GHISONI

GHISONI. — Partie sud-est. Partie nord et route vers MONOGRAPHIE DES COMMUNES DE CORSE

GHISONI

par

Marc-François MARTELLI Ingénieur Général Honoraire de la ville de Paris Officier de la Légion d'Honneur Ancien Maire de Ghisoni

1960

1 ARCHIVES DÉPARTEMENTALES DE LA CORSE

De tous temps, les peuples civilisés ont pris soin de conserver les titres établissant leurs droits et les documents qui témoi- gnent de leur passé. (ARCHIVES NATIONALES.)

J'avais éteint mon flambeau, et la lune avec tous ses rayons entrait dans ma chambre et m'éclairait comme en plein jour. Je me levais et regardais la campagne, je voyais les chèvres marcher dans les sentiers du maquis et sur les collines ; çà et là, des feux de bergers, j'enten- dais leurs chants ; il faisait si beau qu'on eût dit le jour, mais un jour tout étrange, un jour de lune... Le ciel semblait haut, haut, et la lune avait l'air d'être lancée et perdue au milieu ; tout alentour elle éclairait l'azur, le pénétrait de blancheur, laissait tomber sur la vallée en pluie lumineuse ses vapeurs d'argent qui, une fois arrivées à terre, semblaient remonter vers elle comme de la fumée. G. FLAUBERT : Œuvres complètes : Par les champs et par les grèves, Pyrénées, Corse. Ghisoni (octobre 1840).

La route entre Zonza et Ghisoni est très belle. J'aurais vingt ans de moins, je viendrais m'installer à Ospedale, Cozzano ou Ghisoni, dans la forêt de châtaigniers. A. GIDE : Journal (27 août 1930).

CHAPITRE 1

Premières notions depuis les temps les plus reculés jusqu'à la fin du XIV siècle Origine du nom - Descriptions des lieux Légende des Kyrie et Christe Eleison

Dans sa notice historique sur l'île de Corse, l'abbé Letteron, ancien professeur agrégé au lycée de , écrit qu'il faut arriver à l'an 500 avant J.-C. pour trouver, enfin, sur l'histoire de notre département, des indications précises. Il nous faut attendre près de 2.000 ans encore pour avoir des renseignements pareils sur Ghisoni. On peut rappeler les travaux de Forsyth Major qui, vers 1880, a exploré en Corse plusieurs grottes, dont celles des environs de Ghisoni. Elles n'ont rien révélé concernant l'histoire de la Corse en général, de Ghisoni en particulier. M. Santoni Pierre, fils de San- toni François, a découvert, récemment, en 1953, au cours de ses promenades à travers le territoire de la commune, une pierre dressée où il a cru reconnaître un menhir. Cette pierre est située sur la parcelle 346 (ou 251) de la Section 1 de Sarra du plan cadastral du village, parcelle située à l'ouest de la Croce di à Sarra (1) sur la crête qui sépare l'agglomération ghi- sonaise des hameaux de Galgaccio, et à laquelle on

(1) Sarra ou Serra signifie, en Corse, crête montagneuse plus ou moins étendue et plus ou moins élevée située entre 2 versants. Tozza se dit d'une montagne isolée, escarpée, Foce est un passage entre deux montagnes ; on dit aussi Bocca, et s'il est long, Scala. peut accéder par l'ancien chemin de Ghisoni à . Cette pierre semblerait indiquer que Ghisoni aurait été habité avant l'ère chrétienne par des peuplades primitives qui sacrifiaient aux dieux. La Corse aurait été occupée par des Phéniciens puis des Phocéens qui fondèrent Aléria vers 560 avant J.C., enfin des Etrusques, bien avant l'ère chrétienne. Les Romains en ont fait la conquête de 260 à 162 avant J.C. et l'ont administrée jusqu'à la chute de l'Empire Romain en l'an 458 de notre ère. Pline (1) attribue 33 villes à la Corse, et Ptolé- mée (2) 23. A l'intérieur, on aurait trouvé, entre autres: Blesinium (soit Ghisoni) (3) avec Cenestum (Corté), Venicum () et Charax (Zicavo). La Corse de Ptolémée aurait été habitée par diverses tribus dont les Surboi qui pourraient avoir laissé leur nom au col de Sorba au Nord de Ghisoni. On n'en a aucune certitude. Les Romains ont construit en Corse une route qui partait de Borgo où, suivant la table de Ptolémée, s'élevait Mariana, et passait à Aléria et au Proesidium dont on ne connaît pas l'emplacement exact et que quelques auteurs placent au pied des monts qui bordent Ghisoni au Sud-Est. Le tronçon qui conduisait au Proesidium aurait alors été un rameau de l'artère prin- cipale qui conduisait à travers la plaine d'Aléria jus- qu'à Porto-Vecchio. Les Romains ont dû créer aussi au pied des montagnes des postes militaires pour pro- téger leurs riches possessions de la plaine contre la convoitise et la rapine des montagnards plutôt sauvages dont quelques-uns devaient occuper le cirque du haut Fiumorbo face au Kyrie-Eleison (4). On a découvert

(1) Pline, dit le naturaliste, né à Corne en l'an 23 après J.-C., mort en l'an 79. (2) Célèbre astronome né en Egypte au 2me siècle après J.-C. (3) Histoire générale de la Corse, par J.M. Jacobi. (4) Les cartes de Ptolémée au XIXme siècle, par Cecaldi. près de Vezzani une voie romaine se dirigeant vers l'Inzecca et peut-être aussi vers Ghisoni. On retrouve des traces de fondations d'un château sur les rochers qui dominent la route de l'Inzecca aux bords du sentier qui conduit de la fontaine de Parabughia sur la route forestière N° 10 au hameau de la Piève.. Elles pour- raient être les restes d'un préside romain. Ghisoni faisait partie de la piève de Castello (1). La piève, du latin plebs, peuple, désignait à l'ori- gine une tribu ou peuplade. Elle devint une circonscrip- tion religieuse établie par l'Eglise des premiers siècles du christianisme correspondant à une région géogra- phique. Elle signifiait en 1750 un ensemble de villages réunis qui se subdivisaient en paroisses. Les Pisans et les Gênois adoptèrent les pièves comme bases de leurs circonscriptions administratives. Dans sa « Chronica sacra Sanctuaria di », publiée à Florence en 1639, le R.P. Salvatore Vitale signale l'existence en l'an 430 de notre ère d'une église S. Thomoe de Grisino (2) donnée entre autres au mo- nastère de S. Salvatore et de S. Maximilien de l'île de Monte-Christo. Il fournit une liste de monastères qui existaient en Corse aux temps anciens. Y figure S. Thomas de Grisino avec la mention suivante : c'est une population nombreuse et cet endroit s'appelle Guisone. Après la chute de l'empire romain (en l'an 458), les invasions se succédèrent en Corse pendant cinq siècles. Ce fut à partir de 455, celle des Vandales, puis celle des Grecs ou Byzantins qui dura plus de deux siècles de 535 à 755. Le pape, Grégoire-le-Grand, intervint vers 590. Les

(1) Castello est une dénomination assez répandue à Ghisoni (et ailleurs) : les rochers du Christe Eleison s'appellent Castello. Cas- tellucio (petit château) désigne la sortie de Ghisoni vers Ghisonaccia. Un des sommets les plus élevés de Ghisoni à 4 km. au N.E. du Renoso porte le nom de Pointe Castellone (1.744 m.). (2) Des terres et châtaigniers sis aux lieux dits Salice et Gris- cione, commune de Ghisoni ont été vendus le 31 mars 1882. évêques insulaires au nombre de six durent lui obéir. Des monastères furent fondés. Les clercs et les fidèles furent défendus contre le gouverneur ou l'empereur d'Orient. Pépin le Bref fait cadeau de l'île au pape Etienne II à l'assemblée de Kesy (754) (1). En 807, la Corse est pillée par les Musulmans. Le pape Léon III supplie Charlemagne de prendre la défense de l'île dont il lui a été fait donation. Charlemagne intervient et met en fuite les Sarrasins qui avaient débarqué en Corse. L'Empire et la papauté s'affaiblissent après Char- lemagne (850) et les Arabes ou Sarrasins musulmans reviennent ou arrivent en Corse et s'installent. Ils massacrent et pillent. Les populations fuient sur les montagnes ou émigrent en Italie. Beaucoup de Corses se réfugient à Rome où ils ont leur rue, leurs écoles, leurs confréries. Ils devaient s'y multiplier dans les siècles postérieurs. Ceux qui restent dans l'île oublient toute civilisation antérieure et retombent dans leur ancienne barbarie. Montagnards méfiants et pillards pour la plupart, ils vivent de leurs troupeaux et de leur butin, isolés dans une caverne inconnue ou un village escarpé. Ils se groupent en oetites communau- tés indépendantes, sur des rocs inaccessibles et sous la direction d'un chef. L'individualisme triomphe, les sentiments violents l'emportent. Les Sarrasins devaient garder la Corse jusqu'au XIIme siècle. Le pape Grégoire VII affirme à nouveau d'une ma- nière effective les droits de l'Eglise sur la Corse, en la donnant à l'évêque de Pise en 1077. Les Pisans l'occupèrent de 1088 à 1284 où, battus à Meloria par les Gênois, ils durent abandonner l'île par le traité de 1346.

(1) Dom Gai. La tragique histoire des Corses, page 23r Passage , 4 vféïhzecca GHISONI. — Vue générale avec le Kyrie et le Christe Eleison. Sambucuccio d'Alando prit la tête d'un mouvement de révolte en 1359, battit les nobles et organisa en « Terra del Commune » la moitié Nord-Est de l'île comprenant l'arrondissement actuel de Corté (1). Dès le 12 février 1297, le pape voulant sauvegarder ses droits fit donation du royaume de Corse et de Sardaigne à Jayme II le Juste, roi d'Aragon. Il y aura deux pouvoirs en Corse : l'un de fait, Gênes ; l'autre de droit, le roi d'Aragon. Ce dernier fut de droit et de fait de 1420 à 1434 lorsque Alphonse, roi d'Aragon dé- cida d'occuper la Corse, à la demande de Vincentello d'Istria qui en tenait déjà une grande partie Vincen- tello fait prisonnier par Gênes a été décapité le 27 avril 1434. Les Gênois ont dominé la Corse de 1300 à 1730, et après des luttes sévères qui se sont prolongées de 1730 à 1769, cédé leurs droits à la en 1768. Ghisoni est mentionné par les plus anciens chroni- queurs et historiens corses : Giovanni della Grossa, né en 1388 et dont la chronique s'arrête en 1464 ; Pier Antonio Monteggiani qui a tenu cette chronique de 1464 à 1521 ; Ceccaldi qui l'a notée de 1521 à 1559 ; Filippini dont l'histoire reprend le tout et le poursuit jusqu'en 1590. Pietro Cirneo né en 1444 et dont l'his- toire de Corse va jusqu'en 1506 donne en tête de son histoire une description de l'île où Ghisoni est cité comme communauté importante de la piève de Castello, piève sise loin à l'intérieur des terres en partant de l'embouchure du Fiumorbo. Et la paroisse de Ghisoni existait d'une manière certaine au cours du XIvme siècle. L'examen des cartes de la Corse, depuis Ptolémée jusqu'au XX" siècle, nous apprend que Ghisoni est porté sur l'atlas manuscrit du gênois Vesconte Maglioli daté de Naples le 20 janvier 1511. Encore cet atlas porte-t-il Chasone III pour Ghisoni, le III voulant dire que le village est bâti sur une hauteur. Il figure sur

(1) Ambrogi : Histoire des Corses et de leur civilisation, pages 112 bis (cartes) et 145. la carte de la Corse éditée par Mercator vers 1560. On trouve alors Ghisoni sur un affluent rive droite de Orbo fl. après Castello (en suivant le fil de l'eau), et avant la Pieve et Solenzara. Verde, Lugo et (ce dernier avec un château) suivent sur le Fiumorbo qui se jette à la mer par deux bras, deux embouchures assez éloignées l'une de l'autre. On le retrouve sur la carte « Corsica », dite de L. Alberti, en 1567 ; sur celles de 1574 et 1596 est porté Ghisoni sur orbo fiume (fleuve). Il n'est plus sur celles de 1616 et 1656 malgré la présence de Orbo F. Il réapparaît sur des cartes de 1735, 1736 avec l'existence d'un pont sur le Regolo. La carte de 1749 porte Ghisoni. On trouve Ghissani (et Vessani) dans la carte de 1783. L'origine du nom de Ghisoni est incertaine. D'après le Docteur Pietro Morati de Muro (1), Ghisone a le nom de Gigone, ville de France, comme Fiumorbo vient de Fiumorbo (2) en Europe, et Vezzani de Vezzano, ancien château (Castello) en Italie. Morati se réfère d'ailleurs à la « Chronica Sacra, santuario di Corsica » (3) qui rappelle que la Corse a été occupée par toutes sortes de conquérants, la plupart d'entre eux ayant laissé trace de leur passage par des noms de localités empruntées au pays dont ils étaient originaires. Ghisone est une partie de la commune de Villa Poma, province de Mantoue, en Italie. Le maire (Sin- daco en italien) de Villa Poma, consulté, nous a fait savoir que « Ghisone » tirait son nom de « Ghiesone », déjà connu vers la fin du XIVe siècle, et il ne pense pas qu'il puisse avoir une relation quelconque avec

(1) Moine auteur de la Praticca Manuale, écrite en 1720 et publiée à Bastia en 1885 dans le bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse. (2) L'Atlas Vidal-Lablanche (Librairie Armand Colin, édition 1938) porte p. 63 orb. (ORB) rivière débouchant en Méditerranée dans le Bas-Languedoc. Le Fiumorbo s'appelle le Fleuve Sacré de la carte de Ptolémée. (3) Déjà citée. notre commune. Mais il nous signale qu'un fleuve de la province de Turin porte le nom de Ghisone (comme a été souvent orthographié Ghisoni), et Ghisoni, com- mune de Corse, pourrait dériver de Ghisone, fleuve italien. Monseigneur Rodié, ancien évêque d'Ajaccio, esti- me que Ghisoni doit provenir du nom propre lombard Ghiso ou Wiso. D'après le prince L.L. Bonaparte, Ghisoni viendrait de Guizoni, mot et nom local basque voulant dire homme. Notre commune aurait un nom ibère donné par les Libyens qui ont peuplé l'île au Ve ou IVe siècle avant notre ère, trouvant dans les montagnes un refuge contre les invasions postérieures. M. Cosimi, auteur de la « Toponymie grecque de la Corse », publiée chez Andin, à Lyon, en 1953, pense que le nom de Ghisoni proviendrait d'une appellation donnée par des moines byzantins (qui s'étaient exilés en Italie, et sans doute en Corse, au VIIIme siècle) à leur couvent, à savoir, demeure de Jésus « I H 0 N ION» qui, avec l'iotacisme, devient « 1 H 0 N 1 » prononcé en corse Ghisoni ou Isoni, après une voyelle terminant le mot précédent. Dans un appendice au tome 1 de cette Toponymie, M. Cosimi apporte des preuves de l'existence d'une épigraphie byzantine en Corse et, le cas échéant, de la dégradation de cette épigraphie. Il expose que les moines byzantins de Corse n'étant pas en pays grec ne confessaient pas en langue grecque leurs pénitents corses. Le confesseur grec ne pouvait parler à son pénitent qu'en bas latin du VIlle siècle, très voisin du dialecte corse. Certaines formules grecques n'ont pu être employées qu'à titre de devises sur des inscrip- tions. Ces devises étaient pour ainsi dire leur « raison sociale» - de religieux grecs installés dans le pays. Ces inscriptions étaient faites sur des enseignes ou gravées au fronton de leurs petites chapelles, en lettres romaines lisibles pour les Corses et grâce auxquelles les fidèles nommaient les chapelles où ils se rendaient. Une fois les moines éteints et leurs sanctuaires aban- donnés, les inscriptions subsistantes ont donné aux indigènes postérieurs l'illusion de noms de lieux. L'existence d'une épigraphie se trouve ainsi démontrée par l'impossibilité, à l'origine, d'une transmission de bouche grecque à bouche corse. Toute graphie exposée à l'air libre est soumise, par là même, à des altéra- tions variées : vandalisme, intempéries, usure de temps, etc. Si on a eu la forme définitive Ghisoni, c'est qu'à l'origine on avait eu à faire à un phoné- tisme grec Isoni tout court, sans voyelle suivante. Mais Isoni n'est pas un mot grec, ce ne peut même pas être une abréviation ; c'est une mutilation pure et simple du phonétisme complet Isonion. La parole ne pouvait amputer de sa terminaison ce phonétisme. Force est de conclure à l'existence d'une graphie dans laquelle le mot complet Isonion avait, au cours du temps, perdu ses deux dernières lettres 0 et N, et c'est ainsi et ainsi seulement que la forme Isoni ou Ghisoni du toponyme corse a été possible après extinc- tion des moines et abandon de la chapelle, l'inscription ayant subsisté dégradée. Sur l'almanach historique et géographique de l'île de Corse 1770 (1), Ghisoni est un des principaux vil- lages de la pieve de Castello ou . Ghisoni (Fermo) dit Guisoni, est un peintre italien, né à Mantoue vers 1510 et mort à Rome vers 1580. Il est l'auteur d'une toile « Vocation de saint Pierre et de saint André ». Il n'existe plus de personnes ayant comme nom Ghisoni au village du même nom, mais il y en a plusieurs en Corse et sur le continent. Beau- coup de Corses venus s'établir à Ajaccio, à la fondation de la ville, prirent le nom de leur village d'origine. C'est pourquoi de très vieilles familles ajacciennes s'appellent , Coggia, Tavera, etc. Il pourrait en être de même de Ghisonais émigrés. Par ailleurs, au siècle dernier, on donnait comme nom patrony-

(1) A la Bibliothèque Nationale. inique, à un enfant abandonné, le nom de la localité sur le territoire de laquelle il avait été trouvé. Ghisoni existait au XIVe siècle. Et depuis quand ? Depuis probablement que la Corse avait été habitée par des habitants aux mœurs austères et dures qui préféraient, pour être à l'abri des enlèvements dont les gens de la côte étaient l'objet, habiter une région boisée et relativement riche en eau, mais d'un accès très difficile, au centre de l'île. L'abbé Muraccioli, auteur d'une histoire de Vivario, pense que ce dernier aurait pu exister dès l'an 163 avant J.C. Ghisoni pourrait, peut-être, par simple analogie, avoir pris naissance à la même époque. Si on rappelle que Bastia a été fondée en 1380 et Ajaccio en 1412, on est certain que Ghisoni existait bien avant les deux principales villes actuelles du département. Voici la description des lieux donnés par A. Giusti- niano, vers 1525 : « Les deux pièces de Rogna et de Castello ont une belle et vaste plaine appelée Fium'Orbo (1), du nom d'une rivière formée par deux sources, l'une voisine de la Foce de Verde, l'autre voisine du village de Ghisoni qui est dans la pieve de Castello. Cette rivière passe par la Pietra de Castello, et par la Pieve, village de la pieve de Castello, puis entre Lugo et Antisanti, ce dernier village de la pieve de Rogna et se jette dans la mer par plusieurs embouchures. Le cours du Fium' Orbo est couvert d'arbres au point que l'on ne l'aper- çoit presque pas ; c'est peut-être là ce qui lui a fait donner ce nom. La pieve de Castello contient 420 feux et 7 villages, parmi lesquels Lugo où il y a une famille de caporaux. On sort de Ghisoni par le passage de Verde. Sa montée commence à une faible distance du village de Ghisoni et sa descente aboutit au village de Ciamanacce, dans le delà des monts. Cette montagne mérite bien son nom, car elle est couverte de plantes vertes à la montée et au sommet, aussi bien qu'à la

(1) Voir carte de la Corse par Vogt (1735). descente. Le chemin n'y est pas trop difficile, surtout au mois de mai. Que ce soit à cause de la verdure, de l'odeur que répandent les fleurs des arbres ou du chant des oiseaux, on parcourt ce chemin avec plus de plaisir que d'ennui, bien qu'il soit rude et montueux. » Filippini, dont l'histoire a été imprimée à Tournon, en 1594, a eu connaissance de la description précé- dente qu'il reproduit à peu près, dans les termes suivants : « Après les pieves de Covasina et de Corsa (celle-ci comprend deux villes seulement, Prunelli et Solaggio) vient la pieve de Castello qui contient 420 feux et 7 villages parmi lesquels Lugo, qui est un lieu de caporali (1). Les deux pieves de Corsa et de Castello ont une belle plaine dite du Fiumorbo, à cause d'un fleuve qui naît de deux fontaines ; une voisine du col de Verde, l'autre voisine de la ville de Ghisoni qui appartient à la dernière des deux pieves. Ce fleuve descend par la Pietra à Castello, par la Pieve, ville de la pieve de Castello ; passant encore entre Lugo et Antisanti de la pieve de la Rogna, il se jette dans la mer par plusieurs embouchures. Après la pieve de Castello vient la pieve de Venaco. » L'abbé Rossi, né en 1764, décrivait ainsi le pays vers 1810 : « Laissant la marine et entrant plus haut vers la montagne à droite, on rencontre le canton de Sorba. Autrefois, on disait pieve de Castello, ainsi désignée par les auteurs anciens, bien qu'elle n'en ait pas uni toutes les communes. Le pays est plutôt montagneux ; il ne manque ni de céréales, ni d'huile, vin et châtai- gnes, avec beaucoup de bétail parce qu'il utilise les (1) Les Caporali furent institués pour défendre les pauvres et les opprimés contre les tyrans. Ce furent ensuite quatorze chefs de famille pensionnés du comte Vincentello d'Istria qui fut tyran de l'île. En peu de temps les caporaux défenseurs de la plèbe sont devenus oppresseurs, ils sont la cause de la plupart des maux de l'île, ils protègent les malfaiteurs et les homicides. plaines de Fium'Orbo. Les communes sont Antisanti avec 373 âmes, Ghisoni avec 1373, Lugo di Nazza avec 340, Poggio di Nazza avec 308, Rospigliano avec 115, Vezzani avec 624, et avec 770. Au total : 4.100 âmes. « Ce pays est de ceux qui comprennent marine et montagne et, par là, de ceux dont les habitants ont deux maisons ou cabanes. L'hiver, ils descendent à la marine où ils font des ensemencements et trouvent des pâturages pour leurs troupeaux. Cette circonstance augmente, au lieu de diminuer, la misère du lieu. Les familles Grazzietti, Costantini, Paolini appartiennent à ce canton. Quand on vient de Corté, et qu'on laisse Vivario à sa droite, on passe à Ghisoni et, de là, à la Foce de Verde, ainsi appelée à cause des grands bois. Il y a un passage descendant à Ciamanacce, canton de Talavo. » En 1882, le professeur Mancini, dans une histoire de la Corse, éditée à Bastia, écrit, à propos de Ghisoni, que le pain y est excellent et que sa population est intelligente et belle. Il est bon de rappeler que, jusque vers 1920, dans la plupart des foyers, les ménagères faisaient, elles-mêmes, leur pain; on tamisait la farine et on préparait le levain, le vendredi ; on pétrissait la pâte, et on cuisait le pain le samedi ; on utilisait de préférence le blé cultivé dans le pays. Enfin, dans son < Histoire générale de la Corse », deuxième édition, Bastia 1914, Mgr Girolami-Cortana s'exprime de la manière suivante : « Après tant de beautés diverses, tant de rivages sévères et gracieux, tant de montagnes couronnées de pâturages, il faudrait, en présence des gracieux pay- sages qui nous restent à décrire, des paroles nouvelles pour exprimer une nouvelle admiration ; mais le lan- gage est borné. il n'a qu'un mot pour dire ce que le regard voit de mille façons. Le canton de Ghisoni a été détaché de celui de Vezzani en 1860. Il est le plus vaste de toute la Corse (25.958 ha), après les cantons de (73.477 ha), et de Sartene (27.000 ha). Nous y avons remarqué quelques analogies physiques avec le canton d'Evisa, qui occupe le quatrième rang sous le rapport de l'étendue (24.996 ha). En effet, à Ghisoni, le Renoso (2.357 m.) couvre de ses escar- pements la haute vallée du Fium'Orbo et celle du Casapietrone, à Evisa, le Capo alla Madia (1.621 m.) domine par ses branches les sources du Prato et celle du torrent de Bussaglia. Ghisoni se trouve entre deux cols : celui de Verde (1.285 m.) et celui de Sorba (1.314 m.). Evisa est presque à égale distance du col de Vergio (1.474 m.) et de celui de Seve (1.101 m.). La forêt de Marmano, en contre-bas de Verde, fait le pendant à la forêt d'Aïtone, en contre-bas de Vergio. Les deux cols les plus élevés, Vergio et Verde, commencent par la même lettre ; la même observation s'applique aux cols de Sorba et de Seve. En face d'Evisa se dressent les aiguilles de Capo di Signori et de foce d'Orto, couronnées de ruines antiques ; vis-à-vis de Ghisoni s'élèvent les pointes aiguës de Kyrie Eleison et de Christe Eleison, avec leurs tours non moins anciennes. Au pied de Ghisoni est un abîme effrayant à voir : le défilé de l'Inzecca (800 m. de longueur, la route que l'on a taillé dans un roc n'a que 3 m. 30 de lar- geur) ; au pied d'Evisa, se trouve un autre abîme, la fameuse Spelonca. Enfin, dans l'un et l'autre canton sont des rochers élevés portant le nom de Castello à cause des châteaux forts que nos seigneurs du Moyen Age y avaient bâtis. Castello d'Evisa appartenait aux Leca. Nous avons cherché à prouver que les ruines de Castellone (le grand château) situées à la source de Fium'orbo sont les ruines du Proesidium romain. C'est de là qu'est venu le nom de piève de Castello.

La commune de Ghisoni forte, en 1955, de 1.100 habitants comporte une agglomération principale de Région de GhfiscSiiÇ^ carte au 1.200.000e Maison Mansonaccia, angle nord-est 850 habitants, groupés autour de l'église paroissiale et plusieurs hameaux dispersés dans la nature et invi- sibles, pour ainsi dire, les uns des autres : Cavo, Galgaccio (lui-même ensemble de petites localités dif- férentes : Orsena, Monticello, Case Vecchie, Monaco, Tiglio, Susinelle, etc.), Paganello, Mignone, Volta, Fornacce, Sampolo, Rosse, Gardiena, Pieve, Pinzalone, etc. Cavo situé en bordure du Fium'Orbo, et en amont de Ghisoni, vers le col de Verde, pourrait bien être la suite de la localité de Castello mentionné précédem- ment. Une chapelle dédiée à St-Pierre existait un peu plus loin au col de Verde. Le Sampolo actuel a remplacé Sampolo-Vecchio ayant possédé une chapelle dédiée à St-Paul, dont il reste encore des ruines portées au cadastre de 1864 et transformée en paillier ou magasin à fourrages. La Pieve paraît avoir été un village d'une certaine importance, à une dizaine de kilomètres, à l'est de l'agglomération principale de Ghisoni, de l'autre côté des crêtes élevées qui enserrent cette dernière et en rendaient, autrefois, difficile l'accès. Elle n'est pas habitée. La Pieve a possédé une chapelle actuellement en ruines, mais servant de magasin à fourrage, chapelle qui a possédé un beau dessus de porte avec un renard sculpté dans la pierre. Situé à l'altitude moyenne de 665 mètres, Ghisoni est bâti au fond d'un cirque dominé par des montagnes de tous côtés. Onze communes l'entourent complète- ment, et quelques-unes (Bastelica, Bocognano) en sont séparées par une partie importante de la chaîne cen- trale corse, avec des hauteurs de plus de 2.000 m. La ligne séparative de Bastelica est orientée Sud- Est, Nord-Ouest, et va de Fontana Longa par le ruis- seau Faeto Rosso, la bouche de Pruno, les pointes de Valle Secca, et Valle Longa au sommet de Cagnone ou Mont Renoso (2.357 m.). Celle de Bocognano est orien- tée Sud-Nord et va par la ligne des crêtes du Mont Renoso au sommet dell'Oriente (2.109 m.). Celle de Gatti di Vivario est orientée Sud-Ouest, Nord-Est et va du sommet dell'Oriente à la pointe de Chiova (1.475 m.). La ligne séparative de Muraciole est orien- tée Sud-Ouest, Nord-Est et va de la pointe de Chiova à la pointe de Paglia (1.530 m.) par le col de Sorba (1.305 m.). Celle de Vezzani est orientée Nord-Ouest, Sud-Est, et va de la pointe de Paglia à celle de Lavina (1.287 m.). Celle de Pietroso, orientée d'abord Nord- Ouest, Sud-Est, puis Ouest-Est, va de la pointe de Lavina à la pointe de Corbara, en passant par le col de San Pietro (880 m.) et la pointe Carpiniccia où elle change d'orientation. Elle coupe à mi-chemin environ, la route départementale qui va de Pinzalone à Salastra- co. Celle de Ghisonnaccia, orientée Nord-Sud, va de la pointe de Corbara à la rivière de Fium'Orbo à son confluent avec le ruisseau Bruncutello. Elle coupe la route forestière n° 10 au point kilomètrique 17,7 (le zéro étant à Ghisoni), à quelques centaines de mètres de St-Antoine. La ligne séparative de Lugo di Nazza, orientée Est-Ouest, puis Nord-Sud, part du Fium'Orbo, rive droite, face au confluent du Bruncutello, suit le Fium'Orbo, rive droite jusqu'au ruisseau de Sampolo (dit Vecchiolaccie) rive droite, et va se terminer à la pointe d'Ucello (1.066 m.). Celle de Poggio di Nazza orientée Est-Ouest, puis Nord-Sud, va de la pointe d'Ucello au col de Tavoria (1.753 m.) en passant par la pointe de l'Albuccia ou Kyrie Eleison (1.534 m.) où elle change d'orientation. Celle d'Isolaccio, orientée Nord-Sud, va du col Tavoria à la pointe de Bocca d'Oro (1.934 m). La limite séparative de Palneca orientée Est-Ouest, enfin, va de la pointe de Bocca d'Oro à Fontana Longa par le col de Verde (1.285 m.). Du village même, on ne voit qu'une faible partie des limites ci-dessus décrites de la commune et non les plus hautes, l'horizon étant barré de tous côtés par des crêtes et des cimes qui, comme le Christe Eleison (1.534 m.) dépassent facilement 1.000 mètres. Une tradition populaire raconte que Rosaria Ange, frère d'Annonciade, devint Giovannale et quitta son village, Ghisoni, au désespoir de sa mère et de sa sœur, pour aller vivre à Alesani, citadelle des Giovannali (1). Sa mère mourut de chagrin, et sa sœur continua à gérer les biens de famille en menant une vie pieuse et en pensant à son frère. Six mois après son départ, Ange revint frapper à la porte de la maison paternelle où il fut reçu par Annonciade. Il s'était sauvé avec cinq camarades traqués comme lui par des soldats au servi- ce de l'Evêque. Il dut vivre caché avec son groupe ne sortant de sa cachette que la nuit pour chercher du ravitaillement. Un jour, ils furent, néanmoins, tous pris, et passés par les armes. Leurs cadavres furent exposés à Ghisoni, près de la tombe de la mère d'Ange, avant d'être brûlés devant la foule. Annonciade voulut enlever le corps de son frère à la faveur de la nuit. Surprise, elle fut tuée à son tour, après avoir tué une sentinelle, et son corps brûlé avec celui des six Giovan- nali. Cela se passait le jour de Pâques devant la foule assemblée. Un vieux curé, confesseur d'Annonciade, qui assistait à la cérémonie funèbre entonna des chants liturgiques: « Kyrie Eleison... Christe Eleison», dit-il à haute voix. Le peuple reprit en chœur, et l'écho, un écho profond répondit. On vit en même temps un vol de colombes sortir de la fumée et se diriger vers les deux sommets escarpés situés au sud du village, et d'où continuait à résonner l'écho « Kyrie Eleison... Christe Eleison... » Et c'est ainsi que les sommet des Kyrie Eleison et Christe Eleison reçurent les noms qu'ils portent encore de nos jours.

(1) La secte des Giovannali apparut vers 1384. Symptôme d'un profond malaise social, elle fut éteinte rapidement par le pape, alors en Avignon, qui envoya un légat pontifical, le frère francis- cain Georges, et des soldats à Alesani où ils exterminèrent tous les adeptes. CHAPITRE II

Les premiers siècles de l'occupation génoise Révolte de Sampiero (1555-1567) Election du chasseur Consécration de l'Eglise paroissiale Sainte-Marie (1580)

Nous avons vu que les Pisans battus en 1284 à Meliora par les Gênois durent abandonner l'île par le traité de 1346 et que Sambucuccio d'Alando avait organisé en « Terra del Commune » vers 1359 la moitié Nord-Est de l'île dont faisait partie Ghisoni. Vers 1380, Giovanni de , d'Alesani arriva à Ghisoni où il reçut de Guglielmo. Seigneur de l'endroit, une hospitalité cordiale (1). Guglielmo avait une fille déjà nubile, d'une beauté remarquable appelée Arienta. Giovanni l'ayant vue, la demanda en mariage ; Gugliel- mo lui répondit : « Malgré ta noblesse, tu n'es pas digne d'épouser ma fille, puisque tu n'as aucune sei- gneurie. » Cette réponse blessa Giovanni, mais il dis- simula son dépit. Quelques mois après, en plein été, profitant du moment où la jeunesse était occupée à la moisson, il entra à Ghisoni, avec une troupe composée de parents et d'amis, s'empara de la jeune fille, la jeta, toute tremblante, sur son cheval, et l'emporta, dans sa maison, à Alesani. La jeune fille, désespérée, ne s'attendait plus qu'au

(1) Pietro CIrnéo : Histoire de la Corae. déshonneur. Mais Giovanni la conduisit à la porte de l'église. C'était l'orgueil de son père qui était cause de tout, dit-il, puisqu'il avait refusé de la lui donner en mariage. Il voulait, néanmoins, l'épouser et partager avec elle tous ses biens ; qu'elle se laissât donc fléchir, et qu'elle donnât son cœur à celui que la force avait rendu maître de sa personne. Elle ne trouverait plus en lui que la tendresse, désormais, et quand il serait son mari, il chercherait à donner satisfaction à ses parents. » Le prêtre, de son côté, exhortait la jeune fille à recevoir au doigt l'anneau conjugal. Les proches de Giovanni assistaient en grand nombre à cette scène. Arienta se laissa fléchir, donna son consentement, et le mariage fut célébré. Le père de la jeune fille se plaignait à tous ses proches, parents et amis, de l'affront qu'il avait reçu. Brûlant de se venger, Guglielmo avec sept mille fan- tassins armés à la légère, et deux cents cavaliers, se mit en marche sur Alesani au milieu de la nuit. Mais les gens de Felce étaient sur leurs gardes. Eveillé par les sentinelles alarmées, Felce fit battre le tambour pour avertir les environs de la présence de l'ennemi. Guglielmo arriva près de la maison de Felce un peu avant le jour ; apercevant de nombreux flambeaux, et entendant le bruit des populations qui couraient, il fit faire halte, et ordonna à ses troupes de prendre quelque repos. A la pointe du jour, il poussa un cri et marcha contre Felce dont il faisait attaquer la mai- son avec le fer et la flamme. Cette maison qui existe encore (1) bâtie sur un rocher assez élevé était, ainsi que les maisons voisines, défendue par sa position même, à l'est, au midi et à l'ouest. On ne pouvait l'at- taquer qu'au nord, et de ce côté Felce avait élevé un mur à quatre pas de la maison. Les gens de Ghisoni firent tous leurs efforts pour escalader le mur et jeter dans la maison des tisons enflammés ; les partisans de Felce opposèrent une résistance vigoureuse. Il y eut des corps à corps. Les habitants d'Alesani accouraient (1) En l'an 1500 environ. au secours des gens de Felce. Ceux-ci sortirent de la maison pour aller à leur rencontre et lutter en rase campagne, ce qui rendit Guglielmo sûr de son succès. Il exhorta les siens à ne point le perdre de vue, et fonça sur les gens de Felce dont il blessa un grand nombre à coups d'épée ou de traits. Il était midi et on se battait toujours lorsqu'on entendit des cris du côté de Gampo- loro ; c'était une troupe armée qui arrivait au secours de Felce et attaquait les gens de Ghisoni par derrière. La lutte reprenait avec acharnement. Guglielmo eut beau faire attaquer par la cavalerie les gens de Campo- loro, l'avantage restait aux gens de Felce. Ce fut alors qu'Arienta, les cheveux épars, les habits en désordre, suivie de quelques femmes dont les maris étaient parmi les habitants de Felce, osa s'avancer au milieu des traits qui volaient de toutes parts, et que, se jetant entre les deux armées, elle sépara les combattants. Elle supplia, d'un côté son père, de l'autre son mari, de ne pas commettre un crime monstrueux. Pouvaient-ils, père et gendre, se souiller du sang d'un parent ? « Si les liens du sang, si ceux du mariage ne sont rien pour vous, dit-elle, tournez contre moi votre colère. Je suis pour mon mari et pour mon père une cause de guerre, mieux vaut, pour moi périr, que vivre privée d'un mari ou d'un père. » Ces prières émurent les combattants ; le silence et le calme s'établirent aussitôt. « Giovanni, dit Guglielme, je t'aurais volontiers donné ma fille si j'avais connu ton courage. » Ils s'embrassèrent, firent la paix, recon- nurent leur parenté. Et les partisans de Felce accor- dèrent l'hospitalité aux gens de Ghisoni. Giovanni Felce et Arienta (1) eurent pour fils, Guglielmuccio, grand-père paternel par son fils Picino, de Pietro Cirnéo, né à Alesani, le 9 novembre 1447.

(1) Le prénom Arienta n'existe plus à Ghisoni. Une Arienta, fille de Mattéo et de Fiordispina y est née le 10 janvier 1656 ; elle a été ensevelie dans l'église paroissiale le 18 décembre 1688. Le Comte Polo voulut tenir la contrée Cortinca avec quelques forteresses et en 1441 il fit construire le château de Monte-di-Brano dans la pieve de Castello (1). A. la mort du pape Eugène IV en 1447, Juani de Luguo et autres caporaux offrirent le règne de Corse au capitaine Norcia. Les protecteurs de la banque St-Georges ont promulgué en 1451 un recueil intitulé : « Statuti civili e criminali dell'isola di Corsi- ca ». En 1452, le Niolo et le Fiumorbo dépendaient des Leca, seigneurs de Vico et de Cinarca (2). En 1461, Jean Vitale fut nommé gouverneur de la Corse. Quel- ques mois après, le comte Polo, Jocante de Leca et Vincentello d'Istria se trouvant à Pise s'entendirent pour porter secours aux cinarchais, gens de Vico persé- cutés par les Gênois. Ils rassemblèrent quelques soldats et, après avoir traversé la mer, allèrent atterrir dans le Fiumorbo, au mois d'août 1462. Ils étaient armés d'arbalètes et de lances longues et serpentines. Sous les ordres de Jocante de Leca et de Vincentello d'Istria, ils cheminèrent dans la montagne, et en passant par Ghisoni, ils allèrent dans le delà des monts au Coscione où ils essayèrent de rallier les gens aux cris de « Guerre à l'office St-Georges ; vive Tomasino de Jano Fre- goso ». Polo, indisposé, était resté aux bains de Pietra pola. Après avoir pris les eaux, il se rendit à la Rocca (Sartène). Lorsque le gouverneur sut que les gens Cirnachais (Polo, de Leca, d'Istria) avaient débarqué dans le Fiumorbo, et étaient passés dans l'Etat cinar- chais, il donna des ordres pour que les hommes de guerre de Calvi à Cuvasina se rassemblassent en armes à Corté où il avait un vicaire. Celui-ci n'en utilisa qu'une partie. Il garda Judicello de Gacio, Renuccio da Casta, Louis de Lugo di Nazza, fils de Pizino Lucitano (3) et 60 soldats. Il passa les monts par (I) Giovanni della Grossa, p. 319. (2) L'abbé Bartoli. (3) Pizzino ou Ocipino Leccitano ou Lucitano fut un caporal batailleur. De 1414 à 1433, il est, pour ainsi dire, toujours en guerre. Vizzavona, et se rendit dans la pieve de Vico où Antoine Narisse, lieutenant du gouverneur, se joignit à lui. La bataille fut indécise et chacun s'en retourna chez soi. Ceci se passa au mois de septembre 1462 (1). Quelques années plus tard, Pietro Cirneo accom- pagne comme sacerdote, une expédition de Carlo della Rocca, contre Gio : Paolo di Leca. Cette expédition franchit en cinq étapes l'intervalle qui sépare de Ghisoni où l'armée se divisa, une partie restant aux ordres de Lodovice dal Lugo qui reçut la garde des provinces cismontaines. Carlo. avec quatre mille hommes à pied et cinq cents à cheval, franchit les monts par le col de Vizzavona, rencontra à Ucciani les gens de Gio : Paolo, et les fit prisonniers.

La Corse est alors sous la domination de Gênes, représentée à Bastia par le Governatore ou Gouver- neur. Le gouverneur, élu à Gênes pour deux ans, par les deux Collèges et le Grand Conseil de la République, devait avoir trente ans au moins. Il réunissait tous les pouvoirs civils et militaires. Dans les provinces secondaires, Corté et Aleria, par exemple, il avait des délégués, appelés Luogote- nenti — Lieutenants — ayant mêmes attributions que le Gouverneur qui pouvait approuver ou annuler leurs décisions ou jugements. Deux vicaires — Vicari — gênois, comme le gouverneur, l'assistaient. Ils exami- naient' les candidats au notariat. L'intervention des notaires étant indispensable dans beaucoup d'actes de la vie civile et administrative, il y en avait plusieurs par pieve. Les jugements du Gouverneur étaient appellables auprès des Sindicatori, formant une haute magistra- ture devant laquelle tout haut fonctionnaire, en sortant

(1) Giovanni della Grossa. - Ma . -1,aolaccia Neptune et maison Pieraccia de charge, rendait compte de ses actes. Ils étaient six (1) : quatre Corses, deux Gênois. Ils étaient élus à deux degrés et renouvelables tous les ans. Le Bargello, chef des Sbires, arrivait en Corse avec le gouverneur et s'en allait avec lui. Les ordonnances édictées par le gouverneur s'appelaient « Gride » quand elles étaient publiées par le crieur public à son de trompe ou de tambour. Le pays du Deçà des Monts fut partagé en trois terzeri en 1468 : l'un comprenait toutes les terres qui bordent la côte et confinent au Golo ; l'autre était formé par les pieve de Casinca, Tavagna, Moriani, Orezza, Vallerustie, Ampugnani, Rostino et Casaconi; le dernier comprenait le reste du côté du Tavignano. Ghisoni appartenait à celui-ci. Ces trois terzeri s'appe- laient, ordinairement, terres du Commun. Les Douze (2) et les six, élus à chaque changement de Gouverneur, représentaient les intérêts du pays, les premiers auprès du Gouverneur, les seconds auprès du Commissaire à Ajaccio. Ils réglaient avec ces hauts fonctionnaires les mesures de police et d'utilité géné- rale. Ils avaient aussi, dans leurs attributions, la surveillance de la réparation des chemins qui étaient à la charge des communautés intéressées. En 1489, Ambrogio, après avoir vaincu Giovan Paolo, fit prendre Giocante di Luco et lui trancher la tête. En 1494-1495, un des six Sindicatori était Antonio di Luco. Une proclamation du 10 décembre 1498, dont il est fait état dans les transactions Blondel, porte prohibition, sous des peines sévères, de couper des arbres dans le bois de Fiumorbo, comprenant les forêts de Marmano, Casamente, Balire et Logoniello. En 1502, 1504, 1506, 1508, la disette fut si grande en Corse que plusieurs personnes moururent de faim, et qu'on évalue à 4.000 le nombre de familles qui furent obligées de quitter l'île. (1) Voir p. 37 les noms des 3 sindicatori corses du deça des monts. (2) Voir pages 48 et 49 une élection de Douze Nobles. Nous avons vu que Ghisoni figure sur l'atlas Ma- glioli, daté de 1511. Les bois de Fiurmorbo (Marmano, Casamente, Balire et Logoniello) sont donnés en exploi- tation à Bonavita de Pino par bail à ferme, passé pour douze ans par la République de Gênes, le 5 juin 1515. Nous savons que Giustiniano, évêque du Nebbio, a visité Ghisoni en 1525 et qu'il en a laissé une descrip- tion donnée plus haut. Il ne cite pas de pont comme il le fait pour d'autres parties de l'île (il y en a cinq ou six au total) et nous devons en déduire qu'il n'existait pas alors d'ouvrage de cette sorte dans notre commune. La Banque Saint-Georges, qui exploitait la Corse, y commettait beaucoup d'injustices. Lorsque la riva- lité de la France et de la maison d'Autriche poussa Henri II, roi de France, à faire la guerre à l'Italie, Sampiero Corso, alors au service de ce roi, l'incita à occuper la Corse comme base d'opérations. Une armée française commandée par de Thermes, le régiment royal corse de Sampiero et une flotte turque firent la conquête de la majeure partie de l'île, de 1553 à 1554. Les populations corses prirent, avec empresse- ment et un enthousiasme incroyable, le parti des Français avec Sampiero. Malgré quelques engagements, Français et Gênois avaient pratiquement cessé les hostilités en Corse en 1554. Ils attendaient le résultat des guerres d'Italie. Henri II remplaça de Thermes par Jourdan des Ursins qui débarqua à Ajaccio en mars 1555. De Thermes quitta la Corse en juin de la même année. Une assem- blée générale put être réunie à Corté en septembre 1556. Chaque pieve (du parti français) était repré- sentée par deux procureurs. Les Corses de l'en deçà y nommèrent les Douze, quatre par « terzero » suivant l'usage. Puis, en présence de Jourdan et de Sampiero et du consentement général, on procède à l'élection de deux procureurs chargés d'aller porter au roi Henri II les désirs des Corses et leur adhésion à la France. Jacques de la Casabianca et Léonard de Corté furent les deux élus. Ils partirent avec Jourdan pour Paris. Le 5 février 1557, une trêve était conclue à Vau- celles entre Henri II et l'empereur. Chacun devait conserver les forteresses qu'il occupait. Les Gênois avaient Bastia, Calvi, Erbalunga, l'église Saint-Antoine de Belgodere, la tour de Grégoire à Miomo, et celle de Casaïola, sur la marine de Sisco. Les Français étaient en possession de tout l'intérieur. La trêve de Vaucelles ramenait la paix dans toute l'Europe. Jour- dan revint de France en juin 1557, avec huit galères commandées par Baccio Martelli. Il avait convoqué, pour le 25 août, une assemblée de Corses à Vescovato, et Sampiero s'y rendit avec un grand nombre d'habi- tants. Une escarmouche empêcha la réunion qui fut renvoyée au mois de septembre, au même endroit. A Vescovato, le lieutenant-général Jourdan fit connaître aux Corses les desiderata qui avaient pu être satisfaits à Paris et déclara que le roi avait incorporé l'Ile à la France. Tous approuvèrent et les Corses se crurent, pour toujours, attachés à la monarchie française. L'assemblée se sépara, pleinement satisfaite. La trêve de Vaucelles ne fut pas scrupuleusement respectée en Corse. Il y eut de nombreux incidents. Sampiero, qui ne s'entendait pas au mieux avec Jour- dan, se rendit auprès du Roi fin 1557 et demeura en France où il fut employé à l'armée du Nord. Le traité de Cateau-Cambrésis, signé en 1559, déçut profondé- ment les Corses en les rendant aux Gênois. Fin août 1559, les troupes françaises s'embarquèrent à Saint- Florent pour regagner la France. Le lieutenant général Jourdan partit le 9 septembre d'Ajaccio. Deux siècles environ allaient s'écouler avant que la France s'inté- ressât, de nouveau, à la Corse. Au mois d'août 1560, Giacomo Doria intente un procès aux habitants des pieves de Castello, Cursa et Coasina pour vols commis dans son domaine du Fiumorbo, au cours de l'année 1553, début de la guerre déclenchée par Sampiero-Corso contre les Gênois. Le 27 septembre suivant, Gasparo Cattano, gouverneur, mande les podestats et peuples desdites pieves à com- paraître devant lui pour fournir toutes explications voulues. Il faut trouver les malfaiteurs. Copie du mandement doit être donnée aux podestats (maires de l'époque) et affichée aux portes des églises dont Sainte- Marie de Ghisoni. Dans le dossier relatif à cette affaire (1), nous avons trouvé l'état des meubles, instruments et bêtes volées dont la valeur totale s'élève à 24.111 lires (la lire vaut vingt sous, un sou vaut douze deniers, la lire équivalait au franc). Parmi les bêtes sont mentionnées 50 vaches, à 20 1. l'une soit mille francs et 16 poulains (polletri) à 15 fr. l'un soit 240 fr. Les dépositions par devant notaires n'apportent aucune lumière. Le 13 mars 1562, G.ambora de Ghisone, Francesco-Mario et Guglielmo de Lugo, Roso de Poggio di Nazza sont désignés pour ré- partir le montant du préjudice et l'amende infligée à chacune de leurs communautés dont le total s'élève à 11.086 lires en décembre 1562. En décembre 1560, une sentence condamne Luc Antonio q. (2) Vivolo, de Balgodere, à rendre compte à Andiano, procureur de l'évêque d'Aléria, des 2.500 lires perçues pour l'évêque en 1554 dans les pieves de Cas- tello di Ghisoni, la Serra, Aléria, et Rogna. En juillet 1562, des instructions sont données aux percepteurs dans les pieves de Serra, Rogna, Castello, Cursa et Coasina, pour leur dire, qu'à défaut d'argent, ils peuvent prendre des bestiaux ou des grains au prorata du montant des impôts. Sampiero revient en Corse en débarquant le- 12 juin 1564 dans le golfe de Valinco, d'où il écrivit à tous les caporaux et nobles pour les inciter à la révolte. II avait avec lui 11 Corses et 25 Français. Il s'empara du château d'Istria, où il resta huit jours, se rendit à

(1) La première qui intéresse notre commune parmi toutes celles qui figurent à l'inventaire des archives départementales n° 34, Fonds du Civile Governatore allant de 1498 à 1758. (2) q. : abréviatif de quondam, signifie fils de feu. Porte de cave, maison Acarogno Pin fourchu et route forestière n° 10 vers Ghisonaccia (Ed. Tomasi, Ajaccio) Ciamanacce et décida de passer dans le Deçà des Monts en allant de Ciamanacce à Vezzani, où il s'arrêta : il y avait donné rendez-vous à tous ses amis, parmi lesquels on comptait Anton Guglielmo, Paolo, Pierpaolo, Anton-Paolo, Francescomaria, caporale da Luco, etc. Il haranguait les populations et les excitait à se soulever contre Gênes. Ses troupes augmentaient en nombre. Les Gênois, informés qu'il était à Vezzani, constituèrent, sous les ordres de Nègre, une armée qui vint à Corté. Sampiero alla au devant d'elle, l'inti- mida, et elle battit en retraite. Sampiero entra en vainqueur à Corté. Il voulut tenter la prise de Porto- Vecchio. Le 25 juillet, les Génois se rendirent en sortant : ils eurent la vie sauve et partirent avec leurs bagages. Sampiero laissa la garde de Porto-Vecchio à Francesco-Maria de Lugo. Mais bientôt, Francesco Giustiniano investit Porto-Vecchio à son tour, l'enleva et fit pendre, avec quelques autres, Francescomaria qui y commandait. Sampiero fut assassiné le 17 janvier 1567. Son fils, Alfonso, qui n'avait pas 18 ans, se retira le soir même à Bastelica. Les habitants, découragés par la mort du père, le reçurent froidement. Il ne trouva pas meilleur accueil à Ciamanacce et à Talavo où les gens prirent les armes contre lui, et le poursui- virent jusqu'à la foce de Verde. Il fut contraint de venir dans l'au-delà des monts, à Ghisoni, où il resta six jours et où il reçut un accueil qui le réconforta. Pedeleve d'Orezza était commandant de Sartène ; lors- qu'il apprit la mort de Sampiero, il abandonna cette place, et rejoignit, avec tous ses compagnons, Alfonso, à Ghisoni. Alfonso apprit, à Ghisoni, que les Gênois étaient sortis en force d'Ajaccio ; il avait déjà envoyé Paolo da Bozzi et Pedeleve d'Orezza dans cinq pieves pour dire qu'il voulait tenir veduta à Orezza. Il passa avec des partisans dans le delà des Monts et arriva à Renno d'où il chassa les Génois. Au cours des combats qui suivirent, le sort des armes ne lui fut pas favorable et, fin novembre 1567,