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JA 98/2;1006;Kellens

JA 98/2;1006;Kellens

CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'

PAR

JEAN KELLENS*

RÉSUMÉ La première partie (la période de transmission écrite documentée) consiste en une lecture critique des textes fondamentaux de Geldner, Grundriss et Prole- gomena, dont elle s'efforce de traquer les obscurités et les imprécisions, donc les incertitudes. La deuxième partie (la période de transmission écrite non docu- mentée) cherche à montrer que l'existence d'une Stammhandschrift, dont tous les manuscrits que nous possédons dérivent, est une évidence philologique, mais que cette existence même prohibe l'idée d'archétype sassanide. Notre Avesta est le recueil de deux anthologies liturgiques constituées avant l'Avesta sassanide et mises par écrit au plus tôt vers le milieu du VIIe siècle. La troisième partie (la période de transmission orale) propose une hypothèse sur la constitution pro- gressive d'un canon durant le premier millénaire avant l'ère commune, s'inter- roge sur le temps et le lieu, puis s'achève par la critique de l'idée même d'Avesta.

ABSTRACT The first part (dealing with the period of documented written transmission) consists of a critique of Geldner's fundamental texts, Grundriss and Prole- gomena, whose imprecisions and obscurities, hence uncertainties, it strives to track down. The second part (dealing with the period of undocumented written

* Professeur au Collège de France, Chaire de langues et religions indo-iraniennes, 11, place Marcelin-Berthelot, F-75005 Paris. Cet article, avec Commentaire sur les premiers chapitres du (cette revue 284.1, 1996, 37-108), expose la matière d'un enseigne- ment délivré au Collège de France durant les années 1995-1996 et 1996-1997. Il existe de la partie I une version sommaire (1996b) et une autre, simplifiée elle aussi, mais ouverte à d'autres réflexions (1996c). Pour la matière commune, c'est évidemment celle-ci qui fait foi. Je profite de ces remarques préliminaires pour remercier du fond du cœur les trois lectrices de mon manuscrit, Mary Boyce, Judith Josephson et Johanna Narten, des pré- cieuses remarques qu'elles m'ont faites et qui m'ont permis, sur bien des points, de corri- ger ou d'enrichir mon exposé.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 452 J. KELLENS transmission) seeks to demonstrate that the existence of a Stammhandschrift, from which all the extant manuscripts derive, is an obvious philological fact, but that its very existence rules out the idea of a Sasanian archetype. Our Avesta is a collection of two liturgical anthologies constituted before the Sasanian Avesta and written down at the earliest around the middle of the 7th century. The third part (dealing with the period of oral transmission) presents a hypothesis on the consitution of a canon in the first millenium before the common era, then considers the time and location of that canon, an ends with a critique of the very idea of Avesta.

A la mémoire de Karl Hoffmann

I. La transmission écrite documentée

0. Les plus anciens textes avestiques pourraient avoir été composés dès 1400 avant l'ère commune alors que les manuscrits qui nous les font connaître datent tous de ce millénaire. C'est dire que le philologue de l'Avesta se trouve tout d'abord confronté au problème de la transmis- sion: comment remonter le long chemin qui conduit des copistes aux ré- dacteurs? Cette exploration n'en est qu'à ses balbutiements. Tout au plus disposons-nous aujourd'hui, grâce à Karl Hoffmann, d'une hypo- thèse complète et plausible sur l'histoire de la période écrite de transmis- sion. Mais, avant même d'en faire l'examen critique, il convient de bien analyser le point de départ et il faut pour cela relire soigneusement les deux textes fondamentaux de Geldner, à savoir les Prolegomena de l'édition critique (= P) et l'Awestaliteratur du Grundriss der Iranischen Philologie (= G)1. Il n'est d'ailleurs pas sans intérêt de refondre les don- nées de Geldner dans la perspective stricte de l'histoire de la transmis- sion manuscrite: ses exposés présentent des répétitions et, parfois, une certaine confusion qui tiennent à ce qu'ils poursuivent en même temps une autre fin, qui est d'établir des stemmata2, et à un principe de présen-

1 Ce sont des textes parallèles (voir G14 n. 2), tous deux parus en 1896 et rédigés l'an- née précédente (P est daté de Berlin, août 1895). On en trouve un résumé succinct chez Hoffmann et Narten (1989, 15-19). 2 Ce ne sont pas eux qui nous intéressent ici, mais on peut néanmoins se poser la ques- tion de leur validité, dès lors que nous ne sommes plus matériellement en mesure de les

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 453 tation fondé sur le découpage, traditionnel depuis Anquetil, de l'Avesta en cinq livres (Yasna, Visprad, Xorda Avesta, Yasts et Videvdad). J'in- sisterai tout d'abord sur trois faits essentiels:

0.1. Les éditions de Westergaard et de Geldner ne doivent pas faire illusion. Elles reproduisent un Avesta de convention (G3: «Awesta im engern/begrenzten Sinne») qui ne peut être considéré comme un livre au sens strict. C'est un «Schriftenkomplex», certes caractérisé par son unité et sa particularité linguistiques3, mais transmis par des manuscrits dont aucun n'en contient l'ensemble4. Chaque manuscrit livre tout ou partie d'un de deux ensembles textuels à l'exclusion de l'autre. Le premier peut être défini comme le récitatif de la liturgie longue (Yasna-Visprad-Videv- dad), le second comme le recueil des liturgies brèves (Xorda Avesta- Yasts)5. Cette évidence n'est pas toujours présente à l'esprit parce que Geldner ne l'a pas clairement exprimée, mais elle résulte nécessairement de la mise en regard de G10 §12 et de G16 §14 (voir aussi P XLa bas). Ainsi, dans les faits, nous avons affaire à deux textes indépendants à ceci près qu'il leur arrive d'utiliser le même matériel formulaire.

0.2. D'une manière générale, l'ensemble des manuscrits avestiques doit faire l'objet d'une double distinction. La première est celle de la vérifier. Disons que les analyses de Geldner sont solidement étayées et inspirent la plus grande confiance. En tout cas, nul n'a pu, depuis lors, y déceler un défaut radical. La transmission des Yasts, dont l'exiguïté a permis l'établissement d'un apparat critique ex- haustif et dont le témoin essentiel (F1) est à nouveau disponible, est instructive à cet égard: Panaino (1990, 8 sqq.) et Hintze (1994, 56 sqq.) confirment les conclusions de Geldner, même si quelques améliorations de détail peuvent être raisonnablement entre- vues (Tremblay, à paraître dans Die Sprache, et n.14). 3 G2: «Nichts was nicht in dieser Sprache geschrieben wäre, kann Anspruch erheben, der heiligen Schrift zugezählt zu werden. Umgekehrt giebt es in dieser Sprache keine anderweitigen Dokumente, keine inschriftlichen Aufzeichnungen, kein profanes Buch mehr.» Mais voir n. 11. 4 G3: «… so gibt es doch keine Handschrift, welche das ganze Awesta enthielte». 5 Le premier correspond donc à la tradition du Videvdad sadé et le second à celle du Xorda Avesta au sens large. Toutefois, pour éviter toute confusion avec Videvdad et Xorda Avesta comme titres d'un livre particulier, je préfère désigner l'un comme «récita- tif de la liturgie longue», l'autre comme «recueil des liturgies brèves». Les manuscrits dits du Yasna sadé ou du Visprad sadé reproduisent exclusivement un seul des trois livres virtuellement constitutifs de la liturgie longue. Ce n'est pas simple: quelle terminologie eussions-nous dû adopter s'il existait un manuscrit qui consistât en une version sadé du seul Videvdad?

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 454 J. KELLENS provenance, selon que la copie a été effectuée en Inde ou en . Que les manuscrits iraniens soient peu nombreux — environ dix pour cent des quelques 150 manuscrits examinés par Geldner —, souvent récents, et que tous les manuscrits indiens dérivent en ultime analyse d'un mo- dèle iranien identifié ne doit pas conduire à sous-estimer cette distinc- tion, car, nous allons le voir, les particularités de la tradition iranienne ont un grand prix. La seconde distinction, qui n'a d'importance philologique concrète que pour la liturgie longue6, est celle du contenu. Certains manuscrits sont dits «pehlevis» parce qu'ils donnent aussi la traduction et le commentaire moyen-perses du texte avestique, les autres sont dits «sadés» (ce qui signifie «purs») parce qu'ils ne comportent que le texte avestique, assorti cependant d'indications rituelles, en moyen-perse s'ils sont iraniens (nirangs), en gujerati s'ils sont indiens (kiryas)7. Les premiers répondent au souci érudit de faire comprendre le texte, les seconds à celui, pratique, d'assurer la qualité de son utilisation liturgique. Pour cette raison, les manuscrits pehlevis sont le plus souvent consacrés à un livre particulier, tandis que les sadés tendent à reproduire l'ensemble de la cérémonie8. Ces derniers, par leur attachement à la let- tre, présentent encore l'intérêt de ne pas abréger les longues et fréquen- tes répétitions du texte.

0.3. L'immense majorité des manuscrits existants constitue ce que Geldner appelle la Vulgate indienne9. Les copies sadés des deux liturgies se sont multipliées en Inde au fil du temps pour des raisons pratiques (G15, P XXIa et XLVa). Ces manuscrits sont très récents — peu sont antérieurs au XVIIIe siècle — et très nombreux — ceux qu'a examinés Geldner sont «but a fragment of what exists». Leur orthographe, in- fluencée par l'élocution liturgique moderne, est exécrable — le hasard 6 La présence d'une traduction pehlevie, propre à certains manuscrits iraniens, ne pa- raît pas significative pour le classement des manuscrits du Xorda Avesta. Geldner (P XLVa) note seulement les affinités entre les manuscrits indiens comportant une traduc- tion sanskrite (J9 H2). 7 Sur ces commentaires rituels, voir Darmesteter, ZA I LXXXIX-XCVI. 8 Les trois livres Yasna-Visprad-Videvdad ne se présentent pas alors en ordre de suc- cession, mais en tranche napolitaine (G11 sq., avec un précieux synopsis). 9 Par «Vulgate», la science contemporaine se réfère parfois au texte de l'édition de Geldner, ce qui peut générer de la confusion. Nous essaierons bientôt de remédier à cette situation.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 455 veut que P1, le manuscrit le plus généralement accessible, grâce à la li- thographie de Burnouf, avant l'édition de Westergaard soit le pire de tous. Leur masse échappe à tout classement philologique, quoiqu'il ne fasse pas de doute qu'ils remontent à un archétype commun. Ainsi la cri- tique textuelle proprement dite et les tentatives pour restituer l'histoire de la transmission manuscrite ne sont possibles que grâce à un petit nombre de manuscrits qui se rattachent à une tradition distincte de celle de la Vulgate indienne et sont, quelquefois, plus anciens10. Il s'agit de l'ensemble des manuscrits iraniens avec, pour la liturgie longue, les ma- nuscrits pehlevis indiens et, pour les liturgies brèves, ceux de la tradition dite des Yasts sadés indiens.

0.4 Il convient, avant de poursuivre, de faire quelques nuances. Philologiquement mal utilisable à cause de son caractère chaotique et perturbé, la Vulgate indienne est néanmoins une branche à part entière de la transmission avestique. Les représentants les plus anciens du Xorda Avesta (Jm4: 1352) et du Yasna sadé (C1 et H1, non datés, mais nécessairement antérieurs à 1700) sont tout à fait vénérables et de bonne qualité. Cette tradition, dont l'influence est perceptible sur le copiste des manuscrits pehlevis indiens (1323-24) et même sur Neryosang (P XXIIb et XXXIa), n'a pu dévier des autres qu'à une époque assez ancienne pour échapper à l'investigation matérielle. Comme il y a une Vulgate indienne, il a dû y avoir une Vulgate ira- nienne. Geldner désigne explicitement comme telle le Xorda Avesta ira- nien, dont les manuscrits sont cependant moins nombreux et plus signifi- catifs que ceux de la Vulgate indienne (P XLVa), et soupçonne l'in- fluence sur le Videvdad sadé iranien d'une Vulgate perdue de la liturgie longue (P XXXIIIb). Enfin, les manuscrits que Geldner définit comme iraniens proviennent tous d'Inde, soit qu'ils y ont été apportés d'Iran, soit qu'ils y ont été co- piés d'après un modèle iranien. Bien plus récents que les manuscrits in-

10 Geldner a-t-il disposé, à cet égard, d'un matériel exhaustif? Il est sûr que lui-même en doutait. Particulièrement significatives sont les expressions de P XXXIVa bas: «The three Iranian [Videvdad sadé] mss. known to me…» et de P XLVb: «A complete Iranian collection of the has not yet made its appearance». Mais le temps, en passant, n'a plus rien mis à jour.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 456 J. KELLENS diens, ils s'en distinguent néanmoins par le soin orthographique. Ceci s'explique par l'existence en Iran d'une école liturgique de haute qualité, dont l'autorité a été reconnue par les communautés indiennes jusqu'au début du XIXe siècle (G12-13). Les communautés iraniennes ont entamé leur tragique déclin en 1719, avec la prise de Kirman par les Afghans (voir Boyce, 1979, 190 sq.), et ni Rask, ni Westergaard n'ont pu en obte- nir des documents avestiques importants (voir Asmussen, 1992, 886- 893). Le second, qui a brièvement séjourné à et à Kirman en 1843, ne pense pas qu'un matériel manuscrit significatif y subsistait encore à cette époque (Zendavesta 21 sq. n. 4).

1. Le recueil des liturgies brèves (G16-17, P XL-XLV). Il est transmis par trois types de manuscrits: a. Les manuscrits du Xorda Avesta, indiens ou iraniens, varient tant par le contenu que par l'ordre de succession des textes. D'une manière générale, ils rassemblent le récitatif de quelques cultes privés rendus par des laïcs11 et un certain nombre de Yasts. Geldner mentionne O3 (1646) comme le plus extensif et son ordonnance comme la plus normative (G16): un alphabet, les cinq Niyayisns, trois Afringan sur quatre, les cinq Gahs, les Yasts 1, 2, 3, 4, 9, 11, 12, 14, 16, 18, 20 et 21. On cons- tate l'absence de quatre (5, 8, 10 et 19) des cinq longs Yasts que nous considérons traditionnellement comme les textes les plus vieux et les plus significatifs du point de vue littéraire et religieux après l'Avesta an- cien. Le cinquième, le Yast 13, appartient au seul Xorda Avesta ira- nien12. Certains manuscrits iraniens comportent une traduction pehlevie, deux indiens (J9 et H2) une traduction sanskrite. b. Les Yasts sadés indiens donnent l'ensemble des 21 Yasts, c'est-à- dire des hymnes aux divinités autres qu' Mazda, qui représentent

11 A ce titre, il ne contient pas seulement des textes en langue avestique, mais aussi en pazand ou moyen-perse noté en alphabet avestique (G8). Il faut donc relativiser légère- ment l'affirmation de Geldner reproduite n.3. 12 Le fait que les communautés indiennes, au début du XVIIIe siècle, aient cru le Yast 13 perdu témoigne de l'étanchéité entre la tradition de la Vulgate et celle des Yasts sadés (G16 n. 3, P VIIb n. 1). C'est que les manuscrits de la première sont un aide-mémoire pour la récitation liturgique, tandis que ceux de la seconde s'inscrivent dans un courant purement scriptural, soucieux de conserver, par curiosité intellectuelle, des textes dont on ne faisait plus usage rituel (P XLb).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 457 selon toute probabilité le livre Bagan Yast de l'Avesta sassanide. Ils ne comportent aucune partie du Xorda Avesta, à l'exclusion sporadique du Siroza et des cinq Niyayisns, dont quatre ne sont que des extraits de Yasts. Tous les manuscrits sont des copies de F1, terminé à Nausari le 21 janvier 1591 par Asdin13. c. Les manuscrits mixtes, dont Pt1 (1625) est le prototype, appartien- nent à la tradition du Xorda Avesta indien, mais reproduisent, pour les Yasts qui n'en font pas partie, le texte de F1 (P XLIIa). Un cas particu- lier est constitué par J10, moderne et exécrable, mais qui se réfère pour les Yasts à une source antérieure à F1 (P XLIVb)14. La transmission du recueil des liturgies brèves se répartit donc en trois traditions: la Vulgate indienne, dont un représentant (Jm4: 1352) est re- marquablement ancien, le Xorda Avesta iranien, constitué de quelques bons manuscrits signés du XVIIIe et du XIXe siècles15, et le Yast sadé indien. Pour ce qui est de ce dernier, tout est clair: «The majority of the mss. may be traced back to one single ancestral manuscript which is still preserved; all in fact to a lost archetype which was not far removed from this» (P XLVa haut). La tâche du philologue s'impose. Il doit se fonder sur F1, le corriger d'après J10 et le confronter, pour les quelques passages qui le permettent, au Xorda Avesta. Les résultats les plus probants ont été obtenus pour les Yasts 13 et 14, dans une moindre mesure pour le Yast 3 (P XLVb haut).

2. La transmission du récitatif de la liturgie longue est beaucoup plus complexe. Trois traditions permettent de s'arracher au marais de la Vul-

13 Il a été retrouvé au printemps 1989 par Almut Hintze dans les armoires du Cama Oriental Institute de Bombay et aussitôt publié en fac-simile par Kaikhusroo M. JamaspAsa (The Avesta Codex F1, Wiesbaden 1991). 14 Ainsi la tradition des Yasts sadés, qui remonte au seul F1, reçoit tout de même l'éclairage externe de J10 (et de sa copie D pour le Yast 19). On peut en soupçonner d'autres. La transmission du Yast 10 conduit Geldner lui-même à s'interroger sur la filia- tion de H3 et de K40 (P XLIIIb bas). H4 s'accorde avec les données originales d'un ma- nuscrit que Darmesteter consulta et désigna comme Jm2 (P XLIIIb. n. 2). Je n'en ai pas trouvé trace dans le Fonds Darmesteter de la Bibliothèque nationale. Voir les Stemmata de Panaino (1990, 8 sqq.) et de Hintze (1994, 56 sqq.). 15 F2, terminé à Yazd le 26 juin 1706 ou 1726 par Rustam Ardasir, est le plus correct et l'un des plus anciens de cette collection (P XLVb).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 458 J. KELLENS gate indienne: la pehlevie indienne, la pehlevie iranienne et la sadé ira- nienne.

2.1. La tradition pehlevie indienne est représentée par quatre manus- crits ancestraux qui sont dus au même copiste, Mihr-Aban II, et ont été achevés entre le 26 janvier 1323 et le 17 mai 132416. Il s'agit, pour le Yasna, de J2 (26.01.1323) et de K5 (17.11.1323), pour le Videvdad, de L4 (28.08.1323) et de K1 (17.05.1324)17. Le colophon de K5 précise que Mihr-Aban II a pris pour modèle un manuscrit dû à son arrière-grand-oncle Rustam. La brève alternative de G13 («… geht aber hervor, dass auch J2 von dem ms. des Rustam oder vom dessen Vorlage copirt sein muss») et le scepticisme de P XIVb («As to the degree in which the two mss. are related to each other, and whether J2 is also a copy of the Rustam ms., a comparison of the two manuscripts alone is not able to give any answer») se dissolvent en P XXa, où Geldner donne les raisons de croire que J2 ne dérive pas de Rustam, mais directement de son modèle. La présence d'un intermé- diaire dans la filiation de K5 et la négligence accusée de Mihr-Aban II expliquent les divergences nombreuses, mais peu significatives, entre les deux manuscrits. Les deux manuscrits ancestraux du Videvdad pehlevi (G14-15, P XIII-XIX) sont fortement détériorés et doivent être complétés d'après leurs assez nombreuses copies. Le colophon de L4 est perdu, mais re- produit par Pt2 (1787), qui est de la même main que le Yasna pehlevi iranien Pt4. Celui de K1 établit une longue filiation: Mihr-Aban II copie

16 En dépit de ces dates resserrées, Mihr-Aban II passe pour avoir eu une longue car- rière de copiste (Boyce, 1979, 170). Geldner, précisant une analyse de Westergaard (Zendavesta 3 n.1), a montré que les colophons de K20 attribués à Mihr-aban II ne s'ex- pliquaient pas plus sûrement par l'ère zoroastrienne (à partir de 651) que par celle de Yazdegerd (à partir de 631) (P IIIa n.1) et pouvaient être des copies non signalées (P XXXIXa sq.). Les colophons sûrs de Mihr-aban II s'inscrivent donc entre le 8 novembre 1321 (un manuscrit du Gost i Fryan) et le 30 juillet 1331 (le Hadoxt Nask de K20). 17 Ces quatre manuscrits sont restés accessibles à des degrés divers. K5 et K1 sont reproduits respectivement dans les volumes VII-VIII (1937) et XI (1941) des Codices Hafnienses. J2 a été offert par son propriétaire, JamaspAsana, à l'Université d'Oxford et Mills l'a publié (The ancient manuscript of the Yasna with its Pahlavi translation (A.D. 1323), generally quoted as J2. Reproduced in facsimile. Oxford 1893). L4 se trouve à la Bibliothèque de l'Université de Londres.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 459 son arrière-grand-oncle Rustam, dont le modèle est un manuscrit terminé dans le Sistan le 10 mai 1205 par Ardasir18 d'après celui d'un certain Homast. L'intervention intermédiaire de Mahyar n'est pas claire: a-t-il ramené en Inde le manuscrit d'Ardasir (P XVIIIb) ou la copie qu'il en avait faite (Westergaard, Zendavesta 4)? Quoi qu'il en soit, on ne peut poursuivre plus loin l'histoire de la transmission du Videvdad pehlevi. Pour le Yasna comme pour le Videvdad, Mihr-Aban II a donc eu pour modèle son arrière-grand-oncle Rustam. C'est un homme que nous con- naissons par ailleurs. Il a signé un colophon de l'Arda Viraz en Iran en 1269 et celui d'un manuscrit du Visprad en Inde, à Anklisar. Il s'agit peut-être de K7ab, sur lequel pèsent beaucoup d'incertitudes19. S'il n'est pas dû à un copiste de la fin du XIVe siècle qui aurait reproduit le colophon de son modèle sans s'identifier personnellement, K7ab serait de loin le plus vieux manuscrit avestique conservé. Du moins nous donne-t-il connaissance du colophon de Rustam. Une double ambiguïté pèse sur sa datation: celle de son calendrier de référence, qui contraint à poser l'usuelle fourchette de vingt ans (P IIIa n. 1), et celle de la lecture, qui contraint à faire l'hypothèse d'un décalage de dix ans (Barr, Codices… Hafnienses XII, 1944, XIII sq.). La date de K7ab ou de son modèle est le 28 décembre 1258, 1268, 1278 ou 128820.

2.2. Le Yasna pehlevi iranien (G13-14, P XXV-XXX) est représenté par trois manuscrits très récents. Pt4 est anonyme et non daté, mais, à l'époque de Geldner, son propriétaire, Pesotan Sanjana, gardait souvenir qu'il avait été copié pour son arrière-grand-père par Miherji-rana à Nausari en 1779-80. Le copiste a reproduit l'introduction en pehlevi de son modèle Hosang (13 août 1495 selon Dhabhar, 1949, 7), qui aurait copié Mihr-Aban I, neveu de Rustam et grand-père de Mihr-Aban II, qui aurait lui-même copié un certain Mahpanah (P XXVa). Mf4 est une autre copie du manuscrit de Hosang, «somewhat younger than Pt4», et qui témoigne de la détérioration progressive de son modèle.

18 Geldner interprète la date d'Ardasir par l'ère zoroastrienne et non par celle de Yazdegerd (1185), contre Westergaard (Zendavesta 3). 19 Sur la tradition du Visprad en général et sur les questions de l'authenticité de K7b et de ses rapports avec K7a, voir G15 et P XXXVIIIb sq. 20 Voir ci-dessous.

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Alors que Pt4 et Mf4 sont les copies indiennes d'un manuscrit ira- nien, Mf1 a été terminé en Iran par Rustam Ardasir le 23 mai 1721 ou le 18 mai 1741 (cette dernière date est retenue par Dhabhar dans le Catalo- gue de la Mulla Firuz Library, p. 13). Quoique sa source principale soit de toute évidence la même que celle de Pt4 et de Mf4, sa forme est celle d'un Yasna sadé avec nirangs. C'est en fait l'œuvre d'un érudit qui a collationné les données du Yasna pehlevi iranien et celles du Videvdad sadé iranien. Ainsi, une addition au colophon de Jp1 signale son utilisa- tion par Rustam Ardasir (P XXVIa). Cette tradition donne à déplorer trois occasions manquées: a. Geldner n'a pu disposer de Pt4 qu'au moment où les premières pa- ges du Yasna se trouvaient sous presse21, et de Mf4 qu'après l'achève- ment du livre tout entier22. L'influence du Yasna pehlevi iranien sur son édition critique n'est donc pas ce qu'elle devrait être. b. Le manuscrit de Hosang, qui est l'ancêtre commun de cette famille, a été apporté en Inde après 1741 et existait encore aux alentours de 1800. Nous l'avons donc raté de peu. C'est d'autant plus regrettable que, tant par sa qualité, qui se reflète chez ses héritiers, que par le caractère direct de sa filiation, il eût pu servir de base à l'édition du Yasna comme F1 peut servir à celle des Yasts (P XXXVI b ). c. L'introduction de Hosang, reproduite par Pt4, livre l'histoire la plus reculée de la transmission des manuscrits avestiques: «… the Introduc- tion in Pt4 would disclose the entire history of the Pahlavi Yasna» (P XXIIIb — XXXIVa). Geldner présente cependant avec des réserves la période précédant Mahpanah: «Further on in the preface there are still older colophons of Mah-panah's predecessors in part recopied verbatim, 21 De plus, Geldner n'a pu disposer des manuscrits secondaires Fl1 et Br1 que pour les dernières feuilles du Yasna et il semble qu'un quatrième manuscrit ancestral de cette branche n'a jamais été mis à sa disposition: voir P XXIV («Dastur Peshotan, according to a private communication to West, inherited also another Ms. which is said to be transcribed from the same old original than Pt4. This second copy I have not even seen, but it ought to be made accessible.») et P XXVI («… these three transcripts which might be increased to four by the addition of Peshotan's second manuscript…»). C'est le ma- nuscrit KS, no T54 du Catalogue de la Miherji-rana Library de Nausari, copié par Sohrab aux alentours de 1780 (Dhabhar, 1949, 6). 22 Ce manuscrit est aujourd'hui accessible en facsimile: Kh. M. JamaspAsa et Mahyar Nawabi, Manuscript D90. Yasna with its Pahlavi Translation. Part 1/2, The Pahlavi Codices and Iranian Researches 19/20, Shiraz 1976.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 461 but their connection is not quite clear. This much, however, may be gathered from them, that Mah-panah's Ms. is based upon a Ms. of Farnbag. This Farnbag, in turn, had combined his Ms. out of two Mss., viz., from that of Mah-yar i Farukho-zad and that of Mah-vindad i Naremahan i Vahram-Mitro, one of which Mss. contained the Avesta text and the other the Pahlavi explanation» (P XXVa). Le «not quite clear» de Geldner inviterait à réexaminer le colophon de Pt4, dont une copie photographique se trouve à Oxford23. Dhabhar (1949, 7) juge ce- pendant que la filiation n'est pas en cause.

2.3. Ainsi donc la bifurcation entre les branches iraniennes et indien- nes du Yasna pehlevi s'est produite entre 1269 et 1323, au sein d'une filiation restreinte allant de Rustam et de son neveu Mihr-Aban I au pe- tit-fils de ce dernier, Mihr-Aban II. Depuis Mahpanah, le deuxième pro- longe la tradition iranienne et le premier, via le troisième, donne nais- sance à la tradition indienne. Tout, cependant, n'est pas clair et le flou ne commence pas avec les prédécesseurs de Mahpanah, mais dès que les données matérielles font défaut, c'est-à-dire entre Mihr-Aban II et ses ancêtres.

2.3.1. Geldner semble considérer que Rustam s'est fixé en Inde après avoir signé le colophon de 1269 et y a mené toute son activité de copiste avestique. C'est l'évidence pour le Videvdad pehlevi, dont le modèle se trouvait en Inde, et pour le Visprad, dont le colophon précise qu'il a été copié à Anklisar, mais nous ne disposons d'aucune information sur le lieu de copie du Yasna qui a servi de modèle à K5. Son origine indienne est postulée par Geldner d'après les affinités textuelles entre le Yasna pehlevi iranien et J2 d'une part, K5 d'autre part (P XXXIXa sq.), qui lui sem- blent impliquer que le premier, contrairement au second, n'est pas la co- pie de Rustam, mais de son modèle. Geldner pose dès lors l'existence d'un manuscrit X, copie de Mahpanah apportée en Inde par Rustam (P XXXIIIab)24. 23 Et non l'original comme on lit chez Darmesteter (ZA I CXI). Voir la notice (2083) 2398 du Catalogue of the Persian… manuscripts in the Bodleian Library, Oxford 1930, 1337. 24 G14 n'a encore aucune doctrine sur le rapport entre les branches iranienne et in- dienne du Yasna pehlevi: «In welchem Glied rückwärts beide Familien zusammentreffen lässt sich nicht mit Bestimmtheit sagen», mais la note 2 renvoie à P.

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L'histoire peut être différente si, comme le pense Boyce25, Rustam ne s'est pas fixé en Inde, mais n'y a fait qu'un bref séjour. En premier lieu, la pertinence des reconstructions chronologiques de Geldner est perdue avec celle du colophon iranien de 1269, car Rustam a pu se trouver en Inde aussi bien avant qu'après cette date. Il faut alors réhabiliter comme possibles les dates alternatives de 1258 et de 1268 pour le manuscrit du Visprad26. Il faut au moins faire l'hypothèse d'un va-et-vient entre l'Iran et l'Inde. Rustam aurait, pour son usage personnel27, copié en Inde un Visprad et un Videvdad pehlevi, qu'il aurait ramené en Iran. Par contre, son Yasna pehlevi a pu être copié en Iran, d'après un manuscrit X copie de Mahpanah (si, comme il semble, on ne peut faire l'économie de celui- ci pour expliquer les rapports entre J2 et K5). Mihr-Aban II serait alors venu en Inde avec les manuscrits de son arrière-grand-oncle (mais non ceux de son grand-père, ce qui peut s'expliquer par des circonstances familiales), y compris le manuscrit X. Quoiqu'il en soit, le schéma de Geldner est compromis et le champ des possibilités ouvert.

2.3.2. On ne peut cependant considérer que les communautés in- diennes aient ignoré la tradition du Yasna pehlevi avant qu'elle fût importée par Rustam et Mihr-Aban II. Les manuscrits du Yasna sanskrit (G14; P XXX-XXXIV), qui comportent une traduction sanskrite cal- quée sur le mot à mot de la traduction pehlevie, remontent nécessai- rement à une tradition plus ancienne que le manuscrit X de Rustam. Les deux manuscrits ancestraux sont anonymes et non datés. D'après l'état du papier, S1 pourrait avoir été copié dès la fin du XIVe siècle. J3 (aujourd'hui à Oxford), qui a été mouillé, ne se prête pas à semblable estimation, mais doit être un peu plus récent. A l'examen, il apparaît qu'un premier traducteur s'est arrêté après Y47, a été continué par un

25 1979, 170: «Rustam returned, evidently, to Iran». 26 En corollaire, les dates approximatives 1280 (G14, P XXXIIIa) et 1290 (P XXXIV) du manuscrit de Mihr-Aban I sont sans fondement. 27 On peut aisément imaginer les raisons de sa conduite. Son modèle du Videvdad pehlevi provenait du Sistan, où les communautés mazdéennes venaient d'être balayées par l'invasion mongole. Le colophon d'Anklisar ne vaut sûrement que pour K7b, qui est un Visprad sadé, donc peut-être indigène. Rustam a-t-il voulu ramener aux mazdéens d'Iran les témoignages d'une tradition distincte de la leur?

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 463 second traducteur jusqu'à Y54.1, puis par un ou plusieurs autres jusqu'à la fin de Y57 (P XXXa sq.). Anquetil rapporte que la tradition parsie identifie le premier traduc- teur comme Neryosang fils de Dhaval, le second comme son cousin Ohrmazdyar fils de Ramyar, et situe les deux hommes trois cents ans plus tôt, donc entre 1455 et 1471. Cette datation est inacceptable. Geldner (G50, P XXXIIb sq.) reproduit à ce sujet les supputations con- cordantes de West (lettre privée) et de Darmesteter (ZA I CXII sq.). Non seulement des traductions sanskrites du Xorda Avesta et de livres pehlevis existaient déjà vers 1410-1415, mais un copiste du Gost i Fryan s'identifie en 1397 comme le descendant à la huitième génération d'Ohr- mazdyar. Selon que l'on postule un intervalle de vingt-cinq (Geldner, d'après West, P XXXIIIa) ou de trente ans entre les générations, on si- tuera le second traducteur aux alentours de 1160 (1260, chez Darmeste- ter, est une inadvertance) ou de 1200. Cette date est très approximative- ment confirmée par les généalogies des descendants de Neryosang qui, à l'époque de Darmesteter, se situaient à vingt-trois générations de leur ancêtre, lequel aurait donc vécu vers 1200. Ce mode de calcul est évi- demment rudimentaire, mais le résultat concorde avec les enseignements de la critique textuelle. Le fait que le Yasna sanskrit présente plus d'affi- nités avec le Yasna pehlevi iranien qu'avec l'indien, qu'il s'accorde par- fois contre eux avec les traditions sadés (P XXXIa sq.)28 invite à faire dériver Neryosang d'un manuscrit Y du Yasna pehlevi importé en Inde avant que fût copié le manuscrit X de Rustam. Reste à savoir s'il s'agis- sait d'une copie de Mahpanah ou de Farnbag. Geldner se prononce fina- lement pour la seconde solution, mais uniquement, semble-t-il, en raison de la date présumée de Neryosang (P XXXIIIb)29. Il faut admettre, en dépit des incertitudes secondaires, que les communautés indiennes ont 28 Geldner n'en donne que trois exemples (P XXXIIIa), mais particulièrement frap- pants. Sur Y32.6 (a+aica contre a+aeca), toutefois, voir Kellens-Pirart, TVA III, 86 sq. 29 On ne peut se défendre, toutefois, d'une certaine perplexité. Les concordances spo- radiques entre J3 et le Yasna pehlevi indien, qui se font particulièrement insistantes entre Y48 et 53, démontreraient que le continuateur de Neryosang a utilisé K5 et qu'il ne peut, dans ce cas, s'agir de son cousin (P XXXIIb). La tradition parsie se trompe donc et sur la date de la traduction et sur la personne du second traducteur. Dès lors, étant donné la forte récurrence des noms dans les lignées parsies, est-il sûr que l'on puisse situer vers 1200 le premier traducteur qui s'identifie comme Neryosang fils de Dhaval (Burnouf, 1833, XIII sqq.)?

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 464 J. KELLENS possédé une version du Yasna pehlevi avant 1250 et que celle-ci prove- nait, via Mahpanah ou non, du manuscrit de Farnbag30.

2.3.3. Geldner ne donne aucune justification aux dates approximatives qu'il retient pour Mahpanah (1200) et pour Farnbag (1110), mais il est probable qu'elles relèvent d'une estimation floue fondée sur la date pré- sumée de Neryosang. Mahpanah est présenté comme un contemporain de Neryosang et Farnbag situé à mi-chemin de Mahvindad et de Mah- panah. Par contre, la source du texte pehlevi de Farnbag, qui ne nous est pas inconnue, peut faire l'objet d'une estimation ferme: Mahvindad a signé un colophon du le 2 juillet 1020 (P XXVa). Cette réfé- rence ultime de la tradition manuscrite nous met en connexion avec une autre époque, celle où les copistes n'étaient pas seulement des copistes, mais encore des rédacteurs. Si Mahvindad est cité plusieurs fois dans le commentaire pehlevi du Yasna, c'est que celui-ci a encore été retouché par Farnbag (P XXXIIIb n. 1).

2.4. Le Videvdad sadé iranien (G15-16, P XXIIb-XXIVa et XXXIVa- XXXVb) est représenté par trois manuscrits ancestraux relativement ré- cents, mais de haute qualité. Mf2, terminé à Turkabad le 29 mai 1618 par Xosro, ne livre pas son ascendance. Jp1, qui en est de toute évidence très proche, a été terminé par Feridun le 18 juillet 1638. Feridun copie son père Marzaban, qui a signé un colophon du Dadistan i denig en 1592 et a encore pu superviser le travail de son fils (P XXVb)31. Lui- même avait eu pour modèle Shahryar, qui a signé un colophon du Denkard en 1516. A cette classe appartient encore K432, terminé à

30 La traduction sanskrite du Xorda Avesta implique l'existence à date ancienne d'un Xorda Avesta pehlevi indien perdu et dont le rapport avec l'iranien, qui n'est attesté qu'à date très récente, ne peut être établi. C'est l'une des raisons pour lesquelles la distinction entre tradition pehlevie et tradition sadé n'est pas pertinente pour le recueil des liturgies brèves. Dans la même perspective, l'existence d'une traduction sanskrite des six premiers chapitres du Videvdad, perdue, mais signalée par Anquetil (G50), est sans signification pratique. Il n'y a pas d'impossibilité chronologique stricte à ce qu'elle ait été fondée sur le Videvdad pehlevi de Rustam Ardasir/Mahyar, surtout si elle n'est pas due à Neryosang, mais à l'un de ses continuateurs. 31 Dès lors, la date alternative de 1572 (P V n. 1) pour le colophon du Dadistan i denig est improbable. 32 K4, où le Vistasp Yast est substitué au Videvdad, est à proprement parler un Vistasp Yast sadé.

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Kirman le 26 juillet 1723 par Vehmard, d'après Vahram (± 1610), cou- sin de son arrière-grand-père, qui avait eu pour modèle Xosro-malka (± 1585), fils de son grand-oncle (les dates approximatives sont établies, semble-t-il, en postulant vingt-cinq ou trente ans entre les générations). L'arbre généalogique dressé par Geldner est «very problematic», mais la question se résume seulement à savoir si Mf2 d'une part, Xosro- malka d'autre part ont eu pour modèle Marzaban ou directement Shahryar (P XXXVb)33. Le texte du Videvdad sadé révèle, d'une part, l'influence perturbante d'une Vulgate iranienne du même type que l'indienne, d'autre part une révision critique érudite du texte qui aurait eu lieu au XVIe siècle «oder früher» (G16). Celle-ci a consisté à établir de nouvelles conventions or- thographiques, mais aussi à adhérer au texte d'une tradition pehlevie in- connue qui représenterait «the old written transmission»34 de Yazd, dis- tincte, mais proche de celle du Sistan attestée, pour le Videvdad seule- ment, par L4 et K1 (P XXIIIb). Au-delà de ces péripéties de la transmission, la tradition sadé ira- nienne et la Vulgate indienne ne peuvent que remonter à un archétype commun (P XXIIIa). Celui-ci se situe «farther back than our oldest Pa- hlavi Videvdads in point of time or before the Ms. of Rustam» (P XXa). Geldner en vient à cette conclusion pour des raisons de critique textuelle et l'histoire de la transmission impose de la durcir. La différenciation entre la tradition sadé et la tradition pehlevie a nécessairement eu lieu avant le manuscrit de Farnbag et, s'il est vrai que la migration maz- déenne qui essaima autour du golfe de Cambaye était pourvue de ma- nuscrits sadés (Boyce, 1979, 168), il se pourrait que l'archétype de la tradition sadé dût se situer avant la date du départ35. Mais ceci n'est

33 Ainsi, Mf2 est le manuscrit qui a la meilleure chance théorique de préserver une bonne leçon contre tous les autres. J'en ai récemment relevé un exemple dans Y1.11 et par.: en maintenant une occlusive dentale dans la notation du datif duel de b¢r¢za∞t-, Mf2 laisse deviner un original *b¢r¢za†biia contre b¢r¢za∞biia/ b¢r¢z¢∞biia des autres manus- crits (1996a, 85). 34 Il arrive que Geldner qualifie, de manière redondante, une tradition manuscrite de «written» pour insister sur son indépendance particulière vis-à-vis de l'élocution liturgi- que. 35 Sur la date de cette migration, voir à présent Cereti (1995, 141 sqq). Pour nous en te- nir aux faits matériels, nous rappellerons que la présence mazdéenne en Inde est documen- tée pour la première fois par l'inscription pehlevie de Kanheri, qui peut être datée de 1009.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 466 J. KELLENS qu'une possibilité, car la Vulgate indienne peut aussi dériver d'une im- portation ultérieure. Quant à savoir si la tradition pehlevie et la tradition sadé ont un ancê- tre commun, qui serait par là-même celui de toutes les versions sans ex- ception de la liturgie longue, c'est une question que Geldner n'aborde pas directement.

II. La période de transmission écrite non documentée

1. La question d'un archétype commun à tous les manuscrits que nous possédons, ceux de la liturgie longue comme ceux des liturgies brè- ves, est sous-jacente dans deux paragraphes parallèles de G et de P. Elle est fondée sur le constat de l'implacable similitude du mot à mot et ex- primée en termes de «recension»: — G 16 sq: «Der Text, welchen die Awesta-Handschriften bieten, ist überall der gleiche, was die Folge der Worte, Sätze und Kapitel betrifft — von kleinen Schreiberversehen, wie Auslassungen, Wiederholungen natürlich abgesehen. Nur ganz wenige Stücke zeigen Spuren einer doppelten Recension.» — P XLVb sq.: «Taking it as a whole, the text of the Avestâ books, apart from mutilation by copyists, is the same in all manuscripts, as far as the order of the sentences and the words is concerned. In the case of connected texts, the exceptions to this rule are insignificant. The difference in V15, 19, slight as it is, is something quite unusual. Only certain small pieces which are composed of mere formulas, especially the first Nyaish, show traces of a double recension, an Indian and an Iranian.»

1.1. Le fait qu'il existe, entre la première version de l'Avesta mise par écrit et tout le matériel existant, un unique relais perdu a été démon- tré avec un grand degré de certitude par Karl Hoffmann. C'est la théorie de la «Stammhandschrift» ou des «Stammhandschriften», qui a été af- firmée par son auteur dans quelques paragraphes brefs et parcimonieux, mais avec une invariable fermeté, depuis 1970 jusqu'à la mise au point définitive de Der Sasanidische Archetypus en 1989:

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— 1970 (Aufs. 275 n.2): «Für die Avesta-Überlieferung sind m.E. folgende Etappen zu unterscheiden: […] 5. die Entstehung der von der nachsasanidischen Aussprache beeinflussten Stammhandschriften der uns erhaltenen Handschriften (etwa 9./10. Jahrhundert).» — 1971 (Aufs. 318): «Da auch der älteste Handschriftenstammbaum, der Pahlavi-Sanskrit-Yasna, nicht über das Jahr 1000 zurückführbar ist, dürften die Stammhandschriften, auf die alle uns erhaltenen Hand- schriften zurückgehen, nicht früher als im 9. oder 10. Jh geschrieben worden sein.» — 1988 (Aufs. 867): «There must have been numerous errors even in the manuscripts written in the ninth or tenth century, from which ultimately the extant manuscripts descend.» — 1989 (Hoffmann et Narten, 1989, 17): «Es liegt auch durchaus im Bereich der Möglichkeit, dass der Yasna-Text, der durch drei Hand- schriftenklassen (Pahlavi-Sanskrit-Yasna, Yasna Sade und Videvdad Sade) bezeugt ist, auf nur eine Yasna-Handschrift zurückgeht, ebenso das (bezeugt durch Videvdad Sade, Pahlavi-Visperad und Visperad Sade) und Videvdad (Pahlavi-Videvdad, Videvdad Sade)… Es ist zwar möglich, dass um das Jahr 1000 von jedem Avesta-Text jeweils mehrere Handschriften vorhanden waren. Dann haben sie sich aber entweder kaum voneinander unterschieden, oder es hat jeweils nur eine Handschrift überdauert, indem nur sie abgeschrieben und so verviel- fältigt wurde.»

La réserve de l'expression («Es liegt auch durchaus im Bereich der Möglichkeit… Es ist zwar möglich…), inusitée jusqu'alors, disparaît dans les ultimes phrases de conclusion (p. 91):»Manuskripte wurden nicht mehr abgeschrieben, Texte gingen verloren, so dass nach dieser Verfallszeit etwa im 9. Jahrhundert nur jeweils ein Manuskript eines der erhalten gebliebenen Avesta-Texte vorhanden war. Auf diese durch allerlei Beschädigungen verunstalteten Hyparchetypi gehen unsere Handschriften zurück, die Geldner in den Prolegomena zu seiner Avesta-Ausgabe beschrieben und klassifiziert hat.»36

36 A présent Hoffmann et Forssman, 1996, 37 sq.: «Etwa die folgenden Vorstufen und Entwicklungsstufen können für das Avestische ausgemacht werden: […] 13.

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1.1.1. Avant 1970, la position de Hoffmann était analogue à celle de Geldner, mais un peu plus précise en ceci qu'il postulait la filiation di- recte entre une unique version sassanide de l'Avesta, appelée «Arché- type», et tous les manuscrits conservés: — 1958 (Aufs. 64): «Die Awesta-Handschriften, deren älteste dem 14. Jh. angehören, weisen auf einen einzigen Archetypos, da trotz zahlrei- cher Schreibvarianten Textbestand und Wortfolge überall einheitlich sind.» — 1967 (Aufs. 710): «The first record in the script may be called the Sassanian Archetype. From it all groups of Avesta manu- scripts are derived.»

Le déclic eut lieu en 1969, grâce à une remarque décisive sur le texte de Y 12.3 (Aufs. 514 sq.): «[…] gehen […] alle [Handschriften] auf eine Handschrift zurück, in der sich eben diese individuell zustande gekommene Schreibung fand. Das heisst, alle Yasna-Handschriften be- ruhen auf einer Stammhandschrift, die etwa dem 9. oder 10. nachchrist- lichen Jahrhundert angehört haben dürfte.»37 L'existence d'un intermé- diaire unique entre l'Avesta sassanide et l'ensemble du matériel manus- crit était postulée et le mot de «Stammhandschrift» prononcé, mais à propos du seul Yasna. L'hypothèse d'une «Stammhandschrift» du Yasna repose sur un ar- gument impérieux. Geldner édite, dans Y 12.3, une forme d'acc. sing. aziiÇnim et se demande, dans l'apparat critique, si a- initial ne porte pas, comme postposition, sur ahma† précédent (une évidence qui s'imposera) et si le reste ne représente pas un original *ziiainim (qui sera retenu par Bartholomae, AIW 1700). L'examen de la tradition manuscrite montre clairement que la leçon ziiÇnim, restreinte au Yasna pehlevi indien (J2 K5) et au manuscrit J3 du Yasna sanskrit, est une correction du copiste de ces manuscrits. Le Yasna pehlevi iranien, le manuscrit S1 du Yasna sanskrit et les deux traditions sadés s'accordent sur la leçon apparem- ment absurde ziiÇiienim. Comme *a étymologique entouré de voyelles Entstehung der (jetzt verlorenen) Stammhandschriften des Avesta (§7, 2) 9./10. Jahr- hundert n. Chr.» 37 L'hypothèse sera évoquée dès la même année (Aufs. 266 n. 1): «Die Stammhandschrift aller Yasna-Handschriften…».

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 469 ou de sonantes palatales est régulièrement représenté par e (Bartho- lomae, GIP I1 174 §298.5), l'équivalent avestique attendu de skr. jyani- «destruction» (hapax de MS 2.2.10) à l'accusatif est * ziienim. Dès lors, on voit bien que la leçon ziiÇiienim est la succession d'un tronçon initial fautif ziiÇ- et de la correction sans rature -iie -. Un assemblage de cette sorte ne peut résulter que d'un accident individuel et sa présence généra- lisée dans la tradition manuscrite impose de l'attribuer au copiste d'un ancêtre commun à tous les manuscrits du Yasna.

1.1.2. Le philologue de l'Avesta a fréquemment l'impression, confi- nant à la certitude intime, que les imperfections du texte s'expliquent par la défaillance orthographique ou la dégradation matérielle d'un modèle commun, mais il lui est presque toujours impossible d'ériger cette im- pression en hypothèse solidement étayée parce que la critique ne porte que sur des questions orthographiques désordonnées. Les trois situations typiques sont les suivantes: a. La correction envisagée reste incertaine. C'est le cas, par exemple, des diverses conjectures que Y 32.6 ou Y 53.6 inspirent à Kellens et Pirart (TVA III respectivement 34 sq. et 270 sqq.). b. Le hasard qui ferait que toutes les traditions aient produit indépen- damment la même distorsion graphique ne peut être exclu si la distor- sion est ténue. Un exemple: dans Y 12.2 m:zdaiiasnan∏m viso, la va- riante mazdaiiasnan∏m ne peut être tenue pour correcte et celle avec v®ddhi mazdaiiasnan∏m, qui est la mieux représentée, ne peut fonder un dérivé isolé mazdaiiasna-, comme le voudrait Bartholomae (AIW 1169), à cause de Y 12.3 mazdaiiasnis auui viso. La confusion entre a et i, ne portant que sur un jambage, est si ténue que l'on peut restaurer *mazdaiiasnin∏m sans nécessairement postuler la faute d'un modèle commun (quoiqu'elle soit possible et même probable). c. Il se peut que la faute généralisée se soit constituée, par erreur pure ou par interprétation fautive, à l'époque de la transmission orale. Ainsi en va-t-il du °ca qui est de trop avec l'un des deux derniers termes de la série coordonnée de Y 3.4 et par. a∞huii∏mca ra‡b∏mca ratufritimca (Bartholomae, apud Wolff, 1910, 13 n. 2; mais c'est celui de ratufritim°, non de ra‡b∏m°: Kellens, 1996a, 57). Une faute de ce type correspond

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 470 J. KELLENS mieux à l'optique de Geldner qu'à celle de Hoffmann. Elle témoigne sans aucun doute d'une recension unique, mais non nécessairement d'une «Stammhandschrift», qu'elle précède peut-être dans le temps.

Par contre, la leçon ziiÇiienim offre un argument philologique précis. Le processus qui a conduit à cette forme absurde, sa nature d'accident individuel imposent de conclure à l'existence d'un modèle commun à toute la transmission du Yasna. Un autre argument autoritaire, repéré de longue date (Bartholomae, AIW 1281), est fourni par les leçons de Y 71.6 yahmiiaica / y¢hmiiaca, où se sont encastrés les mots coordonnés *yesniiaca vahmiiaca (Hoffmann et Narten, 1989,17 n. 10). Il est signi- ficatif aussi qu'à l'inverse, la tradition manuscrite ne présente jamais de divergence qui ait clairement pour origine le recours à deux sources in- dépendantes38. L'idée que tous les manuscrits que nous possédons re- montent au même archétype est une évidence philologique, du moins pour le Yasna.

1.2. Le cas des autres livres de l'Ausgabe est loin d'être aussi clair. Non seulement nous ne disposons pour aucun d'entre eux, sinon peut- être pour le Videvdad, d'un argument d'une aussi imparable sobriété que la faute de Y 12.3, mais encore la situation de chaque livre est-elle toute particulière.

1.2.1. Humbach (1973, 109-113) a démontré que les manuscrits du Videvdad présentaient des fautes et des omissions communes qui ne pouvaient s'expliquer que par l'existence d'une Stammhandschrift39.

38 En 1994, 25 sq., j'avais cru pouvoir mentionner un exemple possible: le nom de ‡raetaona-- présente parfois une variante ‡raet:na- conforme à l'étymologie indo-ira- nienne attendue (= skr. traitaná -). C'est une illusion, car cette variante est toujours sans autorité: dans Y 9.7, ‡raetano, restreint à J3 et à la Vulgate, ne peut être considéré comme corroboré par ‡raetano de K5 alors que J2 lit bien ‡raetaono ; dans Yt 5.61, ‡raetano de Pt1 (avec P13 L18) ne peut être pris en compte quand F1 (avec E1) donne ‡raetaono; dans V1.17, ‡raet:no est limité à la Vulgate et à la copie Pt2 de L4. Je me demande s'il ne s'agit pas d'une dissimulation graphique (ou phonétique, vu son exten- sion dans la Vulgate) du o de la diphtongue dans le nominatif ‡raetaono. Donc mea culpa. 39 Il contiendrait aussi, selon Geldner (cité ci-dessus), un cas possible de référence à une double recension. V15.19 mentionne les «femelles bipèdes et quadrupèdes», (hairi-

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Comme elles impliquent aussi la traduction pehlevie, le problème com- porte des données plus complexes, qui nous obligeront à y revenir.

1.2.2. La transmission du Visprad paraît assez simple: K7a est l'an- cêtre commun du Visprad pehlevi, H1, après K7b, le meilleur et le plus vénérable représentant du Visprad sadé, dont il est sûr qu'il remonte à un archétype commun (P XXIXb sq.). La preuve décisive que les deux traditions dérivent de quelque chose de plus précis qu'une recension commune n' a pas été trouvée.

1.2.3. Le livre des Yasts ne permet pas de mener une réflexion philologique approfondie, car l'archétype de la tradition des Yasts sadés est trop proche de F1. Les fautes communes relevées par Humbach dans la seconde partie de l'article mentionné ci-dessus (pp. 113-116), parce qu'elles appartiennent aux Yasts 8, 10 et 15, ne font que confirmer l'évi- dence qui s'imposa à Geldner40. Celles que j'ai relevées (1975, 61-66) dans le Yast 14.35-36 (fraesiieiti et frasa aeiti pour *fra/auuaiieiti ou *fra/auuaiti) seraient plus significatives si elles ne consistaient en la dé- sis… bipaitistanaca ca‡bar¢. paitistanaca) et poursuit par ce qui semble bien une glose. La version du manuscrit du Videvdad sadé iranien Mf 2 (avec L2 M2) aesa bipaitistana ya kaine aesa ca‡bar¢.paitistana ya ga‡ba est celle que rend en mot à mot la traduction pehlevie an do-padistan ke kanig an cahar-padistan ke sag»la bipède est la jeune femme, la quadrupède est la chienne», alors que la version avestique des manuscrits du Videvdad pehlevi L4 K1 est aesa bipaitistana ya kaine ga‡ba ca‡°. paitistana. Jp1, qui a eu le même modèle que Mf2 donne aesa bipaitistana ya kaine ga‡ba ca‡°.paiti° ya ga‡ba, qui pourrait être la version de la Stammhandschrift. L'anticipation fautive de ga‡ba a été cor- rigée sans rature et la répétition de mot qui en résulte supprimée correctement dans Mf2, malencontreusement dans la tradition pehlevie. 40 La formule d'introduction Yt10.0 est étrangement transmise sous deux formes: la version brève et coordonnée de F1 E1 K15 mi‡rahe vouru.gaoiiaotois ramanasca xvastrahe, la version longue et asyndétique de Pt1 L18 P13 et de J10 mi‡rahe vouru. gaoiiaotois haza∞ro.gaosahe baeuuar¢.casmano aoxto.namano yazatahe ramano xvas- trahe, qui est celle de Y1.3 et par. Aucune observation ne peut être faite pour la formule équivalente Yt10.146, car F1 et sa famille directe l'ont omise. J'ai récemment traité cette variation de manière fausse et désinvolte en remarquant que les copistes pouvaient encore faire des choix formulaires (1996a, 69). Si on fait abstraction du fait que les manuscrits récents et inclassables H3 et H4 (1820) varient, de 0 à 146, entre les deux versions, il est clair que la première appartient à la tradition des Yasts sadés et la seconde à la tradition mixte. Le plus vraisemblable est donc que la version brève est celle des Yasts, la longue celle du Yasna, et que les manuscrits mixtes ont introduit cette dernière dans le Yast parce qu'ils en disposaient dans Ny 2.10.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 472 J. KELLENS térioration, qui peut toujours être hasardeuse, et qui est effectivement inégale, d'une longue succession de jambages identiques ou fort sembla- bles. Le fait que la clausule initiale des formules de Ny 1.1, 2 et 6 n'appa- raisse que dans les bons manuscrits récents du Xorda Avesta iranien Mf3 et K36 est d'autant plus difficile à apprécier que, étrangement, le soutien du manuscrit apparenté F2 ne leur est acquis que pour 1 et 2 et que le manuscrit mixte indien J10 les confirme en 6. Et quelle est l'im- portance exacte de ce détail? L'hypothèse d'une «Stammhandschrift» du recueil des liturgies brè- ves tout entier, incluant donc les Yasts et les livres du Xorda Avesta, n'a pu être sûrement démontrée et ne le sera peut-être jamais, pour la raison que les textes communs aux deux traditions sont trop pauvres, mais on peut la tenir pour extrêmement probable. Notons aussi qu'elle ne fait aucune difficulté d'ordre chronologique. Entre l'Avesta sassanide, qui existait encore à la fin du IXe siècle, et le plus ancien manuscrit con- servé, Jm4 (1352), le texte transmis par la «Stammhandschrift» a eu tout le temps de se constituer.

1.3 Arrivé à ce stade de l'enquête, il convient de bien insister sur trois aspects de la théorie des «Stammhandschriften» selon Hoffmann.

1.3.1. Les «Stammhandschriften» constituent le volet central du trip- tyque qui résume l'histoire de la période écrite de la transmission de l'Avesta. Elle est, selon Hoffmann, d'une linéarité simple et parfaite: l'Archétype sassanide, qui est la version de la première mise par écrit, les «Stammhandschriften», qui sont les copies plus ou moins directes de l'Archétype sassanide, les manuscrits existants qui, tous, dérivent des «Stammhandschriften»41. Celles-ci seraient donc les agents de l'alchi- mie par laquelle les vingt et un nasks de l'Avesta sassanide (désormais Avestasas) ont été réduits aux cinq livres de l'Avesta de l'Ausgabe (dé-

41 Cette représentation des origines de la transmission écrite est celle que Bailey avait exprimée, de manière moins systématique, en conclusion de son enquête de 1943: «… I may say that it is likely that our present Avestan Texts go back to an edition after the fall of the of the fragments saved from the first edition of about the middle of the sixth century A.D.» (1943, 193).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 473 sormais Avestaaus). Dans la suite, nous nous référerons invariablement à cet aspect de la théorie par le mot «linéarité».

1.3.2. Les «Stammhandschriften» sont les manuscrits de livres qui, lorsqu'ils nous sont parvenus, sont ceux qui composent l'Avestaaus. Il est sûr que, sans le dire de manière véritablement explicite, Hoffmann pense que chaque livre de l'Avestaaus a eu sa «Stammhandschrift». En effet, le pluriel «Stammhandschriften» se substitue au singulier lorsqu'il n'est plus question du seul Yasna, mais des divers «Avesta-Texte», une ex- pression dont la pluralité désigne, c'est clair dans la phrase de la page 17 de Der Sasanidische Archetypus mentionnée ci-dessus, les diverses par- ties de l'Avestaaus.

1.3.3. Hoffmann situe invariablement les «Stammhandschriften» au IXe / Xe siècle. Cette datation n'est pas argumentée, mais imposée par une étroite nécessité chronologique. La fin du IXe s., quand le second rédacteur du Denkard avait encore l'Avestasas sous les yeux, constitue le terminus post quem et 1020, où est attestée l'activité du copiste Mahvindad, le terminus ante quem. Ces limites ne sont pas strictes, mais indicatives, car chacune peut être logiquement considérée comme trop récente. D'une part, les «Stammhandschriften» peuvent avoir été co- piées de l'Avestasas avant la fin du IXe siècle (comme d'ailleurs après), d'autre part, en vertu de la linéarité, on est réticent à admettre que la «Stammhandschrift» de quelque livre que ce soit ait été une version sadé, comme le Yasna de Mahyar. C'est vraisemblablement la raison pour laquelle Hoffmann admet le IXe siècle tout entier dans sa fourchette chronologique.

2. Autant le fondement philologique de la théorie des «Stammhand- schriften» est incontestable, autant son aménagement dans cette triple perpective crée des difficultés d'ordre historique ou simplement factuel. Passons-les en revue.

2.1. Le passage de l'Avestasas en 21 nasks à l'Avestaaus en cinq livres se serait produit en 130 ans environ, entre 890 et 1020. Dès lors, la phrase de Geldner (G3): «Der Umfang [der] heiligen Bücher hat sich

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 474 J. KELLENS successive verringert» paraît décrire le processus de manière singulière- ment inadéquate. Au contraire, la disparition des textes a été subite et massive. Or, les causes traditionnellement attribuées à cette disparition rendent mal compte d'un phénomène brutal.

2.1.1. L'effet dévastateur de la conquête arabe et de l'islamisation. Nos informations sur la situation du mazdéisme en Iran durant le IXe-Xe siècle sont pauvres et contrastées42. Au IXe siècle, le clergé mazdéen a préservé son existence institutionnelle: organisation hiérarchique, lieux de culte, etc. Une haute fonction de dignitaire, le hudenan pesobay «chef de ceux qui ont une bonne religion», assure sa représentation à la cour des califes depuis Ma'mun (813-833). C'est aussi l'époque d'une intense activité intellectuelle que l'on a appelée «Renaissance pehle- vie». Les traités pehlevis que nous avons conservés sont composés ou reçoivent leur ultime rédaction. Pourtant, les signes d'une détérioration de la situation sont sensibles en ceci que l'islamisation, systématique depuis 75043, fait des progrès décisifs: le dernier prince mazdéen, celui du Tabaristan, se convertit en 854, le fils du premier hudenan pesobay, Zardust, fait de même sous Mutawakkil (847-861), les musulmans de- viennent majoritaires à Kirman sous la dynastie saffaride (869-903). Mais si l'Avestasas d'Adurbad est effrité — tout le nask Vastag et la tra- duction pehlevie du nask Naxtar sont perdus — et si il est fait allusion aux dommages qu'aurait provoqués la conversion de Zardust, les deux faits ne doivent pas être mis en corrélation44. Nos informations sur le Xe siècle sont elles aussi contrastées, mais d'une manière inverse. La pé- riode qui va de l'avènement des Buyides (911) à la répression du soulè- vement mazdéen de Shiraz (979) est présentée comme un moment de répit et d'accalmie. C'est alors, pourtant, que la production d'une littéra- ture religieuse en pehlevi se tarit et que certains mazdéens optent pour l'émigration. On a l'impression d'une époque de sursis instable et mena-

42 Je résume l'exposé de Boyce, 1979, 145-162. 43 Sous les califes omeyyades, l'Iran était considéré comme partie de l'empire arabe, non comme terre d'Islam. 44 Adurbad envisage clairement les dommages subis par le Denkard lui-même, qui ont nécessité ses travaux de restauration. La première érosion de l'Avestasas, selon Boyce (1979, 156), se serait produite beaucoup plus tôt, lors du siège et de la prise d'Istaxr (650).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 475

çante, mais où rien d'irrémédiable ne s'est encore produit. Les destruc- tions catastrophiques surviendront au siècle suivant, avec les invasions seldjoukes, puis mongoles45.

2.1.2. La sélectivité des copies. La même année (1892), West (SBE 37, XXXIX) et Darmesteter (ZA I XXXVIII sq.) ont émis l'hypothèse que l'Avestasas s'était perdu parce que seuls les textes de nature liturgi- que avaient encore été recopiés46. L'hypothèse est séduisante, mais elle n'est pas recevable dans les termes de ses inventeurs. West, en situant la sélectivité après les destructions du XIe-XIIe siècle, est réfuté par ce que nous savons désormais des plus anciennes phases de la transmission écrite. Darmesteter introduit des nuances qui paraissent en contradiction avec l'idée même de sélectivité. En effet, la préservation de la traduction pehlevie de certains livres avestiques, la survie des traités pehlevis, l'ef- fort, manifeste dès les premiers temps de la transmission manuscrite, pour sauver les textes ou pour se les procurer auprès d'une autre com- munauté, tout cela cadre mal avec l'hypothèse d'un désintérêt pour la lit- térature étrangère au rite. Darmesteter doit convenir que beaucoup de textes mazdéens non liturgiques ont été transmis, rendant ainsi la panne momentanée des copies compatible avec celle de la disparition progres- sive des textes, mais au prix d'un défaut logique. Celui-ci lui a paru sup- portable parce qu'il croyait, comme peut-être Geldner, qu'au fil du dé- pouillement des manuscrits pehlevis, d'autres parties de l'Avestasas se- raient découvertes. Hoffmann, qui n'a plus cette illusion47, a bien com- pris que la débâcle des textes qu'implique la théorie des «Stammhand- schriften» constituait une véritable difficulté historique. Il lui faut donc apporter une correction à l'hypothèse de Darmesteter et de West: «Der Verlust von etwa drei Vierteln der Avesta-Texte, über deren Bestand in 9. Jahrhundert das Dinkard noch ausführlich berichtet, ist wohl nur so erklärbar, dass eben mit dem Verlust einer Handschrift auch der betreffende Avesta-Text unwiederbringlich verloren war. Vielleicht hat 45 On leur doit, du moins, la disparition des encore puissantes communautés mazdéen- nes du Sistan. Boyce (1979,162) leur attribue la perte définitive de l'Avestasas, au XIe - XIIe siècle, comme le faisait déjà West (SBE 37, 1892, XXXIX). 46 Repris par Geldner (G3 §2). 47 Le seul texte retrouvé au XXe siècle est le Fragment Anklesaria publié par Klingenschmitt (1971, 111-174).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 476 J. KELLENS die Pahlavi-Renaissance des 9. Jahrhunderts das Interesse am Avesti- schen selbst zurücktreten lassen und damit die Textverluste gefördert» (Hoffmann et Narten, 1989,17 n.12) Le désintérêt pour l'avestique non rituel serait donc l'effet paradoxal de la Renaissance pehlevie. Ainsi, du moins, l'hypothèse de la sélectivité est-elle adaptée à la datation des «Stammhandschriften» et peut-on comprendre que seuls les textes litur- giques de l'Avestasas ont été préservés, alors que les livres pehlevis ont survécu.

2.2. La constitution de la tradition sadé. La linéarité laisse logique- ment attendre que les versions pehlevies soient plus anciennes que les sadés. Nous n'en avons pas la preuve matérielle, bien au contraire, étant entendu que le constat n'est possible que pour la liturgie longue. On ne peut rien déduire du Visprad, puisque les deux premières parties de K7, qui constituent le plus ancien manuscrit avestique ou y renvoient par leur colophon, consistent en une version pehlevie (a) et une version sadé (b). Le cas du Videvdad et celui du Yasna semblent divergents. Les plus anciens manuscrits du Videvdad sont pehlevis (L4 et K1: 1323-24) et remontent à un certain Homast, copié en 1205 par Rustam Ardasir. Par contre, toute la tradition même du Yasna pehlevi remonte à la version sadé de Mahyar (+/- 1020), Geldner considère cette divergences comme normale pour des raisons de principe. Le Videvdad est un nask de l'Avestasas, mais non le Yasna. Si bien que, alors que le rituel qui porte ce nom était déjà sassanide, le livre lui-même pourrait être récent (P XXXIIIb)48. Mais on ne comprend pas bien. Panaino (à paraître) relève à juste titre qu'il est incohérent de faire la distinction entre la cérémonie et le texte et qu'on a fort bien pu élaborer, du Yasna comme du Videvdad, des copies sadés utilitaires dès l'époque sassanide. De surcroît, dans les faits, l'ancienneté de la tradition sadé du Videvdad concurrence étroite- ment celle de la tradition pehlevie. Si les manuscrits sadés iraniens sont datés du XVIIe siècle, le plus ancien manuscrit sadé indien, L1, l'est de 1435 (quoiqu'il y ait un doute relatif: P VIIIb) et l'archétype commun aux deux traditions est nécessairement antérieur au modèle de L4 et de

48 Remarquons que, dans une telle perspective, il serait théoriquement possible que le manuscrit de Mahyar fût la «Stammhandschrift» du Yasna.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 477

K1 (1323), donc au copiste Rustam, dont l'activité est signalée autour de 1269 (P XXa). Nous voici bien près de 1205. On ne peut donc pas ex- clure que l'assemblage des textes avestiques et pehlevis du Videvdad ait été reconstitué vers 1200, comme ce fut le cas pour le Yasna. Un argu- ment fort plaide en faveur de cette hypothèse. Humbach, comme nous l'avons noté ci-dessus, a relevé que les manuscrits du Videvdad compor- tent des omissions communes qui parfois ont et parfois n'ont pas d'équi- valent dans la traduction pehlevie. Cela ne s'explique que si un ancêtre commun à tous les manuscrits du Videvdad a servi de texte de référence à la restauration par endroits de la traduction pehlevie. Il y aurait donc eu, pour le Videvdad, une «Stammhandschrift» A sadé antérieure à la restauration et une «Stammhandschrift» B pehlevie postérieure à cette restauration et à la recollation des textes avestiques et pehlevis49. Le passage de l'Avestasas à l'Avestaaus n'est pas seulement caractérisé par la disparition des textes, mais aussi par la constitution de manuscrits sadés. S'il est vrai que la tradition pehlevie qui nous est parvenue n'est pas originale, mais résulte d'une entreprise de recherche et de restaura- tion, la «Stammhandschrift» des deux livres les plus importants de la li- turgie longue était une version sadé, donc volontairement extraite de l'Avestasas (et, dans le cadre de la linéarité, son élaboration devrait aussi être logée entre 890 et 1020)50. Le problème de l'origine de la tradition sadé, qui a intimidé Geldner, tient en fait sa difficulté et son importance d'un autre problème, qui est celui de la composition de l'Avesta.

2.3. On sait que les livres de l'Avestaaus ne correspondent pas exacte- ment à ceux de l'Avestasas. Le Videvdad, incontestablement, et les Yasts, très sûrement, correspondent à deux nasks de l'Avestasas et le Visprad est mentionné par le Denkard comme un supplément au Stot Yast. Par con- tre, le Xorda Avesta n'a aucun équivalent et, surtout, la composition du Yasna fait une sérieuse difficulté. Car le livre de l'Avestaaus qui porte ce titre ne correspond qu'imparfaitement au Stot Yast, que celui soit com-

49 De telle sorte que les citations avestiques de la traduction pehlevie intégrées à nos manuscrits sadés (Geldner, P XIXb) proviendraient de la Stammhandschrift B. 50 Selon Boyce (1979,168), les mazdéens seraient partis pour l'Inde en emportant des manuscrits sadés. Ceux-ci auraient donc été confectionnés pour la cause ou dériveraient d'une tradition déjà constituée et, par conséquent, antérieure au Xe siècle.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 478 J. KELLENS posé grosso modo de Y14 à 59, comme on le considère traditionnelle- ment depuis la fin du siècle dernier (West, SBE 37,1892, 169 n.1; Dar- mesteter, ZA I LXXXVIII; Geldner, G 26), ou de Y27-60, comme réor- ganisation d'un ensemble textuel décrit par Y1.10-18 et Vr 1.3-9 (Kellens, 1996a, 80 sqq.). L'introduction des haitis surnuméraires, qui aurait transformé le Stot Yast de l'Avestasas en le Yasna de l'Avestaaus ne peut recevoir que deux explications. La première est que l'on aurait ajusté à un livre entièrement conservé les résidus de ceux qui avaient été perdus51. Ceci suscite de graves objections: a. Tous les fragments de l'Avestasas n'ont pas été traités de cette fa- çon, puisque nous en possédons qui ne sont pas intégrés à l'Avestaaus. Ceci montrerait que l'agencement du Yasna n'est pas le produit du souci de faire place à des textes hasardeusement préservés, mais une entreprise réfléchie fondée sur les nécessités du cursus rituel52. b. L'intégration de fragments au livre liturgique fondamental qu'était le Stot Yast ne pouvait avoir lieu que si tout texte en langue avestique était revêtu d'une sacralité qui le rendait propre à l'usage rituel. Or, cela est contradictoire avec l'hypothèse de la sélectivité des copies. On ne peut prétendre en même temps que les fragments étaient vénérés au point d'être intégrés aux livres liturgiques et que seuls les livres liturgi- ques ont été jugés dignes d'être transmis (et cela, que ce soit dans le ca- dre de la variante Darmesteter - Geldner ou dans celui de la variante Hoffmann). c. Si l'opération eut lieu entre l'Archétype sassanide et la «Stamm- handschrift», il faut nécessairement conclure que la disparition des tex- tes a bel et bien été subite et massive et qu'elle s'est produite avant le IXe - Xe siècle. A cette époque, pourtant, le plus haut dignitaire mazdéen d'Iran possédait encore un Avesta presque intact… d. Il faut encore admettre que le texte du Yasna de l'Avestaaus a trouvé sa structure définitive à une époque récente, en tout cas post- sassanide. Cela, nous allons le voir, est infirmé par des témoignages

51 Cette explication soustend toutes les descriptions présentant l'Avestaaus comme l'épave de l'Avestasas. La phrase de Bailey, citée n. 41, en constitue un bel exemple. 52 La récupération d'un fragment par intégration à un livre constitué doit être envisa- gée sérieusement pour le Fargard 12 du Videvdad (Geldner, G5).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 479 forts, qui poussent Geldner à faire la distinction bancale entre la cérémo- nie et le livre. En effet, certains faits suggèrent une autre explication des divergences structurelles entre le Stot Yast de l'Avestasas et le Yasna de l'Avestaaus et, si on les prend en considération, ils conduisent à la réfuta- tion de la linéarité.

3. Je commencerai par rappeler un fait fondamental qui est passé ina- perçu parce que Geldner ne l'a pas exprimé de manière assez tranchée. L'Avestaaus, tel qu'il est transmis par l'ensemble des manuscrits, ne comporte pas cinq livres, mais deux: le récitatif de la liturgie longue, qui est unitaire, parce qu'il s'agit d'une seule cérémonie, mais à géométrie variable (Yasna, assemblage Yasna + Visprad, assemblage Yasna + Visprad + Videvdad), et le recueil des liturgies brèves, qui est clairement une anthologie. S'il est vrai que celle-ci contient un nask tout entier de l'Avestasas (Bagan Yast Nask), celui-ci consiste lui-même en un recueil de liturgies distinctes: celles qui sont consacrées aux dieux qui ont donné leur nom aux jours du mois, pour parler bref et comme le Denkard. C'est approximatif, mais suffisant pour notre propos.

3.1. Certains témoignages nous inclinent à penser que la fixation de ces deux ensembles remonte à une époque trop ancienne pour qu'ils soient le résultat du naufrage de l'Avestasas. Une tradition moderne, re- cueillie par Wilson (Parsi Religion 13) et prise en considération par Dar- mesteter (ZA II XXXIV) et Geldner (G8), attribue la formation du re- cueil des liturgies brèves à ce même Adurbad Mahraspandan qui est censé avoir édité l'Avestasas sous Sahbuhr II (309-379). Sur le Yasna, Darmesteter (ZA I LXXXVIII) rapporte le témoignage de Mas'udi: «Lorsque Ardéchir fils de Babek monta sur le trône [226], l'usage s'in- troduisit de lire un des chapitres (de l'Avesta), qu'ils nomment isnad; encore aujourd'hui, les Guèbres se bornent à réciter ce chapitre» et le commente en ces termes: «Il est bien difficile de voir dans isnad autre chose qu'une corruption graphique de isn = yasna; et comme au temps de Maçoudi le Yasna était certainement ce qu'il est aujourd'hui, il est probable que le Yasna d'Ardéchir était déjà le Yasna classique». Telle est la «positive evidence» (P XXXIIIb) qui a contraint Geldner à admet- tre que la cérémonie du Yasna, à défaut du livre, remontait à l'époque

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 480 J. KELLENS sassanide. Cette cérémonie est mentionnée dans plusieurs livres pehlevis et la pratique d'y intercaler le Visprad, qui suppose l'existence des tex- tes, est attestée par le Sayast ne-sayast, que West (SBE 5, 1880, LXV) situe au VIIe siècle (Geldner, G18 sq. n. 4; aussi Tavadia, 1930, 1 sq.). A ma connaissance, l'intercalation du Videvdad n'est pas documentée53, mais l'utilisation liturgique des textes «dadig» est antique et le Videvdad fait partie des Ratus Pairishauuanis de Y1 et des Staotas Yesniias de Vr1 (Kellens, 1996a, 94 sq.). West (SBE 37, 1892, XL) a pu émettre l'hypothèse que l'ordre aberrant des nasks dans certains passa- ges du Denkard, où le Videvdad et le Hadoxt précèdent le Stot Yast, était dû à l'influence de la liturgie longue avec intercalations.

3.2. Le témoignage des livres pehlevis peut paraître tardif et les tradi- tions qui nous renvoient aux premiers siècles sassanides incertaines, mais ils pourraient être corroborés par l'expression récurrente ysty W krtk'n des inscriptions de Kirder (KSM 26, 31, 54-5, KNRb 12, 15, KNRm 51, 55, KKZ 21, 23), si les mots qui la composent n'ont pas le sens général auquel se rallie Back (1988, 45 -60). ysty pourrait désigner l'office du Yasna, ce qui ne fait pas de difficulté du point de vue terminologique et est au contraire usuel (Gignoux, 1991, 37 n. 103), et krtk'n les cérémo- nies où sont récités des textes divisés en kardes. Le renvoi aux deux re- cueils liturgiques qui constituent l'Avestaaus serait saisissant.

3.3. Il y a aussi le titre même de Yasna. Il n'est mentionné par aucun manuscrit avestique, ni par aucun livre pehlevi. C'est une pure restitu- tion de Burnouf (1833, VI) qui a reconnu le mot avestique yasna- dans le titre izeschné (ijisni- dans le sanskrit de Neryosang) repris aux par Anquetil. Le texte que nous désignons depuis lors comme Yasna porte indifféremment, dans les sources moyen-perses, l'un des trois ti- tres suivants: a. yast, qui n'est pas le successeur direct du titre original, mais sa ver- sion moyen-perse (Kotwal et Boyd, 1991, 90 n. 82). La substitution du

53 Boyce (1992, 697b) attribue cette cérémonie à l'époque sassanide tardive, mais me signale aujourd'hui Xosro ud redag 9 u-m yast ud hadoxt ud an i yasn ud videvdad herbediha varm (kard) gyag gyag «j'ai appris par cœur les Yasts, le Hadoxt, le Yasna et le Videvdad, comme un herbad», qui semble l'attester (lettre du 17.10.1997)

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 481 suffixe procède simplement de la préférence dialectale. Panaino a, me semble-t-il, raison de penser que les Yasts eux-mêmes étaient, en ave- stique, désignés par le mot yasna- (1994, 171 sqq.). Les Staotas Yesniias deviennent, en moyen-perse, le Stot Yast. b. yazisn, qui est la traduction technique pehlevie de yasna- et qui doit être à l'origine de ijisni. c. yasn, qui est calqué de yasna- et authentifie ce mot comme le titre avestique original du texte.

Même si, à strictement parler, aucun livre de l'Avestaaus ne porte de titre avestique, la restitution de Burnouf est justifiée. A un moment donné de la tradition, le livre qui est le moteur de la liturgie longue a porté le titre de Yasna et était distinct du Stot Yast de l'Avestasas tant par cet intitulé que par son exacte composition. Cette composition ne peut qu'être ancienne. A moins de considérer que le clergé sassanide pouvait désigner ses livres par un mot avestique, ce qui n'est pas attesté par ailleurs et est réfuté par les appellations yast / yazisn / yasn, il existait déjà à une époque où on rédigeait encore des textes avestiques. Est-il d'ailleurs sûr que le mot yasna-, comme titre du livre, n'est pas attesté dans l'Avesta lui-même? Bartholomae ne veut pas en entendre parler: «Dass yasna- irgendwo als Bezeichnung für das ‘liturgische Hauptbuch' des heutigen Awesta zu nehmen sei, bestreite ich» (AIW 1272 bas). Il reste que l'expression yasn¢m yaz, qui présente l'étonnante particularité de combiner yasna- objet interne et yaz actif (Kellens, 1984, 29 et 33), et qui, en dehors de Yt 1.24, est propre au Nirangistan (22, 24, 65, 81) laisse perplexe. S'agit-il d'accomplir une cérémonie sacrificielle d'une manière générale ou celle-là en particulier dont le récitatif a pour titre Yasna? On comprend que N22-24 provoque des variations chez Kotwal et Kreyenbroek (1995, 43 sqq.), qui traduisent l'expression par l'indéterminé «perform the act of worship», mais donnent à la section 22 le titre de «On the recitation of the and the rest of the Yasna». Celui-ci leur est sans aucun doute inspiré par le commentaire pehlevi, qui se réfère clairement au texte intitulé Yasna, dont il mentionne certai- nes parties constitutives en dialecte récent comme le Fsuso m∏‡ra ou l'hymne à Sros.

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4. Ces témoignages invitent à conclure que les deux parties constituti- ves de l'Avestaaus étaient fixées avant l'invention de l'alphabet avestique. Certes, l'analyse que Hoffmann a faite de celui-ci est, par bien des aspects, définitive. Il est évident, à mes yeux, qu'il s'agit d'une invention ad hoc, érudite et délibérée. Il est inspiré, pour la forme, du stock des signes du pehlevi des livres54 et, pour la typologie, de l'alpha- bet grec ou latin. Il devait, à l'origine, présenter à la fois une forte exi- gence de systématisation orthographique et une multiplicité luxuriante de nuances correspondant aux fines modulations de l'élocution liturgi- que. Tout cela n'est pas en cause. Le défaut de la cuirasse, c'est la data- tion de la mise par écrit. Hoffmann (Hoffmann et Narten, 1989, 34) con- vient qu'elle ne peut être déterminée avec précision, mais souligne que les chercheurs qui ne se réfèrent pas, ou ne se réfèrent plus, à la théorie d'Andreas, se prononcent unanimement pour l'époque sassanide, en va- riant entre le règne de Sahbuhr II (309-379) et celui de Xosro I (531- 579). Si on examine les diverses prises de position mentionnées par Hof- fmann, il apparaît que la première datation n'est jamais argumentée. Elle repose implicitement ou explicitement sur le préjugé qu'une opération comme l'invention d'une écriture originale et la mise par écrit du canon avestique ne pouvait avoir eu lieu que durant la paix des longs règnes ou dans la sérénité et l'arrogance des périodes d'apogée politique (ainsi déjà Geldner, G 34 §31 fin, à propos de la constitution du canon sas- sanide). La seconde datation, par contre, découle, chez Bailey (1943, 191 sqq.) et chez Henning (1958, 52), d'un raisonnement d'ordre paléo- graphique qui est déjà exactement celui que Hoffmann (op. cit.) formu- lera de manière lapidaire: «Die Avesta-Schrift kann jedenfalls erst geschaffen worden sein, nachdem die Pahlavi-Buchschrift einige cha- rakteristische Zeichenformen ihrer letzten Entwicklungsstufe erreicht hatte». Or, ces caractéristiques décisives sont attestées pour la première fois par des papyrus nécessairement postérieurs à la brève occupation de l'Egypte par les Iraniens en 619 (Henning, loc. cit. 49). Le règne de

54 Comme il a été reconnu pour la première fois par Salemann en 1876 au Congrès international des Orientalistes de Leiden (Über eine Parsenhandschrift der Kaiserlichen Öffentlichen Bibliothek zu St. Petersburg, Travaux de la troisième Session du Congrès international des Orientalistes 1876, Vol. II, Leiden 1878, 508 sqq. = 18 sqq.).

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Xosro I apparaît dès lors comme une hypothèse encore trop optimiste sur l'ancienneté de l'alphabet avestique55. La fin du règne de Xosro II (590-629) serait, en toute rigueur, plus adéquat. Hoffmann se détermine malgré tout en faveur du règne de Sahbuhr II à cause de l'épitaphe chrétienne d'un sarcophage d'Istanbul, dont les caractères ne diffèrent de ceux du pehlevi des livres que par l'ouver- ture de la boucle du k. Des raisons historico-archéologiques avaient convaincu De Menasce (1967, 59) d'accorder à ce document une anti- quité insolite: ayant été retrouvée entre les murs de Constantin et ceux de Théodose II, alors que les lois de Théodose II et de Justinien inter- disent d'inhumer intra muros, la tombe serait logiquement antérieure à la construction des murs de Théodose II vers 430. De Blois (1990, 209 sqq.) a depuis lors démontré que cet argument n'était pas contrai- gnant. Non seulement l'interdiction d'inhumer à l'intérieur des murs, abrogée par Léon VI (regn. 886-912) entre autres parce qu'elle n'était pas observée, devait être une pure fiction juridique, mais la langue de l'épitaphe manifeste des traits déjà nettement néo-persans. Selon De Blois, le sarcophage d'Istanbul daterait du IXe - Xe siècle (auquel cas, il serait juridiquement impeccable, puisque postérieur à l'abrogation de Léon VI). Dans l'état actuel de notre documentation, nous devons considérer que l'Archétype sassanide ne peut être antérieur à 619 ni le délai qui le sépare des «Stammhandschriften» être supérieur à 350 ans. Par ailleurs, si les deux parties de l'Avestaaus existaient comme telles du temps de Sahbuhr II, leur constitution est antérieure de 300 ans minimum à l'in- vention de l'alphabet. Cette mise en perspective est singulièrement diffé- rente de celle de Hoffmann. Dès lors, de trois choses l'une56:

55 Henning justifie ce vieillissement par l'apparence archaïque de d et de c. Hoffmann (Hoffmann et Narten, 1989,25 sq.) a montré que ces deux signes étaient empruntés, le premier tel quel, le second avec une manipulation diacritique, au Psaultier pehlevi chré- tien, dont l'écriture semble plus archaïque que celle du pehlevi des livres, mais qui date effectivement du VIIe - VIIIe siècle. 56 Il faut insister sur le fait que la question de l'écriture se pose dans les mêmes termes pour les livres pehlevis, à ceci près que les versions successives éventuelles ont pu se constituer au fil de l'évolution des caractères, sans saut typologique. Les livres pehlevis non plus n'ont pu recevoir leur forme écrite définitive avant 620 et les plus anciens ma- nuscrits matériellement conservés sont aussi ou K7a (1258-1288) ou J2 (1323).

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4.1. La cursive du pehlevi des livres est plus ancienne que le début du VIIe siècle et c'est l'absence hasardeuse de documents qui nous interdit de le constater. On voit bien, pourtant, à lire l'histoire des écritures ira- niennes d'origine araméenne retracée par Henning (loc. cit. 40-52), que cette écriture se situe au bout (elle disparaîtra dans l'usage courant au profit de l'arabe vers 700) d'un processus d'évolution dont certaines éta- pes sont documentées et qui semble naturellement conduire vers le début du VIIe siècle.

4.2. Les textes avestiques ont été mis par écrit auparavant au moyen d'un autre type d'écriture. Je ne veux pas ressusciter la théorie d'An- dreas, mais il faut convenir que cette hypothèse a constitué une tentation permanente de nos études dès avant 1902. Hoffmann (Aufs. 886) rap- porte les soupçons de Spiegel, étouffés par Rückert. Geldner (G 34) pa- raît accepter la tradition selon laquelle il existait un Avesta écrit au temps d'Alexandre («… Bestand eines Religionsbuches, einer redigirten Sammlung heiliger Bücher, vor Alexander…»), en s'accordant la faci- lité de ne pas s'interroger sur son écriture. Enfin, Bartholomae (GIP I1, 153 sq. §268) note brièvement: «Eine der hauptsächlichsten [Ursachen] scheint mir der Umstand, dass die awestischen Schriften früher in einem weniger ausgebildeten Alphabet aufgezeichnet waren». Si les textes avestiques ont été mis par écrit sous une autre forme que celle que nous connaissons, ce ne peut guère être qu'au moyen d'une écriture de type araméen57. On sait que les témoignages sur l'existence d'un canon écrit avant la chute de l'empire sassanide sont fâcheusement contradictoires (Duchesne - Guillemin, 1962, 41, en a fait une utile syn- thèse). On peut, avec Henning (1942, 47), accorder une importance déci- sive à celui des Kephalaïa, parce qu'il émane de manichéens qui n'ont aucun intérêt à relever l'existence de livres mazdéens, mais il convient de relever que qui dit «livre» ne dit pas nécessairement «Avesta» et

57 L'alphabet grec ne peut être exclu à titre de possibilité purement théorique et on ne peut s'empêcher d'y penser, du moins comme à une pratique locale, pour les livres que Pausanias (scrips. 143-176) fait lire aux mages de Lydie. Il est vrai que le témoignage de Pausanias n'a pas soulevé l'enthousiasme (Henning, 1942, 46 sq.; Bailey, 1943, 167) et que, si l'alphabet grec avait été couramment utilisé dans la tradition mazdéenne, il n'y aurait eu aucune raison pratique d'inventer l'alphabet avestique. Voir, à ce sujet, Boyce et Grenet, 1991, 237 sq.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 485 aussi de méditer l'argument de Bailey (1943, 169), qui constate l'in- existence de tout texte avestique, en quelque écriture que ce soit, parmi les manuscrits d'Asie Centrale58. Il est tentant aussi de faire des diverses relations moyen-perses sur l'histoire de l'Avesta une interprétation paisible qui consisterait à consi- dérer comme légendaire tout ce qui précède l'intervention de Vologèse59 et comme historique en gros tout ce qui suit (c'est la position défendue par Gignoux, 1992, 279 sq.). La constitution du canon sassanide ne se- rait pas une restauration, mais une codification de tous les textes avestiques connus par le clergé mazdéen aux trois premiers siècles de l'ère commune. La fiction de la destruction de l'Avesta par Alexandre viserait à attribuer au livre une haute et vénérable antiquité tout en expli- quant l'absence de textes écrits avant l'intervention des premiers souve- rains sassanides60, et il est clair qu'elle ne pouvait fonctionner si des tex- tes écrits n'avaient pas existé après cette intervention. Dans cette pers- pective, la mise par écrit au temps d'Ardasir (226-241) mérite crédit et elle ne peut être conçue que sous une forme de type araméen. Nous ne pouvons que répéter à satiété ce que nous savons depuis plus de cinquante ans: l'Avesta araméomorphe est possible du point de vue historique, mais vain du point de vue philologique, car il n'a laissé aucune trace61 et n'a exercé aucune influence sur la version phonétique, clairement collectée de la tradition orale. 58 Ce n'est plus tout à fait exact. Les deux premières lignes du fragment sogdien 4 de la British Library sont une notation de l'A+¢m Vohu en écriture sogdienne. Il s'agit sans aucun doute du plus ancien fragment manuscrit conservé de l'Avesta (car les raisons de Gershevitch pour y reconnaître, non de l'avestique, mais du pur vieux-sogdien, me parais- sent insuffisantes), mais c'est un document isolé, purement local, notant directement une tradition orale et qui peut être largement postérieur à l'époque sassanide. S'ils ne sont pas d'origine manichéenne, les fragments sogdiens 4 et 13 sont les seuls documents mazdéens retrouvés parmi les manuscrits d'Asie Centrale (Sims-Williams, 1976, 46-48, 54-61 et Gershevitch, Appendix 75-82), avec les deux feuillets d'un Frahang i pahlavig que l'on situe généralement au IXe - Xe siècle et dont l'écriture présente des traits intermédiaires entre celle du pehlevi des livres et celle du Psaultier (Geldner, SPAW 1904, 1136-7; Barr, 1936, 391-403; Henning, 1958, 46). 59 Vologèse I (54-78) selon Darmesteter (ZA III XXIII), Vologèse III (148-191) selon Geldner (G 34). 60 A ce sujet, Nyberg, 1938, 423 sqq. 61 L'attestation du mot nask dans les inscriptions de Kirder (restitution de Skjaervø, 1983 [1985], 290) constitue peut-être le plus ancien témoignage de l'existence de l'Avestasas, mais n'implique pas sa mise par écrit. L'inscription araméenne d'Arebsun,

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4.3. L'Avestasas n'a pas été mis par écrit avant la conquête arabe et ne l'a peut-être jamais été. Ce n'est pas ce que dit le Denkard, dont l'ex- posé, selon Geldner, consigne la quintessence de la tradition mazdéenne sur l'histoire de l'Avesta (G33) et est crédible pour des raisons simples: «Ihre Berichte vertuschen nichts, beschönigen nichts. Sie gestehen unumwunden ein, dass das Sasanidenawesta nicht mehr das alte Buch ist» (G35). C'est une présentation des choses dont Bailey a eu beau jeu de faire la critique implicite dans le chapitre Patvand de ses Zoroastrian Problems (1943, 149-176). La tradition apporte bel et bien des enjolivu- res à chaque étape de la transmission: que penser de son rapport global sur la période pré-alexandrine, de l'intégration au canon de traités scien- tifiques venus ou revenus de l'Inde et du monde hellénistique sous Sahbuhr I (241-272)62, de l'ordalie par le feu que s'inflige Adurbad Mahraspandan? S'il est vrai qu'elle avoue que le canon sassanide n'est pas le livre original, c'est au contraire la nécessité fortement récurrente des restaurations qui paraît suspecte (Bailey, 1943, 156)63. En fait, le ca- ractère cohérent et raisonnable des données de la tradition (dont beau- coup sont aujourd'hui commodément rassemblées chez Humbach, 1991, I 50-55), ne se manifeste que si on les sélectionne en fonction de leur sobriété, puis les réduit au schéma squelettique dressé par Geldner: «Das Awesta mit den 21 Nasks, von welchen wir nur noch einen Bruchteil besitzen, ist ein Werk der Sasanidenzeit, das Resultat der Sammler und Diaskeuasten unter König Ardashir mit Tansar an der Spitze. Vorgearbeitet war durch eine ältere Sammlung von heiligen découverte en 1895 et réputée d'époque achéménide, comporte un énigmatique complé- ment, dans la même écriture, où Bogoliubov (1971, 277 sqq.) reconnaît de l'iranien an- cien et un formulaire identique à celui de l'Avesta. La démonstration n'est pas parfaite- ment convaincante. Quant au fragment sogdien 4 de la British Library, voir ci-dessus n. 58. 62 De Menasce (1949, 2 sqq.) et Molé (1952, 311 sqq.) ont pu identifier quelques trai- tés indiens et grecs traduits en moyen-perse. Mais il faut considérer qu'une traduction en avestique est inconcevable, que l'intégration au canon n'a pu se faire que dans des nasks moyen-perses définis comme abestag (peut-être ceux, qui nous sont inconnus, du Hadamansarig), et que la datation du règne de Sahbuhr I est singulièrement prématurée (Bailey, 1943,157 sqq.). 63 Geldner remarque que cette représentation cadre bien avec le caractère fragmentaire de notre («unseres») Avesta (G 35), en une formulation qui assigne spéculativement à des époques diverses des pertes de textes qui toutes auraient pu avoir lieu après la chute des Sassanides.

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Texten, welche unter einen Vologeses stattgefunden hatte. Seine end- gültige Gestalt erhielt der Text wahrscheinlich durch die Revision des Adurbad Maraspand» (G35)64. En fait, sur chaque donnée, la tradition varie avec une telle diversité que Bailey (1943, 162) peut conclure qu'au IXe siècle, le clergé mazdéen n'avait pas adopté un schéma uniforme de l'histoire de la transmission. A quel moment, dès lors, conviendrait-il de considérer comme réelle une transmission écrite qui est présentée comme allant de soi dès l'origine, alors que bien d'autres sources, ma- zdéennes ou non, relèvent la prépondérance, voire le monopole, de la transmission orale (Bailey, 1943, 158-166)?

5. La description du Denkard témoigne à coup sûr du fait qu'un ca- non sassanide, rassemblant tous les textes avestiques connus et peut-être préparé sous les Arsacides, a bien existé, même si son exacte composi- tion est inconnaissable. Mais sa mise par écrit est une réalité incertaine et nous devons admettre que cette collection de textes n'est pas l'ancêtre direct de celle qu'ont reconstituée Anquetil, Westergaard et Geldner. L'invention de l'alphabet avestique pourrait avoir été une entreprise vi- sant à préserver et à répandre parmi les communautés mazdéennes dis- persées, sous une forme phonétique puissamment explicite, les textes li- turgiques utilitaires qui forment les deux parties de l'Avestaaus. Ceci est une variante radicale de l'hypothèse de la sélectivité des copies. L'Avestaaus est composé de deux ensembles qui sont chacun des anthologies, l'un de toute évidence, l'autre de façon moins visible parce que nous ne pouvons distinguer dans quelle mesure le Stot Yast Nask figure dans le Yasna in extenso ou en extraits choisis65. Nous avons de bonnes raisons de croire que ces deux anthologies sont anciennes: elles étaient constituées au IVe siècle et le récitatif de la liturgie lon- gue peut-être depuis longtemps. Elles étaient fixées probablement avant

64 Geldner accorde donc, conformément au Denkard, un rôle central au règne d'Ardasir (226-241). Bailey (1943, 156 sq.), par contre, a le sentiment que la tradition renvoie avec une insistance suggestive au règne de Xosro I comme à une époque char- nière pour l'activité théologique. 65 J'ai débattu de la même question à propos des Ratus Pairishauuanis de Y1 et des Staotas Yesniias de Vr1 en répondant de manière différente pour chaque texte constitutif (1996a, 94). La question est moins intraitable parce que chaque texte mentionné fait l'ob- jet d'une analyse minimale.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 488 J. KELLENS la codification définitive de l'Avestasas, où elles ne figurent pas avec la même ordonnance et, en tout cas, plusieurs siècles avant que l'écri- ture moyen-perse ait acquis les caractéristiques qu'elle a léguées à l'al- phabet avestique. L'Avestasas, qu'il ait été mis par écrit, sous quel- que forme que ce soit, entièrement, partiellement ou pas du tout, est pour nous une réalité presque aussi théorique que l'Avesta d'Andreas. Outre quelques-unes de ses traductions pehlevies retouchées et des frag- ments cités dans les livres pehlevis, nous n'en connaissons que les par- ties composant deux anthologies liturgiques présassanides qui ont été couchées par écrit en 620 au plus tôt, en 950 au plus tard, et éditées par les philologues contemporains sous la forme de l'Avestaaus. Celui-ci est l'œuvre d'Anquetil-Duperron, qui a faussé durablement la perspective en donnant au recueil des textes avestiques connus par les Parsis au XVIIIe siècle le titre du canon sassanide, dont ils ne proviennent pas en droite ligne. Que faut-il penser, dès lors, de la notion d'archétype sassanide? Si on veut entendre par là une version écrite de l'Avestasas, son existence même est sujette à caution et les «Stammhandschriften», de toute manière, n'en dérivent pas. Si c'est une version préfigurant l'Avestaaus, il s'agit seulement de deux «Urstammhandschriften», cha- que partie ayant dû avoir une transmission indépendante, qui ne diffèrent pas par le contenu des «Stammhandschriften» directes de nos manus- crits et n'en sont guère éloignées dans le temps. Dans ce cas, on peut leur reconnaître la dignité d'archétype, parce qu'elles constituent la ver- sion de la première mise par écrit sous la forme que nous connaissons, mais on ne peut sans imprudence qualifier cette mise par écrit de sassanide, parce qu'elle est probablement, et peut-être de beaucoup, pos- térieure à 651.

III. La période de transmission orale

0. De la période de transmission orale, nous ne savons en principe rien, qu'un seul fait sûr, souligné par Hoffmann (Aufs. 736 sq.): la trans- plantation en Perse, depuis une province orientale, de la tradition théolo- gique en langue avestique. Il faut nécessairement en convenir, mais la datation de cet événement reste controversée: peut-être dès la moitié du

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VIe siècle avant l'ère commune selon Hoffmann, sous les Arsacides seu- lement selon Lecoq (1997,157 n. 1). Pour le reste, les efforts des spécialistes ont principalement consisté à situer l'origine de l'Avesta dans l'espace iranien en se fondant soit sur certains faits d'ordre dialectal, soit sur les descriptions géographiques éparses dans le texte. Ces tentatives ont suscité les hypothèses les plus diverses et trois d'entre elles, la chorasmienne, la sistanienne et l'ara- chosienne, se fondent significativement en une unanimité paradoxale et dérisoire. Comme la Chorasmie est plus grande que la Chorasmie, le Sistan plus vaste que le Sistan et l'Arachosie seulement une étape, tout le monde a finalement rendez-vous en Margiane. Cette impuissance rela- tive a deux causes. La première est bien connue: c'est la difficulté à établir la phonologie de l'avestique. Il est souvent impossible de déterminer avec certitude si tel trait phonétique codifié dans la graphie de l'Avestaaus appartient à la langue originale ou s'est constitué au cours des longs siècles de trans- mission orale. La réalité se situe nécessairement entre Morgenstierne (1942), pour qui les traits de la graphie sont significatifs de la phoné- tique originale, et Benveniste (1968), qui les récuse pour réduire l'aves- tique au schéma de l'iranien commun, mais où? La tentative équilibrée que Narten (1986) a faite pour le système vocalique n'emporte pas né- cessairement la conviction. De plus, s'il est évident que l'Avestaaus n'est pas parfaitement homogène du point de vue dialectal, les traits diver- gents ne sont pas restés confinés dans leur secteur d'origine, mais se sont diffusés méli-mélo dans le corpus tout entier, si bien qu'ils ne peu- vent servir à délimiter des strates textuelles ou à établir une chronologie relative. Il serait sans nul doute plus sûr de chercher à situer l'avestique dans la dialectologie iranienne en se fondant sur les faits lexicaux et dérivationnels66. Mais si on ne l'a guère fait, c'est évidemment parce que rien de décisif n'a jusqu'ici sauté aux yeux. La seconde raison relève de l'hypothèse personnelle: c'est la double conscience avec laquelle nous appréhendons l'idée d'Avesta. D'une part, le corpus est livré au scalpel de l'investigation philologique, ce qui con- duit à y distinguer, avec une désinvolture souvent excessive, des strates

66 Comme l'a bien vu MacKenzie (1988, 91 sq).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 490 J. KELLENS anciennes, récentes, tardives… La manière dont les Yasts ont été abor- dés jusqu'ici en offre le plus bel exemple. D'autre part, dès qu'il s'agit d'envisager les origines, l'Avesta redevient un tout homogène, un en- semble constitué certes progressivement, mais dès le départ en vue de for- mer corpus. Ainsi, on voit Hoffmann (op. cit.) osciller entre le commode «Avesta-Text(e)» et l'inacceptable «Avesta-Corpus» pour désigner ce que les Arachosiens importèrent en Perse. Il est clair que l'idée conve- nue de ‘«livres sacrés des grandes religions» a joué ici un rôle psycholo- gique néfaste. Le rassemblement des textes avestiques en corpus est une réalité sassanide et, pour autant que nous le sachions, il n'y a pas d'Avesta à proprement parler avant cette opération. Sur ce qui a précédé, nous ne pouvons faire en principe qu'une seule constatation. La spécificité lin- guistique du corpus que nous connaissons témoigne du fait qu'à une cer- taine époque, un certain nombre de peuples iraniens ont confié le mono- pole de l'usage religieux à un dialecte particulier et que ce dialecte a ef- fectivement produit des textes religieux durant un certain laps de temps.

1. Or, nous sommes aujourd'hui en mesure d'en savoir un peu plus. Il me semble qu'un progrès théorique énorme a été accompli récemment par Skjaervø (1994, 199-243), qui propose un schéma de l'histoire pri- mitive des textes avestiques conforme aux normes communes des littéra- tures orales67. Une fois composé, un texte est une réalité fluctuante sou- mise aux variations des poètes, jusqu'à ce qu'il disparaisse parce que la forme littéraire qu'il représente est tombée en désuétude ou que, pour une raison donnée, il soit l'objet d'une fixation qui lui ouvre une survie. La période de transmission orale des textes avestiques aurait ainsi connu deux phases: la transmission de textes canevas servant à diverses réali- sations formulaires, puis celle de textes ne varietur. J'accepte sans ré- serve cette perspective, car elle est féconde sous sa fausse apparence de banalité. J'aimerais toutefois y introduire d'emblée la distinction, que Skjaervø ne fait clairement qu'à la fin de son article (p. 240), entre fixa- 67 Pour trois raisons, l'approche de Kreyenbroek (1996) ne me paraît pas présenter la même pertinence: en posant la question des adaptations linguistiques, soit dialectales, soit actualisantes, elle retrouve le problème phonologique paralysant décrit ci-dessus; elle si- tue l'histoire des textes dans le cadre d'un improbable processus de «zoroastrianisation»; enfin, la dialectique des phénomènes de canonisation et de sacralisation n'est pas claire- ment perçue.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 491 tion (établissement définitif d'un texte donné) et canonisation (introduc- tion du texte dans un ensemble revêtu d'une fonction ou d'une dignité particulière). Je distinguerai donc trois phases, et non deux, dans la transmission des textes avestiques: 1. composition et variations formu- laires, 2. fixation, 3. canonisation. On me permettra tout d'abord quel- ques réflexions purement théoriques.

1.1. La composition et les variations formulaires. C'est la phase qui échappe par nature à l'investigation, car les deux autres passent sur elles comme l'éponge sur l'ardoise. Il peut se faire, toutefois, que, lors de leur fixation, deux textes sélectionnent des variantes distinctes. C'est ce qui explique, semble-t-il, le parallélisme approximatif entre Y 13.3 et Vr 3.5: Y 13.3 mazistais vaediiais daenaiiÇ mazdaiiasnois a‡auruno ratum amruiie casan∏sca aes∏mci† ratus amruiie ratus astaiia am¢+≠sca sp¢∞t≠ saosiia∞tasca d∏hist≠ arsuuacast¢m∏ aibiia- mat¢m∏ as-xraxvanut¢m∏ mazist≠ am∏ amruiie daenaiiÇ mazdaiiasnois a‡aurun∏sca ra‡aestÇsca vastrii∏sca fsuiia∞to Vr 3.5 aa† vo kasci† mazdaiiasnan∏m ratus amrumaide ratus astaiia- maide am¢+≠sca sp¢∞t≠ saosiia∞tasca… mazist≠ am∏ amrumaide daenaiiÇ mazdaiiasnois a‡aurun∏sca +ra‡aestÇsca vastrii∏sca fsuiia∞to

On relève la présence d'une clausule initiale originale (→ casanæsca) dans Y13.3, la variation entre la 3e personne du pluriel (aesæmci†) et la 2e (vo), entre le singulier (amruiie, astaiia) et le pluriel (amrumaide, astaiiamaide)68.

1.2. La fixation. Il est raisonnable de penser que la fixation des textes avestiques est le produit d'une époque d'unification nationale et de cen- tralisation politique (de «pan-Iranization» comme dit Skjaervø, p. 209), 68 Tant l'extension du passage original que la variation entre aes∏mci† et vo indiquent que aes∏mci† est initial de phrase. kasci† mazdaiiasnan∏m de Vr3.5, agrammatical dans le contexte, semble une glose visant à identifier vo. +ra‡aestÇsca est fort bien attesté contre ra‡aestar≠sca et confirmé par Y13.3, mais les deux passages s'accordent sur le mons- trueux a‡aurun∏sca.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 492 J. KELLENS dont le souci d'intégrer la religion à une idéologie générale du pouvoir entraîne l'institutionnalisation du clergé et impose un certain degré d'or- thodoxie des pratiques. Comme le note justement Skjaervø (pp. 207 sq.), le cas des textes avestiques n'est pas exactement analogue à celui des textes homériques. Il s'agit d'une littérature religieuse, dont la fonction est spécifique. La décision de fixer un texte est nécessairement liée à l'utilisation qui est faite de lui dans le rite. Les variantes retenues ne le sont pas essentielle- ment en fonction de la qualité artistique qu'on leur reconnaît, mais aussi de leur adéquation à ce qu'il convient de faire savoir aux dieux lors d'un acte liturgique donné. Fixer le texte, c'est fixer la forme à laquelle on attribue un rendement rituel optimal. La fixation n'a pas nécessairement été une opération globale et immé- diate, mais a pu se faire en deux ou plusieurs phases. L'une des premiè- res a pu consister à restreindre la liberté de variation en figeant la struc- ture générale des formules, mais en laissant le choix entre divers degrés de développement. C'est ce que suggère, par exemple, la mise en regard de Y1.8 et de Vr1.269:

Y1.9 Vr1.2 niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi yairiiaeibiio a+ahe ratubiio yairiiaeibiio a+ahe ratubiio maidiioi.zar¢maiiai a+aone a+ahe ra‡be maidiioi.zar¢maiiehe paiia∞ho a+aono a+ahe ra‡bo niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi maidiiois¢mai a+aone a+ahe ra‡be maidiiois¢mahe vastro.datainiiehe a+aono a+ahe ra‡bo niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi paitis.hahiiai a+aone a+ahe ra‡be paitis.hahiiehe hahiiehe a+aono a+ahe ra‡bo niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi aiia‡rimai fraouruuaestrimai varsni.harstaica aiia‡rimahe fraouruuaestrimahe varsni.harstahe a+aone a+ahe ra‡be a+aono a+ahe ra‡bo niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi maidiiairiiai a+aone a+ahe ra‡be maidiiairiiehe sar¢dahe a+aono a+ahe ra‡bo niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi niuuaedaiiemi ha∞karaiiemi hamaspa‡maedaiiai a+aone a+ahe ra‡be hamaspa‡maedaiiehe +ar¢to.k¢r¢i‡inahe a+aono a+ahe ra‡bo

69 Sur ces deux passages, voir en dernier lieu, Kellens (1996a, 75-80).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 493

Il faut poser en principe que la fixation est relativement tardive par rapport à la composition. Si l'une de ses causes est le sentiment que la maîtrise linguistique ne permet plus de pratiquer les variations sans ris- que d'accident grammatical, elle n'a pu se produire que lorsque le mo- nopole religieux de l'avestique était acquis, largement reconnu et depuis assez longtemps pour que la connaissance de l'idiome fût perçue comme vulnérable. Plus tard un texte a été fixé, plus grand est le risque que des variantes maladroites aient été retenues et que les ultimes adaptations de structure soient défaillantes. Un exemple de ceci est fourni par le Hom Stom (Y9-11)70. Que le matériel formulaire de ce texte soit assez ancien est signalé tant par les caractéristiques générales de la langue que par la mention de quelques genres liturgiques qui ne sont plus tellement en vo- gue dans les textes en avestique récent: le n¢mah (n¢mo haomai récur- rent), le yana (Y9.19-23), le staoma (Y10.2-6), qui lui a donné son titre, et, tout de même, le yasna (Y10.21 haom¢m zairim b¢r¢za∞t¢m yaza- maide etc…). Mais la fixation du Hom Stom, qui semble d'ailleurs viser à fabriquer un pot-pourri de ces genres, a pu être tardive, car aucun texte ne le mentionne dans les premiers noyaux de canonisation et il ne sem- ble pas qu'il figure dans le Stot Yast de l'Avestasas. Or, sa structure pré- sente quelques bizarreries significatives. Les réponses de Haoma à Zara‡ustra (Y9.2 etc.) sont introduites par un absurde a† me aem paitiiaoxta haomo, alors que Zara‡ustra intervient constamment à la 3e personne. Cette introduction est celle d'une formule où le locuteur rap- porte à quelqu'un ce que lui a dit un tiers (ainsi V2.3 aa† me aem pai- tiiaoxta yimo sriro zara‡ustra). Omission d'adaptation? Hettrich (1988, 750) a justement relevé que, dans Y9.4 ya† k¢r¢nao† a∞´he xsa‡rada amar/a∞ta pasu vira, Yima étant sujet de k¢r¢nao†, on préférerait xvahe à a∞´he. Transformation maladroite du schéma relatif ye∞´he xsa‡rada (Yt19.33) en subordonnée complétive? La fixation n'est pas toujours un acte vraiment définitif. Des innova- tions conceptuelles importantes ont pu nécessiter des aménagements par suppression ou interpolation. Mais on doit poser en principe que, vu la sacralité que la fixation confère au texte, ces aménagements ne pou-

70 Ce titre doit être substitué à Hom Yast (voir Pirart, à paraître) et, effectivement, ce texte n'est pas un Yast (voir ci-dessous).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 494 J. KELLENS vaient être d'ampleur, sauf si, pour une raison ou une autre, il y a eu décanonisation et recanonisation. Comme nous le verrons, je pense que ce fut le cas des Yasts. Tous les textes avestiques n'ont pas eu pour vocation d'être fixés. Ceux de traduction/commentaire (zand), pour remplir leur rôle, exi- geaient au contraire une constante actualisation. Et, de fait, nous n'avons conservé que ceux d'entre eux qui, pour une raison ou une autre, ont été intégrés aux canons liturgiques. Sinon, on doit admettre qu'ils ont été remaniés jusqu'à aboutir au commentaire pehlevi du manuscrit de Farnbag (+/- 1200).

1.3. La canonisation. Tous les textes canonisés ont été préalablement fixés, c'est l'effet de leur importance, mais tous les textes fixés n'ont pas été canonisés, car il se pouvait que l'usage qui en était fait ne correspon- dît pas aux critères dictant la formation du canon. Fixation et canonisation correspondent à une montée en grade dans l'ordre du sacré. Un texte religieux fonctionnant dans le rite est sans doute perçu comme appartenant à un registre spécial, en rapport avec le divin, mais sans plus tant que la performance poétique le soumet à des variations, signe qu'il reste avant tout une œuvre littéraire. Le fixer, c'est lui reconnaître un pouvoir surnaturel particulier qu'il s'agit de pérenni- ser, et les textes avestiques ne mettent d'ailleurs aucune sobriété à ma- gnifier le leur. Quant à la canonisation, elle est justifiée par les critères les plus explicites du sacré: origine divine et transmission par une per- sonnalité religieuse hors du commun. La fixation et la canonisation sont aussi des processus qui détermi- nent la disparition ou la conservation des textes. La littérature orale va- riable est par nature éphémère, la fixation lui offre un sursis et la canoni- sation une chance réelle de survie. Beaucoup de textes en langue avestique ont dû sombrer avant la collection de l'Avestasas. Il n'est pas nécessaire, pour expliquer cela, d'enrôler Alexandre ou un quelconque pyromane. Enfin, un détail important: la canonisation étant la phase ultime de la transmission orale, c'est inévitablement elle qui laisse le plus de traces et il arrive que les textes avestiques eux-mêmes témoignent dans une cer- taine mesure de l'histoire de leur canonisation.

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2. Histoire de la canonisation

2.1. L'Avesta ancien. La remarque de Geldner — «Insbesondere von den eigentlichen Gathas scheint das grosse Awesta keine Zeile mehr besessen zu haben, als das heutige» (G20, d'après West, SBE 37, 1892, 42) — doit être projetée plus haut dans le temps. Il est clair que, pour ceux qui ont fixé les textes en avestique récent, l'Avesta ancien était semblable à celui de l'Avestaaus. Toutes les citations vieil-avestiques ap- partiennent au corpus que nous connaissons et, s'il est vrai que des frag- ments originaux peuvent surnager ici et là, comme le soupçonne Skjaervø (p. 201), ce n'est pas à titre de citation, mais de réutilisation formulaire (comme, par exemple, Y13.4 i‡a mainiiu +mamnaite i‡a vaocatar≠ i‡a vauu¢r¢zatar≠). L'Avesta ancien décrit par Vr1.4-8 est très exactement le nôtre par la composition, l'ordre de succession des textes, l'insertion du Yasna Hapta∞haiti entre la première et la deuxième Ga‡a, la mise en exergue de trois «prières» et celle en point d'orgue d'une quatrième (Kellens, 1996a, 96-101). On relèvera comme un indice décisif la présence à sa place traditionnelle du Ye∞h´ e Hat∏m, dont on ne peut nier qu'il s'agit d'une traduction/interprétation en avestique récent de la strophe gathique Y51.22. Ainsi, lorsque les premiers textes en avestique récent ont été fixés, l'Avesta ancien était déjà canonisé avec un fragment de son zand en avestique récent. Vous avez dit 258 ans avant Alexandre? Non seulement l'archaïsme de la langue et l'évolution des conceptions religieuses, mais aussi une évidence d'ordre proprement philologique nous contraignent à admettre un délai de plusieurs siècles entre l'Avesta ancien et l'Avesta récent.

2.2. Les Ratus Pairishauuanis et la canonisation du Proto-Yasna A. J'ai essayé récemment de montrer que Y1.10-18 et par. témoignait d'une première canonisation de textes en avestique récent rassemblés autour de l'Avesta ancien désigné comme M∏‡ra Sp¢∞ta (1996a, 80-9108). Ce sont les suivants: Y1.11 — les textes concernant (?), Mi‡ra (Yt10), les astres, dont Tistriia, la lune, le soleil (+/- Yt8, 7, 6). Y1.12 — deux textes mentionnant, l'un, «de toi, feu, fils d'Ahura Mazda», l'autre «pour les bonnes eaux».

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Y1.13 — le M∏‡ra Sp¢∞ta (Avesta ancien), le Data Vidaeuua (Videvdad), le Data Zara‡ustri (?), la Dar¢ga Upaiiana (?), la Daena Mazdaiiasni (+/- Astuiie?). Y1.14 — un texte concernant le xvar¢nah (Yt19). Y1.15 — la Dahma Afriti (Y60). Y1.16 — des textes concernant l'ensemble de l'univers positif, dont les éléments de l'espace habité, les entités constitutives de l'espace ter- restre, les trois espaces cosmiques, les corps astraux. Y1.17 — le Ratauuo Vispe (Y1-7 lui-même désigné comme Visprad). Y1.18 — un texte concernant les Frauua+is (+/- Yt13).

L'auteur des premiers chapitres du Yasna a en quelque sorte décrit son horizon textuel. Sans doute, il connaît d'autres textes que ceux qui sont énumérés dans ce passage. Le formulaire de Y1.3-7 implique l'exis- tence de Yasts fixés à Ap∏m Napat, à V¢r¢‡ragna et à Sraosa (loc. cit. 70-73). Dans une intercalation originale, Y3.4 et par. mentionnent deux textes de commentaires, le Ga‡an∏m Srao‡ra et les Huuarstas M∏‡ras, lequel deviendra le nask Varstmansar de l'Avestasas (loc. cit. 56 sqq.). Mais les textes de la section 11 à 18 ont un autre prestige: la qualité de ratu signifie qu'ils sont censés traduire une norme divine archétypique, ils ont pour origine un enseignement divin (mazdo. frasasta-) et ont fait l'objet d'une récitation fondatrice exemplaire (zara‡ustro.fraoxta-). Ils sont au nombre de 3371 et forment un ensemble dont la définition (nazdista pairis.hauuanaiio) traduit aussi la fonction: ils constituent le récitatif du rituel qui commence au matin et comporte le pressurage de haoma. Pour cette raison, il ne préfigurent pas l'Avesta, mais le Stot Yast de l'Avestasas et le Yasna de l'Avestaaus et je propose de le définir comme Proto-Yasna A.

71 Kotwal et Boyd (1991, 93 n. 88) rappellent la tradition parsie qui reconnaît dans les 33 Ratus Pairishauuanis 33 instruments du culte. Si cela est exact, mon analyse n'est pas fondamentalement compromise. La section Y1.11-18 énumère des textes et le nombre de ces textes peut être ramené au chiffre 33 que la tradition attribue aux Staotas Yesniias. Seul le titre de «Ratus Pairishauuanis» serait en cause. Il reste que le terme même de ratu et ceux qui impliquent un acte de récitation (mazdo.frasasta-, zara‡ustro.fraoxta-) me paraissent inexplicables appliqués aux instruments du culte.

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Certains de ces textes ou sont perdus, ou ne peuvent être identifiés. Nous ignorons ce que peut bien être la Dar¢ga Upaiiana et quels textes sont impliqués par la liste de Y1.16. Le formulaire des textes concernant le feu et les eaux n'évoque pas précisément l'Atas Niyayisn (Y62) et l'Ab Zohr (Y63-69). Quel texte à Ahura Mazda peut bien évoquer le dvandva ahuraeibiia mi‡raeibiia de Y.1.11? Aucune indication n'est fournie sur le contenu de l'Avesta ancien, défini globalement comme M∏‡ra Sp¢∞ta, et nous ignorons si l'hymne aux corps célestes est identi- que à l'ensemble formé par les Yasts 6, 7, 8. Il est possible que la seule phrase astuiie (Y12.8) ait subsisté de la Daena Mazdaiiasni et que le Data Zara‡ustri ait été finalement intégré au Data Vidaeuua, comme le suggère l'expression synthétique dat¢m yim vidoiium zara‡ustri de V5.23. Le Yast 13 est évoqué de manière fragmentaire et la partie de la Dahma Afriti concernant le dieu Damois Upamana nous fait défaut. Outre le Ratauuo Vispe, qui est le début du Yasna lui-même, seuls le Yast 10 et le Yast 19 sont présentés avec une structure que l'on peut pré- sumer semblable à celle qui est la leur dans l'Avestaaus. Tels que les énumère Y1.11-18, les textes récités lors de la liturgie du ratu hauuani forment un ensemble qui ne correspond à aucun livre de l'Avestaaus ou de l'Avestasas. Il est composé de l'Avesta ancien, de textes figurant tels quels, partiellement ou par substitution, dans le Yasna ré- cent, mais aussi de Yasts et de littérature «dadig».

2.3. Les Staotas Yesniias et la canonisation du Proto-Yasna B. Le Vr 1.3-9 dresse parallèlement une liste concurrente de Y1.10-18: Vr1.4 — l'Ahuna Vairiia, l'A+¢m Vohu, le Ye∞he Hat∏m. Vr1.5 — l'Ahunauuaiti Ga‡a, un texte concernant les femmes-divines (Gnas), la strophe Y29.6, le Yasna Hapta∞haiti, un texte concernant Ar¢duui Sura Anahita (+/- Yt5). Vr1.6 — l'Ustauuaiti Ga‡a, un texte concernant V¢r¢‡ragna (Yt14). Vr1.7 — la Vohuxsa‡ra Ga‡a, un texte concernant Mi‡ra (Yt10), la Vahistoisti Ga‡a, la Dahma Afriti (Y60). Vr1.8 — l'Airiiaman Isiia, le Fsuso M∏‡ra (Y58). Vr1.9 — l'Ahuiri Frasna, l'Ahuiri Tkaesa, le Hadis (?).

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Toute en présentant avec eux de remarquables points communs, les Staotas Yesniias ne correspondent aux Ratus Pairishauuanis ni par leur titre, ni par leur composition. Les Staotas Yesniias forment un recueil (ha∞data- = scr. sáµhita-) dont la fonction est liturgique, car ils sont of- ferts en sacrifice solennel et de qualité (hufraiiasta-) à titre d'offrande solide (miiazda-). Leur qualité de ratu est affirmée d'emblée et la va- riante accusative de Vr2.3 note que leur caractère «apte au sacrifice» (yesniia-) et «apte au chant d'adoration» (vahmiia-) a été dévoilé par Ahura Mazda à Zara‡ustra. Il n'est pas dit explicitement que les Staotas Yesniias sont 33, mais les Rivayats en ont conservé le souvenir. Si le principe de calcul que j'ai cru pouvoir restituer est pertinent, il est clair que ce nombre est atteint, dans le Proto-Yasna A et dans le Proto-Yasna B, en fonction d'un principe de découpage radicalement différent. Le Yasna prend l'Avesta ancien comme un tout homogène (M∏‡ra Sp¢∞ta) et divise ou subdivise les textes récents. Le Visprad prend en compte les diverses sections de l'Avesta ancien et ne divise qu'exceptionnellement les textes récents. Il se peut que cette modification ait pour cause la décision de placer cha- que texte récent (comme il apparaît clairement de Vr1.5 à 8) sous le patronnage d'une section de l'Avesta ancien. Le corpus liturgique du début du Yasna et celui du début du Visprad sont pareillement ouverts à des textes du type yast et du type frasna72. Mais à côté de ce point commun se manifestent deux différences nota- bles qui révèlent probablement les causes du remaniement. a. Le Proto-Yasna B comporte le Yast de V¢r¢‡ragna et celui de Anahita. Dès lors que le Proto-Yasna A passe sous silence les dieux qui ne reçoivent pas le titre de -, à savoir Anahita, Druuaspa et Vaiiu, la présence du Yast 5 surtout est frappante. C'est le Yast le plus long et le plus circonstancié de ceux qui ne réhabilitent pas la dignité sacrifi- cielle nominale des dieux autres qu'Ahura Mazda en leur délivrant avec insistance le titre de yazata-, mais en dressant la liste des sacrificateurs du passé mythique pour les donner en exemple73. Le Proto-Yasna B fait 72 Sur ce genre, voir Geldner (G22: «Interview») et Kellens (1995, 271 sq.: «interro- gatoire»). 73 Je déplore aujourd'hui avoir fait la distinction entre les deux types de Yasts en usant des expressions «Yasts en yazata» et «Yasts en yazamaide», qui sont pratiques et ex-

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 499 donc entrer, dans le corps des vispe yazata, une nouvelle série de divini- tés et, dans le canon, du moins le texte consacré à l'une d'entre elles. L'existence de deux Proto-Yasna est-elle révélatrice d'une crise dans l'histoire du mazdéisme avestique récent? Je puis seulement constater que les deux propositions de canon étaient assez conflictuelles pour ne pas s'être aisément résorbées par compromis et ne l'étaient pas assez pour qu'elles ne puissent coexister en parfaite contiguïté dans le texte du corpus. b. Avec le Fsuso M∏‡ra, le Proto-Yasna B ouvre le canon aux textes dits «complémentaires» (hadaoxta-). Trois d'entre eux nous sont con- nus: outre le Fsuso M∏‡ra lui-même (Y58), ce sont le karde I (1-8) du Yast 11, intitulé Sros Yast Hadoxt, et les deux fragments Hadoxt Nask, qui ressortissent au genre frasna (Darmesteter, ZA II 484 sq. et 646).

2.4. Le Stot Yast Nask de l'Avestasas et le Yasna de l'Avestaaus. Le fait que les Yasts forment un Nask spécifique de l'Avestasas et ne figu- rent pas dans le Yasna de l'Avestaaus implique qu'il y a eu au moins un autre remaniement du canon primitif. Comme aucun indice n'impose de constater qu'il y en eut plus d'un, quoique ce fût possible, nous pouvons poser en théorie qu'il a consisté à remodeler les Staotas Yesniias pour leur donner la forme qui sera codifiée comme Stot Yast Nask dans l'Avestasas. Quelle était la composition exacte de cette troisième version du canon? Comme on sait, les Rivayats ont conservé le souvenir que le Nask était fait de 33 chapitres et on considère traditionnellement, depuis la fin du siècle dernier (West, SBE 37, 1897, 169 n.1; Darmesteter, ZA I LXXXVIII; Geldner, G 26), qu'il représente grosso modo les haitis 14 à 59 du Yasna. Cette interprétation est à la fois imparfaite et solidement argumentée. Elle est imparfaite parce que le compte n'est pas bon et qu'il faut procéder au limogeage de 12 haitis sur des impressions vagues et par toutes sortes de subterfuges, le pire étant sans doute celui qui con- siste à considérer comme un ensemble homogène le Yasna Hapta∞haiti, pressives, mais fâcheusement dissymétriques. Tous les kardes de tous les Yasts propre- ment dits sont invariablement cernés par une formule en yazamaide et une formule en yazai, alors que yazata n'est jamais attesté que dans le corps du karde. C'et pourquoi je préfère m'exprimer de la manière plus analytique que j'adopte ici (1996a, 101 n. 46).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 500 J. KELLENS dont le nom comporte justement celui de la haiti74. Par contre, elle est fondée sur deux arguments impressionnants: la désignation par le Cim i gasan de Y14.1 visai v≠ am¢+a sp¢∞ta… comme le début du Stot Yast et la formule clairement conclusive de Y59.33 ahun¢m vairim yazamaide a+¢m vahist¢m sraest¢m am¢+¢m sp¢∞t¢m yazamaide fsuso m∏‡r¢m ha- daoxt¢m yazamaide hauruu∏m ha∞daitim staotan∏m yesniian∏m yaza- maide. Il me semble que cette notation nous fait une autre suggestion: ne faut-il pas comprendre que le corpus des Staotas Yesniias commence avec l'Ahuna Vairiia suivi de l'A+¢m Vohu (Y27) et finit avec elle- même, qui suit le Fsuso M∏‡ra (Y58)? De Y27 à Y59, il y a tout juste 33 haitis. Outre qu'il faut considérer le témoignage du Cim i gasan comme er- roné, cette interprétation se heurte à une difficulté relative: qu'est-ce qui explique l'exclusion de justesse de la Dahma Afriti (Y60), qui fait pour- tant partie aussi bien du Proto-Yasna A que du Proto-Yasna B? Ce texte a cependant un statut particulier. La répétition d'un de ses passages, dit le Vasasca (8-10), sert à baliser les grands ensembles textuels qui, dans le Yasna, précèdent l'Ahuna Vairiia (Y8.5-7 entre le Ratauuo Vispe et le Hom Stom, Y11.12-13 entre le Hom Stom et le Frauuarane) et suivent la Dahma Afriti elle-même (Y68.16-18 après l'Atas Niyayisn et l'Ab Zohr, Y71.26-28 après le Visp)75. On le trouve encore après l'insertion avestique récente (Y52.5-7) entre Y51 et Y53. Mon impression est que les Staotas Yesniias vont bien de Y27 à Y59, mais avec une introduction et une conclusion qui n'entrent pas dans le compte. La première est le Ratauuo Vispe (Y1-7), comme le suggère d'ailleurs la description que le Denkard fait du Stot Yast Nask, la se- conde, la Dahma Afriti (Y60), que Y61.1 ahun¢mca vairim fraesiiamahi … a+¢mca vahist¢m fraesiiamahi … ye∞´he.hat∏mca … fraesiiamahi … dahm∏mca va∞vhim afritim fraesiiamahi raccroche au corpus qui com- mence par Y27. Un autre argument plaide en faveur de cette hypothèse: 74 C'est pourquoi la proposition de Geldner (Y14-15, Y27-51, Y53-54, Y56, Y 58) est la meilleure. 75 Que ce passage a bien dans le Y60 sa place originale est démontré par la succession des formules à l'optatif aoriste, qui le situent naturellement dans le prolongement de Y60.1-7, et par la notation consécutive rauuasca xva‡r¢mca afrinami… de Y8.8, 52.8 et 68.19, qui le désigne explicitement comme relevant du genre afriti.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 501 non seulement on peut comprendre, dans la présentation du Denkard, que l'Ahuna Vairiia se situe en tête du Stot Yast Nask, mais la réappari- tion récurrente de ahun¢m vairim yazamaide, dans les premiers chapitres du Yasna (Y7.26 - Y8.1, Y13.8, Y18.8 suivi par les trois chapitres 19-21 commentant les trois «prières introductives), sonne comme l'avertisse- ment que le texte s'achemine vers un moment particulier qui se situe Y27. Le second remaniement est donc resté fidèle au principe d'un canon censé comporter 33 textes, mais, cette fois encore, le mode de calcul a été changé. C'est à présent le nombre de divisions, ou haitis, qui doit être pris en compte. Ce témoignage est d'importance: la mise en haitis (y compris celle des Gathas), probablement inspirée par le modèle an- cien du Yasna Hapta∞haiti, voire d'autres textes, serait concomitante de la troisième phase de canonisation. On doit envisager comme une possibilité que chaque canonisation, celle du Proto-Yasna A, celle du Proto-Yasna B et celle-ci, ait été faite parallèlement sous deux formes: une version érudite et théorique, ras- semblant des textes in extenso, et une version rituelle à visée pratique, comportant des textes abrégés pour convenir au temps nécessairement limité de la cérémonie du ratu hauuani. Le Stot Yast Nask de l'Avestasas correspondrait à la première, le Yasna de l'Avestaaus à la seconde. Celui- ci, en principe, comporte des textes qui ne figuraient pas dans celui-là. Ce sont essentiellement, si on fait abstraction des nombreuses répétitions du type Ratauuo Vispe, le Hom Stom (Y9-11.10), l'ensemble Frastuiie - Frauuarane - Astuiie (Y11.13-13), le Bagan Yast (Y19-21), l'Atas Niyayisn (Y62) et l'Ab Zohr (Y63-68). L'introduction de ces textes dans le canon rituel répondait sans doute à une nécessité liturgique (un rite centré sur le pressurage pouvait-il être dépourvu de texte consacré à Haoma?), mais elle a aussi rompu tout lien entre ce canon et le chiffre 33. Nous ignorons si cela était théologiquement indifférent, justifiable ou a fait problème. Nous ignorons aussi où ces textes surnuméraires se situaient dans l'Avestasas (à l'exclusion du Bagan Yast) et si ils ont été introduits dans le Yasna d'emblée ou progressivement76. Dès sa consti-

76 Ce sont peut-être les péripéties de cette extension qui ont abusé la tradition rappor- tée par le Cim i gasan, et d'autant plus facilement que le texte qui commence en Y14.1 ne porte pas de titre spécifique.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 502 J. KELLENS tution aussi, ou peu de temps après, le Yasna a dû être conçu sous trois formes variables, pure, avec intercalation du Visprad ou avec intercala- tion du Visprad et du Videvdad. Ainsi, ces deux textes, sans faire partie des Staotas Yesniias proprement dits, sont demeurés canonisés. La caractéristique et donc, probablement, la raison d'être du remanie- ment qui vient d'être postulé est l'exclusion du canon des textes du type yast. Ainsi, la question du statut sacrifiel des dieux autres qu'Ahura Mazda aurait été, dans l'histoire du mazdéisme avestique, posée de ma- nière récurrente. L'opération qui a produit le Stot Yast / Yasna semble bien correspondre à un retour partiel aux conceptions de l'Avesta ancien, où le nom des dieux ne pouvait être prononcé dans le sacrifice rendu à Ahura Mazda77. Le grand sacrifice solennel dont le Yasna est le récitatif pourra mentionner leur nom à la suite de celui d'Ahura Mazda, mais non comporter une division qui soit exclusivement consacrée à l'un d'entre eux. Sraosa, dont le Yast constitue la haiti 57, fait exception. Mais son nom mentionné dans les Gathas, sa personnalité d'allégorie de type vieil-avestique, le rôle qu'il joue dans l'accès de l'âme à l'au-delà lui confèrent sans aucun doute un statut particulier. De cette réaction, les textes avestiques eux-mêmes portent peut-être témoignage. Il est évident que le Yast 10 à Mi‡ra comporte des interpo- lations postérieures à la canonisation du Proto-Yasna B. Le corps (119- 122) du karde 30, qui ne ressortit pas au genre yasna, mais au genre frasna, s'achève par l'évocation du Vispe Ratauuo et des Staotas Yes- niias: ma cis me Ç∞h∏m zao‡ran∏m fra∞vhara† (!) noi† staotan∏m yesniian∏m amato vispe ratauuo «let no one drink of these libations unless he is […] experienced in the (section called) «All Chiefs» of the (liturgy called) «Prayers of Praise» (traduction de Gershevitch, 1959, 135). Comme un texte ne peut à la fois mentionner un autre texte et être mentionné par lui, il s'agit nécessairement d'une interpolation. On peut s'interroger dès lors sur le sens de Yt 10.137-138 qui appartient lui aussi au genre frasna: 13. usta ahmai zaota a+auua a∞h≠us dahmo tanu.m∏‡ro frastar¢ta† paiti bar¢sm¢n mi‡rahe vaca yazaite … 138. sadr¢m ahmai… yahmai zaota ana+auua adahmo atanu. m∏‡ro pasca bar¢sma frahista p¢r¢n¢mca bar¢sma starano dar¢g¢mca yasn¢m

77 Selon l'hypothèse de Kellens (1994, 97-126).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 503 yazano «Réussite à celui pour qui un libateur qui soutient l'Agence- ment, qui est expert en état-rituel et qui est le m∏‡ra incarné, auprès du bar¢sman déployé, sacrifie avec le vac Mi‡ra! Echec à celui pour qui un libateur qui ne soutient pas l'Agencement, qui n'est pas expert et qui n'est pas le m∏‡ra incarné, … derrière le bar¢sman en déployant le plein bar¢sman et en offrant le long sacrifice». Cette phrase en deux volets contrastés oppose un prêtre adéquat qui sacrifie «avec le vac Mi‡ra» et un prêtre inadéquat qui déploie le bar¢sman complet et offre le long sacrifice. Il me paraît impossible de déterminer si vac- signifie ici «texte» ou «mot». Il s'agit donc de sacri- fier soit en récitant le texte (traitant exclusivement) de Mi‡ra (dès Dar- mesteter, ZA II 478 n. 233), soit en prononçant le mot «Mi‡ra» (Ger- shevitch, 1959, 143). Nous ne saurons sans doute jamais ce que le prêtre incorrect a bien pu faire derrière le bar¢sman (frahista est le résultat d'une corruption profonde: Kellens, 1976, 71 n.25, avec une suggestion sans conviction), mais comment comprendre négativement le plein bar¢sman et le long sacrifice, qui semblent a priori positifs? Bar- tholomae (ap. Wolff, 1910, 220) donne une traduction interprétative: «ein zu vollen bar¢sman spreitend, und den Yasna zu sehr in die Länge ziehend». Gershevitch (op. cit.), ravivant une vieille solution de Windischmann, accorde à °ca le sens de °ci†, ce qui est bien sûr irrece- vable: «even if he spreads them [= the twigs] out fully, even if he per- forms a long sacrifice.» Darmesteter (op. cit.) traduit littéralement et conclut qu'il ne fallait pas utiliser pour Mi‡ra le plein bar¢sman de 21 tiges, comme dans le Yasna, mais le tiers de bar¢sman (7 tiges) explici- tement requis pour le sacrifice à Rasnu (Yt 12.3, op. cit. 492 n.8). Il ne dit rien du long sacrifice, mais il faut alors comprendre, parallèlement, que Mi‡ra, contrairement à Ahura Mazda, ne pouvait être dar¢go.yasta- (H2.14). Le prêtre adéquat offre à Mi‡ra un sacrifice spécifique, ou bien, dans le sacrifice à Ahura Mazda, se contente de prononcer son nom. Le prêtre inadéquat offre à Mi‡ra le «long sacrifice», c'est-à-dire le Yasna comportant le Yast 10, et non un yasna spécifique dont le réci- tatif est le Yast 10. Comment ne pas voir ici l'expression des concep- tions qui ont dicté l'expulsion des Yasts du canon des Staotas Yesniias? Si cette interprétation est exacte, ce passage comporte encore un autre enseignement. Le second remaniement du canon a eu lieu à une époque

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 504 J. KELLENS où on pouvait encore rédiger des textes en avestique récent, du moins de type frasna. Nous pouvons identifier ceux qui attestent le mot yasna- comme désignation du texte qui nous est parvenu comme livre de l'Avestaaus: une partie du Yt1, l'interpolation du Yt10.137-138, une phrase au moins de H2 et le Nirangistan. Il faut aussi relever que l'auteur de Yt10.137-138 avait encore une conscience claire de la rhéto- rique et de la grammaire. Il a voulu donner à sa phrase une allure archaï- que en cherchant à faire des octosyllabes (l'asymétrie entre a∞h≠us dahmo tanu.m∏‡ro et adahmo atanu.m∏‡ro est significative) et en for- geant des formes verbales d'apparence aoristique (yazano inspiré de starano: Kellens, 1984, 356 sq. n.14).

2.5. Le corpus des Yasts. Le second remaniement a fait éclater le ca- non primitif. Celui-ci a été réduit aux textes qui constituent, selon une version, le Stot Yast Nask de l'Avestasas, selon une autre, le Yasna de l'Avestaaus, et les textes sacrifiels aux dieux autres qu'Ahura Mazda ont été décanonisés. L'existence d'un Bagan Yast Nask dans l'Avestasas et d'un livre des Yasts dans l'Avestaaus implique toutefois qu'ils ont été recanonisés à terme pour former un recueil spécifique. Le second rema- niement est donc directement à l'origine des deux parties constitutives de l'Avestaaus, le récitatif de la liturgie longue et le recueil des liturgies brèves. Skjaervø (loc. cit. 231-241) a, me semble-t-il, fait une critique déci- sive de la manière dont l'érudition occidentale, surtout depuis Christen- sen (1932), a cherché à classifier les Yasts et que l'on peut résumer comme suit: plus un hymne est long, plus il est vieux, plus il a de valeur littéraire, plus il est riche de contenu, plus il est grammaticalement cor- rect. Dans un récent état de la question (1989 [1992], 161-165), Panaino est visiblement mal à l'aise avec cette analyse, quoiqu'il la juge «lucida». Aussi propose-t-il de réduire le vaste éventail de Christensen à trois groupes de textes: 1. les «grands» Yasts, qui se caractérisent par la dimension, la qualité du texte et l'archaïsme de la langue, 2. des Yasts dont la composition est plus récente, mais dont quelques phra- ses peuvent avoir une certaine antiquité, 3. des textes qui sont le fruit d'une compilation tardive. Cet aménagement est trop indulgent car, je

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 505 suis bien d'accord avec Skjaervø, aucun des critères retenus n'a de sens78. La longueur? Toutes les littératures du monde comportent des œuvres longues et des œuvres brèves et nous ignorons en fonction de quelle fi- nalité la longueur définitive de chaque Yast a bien pu être déterminée. On doit relever cependant que les plus longs sont ceux qui sont retenus par le Proto-Yasna A (Yt 6-7-8, 10, 13, 19) et par le Proto-Yasna B (Yt 5, 14). La longueur est donc un leg du passé, conséquence probable de l'usage qui était fait du texte avant la canonisation et de l'importance des divinités ou notions auxquelles il était consacré. Si je rejoins ici l'inter- prétation traditionnelle, c'est en apparence seulement, car je considère que le matériel formulaire des Yasts plus courts peut être tout aussi an- cien, même s'il a été fixé plus tardivement. La valeur littéraire? Les cri- tères esthétiques des littératures préhistoriques ne sont pas les nôtres (j'ai toujours pensé, par exemple, qu'un francophone de ma génération ne pouvait apprécier objectivement, sans interférences ni projections, une œuvre poétique antérieure à celle de Baudelaire)79. La richesse du contenu? Je pense, comme Skjaervø, que la sévérité des savants occi- dentaux est en partie fondée sur un sentiment de frustration devant un matériel si peu informatif. Mais il est bien sûr que les Yasts n'ont pas été composés pour nous parler. La correction grammaticale? D'une manière générale, les «fautes» peuvent avoir des causes très diverses: variation formulaire tardive, raccord maladroit lors de la fixation, transmission orale négligente avant la canonisation, interprétation défaillante ou dé- formante de la diascévase après la canonisation, faute d'orthographe ou détérioration matérielle des manuscrits au cours de la transmission écrite. Il est de notre devoir de chercher à situer les irrégularités gram- maticales dans cette échelle chronologique, mais, le plus souvent, nous ne pouvons que faire des conjectures. Il est connu que le rapport entre la succession des jours du mois et l'ordre des Yasts est à la fois évident et imparfait. Ce contraste se reflète

78 Skjaervø me reproche de les avoir moi aussi utilisés. Oui, mais n'en parlons plus: c'était mon époque archaïque. 79 C'est ainsi que si un hymne védique peut procurer de l'émotion à un lecteur pro- fane, c'est en grande partie à cause des échos que les traductions de Renou renvoient à la poésie de Mallarmé ou de Saint-John Perse.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 506 J. KELLENS de manière frappante dans l'introduction et la conclusion de l'état de la question par Panaino: «Gli Yast mostrano un'indiscutibile relazione con la struttura del calendario zoroastriano. Infatti l'ordine di suc- cessione degli inni corrisponda (con alcuni eccezioni) a quello dei giorni (p. 173)… in ognicaso la presenza di Yast, come il Hom e il Wanand, nonché del grande inno ad Haoma tramandato nello Yasna, sembra indicare che tale genere di testi non fosse esclusivamente legato al calendario. In realtà l'unica coerente e indiscutibile interrelazione tra calendrario ed un testo avestico è costituita dai due Sih-rozag» (p. 176). La discrépance, d'une part, entre le nombre des jours et celui des Yasts, celle, d'autre part, entre le nom de certains jours et le Yast correspon- dant interdit d'envisager les deux hypothèses les plus simples, à savoir que le calendrier a été constitué d'après l'ordre des hymnes ou que les hymnes ont été composés pour illustrer le calendrier. La réalité est né- cessairement plus complexe. Il me paraît clair que les jours du mois ont reçu leur dénomination d'après la liste des et des ratus textuels de Y1, donc en corréla- tion avec la canonisation du Proto-Yasna A:

pauruuÇ datÇ dam∏n a+aonis da‡uso ahurahe mazdÇ Y1.1 Yt1 yazamaide Y1.2 vohu mano yazamaide Y1.2 a+¢m vahist¢m yazamaide Y1.2 Yt3 xsa‡r¢m vairim yazamaide Y1.2 sp¢∞t∏m va∞vhim armaitim yazamaide Y1.2 hauruuatat¢m yazamaide Y1.2 Yt4 am¢r¢tatat¢m yazamaide Y1.2

Y 16.4 daduuÇ∞h¢m ahur¢m mazd∏m yazamaide Y1.4 atr¢m ahurahe mazdÇ pu‡r¢m yazamaide Y1.2 Y1.12 apo va∞vhis [vahistÇ] mazdadatÇ a+aonis yazamaide Y1.12 huuar¢xsaet¢m auruua†.asp¢m yazamaide Y1.11 Yt6 mÇ∞h¢m gaoci‡r¢m yazamaide Y1.11 Yt7 tistrim star¢m raeuua∞t¢m xvar¢na∞vha∞t¢m yazamaide Y1.11 g≠us hudÇ∞ho uruuan¢m yazamaide Y1.2

Y16.5 daduuÇ∞h¢m ahur¢m mazd∏m yazamaide mi‡r¢m vouru.gaoiiaoitim yazamaide Y1.3 Y1.11 Yt10

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 507

sraos¢m a+im yazamaide Y1.7 Yt11 rasnum razist¢m ya®amaide Y1.7 Yt12 a+aon∏m va∞vhis surÇ sp¢∞tÇ frauua+aiio yazamaide Y1.6 Yt13 v¢r¢‡ragn¢m ahuradat¢m yazamaide Y1.6 Yt14 rama xvastr¢m yazamaide Y1.3 vat¢m sp¢∞t¢m hudÇ∞h¢m yazamaide Y1.16

Y 16.6 daduuÇ∞h¢m ahur¢m mazd∏m yazamaide daen∏m va∞vhim mazdaiiasnim yazamaide Y1.13 Yt16 a+im va∞vhim yazamaide Y1.14 Yt17 arstat¢m yazamaide Y1.7 Yt18 asman¢m yazamaide Y1.16 z∏m hudÇ∞h¢m yazamaide Y1.16 m∏‡r¢m sp¢∞t¢m yazamaide Y1.13 anagra raocÇ xvadatÇ yazamaide Y1.16

Le principe qui règle la succession nous est en partie opaque. On peut comprendre que la liste commence par Ahura Mazda suivi des Am¢+as Sp¢∞tas, puis du feu et des eaux, et la décision d'inclure les corps céles- tes entre Ahura Mazda et Mi‡ra paraît bien découler de Y1.1180. Pour- quoi, par contre, avoir situé entre ces corps célestes et Mi‡ra, G≠us Uruuan, qui figure, comme le feu, dans la liste des Am¢+as Sp¢∞tas de Y1.2? Il paraît également logique que Mi‡ra soit suivi de ses acolytes Sraosa et Rasnu et que les lumières infinies du paradis occupent la posi- tion finale, précédées du texte dont la récitation permet d'y accéder et des trois espaces cosmiques. La question qui se pose ici est de savoir pourquoi l'acolyte de Mi‡ra, Raman, a été rejeté derrière les Frauua+is et V¢r¢‡ragna et le représentant de l'espace intermédiaire, Vata, projeté devant les trois Gnas Daena, A+i et Arstat. Serait-ce simplement pour assurer la concaténation entre les divers groupes divins? Si les Yasts ont été recanonisés dans le double but de récupérer des textes que deux phases de canonisation précédentes avaient sanctifiés et de constituer un corps de prières quotidiennes, certaines incohérences ne pouvaient être évitées, mais seulement atténuées tant bien que mal. Il fallait tout d'abord faire place au Yast d'Anahita, qui, comme partie du

80 Ce qui a pour effet d'accorder de facto à Mi‡ra la position centrale sur laquelle a insisté Belardi (1977).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 508 J. KELLENS

Proto-Yasna B, ne correspond strictement à aucun jour du calendrier, mais qu'il est logiquement satisfaisant de faire correspondre au jour des eaux. Le plus grave était qu'on ne pouvait disposer d'un texte de type Yast pour chaque entité patronnant un jour du mois. Un Yast, en tant que genre liturgique, est très précisément un yasna offert nominalement (aoxto.naman-) à une divinité autre qu'Ahura Mazda, comme l'a pressenti Geldner (G 19 avec n.1) et l'a bien perçu Panaino (1994, 172 sq.), mais sans en tirer les conclusions strictes qui s'imposaient. En pratique, c'est un texte dont les divisions sont introdui- tes par une formule en yazamaide et conclues par une formule en yazai. Beaucoup de Yasts correspondent entièrement ou partiellement à cette définition81. Mais des hymnes de cette structure ne pouvaient exister pour toutes les entités du calendrier. Ahura Mazda et les Am¢+as Sp¢∞tas avaient l'Avesta ancien comme texte sacrificiel spécifique. Le feu, moyen du sacrifice, ne pouvait être la cible du sacrifice. On peut considérer comme douteux qu'il y ait eu des yasna propres aux eaux (si- non celui qui est inclu dans le Yasna Hapta∞haiti, Y38.3-5), à G≠us Uruuan, aux trois espaces cosmiques, au M∏‡ra Sp¢∞ta et à certaines di- vinités essentiellement associées à une autre plus importante (Raman, peut-être Rasnu et Arstat). Dès lors, il a fallu recourir à certains expé- dients. a. La scission. J'ai fait l'hypothèse que des ensembles homogènes avaient pu être démembrés pour que leurs divisions correspondissent précisément au calendrier. Les Yt6, 7, 8 et 21 sont peut-être issus d'un ancien hymne aux corps célestes (1996a, 85 et 94) et le Yt18, comme, peut-être, Yt 16 et 17, avoir été extirpé de l'hymne au xvar¢nah (loc. cit. 89). b. La substitution. On a utilisé, pour les entités dépourvues de yasna personnel, des hymnes consacrés à des divinités occupant plus ou moins clairement un secteur analogue de l'univers divin. Dans ce cas, il peut arriver que le Yast porte deux titres différents selon les manuscrits, l'un se référant à la divinité à laquelle il est consacré, l'autre au jour auquel il

81 C'est pourquoi Y9-11.10, erronément désigné comme Hom Yast au lieu de Hom Stom, n'est pas à proprement parler un Yast.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 509 correspond. Le Yast d'Anahita (Ardvisur Yast ou Aban Yast) correspond assez logiquement au jour des eaux, ce qui a permis en même temps de recycler un hymne propre au Proto-Yasna B, celui de la divinité animale Druuaspa (Druvasp Yast ou Gos Yast) au jour de G≠us Uruuan et celui de l'étoile Vana∞t (Vanand Yast) au jour des lumières infinies. Cista, qui fait l'objet de Yt16, ne semble être qu'un autre nom de Daena (état de la question chez Kellens, 1996, 601 sq.). Le Yast de Vaiiu (Veh yast «Yast du bon (Vay)» ou Ram Yast) correspond au jour Raman et celui du xvar¢nah (Zamyad Yast ou Kayan Yasn) au jour Zam sans qu'on saisisse d'emblée la logique de la substitution (mais voir ci-dessous). Il est inté- ressant de constater que le jour M∏‡ra Sp¢∞ta est représenté par le Hom Yast, ce qui ne s'explique que si l'Avesta ancien était déjà conçu comme le noyau du récitatif de la cérémonie du ratu hauuani. c. Le double ou le multiple emploi. L'idée n'est pas nouvelle: Lom- mel (1927, 5) a bien vu que le Yt1 valait pour chacun des quatre jours Ahura Mazda et Belardi (1977, 154 n.2) qu'il fallait accorder au Yt2 la valence 4 (je pense plutôt que le Yt2 valait pour chaque jour patronné par un Am¢+a Sp¢∞ta et qu'il était complété par le Yt3 le jour A+a Vahista et par le Yt4 le jour Hauruuatat). Il est tentant de penser que le Yt15 a été attiré à la place qu'il occupe par les affinités entre Vaiiu et Vata et qu'il vaut donc pour les deux jours Raman et Vata. De même, à cause de ses 8 premières phrases, le Yt19 pouvait convenir à la fois aux jours Asman et Zam, les montagnes constituant la zone où s'opère le contact entre le ciel et la terre. Si ceci est exact, la seule lacune irréduc- tible se situe au jour . Je n'ose émettre l'hypothèse d'un double em- ploi du Yt5, logiquement injustifiable, ni celle d'une assimilation du feu au groupe des Am¢+as Sp¢∞tas, malgré Y1.2. Je préfère encore penser qu'un texte intitulé «Yast d'Atar», quelle qu'eût été sa nature exacte, eût paru un scandale théologique absolu et que la case a été sciemment laissée vide. d. La rupture de genre liturgique. En dernier recours, il a fallu utiliser des textes qui n'étaient pas du genre yasna, mais qui, le plus souvent82,

82 Il existe bien entendu d'autres genres. Yt1.7-8, 12-15, et Yt15.43-48, par exemple, sont des namastuti (Panaino, à paraître).

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 510 J. KELLENS appartenaient au type frasna. A proprement parler, les Yt 1, 2, 3, 4 et 12 ne sont pas des Yasts, les Yt 11 et 14 ne le sont que très partiellement (seulement Yt11.8-17 et Yt14.28-32), le Yt10, comme nous avons vu, contient quelques interpolations et il n'est pas le seul. Le Yt5 représente un genre très particulier et en quelque sorte hybride: c'est fondamentale- ment un frasna, mais dont l'enseignement consiste en une invitation à sacrifier (yazaesa). Les passages frasna sont intégrés dans une mesure variable à la structure du Yast proprement dit, lorsque Yast il y a. Ils peuvent être insérés entre une formule en yazamaide et une formule en yazai (e.g. Yt14.1-24) ou laissés à eux-mêmes. Ils peuvent rester signa- lés par les formules d'introduction des questions et des réponses (p¢r¢sa†… mrao†: e.g. Yt10.121-122), par la formule en mrao† seule- ment (e.g. Yt13.1) ou par la simple présence du vocatif du nom de Zara‡ustra (e.g. Yt19.1-8). Nous retrouvons ici hasardeusement un des principes de l'analyse de Christensen, qui consistait à stratifier le texte des Yasts, considérés comme fondamentalement «païens», en y relevant des additions «zoroastriennes». Bien entendu, comme il n'existe aucun concept distinctif clair qui permette d'identifier le zoroastrisme (ce qui s'explique tout simplement, selon moi, du fait qu'il n'y a pas de zoroas- trisme), c'est presque uniquement la mention du nom du prophète qui fait foi. Dans la perspective que je développe ici, le vocatif du nom de Zara‡ustra est le signe de l'utilisation d'un texte frasna, mais cette utili- sation ne peut servir à stratifier chronologiquement le texte des Yasts. Les passages frasna sont sans aucun doute, à l'origine, hétérogènes au texte des Yasts. Certains ont pu être interpolés après la décanonisation, comme j'ai tenté de le montrer pour Yt10.121-122, mais d'autres ont dû être introduits dès la fixation du texte. C'est probablement le cas de ces débuts où Ahura Mazda en personne recommande le sacrifice à la divi- nité concernée et qui sont trop fréquents pour ne pas avoir constitué d'emblée un motif obligé. Ainsi encore le catalogue des montagnes de Yt19.1-8 qui, au témoignage de Y1.14, faisait partie du Yast lors de la canonisation du Proto-Yasna A. Il convient de faire, pour terminer, qua- tre remarques: a. La littérature religieuse en avestique a sans doute produit, comme le soupçonnait Darmesteter (ZA II, XXVII), beaucoup plus de Yasts que

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 CONSIDÉRATIONS SUR L'HISTOIRE DE L'AVESTA 511 nous n'en avons recueillis. Chaque divinité recevant un sacrifice person- nel et nominal a dû avoir le sien et, effectivement, Yt19.52 nous a con- servé la formule de base d'un Yast d'Ap∏m Napat et Y10.21 celle d'un Yast de Haoma. Mais ne nous sont parvenus que ceux qui ont été recanonisés pour former le Bagan Yast Nask de l'Avestasas et le livre des Yasts de l'Avestaaus, c'est-à-dire ceux-là seulement qui devaient servir à honorer les divinités patronnant les jours du mois83. D'une certaine ma- nière, ce genre littéraire a été victime du calendrier, car trop de patrons des jours n'avaient pas de Yasts. Cela nous a valu, en contrepartie, de récupérer nombre de fragments frasna. b. La conscience de ce qu'était un Yast au sens strict était intacte lors de la recanonisation. Cette conscience a perduré au moins jusqu'à la for- mation de l'Avestasas s'il est vrai que le Bagan Yast Nask ne tenait pas les Yt 2, 3 et 4 pour des Yasts. c. En fonction de la remarque précédente, on doit considérer que la recanonisation a été assez tardive pour qu'il fût impossible de rédiger encore des textes en avestique. Les diascévastes du canon des Yasts ont fait avec ce qu'ils avaient parce qu'ils ne pouvaient plus créer pour ré- pondre à leurs besoins. d. On peut accepter le fait que le canon rituel des Yasts a été élargi des textes constitutifs du Xorda Avesta sous Sahbuhr II (309-379). Le recueil des liturgies brèves n'a donc trouvé sa forme définitive qu'au début de l'ère sassanide.

3. Essai de chronologie. La formation du calendrier zoroastrien, que j'appellerai, par souci de cohérence avec moi-même, le calendrier reli- gieux, est postérieure ou concomitante à la canonisation du Proto-Yasna A et antérieure à la canonisation du Proto-Yasna B. La date de mise en œuvre de ce calendrier a été beaucoup discutée (état de la question par Panaino, 1990a, 660-663). Mis à part Bickermann (1967, 197 sqq.), qui

83 La phrase du Denkard qui laisserait penser que le Bagan Yast Nask contenait d'autres hymnes — «besides, also, many angels who are invoked by name in their worship…» (West, SBE 37, 1892, 35) — est incompatible avec la tradition qui lui attri- bue 16 fargards (West, op. cit. XLV n.1; Darmesteter, ZA II XXVII; Geldner, G19; Panaino, 1989 [1992] 174). Le Denkard vise probablement les divinités des Yasts de substitution.

Journal Asiatique 286.2 (1998): 451-519 512 J. KELLENS la rejette à l'époque arsacide, toutes les estimations la font rôder aux alentours de la première moitié du Ve siècle avant l'ère commune. En se fondant sur le calcul des intercalations, West (SBE 47, 1880, XXVII et XLVII) propose 505, Markwart (1905, 210 n.1) 493-4, Taqizadeh (1938, 36 sq.) 441 et Hartner (1985, 759 sqq.) 503. De Blois (1996, 49), qui ne croit pas aux intercalations et se fonde sur les affinités avec le calendrier égyptien, suggère le règne de Xerxès (486-465), avec une préférence pour 481-479. Une opinio communis n'est pas une preuve, mais celle-ci concorde assez bien avec l'état de la documentation. Le calendrier vieux-perse est utilisé pour la dernière fois sur les tablettes du trésor de Persépolis en 459 et le calendrier religieux pour la première fois dans l'inscription araméenne du tombeau de Darius, soit avant 261, date de la mort d'Antiochus Soter, le dernier roi séleucide qui puisse avoir fait gra- ver l'inscription84. La date de 261 est une limite absolue, celle de 459 doit être relativisée. Non seulement il a peut-être fallu du temps pour perdre de vieilles habitudes, mais elle ne concerne que l'usage du calen- drier en Perse, car le calendrier religieux, de même que les textes, a peut-être été importé. En bref, il me semble que la proposition de De Blois est raisonnable. La seconde phase de canonisation, qui consacre le Yast 5, doit être mise en rapport avec la diffusion du culte d'Anahita sous Artaxerxès II (404-359). La troisième phase a eu lieu à une époque où l'on composait encore des textes d'un certain type en langue avestique. Toute la ques- tion est de savoir si la décanonisation des hymnes personnels aux dieux autres qu'Ahura Mazda, qui a dû être une opération délicate, n'était pos- sible qu'avec la caution du pouvoir achéménide ou, au contraire, qu'avec sa disparition. La recanonisation des Yasts a eu lieu quand on ne composait plus de textes en avestique. Je proposerai donc la chronologie suivante, qui s'accorde avec celle de Skjaervø (loc. cit. 201 sq.) et la précise vers le bas. Comme Skjaervø, me semble-t-il, dilate au maximum la durée de ses phases, je comprime- rai celle des miennes, afin que nos dates respectives apparaissent comme les éléments d'une fourchette.

84 Voir Kellens (1983, 120 sq.), mais il est regrettable que ni la mention du nom de Seleucus ni celle du mois Sandarmat ne soient plus discernables dans l'état actuel de l'inscription (Frye, 1982, 87 sqq.).

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[1700-1200] 1200-1000 Composition de textes en vieil-avestique. [1200-900]1000-800 Période de transition. Fixation de certains tex- tes vieil-avestiques et apparition des premiers zands. Composition de textes dont des élé- ments ont pu être réutilisés dans l'Avesta ré- cent. [900-400] 800-600 Canonisation de l'Avesta ancien. Composition de textes en avestique récent. Premières fixa- tions. Début du VIe s. Canonisation, dans l'Iran oriental, du Proto- Yasna A. fin du VIe s. Importation du Proto-Yasna A dans l'Iran oc- cidental. 1ère moitié du Ve s. Mise en œuvre du calendrier religieux dans l'Iran occidental. 2e moitié du Ve s. Canonisation du Proto-Yasna B. 2e moitié du IVe s. Troisième phase de canonisation et fin de la composition de textes en avestique. IIIe s. Aménagement du canon des Yasts.

4. Pertinence de l'hypothèse arachosienne. Longtemps, je n'ai pas aimé l'hypothèse arachosienne85. Je trouvais les trois arguments qui la fondent trop hétérogènes et, pris séparément, trop fragiles, déplorais sa représentation anachronique de l'Avesta et désapprouvais sa tendance à produire des postulats phonétiques86. Il me semble à présent que, débar- rassée de l'idée platonicienne d'Avesta et replacée dans le cadre que je viens de tracer, elle permet d'esquisser une hypothèse plausible sur le déroulement des événements. Une crise religieuse a pu se nouer, lors de la substitution du pouvoir perse au pouvoir mède, entre les partisans de la conception vieil- avestique, qui excluaient le nom des dieux du grand sacrifice solennel à

85 Cette hypothèse, développée par Hoffmann en 1979 (Aufs. 736-740) et reformulée dix ans plus tard (Hoffman et Narten, 1989, 77-85), repose sur trois arguments, un lin- guistique (le traitement avestique de *suº- initial et de -sº- intervocalique en xv serait un arachotisme), un historique (le rebelle Vahyazdata envoie la moitié de son armée contre Darius, l'autre moitié contre l'Arachosie), et un archéologique (la fréquente alter- nance de mèdes et d'arachosiens dans l'entourage direct du roi selon les représentations figurées de Persépolis). 86 Le passage de b intervocalique à uu, de j intervocalique à z (Hoffmann et Narten, 1989, 81-85), la contraction de -îa- en -i- devant nasale (Oettinger, 1984, 175 sqq.) se- raient autant de traits arachosiens. Il ne s'agit que d'affirmations gratuites.

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Ahura Mazda, et ceux qui entendaient le y réintroduire. Si le clergé des mages faisait partie des premiers et certains clans achéménides des seconds, on comprend peut-être l'usurpation du pouvoir, réelle ou pré- tendue, par les mages, du moins la révolte de Vahyazdata et son expédi- tion contre l'Arachosie. Une fois son pouvoir assis, Darius a pu imposer la manière rituelle arachosienne et importer de cette province le canon textuel (le Proto-Yasna A) qui l'illustrait. Vu de Perse, le canon de l'Avesta ancien semble assez bien correspondre à la mention d'Ahura Mazda «uta aniyaha bagaha tayaiy hantiy», le Proto-Yasna A à celle «hada vi‡aibis bagaibis» et le Proto-Yasna B à celle «Anahita uta Mi‡ra». Ceci expliquerait que la religion des Perses, pourtant politiquement dominants, ait trouvé son expression dans un dialecte étranger et dans des textes qui ne font presque aucune référence à leur univers géographi- que, politique et sacerdotal. La réhabilitation du culte personnel et nomi- nal rendu aux dieux autres qu'Ahura Mazda a été acquise contre le clergé indigène des mages et imposée au prix d'une alliance religieuse avec l'Arachosie. Par contre, cette représentation des choses remet en cause le lien entre la canonisation des textes et les époques de «pan- iranisation». Le Proto-Yasna A a été canonisé dans une province orien- tale, dont nous ignorons tout du statut politique, et le pouvoir achéménide, en l'adoptant, n'a fait que lui assurer un destin pan-iranien. Si le remaniement qui a produit le Proto-Yasna B implique l'importation de quelques autres textes, qui ne peuvent avoir été canonisés dès leur composition, des prêtres arachosiens immigrés et des mages arachotisés ont pu composer des textes avestiques en Perse dès le début du Ve siècle. Que dire de l'Avesta ancien? Nous ne savons rien du lieu et des con- ditions politiques dans lesquelles se sont faites sa fixation et sa canonisa- tion. Le nom de Darius et, d'une autre manière, celui de son père Vistaspa me semblent démontrer que, vers 570, la Médie et la Perse con- naissaient ou bien l'Avesta ancien lui-même ou bien une littérature ana- logue par l'archaïsme et la rhétorique (Kellens, in Kellens-Pirart, TVA I 40 sq.). Dans le premier cas, ou l'Avesta ancien a été importé dans les provinces occidentales, pour des raisons et dans des conditions que nous ignorons, de un à deux siècles au moins avant le Proto-Yasna A, ou le clan de la branche cadette achéménide était déjà adepte d'un Proto-

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Yasna A (donc comportant aussi l'Avesta ancien) qui ne sera imposé que beaucoup plus tard. Dans le second cas, l'importation du Proto- Yasna A a jeté dans les poubelles de la littérature orale des textes reli- gieux médo-perses semblables à l'Avesta ancien par l'esprit et par le style.

5. L'Avesta. A moitié sérieusement, à moitié par provocation, j'ai in- titulé mon cours des années académiques 1995-96 et 1996-97 «Les ma- zdéens ont-ils eu un livre sacré?» Je viens de répondre avec nuance. L'Avesta est un livre sassanide. Tous les textes avestiques connus des prêtres mazdéens ont été recueillis au cours des trois premiers siècles de l'ère commune, aménagés selon des principes numérologiques et ordon- nés, de manière imparfaite, selon le critère du contenu (les genres gasanig, hadamansarig et dadig). Nous ne savons pas exactement ce que contenait ce livre parce que les descriptions du Denkard sont sou- vent d'une extrême brièveté et parce que, dans l'abestag ud zand, toutes les parties classées abestag ne sont pas sûrement en langue avestique. L'Avesta a disparu, matériellement,s'il a été mis par écrit, de la mémoire des prêtres, s'il ne l'a pas été, pendant les deux premiers siècles de ce millénaire. Durant le premier millénaire avant l'ère commune, quatre phases suc- cessives de canonisation des textes avestiques récents ont produit un re- cueil qui, sous sa forme définitive, acquise en gros dès le IIe s., s'était scindé en deux parties: le récitatif de la liturgie longue et le recueil des liturgies brèves. Ces deux corpus liturgiques ont été transmis oralement durant plusieurs siècles, ont coexisté avec l'Avestasas, où ses textes cons- titutifs figuraient aussi, et ont été mis par écrit dans le dernier tiers du premier millénaire, puis transmis par le truchement de manuscrits. Ils sont aujourd'hui consignés dans l'édition de Geldner. Je ne sais pas mieux qu'un autre où se trouvait le Hom Stom dans l'Avestasas. Mais que le Hom Yast corresponde, dans la liste des Yasts, au jour M∏‡ra Sp¢∞ta est la preuve que les diascévastes qui ont recanonisé les Yasts considéraient l'Avesta ancien comme le noyau du récitatif d'un grand rituel de pressurage. Si il en allait de même pour les diascévastes de l'Avestasas, on peut entrevoir une explication technique précise du titre abestag. Dans mon article Avesta de l'Encyclopaedia

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Iranica (1989, 35), encouragé par une lettre de Karl Hoffmann, j'ai pris position en faveur de l'explication de abestag par *upastaºaka (Bartholomae, 1905, 108), car toutes les autres étymologies, fondées sur la racine sta, sont ad hoc et sans connexion aucune avec la phraséologie avestique. Or, le matériel relevé par Bartholomae (AIW 1593 sqq.) mon- tre clairement que la racine avestique stu «louer» entretient d'étranges rapports avec ses préverbes. Si on fait abstraction de l'hapax auui et si on met à part apa et us, qui produisent un sens négatif, les trois préverbes usuels a, upa et fra, correspondent de manière préférentielle, sinon exclusive, à un objet particulier, le premier à daena- mazdaiiasni-, le deuxième à Haoma, le troisième au sacrifice ou à sa triade constitutive pensée + parole + geste. Etant donné la tendance des commentateurs mazdéens à définir un texte par son début, il est tentant de comprendre abestag < *upastaºaka comme «livre qui commence par l'éloge-catégo- riel de Haoma».

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