrique la plus grande quantité de Comté271 de la zone AOC. Contrairement à la fruitière 1900 -selon son fromager la plus visitée de la région-, le contact avec les visiteurs est ici peu recherché. L’activité et les préoccupations de cette fromagerie lui donnent une « grandeur industrielle », elle s’oriente entièrement vers la grande distribution, si bien que les revenus du tourisme y sont jugés négligeables comparés aux contraintes engendrées par celui-ci -perte de temps, manque de place et surtout le risque sanitaire encouru par l’entrée des visiteurs dans l’atelier de fabrication272. L’idée de rendre visible cette fromagerie freine également sa mise en tourisme car « les gens sont racistes » vis-à-vis de cette entreprise parce qu’elle est « un peu en fabrication industrielle : elle produit beaucoup ». Ce qui est, d’après son « contrôleur qualité », en contradiction avec l’idée que les visiteurs se font du Comté : ils pensent « que le Comté est un fromage rustique », « traditionnel » et, sont surpris de voir une fromagerie de cette taille. Sa mise en tourisme est donc paradoxale, puisque même si la direction ne désire pas faire visiter son établissement -consciente que « depuis la vache folle, la fièvre aphteuse et la listériose, les consommateurs recherchent des produits artisanaux et du terroir » qui ne doivent plus avoir « l’air industriel »- des visites ont lieues. La personne en charge d’accueillir les touristes leur explique alors rapidement la fabrication depuis l’extérieur de la fromagerie, montre une cave d’affinage depuis son entrée et les emmène dans le magasin : un chalet en bois. C’est ici -à l’abri de la vue des tôles de ce bâtiment de production- qu’il leur parle plus longuement de son Comté re-lié aussi au passé –par une écriture de style médiévale sur des affiches représentant un parchemin, et l’exposition d’anciens outils- et à la « montagne jurassienne », surtout, différencié du gruyère présenté comme un Comté déclassé ou un « mauvais Comté » par ce « contrôleur qualité ». Ainsi, plus un mode de production se rapproche du modèle « industriel » de la concurrence, plus il est nécessaire d’argumenter ou d’accompagner le consommateur pour lui faire-comprendre la différence de ce Comté.

271 Cette entreprise produit 2 500 tonnes de fromage par an, soit environ 65 000 meules (contre une centaine pour la fruitière 1900 et 7 000 pour la coopérative de Frasne). Notons que cette société, dont l’activité se décline sur quatre lieux de production différents, n’est plus une coopérative mais est devenue une société anonyme face à l’augmentation « exponentielle » de son activité. 272 Le risque perçu ici porte sur la crainte que les visiteurs n’apportent avec eux des non-humains indésirables : les germes pathogènes. Ces derniers pourraient contaminer le lait et causer une mauvaise fermentation du fromage, rendant ainsi la production invendable, même si (selon « le contrôleur qualité ») la cuisson du lait à 54°C –qui est « une semi-pasteurisation »- en Comté, peut réduire ce danger. d. Des Comtés à dimension humaine : exemple des visites à la fruitière d’Arbois. Les visites de fromageries permettent aussi de transformer un objet marchand en un « personnalisé », c’est-à-dire « attaché à une personne en particulier et à un lieu défini » (Dupré, 2000 : 212), et donc de qualifier simultanément des objets et des personnes. En effet, si le Comté est vendu singulièrement au niveau national (le Comté) et renvoyé à un être collectif (le « Massif du Jura » - spot TV 2003-2004) ; dans cette relation de face à face entre producteurs et consommateurs sur le lieu même de sa fabrication, chaque type de Comté est rattaché à des personnes. De plus, le Comté dans sa généralité ne constitue plus seulement un fromage dans sa matérialité première, mais renvoie à une relation singulière que le visiteur a eue dans la fromagerie avec la personne originale du producteur. « Il (Maurice) est sympa, rigolo, il a toujours une blague, une anecdote. C’est bien que ce soit des anciens comme ça, des gens d’ici, qui sont passionnés qui nous présentent la fabrication plutôt que quelqu’un qui est guide et qui récite comme un magnétophone. (…) Dans la région parisienne on a aussi des usines, mais on ne peut pas entrer, on peut voir derrière des vitres mais ça n’a rien à voir. On préfère être tout près, avec les gens qui nous expliquent, on comprend plus, on est plus dedans (…) Une fois chez moi, quand je mangerai du Comté je penserai sûrement un peu à ce monsieur, il est vraiment sympa.» (Un visiteur)273. Cette expérience permet d’identifier un produit mais aussi des consommateurs et des producteurs, de construire un lien singulier entre ces trois entités, si bien que le touriste consommera de retour chez lui du Comté qui lui rappèle ce producteur qu’il a rencontré lors de ses vacances. Cette singularisation des producteurs, consommateurs, du/des Comté/s est rendue possible par une interaction, une proximité des touristes avec des producteurs « passionnés »274. Une médiation qui répond à leur recherche de proximité, « contact », « échange » (par l’observation de la fabrication près des cuves et du producteur, anecdotes tirées du quotidien, blagues) qui s’oppose dans leur discours à une exposition « industrielle » ou à « l’industrie du tourisme » qu’ils qualifient par la « distance », la standardisation et l’anonymat des êtres fonctionnels (guide qui marche devant les spectateurs, récite toujours le même discours, vitrage qui sépare les spectateurs de l’objet présenté) qui,

273 Ayant rencontré ces touristes en situation de visites, vu le bruit des machines je n’ai pu enregistrer leurs propos mais les ai pris en notes en essayant de reprendre au maximum leurs termes. 274 « Il n’était pas sympa, il regardait tout le temps sa montre (…) Par contre, la personne de l’écomusée, c’est un passionné, on sent que ça sort des tripes (…) C’était vraiment bien. » (touristes à la Ferme des Nouvelles). concernerait moins ces visiteurs à ce qui leur est re-présenté (Boltanski, 1993). Cette « domestication du tourisme » (Barbe, 2001) et de la production est poussée à son paroxysme dans le cadre de « l’accueil à la ferme » -expression qui traduit bien ce lien à la maison. A la Ferme des Nouvelles, les dimensions familiale, publique, politique, le tourisme et la production sont si intriquées qu’il est par exemple difficile à Marie-Jo de les tenir séparées (en fermant des portes, en se ménageant des temps de repos, etc.) et aux touristes de trouver la juste distance275. Ce lieu de condensation illustre -et fait- également la manière dont, ces lieux productifs-touristiques ou encore privés-publics qui ressortent d’une « cité domestique », visent à (faire se) transformer les touristes en vue de les faire-agir sur un système de production.

3. Une proximité et un contact sensible propres à leur faire se faire-faire la différence. « Aujourd’hui, y’a des tas de gens qui sont déconnectés de la réalité hein ! (…) On a 5 sens et pis on en utilise... pas beaucoup quoi. Y’a des tas de gens qui savent plus, ils entrent dans un chalet ça pue : les gosses c’est flagrant, tu fais une visite avec des gamins de 12 ans y’en a la moitié qui se bouchent le nez hein. Ma foi, ils se plaignent que ça pue. C’est une odeur qu’ils n’ont pas l’habitude surtout ! Je crois que c’est important si, de venir voir comme ça (…) Sentir une poignée de foin c’est autre chose que de sentir un tas de merde d’ensilage ! Je pense qu’au bout il sort pas le même produit moi, c’est tout. Et ça je crois que c’est important de le faire ressentir aux gens » (Maurice Etiévant). A travers ces moments de « partage » d’un repas, d’une fête, d’une visite, et d’une proximité sensible avec le « paysan » et les animaux276, Maurice et Marie-Jo cherchent à rendre sensibles leurs hôtes (à) la nécessité de respecter l’environnement (en leur apprenant parfois à trier leurs déchets sur le camping, à ne pas salir la rivière, etc.), et surtout à expliquer aux petits (mais aussi aux grands -trop souvent ignorants selon Marie-Jo) ce qu’est l’agriculture, pour « rétablir la vérité » face à la « fausse image » diffusée par les médias277. Il s’agit donc de leur faire se faire-changer leurs regards sur l’agriculture, de leur montrer qu’il existe des modes de productions différents, mais aussi de leur faire se faire-changer leur

275 Proximité spatiale singulière déjà décrite en partie 1 à travers la présentation de la Ferme des Nouvelles. 276 Une mise en relation avec les vaches cadrée par Maurice. A certains moments, il incite les visiteurs à caresser les vaches ou le veau de lait (« y’a pleins de choses qui passent »), mais pendant la traite il leur interdit de s’en approcher seuls pour s’éviter (à lui) de se prendre des coups de sabot. De même, ils ne les invitent pas à venir voir une vache vêler, pour ne pas la stresser : « j’suis bien gentil mais pas complètement idiot ! ». 277 « Les gens ils voient quoi ils voient les médias, ils comprennent que ça. L’histoire de la vache folle par exemple tout ce qui a été dit ! mais des aberrations ! mais monumentales ! mais les gens ils ne connaissent que ça. Et toi t’as envie de rétablir la vérité. Enfin moi je sais pas c’est… c’est humain ! c’est humain de vouloir dire : mais c’est pas comme ça que ça se passe ! » (Marie-Jo en entretien). pratique de consommation, en leur faisant prendre conscience du rôle actif qu’ils ont à jouer dans le devenir des AOC. L’objectif de Maurice n’est effectivement pas seulement de présenter son métier et ses produits aux visiteurs pour leur faire découvrir des spécialités locales, mais ce militant syndical -qui ne se présente pas directement comme tel- cherche à leur montrer les « bonnes » pratiques des producteurs de Comté et à leur apprendre à faire la différence entre les produits, non plus en fonction du prix, mais de la « qualité » (des pratiques « respectueuses de l’environnement et des hommes »), pour faire durer les modes de productions AOC face à la concurrence des gruyères et emmentals. « Moi je m’en fous qu’ils achètent du Comté ou qu’ils achètent du Beaufort, ou qu’ils achètent du Reblochon, ou qu’ils achètent de la Tome de Savoie, je m’en fous ! Le principal c’est qu’ils achètent quelque chose qui est le fruit d’un travail, d’un savoir-faire, d’un certain respect des choses et pas… de l’emmental !… qu’on ne sait pas si c’est de l’emmental parce qu’il a de la croûte ou pas, s’il a été affiné dans un sac plastique ou pas ! Enfin affiné ! (…) c’est quand même pas du boulot ! (…) Si y’a pas de militantisme on est foutu hein ! Même en en ayant je suis pas sûr qu’on n’est déjà pas foutu... Au moins j’aurai essayé.» C’est à travers un « registre de la dénonciation » (Boltanski, 1993), qu’il cherche à les informer, en vue de les transformer. Cela tant à propos des cas de concurrence de produits AOC par des « grands groupes », du « capitalisme sauvage ! » de la grande distribution, que des décisions des différentes politiques agricoles qui « assassinent » les « petits producteurs », des traitements que subissent les produits de « l’industrie » agroalimentaire, des « dégâts » engendrés par une recherche de la productivité des agriculteurs (pollutions mais aussi incendies278, inondations, « vache folle », etc.) ou encore d’une occupation inégale du territoire. Les hôtes ajoutent encore parfois, les exemples de leur connaissance, manifestant ainsi leur accord avec Maurice et participant à la critique de l’agriculture productiviste. « C’est pas le tout de bien faire il faut le dire !», « le montrer » et « le faire ressentir » : autrement dit prouver « qu’on peut s’en sortir avec une petite exploitation » et

278 « Parce que les feux de forêt c’est d’abord des feux de friches au départ (…) En général, ça prend aux herbes sèches, et y’a des herbes sèches parce qu’elle a pas été bouffée par les bestiaux. Et pis ça quand tu vas dans les Picodons, en Ardèche ben tu y vois ça. En Ardèche, la Drôme, tous ces coins-là, avec les élevages de chèvres qu’il y a sur tout le territoire y’a plus rien là-bas, y’a que du bois, pas de la paille. Moi je crois fortement que le Comté… les AOC parce que j’ai du mal encore une fois à séparer. Au niveau fromager, les AOC pour celles qui sont proches de leur terroir (…) c’est quand même la meilleure adéquation qu’on a trouvée pour le moment pour maintenir des gens, pour que des gens vivent de leur production sur des territoires pas faciles et avec un minimum de subventions (…)Mais après au niveau du Comté, c’est particulièrement vrai parce que c’est la plus grosse, alors c’est celle qui se voit le mieux à ce niveau-là.» (Maurice Etiévant). que « c’est pas anachronique ». A l’opposé, la démonstration de son travail, les récits des conditions géographiques et matérielles, et des actions de producteurs de sa connaissance, qui dans différentes régions maintiennent en activité des zones difficiles avec des AOC, présentent ces hommes comme des références qui montrent la possibilité de faire une autre agriculture. En important ces différents exemples et en les liant à sa colère et à son engagement dans une discussion de proximité avec les touristes-consommateurs, il travaille au quotidien279 à faire-savoir et prouver l’authenticité des productions AOC aux visiteurs, à leur faire-comprendre que leur mobilisation et leur participation au maintien de ces systèmes de production, en acceptant de « payer le prix pour avoir la qualité ! », est une nécessité. En articulant un discours général sur l’agriculture et même sur la société280 avec la prise d’exemples singuliers et l’expression de la manière dont ils le touchent personnellement, il force les visiteurs à repenser leur position par rapport aux questions agricoles et sociétales281, les touche par la proximité et les émotions pour les faire entrer dans l’action. Il nous fait ainsi pointer la dimension sensible, et émotionnelle de la mise en action/transformation des touristes-consommateurs par la mise en tourisme d’une activité productive.

Les Routes du Comté fédèrent donc des lieux multiples qui ne font pas le même fromage. En d’autres termes, ils n’ont pas la même apparence, ont des objectifs et intérêts différents à servir en fonction du marché dans lequel ils se situent, de leur implication dans le tourisme ou encore de l’engagement syndical de leurs membres. Chacun aménage des « prises » différentes sur un Comté ancré dans l’espace et le temps -un Comté ancien « qui a plus de mille an », un « traditionnel », un « naturel », un de terroir, un de haute technologie et un à dimension humaine- faits par des hommes qui cherchent à maintenir son lien au terroir, à la tradition et sa différence d’avec l’industrie. La diversité de ces lieux illustrent celle du Comté et la distribution de son système de production sur le territoire. Toutefois, la mise en tourisme de ces fromageries, la proximité et le contact sensible avec un système de production qu’elles proposent aux visiteurs aboutissent au même faire-faire : leur faire

279 Lors des « repas paysans » à son domicile -la Ferme des Nouvelles- ou lors des visites de la Fruitière d’Arbois et des démonstrations de la traite tous les mercredis. 280 Maurice et Marie-Jo proposent un mode de production mais aussi de vivre ensemble solidaire, qui va à l’encontre des « monopoles » et propose (également ici) une distribution des richesses, respectueux de l’environnement et de la diversité des manières de produire. 281 Lors du dimanche à la ferme, des tracts de la confédération paysanne étaient par exemple mis à la disposition du public, pour l’informer à propos de l’état de la question des OGM et du refus de la confédération de la « brevetabilité » ou « privatisation » « du vivant ». enraciner le/un Comté dans un lieu, rattacher à des personnalités singulières, un collectif, un territoire, un paysage, une culture, une profondeur historique, en les faisant s’attacher au moins pour un temps à cette chaîne de médiateurs. C’est-à-dire de leur faire se faire-percevoir la ressemblance des différentes fromageries disséminées sur la zone AOC et du combat commun de ces producteurs pour préserver leurs fruitières, et la dissemblance de cette fromagerie par rapport à sa voisine -en leur faisant déguster son fromage et plus tard peut-être en leur parlant des caractéristiques de leur « cru »-, mais surtout la différence de cette production à la fois territoriale et « domestique » d’avec « l’industrie ». Pour finir, ces lieux visent à attacher durablement ces personnes à un système de production, par la création de communautés éphémères, dans lesquelles les êtres se relient autour d’attaches et de rejets communs, auxquels chacun prend « prises » de manières singulières282 pour construire le goût du Comté et leur goût pour lui. Le fait que leur initiation faite dans ces lieux ou à la Maison du Comté porte sur une expérience quotidienne et intime, équipe et fait s’équiper les visiteurs, les transforment et permet de continuer à les concerner (Micoud, 1998) de retour chez eux, à l’attention à porter lors de l’assimilation du/des Comté/s -qui devient alors dégustation- au lien que ce produit entretient avec son territoire. En cherchant à travers ses indices matériels à retracer sa genèse, à le rapporter au collectif de ses producteurs et à se remémorer les paysages et les hommes rencontrés sur ce territoire, elle permet aussi de lui rappeler son attachement à ce groupe et à ce produit et, sa nécessaire participation (par l’achat et le faire-savoir cette fois) pour faire perdurer ce système de production. Ces lieux permettent ainsi d’en faire des relais de la communication du Comté chez eux.

Conclusion du chapitre 2 et de la troisième partie : Un programme de trans-formation et de co-naissance d’un Comté de « terroir » et de son « milieu associé ». Les dispositifs de « cadrage » (Teil, à paraître) de la relation des touristes-

282 En effet, les touristes que j’ai rencontrés expliquent chacun leur envie de participer à ces activités touristiques en fonction de la singularité de leurs chemins, ils attribuent donc une pluralité de significations au Comté et à ces visites, il m’est donc difficile de restituer ici la multiplicité des formats de leurs « attachements » (Latour, 2000) au Comté. En voici quelques exemples : une femme m’a dit s’intéresser à la traite des vaches à la ferme des Nouvelles pour son « amour » des animaux, une autre qui trayait des chèvres dans son enfance voulait montrer à sa fille de 4 ans comment s’effectue la traite aujourd’hui, une grand-mère dont le grand-père était fromager en Franche-Comté voulait montrer à sa fille la fabrication du fromage à la fruitière d’Arbois et « voir si le vrai Comté existe toujours », etc. Toutefois ces exemples illustrent le rôle joué par leur attachement aux différents objets associés à la production dans la définition de leur goût pour celle-ci. consommateurs au Comté, tels que les invitations à faire un voyage gustatif à la découverte des différents « crus », les séances de « dégustation commentée », la forme de ces routes qui articule une maison, des lieux productifs-touristiques distribués sur la zone AOC (ou « pays du Comté ») sont propres à faire (faire-faire) co-naître des « experts »-« amateurs »-pèlerins sensibles et la diversité du Comté et/ou de son « terroir ». En effet, ces différents agencements touristiques, comme les dépliants des deux routes, les affiches, panneaux et cuves disséminés sur le territoire, constituent des médiations qui cadrent l’entrée en relation des touristes-consommateurs à ce fromage et à des territoires afin de trans-former ce public, de modifier son régime d’attention et de perception d’un territoire et d’un fromage (sa manière de circuler sur un territoire, de déguster le Comté, de le qualifier –le nommer-, de se représenter son système de production, ses producteurs, les paysages de la Franche-Comté, etc.) pour lui permettre d’entrer en contact sensible avec un « terroir » -un produit et son territoire de production rendus indissociables et re-liés par une diversité de médiateurs- opposé à « l’industrie ». Ces « machines à (se) faire surgir de la différence » (Hennion, Floux, Schinz, 2003 : 10) permettent effectivement de leur faire se faire-percevoir la grandeur territoriale du Comté, les faire se faire apparaître la diversité des attachements de ce fromage à son territoire ou un lien décomposé au « terroir » (en restituant une chaîne de médiateurs qui participent « de la prairie au plateau de fromages » à la « révélation » du « goût du terroir ») en les mettant en relation également décomposée avec le/les Comté/s -en pointant à chaque fois sur une partie de cette chaîne- (« ballades commentées », visite de ferme, fromagerie, caves d’affinage sur les Routes du Comté), elle-même divisée en différentes étapes (leur faire se faire décomposer la dégustation). De même, en les (re)-distribuant sur la zone AOC (ou Les Routes du Comté) à la rencontre d’une filière distribuée (une multiplicité de « petites fruitières » « artisanales », « 5000 producteurs », différentes « zones pédo-climatiques » ou « micros-terroirs »), le type de mise en relation des touristes au « terroir » coïncide encore avec la qualification/production du lien du Comté à son « terroir »par le « programme terroir ». Le parcours qui leur est proposé sur/dans Les Routes du Comté est donc « un actant de narrativité » (Marin, 1994 : 55) qui, en faisant cheminer les visiteurs d’une manière qui « réactualise » le récit de l’attachement du Comté à son territoire duquel le consommateur averti est partie prenante, représente un lien « algorithmique » au « terroir » en vue de le rendre présent. Ce « travail conjoint sur les procédés, les produits et le milieu associé » (Bessy, Chateauraynaud, 1995 : 66) permet donc à la fois de leur transmettre la connaissance d’un ensemble patrimonial en activité, des techniques leur permettant d’avoir « prise » sur ce fromage agri-culturel pour leur faire se faire-percevoir ses propriétés, se construire un attachement à lui et les faire participer à la co-production de la « diversité », d’un (nouveau) lien au « terroir », de la « solidarité », du « respect de l’environnement », de la « transmission » et de la dimension « artisanale » emblématiques des Routes du Comté, à un moment où leur présence pose fortement question. En effet, c’est quand le mode de production du Comté se rapproche le plus d’un modèle « industriel »283 -et inversement-, que ces qualités territoriale, « domestique » et « civique » recherchées par la société globale sont représentées aux touristes-consommateurs, à travers ce programme d’accompagnement de leur relation au « terroir » du Comté conçu pour leur (et les) rendre présent(s à) sa différence. Ainsi, comme le montre l’exemple de la Fruitière Massif jurassien -qui est celle qui produit le plus de Comté-, plus un mode de production se rapproche du modèle « industriel » plus il est nécessaire d’argumenter ou d’accompagner le consommateur pour lui faire-comprendre et faire la différence du Comté. En faisant-« corporer » un savoir expert aux touristes-consommateurs, le tourisme semble donc permettre de co-produire des corps aptes à ressentir pour (leur) faire apparaître plus clairement les objets qu’ils saisissent (Hennion, Floux, Schinz, 2003). En s’insérant dans leur relation avec le Comté et/ou son territoire pour la « re-configurer » (Teil, à paraître), ce programme touristique constitue une « prise commune » permettant de « rapprocher corps, réseaux, matériaux sans les opposer », pour faire faire-faire « un apprentissage collectif et la création de nouveaux repères » (Bessy et Chateauraynaud, 1995 : 252), donc l’institution d’une diversité de Comté, d’un nouveau « terroir » et d’un nouveau mode de production : ni «passéiste », ni « industriel », mais constitué avec, en référence et contre ces derniers. Ce nouveau mode de fabrication d’un fromage AOC transforme son attachement au territoire dans ses rapports avec la concurrence : re-prend et re-définit les valeurs du modèle dit « traditionnel », comptabilise, inventorie et patrimonialise une diversité vivante, décompose son lien au « terroir » et se (trans-)forme avec son « milieu associé » (à la fois les

283 Le Comté a de loin le plus fort tonnage des AOC. La promotion-communication par les grands médias, la vente de sous-produits sous-vides et l’extension de son bassin d’exportation entraînent « un risque de dérive » (M. Bret) du produit qui est de plus en plus assimilé par les consommateurs aux fromages « industriel ». L’adoption de méthodes productivistes par les « éleveurs » entraîne la perte du lien du Comté au territoire (Michaud, 2003). La re-prise par un « gruyère de Franche-Comté » de la figuration de l’ancrage spatial et temporel ou de l’ « origine » de son produit et l’« économie de la perception » ou le manque d’attention et d’information des consommateurs, peuvent entraîner son indifférenciation. touristes-consommateurs, la concurrence, les institutions partenaires du programme et les territoires également re-définis).

Conclusion générale. Des routes du Comté pour re-faire (se) faire-faire la grandeur territoriale du Comté et instituer de nouveaux (rapports aux) territoires. « Une période historique ne se reconnaît pas tant au fait qu’elle choisit de transmettre ceci plutôt que cela, (…) elle se reconnaît bien plutôt par le fait de l’invention d’une forme inédite de transmission » (Micoud, 2000 : 71) Tout au long de ce mémoire j’ai montré comment ces deux routes, comme la forme des routes touristiques en général, constituent des médiations propres à faire s’engager les publics sur un territoire autour d’un thème, ici le Comté et son « terroir », et donc à les faire participer activement à la découverte de ce qui est représenté en vue de les faire se faire-agir sur eux-mêmes pour re-définir et participer à la co-production de cette réalité. Les études réalisées sur les « circuits culturels » ou les « routes à thèmes » rapportent souvent leur mise en place à un contexte de relance d’une production et d’exode rural284, ainsi que d’une volonté de revalorisation d’une identité professionnelle et/ou territoriale, c’est-à-dire à la croisée d’enjeux économiques et culturels. Le numéro de la revue Téoros285 consacré aux « routes à thèmes » 286, les présente comme « un puissant médium de réflexion pour le développement local » (Geronimi, 2003 : 3), qui illustre « la triple problématique des territoires en recomposition : convertir les espaces, reconvertir les activités et qualifier la population active » (Fagnoni, 2003 : 23). C’est aussi ce type de re-conversion, qui s’opère sur mon terrain. Des objets utilisés dans un modèle dit « traditionnel », puis délaissés pour la production car considérés comme des freins au progrès (par exemple les alpages, les

284 Telle la « route de la lavande » pensée dans le cadre d’un plan de relance de la culture de celle-ci dans un contexte économique difficile (Musset, Hauwy, 1997), et la « route du fer » qui transforme des « sites ferrifères du vieux bassin industriel» délaissés en « patrimoine industriel » de Loraine (Fagnoni, 2003). 285 Revue de recherche en tourisme de l’UQAM (Université du Québec à Montréal). Le volume 22, n°2 de 2003 était dédié exclusivement aux routes à thèmes. 286 Les routes thématiques sont ici présentées comme un « phénomène à la mode » (Géronimi, 2003 : 3) et répandu dans le monde entier : « L’Europe propose à elle seule plusieurs centaines de routes thématiques », il y en a aussi en Asie (comme la Route des planteurs au Sri Lanka), au Moyen-Orient (la Route de l’Encens), en Afrique (la route des jardins en Afrique du Sud) en Amérique (la route 66 en Californie). « La France compte aujourd’hui plus de trois cents routes touristiques à thèmes » (Beaudet, 2003 : 5). Ce toponyme renvoie aux « trajectoires commerciales au loin » : « la Route de la soie et des épices », « la transposition d’une telle désignation dans le champ du tourisme remonte, en France, en 1932, alors que la route Napoléon devenait la première route touristique à caractère historique », puis « au début des années 1950, des châtelains et des viticulteurs du Val de Loire se regroupaient pour créer la Route des Château au cœur de la France. », suivie la Route des Vins d’Alsace créée par des viticulteurs, et « la grande majorité des routes touristiques à thème, en France comme ailleurs en Europe, l’ont été à partir des années 1970 » (Ibid.). anciennes cuves), sont ré-utilisés aujourd’hui et patrimonialisés pour attacher la production à un territoire, à un passé « artisanal », à la société globale, afin de construire un mode de production non-industriel et un nouveau rapport des producteurs, des habitants, des touristes- consommateurs à eux-mêmes et aux territoires. Cette dimension trans-formatrice (des produits, des territoires, des publics et de leurs liens) des routes touristiques, est aussi thématisée dans cette revue par la comparaison de ces itinéraires actuels au « Grand Tour » : un voyage initiatique en Europe, effectué par les jeunes de la classe aristocratique britannique durant la seconde moitié du XVIII° siècle, « en vue de parfaire la formation d’un gentleman » (Géronimi, 2003). Ce qui est présenté par cet article, comme le « prototype des routes touristiques », est motivé par la réalisation de soi au contact des œuvres, le désir de « se distinguer par le voyage », non pas par la recherche « d’images idéales » mais de «souvenirs vivants de la réalité citadine», et donc d’expérimentations concrètes. Ainsi « de retour au pays, le jeune homme fait la différence : il est un “gentleman cosmopolitain” capable de mesurer l’étrange par référence au non familier » (Ibid. : 10). Comme vu avec la description de la Maison du Comté en particulier, Les Routes du Comté constituent un programme de trans-formation des touristes-consommateurs propre à les rendre différents (des « experts »-« amateurs »-pèlerins) et à leur faire se faire-percevoir la différence du Comté et des gruyères ou emmentals non labellisés, des différents types d’agriculture, mais aussi des Comtés entre eux, cela grâce non pas à une mise en relation avec un ailleurs symbolique ou imaginaire, mais bien par un agencement spatial pratique, un dispositif de re- présentation, (re)distribution et de mises en contacts particulièrement sensibles, une célébration de la proximité des touristes-consommateurs avec une réalité hétérogène et tangible. Ainsi, telle l’AOC, ces routes se présentent comme un format « d’attachement » d’un produit, d’un territoire et de ses publics, participant à la définition/co-production d’un système agricole nommé ici territorial ou agri-culturel et de nouveaux (rapport aux) territoires dont la légitimité se re-construit sous nos yeux (Micoud, 2004). La perspective socio-historique de cette étude, m’a permis de re-tracer ici l’évolution des formes de mises en relation instaurées par ces deux routes entre différents publics, des lieux productifs-touristiques, des territoires, un fromage et des collectifs, propres à transformer l’attachement de ces publics au Comté et à son territoire, mais aussi celui du Comté à ce dernier. Aux différentes étapes identifiées antérieurement, ces routes instituent un espace, un Comté, leurs liens, et un collectif spécifiques, s’adressent à (et cherchent à faire-agir) un certain type de public, indiquant ainsi le problème particulier que le groupe en charge de leur mise en place tente de régler ou la réalité qu’il cherche à faire exister concrètement. Ainsi, les collectifs, les publics et les objets sont coproduits avec les problématiques à résoudre. Que ce soit pour résister à la concurrence des fromages suisses, des emmentals de l’ouest de la France, à l’entrée des « industriels » dans sa propre filière, de faire communiquer « citadins » et « ruraux » comme les « producteurs » et les « consommateurs », de lutter contre l’exode rurale suite à l’arrivée du modèle dit productiviste ou concentrationniste, ou enfin de rivaliser avec d’autres régions touristiques, il semble à chaque fois s’agir pour ces différents groupes de rendre présents un patrimoine et/à des publics, afin de continuer à faire (faire-faire) la différence d’un collectif et de ses produits, et pérenniser ainsi leur présence et leur activité en un lieu. Ainsi, les touristes (« citadins », « consommateurs », « autochtones » ou allochtones) sont depuis les débuts de la route du Comté invités à s’investir, à être partenaires, à s’engager corporellement dans la co-production d’une qualité territoriale sensible au Comté, par-là à s’attacher durablement à ce produit et à ce qui le relie à son territoire, mais selon des « prises » différentes. Le déplacement majeur opéré dans/par ces formes de mise en relation, indique le passage d’une justification du lien de ce fromage AOC à son territoire par la « provenance » et « l’origine » au « terroir ». Comme vu précédemment, on serait ainsi passé de la mise en circulation des visiteurs sur un espace public qui les mène sur les traces historiques qui relient le gruyère de Comté à sa provenance (spatiale) et à son origine (temporelle), montrant ainsi une filière et une région préservée de « l’industrialisation » et donc naturels, des « sources aux eaux claires »287 (non-polluées) et un fromage « non-trafiqué » (dépliant 1984) ; à l’exposition d’un ensemble patrimonial à la fois « traditionnel » et « moderne », d’une « diversité » de facteurs vivants qui révèlent -grâce à une « tradition artisanale »- des goûts de « terroir ». Si le lien au territoire est toujours construit en relation d’opposition avec « l’industrie », il n’est plus qualifié/co-produit de la même manière ce qui institue et cadre un rapport à l’espace et au temps différent. La mise en relation –par le truchement des sciences dites « du vivant » et celles de « la communication »- avec une « diversité » d’êtres « vivants » qui participent à la constitution du/des goûts du/au Comté, la prise en compte des « générations futures » et la question de la durabilité qui émergent avec force actuellement, ainsi que l’emblématisation des fleurs des champs, représentent le changement de la manière dont l’interprofession ré-organise le récit de la grandeur territoriale de son fromage. Le récit

287 Texte inaugural de La route du Comté, 1972. historique du lien du Comté à son territoire, prépondérant jusqu’à la mise en place du « programme terroir » pour justifier, rendre manifeste et faire faire-faire cet attachement, est ré-intégré dans un « algorithmique ». Cette révolution institue un nouveau rapport au temps et à l’espace puisqu’elle entraîne la valorisation/patrimonialisation de territoires entiers –un de production la zone AOC, un rural « l’espace rural », et une zone de montagne (le Massif du Jura)- transformés en un espace agri-culturel ou touristique -le « terroir » ou « pays du Comté »-, et plus seulement d’un ensemble de sites du Doubs et du Jura reliés par la route du Comté et identifiés comme le « berceau » originel du Comté. L’algorithmisation du système de production du Comté s’opère donc avec une transformation de sa transmission aux touristes, qui représente non plus une production par ses liens au passé mais une chaîne de « médiateurs » humains et non-humains reliant le Comté à son territoire : un nouveau système de production qui permet de continuer à faire exister un lien du Comté à son terroir et donc sa différence. Ré-inventé par les outils scientifiques actuels –microbiologie, pédologie, œnologie, botanique, agronomie, sciences de la communication-, ce lien est « révélé », analysé, décomposé, afin de pouvoir (faire se faire) agir sur lui. Cet attachement au terroir n’est donc plus acquis à partir du moment où l’on produit sur un territoire délimité (« provenance ») ou selon la tradition (« origine »), mais il faut le « faire-apparaître » (allocution bret, 2002), prouver son existence, puis rendre son expression (« l’effet terroir ») de plus en plus présente dans le produit en définissant des techniques de production permettant de le « révéler » plus clairement dans le goût et non de le « détruire » avec des techniques « industrielles ». Ce terme de « révélation » souvent utilisé, indique que cet attachement est présent mais invisible, et que ces dispositifs d’inscription -le « programme terroir » alliés aux dispositifs scénographiques de la Maison du Comté, et aux techniques de dégustation-, permettent de (se) le rendre sensible. Ce mode de re-présentation, de surgissement d’une chaîne de « médiateurs » à préserver en vie, de redéfinition du lien au territoire, semble surtout -en référence à l’article d’André Micoud à propos de « la patrimonialisation du vivant » (2000)- permettre d’agir dessus, « d’intervenir sur la perpétuation du vivant (pour en réguler le cours) » (Ibid. : 67). En effet, si selon cet auteur, la vie se définit par sa capacité à se transmettre et à se transformer, le vivant « nécessite une intervention externe à lui-même, correctrice ou adaptatrice ». Dans cette perspective, cette volonté de sauvegarder une diversité présente et donc un ensemble d’êtres « vivants », en vue de les transmettre aux « générations futures », indique que leur « transmission n’irait plus de soi », alors que le propre de la vie est de s’auto-perpétuer (Micoud, 2000 : 66). En réglant la manière dont les producteurs doivent faire se faire-agir entre eux les différents éléments de cette chaîne de production, l’AOC semble donc être un dispositif juridique et pratique qui vise : à « maintenir un objet dans son contexte d’existence, en le protégeant contre le monde naturel » (Ibid. 76) mais aussi -comme ce mémoire le montre- contre le monde « industriel », « en lui donnant un statut à part d’existence » (Ibid.). Davantage, l’analyse socio-historique de ces dispositifs touristiques m’a fait remarquer que, par la mise en place d’un espace de négociation (institutionnel) et d’opérations d’intéressement et de mobilisation des différents publics visés, ces deux routes du Comté instituent un espace matériel, propre non seulement à maintenir un objet dans son contexte d’existence (un fromage AOC relié à son territoire), mais à faire co-naître ou co-produire « un milieu associé et un nouvel objet, et non pas un objet créé par un milieu déjà là» (Simondon, 1989). Cette révolution des rapports entre un fromage, un territoire et des publics que l’interprofession tente d’opérer ici, ou l’institution d’une nouvelle grandeur territoriale au Comté, est à restituer dans ces rapports avec « l’industrie » et la concurrence. Il semble que ce soit le problème qui consiste à continuer à donner un statut d’existence à part au Comté par rapport à sa concurrence, que ces deux routes tentent de régler. Comme vu précédemment, cette re-définition des liens du Comté à son territoire, et la recherche d’une autre qualité pour le Comté, c’est-à-dire d’une grandeur non-« industrielle », autrement nommée ici territoriale ou agri-culturelle semble avoir été entamée par la filière dès 1972, l’année de la création de la route du Comté. Le virage actuel semble réagir à l’industrialisation du système de production et à la territorialisation de la concurrence ou la mise en valeur d’une « origine » par les gruyères non labellisés. Il s’agit donc de se démarquer à nouveau aujourd’hui, de représenter en vue de rendre présents un lien des producteurs au territoire à travers des pratiques « artisanales », « respectueuses de l’environnement » et de la sauvegarde d’une « diversité » (floristique, gustative, des pratiques culturales), une « solidarité », une « transmission » de cet ensemble aux « générations futures » et une différence d’avec la concurrence, au moment même où leur perpétuation est considérée comme problématique face à l’adoption de pratiques « productivistes » par les producteurs par exemple (Michaud, 2003), et qu’elle constitue une demande de la société. Ainsi, alors que la question du remplacement du modèle « productiviste » formulée publiquement par exemple par l’émission télévisée Ripostes -qui pose publiquement l’évidence de l’épuisement de ce modèle jusqu’à aujourd’hui dominant, dont les limites ont été exacerbées par la médiatisation de la crise dite de la vache folle-, il est urgent pour la filière Comté de réduire la tension interne à son système de production entre la diversité et la standardisation, un lien au « terroir » et une déconnection, en innovant afin de continuer à garder et faire faire-faire sa spécificité. Ce qu’elle fait avec la mise en place du « programme terroir » et des Routes du Comté en refaisant (faire-faire) sa grandeur à la fois territoriale et « domestique », par sa coopération élargie avec de nouveaux êtres. Cette grandeur devient également « civique » (Boltanski, Thévenot, 1991), ainsi face aux errements productivistes publiquement dénoncés, le devoir mis en valeur de « transmission » d’une « diversité » et de techniques « artisanales » « respectueuses » « du bien être des animaux » et de « l’environnement », et donc la recherche du « bien commun » général, à long terme, constituent une nouvelle manière de s’opposer à « l’industrie ». Finalement, l’exemple de ces routes qui nous a permis de voir comment une interprofession fromagère et des territoires s’allient pour mettre en place un nouvel espace leur permettant de sortir de leurs contradictions, indique l’intérêt que l’étude d’un phénomène (entre autres) touristique peut apporter, alors que selon Jean Viard (2000), ce secteur « n’a pas acquis sa pleine légitimité». Enfin, j’aimerais poursuivre cette réflexion entamée ici à propos de l’évolution de la notion d’AOC fromagère en particulier et d’une redéfinition de l’agriculture en général, en interrogeant, à partir de dispositifs de médiations agricoles (lieux touristiques, documents d’informations, nouveaux labels tel que celui d’« agriculture biologique »), la manière dont l’agriculture semble ré-opérer un retour à l’attention au territoire, mais d’une nouvelle manière -déplacée par rapport au modèle « traditionnel » de référence- en ayant recours de façon croisée aux « sciences du vivant » et à celles de la communication pour faire co-naître de nouveaux rapports entre agriculture, territoires et société. Comment ces dispositifs qui renseignent l’évolution des pratiques d’exposition, indiquent et oeuvrent à la trans-formation des productions et de leur «milieu associé » et à l’institutionnalisation de nouveaux paradigmes productifs (recherches fondamentales et appliquées de l’INRA à propos de cette chaîne de médiateurs qui participent à la constitution du goût « de la fourchette à la fourche » -INRA, 2004-, réflexion de l’INAO sur les AOC) et territoriaux (transformation d’un espace rural agricole par son ouverture à de nouveaux acteurs et de nouvelles activités –Micoud, 2004)? Autrement dit, j’aimerais continuer à m’intéresser à ces formats de co-naissance (de goûts, d’attachements, « d’amateurs », de consommateurs avertis) scientifique, touristique ou communicationnel.

ANNEXES

Annexe 1. Premier « cartoguide » de la route du Comté : 1973.

Cet itinéraire est élaboré à partir du tracé de « la route des sapins » existante, auquel est ajouté au fil des ans certaines modifications. Ce dépliant est financé par les chambres d’agriculture de la région, le crédit agricole et le Comité du Tourisme (CDT) du Jura. Il est repris en 1973 pour les deux routes du Doubs et du Jura, il est ensuite réédité pour deux ans en 1974. Le financement est alors tripartie : 50 % pour le CIGC et 25% pour chacune des chambres d’agriculture des deux départements. Il n’est pas réédité de 1976 à 1979, puis est reproduit en 1979 à la demande des chambres d’agriculture. Jusqu’en 2001, ces documents sont édités par des imprimeurs locaux.

Annexe 2 : « cartoguide » 1982.

Il est financé par le CIGC, les Chambres d’Agriculture, les Chambres des Métiers et de l’Industrie, ainsi que le Comité de Promotion des Produits Régionaux. Annexe 3 : « cartoguide » 1984. Financé par le CRT, le CIGC et les chambres d’agriculture du Doubs et du Jura.

Annexe 4 : « cartoguide » 1985.

Financé par le CIGC, le CRT, les chambres d’agriculture, de commerce et des métiers des deux départements. Annexe 5 : « cartoguide » 1987. Le CRT, les CDT, les chambres consulaires, le CPPR, le CIGC et 36 hôteliers et restaurateurs le financent.

Annexe 6 : livret « Itinéraires francs-comtois ». « La route du Comté ». 1989. Ce nouveau dépliant marque la prise en charge de La route du comté par le CRT, indiqué par son changement de nom (il ne s’appèle plus « cartoguide » mais fait partie de la collection des documents « itinéraire francs-comtois » du CRT), et son changement de format (qui devient presque carré au lieu d’être allongé). Le CRT et le CIGC se partagent son financement « avec le concours des chambres de commerce, de métiers et d’agriculture, l’ADT du Doubs et Jura –en collaboration avec les FDCL Doubs et Jura et le CPPR » (dos de couverture). « Conception PM conseil, Besançon. » (Idem.) Annexe 7 : livret « Itinéraires francs-comtois ». « La route du Comté ». 1991. « Edité par le CRT, le CIGC, le CDT du Jura, l’ADED288, avec la collaboration des CCI289 du Doubs et du Jura, des Chambres de Métiers du Doubs et du Jura, des FDCL290 Doubs et Jura et le CPPR. » (dos de couverture)

Annexe 8 : dépliant « Comté Extra » de 1992 à 2000.

Le CIGC est le seul financeur il en réédite lorsque ses stocks sont épuisés. Le nom du projet n’est plus signifié et le format à encore changé.

288 ADED : Agence de Développement Economique du Doubs. 289 CCI : Chambres du Commerce et de l’Industrie. 290 FDCL : Fédération des Coopératives Laitières. Annexe 9 : « Le Guide » 2001 des Routes du Comté.

Financement : CIGC, Conseil Régional de Franche-Comté, Ministère de l’Agriculture et de la Pêche. Conception : Nansen Développement., Pierre Accard Communication., Valérie Szewczyk.

Annexe 10 : « Le Guide » 2002 des Routes du Comté. Financement : « un programme financé avec le concours du Conseil régional de Franche-Comté, du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche, du Ministère du Tourisme, de la DATAR et de la communauté européenne » (dos de couverture) Conception : Nansen Développement., Pierre Accard Communication., Valérie Szewczyk. Annexe 11 : « Le Guide » 2003 et 2004 des Routes du Comté. Financement : « un programme financé avec le concours du Conseil régional de Franche-Comté, du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche, du Ministère du Tourisme, de la DATAR et de la communauté européenne » (dos de couverture) Conception : Nansen Développement., Pierre Accard Communication., Valérie Szewczyk. Annexe 12 : Statistiques de production par famille et par fromage AOC de 1995 à 2000.

tonnage tonnage tonnage tonnage tonnage tonnage évol appellation 1995 1996 1997 1998 1999 2000 00/99 - - - 491 425 466 9,6% total - - - 491 425 466 9,6% 219 264 338 397 475 472 -0,6% du Poitou Crottin de 1672 1634 1546 1531 1519 1589 4,6% Chavignol Pélardon - - - - - 313 - 321 341 377 400 357 400 12,0% Pouligny St 279 312 315 341 346 410 18,5% Pierre Rocamadour - 440 480 546 598 600 0,3% Selles sur 382 404 488 531 570 644 13,0% Cher Ste Maure 666 695 766 889 970 1070 10,3% de Touraine Valencay - - - 147 181 202 11,6% total chèvre 3539 4090 4310 4782 5016 5700 13,6% de 7337 7107 7223 7683 7504 7488 -0,2% Meaux Brie de 282 303 300 284 254 217 -14,6% Melun de 10882 10794 11288 13280 12696 13198 4,0% Normandie Chaource 1649 1709 1800 1911 1659 1818 9,6% Epoisses 490 642 658 703 573 611 6,6% Langres 290 310 305 305 308 304 -1,3% Livarot 1281 1254 1135 1101 1116 1066 -4,5% Maroilles 2212 2232 2207 2018 1984 2141 7,9% Mont d’Or 2421 2799 3187 3388 3291 3200 -2,8% Munster 8790 9272 9150 8983 8589 8117 -5,5% Neufchatel 730 751 836 887 914 1000 9,4% Pont 3636 3501 3421 3612 3512 3537 0,7% l’Eveque total pâte 40000 40674 41510 44155 42400 42697 0,7% molle Bleu 7977 8070 8181 8047 7679 7782 1,3% d’Auvergne Bleu de Gex 492 518 495 498 490 525 7,1% Bleu des 1573 1371 1261 1160 1153 1167 1,2% Causses Bleu du Vercors - - - 39 92 106 15,2% Sassenage Fourme d’Ambert 5931 6548 6594 6985 7056 6394 -9,4% Monbrison Roquefort 19363 17738 17885 17716 17581 18135 3,2% total pâte 35336 34245 34416 34445 34051 34109 0,2% persillée Abondance 630 750 777 873 948 1123 18,5% Beaufort 3638 3560 3690 3870 4132 4063 -1,7% Comté 39837 38454 38500 40162 41629 44356 6,6% total pâte 44105 42764 42967 44905 46709 49542 6,1% pressée cuite Cantal 16481 16819 17385 17241 18257 19245 5,4% Laguiole 740 733 765 666 632 645 2,1% Ossau Iraty 2000 2100 2190 1966 2814 2601 -7,6% Reblochon 14973 15154 16488 17416 16940 17058 0,7% Saint 12536 12473 12444 13873 13069 13512 3,4% Nectaire Salers 930 966 1085 1112 1215 1195 -1,6% total pâte pressée non 47660 48245 50357 52274 52927 54256 2,5% cuite TOTAL 170640 170018 173560 181052 181528 186770 2,9%

Source : INAO - Syndicats de défense des appellations http://www.fromag.com/statistiques/AOCFAMILLE.html

Annexe 13 : « Route du comté, contrat « fruitière à Comté » » 1973. (photocopie)

Annexe 14 : « Convention « auberges du terroir » sur la route du Comté » 1973 (photocopie)

Annexe 15 : Tableau de financement de la route du Comté 1988 (photocopie) Annexe 16 : campagne de communication touristique de la Franche-Comté : 1990. Annexe 17 : Grille d’étude des fruitières sur La Route du Comté, 1989. (photocopie)

Annexe 18 : barème de cotation ou définition de la « qualité » du Comté (dans l’article 7-3 du règlement d’application de l’appellation d’Origine Contrôlée Comté de juin 2000, publié dans Textes réglementaires relatifs à l’Appellation d’Origine Contrôlée Comté, 2000 : 19).

Lexique Les sigles des différentes institutions : • Les institutions liées au comté : - CIGC : Centre Interprofessionnel du Gruyère de Comté - FDCL : Fédération des Coopératives Laitières - CTC : Comité Technique du Comté - INAO : Institut National des Appellations d’Origine - FNAOC : Fédération Nationale des Appellations d’Origine Contrôlée - INRA : Institut National de la Recherche Alimentaire - ENIL : Ecole Nationale d’Industrie Laitière • Les institutions à vocation touristique : - ADED : Agence pour le Développement Economique et Touristique du Doubs. - CRT : Comité Régional du Tourisme - CDT : Comité Départemental du Tourisme - DRT : Délégation Régionale au Tourisme - FROTSI : Fédération Régionale des Offices du Tourisme et des Syndicats d’Initiatives - FDOTSI : Fédération Départementale des Offices du Tourisme et des Syndicats d’Initiatives - OTSI : Offices du Tourisme et des Syndicats d’Initiatives • Les collectivités territoriales : - CR : Conseil Régional, appelé aussi la Région - CG : Conseil Général - FC : abréviation de Franche-Comté - PNR du haut-Jura : Parc Naturel du haut-Jura - Commissariat du massif du Jura : institution qui gère le développement du territoire du massif avec à sa tête le commissaire du massif, ce n’est pas un commissariat de police. • Les services de l’Etat : - DRAC : Direction Régionale des Affaires Culturelles - DRAF : Direction régionale de l’Agriculture et de la Forêt - DATAR : Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action régionale - DRT : Délégation Régionale au Tourisme Les termes souvent utilisés dans le monde étudié

- La coulée : moment où les agriculteurs apportent le lait à la fromagerie, il est versé dans un pèse-lait puis il part dans les cuves où il est partiellement écrémé. Dans 20% des fromageries, les agriculteurs apportent le lait. Dans les autres, un camion ramasse le lait de chaque ferme et l’emmène au lieu de production.

- Fruitière : du latin fructus : fruit et produit de la terre - « coopérative de producteurs de lait pour la fabrication du fromage » - « Local où se fait la fabrication du fromage » (Petit Larousse 1996). La fruitière se distingue principalement de la fromagerie par son statut de coopérative. Mais sa définition est en train de changer, sous l’action de projets qui existent autour de sa valorisation.

• A propos de la fabrication du Comté :

- caillé : lait coagulé sous l’action de la présure (voir définition)

- ferment : ajouté au sérum, cet « apport de bactéries lactiques sélectionnées ». Ce sont habituellement des « mésophiles » ou des « thermophiles » (bactéries qui se développent à des températures distinctes et qui ont des effets différents sur l’élaboration du fromage, mais qui sont généralement utilisées ensemble). Une fois le lait chauffé à la température de développement de ces bactéries, elles vont provoquer son acidification qui détermine « la teneur en matière sèche du fromage » et son affinage (ENIL.,1996, p.33).

- gruyère : emmental ou comté déclassé. Un gruyère est un comté qui a obtenu une note inférieure à 12, c’est un « mauvais comté »

- levain : fabriqué à partir du sérum de la veille, auquel on ajoute la caillette de veau et dans certains cas des ferments. Ce terme assimilé au domaine de la boulangerie renvoie symboliquement à un type de production artisanal. Albert Liechti (un fromager indépendant qui fait du « gruyère spinosien »), dit ne pas rajouté de ferments qui sont utilisés pour les fabrications « industrielles ».

- une meule : un fromage entier de comté

- présure ou caillette de veau : agent issu de la caillette (partie de l’estomac) de veau, il permet la « coagulation du lait et sa transformation en gel ou caillé ». Elle est additionnée au lait « après la maturation des ferments » (ENIL., 1996, 49).

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