Philosophie p.2/7 d’Aristote et même dans l’utilitarisme. « Dans Pour fonder une éthique rigoureuse en L’Éthique aujourd’hui, Ruwen Ogien contrecarre « ramenant les notions morales à ce qu’elles ont un argument de Kant qui n’avait jamais été dis- d’incontestables » selon la philosophe Monique cuté jusqu’alors : l’argument selon lequel non seu- Canto-Sperber, directrice de recherche au labo- lement on ne peut pas attenter à sa vie, mais on ratoire République des savoirs : lettres, sciences, ne peut pas non plus gâcher ses talents, et muti- philosophie, il faut donc garder un seul et unique ler ou dégrader son corps », explique la philo- principe : le devoir de ne pas nuire délibérément sophe Marie Gaille, directrice de recherche CNRS aux autres. Si ce principe, inspiré par le philo- à l’unité Sphère [3]. Pour Ruwen Ogien, la notion sophe utilitariste (De la liberté, de devoirs envers soi-même est incohérente. En chapitre 2), n’est pas neuf (il apparaît dans le prenant l’exemple de la promesse, il démontre, serment d’Hippocrate), ses implications phi- entre autres arguments : « Celui qui fait une pro- losophiques, elles, sont nouvelles et « embar- messe [à quelqu’un] se place sous l’obligation de la rassantes », disait Ruwen Ogien sur le ton de tenir. [...] Comment ce genre de schéma pourrait-il la plaisanterie : outre que nous n’avons pas de s’appliquer à une promesse envers soi-même ? [...] devoirs envers nous-mêmes, le consentement des En tant qu’auteur de la promesse, je ne suis pas personnes devient le seul critère du licite et de libre de l’annuler. Mais en tant que destinataire, l’illicite moralement. je suis libre de l’annuler. N’est-ce pas contra- dictoire ? » [4] Exit les devoirs envers soi-même. Pour une éthique pauvre ou « déflationniste » Ruwen Ogien soutient la thèse de l’asymétrie Afin de donner plus de consistance à cette morale : le rapport à soi ne compte pas autant éthique délibérément « pauvre », le philosophe que le rapport à l’autre, autrement dit, d’un point libertaire exclut de la condamnation morale les de vue moral, se trancher l’oreille a moins d’im- « crimes sans victimes », une notion formulée portance que trancher l’oreille d’un passant dans par les penseurs des Lumières (Montesquieu, la rue. Mieux vaut donc faire reposer la morale Voltaire, Beccaria) pour séparer le droit de la sur une notion parfaitement claire : celle des religion. Ne doivent pas être jugés immoraux : les devoirs envers autrui. offenses à des entités abstraites ou symboliques Or ces devoirs sont de deux types : ils sont (« Dieu », la « Patrie », la « Nature », la « Société », « négatifs », comme ne pas torturer les autres, ne les drapeaux et les hymnes nationaux...) ; les pas leur mentir, ou bien « positifs », tels que leur actes auxquels les personnes consentent et faire la charité ou leur porter assistance. Les pre- qui ne causent aucun dommage direct à des miers sont des « devoirs parfaits » au sens où ils tiers (comme les relations sexuelles tarifées, peuvent être appliqués tout le temps, à tout le sado-masochistes, homosexuelles, etc.) ; et les monde, tandis que les seconds sont « imparfaits » : conduites qui ne causent de tort qu’à soi-même dans le cas de la charité, on doit choisir à qui, (se tuer, s’auto-mutiler...). « Comme les concep- quand, combien donner... Second critère rédhi- tions rationalistes du droit, les conceptions bitoire pour Ruwen Ogien, les devoirs « positifs » minimalistes de la morale [...] recommandent envers autrui contiennent un risque de paterna- de réserver l’application du mot “immoral” aux lisme, « cette attitude qui consiste à vouloir proté- relations injustes envers les autres (humiliation, ger les gens d’eux-mêmes ou à essayer de faire leur discrimination, exploitation et manipulation bien sans tenir compte de leur opinion » [5], dont il cynique, atteintes aux droits, gestion des relations pointe l’influence néfaste dans nos sociétés. Exit par la menace, la violence ou d’autres formes de les devoirs moraux positifs envers autrui. contraintes, etc.). » [6]

[3] Unité CNRS/Université -Diderot/ [5] Ibid., p. 14. fig.Le philosophe Ruwen Ogien © C. K. Hauhtonen Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. [6] Ibid., p. 23. [4] L’Éthique aujourd’hui, op. cit., p. 35.

70 71 Philosophie p.4/7 L’EXPÉRIENCE DU « TRAMWAY FOU » Ruwen Ogien applique enfin ces principes à versions numéro 38, 57, 70, 82 de ses manuscrits des questions de société qui suscitent une forme qui correspondaient à l’état d’avancement de la de « panique morale » [7] : clonage reproductif discussion... », confie Patrick Savidan, professeur « Est-il toujours inacceptable de se servir humain, gestation pour autrui, liberté de diffuser de philosophie politique à l’université Paris-Est d’une personne comme d’un simple des œuvres dites « pornographiques », dépénali- Créteil, son éditeur chez Grasset, puis Albin moyen ? » questionne Ruwen Ogien dans sation du cannabis ou aide active à mourir pour les Michel. Ruwen Ogien, lui-même, est un lecteur L’Influence de l’odeur des croissants personnes qui en font la demande. Si l’on accepte insatiable : « Il était d’une exigence très forte à chauds sur la bonté humaine. L’expérience les principes de l’éthique minimale, affirme le phi- l’égard de ce qu’il lisait, déconstruisant et décorti- de pensée dite du « tramway fou » (en losophe, il n’existe aucune raison de stigmatiser quant les positions adverses de manière amusante haut), élaborée par la philosophe anglaise ces pratiques, ni même de les interdire. et imparable », conclut-il. Philippa Foot en 1967, permet d’évaluer Ruwen Ogien pratique une philosophie qui lui nos jugements moraux spontanés sur Une pensée en discussion ressemble : drôle, accessible, rigoureuse. La phi- cette question. Un tramway dont les freins Bien qu’elle défende nos libertés individuelles losophie analytique ? « C’est une question de style ont lâché va écraser cinq traminots qui et promeuve une coopération sociale équitable, et de façon de faire, répond Christine Tappolet, travaillent sur la voie et les participants ont l’éthique minimaliste, souvent considérée comme elle met l’accent sur les exemples, les thèses pré- la possibilité de faire dévier le train vers une radicale, n’est pas la chose du monde la mieux cises, une analyse des arguments pour et contre... voie d’évitement où seule une personne sera partagée. Mais, loin de refuser le débat, Ruwen Ruwen tenait à ce que ses propos soient concrets, tuée : «Est-il moralement permis d’actionner Ogien anticipe les objections pour rendre ses pro- clairs, et même ironiques parfois. Il avait l’humour l’aiguillage ? », leur demande-t-on. positions plus justes, plus cohérentes. « Dans le “ analytique ”. » Outre les exemples empruntés Dans une variante (en bas), proposée genre de philosophie que je pratique [...] (la philoso- au quotidien, ses raisonnements s’appuient sur par la philosophe américaine Judis Jarvis phie analytique [8], NDLR), le modèle n’est pas celui des arguments de type logique, des références Thomson, les participants peuvent cette du héros solitaire et incompris, écrit-il. Je cherche, aux principes du raisonnement moral, l’analyse fois arrêter la course folle du tramway autant que possible, à solliciter et à discuter l’opi- de théories morales et des expériences de pen- en poussant violemment un « gros nion des uns et des autres. [...] Au bout du compte, ce sée [schéma ci-contre]. Dans le dernier hommage bonhomme » sur les rails. Résultats : que j’écris ressemble à la conclusion d’une sorte de qu’elle lui a rendu, Monique Canto-Sperber dit : selon une enquête de 2003-2004 [A], une longue conversation (pas toujours pacifique)... » [9] « Il n’aimait pas la pensée floue, les mots ronflants, majorité de personnes interrogées (89 %) Bien qu’il assume ses intuitions jusqu’au bout, l’absence de preuves, il s’imposait un exercice juge qu’il est permis de faire dévier le Ruwen Ogien ne pense pas seul : « Quand il termi- presque ascétique de l’argumentation […] Il alliait train et seulement 11 % de pousser le gros nait un texte, il l’envoyait à une vingtaine de per- la douceur d’être à la netteté de la pensée et aux bonhomme. sonnes, dont plusieurs au Québec comme Sandra concepts tranchants. » Ensemble, ils ont œuvré, Or, « si on pense qu’il est permis Lapointe et Christian Nadeau, puis il le retravail- durant trente ans, à introduire et à développer en moralement de causer délibérément la lait en fonction de leurs commentaires », raconte la philosophie analytique morale, un cou- mort d’une personne pour éviter de Christine Tappolet, philosophe à l’université de rant majoritaire dans les pays anglo-saxons mais laisser mourir cinq autres personnes, Montréal avec laquelle il collaborait [10]. Il ras- largement ignoré ici. Outre leurs activités d’édi- pourquoi ne serait-il pas permis semble autour de ses travaux une communauté tions plurielles [12 ], ils animent, de 1995 à 2006, puis moralement de jeter le gros homme d’ami.e.s lecteurs et lectrices : « Il tenait à se faire à partir de 2014, un séminaire hebdomadaire de sur la voie ? », interroge Ruwen Ogien comprendre des non-philosophes, c’était pour lui philosophie morale analytique à l’École normale qui examine dans son livre les ressorts un gage de qualité, précise son frère, Albert Ogien, supérieure, où ils convient les grands philosophes de cette « incohérence morale », parmi sociologue et directeur de recherche CNRS émé- anglo-saxons de la discipline : Bernard Williams, d’autres « questions de philosophie rite au Centre d’étude des mouvements sociaux [11], Thomas Nagel, Richard Hare, Philippa Foo… morale expérimentale ». mais il discutait aussi ses thèses pied à pied avec « C’est par la question des normes sociales que des philosophes comme Charles Larmore ou Philip Ruwen a été amené à s’intéresser aux normes [A] Marc Hauser et. al., « A dissociation between moral Pettit. » Conséquence ? « Je recevais par mail les morales », explique Monique Canto-Sperber en judgments and justifications », Mind & Language, 22 février 2007.

[7] La Panique morale, éd. Grasset, 2004. [9] La Panique morale, op. cit., p. 12. [12 ] Dans les collections « Philosophie [8] Fondée au tournant du XXe siècle sur [10 ] Ils ont coécrit Les Concepts de l’éthique, morale » et « Questions d’éthique » qu’elle les travaux du mathématicien Gottlob Frege éd. Hermann, 2008. Il était aussi membre dirige aux PUF, Ruwen Ogien a publié et des philosophes Bertrand Russell et du Centre de recherche en éthique Le Réalisme moral (dir., 1999), Penser la G.E. Moore, elle renouvelle la philosophie de l’université de Montréal, qu’elle dirige. pornographie (2003). Ils ont aussi coécrit « traditionnelle » grâce à la logique moderne. [11] Unité CNRS/EHESS. La Philosophie morale (2004).

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revenant sur sa « conversion » à la philosophie à dangereuse politiquement en ce qu’elle encourage la fin des années 1980. Car c’est à l’anthropologie les personnes les plus démunies à accepter l’in- sociale qu’il consacre d’abord ses études univer- justice sociale comme une fatalité. sitaires puis sa carrière de chercheur. « Son idole « Faut-il être un lève-tôt qui en fait le plus et son projet de vie s’appelait Claude Lévi-Strauss, possible ou un lève-tard qui essaie d’en faire le il avait même pour ambition d’en proposer une moins possible ? », demandait-il avant d’ajou- critique », souligne Albert Ogien avec humour, ter : « Enfin... on peut être un lève-tard et en faire qui loue au passage ses qualités d’anthropo- beaucoup ! » Infatigable, Ruwen Ogien, lui, n’aura logue. Après une année de licence à Bruxelles, où eu de cesse de pourfendre les idées reçues et de il travaille avec l’anthropologue Luc de Heusch, construire une pensée libérale, et libérée. il mène en Israël un terrain dans les bidonvilles de Tel-Aviv avec Emanuel Marx et fait une thèse de sociologie à la Sorbonne, sous la direction de Georges Balandier (Théories ordinaires de la pauvreté, 1983). Pauvreté et immigration sont ses principales thématiques de recherche.

Une philosophie égalitaire et libertaire Né un 24 décembre peu après la Seconde Guerre mondiale, dans un camp de réfugiés à Hofgeismar, en Allemagne, de parents juifs polo- nais rescapés de la Shoah, Ruwen Ogien soutien- dra toujours, contre la pensée conservatrice, la « perspective d’une société [à la fois] beau- coup plus égalitaire du point de vue économique et sociale [et] plus libertaire du point de vue des mœurs. » [13 ] Entré au CNRS en 1981 en sociologie, déjà au fait du corpus analytique anglo-saxon, il entreprend une thèse de philosophie morale [14 ] sous la direction de , « non sans avoir appris le grec pour lire Aristote ! », « Je soutiens que ce que nous poursuit Albert Ogien. Prolixe, il publie dès lors plus d’une ving- taine d’ouvrages de philosophie, grâce auxquels il renouvelle les concepts de l’éthique et leur appli- faisons de nous-mêmes n’a cation à des questions de société, et amène à la philosophie un lectorat plus large (Philosopher ou faire l’amour). Jusqu’à son dernier livre, Mes milles et une nuits [15 ], où tout en évoquant son aucune importance morale. » expérience personnelle du cancer, il analyse « la maladie comme drame et comme comédie » et porte une charge contre le dolorisme, cette idée Ruwen Ogien selon laquelle « à quelque chose malheur est bon »

fig. Ruwen Ogien [13 ] L’État nous rend-il meilleurs ?, © F. Poletti/Opale/Leemage éd. Gallimard, 2013, p. 11. [14 ] La Faiblesse de la volonté, PUF, 1993. [15 ] Éd. Albin Michel, 2017.

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