Mademoiselle George
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MADEMOISELLE GEORGE I SOUS LE CONSULAT Six heures du soir : nonidi 8 frimaire an XI, — lundi 29 novembre 1802. Rue de la Loi, ci-devant rue de Richelieu, sous l'œil inqui siteur des « mouches » policières, Cadet-Buteux et maman Radis, Fanchon avec Sans-Souci, tumultueux et débraillé, tout un populaire s'écrase aux guichets du Théâtre Français de la République. Et je te pousse, et je te cogne !... L'affiche en vaut la peine, explique les bousculades. « Iphigénie en Aulide, tragédie en cinq actes de Racine, avec MM. Saint-Prix (1), Talma... et Mmes Fleury (2), Vanhove... pour les débuts de Mlle George. » Pendant qu'on s'injurie et se gourme dehors, c'est, dans la salle, la cohue des grands jours. A l'orchestre, au balcon, aux loges, d'élégantes citoyennes se pavanent parmi les ci toyens. Coiffées à la Titus, enturbannées d'aigrettes ou de « frissons d'esprit », Delphine et Valérie, Caroline et Malvina, toutes ces belles arborent la tunique aux manches bouffantes, la robe à traîne dessinant la taille sous les seins, chefs-d'œuvre d'une Rose Despeaux ou d'une Mme Lisfrand. Finies les sim plicités Spartiates. Le visage empâté de fards, gantées jus qu'aux coudes, elles laissent. négligemment flotter sur leurs Copyright by A. Augustin-Thierry, 1936. (1) Saint-Prix (Jean-Amable Foucault, dit), 1758-1834. (2) Fleury (Marie-Anne-Florence-Bernade Nones, dite Mlle), épouse du docteur Chevetel. Née à Anvers le 20 décembre 1766. Décédée à Orly, le 23 février 1818. 602 REVUE DES DEUX MONDES. épaules l'écharpe de cachemire lamé d'or à V'orientale, étalent une profusion de bijoux, colliers, diadèmes, bracelets, pende loques à la grecque, à la romaine, à Vétrusque, à Végyptienne. Tout aussi merveilleux, se dandinent à leurs côtés les « agréables », en leurs fracs bleu-turc à boutons de métal, culottes de satin noir, bas de soie blanche, escarpins à boucles, le bicorne à cocarde sous le bras, cheveux en « coup de vent » et figures sans moustaches. On lorgne les plus fameuses d'entre ces déesses, les mieux connus parmi ces petits maîtres : Tallien et Récamier, les deux incomparables, Fortunée Hamelin, le « polisson », l'amie de Joséphine, l'opulente Jeanne Hainguerlot, et le suave Mont- rond, d'Aigrefeuille le gourmet, le beau Cussy, bourreau des cœurs. Contrastant avec ces évaporés par leur mine d'importance et leur air solennel, on se montre les « nouveaux Colbert », commis laborieux d'un maître exigeant, les « gens à porte feuilles » : Chaptal, de l'Intérieur ; Barbier-Marbois, du Trésor public ; Decrès, de la Marine, et, maigriot, se carrant bien en vue malgré sa récente disgrâce, l'homme aux lèvres pincées, au teint blême, aux paupières érailléçs, aux yeux injectés de sang, l'épouvante des Parisiens, le sinistre Joseph Fouché. On reconnaît aussi messieurs de la Critique au grand com plet ; tous les Zoïle et les Aristaraue du Mercure de France, de VOpinion du Parterre, du Courrier des Spectacles ; l'illustre Geoffroy, oracle des Débats, à leur tête ; l'ex-abbé Geoffroy, de réputation galante et vénale à la fois, — Folliculus, le bap tisent ses ennemis, — détracteur intéressé de Talma qui doit le corriger un jour. Ces redoutés personnages apprêtent leurs oreilles, aiguisent leur attention. Ce ne sont point débuts ordinaires auxquels ils vont assis ter ce soir. Depuis trois mois, on en parle jusque dans les fau bourgs. Mlle Raucourt (1) a, dit-on, découvert un phénix en province. L'ayant prise avec soi, elle en a fait son élève, l'a formé au maintien, à la diction tragiques. Cette merveille, à seize ans, grande et forte pour son âge, en semble vingt-cinq, ce qui lui permet d'aborder tous les rôles. (1) Raucourt (Françoise-Marie-Antoinette-Josèphe Saucerotte, dite Made moiselle). Née à Paris, le 3 mars 1756; morte, rue du Helder, le 15 janvier 1815. Ses obsèques firent scandale à Saint-Roch : inhumée au Père-Lachaise. MADEMOISELLE GEORGE. 603 Tout à l'heure, elle paraît dans Clytemnestrê. Périlleuse épreuve ! D'autant que le professeur ne sera point derrière les portants pour encourager sa pupille. Ne vient-il pas de se fouler le pied? Tant pis pour la pauvrette ! Car l'on murmure aussi qu'une cabale se prépare... Soudain un grand silence, un profond remous qui fait onduler toutes les têtes, se lever tous les yeux : le voilà, c'est lui! LE PREMIER CONSUL Dans la loge consulaire, aux tentures de velours cramoisi à crépines d'or, Il vient d'apparaître. II... Lui..., le Grand Consul, le héros, le génie tutélaire, le pacificateur, le nouveau Titus, l'autre Constantin, l'homme de Marengo et du, traité d'Amiens. Il porte la tenue des grenadiers de sa Garde : l'habit bleu à revers blancs avec les épaulettes de colonel ; mais au côté, en place d'épée, s'incurve le chinchir brandi à Mont-Tabor, le cimeterre égyptien, le sabre conquis sur Mourad-bey. Derrière lui, la famille : les quatre frères et les trois sœurs, encadrant Joséphine, la créole détestée, ennuagée de mousseline rose. La main dans l'ouverture du gilet, il fixe un moment la salle de ce regard d'acier que ne put saisir aucun peintre. On n'attendait que Sa présence ; le rideau se lève à l'instant. A la scène IV de l'acte II, Clytemnestrê fait son entrée. Patuit incessu... Un long murmure d'admiration monte jusqu'aux cintres. Qu'elle est belle ! On dirait une olympienne de Phidias ou de Praxitèle. Cette lourdeur, qui s'accusera dans son âge mûr, n'a pas encore gagné l'adolescente. L'harmonie de son corps est une perfection ; son visage a la noblesse et la régula rité des formes grecques. Quelle science du geste et de l'atti tude ! Évidemment, la diction est un peu molle, l'articulation parfois embarrassée, le débit par instants monotone. La per sonnalité fait défaut à la mère d'Iphigénie. On reconnaît trop, dans l'élève, la manière de l'institutrice. N'importe, elle est si belle ! Un marbre de Paros, la Galatée vivante de Pygma- lioa. 604 REVUE DES DEUX MONDES. — C'est la sœur d'Apollon, lorsqu'elle s'avance sur les bords de l'Eurotas, environnée de ses nymphes et les dépas sant de la tête ! (1) s'enthousiasme le classique Geoffroy. Pareille Artémis vaut bien qu'on se mesure pour elle. La salle est en effet houleuse, cabrée, traversée parfois de rumeurs hostiles, avant-courrières de bourrasques. Sa colère, toutefois, ne s'adresse pas à l'épouse d'Agamemnon. Elle menace Talma qui joue Achille : un rôle tenu jusqu'ici par Lafon, le beau, l'irrésistible Lafon, son idole (2). Des sifflets ont accueilli l'in désirable, au premier acte, dans la grande scène d'explica tions avec le roi des rois. Voilà bien pour épouvanter une débutante ! Mais la débu tante est de cœur intrépide ; le trac et ses angoisses ne la para lysent pas. Au surplus a-t-elle pu s'affermir. La toile encore baissée, par les trous du rideau, elle est venue jeter un coup d'œil sur son public. Ses partisans, les amis de Mlle Raucourt, qui l'ont si fort encouragée pendant les répétitions, sont là, prêts à intervenir. Lîne présence achève de la réconforter. La « bonne Rau court », malgré son entorse, s'est fait porter dans sa loge. Tout à l'heure, on la descendra dans le manteau d'Arlequin. Forte d'un tel soutien, elle engagera la bataille... Les premiers applaudissements l'ont rassurée. L'atmos phère est sympathique. Les foudres la ménagent, qui grondent contre Talma. — Ça va bien, tiens-toi ferme, n'aie pas peur, lui chuchote Raucourt de sa cachette invisible. ...Oui, tout vous est soumis, Et le sort de l'Asie, en vos mains est remis... L'on applaudit encore. Oubliez une gloire importune... L'on applaudit toujours. Vous ne démentez pas une race funeste'.. La furieuse tirade est acclamée. (1) Cf. le Journal des Débats du 10 frimaire an XI. (2) Lafon (Pierre Rapenouille). Débute à la Comédie-Française en 1800. Mort à Bordeaux, le 10 mai 1846. MADEMOISELLE GEORGE. 605 Mais voici venir l'instant dangereux, le vers-piège où tré buchent les novices : Vous savez, et Calchas mille fois vous l'a dit- Oh ! ce vers, ce vers sans éclat, ce vers qui n'est pas « noble » au gré des connaisseurs, indigne du poète et de la tra gédie ; comment va le prononcer Clytemnestre?... De quel ton le pourra-t-elle relever? Clytemnestre ne voulut pas avoir plus de génie que Racine. Sans chercher d'effet à contre-sens, elle dit simplement, natu rellement, comme il était écrit, ce vers tout simple et tout naturel. On murmure ; elle reprend de même. Alors^ éclate l'orage suspendu. Ses défenseurs se sont dres sés. Des bagarres secouent le parterre et l'orchestre. Les cannes se lèvent, les horions s'échangent, les « femmes sen sibles » poussent des cris aigus. Dans sa loge, pourtant, le Premier Consul bat des mains. Déconcertée par le tumulte, la débutante s'est interrompue : — Recommence ! Georgina, recommence ! lui crie Mlle Raucourt. Elle recommence, enflant sa voix, dominant le vacarme d'un organe irrésistible, enchaînant aussitôt : Vous savez, et Calchas mille fois vous l'a dit, Qu'un hymen clandestin mit ce prince en son lit... Devant une telle vaillance, par un brusque revirement, s'élève une clameur enthousiaste où sombrent toutes les pro testations. Au baisser du rideau, elle est rappelée sans fin. Le cinquième acte s'achève sur une apothéose. Bonaparte envoie la complimenter. Ses yeux" n'ont pas quitté celle dont la beauté romaine a séduit leurs regards, pareille aux augustas à qui rêvait autrefois sa jeunesse indi gente.