Cahiers

2 | 2006 Claude Simon, maintenant

Dominique Viart et Jean-Yves Laurichesse (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ccs/459 DOI : 10.4000/ccs.459 ISSN : 2558-782X

Éditeur : Presses universitaires de Rennes, Association des lecteurs de Claude Simon

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2006 ISBN : 9782914518895 ISSN : 1774-9425

Référence électronique Dominique Viart et Jean-Yves Laurichesse (dir.), Cahiers Claude Simon, 2 | 2006, « Claude Simon, maintenant » [En ligne], mis en ligne le 06 septembre 2017, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ccs/459 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccs.459

Cahiers Claude Simon Association des Lecteurs de Claude Simon 2 0 6 - n ° 2 Cahiers Claude Simon

Claude Simon, maintenant S i m o n C l a u d e

C a h i e r s n°2 2006

ISSN : 1774-9425 ISB-N :H 9S7M8J-L2E-9=Z1V45]1]8^-Z8:9-5 Prix : 18 € PP Presses Universitaires de Perpignan Cahiers Claude Simon Revue annuelle de l’Association des Lecteurs de Claude Simon Association des Lecteurs de Claude Simon

Directeur de la publication : Jean-Yves Laurichesse (Université de Toulouse-Le Mirail). Association loi 1901 Comité de rédaction : Didier Alexandre (Université IV- Créée en 2003, l’Association des Lecteurs de Claude Simon est Sorbonne), Anne-Lise Blanc (Université de Toulouse-Le Mirail), Mireille un lieu d’échanges entre lecteurs de l’œuvre de Claude Simon Calle-Gruber (Université Paris III-Sorbonne Nouvelle), Alastair B. (Prix Nobel de Littérature), qu’ils soient simples lecteurs, étu- Duncan (Université de Stirling), Brigitte Ferrato-Combe (Université diants, chercheurs ou écrivains. C’est une Association internatio- Stendhal-Grenoble III), Sjef Houppermans (Université de Leyde), Jean- nale, où sont déjà représentés une dizaine de pays. Son activité Yves Laurichesse (Université de Toulouse-Le Mirail), Patrick Longuet consiste dans l’organisation ou le soutien de manifestations (Paris), Pascal Mougin (Université Paris III-Sorbonne Nouvelle), destinées à faire mieux connaître cette œuvre. L’Association a mis Wolfram Nitsch (Université de Cologne), Pierre Schoentjes (Université en place un Séminaire de recherche (deux séances par an, dans les de Gand), Dominique Viart (Université Charles de Gaulle-Lille III). locaux de l’ENS, rue d’Ulm ; responsables Didier Alexandre et Dominique Viart), un Centre de ressources critiques (hébergé Correspondants à l’étranger : Alastair B. Duncan (Royaume-Uni), par la Bibliothèque Universitaire de Paris VIII ; responsable David Ellison (USA), Elzbieta Grodek (Canada), Sjef Houppermans Mireille Calle-Gruber), et publie les Cahiers Claude Simon. (Pays-Bas), Wolfram Nitsch (Allemagne), Patrick Rebollar (Japon), Pierre Schoentjes (Belgique), Manuel Tost (Espagne). Siège social : Contacts : BP 56, 75222 PARIS Cedex 05 - France - Jean-Yves Laurichesse, 48 rue Maurice Barrès, 66000 Perpignan. E-mail : Bureau : [email protected] Président : Dominique Viart (Lille) - Association des Lecteurs de Claude Simon : voir informations en troi- Vice-Président : Didier Alexandre (Paris) sième de couverture. Secrétaire : Brigitte Ferrato-Combe (Grenoble) - Presses Universitaires de Perpignan, 52 avenue Paul Alduy, 66860 Secrétaire-adjoint : Pierre Schoentjes (Gand) Perpignan Cédex. Tél. : 04 68 66 22 96. E-mail : [email protected]. Site Trésorière : Mireille Calle-Gruber (Paris) internet : http://front.univ-perp.fr/pup/ Trésorier-adjoint : Wolfram Nitsch (Cologne) Remerciements : Contact : Les Cahiers Claude Simon sont publiés avec le concours des Presses Brigitte Ferrato-Combe, par courrier postal (6 square Léon- Universitaires de Perpignan, de l’Équipe de recherche VECT (EA 2983), Martin, 38000 Grenoble) ou électronique (brigitte- de la Ville de Perpignan. [email protected]). Adhésion : Les Cahiers Claude Simon sont livrés gratuitement aux adhérents de bulletin à découper en fin de volume. l’Association des Lecteurs de Claude Simon. Pages internet : Photo de couverture : Claude Simon, « Page d’écriture », extrait de l’album hébergées par le site Labyrinthe de Christine Genin Photographies, 1937-1970, Maeght Éditeur, 1992 (avec l’aimable autorisation de Mme Réa Simon, tous droits réservés). http://perso.orange.fr/labyrinthe/simonasso.htm Cahiers Claude Simon Revue annuelle de l’Association des Lecteurs de Claude Simon Association des Lecteurs de Claude Simon

Directeur de la publication : Jean-Yves Laurichesse (Université de Toulouse-Le Mirail). Association loi 1901 Comité de rédaction : Didier Alexandre (Université Paris IV- Créée en 2003, l’Association des Lecteurs de Claude Simon est Sorbonne), Anne-Lise Blanc (Université de Toulouse-Le Mirail), Mireille un lieu d’échanges entre lecteurs de l’œuvre de Claude Simon Calle-Gruber (Université Paris III-Sorbonne Nouvelle), Alastair B. (Prix Nobel de Littérature), qu’ils soient simples lecteurs, étu- Duncan (Université de Stirling), Brigitte Ferrato-Combe (Université diants, chercheurs ou écrivains. C’est une Association internatio- Stendhal-Grenoble III), Sjef Houppermans (Université de Leyde), Jean- nale, où sont déjà représentés une dizaine de pays. Son activité Yves Laurichesse (Université de Toulouse-Le Mirail), Patrick Longuet consiste dans l’organisat ion ou le soutien de manifestations (Paris), Pascal Mougin (Université Paris III-Sorbonne Nouvelle), destinées à faire mieux connaître cette œuvre. L’Association a mis Wolfram Nitsch (Université de Cologne), Pierre Schoentjes (Université en place un Séminaire de recherche (deux séances par an, dans les de Gand), Dominique Viart (Université Charles de Gaulle-Lille III). locaux de l’ENS, rue d’Ulm ; responsables Didier Alexandre et Dominique Viart), un Centre de ressources critiques (hébergé Correspondants à l’étranger : Alastair B. Duncan (Royaume-Uni), par la Bibliothèque Universitaire de Paris VIII ; responsable David Ellison (USA), Elzbieta Grodek (Canada), Sjef Houppermans Mireille Calle-Gruber), et publie les Cahiers Claude Simon. (Pays-Bas), Wolfram Nitsch (Allemagne), Patrick Rebollar (Japon), Pierre Schoentjes (Belgique), Manuel Tost (Espagne). Siège social : Contacts : BP 56, 75222 PARIS Cedex 05 - France - Jean-Yves Laurichesse, 48 rue Maurice Barrès, 66000 Perpignan. E-mail : Bureau : [email protected] Président : Dominique Viart (Lille) - Association des Lecteurs de Claude Simon : voir informations en troi- Vice-Président : Didier Alexandre (Paris) sième de couverture. Secrétaire : Brigitte Ferrato-Combe (Grenoble) - Presses Universitaires de Perpignan, 52 avenue Paul Alduy, 66860 Secrétaire-adjoint : Pierre Schoentjes (Gand) Perpignan Cédex. Tél. : 04 68 66 22 96. E-mail : [email protected]. Site Trésorière : Mireille Calle-Gruber (Paris) internet : http://front.univ-perp.fr/pup/ Trésorier-adjoint : Wolfram Nitsch (Cologne) Remerciements : Contact : Les Cahiers Claude Simon sont publiés avec le concours des Presses Brigitte Ferrato-Combe, par courrier postal (6 square Léon- Universitaires de Perpignan, de l’Équipe de recherche VECT (EA 2983), Martin, 38000 Grenoble) ou électronique (brigitte- de la Ville de Perpignan. [email protected]). Adhésion : Les Cahiers Claude Simon sont livrés gratuitement aux adhérents de bulletin à découper en fin de volume. l’Association des Lecteurs de Claude Simon. Pages internet : Photo de couverture : Claude Simon, « Page d’écriture », extrait de l’album hébergées par le site Labyrinthe de Christine Genin Photographies, 1937-1970, Maeght Éditeur, 1992 (avec l’aimable autorisation de Mme Réa Simon, tous droits réservés). http://perso.orange.fr/labyrinthe/simonasso.htm

Association des Lecteurs de Claude Simon

Cahiers Claude Simon

n°2 - 2006

Presses Universitaires de Perpignan

SOMMAIRE

Claude Simon, maintenant

« Maintenant : Claude Simon », par Dominique VIART...... 9 Kostas AXELOS, « Quelques lignes Claude Simon »...... 15 Jean-Marie BARNAUD, « L’écriture et la survie. Sur une mélancolie » ...... 17 Pierre BERGOUNIOUX, « Bon dieu ! »...... 31 Françoise BON, « D’où vient la rage quand on écrit ? » ...... 43 Yves BONNEFOY, « En hommage à Claude Simon » ...... 49

Cahier photos entre p. 56/57 : - Claude Simon - Yves Peyré et Claude Simon, Mythologie - Antoni TÀPIES, À Claude Simon - Gérard TITUS-CARMEL, Acacia - Manuscrit du Jardin des Plantes

Rachid BOUDJEDRA, « Hommage à Claude Simon » ...... 57 Michel BUTOR, « Stèle pour Claude Simon » ...... 61 Mi reille CALLE-GRUBER, « À un jeune homme » ...... 63 Rafael CONTE, « Un Nobel imperturbable » ...... 65 Michel DEGUY, « Claude Simon aujourd’hui » ...... 71 Assia DJEBAR, « Mais comment savoir ? » ...... 79 John FLETCHER, « La dernière lettre » ...... 81 6 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Jean-Paul GOUX, « Si la beauté… » ...... 83 Yves MABIN CHENNEVIÈRE, « Claude Simon » ...... 95 Charif MAJDALANI, « L’or et la boue »...... 97 Christian MILOVANOFF, « Des nécessités formelles »...... 101 Giovanela NOVELLI, « Une amitié » ...... 105 Benoît PEETERS, « Une année avec Claude Simon » ...... 107 Yves PEYRÉ, « L’invention de la prose. Témoignage et considération » ...... 109 Olivier ROLIN, « Mine de plomb (Les Géorgiques, II) ...... 121 Notices ...... 127

Texte Claude SIMON, « Cendre » ...... 133 « “Ce ndre” : un avant-texte lointain du Jardin des Plantes », par Jean-Yves LAURICHESSE ...... 139

Actualité de l’œuvre Claude Simon dans « la Pléiade » (par Alastair B. DUNCAN) ...... 149 Manifestations...... 152 Rééditions ...... 154 Traductions ...... 154 Études ...... 154 CLAUDE SIMON, MAINTENANT

Textes réunis par Dominique VIART Association des Lecteurs de Claude Simon

Maintenant : Claude Simon par Dominique VIART

Il avait vu la mort en face, plusieurs fois : « Maintenant. Maintenant. Maintenant… ». C’était au cours de la Seconde Guerre mondiale, ou, plus tard, en affrontant la maladie. Mais pour nous qui le lisons, c’est dans La Route des Flandres, dans L’Acacia ou dans Le Jardin des Plantes, tant le texte s’est approprié ce qui n’existe pas en dehors de lui. Et cela de meure, cependant, hors de La Route des Flandres, de L’Acacia et des autres livres, car, comme Claude Simon le dit lui même, citant Conrad : « Non, c’est impossible : il est impossible de communiquer la sensation vivante d’aucune époque donnée de son existence – ce qui fait sa vérité, son sens – sa subtile et pénétrante essence. C’est impossible. Nous vivons comme nous rêvons – seuls ». Mais ce qui demeure hors des livres, comme un point de fuite, sa phrase s’acharne à le rejoindre, attelée à cette tâche depuis l’origine. Et d’abord peut-être sans vraiment le savoir, dès les tout premiers romans. De ce dehors des mots elle fait un point de fuite en avant des livres, et non en arrière comme un souvenir ou des images déposés dans quelques replis de la mémoire, qu’il suffirait de retrouver, et de déplier. U n point de fuite en avant des textes, qui les aspire vers plus de détails, plus de précision quand bien même la précision elle-même est aléatoire, incertaine et toujours remise en question. 10 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Il avait vu sa mort en face, imminente. Et cela-même eût pu sus- citer une écriture de l’urgence, convulsée, assaillie par tout ce qu’il faut dire encore, avant qu’il ne soit trop tard. Car même si l’on en réchappe, on demeure alors, pour toujours, un survivant. Et l’on sait, désormais, que cette vie aura une fin, que tout disparaîtra aux yeux qui se fermeront. On le sait, non comme une abstraction, mais avec tout son corps, avec sa chair et ses sens, avides d’éprouver et de sentir encore, avec « cette déchirante et mélancolique avidité avec laquelle le condamné à mort regarde le monde autour de lui ». Aussi l’écriture de Claude Simon est-elle bien d’abord une écriture du corps, heurtée aux matérialités du monde et sensible à ses séduc- tions. À sa « somptueuse magnificence », dont le corps se pénètre sans exclusives : bruits, odeurs, images, parfums, contacts, pesti- lences, peintures, paysages… Tout y est matière pour les sens dans le déploiement des mots. Une écriture de l’urgence, sans doute, par sa ténacité à revenir au papier, à ne pas lâcher l’objet qu’elle se donne. Mais pas comme on l’entend peut-être : elliptique, haletante. L’urgence, ici, est dans la saisie des choses, dans la prise verb ale qu’elle s’accorde sur elles ; pas dans le fragment ni dans la cavalcade. Au contraire : plutôt que de se hâter contre le temps, l’écriture de Claude Simon en exige le sus- pens. Et le plus fort est qu’elle l’obtient. C’est la phrase qui l’obtient. C’est le phrasé de sa phrase. Sa hâte à ne pas la finir, son souci de la relancer, d’y ouvrir des digressions, d’en multiplier les arbores- cences. Comme si, tant que la phrase continuait, le monde ne pou- vait plus finir. Il avait vu sa mort imminente : « Maintenant. Maintenant. Maintenant… » – et il la retenait. Ou plutôt il retenait le monde au point de disparaître, peu désireux de s’en séparer, fût- il funèbre, pourrissant parfois autant que fleurissant, prolixe, redon- dant ou baroque. Main - tenant : il retenait le monde de la main, plume à la main, de sa fine écriture continue s’amuïssant au bord droit de la feuille. Le monde : présent comme une énigme, « impénétrable » – c’est son mot – indifférent à se qui se trame en lui, mais d’une présence iné- galable, que sa phrase pourtant s’efforçait d’égaler – et qu’elle égalait, égarant son lecteur dans ses méandres, le capturant dans ses rets, ses MAINTENANT : CLAUDE SIMON 11 dérives, ses départs et ses retours, ses parenthèses ouvertes sur d’autres mondes encore dans le monde, hypothèses et suppositions, analogies, comparaisons, suspicions. Lecteur égaré dans Simon comme dans un monde qui le déborde, le fascine. En hypnose et en apnée, souffle coupé pour une plongée dont on ne revient pas indemne. Mais à laquelle on revient sans cesse, inassouvi. Parce que cette phrase-monde recèle encore tant de choses inaperçues, lovées dans les ramures d’une syntaxe proliférante, d’une culture bousculée. Ce monde présent comme une énigme, il ne voulait pas s’en tenir quitte, l’abandonnant à son « être-là » avec indifférence : au contraire son écriture s’acharnait à le comprendre, et ne cessait d’en creuser les obscurités, les incongruités, les surprises. Comprendre : tel est l’enjeu, m ais au sens étymologique d’abord : tout prendre avec soi dans la nasse des mots qui entraînent ailleurs, avec leurs jeux de poupées gigognes où le lexique appelle à lui tous les sens possibles, et les fait rayonner. Claude Simon : une écriture des carrefours qui ne se satisfait pas d’un seul chemin, mais les explore tous. Et sans raison systématique, jamais un par un, mais tous de concert, fouil- lant de l’un à l’autre, faisant passerelle et , chemins de traverses et broussailles. Holzwege qu’un hasard ramène au port. Ce monde comme une énigme dont il déchiffrait les signes, abandonnant plus d’une fois le hasard du déchiffrement au miroite- ment des signes, comme arrêté dans son élan pour mieux les contempler. Les décrire. Et nous arrêtant avec lui dans l’épiphanie de moments arrachés au cours du temps. Pour cela, il avait inventé le participe présent. Inventé, c’est-à-dire désenfoui, repris là où Faulkner l’avait laissé, et plus largement employé encore. Dans cette langue française où la forme progressive n’existe guère, il a ralenti les progressions. Maintenant les images dans leur suspens, décompo- sant les mouvements, immobilisant leur flux, comme dans Triptyque, ce poisson – était-ce une tr uite ? – immobile à remonter le courant. Remontant le flot, le flux d’un temps désentravé des mémoires. Une énigme dont il déchiffrait les signes cependant. Ce - pendant : pendant qu’il en décrivait les miroitements, intrigué de savoir ce qu’il y avait derrière tant d’ostentation, comme derrière le rideau de paon de La Route des Flandres. 12 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Ou, plus exactement, intrigué par son propre goût pour l’osten- tation. Non pas pour la sienne, peu d’écrivains furent aussi discrets, aussi secrets même que Claude Simon. Non, mais pour le goût qu’il avait, lui, Simon, l’écrivain, pour l’ostentation des choses, celles qui se pressent aux sens, les sollicitent de manière si intense qu’elles met- tent le reste du monde, les affaires auxquelles nous vaquons , les intrigues et les existences, comme entre parenthèses, le temps d’une phrase qui s’y porte, les enrobe, et se laisse, par elles, entraîner, si loin parfois que des choses mêmes elle a perdu le cours. Ce goût pour l’ostentation des choses, ce goût des parenthèses qui les captu- rent, l’œuvre semble depuis ses débuts être partie en quête de leurs motivations. Attachée, lorsqu’elle ne s’y laisse pas complètement absorber, à savoir pourquoi. Non pas seulement « comment est-ce ; comment était-ce ? », non pas seulement « que savoir, comment savoir ? », mais aussi – et sans le dire – « pourquoi vouloir ? » : connaître la raison de son désir. Et ce n’est qu’à sa fin, au terme presque venu d’un si long et si riche parcours, que l’écrivain put mettre un nom sur son inextingui- ble fascination : « et à la fin, il dit : Mélancolie ». Mélancolie : pas la tristesse : l’avidité. Une avidité qui se porte au présent comme au passé : qui ne se satisfait pas de retenir ce qui est, mais cherche à res- tituer ce qui fut. De quelques cartes postales, rebâtir une histoire coloniale et matrimoniale ; de quelques lettres, dessiner un général d’Empire, un haras et des terres ; un père avec une montre et une balle tordue. Restitution : c’est peut-être, parmi d’autres, le legs de ce geste-là qui demeure le plus vif dans la littérature d’aujourd’hui, à laquelle Claude Simon a tant donné. Son souci de ce qui fut, non pas exactement tel que cela fut – comment le savoir, en effet, depuis cet aujourd’hui où l’on écrit ? – mais tel qu’aujourd’hui, avec les moyens du bord, grâce à ce fabuleux bricolage de l’écriture auquel il nous initie, on peut tenter de l’écrire. Je crois symptomatique que nombre d’écrivains et d’artistes aient accepté notre invitation d’écrire à leur tour ce qu’ils retiennent des romans de Claude Simon, et que pour la plupart, ils l’aient fait ainsi : non par un message hâtif de témoignage et de sympathie, mais en prenant le temps d’écrire combien, à leur façon, ils demeu- MAINTENANT : CLAUDE SIMON 13 rent pris dans l’entrelacs de l’œuvre. Dans sa phrase justement, le plus souvent : ils sont plusieurs à le dire – et comment ! Dans les questions qu’elle agite, aussi, et dans l’Histoire qu’elle traverse, dont les errements et la noirceur ne sont pas plus dissimulés que ne l’est le « monde fastueux, inépuisable ». Ce livre témoigne : la littérature présente, sans doute, ne serait pas la même si les textes de Claude Simon n’en avaient fécondé l’inquiétude, lui refusant le repos des certitudes, lui offrant l’exigence d’écrire comme un enjeu où éthique et esthétique se rejoignent et se relancent. Bien sûr je devrais, au nom de l’Association des Lecteurs de Claude Simon, les remercier, tous, écrivains et artistes, d’être là. D’avoir, chacun à sa façon et toutes générations confondues, répondu présent à notre appel. Mais ce serait déplacer les choses, car c’est ensemble que nous remercions ici Claude Simon d’une œuvre qui ne cesse de nous habiter, de nous hanter parfois. Et d’inspirer aussi à la littérature qui vient, comme les textes qui suivent le lais- sent entendre, quelques-unes de ses plus belles pages. On a dit, écrit, ici et là, qu’à l’ombre des grandes figures disparues, Simon, Beckett…, il pouvait être difficile d’écrire encore. Cet hommage et les contributions qu’il rassemble prouvent le contraire : un grand écrivain vivifie la création littéraire par les voies inexplorées qu’il ose, par les désirs qu’il suscite, par le souffle de ses livres : l’œuvre de Claude Simon continue de s’ouvrir dans nos mains.

***

Il avait vu la mort en face et l’avait tenue, non en respect, mais en suspens durant plus de soixante-cinq ans. Le temps d’écrire une œuvre qu’elle n’emporterait pas. Elle a fini par le prendre, au début de juillet 2005. Mais il avait eu le temps de consigner le monde et ses géographies disparates, les saisons et leurs infinies variations, l’Histoire aussi, ses meurtrissures comme son ironie. De les consi- gner sans les classer : dans leur vrac et leur chaos, leurs entremêle- ments. Son œuvre écrit la présence du monde comme son efface- ment permanent, ses fureurs et ses incertitudes. Il nous les laisse tels, pour jamais inachevés, aussi impénétrables qu’énigmatiques. Mais 14 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 nous pouvons continuer de les lire, et de les relire, dans des livres inimitables, marqués au coin par le battement interrogateur de son nom, Claude Simon, tel que ses initiales le recouvrent, C.S. : « c’est ; est-ce ? » Quelques lignes Claude Simon par Kostas AXELOS

En parlant d’un autre, en l’occurrence de Claude Simon, en par- lant avec un autre, le même, l’un et l’autre toujours présents- absents, cela s’appelle un dialogue, ce qui « appartient » à l’un et ce qui « appartient » à l’autre se mêlent inextricablement. Parler de Claude Simon, ou avec lui, était et reste très difficile. Les lignes dites de la vie et celles de l’œuvre se nouent et se dénouent dans un réseau de renvois. Il n’y a pas un plan irrécusable sur lequel ce qui se ren- contre et qui se raconte pourrait s’installer. Les lignes ne sont pas seulement fuyantes, comme on dit habituellement, elles ne parvien- nent jamais à surmonter ce qui les destine à demeurer énigmatiques, cela même qui n’est pas plus qu’il n’existe, mais se déploie unitaire- ment, c ontradictoirement, multiplement. Et le trajet de la composi- tion que compose l’écrivain et qui le compose, demeure marqué par un rythme à la fois continu et discontinu. Claude Simon ne fait pas ce qui depuis quelques siècles est désigné par le nom de littérature ; il est requis par l’écriture. Cette écriture et son monde n’obéissent pas à la loi de ce qui est défini comme poésie ; ils reçoivent et ils lan- cent l’appel de la poéticité, cet innommable nom de l’ouverture.

L’écriture et la survie Sur une mélancolie par Jean-Marie BARNAUD

[…] et à la fin il dit Mélancolie, le journaliste s’exclamant Mélancolie !…, le dévisageant de derrière les verres sans montures de ses lunettes de docteur, les sourcils levés, de cet air à nouveau sceptique, réprobateur, irrité presque… Le Jardin des Plantes

Le journaliste, tête bien carrée, mène son enquête psychologique avec obstination, il est celui qui veut comprendre, et qui a les armes pour ; on ne lui en conte pas, à celui-là, il juge et réprouve, c’est la raison qui le mène, une raison tout hygiène, comme sa chemise qui sort de chez le blanchisseur ; son apparence plaide pour l’ordre et le savoir, « lunettes de docteur1 », lunettes dernier cri, comme du reste sa montre suisse, qui obsède Simon, puisqu’il revient souvent sur ces cadrans dont les aiguilles « tourn[ent] en rond […] [c]omme si le temps n’avançait pas, tournait sur lui-même » (JP, 82).

1 Le Jardin des Plantes, Minuit, 1997, p. 299 (désormais JP). 18 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Donc le journaliste veut comprendre, et en particulier deux choses : comment on fait « pour vivre avec la peur » (JP, 35) en temps de guerre et sur le champ de bataille, c’est sa première obses- sion. Et puis pourquoi le cavalier Simon a suivi son colonel sur une route ouverte au feu des snipers, risquant sa mort, alors que l’offi- cier le laissait libre de partir. À cette seconde question, Simon répon d d’abord de façon abrupte que c’est « [m]écaniquement ou par vanité, ou par stupidité ou par simple fatigue » (JP, 292), loin d’avancer une « fadaise » à la Stendhal (Julien Sorel éprouverait la « sensation délicieuse » de « marcher au grand air » alors qu’il monte à la guillotine [297]), avant de préciser qu’il serait de toute façon resté par fidélité à sa parole. Sinon (cette fois-ci, le ton est plutôt stendhalien…) : « De quoi aurais-je eu l’air ? » (292). Mais la réponse ne convainc pas l’enquêteur qui a tenté sans suc- cès d’expliquer l’obstination suicidaire du cavalier par « [le] déses- poir, [le] renoncement, [l’]abdication » (JP, 299)… Et c’est alors que Simon dit le mot « Mélancolie » – avec une majuscule –, ce qui entraîne la réprobation outragée que l’on sait. Mais il le dit, avec quelle rét icence et comme en désespoir de cause, « à la fin » : une fin qui n’est pas seulement celle de l’entre- tien, mais qui annonce celle du livre. Peut-être aussi celle de l’œu- vre, son aboutissement… Il le dit après hésitation, après un long silence, une interruption, au cours de laquelle il aura perçu « ce même indifférent et menaçant grondement, cette espèce de bruit de fond, cette rumeur étale, sans plus de consistance qu’une faible et unique vibration dans quoi vient se confondre toute l’agitation du dehors, se neutraliser toute la violence, les passions, les désirs, les peines, les terreurs » (JP, 299). J’aimerais apprendre ce qu’il en est de cette « rumeur », de cette « unique vibration » et pourquoi c’est après qu’on l’a perçue, ou vécue, que vient aux lèvres le mot Mélancolie… L’ÉCRITURE ET LA SURVIE 19

I. Bien sûr, les mots nous piègent, et surtout ceux que continue de porter la culture, chargés d’Histoire et de valeurs ; et Mélancolie, de l’aveu de Simon, est « un mot ambigu, à malentendus » (JP, 301), c’est faute de mieux qu’il le risque, sachant de quel amas de sens et de cendre il va brouiller l’entretien, quelles images il véhicule, depuis l’ange de Dürer jusqu’aux « mièvres » préraphaélites (302), des poses et lamentations romantiques au rejet décadent de la cul- ture elle-même. Pourtant il le risque. Et l’écrit encore ici, dans l’après-coup de l’entretien, alors qu’il construit Le Jardin des Plantes, et qu’affleurent par moments dans le texte, non pas les soupirs de la lamentation, bien sûr, encore moins la mièvrerie, mais, à l’évocation du passage et du travail du temps, le sentiment classiq uement mélancolique de la perte nécessaire de toute chose – toute chose destinée à « être jeté[e] au rebut » –, l’évi- dence d’un effondrement programmé : par exemple, à propos des Ghosts Cities, le temps comme « monstre invisible, indolent, sans hâte et vorace » qui efface « peu à peu jusqu’au souvenir de toute vie » (JP, 69-70) ; ou, depuis le corps malade, la mémoire de la santé d’avant : « avec cette différe nce qu’alors, sur votre cheval […] votre corps était plein de vie » (312) ; ou encore, vu du bord du Nil, le lent passage des bateaux – image connue – « dont on pouvait enten- dre de loin le tap-tap du moteur grandissant peu à peu, s’appro- chant, puis tout près, mêlé au bruit de l’eau repoussée par l’étrave, bouillonnant à l’arrière en gros remous » (31-32) ; ou encore tel tableau d’arrière-sais on et sa « lumière rousse et mélancolique » (348)… Cela, le journaliste l’entendrait clairement, cela qui pourtant ne répondrait pas à sa question. Et donc, que faudrait-il qu’il entende, dans ce mot de Mélancolie, qui ne prête pas à malentendu. À supposer qu’il puisse même l’entendre… Avec – toujours ! – sa chemise impeccable, et la cravate, et les lunettes, et la montre, que peut-il savoir de l’expérience du soldat à 20 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 la « chemise crasseuse et puante » (JP, 97), qui signifie la peur « col- lée à votre peau », mieux qu’aucune glose. « Non Vous ne compre- nez pas Vous ne pouvez tout simplement pas C’est absolument impossible ». En vérité, quelque chose lui manque, qui le ferait entrer dans la véritable intelligence de l’expérience de Simon, et mieux : dans sa sympathie ; quelque chose que la seule représentation de la pe ur, de la guerre et de la déroute n’éclairerait pas suffisamment. Que lui manque-t-il ? Ce qui a transformé pour toujours en écrivain Simon le survivant, exigeant de lui qu’il porte fidèlement, comme une énigme, la vérité – justesse et justice – de cet événement : il a vu sa mort en face. Le journaliste, non. Je souligne ce verbe : qu’il porte… C’est que – on me pardonnera ce détour – je vis depuis quelque temps dans la compagnie de Béliers, ce grand livre que Derrida consacre, en hommage à Gadamer, au commentaire d’un poème de Celan, et qui ouvre à une méditation sans fin sur les rapports de l’écriture et de la survie, et sur l’origine de ce que Derrida nomme une « mélancolie sans âge », écrivant notamment de certains événe- ments que leur leçon « peut demeurer une vérité essentielle et per- manente, mais cela peut aussi arriver une seule fois, singulièrement, dans une histoire, et cette occurrence serait alors contresignée dans un récit comme un événement et confiée à quelqu’un2 ». L’événement que Le Jardin des Plantes confie à notre sympathie, on le sait bien, c’est la scène inaugurale dont la brûlure efficace se redit et se répète dans ce livre après La Route des Flandres : « […] le seul véritable trauma tisme qu’il est conscient d’avoir subi et à la suite duquel sans aucun doute son psychisme et son comportement général dans la vie se trouvèrent profondément modifiés fut, comme il a essayé de le raconter, ce qu’il éprouva pendant l’heure durant laquelle il suivit ce colonel […] avec la certitude d’être tué dans la seconde qui allait suivre. » (JP, 223). Ce moment exceptionnel fonde une épokhè, pour reprendre le

2 Jacques Derrida, Béliers, Editions Galilée, 2003, p. 73. L’ÉCRITURE ET LA SURVIE 21 mot de Derrida3, qui « retient le souffle, suspend le jugement ou la conclusion », vous tient « bouche bée », le temps que s’accomplisse la nécessité, dans sa vérité toujours indéchiffrable, soit, ici, la mort du colonel (et son double certain, la fin du cavalier qui voit sa pro- pre mort en face) que Simon représente, en un cliché instantané, sous la forme théâtrale et dérisoire d’un geste chevaleresq ue suspen- dant la scène un instant dans l’ouvert du ciel, avant la chute : « Par un curieux réflexe, au moment où il est atteint par la rafale, il dégaine et élève son sabre à bout de bras : le cheval et le cavalier tombent ainsi sur le côté, d’un bloc. » (JP, 72). Or, lorsque l’on sait (« certitude ») que, « d’une minute à l’autre on ne sera plus qu’une de ces choses effroyablement immobiles qui ressem bl[ent] à des sacs de sciure » (JP, 298-299), on n’existe pas, non, dans l’exaltation romanesque d’un Julien Sorel, même si l’on a oublié, comme lui, la peur qui paralyse ; la « perspective imminente d’une mort violente » (305) – c’est celle de Dostoïevski au cours du « simulacre d’exécution » qu’il a vécu – fait vivre le condamné dans la conscience panique d’une présence du monde, mais c’est un monde, « qui va continuer d’exister alors que dans quelques instants lui-même ne sera plus rien. » Un comble de désir que la nécessité réactive d’autant plus qu’elle l’aura détruit, bientôt. Désir panique, ai-je dit… Mais c’est à son propos que, précisé- ment, Simon court le risque d’en appeler à la Mélancolie ; il a écrit, c’est moi qui souligne : « déchirante et mélancolique avidité » (JP, 305). La mélancolie ne chante pas la résignation, elle n’est pas figure de la lamentation ni du ressentiment. Elle inspire à l’âme la plus juste parole pour dire ce suspens exceptionnel du temps où la conscience de la perte est d’une autre nature que celle qu’on reçoit de l’écoule- ment banal des jours, ou même à l’occasion de maladies, comme celles que Le Jardin des Plantes par trois fois évoque. Elle aussi, pour emprunter encore à Derrida, « mélancolie sans âge » parce que l’évé- nement qui la décide décide d’un rapport au monde qu’aucun dévoilement, aucun récit, aucune représentation des secrets de la

3 Ibid., p. 10. 22 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 petite histoire personnelle ne sauraient circonscrire, elle aussi, donc, inspire un « cogito de l’adieu », dont le futur antérieur exprime par excellence l’évidence, cruauté et joie confondues : dans quelques instants, le monde et moi aurons été séparés… Même si, évidemment, je détourne irrévérencieusement le texte de Béliers, puisque ce cogito de l’adieu n’identifie plus ici le destin d’une amitié d’hommes (c’est en effet à propos de son amitié avec Gadamer que Derrida invente ce concept). Mais il me semble qu’il y a, dans l’amour du monde, quelque chose aussi d’une amitié du monde, puisque celui-ci dispense en retour l’évidence de sa splen- deur énigmatique à qui a conscience de devoir le perdre, et qui pro- teste, « furieux, bâillonné, mais hurlant » : « Jamais je n’avais tant désiré vivre, jamais je n’avais regardé avec autant d’avidité, d’émer- veillement, le ciel, les nuages, les prés, les haies… » (JP, 303). Mais c’est aussi une amitié dont ma mort m’aura exclu le pre- mier : autre certitude en quoi réside toute la différence, car il n’y aura plus, dès lors, du monde à moi, de moi au monde, rien ni per- sonne pour rien porter…

II Sauf qu’au dernier moment, par un détour ironique, une pitrerie d u destin, la mort peut manquer, et faire de celui qu’elle épargne un survivant4. À jamais cependant, et pour reprendre encore les termes de Simon, l’attente et le face-à- face (et par ailleurs n’est-ce pas aussi toujours sa propre mort qui se montre et fait signe dans celle des autres) auront profondément « [modifié] son psychisme et son comportement général dans la vie » (JP, 223). Manquerait encore de saisir les arcanes de la scène plus vaste dont cette aventure fut et demeure le jouet, de cette « vague et facé- tieuse entité (l’Histoire ?), impersonnelle, stupide et impitoyable » (JP, 336).

4 Sur le « survivant », on sait aussi que Derrida a beaucoup écrit. L’ÉCRITURE ET LA SURVIE 23

Dans Le Jardin des Plantes – dont, en écho au titre même, le bes- tiaire métaphorique est si riche et si constant – Simon multiplie, à l’occasion des portraits que par fragments il donne des grands acteurs de la guerre où il s’est trouvé pris, Churchill ou Rommel par exemple, les situations où se manifeste ce mixte de grandeur épique et de dérisoire à quoi pour lui elle se résume, et ses acteurs, et l’Histoire en général. Et le monde lui-même, dont l’épiphanie n’est jamais de pure splendeur, mais du même absurde mélange. Pas étonnant que ses références littéraires soient celles que Flaubert avant lui a déjà convoquées pour caractériser ce qu’il nomme, dans une lettre à Louise Colet, « le grotesque triste » : Shakespeare et Cervantès (à ces deux noms, du reste, Simon ajoute « la Bovary »…) : « Et S. dit …][ que les événements les plus tragiques ont souvent un côté dérisoire et que ce dérisoire même en augmente le tragique voir Cervantès, Shakespeare “mon royaume pour un cheval”, sans parler de la Bovary… » (JP, 260). Grotesque triste… Rien ne rend mieux compte de la belle for- mule que ce passage du Jardin qui met en scène l’entrecroisement improbable du destin grandiose de Rommel et de celui de Simon, el cavalier obscur, sur la même route des Flandres, tous deux noués inconscients à la beauté du monde, et confondus en elle, mais tous deux acteurs floués, comme le prédisent et le constatent le futur simple puis le futur antérieur et, abruptement et par ironie, du moins s’agissant de Rommel, la chute du texte :

Il fera très beau et le soleil printanier brillera sur les prés, les haies d’aubépine en fleurs, les vergers, teintant de saumon les fumées qui çà et là s’élèveront parfois de véhicules achevant de se consumer, étincelant sur les toits d’ardoise des fermes. Rommel sera passé là au cours de la nuit à la tête de sa divi- sion et, sur sa lancée, aura continué tout droit sur Avesnes, Landrecies et Le Cateau, entamant le parcours jalonné de victoires qui le conduira quatre ans plus tard à croquer une pastille de cyanure. (JP, 160)

« Les événements les plus tragiques » ? Il ne s’agit pourtant pas de plaindre le malheur, ce récit n’est pas une tragédie, ni l’écriture une 24 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 catharsis. Il s’agit de donner corps à cette sorte de regret poignant – et d’autant plus poignant qu’on est toujours plus désireux d’étrein- dre la réalité rugueuse – que le fracas du monde ne soit pas à la hau- teur des splendeurs simples que ce monde dispense. Non, pas le malheur, qui se prête si bien à la plainte et au ressentiment ; pas de terreur ni de pitié, mais, plus tenace, plus chantant à l’intérie ur, et si propre à la mélancolie, quelque chose comme un chagrin. Comme je trouve signifiant que Simon, dans le Jardin, cite deux fois, et, la seconde, de façon abrupte, sans autre commentaire, comme un leitmotiv ou un programme, cette phrase de Proust à son éditeur: « Remplacer le mot malheur par le mot chagrin et laisser la phrase pareille » (JP, 1535).

III Laisser la phrase pareille. Mais quelle phrase ? Si l’écriture est la seule survie, la seule fidélité possibles, elle expose à une autre épreuve encore, antinomique, celle de sa propre impossibilité : témoigner en vérité ? « C’est impossible en parlant et en écrivant ». Là prend racine une autre source de la mélancolie simonienne, je la dirai mélancolie seconde, au sens où elle succède à l’événement, à l’épokhè qui cependant la fonde : c’est cette épreuve de l’aporie à quoi mène la tentative de donner forme à la part la plus secrète, insaisissable, et la plus vive cependant, de son aventure individuelle. La réalité vécue est incommensurable à la parole : mis à la ques- tion par qui prétend comprendre, comme ce journaliste, on a vite fait, de réticences en dérobades, d’expérimenter et de prouver à quel point toute réponse est une tricherie. Du point de vue de l’objecti- vité, laquelle est cependant un leurre, mieux vaudrait s’en tenir à ce simple constat : « […] dire non pas que j’avais fait la guerre mais que je m’étais simplement trouvé dedans comme on peut se trouver pris

5 Voir aussi p. 138. L’ÉCRITURE ET LA SURVIE 25 dans un orage ou dans un cataclysme et qu’encore ce n’étaient pas les mots (orage, cataclysme) justes […] et voilà. » (JP, 77-78). Et voilà, façon cavalière de clore le débat, sauf à lâcher, faute de mieux, comme pour se débarrasser de l’importun, par provocation peut-être, Mélancolie, laissant entendre, dans l’interdit du silence qui vient après, que tout reste à faire néanmoins, interminable- ment… Écrire, oui, c’est faire l’essai (« il a essayé de raconter ») d’un récit impossible ; mais cette impasse ne saurait se masquer derrière des formes littéraires dont la rhétorique obligée enfermerait dans un dis- cours ; c’est inventer au contraire l’incomplétude, la fragmentation, la répétition, le tournoiement infini de la phrase autour de ce qui lui fait défaut : on comprend que Simon ait mis en exergue au Jardin des Plantes une citation des Essais, puisqu’en effet, de notre vie, nous ne « délibérons qu’à parcelles », et qu’il y cite Conrad, à l’entrée de la troisième partie : « Non, c’est impossible : il est impossible de communiquer la sensation vivante d’aucune époque donnée de son existence […] sa subtile et pénétrante essence. ». Voilà pourquoi cette œuvre me renvoie constamment à la poésie, s’il est vrai que le récit y est sans cesse interrompu, ou disjoint, par le sentiment d’une incohérence, ou mieux d’une illisibilité du monde, au sein duquel cependant se manifestent, comme autant d’énigmes, des présences, visages du réel que la parole recueille, aux- quels elle donne un abri précaire, comme le fait un poème, c’est-à- dire avec le sentiment que ce qui surgit là, dans l’obscure théorie des jours et des frêles bavardages des hommes, passe à nouveau incom- mensurablement les pouvoirs de l’écriture. Il restera toujours quelque chose à dire, qui manque, et qui cependant en appelle à la parole6…

6 « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen » : c’est le vers de Celan que Derrida commente longuement dans Béliers, faisant briller le prisme de plusieurs interprétations ou, mieux, comme il le dit lui-même, d’une « lecture-écriture disséminale » (il est extrait d’un poème dont le bestiaire métaphorique et cosmique donne à ce livre son titre : Widders/bélier). Dans Renverse du souffle (Le Seuil, « La l ibrairie du XXe siècle », p. 113) Jean-Pierre Lefebvre le traduit ainsi : « Le monde est parti, il faut que je te porte ». Parmi les pistes ouvertes par Derrida, celle-ci (p. 72 sq.): « Le je dois (ich muss) doit nécessairement se tour- 26 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

C’est parfois pur poème en effet – disposition insolite dans la page, effacement des copules qui tiennent d’ordinaire le discours – que ces interruptions, comme dans l’évocation de celle qui

se baignait nue dans le lac aux eaux gla- ciales rides concentriques à partir de ses jambes ses cuisses son corps à la surface polie miroir joncs près des rives cercles d’argent allant s’élargissant sur le reflet noir laqué des bois profonds le silence seulement le bruit frais des gerbes d’eau rejaillissant quand elle s’y plonge un oiseau quelque part chapelet de gouttelettes qui s’égre- naient tombaient de ses coudes lorsqu’elle ressortait levait les bras pour tordre ses cheveux (JP, 42)

Mais ce peut être aussi le tableau « réaliste » d’une scène ou d’un instantané – portrait d’hommes ou de villes, flambées d’ érotisme, paysages de ciels vus d’avion, multiples passages d’oiseaux, comme ces « grandes mouettes qui volaient bas silencieusement dans le demi-jour de la nuit arctique » (JP, 121), simples éclats de lumière, simple feuille qu’on « regarde avec étonnement tournoyer sur elle-

ner vers l’avenir. Il s’oriente dans la pensée, comme dirait Kant, vers l’orient de ce qui vient, reste à venir, se lève ou s’élève dans le ciel. » Ainsi tragen, qui « se dit aussi couramment de l’expérience qui consiste à porter un enfant encore à naître », « parle le langage de la nais- sance ». Voilà qui trace aussi du moins dans la perspective depuis laquelle j’observe le texte de Simon – les pouv oirs et les devoirs de l’écriture, son devenir : « voir sa mort en face » n’implique pas qu’on doive être écrasé par l’effroi devant cette présence qui, cependant, soudainement absente le monde. Au contraire : d’un point de vue plus général, il s’agit, à partir de là, de porter la nécessité de ce deuil – autrement dit, pour chacun, l’évidence de sa propre mort – en en renversant la donne négative, en y cherchant l’origine de la liberté. Et donc la joie. C’est aussi bien à s’en tenir à cette fidélité à la vie que s’est voué Joë Bousquet, comme l’a si bien montré de son côté Deleuze dans Logique du sens (« de l’évé- nement »). L’épokhè, là encore, enseigne à porter le deuil intime comme on porte un enfant : elle apprend à tourner l’évidence du côté d’une naissance à venir, d’une renais- sance, d’une él égance, dont, pour qui écrit, l’écriture est la matière ouverte, la chance, la « liberté libre », et parfois la grâce. L’ÉCRITURE ET LA SURVIE 27 même » (276), évocations aussi de supplices et d’exécutions horri- bles : tous éclats, murmures et fracas, isolés du foisonnement du monde et pour l’évocation desquels Simon peut aussi recourir au plus classique : à la métaphore, à l’équilibre de la phrase… et pour- tant ce comble de maîtrise, au lieu d’enfermer le lecteur dans sa complétude, de figer son regard, l’ouvre au contraire à nouveau à la cons cience de l’énigme : Quoique l’on entendît tout près le chuintement tumultueux du torrent qui roulait ses eaux descendues des glaciers per- sonne ne fut autorisé à franchir le grillage pour s’en appro- cher et il resta invisible, obsédant, comme l’inlassable caval- cade de quelque harde sauvage se bousculant, bondissant, luttant de vitesse avec elle-même, secouant ses crinières.

(JP, 68)

&

Le « traumatisme » d’un face-à-face avec sa mort sur la route des Flandres n’a pas seulement décidé d’une origine ; il a conforté celui qui vivait l’expérience, ou l’a confirmé, dans l’évidence d’une dis- tance, d’une séparation irréductibles, antérieures à l’événement : depuis toujours sans doute, ontologiquement, une part de lui, la plus secrète, est étrangère au monde. Voilà qui fonde une solitude, quels que soient par ailleurs les plaisirs et les splendeurs que dispense ce monde. La mélancolie, paradoxalement, n’est pas incompatible avec l’amour de la vie, peut-être même avec la joie : « Déchirante avidité »… La figure de « l’étranger » va bien à Simon, comme le signale par exemple la posture baudelairienne de tel passage du Jardin dans lequel le narrateur se montre – c’est pourtant la guerre et la vie de camp – occupé, le dimanche, à rêver à l’écart, « restant, la tête ren- versée, à regarder passer les nuages lents au-delà des branches grif- fues » d’un chêne (JP, 247-248)… De même plus tard cette manière de n’être plus là soudain, lors d’une réception officielle, de regarder les arbres filtrer la lumière, loin au-delà du brouhaha et des sima- grées des invités, cependant que passent en rêve, sur la façade d’ un 28 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

« vieux palais couleur de siècles […] les mélancoliques fantômes de rois et de reines aux cous engoncés de perles ou de fraises » (343)… D’où ce sentiment d’irréalité parfois, de « demi-somnambu- lisme », à l’occasion d’événements précis, comme si un brouillard recouvrait les choses, laissant seulement la pointe aiguë de quelque fait, ou détail, traverser l’épaisseur de la distance, comme « les filets de bave de ce cheval brillant dans le soleil et la grosse croupe rose à la queue pisseuse de l’autre devant moi » : seule présence sensible, dont le cavalier est captif, et d’où lui vient la conscience d’exister au sein d’un monde qui se défait. (Dans Le Tramway, le dernier livre publié, d’une construction très classique cette fois, on retrouvera très vive cette thématique de l’écart, que rend plus poignant encore, et désenchanté, la mélancolie spécifique liée au travail de la mémoire : Comme si quelque chose de plus que l’été n’en finissait pas d’agoniser dans l’étouffante immobilité de l’air où semblait toujours flotter ce voile en suspension qu’aucun souffle d’air ne chassait, s’affalant lentement, recouvrant d’un uniforme linceul les lauriers touf fus, les gazons brûlés par le soleil, les iris fanés et le bassin d’eau croupie sous une impalpable cou - che de cendres […]7.

La mélancolie travaille en secret l’écriture. Comme une ligne mélodique rassemble et enveloppe dans un rythme qu’on ne peut confondre les notes disparates étendues sur la portée, elle inspire à qui écrit l’art de tenir ensemble, et sans triche- rie, les fragments de réel que recueille la page, gagnant toujours sur l’insignifiance apparente d’une vie, travaillant au dévoilement incer- tain de sa « subtile et pénétrante essence ». Sans doute l’écriture est-elle la seule résistance à l’absurde : peu à peu, l’essai construit son ordre sur le désordre du monde, ce que Simon observe lui-même : « À partir de là vont simultanément se dérouler plusieurs événements qui, en dépit ou peut-être en raison même de leur apparente incohérence, constituent un tout pratique- ment homogène et cohérent » (JP, 202-203).

7 Le Tramway, Minuit, 2001, p. 141. L’ÉCRITURE ET LA SURVIE 29

Mais qu’est-ce que l’ordre, celui d’un poème, celui d’un livre ? Sans doute ce que disait Eugène Leroy, à propos de sa peinture : « l’effet obtenu d’éléments désordonnés qui se mettent à chanter juste à l’œil ». La mélancolie, chez Claude Simon, est la mesure secrète d’un tel chant, qui chante juste aussi à l’œil, à l’âme, avec, comme toujours, cette part insaisissable, irréductible à l’analyse, et dont l’impossible capture dirait comment et pourquoi vraiment ça « se met » à chanter juste… Peut-être est-elle, cette mélancolie, le seul écho fidèle aux beau- tés et aux joies du monde qui passent, surgissant interdites dans un temps dont elles interrompent la banale circularité, elles qui n’ont d’autre raison que leur seule présence, qui ne reposent sur rien, qui ne disent rien d’autre qu’elles-mêmes, et qui n’attendent rien de nous, sauf notre étonnement, avant de se perdre, elles aussi, dans la « faible et unique vibration dans quoi vient se confondre toute l’agi- tation du dehors, se neutraliser toute la violence, les passions, les désirs, les peines, les terreurs » (JP, 299). * Annexe : Lettre de Claude Simon à Jean-Marie Barnaud. Cette lettre évoque le texte écrit en réaction au livre de Dominique Viart, Une mémoire inquiète (PUF, 1997), paru en revue en 1998 et envoyé à Claude Simon.

Paris, le 3 mars 1999 Cher Monsieur, Pardonnez-moi, tout d’abord, je vous prie, mon retard à répondre à votre aimable lettre et à vous remercier de votre excellent texte adressé à Dominique Viart mais, à mon âge, la moindre grippe met à plat et, comme tout le monde cet hiver, j’y suis passé. Je n’ai malheureusement p as le temps de vous parler en détail de toutes les intéressantes questions que vous soulevez et auxquelles, travail- lant par tâtonnements, je ne pourrais moi-même donner la juste réponse. 30 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Tout juste pourrais-je me permettre une petite remarque sur l’allu- sion que vous faites (page 2) aux trois fois où j’ai cru « voir la mort en face » (« maintenant, maintenant, maintenant »). Ce n’est pas tout à fait exact : dans ces trois occasions j’ai pensé (ou non) la mort non pas exactement « en face », mais annoncée, probable. Autre chose est de la voir exactement en face, c’est-à-dire à peu près certaine dans la seconde à venir, comme je l’ai éprouvé en suivant sur la route de Solre-Le- Château à Avesnes, ce colonel devenu fou (ou simplement imbécile, puisqu’il était accompagné d’un autre…). À part ce petit point de détail, toutes vos réflexions sont des plus judi- cieuses et pertinentes. Mais encore une fois le temps me manque terri- blement. Tout au plus puis-je m’arrêter (toujours page 2) sur cette phrase: « Le J. P. tient “pour la première fois” un discours beaucoup plus cohérent sur l’histoire de la seconde guerre mondiale ». Vous touchez là à un point, ou plutôt une question, qui me tient à cœur ou, pour par- ler vulgairement, me reste encore, soixante ans plus tard, sur l’estomac. Parce que (du moins à ma connaissance) un seul historien (le seul Marc Bloch qui, vraisemblablement a payé ce livre de sa vie) a osé écrire sur L’étrange défaite de 1940. Il semble que par un bizarre accord tacite, de même qu’il est, en France, convenu de passer sous silence les honteuses années Pétain, on ait aussi convenu de passer soigneusement sous silence ce qui les avait permises, c’est-à-dire la défaite de mai 40 et en particu- lier cette très curieuse porte grande ouverte aux Allemands (ou plutôt aux Nazis) par l’État-major français entre Namur et Mézières, et plus particulièrement encore l’ « étrange » facilité (80 km en une nuit !…) avec laquelle Rommel a pratiquement encerclé les 43 divisions alliées au nord – d’où Dunkerque (après quoi la bataille était pratiquement ter- minée*) et Pétain…. [*en fait, elle l’était déjà le 13 au soir lorsque les Allemands ont franchi la Meuse...] Pardonnez-moi, je vous prie, cette digression fort peu littéraire. Si vous avez des collègues historiens, voilà un beau sujet de recherche (il y a des documents au S. H. A. T, château de Vincennes), et croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les plus cordiaux, Claude Simon Bon dieu ! par Pierre BERGOUNIOUX

Voilà cinq siècles que la littérature épouse, en France, l’aventure collective. Des raisons qui lui sont, de prime abord, étrangères ont facilité son éveil. C’est des luttes internes à la chevalerie combattante que sort l’exercice approfondi, assidu de la pensée. Simple extension, au début, de la maison victorieuse, celle des Valois puis des Bourbons, l’État centralisé a confisqué l’usage légitime de la coercition physique. La noblesse guerrière, devenue courtisane, se trouve empêchée de recourir à l’épée pour réaliser ses ambitions. Lorsqu’on ne peut plus agir, on pense. Un principe de thermodynamique interne fait de la réflexion un acte empêché, une parole ravalée. Une poignée de privi- légiés, hobereau périgourdin, cavalier tourangeau, bourgeois de Clermont-Ferrand, entreprend de considérer toutes les choses accessi- bles à son esprit, inaugurant la tradition méditative étincelante à laquelle, génération après génération, on n’a plus cessé, dans ce pays, de sacrifier. L’essayiste allemand Curtius notait que « les idées maî- tresses de la civilisation anglaise ne se trouvent ni dans Shakespeare ni dans Keats », que « la réforme luthérienne a favorisé, en Allemagne, le développement des recherches historiques et philosophiques alors que, en France, la littérature a assumé les fonctions dévolues, ailleurs, à la science et à la poésie, à la musique et à la philosophie ». C’est le seul pays, conclut-il, où il existe une « religion des lettres ». 32 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Puisque la littérature est ce domaine où le pays prend conscience de lui-même, on est en droit de supposer qu’une œuvre a enregistré l’épisode tragique qui débuta le 3 août 1914 et dont les séquelles ont enténébré le siècle qu’on vient de quitter. Cette œuvre existe. C’est celle de Claude Simon. Comme toute religion, celle des lettres s’appuie sur une hiérocra- tie, celle des écrivains, dont on constate, après coup, qu’ils avaient vocation à se faire les interprètes de leur temps parce qu’ils en avaient l’expérience idéal-typique. La littérature ne naît pas d’elle- même. C’est au monde qu’elle emprunte sa substance. Ses inven- tions formelles, si elles ne répondent pas aux nouvelles exigences de la vie, de la réalité, se ramènent à des jeux byzantins. Il fallait appar- tenir à la noblesse de robe, et provinciale, du XVIIIe siècle pour sou- mettre à un examen dépassionné les divers régimes politiques. C’est le flegmatique baron de Montesquieu qui s’en charge. Mais la cri- tique acerbe de la monarchie absolue n’est plus de son ressort. Un bourgeois de Paris agité, irrévérencieux, Voltaire, va s’en charger. Le terrain déblayé, la question se pose de savoir quelle demeure nou- velle édifier, demain, sur les décombres de la féodalité. La bourgeoi- sie, qui excelle dans la démolition, n’a pas à proprement parler de plan. C’est qu’elle peut trouver son compte dans l’annexe dorée que la noblesse veut bien lui concéder, avec les titres d’historiographe du roi, de chambellan, le fauteuil à l’Académie, les honneurs, les mil- liers de livres de rente dont Voltaire, outre les coups de bâton et le cachot de la B astille, fut aussi gratifié. C’est alors qu’un plébéien tourmenté, très sensible, d’origine genevoise, se met à parler de vertu, d’égalité dans des publications auxquelles la génération sui- vante donnera force de loi, valeur de réalité. Pas de siècle plus terrible, peut-être, dans toute notre histoire, que celui qui vient de s’achever. D’autres furent épouvantables, le XVe, par exemple, qui apporte à ce pays la peste, la famine, la guerre anglaise. La Beauce est redevenue forêt. Les loups entrent dans Paris par la Seine gelée. La moitié de la population disparaît. Mais un même ciel religieux couvre toujours la terre désolée. Quelques doc- teurs commentent Aristote, comme si de rien n’était. À l’immaturité des moyens de production – et de destruction – répond la durable BON DIEU ! 33 faiblesse de la pensée. Elle lui interdit de se saisir d’elle-même, de se demander, tremblante, effarée, si elle se tient à la hauteur de son objet, s’il y a une réponse à la question qu’elle vient de se poser. Il appartenait au XXe siècle de briser les limites, de passer outre à tous les interdits – le « siècle des extrêmes », selon la formule d’Eric Hobsbawm. Il s’annonce sous des auspices ensoleillés, charmants, très trompeurs, qui ajoutent à l’horreur en quoi il va se muer. Tout semble sourire à ses aînés, aux enfants qui voient le jour à la fin de la Belle Époque, comme on dit. Claude Simon est de 1913. La France est encore au faîte de la puissance. Du moins croit-elle tenir, sur la scène du monde, le rôle de premier plan qu’elle joue depuis la Renaissance. Forte d’un État centralisé, de son poid s démogra- phique, aussi, elle a disputé la prééminence européenne – mondiale – à ses redoutables voisins. La légitimité de la République est assise, l’Église séparée de l’État, la section française de l’Internationale ouvrière, dominée par des petits-bourgeois, réticente – l’union sacrée le montrera – à tirer toutes les conséquence politiques, révo- lutionnaires, de la contradiction qui travaille le ca pitalisme. C’est l’affaire d’une poignée d’intellectuels apatrides, russes, qui semblent rêver tout haut, en Suisse, où ils sont exilés. Jamais, sans doute, le pays n’a montré visage plus harmonieux qu’alors. C’est l’apogée de l’ « âge des terroirs », la douceur mûrie d’une nation essentiellement paysanne, massivement catholique, encore, donc réfractaire aux axiomes luthériens du business, au « cal- cul rationnel des chances pacifiques de gain pécuniaire ». Un certain goût, contemporain de la société de cour, de la production à petite échelle d’objets luxueux, d’œuvres d’art, surtout, se maintient, rayonne d’un éclat accru. Des peintres, des sculpteurs, des artistes venus de toute l’Europe inventent le fauvisme, le cubisme, libèrent, sous l’influence de l’Art nègre, c’est-à-dire du colonialisme, la recherche plastique des canons académiques. Alors que le pays s’ap- parente à une immense province campagnarde, à peine enlaidie, par endroits, de chevalements de mine et de fumées d’usines, Paris, blanche, aérée, pavoisée, délicieusement habitable, brille d’un renom universel. Des livres écrits avant l’orage témoignent de ces étés comme il n’y 34 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 en aura jamais plus. Ce sont les pages de la jeune « Madame Willy » – Colette –, la fugue merveilleuse du grand Meaulnes, parti, un soir d’hiver, pour la gare du village, qu’il n’atteindra jamais. Il se perd, en chemin, mais sa course vagabonde le conduit au domaine mysté- rieux où le passé semble établi à demeure, pour toujours. Les signes se multiplient. Une allée de sable a été balayée à grands ronds régu- liers, comme pour l’Assomption. Des enfants déguisés passent près du héros, caché dans les sapins, en proférant d’énigmatiques paroles. Une lueur verte, qu’il a déjà vue en rêve, le guide. Et lorsque, au matin du solstice, il sort du sommeil, c’est un jour de printemps qui se lève autour de lui. Tel est, à peu près, le monde que découvrirent les innocents d’il y a cent ans. « Il n’y avait plus, écrit Alain- Fournier, que du bonheur à espérer ». L’inquiétude qui rôde, invariablement, dans le décor, se ramène à des détails. Ce sont ces émigrés russes qui songent, dans leurs garnis enfumés, à prendre d’assaut le Palais d’hiver de Saint-Pétersbourg. Ç’a été, en 1905, la démonstration d’Agadir, un geste extravagant – un de plus – de Guillaume II, qui envoie une canonnière en vue du Maroc. La France n’en a cure et place le pays sous son protectorat. C’est encore – mais qui en mesure les conséquences éventuelles ? – le réseau serré d’alliances diplomatiques où sont prises les grandes puis- sances littorales et les petites nations remuantes de l’Europe centrale, dont la Serbie. Ce sont enfin – mais qui le sait ? – les fissures pro- fondes qui lézardent les fondations intellectuelles, vieilles de vingt- cinq siècles, qui ont soutenu l’essor prométhéen du demi-millénaire écoulé. Un hurluberlu confiné dans un emploi subalterne du Bureau des brevets, à Berne, réexamine l’expérience de Morley, qui date déjà de vingt ans. Elle visait à mesurer les différences de vitesse dans la propagation de la lumière et n’en a pas constaté. Comme elle est techniquement irréprochable et manifestement négative, il semble bien qu’il faille prendre ladite vitesse pour invariant et poser comme relatifs le temps et l’espace absolus d’Aristote. Ce n’est pas tout. Éle- vée au carré, elle fixe la relation entre une quantité donnée de matière, fissile, de préférence, si l’on souhaite vérifier expérimentale- ment, et celle de l’énergie en quoi elle peut être convertie. Que les catégories a priori de l’expérience, donc de la science et, BON DIEU ! 35 par suite, de la conscience, soient déchues de leur antique intangi- bilité, cela n’affecte guère, dans l’immédiat, ni les théorèmes de la mécanique classique ni la teneur de la vie ordinaire. Celle-ci, pour- tant, porte en elle une ombre d’inquiétude que les oiseaux de nuit décèlent lorsque le silence et l’obscurité descendent. À Paris, c’est Proust, qui se compare lui-même à un hibou, à Prague, Kafka , avec ce nom prédestiné d’oiseau noir, de choucas, à Dublin, Trieste et, naturellement, Paris, James Joyce, qui est à peu près aveugle et scrute les murmurantes ténèbres intérieures. Malades, hypersensi- bles, persécutés, les premiers comme juifs dans la France anti-drey- fusarde ou l’Empire austro-hongrois, l’autre comme catholique dans un Royaume-Uni dominé par les Anglais protestants, ces hommes constatent, comme Einstein, mais dans l’ordre du sens, dans son registre majeur, celui de la grande narration, que ce qui se passe échappe aux prises de la pensée ou que la pensée – cela revient au même – se découvre interdite devant ce qui, à l’évidence, continue de se passer et la concerne, est. On sait que l’un donnera la vaine recherche du thème de son œuvre comme l’œuvre dont il n’a pu trouver le thème, que l’autre laissera inachevées ses œuvres majeures – L’Amérique, Le Château – et que le troisième, incapable d’inventer un sujet de roman, récrira parodiquement l’odyssée – Ulysses – du juif Bloom, dans les rues prosaïques de Dublin. On connaît la suite. Le coup de pistolet de Gabriel Prinzip donne le signal de la mêlée générale. Le père de Claude Simon dis- paraît, avec un million et demi de jeunes hommes, sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Puis la production de richesses, à laquelle le critère de l’utilité, prédominant depuis que les hommes ont commencé à produire leur vie matérielle, ne s’applique plus, devient folle. D’un côté, on crève de faim, de l’autre on brûle le café dans la chaudière des locomotives. Dans l’intervalle, les locataires des garnis de Zurich sont revenus à Saint -Pétersbourg avant de se transporter à Moscou, au Kremlin. Mais les nations impériales repoussent leurs propositions de paix sans annexion. Des voyous, des assassins attisent les frustrations et les rancœurs nées du traité de Versailles, se mettent à brûler les livres, avant les gens, et c’est ainsi que les enfants de la Belle Époque, vingt-cinq ans après leurs pères, prennent le chemin des frontières p our affronter une nouvelle fois 36 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 le même ennemi. Seulement, l’histoire, lorsqu’elle se répète – Hegel l’a dit, Marx repris dans Le 18 brumaire –, c’est sous forme de comé- die. On marche à cheval, comme en 1914, mais c’est à la rencontre de divisions blindées appuyées, du ciel, par des essaims de bombar- diers. La nation orgueilleuse qui célébrait, le 11 novembre 1918, sa victoire ruineuse, mortelle sur l’ennemi héréditaire, est balayéen e six semaines. Claude Simon a été capturé, comme un million d’hommes. Il s’évade, comme plusieurs milliers, regagne le Languedoc natal où il se demande, comme tout le monde, ce qui a bien pu lui arriver. S’il a une chance de répondre, c’est qu’il est d’origine aisée, comme la plupart des écrivains. Mais que, à la différence des grands valétudinaires qui ont porté la narration classique, homérique, à son terme étincelant et destructeur, dans leur chambre, c’est un être diurne, soucieux des événements terribles, tout extérieurs, qui ont bouleversé le monde ancien. Alors qu’il est issu de la bourgeoisie terrienne du midi viticole, il a passé en Espagne pour combattre le fascisme aux côtés des paysans pauvres et des ouvriers républicains. Il n’est sujet ni à l’asthme proustien ni à la demi-cécité joycienne, donc apte au service armé. C’est à cheval, sous les armes, qu’il découvre ce que l’historien Marc Bloch, juste avant de mourir, fusillé par les Nazis, tient pour le trait inouï, saillant de l’histoire qui se fait : l’intrusion de la vitesse. Le couple très ancien, quasi mythologique, que Claude Simon formait avec sa monture a été assailli par les chars, les avions en piqué, son escadron de cavalerie à peu près anéanti. Deux mots, même s’il l’ignore encore, enferment dès cet instant l’œuvre à venir. Je ne sais plus dans quel livre il les tracera en toutes lettres. Ils pourraient figurer à chaque page de chacun. C’est : « Bon Dieu ! ». Dès 1940, et avant cela, quand il n’est encore qu’un petit orphelin, un adolescent incertain de lui-même, de demain, il pense et ne sait que penser. Ce dont il est la victime, le témoin, le prota- goniste l’affecte sans qu’il puisse en rien dire que : « Bon Dieu ! ». Il se découvre affecté par l’événement mais l’événement par sa bruta- lité irruptive, sa nouveauté stupéfiante, terrifiante échappe à l’acte subjectif par excellence, au pouvoir de nommer qui constitue le BON DIEU ! 37 monde en objet, le met à distance, le domine. Le style si particulier de Claude Simon se déduit de l’expérience traumatique de sa génération. Ce qu’il en a dit, dans de nombreuses interviews, éclaire assez peu ce qu’il a effectivement fait, la plume à la main, et c’est sans importance. C’est un artiste et l’art, ainsi que Durkheim le répète, est « une pratique pure, sans théorie ». L’artiste, l’écrivain n’a pas besoin de savoir. Il lui suffit de faire. La significa- tion de son entreprise se dessinera d’elle-même, sans passer par la conscience claire. De là, la nécessité de l’accompagnement critique. Il statue sur le sens d’une œuvre qui n’en a pas connaissance lorsqu’elle s’accomplit et ne peut le produire que dans cette igno- rance. Le style est une vision, inséparable d’une position sociale à laquelle le mot renvoie spontanément – style bourgeois, raffiné, tapageur… Il est le trait distinctif des façons différentes, opposées, d’agir et de penser dans les sociétés de classes. Il peut rester attaché aux gestes, au vêtement, à la manière de vivre, de parler sans se répercuter dans le registre rare de l’écrit. Lorsqu’il y est projeté, il porte la marque de son origine et de ses fondements – style noblee d la tragédie classique, tendant au prince, à sa cour, un complaisant miroir, style bourgeoisement soigné des grands romans réalistes expliquant les ambitions et les infortunes de provinciaux téméraires, les procédés de riches marchands, d’usuriers, de ci-devant duchesses et de demi-mondaines, beaucoup plus rarement d’artisans, de sala- riés agricoles et de servantes. On peut raisonnablement se demander si le style de Claude Simon, si sa posture ne tient pas, en dernier recours, aux carences, toujours historiques, de sa socialisation. On devient soi-même par mimétisme, au contact direct, sous la tutelle exemplaire de ceux qu’on va perpétuer. La conservation de l’énergie sociale veut que le fils reproduise le père, soit lui après, comme son père l’a incarné, avant. Seulement, l’image à laquelle le petit Claude Simon n’aurait qu’à ressembler, n’existe plus lorsqu’il la cherche, des yeux, autour de lui et la disparition prématurée de sa mère, sèche bourgeoise dont il a décrit la maladie, l’agonie, dans Le Tramway, prolonge son inachè- vement relatif. L’indétermination suprême dont procèdent et témoi- 38 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 gnent ses livres est en germe dès l’enfance. Celle-ci porte déjà le sceau du premier cataclysme qui s’est abattu sur l’Europe et c’est dans des dispositions ouvertes, défiantes que, devenu homme, Claude Simon affrontera ceux qui lui sont réservés. Qu’elle soit conduite à la première ou à la troisième personne, son œuvre se ramène à une autobiographie dont les épisodes se suc- cèdent selon deux ordres inte rférents de violence décroissante et d’examen régressif. Les écrivains ne savent pas ce qu’ils font. C’est afin de le savoir qu’ils le font. Ils ignorent où mène leur chemin puisqu’ils l’ouvrent, pas à pas, dans leur progression opiniâtre, incer- taine, à travers le chaos de l’expérience. Ils sont ouverts à l’esprit du temps, aux débats, aux controverses qui agitent leur domaine, à la représentation que les milieux cultivés se font de leur travail et dont l’autorité, parfois, est assez forte pour le troubler, l’infléchir. Claude Simon n’est plus. Sa disparition a figé l’œuvre à laquelle il a travaillé soixante années durant. On voit, désormais, le processus involutif qui mène des premiers romans – Le Tricheur, Le Sacre du printemps – au désolé récit de la prime enfance, qui fut son dernier livre – Le Tramway. Lorsque la guerre de trente ans commencée à Sarajevo, en 1914, prend fin dans les ruines de Berlin, le 8 mai 1945, les survivants, s’ils sont citoyens d’une nation cultivée, légataires d’une tradition let- trée, ne peuvent pas ne pas demander ce qui est arrivé. Ça va plus loin. L’habitude de se demander, la posture spontanément réflexive, dissertative des fractions privilégiées, instruites de la population sont comme paralysées, liquéfiées par les événements monstrueux, pro- prement inconcevables qui se sont succédés sans discontinuer. Pour quelqu’un qui a vu le jour à la veille du premier conflit mondial, comme Simon, mais comme Henri Thomas ou , aussi, il est évident que la narration classique, avec ses principes d’identité et de causalité, de cohérence et de consécution, est morte avec le monde dont elle relevait, depuis quatre siècles et plus, les contours. L’Europe, foyer des Lumières et Sujet de l’histoire, a été prise de folie meurtrière, suicidaire. On vient de découvrir l’horreur des camps et l’apocalypse nucléaire va s’abattre sur le Japon. Claude Simon entre dans la trentaine. Des trente années qu’il a BON DIEU ! 39 vécues, onze furent des années de guerre qui l’ont personnellement affecté, l’une, la Grande, par père interposé, la deuxième directe- ment. On peut y ajouter l’intermède espagnol. Quant à la paix pré- caire qui sépare les deux conflits, il était manifeste, pour qui cherche un peu à comprendre, à anticiper, qu’elle n’était qu’un répit entre les deux vagues de la violence barbare, irrationnelle dont l’Euro pe est devenue l’épicentre. Ce ne sont pas seulement les grandes cités, les vieilles capitales qui ont flambé – Rotterdam, Londres, Saint- Petersbourg (Leningrad, provisoirement), Tokyo, Berlin –, la chair humaine qui est partie en fumée, qu’on a réduite en cendres, quand ce n’était pas en savon. Le sens du monde, qui vacillait aux heures dorées d’avant l’orage, a été éclipsé. Seules, des âmes très suscepti- bles, attachées à des corps maladifs, pouvaient déceler, vers 1913, l’inexplicable divorce du cours des choses et de l’énoncé qui, depuis une éternité, allait de conserve, l’escortait, en l’éclairant. Quand, rescapé du Blitzkrieg, échappé du camp de prisonniers, réfugié en Languedoc, Claude Simon s’ébroue, se demande, on peut supposer que les premiers mots qui lui viennent, les seuls, aussi, à pro pos de ce qu’il a vécu, subi, ressemblent à « bon Dieu ! ». Avec les murs vénérables à l’abri desquels on méditait depuis la Renaissance, les cathédrales et les palais de marbre, les installations portuaires d’où l’on était parti pour conquérir le monde, ce sont les certitudes, les modes d’énonciation, les structures narratives, fragilisées dès le com- mencement du siècle, qui ont été soufflés. Le ton des premiers livres est déjà celui que l’œuvre va amplifier. Lorsque le peintre raté qui a nom Claude Simon, troque le pinceau pour la plume, son expérience, tragique, traumatisante lui dicte ses textes liminaires et ce qu’ils disent, sous leurs dehors plus ou moins romancés, c’est que rien n’est moins sûr, soudain, que ce dont on se hasarde à parler. L’abomination de la désolation n’a pas seulement em porté l’optimisme raisonnable, les grandes espérances du siècle naissant. Elle a touché l’humble sol de l’existence, aliéné la vie même à la seule chose qui soit quand rien ne serait plus, et qui est la conscience nue, interdite, tremblante du néant. C’est la totalité du monde, de ce qu’il en reste, et jusque dans ses composantes les plus élémentaires, qu’un homme de trente ans se voit dans le néces- sité de reconquérir lorsque, vers 1943, il juge que peindre, à quoi il 40 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 se destinait, ne répond pas à son inquiétude. C’est en écrivant qu’il pourra se ressaisir, reconnaître le visage obscurci, peut-être absenté, de sa destinée. Ainsi germe la phrase tâtonnante, sinueuse, persévé- rante qui est la voix même de Claude Simon. Elle est l’effort épui- sant, épuisé, invincible pour réannexer ce que l’histoire, dans sa démence, a emporté, à commencer par celui qui écrit, après qu’elle l’a roulé comme fétu dans son cours irrésistible, incompréhensible. Agir, ainsi que faisaient les personnages pleins d’allant et de can- deur du roman réaliste, il n’en est plus question. Les axiomes qui fondaient le vouloir pratique ont périclité avec tout le reste. Le père est mort prématurément. Franco l’a emporté. La cavalerie française a été broyée par les chars, une armée entière parquée d errière des barbelés, une nation belliqueuse, orgueilleuse, occupée, humiliée. Alors, on reconsidère ce qu’il y a et qui n’était pas ce qu’on a cru sans quoi ce qui s’est produit n’aurait pas eu lieu. On aurait obtenu les résultats escomptés au lieu que c’est le contraire et pire que ça, l’im- pensable – « l’innommable », selon Beckett – qui est arrivé. Dès ses premiers romans, Claude Simon se met à répert orier les plus simples choses, celles auxquelles on ne pense pas et que, peu de temps aupa- ravant, le philosophe allemand, d’origine juive, Edmund Husserl, rappelait à l’attention, de peur que leur raison dédaignée, impéné- trée, ne se venge de la raison superbe occupée de lointaines transcen- dances, du ciel des idées. Rien, d’emblée, chez Claude Simon, qui ne soit suspecté d’être autre chose que ce qu’il paraît, dont il ne faille, par suite, se réassurer par une description vétilleuse, métho- dique, harassante. C’est à ce prix que ce qu’on appelle la réalité, cette construction située et datée, historique, transitoire, peut renaî- tre de la destruction qui l’a emportée. Sur ce point, qui est le style même, Claude Simon ne variera plus. Ce qui change, c’est le thème ou plutôt, comme il aurait dit , la dominance graduelle, la clarifica- tion de celui-ci. Les premiers livres sacrifient encore à un souci esthétique – celui du cercle, de la bague, dans Le Sacre –. Ils évo- quent des étudiants, des notables de province, que leur existence aisée, plus ou moins stylisée, prédispose à fournir des personnages de roman. Plus tard, Claude Simon se trouvera plus ou moins impli- qué dans le mouvement du , qui se confond avec un phénomène éditorial, celui de Minuit. Née au plus noir de l’oc- BON DIEU ! 41 cupation, cette maison d’édition attire les écrivains les plus conscients de la crise sans précédent qui a ravagé l’Europe et de son incidence sur la forme même de l’expression. La question est expli- citement posée de savoir si la littérature est apte, encore, à nommer le monde, à lui tendre ce miroir qu’elle promenait, selon Stendhal, le long du chemin. Une partie des nouveaux romanciers répond par la négative et travaille à bâtir des univers symboliques autonomes, des livres qui ne renvoient plus qu’à eux-mêmes. Pareille décision, quoique les circonstances l’expliquent, équivaut à une auto-destruc- tion de la littérature. Elle abandonne le monde à sa confusion irré- médiable et n’offre plus au lecteur que la délectation formelle, esthé- tique d’une œuvre plastique, définie par ses relations internes,u a lieu de la révélation, donc de la délivrance dont elle était porteuse, en France et ailleurs, depuis le commencement des Temps Modernes. Le Vent, L’Herbe se ressentent de ce moment, affichent les procédés que les écrivains des années cinquante donnent pour la lit- térature qui se fait. Mais pas plus que Beckett, Simon ne cède à l’es- prit du temps. Il poursuit son lent ressassement et, par l’effetu d recul, de l’âge, de la conscience grandissante qui en est la contrepar- tie, se rapproche de ce qui lui inspire ses livres, de l’expérience sin- gulière, générationnelle, qu’il a faite. C’est alors que les figures typi- quement simoniennes migrent de la réalité, de la vie où il les a croi- sées, affrontées, de la confusion stupéfiante, indescriptible, où elles ont surgi – les cavaliers, les dynamitero s, les bourgeois, les salariés agricoles, le père, la mère, pour finir – dans l’ordre second, savant, d’un récit conscient de son incertitude historique, de la stupeur – « Bon Dieu ! » – à laquelle il a été disputé, mot à mot, en totalité.

D’où vient la rage quand on écrit ? par François BON

D’où vient la rage quand on écrit ? Quand on entend sa voix avec ce reste de rocaille ou d’accent catalan, c’est un homme calme, qui parle avec distance, et parle surtout de « mes amis peintres ». Son processus d’écriture, si étonnamment calme : invariablement com- mençant par décrire la page encore blanche, avec des bribes de des- sins, puis élargiss ant à la table, les objets du bureau, la fenêtre. Et voilà, l’écriture est lancée, il n’y a plus qu’à y laisser venir tout ce bruit qu’on entend, mais qui ne lui préexiste pas. Pourtant, qu’on lise Claude Simon, et c’est une étrange et permanente tempête : ce n’est pas le monde seulement, qui est chamboulé, mais la façon de le tenir à soi. Cet homme immobile, ami des peintres, rivé à sa table, semble af fronter à mains nues une suite de figures obscures, toujours les mêmes, des sortes d’ondes en mouvement d’une inquiétude ou d’un trouble, et c’est ce mouvement et cette onde qui compteraient le plus : l’inquiétude participe de l’effroi du monde, du monde en tant qu’il est ce bouleversement de guerres et de pulsions et d’opa- cité, et l’écriture peut-être juste capable de convoquer cette peur et un instant la tenir en respect. Après, on ne sait pas. Claude Simon hors l’écriture, je ne connais pas. Mais cette rage. Et d’abord dans l’invention des figures : son père est happé en août 14, à cheval en pantalon rouge, officier tout juste revenu de Madagascar, dans le feu 44 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 de ces premières automitrailleuses à chenille, hautes sur pattes et armées d’un canon qui pourrait sembler de bande dessinée. Et lui, quand il rejoint l’âge qu’avait alors son père, est convoqué, à cheval encore, devant le même horizon sous ciel de guerre indéfiniment recommençante, et cette fois ce sont les premiers chars : la mort est la même. C’est l’histoire. Mais qu’est-ce qui décide, à pas loin de soixante-dix ans, un homme à tenir dans quatre cents pages d’écri- ture la tentative d’une exacte et hasardeuse superposition des voyages en train, par les mêmes gares, du père et du fils, à vingt-six ans de distance ? Les portes des compartiments qui s’ouvrent dans la nuit, le corps allongé sur les banquettes et l’odeur de chaussettes, les petites villes qui s’éclairent aux arrêts et les voix qu’on entend, c’est L’Acacia. C’est la curiosité à refaire, j’entends : à constamment refaire dans l’intérieur de nous-mêmes, entre œil, mains et oreilles, de la curiosité du monde, tout rempli de perceptions vierges, aussi inachevées que le dessin de David par quoi on entre dans le général d’empire des Géorgiques, et qu’un seul homme va nous rattacher à tout notre propre ancrage dans l’origine du monde, et que c’est encore affaire d’opacité, de tension, de sexe à cru et de tueries aussi idiotes qu’est ce mot idiot quand Faulkner le reprend de Macbeth, et que voilà pourquoi on lit halluciné l’immense élan des Géorgiques, capables alors, dans cette intensité, cette déferlante lourde, de goû- ter une simple marche au bout d’un chemin enneigé, sous les éter- nels ciels (le ciel qui se moque bien de nos guerres ou révolutions), menant à une tombe et parce que tous on a marché un jour, sous la neige ou pas, vers une tombe. Est-ce qu’il faut s’amuser de ces curio- sités à nous découvertes, et qui semblent dès lors être là de toujours ? Après son prix Nobel, Claude Simon est invité pour des conférences tout autour du monde. Il sera face à Gorbatchev (L’Invitation) mais sera aussi reçu avec ses collègues par l’Empereur du Japon : et rien de tout ça ne lui paraît si différent de ce « bordel » qu’était Barcelone (littéralement, puisque le souvenir d’une séance de bordel pèse aussi lourd dans la mémoire que tous les morts de Franco, dirait-on, et que c’est justement cela, qu’on peut intimement percevoir comme scandale, qui fait que cette scène de coït interrompu, l’autre type qui voulait absolument qu’on baise à quatre , la scène qui revient obsé- dante lorsque vous voudriez chercher à expliciter pourquoi un jeune D’OÙ VIENT LA RAGE QUAND ON ÉCRIT ? 45 peintre photographe issu des Beaux-Arts de Perpignan rejoint à vingt-trois ans Barcelone pour prendre sa part de guerre civile, parce qu’il ne peut être question de laisser le fascisme s’instaurer sous le ciel qu’on a en partage), l’Empereur du Japon donc là devant vous pas si différent, en tout cas dans le rapport physique d’un homme à un autre homme, pour l’écrivain qui doit en tenir la description, que dans cette scène de Barcelone en 36 où tout d’un coup on débande, et qu’on dit avec la même précision les fesses de la fille et la granulosité de sa peau : remettez-vous un peu dans ce flux impres- sionnant qu’est Le Jardin des Plantes, on peut, on devrait même lire Claude Simon désormais à l’envers, en commençant par la fin. Mais donc le vieil homme dans l’avion qui le dépose à Los Angeles ou Mexico, Chicago ou Tokyo, Bombay ou Novossibirsk : cet étrange instant, très mince bascule, où tout d’un coup ce qu’on regardait fas- ciné, par le hublot, de comment se créent et se structurent les grands établissements humains, en fonction de la disposition naturelle des éléments, et qu’on perd cette vue générale pour ne plus voir que leur détail, tout aussi fascinant, avant qu’on se rapproche encore et que l’avion, arrivant sur la piste, ne vous offre plus qu’une étendue uni- versellement normalisée d’herbe rase et de bitume. Vous feriez un livre de cela, vous ? Et vous seriez capable de tenir cette vision tota- lisée et fragmentée du monde, d’un homme qui regarde par un hublot dans cet instant, et cet instant seulement, où la perception globale se remplace par son détail, via une scène d’amour dans une salle de bain à New York, alors que sans nul doute, à l’âge que vous avez, cette vieille pulsion que vous avez pu constater en vous-même à Barcelone, quarante ans plus tôt, vous vous en étiez cru débarrassé ? Claude Simon a tenu sa barre fixe depuis le début : voyez-vous, ces gens-là ont trop entendu de bêtises sur leur compte. Illisibles, diffi- ciles : non. Cette difficulté-là nous rehausse un peu notre dignité devant l’affadissement ou la veulerie du monde. Je relisais, avant d’apprendre le décès de Claude Simon, la façon dont avait été reçu « Disent les imbéciles… » de : eux disaient qu’ils en avaient assez de la littérature « usée » (le mot de Claude Simon), et qu’avec ce qu’ils portaient en eux de ces bouleversements aussi gigantesques à échelle de la littérature qu’ils étaient gigant esques à hauteur du monde : Proust, Faulkner, Kafka, une autre expérience 46 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 esthétique était là, qui ne laissait le choix que de s’y soumettre, et en trouver les formes. Les formes, ils les ont inventées à mesure, dans des directions différentes. Ce n’est pas une voie simple. On peut s’y effondrer : voyez Robbe-Grillet à l’Académie. On peut s’y soumet- tre jusqu’au plus tendu de l’énigme, ainsi Beckett. On peut en renouer le fil avec la très vieille origine de la littérature, depuis Gilgamesh ou la Bible ou Sophocle, dans l’épopée, opacité et fureur, de l’aventure des hommes. Et c’est l’honneur de Claude Simon que d’être allé là et avoir voulu s’y tenir, sans éclaircissement, mais en convoquant Tolstoï ou Balzac, en acceptant les effets de zoom et cadrage et cinétique du cinéma, ou la bascule du regard et du temps qui naît de la photographie. Quand Les Géorgiques sont parues, puis L’Acacia, on entendait les théoriciens bien intentionnés, dans leurs colloques, prétendre que c’en était fini du Claude Simon expéri- mentateur, et que le vieil homme pacifié retournait à des nappes plus conventionnelles de narration : il aura dû ricaner, mais vite comprendre qu’il n’était pas temps de baisser la garde. Quelques allusions sur Faulkner, Proust, Balzac et Stendhal (on ne sort pas de ceux-là), et tenir, sur la page blanche, avec les petits dessins, et la description qui commence là, sur le bureau. Étrange pour moi com- ment avec la distance Julien Gracq, qui ne lui ressemble en rien et n’écrit pas comme lui, s’était rapproché de Claude Simon comme si les œuvres, à se centrer sur cette fuite obscure dans le danger, l’éva- sion, le camp, les bombardements, d’après 1940 les mettait tous deux sur une route identique, les inscrivait dans une fraternité qu’ils refuseraient bien certainement. Ou Duras, tenez, Duras comme elle continue de grandir. En tout cas, il y a dans les aperçus brefs et ten- dus du Discours de Stockholm un enracinement commun à ce qu’on goûte dans En lisant en écrivant de Gracq : la notion de réalité, dans sa complexité, et dans comment elle nous échappe, est là centrale. Je savais la peine de Claude Simon, elle est déjà sourdement présente dans ce banc au soleil qui organise le tournoiement du Jardin des Plantes : la surdité qui vous isole, les bronchites ou le mal de dos, la rupture même avec la maison là-bas, l’origine Salses, pour le confi- nement place Monge, l’image entraperçue du vieil homme, sans avoir osé l’aborder. Quand Le Tramway est paru, en librairie une première vérification : qu’il s’agit bien, même écrit par un homme D’OÙ VIENT LA RAGE QUAND ON ÉCRIT ? 47 de quatre-vingt-cinq ans, du même tournoiement, de la même lour- deur sauvage et physique, du même goût cinétique des formes. Et m’être dit que j’avais assez à lire et relire avec Histoire, ou Le Vent et les autres, et que Le Tramway, qui parle d’enfance, comme un Combray enfin rejoint, à travers un siècle embrassé morts et vifs compris, je le lirais après, plus tard. J’aurais aimé ne pas avoir à lire si vite Le Tramway. Où en sommes-nous après Claude Simon ? Peut- être était-il à son corps défendant une ultime figure du grand écri- vain, l’écrivain qui a un nom, l’écrivain qui forge une œuvre, quand cette vague du grand bouleversement, celui de Proust et Faulkner, où seuls quelques rares comme lui ont su tenir debout dans une si étonnante fraternité de dialogue, c’est cela désormais où nous avons à inve nter, venus de plus anonyme, et n’ayant pas eu à connaître d’un tel bouleversement de l’histoire. Reste que les ombres autour de nous restent présentes. Reste que ces ombres naissent des mêmes relents, des mêmes pulsions, et du même ciel humain, l’éternel ciel de l’épopée et du tragique, dans le monde normalisé et mièvre de l’argent et des objets à consommer tout de suite. On continuera dans cet absurde et ce vide parce que c’est grâce à des gens comme Claude Simon qu’on le sait, et qu’il n’est pas vain de rouvrir son Balzac ou son Proust même dans le plus obscur chamboulement, et nous-mêmes désormais face à nos morts, de Srebenica ou de ce jeune type disparu à Londres. Où en sommes-nous ? Décrire la page (ou l’écran), et les objets, accepter déjà que cela se défasse, l’instant, des parenthèses, un bruit et puis oui, encore écrire. Une leçon non de choses, mais de rage.

En hommage à Claude Simon par Yves BONNEFOY

Je me souviens du travail de Claude sur un livre qu’il écrivait, tout d’extrême concentration pendant de longues semaines, tout d’attention au détail en dépit du flux qui soulevait ses mots à travers les pages. Et après c’était le livre imprimé, le texte noué à jamais à son objet à la fois mental et bien réel dans la société ambiante, et je me disais : non, l’écritu re poétique ne procède pas ainsi, elle subit trop de poussées qui montent de l’inconscient et font dévier notre plume, et c’est cela qui nous occupe surtout, nous ses observants, avec rien d’autre en esprit que les événements de notre propre exis- tence, en son lieu sur terre et parmi les objets de nos affections. Notre écriture n’a pas ce pouvoir qu’a le romancier – aussi expéri- mental soit-il, et soucieux des effets qui naissent des relations entre mots – de suivre des yeux des inconnus dans la rue, de monter avec eux dans des tramways, de réfléchir avec eux, qu’à la fois il reconnaît et invente, à des événements, des sentiments, des pensées qui ne sont pas de sa propre vie. Je me disais cela, et j’étais perplexe. N’y a- t-il pas dans une écriture aussi délibérément transitive, aussi intéres- sée à autre chose que soi, un bien que le travail de la poésie devrait lui aussi rechercher, d’une façon ou d’une autre ? Et je me dis, ce soir, pensant à Claude Simon dont j’entends la voix affectueuse, le rire : peut-être est-ce à cause de cette question, 50 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 de cette inquiétude, de ce désir demeuré frustré, que j’aurai passé dans ma vie tant d’heures et tant de jours à traduire Shakespeare : Shakespeare, je dis bien, par opposition aux autres poètes auxquels je me suis attaché. Car c’est vrai qu’il y a dans son œuvre de quoi accueillir et porter le besoin de la poésie, et il m’aura beaucoup donné, de ce point de vue, et beaucoup appris : mais je vois aussi que le traduire, c’est de pièce en pièce regarder vivre un homme, son auteur ; et en son cas c’est quelqu’un de si différent de moi que je suis un peu, à le reconstruire, comme le romancier devant des êtres qui le fascinent et qu’il apprend à connaître. J’ai traduit Shakespeare pour faire ce que ne me demandent pas Keats, ou Yeats ou John Donne ou Leopardi, et que ne me demanderaient pas davantage le Ta sse ou Wordsworth que j’aimerais eux aussi pourtant recommen- cer en français : la rencontre d’un texte mais qui est en fait une per- sonne, et offre à l’esprit de l’observateur la possibilité d’autant de milliers de remarques que les êtres qui passent, riches de leurs énigmes, dans le champ du regard du romancier. Et jamais, dois-je dire aussi, ce sentiment d’avoir à observer quelqu’un d’autre n’a-t-il été plus grand pour moi chez Shakespeare que devant ces quelque 150 sonnets à propos desquels je crois qu’il s’est livré à des réflexions qui restent en marge de son travail, mais qui le conditionnent pourtant, et qu’il faut comprendre, si bien qu’il va s’agir, traduisant ces œuvres, souvent déconcertantes – ce qu’ail- leurs Shakespeare n’est jamais – de relever des indices. Un travail comme j’imagin e que le romancier en fait un, et c’est pourquoi, faute d’avoir les moyens critiques d’une réflexion sur Claude Simon romancier, je veux lui offrir aujourd’hui, offrir à sa mémoire qui m’est chère, quelques traductions nouvelles de ces sonnets de l’au- teur d’Hamlet et du Conte d’hiver, pièces pour moi bien moins dif- ficiles à comprendre. En précisant que si ces traductions, je puis les dire nouvelles, c’est assurément parce qu’elles viennent après un assez grand nombre d’autres, du remarquable François-Victor Hugo à Pierre-Jean Jouve ou Henri Thomas, mais c’est aussi parce que plusieurs d’entre elles sont un vrai recommencement d’une traduction que pourtant j’en avais faite déjà. Je comprends plus difficilement les sonnets de EN HOMMAGE À CLAUDE SIMON 51

Shakespeare que son théâtre, je l’ai déjà dit. Et j’ai donc tâtonné dans mon entreprise de les traduire, adoptant en un premier temps un parti auquel je m’en suis tenu longtemps, celui de me permettre 16 ou 17 vers au lieu de 14 si je le jugeais nécessaire à l’intelligibi- lité du raisonnement qui me semblait le cœur de bien des sonnets. Ce raisonnement est très réel dans les nombreux sonnets adressés par Shakespeare à celui que la critique a pris l’habitude d’appeler le « beau jeune homme » ; et il est certainement important de ne pas le sacrifier, pour des raisons que je ne vais pas chercher à exposer ici, aujourd’hui. Mais plus tard j’ai compris qu’il était plus important encore de préserver la tension que Shakespeare avait assumée dans chaque fois ces quatorze vers entre forme et raisonnement, et j’ai donc cherché dans un nouveau temps à préserver cette forme, lieu naturel de la poésie. Cette tension faisant partie de ce que tout le premier Shakespeare voulait comprendre. Voici des traductions dans lesquelles j’ai accentué autant que possible l’impact de la forme sur le mode d’être des mots : de chaque mot dans chacun des vers. Et de ce point de vue aussi je crois que je suis en droit de dédier ces sonnets à Claude Simon, puisque dans ses romans il accordait tant de prix aux structures formelles, grandes machines célestes qui réglaient son bel univers.

Traduction de sept sonnets de Shakespeare

SONNET 1

Des êtres les plus beaux nous voulons qu’ils procréent Pour que la rose de beauté jamais ne meure Et, quand tout défleurit, qu’eux puissent rester vifs Dans l’amour que leur portera leur descendance.

Mais toi, tu t’es fiancé à tes yeux seuls, Tu nourris de ta seule substance leur lumière, Et la famine règne en terre d’abondance, Tu es ton ennemi, injuste, cruel. 52 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Toi qui es la fraîcheur du monde, le héraut Des fastes du printemps, tu scelles ton essence Dans le germe sans joie d’une fleur absente, Cher avare, par ladrerie tu te gaspilles.

Ah, aie pitié du monde, au lieu de dévorer Cette vie qu’en mourant tu devras lui rendre.

SONNET 2

Lorsque quarante hivers envahiront ta face Pour labourer profond le champ de ta beauté, Ta jeunesse orgueilleuse, que tous admirent, Ne sera qu’une loque, ne vaudra rien.

Et si on te demande alors, cette beauté, Où est-elle, où sont-ils, les joyaux de tes jours d’ardeur, Dire, mais ils sont là, dans mes yeux caves, Ah, l’absurde forfanterie ! Tu mourrais de honte.

Bien plus serait loué l’emploi de ta beauté Si tu pouvais répondre : ce bel enfant Éteint ma dette, excuse mon grand âge, Puisque cette beauté lui vient de moi.

Ce serait là renaître, même vieux, Chaud te serait ton sang désormais froid.

SONNET 18

Vais-je te comparer à un jour d’été ? Mais tu as plus de charme et plus de douceur, Car d’âpres vents malmènent le tendre mai Et l’été, c’est un bail de durée trop brève. EN HOMMAGE À CLAUDE SIMON 53

Et trop d’ardeur a parfois l’œil du ciel Ou trop souvent c’est son or qui se voile, Et beauté se défait en beauté même Par accident, ou ce change qui est la loi du monde.

Tandis que ton été, rien n’en fanera La beauté, ta richesse. Dans sa nuit La mort ne pourra pas se vanter que tu erres, Dans mes vers éternels tu ne feras que croître.

Tant qu’on respirera, tant qu’on saura voir, Vivront ces vers qui te donneront vie.

SONNET 68

Ses joues, la mappemonde d’un autrefois Où la beauté savait mourir, comme les fleurs. C’était avant que le vil artifice Osât farder un visage vivant.

Avant qu’on ne coupât, insultant la tombe, De blonds cheveux sur la tête des morts Pour faire des toisons de la beauté morte De la vie à nouveau, gaie sur de jeunes fronts.

Ah, saints jours du passé, c’est en mon ami Qu’on peut vous co ntempler : lui, simple, franc, Sans ornements, lui qui ne vole pas Pour son été le printemps de quelque autre !

Nature le préserve : sa mappemonde Qui oppose à l’art faux la beauté d’antan. 54 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

SONNET 73

Contemple en moi ce moment de l’année Où ont jauni puis sont tombées les feuilles, Et peu en restent, chapelle en ruine, nue, Où les chantres, ce furent tard des chants d’oiseaux.

Contemple en moi la journée qui s’achève, La trace de soleil que les ténèbres, Cette autre mort, vont effacer, qui cousent Pour le repos les paupières de tout.

Contemple en moi le rougeoiement d’un feu Qui gît parmi les cendres de sa jeunesse, Ce lit de mort où il faut qu’il succombe Du fait de l’ardeur même qui l’a nourri. Contemple, et contempler fasse ton amour Plus fort, d’avoir aimé ce qu’il te faut perdre.

SONNET 76

Pourquoi mes vers sont-ils si peu enclins À l’orgueil de faire du neuf ? Pourquoi N’ai-je pas d’yeux pour les bizarreries Qu’à frais nouveaux notre époque imagine ?

Et pourquoi toujours même chose, c e que j’écris, N’inventant rien qui ne soit ordinaire, Quand chaque mot ou presque y crie mon nom, Proclamant qu’il est né de moi, qu’il me doit vie ?

Eh bien, mon cher amour, c’est que sans cesse J’écris de toi ; et que toi et l’amour

Étant mon seul sujet, je ne puis mieux faire Que vêtir mes vieux mots d’étoffes neuves. EN HOMMAGE À CLAUDE SIMON 55

Soleil jeune à nouveau chaque matin, ma flamme N’a bonheur qu’à redire son déjà dit.

SONNET 116

Au mariage de deux esprits, s’ils sont sincères, N’imaginons aucun obstacle ! Car l’amour N’est pas l’amour, si l’un change quand l’autre change, Ou si, trahi, on désire trahir.

Ah, non ! Lui, c’est le phare en son point fixe, Inébranlable au fort de la tempête. C’est l’étoile, pour toute barque désemparée, Dont calculable est le ciel mais inestimable le don.

Et jamais le jouet du temps, bien que joues et lèvres Aient à périr sous sa faulx recourbée. L’amour ne passe pas comme nos courtes heures, Il tient le coup, jusqu’à celle du Jugement.

Et si cela, c’est faux, et qu’on me le prouve, Au diable mes écrits ! Nul, donc, n’aura aimé.

Traduction de Yves Bonnefoy

Hommage à Claude Simon par Rachid BOUDJEDRA

Claude Simon est mort cet été (sa saison préférée), au mois de juillet. Qui connaît Claude Simon ? Très peu de gens. C’est-à-dire les vrais fanatiques de la vraie littérature (« la vraie vie » selon Proust), complexe, charnelle, physique et dont la structure suit les méandres de l’Histoire, de la mémoire qui s’enroule et se déroule sur elle-même d’abord, mais qui nous engloutit ensuite d’une façon ter- rifiante, tel un boa s’enroulant autour de sa victime. Très peu de gens, donc, connaissent cet auteur prodigieux. Et il m’est souvent arrivé, dans les universités françaises, de découvrir que des étudiants en 3e cycle ne connaissaient même pas son nom... En effet, Claude Simon est français ! Il m’est aussi souvent arrivé de constater dans les universités américa ines que des étudiants en PhD. ou des thésards ne connaissaient même pas le nom de Faulkner. Édi- fiant, mais vrai. Et si je cite Faulkner dans un texte concernant Claude Simon, c’est que la parenté entre les deux hommes est fon- damentale. Claude Simon a révolutionné le roman de la deuxième partie du XXe siècle. Dans la veine de Faulkner et de Proust, il ira plus loin qu’eux, tout en ayant pour eux la plus grande reconnaissance. Fils du sud-ouest français, il écrira dans la veine de cette littérature du 58 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 sud si puissante et si charnelle. Littérature de tous les sud, celui des États-Unis (Faulkner, Caldwell), de l’Amérique latine (García Márquez, Fuentes), de l’Europe du Sud (Goytisolo, Fernandez) et de l’Afrique (Kateb, Ouologuem). Il a avec cette littérature plusieurs points communs : le climat, la chaleur, les étés interminables et l’archaïsme de l’homme du sud. Son univers littéraire s’élabore, alors, à partir de personnages non individualisés, de sujets en apparence peu importants, voire futiles mais qui recoupent l’histoire générale des hommes, leur désarroi, leur mélancolie, leurs passions et leurs haines qui s’expriment essen- tiellement par la guerre. C’est la guerre qui a fait de Claude Simon un écrivain. Un écri- vain qui mettra au centre de son œuvre l’Histoire. Elle sera en fait son seul personnage. Implacable. Logique. Illogique. Folle. Rigoureuse. À travers ses romans, Claude Simon tente de saisir « une réalité dont le propre est de nous paraître irréelle, incohérente et dans laquelle il faut mettre un semblant d’ordre », dira-t-il dans une des rares interviews qu’il a données à la presse. Dans une autre déclara- tion radiophonique, il dira ceci : « J’avoue que je suis hanté par deux choses : la discontinuité des phénomènes et l’aspect fragmentaire des émotions qui ne sont jamais reliées les unes aux autres. Comme je suis hanté, en même temps, par leur continuité ! » D’où l’effort du Prix Nobel de littérature pour substituer au temps classique une durée vague, hachurée, discontinue/continue, et où le passé et le présent coexistent, coïncident. Le style de Claude Simon participe de cette problématique kan- tienne du temps et de l’espace. Surtout le style, d’ailleurs : longues phrases coupées de parenthèses qui introduisent des descriptions minutieuses et parviennent à suggérer les rapports complexes de la réalité avec la conscience. Dans chaque roman de Simon, il y a tou- jours un inventaire foisonnant de l’humaine condition, nourri par les propres obsessions de l’auteur. L’Histoire , grosse des conflits humains, finit par éclater en morceaux dans l’imaginaire de l’artiste fragile et en guerres terribles dans la vision autoritaire et arrogante des hommes politiques. HOMMAGE À CLAUDE SIMON 59

La modestie. C’est là le mot-clé qui aura guidé Claude Simon et son œuvre durant toute sa vie. Immense écrivain, et d’une culture énorme, il restait un homme discret. Mais il portait le malheur du monde sur ses épaules et dans ses livres. Dès 1936, à 23 ans, il s’était engagé dans la guerre d’Espagne du côté des Républicains espagnols en lutte contre le coup d’état de Franco. Dès le début de la guerre d’Alg érie, il signa le manifeste des 121, virulemment pour l’indé- pendance de notre pays et contre la guerre coloniale (avec Sartre, mais pas avec Camus !). Malgré son œuvre prodigieuse, il était haï par les médias français, à quelques exceptions près. Il les méprisait et méprisait les petits cercles vicieux et viciés du milieu parisien. Médiocre. Sagouin. Corrompu. Ignare. J’ai eu la chance d’avoir été l’ami de cet écrivain prodigieux et de cet homme généreux. J’ai eu surtout l’honneur d’avoir été son élève... et son lecteur toujours ébloui, toujours ému.

Stèle pour Claude Simon par Michel BUTOR

pour Rhéa

Une enfance dans les vignes auprès d’une forteresse de l’autre côté des monts le vacarme de la guerre on veut y participer ce n’est que pour assister à l’écrasement du droit

Mais c’est loin d’être fini reprend la guerre la guerre ici et là un brandon qui rallume en incendie les souvenirs d’autres guerres celles du début du siècle celles des siècles passés

Les viei lles femmes en parlent tandis que les rescapés s’efforcent d’exorciser les images effroyables qui reviennent les hanter cherchent à cicatriser les débâcles successives 62 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Si la prochaine s’annonce que faire pour l’éviter sinon raconter encore le plus calmement possible en prenant de la distance dans l’effilochement cru du temps qui ne passe pas

Donc éditions promotions interviews de journalistes cela n’a pas d’importance les prix tombent comme ils peuvent on n’aura rien fait pour ça on fera bonne figure ou du moins on essaiera

Mais on est bien loin du compte et le saignement des phrases se coagule en romans pour élever taciturne les livres s’accumulant une stèle solitaire sur l’étendue des gravats À un jeune homme par Mireille CALLE-GRUBER

Avec Claude Simon disparaît le dernier grand écrivain du siècle, de ceux qui font de l’œuvre vie : à l’écart du bruit médiatique, il a vécu en littérature – « Bon qu’à ça », disait-il modestement, citant Beckett – et sondé le passage secret des grammaires de l’être. Il est à jamais le cavalier éperdu de la route des Flandres, et depuis le loin, au bord du XXe siècle notre contemporain le plus aigu et le plus vigilant, il donne en partage l’inconnu, l’insu, l’insup- portable. Claude Simon n’aura cessé de nous représenter que nous sommes toujours déjà les survivants de nous-mêmes, lui né de père mort à la première guerre, revenant non-mort de la seconde guerre sur les pas de la première, lui qui écrit comme peint le rescapé des camps Gastone Novelli, lui qui du râle de la mère mourante fait à l’écriture de l’existence une basse continue. De l’âge du siècle presque, mais indignations et élans intacts, exi- geant justesse et rigueur, il est le plus jeune homme. Personne n’aura comme lui cheminé la langue dans tous les sens, pris à la fourche des mots et émotions, guetteur infatigable à la plus haute tour des phrases qui font vie-mort un espace traversable : « […] j’essayai de m’imaginer me persuader que j’étais un cheval, je gisais mort au 64 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 fond du fossé dévoré par les fourmis mon corps tout entier se chan- geant lentement par l’effet d’une myriade de minuscules mutations en une matière insensible et alors ce serait l’herbe qui se nourrirait de moi ma chair engraissant la terre et après tout il n’y aurait pas grand-chose de changé, sinon que je serais simplement de l’autre côté de sa surface comme on passe de l’autre côté d’un miroir où (de cet autre côté) les choses continuaient peut-être à se dérouler symé- triquement c’est-à-dire que là-haut elle continuerait à croître tou- jours indifférente et verte comme dit-on les cheveux continuent à pousser sur les crânes des morts […] » (La Route des Flandres). C’est ainsi qu’il nous aura enseigné la lenteur hallucinée de l’écri- ture en ses transports métaphoriques, l’humilité de l’artisan, la main à l’œuvre, la peine et l’existence ailée de la littérature. Je ne connais pas un écrivain moins complaisant, moins sensible à la flatterie, aux honneurs. Il avait accueilli le Nobel avec simplicité, en avait je crois reçu sérénité, pas plus pas moins, et jamais une assu- rance : il doutait toujours que son œuvre vaille de demeurer. Lui- même ne cessait de relire : Conrad, Dostoïevski, Michelet, Proust – Proust qu’il « faudrait déproustailler », m’avait-il écrit naguère avec humour, et malgré son admiration pour l’auteur de La Recherche. Il n’a pas fini de mettre la lecture à l’épreuve, cet interminable phrasé simonien qui flue comme mascaret, avec l’omniprésence du participe présent révélateur des dépôts du temps. Le grand temps – passes de l’urgence et de l’éternité. Sous le signe des constellations nar- ratives (Orion, La Chevelure de Bérénice), il organise une architecture sensorielle pour la venue de la remémoration à quoi la littérature prête son théâtre subliminal : le monde-comme, le sujet-comme, le souffrir- comme. Chaque livre s’efforçant, unique chaque fois, à l’inlassable réancrage du vécu – la terre exorbitée, la vie exorbitante. Il y a désormais à lire et relire Claude Simon, à refaire pas à pas les parcours têtus de l’écrivain, s’attendre à la croisée des mots. Avec lui, apprendre à s’y attendre : « Maintenant. Maintenant. Maintenant » (Le Jardin des Plantes). Les yeux ne se ferment pas. La ligne, la lettre portent le regard : bleu. Un Nobel imperturbable par Rafael CONTE

En automne 1984, Claude Simon vint à Madrid pour pronon- cer, à l’Institut Français, une conférence d’une implacable beauté sur la description chez Balzac comme élément de base dans la genèse d’une nouvelle forme de récit. À cette occasion, j’eus avec lui un entretien, publié dans El País, car je trouvais curieuse cette revendi- cation qu’il faisait de Balzac, lui, un insigne représentant de ce que nous appelions « Nouveau Roman » (alors que ce dernier se récla- mait beaucoup plus de Flaubert), et qui constitue en fait la dernière avant-garde romanesque cohérente que le monde ait connue avant que le marché global n’en finisse avec toute tentative expérimentale. Jusques et y compris dans son propre pays, la guerre contre le « Nouveau Roman » a été brutale pendant p lus d’un demi-siècle. Et la plus dure des accusations qu’on ait pu lui faire a été d’avoir détourné les lecteurs du roman, par sa dureté, sa rigueur expressive et le dogmatisme de ses positions. Il se peut que les détracteurs du « Nouveau Roman » aient eu rai- son, mais les résultats ont été d’une telle pauvreté que les lettres françaises semblent avoir disparu du marché universel et du nôtre, en tout c as, presque totalement. Personne n’a jamais remplacé les grands représentants de ce mouvement ni dans leur pays ni dans aucun autre. Le règne du marché est maintenant total et, à la suite 66 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 de ce cataclysme littéraire, l’œuvre de Claude Simon est pratique- ment tombée dans l’oubli. Et pas même la mort de l’écrivain, surve- nue à quatre-vingt-onze ans, n’a pu modifier un état de choses où règnent les lois du marché et la dégénérescence culturelle. Le prix Nobel qui fut décerné à Claude Simon un an après cette visite eut tout l’air d’être une rectification, si l’on en croit ce que Claude Simon m’avait dit au cours de l’entrevue citée ci-dessus (j’ai encore l’enregistrement). « Ils ne me donneront jamais le Nobel, m’avait-il confié amèrement. Les Suédois n’aiment pas les scan- dales. » Il faisait allusion à celui qu’avait provoqué un académicien suédois qui, en 1983, avait protesté parce qu’on avait donné le prix au britannique au lieu de le décerner à « un grand écrivain comme Claude Simon ». En l’occurrence, le scandale n’eut pas de fâcheuses conséquences. En fait, le prix Nobel oscille beaucoup et se rectifie souvent lui- même (par exemple le dernier décerné à , l’a été pour répondre aux protestations faites l’année précédente lors de son attribution, jugée trop « féministe », à la grande romancière autri- chienne ). Ainsi va l’histoire (si t ant est que nous l’identifiions avec celle du prix Nobel, ce qui serait un abus), se démentant et se rectifiant sans cesse. Cela dit, il est sage de rectifier et les résultats définitifs ne nous appartiennent pas. En fait cette année-là, le rival de Claude Simon n’était autre que son compagnon de mouvement et de génération, c’était – c’est encore, heureusement – Alain Robbe-Grillet, encore que, semble-t-il, les excès érotiques de son cinéma inquiétaient cer- tains membres de l’académie suédoise « peu enclins aux scandales », comme me dit Claude Simon en 1984, ayant perdu tout espoir d’obtenir le prix qui lui fut pourtant décerné l’année suivante. En fin de compte, Robbe-Grillet est encore vivant et peut continuer à espérer même si la mode du « Nouveau Roman » a disparu de nos horizons culturels. Cependant, comme je pense que l’histoire ne passe jamais tout à fait et que ce qui fut ne cessera jamais d’être – du moins pour ceux qui l’ont vécu (ou lu) – nous pouvons toujours continuer à rêver. UN NOBEL IMPERTURBABLE 67

Pendant ce temps, Claude Simon, aux manières discrètes et imperturbables, se présentait, dans ces années-là, comme un écri- vain presque à la retraite, un campagnard habillé d’un blouson de cuir noir, un gentleman-farmer cultivant ses vignes depuis sa grande maison de Salses aux environs de Perpignan (ce qui rappelle , qu’il admirait, prix Nobel également, et qui, lors d’un voyage en Franc e, se présentait comme « un fermier qui écrivait » et qui répondit à quelqu’un qui lui demandait les motifs de sa présence dans ce pays en disant que c’était parce que le Département d’État lui avait payé le voyage). Cela n’empêcha pas Claude Simon, discret, imperturbable comme toujours, de dire en privé au roi de Suède, au moment de recueillir son prix, que c’était la première fois que le des- cendant d’un maréchal de Napoléon (de la lignée de Bernadotte) remettait le prix au descendant d’un général du même Napoléon qu’était Claude Simon. Claude Simon, mort à quatre-vingt-onze ans, était né à Tananarive (Madagascar) où avait été muté son père, militaire origi- naire du Jura, mort un an après à Verdun au début de la Grande Guerre. Claude Simon passa son enfance à Perpignan d’où était ori- ginaire sa pour ainsi dire aristocratique famille maternelle et dont les souvenirs sont rapportés dans ce petit joyau qu’est Le Tramway. Mais à la mort de sa mère, il fut élevé par un oncle à Paris où il fit ses études au collège Stanislas. Il veut être peintre – la fascination pour la peinture habite et explique toute son œuvre littéraire –, fré- quente les milieux anarchistes, qui le conduiront à Barcelone où il milite dans les rangs républicains pendant les premiers jours de la guerre civile espagnole et dont les souvenirs lui inspireront un autre de ses romans, Le Palace. La déclaration de la Seconde Guerre mon- diale le surprend alors qu’il est sous-officier de cavalerie dans les Flandres. Une déroute fulgurante s’ensuivit dont il allait témoigner dans sa première œuvre maîtresse, La Route des Flandres. Il fut fait prisonnier mais put s’évader, atteindre la zone « libre » au sud de son pays et lutter dans les rangs de la résistance contre les Allemands jusqu’au moment où, dans l’après-guerre, il se consacra entièrement à la littérature. Ses quatre premiers romans – Le Tricheur, La Corde raide, Gulliver et Le Sacre du printemps – sont d’inspiration faulknérienne, 68 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 les deux premiers figurent toujours comme étant « épuisés » dans ses bibliographies, et des deux suivants les premières versions espa- gnoles parurent au Venezuela. Jacobo Muchnik récupéra les deux suivantes en Argentine, L’Herbe et Le Vent, la première traduite par Miguel Angel Asturias et sa femme Blanca Mora de Araujo (les Nobel se touchent toujours). Entre-temps, Claude Simon avait été intégré par Jérôme Lindon, des « Éditions de Minuit », dans l’opé- ration « Nouveau Roman » comme un de ses piliers les plus impor- tants, à côté de Nathalie Sarraute, Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget, avec de plus Samuel Beckett ou, tran- sitoirement, . Comme on peut le constater : rien de bien mauvais, puisqu’il y aurait là deux Nobel, un Goncourt, une Pléiade et trois survivants implacables. Finalement tout cela – la des- truction du récit, la fragmentation du temps, la disparition des per- sonnages – ne constituait pas un véritable groupe, mais plutôt une « association de malfaiteurs », ainsi qu’ironisaient Sarraute et Robbe- Grillet, puisque, en fait, chacun allait de son côté. Mais la parution en 2001 de La Reprise de Robbe-Grillet et du Tramway de Claude Simon a ramené ces écrivains dans l’actualité et a secoué les milieux littéraires de leur pays. À l’évidence, le « Nouveau Roman » est un cadavre qui jouit d’une assez bonne santé, quoi qu’on en dise. Toute l’œuvre de Claude Simon vient de la peinture, de la manière de voir un tableau, de loin ou de près, depuis les ensembles clairs et lointains jusqu’aux plus inextricables et minuscules touches de pinceau, et où on utilise la description pour tout torpiller – et ainsi tout renouveler – dans une incessante allée et venue entre le temps et l’histoire. À l’influx faulknérien s’est ajouté celui de , et l’utilisation écrasante et massive du descriptivisme d’un Balzac comme « bulldozer ». La peinture nous offre – en nous approchant à chaque touche comme avec un microscope – la com- plexité du réel comme vue par un télescope. Tout est morceaux, fragments, segments, mélanges, combinaisons, introductions dans le tissu narratif de trames toujours existantes par-dessous, mais qu’il faut poursuivre jusqu’à l’exaspération. Entre le temps et l’histoire s’est introduite la mémoire avec ses allées et venues continuelles qui secrètent ce que nous appelons littérature, laquelle, à son tour, est reconstruite en permanentes ruines par la magistrale et toujours UN NOBEL IMPERTURBABLE 69 apocalyptique vision de l’écrivain. Et nous allons ainsi de l’autobio- graphique à l’historique, d’une guerre à l’autre, des souvenirs d’en- fance à ceux de sa famille, des clés métalittéraires de La Bataille de Pharsale – ou « de la phrase » – à Triptyque, Les Corps conducteurs ou Leçons de choses pour culminer avec ces reconstructions que sont Les Géorgiques, L’Acacia et Le Jardin des Plantes, son avant-derni er « por- trait d’une mémoire », ses œuvres maîtresses finales. Le Tramway n’est pas aussi grand, c’est une œuvre plus petite, mais tout ce qu’a fait Claude Simon est gigantesque si nous regar- dons tout autour. Un tramway va – allait dans les années vingt – du centre de Perpignan à une plage proche, transportant des enfants, des écoliers, des ouvriers, des estivants, des bourgeois, dans lesquels se vident les souvenirs du temps disparu, cependant que la voix d’un vieillard s’auto-scrute dans son lit d’hôpital où il vient d’être opéré. Et, de manière moins chaotique et plus transparente qu’il n’y paraît, les images s’égrènent l’une après l’autre, depuis la caricature d’un autre vieux malade jusqu’à la mort de la mère ou celle, inoubliable, de la servante qui grille des rats sur les fourneaux, tout s’entretisse comme en un mausolée génial, tout circule, dans notre intérieur, en une succession d’images impérissables. Rappelons que la valeur d’un bijou ne se mesure pas à sa taille. Inoubliable.

Traduit de l’espagnol par Roser Pardell

Claude Simon aujourd’hui par Michel DEGUY

Titre à la fois banal et bizarre. Puisque Claude Simon c’est aujourd’hui, comme ce l’était. D’autant plus insolite (insolent ?), mon titre, que je lui donne l’inflexion restrictive (outrecuidante ?) d’un « pour moi ». Ces notes de lecture sont celles d’une relecture… de l’article que je publiai en 1962 dans Critique (n° 187) sous le titre « Claude Simon et la représe ntation ». L’excusatio que je devrais fourbir en liminaire pour ce péché de vieillesse serait trop labo- rieuse : que son omission soit portée à mon débit ! C’est comme si je répondais à la question : « Et toi, qui as salué le génie de Claude Simon il y a quarante-cinq ans, comment habite- t-il ta mémoire ? ». Comment avez-vous vieilli ensemble ? (dirait M. Teste). Que te reste-t-il, à toi non lecteur d e roman qui s’enivrait rarement, glouton épisodique, au vase romanesque danaïdien ? Je me souviens, donc, de la façon dont il me semble que Claude Simon représentait les choses. Il me sembla qu’il lui semblait qu’« il- lui-semblait » était un bon opérateur de la phrase romancière. Les choses semblent. Ce semble. La page 3451 du Robert « his- torique de la langue française » (réimpression, 2000) offre un tableau des valences de semblable qui recueille les ingrédients sui- vants : le simile de la semblance, le simul de l’ensemble, le une-fois- 72 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 pour-toutes de semper, le pur de sincerus, l’isolement du singulier. Fabuleux mélange. Les choses apparaissent. Et tout en paraissant, se réservent. Apparition dans l’apparence. Simulation, simulacre, de la réalité. Dans l’étoffe même de leur visibilité à d’autres, l’inquiétante altérité de leur être-soustraites se recèle. N’y eût-il aucun regard, aucun coadjuteur, aucune relation, elles seraient apparentes comme ça : aspect. Les choses sont aspectuelles, pour tous et pour personne. Leur individualité, ou discernabilité, à ne pas confondre (semble-t- il) avec l’unicité ou monadicité (en leibnizien), est dissoute dans l’as- pectualité, la soupe primitive d’une mêlée empédocléenne de philia et d’echtra, comme une masse gazeuse infinie peu après (?) le big- bang ; et peu à peu ( !) isolée en singularités. L e regardeur (le dona- taire du « il lui semblait ») assiste à la genèse rétrospective de telle quasi singularité. Chez Claude Simon, c’est toujours l’après big- bang, une brumeuse explosion primordiale qui se dissipe. * La première moitié du XXe siècle fait « retour aux choses mêmes ». Claude Simon, qu’il l’ait lue ou non, est contemporain de ces efforts herculéens de la phénoménologie (oui, les travaux de l’épochê pour suspendre la thèse du monde méritent cette épithète) pour ne plus médire de la perception, démêler sa nativité des entraves de présupposés métaphysiques, dogmatiques. Merleau- Ponty en fit commentaire. On relira le cours d’été de 1925 de Martin Heidegger, dont Alain Boutot vient de nous procurer la tra- duction (Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, Gallimard, 2006), à commencer pa r la « partie préliminaire » (« Sens et tâche de la phénoménologie », p. 33 à 136), son admirable et acharnée restitution du « perçu de la perception ». J’imagine Claude Simon épris de ces pages. * La littérature – dont j’utilise ici le nom comme un libraire – fut héroïque. Iliade ou Roland furieux, Pharsale ou Légende des siècles, Hommes illustres, romans de chevalerie, et leur parodie, écrêtaient les fait s par le haut. Rien n’aura eu lieu que l’extraordinaire bande des- CLAUDE SIMON AUJOURD’HUI 73 sinée des prodiges. What about ? L’exhaustivité des titres de gloire condensait le narrable. Et Bogart encore hier au cinéma, c’est Ulysse, vaillant, rusé, seul, sachant faire, magnanime et violent. Et Bacall, Angélique. Les enfantines ont pris le relais de ces contes. Cependant le roman quitta « les temps héroïques » ; se tournant vers les choses et leur préposé, le sujet et sa vie, changea de temps et d’ échelle de représentation ; changea les temps. * Les histoires de l’humanité n’en font pas qu’une – il y en a deux. Si je souligne la désinence, c’est pour rappeler que tantôt l’humanité est prise en multitude, « grand nombre » et masse de masses, distinc- tion et confusion des grégarités : réalité sui generis, dont la sociolo- gie, la démographie, le comparatisme des religions et autres, cher- chent les lois ; tantôt en caractère d’essence, ou du « propre de l’homme » (que la presse ces jours-ci fouillait parmi les grands singes, ce que n’eût pas fait l’écrit jusqu’au XIXe siècle, sauf en épi- gramme), réalité du un-par-un, dirait Pierre Pachet : mon humanité, qu’est-ce ? Il y a l’Histoire et mes histoires. La rencontre de ces deux histoires fait un choc. Stendhal en essayait une version. Fracas chez Si mon, débris épars. Après l’explo- sion, les éclats retombent. Il repasse au ralenti dans les décombres fumants. * Que raconte le roman ? Une « vie », une histoire. Ce-qui-arrive- à-quelques-uns selon l’ordre du temps, qui est un devenir heureux puis malheureux. Voilà ce qui s’est passé. « Telle est la vie des hommes. Quelques joies vite effacées par d’incroyables chagrins » (Pagnol). Dans le meilleur des c as : le passage de quelques années à quelques-uns qui s’aiment, se haïssent (famille, coin de monde, amis, foule de vivants ombreux « alentour ») ; fosse d’Ulysse, mais avec vivants ; « évocation » des éphémères. Résultat : le roman. « Héloïse », une « île » de bienheureux, « île mystérieuse », avant son engloutissement quelque part dans le monde, entourée de milliers de telles îles s’ignorant. 74 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

* Le roman fait du sens par la chronologie des alliances, le juge- ment porté sur les hommes, la pronostication des destins. Les noms, les caractères, la fatalité. Les amours, les médisances, les désastres. Comme dans les conversations et les chroniques (mariages, diffama- tions, défaites). Le tout reversé au non-sens shakespearien : full of sound… Dans le sens de la mort. Et transversalement le « géniee d la narration » () relie, empièce l’idiotique avec le gré- gaire ; le radotage de Thyeste avec la synopsis impossible ou men- songère – journaux, bulletins de victoires, fausses perspectives poli- tiques, bilans erronés, « wishful thinking et selfullfilling prophe- cies », résultantes truquées. De la vérité se dépose en gisements dans le rapport du langage au vécu. « Fidèle », microscopisant , c’est le ton harassant de la voix nar- rative qui nous en assure. On la croit sur paroles, parce que ça a l’air vrai. Au reste « ça éclaire tout »… Le mineur de fond descend dans le film de la mémoire avec son stylo-piqueur, et en remonte noirci avec des gros morceaux de gra- phite. Stakhanoviste du passé, il va recevoir un prix de rendement. À sa manière, il avance, il nous le relate, comment il creuse, abat, extrait. Il descend lui aussi dans l’enfer. « C’est dantesque. » Comment donc ai-je pu survivre, « sortir de là »… (généalogie et aventures ; et déjà Ulysse s’étonnait de son récit). Le procéder est multiple : On se rappelle que Bruno Clément, lisant Beckett1, avait bien repéré l’épanorthose. Un de ses modes fréquents chez Simon : le « ou plutôt »… ; qui redresse, corrige, réoriente. Cap au pir e, oui ; à longues bordées plutôt qu’à petits coups. L’approximation opère ; elle invente la cible ; elle fait voir – c’est l’usage du comme ; c’est comme-si-c’était-comme-ça. Connaissance rapprochée, astreinte à la figuration, irremplaçable, elle jouit d’en- durer la métaphoricité, elle en remet : la foison des comparants abonde le monde.

1 Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités : rhétorique de Beckett, Seuil, 1994. CLAUDE SIMON AUJOURD’HUI 75

L’augmentation. Et je dirais « à la Péguy », même si les deux proses ne se ressemblent pas. Scissiparités de la phrase, multiplica- tion, déboîtements, précision croissante, entassement ressassement, petites variations, ajouts comme s’il manquait encore un mot plus juste. Arrosage de traits discernant la cible, la construisant. L’économie beckettienne réduit, enlève, universalise par soustrac- tion / abstract ion / rétractation / anonymat. Chez Simon la pâte idiosyncrasique encrasse l’optique. * La représentation triviale du temps, qui est d’un point sur un axe, lui donne un avant et un après, mais pas d’alentour, de côtés, ni de dessus ni de dessous. Que serait l’à-côté, une latéralité du temps, la contemporanéité ? La rétension simonienne élargit la tem- poralité synchrone. Le temps se trouve dans la recherc he. * Le réel et son double, titrait un des premiers essais brillants de Clément Rosset. Rosset traque impitoyablement les doubles. Le réel n’a pas de doublure. Mais Claude Simon me donne à goûter une autre version de l’il y a. Chaque chose – et c’est une chose de choses, un amas – phéno- ménale, c’est-à-dire ce qui s’est montré, à chacun de ces instants que la remémoration découpe dans le continuum d e mon « vécu », est comme enveloppée, goussée, finement, impalpablement, dans cette housse, sa peau de visibilité, son aspect, ombre de sa mêmeté, que le souvenir, soit ma relation de narrateur, découpe et détache, qu’on peut appeler son « image ». Ce que la photographie surprend, prend, qu’elle enlève, apparition de l’(ap)parence, « surprise », que la narra- tion euphémise, emphase, et ainsi reconnaît : « c’était Venise » – temps retrouvé. Faute de quoi, elle (la photo) ne nous intéresserait pas. Elle dés- habille finement le monde ; et le met en « fioles » (Proust), album du « souvenir ». 76 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

* Le mot « contenance » vise la conformation d’une chose, de l’es- pèce vase par exemple, dans son aptitude à recevoir, à capter. Il s’agit de la disposition d’un artefact. Le perfectionnement technique modifie sans cesse les instruments grâce auxquels le génie humain s’accroche ici-bas au cours des millénaires et peu à peu anthropo- morphise, c’est-à-dire avale tout. Si l’on fait entrer poème et roman so us la rubrique des artefacts au Musée des arts et traditions populaires, côté chasse et pêche, on dira que l’humain jette son filet, c’est de mots, dans le vide (Baudelaire dit « l’inconnu ») pour ramener « du nouveau ». Aujourd’hui on crédite volontiers le roman d’être en prise « sur le réel » plus habilement, plus complètement, avec plus d’efficacité et de rendement que le poème, ce petit filet du genre épuisette, qui s’épuise assez vite. La contenance du roman serait meilleure ; réus- site technique d’un artefact plus prenant (plus enrichissant aussi pour le propriétaire). La posture est celle du chasseur-pêcheur qui sort jeter au « dehors éternel » (Blanchot) son filet, prédateur qui ramène à soi. Les mailles du poème seraient trop larges ; les trous trop nombreux : la prise est maigre. Je mentionne cette question de la contenance respective avec l’arrière-motivation de tirer plus au clair un jour ma disposition lectrice, qui se lasse au roman et se plaît au poème – disposition instable qui se renverse souvent en ennui au déchiquetis de poèmes contemporains et en préférence pour la prose, philosophique, savante, ou théâtrale ; pour la teneur et téna- cité de la prose non narrative… Je me rappelle ce film The Sea of Grass, où le protagoniste s’avance dans un champ de blé mûr ondoyé par le vent. Dans l’in- distinct le vent lève des vagues moirées qui, grandes formes, labiles, serpentent et s’évanouissent, nuages de la terre emportés, appari- tions récurrentes dissipées que le nageur du blé voudrait saisir. Plongeur dans la tourmente ondulée que sa course ranime, un lec- teur de Simon « jouit de t outes ses facultés ». Imagination, identifi- cation, évaluation… Sa psyché court après le narrateur, le curseur phrase, les opérateurs d’imaginaire, les identificateurs. CLAUDE SIMON AUJOURD’HUI 77

* Le bonheur est ce qui fut ; voire : était. « Ils eurent de nombreux enfants. » D’où le roman (Giono). Comment mettre le bonheur fou au futur ; et pas antérieur. Comment arracher le bonheur au seul roman, ce serait la tâche « optimiste », sans espoir de réalisation de la Promesse, ou paradis imminent. Autrement dit un futur non à venir dans le temps de notre temporalité psychique. Un bonheur qui n’aura pas lieu sur ce mode. Qu’est-ce ? Le futur verbal de l’or- dinaire (« demain il fera beau ») est le leurre, la lettre-piège où ne peut pas ne pas se prendre une tension vers autre chose qui n’a que ce mode et ce « temps » pour se dire. L’autre du temps dans le temps, les philosophes l’appellent volontiers l’intemporel ; un aeï on en grec socratique. Un bonheur « tout le temps », donc. C’est mon existence qui fait exister le temps, qui n’existe pas : le roman lutte pour faire exister le temps. L’instrument est notre corps, le vieillir périr. Ainsi ai-je tantôt le sablier hors de moi, sous les yeux : je m’ennuie, regardant « passer le temps », qui ne passe pas. Tantôt je suis le sablier ; je fais passer le temps en moi ; je ne « m’en- nuie » pas ; ça passe, en train, au jeu, en lecture… Il n’y a que le changement qui chronométrise – qui invente le temps. Mais y a-t-il un autre changement que local, spatial ? Matière… ou mémoire, disait presque Bergson. Pour qu’il y ait changement temporel, il faut qu’il soit rapporté à de l’invariant ; à quelque chose qui ne périt pas, dont ma pensée serait le phéno- mène : « Je » me sens éternel ? Il y a quelque chose qui ne vieillit pas, impérissable ? De l’aeï on, non pas au-delà, trans-cendant, mais ici en l’homme, et pas seulement parce qu’il se croirait immortel. « Résurrection » envoie non au futur, mais hors du temps. Cependant le hors-temps est impensable même si paraphrasable, parce que la pensée est imagination et qu’elle imagine l’avenir réel ; ce qui arriverait. L’achronie ou uchronie est fantaisie, ou laborieuse néga- tion du temps : apophasie soustrayante, jusqu’à ce qu’il ne reste rien – de pensé. La pensée de l’Ereignis est aussi difficile que celle de la résurrection : un « événement » hors événementialité, hors tempora- lité. Dont il ne reste que « l’attente » – et l’oubli, ajouterait Blanchot. 78 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

* Une invention… « Trouver une invention » ; c’est cela que l’hu- manité attend, reconnaît, honore. L’Humanité est la résultante d’in- ventions. Guido d’Arezzo, Linné, Picasso, Jacquard… qui que vous citiez, milliers de noms, « décimales » du nombre d’or au Panthéon virtuel, ce sont les inventeurs, inventeurs d’humanité, qui ont rem- placé les dieux. On y trouve l’homme d’Assise aussi bien que Cantor, les ingénieurs et les « génies »… C’est l’antépurgatoire, c’est-à-dire le paradis, sur terre. Ceux qui n’ont pas attendu un au- delà pour s’entretenir parmi les livres. Qu’est-ce donc qu’inventer ? Inventer n’est pas imaginer. Ou, disons, il faut maintenant distin- guer les deux. Imaginer, si c’est associer les idées « selon la suite des affections du corps » (Spinoza) ; si c’est l’ébullition permanente de ma bouilloire idiosyncrasique « freudienne » (ICS + PCS + CS) dont les bulles expressives requièrent le soin du psychanalyste ou de l’avo- cat, et la reconnaissance de l’institutrice, du voisinage, de l’anima- teur culturel et du producteur, nous sommes… encombrés, avant d’être perdus. Mes phantasmes branchés sur la technique, ça donne la productivité infinie, dans la psychiatrie générale, où finalement c’est la chance et l’argent qui font la sélection. Ce n’est pas inventer ; inventer, c’est objectiver ; c’est frayer / ouvrir une trans- formation qui « aura été » un « bienfait pour l’humanité ». Invention et reconnaissance, possible puis effective, font cercle vertueux. Qu’est-ce qu’un bienfait ? Une invention « scientifique » doit intéresser « la littérature » (par le biais de la philosophie) – pour l’être . Une invention « littéraire » doit intéresser la science – pour l’être. Ecrire = inventer ; ou rien. Quand un « poème » peut-il être considéré comme le mini- (nano-, micro-)brevet d’une petite invention ? Et quand le roman ? Le prix Nobel récompense-t-il une invention ? L’invention d’une notation musicale ? « Mais comment savoir ? » par Assia DJEBAR

Replongeant récemment dans La Route des Flandres, chaque « phrase-monde » de cette remémoration de la défaite de 1939 m’a redonné confiance dans la littérature, et cela, grâce à l’écriture intransigeante de Claude Simon. Vingt ans après la destruction de son escadron, Claude Simon nous fait revivre cette déroute française… en pleine guerre d’Algérie. En 1960 donc, paraît cette mise à nu implacable, vécue de l’inté- rieur, de l’autre guerre. Or, grâce à ce don de présence de l’écriture simonienne (immense tableau où l’on s’embourbe, où l’on respire), cette lecture m’a fait soudain comprendre, moi aussi, de l’intérieur, la répression si démesurée en 1945, des manifestations de Sétif, puis des « évènements » de la guerre d’Algérie. « Mais comment savoir ?… Que savo ir ? », le refrain envoû- tant qui rythme le final de La Route des Flandres explique l’excès de la revanche que l’armée coloniale entendra exercer sur les « bou- gnoules » sans armée, eux, du moins visible ! Il semble même que ce texte de Claude Simon, inscrit tout entier dans l’œil du cheval mort, partout présent, peut se lire désormais comme ouverture obligée aux écrits littéraires sur la guerre d’Algérie. Octobre 2006, New York.

La dernière lettre par John FLETCHER

Dans le département du Nord, près d’Avesnes-sur-Helpe, se trouve un restaurant qui, selon l’expression consacrée, vaut le détour. Il s’agit de l’Auberge Fleurie, à Sars-Poteries. Elle est célèbre bien au-delà des confins de l’arrondissement. Elle est même cotée 8 sur 10 par le très exigeant chroniqueur gastronomique du Times de Londres, Jonathan Meades, qui qualifie son coq à la bière de « révélation ». Le lieu-dit Sars-Poteries dira quelque chose aux simoniens. C’est là, en effet, où en mai 40 le cavalier Simon s’est trouvé dans une embuscade, événement immortalisé dans son chef-d’œuvre La Route des Flandres. Connaissant bien cette « route des Flandres » qui passe juste devant l’auberge, l’ayant parcourue plus d’une fois pour me mettre « dans la peau » de Claude Simon, je m’y suis attardé un jour de sep- tembre 2004 avec ma femme et cotraductrice Beryl pour goûter aux délices qui avaient tant impressionné M. Meades. Attablés devant la spécialité de l’établissement, nous avons eu l’heureuse idée d’en- voyer une carte postale à Claude et Réa pour nous rappeler à leur bon souvenir et pour leur signaler que nous nous trouvions tout près de l’endroit dont s’était inspiré l’ un des plus grands romanciers fran- 82 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

çais du vingtième siècle. Cette petite carte postale nous a valu la réponse qui suit. Rédigée d’une main tremblante, ce fut la dernière lettre que nous reçûmes de Claude : elle nous est d’autant plus pré- cieuse.

Paris, le 17 septembre 2004 Chers amis, Que c’est gentil d’avoir pensé à moi, en passant par Avesnes où j’ai bien failli laisser la vie, il y maintenant plus de soixante ans, un jour de mai, et quel plaisir d’avoir des nouvelles de vous. Il y a maintenant bien (trop) longtemps que nous ne nous sommes pas vus. Nous espérons que vous vous portez bien – ce qui n’est malheu- reusement pas mon cas, car j’ai été très malade et ne parviens pas à me rétablir. Je ne sors plus que pour faire à petits pas le tour de la place Monge, et Réa est elle-même très fatiguée. Si vous passez par Paris nous serions très, très heureux de vous voir. Notre téléphone est : [suit le numéro]. On vous embrasse tous deux. [signé] Claude Réa

Malheureusement nous avions nous-mêmes des problèmes de santé à ce moment-là, et par conséquent nous n’avons pas pu don- ner suite immédiatement à cette invitation. Lorsque nous nous trouvions en mesure de proposer une date, c’était trop tard. Réa a téléphoné pour dire qu’ils étaient désolés, mais ils étaient trop malades tous les deux pour nous recevoir. Le moment était passé. Quelques mois plus tard, Claude Simon – cet homme qui, connais- sant ma date de naissance (1937), m’a dit un jour avec un brin d’hu- mour : « Tenez, vous auriez pu être mon fils ! » – n’était plus. Si la beauté… par Jean-Paul GOUX

« …et même belle, si la beauté est le contraire de la coquetterie et de la futilité… » L’Acacia

Qu’écrirait-on, ou même aurait-on jamais commencé d’écrire sans cette effervescence et cet éblouissement qui vous ont agité et stupéfié à la lecture de quelques très rares œuvres : à l’adolescence, Au château d’Argol, un peu plus tard, La Recherche, et, dans l’été des vingt-quatre ans, passé le dernier concours, quand on pense faire enfin ses débuts dans la vie, L’Herbe, La Route des Flandres, Histoire ? La beauté transporte et sidère tout en même temps : elle exerce sur vous ses pouvoirs despotiques dans le moment même où vous sentez en vous une force neuve, l’octroi gracieux, sans contrepartie, entièrement généreux, d’une liberté pas même rêvée. Vous lisez dans la ferveur, à peine cherchez-vous alors à comprendre ce qui vous arrive là, vous savez seulement, et vous vous le dites, que quelque chose vient de vous être révélé et que la littérature, c’est ça. Parce qu’elle était une expérience à part entière, la première lec- ture de Claude Simon avait des effets qui ne se présentaient pas à 84 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 vous avec clarté, et c’est bien après le temps de la lecture que vous pouviez chercher à nommer ce qui vous avait saisi et transporté. Et pourtant, par un curieux effet de l’œuvre révélatrice, il vous semblait alors que celle de Simon venait confirmer ce que vous saviez confu- sément, ce que vous désiriez, il vous semblait qu’elle venait ainsi apposer le sceau de la vérité sur vos aspirations littérair es —, en sorte qu’elle était comme le garant de la légitimité de vos projets. Les vraies révélations ont ceci d’étrange qu’en en faisant l’expérience vous êtes convaincu tout à la fois de découvrir des mondes entière- ment inconnus de vous, et pourtant de reconnaître et comme de retrouver ce qui vous est le plus proche et qui vous est propre. On a découvert et aimé chez Simon tant de choses que l’on cro yait tout en même temps reconnaître comme si on les avait de toujours connues. Tout en lisant les poètes, on n’écrivait pas de poèmes : on aimait la prose et on était personnellement blessé de la voir humiliée dans tant de romans par son manque de tenue, son manque d’allure, son relâchement. Si « la littérature n’est pas faite pour agrémenter si peu que ce soit les loisirs d’autrui », par quel outrageant mépris de soi- même le roman pouvait-il reléguer son lecteur aux commodités du divertissement ? Comme chacun des autres arts, celui du roman devait être « purgé de tous les éléments qui ne lui appartiennent pas spécifiquement ». Ces trois romans de Simon lus dans l’été prou- vaient, avec une radicalité qui n’était ni dans Argol ni même dans La Rercherche, que l’art du roman peut être libéré du fardeau ade l conduite d’une intrigue, que le mouvement dans le roman, ce qui pousse le lecteur à tourner les pages, peut être impulsé par autre chose que « l’appel de la suite », par autre chose, donc, que le récit : par l’énergie motrice de « cette syntaxe impérieuse » qui est évoquée dans L’Herbe. S’il y avait une foule de scènes dans chacun de ces romans, sans toujours comprendre comment elles étaient organisées ni même chercher à le faire, on était avant tout sensible au renver- sement des priorités romanesques qui faisait reporter sur la syntaxe la charge de créer les effets d’attente, le suspens caractéristique du récit, on aimait que l’attention du lecteur fût accaparée par les rebondissements d’une syntaxe en état de tension continue : SI LA BEAUTÉ… 85

comme si elles se tenaient toujours là, mystérieuses et gei- gnardes, quelque part dans la vaste maison délabrée, avec ses pièces maintenant à demi vides où flottaient non plus les senteurs des eaux de toilette des vieilles dames en visite mais cette violente odeur de moisi de cave ou plutôt de caveau comme si quelque cadavre de quelque bête morte quelque rat coincé sous une lame de parquet ou derrière une plinthe n’en finissait plus de pourrir exhalant ces âcres relents de plâ- tre effrité de tristesse et de chair momifiée1

Pas plus que ces multiples scènes ne s’organisaient en une intrigue qu’une conclusion serait venue boucler et résoudre, la phrase de Simon ne venait s’étrangler dans un point final, elle avan- çait, courait, proliférait – se développait en se gonflant sans discon- tinuer sous l’effet d’une germination incoercible : la beauté de ce mouvement d’expansion continu, l’émotion qui vous enlevait alors, on les associait de manière préférentielle à des images musicales, à la mélodie continue wagnérienne comme aux phrases sans fin des symphonies mahlériennes, parce que l’on pensait que le roman, lui aussi, devait reprendre à la musique son bien. On aimait ces pages pleines, saturées, qui r emplissaient à ras bord l’enceinte de leurs marges afin qu’y jouent pleinement et s’y multiplient les mouve- ments browniens du sens. En se libérant des plaisirs d’assouvisse- ment de l’intrigue, en transférant à la syntaxe de la prose les pou- voirs du roman, le roman multipliait la richesse de ses ressources, il vous ouvrait des espaces jamais vus, vous insufflait la même liberté et la même énergie qu i l’animait, il vous communiquait le désir et la force d’écrire qui l’avaient porté. Quand on était perdu dans une forêt de « il » et de « elle » diffi- cilement identifiables ou dans les chevauchements chronologiques de scènes difficilement situables, on aimait retrouver des moules rythmiques caractéristiques :

[…] assis là, en demi-cercle sur des brouettes ou des seaux, se racontant de leurs voix monoc ordes, plaintives et mal-

1 Claude Simon, Histoire, Minuit, 1967, p. 10 (désormais abrégé en H). 86 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

adroites leurs habituelles histoires de récoltes que le mauvais temps a empêché de rentrer, de prix du blé ou de la betterave […]2

[…] comme la couleur même de la guerre, de la terre, s’em- parant d’eux peu à peu, eux, leurs visages terreux, leurs loques terreuses, leurs yeux terreux aussi, de cette teinte sale, indistincte qui semblait les assimiler déjà à cette argile, cette boue, cette poussière dont ils étaient sortis et à laquelle, errants, honteux, hébétés et tristes, ils retournaient chaque jour un peu plus […] (158-159)

[…] maintenant il était lancé, parlait sans s’arrêter, lente- ment, mais d’une façon continue, patiente, et, semble-t-il, comme pour lui-même, non pour eux, ses gros yeux fixés sur le vide, droit devant lui, emplis de cette même expression à la fois étonnée, grave et admirative […] (159-160)

[…] car peut-être ne parlait-il pas, n’avait-il même pas besoin de parler, immobile paisible et taciturne à côté de cette flamme immobile elle aussi, et non pas deux voix alter- nant mais peut-être une seule, ou peut-être aucune, peut-être le silence seulement rempli par cette trépidation monotone, ténue, qui, de la bouilloire, semblait se communiquer à la table, au sol, et lui et moi assis dans ces bizarres ténèbres diurnes au sein de l’aveuglant après-midi de septembre, et les abeilles au dehors, et le monde éclatant, bariolé, divers […] (H, 151-152)

Cette voix proférante, son allant et son emportement, son flux continu, la prégnance de ses rythmes commandés par le nombre, c’était la voix même du lyrisme, assimilé par le roman, débarrassé des complaisants épanchements narcissiques : l’émo tion qu’elle engendrait, on sentait bien qu’elle n’avait rien à voir avec l’agitation des sentiments et, parce qu’elle n’était en rien psychologique, qu’elle était pleinement esthétique.

2 Claude Simon, La Route des Flandres, Minuit, 1960, p. 120 (désormais abrégé en RF). SI LA BEAUTÉ… 87

Le monde de ces romans était aussi le monde du lyrisme : […] (les volets là aussi tirés entre elle et l’éclatante, l’ora- geuse lumière de l’été moribond – l’été qui allait peu à peu ainsi s’épuiser, par degrés, d’orage en orage, comme si cha- cun emportait, lui enlevait un peu de sa substance – cette épaisse et opaque matière, comme la pâte d’un pinceau trop chargé, dans laquelle il semble être coulé tout entier : les lents ciels lourds, la lourde et verte senteur de foins cou- pés, d’herbe tiède, de terre tiède, de fruits tièdes, mûris- sants, pourrissants –, les orages (comme celui de l’avant- veille) d’abord aussitôt épongés, bus par la terre velue, la molle et grise poussière, puis, peu à peu, attaquant l’été, le lavant, le détrempant, le trouant d’ombres transparentes, s’allongeant, puis, plus ta rd encore, l’entraînant, l’empor- tant, ni plus ni moins qu’une aquarelle se délayant, glissant, s’abîmant parmi l’humide, brun et silencieux froissement des feuilles qui se détachent, tombent, ne laissent plus à la fin que le noir entrelacs des branches nues et raides s’entre- choquant, oscillant avec raideur dans la virginale et métal- lique pluie d’hiver) […]3, le monde du lyrisme, le monde sensible des éléments et de la chair des femmes, le monde des ciels, des feuillages, de l’herbe, de la pluie et de la boue, « le monde effectivement éprouvé », avec ses lumières, ses couleurs, ses odeurs, ses bruits, ses chevaux, ses oiseaux, le monde d’abord perçu avant d’être interprété et com- pris, comme le crocodile d’Histoire, selon cette exigence de vérité dans le rendu que Proust appelait « le côté Dostoïevski de Madame de Sévigné » : et là aussi sans doute l’odeur d’herbe écrasée froissée aplatie de sève verte et quelque chose dessus grisâtre terne immobile fait apparemment de carton ou de cuir bouilli et se termi- nant à une extrémité comme une branche cassée fendue l’écorce rugueuse fendue ou une vieille godasse aplatie défor- mée racornie l’empeigne déclouée de la semelle bâillant légè- rement et tout aussi immobile aussi inanimé qu’un rebut une

3 Claude Simon, L’Herbe, Minuit, 1958, p. 213-214. 88 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

chaussure jetée abandonnée dans les orties d’un terrain vague l’ombre des tiges balancées jouant dessus un oiseau se posant sautillant repartant et toujours la même terrifiante immobi- lité […] (H, 260)

Et même si, donc, on ne comprenait pas bien, et si on ne cher- chait pas toujours à le faire, comment était organisée cette foule de scènes des romans, on sentait bien qu’elle devait l’être selon ce même pr incipe de vérité dans le rendu – non pas selon le principe abstrait et intelligent du déroulement d’un récit qui impose conven- tionnellement que ce qui vient après dans la chronologie vienne après dans la narration, mais selon l’exigence de vérité qui consistait à faire partager au lecteur l’expérience temporelle à laquelle s’atta- chait l’écrivain. Le sentiment du temps, combien il devenait plus présent lorsque la mémoire du lecteur était sollicitée – comme elle peut l’être dans une œuvre musicale où les développements procè- dent par thèmes et variations –, par la reprise d’un motif descriptif d’une scène antérieure : « […] chuchotements au-dessous du silence dans l’odeur de plâtre effrité de tristesse de mort quelque bête pour- rissant quelque rat coincé sous une lame de parquet puant se décompo sant […] » (H, 382). À la fin d’Histoire, justement, un passage de quelques pages mêlait ou montrait en surimpression les traces fragmentaires de plu- sieurs scènes appartenant à des strates temporelles distinctes qui sur- gissaient dans la mémoire du lecteur avec la même présence trouble (la même précision hallucinatoire et la même désinvolture quant à leur situation dans la durée, « les années se confondant s’intervertis- sant » (H, 21) comme les cartes postales dans le tiroir de la com- mode) que dans la conscience du narrateur. En lisant « la robe cou- leur de pêches » (380), « [d]ans les parties du bassin où l’eau reflé- tait les feuillages sombres des lauriers », « [s]ur sa jambe l’égratignure séchée avait la forme d’un petit carré irrégulier », « ténébreuses tou- jours assises dans le noir sur les fauteuils de soie jonquille se tenant là chuchotant rigides avec leurs noms wisigoths », « larmes dans ses yeux J’ai dit Mais tu le sais tu le sais tu le sais emplissant les coupes de ses yeux » (381), etc., on reconnaissait les divers fragments de phrases déjà lues : « Mais où était-ce ? se demandait-on, comment SI LA BEAUTÉ… 89

était-ce exactement, cette scène ? »… Parfois l’image et la situation de la scène revenaient aussitôt avec la phrase : « […] comme si elles se tenaient toujours là, mystérieuses et geignardes, quelque part dans la vaste maison délabrée […] » (10) ; parfois non, et on reve- nait en arrière, on cherchait le passage et on retrouvait, avec la phrase, la scène du musée romain avec Hélène, celle du lavage des photos avec Corinne, celle de la cueillette des cerises et de l’écor- chure au mollet de Corinne, celle de la rupture avec Hélène, etc. ; parfois on abandonnait en se promettant d’y revenir plus tard, mais on savait que l’écrivain avait compté sur la vigilance de son lecteur, ou plutôt qu’il la lui avait despotiquement imposée afin qu’il éprouve dans les aller et retour de ses lecture et relecture que si l’ex- périence du temps et de la durée sont le domaine propre du roman, l’expérience de la réversibilité du temps en est le suprême accomplis- sement. Par les va-et-vient de la lecture (qui appelait page après page la mémoire des pages antérieures) et de la relecture (qui anticipait page après page la mémoire des pages ultérieures), on éprouvait la néces- sité de ces brouillages et de cette confusion des temps qui vous avaient tout d’abord égaré : ils étaient le moyen le plus vraisembla- ble et le plus réaliste de représenter le mode d’existence des souve- nirs dans la conscience ou la demi-conscience ; leur incohérence, leur discontinuité et leur désordre apparents s’estompaient dans la relecture attentive comme les formes illisibles d’une anamorphose s’organisent en une figure identifiable lorsqu ’on occupe la bonne place pour la regarder (mais où était-elle, cette image de l’anamor- phose ?), ou comme la version latine du narrateur n’était qu’ « une poussière de particules » (H, 110), « des mots […] mis tant bien que mal bout à bout » (47), faute d’avoir été « préparée » : la syntaxe pouvait seule faire apparaître le sens comme seules les associations suggérées à la mémoire du lecteur pouvaient révéler les liaisons tem- porelles organisées par l’écrivain, en sorte que la discontinuité appa- rente des fragments de souvenirs se fondait dans le flux continu de la durée créée par la lecture. Ainsi, et parce qu’il ne suivait pas le fil d’une intrigue, le roman pouvait se développer comme un entrelacs finement ramifié, 90 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 comme un tissu conjonctif aux fibrilles innombrables, la syntaxe même de sa phrase étant exactement appropriée, par son ouverture, sa disponibilité, à la nécessité de saisir toutes les possibilités de liai- son et d’association qui se présentaient dans le mouvement de l’écri- ture. D’ailleurs, à cette image de l’entrelacs, qu’on n’aimait guère parce qu’elle ne suggère qu’un réseau de lignes situées sur le même plan, à celle du tissu conjonctif, qui faisait trop sciences-nat, on pré- férait l’image de la pâte pour évoquer l’effet produit par ces romans : la pâte, qui a du volume, qui remplit son contenant, qui est épaisse comme le temps et non pas claire comme le brouet des petits récits linéaires, la pâte bien liée par une main lente, et qui est consistante et fluide tout à la fois. Cette image de la p âte paraissait d’autant plus adéquate qu’elle s’alliait à celle de la musique par ce trait commun de la liaison, c’est- à-dire du passage, de la transition : comme celui de sa syntaxe, le mouvement du roman tenait à une modulation continue, à des glis- sements de scène à scène obtenus ou suscités par toutes sortes de liants analogiques, lexicaux, phonétiques, sensoriels ou visuels, qui soudaient les fra gments de scènes dans une masse tout à la fois com- pacte, souple et cohérente, comme dans cette troisième partie de La Route des Flandres où la surimpression des scènes du camp, de l’éva- sion et du coït avec Corinne trois ans après la guerre était opérée grâce aux liaisons de leurs sensations communes ou d’une associa- tion de mots : « […] tout à coup tout fut complètement noir, […] peut-être étais-je toujours couché là-bas dans l’herbe odorante du fossé dans ce sillon de la terre respirant humant sa noire et âcre sen- teur d’humus liaison lappant son chose rose mais non pas rose rien que le noir dans les ténèbres […] » (RF, 236) ; ou bien : « […] j’avais lu quelque part que les naufragés les ermites se nourrissaient de racines de glands liaison et à un moment elle le prit d’abord entre ses lèvres puis tout entier dans sa bouche […] » (239), par exemple ; ou comme, dans la seconde partie, l’évocation des chevaux sur le champ de course avec Reixach en casaque rose passait à celle des chevaux de la colonne avant l’embuscade avec Reixach en tête, et puis revenait au champ de course et puis retournait au chemin de l’embuscade dans une suite descriptive tout entière animée par le mouvement des chevaux, par le mouvement de leurs ombres sur les SI LA BEAUTÉ… 91 haies, celles de l’hippodrome et celles du chemin creux, par le glis- sement des « paisibles nuages cotonneux » (153) dans le ciel. On se disait que c’était rudement fort, ces longs enchaînements de séquences en mouvement qui rendaient caduque l’opposition sco- laire de la description et de la narration, bien plus fort que « les clo- chers de Martinville ». Ce que l’art romanesque des liaisons incorpora it dans l’épaisseur de sa pâte, c’était aussi le monde de l’histoire privée et le monde de l’histoire collective, l’un et l’autre fondus dans ce mouvement lui aussi continu auquel seul pouvait s’appliquer le nom d’ « Histoire », selon tel passage de L’Herbe : Pour nous rappeler ce que nous n’aurions jamais dû oublier : c’est-à-dire que l’Histoire n’est pas, comme voudraient le faire croire les manuels sco laires, une série discontinue de dates, de traités et de batailles spectaculaires et cliquetantes […], mais au contraire sans limite, et non seulement dans le temps […], mais aussi dans ses effets, sans distinctions entre ses participants, la guerre elle-même n’étant plus seulement faite – c’est-à-dire supportée, c’est-à-dire endurée, soufferte […], supportée par les hommes dans la force de l’âge mais encore et au même titre par les enfants et les vieilles dames comme elle, chapeautées, gantées, impavides, capables de se tenir assises très droites sur leurs valises comme si elles étaient en visite pendant soixante-dix heures ou plus de wagon à bestiaux, d’arrêts en pleine campagne, de bombar- dements, de gares aux foules hurlantes et faisant preuve (les vieilles dames, et même aussi les enfants) d’auta nt de tran- quille courage – ou inconscience : c’est la même chose – que les jeunes, farauds, héroïques, désuets et absurdes Saint- Cyriens en casoar et gants blancs […] (35-36)

L’exigence de vérité dans le rendu, le souci de représenter « le monde effectivement éprouvé » imposaient de placer sur le même plan, sans hiérarchie de valeur, toutes ces histoires familiales et per- sonnelles qu’on supposait pleinement autobiographiques et ces his- toires liées à la guerre qu’on supposait tout aussi pleinement auto- biographiques : les vieilles tantes, les contrepèteries de Lambert, les amours et les robes de Corinne, la mère veuve et les cartes postales 92 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 de ses quatre années de fiançailles, l’alambic d’oncle Charles, etc., et en même temps une fusillade sur une voiture arrêtée dans une rue de Barcelone en 36, une embuscade dans un chemin creux en mai 40, un wagon à bestiaux rempli de prisonniers, la sensation de peur de l’évadé regardant manœuvrer un tank allemand derrière un rideau de feuillages, etc. À vrai dire, exactement de la même manière qu’on avait été d’abord perdu dans une forêt de « il » et de « elle » ou dans les che- vauchements chronologiques, un moment venait où l’on ne savait plus auquel des trois romans appartenait telle ou telle de ces scènes : mais plutôt que d’y voir simplement une défaillance de mémoire du lecteur, on considérait que c’était un effet de l’œuvre elle-même, et qui était œuvre précisément parce qu’elle liait de livre en livre les éléments d’une même matière, parce que de livre en livre elle travaillait une même pâte faite des mêmes compo- sants, en sorte que la discontinuité apparente des fragments de souvenirs propres à chaque roman se fondait maintenant elle aussi dans le flux continu de l’œuvre – de l’ensemble des romans. Comme il y a une vue myope et une vue presbyte, il vous semblait que les romans vous imposaient deux modes distincts d’usage de la mémoire : une mémoire myope appropriée à la lecture de près pour chaque roman, et une mémoire presbyte appropriée à la lec- ture de l’œuvre et seule susceptible de vous en faire éprouver l’unité et la cohérence, la continuité. Et puis il y avait – et on aimait – ce côté furibond, par moments, cette joyeuse férocité qui se débondait avec une souveraine liberté de ton , cette violence furieuse et implacable mais drôle qui tantôt s’acharnait sur quelques objets privilégiés d’exécration : les anti- quaires-ruffians, les assis, les ex-colons, les palinodies des politiques, les inégalités sociales et les mépris de classe, l’argent, la banque, l’ar- mée, la religion, le progrès et le sens de l’histoire : Nous y voilà : l’Histoire. Ça fait un moment que je pensais que ça allait venir. J’attendais le mot. C’est bien rare qu’il ne fasse pas son apparition à un moment ou un autre. Comme la Providence dans le sermon d’un père dominicain. Comme l’Immaculée Conception : scintillante et exaltante vision tra- SI LA BEAUTÉ… 93

ditionnellement réservée aux cœurs simples et aux esprits forts, bonne conscience du dénonciateur et du philosophe, l’inusable fable – ou farce – grâce à quoi le bourreau se sent une vocation de sœur de charité et le supplicié la joyeuse, gamine et boy-scoutesque allégresse des premiers chrétiens, tortionnaires et martyrs réconciliés se vautrant de concert dans une débauche larmoyante que l’on pourrait appeler le vacuumcleaner ou plutôt le tout-à-l’égout de l’intelligence ali- mentant sans trêve ce formidable amoncellement d’ordures, cette décharge publique où figurent en bonne place, au même titre que les képis à feuilles de chêne et les menottes des poli- ciers, les robes de chambre, les pipes et pantoufles de nos pen- seurs, mais sur le faîte duquel le gorillus sapiens espère néan- moins atteindre un jour une altitude qui interdira à son âme de le suivre, de sorte qu’il pourra enfin savourer un bonheur garanti imputrescible, grâce à la production en grande série de frigidaires, d’automobiles et de postes radio. (RF, 172) et tantôt paraissait conjurer une aversion ou un effroi tout intimes, comme on le voyait dans tant d’évocations de la vieillesse : Et l’autre toujours là, vieux con sur fond de filles à poil, avec son col devenu lui aussi trop grand, bâillant d’au moins deux centimètres, cylindre cartonneux et amidonné d’où sortait un de ces cous de tortues grisâtre sillonné de croisillons se tendant hors d’une carapace à l’intérieur de laquelle son corps ne serait plus qu’un flasque amas de tendons et de peau fripée maintenu debout par les vêtements, ses yeux chassieux n’arrêtant pas de m’espion ner, me soupeser avec cette même fourberie craintive, méchante, comme si les yeux et la bouche parlaient pour ainsi dire parallèlement, ou plutôt comme si la bouche parlait séparée du visage, les lèvres sous la moustache dégoûtante de nicotine disant […] (H, 68)

[…] et les vieilles reines semblables à des sortes de crustacés, de sombres homards bleu-noir vidés de leurs intérieurs et dont subsistaient seu les les carapaces, les perruques grises, les visages jaunes, les corselets brodés, posés un peu de guingois dans les fauteuils dorés, avec cet imperceptible inclinaison qui distingue une carcasse morte ou un mur en ruines d’un organisme (chair ou pierre) vivant […] (87) 94 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Cette œuvre qu’on découvrait et qu’on allait bientôt lire entière- ment avant de se précipiter sur chaque nouvelle parution – sans pouvoir imaginer que ses plus belles choses étaient encore à venir : L’Acacia, Les Géorgiques –, elle avait pour vous d’autant plus d’im- portance qu’elle était précisément en train de se faire, quand celle de Proust était achevée depuis cinquante ans déjà, quand celle de Gracq s’éloignait du roman avant de l’abandonner tout à fait. Que l’œuvre de Simon fût exactement votre contemporaine conférait à sa présence une force agissante très particulière : elle n’était pas seule- ment l’étalon qui permettait d’apprécier la qualité de vos propres exigences littéraires, ni seulement un aiguillon pour les approfondir ou un garant pour les soutenir, elle justifiait et encourageait vo s aspi- rations exactement comme si vous aviez avec elle participé à une entreprise commune, elle nourrissait en vous le sentiment de la soli- darité dans la poursuite de son accomplissement. On se figurait en effet que l’histoire du roman dessinait non pas certes la courbe d’un progrès mais celle d’une évolution irréversible qui périmait de moment en moment ses formes antérieures et à la pointe de laque lle s’avançait un noyau d’inventeurs, puisque « les inventions d’in- connu réclament des formes nouvelles ». Et l’on se figurait, en lisant sur les rabats de couverture d’Histoire les éloges des journalistes lit- téraires du moment, que l’œuvre de Simon, si unanimement admi- rée pour sa beauté, allait contribuer à nettoyer une fois pour toutes les tables des librairies des mille petits romans inutiles qui les encombraient saison après saison. Trente-trois ans ont passé. L’œuvre de Simon continue de prou- ver que la beauté du roman ne consiste pas dans la représentation d’une beauté qui existerait hors de lui, mais dans cette « transmuta- tion intégrale du monde en splendeur » qu’accomplit l’œuvre elle- même. Claude Simon par Yves MABIN CHENNEVIÈRE

Deux souvenirs, parmi d’autres : - En 1973, Maurice Schumann, ministre des Affaires étrangères, me demande, après l’attribution du Prix Nobel à Samuel Beckett, les noms de deux écrivains français qui auraient pu et pourraient être lauréats. Compte tenu des critères particuliers, plausibles des choix de l’Académie suédoise, je cite Nathalie Sarraute et Claude Simon. Le ministère des Affaires étrangères où je fus responsable des mis- sions culturelles, s’honore d’avoir souvent aidé ces deux géants de la littérature à présenter leur œuvre à l’étranger. - En 1976, nommé Attaché culturel près de notre ambassade à Londres, je reçois quelques amis à dîner avant mon départ. Ce soir de juin, Gilles Deleuze, Julien Gracq et Claude Simon assis en demi-cercle conversent ensemble. Ma fille Elizabeth alors âgée de trois ans les regarde. Leur naturelle délicatesse l’autorise à s’asseoir à leurs pieds et à les écouter, sagement. Par son œuvre, par sa personne, Claude Simon, a été, est en per- manence présent dans ma vie publique comme dans ma vie privée ; tout simplement parce que j’en ai besoin.

L’or et la boue par Charif MAJDALANI

« Sans doute y avait-il quelque chose qu’il n’avait pas su voir, qui lui avait échappé […] » Le Palace

« […] si bien que l’œil, la conscience abusée, attirée, captivée par la lumière croyait suivre la course de quelque chose qui ne bougeait jamais. » Le Palace

Il n’est plus besoin de rappeler que l’un des clichés les plus insistants à propos de Claude Simon concerne la longueur de ses phrases. Nul ne contestera que les phrases de Simon sont longues mais quant à ce que leur longueur devienne pour le lecteur une cause d’impossibilité de lecture, voilà qui m’a toujours laissé per- plexe. Outre la paresse, ou la mauvaise posture de lecture (attente d’une histoire qui ne vient pas ou pas tout de suite ou pas de manière immédiatement visible), je m’explique mal la chose. Il m’est arrivé de lire Claude Simon à côté de gens bavardant ou dis- cutant sans que cela ait seulement perturbé ma lecture, alors que 98 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 je me serais trouvé immédiatement gêné, puis embrouillé et fina- lement interrompu dans la lecture de n’importe quel texte aux phrases ou à la texture plus simples, probablement parce qu’il est toujours plus facile de se laisser distraire quand on est en train de recréer un monde par l’imagination que lorsqu’on est projeté au cœur d’une scène déployée devant nous à travers le livre ouvert. Car tel est le pouvoir de la phrase de Claude Simon : hypnotique, fascinante, elle met le lecteur de plain pied avec ce qu’elle lui donne à voir, le lui rend palpable, tangible, à portée de main ou de voix. Une fois embarqué, la phrase l’emporte et ne le lâche plus, sculptant le réel sous ses yeux, par son relief, ses retours sur elle- même, son ressassement, ses superpositions, ses insistances, ses infinies retouches et ses immenses métaphores, restituant si préci- sément les scènes, les hommes et le monde, les faisant si nettement apparaître, sculptés dans le rien à travers la page qu’à la fin c’est lui, le lecteur, qui semble en devenir le sujet et que la longueur de la phrase en est oubliée. Puis, une fois la montée en paroxysme puis la retombée finale venue, la scène demeure en suspens, comme attaché à la rétine ou à l’esprit, laissant le sentiment d’un éblouissement, d’un irrépressible bonheur, d’une plénitude, et la sensation d’une formidable émotion esthétique, comme lorsqu’on passe en voiture, lentement mais sans s’arrêter, devant quelque merveille architecturale ou naturelle qui reste ensuite longtemps attachée à notre esprit comme un charme. Il n’en demeure pas moins tout de même que les phrases de Claude Simon, dans leur vaste mouvement, finissent par tisser des histoires, quoi qu’on en dise. Certes leurs grandes vagues succes- sives tendent, dans un effet volontaire, à en masquer la préhension immédiate. La grande lyrique du texte, la poétique admirable de la digression, du retour et du re-départ, tout cela déborde systéma- tiquement de partout le fil d’une histoire qui pourtant n’est jamais rompue, qui se dessine clairement et pour finir saute aux yeux. Et à l’instar du mouvement ressassant du texte, cette histoire est tou- jours incessamment la même de livre en livre, quoique toujours différente, à savoir l’histoire d’hommes engagés dans des combats et des guerres qui sont pour chacun d’entre eux autant de défaites. Chaque personnage de Claude Simon est un protagoniste et un L’OR ET LA BOUE 99 héros des grands échecs du XXe siècle et de ses illusions historiques ou eschatologiques. Mais ce qui est surtout intéressant, c’est que les choix esthétiques de Simon, cette poétique de l’immersion grâce à laquelle le lecteur est plongé avec les personnages dans l’immédiateté de leur existence, au cœur même de leur conscience, ces choix esthétiques reflètent une métaphysique pour laquelle l’homme est sans fin plongé dans l’immanence du monde, englué dans ce que Sartre appelait l’existence en comparaison avec l’être. Davantage encore, l’homme, déjà si strictement incapable de rien discerner d’autre que le bout de son horizon d’homme, ici et maintenant, voit surtout lui échapper les grands desseins de l’Histoire (la grande) dans lesquels il est pris, dans les rets de laquelle il se débat en ayant un temps cru qu’il pourrait en chan- ger le cours et qui finit inéluctablement par le broyer, ou plus généralement par le laisser en rade avec le sentiment que rien ne se passe jamais, que tout est toujours pareil à soi-même. Les lanci- nantes questions du personnage de La Route de Flandres (« com- ment savoir ? comment savoir ? ») ou du Palace (« Comment était- ce ? Comment était-ce ? ») sont en ce sens symptomatiques. Mais symptomatique surtout est le thème quasi obsessionnel de l’inca- pacité à avancer propre aux personnages de Simon, toujours pris dans une forme de spirale, d’enroulement sur soi-même, ou de stagnation, qu’il s’agisse des bataillons entiers de soldats, ou d’hommes seuls, ou de fugitifs. Cette immobilité, ce surplace et ce piétinement sont toujours accouplés à l’obsession de temps et des climats pluvieux, ou brumeux, ou effroyablement humides et vis- queux, ou alors si violemment beaux qu’ils en deviennent éblouis- sants et mordants, mais dans lesquels en tout cas le monde dispa- raît à la vue, semble s’être absenté, ou avoir disparu ou être si vio- lemment présent qu’il en devient comme un mirage et dans lequel les hommes sont englués, pris, stupéfaits ou statufiés. Cette dou- ble et très explicite thématique est par ailleurs servie par une écri- ture dont l’une des caractéristiques est l’apparence de piétinement, d’engluement, de surplace. Les extraordinaires techniques du pié- tinement du texte sont innombrables, depuis l’avancée par plans saccadés, jusqu’à l’étirement du texte grâce aux jeux des participes présents et des parenthèses, en passant par la poétique savante de 100 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 la digression et des superpositions temporelles, donnant alors la subtile illusion que rien n’arrive jamais, que rien ne se passe, que rien n’advient. Or forcément, quelque chose advient. Car il se passe toujours quelque chose dans chaque roman de Simon, révolutions, guerres, bataillons de cavaliers décimés, soldats enlevés par leur propre police politique, fugitifs à la recherche du salut, assassinats. Et tout cela finit par donner un fil au récit, un fil ténu mais qui, à force de tis- sage, de détissage et de retissage, d’enroulement et de déroulement, de et de détours, finit par donner la plus belle des tapisseries. Car la poétique de l’immersion ou celle du piétinement, ou de la digression et de l’étirement n’est pas seulement chez Claude Simon le reflet d’une métaphysique et d’une vision du monde et de l’Histoire. Elle est surtout un choix esthétique. Souvent, dans les romans de Simon, les personnages trouvent une issue au cœur de leur obscurité, et c’est de raconter ou de se raconter des histoires, de redire en mots un vécu qui n’eut pas sur le moment de réalité pro- pre, ou d’imaginer des histoires mettant en scènes les hommes autour d’eux. Raconter des histoires pour échapper aux errements de l’Histoire et à l’immobilité infinie du devenir, telle est l’alterna- tive. L’immense beauté de la phrase de Simon, son caractère magné- tique, son relief, sa manière de vous propulser dans la scène décrite et de la magnifier d’un même geste, de faire de la roture du monde quelque chose d’impérial, le lyrisme et l’ampleur du mouvement du texte, ce quelque chose d’antique et de barbare en même temps que de raffiné et de proustien par quoi les choses les plus banales sont données à voir, c’est simplement de l’art pur en quoi a été transfor- mée la matière brute de l’Histoire. La seule et dernière justification à l’absurdité de notre époque et de toute époque, c’est qu’on peut encore en parler. Et tout en en parlant, la métamorphoser en quelque chose de beau, en faire de l’art, faire de l’or avec la boue. « Des nécessités formelles » par Christian MILOVANOFF

« Il faut qu’une image se transforme au contact d’autres images comme une couleur au contact d’autres couleurs. Un bleu n’est pas le même bleu à côté d’un vert, d’un jaune, d’un rouge. Pas d’art sans transformation. » (Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975, page 16)

On imaginera une surface. Sera-t-elle large ? peut-être, ou pas, car ses dimensions sont variables, mais elle est sans épaisseur. Ce n’est pas non plus une page blanche. Cette étendue est sans couleur et maintenant un homme se plaît à y déposer des morceaux de car- tons peints en rouge, en noir, en blanc, en vert, en marron, d’autres teintes encore. La surface ainsi se remplit selon un ordre qui n’est pas progressif comme les nuanciers de couleurs que l’on trouve dans le commerce et qui déclinent en les nommant tous les dégradés d’une teinte : Book Room Red, Eating Room Red, Etruscan Red. L’arrangement n’est pas pour autant aléatoire comme celui, par exemple, à l’œuvre dans certains tableaux de Gerhard Richter des les années soixante- dix et qu’il titra : « Farben ». 102 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

La disposition des couleurs dans le tableau qui se réalise ici sous le regard de l’artiste relève d’une combinatoire attractive, d’une alliance sympathique, harmonieuse ou dissonante, une musique en quelque sorte. Quelques jours avant la fabrication d’un tel tableau, l’homme, le peintre, l’écrivain, Claude Simon a noté sur une feuille de papier des mots : mère, guerre, arbre, ciel, cheval… Problème n° 1. Bi en avant encore, Claude Simon avait écrit des textes, de lon- gueurs disparates et sans lien apparent. Mis bout à bout ces blocs épars d’écriture n’auraient pas fait cependant un roman. Il le savait. Il les a donc classés, regroupés, dira-t-il, en thèmes qu’il nommera : guerre, ciel, cheval… Autant de mots génériques que de thèmes. Et si un thème était lui-même composé d’une foule de fragments, pour c hacun de ces morceaux, un mot, le même, mais répété jusqu’à épuiser l’ensemble de ces textes. Guerre, guerre, guerre… guerre. Problème n° 2. Pour surmonter ce tâtonnement ou mieux, pour endiguer l’afflux textuel maintenant ordonné, et pour leur donner une existence plus corporelle et moins dispersée, Claude Simon aura donc eu l’idée de faire un tableau. Il associera tout d’abord une couleur différente à chaque thème que les fragments textuels développaient, narraient, évoquaient : rouge pour la mère, blanc pour le ciel, jaune pour l’herbe, etc. Et s’il y avait plusieurs morceaux d’écriture concernant la guerre, la règle était simple : tant de guerre, tant de cartons bleu nuit puisque cette couleur est, avait-il décidé, celle de la guerre. Il composera ensuite le tableau, un peu de vert, un peu de noir, du rouge, un peu de rose en alignant, associant, confrontant cha- cune des couleurs selon un rythme plastique, simplement formel puisqu’il ne s’agit que d’une suite liée d’aplats colorés, sombres, clairs, sans contenu, sans référent. Un peu de rose, oui, « car cela fait bien longtemps que l’on n’en a pas eu », dira-t-il. Et ainsi de suite. « DES NÉCESSITÉS FORMELLES » 103

Problème n° 3. Le tableau est maintenant fini. Mais pas le roman. Le roman exigera pour se faire d’emprunter le chemin inverse. Partir du tableau composé et revenir au moment même de son ori- gine, aux principes même de sa fabrication. Soit, remplacer les frag- ments de couleurs par les fragments de textes auxquels ils avaient été associés. Non pas déconstruire le tableau ou le ruiner, mais, par substitution, le reproduire par des mots, des phrases ou par des pans entiers de textes existants. Reproduire un tableau par les moyens de l’écriture. L’exercice paraît aisé et pourtant il est périlleux car il arrive qu’il y ait trop de couleurs et aucune écriture correspondante. Il arrive en effet, par exemple, qu’il y ait du noir et du rouge, beaucoup de cartons bleu nuit, rouges, noirs, vert et pas suffisam- ment d’histoires leur correspondant. Et pourtant le tableau se pré- sente sous cette forme-là. Il doit être ainsi composé. Pas autrement. Il faudra donc, nécessairement, écrire ces textes noirs, rouges, bleu nuit, verts pour satisfaire à l’exigence du tableau… pour que le roman puisse exister. Il est possible encore – et c’est un autre cas de figure – qu’il reste des morceaux écrits qui n’ont pas été utilisés, une fois le tableau ter- miné, parce que celui-ci est recouvert en entier et ne peut plus accepter d’autres couleurs sans mettre en péril l’ensemble. Et pour que le roman voit le jour, il faudra, pour se conformer toujours au tableau et à sa logique, abandonner, écarter et mettre au rebut certains moments écrits qui n’ont point trouvé dans la réalisa- tion du tableau leur équivalent coloré puisque le tableau, quelles qu’en soient ses dimensions, contient ses propres limites tout comme un roman qui, avec un début et une fin, rassemble le nom- bre de pages de l’ouvrage. Dans un tableau comme dans un roman, on peut tout mettre dès lors que la logique formelle ou les nécessités plastiques sont puis- samment à l’œuvre, quitte à sacrifier pour cela le sens, l’histoire, la chronologie. Et si un cheval a pour couleur le noir, « il faut que le 104 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 noir (et l’arabesque du dessin) s’accorde (harmonie ou dissonance) avec la ou les couleurs (et les arabesques) des éléments avec lesquels il va voisiner sans se demander ce que peut (par exemple) bien faire un cheval dans une chambre à coucher ou encore à côté d’un pope en chasuble plutôt que galopant au bord de la mer ou dans une prai- rie1 ». Dans un tableau comme dans un roman, on ne peut pas tout mettre . Si l’écriture est cet élément liquide, elle doit être canalisée et vidée de scories tout comme le tableau se doit d’emprisonner la dynamique des fluides pigmentaires sans se laisser déborder par eux. Océaniques en 1988 : « Des nécessités formelles vous poussent à écrire des choses auxquelles on n’avait pas pensé2 ». À l’Union des écrivains d’URSS en 1984 : « Il y a trois problèmes qui ne cessent de me préoccuper : le premier, c’est de commencer une phrase. Le second, c’est de la continuer. Le troisième, c’est de la finir3 ».

1 « Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier », Entretiens, Subervie, Rodez, 1972, p. 26. 2 Océaniques, La Sept, l’INA, FR3, « Claude Simon », un film de Roland Allard, entretien Marianne Alphant, France, 1988. 3 Claude Simon cité par Marianne Alphant, Libération, jeudi 31 Août 1989. Une amitié par Giovanola NOVELLI

Il y a maintenant quelques années, un ami m’a informée de la parution d’un ouvrage de W. G. Sebald, un écrivain allemand ins- tallé en Angleterre, où il était question de Gastone. Le livre, un roman intitulé Austerlitz, qui parle de forteresses, de prisons et de tortures, fait allusion aux tortures qu’a subies Gastone Novelli au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ces informations, l’auteur les avait trouvées dans un roman de Claude Simon, Le Jardin des Plantes. L’œuvre de Simon n’a guère été diffusée en Italie, bien qu’elle connaisse, depuis la mort de l’auteur, un regain d’inté- rêt, par le biais de traductions. C’est ainsi que j’ai recherché et trouvé en France le livre où l’écrivain décrit en détail Gastone Novelli, l’homme et le peintre. Je me suis alors souvenue que Gastone m’avait parlé de Simon avec enthousiasme et admiration, et que beaucoup de choses les unissaient : l’expérience de la guerre, la recherche sur le langage, les signes. Je sais qu’ils se sont vus aussi bien à Paris qu’à Rome au début des années 60. En 1962, Simon a écrit la présentation d’une exposition de Novelli à la Alan Gallery de New York, et c’est en ces termes qu’il parle de la recherche de celui-ci : « Dessiner ce qui n’a pas de nom, 106 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 et dans le même temps savoir que c’est une illusion… Tenter, en étant parfaitement conscient de la vanité de cette tentative, de son échec, tenter d’emprisonner dans ces quadrillages dont les couleurs éclatantes rappellent les plumes des oiseaux tropicaux avec lesquelles les Indiens confectionnent leurs costumes, tenter, dis-je, de capter le monde à travers cette collection de signes, cet alphabet de “choses aimées”… ». Par la suite, ils n’ont pas eu, hélas !, l’occasion de se retrouver. C’est pourquoi grande a été ma surprise en découvrant que Simon avait conservé par devers lui, pendant tant d’années, une impression aussi forte de l’homme comme de son histoire, du pein- tre comme de ses tableaux. Les Archives Novelli préparent un catalogue raisonné sur l’ar- tiste, et il m’intéressait donc de savoir s’ils avaient entretenu une cor- respondance. Par l’intermédiaire de l’éditeur, j’ai réussi à obtenir l’adresse du grand écrivain, et nous avons entamé une correspon- dance fort plaisante. À une lettre où je lui dis combien j’ai été frappée de la manière dont il a, avant tous les autres, saisi et compris l’art de Novelli, Simon me répond ainsi : « […] Gastone n’a pas été seulement un grand artiste, c’était aussi un homme exceptionnel, doté des quali- tés les plus rares : courage, rectitude, générosité, associés à une très grande délicatesse […]. Le mot le mieux adapté pour le décrire serait noblesse. Tel est mon souvenir de lui. » Environ un an plus tard, en 2003, j’étais à Paris, et j’ai eu la pos- sibilité de lui rendre visite. Quand les Simon m’ont accueillie, Claude était rayonnant, il était vêtu d’un très joli chandail bleu ciel, j’ai eu l’impression qu’il était heureux de me voir. Il m’a parlé de Gastone et des belles journées passées à Rome, des trattorie et de la plage de Fregene. Et de leur camaraderie.

Traduit de l’italien par A. Guyot et B. Ferrato-Combe Une année avec Claude Simon par Benoît PEETERS

De juin 1975 à l’été qui a suivi‚ il me semble avoir vécu dans une constante intimité avec Claude Simon. J’avais entamé l’écriture d’Omnibus, pastiche en même temps que vie rêvée de cet écrivain qui me donnait le sentiment d’avoir accompli à l’avance, et à la per- fection, ces livres que je n’avais pas commencé d’écrire. Une année durant, dans ma petite cham bre de la rue de l’Estrapade‚ j’ai baigné dans la fascination des œuvres de Simon, transporté par les alluvions que charrient leurs phrases envelop- pantes. J’accompagnais Simon dans la Débâcle de 40, je combattais en Espagne à ses côtés, je plongeais au cœur de provinces perdues, sur les traces de ses ancêtres. Avidement‚ je collectais les anecdotes les plus infimes, les textes les plus oubliés, passan t et repassant place Monge, devant l’immeuble qu’il habitait. Je fus bouleversé, un jour, de le voir sortir de chez lui pour acheter Le Monde. Il m’arriva même d’envoyer à L’Express une lettre que je signai de son nom‚ à propos de la prochaine parution de Leçon de choses‚ lettre qu’il aurait sans doute pu signer mais qu’il lui fallut bizarrement démentir‚ quelques semaines plus tard (y a-t-il aujourd’hu i prescription ?). Le début du manuscrit‚ sur lequel j’avais travaillé une bonne par- tie de l’été‚ disparut un soir, sur la route de Versailles à Paris, un cahot l’ayant fait tomber du porte-bagages de mon vélomoteur. Désespéré, j’arpentai longuement l’avenue avant de me résoudre à la 108 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 perte de mon trésor. Rentré dans ma chambre, je réécrivis ces pages de mémoire, presque mot pour mot je crois (d’un tel exploit, faut- il le dire, je serais incapable aujourd’hui). Tout au long de l’année, sitôt les cours terminés, je continuai le texte dans un curieux mélange d’insouciance et de contraintes, sans savoir ce qui advien- drait cinq mots plus loin, à tel point qu’ayant lu un jour le premier chapitre à une amie, lorsqu’elle me demanda de lui raconter la suite, je dus lui avouer que je l’ignorais à peu près autant qu’elle. Dans les pages d’Omnibus, irrespectueux autant qu’admiratif, j’enivre Claude Simon et je le fais mourir, je lui attribue le prix Nobel qu’il méritait déjà, mais j’écris à sa place son discours et lui retire la paternité de ses livres. Voulant m’arracher à l’emprise de son œuvre‚ je tentais une sorte de pastiche intégral, où j’aurais tout repris, tout remixé : ses thèmes et son style, des morceaux de sa vie et les procédés de ses diverses périodes. Omnibus est comme une réécriture follement accélérée du Nouveau Roman, tel que Jean Ricardou l’avait minutieusement décrit‚ c’est un texte libre et crypté à la fois rempli d’anagrammes et d’acrostiches, d’allusions et de cita- tions cachées. Bien des détails, qui nous semblaient alors évidents (à moi et aux quelques amis qui fréquentaient les colloques de Cerisy), sont devenus des plus opaques. Mais j’espère qu’il reste quelque chose du mélange de ferveur et de jubilation dans lequel ces pages furent écrites. Ce drôle d’hommage avait tout pour irriter ; et plusieurs pen- saient, lorsque j’achevai Omnibus, que cette biographie plus qu’à moitié imaginaire ne pourrait jamais paraître. Je serai donc toujours reconnaissant à Claude Simon de l’accueil qu’il réserva au manuscrit que je lui avais envoyé, en même temps qu’à Jérôme Lindon. L’histoire s’acheva de manière plus heureuse : dix ans après la paru- tion d’Omnibus, l’Académie de Stockholm décernait à Claude Simon le Prix Nobel de littérature. Aucun incident ne vint troubler le discours qu’il prononça ce jour-là. L’invention de la prose Témoignage et considération par Yves PEYRÉ

Témoignage

Claude Simon a bâti une œuvre forte, l’une des plus importantes de son temps. L’évoquer, de même que faire retour sur sa personne, qui fut apte à donner naissance à une telle œuvre, n’est pas pour moi un acte neutre. C’est reprendre le fil d’une étroite conversation avec l’œuvre comme avec l’homme, c’est m’approcher d’un fait d’écri ture qui, tout en se tenant dans la spécificité de sa venue, n’était pas pour moi un strict dehors. J’ai pu, comme quelques autres, me sentir compris dans cet élan : ce n’est probablement pas tout à fait une illu- sion de lecteur que de penser qu’une partie de soi, virtuelle ou voi- lée, a alors été mise à jour ou précipitée par le travail d’un autre. C’est dire à peine autrement que toute construct ion de l’esprit déborde son auteur pour s’étendre généreusement et paradoxale- ment à l’autre dès que celui-ci lui prête attention. Quand on en vient à connaître l’auteur et, qui plus est, être son ami, la question de la distance maintenue et de l’attraction fervente se redouble. La relation de proximité que j’ai entretenue avec Claude Simon n’a d’intérêt que si elle dépasse l’anecdote et se révèle signif icative d’une approche de son œuvre, qui sait si bien nous illuminer, autant 110 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 que des choix de destin qui l’ont autorisée. Elle prend sens après une disparition qui crée un manque, elle se présente à la façon d’un ami- cal salut. Au-delà d’un cas individuel, elle peut permettre de ressai- sir l’œuvre jusque dans l’accueil qui était contemporain de son éla- boration (des lecteurs isolés composant une communauté ignorée d’eux-mêmes) et qui, venu de loin, anticipait de beaucoup sur les ratifications à venir. Très tôt, au sortir de l’adolescence, j’ai lu quelques pages qui m’ont d’emblée fasciné (leur rythme, leur richesse, leur acuité) et entraîné dans la dégustation des grands livres d’alors (on était sur le point de voir paraître La Bataille de Pharsale). Marqué par ces lec- tures, j’ai suivi et guetté les parutions : la première étant précisément La Bataille de Pharsale, aussitôt suivie par celle d’Orion aveugle. Pour un lecteur il est assez merveilleux d’être à tout instant conforté dans ses prévisions et surpris par les écarts, les bonds de côté, à jamais imprévisibles, de la création. J’ai dès lors accompagné la progression de cette aventure de langue, m’enchantant de ses reprises autant que de ses ruptures, admirant chez Claude Simon l’obligation qu’il se faisait de constants redéparts, j’étais très séduit par cette urgence qui l’habitait à chaque livre de tout reprendre à zéro, il multipliait à l’in- fini les angles d’attaque comme les poétiques à partir de grands thèmes (pour ne pas dire mythes) constitutifs. J’ai rencontré Claude Simon en 1976-1977. Nos relations, sur le champ très cordiales, ont vite pris un tour amical. Elles se sont pour- suivies jusqu’au bout, ne cessant de s’approfondir. J’étais toujours en attente des livres que Claude Simon inscrivait dans la longue durée de leur genèse. On était alors au terme de l’époque intermédiaire des récits de recherche, si captivants, si bouleversants de n’être dépen- dants de nul autre ressort qu’une exploration langagière soucieuse avant tout des lois du collage. Commençait la période des grandes sommes récapitulative s, Les Géorgiques, L’Acacia et Le Jardin des Plantes semblant destinés à équilibrer cette autre suite de vertiges que composent La Route des Flandres, Le Palace et Histoire. J’étais attentif, ne voulant pas que l’amitié me prive d’une vigilance qui l’aurait contredite. Je voyais se déployer la production d’un homme que j’affectionnais beaucoup, je pouvais juger en toute lucidité que L’INVENTION DE LA PROSE 111 l’écriture du temps devait passer par elle, création-clef qui sauvait l’idée de prose dans un monde pour lequel l’incohérence et un cer- tain laisser-aller prévalaient. L’attention et l’acharnement de Claude Simon à conduire à son terme la taille de chacune de ses pierres dres- sées éclairaient la progression unanime d’hommes qui envisageaient pour l’écrit dans toute son intensité un véritable futur. Nous riions, nous partagions sur tous les sujets de la vie et de la création. La connivence permet souvent, quand elle ne se donne pas de vraies limites, de croire à l’impossible, malgré la conscience qui se résigne à supposer pour seul espace à cette connivence une sorte de ghetto. Il me semblait aller de soi que pouvaient aisément se concilier l’admiration que j’avais pour l’écrivain, l’estime que je por- tais à l’homme construisant son destin et la camaraderie pour le même homme pris dans la quotidienneté des rapports. Je plaçais l’écriture au-dessus de tout, j’avais une totale admiration pour l’honnêteté, la droiture et le courage de l’homme, il était de ceux qui nous apprennent à ne pas faillir, à ne jamais renoncer, il va de soi que certains ont ces dispositions en eux, mais elles s’avivent encore au contact des rares modèles de vie que l’on croise. L’entretien ami- cal, lui, suppose la familiarité : questions de littérature, de politique, d’art, d’existence, nous abordions tout, avec, ici, un accent sur les arts primitifs que Claude et moi aimions tant, là, une communauté d’impression concernant tel voyage (New York ou Las Vegas, Vienne ou Venise, les déserts ou la campagne française), le tout ponctué par un propos grave ou un rire devant une incongruité ou une aberra- tion. Claude Simon pour moi était ce seul homme que je voyais et approchais trois fois sans que la moindre contradiction ne s’immisce entre la sphère de la création, celle de l’histoire et celle pour ainsi dire familiale. Je dois à Claude Simon une perception juste de la Guerre d’Espagne (sans vain héroïsme, dans la crudité du terrible), de la débâcle et de ses raisons (toujours plus ou moins cachées par l’offi- cialité, mais que Claude savait admirablement mettre en lumière), il m’a aidé à voir assez vite les limites de Mai 68, il m’a révélé avant que je ne le vérifie l’ampleur du désastre durable dans l’ancien empire soviétique. Cela dans la liberté de nos entretiens. J’entendais aussi sa 112 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 phrase devenir le récit immense ou le bijou moins ample, j’y remar- quais cette insistance si fondée à faire du récit un territoire d’inven- tion et de justesse à la fois (gageure invariablement tenue). Nous évo- quions Michelet ou Élie Faure, Piero della Francesca ou Tintoret, Stendhal ou Conrad, Miró ou Rauschenberg, comme des aveugles (Orion, n’est-ce pas !) à la recherche d’appuis. En près de trente ans il m’aura immanquablement apporté son soutien, il s’est trouvé asso- cié à toutes les étapes de mon avancée, nous aurons même fait un livre de dialogue ensemble (des photos de Claude et un poème de moi1) pour donner une sorte d’objectivité à notre partage. Je l’aurai moi-même toujours escorté, souhaitant plus que tout pour lui la vraie reconnaissance que son défi au convenu me semblait mériter. J’a i connu Claude avant et après le Prix Nobel. Cette distinction si méritée et qui est l’une des rares à valoir ne suscita chez lui aucun vrai changement de vie et encore moins d’état d’esprit. Il accueillit avec honneur cette élection qui chagrina passagèrement et honteu- sement dans notre pays quelques esprits de peu. Il continua. Il avait à poursuivre. Cette œuvre superbement en cours s’est close par la perfection d’un bref récit, Le Tramway. Point qui ne se voulait pas final mais que la vie aura rendu tel, emblématiquement. Je relis l’œuvre dans sa multiplicité et son évidence, le passage de cette prose nous arrête comme celle d’un fleuve. Le rythme souve- rain et souple de l’avancée ne se donne qu’en raison du chaos tra- versé, de l’accident frôlé. Les manuscrits plastiques et douloureux (superbes de par cet efforcement même) nous feraient toucher du regard, si le timbre des livres ne nous l’avait pas déjà manifesté, que rien n’est donné facilement à qui se propose de considérer une géo- graphie nouvelle, à qui prend sur soi de s’enfoncer dans l’inconnu exigible. En ce sens la tentative la plus personnelle s’augmente encore d’une poussée en elle de l’anonyme. Je revois Claude, debout, sa silhouette aisée, en blouson, en pull ou la chemise aux manches remontées, son beau visage, assis, fumant un cigarillo, complice, s’arrêtant sur l’essentiel (un accent à

1 Yves Peyré et Claude Simon, Mythologie, Jean-Jacques Sergent, 2002. Yves Peyré a donné quatre pages de leur ouvrage commun pour illustrer cet hommage à Claude Simon (note de la rédaction). L’INVENTION DE LA PROSE 113 placer, une précision à fournir), rêvant un instant, s’enthousiasmant, dégageant des lois, reprenant le cours des surprises devant l’ordre (le désordre) du monde, montrant des beautés. La rumeur des textes revient, un entrelacs, un charroi de magnifiques trouvailles, tout cela se mêle, un peu comme les atmosphères, les instants, la diver- sité des rencontres, de la première à la dernière par quoi, mais on ne le sait pas encore, se ferme un monde. Avec cette correction immé- diate que l’œuvre persiste, que le destin se précise un peu plus, que l’affection ne se fane pas. Claude Simon redressant la langue, lui conférant cette force d’aveu et l’éclat des écarts, tout cela se marque définitivement, l’œuvre est délibérément publique. Elle a basculé, ce qui était acquis très tôt, dans l’histoire. Irrémédiablement.

Considération2 Loin d’être une donnée qui va de soi, se trouvant en attente dans la langue, la prose, autant que la poésie, manifeste une force de rup- ture. Tournant le dos à l’évidence, elle est un écart prompt à porter à son accomplissement la dissidence qui l’éloigne du langage ordi- naire. Bien peu d’œuvres parviennent à assurer ce saut, ce sursaut. De là cette si mince présence de la prose comme au reste de la poé- sie. Claude Simon pour sa part ne s’est pas dérobé face à l’urgence de redressement qui se profilait. Une sensualité, une volupté travail- lent l’ampleur de sa prose qui s’affirme par bonds plus ou moins réguliers, au rythme d’une phrase dont la retombée est le seul hori- zon. Cette phrase a quelque chose de chaotique et de décidé, elle sinue, elle monte, se gonfle, se relâche , et, pour conclure, elle se pré- cipite vers le point final, longtemps après qu’elle se soit ébranlée. Chez Claude Simon la phrase est un trajet. Presque un voyage. Elle est palpitante, elle frissonne, s’interrompt, se bouscule, elle s’offre au ralenti, s’étouffe sous le poids mal ravalé d’un surcroît lexical. Elle éclate ou se tend. On pourrait la comparer à un arbre, à tel ou tel qui pousse inexorablement (et pourquoi ne serait-ce pas un acacia ?), à cet arbre de vie même auquel je rêve plus d’une fois, ou à un fleuve

2 Les pages qui suivent sont extraites d’une réflexion en cours, Rareté de la prose. Pour saluer Claude Simon. 114 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 roulant ses cailloux, les heurtant, attirant au cœur du flot des troncs arrachés, et tout aussi bien se calmant. Par son ampleur et sa régu- larité elle fait non moins penser à la mer ou encore à une horloge. Une telle phrase contient tout. Elle est une mesure, une croissance, une musique. Ses incises : des cailloux charriés. Ses parenthèses : des troncs qui flottent. Elle part en quête de la langue même qui reste son inconnue, elle la dévoile peu à peu, chair de fruit ou de femme, elle est un regard qui ne veut pas abandonner le visible, elle inter- roge, chahute et refonde la temporalité dans le cours laps qui, mal- gré ses aisances, lui est imparti. Elle se crispe ou s’alanguit selon ses ténèbres et ses clartés, ses extensions et ses compressions. Elle est un événement, une insurrection, une recherc he. Elle semble n’avoir ni début ni fin, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit sans queue ni tête. Elle est une évocation qui tourne à l’extase, elle est un enjeu de parole et d’être, un défi qu’il faut relever, elle est un tout et, à l’égal, une bribe. Cette phrase a une senteur, une saveur qui lui sont pro- pres, elle possède un timbre qui est sa vérité. Elle est le verbe dans son désarroi palpable, toute inquiétude et grande obstination. Elle n’abandonne rien du multiple du monde ou du divers de la langue. Elle est encore la paix, l’amplitude démesurée d’un calme. En son sein, dans les limites des lignes qu’elle a soin de repousser le plus possible, l’infini est touché par les mots et il vibre. Elle est un moment qui se choisit, un instant qui dure, faisant entendre l’inau- dible et, parmi les rires et les silences, les chuchotements et les cris, elle réserve une part non négligeable autant que farouchement pro- tégée à la grâce. La phrase de Claude Simon est en soi, elle est à l’envi de passage car elle se perd pour finir, se niant, afin que d’au- tres phrases, une multitude d’autres phrases (ce pourrait être des vagues) s’élancent à leur tour avec le même but reconduit, le même propos esquissé. Les unes après les autres, elles donnent cette envoû- tante impression de ne pouvoir s’arracher à ce qui les tire de leur néant d’avant l’écriture, un peu comme si elles ne voulaient pas cou- per arbitrairement leur regard mais s’en remettre au prochain cligne- ment. Trajet, voyage, traversée. Cette phrase est unique, elle n’a encore jamais retenti, elle est dans la langue française une disso- nance nécessaire , sa raison évidente lui reste celée, qui est de char- rier le sens. De phrase en phrase, le lecteur s’avance, progressant au L’INVENTION DE LA PROSE 115 même pas que la densité qu’il savoure, calquant son allure d’impa- tience et d’apaisement sur la cadence que lui suggère un art aussi incomparable du méandre. En pensée, il sait gré à l’auteur de lui avoir ouvert une voie dont il mesure à quel point elle est personnelle tout en se révélant si unanime qu’elle lui semble parfaitement coïn- cider avec son propre désir de diction du monde. Il reprend aussitôt à son compte les insistances des participes présents, fait siens les impératifs de précision et de nuance qui équilibrent cette mélopée en marche, il se prend à imaginer que les syncopes, les saturations de même que les légèretés de buée verbale sont à lui depuis un tou- jours qui irait de soi. En somme, si on le suit jusqu’au bout de son rêve, ce qui s’écrit dans le présent – éternel – de la phrase qu’il lit, ce que Claude Simon y a inscrit, s’est écrit deux fois. Forte sensation qui me traverse. L’enjeu de cette œuvre est assez simplement de ne rien perdre ou laisser perdre de la richesse du monde, de tout ramener à soi avec force et décision, de faire scintiller le moindre de ce qui est, incor- poré dès lors à fin d’honneur et de salut dans le grand tout du récit, là où réel et imaginaire ne se distinguent plus, où la vérité n’a guère sa place mais l’acuité toute la sienne. Les mots se chargent avec avi- dité de leur épaisseur de langue (ils sont comme des fruits), ils cap- tent leur propre clarté, mais cette intensité verbale ne les coupe pas d’un art du regard, d’un art de la mémoire et même d’un art de pen- ser qui ont contribué à les lester. L’initiative est aux mots, radicale- ment, rien ne leur préexiste, toutefois Claude Simon n’oublie pas qu’il y a tout de même plus, un excès, cette ombre portée sans laquelle peut-être ils ne seraient pas aussi convaincants. Lui-même a vu, sa mémoire a su retenir en lui les effets de son regard, les mots surenchérissent sur ces effets, jouent avec eux, au besoin ils les redé- ploient à l’infini et surtout les poussent jusqu’à leur tranchant le plus d écisif. Les senteurs, les scènes surgies de la quotidienneté ou de la différence, les sonorités frêles ou affirmées, la tactilité des objets et des corps, tout cela gonfle les mots, les incite à devenir au même titre que l’intrinsèque nécessité verbale qui les habite ou que leur propre rencontre de mots, faite d’attirance, d’attraction et de glissement. Écrire : tout saisir du réel qui fuit, sans vain souci de réa- lisme, dans la liberté de transposition d’une sphère (la réalité) à une 116 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 autre (le langage qui est une seconde réalité). Écrire n’est en ce sens que se dresser contre la mort et l’effacement, c’est porter l’art de la trace à son sommet. Claude Simon est passionné par le réel, cette chair qui l’inclut. Toutefois sa phrase ne dupliquera pas un rien naï- vement ce réel, elle le fera retentir sur un autre plan, lui permettant de ne pas s’abolir comme il le fait en large part à chaque changement de saison, et même chaque jour avec la montée de la nuit, et prati- quement à tout instant avec la survenue d’un autre état de la lumière. La phrase qui retombe a cette efficacité de ne pas s’effacer tel un paysage que l’on vient de dépasser, telle une saison qui en chasse une autre. La phrase s’enchevêtre à d’autres phrases pour for- mer un tout cohérent, c’est là le fait d’une ampleur travaillée par une tension sans faille. L’unité de composition miraculeusement obte- nue a posteriori, dans la fidélité à la vue primitive – un paysage embrassé d’un trait et restitué avec lenteur –, rapproche le roman du poème, le divers tourbillonnant dans une harmonie impossible mais évidente, alors que le monde, lui, n’est pas cohérent. Tissu plénier qui se déroule selon ses lois, la sensation y parle, pour retentir à jamais au mot près. De la mort Claude Simon ne veut pas, ni davan- tage de l’enfouissement comme de l’évitement. La vie palpitante doit surgir. Il convient pour cela de se heurter au monde (le mieux sera encore de le faire de plein fouet) de sorte que les vocables s’épar- pillent selon leur aspiration au jeu, ayant pris sur eux de laisser, par de tous autres moyens que ceux de l’expérie nce immédiate, la ten- dresse des chairs, la souplesse des paysages, le pittoresque des scènes, le désastre des sociétés, la brutalité de la vie se diffuser dans l’esprit, dans cette sphère où quelque chose comme la perpétuation de ce qui meurt est possible, et j’irais jusqu’à écrire l’éternité si le mot n’était pas à la fois outré et déplacé. Le réel, le temps, l’histoire, le même, le multiple, tout cela n’a de sens vrai que si les mots le disent avec leur façon savoureuse et impérative. De ligne en ligne des mon- tagnes, des visages, des machines, des villes, des prairies, des ani- maux, du beau, du sordide, de l’énorme, du très mince, tout paraît, allant et venant, rejaillissant à chaque moment. Le récit se déve- loppe, le lecteur, l’oreille éprise et l’esprit convaincu, saisit que cette rumeur ne peut que durer, trace irrémédiable du papier, des mots sur les pages qui vibrent. L’INVENTION DE LA PROSE 117

Claude Simon ne se réclame pas à proprement parler d’une méthode, tant est chez lui réduite à très peu la conception qui pré- existe à l’acte d’écriture. La richesse et la houle des phrases débor- dent en effet de beaucoup la relative étroitesse du projet primitive- ment arrêté. La méthode ne s’aperçoit qu’en second lieu, donnée par la pratique, elle se dégage de l’allant d’une création que rien ne peut entraver. Avant tout, il s’agirait de débonder le flux des mots, de les prendre au vol pour les nouer en phrases, de les laisser s’attirer ou se repousser, alors la méthode se découvrirait, mais seulement après le passage de la phrase, de l’infinie répétition des phrases. Dans une œuvre de ce type, il se propose au demeurant bien des angles d’at- taque (pour écrire, donc pour lire), on est traversé de perceptions nombreuses dès que l’on s’attache aux divers panneaux (c’est ainsi que j’appelle à part moi les volumes qui la constituent et qui, à mes yeux, s’articulent entre eux comme les multiples volets autonomes et solidaires, sérieusement agencés, d’un polyptyque) tels qu’ils s’of- frent successivement à la lecture. Première impression, les mots se cognent, lentement ou violemment, les phrases – j’hésite à ne pas écrire les laisses – se tissent, elles s’augmentent par captation, elles se tendent, s’emplissent de leur rumeur, elles visent (sans le savoir, sans le vouloir) à tout contenir, du moins à se charger du maximum de sensations révélées, jusqu’au point de saturation et d’éclat qui est leur équilibre dans l’excès, et, comme par surprise (rien de tel n’était décidé par avance), leur flamboyant manifeste en faveur de la beauté. Les morceaux s’enchaînent par déduction ou opposition. Tout glisse en permanence. Dès qu’il a été un tant soit peu maître de son langage (j’entends qu’il a possédé un langage à lui, vraiment, sans corps étrangers ou alors souhaités, assumés, ce langage irréduc- tible se tenant sur un fil, étant à toujours reconstruire par la pra- tique, son seul acquis se révélant par la musique interne, l’architec- ture, le timbre), Claude Simon a opéré selon le principe du collage. Superposition, juxtaposition, contradiction. Très vite aussi, tout de suite même, ce fut plus subtil, plus efficace encore. Reprise, jeu d’échos, déplacement. De phrase en phrase, de paragraphe en para- graphe, de chapitre en chapitre, d’entité plus large en entité plus large, de livre en livre, l’explorati on d’un même mystère lié à une matière primitive à la fois très multiple et toujours identique (un 118 CAHIERS CLAU DE SIMON N° 2 nombre resserré de thèmes récurrents, obsédants) l’a guidé. Alors, au-delà de la peinture et de ses manières (le collage bien sûr, et autant la touche très légère de l’aquarelle ou l’insistance paradoxale- ment raffinée de l’huile, la géométrie exigible de toute composition se mêlant au tremblé du rendu, s’effaçant à son seul profit), de la poésie et de ses propositions (le dessin de la page, le creuseument d vide au meilleur des mots restitués à leur cri suraigu d’avant le « reportage »), du cinéma et de ses revendications (le leurre du mou- vement et l’évidence du même, le chevauchement comme principe, en arrière et la fuite vers le futur), on peut soupçonner une écoute de la musique et de ses rapports parfois même opposés (ainsi les derniers feux de la musique classique, le dodécaphonisme au plus haut point – les structures verbales libres et denses, dissonantes, de Claude Simon ne manquent pas d’en appeler implicitement à lui –, le jazz bien sûr et les musiques populaires non moins). Voilà qui conforte Claude Simon dans sa recherche d’une liberté absolue du mot au sein de formes très affermies quoique jusqu’alors inaperçues et même parfaitement improbables. Ce sont là, musique, cinéma, poésie et peinture, comme une revisite de l’expression et de ses moyens en vue d’une leçon de création, d’un encouragement à découvrir une possibilité fondée et nécessaire de novation dans la matière a priori ingrate, banale et même vulgaire de la prose (le dan- ger étant toujours cette même fausse parenté avec la langue usuelle que vient doubler la fâcheuse idée d’une vraisemblance du récit, c’est là une manière de retirer à la langue et sa pesanteur et son architecture mouvante). Superposition, juxtaposition, contradiction. Puis reprise, jeux d’échos, déplacement. Et enfin entrelacs, alternance, fragmentation. Peu à peu la composition se précise à elle-même l’ampleur de ses recours, la diversité de ses moyens. Tous finissent par se mêler, s’épauler, dans un effort quasiment surhumain (inhumain, trop humain) pour faire passer dans son lit impossible (improbable) le cours de la phrase, c’est-à-dire du monde, de l’être, du sens, voire de la sensibilité et de la pensée complexes (comment tenir à la fois tous les bouts, les enfermer et les libérer dans l’écoulement d’une séquence verbalement et réellement fondée ?) du narrateur lui- même. Tous ces procédés sont de bon usage de même que de plus L’INVENTION DE LA PROSE 119 microscopiques qui sont sollicités en cours de route pour parfaire la musique, seule apte à créer le sens. Rien avant ni au-delà du verbe. Le passage des périodes qui font éclore le mystère et portent toute chose à la clarté constitue un mouvement irrémédiable qui se com- pare aisément à celui de la mer, à son rythme pendulaire comme à ses variations allant de la plénitude paisible à la fougue d’une houle. Néanmoins dans ce passage un drame à tout instant se joue, il est là, vibrant dans la largesse d’un paragraphe, dans le suspens d’une parenthèse, dans l’éclat d’une simple proposition verbale ou nomi- nale. Ce drame est le heurt terrible entre le chaos du temps et l’ar- chitecture de la langue (en tant que totalité ou spécificité littéraire- ment accomplie). Il y a là un affrontement que seule une ru se (ce pourquoi il faut tant de recours, de moyens) permet de conduire au mouvement qui est apaisement, loin de l’immobile face-à-face. Tel est l’effort surhumain de conversion, de transmutation, du nœud d’une contradiction en une tension interne au sein d’un processus plus vaste, le processus incluant dès lors à soi-même comme l’un de ses mécanismes la contradiction initiale. De la réussite d’une telle opération dépend non seulement le fondement du je a priori aléa- toire qui (directement ou indirectement) témoigne, bâtit, s’engage, poussé en avant par un harcèlement qui est celui de tous les passés, de tous les présents et même de tous les futurs, mais encore la tenue de la phrase qui est destinée à couler, courir, se perpétuer de page en page, au prix de cassures et de raccords, tout au long de chacun des livres de Claude Simon, et, plus radicalement, enjambant cette limite, d’un livre à l’autre, comme si, à la fin, c’est là une si forte évi- dence que je tiens à la redire, le lecteur ne faisait face et n’entendait qu’une seule phrase, un seul murmure prenant parfois le tour de la rumeur. À cette condition, la réussite de l’opération transmutant le heurt des différences en une contradiction féconde, la pâte de la terre, de l’histoire, du destin individuel et de la phrase finit par pren- dre. Il y va d’un salut qui vient de la gorge, même si c’est la feuille blanche qui le reçoit : tout est possible, l’être se peut, la prose existe dans sa richesse retrouvée ou, mieux, trouvée, prouvée, le récit est bien alors la musique du sens. Ainsi, d’entrelacs en fragmentation, s’offrent les couches du texte comme une géologie simple et, ici ou là, plus compliquée, le récit peut librement exhiber ce qui le consti- 120 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 tue : sédiments, glissements, recouvrements. Tout est donné d’une seule coulée, la répétition, la cassure, l’interruption. Le sens que j’appelle musique est l’incertitude qui tremble, l’ébranlement qui sonne. Tout ici, sans espoir de fin, retombe en mots. Mine de plomb (Les Géorgiques, II) par Olivier ROLIN

Récemment, la revue Le Nouveau Recueil m’a demandé, à moi parmi d’autres, de réfléchir autour d’une phrase de Flaubert dans une lettre à Tourgueniev, qui évoque la « beauté » à laquelle on peut atteindre dans la langue française, et qui devrait être le souci de tout écrivain. J’ai essayé, mais je crains de n’être pas parvenu à dire grand-chose de pertine nt sur la beauté des mots, de la phrase. Cet hommage à Claude Simon me sera l’occasion d’y revenir (et sans doute d’y échouer derechef). Je voudrais tenter de dire, modeste- ment, laborieusement, en quoi la phrase de Claude Simon est belle – car il y a peu de phrase, dans la littérature française moderne, qui fasse aussi profonde impression de beauté, je dirai même (bien que le mot soit « passé de mode », mais Claude Simon est heureusement « passé de mode », outrepassant de très loin toute mode, dans un espace et un temps où se trouvent aussi Tacite et Shakespeare) : de grandeur. Je le ferai en me souvenant d’une lecture publique que j’ai faite il y a un an d’un passage des Géorgiques, le début de la partie II. Je me souviens avoir été littéralement transporté, enthousiasmé – je prends ce mot au sens fort, grec, de possession par un dieu. Je me souviens avoir trouvé qu’en dépit des apparences ce n’était pas diffi- cile de lire Claude Simon, qu’il y avait dans sa phrase quelque chose, 122 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 une puissance, une précision, un rythme qui demandaient à éclater en sons, à être proférés, qu’il suffisait en quelque sorte de se plier à cette impérieuse injonction, de se laisser traverser par la force des mots. Un peu d’alcool contribuait peut-être à cette découverte – il était très tard, c’était la « Nuit blanche » dans la librairie « Les Cahiers de Colette », à Paris –, néanmoins des relectures p arfaite- ment sobres ne m’ont pas fait changer d’avis. L’alcool n’a pas là- dedans plus d’importance que les feuilles de laurier mâchées par la Pythie. * Les soldats sont dans un train, dans un wagon à bestiaux. Ils ne savent pas où ils vont. Le froid oblige à maintenir fermées les portes coulissantes. En collant l’œil à l’interstice qui sépare les planches des parois, on aperçoit une campagne enneigée, sur quoi tombe la nuit. Chocs saccadés des roues aux jointures des rails. Le train s’arrête enfin. On saute sur le ballast, on fait descendre, d’autres wagons, les chevaux. Cependant que se forment les pelotons, passe en tonnerre un train de voyageurs. On saute en selle, la marche commence, sans but, « dans l’hiver et dans la nuit », comme dit la chanson des Gardes Suisses placée en exergue du Voyage au bout de la nuit (et d’ailleurs il semble rouler dans ces pages un écho lointain de la marche nocturne du cavalier Bardamu vers Noirceur-sur-la-Lys). Bientôt, la fatigue, le découragement, l’obscurité, la neige qui tombe font que l’escadron se disloque. Voilà ce que peignent, ce que dessi- nent, plutôt, à la mine de plomb, les pages du début de la section II des Géorgiques. Je n’emploie pas par hasard, bien sûr, cette expres- sion de « dessin à la mine de plomb » : c’est celle qu’utilise Claude Simon pour suggérer la netteté minutieuse de la vision : « Ils perçoi- vent cela d’un coup et pourtant de façon détaillée (ou plutôt dénu- dée, fouillée, comme un de ces dessins minutieux et précis à la mine de plomb)1 ». Cela : le ciel et la ligne fuyante des rails, le train, la plaine enneigée hachurée de boqu eteaux, les trémies rouillées d’une ancienne sablière, peut-être, un fossé d’eau stagnante, des fourrés de ronce, et pas seulement les ronces mais les « paquets de neige molle

1 Claude Simon, Les Géorgiques, Minuit, 1981, p. 85 (abrégé désormais en G). MINE DE PLOMB 123 accrochés dans leurs enchevêtrements » (G, 85), pas seulement le fossé mais « les minces triangles de glace, comme du verre dépoli, sale et grisâtre à la surface de l’eau noire », pas seulement les trémies rouillées mais la peinture boursouflée, effritée, formant comme une cicatrice rougeâtre sur le pourtour des plaques de rouille.

De cette acuité extrême du regard, qui distingue tout et n’exclut rien , de cette précision scrupuleuse, fourmillante, du trait, vient une partie du prodigieux « effet de réel » de l’écriture de Claude Simon. Rien de moins « intellectuel », ou plutôt (formulation adverbiale éminemment simonienne, dénotant l’effort constant pour cerner, serrer le réel d’aussi près que le permettent les mots), rien de moins abstrait, rien de plus matériel, de plus adepte du « parti pris des choses ». C’est le sens, bien sûr (là, je reprends des remarques faites par Lucien Dällenbach dans la monographie qu’il lui a consacrée), de sa défense de Dürer contre Élie Faure, dans La Bataille de Pharsale. « Tout est au même plan dans la nature2 », voilà ce qu’Élie Faure reproche à l’artiste allemand (phrase qui me fait penser au vers de Whitman : I believe a leaf of grass is no less than the journey-work of the stars, « Je crois qu’une feuille d’herbe ne vaut pas moins que le travail errant des étoiles »). Eh bien oui : tout est immanent, tout est là, tout est vu et doit être dit « d’un coup et pourtant de façon détaillée ». La « mine de plomb » de Claude Simon embrasse, dans un seul mouvement, à la fois très ample et très réticulé, l’espace et ce qui le remplit, elle joue vertigineusement du panoramique et du zoom, elle montre la forêt, sa masse, sa rumeur, et la fine articula- tion de la feuille sur sa tige, l’armée en déroute et le poil luisant de sueur sur la croupe d’un cheval, elle va sans cesse du cosmos à la chose infime, et c’est ce battement en elle qui lui confère je crois cette puissance un peu grisante qui impose au lecteur sa loi. Elle a quelque chose de l’aleph borgésien : « L’espace cosmique était là, sans diminution de volume ».

2 Claude Simon, La Bataille de Pharsale, Minuit 1969. 124 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Ce que voient les cavaliers qui s’ébranlent : des pavillons ouvriers, quelques fenêtres allumées, des jardinets, des choux aux feuilles brûlées par le gel, flasques « sous leurs chapeaux de neige (et même pas assez de neige pour tout recouvrir, pour cacher les tiges annelées et pourries, les sommets des sillons, la terre noirâtre) » (G, 89), un fourbi de pauvres choses éparses, et en même temps la plaine « blanche ou plutôt gris blanc » (90), la mince ligne faible- ment lumineuse où se joignent et se confondent presque à l’horizon les étendues désertes de la plaine et du ciel. Le froid est une chose « pour ainsi dire cosmique » (102), une matière vitreuse serrée comme par une presse « au-dessus des forêts, des collines, des rares fermes éparses dans la campagne blanche », mais qui, s’insinuant « dans les narines, la bouche, les poumons », finit par envahir « le corps selon les lacis compliqués des bronches, des bronchioles, des vaisseaux, se divisant, se ramifiant, poussant des radicelles épineuses dans chacun des membres, des doigts, des orteils » : et ce mouve- ment, qui va du cosmos jusque dans les plus intimes canaux du corps, est une métaphore du mouvement qu’accomplit la phrase de Claude Simon. Je la comparerais volontiers aussi à la progression d’une marée montante, chacun a vu cela aller sur le sable, immense et délicat, irrésistible et pointilleux, avançant selon un front, ployant de côté et d’autres des filets d’eau rapide, investissant, cernant, noyant inexorablement chaque petite éminence.

Et cette phrase pour ainsi dire fractale est capable de dire non seulement le fourmillement de ce qui s’offre simultanément au regard, mais aussi la succession, la trajectoire que le temps creuse dans le donné. Non seulement l’instantané, mais aussi le mouve- ment, l’apparition et la disparition. Plasticité admirable de la matière verbale, photographique et cinématographique à la fois. Descendus sur le ballast, dans le crépuscule, les cavaliers voient pas- ser un express de voyageurs, comme une im age d’un monde qu’ils ont quitté. C’est d’abord le bruit annonciateur, sans rien de visible encore, puis un point, qui grossit, se transforme en une ligne filant à toute vitesse de wagons verdâtres aux fenêtres desquelles paraît une humanité étrange, demeurée du côté de la paix, de la quiétude, MINE DE PLOMB 125 femme donnant le biberon, petite fille avec un nœud dans les che- veux, homme en manches de chemise, puis l’apparition se résorbe, se rétracte, jusqu’à n’être plus qu’une lanterne rouge dans l’ombre, puis un point, puis plus rien, une fumée, une odeur de charbon qui un instant encore flotte avant de se disperser, tout cela, cette vision s’ouvrant, se déployant puis se refermant au long d’une phrase dont le grondement croissant puis décroissant est rythmé par le martèle- ment des roues aux cassures des rails, une phrase à la perspective aussi vertigineuse que celle d’affiches célèbres de Cassandre. Et la même cinématographie, quelque vingt-cinq pages plus loin, les lumignons des vélos s’allumant dans la nuit, à la sortie des aciéries, s’approchant, s’arrêtant au poste de garde, repartant, s’éloignant, « la lumière du fanal reflétée faiblement par les derniers feux arrière qui jetaient dans les ténèbres glaciales de fugitifs éclats de rubis » (G, 114), tout ce mouvement orchestré par le craquement de la neige, des tintements de métal, le sifflement des freins... * S’il n’est pas difficile de lire, à haute voix, Claude Simon (en tout cas : pas si difficile qu’on le croit, que cela paraît d’abord), si c’est une expérience, au sens que j’ai dit, enthousiasmante, c’est parce que ses phrases sont comme saturées d’une puissance matérielle, d’un pouvoir d’évocation physique qui impose presque aux mots écrits de devenir des mots incarnés, proférés dans l’air physique par une voix humaine, vibrant dans l’air physique, adressés d’un corps à d’autres corps. Il y a une force à l’intérieur d’elles qui va vers l’extérieur d’elles, une force d’expression qui est aussi force d’expansion. Et puis, je voudrais encore ajouter ceci, en quoi s’énonce une recon- naissance : la lecture de Claude Simon n’invite pas seulement à la voix, elle est de celles, rares, qui suscitent, en une jalousie non mes- quine, le désir d’écrire. Telle est la générosité de la beauté. « Toute belle œuvre », note Barthes dans sa Préparation du Roman , « fonc- tionne comme une œuvre désirée, mais incomplète et comme per- due, parce que je ne l’ai pas faite moi-même, et qu’il faut la retrouver en la refaisant ; écrire c’est vouloir réécrire : je veux m’ajouter acti- vement à ce qui est beau et cependant me manque, me faut. » L’œuvre de Claude Simon – et si loin que je m’en trouve, ça n’est 126 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 pas la question –, ce grand souffle, grand arroi de mots, grand pneuma matériel, ce grand poème moderne en quoi résonnent les échos des littératures anciennes (parce que peu d’œuvres où se mani- feste avec cette hauteur l’antiquité de la littérature), au sens où Barthes le dit, elle me faut. Notices

Kostas AXELOS, philosophe d’origine grecque. Il a enseigné à la Sorbonne et a été rédacteur en chef de la revue Arguments. Derniers ouvrages parus : Ce ques- tionnement (Éditions de Minuit, « Arguments », 2001), Réponses énigmatiques (id., 2004). Jean-Marie BARNAUD, poète et romancier, directeur de la collection « Grands fonds » aux éditions Cheyne. Derniers ouvrages parus : Venant le jour (Cheyn e, 2004), Poèmes 1987-1990 (Cheyne, 2005). Pierre BERGOUNIOUX, écrivain. Derniers ouvrages parus : Bréviaire de lit- térature à l’usage des vivants (Bréal, 2004), Carnet de notes. Journal 1980-1990 (Verdier, 2006). Françoise BON, écrivain, créateur du site internet « remue.net ». Derniers ouvrages parus : Daewoo (Fayard, 2004), Tumulte (Fayard, 2006). Le texte de François Bon a été donné en pré-publication au magazine Les Inrockuptibles (juil- let 2005). Yves BONNEFOY, poète et essayiste, professeur émérite au Collège de France. Derniers livres parus : Assentiments et partages et Poésie et peinture 1993- 2005 (William Blake, 2005) ; L’imaginaire métaphysique (Seuil 2006). Rachid BOUDJEDRA, écrivain d’origine algérienne. Derniers livres parus : Cinq fragments du désert (Éditions de l’Aube, 2002), Les Funérailles (Grasset, 2003). Michel BUTOR, écrivain et critique. Derniers ouvrages parus : Anthologie nomade (Gallimard, 2004) ; L’Horticulteur itinérant (Melville, 2004). Sur Michel Butor vient de paraître : Michel Butor, l’écriture nomade, Mireille Calle-Gruber (ed.), Éditions de la BNF, 2006. 128 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Mireille CALLE-GRUBER, écrivain et critique, professeur de littérature à l’Université Paris III. Derniers livres parus : Le Grand Temps. Essai sur l’œuvre de Claude Simon (Septentrion, 2004), Tombeau d’Akhnaton (La Différence, 2006). Le texte de Mireille Calle-Gruber a été donné en pré-publication à la Lettre de la Maison des Écrivains, n° 47, septembre 2005. Rafael CONTE, journaliste, critique littéraire , traducteur, écrivain, il est le principal collaborateur des suppléments littéraires de El País et Abc. Michel DEGUY, poète et philosophe, directeur de la revue Po&sie, ancien directeur du Collège de Philosophie, professeur émérite à l’Université Paris VIII. Derniers ouvrages parus : Un homme de peu de foi (Bayard, 2003), Sans retour (Galilée, 2004), Au jugé (Galilée, 2004). Assia DJEBAR, écrivain d’ origine algérienne. Membre de l’Académie fran- çaise depuis 2005. Derniers ouvrages parus : La Disparition de la langue française, Albin Michel, 2003, Ombre sultane, Albin Michel, 2006. John FLETCHER, traducteur et critique, professeur émérite de littérature comparée à l’Université de East Anglia (Norwich, Grande-Bretagne), lauréat avec Beryl Fletcher du Prix Scott Moncrieff pour la traduction des Géorgiques (The Georgics, éd. John Calder, 1989), auteur notamment de Claude Simon and Fiction Now (éd. Calder et Boyars, 1975). Jean-Paul GOUX, écrivain et critique, maître de conférences à l’Université de Tours. Derniers livres parus : La Voix sans repos (Le Rocher, 2003), L’Embardée (Actes Sud, 2005). Un court extrait du texte de Jean-Paul Goux a été donné en pré-publication au magazine Le Matricule des Anges , n° 72, avril 2006. Yves MABIN CHENNEVIÈRE, poète, directeur des affaires culturelles au Ministère des Affaires étrangères. Dernier livre paru : Traité d’anatomie (La Différence, 2005). Charif MAJDALANI, écrivain et professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Dernier livre paru : Histoire de la grande maison (Seuil, 2005). Christian MILOVANOFF, artiste, enseigne la photographie à l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles. Il a publié notamment Le Louvre revisité (Contrejour, 1986), Le Jardin 1948-1968 (Musée d’Art moderne de Saint- Étienne, 1994), Conversation Pièces (Actes Sud, 2002). Giovanola NOVELLI, veuve du peintre Gastone Novelli (1925-1968). Aidée par Ivan Novelli, fils de l’artiste, et sous la direction scientifique de Pia Vivarelli, professeur d’Histoire de l’Art Moderne à l’Université de Naples, elle a constitué en 1993 l’Archivio Gastone Novelli. Dernière exposition : Gastone Novelli, mostra NOTICES 129 antologica, Fondazione Arnaldo Pomodoro, Milan, 2006 (catalogue édité par Skira). Benoît PEETERS, écrivain et scénariste de bandes dessinées. Auteur avec François Schuiten de la série des Cités obscures (Casterman). Dernier livre paru : Le Transpatagonien (en collaboration avec Raoul Ruiz ; Les Impressions nouvelles, 2002). Yves PEYRÉ, poète et critique. Conservateur de la Bibliothèque Doucet à Paris. Derniers livres parus : Peinture et poésie, le dialogue par le livre (Gallimard, 2001), L’Horizon du monde (Fata Morgana, 2003). Olivier ROLIN, écrivain. Derniers livres parus : Suite à l’hôtel Crystal (Seuil, 2005), Rooms (collectif ; Seuil, 2006). Antoni TÀPIES, peintre catalan. Dernières expositions : Tàpies, encres, gra- vures, lithographies, livres, et Col.lecio, Fondation Tàpies, Barcelone, 2006. Gérard TITUS-CARMEL, peintre et poète. Derniers livres : La Jonchaie (Rencontres, 2006), Seul tenant (Champ Vallon, 2006). Dernières expositions : Paysages au revers (Espace Main-Forte, Galerie Eric Linard, Le Val des Nymphes), Peintures et œuvres sur papier (Hôtel Beury, Centre d’Art et de Littérature, L’Échelle).

Texte

CENDRE* par CLAUDE SIMON

Ce furent d’abord de longues suites de jours chauds qui se traî- naient au dehors, de l’autre côté des volets fermés et, le soir, lorsqu’on pouvait enfin ouvrir les fenêtres, il re gardait le ciel décoloré verdir len- tement au-dessus des toits, se faner, évanescent, diaphane, jusqu’à ce que les premières étoiles se missent à briller et, plus tard, c’était la forme géométrique d’une constellation qui se déplaçait in- sensiblement, lointaine, majestueuse et glacée, dans le ca dre de la fenêtre, pendant les heures de la nuit, tandis qu’il pensait avec une sorte de désespoir paisible, d’indifférent dégoût, à cette morsure san- glante et pourrie, près de l’épaule, à l’intérieur de son corps étendu. Plus tard il y eut de calmes ciels nuageux, d’apaisan tes pluies qu’il regardait rebondir sur les toits de tuiles, s’égouttant des chéneaux cre- vés sur les pavés de la cour. Et puis d’autres matins où le ciel lavé fai- sait penser aux prés, aux bois, aux vertes et lentes rivières, d’autres cré- puscules se teintant peu à peu de rose, tombant chaque jour un peu plus tôt, à mesure que le somptueux été tirait son ventre lourd au-des- sus des plaines, des collines, des mers parcou rues de bateaux, des villes peuplées de femmes et d’hom mes qui chaque jour marchaient dans les rues lumineuses, allaient, venaient, sur leurs jambes légères et royales, por tant leurs corps verticaux, leurs têtes – les têtes, ces fragi - les hochets pleins de tragiques, passionnants et dérisoires débats.

*Texte publié en mars 1959 dans La Revue de Paris, réédité avec l’autorisation de Mme Réa Simon. 134 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Et plus tard encore ce fut l’automne, avec de tardifs et furieux orages, des aubes déjà froides, et, toujours cou ché, toujours avec cette mort rougeâtre contenue mais vigi lante au-dedans de lui, écoutant la nuit les sifflets lointains des trains, le jour les bruits mul- tiples de la maison – les insignifiants et merveilleux échos de vies insignifian tes et merveilleuses – il lui semblait peu à peu de venir lui- même quelque chose d’impérissable, minéral et passif sur quoi le temps avait aussi pris l’habitude de glisser sans lais ser de traces comme les ombres des nuages sur la surface de la terre, quelque chose qu’il était devenu, non pas tant par l’accumulation des jours d’immobilité, presque pétrifié dans cette position de gisant, qu’à la suite d’une brusque transformation, ou plutôt transmutation comme si toutes les parcelles de cette matière sans quoi n’existent ni pensée ni sens s’étaient orientées à la façon des mille regards d’une foule sur un nouveau, morbide et fascinant spectacle dans cette heure, après qu’il eut appris, le temps du crépuscule, pouvant se rap- peler les marches tièdes du perron, les oi seaux se taisant peu à peu, le murmure confus des voix autour de lui, la lourde senteur des foins coupés et, sur le flanc du coteau, de l’autre côté du vallon, le trac- teur pres que invisible se hâtant, luttant de vitesse avec la nuit, ro - gnant à chaque passage les bords du triangle de blé qui semblait se rétracter peu à peu comme corrodé, comme rongé par un bourdon- nant, obstiné et vorace insecte, tandis que lui, assis dans cette tié- deur mourante du jour, pen sait : « maintenant, maintenant , main- tenant mon vieux... » percevant avec une sorte d’avidité goulue, de navrante acuité, l’amère saveur d’un monde interdit, avec déjà dans la bouche comme un écœurant avant-goût de ce flot qui, forçant sa gorge, le réveilla dans les ténèbres nocturnes, haletant, horrifié, regardant rougir à ses lèvres d’abord le mouchoir, puis un bol, puis la cuvette qu’elle lui porta, elle aussi horrifiée, le fixant de ses yeux agrandis cependant qu’entre deux hoquets, entre deux jaillissements de ce flux douceâtre, gluant, il se tenait là, assis, la cuvette emplie de sang sur les genoux, pensant toujours avec la même amère ironie, le même désespoir satisfait : « Maintenant mon vieux ! Maintenant hein ? Maintenant, maintenant... » Puis ce fut fini et, dès lors, il passa dans l’envers de ce décor où semblaient vivre (il y avait vécu lui aussi, mais il y avait déjà si long- CENDRE 135 temps, ou si loin) les gens qui venaient dans sa chambre, avec leurs visages hâlés, leurs vêtements légers et clairs. Ils s’asseyaient, par- laient, compatissants, apitoyés, embarrassés, futiles. Ils vinrent aussi à la clinique, les femmes avec leurs robes multicolores, leurs bras nus et dorés, les hommes sans cravate, le col de leur chemise dé - boutonné, et il les voyait dans la pénombre tiède et ver te, la glauque lumière d’aquarium que renvoyait le rideau des grands platanes per- pétuellement bruissants de vent : les murs peints en vert eux aussi, le visage blafard de la nonne, les nuits au bout desquelles arrive tout de même le jour : les premiers vélos d’ouvriers avant l’aube et ensuite les ba layeurs, la marchande de poisson – la voix éraillée, sans timbre, lançant son cri : « La belle sardineu ... le thon jo liii... » – et chaque fois (les écoutant, les épiant) l’envie, l’envie déchirante d’être le cycliste, le balayeur, le posses seur d’une de ces voix du dehors, d’être... C’était une sorte de monde clos, bizarre, exclusif, avec ses relents de formol, de cuisine fade, ses couloirs aux linoléums silencieux, les froissements des lourdes jupes empesées, les horaires fixes, inexora- bles, qui ram enaient tous les matins le petit assistant myope avec son sourire obstiné, ses yeux bridés derrière les verres, son onctuo- sité d’ecclésiastique et, plus tard, précédé par un remue-ménage de portes claquées, de voix, d’ordres, le gros docteur traî nant derrière lui, comme un potentat obèse, despotique, sa suite rituelle et hiérar- chisée. Et, arrêtés autour de son lit, ils le regardaient de leurs yeux de maquignons tandis que leurs lèvres prononçaient les paroles rituelles elles aussi, de ri tuelles plaisanteries, sur ce ton distrait et las que l’on em ploie pour parler aux enfants et aux idiots, sans cesser de l’observer, de le guetter (leurs regards comme séparés des paroles, à l’abri des paroles plutôt, aux aguets, calculateurs, aigus, comme ceux de paysans sur le qui-vive, habitués aux ruses des marchands, aux tromperies de la maladie, éva luant, estimant). Souvent, par la suite, il devait lui arriver de se revoir dans la salle d’opération, au centre de cette pièce qui était elle-même comme le centre, la raison d’être de cet agence ment de couloirs caoutchoutés, d’escaliers, de chambres aux portes numérotées, de parois de verres dépolis au tra vers desquelles se dessinaient de vagues formes 136 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 blanches allongées : un antre obscur et vide, à l’exception, sous l’éclairage violent du projecteur, de cette espèce de trône barbare où l’on accédait par des marches et sur lequel il était assis, demi-nu, dans le ruissellement de lumière, gro tesque et royal, cependant qu’autour de lui s’affairaient si lencieusement les aides, officiants attentifs de quelque culte secret et clandestin, qui l’entouraieent d bandelettes, le re vêtaient de linges immaculés percés d’ouvertures postulant sang et acier, l’acier aiguisé des instruments dont il enten- dait dans son dos sur la table où on les disposait le cliquetis métal- lique, cruel et froid. Puis (mais cela il ne pouvait que se le rappeler, pas le sentir de nouveau, pas le connaître, parce que personne ne peut imaginer – qu’il les ait éprou vées ou non – la souffrance et la peur) à mesure que mor daient dans sa chair les choses acérées – des insectes aux dards aigus, précis, diligents – cette descente moite et lente, ce néant aveugle où il lui semblait s’enfoncer par degrés, se dissoudre, écartelé, pendu à ce bras attaché là-haut au-dessus de lui, sentant sourdre de son corps, courir sur sa peau en écheveaux mul- tiples les rigoles de sueur, puis ce feu précis le fouaillant, insistant, implacable et, tout à coup, balayant les gémissements, le cri qu’il entendit sortir de lui, le surprenant, furieux, impuissant, humilié, scandalisé... Dehors, c’était la lumière déclinante d’un soir d’été, le glissement d’une voile sur le fleuve, des barques aux avi rons clignotants et, de son lit, quand ils l’eurent remonté, assis tout droit, raide, exténué, il pouvait voir, à travers le rideau bruissant des grands platanes, les corps nus des ga mins courant le long de la berge, se poursuivant, plongeant, et quand les ombres commencèrent à s’allonger (tandis que la pénombre verdâtre s’épaississait et que dans la glace de l’ar- moire en face de lui il ne distinguait plus qu’avec peine son fantôme blafard), sautillant d’une façon comique der rière les buissons, embarra ssés dans leurs vêtements, l’éternel retardataire courant, à demi-rhabillé, à la traîne des autres. Mais maintenant il n’y avait certainement plus de voiles, ni de canoës, ni de gamins et, là aussi, la pluie devait tomber sur les berges désertes, comme elle s’était mise à tomber depuis le milieu d’octo- bre, tous les jours, presque sans discontinuer, sur les cheminées, les CENDRE 137 toits luisants dans l’encadrement de la fenêtre. Elle s’arrêtait parfois une heure ou deux, puis se remettait à tomber, sans bruit, légère, et il pouvait voir les tuiles à peine sèches se vernir peu à peu, refléter de nouveau le ciel livide et morne. C’étaient toujours les mêmes façades, les mêmes toits, et si par hasard il était mort, ils seraient là encore, et sans doute n’y avait-il que cela et rien de plus : les chaussu res et les gants d’enfant passés au blanc d’Espagne séchant sur l’appui de la fenêtre d’en face, les matins des dimanches d’août et, le soir, les deux sœurs boulottes qui rentraient tard de quelque cinéma ou de quelque bal de quartier : les fenêtres allumées, le placard de lumière brusquement proje té au mur de la chambre d’où, toujours étendu, sans pou voir dormir, il les voyait passer et repasser en allées et ve nues silencieuses, se dévêtant peu à peu (leurs épaules et leurs bras laiteux hors des combinaisons noires), absorbées dans d’incompréhensibles et nocturnes occupa- tions. Et ainsi, jour après jour, condamné à rester là couché à la même place, avec cette mort qu’on entourait d’attentives précau- tions tapie à l’intérieur de lui, il pouvait, à travers les deux fenêtres de la grande façade blanche, regarder se dé rouler cette pantomime muette, énigmatique (il y avait toute une famille qui semblait vivre dans les deux pièces, et sans doute peu aisée car les volets n’étaient restés fermés qu’une semaine, vers le quinze août, après quoi il les avait de nouveau revus : les deux sœurs, le frère qui brossait longue- ment son veston avant de sortir, la mère énorme, la petite qui restait des heures penchée à la fenêtre à regarder dans la cour), pouvant voir comme à travers des déchiru res, des fibres d’existences antérieures, des morceaux de sa propre vie où il se regardait de la même façon dont il re gardait se mouvoir ces silhouettes familières et inconnues accaparées par une vie de fourmis. Des déchirures. Comme ces bles- sures qu’exhibaient, ridicules et pitoyables, au pas sage des généraux vainqueurs, les vieux soldats dénudant leurs peaux blanchies : des souvenirs, de blêmes cicatrices sur le fond décoloré du temps.

« Cendre » : un avant-texte lointain du Jardin des Plantes

« Est-ce vraiment la mort ? se dit le prince André en considérant d’un regard neuf, envieux, l’herbe, l’ar- moise et le filet de fumée qui s’élevait de la balle noire tourbillonnante. Je ne peux pas, je ne veux pas mourir, j’aime la vie, j’aime cette herbe, cette terre et l’air… »

Léon Tosltoï, La Guerre et la Paix.

« Cendre » paraît en mars 1959 dans La Revue de Paris, dirigée par Marcel Thiébaut. Cette importante publication était l’héritière d’une histoire à la fois prestigieuse et compliquée1. Une première Revue de Paris fut fondée en 1829 par Louis Désiré Veron pour concurrencer La Revue des Deux Mondes, avec pour collaborateurs Balzac, Dumas, Eugène Sue... Interrompue en 1845, elle reparaît en 1851 et, dirigée par Maxime Du Camp, publiera notamment Madame Bovary en 1856, avec les conséquences judiciaires que l’on sait. Elle sera d’ailleurs supprimée par Napoléon III en 1858. Une dernière Revue de Paris est fondée en 1894 et paraîtra jusqu’en 1970, avec une suspension de 1940 à 1945. De nombreux écrivains

1 Informations extraites de Histoire générale de la presse française, sous la direction de Claude Bellanger, Pierre Guiral [et al.], P.U.F., 1972. 140 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 importants y publieront : , , Colette, Giono… Dans le numéro de mars 1959 figurent des textes d’au- teurs tels que André Billy, Armand Lanoux, Claude Roy, Alain Bosquet, Pierre de Boisdeffre, Thierry Maulnier. Lorsque Claude Simon lui donne « Cendre », La Revue de Paris est donc une publi- cation plutôt « classique »2, alors que la bataille du Nouveau Roman est déjà bien enga gée (rappelons que Le Vent est sorti en 1957, L’Herbe en 1958, et que La Route des Flandres paraîtra en 1960). Ce lieu de publication contraste donc avec les revues plus « modernes » dans lesquelles Claude Simon publie dans cette période, qu’il s’agisse des Lettres nouvelles, des Lettres françaises ou, un peu plus tard, de Tel quel. « Cendre » est, pour reprendre une expression tardive mais signi- ficative de Claude Simon, un texte « à base de vécu ». Entre L’Herbe, qui s’inspirait de l’agonie d’une vieille tante aimée, et La Route des Flandres, qui inaugure la « matière » de 1940, ces pages écrites à la première personne convoquent une mémoire proche et doulou- reuse, que la « Chronologie » de la Pléiade résume ainsi : 1951 Atteint de tuberculose, Simon est alité pendant cinq mois et restera deux ans ph ysiquement diminué.

« J’ai vécu durant cinq mois allongé. Avec pour seul théâ- tre une fenêtre. Quoi ? Que faire ? Voir (expérience du voyeur), regarder avidement. La vue, la lenteur et la mémoire. »3 Tout est là, en effet : l’épreuve terrible d’une maladie qui fait frôler la mort, et le « bon usage de la maladie », non comme chez Pascal pour s’élever vers la transcendance, mais tout au contraire pour ap profondir l’immanence, dans l’intensité pathétique d’un regard avide qui relie encore le malade au monde des vivants, et surtout à

2 « Plus littéraire que la Revue des Deux Mondes, plus traditionnelle que la Nouvelle Revue Française, elle sut se renouveler au gré des nouveautés sans pour autant suivre la mode » (ibid., tome III, p. 596). 3 Claude Simon, Œuvres, édition établie par Alastair B. Duncan avec la collaboration de Jean H. Duffy, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. LXII. « CENDRE » : UN AVANT-TEXTE LOINTAIN DU JARDIN DES PLANTES 141 la matière du monde. Expérience aussi décisive pour l’écriture que celle vécue onze ans plus tôt sur la route des Flandres, expérience dont « Cendre » déploie tout à la fois la misère profonde et l’enchan- tement ténu, et sur laquelle Claude Simon ne reviendra que presque quarante ans plus tard, dans Le Jardin des Plantes4. Car « Cendre » est un avant-texte lointain du grand roman de 19975. Si aucune phrase n’y est reprise littéralement, ce qui n’étonne guère après tant d’années d’écriture (l’usage – ou le non usage – de la ponctuation distingue particulièrement les deux textes), la plupart des motifs réapparaissent dans six fragments des parties I et III6. Mais la composition fragmentaire induit à la fois un montage diffé- rent de ces motifs et une mise en relation signifiante avec d’autres. Alors q ue « Cendre » enchâssait dans les souvenirs de la convales- cence ceux de la clinique, par un procédé classique de retour en arrière, l’ordre est plus profondément bousculé dans Le Jardin des Plantes : les trois fragments de la partie I évoquent le séjour en cli- nique, tandis que les trois fragments de la partie III, très rapprochés, évoquent respectivement la découverte de la maladie, le séjour en clin ique et, après une reprise presque littérale des premières lignes du fragment 3, la convalescence. Mais la matière est bien la même. On retrouve ainsi dans les fragments de la partie I le traumatisme de l’opération (« […] la salle d’opération plongée dans l’obscurité mon bras ligoté à une sorte de potence Il regardait à l’intérieur de moi à l’aide d’une espèce de périscope […] » [JP, 961-962]), la pens ée ter- rifiante de ce que recèle le corps malade (« Étendu sur le lit, les yeux ouverts, exténué, je pensais à cette chose à l’intérieur de moi, rouge (ou comment était-ce ?). Caverne. » [993]), l’atmosphère mysté- rieuse de la clinique (« […] les pas feutrés des religieuses sur le

4 Éditions de Minuit, 1999. Les références à ce roman renverront à l’édition dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (op. cit.). 5 D’autres avant-textes du Jardin des Plantes sont également très anciens : l’évocation de Gastone Novelli reprend des éléments d’une préface de 1962 à un catalogue d’exposition, récemment rééditée par Brigitte Ferrato-Combe (cf. la rubrique « Actualité de l’œuvre »), et celle du mercenaire de la guerre d’Espagne surnommé « le Comandante » reprend des passages du Sacre du printemps, publié en 1954. Ce qui confirme son statut de livre- somme. 6 JP, 961-962, 980, 993-994, 1127-1128, 1129-1130 et 1130-1132. 142 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 linoléum brun rouge des couloirs, le froissement de leurs lourdes jupes […] »), le sentiment de n’être pour le corps médical qu’un objet (« […] me regardant de leurs yeux curieux, compatissants, mais surtout curieux […] » [994]) que l’on observe à travers « les mêmes lunettes cerclées de métal »7. Mais aussi les bouffées de vie extérieure qui semblent venir « d’un autre monde, irréel », dont elles réveil lent la poignante nostalgie, mais qui entretiennent aussi le désir de vivre : « Parfums odeurs d’été l’air qui entrait dans la cham- bre de la clinique avec les visiteurs Elles à la peau dorée vivantes se tenant gênées au pied du lit hâte sans doute de repartir Un moment l’odeur d’éther de formol chassée […] » (980) ; « Par la fenêtre je pouvais voir les feuilles des arbres de la promenade que le soleil déclinant commençait à dorer les murs de briques roses entendre les gamins qui jouaient se poursuivaient avec des cris sauvages sur les berges herbues du fleuve leurs cris me parvenant comme de très loin » (962) ; « Un peu plus tard les voix éraillées et fraîches des mar- chandes de poissons, chantantes, criant La belle sardineueu Qui veut de la belle sardineueu […] » (993-994)8. Le dernier fragment de la partie III, et qui d’ailleurs la clôture, est quant à lui une assez longue remémoration des impressions du convalescent immobilisé (« Pendant quatre mois il restera allongé dans un lit d’où il lui sera interdit de se lever. » [1130]), d’abord sans doute dans la maison de Perpignan, puis « à la campagne9 » (1131). Ce fragment est le plus riche en observations faites par « l’encadrement de la fenêtre » (1130), dont plusieurs reprennent celles de « Cendre ». Il s’agit de variations météorologiques (« Au-dessus du toit il regarde monter et s’amasser les nuages, le ciel devenir noir, la lumière changer. La pluie rebondissait sur les tuiles en aigrettes multiples, les toits changeaient de couleur, devenaient luisants, comme vernis, reflétaient le bleu du ciel revenu, séchaient, ocre rose alors taché par en droits de jaune par les lichens. »), ou encore de scènes de la vie quotidienne aperçues par la fenêtre d’une maison voisine :

7 Le monde étrange de l’hôpital sera bien entendu longuement décrit, et de manière par- ticulièrement saisissante, dans Le Tramway. 8 Claude Simon avait été opéré dans une clinique de Toulouse. 9 Il s’agit probablement du sud-ouest, du Gers plus précisément, où l’on peut situer aussi l’action de L’Herbe (on retrouve d’ailleurs le grondement du train sur le pont de fer : JP, 1131, Herbe, 20). Cette partie de la convalescence n’était pas évoquée dans « Cendre ». « CENDRE » : UN AVANT-TEXTE LOINTAIN DU JARDIN DES PLANTES 143

Certains soirs, une fois par semaine, il pouvait voir les jeunes voisines qui se préparaient pour sortir. Dans la journée, elles posaient sur l’appui de la fenêtre pour les faire sécher leurs chaussures passées au blanc d’Espagne qu’elles étalaient avec une brosse à dents. Puis elles éteignaient, sortaient, et tout était noir, fenêtre et façade. Tard dans la nuit le rectangle de la fenêtre s’allumait, jaune , comme suspendu dans les ténè- bres, et il pouvait suivre leurs allées et venues tandis qu’elles se préparaient à se coucher, ou plutôt (la fenêtre était située plus haut que la sienne) les brefs passages de leurs bustes que séparaient des moments plus ou moins longs pendant les- quels il pouvait seulement voir le dièdre formé par le plafond et le mur du fond où les ombres mouvantes de leurs corps i nvisibles se profilaient, montaient parfois jusqu’au plafond, débordant sur celui-ci, s’étirant, cassées en deux. (JP, 1130- 1131)

Ainsi le convalescent, convertissant sa faiblesse physique en force de préhension du réel par la vision, est le spectateur privilégié de ce que d’habitude nous enregistrons sans y prêter attention, la vie élémen- taire des choses et des êtres mêlés, matière précieuse de l’écriture à venir. Mais la reprise de ces souvenirs dans Le Jardin des Plantes permet de les introduire dans le vaste réseau de ce roman10, et par là de leur donner de nouvelles résonances. Alors que la maladie et la convales- cence étaient traitées en 1959 dans un texte présentant une unité et une autonomie thématiques, les fragments de 1997 reçoivent un surcroît de sens des connexions multiples qui s’établissent avec des fragments hétérogènes. Je n’en prendrai que deux exemples particu- lièrement frappants : la relation avec le personnage et la peinture de Gastone Novelli et la relation avec l’attaque allemande de 1940. Dans la partie I, les cris de douleur de l’opéré, transcrits par qua- tre lignes de A (JP, 962), reprennent les lignes analogues dont est couverte une toile de Novelli, reproduites dans un fragment anté- rieur (919). Or, ces lettres étaient alors interprétées comme « [fai- sant] songer à ces mots entrecoupés qu’échangent dans l’étreinte des

10 Cf. la notice de Jean H. Duffy sur Le Jardin des Plantes (JP, 1466-1489). 144 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 amants aux souffles hachés », dans une confusion entre souffrance et jouissance qui n’est pas sans évoquer l’univers d’un Georges Bataille. Mais ces lignes de A seront aussi référées plus tard à l’étude par Novelli de la langue des indiens guarani, dans laquelle le son A, « modulé et accentué d’une infinité de façons […] signifiait une incalculable quantité de choses » (1079), comme une sorte de lan- gage originel11. Enfin, ces A qui sont « comme un cri » (1080) ren- voient aussi, implicitement, à la torture infligée à Novelli par les nazis, et l’on revient donc à la thématique initiale de la douleur, l’opération étant nettement décrite, dans « Cendre » et dans Le Jardin des Plantes, comme une torture12. L’expérience partagée de la souffrance physique, si différentes qu’en soient par ailleurs les condi- tions, contribue donc à rapprocher Simon et Novelli13. Mais les fragments évoquant la maladie entrent aussi en conso- nance, dans la partie III, avec la thématique centrale de la guerre, par le sentiment poignant de la proximité de la mort et, simultané- ment, de la beauté de la vie et du monde. Le premier d’entre eux, en particulier, rapproche trois expériences : l’alerte au moment de l’attaque allemande de mai 1940, la découverte, « onze ans plus tard » (JP, 1127), des premiers signes de la tuberculose, et enfin, « quarante ans plus tard » (1128), une crise d’hématurie dans un hôtel étranger. Si les circonstances varient légèrement, en ce qui concerne la deuxième expérience, entre le récit de « Cendre » et celui du Jardin des Plantes, l’essentiel demeure : la vision stupéfiante du sang craché (« Il regarde glisser lentement sur la paroi émaillée et concave un caillot rouge foncé, comme un petit morceau de foie de

11 Cf. Brigitte Ferrato-Combe, « Simon et Novelli : l’image de la lettre », in « Le Jardin des Plantes » de Claude Simon, études réunies par Jean-Yves Laurichesse, Cahiers de l’Université de Perpignan, n° 30, 2000, p. 106-111. 12 « […] mon bras ligoté à une sorte de potence […] sentant que j’allais m’évanouir […] » (JP, 961-962) ; « […] il m’a dit qu’à Dachau on l’avait pendu attaché par les poignets jus qu’à ce qu’il s’évanouisse. » (987). 13 Une autre expérience de la maladie, plus bénigne mais amplifiée par le jeune âge, entre aussi en consonance avec celle de 1951 dans Le Jardin des Plantes : une otite contractée au collège, où l’on retrouve à la fois la douleur insoutenable (« Avec un mugissement de vagues la douleur venait battre contre mon tympan c’était quelque chose de furieux acharné impi- toyable méchant […] » [JP, 926]) et la figure du médecin tortionnaire (« […] je savais qu’il introduirait dans mon oreille ce petit cornet de métal et que quand il commencerait à fouiller avec ses longues aiguilles je ne pourrais pas m’empêcher de crier […] » [927]). « CENDRE » : UN AVANT-TEXTE LOINTAIN DU JARDIN DES PLANTES 145 veau, et qui laisse derrière lui un sillage rose » [1127]) et le contraste violent avec la paix de la nature : « Au-dehors, il fait beau et il peut entendre les voix des enfants qui jouent dans le parc. ». Mais sur- tout, Le Jardin des Plantes reprend, pour associer à la fin du fragment les expériences de la guerre et de la maladie, cette expression à la fois si simple et si poignante qui, dans « Cendre », disait déjà l’angoisse de l’imminence et le fatalisme du désespoir : « Chacune des trois fois il pense : Maintenant. Maintenant. Maintenant » (1128)14. Si Claude Simon reprend à « Cendre » cette expression frap- pante15, en revanche, il en invente une autre qui, rétroactivement, projette sur le texte de 1959 son clair-obscur : « mélancolie ». On se souvient que le mot est proposé par S., presque en désespoir de cause, pour tenter de faire comprendre au journaliste rétif son état d’esprit sur la route des Flandres : « […] et à la fin il dit Mélancolie […] » [JP, 1120])16. Et quelques pages plus loin, il précise sa pen- sée : « Jamais je n’avais tant désiré vivre, jamais je n’avais regardé avec autant d’avidité, d’émerveillement, le ciel, les nuages, les prés, les haies… » (1122), avant de rapprocher son expérience de celle vécue par Dostoïevski lors d’un « simulacre d’exécution » (1124) : « Il décrit cette déchirante et mélancolique avidité avec laquelle le condamné regarde autour de lui le monde (le reflet du soleil sur le bulbe doré d’une église, les maisons, les gens) qui va continuer d’exister alors que dans quelques instants lui-même ne sera plus rien. ». Le sentiment est bien le même que celui qu’éprouvait le malade dans « Cendre » : cette « avidité goulue », cette « navrante acuité » avec lesquelles il percevait « l’amère saveur d’un monde interdit », et la certitude douloureuse, face aux toits qu’il voyait par la fenêtre, que « si par hasard il était mort, ils seraient là encore ». Or, dans Le Jardin des Plantes, S. regrette de ne pas avoir su éclairer le journaliste sur son emploi si perso nnel du mot « mélancolie » en prenant un exemple différent, et cet exemple est précisément celui

14 L’expression se trouvait déjà dans L’Acacia au moment de l’alerte : « Il pense Maintenant, maintenant… » (A, 260). 15 Cf. supra le texte de Dominique Viart, « Maintenant : Claude Simon ». 16 Le mot apparaissait déjà dans Album d’un amateur, publié en 1988, et il était également adressé à un journaliste (Alb., 27). Cf. supra le texte de Jean-Marie Barnaud : « L’écriture et la survie : sur une mélancolie ». 146 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 de la clinique, avec cette visite tardive et inquiétante du chirurgien, qui signifie que « le cher malade ne va pas bien du tout » (1129)17. Les deux expériences sont à nouveau étroitement associées, et il ne reste plus qu’à clore la série avec le dernier fragment évoquant le malade, puis le convalescent allongés. Claude Simon avait composé avec « Cendre » une sorte d’adagio mélancolique, réveillant les souvenirs comme on suivrait du doigt de « blêmes cicatrices sur le fond décoloré du temps ». En faisant éclater la matière de ce texte initial pour la mêler à d’autres « frag- ments épars d’une vie d’homme18 », il en a multiplié les résonances et les échos, révélant le sens profond d’une expérience douloureuse mais fondatrice. Ainsi, au moment de lui rendre hommage, c’est à une grande leçon d’écriture que nous sommes conviés, mais aussi à une leçon de choses et, finalement, à une leçon de vie, cette vie obs- tinée qui ne veut pas se déprendre des choses. Et si le titre de « Cendre » évoque la vanité de l’existence humaine, il dit aussi le pouvoir qu’a la littérature de recréer ces choses que le temps avait ensevelies « sous une impalpable couche de cendres, l’impalpable et protecteur brouillard de la mémo ire » (Tram., 141)19.

Jean-Yves LAURICHESSE

17 La figure du journaliste est d’ailleurs explicitement rapprochée de celle du médecin, par l’attribut commun des « lunettes » : « Derrière les verres rectangulaires de ses lunettes à monture dorée […] il me regardait d’un œil attentif, professionnel, neutre, comme un médecin. » (JP, 955). 18 Prière d’insérer du Jardin des Plantes. 19 C’est moi qui souligne. Actualité de l’œuvre

Claude Simon dans « la Pléiade »

La publication par Gallimard, en mars 2006, d’un volume d’Œuvres de Claude Simon dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade » a été sans aucun doute l’événement majeur de cette année simonienne. Elle a aussi eu un important retentissement médiatique, dans la presse écrite et dans les radios, qui atteste la reconnaissance gran- dissante de cette œuvre bien au-delà des cercles intellectuels. Établie par Alastair B. Duncan, avec la collaboration de Jean H. Duffy, cette édi- tion d’une sélection d’ouvrages présente toutes les qualités d’une grande édition critique, à la fois pleine de savoir et d’intelligence, et abordable par un public cultivé : une introduction générale lumineuse, retraçant les grandes phases du développement de l’œuvre, des notices sur chaque livre qui sont autant d’études littéraires suggestives, des notes élucidant nombre de références contenues dans le texte simonien (historiques, lit- téraires, artistiques, géographiques…), des appendices présentant des textes et documents difficilement accessibles qui éclairent le travail de l’écrivain. Ce volume de la Pléiade accompagnera désormais tout lecteur de Claude Simon comme une source inépuisabl e de plaisir et de réflexion. Alastair B. Duncan a bien voulu en retracer la genèse pour les Cahiers Claude Simon.

Au printemps 2001, Claude Simon a accepté la proposition d’Antoine Gallimard de publier dans la « Bibliothèque de la Pléiade » un choix de ses œuvres en un volume. Le choix des 150 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 ouvrages a été fait par Claude Simon. Il représente toutes les époques de son travail à partir du Vent. Un accent particulier est mis sur les romans de la mémoire restituante : Le Vent (1957), La Route des Flandres (1960), Le Palace (1962). Mais le volume contient aussi, pour la période dite formaliste, La Bataille de Pharsale, œuvre de transition (1969), et Triptyque (1973) ; et, pour les romans « à base de vécu », cette grande œuvre récapitulative, Le Jardin des Plantes (1997). En outre, Simon a choisi de mettre en avant le texte publié d’abord en album avec des peintures de Miró et repris plus tard sous le titre La Chevelure de Bérénice (1984). Sur l’incitation de Gallimard, il a ajouté le Discours de Stockholm. Deux autres textes de Simon donnent également le reflet de la conception qu’il se faisait de son œuvre et de son travail et de la façon dont il les situait dans l’histoire littéraire : la préface à Orion aveugle (1970) et « La fiction mot à mot », communication donnée au colloque de Cerisy sur le Nouveau Roman en 1971. Le volume contient en outre une étude de Mireille Calle-Gruber que Simon prisait beaucoup, « Le récit de la description ou De la nécessaire présence des demoiselles alle- mandes tenant chacune un oiseau dans les mains ». Simon m’ayant confié la direction du volume, je lui ai exprimé le désir d’avoir comme collaboratrice ma collègue d’Edimbourg, Jean Duffy, choix que Simon a tout de suite approuvé. Nous nous sommes vite mis d’accord, Jean Duffy et moi, sur les ouvrages dont elle aurait l’entière responsabilité : La Bataille de Pharsale et Le Jardin des Plantes. Mais notre collaboration, et l’aide qu’elle m’a apportée, sont allées beaucoup plus loin. C’est ensemble que nous avons conçu le volume, et notamment le format des notices ; la bibliographie, fruit d’un travail commun, est la version revue et per- fectionnée de notre collaboration sur un livre précédent ; et, d’un œil amical et néanmoins impitoyable, Jean a lu et commenté mes brouillons, tout comme j’ai lu les siens. Nous nous sommes ainsi efforcés de donner une certaine homogénéité au volume, le lecteur ne devant pas se trouver dépaysé en passant d’une notice à une autre, même si l’auteur en est différent. Notre collaboration avec Claude Simon a été un des grands plai- sirs de cette Pléiade. La chose n’allait pas de soi. Pour Simon, chaque ACTUALITÉ DE L’ŒUVRE 151 roman était l’aboutissement d’un travail sur la forme ; la critique n’avait donc qu`à s’occuper du roman dans sa forme définitive. C’est ainsi que nous n’avons pas eu accès aux manuscrits. Mais les conventions de la Pléiade exigent que l’on parle des origines et de la genèse des œuvres. Très aimablement, Simon a accepté de jouer le jeu : nous avons eu sa permission d’inclure des schémas, des plans et même quelques pages de manuscrits ; et nous avons brièvement évoqué dans chaque notice les quelques éléments de la genèse du roman que nous avons pu recueillir dans des interviews d’époque ou en conversation avec Claude et Réa Simon. Car c’était dans l’appartement même de Claude Simon que ce tra- vail en partie se faisait. Nous lui avons tous deux envoyé des ques- tions écrites. Au début, en 2001 et en 2002, nous avons parfois reçu des réponses écrites. Mais, de plus en plus fatigué, Simon préférait nous recevoir, séparément, chez lui. Dans la mesure du possible, il répondait à nos questions – nous avons essayé surtout de vérifier des faits et des dates – mais il arrivait aussi qu’il évoque bien d’autres choses ; et les notices et les notes portent le reflet de ces conversa- tions, comme nous avons essayé de le signaler dans le volume. Un dernier aspect de cette collaboration concerne Réa Simon. Quand nos notices et nos notes s’approchaient de leur forme définitive, Réa les a toutes lues et commentées. Elle a corrigé des erreurs factuelles, elle nous a poussés, avec une grande finesse, vers plus de clarté et de précision et elle a veillé à ce que la différence soit toujours faite entre nos vues propres et la perspective de Simon qu’il ne fallait pas trahir. Enfin, dans ce volume des Cahiers consacré à la mémoire de Claude Simon, Jean Duffy voudrait se joindre à moi pour rendre hommage à l’écrivain tel que nous l’avons connu. Je suis allé pour la première fois chez lui à Paris en 1967 ou en 1968, et Jean quelques années plus tard en 1979. À chaque fois, son accueil était le même : simple, chaleureux, att entif, toujours prêt à vous sortir une photo, une carte postale, la lettre manuscrite d’un ancêtre. Nous lui envoyions parfois nos travaux qu’il lisait en anglais aussi bien qu’en français et qu’il commentait en toute franchise. C’était un homme passionné et d’une grande rectitude : ses jugements étaient sans appel et ses enthousiasmes – pour l’Angleterre, Churchill, le rugby 152 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

– débordants. Son humour, dont on n’a pas suffisamment parlé, allait de pair avec une grande et étonnante modestie. Tout critique n’a pas la bonne fortune de travailler sur un écrivain dont la per- sonne est aussi attachante que l’œuvre. Nous avons eu le grand pri- vilège de travailler sur Claude Simon ; il était impossible de ne pas l’aimer. Alastair B. DUNCAN

Manifestations Le « Séminaire Claude Simon », animé par Dominique Viart et Didier Alexandre, s’est poursuivi dans les locaux de l’École Normale Supérieure, rue d’Ulm (Paris, 5e) : - 6e journée (samedi 11 juin 2005). « Simon : style, syntaxe ». Interventions de Pascal MOUGIN (« Claude Simon : phrase et habitus »), Ilias YOCARIS (« Une poétique de l’indétermination : style et syntaxe dans La Route des Flandres », David ZEMMOUR (« La syntaxe de Claude Simon ou “l’ordre sensi- ble des choses” »), Marie-Albane RIOUX-WATINE (« Le dialogue simonien : enjeux, formes, déviances »). - 7e journée (samedi 28 janvier 2006). « Simon et l’existentialisme ». Interventions de Jean-François LOUETTE (« Claude Simon et Sartre dans les premiers romans »), Didier ALEXANDRE (« Claude Simon et Sartre dans le dis- cours critique », Dominique VIART (« Littérature engagée et fiction critique : de Sartre à Simon »). - 8e journée (samedi 10 juin 2006). « Lectures de L’Herbe ». Interventions de Gérard ROUBICHOU (« (Re)lire L'Herbe en 2006 »), Alexey VISHNYAKOV (« Lecture de L’Herbe à travers ses unités de seuil – titre, épigraphe, incipit, explicit »), Anne-Yvonne JULIEN (« Le dire du “Rien” dans L’Herbe. Versions simoniennes du Nihil »), Michel BERTRAND (« Inscriptions de l’Histo ire dans L’Herbe de Claude Simon »). Les prochaines journées auront lieu le samedi 3 février 2007 (« Claude Simon et Georges Bataille ») et le samedi 9 juin 2007 (« Lectures du Vent »). Le pro- gramme détaillé sera envoyé aux adhérents et accessible dans les pages internet de l’Association, hébergées par Christine Genin sur son site Labyrinthe (adresse : http://perso.orange.fr/labyrinthe/simonasso.htm). ACTUALITÉ DE L’ŒUVRE 153

Diverses manifestations culturelles ont été consacrées à Claude Simon et à son œuvre en 2006 : Au du Livre de Paris (17 mars 2006), table-ronde « Hommage à Claude Simon », animée par Jean-Yves Laurichesse, avec la participation de Mireille Calle-Gruber, Alastair B. Duncan et Dominique Viart (stand de la Région Languedoc-Roussillon). Présentation des Œuvres de Claude Simon (Pléiade) par Alastair B. Duncan dans divers médias et plusieurs librairies : Ombres Blanches (Toulouse), Torcatis (Perpignan), Dialogues (Brest). Les Nuits de Mai de Nancy (12, 13, 14 mai 2006), manifestation organisée par l’association « Culture et Communication », présidée par Nicole Granger. Présentation de l’œuvre de Claude Simon par Brigitte Ferrato-Combe. Lectures par Christian Rist, Jean-Marie Villégier, Marc Zammit et Michaël Lonsdale. Exposition « Claude Simon » des Éditions de Minuit organisée par la Librairie L’Autre Rive. Projection de l’émission « Tripychon mit Claude Simon » proposée par le Forum de l'IRTS. À Perpignan et dans les Pyrénées-Orientales : attribution du nom de Claude Simon à plusieurs établissements scolaires et culturels ; exposition de la collection de photographies de la Galerie du Château d’Eau de Toulouse (Maison de la Catalanité, janvier-mars 2006) ; exposition « Claude Simon » des Éditions de Minuit (Librairie Torcatis, avril 2006) ; lectures de L’Acacia par Jean-Marc Bourg (Librairie Torcatis, Bibliothèque Universitaire et Médiathèque de Perpignan, 9-10-11 mai 2006) ; baptême des classes de seconde du Lycée François Arago par l’Amicale des anciens élèves (édition d’un livret consacré à Clau de Simon, coor- donné par Jules-Vincent Argence, table-ronde animée par Bernard Rieu avec la participation de Mireille Calle-Gruber, Claude Colin, Jean-Yves Laurichesse et Jean Reynal, septembre 2006) ; exposition « Le Tramway d’après l’œuvre de Claude Simon. Un itinéraire littéraire de Perpignan à Canet » (Chapelle Notre- Dame des Anges, septembre 2006 - février 2007). Les Pérégrinations littéraires d ans la Montagne jurassienne (5-8 octobre 2006), organisées par l’association « Saute-Frontière » (Saint-Claude). Expo-conférence « Claude Simon : arpenter les chemins de mots », par Patrick Longuet. Lecture de textes de Claude Simon, Ramuz, Cendrars, Walser, par Muriel Racine, Catherine Cretin, Gérald Chevrolet et Daniel Vouillamoz, avec improvisation au piano par Pierre Mancinelli. 154 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Rééditions « Novelli ou le problème du langage », texte de Claude Simon pour le catalogue d’une exposition du peintre Gastone Novelli à la Alan Gallery de New-York (1962), inédit en français, retraduit de l’italien et commenté par Brigitte Ferrato-Combe (« Une rêverie sur le signe »), in Les Temps modernes, novembre 2004 / février 2005, n° 629, p. 77-92. Les Géorgiques, Éditions de Minuit, collection « Double », n° 35, 2006.

Traductions En allemand L’Herbe (Das Gras), traduit par Eva Moldenhauer, Köln, DuMont, 2005. La Chevelure de Bérénice (Das Haar der Berenike), suivi de Essai de mise en ordre de notes prises au cours d’un voyage en Zeeland (1962) et complétées (Versuch des Ordnens von Notizen aus dem Jahr 1962), traduit par Eva Moldenhauer, ibid., 2006. Le Palace (Der Palast), traduit par Eva Moldenhauer , ibid, 2006.

Études

Essais Bérénice BONHOMME, « Triptyque » de Claude Simon. Du livre au film. Une esthétique du passage, Fasano/Paris, Schena Editore/Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005, 223 p. La critique simonienne s’est déjà penchée sur les rapports de l’œuvre de Claude Simon à l’image, peinture ou photographie, mais le lien avec le cinéma n’a que peu, jusqu’ici, donné lieu à des études approfondies. La recherche de Bérénice Bonhomme tente de mettre au jour les liens complexes de Claude Simon à l’écri- ture et à l’image et plus particulièrement à l’image cinématographique. En 1975, Claude Simon réalise pour la télévision allemande un court-métrage à partir du roman Triptyque (publié en 1973), court-métrage demeuré pratiquement ACTUALITÉ DE L’ŒUVRE 155 inconnu de la critique française. Le travail simonien, dans le cas de Triptyque, prend la forme d’une adaptation, “traduction” au sens large, de l’écrit au visuel, traduction d’un roman en film, traducere au sens étymologique voulant précisé- ment dire “faire passer”. Le passage à l’image d’une œuvre qui déclare se fonder entièrement sur la puissance métaphorique du langage revêt une grande impor- tance . L’œil est un passage obligatoire pour l’œuvre simonienne et il est aussi cet instrument de création qui fonde l’élaboration d’une écriture, puis d’une vision photographique ou cinématographique du monde. L’écriture cinématographique se situe au carrefour de plusieurs modes d’expression, lesquels se nourrissent de leur mise en synergie. Cette complexité influe sensiblement sur les cadres géné- riques au sein desquels elle se déploie. Partant, Bérénice Bonhomme fait porter son effort d’analyse sur ce dialogue toujours renouvelé entre écriture et réalisation filmique et tente de convoquer de nouveaux outils critiques afin de montrer dans quelle mesure le passage d’un langage à un autre influence notablement le proces- sus créatif chez Claude Simon. (prière d’insérer) Du même auteur : Claude Simon, l’écriture cinématographique, L’Harmattan, 2005, 158 p.

Martine CRÉAC’H, Poussin pour mémoire : Bonnefoy, du Bouchet, Char, Jaccottet, Simon, Presses Universitaires de Vincennes, 2005, 176 p. Premier artiste à réclamer une lecture de ses toiles, auteur de multiples écrits sur l’art, peintre philosophe pour la postérité, Nicolas Poussin laisse une œuvre considérée comme le paradigme d’une peinture offerte au discours : invitant ainsi le spectateur à retrouver, pour chaque tableau, le texte sous-jacent qui l’explique, dans une parfaite complémentarité du pictural et du verbal. L’intérêt constant des écrivains pour cette œuvre a semblé confirmer ces assignations initiales. La redécouverte de l’art de Poussin, dans la seconde moitié du XXe siècle, ébranle de telles évidences. Si des poètes comme Yves Bonnef oy, André du Bouchet, René Char et Philippe Jacottet, et un romancier, Claude Simon, se tour- nent vers cette œuvre intempestive, ils ne sont pourtant pas nostalgiques d’une figuration qui déclencherait d’emblée le discours littéraire. Prélevant sur les toiles du maître classique des fragments de textes ou de figures, leurs poétiques singu- lières suscitent des traces qui font vaciller les discours interpréta tifs ; elles inven- tent de nouvelles écritures pour dire le visible, des théories de l’art pour le présent. Contre les légendes d’un Poussin et plus largement d’un art figuratif transpa- rents, il faut rendre à la peinture sa réserve, au double sens pictural et verbal 156 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 qu’autorise le terme : garder en blanc, ce qui veut dire aussi préserver une mémoire pour l’avenir. (prière d’insérer)

Claire GUIZARD, Claude Simon : la répétition à l’œuvre. Bis repetita. Paris/Budapest/Turin, L’Harmattan, 2005, 399 p. Entendue au sens élargi de ce qui retourne ou revient, sous une forme iden- tique, analogique et équivalente, la répétition se révèle un ferment majeur des œuvres de Cla ude Simon. Au niveau fictionnel, où la réitération de certaines manifestations textuelles symptomatise les carences d’un être vaincu dans un monde chaotique et insensé, la répétition est l’instrument stabilisateur d’une ins- cription identitaire, d’un nouvel ordre logique et d’une résolution herméneu- tique. Dans la narration où le ressassement fige un discours plombé par les trau- matismes morbides, la répétition d’une origine temporelle et causale fonde le mouvement régressif d’une parole généalogique, phylogénétique et mythique. Dans l’écriture enfin, la répétition pointe la nature profondément mimétique de la prose simonienne qui imite le réel et les signes littéraires, trouvant de fait dans la reproduction les conditions d’une production signifiante. (prière d’insérer)

Stéphanie ORACE, Le Chant de l'arabesque. Poétique de la répé- tition dans l’œuvre de Claude Simon, Amsterdam/New-York, Rodopi, 2005, 335 p. Deux constats appliqués à l’œuvre de Claude Simon sont au fondement de cette étude. En premier lieu, il convient de donner toute sa force à la conception simonienne de l’écriture comme fabrication ; en second lieu, de mesurer l’am- pleur des échos tissés de livre en livre et qui érigent lent ement le “portrait d’une mémoire”. Embrassant l’ensemble des romans simoniens, nous nous proposons d’analyser les enjeux de ces retours, aux manifestations protéiformes. Intimement liée à la poétique romanesque, la répétition ne l’est pas moins de l’imaginaire ; jamais reprise stricte à l’identique, elle implique différence et variation. Se don- nent alors à voir nombre de tensions constitutives qui trava illent l’ensemble scrip- tural, de la phrase à l’œuvre entière. Dès lors, si la syntaxe tout autant que la struc- ture tendent à la circularité, ce retour parfait que dessine le cercle est bientôt com- pliqué : il se tord, se distend, se déploie. Nous voulons suivre cette arabesque et nous mettre à l’écoute de son chant. (prière d’insérer) ACTUALITÉ DE L’ŒUVRE 157

Alexandre PRSTOJEVIC, Le Roman face à l’Histoire. Essai sur Claude Simon et Danilo Kiss, L’Harmattan, 2005, 308 p. Le Roman face à l’Histoire propose une lecture comparée de la trilogie fami- liale de Danilo Kis,s Chagrins précoces (1969), Jardin, cendre (1965), Sablier (1972), et de quatre romans de Claude Simon, La Route des Flandres (1960), Histoire (1967), Les Géorgiques (1981) et L’Acacia (1989). Marqués par la ques- tion de la guerre, les deux univers romanesques ménagent une place centrale aux personnages doublement aux prises avec l’histoire du XXe siècle, par un contact direct avec des situations extrêmes et par le long détour d’une histoire familiale. Ils posent ainsi la question des moyens que le romanesque contempo- rain a à sa disposition pour exprimer les traumas historiques (guerre, assassinat, déportation). Le présent essai tente d’y apporter une réponse à travers la réflexion sur l’éloquence propre à la forme romanesque qui aboutit à la défini- tion du roman de formation narrative, mais aussi à travers l’analyse des méca- nismes qui régissent la recherche de la culpabilité historique des personnages principaux et amènent, ainsi, les auteurs à instaurer un savant jeu avec l’archive historique leur permettant d’amarrer leurs fictions à la réalité factuelle. (prière d’insérer)

Revues

Ralph SARKONAK (dir.), La Revue des Lettres Modernes, série Claude Simon, n° 3, « Lectures de Histoire », Lettres Modernes Minard, 2000, 253 p. Le texte polyphonique, par Ralph SARKONAK. I. Lectures de Histoire. Per NYKROG : « Veuf : croquis pour une lecture naïve ». Véronique GAULTIER et Christophe IPPOLITO : « Histoire d’engen- drement et engendrement de Histoire ». Jacques ISOLERY : « L’Allégorie dans Histoire ». Peter JANSSENS : « Ce que veut dire “manquer” une photographie ». Andrea GOULET : « La percée de l’œil : Histoire ». Pascal MOUGIN : « Histoire : l’aventure espagnole comme quête œdipienne ». II. Études et recherches. Mark W. ANDREWS : « Le Dédoublement de la représentation dans L’Acacia ». Jean DUFFY : « Inscription et description, image et écriture : Poussin vu à travers les romans de Claude Simon ». Ralph SARKO- NAK : « Les Quatre saisons du Jardin des Plantes ». 158 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

III. Comptes rendus. Ralph SARKONAK (dir.), La Revue des Lettres Modernes, série Claude Simon, n° 4, « Le (dé)goût de l’archive », Lettres Modernes Minard, 2005, 265 p. L’effet d’archive, par Ralph SARKONAK. I. Le (dé)goût de l’archive. Mária MINICH BREWER : « Pour un devenir- archives dans l’œuvre simonienne ». Jacques ISOLERY : « Le Jardin des traces dans les romans de Claude Simon ». Véronique GAULTIER : « Iconographie de la personne défunte : sculpture, peinture et photographie dans les romans de Claude Simon ». Jean-Yves LAURICHESSE : « “La forme d’une ville” : Perpignan comme archive dans l’œuvre de Claude Simon ». II. Études et recherches. David ZEMMOUR : « Présence stylistique de Faulkner dans les romans de Claude Simon ». Ilias YOCARIS : « Sous le pagne de Jésus” : note sur la référence inf ratextuelle dans Histoire ». Elzbieta GRODEK : « Vie, mort et rites de passage : proposition d’itinéraire à travers Le Tramway ».

III. Comptes rendus. Le Matricule des Anges, n° 72, avril 2006, dossier « Claude Simon, cartographe du siècle », pp. 14-23. Thierry CECILLE : « Ouvert pour travaux ». Entretien avec Alastair B. DUNCAN : « Dans la forêt des mots ». Paroles d’écrivains : « En quoi la lec- ture de C laude Simon a-t-elle changé votre vision de la littérature ? » (contribu- tions de Arno BERTINA, Thierry HESSE, Jean-Marie BARNAUD, Laurent MAUVIGNIER, Régine DETAMBEL, Oliver ROHE, Jean-Paul GOUX, Christine MONTALBETTI, François BON, Jean-Patrice COURTOIS).

Ouvrages collectifs Irene ALBERS et Wolfram NITSCH (dir.), Transports. Les méta- phores de Claude Simon, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2006, 337 p. ÉPISTÉMOLOGIE DE LA MÉTAPHORE. Dominique VIART : « Une écriture nomade. La puissance critique de la métaphore simonienne ». Alastair DUNCAN : « Claude Simon, Michel Deguy et Triptyque ». Didier ALEXAN- DRE : « Métaphore et dans Le Palace de Claude Simon ». Helmut PFEIFFER : « Désastre et temporalité dans L’Acacia ». Matei CHIHAIA : « La haie et l’amputation. La mise en œuvre des métaphores dans Le Jardin des ACTUALITÉ DE L’ŒUVRE 159

Plantes ». Stéphane BIKIALO : « Transports en commun. La métaphore accom- pagnée dans L’Acacia et Le Palace ». Peter BLUMENTHAL : « Fragments d’un univers associatif ». TOPOGRAPHIE DE LA MÉTAPHORE. Jean KAEMPFER : « Les romans de l’âme, métaphores du primordial ». Mireille CALLE-GRUBER : « Le passant intégral. La relation généalogique transport d’écriture ». Robert BUCH : « Métaphores et métamorphoses chez Claude Simon ». Dunja BIALAS : « La des- cente du monde aux Enfers. Aspects de la mytho-description dans Les Géorgiques ». Stefan SCHRECKENBERG : « Images de l’inconcevable. Métaphores de la guerre dans Les Géorgiques de Claude Simon ». Jean-Yves LAU- RICHESSE : « “Dans la lumière rouge du laboratoire”. La métaphore comme révélateur du lieu chez Claude Simon ». MÉDIOLOGIE DE LA MÉTAPHORE. Wolfram NITSCH : « Mécanismes dangereux. Techniques de la métaphore et métaphores techniques chez Claude Simon ». Hermann DOETSCH : « La crypte et la carte postale. Les lieux de l’écriture dans Histoire ». Brigitte FERRATO-COMBE : « La métaphore picturale chez Claude Simon ». Jochen MECKE : « Images-temps : métaphores, temps et techniques cinématographiques dans La Route des Flandres ». Irene ALBERS : « Métaphores textuelles et filmiques. Triptyque et L’IMPASSE (DIE SACKGASSE).

Articles Jean-Yves LAURICHESSE, « “Mai qui fut sans nuage…” Mélancolie de la route des Flandres chez Claude Simon », in Images du Nord. Littérature, arts plastiques, études réunies par Christian Morzewski et Paul Renard, in nord’, revue de la Société de Littérature du Nord, pp. 53-62. Ilias YOCARIS, « Une poétique de l’indétermination : style et synta xe dans La Route des Flandres », Poétique, 146, avril 2006, pp. 217-235. Ilias YOCARIS, « La discohérence dans Triptyque et Leçon de choses de Claude Simon », in Cohérence et discours, Frédéric Calas éd., Paris, PUPS, coll. « Travaux de stylistique et de linguistique françaises : études linguistiques », 2006, pp. 399-408. 160 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2

Thèses Laurence BESNOUIN-CADET, La filiation proustienne chez Claude Simon. Thèse de doctorat soutenue en 2004 à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, sous la direction de Pierre-Louis Rey. La filiation proustienne de Claude Simon est d’abord à comprendre avec les aspirations du premier nouveau roman. C. Simon fait alors de Proust un précur- seur du roman moderne : celui-ci réhabilite « l’ordre sens ible des choses » et impose le primat de la sensation. Le nouveau roman tel que C. Simon le conçoit en cette première période d’écriture naîtra de cette expérience fondatrice chez Proust qu’est le souvenir involontaire. À la suite de Proust, C. Simon entend demander à la mémoire sensible la matière même de son œuvre romanesque. « Les sensations transposées » jouent en effet un grand rôle dans les roman s de la pre- mière période de C. Simon : elles viennent souligner la simultanéité des tempo- ralités passées et présentes au sein de la conscience. Le roman de C. Simon se façonne à partir d’une mémoire fragmentaire et partielle. À l’extase mémorielle succède la conscience aiguë des années écoulées. À ce point, la filiation prous- tienne de C. Simon est liée au rejet de l’ordre chronologique et de l’évolution dia- chronique. Cette défection permet du même coup de montrer les failles et les incohérences de la mémoire. Cette subversion de l’ordre chronologique avec ces analepses grossissantes donne à voir le feuilleté de la mémoire. Pourtant, le récit ne renonce pas à s’organiser : C. Simon, à la suite de Proust, impose à son récit les principes nouveaux de l’association de souvenirs par contiguïté sp atiale et par analogie de qualité. Enfin, chez Proust comme chez Simon, le souvenir est essen- tiellement visuel ; dès lors le roman s’acheminait vers un art des images où la des- cription devait avoir une fonction inédite. Celle-ci ne sert plus l’intrigue à laquelle elle offrait jadis un solide socle référentiel, mais annonce au contraire la dispari- tion prochaine de la fable. Simon reconnaît en effe t à Proust la paternité de la « description dynamique ». Au temps dramatique fait de ruptures et de brusques renversements se voit substituer un temps qui s’écoule semble-t-il immuablement. Pourtant, les romans de Proust et de Simon ne renoncent pas à toute dynamique : C. Simon ne cesse de souligner le dynamisme de la description proustienne qu’il oppose au dynamisme de la fable. À partir des années 70 et de l’influence grandissante de J. Ricardou sur le groupe du nouveau roman, la filiation proustienne du « nouveau nouveau roman- cier » va profondément se modifier. En effet, pour le scripteur C. Simon, Proust n’est plus le romancier de la mémoire involontaire mais celui de la « théorie des ensembles ». L’œuvre littéraire pose surtout le problème de sa composition, de sa structure qu’on peut éventuellement aligner sur des modèles formels. Avec La ACTUALITÉ DE L’ŒUVRE 161

Bataille de Pharsale (1969), C. Simon semble régler ses comptes avec son illustre devancier. Les phénomènes de transvalorisation et de transtylisation signalent assez la mise à distance parodique du modèle proustien. C. Simon réfléchit alors son héritage proustien : s’il dénonce l’ambition psychologique de Proust, il retient nonobstant son appréhension fiévreuse et passionnée du monde sensible. Enfin, C. Simon fait de Proust un véritable « générateur » textuel, Proust est délesté de toute dimension littéraire pour entrer dans le jeu scriptural. De plus, si C. Simon continue à se référer à Proust en cette seconde période d’écriture, c’est aussi parce que Proust annonce la composition analogique du récit. L’axe syntagmatique se façonne par transits analogiques et Proust fait alors figure de précurseur. L’association entre la madeleine de Proust et la « théorie des ensembles » montre le nouveau rôle confié à la métaphore : celui d’ordonner le récit. Nous approchons le rêve d’une plasticité de l’écriture. Enfin, le travail scriptural passe par l’atten- tion très fine portée à la matière sonore du langage. Les nombreuses onomastiques qui résonnent dans La Recherche annoncent déjà certains procédés sc ripturaux de C. Simon. La musicalité des phrases proustiennes et simoniennes est aussi suspen- sion du point final, multiplication des mouvements d’amplification et de régula- tion, enjambement du cadre métrique sur le cadre syntaxique. Cependant, la filiation proustienne de C. Simon prend un nouveau tournant avec la publication des Géorgiques (1981). Caractérisée par une volonté de renouer avec la chair du monde, la troisième période d’écriture de C. Simon renouvelle les liens unissant le scripteur d’antan à M. Proust. La voix du sujet simonien est solidaire de celle du sujet proustien, à la fois fidèle au vécu et tou- jours tenue à distance d’elle-même comme elle l’est des choses qui l’entourent. Le lyrisme simonien trouve un écho dans ce lyrisme de la distance qui caractérise le lyrisme proustien. Le roman est alors intimement lié à un sujet que l’écriture dépossède et livre tout à la fois dans le clair-obscur d’une conscience puissamment médiatisée. Le récit n’est plus alors considéré comme l’« aventure d’une écriture », il devient aussi « écriture d’une aventure ». De nouveau marqué par l’euphorie, le récit de C. Simon doit beaucoup au modèle de l’enquête qui structure également La Recherche. Une filiation narrative peut s’établir entre Proust et Simon dans leur usage commun du récit herméneutique. Cependant, ce récit se double d’un récit contestataire : de Proust à Simon se lit une même mise en congé de la logique cau- sale. Or, loin de servir l’auto-réflexivité du texte, le rejet de la causalité est lié à l’écriture de la guerre, de l’amour, de tout ce qui échappe à une saisie logique et att aque la représentation causaliste comme dénaturante et falsifiante. Enfin, cette troisième période dévoile de nouveaux enjeux intertextuels. Contrairement à La Bataille de Pharsale, Le Jardin des Plantes (1997) n’est nullement un rejet de l’hé- ritage proustien. Les fragments de La Recherche ne sont plus l’enjeu d’un travail hypertextuel particulièrement mutilant pour le texte proustien, au contraire ils 162 CAHIERS CLAUDE SIMON N° 2 font l’objet d’un respect scrupuleux qui souligne assez la volonté réfléchissante de l’œuvre de 1997. Par le jeu des contrastes et des analogies, le roman s’adonne au réfléchissement essayiste. Proust est aussi l’enjeu d’une capture fantasmatique : le sado-masochisme de Charlus devient celui de Proust lui-même et celui du XXe siècle. (L. B.-C.)

Antje TENNSTEDT, Annäherungen an die Vergangenheit bei Claude Simon und W. G. Sebald am Beispiel von Le Jardin des Plantes (1997), Die Ausgewanderten (1992) und Austerlitz (2001) – « Ce passé qui ne passe pas » – Mémoire et identités dans les œuvres de Claude Simon (Le Jardin des Plantes, 1997) et W. G. Sebald (Die Ausgewanderten1, 1992 et Austerlitz2, 2001). Thèse soutenue en juin 2006 à l’Université de Freiburg im Breisgau, sous la direction du Prof. Schnitzler. Le point de départ de mon analyse comparative a été un lien intertextuel relevé entre Austerlitz de W. G. Sebald et Le Jardin des Plantes de Claude Simon. Partant de ce constat, j’ai voulu montrer comment les deux auteurs utilisent, cha- cun à sa manière, le bricolage3 comme principe esthétique pour assembler des objets trouvés4 – images, narrations et lieux de mémoire – évoquant le passé. La première pa rtie est dédiée à l’étude des termes mémoire et histoire, qui représentent le fondement thématique de ce travail, et à la définition du concept de bricolage chez les deux auteurs. Comme dans les œuvres en question sont insé- rés non seulement des images, mais aussi des intertextes, il paraissait inévitable de parler brièvement de l’intermédialité et de l’intertextualité. Je mentionne égale- ment, brièvement, des études théoriques sur la photographie : ce médium joue en effet un rôle primordial dans les rapports textes/images – chez Sebald essentielle- ment sous forme de clichés en noir et blanc, chez Simon sous forme d’ekphrasis. Il m’a paru ensuite nécessaire d’étudier, par le biais d’une analyse des perspec- tives narratives, la manière dont sont assemblés les objets trouvés. À partir de là,

1 La traduction française Les Émigrants est parue chez Actes Sud en 1999. 2 La traduction française est parue sous le même titre chez Actes Sud en 2002. 3 Voir Claude Lévy-Strauss : La Pensée sauvage, p. 30s. Dans des prises de position théo- riques, les deux auteurs font, en effet, référence à ce concept structuraliste. 4 Puisqu’il s’agit d’un travail sur la mémoire, je parlerai tout au long de mon étude plu tôt de Erinnerungsmedien que d’objets trouvés. Ce terme remonte à Aleida Assmann dans : Erinnerungsräume. Formen und Wandlungen des kulturellen Gedächtnisses, München, Beck 1999, 19ff. ACTUALITÉ DE L’ŒUVRE 163 j’ai fait l’analyse comparative de ces objets trouvés, ce qui m’a permis de montrer leur rôle dans la confrontation des personnages narrateurs et des protagonistes avec le passé. Cette démarche a abouti aux résultats suivants : Les deux auteurs considèrent leurs romans comme un concept alternatif à l’historiographie officielle. Ils jouent avec l’opposition entre le détail biographique et l’histoire collect ive, en réfléchissant sur l’histoire, dans des cadres à la fois auto- biographique et biographique. Ils se situent donc non seulement entre l’histoire collective et l’histoire individuelle mais aussi entre historiographie et littérature. Ils remettent en cause la soi-disant objectivité de l’historiographie officielle car celle-ci est basée sur des techniques narratives. Pour cette raison, les textes, struc- turés selon le principe du bricolage, ne racontent pas le passé à la manière d’un roman chronologique du XIXe siècle. C’est plutôt la perspective et la perception des protagonistes et des narrateurs, leur interprétation subjective des objets trou- vés, leur vision purement individuelle de l’histoire qui sont mises en avant. (A. T.)

Photo Claude Bonniaud - Droits réservés Mythologie, textes d’Yves Peyré, photographies de Claude Simon, éd. Jean-Jacques Sergent, 2002 Photo Michel Nguyen

Antoni Tàpies, À Claude Simon © A. Tàpies Gérard Titus-Carmel, Acacia © G. Titus-Carmel Manuscrit du Jardin des Plantes (reproduction autorisée par Mme Réa Simon)

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Numéro précédent

N° 1, 2005. Avant-propos : « Lire Claude Simon » (Dominique Viart) ; « Les Cahiers Claude Simon : numéro 1 » (Jean-Yves Laurichesse) Texte : Claude SIMON, Essai de mise en ordre de notes prises au cours d’un voyage en Zeeland (1962) et complétées. Dossier critique : Claude Simon et Conrad. Josiane PACCAUD-HUGUET, « Conrad et Simon : une question poét(h)ique ». Pierre SCHOENTJES, « Conrad, S imon et l’esthétique du “Faire voir” ». Stéphane BIKIALO, « “J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans” : Claude Simon, La Corde raide et , Souvenirs personnels ». Elzbieta GRODEK, « Confrontation de la pensée de la révolte chez Simon et Conrad : l'homme face à l'événement ». Lectures étrangères : Rainer WARNING, « Les espaces de mémoire de Claude Simon : La Route des Flandres » (traductio n par Laurent Cassagnau). Paroles d’écrivains : Entretien avec Richard MILLET (par Jean-Yves Laurichesse). Actualité de l’œuvre.

Achat en librairie (diffusion AFPU, distribution SODIS), ou directement auprès des Presses Universitaires de Perpignan, 52 avenue Paul Alduy, 66860 Perpignan Cedex. Tél. : 04 68 66 22 96. E-mail : [email protected]. Site internet : http://front.univ-perp.fr/pup/ £

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C a h i e r s n°2 2006

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