Anabases Traditions et réceptions de l’Antiquité

13 | 2011 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/anabases/1336 DOI : 10.4000/anabases.1336 ISSN : 2256-9421

Éditeur E.R.A.S.M.E.

Édition imprimée Date de publication : 1 mars 2011 ISSN : 1774-4296

Référence électronique Anabases, 13 | 2011 [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2014, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/anabases/1336 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anabases.1336

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SOMMAIRE

Historiographie et identités culturelles

La guérison dans les sanctuaires du monde grec antique : de Meibom aux Edelstein, remarques historiographiques Pierre Sineux

“Eunuch und Kaiser”: Dürrenmatt, Giustiniano, Teodora, Bisanzio e lo Stato “totale” Filippo Carlà

Traditions du patrimoine antique

Daniel et Ashpenaz : sur quelques lectures contemporaines de Daniel 1, 7 et 9 Régis Courtray

Le monde du Satyricon et la maison de Pline le Jeune Stéphane Ratti

Elias Bickerman and Hans (Yohanan) Lewy : The Story of a Friendship Albert I. Baumgarten

Archéologie des savoirs

Diderot, Vanini, le courage socratique et le jugement de la postérité Didier Foucault

Alle origini dell’antropologia storica: Louis Gernet lettore di Hermann Usener Ilaria Sforza

Enjeux du traité hippocratique Des airs, des eaux et des lieux en 1800 : autour de l’édition de Coray Paul Demont

Actualités et débats

Entretien : Maurice Sartre et le métier d’historien Maurice Sartre

Brigands, colons et pouvoirs en Syrie du Sud au Ier siècle de notre ère Maurice Sartre

Le brigandage à l’époque moderne : approches méthodologiques Valérie Sottocasa

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Du Guide de l’Antiquité imaginaire au Colloque « L’Antiquité au cinéma. Formes, histoire, représentations » (Cinémathèque de Toulouse, 25 février 2011) Quelques questions à Claude Aziza. Propos recueillis par Olivier Devillers Claude Aziza et Olivier Devillers

L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Archives de savants (9)

La correspondance bilatérale entre Alfred Loisy et Franz Cumont : brève présentation et projet d’édition Annelies Lannoy

L’étruscologie : une histoire contemporaine ? Marie-Laurence Haack

Antiquité et fictions contemporaines (9)

L’Antiquité dans la science-fiction : une histoire fantasmatique Claude Aziza

L'atelier des doctorants (6)

Pensée politique, surinterprétation et histoire classique. La réception de Tacite à l’âge moderne Saúl Martínez Bermejo

Droit et réception de l'Antiquité (1)

En guise de présentation Marielle de Béchillon

Claude Mossé, Au nom de la loi : justice et politique à Athènes à l’âge classique (2010) : présentation Marielle de Béchillon

Comptes rendus et notes de lecture

Hédelin François, abbé D’AUBIGNAC, Conjectures académiques ou Dissertation sur l’Iliade Sylvie Rougier-Blanc

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Marcello CARASTRO (éd.), L’Antiquité en couleurs. Catégories, pratiques, représentations Clarisse Herrenschmidt

Michel CARTRY, Jean-Louis DURAND, Renée KOCH PIETTRE (dir.), Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures Geneviève Hoffmann

Luciana GALLO, Lord Elgin and Ancient Greek Architecture : The Elgin Drawings at the British Museum Amélie Perrier

Simon GOLDHILL et Edith HALL (éd.), Sophocles and the Greek Tragic Tradition Geneviève Hoffmann

Laurence HARF-LANCNER, Laurence MATHEY-MAILLE et Michelle SZKILNIK (éd.), Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide Florence Bouchet

S.J. HARRISON, Living Classics : and Rome in Contemporary Poetry in English Charlotte Ribeyrol

Anthony KALDELLIS, The Christian Parthenon. Classicism and Pilgrimage in Byzantine Athens Alain Ballabriga

Stefano MEDAS, Lo Stadiasmo o Periplo del Mare Grande e la navigazione antica. Commento nautico al più antico testo portolanico attualmente noto Amedeo Alessandro Raschieri

Carlo Modesti PAUER, Romani all’opera. I negotia nell’immaginario cinematografico Amedeo Alessandro Raschieri

Bodil Bundgaard RASMUSSEN, Jørgen Steen JENSEN, John LUND & Michael MÄRCHER, Peter Oluf Brøndsted (1780-1842). A Danish Classicist in his European Context Ève Gran-Aymerich

Walter SCHEIDEL (éd.), Rome and China. Comparative Perspectives on Ancient World Empires Hinnerk Bruhns

Archie BURNETT, The Letters of A. E. Housman Sarah Rey

John RAY, The Rosetta Stone and the Rebirth of Ancient Egypt Ève Gran-Aymerich

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Historiographie et identités culturelles

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La guérison dans les sanctuaires du monde grec antique : de Meibom aux Edelstein, remarques historiographiques

Pierre Sineux

1 Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’activité des sanctuaires guérisseurs de la Grèce antique était analysée, pour l’essentiel, en termes d’histoire de la pratique médicale. Et ce d’autant que, depuis la fin du XVIIIe siècle, ce sont les médecins, plus ou moins nourris d’« humanités », qui occupent largement le terrain de la production « historique » sur les sanctuaires guérisseurs ; ils voient dans les guérisons des sanctuaires des éléments de l’histoire (ou de la préhistoire) de leur discipline. Dans cette optique, les études de ces sanctuaires guérisseurs sont alors principalement centrées sur les formes que prend l’intervention humaine dans la guérison et sur la relation qui s’établit entre les prêtres, les médecins et les malades.

2 La publication dans les années 1880 des « stèles de guérison » d’Épidaure pouvait conduire à une rupture ; dans sa « Chronique d’Orient » parue dans la Revue Archéologique en 1884, c’est en ces termes que Salomon Reinach rendait compte de leur découverte à Épidaure par P. Cavvadias : « C’est dans le voisinage de ce monument [le portique dit d’incubation] que l’heureux explorateur a trouvé les deux grandes stèles avec inscriptions indiquant les noms des malades traités dans l’Asclépieion et les merveilleuses guérisons opérées par le dieu… L’inscription contient le récit de vingt guérisons ou plutôt de vingt miracles, car suivant la juste remarque de l’éditeur, il n’est nulle part question de remèdes pharmaceutiques, mais seulement de visions et de songes1. »

3 En feignant d’hésiter entre les termes « miracle » et « guérison » pour qualifier les faits consignés sur les stèles découvertes à Épidaure, Salomon Reinach semblait, à la suite de P. Cavvadias, donner le signal du tournant que l’étude de l’activité des sanctuaires asclépieiens pouvait prendre : le champ de l’histoire de la médecine semblait devoir être abandonné, ce qui supposait l’ouverture vers d’autres champs disciplinaires dans

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lequel l’histoire des religions semblait devoir s’imposer. C’est ce tournant qu’il convient d’interroger en suivant le fil des principales parutions sur la question de la guérison dans les sanctuaires du monde grec jusqu’à la publication, en 1945, de la somme de E.J. et L. Edelstein2 qui a, longtemps, servi d’ouvrage de référence sur l’histoire du culte d’Asklépios dans le monde grec.

4 Faire entrer l’activité des sanctuaires guérisseurs dans le champ de l’histoire de la médecine était d’abord une manière d’éloigner le « fantôme du diable » qui planait sur l’Exercitatio de incubatione in fanis deorum medicinae causa olim facta du jeune Heinrich Meibom3. Dans cette dissertation publiée en 1659, H. Meibom, en effet, ne voyait dans les guérisons que l’effet de l’action du diable, habitant selon lui les « démons païens », et il rejetait toute intervention d’une forme de médecine rationnelle ; il établissait alors une continuité entre les dieux « païens » et les saints catholiques dont l’action, écrivait- il, ne faisait que prolonger la supercherie des démons païens. C’est dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, alors que se constituait le champ disciplinaire des sciences naturelles, que l’on a vu s’affirmer la conviction que les hommes seuls intervenaient dans le traitement des maladies. L’approche de la question des guérisons dans les sanctuaires de l’Antiquité grecque prenait alors une nouvelle orientation : il s’agissait désormais de trouver une cause aux guérisons en se fondant sur l’observation de la procédure suivie au cours du rite de l’incubation. Dans ce contexte, les théories de Franz Messmer sur le magnétisme animal et sur ses liens avec le somnambulisme allaient exercer une influence déterminante.

5 Dans son Mémoire sur la découverte du magnétisme animal publié en 1779, F. Messmer reprend une terminologie héritée de Paracelse qui lui permet de définir le « magnétisme animal » comme la capacité d’un individu, quel qu’il soit, à guérir son prochain grâce au fluide naturel qu’un magnétiseur, détenteur de techniques spécifiques, fait circuler dans un but thérapeutique. L’accumulation et la circulation du fluide se font grâce à des « passes », dites « messmériennes » ; ouvrant avec quelques adeptes une Société de l’Harmonie Uniververselle en 1782, F. Messmer se heurte à l’hostilité de la Faculté de Médecine et doit quitter la France en 1785. Ses idées néanmoins se diffusent quelques années avant la Révolution française puis sous le Premier Empire et la Restauration. C’est notamment à partir du magnétisme animal que le marquis de Puységur en vient à l’usage du « somnambulisme provoqué » ou « sommeil magnétique » –, où il s’appuie sur une expérience faite sur un jeune paysan qu’il avait endormi et dont il avait observé l’intense activité mentale ; le patient se met alors à diagnostiquer ses propres maux et ceux des autres malades et à prescrire les remèdes appropriés4.

6 Le succès de ces théories est tel que les guérisons dans les sanctuaires grecs ont pu être perçues comme autant de preuves de l’efficacité des méthodes thérapeutiques du somnambulisme et du sommeil « magnétique ». Les prêtres d’Asklépios sont alors considérés comme des sortes de précurseurs de Messmer ou du marquis de Puységur. C’est l’opinion défendue, par exemple, par une dissertatio de C.A. Koenig sur Aelius Aristide qui paraît en 1818 : la maladie de celui-ci est qualifiée d’« ein hitziges Nervenfieber » pour la guérison de laquelle le somnambulisme apparaît donc tout à fait adapté5. En 1840, A. Gauthier, dans son Introduction au magnétisme, soutient que les prêtres des sanctuaires n’étaient que des magnétiseurs qui parvenaient à endormir les malades si bien que ceux-ci, dans leur sommeil, répondaient à leurs sollicitations verbales (prédiction de l’avenir, prescription de remèdes) et physiques (frictions,

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onctions, attouchements)6. Ces théories ménageaient ainsi une forme de rationalité au fondement de l’activité des sanctuaires guérisseurs et une relation particulière, de nature thérapeutique, entre les prêtres et les fidèles.

7 Toutefois, de même que les thérapies fondées sur le somnambulisme faisaient l’objet de vives critiques, le bien-fondé de leur application à l’incubation antique fut également rapidement contesté. Cette opposition sous-tend l’ouvrage que Louis-Philibert-Auguste Gauthier fait paraître en 1844 sous le titre Recherches historiques sur l’exercice de la médecine dans les temples, chez les peuples de l’Antiquité, suivies de considérations sur les rapports qui peuvent exister entre les guérisons qu’on obtenait dans les anciens temples, à l’aide des songes, et le magnétisme animal, et sur l’origine des hôpitaux7. Ce médecin de l’Antiquaille de Lyon (1792-1850) affirmait sa conviction que le somnambulisme magnétique ne figurait pas parmi les moyens utilisés par les prêtres des sanctuaires dans le traitement des maladies. Sa réfutation reposait sur le témoignage d’Aelius Aristide qui ne mentionne nulle part la présence de prêtres pendant le sommeil du malade. Il y oppose le rôle, essentiel à ses yeux, de la mémoire dans les guérisons des sanctuaires en contradiction totale avec l’oubli au réveil qui caractérise précisément l’expérience du somnambulisme.

8 Dans le cadre d’une réflexion plus générale sur l’origine de la médecine, les prêtres des sanctuaires étaient cependant crédités par L.-P.-A. Gauthier d’un rôle majeur : à une première étape de l’histoire de la médecine, purement « domestique et populaire », aurait succédé la multiplication des « temples pour Esculape » dont les prêtres « ne tardèrent pas à devenir les seuls médecins8 ». La question de la date du début du culte étant rapidement réglée (probablement pas antérieur à la guerre de Troie, peu de temps après sans doute…), l’essentiel de la thèse portait sur l’évolution de l’exercice de la médecine dans les sanctuaires : pendant une première période, antérieure à Hippocrate, les Asclépiades, qui se disaient descendants d’Esculape, auraient commencé « peu de temps après la fondation des temples… à y exercer la médecine, sous le voile de la superstition et du mystère » ; puis, dans une seconde période, d’Hippocrate au christianisme, la médecine des temples se serait développée avant de dégénérer et de devenir une « jonglerie grossière9 ».

9 Les « prêtres-médecins » auraient ainsi joué selon L.-P.-A. Gauthier un rôle déterminant dans la guérison des malades. Ils agissaient d’abord sur leur imagination : « Il est probable que souvent les prêtres faisaient entendre dans le temple des paroles que des hommes crédules et à moitié endormis, dont l’imagination était fortement préoccupée, prenaient pour des songes ou pour des oracles10. » C’est moins par les remèdes employés que les guérisons pouvaient s’expliquer que par « les moyens propres à agir sur l’imagination de ceux qui venaient les consulter ». Parmi ces moyens, on range une partie des rites préliminaires au rite de l’incubation : jeûnes, purifications, bains, frictions… dont la pratique était considérée comme générale. Aux fêtes, organisées en l’honneur du dieu, « dont les pompes inspiraient le respect et exaltaient l’imagination11 », était attribuée la fonction également de « donner plus de confiance à ceux qui venaient dans les temples ». Le primat donné à la de l’auto-suggestion du malade lui-même n’empêchait pas qu’on reconnaissait une action plus directe des « prêtres- médecins » : la lecture littérale des passages d’Aristophane (Ploutos), d’Artémidore (Oneirocriticon) et des fragments d’Hippys de Rhégion ne fournissait-elle pas des preuves de ce que, « pendant que les malades dormaient ou feignaient de dormir, les prêtres

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leur faisaient des applications sur diverses parties du corps et même des opérations chirurgicales12 ».

10 Toute l’attention de L.-P.-A. Gauthier pouvait alors se concentrer sur la question de la structuration du groupe des « prêtres d’Esculape » (ils auraient formé des collèges ou des corporations) et, surtout, sur la question de leur instruction, fondée d’abord sur une transmission familiale avant que des « étrangers » à « l’ordre » des Asclépiades ne soient admis à se faire initier : l’institution du Serment d’Hippocrate aurait alors marqué ce tournant à partir duquel les Asclépiades auraient commencé à admettre des étrangers dans leurs rangs. C’est à ces « prêtres » qu’on devrait la fondation, « dans leurs temples », des écoles où ils auraient enseigné la médecine : celles de Cos, de Cnide, de Rhodes, et l’école italique. Leur formation s’appuyait sur la lecture des « inscriptions des temples », l’habitude de voir un grand nombre de malades faisant le reste et « à la fin [devant] donner une certaine instruction médicale aux prêtres13 ».

11 Dans cette première moitié du XIXe siècle, l’analyse de l’activité des sanctuaires guérisseurs repose en fait sur la confusion entre « Asclépiades », considérés comme membres d’un « ordre », et prêtres des sanctuaires (auxquels on attribue certains traits, connus notamment par Galien, de l’histoire des Asclépiades). S’écrivait alors une « pseudo-histoire » de la pratique médicale qui amalgame la tradition héritée de Galien et une certaine représentation de la guérison dans les sanctuaires, et qui place, au nom d’une nouvelle rationalité, son point de départ dans la volonté de condamner les thèses influencées par le messmérisme. Au même moment cependant prenait corps en particulier en Allemagne, une tout autre histoire de la médecine : que ce soit dans sa phase romantique (où on ne dissimule pas une certaine admiration pour les connaissances et les techniques de l’ancienne médecine) ou positiviste (avec, pour le moins, une distance nettement accrue à l’égard des médecins antiques au nom de la « médecine scientifique »)14, cette autre histoire ignorait bel et bien l’activité des sanctuaires guérisseurs.

12 Le lien opéré entre les sanctuaires guérisseurs du monde grec et l’histoire de l’ancienne médecine conservait encore de nombreux partisans. Parmi eux, le docteur Vercoutre publie une série d’articles en 1885 et 1886 dans la Revue Archéologique où il se livre à une forme de reconstitution des séjours dans les sanctuaires asclépieiens de l’Antiquité grecque15. Tout d’abord, il se concentre sur le rêve et l’action des prêtres. L’« homme crédule et malade » fait un rêve qui, au moment où il se produit, a « précisément et forcément un rapport étroit avec les idées mêmes qui hantaient son cerveau » ; et si l’excitation l’empêchait de dormir, alors la probabilité était forte, dit-il, que le rêve soit remplacé par une hallucination. L’intervention des prêtres est cependant jugée capitale. Pour éviter les « mécomptes » venant des songes des malades eux-mêmes, les prêtres avaient, selon le docteur Vercoutre, imaginé la distinction entre « songes ordinaires », sans valeur et indignes de toute interprétation, et « songes célestes », les seuls à être envoyés par la divinité et ceux-là mêmes qui se produisent dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil ; or, ayant observé que c’est le matin, à l’aube, que cet état est atteint (ce que Philostrate et Tertullien affirment par ailleurs), les prêtres auraient choisi ce moment pour se présenter en personne au malade, sous le déguisement du dieu16, et même pour lui adresser la parole. Puis, s’enhardissant, ils n’auraient pas hésité à intervenir à toutes les heures de la nuit, allant jusqu’à se faire escorter par tout un petit groupe de personnages figurant par exemple les « divines sœurs d’Esculape, Hygie et Panacée ». « Ainsi pendant de longs siècles, se joua cette

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petite comédie, et elle fit d’innombrables dupes17. » Mais, c’était pour une cause utile puisqu’elle permettait aux prêtres d’intervenir efficacement.

13 Selon le docteur Vercoutre, en effet, entre le malade crédule et le prêtre imposteur se loge « de la médecine et de la meilleure… ». Il tient la thérapeutique des sanctuaires asclépieiens, « les seuls temples vraiment médicaux », pour rationnelle et scientifique. Chacune des « règles » auxquelles le malade se plie avant le « traitement » est interprétée comme étant destinée à l’instauration de conditions favorables à la guérison : l’arrivée dans un sanctuaire implanté dans un lieu salubre qui contraste avec un pays chaud et fiévreux, les « cérémonies de purification » où les bains assurent en fait la propreté corporelle du malade et constituent une « excellente entrée en matière au début de tout traitement », le sacrifice et les offrandes préliminaires qui « tranquillisent l’âme » et préparent l’amélioration physique tant attendue, la visite du sanctuaire et la contemplation des ex-voto qui engagent « par tous les moyens possibles, le malade à se soumettre avec une confiance aveugle au traitement qui sera institué », la diète, « prescription éminemment thérapeutique » au commencement d’un traitement… Enfin, au terme de la « supercherie » organisée, les traitements prescrits relèveraient, quant à eux, d’une « pharmacopée sérieuse » : pour ne prendre que les seules inscriptions de l’île Tibérine, à Lucius souffrant d’une pleurésie, le mélange de cendre et de vin qui est prescrit par Esculape ne serait rien d’autre que ce qu’« en langage moderne » on désignerait comme « des frictions alcalino-alcooliques » ; à Julianus, souffrant d’une hémoptysie grave, la préparation prescrite (prendre des graines de pin, les mêler à du miel et manger le mélange pendant trois jours) pourrait s’apparenter à l’eau de Brocchieri, remède réputé hémostatique18. D’une manière générale, les prêtres seraient également passés maîtres dans la thérapeutique que l’on peut appeler « hygiénique », Galien affirmant lui-même qu’Asklépios conseillait fréquemment les exercices corporels, tels que la chasse, l’équitation, la gymnastique et l’escrime et, pour ceux qui sont atteints de désordres intellectuels, les spectacles plaisants, la musique ou les chants mélodieux. Voilà qui justifierait l’installation auprès des temples « des gymnases, des établissements balnéaires etc. et dans l’enceinte même du temple d’Épidaure, un théâtre ».

14 Attribuer ainsi aux « prêtres d’Esculape » une pratique rationnelle nécessitait de traiter de la question de leur « instruction professionnelle ». Dans la lignée des érudits du XIXe siècle, le docteur Vercoutre reprend l’idée de l’excellence de l’organisation destinée à assurer l’instruction professionnelle assortie surtout d’une conception du sanctuaire guérisseur comme centre et point de départ d’un savoir transmis ensuite essentiellement par voie d’hérédité. Hippocrate comme Galien se seraient formés à l’ombre des sanctuaires d’Esculape. Toutefois, pour rendre compte d’une documentation qui fait apparaître, dans un bon nombre de remèdes prescrits, des « éléments étranges », il n’hésite pas à doter le prêtre « savant » d’une forme de duplicité qui le conduit à ajouter une auréole de « merveilleux », à délivrer des prescriptions parfois obscures ou allégoriques, ou à intégrer des éléments mystiques : c’est de la confiance du malade et de sa parfaite docilité dont on cherchait ainsi à s’assurer.

15 Le risque était alors réel de verser dans « l’ornière du charlatanisme », où seraient tombés certains de ces prêtres, « enivrés par leurs succès et surtout enhardis par l’immense crédulité des malades, subissant probablement aussi l’influence quelque peu corruptrice de la domination romaine19… ». Là résidait peut-être la cause du déclin du

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culte d’Esculape, dont la raison principale aurait été cependant la concurrence des autres dieux : « L’Olympe tout entier voulut faire de la médecine » et les prêtres, « tous profondément ignares en médecine… se serviront du même système général, éminemment commode, celui de la prétendue révélation des remèdes par les songes qu’on dit envoyés par la divinité20. » Les erreurs de thérapeutique se seraient multipliées, et le public, incapable de faire les distinctions idoines, aurait englobé les uns et les autres dans l’anathème, à l’instar d’un Aristophane raillant le prêtre d’Asklépios dans son Ploutos. Il fallait un Hippocrate, fin connaisseur des prêtres d’Asklépios et averti de ce que leur médecine était vraiment scientifique, pour faire la différence et accuser tous les autres prêtres, ces « copistes serviles et maladroits » des procédés utilisés par les « prêtres d’Esculape ».

16 On le voit, au-delà d’une forme de confusion chronologique (de la « domination romaine » à Hippocrate…), c’est une représentation du malade, du prêtre et de l’histoire de la médecine qui se forme et se développe. Elle domine non seulement bon nombre des écrits du XIXe siècle21, mais laisse encore des traces dans la représentation ultérieure que les historiens eux-mêmes ont pu se faire du culte d’Asklépios et du rite de l’incubation22. D’une manière récurrente, s’y construit l’image d’un fidèle et d’un malade nécessairement naïf, un individu dont « l’imagination » peut être parfois même grossièrement manipulée. Le prêtre est vu sous la forme d’un démiurge, un « artisan », détenteur d’une technique de manipulation, initiateur d’un « faire croire » et d’une comédie de rituel, qui cohabite avec un authentique savoir scientifique. Si bien que la confusion s’instaure entre cette figure du prêtre et celle du médecin dont l’érudit du XIXe siècle se vit comme l’héritier. Émerge alors un discours destiné à l’expression d’une vérité qui exclut de son champ ce qui relève proprement du fonctionnement du système religieux et se rapporte à la relation entre l’homme et le dieu. Sous l’apparence d’une scientificité sans faille, un tel discours dissout l’inexplicable et prétend mettre au jour les coulisses d’une mise en scène qu’il veut aussi inscrire dans son histoire de la pratique médicale.

17 L’édition des stèles d’Épidaure allait-elle être l’occasion d’une rupture entre l’histoire d’une médecine « rationnelle » et l’histoire de l’activité dans les sanctuaires d’Asklépios ? D’emblée, à propos de ces inscriptions des IVe/IIIe siècle av. J.-C., leur éditeur, P. Cavvadias23, souligne qu’il n’est nulle part question de remèdes pharmaceutiques mais seulement de visions et de songes, et que les médecins grecs ne pouvaient en aucun cas tirer profit de tels documents. Il qualifie alors ces guérisons de « miracles » et le sanctuaire n’est pour lui qu’un lieu sacré et non un « hospice », où l’on accourait se placer sous la protection du dieu, se confiant à une « force céleste » et attendant un « miracle ». En s’appuyant sur l’inscription de la seconde stèle (dont le récit de la guérison « miraculeuse » d’une femme souffrant d’un ver intestinal est connu également par l’historien, considéré alors comme contemporain des guerres médiques, Hippys de Rhégion24), il conclut que les stèles ont été rédigées à partir de témoignages antérieurs (dont l’historien, en l’occurrence, aurait également disposé), par le biais sans doute d’inscriptions placées par les malades guéris sur les ex-voto qu’ils consacraient dans le temple. P. Cavvadias insiste : les stèles d’Épidaure ne sont pas des archives médicales, mais les « diplômes ès-miracles » du sanctuaire. Il concède néanmoins – évoquant l’inscription épidaurienne de Julius Apellas (IIe siècle ap. J.-C.) dont le récit du traitement et de la guérison est fort long et d’une certaine complexité –, qu’avec le temps, les prêtres d’Asklépios ont dû, pour sauvegarder la réputation du

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sanctuaire, appliquer aux malades les ressources de la médecine proprement dite25. Dès lors, il explique l’erreur de ses prédécesseurs qui, parce qu’ils ont confondu ce qui se passait dans les Asklépieia à l’époque grecque et ce qui avait lieu à l’époque romaine, en sont venus à considérer que les prêtres d’Esculape étaient les premiers médecins et qu’Hippocrate, comme l’affirmait Strabon26, avait pu profiter du traitement thérapeutique inscrit sur les stèles pour s’instruire. Cette distinction entre deux grandes périodes, l’une au cours de laquelle les guérisons seraient le produit de la puissance de la foi, l’autre, le résultat d’une intervention médicale du personnel, allait en fait poser les bases de la plupart des études et des commentaires ultérieurs portant sur l’activité des sanctuaires guérisseurs.

18 Enfin, en introduisant la notion de « miracle » pour qualifier les guérisons de ce qu’il considérait comme la première « période » de l’histoire du sanctuaire d’Épidaure, le savant détachait apparemment la question de la guérison au sanctuaire d’une pseudo- histoire de la médecine pour l’intégrer à une approche relevant de la sphère religieuse. Mais en réalité, il introduisait une approche des guérisons qu’un certain nombre de savants ne pouvait admettre. Une sorte de scepticisme arrêtait d’emblée ceux qui se refusaient à envisager les guérisons comme contraires aux lois naturelles et comme le produit de la puissance de la foi. Salomon Reinach qualifiait ainsi les récits de « relations puériles », tandis qu’E. Thraemer les considérait comme autant de « légendes pieuses », à ranger avec les « cures mythologiques » d’Asklépios relatées par Pindare ou d’autres auteurs27. Dans l’article “medicus” qu’il écrit pour l’encyclopédie de Daremberg et Saglio28, S. Reinach distingue une « médecine sacerdotale » ou « théurgique » d’une « médecine expérimentale ou rationnelle » ; la seconde ne doit rien à la première à laquelle, dit-il, elle donna tout ce que celle-ci comportait de rationnel. C’est ce que montre, selon lui, l’inscription de Julius Apellas29 où les détails du traitement diététique et psychique traduisent l’apport de la médecine scientifique aux traitements des maladies dans les sanctuaires à une époque tardive. Il condamne sans appel la tradition transmise par Strabon selon laquelle Hippocrate aurait appris de la lecture des inscriptions du sanctuaire de Cos la nature des maladies et de leurs traitements adaptés ; il dénonce également la confusion entre les Asclépiades, dont Hippocrate était un représentant à Cos, et les prêtres des sanctuaires guérisseurs. Le seul élément propre à la médecine sacerdotale était, selon S. Reinach, la suggestion, « méthode curative commune à tous les charlatanismes30 ».

19 Dans cette lignée, d’autres chercheurs en sont venus à distinguer soigneusement entre les sanctuaires. D’un côté, Epidaure aurait été le lieu des « miracles mensongers », de l’autre Cos et Pergame disposeraient de sanctuaires assimilables à des stations thermales, où la pratique médicale est associée à des interprétations de rêves, à partir desquelles les prêtres déterminent les traitements conçus selon les procédures thérapeutiques rationnelles31. Et, s’il peut arriver qu’un miracle se produise, c’est l’effet de la suggestion ou de l’auto-suggestion32. Toutefois, désireuses de réduire la part de l’inexplicable, certaines analyses se sont efforcées de montrer que sur l’ensemble de l’histoire du culte d’Asklépios, ce sont bien des méthodes rationnelles qui furent utilisées pour conduire les malades à la guérison. Ainsi, A.P. Aravantinos, dans un ouvrage paru à Leipzig en 1907 et préfacé par M.J. Pagel, professeur d’histoire de la médecine à l’université de Berlin33, observe en médecin les dispositions architecturales des sanctuaires, savamment conçues dans l’intérêt des malades, et décrypte le récit des guérisons des inscriptions. Il diagnostique la maladie dont souffrait le fidèle puis s’efforce de montrer que les procédés prêtés au dieu ou à ses ministres sont bien

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l’application de méthodes rationnelles, dans lesquels on reconnaît, notamment par le rapprochement avec les textes d’Hippocrate, l’expérience des praticiens du temps.

20 Une fois les stèles d’Épidaure publiées, la question de la guérison reste finalement structurée par une opposition entre science et religion. Et c’est en ces termes qu’elle reste au centre de bon nombre des études traitant de près ou de loin du rite de l’incubation. Dans leur grande synthèse sur le culte d’Asklépios, E.J. et L. Edelstein34 ont séparé en deux chapitres distincts l’étude de ce qu’ils nomment « Temple medicine » et l’étude du culte proprement dit. La première partie traite des guérisons survenues dans le sanctuaire, depuis l’apparition du culte jusqu’à l’époque impériale, avec une attention assez grande portée aux « stèles de guérison » d’Épidaure qui posent, selon les auteurs, le problème des guérisons « miraculeuses ». Le phénomène s’expliquerait pour l’essentiel par la auprès du public des connaissances médicales et des moyens thérapeutiques utilisés couramment par les médecins. Asklépios y est assimilé à un « patron » des médecins, opérant, traitant et prescrivant comme un médecin, et les cures qu’il prescrit sont la rationalisation de ce que les malades croyaient avoir vu en rêve. Quant aux guérisons instantanées, elles peuvent être l’indice de cas de troubles nerveux ou, pour les cas les plus invraisemblables, le produit d’un miracle du type de celui que, parfois, un médecin appelle de ses vœux quand, devant un cas désespéré, il s’exclame : « Il n’y a qu’un miracle pour le sauver35 ! » Le relief ainsi donné à la question des « guérisons » divines débouche sur une étude de leurs implications sociales et politiques : celles-ci constituent comme le complément nécessaire aux guérisons dues aux soins médicaux à une époque où les possibilités offertes par la médecine devaient être limitées.

21 Le culte dans son ensemble, les rites sacrificiels, les processions et les concours organisés en l’honneur du dieu sont définis comme étant la contrepartie nécessaire pour que des guérisons adviennent, une manière pour les hommes d’appeler sur eux le soutien de la divinité. La relation et l’échange entre l’homme et le dieu sont relégués dans une opposition entre les guérisons obtenues d’un côté et un ensemble de rites accomplis collectivement par les hommes de l’autre. L’incubation elle-même n’est pas considérée dans son caractère rituel mais seulement comme un mode d’accès à la guérison. Rêves et visions d’Asklépios sont à comprendre comme relevant de l’accomplissement d’un vœu ou encore le fruit de la mémoire qui fait que s’intègre au rêve la connaissance, puisée dans la vie quotidienne, de traitements prescrits par les médecins. Si L. Edelstein a défendu l’idée qu’il n’y avait pas, dans le monde grec, de de continuité entre guérisons « au sanctuaire » et guérisons dues au médecin, il n’en restait pas moins que la dimension religieuse de l’incubation était reléguée au second plan et que les guérisons relevaient pour l’essentiel de la connaissance diffuse d’une science médicale.

22 Inversement, quelques savants ont insisté sur le fait que le rite de l’incubation et le passage dans un sanctuaire guérisseur relèvent de l’expérience religieuse. De ce point de vue, dans son Histoire de la divination dans l’Antiquité parue au tournant des années 1870-1880, A. Bouché-Leclercq avait marqué quelques points décisifs36. En cherchant à différencier l’incubation de l’oniroscopie, il la reconnaissait d’abord comme une forme de mantique, intégrée à la catégorie de la divination « intuitive » – celle que Cicéron aurait qualifiée de « naturelle » : « L’incubation diffère de l’oniroscopie ordinaire en ce qu’elle implique, de la part du consultant, une préméditation et un acte préparatoire37. » La dimension rituelle était soulignée, de même que la nécessité, pour

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la pratiquer, de se rendre « dans les temples, où cette coutume créait par là même un oracle ». Rattachant l’incubation au culte de quelques dieux et héros, A. Bouché- Leclercq s’interrogeait, entre autres, sur sa relation à la guérison dans le chapitre consacré aux « oracles d’Asklépios » et il cherchait à poser la distinction entre Asklépiades et oracles médicaux, même si certains d’entre eux furent, selon lui, écoles d’Asklépiades ou délégations de ces derniers38. Mais c’est l’étude de L. Deubner, De incubatione capita quattuor, publiée à Leipzig en 1900 qui pouvait apparaître comme décisive39.

23 Le premier chapitre (“De somniis divinis”) s’ouvre sur une étude du vocabulaire du songe qui s’appuie essentiellement sur les distinctions faites par plusieurs auteurs de l’époque impériale (Artémidore, Macrobe) ; cette démarche conduit l’auteur à faire entrer l’incubation dans la sphère de la divination ou de la mantique. Plus loin, il analyse les modalités de l’apparition de la divinité au cours du rêve (le dieu apparaît sous les traits de sa statue, ou des voix se font entendre au rêveur, ou le rêveur perçoit une lumière…). Dans le second chapitre (“De incubandi ritibus symbolisque”), il distingue l’analyse de certains rites qui entourent le sommeil de l’incubation (interdits alimentaires, sacrifices…) et celle des « symboles » qui constituent l’environnement du rite avec, en particulier, une grande attention accordée aux animaux (le chien, le bélier, le coq…). Malgré le fait qu’il limite l’incubation à une pratique divinatoire, c’est une forme d’approche phénoménologique que fournit L. Deubner, par laquelle le sommeil de l’incubation proprement dit et, incidemment, la relation du fidèle au dieu, deviennent l’objet même de la réflexion.

24 Tout en reprochant à L. Deubner sa volonté de reconstituer une incubation à « visage unique » et de la réduire à une pratique divinatoire sur l’ensemble de l’Antiquité grecque, Th. Lefort se plaçait dans le même champ d’observation qui est celui du rite40. Il distingue d’un côté l’incubation aux Ve et IVe siècles, époque des thaumata au cours de laquelle ce rite est étranger à l’iatromantique (il ne s’agit pas pour les fidèles d’acquérir une connaissance surnaturelle ou une révélation mais simplement d’obtenir de la puissance divine des thaumata, une guérison directe par exemple), et d’un autre côté l’incubation à l’époque romaine où le rite serait devenu un rite iatromantique, destiné à apporter au fidèle endormi des données qui restent à interpréter pour le diagnostic, ou pour le pronostic, ou encore pour le traitement41. C’est cette distinction que reprend peu de temps après, en 1909, O. Weinreich qui, s’interrogeant sur les guérisons miraculeuses dans l’Antiquité, décrit les guérisons par le rêve en distinguant deux types : les guérisons qui se font sans moyen extérieur, par l’action du dieu, et celles qui arrivent parce que le malade obtient du dieu une indication à suivre, la connaissance d’un moyen médical, une action rituelle ou magique à accomplir42.

25 Dans son Incubation or the Cure of Disease in Pagan Temples and Christian Churches, publié en 190643, M. Hamilton envisage elle aussi l’incubation comme une pratique divinatoire, « the method by which men sought to entice [some] dreams44 », attachée aux cultes des divinités chthoniennes et des héros investis des pouvoirs que les Anciens auraient attribués à la terre : celui d’envoyer des rêves et d’apporter la guérison. En conséquence, les sanctuaires de ces divinités sont aussi « the centres of medical divination », où se pratique l’incubation dont l’objet est « to meet with the deity in sleep, ask questions, and receive answers45 ». M. Hamilton s’efforce alors de rassembler les données, littéraires, épigraphiques et archéologiques, sanctuaire par sanctuaire. Pour le sanctuaire d’Épidaure, le commentaire qui suit la traduction des stèles de

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guérison découvertes par P. Cavvadias s’emploie à dégager à la fois la physionomie du rite et celle de la divinité : Asklépios y est décrit comme un pourvoyeur de « miracles », dont la réputation est si bien établie qu’il peut faire l’objet d’une comédie satirique du type de celle qu’Aristophane a conçue dans son Ploutos. Reprenant à son compte la catégorie du miracle, M. Hamilton concède cependant ne pas savoir jusqu’à quel point les guérisons étaient miraculeuses et s’interroge sur la part éventuelle de l’art de la médecine. À partir de là, elle se rallie au point de vue de P. Cavvadias pour qui l’art médical n’était pas pratiqué pendant les premiers siècles de la prospérité du sanctuaire46.

26 Le deuxième volet de cette enquête sur la pratique de l’incubation aux époques tardo- hellénistique et romaine cherche, en revanche, à mettre en évidence le rôle de la science médicale et des traitements hygiéniques : le dieu ne sauve plus désormais par son action personnelle, mais il montre les chemins de la guérison ; les prêtres jouent dès lors un rôle essentiel dans l’interprétation de rêves qui fournissent les prescriptions idoines. L’analyse du rituel cède bel et bien le pas devant la question des guérisons envisagée selon une double polarité science et religion, celle-là même qui guide également la lecture des inscriptions provenant des sanctuaires de l’île Tibérine à Rome et de Lébèna en Crète. Un curseur s’est, semble-t-il, déplacé entre ces deux pôles pour chacun des récits, au point qu’une des inscriptions de Lébèna, qui concerne la femme guérie d’un ulcère au doigt après que le dieu lui a prescrit un onguent47, est désignée comme se référant à une « guérison semi-rationnelle ». L’expression est révélatrice : la prescription de l’onguent est banale et attendue en médecine, mais ses propriétés guérisseuses ont dû être décuplées par la croyance de la patiente48. Les études qui avaient tenté dans la première moitié du XXe siècle de renouveler l’approche du rite de l’incubation ont donc été à nouveau happées par la question du miracle, mais l’analyse des cas de guérison pouvait cependant être envisagée selon une possible complémentarité entre science et religion.

27 La découverte puis l’édition, à la fin du XIXe siècle, des récits de guérison des stèles d’Épidaure n’avait pas ouvert la rupture à laquelle on pouvait s’attendre, ni fait entrer entièrement l’histoire des sanctuaires guérisseurs dans l’histoire des pratiques religieuses. L’analyse des inscriptions d’Épidaure, en substituant immédiatement à la question de la guérison celle du « miracle », avait réintroduit paradoxalement et du même coup la question de la science. Le concept de « miracle », emprunté au vocabulaire religieux chrétien, était difficilement acceptable pour un certain nombre de savants et les réactions aux premières publications sur les stèles de guérison d’Épidaure allaient de facto conduire à renouer, au moins partiellement, avec les analyses du XIXe siècle marquées par une forme d’obsession « cartésienne ». L’approche fondée sur une forme d’opposition, voire d’exclusion réciproque, entre science et religion n’a cessé, au moins jusqu’au milieu du XXe siècle, de guider bon nombre d’études, y compris lorsqu’il s’est agi de distinguer des variantes, selon les périodes et selon les sanctuaires, dans les modalités supposées de l’intervention du dieu auprès des fidèles. Certains travaux, cependant, se sont heurtés au caractère réducteur de cette opposition, ce qui a pu ouvrir la voie vers l’idée d’une possible complémentarité des approches. L’histoire de la question ne s’arrête cependant ni avec la somme des Edelstein, ni avec les travaux sur les rites dont L. Deubner avait ouvert la voie49. Il a toutefois paru nécessaire et important de faire l’état de cette « première » historiographie tant il est vrai qu’elle a installé durablement des présupposés et des

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choix conceptuels qui ont continué d’informer, au moins partiellement, les recherches ultérieures.

NOTES

1. S. REINACH, “Chronique d’Orient”, Revue Archéologique 4 (1884), p. 76-84 ; les stèles de guérison étaient mentionnées par Pausanias : Pausanias II, 27, 3 ; 36, 1. Pour l’édition de P. Cavvadias, cf. Archaiologike Ephemeris 1883, p. 197-228 (stèle A) ; Archaiologike Ephemeris 1885, p. 1-28 (stèle B) et 85-86 (stèle D) ; Fouilles d’Épidaure, Athènes, 1891, p. 23-32 (stèles A, B et D avec traduction française). Sur les révisions apportées aux premières éditions, cf. L. LIDONNICI, The Epidaurian Miracle Inscriptions. Text, Translation and Commentary, Atlanta, 1995, p. 15. 2. E.J. & L. EDELSTEIN, Asclepius. A collection and interpretation of the testimonies, I et II, Baltimore, 1945 ; pour la dernière édition, Baltimore, 1998, avec une nouvelle introduction par Gary B. Ferngren. 3. H. MEIBOM, Exercitatio philologico-medica de incubatione in fanis deorum medicinae causa olim facta etc, Helmstadt, 1659. Protestant, fils du médecin Johann Heinrich Meibom (1590-1655), Heinrich Meibom est né en 1638. Il étudia à Helmstadt, à Groningue, et à Leyde avant d’entreprendre divers voyages d’études en Italie, en France et en Angleterre. En 1663, il reçoit à Angers son grade de docteur et en 1664 il prend la chaire de médecine à l’université d’Helmstadt ; à partir de 1678, il devint aussi professeur d’histoire et de poésie dans cette même université où il exerça son activité jusqu’à sa mort en 1700 ; cf. J.-E. DEZEIMERIS, Ch.-P. OLLIVIER, J. RAIGE-DELORME, Dictionnaire historique de la médecine ancienne et moderne, t. III, 2e partie, -Bruxelles, 1837, p. 563-565. 4. A.-M.-J. de CHASTENET, marquis de Puységur, Mémoires pour servir à l’histoire et à l’établissement du magnétisme animal, Paris, 1784 [Toulouse, 1986] ; cf. R. DARNTON, La fin des lumières : le mesmérisme et la Révolution, Paris, 1968, passim. 5. C.A. KOENIG, Dissertatio inauguralis medica de Aristides incubatione, Iéna, 1818 ; on trouve les traces des théories de Messmer dans l’étude plus ancienne de F.A. WOLF’S, “Beitrag zur Geschichte des Somnambulismus aus dem Alterthum”, Vermischte Schriften und Aufsätze lateinischer und deutscher Sprache, Halle, 1802, p. 382-430 (étude dont la première édtition remonte à 1787) et dans celle de J.F.A. KINDERLING, Der Somnambulismus unserer Zeit mit der Incubation oder dem Tempelschlaf und Weissagungstraum der alten Heiden in Vergleichung gestellt, Dresde, 1788 (Allgemeine deutsche Bibliothek, 87/1, 1789, p. 174-175). 6. A. GAUTHIER, Introduction au magnétisme, examen de son existence depuis les Indiens jusqu’à l’époque actuelle, sa théorie, sa pratique, ses avantages, ses dangers et la nécessité de son concours avec la médecine, Paris, 1840. 7. En particulier chap. VIII et IX. 8. GAUTHIER, Recherches historiques, p. 12. 9. Ibid., p. 20. 10. Ibid., p. 32. 11. Ibid., p. 52. 12. Ibid., p. 51. 13. Ibid., p. 70-71. 14. Cf. par exemple J. HECKER, Geschichte der Heilkunde : nach den Quellen bearbeitet, 2 vol., Berlin, 1822-1829. L’approche positiviste est ouverte avec C. A. WUNDERLICH, Geschichte der Medizin,

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Stuttgart, 1859 ; en France, on le sait, Émile Littré, médecin et philologue, disciple d’Auguste Comte, marque un tournant avec la publication des Œuvres complètes d’Hippocrate (édition critique, traduction et commentaire), 10 volumes, entre 1839 et 1861 ; dans le sillage, on trouve Ch. DAREMBERG, Histoire des sciences médicales, comprenant l’anatomie, la physiologie, la médecine, la chirurgie et les doctrines de pathologie générale, 2 vol., 1870. 15. Dr VERCOUTRE, “La médecine sacerdotale dans l’Antiquité grecque”, Revue Archéologique 6 (1885), p. 273-292 ; “La médecine sacerdotale dans l’Antiquité grecque (suite)”, Revue Archéologique 7 (1886), p. 22-26 et 106-123. 16. Philostrate, Vie d’Apollonios, I, 8 ; II, 35-36 ; Tertullien, De l’âme, XLVIII. Cette hypothèse est reprise par M. BESNIER, L’île Tibérine dans l’Antiquité, Paris, 1901, p. 225-226. 17. Dr VERCOUTRE, “La médecine sacerdotale dans l’Antiquité grecque”, Revue Archéologique 6 (1885), p. 283-284. 18. VERCOUTRE, “Médecine sacerdotale”, p. 286 ; sur ces inscriptions, cf. P. SINEUX, “Pour une relecture des récits de guérison de l’Asklépieion de l’île Tibérine”, in Roma Illustrata, Représentations de la ville. Actes du colloque international de Caen (6-8 octobre 2005), Caen, 2008, p. 393-405. 19. Dr VERCOUTRE, “La médecine sacerdotale dans l’Antiquité grecque (suite)”, Revue Archéologique 7 (1886), p. 106. 20. VERCOUTRE, “Médecine sacerdotale (suite)”, p. 111. 21. Dans la lignée des analyses du Dr Vercoutre et largement appuyé sur elles cf., par exemple, l’opuscule du Dr COURTOIS-SUFFIT, Les temples d’Esculape. La médecine religieuse dans la Grèce ancienne, Paris, 1891. 22. Cette figure du prêtre-médecin a perduré bien au-delà du XIXe siècle ; cf., par exemple, P. LÉVÊQUE, L’aventure grecque, Paris, 1986 [1e éd., 1964], p. 477 : « Les succursales d’Épidaure, notamment Cos et Pergame, se couvrent de somptueux édifices qui témoignent de leur richesse. Ces sanctuaires deviennent d’abord de véritables écoles de médecine, d’autant que les miracles se font rares et que maintenant le dieu guérit le plus souvent grâce aux traitements imposés par ses prêtres-médecins. » 23. Supra note 1. 24. Élien, Hist. Anim. IX, 33. 25. Première édition de l’inscription de Julius Apellas (160 ap. J.-C.), P. CAVVADIAS, Archaiologike Ephemeris (1883), p. 227-236, n° 60 ; P. CAVVADIAS, Fouilles d’Épidaure, Athènes, 1891, p. 115 ; “Sur la guérison des malades au hiéron d’Epidaure”, in Mélanges Perrot. Recueil de mémoires concernant l’archéologie classique, la littérature et l’histoire anciennes, Paris, 1903, p. 41-43. Pour les nombreuses rééditions, IG, IV², 1, 126 ; M. GIRONE, Iamata. Guarigioni miracolose di Asclepio in testi epigrafici, Bari, 1998, p. 58-70. 26. Strabon XIV, 2, 19 (à propos de l’Asklépieion de Cos). 27. E. THRAEMER, s.v. “Asklepios”, P.W., II, 2, 1896, col. 1642-1697, en particulier, col. 1686. 28. S. REINACH, s.v. “medicus”, in Ch. DAREMBERG-E. SAGLIO, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, III, 2, Paris, 1904, p. 1669-1700. 29. Supra note 25. 30. REINACH, “medicus”, p. 1671. 31. Cf. les remarques de L. COHN-HAFT, The Public Physicians of Ancient Greece, 1956, p. 63, n. 40. 32. R. HERZOG, Die Wunderheilungen von Epidauros (Philologus, supplément, XXII, 3), Leipzig, 1931, p. 67 et p. 138 sqq. 33. A.P. ARAVANTINOS, Asklèpios kai Asklèpieia, Leipzig, 1907. 34. E.J. & L. EDELSTEIN, Asclepius. A collection and interpretation of the testimonies, I et II, Baltimore, 1945. C’est à Ludwig Edelstein que l’on doit la thèse soutenue dans le second volume. Pour une approche de l’œuvre de L. Edelstein dans son ensemble, cf. O. TEMKIN-C.L. TEMKIN, “Editors’

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Introduction”, in O. TEMKIN-C.L. TEMKIN (ed.), Ancient Medicine : selected papers of Ludwig Edelstein, Baltimore, 1967, vii-xiv. 35. EDELSTEIN, Asclepius, p. 173. 36. A. BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire de la divination dans l’Antiquité, Grenoble, 2003 [Paris, 1879-1882 (4 volumes)]. 37. BOUCHÉ-LECLERCQ, Divination, p. 221 ; Cicéron, De la divination, I, 72 ; selon la classification binaire adoptée par A. Bouché-Leclercq, la divination « intuitive » s’oppose à la divination « inductive ». 38. BOUCHÉ-LECLERCQ, Divination, p. 733-748. 39. L. DEUBNER, De incubatione capita quattuor, Leipzig, 1900. 40. Th. LEFORT, “Notes sur le culte d’Asclépios. Nature de l’incubation dans le culte”, Le Musée Belge 10 (1906), p. 21-37 et p. 101-126. 41. Sur cette définition, notons que Th. Lefort reprenait A. Bouché-Leclercq ; cf. BOUCHÉ-LECLERCQ, Divination, p. 731-732. 42. O. WEINREICH, Antike Heilungswunder. Untersuchungen zum Wunderglauben der Griechen und Römer (RGVV VIII), Giessen, 1909. 43. M. HAMILTON, Incubation or the Cure of Disease in Pagan Temples and Christian Churches, Londres, 1906. 44. Ibid., p. 2. 45. Ibid., p. 3. 46. De ce point de vue, la critique que lui porte J. Gessler de n’avoir pas su opposer deux périodes comme Th. Lefort l’avait fait est injustifiée et curieusement empreinte de relents misogynes : J. GESSLER, “Notes sur l’incubation et ses survivances”, Mélanges Th. Lefort, Le Muséon 59 (1946), p. 661-670, et p. 662-663 en particulier. Tout au plus peut-on remarquer que l’introduction générale de l’ouvrage semblait se contenter d’une définition minimale de l’incubation alors que celle-ci est présentée de manière plus complexe au fil de la lecture de la documentation. 47. IC, I, XVII, 19 ; M. GIRONE, Iamata : guarigioni miracolose di Asclepio in testi epigrafici, Bari, 1998, III. 10, p. 108-111. 48. HAMILTON, Incubation, p. 70-71. 49. Pour introduire les tâtonnements de la seconde moitié du XXe siècle, nous signalerons ici seulement trois études, de nature, de dimension et de portée différentes : C.A. MEIER, Ancient Incubation and Modern Psychotherapy, Northwestern University Press, 1967, trad. par M. Curtis (Antike Inkubation und moderne Psychotherapie, Studien aus dem C.G. Jung-Institut, vol. 1, Zürich, 1949) a tenté, sans véritable succès, d’adapter la psychanalyse à la question ; A. TAFFIN, “Comment on rêvait dans les temples d’Esculape”, Bulletin de l’Association Guillaume Budé 1960, p. 325-366, a proposé une mise au point équilibrée, souvent citée, mais en définitive trop peu étayée. Une part du renouveau est sans aucun doute venue de la réédition et des interprétations nouvelles données d’un certain nombre d’inscriptions dont, en 1995, celles des stèles de guérison d’Épidaure : LIDONNICI, Epidaurian Miracle Inscriptions.

RÉSUMÉS

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, une fois éteinte la thèse du « magnétisme » chère aux disciples de Messmer, les différentes approches de l’activité des sanctuaires guérisseurs du monde grec antique et des guérisons qui y survenaient se sont fondées essentiellement sur leur rattachement

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à une histoire de la médecine : il s’agissait alors de dévoiler le jeu de dupes au centre duquel le malade, dévot et naïf, s’en remettait à un personnel qui, tout en agissant conformément au savoir médical de l’époque, était aussi maître d’un « faire-croire ». La publication des stèles de guérison d’Épidaure dans les années 1880 n’allait pas amener la rupture à laquelle on aurait pu s’attendre mais temporairement prolonger cette approche structurée selon une double polarité et une opposition entre « science » et « religion ». L’émergence, timide, d’études fondées plutôt sur la complémentarité des approches n’a été rendue possible que lorsque le rite de l’incubation est devenu lui-même un objet défini en tant que démarche ritualisée, intégrée au système religieux des Grecs.

Down to the end of the XIXth century, once the thesis of “magnetism” dear to Messmer’s disciples had died out, the various approaches to the activity of the healing shrines of the Antique Greek world and the recoveries that occurred there were essentially founded on connecting them up to the history of medicine: the point then was to expose the fool’s game at the centre of which the patient, a naïve votary, gave himself over to a personnel who, while acting in conformity with the medical knowledge of the day, were also past masters in the art of “make-believe”. The publication of the Epidauros recovery steles in the eighteen-eighties was not to bring about the rupture that could have been expected but temporarily carry on that structured approach consisting of a twofold polarity and an opposition between “science” and “religion”. The unadventurous emergence of studies founded rather on the complementarity of the approaches was made possible only when the rite of incubation became an object defined as a ritualised procedure integrated into the religious system of the .

INDEX

Mots-clés : sanctuaire guérisseur, monde grec, Antiquité, histoire de la médecine, rite d’incubation, miracle, guérison Keywords : healing shrine, Greek world, Antiquity, history of medicine, rite of incubation, miracle, recovery

AUTEUR

PIERRE SINEUX

CRAHAM-Centre Michel de Boüard (UMR 6273) Université de Caen Basse-Normandie [email protected]

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“Eunuch und Kaiser”: Dürrenmatt, Giustiniano, Teodora, Bisanzio e lo Stato “totale”

Filippo Carlà

1 Nella prima metà degli anni ’60 F. Dürrenmatt si dedicò al progetto di una commedia storica dedicata all’Imperatore Giustiniano che non vide mai la luce. Il titolo era Eunuch und Kaiser e quanto resta oggi sono il primo atto, l’unico composto, un’introduzione dell’autore – datata 1980 – alla pubblicazione di questo «frammento» (che fornisce ulteriori spiegazioni sull’idea di partenza), e due disegni a penna del 1964, anno in cui Dürrenmatt compì anche un viaggio nella valle dell’Ararat per vedere personalmente alcuni dei luoghi attinenti il tema della commedia, ed in particolare il palazzo di Narsete, intitolati Der gefangene Narses e Byzantinische Heilige (figg. 1 e 2).

2 Il tema non è del tutto sorprendente: Dürrenmatt aveva già ottenuto un notevole successo con una commedia ambientata nel 476, anno della caduta dell’Impero Romano d’Occidente, Romulus der Große, rappresentata la prima volta il 25 aprile 1949, e in generale prestò nel corso dell’intera sua attività letteraria una notevole attenzione al mondo antico. Ma, come avremo modo di vedere, anche alcuni suoi interventi di natura politica e sociologica utilizzeranno, negli anni, riferimenti al mondo bizantino per spiegare la situazione contemporanea.

3 Se nel 1949, dunque, all’indomani della Seconda Guerra Mondiale, la caduta dell’Impero romano si affacciava alla mente come modello della fine della – o di una – civiltà, in questo caso quella europea, e il contrasto Roma-Goti diventava paradigmatico per una piena e totale condanna di ogni sentimento di tipo nazionalistico1, nel 1963, anno del frammento in questione, era decisamente altro l’argomento che teneva campo nei notiziari e nelle coscienze: il 15 giugno di quell’anno Kennedy in visita a Berlino tenne, di fronte al muro costruito un anno e mezzo prima, il discorso forse più celebre dell’intera guerra fredda.

4 E se già nel 1949, nel suo Romulus, Dürrenmatt mostrava alcuni accenni ai primi passi della tensione tra USA e URSS (il blocco di Berlino era già in atto) il tema di Kaiser und

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Eunuch, ovvero il ruolo delle ideologie e la genesi dello Stato totale, è chiaramente il frutto di questa temperie storica e politica. Ancora una volta, insomma, come 16 anni prima, il teatro dürrenmattiano si faceva «a live discussion of contemporary issues2».

5 L’atteggiamento del drammaturgo svizzero di fronte alla tematica storica è noto, e da lui stesso trattato nel dettaglio: se il Romulus era stato definito eine ungeschichtliche historische Komödie, Dürrenmatt chiarì in seguito che, a differenza ad esempio di Schiller, non percepiva la materia storia come una «quinta», un qualcosa di dato su cui proiettare le sue trame, ma come materiale letterario, che può essere rilavorato ed adattato alle proprie necessità tematiche3. In questo senso anche il materiale storico, come quello letterario e mitologico, è utilizzabile – e utilizzato – per la parodia, unica forma di creazione letteraria rimasta possibile4.

6 La precedente commedia era una commedia contro il Superstato, quell’entità statuale che poggiando sulla conquista, la strage e il nazionalismo si configura come impero mondiale o universale sostituendosi come punto di riferimento etico e politico all’uomo5. L’umanesimo di Dürrenmatt chiede invece che il centro della decisione etica e politica sia sempre l’uomo, e non un concetto astratto come una nazione o un’ideologia: man soll es [das Vaterland] weniger lieben als einen Mensch. Ecco allora il gesto di ribellione di Romolo, vero eroe nella prospettiva del drammaturgo svizzero, che diviene Imperatore con il fine di distruggere l’Impero stesso.

7 Con il frammento Eunuch und Kaiser siamo invece esattamente al polo opposto di questo processo, ovvero alla genesi di un Superstato e non alla sua fine. La Bisanzio di Giustiniano è il momento in cui s’instaura, in quest’ottica, un’ideologia al potere, un’ideologia decontestualizzata, fine a se stessa, autoriproducentesi e dunque disumana6: il motivo per cui Bisanzio sopravviverà fino al 1453 è anche una finzione ideologica «die auch dann noch wirksam war, wenn von jenen, denen sie nützte, niemand mehr an sie glaubte7». Il principio fondativo dello Stato diviene a questo punto un dogma, un atto di fede, dunque un elemento completamente irrazionale, benché apparentemente giustificabile su base razionale, il frutto di un salto dall’induzione alla deduzione, dalla ragione alla fede8.

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Fig. 1: F. Dürrenmatt, Der gefangene Narses (1964)

8 Il Superstato qui presentato è dunque assai diverso dal Superstato del Romulus: non abbiamo tanto a che fare con una potenza imperialistica che conquista e sparge sangue di altri popoli – per quanto non possiamo sapere se negli atti non composti la reconquista giustinianea non potesse portare con sé anche questo significato. Dal breve riassunto della sezione mai redatta non traspare nulla in questo senso. Quello che domina è invece il concetto dello Stato governato da un’ideologia, ovvero da un dogma di fede, che viene utilizzato per muovere gli uomini in determinate direzioni – o gli uni contro gli altri. Tale Superstato è, in fin dei conti, a sua volta aggressivo e imperialista, dal momento che l’elemento ideologico assume una tale dogmaticità ed una tale pervasività da portare all’ostilità contro chi non lo condivida, attraverso l’oggettivazione della fede9.

9 Questo Stato merita dunque la definizione di Stato «totale» (totaler Staat), che Dürrenmatt utilizza per evitare il termine «totalitario» (totalitärer Staat), idealtipo legato unicamente all’esperienza del XX secolo: uno Stato totale è per l’appunto uno Stato ideologizzato, in cui alcune parole d’ordine assumono un’importanza superiore a quella dell’individuo, ingenerando un atteggiamento apparentemente razionale, in realtà del tutto dogmatico e fideistico, che si estrinseca generalmente in un consistente nazionalismo10.

10 Da questo punto di vista Dürrenmatt non si trova peraltro su un piano storico del tutto sbagliato: la storiografia, anche la più recente, ha infatti evidenziato come il regno di Giustiniano segni una svolta nella cultura politica tardoromana e bizantina, con la definitiva consacrazione della legittimazione divina del potere imperiale, e la rimozione ormai completa del popolo – anche quello ridotto a massa delle manifestazioni collettive nel circo – come soggetto politico11, fino alla presentazione dell’Imperatore come «legge incarnata», nomos empsychos12.

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11 Che questa fosse l’immagine che Dürrenmatt voleva dare di Bisanzio si percepisce già nel Romulus. Se pure è vero che nel frammento in questione Dürrenmatt data la genesi dell’«ideologia bizantina» ad età giustinianea, non possiamo pretendere una coerenza ferrea da questo punto di vista, e non fa dunque specie che la medesima ideologia sia già portata, nella commedia precedente, dall’Imperatore Zenone e dai suoi cortigiani Phosphoridos e Sulphurides. Gli stessi nomi di questi, che evocano il fosforo, sostanza velenosa e utilizzata nella produzione di esplosivi, e lo zolfo, elemento chimico dal forte nauseabondo odore, a sua volta usato per produrre la polvere pirica e nel mondo occidentale da sempre connesso simbolicamente con potenze oscure e mondo dei morti, sono perfetta espressione del tipo di politica e di statualità che, meccanicamente e ciecamente, essi rappresentano.

Fig. 2: F. Dürrenmatt, Byzantinische Heilige (1964)

12 La loro fede cieca e irrazionale in un sistema che non ha nessuna attinenza con la realtà e con l’umano è icasticamente e sarcasticamente esasperata. Se Phosphoridos così sostiene che il cerimoniale di corte bizantino, un tipico rituale ideologizzato, non è solo un riflesso dell’ordine del mondo, ma è l’ordine del mondo stesso13, Zenone arriva fino allo scoperto ragionamento circolare: Es gibt keinen anderen Weg, ohne den Glaube an uns und an unsere weltpolitische Bedeutung sind wir verloren14.

13 Questa immagine di Bisanzio è quella che traspare anche dai disegni cui abbiamo sopra accennato, e che Dürrenmatt realizzò mentre stava lavorando al frammento comico: Meine Zeichnungen sind nicht Nebenarbeiten zu meinen literarischen Werken, sondern die gezeichneten und gemalten Schlachtfelder, auf denen sich meine schriftstellerischen Kämpfe, Abenteuer, Experimente und Niederlagen abspielen15. È dunque non solo legittimo, ma anche necessario, utilizzare l’opera grafica dello scrittore svizzero per una più piena comprensione della sua opera letteraria.

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14 Nel gefangener Narses il richiamo scoperto ai mosaici di S. Vitale in Ravenna, con la rappresentazione a sinistra di Giustiniano, Teodora e un terzo personaggio non presente nei mosaici ravennati in posizione stante, frontale e con aureola, e sulla destra del vescovo Massimiano con altre tre persone si accompagna a una deformazione dei visi, ai neonati tenuti in modo estremamente innaturale dagli uomini sulla destra (il controllo delle coscienze?) e alle figure nella parte bassa del disegno (i topi, il cadavere sulla destra, figure contorte e deformi), così da suscitare un evidente effetto di contrasto, che svela, in sostanza, il lato nascosto del potere, la violenza e l’oppressione che sono implicite dietro la maschera ideologica della topica frontalità bizantina. I byzantinische Heilige a loro volta insistono sull’inumanità dell’ideologia cristiano- bizantina, come avremo modo di vedere: ciò che viene presentato e imposto è un modello di uomo impossibile ed inesistente, proprio come i tre santi che veleggiano a mezz’aria su un paesaggio desolato ed inospitale (ovvero, appunto, l’inumanità) mentre il cielo è attraversato da coperchi di sarcofagi volanti che si relazionano al tema del disegno Die gläsernen Särge der Toten werden die Rammböcke sein, pure del 1964.

15 Il riferimento più scoperto era forse in quel momento quello all’Unione Sovietica: Justinians Cäsaropapismus lebt nicht nur in Rom weiter, sondern weit eindrücklicher in der Sowjetunion. Ist der Papst zwar nicht der Stellvertreter Gottes wie ein oströmischer Kaiser, wohl aber der seines Sohnes, galt Väterchen Zar immer als heilig, seit Ivan III. die Nichte des letzten byzantinischen Kaisers heiratete: heute vertritt der Kreml gleich den Weltgeist. Kaisertum und Religion bildeten in Byzanz eine Einheit, politisches Denken war gleichzeitig religiöses Denken, die byzantinischen Kaiser feilten an christlichen Dogmen herum wie heute die ideologischen Denker im Kreml an der ihren16.

16 Un rapporto tra tardo Impero e URSS era tutt’altro che raro da trovare nella storiografia Novecentesca: in generale, il confronto tra tarda antichità e sistema sovietico si nutrì dell’idea che il tardo Impero romano fosse uno Stato dirigista e programmatore, il cui funzionamento si incentrava su una mastodontica burocrazia, e che avrebbe soffocato una supposta precedente maggiore autonomia del settore economico da quello politico attraverso una pianificazione economica un cui possibile parallelo si rinveniva per l’appunto nei piani quinquennali17. A dare il via a un simile confronto fu, come è ben noto, il Rostovtzeff, che a quest’epoca, come all’Egitto tolemaico18, applicava proprio il concetto di «dirigismo di Stato», uno statalismo il cui affiorare sarebbe stato determinato dal prevalere delle esigenze legate alla sicurezza dello Stato su quelle di natura economica. Ed è altrettanto noto come il Rostovzeff, fortemente influenzato dalle proprie esperienze biografiche, interpretasse la crisi del III secolo e la genesi della tarda antichità come esito dello scontro tra le masse urbane e quelle contadine19, in sostanziale comparazione con l’esperienza della rivoluzione d’Ottobre20.

17 Da lì il paragone fu ripreso ed ampliato: nel 1938 Georges Bratianu, allievo e seguace di Henri Pirenne, parlava di «une tentative de socialisme d’État unique dans l’histoire, jusqu’au régime économique de la grande guerre et à la révolution russe de notre temps21». Dal canto suo, parallelamente al Rostovtzeff, il Persson aveva interpretato in questo stesso senso le fabricae istituite da Diocleziano come industrie di Stato: Der Staat sieht sich genötigt, auf anderen Wegen seinen Bedarf sicher zu stellen; er nimmt das Produktionsmittel – in unserem Falle die Arbeiter – in Beschlag. […] Das ökonomisch-politische System, welches Staatssozialismus genannt wird und als Ziel hat, die Privatinitiative verschwinden zu lassen, um sie durch die Initiative des Staates selbst zu ersetzen, war wohl nur in dem heutigen Russland seiner Verwirklichung näher22.

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18 E anziché affievolirsi, il paragone continuò a rinforzarsi ulteriormente sotto le spinte dell’antropologia sostantivista, in particolare dopo che l’autorità indiscussa della disciplina, Karl Polanyi, ebbe modo di esprimersi in questi termini: «La ridistribuzione, che è il metodo dominante nelle società tribali e arcaiche, e a fianco delle quali lo scambio ha un ruolo soltanto secondario, acquistò grande importanza nel tardo impero romano, e sta oggi acquistando peso in alcuni stati industriali moderni. L’Unione Sovietica è un esempio estremo23.» Un tale parallelismo attraversa dunque l’intero secolo, affiorando, ad esempio, ancora negli anni ’80 in un contributo di Andrea Carandini, che definì la Roma tardorepubblicana «economia mondo» come gli Stati Uniti, l’Impero tardoantico «Impero mondo» come l’Unione Sovietica: «In questo senso il passato aiuta a capire il presente e viceversa. Ma queste considerazioni, fuori dalle azime acribie dell’accademia, paiono già sufficientemente folli, per cui conviene fermarsi24.»

19 Dürrenmatt accoglie dunque un concetto ampiamente diffuso, che può aver trovato in un qualsiasi testo di storia della tarda antichità consultato, e che fa suo in modo particolarmente scoperto. Pochi anni dopo, nel 1970, il paragone sarà completamente esplicitato nelle Sätze aus Amerika: «Visti dalla distanza, gli Stati Uniti sono forse da paragonare con Roma prima dell’epoca imperiale, quando essa era divenuta una potenza mondiale, eppure fu coinvolta in sempre più grosse difficoltà interne, mentre l’Unione Sovietica somiglia di più alla Roma dell’Est, che era uno Stato totale e utilizzava il cristianesimo come ideologia. L’Unione Sovietica è una Bisanzio marxista25.» L’idea che stava alla base di Eunuch und Kaiser era dunque ancora viva, frutto da un lato, strumento interpretativo dall’altro, della situazione politica contemporanea.

20 Ciò che Dürrenmatt modifica rispetto alla vulgata storiografica è che mentre questa intendeva la «sovieticità» ed anche, volendo, il «totalitarismo» tardoantico e bizantino prevalentemente in campo economico, in relazione al supposto dirigismo ed alla supposta statalizzazione dei mezzi di produzione, lo scrittore svizzero vede una vicinanza nella ideologizzazione del potere e nel carattere fideistico del messaggio politico ivi propagato. Ancora con il crollo del sistema sovietico, nel 1990, Dürrenmatt, in Über die Grenzen, analizzerà tale evento storico con parole che sembrano perfettamente coerenti con la sua descrizione della corte bizantina: il marxismo si era trasformato in estetica, e l’esperienza estetica permette il giudizio e la moralizzazione, ma non ha effetti pratici26.

21 Non bisogna però pensare che il drammaturgo svizzero prendesse una posizione netta contro il sistema sovietico in quanto tale27. Mosca, Bisanzio marxista, pecca della stessa colpa, quella dell’ideologizzazione irrazionale e mascherata di razionalità, che accomuna anche gli Stati Uniti, e non a caso i due paesi sono definiti «giganti», «due imperi28»: «Peccato di omissione: Arthur Miller mi mandò un telegramma, che avrei dovuto protestare contro il trattamento riservato dall’unione degli scrittori russi a Solženicyn. Io protestai. In Russia il popolo è instupidito per mezzo del partito, negli Stati Uniti per mezzo della televisione. Contro questo non abbiamo protestato né Arthur Miller né io29.»

22 Stessa condizione è quella della Chiesa, in particolare cattolica. Si tratta infatti sempre di strutture ideologizzate rette solo da sistemi di dogmi, completamente avulse dalla razionalità e dall’umanità30. Il partito comunista ha portato il comunismo all’assurdo, la chiesa cattolica ha portato all’assurdo il cristianesimo: il partito ha reso impossibile

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essere comunisti, la Chiesa ha reso impossibile essere cristiani31. Ed ancora, la differenza tra il Cristianesimo e l’Ebraismo, ad esempio, sta proprio nel fatto che il primo, già trasformato da Paolo32, quindi unitosi a partire da Costantino con il potere politico, si è sviluppato come ideologia, in forma dunque apparentemente razionalizzata ma in realtà essenzialmente dogmatica; il secondo è rimasto un’esperienza di natura dialettica33. E modello paradigmatico della vera natura del cristianesimo sono le crociate34. La lettura dürrenmattiana della Chiesa cattolica è piuttosto evidente, ancora, nei due disegni a penna Der Kampf der drei Päpste e Zwölf Päpste, die Bibel auslegend del 197335.

23 E anche in questo senso l’Impero bizantino, non solo ormai compiutamente cristiano, ma nella vulgata storiografica in massimo grado connesso, proprio nella figura di Giustiniano, con il «cesaropapismo», concetto storicamente superato36, ma usato da Dürrenmatt37, è paradigmatico dell’alleanza irrazionale e dogmatica tra potere politico e religione che porta all’integralizzazione della propria appartenenza nazionale e religiosa. Non solo Mosca, dunque, ma anche il Vaticano si nasconde dietro la Bisanzio dürrenmattiana, che può poggiare sulle basi della storiografia Ottocentesca che vedeva in Giustiniano un modello di tiranno alla guida di uno Stato perverso e decaduto38.

24 La nascita dell’ideologia, dunque, la «bizantinizzazione» di Bisanzio, se mi si passa quest’espressione, è modello paradigmatico dichiarato della nascita dello Stato «totale», quello che nei Nachgedanken sarà «platonicamente» spiegato attraverso il mito di Procruste39. Il concetto di Stato totale indica appunto quello che nel 1949 Dürrenmatt aveva definito Superstato, o Großstaat, ovvero un potere, come si è detto, di natura eminentemente ideologica, irrazionale e dogmatica, portata a mobilitare l’intera popolazione in nome di tale ideologia e dell’amor di patria, dunque fortemente aggressivo ed imperialistico40, ed esito di un processo di istituzionalizzazione41. Lo Stato di grandi dimensioni sarà ancora definito dallo scrittore svizzero nel 1991 «una polveriera dove è consentito fumare42».

25 Non si tratta ovviamente della nascita del primo Stato di questo genere nella storia, come lo scrittore stesso ammette (e nel già menzionato mito di Procruste definisce questi il primo politico ideologico della storia), ma di un esempio che a lui riusciva particolarmente congeniale per esprimere questo concetto. Come nella Geheime Geschichte des Philosophen Peregrinus Proteus, romanzo di C.M. Wieland del 1788-89, la cui lettura a detta di Dürrenmatt sta alla base dell’idea di questa commedia, è presentato Kerinthos, il fondatore della Chiesa, qui è presentato «den Erfinder des totalen Staates43 ».

26 Il raffronto tra i due testi presenta in effetti numerose possibilità di comparazione, che avvalorano l’idea che lo scrittore svizzero abbia tratto ispirazione dal romanziere tedesco. Wieland, uno dei massimi esponenti dell’illuminismo germanico, è in questo romanzo estremamente critico, nel tipico sarcasmo suo e della sua epoca, contro il cristianesimo, ed in particolare contro l’istituzione ecclesiastica. In un momento particolarmente difficile Peregrino Proteo resta irretito dalle conventicole cristiane, e in particolare da un falso profeta-ciarlatano, che si vela di mistero ed è chiamato l’ Unbekannter fino a quando svela la propria identità – appunto Kerinthos.

27 Non a caso, quando Peregrino racconta del suo primo incontro con questo personaggio, Luciano di Samosata – con cui il protagonista è in dialogo – capisce immediatamente di che si tratta e commenta: Sempre meglio! Riconosco il tuo uomo da questa predizione. La gente per bene a cui appartiene minacciò il mondo così a lungo con uno spaventoso ribaltamento di

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tutte le cose finché non ebbe in proprio potere di rendere vera la minaccia44, ovvero realizzare la neue Theokratie45. Ma già in questo momento (il romanzo è ambientato nel II secolo d. C.) si mostra appieno non solo la strana natura di una religione che pretende di essere tollerata, mentre non è disposta a tollerarne nessun’altra46, ma anche la totale assenza di uno spirito unitario cristiano e la grande conflittualità interna (Kerinthos è uno gnostico), di cui è ovviamente evidenziato il contrasto con i contenuti del messaggio evangelico47, sottolineando in aggiunta come il potere conferito alla Chiesa da Costantino abbia anzi riunito la ancor maggiore dispersione dei tempi precedenti per amore del potere48.

28 Dopo che il gruppo di cristiani si è rivelato anche nell’estremo interesse nutrito per la ricchissima eredità di Peregrino49, questi, in carcere, scopre dalla bocca della sorella di Kerinthos l’intero piano segreto dello gnostico, che includeva anche l’uso del protagonista come martire, ovvero come inconsapevole mezzo: ricordati dei grandi progetti di un Alessandro, e di Giulio Cesare – di fare dell’intera superficie terrestre un unico impero, di tutti i popoli un’unica nazione, di dare a questo impero mostruoso un’unica capitale come punto centrale, e di fare in questo punto centrale del proprio superbo Sé l’anima che regge il tutto. Il mio Kerinthos non aveva un piano minore; e per quanto non gli sia riuscito meglio che ad Alessandro Magno, sono comunque certo che egli può essere lusingato di aver posto la prima base per la grossa rivoluzione che vedemmo venire in opera ai tempi dei Teodosii50. Il piano è ovviamente la costruzione della teocrazia51.

29 In sostanza, il pensiero di Wieland e quello di Dürrenmatt su queste tematiche non è molto diverso – e d’altronde lo scrittore svizzero non ha mai nascosto la sua grande ammirazione per l’Illuminismo52, i suoi contenuti ed i suoi personaggi. La fonte d’ispirazione dichiarata dunque agì veramente nel mettere in moto la produzione dell’opera. Mi sembra si possa mostrare però che Wieland agì non soltanto sulla percezione del Cristianesimo, ma anche, trasversalmente, sulla scelta dell’epoca di ambientazione e dei personaggi. La sorella di Kerinthos, infatti, già nota a Peregrino che ne era stato amante come Dioklea (aveva nell’infanzia il nome di Dorkas, ma è a tratti chiamata anche Anagallis e quindi, nella sua veste cristiana, Theodosia) mostra, non solo per l’ultimo nome, tratti importanti di somiglianza con il ritratto procopiano di Teodora: figlia di una famiglia ebraica perde i genitori ancora durante l’infanzia, e insieme al fratello e a una sorella si unisce ad un gruppo di ballerini e acrobati itineranti. Dopo la morte di una sorta di secondo padre, Hermias, che l’aveva presa sotto la propria ala protettrice, gira l’Impero come Anagallis, la ballerina di mimi53 – specialità in cui era esperta Teodora54, nota, secondo Procopio, per una interpretazione scenica che era probabilmente connessa con il mito di Leda e il cigno55. Possiamo fermarci qui, ma se è molto difficile definire fino a che punto il personaggio di Wieland possa essere stato influenzato da Procopio, sembra molto probabile che Dioklea- Anagallis-Theodosia abbia potuto richiamare alla mente di Dürrenmatt l’Imperatrice bizantina, e che dunque il romanzo illuminista sia a tutti gli effetti il motore dell’operazione letteraria dello scrittore svizzero.

30 Un altro romanzo potrebbe essere stato ben presente a Dürrenmatt e averlo in parte influenzato: si tratta di Count Belisarius di Robert Graves, edito nel 1938. Il narratore della storia, Eugenio, schiavo di Antonina, è un eunuco, pagano e piuttosto ostile al Cristianesimo56. Giustiniano è un personaggio del tutto negativo, caratterizzato in particolare da grande irresolutezza e facilmente incline alle influenze esterne57. La valutazione di Narsete nel testo è piuttosto ambigua: inizialmente del tutto negativa,

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alla fine del romanzo vira verso l’apprezzamento per una sua supposta richiesta di perdono a Belisario58. Del vecchio generale eunuco si sottolinea a più riprese la forte fede, con spiccato carattere di superstizione, soprattutto verso la Madonna, in sintonia con quanto detto da Evagrio59.

31 Ho fatto riferimento a quest’ultimo personaggio in Graves per l’importanza che egli ricopre in Eunuch und Kaiser. Il fondatore dello Stato totale cristiano non è infatti Giustiniano, ma proprio Narsete, che anche nel titolo della commedia ottiene il primo posto, e che ancora in parte della critica moderna è ritenuto «uno degli uomini-sfinge più difficili da giudicare di tutta la storia bizantina60». La scelta di Narsete deriva dal fatto che è un eunuco, dunque non può essere Imperatore in prima persona, e il ruolo cui deve confinarsi è quello di creatore di Imperatori – e di ideologie – espressione del funzionariato e dunque della burocrazia e della disumanizzazione della politica. L’eunuco peraltro, nella prospettiva dello Stato bizantino, totale in ottica cristiana e, come vedremo, sessuofoba, si adatta perfettamente ad essere personificazione di questa ideologia, non avendo stimoli sessuali ed essendo dunque incarnazione, in questo senso, della perfetta lontananza dai sensi. Ancora, Narsete è personaggio adeguato perché sopravvive a Giustiniano, restando a vivere in Italia, dove morì ricchissimo a 95 anni, e donde il suo sarcofago fu poi riportato a Costantinopoli, come estremo atto di omaggio61; è un personaggio che può dunque fare una valutazione ex post, che doveva costituire in effetti l’intero quarto e ultimo atto.

32 Qui si ricorda anche che Giustino II nel 568 tentò di richiamare l’eunuco a Costantinopoli, senza riuscirci, tanto grande era ancora il suo potere. E la sintesi finale della commedia sarebbe giunta da un dialogo tra il papa Giovanni III e Narsete, in cui questi avrebbe spiegato il proprio ruolo, analogamente a quello del papa, come l’attribuzione di un senso apparente, una forma astratta, a ciò che senso non ha, l’attribuzione di un ordine che è certamente provvisorio ma nel frattempo anima le azioni degli uomini: Un popolo dopo l’altro. Ciò che resta, siamo noi due. Tu, papa, ed io, entrambi eunuchi. Che senso hanno le guerre e le ostilità che portiano avanti? Tu contro l’Imperatore, l’Imperatore contro di te, entrambi contro gli Ariani, i Monofisiti, i Diteisti e come si chiamano tutti gli eretici, e io contro i funzionari, che cercano di arrivare al mio posto, anche questa la conducono in nome di un’Idea, sia pure quella di Giustizia. Non si tratta di queste guerre, le nostre guerre sono i nostri giochi con la sabbia, a cui noi diamo un senso che non hanno, perché senza un senso l’uomo non può vivere. Noi siamo gli inventori del senso, papa, dobbiamo credere noi stessi a quel senso che ci inventiamo? Non conta il senso, ma solo il potere astratto, la Forma, in cui noi proiettiamo il senso, l’Idea del Potere, lo scheletro scalpitante, su cui il Potere pone il suo mantello insanguinato. Non contano gli uomini, solo i loro modi di ordinarsi, anche se questi cadono sempre a loro volta nella polvere. Così come l’Imperatore che io ho educato, e così come tu ed io a un certo punto cadremo. Tu, papa, prima di me62.

33 Riemerge dunque, come nel Romulus, il pessimismo radicale di Dürrenmatt per cui l’ideologia e l’ideologizzazione, nel loro essere male estremo, sono anche inevitabili per incapacità dell’uomo di vivere al di fuori di schemi mentali dogmatici prefissati63. Anche il progetto di Romolo il Grande di far cadere l’Impero romano era dettato dall’Idea di Giustizia (Gerechtigkeit), ed era dunque destinato a fallire perché, come dice Odoacre alla fine della commedia, tale progetto, che includeva la morte dell’Augusto, avrebbe avuto un senso solo se il mondo fosse stato come l’Imperatore se lo era immaginato, e come ovviamente non è64. Narsete ha in sostanza la consapevolezza che Romolo non aveva, quella che la Weltordnung da lui elaborata e imposta è una creazione

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fasulla – ogni Weltordnung lo è, e non importa che quella di Romolo potesse essere «eticamente» superiore. Ognuna di esse cadrà e sarà rimpiazzata da un’altra, altrettanto irrazionale e dogmatica65.

34 Il problema di fondo è l’incapacità dell’uomo di vivere e di conservarsi, ovvero di provvedere al suo unico compito fondamentale; il suo bisogno ineliminabile di ideologie, appunto66, e dunque la frattura tra come si vive e come si potrebbe vivere67, che è ridicola e rende l’umanità ingovernabile. A maggior ragione nel mondo contemporaneo ove, dice Dürrenmatt, non è più possibile nemmeno l’attribuzione di un «senso» come quello di Narsete, ovvero un «ordine del mondo» che per qualche tempo regga e governi assegnando un ordine morale68. Si è persa completamente traccia dell’attribuzione di senso, senza che per questo la situazione migliorasse: al contrario, si è fatto sempre più insanabile lo scontro tra dogmatismi opposti e in conflitto. Lo Stato è sempre più anonimo e burocratico, e – conseguenza di natura teatrale – la tragedia non può più esistere, e solo la commedia può ancora trovare uno spazio69: le nuove forme del potere (Dürrenmatt menziona per antonomasia Hitler e Stalin), un potere diventato in gran parte invisibile, come un iceberg, lo Stato anonimo, burocratico rendono assenti i rappresentanti, senza nome gli eroi. La tragedia, che supera la distanza, mentre la commedia la crea, che non vive, al contrario della commedia, di invenzioni, di trovate, presuppone la colpa, il bisogno, la responsabilità, richiede un ordine morale prefissato, non può essere più creata dove ordine morale non c’è, non ci sono colpevoli né responsabili70. È un mondo che «ha portato al grottesco come ha portato alla bomba atomica71».

35 Narsete è dunque più importante di Giustiniano nell’equilibrio storico dürrenmattiano, perché è lui il creatore dell’ideologia, di cui l’Imperatore si fece poi portatore e rappresentante: non fu Stalin che rese possibili i suoi ideologi, ma furono gli ideologi a rendere lui possibile72. E allo stesso modo si spiega perfettamente perché, alla fine della commedia, fosse Narsete a chiamare i Longobardi in Italia – secondo una tradizione in effetti presente nelle fonti antiche e medievali73. L’eunuco, in Dürrenmatt, lo confessa a papa Giovanni III giunto a chiedergli proprio di intervenire contro la popolazione barbarica che ha invaso l’Italia: i popoli si susseguono uno all’altro, non si possono trattenere, ciò che conta è che loro due – il papa e l’eunuco, i due ideologi – rimangono74, e possono dunque irreggimentare gli uomini e la storia nei mostruosi quadri teorici da loro elaborati. Esattamente come alla fine del Romulus, quando nonostante gli sforzi di Romolo e Odoacre ciò che resta è la nuova supremazia gota, strutturata sulla sanguinaria ideologia del Germanismus di Teodorico, niente affatto meglio del predominio romano.

36 È possibile che a influenzare Dürrenmatt nella sua immagine di Narsete – e dunque nella scelta del personaggio – sia stata una monografia di cui lo scrittore svizzero con grande probabilità si è servito ampiamente: il Justinian und Theodora di Wilhelm Schubart che, pubblicato nel 1943 a München, era agli inizi degli anni ’60 il principale testo di riferimento in lingua tedesca sull’età giustinianea – prodotto peraltro da un antichista non coinvolto con il nazismo, che anzi nel 1937 si era ritirato dall’insegnamento universitario in polemica con il regime. Dürrenmatt potrebbe aver trovato anche qui la notizia di una tramandata ma poco verosimile responsabilità di Narsete nella discesa in Italia dei Longobardi75; in modo più significativo, il ritratto che Schubart fornisce dell’eunuco insiste a più riprese sulla sua intelligenza, la sua capacità

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di conoscere gli uomini, il suo zelo, che lo portarono ad ottenere la fiducia dell’Imperatore a livelli irraggiungibili per Belisario76.

37 Ciò che Procopio dice di Narsete forma invece un ritratto che è lontano da quello di Schubart e da quello dürrenmattiano. Se infatti alla prima presentazione si trova un piuttosto semplice «sagace e più attivo di quanto ci fosse da aspettarsi da un eunuco77», al momento dello scontro con Belisario, come è ovvio, Procopio lo ritrae come inebriato dal potere, ribelle, come «l’uomo con in quale qualsiasi ragionamento è diventato impossibile78». Ciò detto, è bene notare come, pure da una prospettiva molto diversa, il ritratto procopiano sia molto adeguato al discorso dello scrittore svizzero su un punto specifico, ovvero l’allontanamento dalla dialettica. Narsete è alieno alla dialettica – e alla retorica classica – gioca con le parole, è evasivo nell’argomentazione e simboleggia dunque perfettamente l’ideologia che si oppone all’atteggiamento dialettico. Si può invece pensare più vicina a quella dürrenmattiana, e forse alla base di essa, la ricostruzione del «secondo» Narsete, quello del dopo-54879, di cui si evidenzia la capacità di farsi dare da Giustiniano la quantità di uomini e denaro che gli serviva, la προθυμία, la scaltrezza80. Per quanto riguarda la religiosità di Narsete, invece, più che pensare al momento in cui Teodora, nel 535, lo inviò come proprio emissario a risolvere i problemi della chiesa di Alessandria, si potrà fare riferimento proprio ai luoghi procopiani in cui l’eunuco ringrazia Dio per l’esito delle battaglie81.

38 Nulla nelle fonti fa pensare ad un Narsete onnipotente o che controllasse Giustiniano – se qualcuno in Procopio poteva condizionare il demoniaco Imperatore era, come vedremo, al massimo Teodora. Pare significativo di un clima e di un’epoca però constatare come nella voce «Narses» per la Pauly-Wissowa, certo non letta da Dürrenmatt perché pubblicata nel 1970, Lippold evidenzi proprio questo, aggiungendo che «dies gehört ebenso in den Bereich einer modernen Narses-Legende, wie von Narses gemeinsam mit der Kaiserin Theodora ausgeheckte Intrigen82». Nel prosieguo della voce, peraltro, Lippold conferma l’immagine fornita da Schubart, con ogni probabilità traendone direttamente spunto.

39 Certamente, se pensiamo alla corte giustinianea, Belisario è un personaggio assai più famoso di Narsete, e molto più presente nella ricezione letteraria, da Dante a Marmontel, da Goldoni a Donizetti fino a Isaac Asimov, il cui Bel Riose è in Foundation and Empire l’ultimo grande generale del primo impero galattico. Se la scelta di Narsete però rispondeva alle caratteristiche appena definite, Belisario con la moglie Antonina non poteva prestarsi al discorso dürrenmattiano: nella tradizione letteraria il comandante è soprattutto celebrato, fin dal Medioevo bizantino83, per la sua integrità morale, fedeltà allo Stato, devozione all’Imperatore, come si vede nel Count Belisarius di Graves.

40 Ciò non toglie che lo scrittore svizzero abbia in realtà compiuto un sincretismo delle due figure, a partire dall’evento forse più celebre della vita leggendaria di Belisario, il suo imprigionamento nel 548, che sarebbe stato dovuto proprio all’ostilità di Narsete, forse duplicazione della consegna a rimanere nella sua dimora dopo i sospetti di un suo coinvolgimento nel complotto del 562, che si sviluppò addirittura nella storia di un suo acceccamento ad opera dell’Augusto che lo rese un mendicante84. Forse può aver giocato anche la descrizione, in Procopio, della prigionia di Teodosio, «attaccato per il collo a una greppia con una corda così corta da essere sempre tesa85», o ancora dell’arresto di Buzes, chiuso nella prigione sotterranea di Teodora, un buco buio, donde non si poteva nemmeno capire se fosse giorno o notte86. Alla fine del I atto di Eunuch

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und Kaiser infatti Giustiniano, ancora ribelle alla mostruosa impalcatura dogmatica imperiale, che non capisce, ordina l’arresto di Narsete. Questi non si oppone in quanto primo creatore, e dunque fautore, dell’assolutismo imperiale, anche perché realizza che il primo utilizzo da parte di Giustiniano del potere assoluto e irrevocabile che gli è stato dato implica il suo scivolamento nell’ideologia politica da Narsete stesso creata. E all’eunuco imprigionato è dedicato, come già detto, un disegno del 1964, che potrebbe aver tratto ispirazione proprio dalle citate prigioni procopiane. All’inizio del secondo atto, peraltro, Narsete e Belisario dovevano essere presenti insieme in scena, entrambi imprigionati87.

41 Questa prospettiva dürrenmattiana in realtà si inserisce piuttosto male nella storia della ricezione giustinianea, ed è bene dunque metterne appieno in luce l’originalità. Se è vero che valutazioni contrastanti della figura di questo Imperatore cominciarono ad apparire poco dopo la sua morte88, possiamo dire che in generale la valutazione di Giustiniano oscilla tra i due poli della grande ammirazione per il progetto imperiale ed ancor più per l’attività legislativa (l’esempio tipico è naturalmente Dante) e della completa ripulsa, seguendo in sostanza il Procopio degli Anekdota.

42 La fortuna di Giustiniano nel campo della ricezione si fa però più grande a partire dal XIX secolo89, quando all’Imperatore, ed alla sua sposa, sono dedicati numerosi romanzi, opere teatrali (la Théodora di Victorien Sardou)90, e persino pitture (si interessò al regno giustinianeo ad esempio Benjamin Constant, con l’incisione L’Empereur Justinien e l’olio L’Imperatrice Théodora au Colisée). Si è già detto del romanzo di Graves e del 1953, ancora, è Theodora and the Emperor di Harold Lamb.

43 L’elemento della biografia giustinianea che più ha attirato l’attenzione, infatti, come Dürrenmatt stesso nota91, e che è stato posto al centro di film e romanzi, è proprio il matrimonio con Teodora92. Nel corso del XX secolo, così, un gran numero di film è stato dedicato all’Imperatrice93, dal più celebre, Teodora Imperatrice di Bisanzio di R. Freda (1954)94, su cui torneremo, all’omonimo film muto del 1909 per la regia di Ernesto Maria Pasquali; ancora, vi è una Teodora del 1913 per la regia di Roberto Roberti e la Teodora del 1922, recentemente ristudiata e restaurata, per la regia di Leopoldo Carlucci, più direttamente derivata da Sardou95; fuori d’Italia vi è un Justinian and Theodora americano del 1910 (di Otis Turner). Se torniamo ai romanzi, a quelli già citati vanno aggiunti i prodotti del mondo tedesco: del 1922 è Der heilige Palast di Alma Johanna König, del 1942 Justinian und Theodora. Das Kaiserpaar aus dem Volk di Erna Grautoff, che insiste già dal titolo sulla provenienza sociale umile tanto di Teodora quanto di Giustiniano (in modo analogo a Dürrenmatt), del 1955 Der Brand von Byzanz di Klaus Herrmann.

44 La valutazione sul matrimonio di Giustiniano e Teodora è in queste opere spesso negativa e accompagnata da valutazioni di natura pesantemente moralistica sulla vita di lei, la sua carriera e in generale sulla dissolutezza dei costumi nella Costantinopoli coeva (sulla scia della valutazione estremamente negativa sulla città espressa da Charles Diehl)96, talora positiva (soprattutto in un’ottica di riscatto sociale, l’Imperatrice come metafora della classe popolare al potere; è il caso del film di Freda)97. In entrambi i casi si dipende pur sempre, in sostanza, da Procopio, ribaltandone solo eventualmente i giudizi di valore. La tradizione occidentale, in sostanza, si è ispirata a questa biografia di Teodora, rigettando completamente la tradizione alternativa, monofisita e siriaca, che riteneva l’Imperatrice figlia di un prete, data in moglie a Giustiniano solo dietro la certezza che questi non l’avrebbe costretta a convertirsi all’ortodossia98.

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45 E il matrimonio con Teodora è centrale anche nel progetto di commedia dello scrittore svizzero, ma in una prospettiva, ancora una volta, completamente ribaltata: tanto le valutazioni «positive» quanto quelle «negative» su quest’unione hanno infatti quasi sempre poggiato sull’idea di un forte e irrazionale innamoramento di Giustiniano (particolarmente calcato nel film di Freda)99. Per Diehl, ad esempio, nel suo moralismo, era sorprendente come Giustiniano «cet homme sérieux, ce politique, ce diplomate, s’éprit follement de Théodora100», per cui si impegna poi a fornire una spiegazione psicologistica legata alla reale e nascosta profonda insicurezza dell’Imperatore. Ed è bene ricordare, visto che più volte sottolineeremo possibili coincidenze tra Diehl e Dürrenmatt, che queste potevano anche non essere dirette, dato che il celebre bizantinista fu il personaggio determinante nella ricezione di Teodora, e dunque di Giustiniano, nel XX secolo101.

46 L’idea del matrimonio combinato – ed è poco rilevante in realtà che nel progetto della commedia Teodora, dopo le nozze, si dovesse innamorare del marito – ancora una volta non è nuova in Dürrenmatt. La ragion di Stato che obbliga a nozze organizzate, con il sacrificio dei reali sentimenti, tema presente in questo frammento comico, dal momento che Giustiniano si presenta all’inizio a palazzo con la sposa sedicenne Xenia, fatta uccidere alla fine del primo atto da Narsete, era già pienamente sviluppato nel Romulus, ove l’Imperatore rifiuta di salvare lo Stato attraverso il matrimonio della propria figlia Rea con il prodotture di pantaloni Cäsar Rupf. E lo scopo delle nozze di Giustiniano, come della precedente unione di Giustino I con Lupicina, doveva essere accontentare e legare a sé gli strati sociali più bassi, mostrando loro un’Imperatrice che veniva dal loro stesso milieu102.

47 L’unica valutazione di natura «storiografica» che possiamo aggiungere è che – per giungere alla sua elaborazione poetica – Dürrenmatt è più probabilmente partito da una interpretazione «positiva» di tale matrimonio; solo ritenendo che l’ascesa di Teodora al trono potesse avere qualche valore di riconoscimento, soddisfazione, speranza per i ceti popolari si può arrivare ad elaborare, pur solo nella finzione drammaturgica, che quello fosse lo scopo dell’unione decisa a tavolino. Vi fu in effetti un’esplicita teorizzazione dell’amore che il popolo di Bisanzio poteva provare per Teodora, ritratta come novella Cenerentola e paragonata addirittura, per la parabola da un vita misera alla vetta del potere, ad Evita Peròn – paragone invero da lì in poi spesso ricorrente: si tratta del ritratto presentato da Martha Bibesco in un volume del 1953, Théodora, le cadeau de Dieu103, di una cui eventuale conoscenza da parte di Dürrenmatt, ancora una volta, nulla possiamo dire.

48 Peraltro nell’idea dürrenmattiana del rigore ideologico, Giustiniano e Teodora devono, dopo il matrimonio, rimanere assolutamente casti, perché così vuole quel cristianesimo che sta assurgendo a dogma di Stato104: c’è da dire che questo elemento non contrasta in realtà del tutto con le informazioni procopiane, che poco dicono sulla vita sessuale dell’Imperatrice105, con e senza il marito, dopo le nozze, nonostante una brevissima allusione a possibili «gesti nascosti106», ma evidenziando anche che il servitore Areobindo fu torturato senza motivo, solo perché giovane e bello, per evitare sospetti di una sua relazione con la sovrana107. Lo storico fornì così motivo di stupore ad alcuni moderni che la hanno immaginata come sessualmente assai disinibita, modello di erotismo se non addirittura di perversione – si pensi al dipinto Teodora di Bisanzio di Milo Manara o alla sua rivisitazione del mosaico ravennate nell’album Bolero.

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49 In Sardou Teodora, innamorata del ribelle Andréas, cui si presenta come Myrta, deve sentire l’amato che riferisce le voci sull’Imperatrice, che andrebbe al porto a raccattare amanti per la notte (con evidente influsso della Messalina di Giovenale108, e non a caso il ribelle, scoperta la verità, catturato all’ippodromo, la chiama pubblicamente Messalina), mentre Giustiniano stesso la rimprovera per le sue passeggiate notturne come una «ricamatrice di seta in cerca di avventure». Sardou si sarebbe in particolare appoggiato per la sua ricostruzione a Marrast e dunque a una corrente storiografica per cui «Teodora è solo un’ignobile prostituta: con lei il vizio, il crimine e la corruzione sono saliti al trono109». Altri hanno invece elaborato varie argomentazioni di natura psico-storica, credendola fedele al marito per amore, per convinzione religiosa110, o ancora – come Diehl – ritenendo che il suo amore per il potere fosse tale da impedirle di mettere a rischio il trono con qualche amorazzo volgare111.

50 Se questa lettura, sostenuta da Diehl con grande acribia (il capitolo relativo del suo libro si intitola «La vertu de Thédora»)112, abbia influenzato direttamente lo scrittore svizzero o meno, è certo impossibile sapere. Può darsi che qualche ruolo abbiano giocato anche le fonti monofisite che, al contrario delle fonti senatorie ed ortodosse, idealizzando Teodora, la «loro» Imperatrice, come una santa, ne presentano un’immagine di ammirevole castità e pura devozione113. E – in stretta connessione con il valore letterario e politico della Bisanzio qui rappresentata – non escluderei che Dürrenmatt, che come abbiamo visto si dedicò intensamente a studi preparatori per la stesura di questa commedia, avesse in mente quella Novella XIV, 1 con cui Giustiniano deliberò in un testo di legge che tutti dovessero, per quanto potevano, comportarsi secondo castità: Θεσπίζομεν τοίνυν πάντας μὲν, καθ’ὅσον εἰσὶ δυνατοί, σωφροσύνην ἄ γειν, ἥτις καὶ μόνη θεῷ μετὰ παρρησίας δυνατὴ καθέστηκεν ἀνθρώπων παραστῆσαι ψυχάς. Di certo ha influito, e questo è ammesso dallo scrittore stesso, il passo di Procopio, su cui torneremo, che ritrae Giustiniano come un vero asceta, che mai aveva bisogno di mangiare e dormire.

51 Dürrenmatt conosce infatti certamente Procopio piuttosto bene: lo ha letto e lo cita per la stesura di questa commedia, ma lo conosceva con ogni verosimiglianza già al momento di scrivere il Romulus der Große. Quando Romolo viene rappresentato nelle vesti di allevatore di galline, infatti, è evidente il rimando al celeberrimo luogo del Bellum Vandalicum (III, 2, 25-26) in cui tale passione per la pollicoltura è attribuita ad Onorio (anche se Dürrenmatt nel programma di sala della prima rappresentazione ritiene davvero, erroneamente, che tale passo di Procopio di riferisse a Romolo Augustolo)114. È possibile, come ha ritenuto la Giannotti, ma non dimostrabile, che in questo punto lo scrittore svizzero dipenda da Gibbon115, e dunque solo indirettamente da Procopio, ma che negli anni successivi egli si sia intensamente dedicato alla lettura perlomeno degli Anekdota è sicuro e dichiarato dal drammaturgo stesso 116, che pure commette un secondo errore chiamandolo, a un certo punto, Petronio117. Rispetto alle galline del Romolo, peraltro, Dürrenmatt diceva di ricordare l’episodio da qualche lettura infantile, addirittura da un Kinderbuch118: la lettura – indiretta – di Procopio fu fatta ancora in tenera età, magari in un compendio di storia?

52 Di Procopio lo scrittore parla anche nell’Introduzione al frammento di Eunuch und Kaiser, sottolineando come il suo atto di accusa contro Giustiniano sia estremamente forte, ma dettato in sostanza dal suo essere legato a valori e idee ormai non più esistenti119. L’opposizione dello scrittore all’Imperatore – e Dürrenmatt non si sofferma sul fatto che tale opposizione non fu pubblica – era dettata solo dal suo «passatismo»,

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dal suo appartenenere ad una cultura ormai superata, o meglio ad un’ideologia ormai sostituita. Non a caso, l’accusa centrale che Procopio rivolge a Giustiniano negli Anekdota è quella – tradizionalissima – di neoterizein, o meglio νεοχμοῦν (6, 21). Per forza dunque egli doveva opporsi al matrimonio con Teodora, fatto, nell’ottica dello scrittore svizzero, per accontentare le classi basse: in questo la sua analisi è straordinariamente simile a quella che farà Hans-Georg Beck120.

53 È sempre in Procopio, certo, che Dürrenmatt trova la condanna di un aristocratico per le origini contadine di Giustiniano, innalzato al trono dallo zio Giustino I, ma non si trova certo nello storico di Cesarea – né altrove – alcuna traccia di una perlomeno iniziale naïveté giustinianea, di un simile attivismo politico da parte di Narsete. Non solo non è ovviamente vero che Giustiniano arrivasse a Bisanzio solo alla fine del regno dello zio (candidatus sotto Anastasio, era già comes nel 519, quindi magister equitum et peditum praesentalis, console nel 521, patricius, Cesare dal 525 e co-Augusto dal 527), ma anzi le fonti propendono per dire che già durante il regno di Giustino il futuro Augusto reggeva in realtà le redini del potere121.

54 Ma la rappresentazione dürrenmattiana di Giustiniano appare derivata da una forte contaminazione proprio con ciò che le fonti ci dicono di Giustino: la sua connotazione come giovane contadino (Bauernjunge) e il suo stesso arrivo a Costantinopoli, dopo un viaggio a piedi dal paese natale, da cui era partito, insieme alla fidanzata, solo con un cesto di uova, ricorda molto da vicino il viaggio dai Balcani a Costantinopoli che lo zio avrebbe effettuato ancora sotto il regno di Leone secondo Procopio, che definisce appunto il futuro Imperatore γεωργός122. L’informazione data dallo scrittore svizzero, secondo cui Giustiniano – e dunque Giustino – arriverebbe dalla Dacia sembrerebbe provenire dal Gibbon123, che così definisce la regione: la notizia è da un punto amministrativo corretta, dal momento che la provincia di Dardania, cui le città di Taurision, luogo natale di Giustiniano, e di Bederiana, di Giustino, appartenevano, era inclusa nella diocesi dacica, ma non si trova in Procopio, che utilizza una volta l’indicazione Dardania124, una volta, nel citato luogo degli Anekdota, più semplicemente l’etnico «Illirici», mentre Zonara definisce Giustino «trace125».

55 Dürrenmatt non si sofferma invece – ed in effetti non ha alcuna attinenza con il suo discorso – sull’origine della famiglia imperiale, ampiamente discussa in bibliografia all’epoca126: il nome originario di Giustiniano, Upravda, e di suo padre, Sabatius-Istok, non hanno alcun ruolo nel frammento comico in cui, peraltro, la fidanzata contadina del futuro Imperatore, che arriva con lui a Costantinopoli, e che nulla sembra avere invece a che fare con la Lupicina-Eufemia moglie di Giustino, reca il nome greco di Xenia, ed allude certamente alla pratica dell’ospitalità e dello scambio. Intendere tale pratica come elemento centrale dell’etica classica, infatti, comporta l’attribuzione di un ulteriore significato simbolico all’uccisione della fanciulla: la nascita dell’ideologia bizantina sul sacrificio del mondo antico. L’ignoranza e l’ingenuità del Giustiniano di Dürrenmatt non trovano dunque riscontro nelle fonti, e sono da collegare appunto piuttosto al ritratto dello zio.

56 Merita forse la pena sottolineare che l’unica tradizione, a mia conoscenza, che parli di un Giustino assassinato (come accade nel testo di Dürrenmatt), e di un Giustiniano ancora ragazzino in fuga per sfuggire agli assassini, indi ritrovato e nominato Imperatore, è una leggenda locale ravennate secondo cui il futuro Augusto si sarebbe rifugiato in città, ospite del banchiere Giuliano, storicamente noto come finanziatore della costruzione di S. Maria Maggiore, S. Michele in Africisco, S. Vitale, S. Apollinare in

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Classe. È del tutto impossibile sapere se Dürrenmatt potesse, nelle sue ricerche sull’età giustinianea, essersi imbattuto in questa tradizione peregrina, attestata certamente nelle storie locali a partire almeno dal XV secolo127.

57 Nelle valutazioni della figura di Giustiniano, positive e negative, domina in generale l’idea della forte personalità dell’Imperatore, sempre al servizio della politica, anche in virtù della sua insonnia, agrypnia, che gli permetteva di dedicare anche le notti agli affari di Stato128. Un’eccezione fu costituita in parte, come accennato, dal romanzo di Graves, in cui l’imperatore è definito come l’uomo più irresolute mai esistito 129, ma soprattutto dal citato film di Freda del 1954, in cui Giustiniano è sostanzialmente una marionetta nelle mani di chiunque gli passi accanto, e si fa un po’ troppo rapidamente convincere di qualsiasi cosa. Fin dall’inizio Andrès, il capo delle guardie, non solo ne disapprova l’operato ma ne rimprovera la debolezza (dice che manderà l’Imperatore a comprargli un paio di sandali nuovi), e nella locanda in cui Giustiniano, in incognito, vede lo spettacolo di Teodora un istrione intrattiene il pubblico con battute sul potere di Giovanni il Cappadoce e sulla sostanziale assenza dell’Imperatore.

58 Come numerose altre fonti e ricostruzioni il film insiste naturalmente anche sull’enorme influenza che Teodora ebbe su di lui, fino a condizionarne pesantemente le decisioni130. Tali immagini poggiano ad esempio sul celebre passo procopiano secondo cui solo l’Augusta avrebbe convinto Giustiniano a non fuggire da Costantinopoli durante la rivolta di Nika, salvandogli di fatto il trono131. Charles Diehl, come già detto, introdusse, per spiegare l’innamoramento dell’Imperatore per Teodora, per lui altrimenti insensato, un Giustiniano che, dietro le apparenze di grande forza e rigore, era invece un’anima indecisa, soggetta all’ascendente di una volontà forte ed energica come la moglie. È chiaro come il film (in cui ad esempio il personaggio di Narsete non compare proprio) sia lontanissimo dall’idea di Dürrenmatt per cui il matrimonio tra Giustiniano e Teodora è frutto di una precisa scelta politica; ciononostante non si può escludere che lo scrittore svizzero lo avesse visto. In particolare Dürrenmatt e Freda paiono assai vicini nel sottolineare come le nozze con Teodora – calcolate o meno – portino all’Imperatore «in dote» l’amore del popolo.

59 In generale è più che verosimile che Dürrenmatt sia stato condizionato da quelle raffigurazioni di Giustianiano come fortemente influenzato da Teodora per sviluppare la sua idea di un Imperatore in sostanza debole132, e abbia di fatto sostituito la moglie con l’eunuco Narsete. Anche questa prospettiva di un Giustiniano debole e volubile, benché meno fortunata in storiografia, trova comunque un riscontro in Procopio – e Dürrenmatt lo sapeva certamente molto bene: Anekdota 13.10 ci parla di un Imperatore con un’opinione «più leggera della polvere», 14.17 sottolinea come il potere di persuasione di Leone di Cilicia trovasse terreno fertile nella stupidità (ἀβελτερία) dell’Augusto, 22, 29 ci presenta un Giustiniano non εὔφρων. La connessione con Narsete, invece, potrebbe essere stata agevolata dal fatto che l’eunuco, che non era presente già alla corte di Giustino, come lo presenta Dürrenmatt, ma si presentò più tardi sulla scena politica, in sostanza a partire dalla rivolta di Nika, era in realtà proprio un favorito di Teodora, che ne agevolò sempre la carriera133. Lo scrittore svizzero ha dunque in sostanza ribaltato i rapporti tra i due personaggi.

60 Ma Dürrenmatt, nonostante l’entusiasmo iniziale, le ricerche, i disegni, il viaggio in Armenia, smise di lavorare alla commedia dopo averne scritto il primo atto, ed essa non vide mai la luce. Per quale motivo? Lo scrittore svizzero, nell’introduzione del 1980 al frammento dice, in modo un po’ generico: Ho smesso, perché l’oggetto non mi offriva, dal

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punto di vista scrittorio, nessuna resistenza, non era più per me un’avventura artistica134. Cosa questo significhi non è però del tutto perspicuo.

Fig. 3: F. Dürrenmatt, Die Welt als Theater

61 Viene il dubbio – ma si tratta solo di un’ipotesi – che l’oggetto stesso della commedia, pur nel suo significato politico, pienamente dürrenmattiano, fosse in realtà poco idoneo ad essere trattato dal drammaturgo. Quel Dürrenmatt per cui nel mondo contemporaneo la tragedia non aveva più alcun senso, quel Dürrenmatt che considerava eroe Romolo nel suo tentativo, destinato al fallimento, di cambiare la storia, per cui, nelle parole conclusive della commedia del 1948, i piani dell’Imperatore avrebbero avuto un senso solo se il mondo fosse stato come lui lo immaginava – e non è mai così135, in sostanza, poco interesse poteva poi forse alla fine trovare, nonostante la profondità del messaggio storico-politico, nel ritrarre, di fatto, la figura di un «vincitore», di un personaggio che sarebbe invece riuscito nel piano di modificare la storia, e influenzarla sulla base delle proprie idee136.

62 Narsete era troppo anti-Romolo per nascere? Sarebbe stato non tanto una contrapposizione al radicale pessimismo di Dürrenmatt, che lo ha fatto paragonare anche a Grabbe137, quanto un tradimento della rappresentazione del mondo reale contemporaneo che l’autore perseguiva con il suo teatro, un mondo che in sostanza sfugge a chi lo abita e vi opera – un mondo che è simbolicamente rappresentato dal labirinto138. Il teatro è mondo e il mondo è teatro, come il disegno a penna del 1943-45 Die Welt als Theater [fig. 4] mette in evidenza, e come Dürrenmatt ripeterà per spiegare il motivo per cui negli anni ’80 smise di scrivere sceneggiature: il «teatro del mondo» con i suoi paradossi, aveva di gran lunga superato il suo Bühnentheater139. E già negli anni ’60 su nessuno dei due palcoscenici c’era forse, in un mondo che gli appariva privo di punti di riferimento, spazio per un Narsete.

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NOTE

1. F. CARLÀ, “Il modello di ogni caduta: il V secolo d. C. nelle sue riduzioni teatrali tra XIX e XX secolo”, in P. CASTILLO – S. KNIPPSCHILD – M. GARCIA MORCILLO – C. HERREROS (eds.), Imagines. La Antigüedad en las Artes Escénicas y Visuales, Logroño 2008, p. 83-104, alle p. 93-101. 2. K. S. WHITTON, The Theatre of Friedrich Dürrenmatt, London 1980, p. 54. 3. F. DÜRRENMATT, “Einleitung zu einem Fragment”, in ID., Romulus der Große. Neufassung 1980, Zürich 1998, p. 143-151, a p. 148. 4. M. EIFLER, “Das Geschichtsbewußtsein des Parodisten Dürrenmatt”, in G.P. KNAPP (ed.), Friedrich Dürrenmatt. Studien zu seinem Werk, Heidelberg 1976, p. 44-52, alle p. 44-45. 5. H. L. ARNOLD, “Theater als Abbild der labyrintischen Welt”, in D. KEEL (ed.), Über Friedrich Dürrenmatt, Zürich 19863, p. 80-100, a p. 89. 6. ARNOLD, Theater, p. 86. 7. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 144. 8. F. DÜRRENMATT, “Nachgedanken”, in ID., Zusammenhänge – Nachgedanke, Zürich 1980, p. 163-219, alle p. 185-187. 9. F. DÜRRENMATT, “Zusammenhänge. Essay über Israel. Eine Konzeption”, in ID., Zusammenhänge – Nachgedanke, Zürich 1980, p. 9-162, alle p. 15-16: «Der Unterschied ist eine Lappalie, gewiß, wie es alle Unterschiede im Glauben sind. Schrecklich werden sie nur, wenn sie objektiviert werden, wenn das, woran einer glaubt, als etwas Objektives genommen wird: denn der Glaube ist etwas Subjektives und damit Existentielles.» 10. DÜRRENMATT, Nachgedanken, p. 177-178. 11. M. MEIER, Justinian. Herrschaft, Reich und Religion, München 2004, p. 7-13. 12. Giustiniano, Novelle 105, 2, 4. 13. F. DÜRRENMATT, “Romulus der Große”, in ID., Romulus der Große. Neufassung 1980, Zürich 1998, p. 9-115, a p. 31: «Das byzantinische Hofzeremoniell ist nicht nur ein Gleichnis der Weltordnung, sonder ist diese Weltordnung auch selber.» 14. DÜRRENMATT, Romulus, p. 34. 15. F. DÜRRENMATT, “Persönliche Anmerkungen zu meinen Bildern und Zeichnungen”, in Friedrich Dürrenmatt. Schriftsteller und Maler, Zürich, p. 120-127, a p. 120. 16. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 144-145. 17. F. CARLÀ, L’oro nella Tarda Antichità. Aspetti economici e sociali, Torino 2009, p. 502-504. Ancora A. DEMANDT, Geschichte der Spätantike, München 20082, p. 169, parla per Giustiniano di una monopolistische Wirtschaftspolitik nach hellenistischem Muster. 18. A. MARCONE, “Introduzione”, in M. I. ROSTOVTZEFF, Scripta Varia. Ellenismo e Impero romano, Bari 1995, p. vii-xxxiii, a p. xxii. 19. Si veda soprattutto M. ROSTOVZEV, Storia economica e sociale dell’Impero romano, ed. ital. a cura di G. DE SANCTIS, Firenze 1952, p. 577-583. 20. MARCONE, Introduzione, p. xxv-xxx. 21. G. I. BRATIANU, Études byzantines d’histoire économique et sociale, Paris 1938, p. 86-87. 22. A. E. PERSSON, Staat und Manifaktur im römischen Reiche, Lund 1923, p. 115-116. 23. K. POLANYI, Primitive, Archaic and Modern Economies, Boston 1971; trad. it. Economie primitive, arcaiche e moderne, Torino 1980, p. 151. 24. A. CARANDINI, “Il mondo della Tarda Antichità visto attraverso le merci”, in A. GIARDINA (ed.), Società romana e Impero tardoantico. Vol. III: Le merci, gli insediamenti, Roma-Bari 1986, p. 3-19, a p. 19.

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25. F. DÜRRENMATT, “Sätze aus Amerika”, in ID., Politik. Essays und Reden, Zürich 1980, p. 77-114, a p. 111. 26. F. DÜRRENMATT, Über die Grenzen, Zürich 1990, p. 18. 27. Per una completa valutazione del sistema sovietico, DÜRRENMATT, Nachgedanken, p. 193-197. 28. DÜRRENMATT, Sätze, p. 99; DÜRRENMATT, Nachgedanken, p. 210-211. 29. DÜRRENMATT, Sätze, p. 83. 30. DÜRRENMATT, Nachgedanken, p. 188-190. 31. Sulla “dogmaticità” ed il carattere di fede del marxismo, si veda anche DÜRRENMATT, Zusammenhänge, p. 39-41. Da confrontare anche, per un’analoga formulazione sul capitalismo americano, portato all’assurdo dai capitalisti, con DÜRRENMATT, Sätze, p. 94. 32. DÜRRENMATT, Zusammenhänge, p. 56. 33. DÜRRENMATT, Zusammenhänge, p. 25-35. 34. DÜRRENMATT, Zusammenhänge, p. 65-66. 35. Commentando questi due disegni, Dürrenmatt ripete ancora: ist es doch etwas Skandalöses, daß jemand behauptet, er sei der Stellvertreter Christi auf Erden, unfehlbar usw. (DÜRRENMATT, Persönliche, p. 122). 36. W. SCHUBART, Justinian und Theodora, München 1943, p. 259-260; MEIER, Justinian, p. 86-87. 37. DÜRRENMATT, Nachgedanken, p. 206-207. 38. S. RONCHEY, “Teodora e i visionari”, in J. M. CARRIÉ – R. LIZZI TESTA (eds.), Humana sapit. Mélanges en l’honneur de Lellia Cracco Ruggini, Turnhout 2002, p. 445-453, a p. 449. 39. DÜRRENMATT, Nachgedanken, p. 180-185. 40. Con il passare del tempo cresce il pessimismo di Dürrenmatt anche verso i piccoli stati, a quest’epoca ritenuti ancora più “virtuosi”: DÜRRENMATT, Zusammenhänge, p. 19-20. 41. DÜRRENMATT, Nachgedanken, p. 202-204. 42. DÜRRENMATT, Über die Grenzen, p. 45. 43. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 147-148. In DÜRRENMATT, Über die Grenzen, p. 116, lo scrittore, nel parlare dei propri gusti letterari e in particolare della propria predilezione per i classici, nomina proprio Wieland per primo, dicendo di avere letto l’intero corpus delle sue opere. 44. C. M. WIELAND, Peregrinus Proteus (Werke in Einzelausgaben I), Nördlingen 1985, p. 215. 45. WIELAND, Peregrinus, p. 273. 46. WIELAND, Peregrinus, p. 314. 47. WIELAND, Peregrinus, p. 224. 48. WIELAND, Peregrinus, p. 274-276. 49. Ad esempio WIELAND, Peregrinus, p. 260 e 284. 50. WIELAND, Peregrinus, p. 293. 51. WIELAND, Peregrinus, p. 343-344. 52. DÜRRENMATT, Sätze, p. 35-38; DÜRRENMATT, Über die Grenzen, p. 61-62. 53. WIELAND, Peregrinus, p. 336-337. 54. Procopio, Anekdota 9, 13. 55. Procopio, Anekdota 9, 20-22. 56. R. GRAVES, Count Belisarius. With an Introduction by J. J. Norwich, London 2006, p. 49. 57. GRAVES, Count Belisarius, p. 146. 58. GRAVES, Count Belisarius, p. 124-125. 59. Evagrio Scolastico, Storia Ecclesiastica IV, 24. Si veda GRAVES, Count Belisarius, p. 285, ad esempio. 60. F. TRISOGLIO, “Procopio dinanzi a Belisario e a Narsete”, RSC 27 (1979), p. 96-136, a p. 116. 61. J. A. EVANS, The Age of Justinian. The Circumstances of Imperial Power, London-New York 1996, p. 201. 62. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 151.

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63. CARLÀ, Il modello, p. 99-101. 64. DÜRRENMATT, Romulus, p. 110. 65. «Prenda ad esempio Gorbatschow: ha compiuto un’impresa mostruosa e distrutto l’ideologia. Ma non appena crolla l’ideologia del marxismo-leninismo, si sbriciola anche il gigantesco Impero sovietico – ed emergono nuovi, molto più ristretti contenuti di fede. E anche quelli affatto vecchi, come per esempio il nazionalismo e la fede religiosa della chiesa»: DÜRRENMATT, Über die Grenzen, p. 66. 66. DÜRRENMATT, Nachgedanken, p. 178. 67. DÜRRENMATT, Über die Grenzen, p. 11. 68. DÜRRENMATT, Über die Grenzen, p. 61. 69. W. JENS, “Ernst gemacht mit der Komödie”, in D. KEEL (ed.), Über Friedrich Dürrenmatt, Zürich 19863, p. 39-44, alle p. 40-41. 70. F. DÜRRENMATT, “Theaterprobleme” (1954) in ID., Theater. Essays, Gedichte und Reden, Zürich 1980, p. 31-72, alle p. 59-64. 71. DÜRRENMATT, Theaterprobleme, p. 62. Cfr. anche DÜRRENMATT, Über die Grenzen, p. 11: Wir sind im Zeitalter der Groteske und der Karikatur. 72. DÜRRENMATT, Sätze, p. 102. 73. Liber Pontificalis 63, 3; Isidoro di Siviglia, Chronica maiora 402. 74. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 151: Der Papst Iohannes III. erscheint, um von dem doch nun machtlosen Exarchen Hilfe gegen die in Italien eingefallen Langobarden zu erhalten. Narses lacht ihn aus: ‚Ich habe sie selber ins Land gerufen, Papst, die Germanen lassen sich ebensowenig aufhalten wie die Slawen. Ein Volk kommt nach dem anderen. Was bleibt, sind wir beide. 75. E. GIBBON, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, ed. J. B. BURY, vol. V, London 1898, p. 9-10; SCHUBART, Justinian, p. 216. 76. SCHUBART, Justinian, p. 206-207. 77. Procopio, Bellum Gothicum II, 13, 15. 78. Procopio, Bellum Gothicum II, 18. Cfr. TRISOGLIO, Procopio, p. 113-114. 79. Procopio, Bellum Gothicum IV, 26, 9. 80. TRISOGLIO, Procopio, p. 133-136. 81. Procopio, Bellum Gothicum IV, 33, 1. 82. A. LIPPOLD, s.v. “Narses”, RE, Suppl. XII, col. 870-889, alla col. 888. 83. B. KNÖS, “La légende de Bélisaire dans les pays grecs”, Eranos 58 (1960), p. 237-280, a p. 241. 84. KNÖS, La légende, p. 241-242, così sintetizza la leggenda greca su Belisario: «Apprécié de l’empereur, il est l’objet de l’envie des seigneurs courtisans et accusé de conspiration contre l’Empire, et, les yeux fermés par un cachet, il est enfermé dans un tour. Après trois ans, des ennemis envahissent le pays, ravagent la campagne et pillent les villes. L’empereur lève une armée et équipe sa flotte, et sur la demande du peuple il en nomme Bélisaire comme le chef. Celui-ci part pour l’île de l’Angleterre et prend d’assaut la citadelle de l’ennemi, combat où les deux frères Petraliphas se distinguent particulièrement. A son retour à Constantinople il est reçu avec de grands honneurs. Mais l’envie se déchaîne de nouveau contre lui, et sur l’instigation des familles nobles il est aveuglé. Il se réfugie dans un monastère. Bientôt les Perses menacent le pays. Le fils de Bélisaire aveuglé, Alexis, est nommé chef de l’armée et remporte une victoire éclatante. Des ambassadeurs étrangers arrivent à la cour et demandent à voir Bélisaire. Alors celui-ci se présente comme un mendiant.» Sulla prigionia di Belisario si vedano in particolare le p. 255-258. Un primo processo a Belisario nel 542, dunque il suo accecamento e la sua mendicità si trovano anche nel romanzo di Graves (p. 344 e 414). 85. Procopio, Anekdota III, 9-11. 86. Procopio, Anekdota IV, 7-12. Cfr. L. GARLAND, Byzantine Empresses. Women and Power in Byzantium, AD 527-1204, London-New York 1999, p. 31.

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87. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 150. 88. Sulla valutazione contemporanea ed immediatamente successiva della figura di Giustiniano, si vedano J. IRMSCHER, “Justiniansbild und Justinianskritik im frühen Byzanz”, in H. KÖPSTEIN – F. WINKELMANN (eds.), Studien zum 7. Jahrhundert in Byzanz, Berlin 1976, p. 131-142 e G. PRINZIG, “Das Bild Justinians I. in der Überlieferung der Byzantiner vom 7. bis 15. Jahrhundert”, in D. SIMON (ed.), Fontes Minores VII, Frankfurt 1986, p. 1-99. 89. R. BROWNING, Justinian and Theodora, London 1971, p. 259-260. 90. RONCHEY, Teodora e i visionari; S. RONCHEY, “Teodora Femme Fatale”, in EAD. (ed.), La decadenza. Un seminario, Palermo 2002, p. 19-43; F. CONCA, “Teodora, tra skene e palcoscenico”, lezione tenuta presso l’Ast di Napoli il 3.02.2009, disponibile a http://www.studitardoantichi.org/einfo2/ schede/Conca.pdf, p. 3-6. 91. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 146. 92. H. LEPPIN, “Theodora und Justinian”, in H. TEMPORINI VITZTHUM (ed.), Die Kaiserinnen Roms, München 2002, p. 437-481, alle p. 480-481; J. MOORHEAD, Justinian, London 1994, p. 197. Il Moorhead parla qui anche di un progetto cinematografico per un film su Teodora con sceneggiatura di Gore Vidal e regia di Martin Scorsese di cui non ho trovato però altrove alcuna traccia, nemmeno nel catalogo dei manoscritti e degli inediti dello scrittore americano conservati presso la Houghton Library di Harvard. 93. J. SOLOMON, The Ancient World in the Cinema, New Haven-London 20012, p. 329. 94. CONCA, Teodora, p. 6-7. 95. M. MUSUMECI, “Un film è un film. Teoria e pratica del restauro. Il caso di Teodora”, in P. BERTETTO – G. RONDOLINO (eds.), Cabiria e il suo tempo, Milano 1998, p. 317-334; R. REDI, “L’architetto Brasini e la scenografia di Teodora”, in P. BERTETTO – G. RONDOLINO (eds.), Cabiria e il suo tempo, Milano 1998, p. 335-341; M. MUSUMECI, “Fra decadenza e restauro. Un film degli anni Venti”, in S. RONCHEY (ed.), La decadenza. Un seminario, Palermo 2002, p. 131-150; RONCHEY, Teodora e i visionari, p. 450; CONCA, Teodora, p. 6. 96. C. DIEHL, Théodora, impératrice de Byzance, Paris 1903, p. 23-24. 97. Una leggenda medievale, diffusa anche in Occidente, collegava anche la rivolta di Nika alla figura dell’Imperatrice, spiegandola come rivolta di un’élite offesa per la rivoluzione sociale operata dall’ascesa di Teodora al trono: J. A. EVANS, The Empress Theodora. Partner of Justinian, Austin 2002, p. 47. 98. H. G. BECK, Kaiserin Theodora und Prokop. Der Historiker und sein Opfer, München – Zürich 1986, p. 99-100. La chiesa siriaca ha ancora nel 2000 celebrato in pompa magna il 1500mo anniversario della regina Teodora: J. A. EVANS, The Emperor Justinian and the Byzantine Empire, Westport 2005, p. 33. 99. GIBBON, The History, vol. IV, p. 214; A. BAILLY, Byzance, Paris 1939, p. 71; SCHUBART, Justinian, p. 57-58; J.W. BARKER, Justinian and the Later Roman Empire, Madison 1966, p. 69; BECK, Kaiserin Theodora, p. 100; J. A. EVANS, The Age of Justinian. The Circumstances of Imperial Power, London-New York 1996, p. 101; EVANS, The Empress, p. 27; LEPPIN, Theodora, p. 449-451. 100. DIEHL, Théodora, p. 48-49. 101. RONCHEY, Teodora e i visionari, p. 451. 102. La storiografia insiste piuttosto, all’inverso, su come il matrimonio con Teodora fosse non ben accetto all’aristocrazia: ad esempio DEMANDT, Geschichte, p. 167. 103. RONCHEY, Teodora Femme Fatale, p. 38-43. 104. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 150. Il termine Frömmigkeit è certamente di impiego troppo ampio per poter istituire una dipendenza diretta, ma si può sottolineare che è il medesimo utilizzato anche da SCHUBART, Justinian, p. 58.

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105. BECK, Kaiserin Theodora, p. 152. Si veda ad esempio quanto scrive P. CESARETTI, Teodora: ascesa di un’imperatrice, Milano 2001, una biografia piuttosto romanzata: E Teodora? Dacché entrò nel Palazzo di Hormisdas, accese il suo fuoco erotico nel petto di Giustiniano e lì lo lasciò, fino al compimento dei suoi giorni. Neppure il suo più accanito denigratore, che pure lasciò spazio ai «si dice», la rimproverò apertamente di manchevolezze verso Giustiniano in quel lungo legame che per lei durò più di metà della vita, dal 522 alla morte (548) (p. 116). 106. Procopio, Anekdota 16, 12. 107. Procopio, Anekdota 16, 11. Cfr. GARLAND, Byzantine Empresses, p. 19-20. 108. Giovenale, Satire VI, 115-135. 109. RONCHEY, Teodora e i visionari, p. 449. 110. BAILLY, Byzance, p. 76-78 («Procope lui-même ne peut lui reprocher aucune infidélité»); SCHUBART, Justinian, p. 58. 111. BARKER, Justinian, p. 70; EVANS, The Empress, p. 48. 112. DIEHL, Théodora, p. 113-122. 113. MEIER, Justinian, p. 60. 114. DÜRRENMATT, Romulus, p. 120-121. 115. F. GIANNOTTI, “Romolo Augustolo: caduta e ‘rigenerazione’ di un Impero tra Dürrenmatt e Manfredi”, InvLuc 25 (2003), p. 281-297, alle p. 282-283. 116. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 145-146. 117. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 148. 118. E. BROCK SULZER, “Dürrenmatt und die Quellen”, in Der unbequeme Dürrenmatt, Basel-Stuttgart 1962, p. 117-136, a p. 121. 119. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 146. 120. BECK, Kaiserin Theodora, p. 108. Si veda anche GARLAND, Byzantine Empresses, p. 19. 121. EVANS, The Empress, p. 5; MEIER, Justinian, p. 30. 122. Procopio, Anekdota VI, 2-3. Secondo Zonara (XIV, 5, 1), si trattava invece di un βουκόλος καὶ συφορβός. 123. GIBBON, The History, vol. IV, p. 205-207. 124. Procopio, De aedificiis IV, 1, 17. 125. Zonara XIV, 5, 1. 126. A. A. VASILIEV, Justin the First, Cambridge 1950, p. 44-52. 127. M. MAZZOTTI, “Giustiniano nella leggenda, nella storia, nei monumenti ravennati”, in G.G. ARCHI (ed.), L’Imperatore Giustiniano. Storia e Mito, Milano 1978, p. 307-313, alle p. 308-311. 128. Procopio, Anekdota 13, 28-30 e 15, 11. 129. GRAVES, Count Belisarius, p. 134. 130. GARLAND, Byzantine Empresses, p. 30. 131. Procopio, Bellum Persicum I, 24, 33-38. Cfr. GARLAND, Byzantine Empresses, p. 31-32; EVANS, The Empress, p. 45-46. 132. Fino a criptiche formulazioni come quella di TRISOGLIO, Procopio, p. 121: Giustiniano non era un Diocleziano e, comunque, dietro ed accanto a lui sedeva Teodora. 133. EVANS, The Age, p. 200. 134. DÜRRENMATT, Einleitung, p. 150: Ich hörte auf, weil der Gegenstand schriftstellerisch keinen Widerstand bot, er war für mich kein künstlerisches Abenteuer mehr. 135. M. Haller sintetizza, in un’intervista a Dürrenmatt, il contenuto delle sue opere teatrali in questo modo: Die Geschichte beginnt mit Menschen, die selbstbewußt und zielstrebig handeln; nach und nach verlieren sie den Sinn ihres Ziels aus den Augen, dann ihre Beweggründe, schließlich auch ihr Selbstbewußtsein. Am Ende steht das Chaos als Ausblick auf die Apokalypse. Lo scrittore risponde definendo questo «il tema della modernità» (DÜRRENMATT, Über die Grenzen, p. 60).

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136. EIFLER, Das Geschichtsbewußtsein, p. 49-50. 137. EIFLER, Das Geschichtsbewußtsein, p. 46-47. 138. ARNOLD, Theater, p. 84-85. 139. DÜRRENMATT, Über die Grenzen, p. 33.

RIASSUNTI

F. Dürrenmatt, che con il Romulus der Große (1949) aveva già scritto una commedia ambientata in età tardoantica, si dedicò all’inizio degli anni ’60 al progetto di un ulteriore testo teatrale, dal titolo Eunuch und Kaiser, relativo all’Impero di Giustiniano e mai ultimato. In questo articolo si analizzano le forme della ricezione dell’età tardoimperiale e dell’Impero bizantino nella riflessione dello scrittore svizzero, che nel tardo Impero romano ed in Bisanzio vedeva uno specchio ed un modello della società a lui contemporanea, nonché le ragioni dell’abbandono di questo progetto dopo la stesura del primo atto.

F. Dürrenmatt, qui avait déjà écrit avec Romulus der Große (1949) une comédie située dans l’Antiquité tardive, se consacra au début des années ’60 au projet d’un nouveau texte théâtral : Eunuch und Kaiser, relatif à l’empire de Justinien et jamais terminé. Dans cet article, on analyse les modalités de la réception de l’époque tardoantique et de l’Empire byzantin dans la réflexion de l’écrivain suisse, qui voyait dans l’Empire romain tardif et à Byzance un miroir et un modèle de son temps, ainsi que les raisons de l’abandon de ce projet après la rédaction du premier acte.

F. Dürrenmatt, who with Romulus der Grosse (1949) had already written a comedy located in late Antiquity, devoted himself to a new theatre project at the beginning of the nineteen sixties: Eunuch and Kaiser, dealing with Justinian’s empire and never completed. In this article are analyzed the modalities of the reception of late Antiquity and the Byzantine Empire in the reflection of the Swiss writer, who saw in the late Roman Empire and Byzantium a mirror and model of his times; are also analyzed the reasons why the project was abandoned after the writing of the first act.

INDICE

Mots-clés : Justinien, Théodora, Empire byzantin, réception, Dürrenmatt, totalitarisme, catholicisme, Union soviétique Parole chiave : Giustiniano, Teodora, Impero bizantino, ricezione, Dürrenmatt, totalitarismo, cattolicesimo, Unione Sovietica Keywords : Justinian, Theodora, Byzantine Empire, reception, Dürrenmatt, totalitarianism, Catholicism, Soviet Union

AUTORE

FILIPPO CARLÀ Johannes Gutenberg-Universität Mainz

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Historisches Seminar - Alte Geschichte [email protected]

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Traditions du patrimoine antique

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Daniel et Ashpenaz : sur quelques lectures contemporaines de Daniel 1, 7 et 9

Régis Courtray

1. Daniel et Ashpenaz, couple homosexuel ?

1 Au cours de ces dernières années, les interprétations de la Bible se sont multipliées, dans des domaines où parfois on ne l’attendait pas. C’est ainsi que, devant des littéralistes brandissant l’Écriture comme garante de la morale chrétienne, certains se sont à leur tour emparés de textes bibliques pour prouver que la Bible approuve ce que ces derniers condamnent. Depuis les années 1970, certaines figures bibliques sont ainsi devenues, contre toute attente, des « icônes gay » : on pense bien sûr au « couple » David et Jonathan1 ou à leur pendant féminin, Ruth et Noémie, mais moins connu est le troisième : Daniel et Ashpenaz. Il faut dire que celui-ci n’est cité en exemple que depuis une dizaine d’années, et même moins dans le domaine francophone. Deux études récentes nous fourniront les principaux arguments mis en avant2.

2 Le premier chapitre du livre de Daniel raconte comment Daniel et trois jeunes Hébreux – membres de l’aristocratie judéenne – ont été arrachés au royaume de Juda et déportés à la cour de Babylone par le roi Nabuchodonosor. Placés sous la surveillance d’Ashpenaz, chef des eunuques du roi, ils doivent être instruits par ce dernier dans la langue et les lettres des Chaldéens durant trois années avant d’entrer au service du roi. Or, par souci de respecter les prescriptions alimentaires juives, Daniel supplie Ashpenaz de lui épargner la souillure de la nourriture3 et de lui donner des légumes à manger et de l’eau à boire. Le livre dit alors littéralement4 (Dn 1, 9) : « Et Dieu donna Daniel en , םיִמֲחַר ) rachamimdevant le chef des eunuques, דֶסֶח ) grâce (chesed) et en compassion , םיִסיִרָּס ) ,» sarisimc’est-à-dire : « Dieu accorda à Daniel grâce et compassion auprès du) chef des eunuques. » C’est autour de ce verset que s’est bâtie l’interprétation du passage.

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3 C’est d’abord la traduction des deux mots hébreux chesed et rachamim qui a retenu l’attention. Si le premier ne pose pas de difficulté et signifie « grâce, faveur », le second est plus ambigu et pourrait être traduit soit par « grâce, pitié, compassion », soit par « amour physique » (« physical love »)5. L’argumentation alors avancée est que, le texte hébreu ne pouvant dire deux fois la même chose, le sens du mot est nécessairement « amour physique6 ». Naturellement, ce sens inacceptable a été gommé par les traducteurs qui ont préféré utiliser des termes plus neutres. De fait, la plupart des traductions françaises ont adopté des expressions comme « grâce et faveur » (TOB, Pléiade), « grâce et miséricorde » (Bible de Jérusalem), « grâce et pitié » (Osty) ; seul Chouraqui traduit au plus près de l’étymologie : « chérissement et matrices7 » ; dans le domaine anglophone, la King James Version propose : Now God had brought Daniel into favor and tender love with the prince of the eunuchs, proche en cela du sens originel supposé.

4 Il y a d’autre part les questions soulevées par la notion d’eunuques. Certains voient en Ashpenaz seul un eunuque, d’autres pensent que Daniel et ses compagnons avaient également été faits eunuques. Or, dans la littérature prohomosexuelle nord-américaine, l’eunuque en est venu à désigner, de manière générale, tout homme qui, pour diverses raisons, ne se marie pas et n’a pas d’enfants8 ; par extension, les eunuques pourraient donc correspondre aux « gays9 » voire aux transsexuels10. Mais, qu’Ashpenaz seul ait été eunuque ou que Daniel l’ait également été, comment concevoir une relation sexuelle ? Les uns affirment que les eunuques n’étaient pas nécessairement castrés, mais c’était ainsi qu’on appelait, dans le Moyen-Orient antique, des hommes sexuellement attirés par d’autres hommes11 ; pour d’autres, lorsque des hommes sont castrés après la puberté, ils conservent leurs pulsions sexuelles12.

5 De ces deux arguments, on tire la conclusion qu’il a existé une relation homosexuelle entre Daniel et le chef des eunuques du palais de Nabuchodonosor ; « cette aventure amoureuse pourrait expliquer en partie la rapide ascension de Daniel à la cour », ajoute Daniel Helminiak.

6 Telle est donc la thèse que certaines lectures contemporaines soutiennent sur ce début du livre de Daniel. Dans la mesure où le passage se trouve désormais cité sans un examen plus approfondi, il nous semble que la question mérite d’être réexaminée plus à fond. Pour ce faire, nous reprendrons chacun des éléments évoqués en le considérant des points de vue philologique, biblique, historique et exégétique ; nous recourrons également aux lectures anciennes de ce même passage qui donneront une profondeur de vue à notre analyse.

2. La « compassion » d’Ashpenaz pour Daniel

( םיִמֲחַר .) Revenons tout d’abord sur le terme rachamim,Il s’agit d’un mot figé au pluriel 7 ( םֶחֶר ) dérivé de rechem:qui signifie : « matrice, sein, utérus, entrailles » ; il a pour sens « amour, compassion, grâce, miséricorde, pitié, bonté ». Si l’on analyse l’ensemble de ses occurrences dans l’Ancien Testament13, on constate que le mot, s’il peut parfois signifier les entrailles des hommes comme siège de leurs sentiments (1 R 3, 26 ; Pr 12, 10), décrit plus fréquemment la bonté, la compassion de Dieu pour son peuple ou pour l’homme (Dt 13, 18 ; 2 S 24, 14 ; 1 Ch 21, 13 ; Ne 9, 19.27.28.31 ; Ps 25, 6 ; 40, 12 ; 51, 3 ; 69, 17 ; 77, 10 ; 79, 8 ; 103, 4 ; 119, 77.156 ; 145, 9 ; Is 54, 7 ; 63, 7.15 ; Jr 16, 5 ; Lm 3, 22 ; Dn 9, 9.18 ; Os 2, 21 ; Za 1, 16). Il est donc l’expression même de l’amour maternel du Créateur pour sa créature. Par suite, il peut qualifier la compassion d’un homme pour un autre,

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mais toujours dans un contexte semblable : Dieu inspire (ou on demande à Dieu d’inspirer) de la compassion aux nations étrangères en faveur de son peuple déporté ou éprouvé (Gn 43, 14.30 ; 1 R 8, 50 ; 2 Ch 30, 9 ; Ne 1, 11 ; Ps 106, 46 ; Jr 42, 12 ; Jdt 10, 814) ; par extension, il est utilisé pour demander aux hommes de faire preuve de compassion les uns pour les autres (Za 7, 9) ; à l’inverse, des textes peuvent souligner que telle nation n’a pas pris en pitié le peuple de Dieu (Is 47, 6 ; Am 1, 11). Tel est bien le contexte du passage qui présente Daniel comme déporté à la cour de Nabuchodonosor : Dieu vient inspirer à Asphenaz de la compassion à son égard ; celui-ci va devenir une figure bienveillante, rendant sensible au jeune garçon la présence rassurante de Dieu auprès de lui. Il faut encore noter que l’association des mots chesed et rachamim n’est pas un fait isolé ; dans plusieurs autres passages de la Bible, les deux mots se trouvent dans un contexte proche (Ps 25, 6 ; 40, 12 ; 51, 3 ; 69, 17 ; 77, 10 ; 103, 4 ; 106, 45-46 ; 145, 8-9 ; Is 63, 7 ; Jr 16, 5 ; Lm 3, 22 ; Os 2, 21 ; Za 7, 9), pour décrire la compassion de Dieu. Il s’agit donc d’une expression bien attestée.

8 Le débat sur les termes chesed et rachamim n’est pas nouveau. On constate en fait que les anciens avaient tenté de déterminer le sens de chacun des deux mots. Ainsi, dans le Commentaire sur Daniel qu’il rédigea au milieu du XIIe siècle, André de Saint-Victor traduisait le premier mot par gratia (« reconnaissance ») et le second par misericordia (« pitié ») : « Il y a “reconnaissance”, écrit-il, – au sens où l’on dit : un tel ou un tel a manifesté de la reconnaissance – quand on garde le souvenir des amitiés et des devoirs d’un autre et la volonté de payer un autre de retour. Dans ce passage, elle est à interpréter comme un sentiment gratuit d’affection, une bienveillance sincère et une sainte gratitude, par laquelle le Seigneur a inspiré de la reconnaissance pour Daniel à l’esprit du chef des eunuques. Quant à la “pitié”, les stoïciens la définissent comme “un chagrin né du malheur d’un autre, souffrant injustement – car personne n’est ému par le supplice d’un parricide ou d’un traître15”. Le chagrin est, selon eux, “l’opinion actuelle sur un malheur présent à propos duquel il semble juste que l’âme s’abatte et se resserre16”. Ainsi, de manière divine, lui fut inspiré qu’il semble juste à son âme de s’abattre et de se resserrer en raison du malheur de Daniel, autre (i.e. étranger) à son peuple, souffrant injustement. Car il était vraiment évident, même pour un homme sans intelligence, que lui et ses trois compagnons souffraient du malheur de leur captivité présente, non à cause de leurs péchés, mais à cause de ceux d’autres hommes. Car leur âge juvénile n’aurait jamais pu commettre quelque mal que ce soit au point de devoir être fait prisonnier17. »

9 Il convient enfin d’insister sur le verset lui-même qui dit clairement non pas qu’Ashpenaz prit en grâce et en compassion Daniel, mais que « Dieu accorda à Daniel grâce et compassion auprès du chef des eunuques ». Les exégètes anciens avaient bien noté le rôle essentiel de Dieu dans la naissance du sentiment de compassion chez le chef des eunuques. Pour Jérôme18, par exemple, la faveur dont Daniel bénéficie auprès d’Ashpenaz n’est rien d’autre que la récompense qu’il s’est acquise par ses vertus ; c’est parce qu’il s’était proposé dans son cœur de ne pas se souiller du repas du roi que Dieu, dans sa générosité, lui a fait trouver grâce et miséricorde auprès du chef des eunuques. L’exégète généralise alors son propos : « Nous apprenons par là que, si la nécessité des choses fait que des saints sont aimés par des infidèles, c’est le fait de la miséricorde de Dieu, et non le fait de la bonté d’hommes pervertis. » Au travers de cette phrase, Jérôme applique donc les termes « infidèle » et « perverti » à Ashpenaz. Bien des siècles plus tard, Calvin19 affirme quant à lui : « Daniel avoit trouvé grace devant le

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gouverneur, d’autant que Dieu avoit flechi le cœur de cest homme là (qui autrement n’estoit gueres doux ne gratieux) à douceur & humanité. […] Il faut noter la façon de parler dont il use ici, à sçavoir que Dieu l’avoit mis en grace et miserations devant ce gouverneur là. Il pouvoit dire à la façon commune qu’il estoit en grace et credit : mais il attribue cela a une grace singuliere de Dieu, qu’il a senti par experience un homme barbare luy estre si humain & favorable. » Dans ces deux commentaires, la grâce divine est opposée à la malignité d’Ashpenaz, et c’est précisément au travers de cet homme « barbare » et mauvais qu’elle peut s’exprimer dans toute sa latitude.

3. Ashpenaz était-il eunuque ?

( סיִרָס ) La notion d’eunuque doit à présent être précisée. Le mot hébreu sarisa plusieurs 10 sens : il peut désigner l’eunuque au sens d’un homme impuissant par nature (saris hamma, « eunuque par nature ») ou par suite d’une castration (saris adam, « eunuque par la main de l’homme ») ; mais il signifie aussi l’officier, le dignitaire de la cour ; le mot est en effet un emprunt à l’akkadien sha reshi, « celui de la tête », c’est-à-dire « celui qui est attaché à la personne royale ». Le rab sha reshi (« eunuque en chef ») correspondait, dans l’Empire assyrien, à la fonction de commandant de la cohorte permanente au service du roi20. « Il n’est venu à signifier “eunuque” que du fait que l’on confiait souvent cette charge à un eunuque de peur que le majordome n’abusât de la confiance que son maître lui faisait21. » Ainsi, il n’est pas toujours facile de déterminer, dans les textes bibliques, si le mot saris doit être traduit d’une manière ou d’une autre. Un article récent a tenté d’éclairer la question22, distinguant les passages où il est question d’eunuques au sens propre de ceux où il s’agit de fonctionnaires royaux, d’officiers du palais. Parmi ces derniers se trouve l’« eunuque » Potiphar qui était marié (Gn 39, 7)23 et avait donc peu de chance d’être un véritable eunuque ; Potiphar est par ailleurs à deux reprises qualifié de « commandant des gardes » de Pharaon (Gn 37, 36 ; 39, 1)24. Or, cet article range précisément notre passage dans les cas difficiles à déterminer, notant à la fois que le texte se réfère à des officiers de cour – dont fait partie Ashpenaz – ayant en garde les jeunes exilés, mais qu’il devait y avoir de nombreux eunuques à la cour de Babylone, et pas seulement pour garder les femmes ; les auteurs notent d’ailleurs que, dans ce premier chapitre de Daniel, Ashpenaz est nommé archieunouchos (« chef des eunuques ») par la Septante et praepositus eunuchorum (« préposé des eunuques ») par la Vulgate : le terme saris peut ainsi indifféremment désigner un « eunuque » ou un « officier ».

11 La double interprétation du mot saris n’est pas chose nouvelle : on la rencontre dès le judaïsme ancien, et les deux sens sont également appliqués à Ashpenaz : il est soit « préposé sur tous les eunuques », soit « chef des serviteurs » ou « chef militaire ». Au XVIe siècle, dans les leçons qu’il a données sur le livre de Daniel, Calvin comprend le mot hébreu au sens figuré : « Les Hebrieux appellent bien en leur langue Sarisim, Eunuques : mais ce nom s’estend a tous gouverneurs. Car Putiphar est ainsi nommé, & toutefois il estoit marié. Ce nom aussi se trouve souvent en l’Escriture pour gouverneurs de Province : mais a cause que tels gouverneurs estoient choisis d’entre les enfans nobles, il y a apparence, qu’il n’ont esté apellez Eunuques, non pas qu’ils fussent chastrez : mais d’autant que les Eunuques estoient les mignons des Roys d’Orient, de là est advenu comme j’ai desja dit, que les enfans lesquels le Roy nourrissoit comme une semence des principaux de son Royaume, pour puis apres les ordonner gouverneurs en diverses

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provinces, estoient ordinairement appelez de ce nom25. » Et voici comment il conçoit la charge d’Ashpenaz : « Car le gouverneur avoit sous soy plusieurs serviteurs et officiers, comme nous sçavons que cela est ordinaire aux grans gouverneurs. Il est vray- semblable que la charge de ce gouverneur là estoit telle qu’est au jourd’huy celle du grand Escuyer, qu’on appelle en France26. »

12 Faudrait-il alors comprendre que le mot « eunuque » désignerait ici des personnes homosexuelles ? C’est ce que semble sous-entendre Daniel Helminiak : « Il existe […] une forte présomption que les serviteurs de la cour – ou eunuques comme on les appelait dans le Moyen-Orient antique – étaient le plus souvent des hommes dont l’attirance sexuelle était exclusivement dirigée vers des hommes27. » Encore faut-il prouver cette idée, avancée ici sans le soutien de sources historiques. Certains appuient leur argumentation sur des exemples de relations homosexuelles entre des personnages historiques et des eunuques : Néron et l’eunuque Sporus (Suétone, Néron XXVIII) ; Darius III et ses eunuques, puis Alexandre le Grand et l’eunuque Bagoas de Darius (PLUTARQUE, Vie d’Alexandre 67, 8 ; Quinte-Curce VI, 5, 22-23) ; Artaxerxès et l’eunuque Téridate (Élien, Histoires variées XII, 1). Mais ces exemples ponctuels ne suffisent pas à généraliser le cas des eunuques. On a encore mis en avant que de nombreux hijra de l’Inde moderne s’offrent comme prostitués pour les hommes ; d’autre part, le Kamasutra affirme que tous les eunuques, qu’ils soient efféminés ou plus masculins, sont homosexuels à des degrés plus ou moins grands (II, XI)28.

13 L’idée que les eunuques étaient homosexuels pourrait encore faire référence à ceux que les spécialistes de la Mésopotamie29 appellent les « professionnels de l’homosexualité passive », prostitués, cinèdes et invertis regroupés en trois catégories : les assinnu, les kulu’u et les kurgarrû ; ces personnages jouaient un rôle dans la vie liturgique, où ils se travestissaient, jouaient de la musique, chantaient et dansaient, dans des cérémonies en l’honneur d’Ishtar, déesse de l’amour. Or, certains documents porteraient à croire qu’ils étaient eunuques, castrés ou déformés physiquement – mais rien ne prouve qu’ils l’étaient tous. Plus que l’émasculation réelle, c’est toutefois leur comportement efféminé qui semble les caractériser. Mais, si la prostitution en tant qu’institution était considérée comme une prérogative de la haute civilisation, les prostitués, en tant qu’individus, étaient tenus à l’écart et méprisés : on considérait qu’ils avaient dévié de leur destin et de leur norme ; leur comportement passif les assimilait à des femelles et non à des mâles, certains portant même des noms de femmes. Il semble ainsi évident que ces hommes prostitués ne sauraient non plus en aucune manière être assimilés aux eunuques, fonctionnaires royaux, dont fait certainement partie Ashpenaz.

14 Ce rapide examen des possibilités semble pouvoir établir deux certitudes : le mot saris est ici à prendre plutôt au sens d’une fonction de cour et le texte biblique ne permet en rien de soutenir qu’Ashpenaz était homosexuel.

4. Daniel était-il eunuque ?

15 Mais si Ashpenaz n’était pas véritablement eunuque, peut-on affirmer que les jeunes Hébreux avaient été faits eunuques ? Jean Steinmann tranche ainsi la question : « Daniel et ses compagnons ne sont pas nécessairement eunuques. […] Mais les jeunes gens restent célibataires. On ne parle jamais de leurs femmes ni de leurs enfants, ce qui fait contraste avec les renseignements qui nous sont restés au sujet d’anciens prophètes

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comme Osée, Isaïe et Ézéchiel. Il semble que le célibat de Jérémie ait fait école. Daniel et ses compagnons tendent à vivre comme des moines30. »

16 Cependant, l’idée selon laquelle Daniel et ses compagnons étaient eunuques fut très répandue dans le judaïsme ancien31. Cette affirmation comporte néanmoins de très nombreuses variantes. Sanhédrin 93b, citant Isaïe 39, 7 32, donne deux opinions : soit le mot « eunuques » est à comprendre littéralement (Rab), soit les jeunes Hébreux ont été appelés « eunuques », parce qu’à leur époque, l’idolâtrie avait été complètement retranchée (R. Hanina). Selon cette dernière opinion, Daniel et ses compagnons sont les eunuques dont parle Isaïe 56, 4, qui observent les sabbats de Dieu : en récompense leur sera donné dans la maison de Dieu un monument qui vaut plus que des fils et des filles, un mémorial éternel qui ne sera pas coupé ; c’est là, selon le Talmud, une allusion au livre de Daniel, appelé d’après le nom du prophète. Dans le Talmud de Jérusalem33, il est précisé, à propos de Daniel 3, 25 que les trois compagnons de Daniel auraient retrouvé leur intégrité physique dans la fournaise de feu (le lien de leur castration a été dénoué). Dans les Pirqé de Rabbi Éliézer (LII, 7), le rapprochement de Daniel 1, 3-7 et Isaïe 39, 7 et 56, 4-5 permet de conclure que Daniel, Ananias, Azarias et Misaël avaient été faits eunuques à la cour de Nabuchodonosor et qu’ils n’ont pas eu d’enfants. Rashi, quant à lui, rapporte, dans son commentaire d’Ézéchiel 14, 3 que Daniel n’a laissé ni fils ni filles. En revanche, d’après Sanhédrin 93a, les trois compagnons de Daniel se sont par la suite mariés et ont eu des enfants (R. Johanan). Dans le Midrash Megillah34, à propos d’Esther 4, 535, il est rapporté qu’accusés devant le roi Nabuchodonosor de mener une vie de débauche et menacés d’être exécutés, Daniel et ses compagnons se seraient eux-mêmes châtrés, démontrant que les charges portées contre eux étaient sans fondement. Flavius Josèphe, dans ses Antiquités juives36, affirme que, parmi les enfants juifs déportés à Babylone – et dont font partie Daniel, Ananias, Azarias et Misaël –, certains ont été faits eunuques ; même s’il ne dit explicitement que les quatre jeunes gens sont devenus eunuques, on peut néanmoins supposer que tel était bien le cas. Seul Abraham ibn Ezra n’admet pas que Daniel ait été eunuque ; il tire argument du verset : « Des jeunes garçons en qui il n’y eût aucun défaut » ; de fait, cette insistance sur leur intégrité physique serait un argument pour affirmer que Daniel et ses compagnons n’ont pas pu être faits eunuques ; un autre argument serait que la sagesse acquise par Daniel et ses compagnons aurait été amoindrie par la castration37.

17 Dans le christianisme ancien, on trouve cette même tradition, explicitement attribuée aux Hébreux. Ainsi, si l’on considère d’abord les écrits des Pères grecs, Origène, dans son Commentaire sur Mathieu 15, 5, affirme que Daniel et ses compagnons ont été faits eunuques à Babylone, s’appuyant sur Isaïe 39, 7 et 56, 3-5. On trouve cette même opinion dans ses Fragments sur le premier livre des Règnes38. Commentant Ézéchiel 14, 1639, l’exégète précise que, si Daniel a bien eu des enfants selon un engendrement spirituel, il n’a pas eu d’enfants selon la chair ; la raison en est qu’il a été confié au chef des eunuques – ce qui revient à dire qu’il était lui-même eunuque40. De même, dans ses Homélies sur Ézéchiel, il mentionne que Daniel fut fait eunuque à Babylone, selon Isaïe 39, 7 et Ézéchiel 14, 16 ; pourtant, par ses paroles prophétiques et divines, il a engendré de nombreux enfants41. Outre Origène, on trouve également cette idée, moins développée, dans le Commentaire sur Daniel de Théodoret de Cyr, qui se contente de rapprocher Daniel 1, 3-4 et Isaïe 39, 7, sans en tirer de conclusion42, ou dans les Vies des prophètes d’Épiphane de Salamine43 ; pour ce dernier, cependant, Daniel était à ce point chaste que les Juifs ont cru qu’il était eunuque.

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18 Dans le domaine latin, ce même thème de Daniel eunuque se retrouve chez Jérôme. Cela n’est pas pour surprendre : l’exégète latin est disciple à la fois des Hébreux et d’Origène, dont il traduit en latin, en 381, les homélies sur Ézéchiel. Dans son traité Contre Jovinien, le moine affirme que les Hébreux pensent que Daniel et les trois enfants ont été eunuques44. Il appuie également cette opinion sur un rapprochement entre Isaïe 39, 7 et Daniel 1, 3-4 ; le fait que les deux textes parlent d’enfants d’origine royale suffit à prouver qu’ils parlent bien des mêmes enfants ; or, puisqu’Isaïe affirme que ces enfants royaux seront faits eunuques, alors Daniel, Ananias, Azarias et Misaël ont bien été faits eunuques. Demeure une question : Daniel a-t-il pu avoir des enfants avant d’être fait eunuque ? De fait, on pourrait objecter qu’en Ézéchiel 14, 14-20, il est dit que Noé, Daniel et Job ne peuvent libérer leurs enfants sur une terre pécheresse. Cet argument ne tient pas aux yeux de Jérôme : il ne s’agit là que d’une hypothèse, et il faut donc comprendre : si ces trois hommes avaient eu des enfants à l’époque d’Ézéchiel, ils n’auraient pas pu les libérer de la désolation du pays. La preuve qu’il s’agit bien d’une hypothèse est que Noé et Job ont vécu plusieurs siècles avant l’époque d’Ézéchiel ; quant à Daniel, s’il a bien vécu en même temps qu’Ézéchiel – puisque tous deux ont été conduits en captivité à l’époque du roi Joachim45 –, il était toutefois un enfant quand il fut déporté ; c’est ce que mentionne clairement le texte biblique, qui précise également qu’au bout de trois ans, il fut introduit auprès du roi : puisqu’il est dit que la déportation eut lieu la troisième année du règne de Joachim, alors Daniel entra au service de Nabuchodonosor la sixième année de son règne – soit au moment où Ézéchiel mentionne son nom46. Daniel était donc encore un enfant au moment où il fut déporté, et le prophète ne mentionne donc ses fils que par hypothèse. Preuve est ainsi faite que Daniel a bien été fait eunuque avant même qu’il ait pu avoir des enfants. La matière de l’argumentation est très clairement empruntée à Origène, mais le traitement en reste original.

19 Dans son Commentaire sur Daniel, en 407, Jérôme revient naturellement sur le thème : il se contente cependant de rappeler que les Hébreux prennent appui sur Daniel 1, 3 et Isaïe 39, 7 pour affirmer que Daniel et ses compagnons ont été faits eunuques ; il relève toutefois une objection possible dans la suite du verset 4 : « Des enfants en qui il n’y eût aucun défaut47. » Plus loin, à propos de Daniel 6, 5, Jérôme cherche à comprendre quelle est l’accusation que les chefs et les satrapes cherchent à trouver « contre Daniel du côté du roi » ; les Hébreux, explique-t-il, ont compris que ce « côté du roi » désigne soit la reine, soit des concubines ou des maîtresses du roi : on accuserait donc Daniel d’avoir voulu abuser de la reine ou des femmes entourant le roi. « “Mais ils ne purent trouver, disent-ils, aucun grief ni soupçon”, parce qu’il était eunuque, et ils ne pouvaient le convaincre dans une affaire de stupre48. » Certes, Jérôme qualifie cette explication de « fable » et lui oppose une interprétation simple (Daniel n’avait rien fait de mal) ; néanmoins, on retrouve ici le thème de Daniel eunuque, attribué aux Hébreux49. Évidemment, Jérôme rappelle encore cette opinion des Hébreux en commentant Isaïe 39, 7, dans son Commentaire sur Isaïe50.

20 En passant les siècles, on retrouve encore ce débat, au XVIIIe siècle, dans le commentaire d’Augustin Calmet sur le livre de Daniel ; le célèbre exégète, pourtant, ne retient pas la thèse : « On donne communément le nom d’eunuques, aux officiers du palais des Rois d’Orient, parce que pour l’ordinaire, ils estoient véritablement eunuques. Les Juifs prétendent que Daniel, & ses trois compagnons furent faits eunuques par l’ordre de Nabuchodonosor, en exécution d’une prédiction d’Isaïe qui portoit, que les Rois de

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Babylone prendroient des descendans d’Ezéchias, & qu’ils les feroient eunuques pour servir dans leur palais (Is 39, 7). Mais cette raison n’est pas concluante, puisque dans cette Prophétie, comme dans le passage, que nous expliquons, le nom d’eunuques peut simplement marquer celui qui a un emploi à la cour51. »

21 Il semble donc difficile de déterminer si Daniel et ses trois compagnons ont bien été faits eunuques : la tradition irait dans ce sens, mais cette tradition semble remise en cause dès l’époque moderne et les exégètes contemporains se contentent prudemment de dire qu’ils « ne sont pas nécessairement eunuques ». Quoi qu’il en soit, de deux choses l’une : soit ils ont été véritablement été faits eunuques, et toute la tradition y voit le signe de leur continence ; soit ils n’ont pas été faits eunuques, et l’argument avancé ne tient plus.

5. Analyse contextuelle du passage

22 Si nous reprenons à présent le texte biblique du point de vue de son contexte, on remarque que le personnage d’Asphenaz apparaît comme très secondaire, matérialisant – on l’a vu – la présence bienveillante de Dieu auprès du jeune prophète. Il est présenté comme assez inconsistant, et on l’a parfois même décrit comme « un peu falot n’osant pas prendre de risques. […] Finalement, c’est grâce au “garde”, fonctionnaire subalterne, que tout s’arrangera52 ». De fait, dans le texte biblique, il est évident qu’Ashpenaz n’a finalement pas accédé à la demande de Daniel et de ses compagnons de ne pas prendre part à la nourriture et au vin du roi. Si Dieu accorde à Daniel de trouver grâce et miséricorde auprès du chef des eunuques, ce dernier redoute de devenir coupable aux yeux du roi si celui-ci constate que les jeunes Hébreux sont en moins bonne santé que les autres enfants dont il a la charge ; il faut donc comprendre qu’il refuse la requête de Daniel. Or, c’est finalement auprès du garde53 que le chef des eunuques leur avait préposé que les jeunes gens vont obtenir gain de cause (Dn 1, 10-16).

23 Les auteurs anciens ont très souvent souligné cet aspect du récit. Chez Théodoret de Cyr54, Ashpenaz est décrit comme un homme qui ne connaît rien à la grâce spirituelle, mais considère toute chose d’un point de vue humain : pour lui, des corps ne peuvent être nourris et ne peuvent grandir qu’avec des aliments riches ; la crainte du chef des eunuques est donc fondée, et il redoute les pires châtiments de la part du roi. L’homme est donc mû par la peur, et, constatant cela, Daniel transfère sa prière à son gardien Amalsar. Pour Jean Chrysostome55, il n’y avait d’ailleurs aucune raison que le chef des eunuques respectât Daniel : il n’était à ses yeux qu’un enfant méprisable et un prisonnier de guerre ; et quand bien même il aurait été respectable, le danger ne lui permettait pas de le voir comme tel : aussitôt après la mention de sa pitié pour Daniel, le texte parle d’ailleurs de sa crainte du roi. Ainsi, puisque rien n’était possible au niveau humain, c’est la grâce céleste qui est venue tout régler. Selon Éphrem le Syrien56, puisqu’Ashpenaz ne s’était pas laissé persuader par Daniel, c’est Dieu lui- même qui a disposé Amelsad à accéder à sa demande. Dans les Chroniques de Sulpice Sévère57, il n’est pas dit clairement que c’est le garde qui accède à la demande de Daniel ; mais, aussitôt après qu’« Asphane » a exprimé ses craintes et que Daniel a promis qu’il aurait un visage plus beau en mangeant des légumes plutôt que les mets du roi, on lit : « On ajouta foi à ces paroles58 » ; le garde n’étant jamais mentionné, on peut supposer que c’est « Asphane » lui-même qui accepte de mettre à l’épreuve les

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enfants59. En revanche, Flavius Josèphe60 considère explicitement qu’« Aschanès 61 » était prêt à accéder à leur désir, tout en craignant que le roi, s’apercevant de leur maigreur, ne lui fasse subir un châtiment. L’intermédiaire qu’est le garde disparaît ici, et les jeunes Hébreux, voyant la bonne disposition de l’eunuque, ont raison de ses scrupules et le persuadent de les nourrir selon le régime alimentaire demandé ; constatant l’heureux résultat, « Aschanès » perd alors toute crainte et prend dès lors pour lui tous les aliments que le roi envoie chaque jour aux jeunes gens. Plus tard, au temps des Réformes, Calvin note que le gouverneur « Aspenaz » a refusé ce que Daniel lui demandait : son « humanité » à l’égard du jeune Hébreu n’a donc pas consisté à accéder à sa requête, mais seulement à ne pas l’accuser devant le roi. « Car combien qu’il refuse la requete qu’on luy avoit faite, toutefois il s’excuse gracieusement et avec douceur, comme s’il disoit qu’il accorderoit cela volontiers, s’il ne craignoit d’iriter le Roy contre luy62. » Or, il aurait pu faire mourir Daniel et ses compagnons sur-le-champ, en les dénonçant au roi. Toutefois, ne pouvant obtenir du gouverneur ce qu’il désirait, Daniel s’est tourné vers son serviteur « Melzar ». Cette idée se rencontre encore au XVIIIe siècle sous la plume d’Augustin Calmet : « Le Chef des eunuques avoit refusé à Daniel ce qu’il lui avoit demandé mais Malazar fut plus traitable63. » L’ensemble de ces commentaires montre clairement qu’Ashpenaz a rarement été vu comme un adjuvant de Daniel ; tout au plus n’est-il pas hostile au projet des enfants, mais c’est sa crainte de Nabuchodonosor qui le dissuade de leur accorder ce qu’ils lui demandent. C’est donc plutôt le garde, un subalterne, qui aide les jeunes Hébreux.

24 On pourrait d’autre part trouver un double d’Ashpenaz dans le maître, puis le geôlier auprès desquels le patriarche Joseph a trouvé grâce (Gn 39, 4 ; 21) : faudrait-il alors supposer une liaison entre le patriarche et ces deux hommes ? Bien plutôt, c’est la femme de Putiphar qui a poursuivi Joseph de ses désirs tandis que, lui, est resté chaste. En fait, le parallèle entre Daniel et Joseph n’est pas fortuit, et il faut certainement voir en Daniel un nouveau Joseph : comme lui, il s’est trouvé en nation étrangère ; comme lui, il a reçu un nouveau nom ; comme lui, il a attiré la bienveillance de ceux qui en avaient la garde ; comme lui, il a possédé le don d’interpréter les songes. Tous ces parallèles – déjà remarqués par les Pères de l’Église64 – sont une volonté de l’auteur biblique de rapprocher les deux personnages. D’autres parallèles pourraient encore être proposés : Esther, par exemple, trouva faveur (chez) et grâce (chesed) auprès du roi Assuérus (Est 2, 17) ; Daniel est aussi un nouveau Moïse : il est comme lui instruit dans une culture étrangère.

25 L’intérêt de cet épisode est encore de montrer que l’observation de la Loi procure à Daniel et à ses compagnons une meilleure santé qu’aux autres enfants et une sagesse supérieure à celle des magiciens et devins du royaume de Nabuchodonosor ; les six premiers chapitres de Daniel vont tous dans ce même sens d’une exaltation de la figure du prophète, refusant de se soumettre à d’autres lois qu’à celles de son Dieu. Supposer une relation homosexuelle entre le juif Daniel et un homme étranger, donc païen, serait donc faire fi du sens le plus évident du texte. D’autre part, Daniel n’est pas présenté ici comme un personnage historique dont la vie affective aurait son intérêt, mais comme un instrument de la volonté divine. Effectivement, Daniel et ses compagnons ont parfois été vus comme des « héros sans âme quasiment réduits au rôle de marionnettes. […] Si les personnages de Daniel ne sont guère vivants, c’est qu’aux yeux de l’auteur, ils sont sans grande importance. Leur personnalité s’évanouit dans la thèse qu’ils sont chargés d’illustrer. Cette thèse […] consiste à affirmer la nécessité d’une purification pour accéder à la connaissance des mystères65 ». De fait, le livre s’intéresse moins à la

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personne de Daniel qu’à ses visions prophétiques et à l’issue théologique de la justice de Dieu dans le monde.

26 Le danger des lectures contemporaines que nous venons d’exposer réside dans le fait qu’elles veulent tirer le texte biblique vers un sens idéologique, anachronique et réducteur. Les travaux récents sur l’homosexualité dans la Bible rappellent que la réalité contemporaine de l’homosexualité est, en tant que telle, étrangère au domaine proche-oriental ancien66. Néanmoins, ces lectures présentent l’intérêt de revisiter d’une manière originale un passage biblique que nous lisons aujourd’hui sans y prêter beaucoup d’attention ; elles amènent ainsi les critiques à préciser des aspects textuels sans doute pas assez explorés jusque-là. Elles ont encore le mérite de mettre en valeur des personnages qui pourraient passer quasiment inaperçus, même si elles leur donnent un rôle qu’ils n’ont pas joué. Tel est le cas d’Ashpenaz dans le livre de Daniel : cet « eunuque », personnage secondaire s’il en est, n’est certainement pas le plus connu du livre prophétique. En étudiant ce personnage et son rapport à Daniel, nous avons été amenés à parcourir les exégètes modernes et surtout anciens : or, ce que montre une telle étude, c’est que les anciens s’étaient posé bien des questions semblables aux modernes ; leurs réponses, cependant, diffèrent considérablement, et leur exposé en révèle toute la richesse et toute la profondeur. L’analyse du passage, loin de découvrir une relation homosexuelle entre Ashpenaz et Daniel, a permis au contraire de voir dans le chef des eunuques un fonctionnaire craignant le roi Nabuchodonosor, s’opposant à la volonté de Daniel et, par suite, à Dieu. C’est donc dans ce contexte d’opposition à la Loi divine que Dieu va pouvoir déployer, au travers de l’obstination des jeunes Hébreux, toute sa compassion et toute sa puissance.

27 Au moment même où nous achevions ces remarques paraissait un ouvrage sur l’homosexualité dans la Bible, traitant précisément encore de ce début du livre de Daniel, mais dans des perspectives quelque peu différentes. Cette coïncidence nous semble justifier tout à la fois les analyses qui précèdent et un examen des nouveaux arguments avancés par cet ouvrage ; nous souhaiterions donc, en épilogue, apporter quelques éléments d’analyse nouveaux.

6. Épilogue : les surnoms des jeunes Hébreux

Discussions autour d’une explication récente

28 En Daniel 1, 6 apparaissent pour la première fois quatre jeunes juifs dont les noms sont donnés : Daniel, Ananias, Misaël et Azarias67 ; dès le verset suivant, il est dit : « Le chef des eunuques leur imposa des noms : Daniel s’appellerait Baltassar, Ananias Shadrak, Misaël Meshak, et Azarias Abed Nego » (Dn 1, 7). C’est sur ce verset que Patrick Négrier s’arrête quelque peu longuement dans son ouvrage68. Sa thèse est que ces surnoms seraient des injures à connotation homosexuelle laissant supposer que les mœurs des quatre jeunes juifs – qui n’étaient en réalité pas forcément homosexuels – étaient dissolues ; par ce stratagème, Ashpenaz – cette fois présenté comme un rival69 – voudrait discréditer les jeunes enfants auprès du roi Nabuchodonosor. De fait, si le roi décide de faire instruire des jeunes juifs dans la langue et la littérature chaldéennes, c’est parce que les magiciens, devins et sorciers chaldéens s’étaient avérés incapables d’interpréter les songes du roi, en d’autres termes qu’ils étaient incapables de remplir correctement leurs fonctions administratives ; Ashpenaz aurait donc peur de perdre

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son poste de chef des eunuques si les quatre enfants acquéraient une compétence supérieure à la sienne.

29 Cette thèse est d’autant plus séduisante que, comme le remarque l’auteur, le nom hébreu des jeunes enfants est lui-même porteur de sens : Daniel signifie en hébreu, selon Patrick Négrier, « La vertu est mon juge » (plus exactement70 : « Dieu est mon juge », « Dieu me juge » ou « Dieu a jugé ») ; Ananias, « l’Être éternel est grâce » (« Dieu a fait grâce » ou « Dieu a eu pitié ») ; Misaël, « Qui est ce qu’est la vertu ? » (« Qui est ce que Dieu est ? » ou « Qui est ce que Dieu est ») ; Azarias, « l’Être éternel aide » (« Dieu a aidé » ou « Dieu aide »). Dans chacun de ces noms apparaît le nom de Dieu sous la forme des suffixes –el (que l’on retrouve dans Élohim) ou -ias (plus exactement -iah, les deux premières lettres du tétragramme Yahvé). L’auteur lit dans ces quatre noms symboliques une « leçon spirituelle plurielle » que nous ne jugeons pas utile de rapporter ici. Se fondant en tout cas sur le fait que les noms d’origine des quatre jeunes gens ont une signification spirituelle, il se propose d’examiner les nouveaux noms qui leur sont attribués par Ashpenaz. Ces quatre surnoms auraient donc pour unique objet de discréditer les jeunes gens71 auprès du roi ; mais en fait, comme le note Patrick Négrier, c’est à chaque fois Ashpenaz qui manifeste son incapacité à occuper sa charge d’administrateur et d’éducateur.

30 Daniel est nommé Baltassar, ce qui signifierait en hébreu « Pas cul étroit72 », « allusion à la pratique d’un coït anal passif répété » ; l’injure concernerait moins le fait que Daniel pratiquerait l’homosexualité que le fait qu’il a des rapports sexuels anaux avec de nombreux partenaires. Peu importe l’argumentation biblique de l’auteur sur la condamnation par la Bible de la multiplication des rapports sexuels avec de nombreux partenaires73, nous retiendrons seulement l’interprétation : « Lorsque le chef des eunuques donna à Danî’el le surnom infamant de “Pas cul étroit”, il cherchait par là à attribuer à ce jeune homme la réputation d’un homosexuel qui, parce qu’il multiplie les rapports sexuels avec de nombreux partenaires, constitue de ce fait un agent de désordre social dommageable à la paix et à la sécurité publiques74. Intention qui permettrait au chef des eunuques de jeter le discrédit moral sur Danî’el, et par là de se débarrasser d’un jeune homme dont les compétences faisaient de lui un rival potentiel risquant de lui faire perdre sa place de chef des eunuques » (p. 214).

31 Ananias est nommé Shadrak, ce qui signifierait en hébreu « Poitrine douce75 ». Le chef des eunuques reprocherait ainsi à Ananias d’être comme une femme, soulignant ainsi son manque de virilité et donc sa féminité. L’auteur fait un long développement sur le rapport entre l’anatomie (qui définit le genre) et les traits psycho-moraux, que nous laissons de côté car il n’intéresse pas directement notre propos.

32 Misaël est nommé Meshak, ce qui signifierait en hébreu « Testicule écrasé76 », « appellation connotant l’idée d’une virilité amoindrie et donc d’effémination ». On peut relever deux allusions aux « testicules écrasées » dans la Bible : en Lévitique 21, 17-21, il est dit que tout descendant d’Aaron infirme ne pourra accéder au sacerdoce ; parmi les infirmités citées, on trouve les testicules écrasées (Lv 21, 20). Toutefois, Meshak n’étant pas prêtre, ce verset ne pouvait lui faire perdre crédit auprès du roi. En revanche, Deutéronome 23, 2 (« L’homme mutilé par écrasement et l’homme à la verge coupée n’entreront pas dans l’assemblée du Seigneur ») pouvait s’appliquer davantage à Meshak, bien que l’allusion à l’écrasement ne concerne pas explicitement les testicules. Ashpenaz cependant ferait une lecture superficielle de ce verset « pour révéler publiquement cet aspect de l’anatomie de ce jeune homme (conséquence

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éventuelle d’une rixe, et par là indice possible d’un naturel violent) en vue de le discréditer auprès du roi de Babylone, et écarter ainsi d’une carrière éminente ce jeune homme compétent qui représentait pour lui un rival suffisamment sérieux pour risquer de l’évincer de son propre poste de chef des eunuques77 » (p. 218).

33 Azarias est nommé Abed Nego, ce qui signifierait en hébreu « Esclave de son mignon78 ». Par ce nom, le chef des eunuques reprochait à Azarias « d’inverser les rôles dans sa relation avec son mignon, c’est-à-dire de tenir au plan psycho-moral un rôle passif de dominé alors que dans l’acte sexuel il tenait un rôle actif de dominant ». Ce reproche permettait « de le discréditer auprès du roi de Babylone en lui faisant accroire que ‘Azariah n’était pas digne d’occuper au terme de ses études un poste de responsabilité administrative qui nécessite de tenir au plan psycho-moral un rôle actif de maître (c’est-à-dire de dominant) et non un rôle d’esclave (c’est-à-dire de dominé) » (p. 220-221). Suit un développement sur la racine ‘azar- dans le nom hébreu du jeune homme qui signifie « aide » et que l’on retrouve en Genèse 2, 18 : son nom signifie ainsi « l’essence même de la relation de couple et de la relation entre administrateurs et administrés, comme le montra la suite du livre de Daniel en faisant état de la promotion professionnelle de ‘Azaryah au “service” (‘avîdeta’) de la province de Babel (Dan. 2, 48-49) » (p. 222).

34 L’argumentation proposée tombe, selon nous, dans deux écueils79 : d’une part, Patrick Négrier tente d’attribuer une étymologie hébraïque à des noms qui, de toute évidence, ne relèvent pas de cette langue (le verset 4 ne précise-t-il d’ailleurs pas : « Asphenaz leur enseignerait les lettres et la langue des Chaldéens » ?). D’autre part surtout, l’ouvrage ne propose aucune référence bibliographique pour appuyer son raisonnement80 ; il passe ainsi sous silence les difficultés liées à l’étymologie de ces noms et les efforts faits par les exégètes, depuis au moins deux siècles, pour tenter de décrypter leurs significations ; le lecteur prend donc pour argent comptant ce qui lui est exposé sans percevoir la complexité réelle posée par ces surnoms. Ces deux faiblesses méthodologiques nous conduisent à réexaminer les propositions de Patrick Négrier, si séduisantes soient-elles a priori81. Bien que l’auteur rejette, dans son introduction, les « ouvrages du passé qui avaient été conçus d’après des méthodes herméneutiques non pertinentes82 », nous pensons cependant que l’on ne peut faire fi des travaux d’éminents chercheurs, même s’il convient toujours de les considérer avec esprit critique. C’est donc en nous appuyant sur ces travaux exégétiques que nous souhaiterions, aussi brièvement que possible, rétablir quelques positions83.

Les explications apportées par les exégètes

35 Pour les raisons que nous venons d’exposer, les exégètes n’ont pas cherché l’étymologie de ces noms en hébreu mais dans d’autres langues proche-orientales : l’une des idées qui a guidé ces recherches est que le chef des eunuques manifeste l’adoption des étrangers à la cour du roi de Babylone en leur attribuant des noms indigènes ; or, puisque les noms des quatre enfants contenaient le nom de Dieu, les exégètes ont plutôt compris qu’Ashpenaz leur avait donné des noms contenant des éléments relatifs à la religion babylonienne, c’est-à-dire des noms idolâtres et profanes84 ; mais cette théorie n’est pas la seule et l’on a souvent avancé bien d’autres explications étymologiques. Nous n’avons aucune compétence pour exposer les diverses reconstitutions proposées85

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et nous nous contenterons donc de les énumérer : le lecteur désireux d’approfondir cette question pourra se reporter aux travaux signalés dans les notes.

36 Le surnom « Balthassar » reçu par Daniel ne pose pas beaucoup de difficultés. Généralement, il est analysé comme venant de l’accadien Balati-shar-usur (ou Balat-shar- usur, Belit-shar-usur, Balat-sha-usur) et signifierait « Protège la vie du roi86 ! » On l’a aussi analysé comme un nom babylonien, Balatshu-usur : « Protège sa vie 87 ! » Certains ont reconnu dans le surnom le nom du dieu Bel (Bel-balatsu-usur) ou celui de Bêlit son parèdre, en s’appuyant notamment sur Daniel 4, 5 (« Puis se présenta devant moi Daniel, surnommé Baltassar, selon le nom de mon dieu », i.e. Bel) 88 ; mais l’élément théophore serait ici omis – il s’agit sans doute d’une ellipse du nom de la divinité, et il faudrait comprendre « [Que Bel (ou Marduk)] protège sa vie89 ! » Notons encore d’autres propositions qui n’ont pas retenu l’adhésion : Bel-lit-shar-usur, « Que Bel protège l’otage du roi90 ! » ou Belet-sharra-usur, « Dame, protège le roi91 ! »

37 Le surnom « Abed-Nego » donné à Azarias est également facilement expliqué par les exégètes. Il s’agirait d’une déformation – sans doute intentionnelle pour éviter de prononcer un nom d’idole – du nom accadien Abed-Nebo, « serviteur de Nabu », dieu de l’écriture et de la sagesse, interprète et fils de Bel en Asyro-Babylonie92. Le nom de ce même dieu se retrouve dans le nom du roi Nabuchodonosor.

38 Les deux derniers noms sont beaucoup plus difficiles à expliquer. Le surnom Shadrak laisse les exégètes dans le doute, certains le déclarant inexpliqué93, d’autres se contentant de dire qu’il est difficile à expliquer94. On y a vu une déformation pour d’autres, le nom ; 95 ךדרמ au lieu de ךרדש ,intentionnelle du nom du dieu Marduk serait plutôt à rapprocher du babylonien sudur-Aku, « commandement du (dieu) Lune96 », à moins qu’il ne signifie « serviteur du dieu Akon97 ». D’autres explications ont encore été apportées, tentant des rapprochements avec l’iranien shithraka, « semence, progéniture » (d’après la racine shithra, « brillant »)98 ou l’assyrien shaduraku, « je suis terrifié99 ».

39 Le surnom Meshak enfin reste également inexpliqué, pour un certain nombre d’exégètes100 ; et, même si l’on a tenté de découvrir son origine, celle-ci reste difficile à déterminer et très hypothétique. On a proposé d’y voir une altération intentionnelle d’un nom d’origine babylonienne, destinée à estomper un lien indésirable avec un dieu étranger101 ; il pourrait alors s’agir du nom cryptographique de Babel, Sheshaq – que l’on trouve en Jérémie 25, 26 ou 51, 41102 ; on a également pensé que le nom du dieu Marduk pouvait être contenu dans le mot103. Certains ont avancé une origine accadienne, associant le nom à la forme Mishaaku, « Qui est ce qu’est le dieu Aku ? » – adaptation profane du nom Misaël104 ; pour d’autres, l’étymologie serait à rechercher du côté du vieux perse et serait un composé de miça, variante dialectale du nom Mithra105 – explication rejetée par quelques-uns106. C’est encore vers l’accadien meshaku, « je suis méprisé107 » ou vers l’iranien *maisha, « mouton108 », que l’on s’est tourné, sans que ces explications parviennent à convaincre109. Enfin, on a vu dans ce surnom le nom d’un peuple localisé en Asie Mineure, dans la région du Pont, au sud de la mer Noire110 – mais, là encore, l’explication n’a pas remporté les suffrages111.

40 Les quelques pages assez techniques qui précèdent n’avaient d’autre but que de montrer à la fois la grande complexité qui entoure l’origine de ces quatre noms (même si l’origine de deux d’entre eux semble recevoir le consensus des exégètes) et le vaste champ des investigations ouvert par la recherche. Au vu de cet éventail d’hypothèses aussi diverses qu’érudites, les explications proposées par Patrick Négrier doivent être

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remises à leur juste place : une hypothèse parmi d’autres. Le problème qu’elles soulèvent réside dans le fait qu’elles ne se présentent pas comme telles au lecteur. Ainsi, si l’objectif que se fixe l’auteur est louable – lutter contre l’homophobie, en l’occurrence les injures à connotation homosexuelle –, il apparaît que sa démonstration fondée sur Daniel 1, 7 ne repose pas sur des bases suffisamment solides pour emporter l’adhésion.

41 En guise de conclusion, on soulignera la place intéressante que peuvent tenir, dans l’examen des deux opinions discutées, les sources anciennes. Si l’exégèse contemporaine ne peut se satisfaire des seules opinions des commentateurs anciens, ceux-ci apportent ici un éclairage à la fois unanime et solide. Négliger ou nier la tradition, c’est risquer de dénaturer le texte biblique et d’avancer des opinions de manière certes séduisante, mais aventureuse. Or, il aurait été facile de se servir précisément de la tradition pour proposer, dans le même esprit, une autre figure « homosexuelle » dans le début de Daniel, en la personne du roi Nabuchodonosor lui- même. De fait, dans ses Légendes des Juifs, Louis Ginzberg rapporte la tradition juive selon laquelle le roi s’adonnait « à des pratiques immorales au point qu’il fit souvent enivrer les rois prisonniers pour satisfaire sur eux ses passions contre nature112 ». Dans une note, l’auteur précise que le sens de ce passage est clair : Nabuchodonosor est accusé par le texte de s’adonner à la sodomie113. L’origine de cette légende est cependant claire : il s’agit de discréditer par avance le roi païen en le démarquant de ses prisonniers, lui qui « savait […] que le Dieu des Juifs haïssait l’immoralité114 ».

NOTES

1. Voir R. COURTRAY (dir.), David et Jonathan. Histoire d’un mythe, coll. « Théologie historique » n° 64, Paris, Beauchesne, 2010.. 2. Cf. D. HELMINIAK, Ce que la Bible dit vraiment de l’homosexualité, trad. par D. Gille, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », Paris, Le Seuil, 2005, p. 195-196 (1re édition en anglais publiée en 2000) ; U. WERNIK, “Will the real homosexual in the Bible please stand up ?”, Theology & Sexuality 11/3, 2005, p. 47-64 (voir surtout les pages 56-57). 3. Non seulement cette nourriture ne répondait pas aux prescriptions de la loi mosaïque, mais les viandes risquaient d’avoir été consacrées aux divinités païennes. 4. Notre traduction littérale suit le texte proposé dans l’Ancien Testament interlinéaire hébreu- français, Alliance biblique universelle, Villiers-le-Bel, 2007, p. 2424. 5. Cf. D. HELMINIAK, Ce que la Bible dit vraiment de l’homosexualité, p. 195. 6. Cf. U. WERNIK, “Will the real homosexual in the Bible please stand up ?”, p. 56. 7. Une note précise cependant « matrices à la source de tout amour et de toute vie ». 8. Cf. J. MCNEILL, The Church and the Homosexual, Kansas City, Sheed Andrews and McMeel, 1976, p. 64-65. 9. Cf. N. WILSON, Our Tribe : Queer Folks, God, Jesus, and the Bible, San Francisco, Harper San Francisco, 1995, p. 124. 10. Cf. V.S. KOLAKOWSKI, “Throwing a party : patriarchy, gender, and the death of Jezebel”, in R.E. GOSS, et M. WEST (eds.), Take Back the Word, Cleveland, Pilgrim Press, 2000, p. 103.

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11. Cf. D. HELMINIAK, Ce que la Bible dit vraiment de l’homosexualité, p. 195. 12. Cf. U. WERNIK, “Will the real homosexual in the Bible please stand up ?”, p. 56. Voir de même Si 20, 4 : « Tel l’eunuque qui voudrait déflorer une jeune fille » ou Jérôme, Lettres 107, 11, qui parle des eunuques qui « n’abandonnent pas leur âme de mâles ». 13. Pour les analyses qui suivent, nous avons eu recours à G. LISOWSKY, Konkordanz zum Hebräischen Alten Testament, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 19812. 14. Cette dernière référence correspond au grec : Ὁ Θεὸς τῶν πατέρῶν ἡμῶν δῴη σε εἰς χάριν. 15. Cicéron, Tusculanes IV, 8, 18. 16. Ibid., IV, 7, 14. 17. André de Saint-Victor, Expositio super Danielem I, 9 (CCCM 53F, éd. M. Zier, 1990, p. 11-12). 18. Cf. Jérôme, In Danielem 1, 1, 9 (CCSL 75A, p. 781, l. 92-101). 19. Leçons de M. Jean Calvin sur le livre des prophéties de Daniel, recueillies fidelement par Jean Budé & Charles de Jonviller, ses auditeurs et translatees de Latin en François, Genève, 1562, p. 7v-8r (sur Daniel 1, 9-10). 20. Sur les eunuques dans l’empire assyrien, voir, entre autres, A.K. GRAYSON, “Eunuchs in power : their role in the Assyrian bureaucracy”, in M. DIETRICH et O. LORETZ (eds.), Vom alten Orient zum alten Testament, Alter Orient une Altes Testament 240, Neukirchen, 1995, p. 85-98 ; K. DELLER, “The Assyrian Eunuchs and their predecessors”, in K. WATABE (éd.), Priests and officials in the Ancien Near East, Heidelberg, 1999, p. 303-311 ; F.M. FALES, L’impero assiro. Storia e amministrazione (IX-VII secolo A.C.), Roma, Laterza, 2001, passim. 21. Dictionnaire Encyclopédique de la Bible, Turnhout, Brepols, 2002, s.u. “eunuque”. D’autres dictionnaires voient une évolution inverse : « D’abord réservé aux serviteurs émasculés commis à la garde des harems chez tous les peuples antiques, puis dans les palais princiers ou royaux aux “gardes de la chambre”, qu’ils aient ou non subi une mutilation, le terme finit par désigner tous les officiers qui tenaient une charge de confiance dans la maison du roi » (A.-M. GÉRARD, Dictionnaire de la Bible, Paris, Bouquins-Robert Laffont, 1989). Pour J.A. Montgomery (A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, Edinburgh, T. & T. Clark, 1927, p. 124), le fait que de hauts officiers militaires aient porté le titre d’eunuques ferait douter que le mot ait d’abord pu signifier « eunuque » ; pourtant, il est plus facile de penser que le mot saris a évolué vers la signification d’un titre officiel que le contraire. 22. Cf. F.P. RETIEF, J.F.G. CILLIERS et S.P.J.K. RIEKERT, “Eunuchs in the Bible”, Acta Theologica Supplementum 7, 2005, p. 247-258. 23. Certains lui prêtent même une fille, selon Genèse 41, 45 ; mais il y a sans doute confusion entre le Putiphar, maître de Joseph, et un autre personnage, prêtre de Ône. 24. Voir de même en 2 R 18, 17 ; Jr 39, 3.13. 25. Leçons de M. Jean Calvin sur le livre des prophéties de Daniel, p. 3v (sur Daniel 1, 3). 26. Ibid., p. 8r (sur Daniel 1, 11-13). Cette explication est donnée à propos de Melzar (Amelsad), le garde préposé à Daniel et à ses compagnons. 27. D. HELIMINIAK, Ce que la Bible dit vraiment de l’homosexualité, p. 195. 28. Cf. Bruce L. GERIG, Eunuchs in the Old Testament, http ://epistle.us/hbarticles/eunuchs1.html/ (site consulté le 19 janvier 2011). 29. Cf. J. BOTTÉRO et H. PETSCHOW, “Homosexualité”, in Reallexikon der Assyrie, vol. IV, Berlin-Leipzig, Walter de Gruyter & Co, 1972-1975, p. 459-468 (notamment les § 10-20, p. 463-468) ; J. BOTTÉRO, Mésopotamie. L’écriture, la raison et les dieux, Paris, Gallimard, 1987, p. 231-239. 30. J. STEINMANN, Daniel, collection « Connaître la Bible », Paris, Desclée de Brouwer, 1961, p. 45. 31. Pour une étude plus approfondie des traditions juives sur cette question, voir J. BRAVERMAN, Jerome’s Commentary on Daniel. A study of comparative Jewish and Christian interpretations of the Hebrew Bible, The Classical biblical Quarterly, Monograph Series 7, Washington 1978, p. 53-66 ; J. SMEETS, “Traditions juives dans la Vulgate de Daniel et le commentaire de Jérôme”, Service international de

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Documentation judéo-chrétienne XII/2, 1979, p. 21-22 ; L. GINZBERG, The Legends of the Jews, Philadelphia, The Jewish Publication of America, t. IV (1913), p. 276 ; 326 ; t. VI (1928), p. 368 ; 415. 32. Is 39, 7 : « Parmi les fils issus de toi, ceux que tu as engendrés, on en prendra pour être eunuques dans le palais du roi de Babylone » (trad. Bible de Jérusalem). 33. Talmud de Jérusalem, Schabbath VI : Le Talmud de Jérusalem, trad. M. Schwab, Paris, éd. Maisonneuve et Larose, t. III, 1972, p. 80. 34. Midrash Megillah, dans Semitic Studies in Memory of Rev. Dr. Alexander Kohut, Berlin, 1897, p. 176 ; repris dans : J.D. Einsenstein, Otsar ha-Midrashim 1, New York, 1915, p. 606. 35. Le Midrah Megillah identifie l’eunuque Hatak d’Esther 4, 5 à Daniel, parce que hatak en hébreu signifie « trancher » et que Daniel et ses compagnons avaient tranché leur masculinité. 36. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques X, X, 1 (186-187), in Œuvres complètes, trad. en français sous la dir. de Th. Reinach, trad. de René Harmand, révisée et annotée par S. Reinach et J. Weill, t. II, Paris, E. Leroux, 1926, p. 337-338. 37. Cf. A.-F. GALLÉ, Daniel, avec commentaires de R. Saadia, Aben-Ezra, Raschi, etc., et variantes des versions arabe et syriaque, Paris, E. Leroux, 1900, p. 4-5. 38. Cf. Origène, Fragmenta in librum primum Regnorum, frg. 22 (GCS 6). 39. Origène identifie ici le Daniel (ou Danel) mentionné en Ézéchiel 14, 14 au prophète Daniel – ce que n’admettent pas les exégètes contemporains. 40. Cf. Origène, Selecta in Ezechielem (fragmenta e catenis) (PG 13, 808). 41. Cf. Origène, Homélie sur Ézéchiel IV, 5 et 8 (SC 352, p. 174 ; 184). 42. Cf. Théodoret de Cyr, Commentaire sur Daniel 1, 3-4 (PG 81, 1273C). 43. Cf. Épiphane, De uitis prophetarum 10, in T. SCHERMAN (éd.), Prophetarum uitae fabulosae, Leipzig, Teubner, 1907, p. 14, l. 8 ; p. 64, l. 22. 44. Cf. Jérôme, Aduersus Iouinianum 25 (PL 25, 244B-245A). La question centrale de ce traité est celle de la virginité. 45. Le raisonnement de Jérôme repose sur une double erreur historique : d’une part – on l’a signalé à propos d’Origène –, le Daniel d’Ézéchiel 14 n’est pas le même que celui du livre de Daniel (il s’agit d’un juste de la tradition phénicienne que l’on trouve dans les textes mythologiques d’Ougarit – voir M. DELCOR, Le livre de Daniel, coll. « Sources bibliques », Gabalda, Paris, 1971, p. 63-64 ; A. LACOCQUE, Le livre de Daniel, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1976, p. 14-15 ; etc.) ; d’autre part, le moine confond le roi Joachim du livre de Daniel avec le roi Joiachin du livre d’Ézéchiel : il n’est donc pas possible de conclure que Daniel a été fait prisonnier en même temps qu’Ézéchiel. Or, en 407, dans son Commentaire sur Daniel, Jérôme – non sans une certaine mauvaise foi – mettra précisément en garde contre cette confusion inadmissible des deux rois, commise par Porphyre : « Personne ne saurait penser que ce Joachim que l’on trouve au début du livre de Daniel est le même homme que l’on rencontre au début du livre d’Ézéchiel écrit sous la forme Joiachin : le premier nom se termine par la syllabe “chim”, le second par la syllabe “chin” » (In Danielem 1, 1, 1 – CCSL 75A, p. 777, l. 11-14). Dans le Contre Jovinien, l’erreur de Jérôme semble provenir de l’utilisation du texte de la Septante qui confond les deux rois dans leur graphie. Pour une discussion plus détaillée de cette question, voir J. BRAVERMAN, Jerome’s Commentary on Daniel, p. 63-64, n. 53. 46. Cf. Éz 8, 1 ; 14, 1 (Jérémie évoque Noé, Daniel et Job « la sixième année » de la déportation du roi Joachim). Tout ce raisonnement est sous-entendu par Jérôme qui procède par ellipse : au lecteur de compléter son argumentation. 47. Jérôme, In Danielem 1, 1, 3-4 ( CCSL 75A, p. 779, l. 51-59). Dans ses Quaestiones in Danielem prophetam (Quaestio 2, PL 96, 1348A), Pierre de Pise reprend, au VIIIe siècle, l’argumentation de Jérôme, mais tranche une discussion que le moine avait laissée ouverte : on pourrait penser que Daniel et ses compagnons ont été eunuques, en rapprochant Daniel 1, 3 de Isaïe 39, 7, mais il faut conclure qu’ils n’ont pas été eunuques en raison de Daniel 1, 4.

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48. Jérôme, In Danielem 2, 6, 4a (p. 830, l. 260-p. 831, l. 262). 49. Pour une discussion plus détaillée de ce passage, voir J. SMEETS, “Traditions juives…”, p. 22-23. On trouve un parallèle intéressant à cette explication dans le Midrash Megillah. 50. Jérôme, In Isaiam XI, 39, 3-8 (CCSL 73, p. 453, l. 50-54). 51. Dom Augustin CALMET, Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, t. 2 : Ézéchiel et Daniel, Paris, 1715, p. 560 (sur Daniel 1, 3). 52. B. BECQUET, F. DUMORTIER et M. JACOB, La fosse aux lions. Lecture du livre de Daniel, Paris, Les éditions ouvrières, 1993, p. 38. qui désigne l’officier, l’intendant, le maître ,( רַצְלֶמַה ) On trouve en hébreu le mot ha meletsar .53 d’hôtel ou le surveillant (d’après N. Ph. SANDER et I. TRENEL, Dictionnaire hébreu-français, Genève, Slatkine Reprints, 1982). Toutefois, comme l’a bien noté M. Delcor (Le livre de Daniel, p. 65), « les versions anciennes ont été visiblement embarrassées en présence de ce terme. Théodotion a lu Αμελσαδ dont il fait apparemment un nom propre comme la LXX qui a lu Ἀβιεσδρι. » On ne sera donc pas surpris, dans les textes qui suivront, que le nom propre Amelsad soit employé pour désigner ce garde. Voir sur les différentes interprétations J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 131 et 134. 54. Cf. Théodoret de Cyr, Commentarius in uisiones Danielis prophetae 1, 10 (PG 81, 1277B-C). 55. Cf. Jean Chrysostome, Interpretatio in Danielem prophetam 1, 9 (PG 56, 197). 56. Cf. Éphrem, Sermo in Danielem prophetam, et in sanctos tres pueros ; et in eum qui dicit : ‘Tempora mala sunt, salvari nequeo’, éd. K.G. Phrantzoles, Ὁσίου Ἐφραιμ τοῦ Σύρου ἔργα, vol. 6, Thessalonica, To Perivoli tis Panagias, 1995 (p. 65-69), l. 28-35. 57. Cf. Sulpice Sévère, Chroniques II, I, 1 (SC 441, p. 222, l. 16). 58. Littéralement : « La foi assista ces paroles. » 59. Toutefois, le genre même des Chroniques et la concision que ce genre implique ont amené Sulpice Sévère à simplifier les épisodes, éliminant au passage les personnages secondaires, comme celui du garde. 60. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques X, X, 2 (191-193), p. 338-339. 61. Selon l’orthographe donnée par Flavius Josèphe. 62. Leçons de M. Jean Calvin sur le livre des prophéties de Daniel, p. 7r (sur Daniel 1, 9-10). 63. Dom Augustin CALMET, Commentaire littéral…, t. 2, p. 565 (sur Daniel 1, 11). 64. Voir notamment, sur le changement de nom : Jérôme, In Danielem 1, 1, 7 (CCSL 75A, p. 780, l. 70-71) ; sur la bienveillance du geôlier : Théodoret de Cyr, Commentarius in uisiones Danielis prophetae 1, 9 (PG 81, 1277A). 65. J. STEINMANN, Daniel, p. 43-45. 66. Voir, par exemple, T. RÖMER et L. BONJOUR, L’homosexualité dans le Proche-Orient ancien et la Bible, Genève, Labor et Fides, 2005 ; I. HIMBAZA, A. SCHENKER et J.-B. EDART, Clarifications sur l’homosexualité dans la Bible, Paris, Cerf, 2007. 67. Nous avons adopté ici l’orthographe des noms établie par la Bible de Jérusalem ; bien des variantes existent selon les Bibles, selon que l’on tente de donner une graphie plus proche de l’hébreu ou du français. 68. P. NÉGRIER, Contre l’homophobie. L’homosexualité dans la Bible, Paris, éditions Cartouche, 2010, p. 205-228. 69. Son nom signifierait, d’après l’auteur : « Carquois de flèches qui éclaboussent. » Sans le הפְׁשַא préciser, il propose une étymologie hébraïque de ce nom composé des mots ashpah הָזנ «( carquois ») et nazahLes exégètes rapprochent plutôt (.«rejaillir » ; au hiphil : « asperger ») ce nom du mot perse Ashpazanda dont le sens reste difficile à expliquer (cf. E.J. YOUNG, The Prophecy of Daniel. A Commentary, Grand Rapids, W.M.B. Eerdman, 1962², p. 39 ; A. LACOCQUE, Le livre de Daniel, p. 30 ; J. STEINMANN, Daniel, p. 41 ; etc.).

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70. Nous rectifions entre parenthèses les traductions au plus près de l’étymologie hébraïque, en nous appuyant sur les ouvrages suivants : B. DAVIDSON, The Analytical Hebrew and Chaldee Lexicon, London, 1848, réimpr. Grand Rapids, Zondervan, 1993² ; F. VIGOUROUX, Dictionnaire de la Bible, 5 vol., Paris, Letouzay et Ané, 1895-1912 ; J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel ; O. ODELAIN et R. SÉGUINEAU, Dictionnaire des noms propres de la Bible, Paris, Le Cerf-Desclée de Brouwer, 1978 ; N. Ph. SANDER et I. TRENEL, Dictionnaire hébreu-français, Genève, Slatkine Reprints, 1982 ; D.N. FREEDMAN (éd.), The Anchor Bible Dictionary, 6 vol., New York-London-Toronto- Sydney-Auckland, Doubleday, 1992 ; Dictionnaire Encyclopédique de la Bible, Turnhout, Brepols, 2002. 71. Ceux-ci sont donc supposés être assez âgés pour avoir des relations sexuelles – ce que le texte enfants » ou « jeunes hommes » (la » , םיִדָלְי biblique ne permet pas de confirmer, parlant de Septante et Théodotion traduisent νεανίσκοι, « jeunes gens », la Vulgate pueri, « enfants »). On a vu plus haut les arguments (erronés) de Jérôme ; André Lacocque (p. 30) indique que le terme s’applique aussi à des adolescents (par exemple : Gn 37, 30 – à propos de Joseph !) et rapporte que, pour Ibn Ezra, Daniel avait alors plus ou moins 15 ans. 72. Cette analyse étymologique repose sur des racines hébraïques, mais aussi sur la modification ( לַּב )de l’une des parties du mot : bel-tesha’-tsar serait à lire plutôt sous la forme bel-sht-tsar, bal ( רַצ ) « tsarétroit » ; la modification proposée est due au ( תֵׁש ) « signifiant « ne pas », shet anus » et fait que la forme tescha ne signifie rien en hébreu (on pourrait cependant proposer la traduction : P. Négrier découvre une preuve .( אֺשִת : tu porteras », selon le dictionnaire de Davidson » qui aurait pour sens ( ןוֹתׁשֶא ) supplémentaire en 1 Chroniques 4, 12 où il lit le mot Éshtôn femme ») ; or, il s’agit d’un nom propre, dont l’étymologie » , תׁשֶא homme efféminé » (racine » .(« homme ») ׁשיִא viendrait plutôt de 73. Cette condamnation serait fondée sur Genèse 6, 1-4 et concernerait avant tout les rapports hétérosexuels. Le passage incriminé ne nous semble pas probant. 74. Cette idée repose toujours sur Genèse 6 : ce serait en raison d’une multiplication de relations sexuelles avec de nombreux partenaires que le déluge se serait produit ; par déluge, il faut comprendre une guerre civile « qui faillit exterminer l’existence de l’espèce humaine » selon la métaphore mésopotamienne du déluge pour signifier les ravages opérés par la guerre. Il en irait de même pour Daniel. ( דַׁש ,) Le nom serait ainsi composé de shad,non pas « poitrine », mais « sein, mamelle » (ce qui .75 ( דׁש ,) « du coup, ne convient plus à l’analyse qui est faite du mot) et de rak «. tendre, mou, délicat ( גֺנַע ,) L’auteur cite Deutéronome 28, 54 où le mot rak apparaît, associé au terme ‘anogque l’on trouverait précisément dans le nom Abed Nego. Rien cependant n’autorise a priori à affirmer que l’expression « l’homme tendre » signifie « l’homme sexuellement tendre » : de fait, non seulement l’homme en question possède femme et enfants, mais en Deutéronome 28, 56, la même structure de phrase est appliquée à une femme (l’auteur a complètement passé sous silence le contexte, selon lequel il est dit que les plus doux – hommes et femmes – deviendront les plus féroces, si le peuple n’écoute pas la voix du Seigneur). L’argument sur lequel se fonde P. Négrier est l’équivalence entre le terme rak et le mot grec malakos. Laissons de côté les développements sur le terme grec qui nous entraîneraient trop loin de notre objet ; contentons-nous de considérer l’affirmation selon laquelle « le modèle typologique de la malakia néotestamentaire était le qualificatif rak (“doux”) employé en Dan. 1, 7 et en Deut. 28, 54 dans un contexte d’homosexualité ». Pour qu’une telle affirmation puisse être exacte, il faudrait démontrer que les emplois néotestamentaires des mots malakos ou malakia prennent effectivement appui sur ces deux passages ; or, c’est impossible à montrer pour Daniel (puisque la racine est insérée dans un nom qui sera transcrit directement en grec) et, pour ce qui est du Deutéronome, le mot « doux » est traduit par hapalos (ἁπαλός) dans la Septante : l’absence de correspondance des termes suffit à notre sens pour refuser l’assimilation des deux mots et les développements qui en sont tirés.

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76. Le nom serait la forme abrégée de merôah et de ‘ashek ; les deux mots se trouvent de fait homme aux testicules écrasées »). Si l’expression ») ְךֶׁשֶא חוֹרְמ : employés en Deutéronome 21, 20 est bien attestée, on peut toutefois s’étonner d’une telle forme abrégée et se demander comment des lecteurs de la Bible auraient pu reconnaître dans la seule syllabe me- la racine du verbe signifiant « écraser ». 77. On comprend cependant mal en quoi Nabuchodonosor aurait pu se sentir concerné par un interdit lié aux assemblées cultuelles. anog‘ ( דֶבֶע ) Le nom serait composé du mot ‘abed signifiant « esclave », « serviteur » et du mot .78 (), « tendre, délicat » sous la forme ‘onegô. Outre le fait que les voyelles ne correspondent à aucune forme attestée, il faudrait encore expliquer comment le ‘ayin initial disparaît. 79. Nous ne commenterons pas ici la conclusion (« Perspective typologique ») dans laquelle P. Négrier considère que la corne de la bête dont Daniel a la vision (Dn 7, 8 – ce verset est rapproché d’Ap 13, 5) est à rapporter à Ashpenaz : la bouche placée sur la corne et disant des énormités serait une allusion aux éclaboussures du chef des eunuques sur les quatre juifs. Le passage est cependant clairement apocalyptique et ne saurait faire une allusion à un épisode aussi peu significatif que Daniel 1, 7. 80. L’auteur s’explique sur l’absence de bibliographie dans son introduction (p. 35-36), son ouvrage constituant « une révolution herméneutique qui appelle, de ses vœux, […] l’élaboration de nouvelles interprétations de la Bible désormais prêtrs à utiliser à leur tour la méthode herméneutique dont nous fournissons un exemple appliqué dans le présent essai » (p. 36). 81. La séduction de ces étymologies tient à la cohérence des significations proposées pour chacun des quatre noms. 82. P. NÉGRIER., p. 36. 83. Outre les travaux mentionnés à la note 70, nous avons eu recours aux notes des traductions modernes de la Bible (Bible de Jérusalem, TOB, Osty, Pléiade, Chouraqui) ; à G.A. BUTTRICK (éd.), Interpreter’s Dictionary of the Bible, 4 vol., Nashville, 1962 ; aux ouvrages de M. DELCOR, Le livre de Daniel ; A. LACOCQUE, Le livre de Daniel ; J. S TEINMANN, Daniel, de H. GOLWURM, Daniel. Traduction et commentaires fondés sur les sources talmudiques, midrachiques et rabbiniques (trad. J.-J. Gugenheim), éd. du Sceptre, Paris 2001 ; aux articles de P.-R. BERGER, “Der Kyros-Zylinder mit dem Zusatzfragment BIN II Nr. 32 und die akkadischen Personennamen im Danielbuch”, Zeitschrift für Assyriologie 64, 1975, p. 192-234 (voir p. 226-234) et de R. ZADOK, “Short Notes on five iranian names in the Old Testament”, Vetus Testamentum 26, 1976, p. 246-247 ; au compte-rendu d’É. LIPIŃ SKI, “André Lacocque, Le Livre de Daniel ”, Vetus Testamentum 28, 1978, p. 234-235. Cette bibliographie ne se prétend bien entendu pas exhaustive. Pour les dictionnaires, le lecteur se rapportera directement aux articles concernant les noms examinés ; pour les notes des Bibles, il se reportera à Daniel 1, 7. 84. Cf. J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 123 ; H. GOLDWURM, Daniel, p. 65. Les Pères de l’Église ont fait cette même remarque : cf. Théodoret de Cyr, Commentaire sur Daniel 1, 7 : « Il leur donna des noms chaldéens, puisque le roi avait également ordonné que les jeunes gens apprennent la langue chaldéenne » (PG 81, 1276B) ; Jérôme, In Danielem 1, 1, 7 : « Le chef ou maître des eunuques, et, selon d’autres traducteurs, l’archieunouchos fait changer de nom aux saints, mais il n’est pas le seul : Pharaon aussi a appelé Joseph, quand il était en Égypte, Çophnat-Panéah (Gn 41, 45) ; c’est que tous deux voulaient qu’en terre de captivité, ils ne portent pas un nom juif » ; à ces noms pervertis, le moine oppose des changements de noms « dans un sens favorable » opérés par Dieu : « Quant au Seigneur, il change les noms anciens dans un sens favorable et d’après les circonstances, il donne des noms de vertus, appelant Abram Abraham, Saraï Sara (Gn 17, 5.15) ; dans l’Évangile aussi, à un certain moment, Simon a reçu le nom de Pierre (Mt 10, 2 ; 16, 17-18 ; Mc 3, 16 ; Lc 6, 14 ; Jn 1, 42), et les fils de Zébédée sont appelés “fils du tonnerre”, parce qu’on ne lit pas, comme le pensent la

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plupart des gens, “boanerges”, mais, plus correctement “banereem” (Mc 3, 17) » (CCSL 75A, p. 780, l. 68-79). 85. Nous citerons les reconstitutions proposées en simplifiant au maximum les graphies (il se peut que nous commettions des inexactitudes de transcription : celles-ci n’auront toutefois aucune conséquence pour notre exposé). 86. Voir, entre autres : J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 129 ; A. LACOCQUE, le livre de Daniel, p. 35 ; O. ODELAIN et R. SÉGUINEAU ; Dictionnaire Encyclopédique de la Bible ; notes de la TOB, de la Pléiade. 87. Cf. J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 123, 129 ; The Anchor Bible Dictionary ; note de Chouraqui. 88. Cf. J. STEINMANN, Daniel, p. 41 ; M. DELCOR, Le livre de Daniel, p. 64 ; A. LACOCQUE, le livre de Daniel, p. 35 ; J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 129. 89. Cf. Dictionnaire de la Bible ; The Anchor Bible Dictionary ; J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 129. En revanche, le nom du roi Balthazar viendrait de l’accadien Bel-shar-usur et signifierait : « Bel, protège le roi ! » (O. ODELAIN et R. SÉGUINEAU). 90. Cf. J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 129. 91. Cf. P.-R. BERGER, “Der Kyros-Zylinder”. 92. Tous les travaux consultés sont d’accord sur ce point. Seul P.-R. Berger rattacherait ce nom à la racine nqw du sémitique oriental signifiant « luire ». 93. Cf. note d’Osty. 94. Cf. M. DELCOR, Le livre de Daniel, p. 64. 95. Cf. J. STEINMANN, DANIEL, p. 41 ; The Anchor Bible Dictionary ; J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 123, 129 (ce dernier rapproche le nom de Daniel 1, 7 du nom du dieu appelé Nisrok en 2 Rois 19, 37, qui désignerait sans doute aussi le dieu Marduk). 96. Cf. Dictionnaire de la Bible ; J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 129. 97. Cf. note de Chouraqui. 98. Cf. R. ZADOK, “Short Notes…”, p. 247 ; É. LIPIŃSKI, “André Lacocque, Le Livre de Daniel”, p. 314 ; Dictionnaire Encyclopédique de la Bible. 99. Cf. P.-R. BERGER, “Der Kyros-Zylinder”. 100. Cf. J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 123 ; notes d’Osty, de Chouraqui. 101. Cf. J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 129 ; The Anchor Bible Dictionary. 102. Cf. J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 129 ; A. LACOCQUE, Le livre de Daniel, p. 35 ; J. STEINMANN, Daniel, p. 41. 103. Cf. J.A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, p. 129. 104. Cf. The Anchor Dictionary ; Interpreter’s Dictionary on the Bible ; M. DELCOR, Le livre de Daniel, p. 64. 105. Cf. É. LIPIŃSKI, p. 234 ; Dictionnaire Encyclopédique de la Bible. 106. Cf. Dictionnaire de la Bible. 107. Cf. P.-R. BERGER, “Der Kyros-Zylinder”. 108. Cf. R. ZADOK, “Short Notes…”, p. 246. 109. Cf. É. LIPIŃSKI, “André Lacocque, Le Livre de Daniel”, p. 234. 110. Cf. A. LACOCQUE, Le livre de Daniel, p. 35 (s’appuyant sur Hérodote III, 94 ; VII, 78) ; note de la TOB. 111. Cf. É. LIPIŃSKI, “André Lacocque, Le Livre de Daniel”, p. 234. 112. L. GINZBERG, Les légendes des Juifs, t. VI, Paris, Le Cerf-Institut Alain de Rothschild, 2006, trad. G. Sed-Rajna, p. 116.

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113. Ibid., p. 301, n. 107. Ailleurs (p. 237, n. 16), l’auteur cite des midrashim montrant encore que, si Nabuchodonosor, Pharaon, Hiram et Joas revendiquèrent le fait d’être des dieux, ils finirent par être traités comme des femmes (coitu faeminico commixantur). 114. Ibid., p. 116.

RÉSUMÉS

Le premier chapitre du livre de Daniel a été l’objet – comme d’autres passages de la Bible – de lectures nouvelles au cours de ces dernières années. Certains ont vu dans la relation entre l’eunuque Ashpenaz et Daniel déporté à la cour de Babylone, une relation homosexuelle ; d’autres ont vu dans le surnom donné aux trois jeunes gens des noms à caractère homophobe. Il s’agit là de lectures engagées, qui cherchent à démontrer que le texte biblique porte un regard bienveillant sur l’homosexualité et condamne l’homophobie. Reprenant l’ensemble du dossier, le présent article analyse les versets bibliques utilisés, s’appuyant sur les sources anciennes et des études contemporaines pour apporter un éclairage scientifique et historique, et décider si de telles lectures sont fondées et possibles.

The first chapter of the book of Daniel has been the object -like other passages in the Bible- of new readings in the course of recent years. Some have seen in the relationship between the eunuch Ashpenaz and Daniel deported to the court of Babylon a homosexual relationship; others have read in the nicknames given to the three young men names of a homophobic nature. Those are committed readings which seek to demonstrate that the biblical text casts a benevolent eye on homosexuality and condemns homophobia. Going over the whole dossier, the present article analyzes the biblical verses referred to and relies on ancient sources and contemporary studies in view of bringing a scientific and historical light and deciding whether such readings are founded and possible.

INDEX

Mots-clés : Livre de Daniel, exégèse contemporaine, Ashpenaz, eunuque, homosexualité, homophobie Keywords : Book of Daniel, contemporary exegesis, Ashpenaz, eunuch, homosexuality, homophobia

AUTEUR

RÉGIS COURTRAY

Université de Toulouse (UTM) PLH-CRATA [email protected]

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Le monde du Satyricon et la maison de Pline le Jeune

Stéphane Ratti

1 Le Satyricon s’ouvre pour nous sur une violente et fort savoureuse dénonciation de la baisse générale du niveau des élèves que le système éducatif du temps – à vrai dire les écoles de rhétorique, mais c’est à l’époque la même chose –, et leurs maîtres demi- savants, les umbratici doctores (2, 4), a profondément décervelés : adulescentulos existimo in scholis stultissimos fieri se lamente Encolpe ; « je crains que les jeunes à l’école ne deviennent parfaitement idiots » (sat. 1, 3). Le motif est de tous les temps et de tous les lieux et n’a pas même paru incongru à un Victor Hugo dénonçant, dans Les Misérables, l’abrutissement scolaire par la bouche du fort sympathique « philosophe » membre du cercle des « Amis de l’Arc », le dénommé Combeferre : « Il déclarait que l’avenir est dans la main du maître d’école, et se préoccupait des questions d’éducation. Il voulait que la société travaillât sans relâche à l’élévation du niveau intellectuel et moral, au monnayage de la science, à la mise en circulation des idées, à la croissance de l’esprit dans la jeunesse, et il craignait que la pauvreté actuelle des méthodes, la misère du point de vue littéraire borné à deux ou trois siècles classiques, le dogmatisme tyrannique des pédants officiels, les préjugés scolastiques et les routines ne finisent par faire de nos collèges des huîtrières artificielles1. »

2 Le lecteur du Satyricon dans la « Collection des Universités de France » ne se voit pas sans surprise renvoyé par les premières notes de l’éditeur censées éclairer la diatribe d’Encolpe à des auteurs tous postérieurs à l’époque néronienne2. A. Ernout, était, on le sait, un partisan de la thèse traditionnelle qui voit en l’auteur du Satyricon le Pétrone mentionné par Tacite (ann. 16, 17-19), soit le « personnage consulaire, contemporain et familier de Néron que la jalousie de Tigellin fit mettre à mort3 » en l’an 65 de notre ère. On ne peut qu’être frappé par l’aveugle clairvoyance du célèbre latiniste. Je m’explique : il faut en effet rendre tout d’abord hommage à sa sagacité car tous les rapprochements qu’il propose entre sat. 1-4 et Quintilien (inst. 12, 10, 16 sqq.) 4 ou Tacite (dial. 28-29)5 sont parfaitement probants, sans parler de l’évocation fugace des noms de Martial et de Pline le Jeune6, intuition exprimée au passage, fondamentalement juste mais inexplicablement inaboutie puisqu’elle ne débouche sur aucune conclusion. Il faut

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surtout s’étonner de son aveuglement : comment persister dans une datation néronienne du roman alors que la très riche intertextualité du débat sur la décadence de l’enseignement conduit de manière irréfutable au début du IIe siècle ? Faut-il penser que le poids de la tradition, l’opinio communis et l’autorité académique de quelques maîtres, ont fermé les yeux non au philologue, qui avait vu juste, mais à l’universitaire qui n’avait su tirer toutes les conséquences de ses observations ? La leçon, du point de vue épistémologique, me paraît d’une grande force. Mais Pascal, dans les Pensées, l’a dit mieux que je ne saurais le faire : « Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment ne comprennent rien aux choses du raisonnement, car ils veulent d’abord pénétrer d’une vue et ne sont point accoutumés à chercher les principes7. »

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3 Les recherches menées depuis maintenant plusieurs années par René Martin sur la datation du Satyricon ont bouleversé les données traditionnelles du problème et permis des avancées considérables8. Il me paraît notamment – je les ai moi-même patiemment vérifiées point par point – que les observations qu’il propose, à la suite de quelques autres, sur les loci similes rencontrés dans le Satyricon d’une part, Silius Italicus, Martial, Tacite (Dialogue des orateurs) et Pline le Jeune d’autre part sont irréfutables9. Je ne peux ici les citer tous et je me contenterai de rappeler que le nom même de Trimalchion a été inspiré à l’auteur du Satyricon par la satire 3, 82 de Martial où apparaît un débauché du nom de Malchio10, mais sans doute trois fois moins dépravé que l’amphitryon de la cena, le nom de ce dernier ayant été fabriqué sur le modèle du Trinummus plautinien, le procédé même qui servira encore à Molière pour baptiser son Trissotin. Tout aussi significatif est le fait que le parfumeur Cosmus cité par Martial dans cette même pièce (et Cosmianis ipse fusus ampullis / non erubescit murice aureo nobis / diuidere moechae pauperis capillare : vers 26-28 ; « Parfumé des essences que renferment les bocaux de Cosmus, il ne répugne pas à nous distribuer, dans un murex doré, la pommade qui sert aux cheveux d’une infâme courtisane ») ait sans aucun doute possible inspiré un passage perdu du Satyricon dont Niccolo Perotti, au XVe siècle, nous a sauvegardé les débris : Cosmus etiam excellens unguentarius fuit, a quo unguenta dicta sunt Cosmiana […]. Petronius : « Affer nobis, inquit, alabastrum Cosmiani11 » ; « Cosmus était un grand parfumeur qui a donné son nom aux parfums Cosmaniens […]. Pétrone dit : “Apporte- nous une fiole de Cosmanien”. » Or Cosmus est parfaitement inconnu avant Martial12 et la référence pétronienne au satiriste fournit assurément désormais un point fixe pour la datation du roman après 102, date de la mort du poète13.

4 Je me permettrai d’ajouter à la déjà longue liste des rapprochements incontestables entre Martial et Pétrone établie par René Martin deux points supplémentaires. Le fragment 8 de Pétrone, transmis par Fulgence14, nous apprend qu’Ascylte et Encolpe se font servir à boire par Quartilla, au cours de l’épisode licencieux bien connu15, dans des vases myrrhins, cette vaisselle précieuse élaborée dans une matière mal connue, ou bien une porcelaine d’origine orientale ou bien encore une variété d’agate : Petronius Arbiter ad libidinis concitamentum myrrhinum se poculum bibisse refert ; « Pétrone Arbiter rapporte qu’il but dans une coupe myrrhine afin d’éveiller son désir ». Or le débauché Malchion qui est la cible de la satire 82 du livre 3 fait exactement de même et sert son vin vieux dans des coupes myrrhines : Opimianum morionibus nectar / Crystallinisque murrinisque propinat (Martial 3, 82, 24-25). Ce vin « opimien » est daté par le consulat

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d’Opimius en 21 avant J.-C., une année proverbialement exceptionnelle, mais évidemment bien trop lointaine pour avoir été réellement bue encore à l’époque de Martial, ainsi que le confirme Velleius Paterculus qui, sous Tibère, faisait déjà la même constatation16.

5 Ce que l’on ne dit pas, à ma connaissance, c’est que c’est précisément le même vin que se fait servir Trimalchion au cours de la cena : Statim allatae sunt amphorae uitreae diligenter gypsatae, quarum in ceruicibus pittacia erant affixa cum hoc titulo : Falernum Opimianum annorum centum (sat. 34, 6) : « Sur le champ on apporta des amphores en verre bouchées avec soin aux cols desquels avaient été accrochées des étiquettes avec cette inscription : “Falerne Opimien – Cent ans d’âge”. »

6 Il me paraît donc certain qu’il faut abandonner l’identification du Petronius Arbiter donné comme auteur du Satyricon par les manuscrits avec le Petronius tacitéen des chapitres 17-19 du livre 16 des Annales. Jamais en effet Tacite ne présente ce haut personnage comme un homme de lettres et il n’aurait assurément pas manqué de le faire si la chose avait eu quelque réalité. La formule si commentée de ann. 16, 18, elegantiae arbiter, ne prouve rien. Ou plutôt si : elle explique tout. Le passage de Tacite en question a très probablement inspiré l’auteur du Satyricon qui a écrit son roman sous un pseudonyme. On sait combien la tradition littéraire occidentale est riche de pseudonymes cryptés, ironiques ou humoristiques, et je citerai, pour me cantonner à la période contemporaine, simplement le nom d’Émile Ajar ou celui d’Edgar Faure : le premier, connu aussi sous le nom de Romain Gary, non seulement remporta deux prix Goncourt sous ses deux hypostases pour Les Racines du ciel en 1956 et pour La Vie devant soi en 1975, mais encore choisit deux noms qui ont en commun leur étymologie russe et leur signification associée au feu pour le premier, à la braise pour le second. On sait en revanche peu que l’ancien ministre de la IVe et de la Ve République Edgar Faure fut un excellent auteur de romans policiers : Pour rencontrer M. Marsches et L’installation du président Fritz-Mole. Le plus connu reste M. Langlois n’est pas toujours égal à lui-même qu’il publie sous le pseudonyme d’Edgar Sanday (Sandé) parce que son prénom s’écrivait sans la lettre D.

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7 La chronologie et l’histoire de la réception des lettres de Pline le Jeune dans l’Antiquité doit probablement être revue. On estime en effet généralement que le Panégyrique de Trajan, par son éclat, a éclipsé la correspondance. Personne n’aurait ainsi lu les lettres de Pline entre les IIe et IVe siècle17, soit avant Symmaque à la fin du IVe siècle et la connaissance par l’orateur païen du corpus plinien paraît assurée18. Comme l’écrit Philippe Bruggisser, « Symmaque aurait été sensible à l’analogie entre les souffrances que les sénateurs ont endurées sous le joug de Domitien et sous celui de Valentinien Ier et les espoirs qu’on fait naître le règne de Nerva et celui de Gratien19 ». Il est vrai que Pline le Jeune lui-même, s’il raconte les succès des lectures qu’il donnait de ses discours (epist. 3, 18 ; 4, 5) ou de ses poèmes (epist. 8, 21) n’évoque jamais la moindre recitatio de ses lettres. L’histoire de la publication des Lettres ne peut être faite, même s’il est hautement vraisemblable que Pline y a pourvu lui-même, sans doute à une date tardive.

8 Ce que je voudrais à présent avancer c’est que les lettres de Pline eurent très tôt un lecteur attentif, son contemporain, l’auteur du Satyricon.

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9 Le premier Luigi Pepe avait, en 1958, suggéré avec force que l’auteur du Satyricon avait lu la correspondance de Pline et il appuyait son hypothèse sur la ressemblance entre sat. 115, 6 et la lettre de Pline à Tacite décrivant l’éruption du Vésuve (epist. 6, 20, 19)20. Mais son article ne semble pas avoir eu grand retentissement. René Martin à son tour relève certains liens thématiques qui existent entre l’œuvre de Pline le Jeune et le Satyricon : le motif par exemple de la captatio des héritages (epist. 8, 18) ou encore celui des loups-garous ou autres striges et fantômes (epist. 7, 27)21. Il faut les enregistrer avec attention.

10 Mais surtout l’identification par René Martin de l’auteur du Satyricon en la personne d’un affranchi de Pline le Jeune, un intellectuel érudit du nom d’Encolpius, me paraît lumineuse dans son évidence et absolument probante22. J’ajoute à présent, dans les pages qui suivent, quelques nouveaux arguments en faveur de cette thèse.

11 Cet homme, Encolpius, membre de la familia de Pline au sens premier du mot latin, faisait aussi partie de ses « familiers » au sens courant du terme en français moderne : il comptait au nombre des intimes de son maître. On voit ce dernier se promener dans ses propriétés entouré des membres de sa familia, parmi lesquels de vrais intellectuels : mox cum meis ambulo, quorum in numero sunt eruditi23. Les fonctions de lector exercées par Encolpius (epist. 8, 1, 2) doivent être comprises dans la plus grande extension possible du terme. On lisait en effet dans la société de ce temps à haute voix24. Titinius Capito, le contemporain et correspondant de Pline, lisait lui-même ses ouvrages25. Mais Pline pour sa part lisait mal, surtout les vers, et on lui en faisait le reproche : explica aestum meum ; audio me male legere, dumtaxat uersus26. Aussi faisait-il appel à l’un de ses affranchis, peut-être Encolpius, pour faire connaître ses vers à ses amis : cogito ergo recitaturus familiaribus amicis experiri libertum meum. Hoc quoque familiare quod elegi non bene, sed me melius, scio, lecturum27 : « Je songe par conséquent pour une lecture que je compte faire à des amis proches à tester mon affranchi. Ce que j’ai choisi lui est aussi familier et il le lira, je le sais, non pas parfaitement mais mieux que moi. » Encolpius faisait en outre à son maître les lectures qui agrémentaient les divers moments de ses journées et il s’agit cette fois des ouvrages d’autrui : cenanti mihi, si cum uxore uel paucis, liber legitur28. Les auteurs lus par Encolpius doivent être ceux que mentionne Pline dans ses lettres et l’on retrouve ainsi l’explication des parallèles enregistrés entre le Satyricon et Quintilien, Martial ou Silius Italicus29.

12 Cet homme – ou ses pareils s’ils étaient plusieurs – était ainsi placé par ses fonctions au cœur de l’activité intellectuelle de Pline et savait tout non seulement des productions de son maître, qu’elles soient en cours de gestation ou achevées, mais encore de l’actualité littéraire par le biais des lettres reçues par Pline ou des ouvrages qu’on adressait en hommage à l’une des personnalités les plus en vue de son temps30. On connaît cette anecdote piquante rapportée par Pline et qui prouve que Tacite et lui- même passaient pour les deux plus grands écrivains de leur temps31. Comment Encolpius aurait-il pu ignorer dans ces conditions la proximité de Pline avec Tacite ? Il avait transcrit, lu, corrigé peut-être les onze lettres de Pline à Tacite32 et il avait lu les pages des Annales envoyées par Tacite à son ami comme il était informé de la parution des Histoires (epist. 9, 27, 1)33. Cela ne fait aucun doute : c’est là qu’il a trouvé l’idée d’un Arbiter Petronius, fabriqué par jeu littéraire en associant Petronius et elegantiae arbiter (ann. 16, 18).

13 L’auteur du Satyricon a choisi son nom de « plume » par référence à un passage bien caractérisé de l’ouvrage historique du plus grand historien vivant de son temps : Tacite.

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Comme Trimalchion qui affirme dans son épitaphe funéraire n’avoir jamais entendu la leçon d’aucun philosophe34, Petronius, chez Tacite, meurt « sans vouloir écouter ni réflexions sur l’immortalité de l’âme ni propos de philosophes35 » mais plutôt des « poésies légères et des vers gais36 ». Loin de prouver que Petronius est l’auteur du Satyricon, je considère plutôt que ces propos ont plu par leur étrangeté et leur ton inhabituel à l’amateur de plaisanteries qui y a trouvé le prétexte du pseudonyme adopté pour signer son roman.

14 Peut-être peut-on avancer une ultime explication : le consulaire Petronius fut, aux dires de Tacite gouverneur de la province de… Bithynie37, la région même à la tête de laquelle Pline le Jeune a été nommé par Trajan en 111 ! Formons une hypothèse : Encolpius, l’affranchi de Pline, libéré de la présence de son patron qui, absent pendant deux ou trois ans, décède en Bithynie en 113 ou 114, a relâché sa surveillance sur sa domus, a bien pu mettre à profit cette demi-liberté, loin de la censura tutélaire du maître, pour composer le Satyricon qu’il faudrait dès lors placer après 111. Dans ce cas de figure Pline n’aurait jamais rien su de l’existence d’un roman bien trop scandaleux pour avoir été présenté à son approbation.

15 L’auteur du Satyricon est donc un affranchi et non un aristocrate. Ainsi s’effondrent définitivement toutes les hypothèses de lecture fondées sur la prétendue supériorité de caste de l’auteur et son mépris pour le monde vulgaire, grossier et inculte des liberti dont Trimalchion serait l’emblème majeur et à peine caricaturé. Il convient désormais de conserver toujours à l’esprit qu’Encolpius (auteur du Satyricon) appartient au monde même de Trimalchion, ce monde avide de reconnaissance sociale et d’affirmation de soi par l’argent si bien décrit par Paul Veyne38. Ainsi s’explique qu’Encolpe (personnage du Satyricon) n’accepte pas que les critiques de ses deux compères Ascylte et Giton à l’encontre de Trimalchion aillent trop loin dans la cruauté : il juge leurs quolibets déplacés (sat. 57, 1 : intemperantis licentiae) et indécents (58, 1 : indecenter) et les rappelle à l’ordre au nom d’une solidarité de classe qui ne dit pas son nom.

16 C’est dans la correspondance de Pline que l’on trouve le meilleur témoignage pour tenter de comprendre ce qu’un intellectuel devait ressentir à subir la morgue d’un aristocrate qui faisait perpétuellement peser sur lui le joug de la dépendance financière. Il ne s’agit de rien d’autre que de cette lettre appelée parfois à tort « Éloge de Martial » dans laquelle Pline pose en défenseur des Lettres et des Arts. On annonce à Pline le décès de l’épigrammatiste. L’épistolier se livre alors à un éloge bref qui le conduit très vite à l’objectif réel et unique de la lettre : rappeler les vers dans lesquels Martial a fait l’éloge de son talent littéraire, raison pour laquelle cette epistula 21 du livre 3 devrait en réalité s’appeler « Éloge de Pline par Martial » et non « Éloge de Martial par Pline » ! Ces dix vers, en outre, Pline les cite complaisamment in extenso (epist. 3, 21, 4), ce qui se comprend bien puisque Martial ne fait pas moins que de comparer, pour leur qualité, les discours de Pline à ceux du grand Cicéron39. Mais ce n’est pas tout : Pline rappelle encore au passage qu’il a aidé financièrement Martial au moment du départ du poète pour sa patrie : prosecutus eram uiatico secedentem ; « je lui avais fait un don, au moment de son départ, pour son voyage » et qu’il s’est ainsi conformé à la vieille et noble tradition du mécénat des patroni en faveur de leurs clients. Et puis in cauda uenenum : la lettre s’achève en effet par une pique à la fois brillante et méprisante. Après avoir fait mine de croire l’espace d’un instant que les œuvres de Martial passeraient à la postérité, Pline dénonce férocement les illusions du poète : – At non erunt aeterna quae scripsit ? Non erunt fortasse, ille tamen scripsit tamquam

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essent futura ; « Mais, diras-tu, ses œuvres ne seront pas éternelles ? Sans doute que non, mais lui, il les a écrites dans l’idée qu’elles le seraient ! ».

17 Pour nous l’ironie de Pline fait le charme de ses lettres, comme elle le fait de la Correspondance de Madame de Sévigné lorsque la malignité s’empare d’elle, ce qui arrivait quelquefois, ou de certaines lettres de Gide à Claudel, qu’il détestait. Mais que devait penser d’une telle attitude notre Encolpius qui ne pouvait sans doute s’interdire de rapprocher de son propre cas le mépris exprimé par Pline envers un eruditus de seconde classe ? À l’appui de l’identification d’Encolpius avec l’auteur du Satyricon citons ce passage en vers du début du roman dans lequel le vieux professeur d’Encolpe fait une analyse de la décadence de l’enseignement pleine de bon sens et donne à l’apprenti écrivain de sages conseils, parmi lesquels celui-ci : Nec curet alto regiam trucem uultu cliensue cenas inpotentium captet, nec perditis addictus obruat uino mentis calorem ; neue plausor in scenam sedeat redemptus histrioniae addictus40. « Qu’il ne se préoccupe pas des demeures hautaines où l’on porte le menton haut ; qu’il n’aille point en client fréquenter les festins de tyrans ni se livrer aux débauchés et perdre sous l’effet de la boisson la force de son esprit ; qu’il n’aille pas, payé pour cela, faire la claque et applaudir assis devant la scène la comédie que l’on donne. »

18 Je crois que ces vers, sincères de la part non seulement d’Agamemnon mais aussi d’Encolpius, expriment le grand désenchantement voire l’amertume d’un intellectuel contraint par sa situation sociale et ses origines serviles de continuer à servir après son affranchissement même. Que dénoncent ces vers ? La situation même d’Encolpius, l’auteur du Satyricon. Il n’est question ici ni de théâtre véritable ni d’histrion au sens propre. La scène évoquée est celle du monde de Pline et l’histrion est le maître auquel son lector est condamné jour après jour à servir flagorneries et autres petitesses. Il ne saurait y avoir d’intellectuel que libre et la métaphore du vin des festins – la vie dans l’entourage de Pline n’avait rien d’une bacchanale – n’est qu’un travestissement. L’essentiel est dit : un écrivain, un homme de lettres, un intellectuel ne saurait vendre l’indépendance de son génie (mentis calor) à aucun prix. Agamemnon dénonce la prostitution littéraire du temps et Encolpius la sienne propre. On comprend mieux désormais pourquoi il le fait sous un pseudonyme !

19 Je crois profondément que l’ambiguïté sociale du statut d’affranchi qui est celui de son auteur explique un grand nombre des aspects jugés jusqu’ici peu compréhensibles du Satyricon. La situation sociale et la position intellectuelle d’Encolpius, à la fois proche de Pline et l’admirant, fasciné en tout cas par ce que représente le personnage dans le monde littéraire du temps, mais essentiellement méprisé de lui, le sachant parfaitement, en souffrant sans doute, cette ambiguïté de classe donc qui est à la source des sentiments tiraillés du lector pour son patron expliquent l’ambiguïté consubstantielle du Satyricon et son ironie souvent indiscernable, toujours indécidable dans les passages en vers par exemple.

20 Après tout la clef est dans le roman. Trimalchion affirme avoir vécu pendant quarante années comme esclave sans que personne sache s’il était réellement un esclave ou un homme libre : annis quadraginta seruiui ; nemo tamen scit utrum seruus essem an liber (sat. 57, 9). On tire de ce témoignage l’idée que les affranchis étaient bien traités, à l’égal d’hommes libres. J’en retiens tout autre chose : la difficulté d’être de ces hommes privés

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de toute individualité et identité propres. Ce n’est pas un habit facile à endosser que celui d’ancien quelque chose.

21 Le lector de Pline est ainsi ou bien un esclave particulièrement apprécié, choyé, distingué, promis à un affranchissement à une date lointaine ou bien un affranchi demeuré là où son histoire personnelle l’avait enraciné sans qu’il l’ait choisi. Sa personnalité réelle s’est révélée ailleurs que dans son rôle de lector. De conseiller culturel de son maître il en est devenu le mémorialiste clandestin. L’Histoire offre de nombreux autres exemples de secrétaires devenus les historiens de leur maître, depuis Las Cases dans le Mémorial de Sainte-Hélène jusqu’à Claude Mauriac témoin, dans le Temps Immobile41, de l’activité de Charles de Gaulle dont il était devenu le secrétaire particulier, à Paris, entre 1945 et 194842. Encolpius raconte sa vie dans la maison de Pline, celle d’amis ou de connaissances. Voilà en partie le sujet initial du Satyricon, devenu sous l’effet de la puissance créatrice de leur auteur des mémoires fantasmés.

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22 J’en veux pour preuve les nombreuses convergences thématiques entre la correspondance de Pline et le roman d’Encolpius. J’ai commencé tout à l’heure par la crise que connaît de son temps l’enseignement des lettres aux dires d’Encolpe. Disons pour mémoire que Pline le Jeune pensait exactement la même chose et dénonçait cette décadence en mettant en valeur le rôle des quelques intellectuels qui résistaient, parmi lesquels son ami Titinius Capito, procurateur ab epistulis de Trajan (CIL 6, 798), un peu pompeusement désigné comme le rédempteur d’une situation désespérée : ipsarum denique litterarum iam senescentium reductor ac reformator (epist. 8, 12, 1) ; « il est celui qui sauve les lettres aujourd’hui en déclin et les revivifie ».

23 On écrit ensuite des épopées dans le Satyricon. Qu’elles soient miniatures, sous forme de ce que la tradition littéraire appelait des epyllia, comme par exemple les vers en hexamètres dactyliques par lesquels Agamemnon, après avoir emprunté à la tradition métrique de la satire (sat. 5, vers 1-8 : des choliambes), chante cette fois sur le mode héroïque le programme d’enseignement qu’il voudrait voir suivre par tous les élèves de rhétorique (sat. 5, vers 9-22), faisant au passage même l’éloge sans ambiguïté et sans aucune ironie du genre épique (vers 19 : Dent epulas et bella truci memorata canore ; « Que les guerres offrent l’occasion de festins littéraires, elles qui sont dignes d’être chantées sur un ton guerrier ») à la composition duquel il voudrait voir les hommes de lettres se consacrer. Ou qu’elles soient de longue haleine comme les 295 vers du poème d’Eumolpe sur les guerres civiles (sat. 119-124). Or dans l’entourage de Pline on écrivait l’épopée. Son correspondant Caninius s’apprêtait à rédiger un ouvrage sur la guerre de Trajan contre les Daces43. Il ne fait aucun doute qu’il devait s’agir d’une épopée44 et qu’elle devait être en vers grecs (epist. 8, 4, 3 : graecis uersibus) imités d’Homère dont le patronage est invoqué dans ce même passage45. En outre, et c’est une conjonction remarquable avec la thématique épique dans le Satyricon, Pline lui-même a écrit des vers héroïques : expertus sum me aliquando et heroo (epist. 7, 4, 3) ; « je me suis jadis essayé au vers héroïque ». Et puis il y a ses fameux hendécasyllabes, auxquels Pline tient tant, dont il raconte la genèse (epist. 7, 4, 3-4) et desquels il prend grand plaisir à citer un échantillon substantiel (epist. 7, 4, 6). Pourquoi n’a-t-on jamais assez insisté sur le fait que le Satyricon lui-même ne comptait pas moins de neuf passages dans ce mètre 46 et que le nombre total des hendécasyllabes dont le roman est truffé se monte à 59 vers ?

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Ajouterai-je encore à cette liste déjà nourrie ? On lit en sat. 71, 1-12 le testament rédigé par Trimalchion et en sat. 141, 2 celui d’un autre affranchi anonyme (Eumolpe ?). Or Pline autorisait ses affranchis à faire des testaments, ce qui est une libéralité notable par rapport au droit en vigueur au IIe siècle47 : permitto seruis quoque quasi testamenta facere eaque ut legitima custodio (epist. 8, 16, 1) ; « j’autorise mes esclaves aussi à faire des espèces de testaments et je les respecte comme s’ils étaient légaux ».

24 Voici encore, par exemple, un parallèle de situation qui n’a, à ma connaissance, jamais été relevé entre les deux documents. Au début de la Cena, alors qu’Encolpe et ses compagnons sont sur le point de pénétrer dans le triclinium de leur hôte, cet espace si difficile d’accès48, ce saint des saints protégé par divers gardiens à la manière des Champs Élysées d’un enfer sur terre49, ils sont arrêtés une nouvelle fois par la survenue inopinée d’un esclave se jetant à leurs pieds. Ce malheureux implore leur pitié et leur demande d’intercéder en sa faveur. Il a en effet commis une négligence, se laissant dérober les vêtements du trésorier qui avaient été confiés à sa garde. Encolpe et ses compagnons vont trouver le dispensator, obtiennent son pardon et se voient remerciés par l’esclave gracié. Que signifie cet épisode peu éclairé par les travaux de la critique ? J’y vois pour ma part avant tout un reflet à peine déguisé de pratiques sociales du monde de Pline le Jeune. Il suffit en effet de parcourir la correspondance de ce dernier pour y reconnaître tous les motifs de la saynète du Satyricon. Simplement ce qui se passe entre hommes libres chez Pline se passe entre esclaves chez Pétrone. De même que dans la comédie plautinienne le monde des serui singe celui des ingenui, ou encore l’univers des valets celui des aristocrates comme dans le chef-d’œuvre de Renoir, La Règle du jeu. Pline aimait afficher sa sollicitude pour les difficultés ou les maladies de ses esclaves et c’est précisément à propos d’une indisposition d’Encolpius qu’il se déclare à l’écoute : nos solliciti (epist. 8, 1, 3) ; « nous sommes plein d’attention ». On connaît aussi cette lettre fameuse dans laquelle Pline prétend traiter à table ses affranchis comme des convives parmi les autres, c’est-à-dire des hommes libres, leur servant notamment le même vin qu’à tous50. Le propos de Trimalchion en sat. 71, 1 n’est-il pas un écho de cette protestation d’humanité : et serui homines sunt ? Sauf que chez Pétrone – trait d’humour en forme de clin d’œil – ils boivent non le même vin que les hommes libres mais le même… lait (sat. 71, 1 : aeque unum lactem biberunt) !

25 Le thème de l’écoute attentive prêté aux affranchis considérés comme des êtres d’une égale dignité est donc éminemment plinien : il est même mis en scène par l’épistolier qui affirme sa sollicitude dans un dialogue savamment orchestré avec un interlocuteur imaginaire51 ad maiorem gloriae sui. Le lexique même de la page du Satyricon qui nous retient est celui de Pline. Car qu’illustre la scène du roman ? L’importance du pardon au sein d’une société d’affranchis, ce que leurs maîtres nomment indulgentia ou clementia. Pour ne pas alourdir mon dossier de références que l’on accroîtrait à loisir, par exemple en puisant dans le Panégyrique de Trajan, je me contenterai de citer l’entame de l’epistula 19 du livre 5 de Pline : Video quam molliter tuos habeas, quo simplicius tibi confitebor qua indulgentia meos tractem ; « je vois avec quelle douceur tu agis avec tes affranchis ; aussi vais-je te faire l’aveu en toute simplicité de l’indulgence avec laquelle j’agis envers les miens ». Ce motif, on le constate, était ainsi l’objet d’une véritable surenchère entre aristocrates. On ne saurait non plus négliger le témoignage de l’epistula 14 du livre 8 qui montre Pline plaidant, contre les partisans de la peine de mort à l’origine majoritaires, en faveur de l’absolution pour les affranchis du consul Afranius Dexter accusés sans

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preuve du meurtre de leur maître52. Il est incontestable que telle fut la position de l’orateur au Sénat et qu’il fit triompher au terme de la bataille sa position53.

26 La différence notable avec la scène du Satyricon est la nature du délit : d’une accusation de meurtre (c’est aussi le cas dans l’affaire Larcius Macedo dans laquelle Pline prend encore une position modérée54) on est passé à un larcin véniel. Les habits dérobés au trésorier ne valent pas un liard55. La preuve, c’est qu’ils avaient déjà subi une fois l’épreuve du lavage qui déprécie tant les vêtements56. Le Satyricon a beau être réaliste (c’est-à-dire qu’il est inspiré par la réalité du monde plinien), il est aussi parodique (il transpose cette réalité sur un mode comique). La grandeur de Pline et sa générosité emplie de dignité pour ses affranchis est ici tournée en dérision par le moyen de l’écart entre la grandiloquence des gestes (on se jette comme dans la tragédie aux pieds des grands que l’in implore : procubuit ad pedes, sat. 30, 7) ainsi que l’emphase des discours des personnages (peccatum suum propter quod periclitaretur) et la petitesse du larcin. Ce type d’écart est un ressort bien connu de toutes les formes de comique.

27 Mais la parodie est encore plus fine et Pline semble bien visé. C’est ce que tendent à faire penser les concordances lexicales. L’esclave gracié couvre ses bienfaiteurs de ses remerciements et loue leur bonté : gratias agens humanitati nostrae ( sat. 31, 2). On pourrait songer qu’ici Encolpius prononce un discret plaidoyer pro domo, à savoir qu’il affirme l’humanité pleine et entière des affranchis qui ne sont pas des sous-hommes. Peut-être. Mais surtout on retrouve là le thème plinien de l’humanitas d’un maître modèle et empreint de bonté pour les siens. Lorsque Pline sait son affranchi Zosime souffrant c’est son humanitas qu’il veut lui témoigner : Quod si essem natura asperior et durior, frangeret me tamen infirmitas liberti mei Zosimi, cui tanto maior humanitas exhibenda est quanto nunc illa magis est (epist. 5, 19, 2) ; « Même si ma nature était plus sévère et rude, je serais néanmoins touché par la maladie de mon affranchi Zosime à qui je dois d’autant plus manifester ma compassion qu’elle lui est en ce cas précis davantage utile ». Et même attitude de Pline, même lexique encore dans une lettre où l’épistolier s’apitoie sur les maladies de ses affranchis (epist. 8, 16, 1 : confecerunt me infirmitates meorum ; « les maladies des miens m’ont affligé »). Il s’affirme vaincu et brisé par la compassion (humanitas) qu’il ne peut s’empêcher d’éprouver : debilitor et frangor eadem illa humanitate quae me ut hoc ipsum permitterem induxit (epist. 8, 16, 3) ; « je suis détruit et brisé par cette compassion-là qui m’a conduit à m’autoriser cette faiblesse même ».

28 Le lexique de Pétrone dans l’épisode du vol des hardes du trésorier n’a aucune cohérence avec le caractère véniel de l’incident. Ce lexique est en réalité celui de Pline, ce même lexique qui traverse les panégyriques : poenas eripere ; periclitare ; deprecati sumus ; remittere poenam ; obligati tam grandi beneficio ; gratias agens humanitati nostrae… On croirait lire le De clementia de Sénèque ou encore un De officiis quelconque, peut-être même le Panégyrique de Trajan. Ce lexique et ces valeurs sociales de reconnaissance liés au pardon d’une faute sont ceux d’un traité de morale, ce que les lettres de Pline, à leur manière, cherchent précisément à être.

29 Le trésorier dont on implore la clementia est peint avec des traits empruntés à la littérature édifiante la plus sérieuse et ses airs superbes appartiennent aux Grands qu’ils singe : superbus ille sustulit uultum (sat. 30, 10). Sa réponse pourrait passer pour celle d’un prince ou d’un patronus sinon autocrate du moins gonflé de sa responsabilité et de sa dignitas : non tam iactura me mouet quam neglegentia nequissimi uiri. C’est ici du grand théâtre, digne de celui que Pline mettait en scène dans ses lettres. Le motif de la iactura de grand prix si elle n’est pas réparable apparaît en effet en epist. 6, 8, 6 où il est

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question d’une dette que Atilius Crescens cherche à recouvrer : grauis est ei uel minima iactura quia reparare quod amiserit grauius est ; « la moindre perte lui est lourde étant donné qu’il a de la peine à retrouver ce qu’il a perdu ». Là encore la parodie dans le roman pétronien réside dans l’application du motif à un objet facile à remplacer, des nippes de vil prix. Ailleurs c’est ainsi au décès d’un ami que s’applique iactura chez Pline : iacturam grauissimam feci si iactura dicenda est tanti uiri amissio (epist. 1, 12, 1) ; « j’ai subi une grande perte si le mot perte n’est pas trop faible pour évoquer la disparition d’un si grand homme ».

30 Et puis, pour emporter définitivement la conviction – mais est-ce encore nécessaire ? – citons ce billet de Pline qui raconte comment un affranchi de la maisonnée de son ami Sabinianus est venu le trouver pour implorer son pardon : Libertus tuus, cui suscensere te dixeras, uenit ad me aduolutusque pedibus meis tamquam tuis haesit. Fleuit multum, multum rogauit, multum etiam tacuit, in summa fecit mihi fidem paenitentiae (epist. 9, 21) ; « Ton affranchi, contre lequel, disais-tu, tu t’es mis en colère, est venu me trouver et s’est jeté à mes pieds comme il l’aurait fait aux vôtres et demeura prostré. Il pleura abondamment, supplia abondamment, se tut aussi longtemps et, à la fin, m’a convaincu qu’il se repentait ». Même situation : un affranchi vient supplier l’indulgence d’un tiers et se jette à ses pieds ; même lexique (sat. 30, 7 : procubuit ad pedes ac rogare coepit ; Pline, epist. 9, 21 : aduolutus pedibus meis… multum rogauit).

31 On a déjà, pour finir, remarqué l’attention prêtée à la fois par l’auteur du Satyricon et par Pline le Jeune aux questions liées aux testaments. Il en va de même pour un aspect un peu particulier des testaments, le choix de son vivant des conditions d’inhumation dans un tombeau. Pline raconte ainsi sa tristesse à constater que le tombeau de Verginius Rufus, plus de dix ans après sa disparition en 9757, demeure inachevé. Ce qui navre Pline est que Verginius avait rédigé lui-même son inscription funéraire, laquelle rappelait qu’il avait refusé d’usurper l’empire au moment de la révolte de Vindex en 68 et qu’il cite en sa mémoire. La conclusion de l’épistolier consiste à donner le conseil à son destinataire Albinus de songer à se prémunir de son vivant de l’incurie de ses héritiers et de pourvoir lui-même à tous les soins de la construction d’un tombeau : ut ispi nobis debeamus etiam conditoria exstruere omniaque heredum officia praesumere (epist. 6, 10, 5) ; « aussi devons-nous nous-mêmes édifier nos sépulcres et remplir par avance les devoirs de nos héritiers ». Or Trimalchion – ou Encolpius, l’auteur du roman – a entendu la leçon de Pline : non seulement il prend soin de faire connaître avant sa disparition l’épitaphe qu’il a lui-même composée à sa mémoire (sat. 71, 12), mais encore il prévoit dans le détail les modalités de construction de son futur tombeau, de la dimension du monument aux éléments d’ornement (sat. 71, 6-7). Par souci de dérision comique le tombeau de Trimalchion sera aussi vaste (cent pieds par deux cents58) que celui de Verginius Rufus était modeste59.

32 En outre Trimalchion donne la consigne à Habinnas de s’occuper de cela dès à présent. Il le fait, dit-il, dans le but « d’éviter de subir, une fois décédé, l’infamie » (sat. 71, 8 : ne mortuus iniuriam accipiam) que constituerait un oubli de leur devoir de la part de ses héritiers, à l’instar de ce qui arriva à Verginius Rufus. Par quel mot Pline avait-il qualifié le préjudice subi par Verginius ? Celui-là même dont use Trimalchion : iniuria (epist. 6, 10, 6). Le rapprochement n’est pas dû au hasard mais constitue un indice supplémentaire et sûr des relations d’influence entre les lettres de Pline et le Satyricon. Et puis Trimalchion en héritant à la mort de son maître « un patrimoine de sénateur » (sat. 76, 2) héritait aussi de son gentilice. Ainsi « quand il a légué sa fortune à son

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affranchi favori, le patron de Trimalchion a pu se dire qu’après tout celui-ci était le dernier qui perpétuât son nom et que les biens ainsi légués ne sortiraient pas du nom60 ». Paul Veyne fait ici allusion à la formule enregistrée par le Digeste (32, 94) par laquelle un patron lègue à ses affranchis des biens-fonds « à condition qu’ils ne sortent pas du nom », ne de nomine suo exirent. Or Pline pose exactement la même limite au droit d’hériter qu’il accorde à ses esclaves : ils peuvent « faire des dons et des legs » dumtaxat intra domum (epist. 8, 16, 2), « à condition que rien ne sorte de la maison ». La destinée de Trimalchion telle qu’il la raconte lui-même est donc parfaitement conforme aux pratiques recommandées par Pline.

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33 Comment s’en étonner si Encolpius, le lector de Pline, est bien, comme l’a brillamment démontré René Martin et comme je crois l’avoir confirmé par de nouveaux rapprochements inédits et irréfutables entre la correspondance de Pline et le roman, l’auteur du Satyricon ?

34 Dérision et parodie chez Pétrone, l’analyse n’est pas nouvelle. Ce qui l’est, c’est l’identification précise des éléments parodiés et de la cible du roman : le monde plinien. L’univers de Pline ou le microcosme de sa familia est une image en réduction de la société aristocratique romaine, de ses valeurs et de ses comportements61. Or le monde des affranchis de Pline est lui-même, aux dires de l’épistolier en personne, un état ou une ciuitas en réduction : nam seruis res publica quaedam et quasi ciuitas domus est (epist. 8, 16, 2) ; « car pour mes esclaves ma maison est pour ainsi dire un État et une espèce de cité ». On ne saurait mieux dire. Placé au cœur de cette cité familière Encolpius, l’affranchi de Pline, son secrétaire chargé des affaires littéraires, l’auteur du Satyricon, en est l’observateur privilégié et le peintre amusé.

35 La domus de Pline le Jeune est ainsi la ciuitas de Pétrone.

NOTES

1. V. HUGO, Les Misérables, éd. HETZEL-QUANTIN, Paris, s. d. (1881), vol. 3, p. 141. L’éditeur de Victor Hugo, J. HETZEL, ajoute ailleurs, dans sa Préface aux Châtiments que ses poèmes « comme les Annales de Tacite, comme les Satires de Juvénal, sont un livre d’éducation pour les peuples, – ces enfants qui ont tant de peine à mûrir », Les Châtiments, seule édition complète, Hetzel, Paris, s. d. (1869), p. III. 2. A. ERNOUT, Le Satiricon, Paris, CUF, 1923. 3. A. ERNOUT, p. VII. 4. A. ERNOUT, note 1, p. 2. 5. A. ERNOUT, note 2, p. 3. 6. A. ERNOUT, note 1, p. 4. 7. Pensées 23, p. 1094 CHEVALIER (Pensées 3 BRUNSCHVICG), Paris, 1954 (Bibliothèque de la Pléiade).

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8. Cf. notamment “Qui a (peut-être) écrit le Satyricon ?”, Revue des Études Latines 78, 2000, p. 139-163 ; et ID., Le Satyricon. Pétrone, Paris, 1999. 9. Pour Martial, cf. déjà A. COLLIGON, Étude sur Pétrone. La critique littéraire, l’imitation et la parodie dans le Satiricon, Paris, 1892, p. 391-395. 10. Martial 3, 82, 32 : Hoc Malchionis patimur inprobi fastus. 11. Frg. 18, p. 185-186 ERNOUT. 12. Cf. aussi Juvénal 8, 85-86 : dignus morte perit, cenet licet ostrea centum / Gaurana et Cosmi toto mergatur aeno. 13. R. MARTIN, “Qui a (peut-être) écrit le Satyricon ?” (cité note 8), p. 148. 14. P. 183 ERNOUT. 15. Sat. 16-18. C’est une glose qui figure dans le mss Parisinus 7975 qui donne une double précision précieuse : les vases murrhins sont fournis par Quartilla et cet épisode prenait place au livre 14 du roman : cf. apparat critique du frg. 8, p. 183 ERNOUT. 16. Velleius Paterculus 2, 7, 56 : Hic est Opimius, a quo consule celeberrimum Opimiani uini nomen ; quod iam nullum esse spatio annorum colligi potest, cum ab eo sint ad te, M. Vinici, consulem anni CLI. Factum Opimii, quod inimicitiarum quaesita est ultio, minor secuta auctoritas, et uisa ultio priuato odio magis quam publicae uindictae data. 17. Panorama complet de “La postérité des Lettres de Pline le Jeune” par É. WOLFF, Pline le Jeune ou le refus du pessimisme, Rennes, 2003, p. 95-98. 18. Cf. Ph. BRUGGISSER, Symmaque ou le rituel épistolaire de l’amitié littéraire. Recherches sur le premier livre de la correspondance, Fribourg, 1993, p. 110-111 (idéal de la simplicitas) et p. 224-225. 19. Symmaque (cité note 16), p. 225. 20. L. PEPE, “Petronio conosce l’epistolario di Plinio”, Giornale Italiano di Filologia 11, 1958, p. 289-294. 21. R. MARTIN, “Qui a (peut-être) écrit le Satyricon ?” (cité note 8), p. 150. 22. R. MARTIN, “Qui a (peut-être) écrit le Satyricon ?” (cité note 8), p. 156-159 ; cf. Pline, epist. 8, 1, 1-3. Afin d’éviter toute ambiguïté je nomme, dans la suite de cette étude, « Encolpius » l’auteur du Satyricon et « Encolpe » le personnage du roman. 23. Epist. 9, 4. 24. Epist. 8, 13 : Probo quod libellos meos cum patre legisti. 25. Epist. 8, 12 : recitaturus est Titinius Capito quem audire nescio magis debeam an cupiam. 26. Epist. 9, 34, 1. 27. Epist. 9, 34, 1. 28. Epist. 9, 36, 4. 29. Quintillien est cité par Pline dans epist. 2, 14, 9 ; Martial dans epist. 3, 21 ; Silius Italicus dans epist. 3, 7. 30. Ouvrage envoyé à Pline, cf. par exemple epist. 9, 1, 2 ; 9, 22, 1-2 ; 9, 28, 3 ; 9, 31 ; composition envoyée par Pline, cf. par exemple epist. 9, 4, 1 ; 9, 18, 2 ; 9, 20, 1 ; 9, 25. Sur les insertions des compositions de Pline dans les ouvrages de ses amis et inversement, cf. par exemple epist. 9, 11, 1. – Sur Pline écrivain on pourra consulter le très suggestif ouvrage d’É. WOLFF, Pline le Jeune (cité note 17), p. 83-98. 31. Epist. 9, 23 : Tacite a raconté à Pline, qui, fort flatté, le rapporte à son tour, qu’un chevalier assis à ses côtés aux jeux du cirque l’a confondu avec Pline. 32. Epist. 1, 6 ; 1, 20 ; 4, 13 ; 6, 9 ; 6, 16 ; 6, 20 ; 7, 20 ; 7, 33 ; 8, 7 ; 9, 10 ; 9, 14. 33. Il est tout à fait possible que les fonctions de lector ne fussent pas très éloignées des charges d’un notarius ou d’un scribe : cf. epist. 9, 36 ; 9, 40. 34. Sat. 71, 12 : nec umquam philosophum audiuit. 35. Ann. 16, 19, 2 : audiebatque referentes nihil de immortalitate animae et sapientium placitis. 36. Ann. 16, 19, 2 : sed leuia carmina et faciles uersus.

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37. Ann. 16, 19, 2 : proconsul tamen Bithyniae. 38. “Vie de Trimalcion”, La société romaine, Paris, 1991, p. 13-87. 39. Epist. 3, 21, 4 : … posterique possint / Arpinis quoque comparare chartis. 40. Sat. 5, 4-8. 41. Volume 5, Aimer De Gaulle, Paris, 1978. 42. Cf. C. MAURIAC, Conversations avec André Gide. Extraits d’un Journal, Paris, 1951, p. 263-264, Lettre à André Gide du 4 janvier 1945 : « Car il se trouva ceci : que mon ami Claude Guy sur la vie duquel je m’étais chaque jour anxieusement interrogé au cours de ces quatre années, était devenu l’aide de camp du général, et qu’il fit appel à moi, le premier soir pour l’aider, car si vite avaient été les événements que de Gaulle arrivait à Paris presque seul. C’est ainsi que je participai d’aussi près que possible aux heures historiques qui suivirent. Et que, n’ayant accepté ce poste, pour lequel je ne me trouvais point qualifié, que provisoirement et pour dépanner mon ami, je me trouve encore au Cabinet du général à ce jour, et chef de son secrétariat particulier. » 43. Epist. 8, 4, 1 : optime facis quod bellum Dacicum scribere paras. 44. Epist. 8, 4, 3 : Vna sed maxima difficultas quod haec aequare dicendo arduum, immensum etiam tuo ingenio, quamquam altissime adsurgat et amplissimis operibus increscat. 45. Epist. 8, 4, 3 : si datur Homero et mollia uocabula. 46. Sat. 15, 9 : 2 vers ; 79, 8 : 5 vers ; 93, 2 : 10 vers ; 109, 10 : 7 vers ; frg. 25 : 4 vers ; frg. 28, 9 vers ; frg. 54 : 10 vers ; frg. 55 : 5 vers ; frg. 61 : 7 vers. 47. Cf. J. GAUDEMET, Institutions de l’Antiquité, Paris, 1967, p. 563-564. La loi Papia Poppaea en 9 après J.-C. avait augmenté les garanties du patron en lui donnant le droit de conserver une partie de l’héritage d’un affranchi : cf. Gaius 3, 41-42. 48. Sat. 30, 5 : cum conaremur in triclinium intrare ; le verbe d’effort marque la difficulté à parvenir jusque-là. 49. Premier obstacle : le procurator aux comptes ( sat. 30, 1) ; deuxième obstacle : l’esclave « superstitieux » (sat. 30, 5) ; troisième obstacle : l’esclave suppliant (sat. 30, 7). Le chien représenté sur le mur (sat. 29, 1 : in pariete pictus) est bien sûr un autre Cerbère. 50. Epist. 2, 6, 3-4. 51. Epist. 2, 6, 3-4 : – Eadem omnibus pono ; ad cenan enim, non ad notam inuito cunctisque rebus exaequo, quos mensa et toro aequaui. – Etiamne libertos ? – Etiam ; conuictores enim tunc, non libertos puto. – Et ille : Magno tibi constat. – Minime. – Quid fieri potest ? – Potest quia scilicet liberti mei non idem quod ego bibunt, sed idem ego quod et liberti. 52. Epist. 8, 14, 12. 53. Epist. 8, 14, 23 : obtinui quidem quod postulabam. 54. Epist. 3, 14. Dans le récit de cet épisode tragique du meurtre d’un maître par ses esclaves Pline fait d’une part une allusion à la cruauté de Larcius Macedo envers ses esclaves et à son désir de revanche sociale sur l’humiliation subie jadis par son père, un ancien esclave lui-même (3, 14, 1 : superbus alioqui dominus et saevuus et qui seruisse patrem suum parum, immo nimium meminisset) et rappelle d’autre part la nécessité de l’humanitas ou de la « douceur » envers ses esclaves, condition nécessaire sinon suffisante (3, 14, 5 : nec est quod quisquam possit esse securus quia sit remissus et mitis ; non enim iudicio domini sed scelere perimuntur). 55. C’est le sens de uix dans sat. 30, 8 : quae uix fuissent decem sestertiorum. 56. Sat. 30, 11 : iam semel lota. 57. Epist. 6, 10 : on peut donc dater cette lettre après 107. 58. Sat. 71, 6 : praeterea ut sint in fronte pedes centum, in agrum pedes ducenti. 59. Epist. 6, 10, 3 : opus modicum ac exiguum. 60. VEYNE, “Vie de Trimalcion” (cité note 38), p. 23. 61. VEYNE, “Vie de Trimalcion” (cité note 38), p. 61-62.

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RÉSUMÉS

L’auteur du Satyricon connaissait bien la correspondance de Pline le Jeune. Il y a puisé un certain nombre de thèmes ou de situations caractéristiques de la vie intellectuelle du début du second siècle ainsi que de la condition des affranchis. Ces parallèles fournissent un argument sûr pour refuser l’identification de l’auteur du Satyricon avec le consulaire Petronius mentionné par Tacite. Ils établissent que le roman a été écrit après l’année 107 et peut-être après 111, très probablement au début du second siècle. Ils confirment enfin de manière éclatante la thèse qui voit en Encolpius, l’affranchi de Pline le Jeune, l’auteur du Satyricon.

The author of the Satyricon did actually know Pliny the Younger’s correspondence. He drew from it a certain number of themes or characteristics of the intellectual life, also of the condition of the freed slaves at the beginning of the second century. Those parallels provide a safe argument against identifying the author of the Satyricon with the consular Petronius mentioned by Tacitus. They establish that the novel was written after the year 107 and perhaps after 111, very likely at the beginning of the second century. Lastly they strikingly confirm the assumption that sees in Encolpius, Pliny the Younger’s freed man, the author of the Satyricon.

INDEX

Mots-clés : Pétrone, Satyricon, date de rédaction et auteur, Encolpius, Pline le Jeune Keywords : Petronius, Satyricon, date of writing and author, Encolpius, Pliny the Younger

AUTEUR

STÉPHANE RATTI Professeur à l’université de Bourgogne [email protected]

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Elias Bickerman and Hans (Yohanan) Lewy : The Story of a Friendship*

Albert I. Baumgarten

In Honor of Joseph Mélèze Modrzejewski of Paris, who recently celebrated his 80th birthday, a dear friend of Elias Bickerman

1 Elias Bickerman (1897-1981)1 and Hans (Yohanan) Lewy (1901-1945) were two of the most outstanding products of the Institut für Altertumskunde of the Friedrich-Wilhelm University in Berlin, during its period of glory, the Weimar years. Each scholar, in his own way, embodied and advanced the integrative study of all aspects of Mediterranean antiquity that was the hallmark of the Institut für Altertumskunde. As one can learn from archival documents, they were also among each other’s closest friends. For example, Elias Bickerman never wrote about personal matters to his different correspondents. His St. Petersburg teacher and mentor for life, Michael Rostovtzeff (1870-1952), noted that when he corresponded with Bickerman, “he never speaks about his family affairs”. Thus, while Rostovtzeff knew that Bickerman had no children when he had last seen him in 1937, he did not know if any had been born up until 1940, when Rostovtzeff wrote the letter just cited2. It was, however, a mark of his special friendship with Hans Lewy that Bickerman wrote to Lewy, after arriving in the USA in August 1942, congratulating Lewy on his marriage and wishing Lewy the best, in his capacity as “an old and truly dear friend”. As to his own circumstances, Bickerman added that he and his wife were safe in the USA, while his brother and family were in London, and that his father had died in Nice in January 1942. He concluded the letter by offering to visit Lewy’s mother, who was then in NY, and by inviting Lewy and his wife to visit Mrs. Bickerman and himself in Paris, when the Bickerman couple returned there after the war (as Bickerman then expected and intended), as Lewy had visited them there in 19383.

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2 When Lewy took ill suddenly and then died on July 22, 1945, Bickerman wrote to Mrs. Lewy as soon as he learned of his friend’s death, describing Lewy as “an old, old and dear, very dear friend”. He concluded the letter by remarking: I shall not try to alleviate your grief by consolatory words. But perhaps your heart will be relieved when you hear that not you alone are grieved, that Hans’ friends, and I among them, will not stop to love him as before, remember him and think of him. And I have heard that sorrow partaken with others is easier to bear4.

3 In an academic context, Bickerman noted Lewy’s help with an early article, writing: Darauf hat mich mein Freund Dr. Hans Lewy in Berlin hingewiesen, der auch sonst durch Rat und Tat diese Arbeit kräftig förderte5. Bickerman also acknowledged Lewy’s enthusiastic support and many improvements with Der Gott der Makkabäer: Das Buch verdankt ihm reiche Anregung und mannigfache Verbesserung6. Lewy‘s role in this case was not limited to the contents and arguments of the book. At the request of the publisher, Schocken Verlag, Lewy corrected and improved Bickerman‘s German. A note in the Schocken archive indicated that Bickerman‘s Gott was: Zur Zeit zur Stilrevision bei Dr. Hans Lewy, Jerusalem7.

4 Lewy’s major scholarly project, not yet finished at the time of his death, was a comprehensive work on Jews and Judaism in Greek and Latin literature, a thorough- going revision and expansion of T. Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme, published in 1895. After Lewy’s death, Mrs. Lewy wrote to Bickerman asking if he would complete his friend’s unfinished research. Bickerman recommended that someone else be found. He had obligations that would keep him busy for the next three years, after which he might return to Paris: “In this situation, it would be selfish to grab at Hans’s materials while I cannot sit down to publish his work8.”

5 Finally, writing to Martin Hengel (1926-2009), when reviewing his collected papers on Jewish and Christian topics that he was preparing for publication as Studies in Jewish and Christian History, Bickerman expressed his high evaluation of Lewy and his abilities, noting his own ignorance of Hebrew, the Talmud, Akkadian, or other oriental languages. Bickerman insisted that he saw his limitations: “As a matter of fact, my only advantage is longevity. By some chance, I survived while better ones disappeared: for instance Hans Lewy (emphasis mine)9.”

I

6 One basis for this friendship was that both Bickerman and Lewy faced career difficulties in Berlin, perhaps because they were Jewish. In Bickerman’s case, after a very successful doctorate, he did not pass on his first try at Habilitation. The formal reasons were the disappointing nature of the Habilitationsschrift and its sloppy presentation. However, this failure may have also had something to do with Bickerman being perceived as an “uppity” foreign Jew, who needed to be taught a lesson. Another possibility is that Bickerman may have irked Eduard Meyer (1855-1930) by accepting a subvention from the Notgemeinschaft der Deutschen Wissenschaft, in which Meyer played a leading role, while refusing Meyer’s offer to help obtain German citizenship10.

7 In Lewy’s case, his doctorate was not that well received. Werner Jaeger (1888-1961) and Ulrich v. Wilamowitz-Moellendorff (1848-1931), the two readers, were not convinced that Lewy had sufficiently proven his main conclusions. They marked the thesis only as idoneum, a passing grade, but not one of distinction11. At Lewy’s oral doctoral exam,

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Ulrich Wilcken (1862-1944) was disappointed with Lewy’s replies on Roman History, concerning the careers of Sulla and Julius Caesar, marking Lewy as genügend, satisfactory. The overall grade was only cum laude12.

8 Habilitation, in July of 1933, was explicitly complicated because Lewy was Jewish. In a Lebenslauf on deposit in the Lewy Archive, written sometime in the 1930s, as Lewy described himself as not yet married, when Lewy was already teaching in Jerusalem, he wrote that: Juli 1933 Habilitation an der Philosophischen Fakultät d. Berliner Universität für das neueingerichtete Lehrfach Oriens Christianus. Habilitationsschrift: “Eine jüdisch- hellenistische Rede über den Propheten Jona in armenischer Überlieferung.” Verlust der venia legendi infolge Beamtengesetzes.

9 This summary was not entirely accurate. At Lewy’s Probevorlesung, on July 10, 1933, the following decision was taken: Es wird beschlossen, Herrn Dr. Lewy die Venia legendi für “orientalische Kirchensprachen” nicht zu erteilen, ihm vielmehr mündlich und schriftlich folgendes zu eröffnen: Die Fakultät stellt auf Grund der Habilitationsschrift, des Probevortrags und des Kolloquiums fest, dass Herr Dr. Hans Lewy den wissenschaftlichen Anforderungen, die die Fakultät an ihre Habilitanden stellt, in hervorragenden Masse entspricht. Sie ist aber durch die auch auf Habilitanden anzuwendenden Bestimmungen des § 3 des Gesetzes zur Wiederherstellung des Berufsbeamtentums gehindert, die Venia legendi zu erteilen13.

10 In fact, only a few days earlier, on July 7, 1933, the faculty was instructed by the Minister of Education, Bernhard Rust (1883-1945), to simply terminate the Habilitation procedures of all Jewish candidates, since they could not be appointed as a result of Nazi legislation14. When Lewy appeared before the Faculty Colloquium on July 10, this was an act of defiance, and the decision taken had an element of protest. Nevertheless, the Faculty was powerless. Formally, Lewy passed Habilitation, but was not granted the venia legendi. Effectively, however, he neither passed nor failed: he was simply disqualified. Indeed, the HU archive maintains a list of those who attempted Habilitation. That list is divided into those who passed and those who failed. As a consequence of the decision taken at his Probevorlesung just cited, Lewy appears in neither list.

11 This outcome prompted Eduard Norden (1868-1941), whose role as Lewy’s teacher will be discussed further below, and who was present on July 10, 1933, to write the following letter of recommendation, dated July 14, 1933, which he gave Lewy, preserved in the Lewy Archive, and apparently intended for the authorities at the Hebrew University: Gutachten Herr Dr. Hans Lewy ist mir seit Jahren sehr genau bekannt. Während seiner Studienzeit auf der Berliner Universität war er mein persönlicher Schüler, und er gehörte zu den begabtesten, die ich gehabt habe. Er zog meine Aufmerksamkeit durch die Vielseitigkeit seiner Interessen auf sich; so zeigte er sich auf lateinischen Arbeitsgebiet, wie die Prüfung im Doctorexamen ergab15, als einen tüchtigen Kenner des Lukretius, und sein eindringendes Verständnis des Schriften des Ambrosius erwies er in einer Abhandlung, die von mir der Berliner Akademie der Wissenschaften vorgelegt wurde und in deren Schriften erscheinen ist. Nebenher ging seine Beschäftigung auf dem ebenso interessanten wie schwierigen Problem des Jüdischen Hellenismus16, insbesondere dem Philonischen Schrifttum, woraus seine Doctordissertation erwuchs, die sich in Gelehrtenkreisen beträchtlicher Beachtung erfreut17. Sein grosses Talent in den beiden klassischen Sprachen sowie seine Neigung zu religionsgeschichtlicher Forschung veranlassten meine Fachkollegen Excellenz v.

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Wilamowitz und Prof. Eduard Meyer18 sowie mich selbst, Herrn Dr. Lewy, den wir als unseren Schüler und Schützling hoch werteten, sich die Ausbildung als Orientalist (Armenisch, Syrisch, Arabisch) angelegen sein zu lassen, um sich für dringende Aufgaben als klassisch gebildeter Orientalist einzusetzen, eine sehr seltene Doppelbegabung. Mit Unterstützung der Preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin und der Notgemeinschaft der Deutschen Wissenschaft unternahm er eine Forschungsreise durch den Vorderen Orient und Armenien, um das Material zu einer erstmaligen wissenschaftlichen Ausgabe der armenisch erhaltenen Schriften Philons zu sammeln. Der mündliche Bericht, den er von dieser mit grossen Gefahren verknüpften Reise Herrn v. Wilamowitz erstattete, war dessen letzte Lebensfreude. Der wissenschaftliche Ertrag dieser Reise war überaus gross, er ging über den unmittelbaren Zweck der Philonsausgabe weit hinaus. Daraufhin unternahm er es, sich zur Habilitation als Privatdozent bei der Philosophischen Fakultät der Universität Berlin zu melden, und zwar für das eigens für ihn von der Fakultät geschaffene Lehrgebiet Oriens Christianus mit Einschluss des Jüdischen Hellenismus. Der Erfolg seines Probevortrags und des mit ihm geführten Colloquium war ausgezeichnet. Es lässt sich mit Bestimmtkeit sagen, dass Herr Dr. L. denselben Erfolg gehabt hätte, wenn er sich zur Habilitation in den klassischen Sprachen (Lateinisch und Griechisch) gemeldet haben würde. Herr Dr. Lewy gilt mit Recht schon jetzt als Gelehrter von Rang. Es sei aber bemerkt, dass mit dem Gelehrtentum sein sehr kultiviertes und vornehmes Menschentum gleichen Schritt hält. Im besten Sinne des Wortes darf er als vir vere humanus bezeichnet werden. Dr. Eduard Norden Prof. an der Universität Berlin Dr. sc. h.c. Cambridge. Korr. u. auswärt. Mitglied der Ges. d. Wiss. Wien, Leningrad, Neapel, Mailand, Lund, Upsala u. Krakau

12 Norden was pulling out all the stops on behalf of Lewy, mentioning his own distinctions and invoking the memory of his now dead colleagues of the highest rank, Wilamowitz and Meyer. Nor was Norden telling the truth, the whole truth and nothing but the truth about what happened at Lewy’s Probevortrag. When Norden wrote that Lewy could have passed Habilitation in Greek or Latin he meant to praise Lewy’s abilities. However, in a perverse sense, Norden was also correct in terms of the situation of Jews aspiring to an academic career in Nazi Germany: the result would have been the same had Lewy been a candidate for Habilitation in Latin or Greek, not because of his abilities in those subjects, but because Lewy would have been disqualified as a Jew in any field.

13 In sum, Norden wrote the letter and gave it to Lewy so that Lewy could present it to the authorities at The Hebrew University. Norden’s goal, I suggest, was to lay the groundwork for the Hebrew University to rectify the injustice done to Lewy in Berlin as a result of Nazi race laws.

14 And yet, despite the shared career difficulties in Berlin, the Bickerman-Lewy friendship was odd and unlikely. Their temperaments were very different: Bickerman was daring, while Lewy was hesitant, careful, shy, and diffident19. Bickerman liked to tell the story of how he and Lewy took a walk one winter day in Berlin. They came to a frozen lake; the ice was sufficiently thick that it was not dangerous to cross, but there was a sign that said that it was forbidden to walk on the ice. Lewy, a good Prussian, took heed of the sign, while Bickerman, the handsome bachelor20, dared to walk across the lake, precisely because the sign said not to walk on the ice21. While Bickerman and Lewy agreed on one significant ideological point – their opposition to communism – they also disagreed about one of the key issues of Jewish life in their times, often a source of dispute that could make friendship impossible22. Lewy was a Zionist, who emigrated to Palestine in 1933, while Bickerman was more or less loyal to the anti-Zionist position taken by his father, Joseph Bikerman (1867-1942)23. Despite having moderated his views over the years, in his last

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conversation with me, only days before his death, in August 1981, Elias Bickerman lamented the narrow horizons of the Zionist enterprise24. In light of their divergent views concerning Zionism, one must look elsewhere for the basis of the Bickerman-Lewy friendship.

II

15 The thesis of this article is that one of the most important intellectual foundations of the Bickerman-Lewy friendship was their shared experience as students of Eduard Norden in Berlin, and in their adoption of Norden’s approach to the study of antiquity. The study of Classics in Norden’s time faced numerous new challenges. Classics, as taught at all levels up to that of the universities, was no longer widely accepted as a canonical discipline, essential for the formation of German national character and identity, as had been the case since the days of Wilhelm von Humboldt (1767-1835)25; there were other competitors for this role. Perhaps the most prominent was the circle around Stefan George (1868-1933), the “poet and seer, leader of a tight humorless, self- congratulatory coterie of young men… king of a secret Germany, a hero looking for heroes in an unheroic time26.” George and his disciples formed a group with clear sectarian characteristics, in which they were creating a secret center of the world, of which George was the absolute master. Disciples were required to show absolute devotion and sacrifice their personal identity to the total control of The Master. Heretics and traitors were branded and excluded27. According to Paul Gérardy (1870-1933), George provided the insight that put an end to His followers’ years of hopeless stupid suffering, as He was the only one who still sang the songs of the gods. His devotees gladly offered up all their “brotherly” dreams to dwell in His holy light, in the proud castle of His fellowship28.

16 As one extended example of this loyalty and secrecy, the historian Ernst Kantorowicz (1895-1963) achieved the highest level of success in the USA, appointed to the permanent faculty of the Institute for Advanced Study in Princeton. Nevertheless, he kept a portrait of George on his desk until the end of his life, and wrote to Robert Boehringer (1884-1974) on July 13, 1954: Weniger vielleicht als andere habe ich oder suche ich, die Gelegenheit, mich zum Thema D.M. zu äussern. Aber es ist kein Tag, an dem ich mir nicht bewusst wäre, dass alles, was ich etwa zu leisten vermag, aus einer Quelle gespeist ist, und dass diese Quelle auch nach über 20 Jahren immer noch sprudelt29.

17 True to the ideas he had learned from George, Kantorowicz ordered his body cremated and his ashes scattered in Little Maho, on the U.S. Virgin Islands. He also directed his heirs to destroy his personal papers30, a strange step for a professional historian. The guiding principle was, Göttlich ist, wer erscheint, Gott gleich, wer verschwunden bleibt31.

18 George and his followers were merciless in their criticism of the old philology, embodied in the person and contribution of Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff32. As Gershom Scholem (1897-1982) summarized matters - eulogizing Lewy at a memorial meeting held in Jerusalem on November 18, 1945, several months after Lewy’s death33 - the encounter with the George circle and their academic approach was a key event for young scholars: This science came from the school of a great poet who also wanted to be a ruler. Disdain for worn out forms and for the true (absolute) or imagined emptiness of (the usual) forms of scientific analysis produced a reaction among those who

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aspired to greatness, who possessed intuition, and who were disciples of an aristocratic philosophy (of life). They intended to disseminate the grand – but very problematic – vision of their master, who was a poetic genius, to (all) branches of knowledge. Their motto was to erect eternal images of greatness, symbolic paradigms of periods and cultures. Truth be told, the conscience of historians and philologists in Germany was apparently not that good. (It was therefore easy for) those who possessed a polished and glowing style, based on unknown profundities of metaphysical understanding, to count those (scholars) whose time was up34 as a result of their meaningless worship of research into minutiae35. When (Friedrich) Gundolf (1880-1931), (Friedrich) Wolters (1876-1930), (Kurt) Hildebrandt (1881-1966), and (Hermann) Friedmann (1873-1957) and the rest of the George devotees began to view the misera plebs contribuens36 of German professors from on high, and announced the arrival of a new science that would investigate symbolic figures, those who were offended and viewed with contempt reacted very little and very mildly37. The adherents of the new party quickly conquered the hearts of the best young scholars and some of the most famous university chairs38. The intuitive history and philology of George’s followers – in which both revolutionary and reactionary objectives were mixed up – had great attractive power, especially for the many young people for whom George’s poetry had been the decisive literary experience of their youth… Wilamowitz, the master of Classical Philology in Germany, was one of the primary targets of the attack by the new intuitive science. The choice between the Nietzschean “doves39” of the Georgeans and the old tradition represented by Wilamowitz40 was one of the great emotional decisions that young philologists had to make41.

19 Scholem’s own interest and attraction to the George circle is explicit from any number of documents. Therefore, although formally he was speaking in memory of Lewy, his comments on the decision scholars needed to make between the Nietzschean “doves” and philology have an autobiographical component42. Yet, in the end, Scholem’s personal dislike of the George circle is evident throughout this passage, but just in case any reader missed the point he concluded this summary with the comment that many of George’s followers became “prophets of the new Baal and kindled a foreign flame in the temple of wisdom”, i.e. were devoted Nazis43.

20 Norden would have none of this. For him, Wilamowitz was the bright, shining, central star of the discipline: Princeps philologorum, aquila in nubibus44. Norden recognized that Wilamowitz had been the subject of criticism, yet insisted that Wilamowitz was more open than anyone to well founded arguments contradicting his own previous conclusions45. Norden maintained that Wilamowitz was intimately connected, in the best possible way, to the contemporary German world in which he lived. His contribution was to ennoble the stock of the German tree with a Greek graft46. He was a classical philologist, firmly opposed to the imitative tendencies of classicism (in the pejorative sense of the term)47.

21 In his own work, Norden dealt with philological minutiae, “nitpicking” analysis of words, terms, and formulae. However, according to Elias Bickerman’s portrait of Norden48, the goal of these studies was not to make something of nothing (see above, nn. 35 and 38), but to ask and answer some of the most important and ever-lasting questions about the meaning of western civilization: As a result of Norden’s detailed philological research: So führt die Wortuntersuchung zum Erfassen jener uns gerade jetzt so fühlbar nahen Zeit, da das Schauen der Mystik den überspannten Intellektualismus zu überwinden begann49. Norden‘s results could then serve as a counterbalance to what Ernst Troeltsch called: “The peculiarly German inclination to a mixture of mysticism and brutality50.” Or, as Norden put it, in his inaugural address as Rector, a little bit of

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mysticism might be an antidote to contemporary materialism, but he warned against other forms of mysticism that would lead to magic, occultism, astrology, and an abandonment of personal responsibility (allegiance to a fuehrer, whether George – above, n. 27 – or yet another?). The latter sort of mysticism was the enemy of clarity and thought, all that was characteristic of the Greek soul and of its related German counterpart51.

22 As one concrete example of Norden’s method and its consequences, according to Bickerman, Norden showed how: von Wortformeln zu den Gedankenverbindungen vorzudringen, an der Geschichte einer zentralen religiösen Vorstellung: der vom Heiland und von der Heilszeit. Vergil verkündete inmitten des Bürgerkrieges die Geburt des Retters, des Gotteskindes. Die Frömmigkeit des christlichen Mittelalters verehrte darum im römischen Dichter den Vorgänger der Evangelisten. Indem Norden die Formeln und Ausdrücke der antiken Heilserwartung untersucht, kann er zeigen, daß und wie der lateinische Dichter und der jüdische Künder Jesu beide in demselben Flusse der religiösen Hoffnung standen, dessen Quelle Norden in Aegypten wiederfindet und an dem die Menschen schon vier Jahrtausende sich laben52.

23 In accomplishing these achievements, Norden took advantage of the methods of Universalgeschichte, universal history, promoted by Eduard Meyer, which united the study of all the peoples of the ancient Mediterranean world. According to Rostovtzeff, Meyer, while still at school: formed the project of writing a general history of the ancient world, which he never abandoned, organizing his life accordingly… Meyer’s great contribution lies in the fact that he was the first to give a presentation of ancient history as a whole, as a part of Universalgeschichte – not as a generalization based on second-hand information, but as an original contribution built up on a solid and lasting foundation… his was the first real history of the ancient world53.

24 Indeed, Meyer’s approach is evident in Norden’s inaugural address as Rector. Besides the obvious turn to Greek, Latin, and German sources, Norden appealed to Egyptian literature, the Hebrew Bible, the New Testament, Babylonian sources, and the formulas in an old Nordic Icelandic peace agreement. Norden recognized that he did not have the linguistic competence to draw conclusions concerning sources in all these languages54, but relied on the assistance of experts55. Even when the explicit focus was on Greeks, Romans, and Germans – as in his address on Heldenehrungen, from 1928 – Norden noted that there were impressive examples of the phenomenon under consideration outside the limits of his analysis, which he would therefore not discuss in detail in his speech56. In defense of his turning to material in languages that he did not know himself, awkward (if not worse) for a philologist who insisted on mastery of Greek and Latin, Norden declared that he was an intellectual vagabond, dependent on knowledge borrowed from others57. Yet, Norden hoped that the results, in his case, would justify the risks taken. In the end, I propose that Norden intended to avoid the reproof that he was one of those German professors who conducted extensive research whose results would allow them to take: “A certain pride in the discovery how few of one’s inherited ideals one had to give up58.” The wider basis on which he drew his historical conclusions could help fill the hunger for wholeness, the fear of modernity, and the desperate need for roots and community that characterized the times. Classical scholarship of fairly traditional sort, supplemented by Meyer’s Universalgeschichte was supposed to supply a sufficient cultural foundation to cope with the uncertainties of the new age.

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25 On the narrowest scale of personal identity, Norden was almost desperate to be recognized as German. He considered the fact that he was born a Jew a personal disaster59. In his popular talks, he always stressed that he shared the German national and cultural heritage: it was ours60. As a result, Norden’s encounter with Nazism was unusually traumatic and left him a confused and broken man61. His conversion to Christianity at age seventeen was of no avail. He had no interest in the return to Judaism widespread among other former Jews after Nazi persecutions began. In his view, too many were becoming Jewish fanatics, newly devoted to a religion that he considered an empty shell, devoid of all meaning. Nor did remarks that came uncomfortably close to support for Hitler, as the strong man who might save Germany, help; Norden had no choice but to fire Jewish assistants. At times, Norden openly acknowledged his Jewish origins. After Norden had departed Berlin for Zurich, one of his students petitioned Hitler, asking that Norden be designated an Aryan. Nazi race laws and public persecution of Jews, by contrast, were clear and explicit62. Norden had four Jewish grandparents, who were also practicing Jews63. He was forced to leave Berlin for exile in Switzerland, where he died on July 31, 1941.

26 Elias Bickerman’s ways to deal with the cultural and political realities described above represented a continuation of Norden’s approach, but with a few significant differences. Like Norden, Bickerman was an old-fashioned philologist who had a strong commitment to universal history. Thanks to having studied with Wilcken at Berlin, Bickerman was devoted to the Urkundenlehre, emphasizing the importance of inscriptions and papyri in writing history: he specialized in diplomatics. Writing to Emilio Gabba (1927-), his friend from Pisa and Pavia, Bickerman commented on the work of the anthropologist-historian, J.-P. Vernant (1914-2007): I bought the latter’s book (Mythe et société) in Paris and wasted FF25. He is now pretentious (Prof. at College de France!) and often speaks as a Marxist, that is repeats Marx’s nonsense without any consideration of facts. He almost never refers to Greek inscriptions (unknown to Marx), does not understand numismatics, and has no idea of universal history. But, of course, he is the head of a “school”, and consequently pusches (sic) forward his own students in the academic world64.

27 While Bickerman’s attitude towards his Jewish identity was complex and not easy to define in conventional terms, it was far from as out-rightly hostile as Norden’s. Bickerman opened the Lebenslauf of his Berlin dissertation with the affirmation: Ich bin jüdischer Abstammung und bekenne mich zum mosaischen Glauben65. In his scholarly work, he deliberately included the Jews in the scope of his investigations of antiquity. He defied the unspoken reluctance of German-Jewish classicists to write about Jewish topics in antiquity on numerous occasions, already during his Berlin years66. However, in his American years, after 1942, when Bickerman turned to the study of ancient Jewish texts in Hebrew and Aramaic, he continued Norden’s vagabond approach67. Since he never learned Hebrew well as a youngster68, and resisted the urging of his friends to do so later in life (see below, page 116), he relied on the assistance of a team of “research assistants”, his friends at the Jewish Theological Seminary. These were some of the most distinguished experts of the time. Indeed, if anywhere in his published work Bickerman offered a comment on a Hebrew text based on knowledge beyond that available to all from the most standard translations, one of these friends was always noted as the source. As Bickerman wrote to Judah Goldin (1914-1998), one of the members of this personal team of academic advisors: “An Amhaarez like me needs the imprimatur of a hakam69.” In sum, even if he never learned the necessary languages

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himself, Bickerman’s universalized the study of Greco-Roman antiquity, but with a deliberately Jewish tendency.

28 In keeping with the complex nature of his identity, Bickerman’s way of dealing with the mystical turn so popular in his time also had a distinctive character. Norden’s remarks on mysticism were noted above, page 108. From another vantage point, Bickerman’s St. Petersburg teacher, Rostovtzeff, had warned that the contemporary outburst of mysticism was not something desirable, as it might: “Work the end of our proud civilization”, much as mysticism had contributed to the undoing of what was best in the ancient world. Rostovtzeff was concerned that: “Mystic aspirations in their higher and lower aspects are coming up afresh, especially among those people who learned a bitter lesson in the turmoils of revolution led by the materialistic spirit of socialist teachings70.” Socialism, according to Rostovtzeff, was fomenting mysticism, and the latter might undo the best in the modern civilization, as it had done in antiquity. As Bickerman was staunchly anti-communist throughout his life71, he might have found Rostovtzeff’s attitude very congenial.

29 Bickerman’s more elaborate answer to the challenge of mysticism was an explicit and defiant historicism72. As he wrote, in the Preface to The Maccabees, completed in 1947, he had worked hard to turn himself into a contemporary of the ancient Maccabees rather than understand them in contemporary terms, for example, to turn them into the patrons of Zionist athletic clubs. He had turned the evidence over and over again with infinite patience, seeking to restore the people of the past as they lived and worked in their own environment. His goal was to write objective history, to be a contemporary of the Maccabees, and not to make a point about his own times via an analysis of the Maccabees73. When his student at Columbia University, Leo Raditsa (1936-2001), noted that Bickerman once seemed to be veering too close to the “Crocean heresy”, that all history was simply a reflection of the present in which the historian lived, Bickerman insisted that this was not the case. Bickerman re-stated his belief in positivism and insisted that the concessions he had made to Crocean relativism in the draft essay Raditsa had seen were minor, insignificant, and only on the fringes. Bickerman explained that he still believed that the historian’s task was: “To tell us what really happened in the past74.”

30 At the same time, Bickerman turned to the rationalist heroes of the enlightenment, to the philosophes, as his source of inspiration. None of this mystical or theological mumbo-jumbo for him. He would serve up a straight dose of reason, with all its devastating consequences for those who adhered to a naïve or tendentious faith. Bickerman was drawn to the rationalism of Montesquieu (1689-1755), the critical reading of the Bible by English deists, such as Henry Dodwell (1641-1711) and Anthony Collins (1676-1729), and the anti-clericalism of Voltaire (1694-1778)75. In class, he claimed that his wide reading made him the most qualified faculty member at Columbia to teach French Intellectual History of the 18th century, or American History of the Colonial and Revolutionary Eras, to elaborate the ways in which the “Founding Fathers” were disciples of the philosophes. There are numerous slips of paper in the Bickerman Archive at the Jewish Theological Seminary with notes on the philosophes76, and references to the philosophes are scattered throughout Bickerman’s publications. For Bickerman, the giants of rational enlightened thought, the philosophes, could serve as a cure to the ills of modern irrationality.

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III

31 The ways in which Lewy fits into the argument of this paper are trickier to determine. In the Lebenslauf of his Berlin dissertation, Lewy noted his obligation to several teachers, but Norden took pride of place: Vornehmlich fühle ich mich jedoch Eduard Norden zu Dank verpflichtet, der durch seine Lehre und Forschung meiner Beschäftigung mit den grossen Problemen des östlichen Hellenismus Methode und Ziel gegeben hat77.

32 However, since Lewy died so young, he did not live to elaborate the details and longer range goals of his scholarly agenda, so that the picture is incomplete. I therefore propose to return to Scholem‘s eulogy. After the general remarks about the Georgekreis quoted above, Scholem turned to Lewy. Scholem and Lewy were very close friends in Jerusalem, so he was an appropriate choice to eulogize Lewy78. They were among the six members of the pilegesh group that met regularly on Saturday afternoons to discuss matters of mutual interest, Jewish mysticism in particular. Pilegesh, in Hebrew, was an acronym for the names of the members, all scholars of the highest distinction: Hans J. Polotzki (1905-1991), Hans Jonas (1903-1993)79, Lewy, George Lichtheim (1912-1973, at whose home the group met), Scholem, and Samuel Sambursky (1900-1990)80. Since pilegesh means “concubine” the name was an explicit ironic acknowledgement that there was something not quite legitimate about what these men were doing together81.

33 Scholem framed his remarks in memory of Lewy in terms of the Rabbinic traditions about the four sages who entered pardes, that is engaged in esoteric philosophy (thag. 2.3, 381, Lieberman, and parallels). Three were harmed by whatever they saw: they “looked82”, but the results were disastrous in one way or other. Only R. Akiba went up in peace and went down in peace. Unlike the three others, R. Akiba apparently “looked”, but whatever he saw had no deleterious effect on him. According to Scholem, George the poet and seer had enormous influence in the circles of young Zionists, especially during the critical years when Lewy’s character was formed, in the early 1920s. Much of the special atmosphere of the circle around George penetrated into youth movements that admired George. When (George and his followers) raised the banner of the nuova scienza, the new path in academic life, these slogans found attentive ears among young Jews as well… As a result of his psychological bent, and his aesthetic and poetic sensibilities, Lewy should have been one of those who turned in the direction of imagination. However, his penetrating critical eye suspected the demonic hidden there. Lewy was loyal to George’s lyrical poetry, but turned his back on the ideology of the George school. He “looked into” the profundities of the aristocratic symbolic world, and decided against it. Lewy “looked” and withdrew. He detested the supposed syntheses of those who possessed the modern holy spirit, and instead elected a life of intensive work and tireless analysis. With a clear mind, he chose the most demanding methods of research championed by the sage Eduard Norden, who remained au-dessus de la mêlée, above the polemic of the different schools83. However, the fear of the seduction of the intuitive science that he had rejected remained engraved in Lewy’s heart. As a result, he always carefully investigated the claims of intuition, both his and that of others, and considered them suspect. Accordingly, he matured before his time. Eighteen years ago (i.e. in 1927), when I met him for the first time, he already knew the direction his life would take, and his academic character was set no less than his personal character. And yet, for Lewy, the sun never set on the world of intuition. I believe that it was not an accident that Lewy chose to study topics connected with the world of intuition. Religious literature and questions concerning the history of religion in

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late antiquity drew his attention and occupied him all his years. This literature demands great devotion, preparation, and exact analysis if one wants to reach firm conclusions concerning the questions it raises. Hellenistic religious mysticism, from Philo of Alexandria to the last of the Neo-Platonists, Proclus in particular, was at the heart of Lewy’s work all the years I knew him. This was a place for a fruitful combination between Lewy’s most unusual abilities and the deepest academic issues with far-reaching consequences… This research demanded exacting and profound ability at analysis, not only in order to appreciate the significance of religious ideas and symbols, but also to grasp the connections – often hidden from the eye – that open the path to a true understanding of ideas. Questions such as the path that leads from Wisdom, as in Proverbs, to Eastern-Greek gnosis aroused Lewy’s interest to the highest degree. The philologist in him found the thread of Ariadne that runs through the labyrinth of syncretistic Hellenism in the history of terms and terminology. He knew well that the history of religion depends even more than the history of philosophy on the history of words and images84.

34 To draw the conclusion from Scholem’s analysis, in the terms of this article, Lewy remained loyal to a mystical vision, yet knew how to draw out its sting and potentially harmful consequences, by studying the history of mysticism with the help of the philological tools learned from Norden, “the history of words and images”, what Bickerman called “nitpicking” philological analysis of terms and forms in his portrait of Norden cited above85. Appropriately, Scholem concluded his remarks in memory of Lewy by citing the comment of Fustel de Coulanges that Lewy inscribed on one of his works: Le devoir de l’historien: une vie d’analyse pour une heure de synthèse. Scholem lamented the fact that Lewy had devoted his whole life to analysis, but because his life was so short did not have the privilege of arriving at the final moment of concluding synthesis for which he strived and at which he almost arrived. “The song of Lewy’s life was cut off in the middle86.”

35 In order to prepare himself for this task, Lewy was no vagabond, dependent on the help of others to study material in languages he did not control. Unlike Norden and Bickerman, Lewy learned the necessary languages himself – Hebrew, Aramaic, Syriac, Arabic, and Armenian at the University in Berlin and in the Hochschule für die Wissenschaft des Judentums87. Even Norden appreciated the significance of Lewy’s efforts, as is clear from the letter he wrote on July 14, 1933 cited above.

36 As an expression of his own academic commitments, stressing the need not to remain a vagabond, but to learn the languages of the East and their literatures oneself, Lewy urged Bickerman to learn Hebrew. He wrote inviting Bickerman to join the editorial board of a new journal on Jewish Hellenism that he intended to found: We are fostering a plan for which we need your assistance…: to start a journal dedicated exclusively to the research in Jewish Hellenism, both from the Greek and Jewish side… The task and the aim of the journal need no explanation: there does not exist any organ in any country which serves to this special purpose… Besides, the research in Jewish Hellenism is badly hampered by the fact that both Christian theologians and Jewish feuillitonists regard it as their battlefield. I think the time has arrived to reclaim it from both sides for a sound and unbiased criticism. As name for this journal I should propose: YEPHET, according to the verse in Gen. ix. 27: “God enlarge Japhet, and let him dwell in the tents of Shem88.” Yet, at the same time, Lewy felt obliged to remind Bickerman: it would demand from you one effort: to learn modern Hebrew in order to understand the articles published. But I think, generally, that you can no longer avoid this effort, and I am sure that it will be worth while from many regards89.

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37 Despite their close friendship, this advice has a rebuking tone, something like “it is about time that you did this.”

38 Lewy’s way of dealing with the challenge of mysticism was thus somewhat different than Norden’s or Bickerman’s. Where Lewy and Bickerman were closer to each other was in their approach to universal history, to including the Jews as part of the story of the ancient world: Lewy, as already noted above, chose to focus on gathering the sources discussing the Jews and Judaism in Greco-Roman literature. He had a major project, already underway in his Berlin years, and financed by the Notgemeinschaft der Deutschen Wissenschaft90, devoted to this effort. According to Scholem, from his earliest days as a student in Berlin until his last days in Jerusalem, Lewy regularly lamented the walls separating Jewish Studies from the world of general knowledge. He saw these boundaries as artificial, and never stopped blaming fellow scholars of Judaica for having erected them themselves. He dreamt of a fruitful union between philology, as he understood it, and Talmudic research and study of the Jewish tradition. He spoke often among his friends on the mutual obligations of both sides and of his great disappointment that too many specialists in Jewish Studies did not understand their task and role91. If Lewy had been privileged to live a longer life, Norden’s universal vision of the world of antiquity would have yielded a singular contribution of the highest caliber.

IV

39 The chain of scholarly tradition in which Norden was an important link had at least two more links coming off Norden’s place in that chain – Bickerman and Lewy. These new links would not have taken the form they did without their connection to Norden, but each took the Norden heritage in a somewhat different direction – one scholar turning to the heroes of rationalism, the philosophes, the other to the history of mysticism. One troubled to learn as many Eastern languages as possible, the other resisted the suggestions to learn Hebrew, relying on the help of friends. These differences, however, were minor in comparison to the lessons both Bickerman and Lewy learned from Norden, with their mutual concern with words, formulas and their history (in diplomatic texts for Bickerman, in mystical works for Lewy), and to write universal history. Whatever personal similarities and differences there may have been between Bickerman and Lewy, the intellectual basis for their friendship went back to their years with Norden in Berlin.

40 Chains of tradition also come to an end. Circumstances are such that it is now almost impossible to add further links to the Norden-Bickerman-Lewy chain. Both Bickerman and Lewy were beneficiaries of an academic training varied, rich, high in level, but also nearly impossible to duplicate anytime or anywhere since. Bickerman founded no “school92”; his posthumous work, The Jews in the Greek Age (1988), the cumulative result of more than forty years of investigation and writing, has had little impact on subsequent scholarship93. Lewy, along with other scholars trained in Berlin, through their teaching at the Hebrew University helped shape the study of Classics there and in Israel as a whole94, but Lewy’s life was too short.

41 There is a well known story about the conversation between the great mathematician at Göttingen, David Hilbert (1862-1943), and Bernhard Rust, the Nazi minister of Education, when Rust asked Hilbert about the state of mathematics at Göttingen, now

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that it had been purged of its Jewish influence. Hilbert responded: “Mathematics in Göttingen? There is really none any more95.” John Glucker has written much the same for Classics in Germany: Ein Jude, der Arzt, Richter, deutscher Schriftsteller, Komponist oder Schauspieler geworden war, der war eigentlich assimiliert. Aber ein armer klassischer Philologe? Man musste ganz meschugge sein um sich mit diesen toten Sprachen zu beschäftigen. Und doch, wer die Rolle der Juden in der Entwicklung der klassischen Philologie studiert, der kann nur feststellen, dass ohne Gelehrte wie… – und das sind nur einige Beispiele aus einer Liste von etwa 120 Namen – die deutsche klassische Philologie im neunzehnten und zwanzigsten Jahrhundert eines wesentlichen Teils ihrer Grösse und Tiefe beraubt wäre96.

42 The reason for this decline was not that Jews are possessed of some special genius – that would be a perverse inversion of Nazi racism, one as equally objectionable as the other. Rather, learning at the highest level requires freedom for all, and cannot flourish long under circumstances of persecution or extermination. So, the world of Norden- Bickerman-Lewy is gone. We can only respond by applying Scholem’s concluding remark on Lewy’s short life to the Norden-Bickerman-Lewy chain as a whole: we can marvel at their achievements, appreciate their singular contributions, but also lament the fact that the song of their collective academic and intellectual life was cut so short.

NOTES

*. This article is a revised version of a paper presented at the Institut für Klassische Philologie of the Humboldt University, Berlin, on January 27, 2010. I thank my Berlin host, Wolfgang Rösler, for the opportunity to present these ideas and to benefit from comments and criticism. I am also indebted to Hubert Cancik and Hildegard Cancik-Lindemaier of Berlin, who facilitated the invitation to speak there. Their research on the history of German Classical scholarship intersects with mine, and they have been enthusiastic supporters and collaborators in my efforts over many years. This paper should be read in conjunction with H. CANCIK and H . CANCIK- LINDEMAIER, “Berliner Konstellationenen am Ende der Weimarer Republik. Eduard Norden und die Altertumswissenschaft in Jerusalem”, Anabases 12 (2010), p. 69-91. 1. In this paper, I elaborate and extend A.I. BAUMGARTEN, Elias Bickerman as a Historian of the Jews: A Twentieth Century Tale, Tübingen, 2010. The references to archival documents in this paper follow the abbreviations there, p. 325-332. For a brief summary of the details of Elias Bickerman’s life as background to this article, see A.I. BAUMGARTEN, “Elias Bickerman on the Hellenizing Reformers: A Case Study of an unconvincing case”, Jewish Quarterly Review 97 (2007), p. 149-151. See also BAUMGARTEN, Elias Bickerman, p. 18-24. 2. Rostovtzeff to Johnson, October 4, 1940, Rostovtzeff Archive: G. BONGARD-LEVIN, Skifskii Roman, Moscow, 1997, #9. For an extended discussion of Bickerman’s complex attitudes towards his own past see BAUMGARTEN, Elias Bickerman, p. 25-49. 3. Bickerman to Lewy, February 15, 1943, Lewy Archive. 4. Bickerman to Mrs. Lewy, September 4, 1945, Lewy Archive. 5. E.J. BICKERMAN, “Ritualmord und Eselkult”, Studies in Jewish and Christian History, Part Two, Leiden, 1980, p. 238, n. 55=Studies in Jewish and Christian History, A New Edition in English, including The God of the Maccabees, Leiden, 2007, p. 509, n. 55.

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6. E.J. BICKERMAN, Der Gott der Makkabäer, Untersuchungen über Sinn und Ursprung der makkabäischen Erhebung, Berlin, 1937, p. 4. 7. Schocken Archive, Wiss. Verlag, note of June 20, 1936, listing Manuskripte in Arbeit. 8. Bickerman to Mrs. Lewy, November 17, 1946, Lewy Archive. In the end, the plan for a work of this sort was realized by M. STERN, Greek and Latin Authors on Jews and Judaism, Jerusalem, 1974-1984. Professor Daniel Schwartz of the Hebrew University informs me that he owns Lewy’s personal copy of Reinach, with notes in the margin in Lewy’s hand. See also the discussion below, at n. 90. 9. Bickerman to Hengel, November 14, 1976, Hengel Files. 10. See further BAUMGARTEN, Elias Bickerman, p. 86-111. 11. HU Archive, Phil Fak. 689, 28. 12. HU Archive, Phil. Fak. 689, 29. 13. HU Archive, Phil. Fak. 39, 26. 14. HU Archive, Phil. Fak. 39, 399. 15. In Latin, Norden gave Lewy the mark sehr gut, HU Archive, Phil. Fak. 689, 29. 16. On another occasion, E. NORDEN, “Der Genesiszitat in der Schrift vom Erhaben”, Kleine Schriften zum klassischen Altertum, Berlin, 1966, p. 307, Norden called Philo the: Hauptrerepräsentanten des hellenisierten, also denaturierten Judentums, eines nicht eben sehr erfreulichen Erscheinungstyps. 17. Given the undistinguished passing mark Lewy’s dissertation received, Norden apparently felt it better not to mention the formal grade given. 18. Both Wilamowitz (1848-1931) and Meyer (1855-1930) were no longer alive in 1933, when Norden wrote this letter. 19. G. SCHOLEM, “Hans Lewy”, in H. Lewy, 1901-1945, Memorial Addresses Delivered at the Hebrew University by J.L.Magnes, M. Schwabe, G. Scholem, Jerusalem, 1946, p. 12, [Hebrew]. Lewy Archive; reprinted as G. SCHOLEM, Devarim Bego (Explications and Implications, Writings on Jewish Heritage and Renaissance), Tel Aviv, 1975, p. 479 [Hebrew]. Scholem noted that Lewy had a dry but incisive sense of humor. This is confirmed by Lewy’s appearance in S.Y. AGNON, Shira, translated from the Hebrew by Z. SHAPIRO, New York, 1989, p. 341. Many of the characters in the novel are fictionalized versions of well known figures in the Jerusalem academic world of Agnon’s day. Lewy is one of the few who appears with his real name. One of the members of the collective settlement where Herbst’s daughter lives remembers a lecture by Lewy in which Lewy told a memorable joke: Lewy discussed St. Jerome’s Jewish teacher, adding that in a particular case – as a result of misinformation obtained from that teacher – “Saint Jerome had misinterpreted a particular biblical verse, and that, for Jerome, that teacher was a poor investment.” 20. Presumably this story took place before Lewy’s move to Jerusalem in 1933 and before Bickerman’s marriage in Paris, on July 28, 1936. 21. This is the story as I heard it from Martin Hengel, a slightly improved and more pointed version than as told by B. BAR-KOCHVA, “E. Bickermann’s Research of the Second Temple Period”, Cathedra 23 (1982), p. 8, [Hebrew]. In consideration of the special nature of oral memories, my own included, I print all oral recollections in italics. On Bickerman as an enfant terrible see also below, n. 67. 22. For Lewy’s opposition to communism see SCHOLEM, “Hans Lewy”, p. 18=Devarim bego, p. 485; for Bickerman see BAUMGARTEN, “Elias Bickerman on the Hellenizing Reformers”, p. 169-179; BAUMGARTEN, Elias Bickerman, p. 262-264. Daniel Pasmanik (1869-1930), once considered an important Zionist leader, lost his position and friends in Zionist circles when he was active in Joseph Bikerman‘s “Patriotic Union of Russian Jews Abroad”, and supported the Whites in the Russian Civil War. See further J.B. SCH(ECHTMAN)., s.v. “Pasmanik, Daniel”, Encyclopedia Judaica, XIII, 1972, col. 160-161.

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23. Like many Russians who came to the west, the Bi(c)kerman(n)s spelled their last name at least three different ways over the course of their lives. Elias was Bickermann during his German years, Bikerman in Paris, and Bickerman in the USA. His father and brother, Joseph and Jacob, also experimented with various spellings, but eventually settled on Bikerman. For a summary of Joseph Bikerman’s anti-Zionist views see BAUMGARTEN, “Elias Bickerman”, p. 178; BAUMGARTEN, Elias Bickerman, p. 53-55. 24. For the brief romance between Elias Bickerman and the Hebrew University in 1935-36, in which Lewy presumably played a role, although he is never mentioned in the extant documents, see BAUMGARTEN, Elias Bickerman, p. 125-127. 25. D. SORKIN, “Wilhelm von Humboldt: The Theory and Practice of Self-Formation (Bildung), 1791-1810”, Journal of the History of Ideas 44 (1983), p. 55-73. According to G. MOSSE, “Gershom Scholem as a German Jew”, Modern Judaism 10 (1990), p. 123-124, this Bildung was supposed to develop self-cultivation, but the latter was not meant to be chaotic but controlled through a study of the ancients, that is, the Greeks whose language itself was supposed to discipline and energize the mind (emphasis mine). Thus informed, reason must secure its domination over the senses and activate man’s ethical nature. 26. P. GAY, Weimar Culture: The Outsider as Insider, New York, 2001, p. 47. See further R. NORTON, Stefan George and his Circle – Secret Germany, Ithaca, 2002. 27. NORTON, Stefan George, p. 397, 409, 429-430, 446-456. 28. See Gérardy’s Widmung an Stefan George, originally published in 1894, as reprinted in H. RASCHEL, Das Nietzsche-Bild im Georgekreis, Berlin/New York, 1984, p. 30, n. 63. 29. As cited in U. RAULFF, Kreis ohne Meister – Stefan Georges Nachleben, Munich, 2009, p. 324. 30. See A. BOUREAU, Kantorowicz, Stories of a Historian, translated by S.G. NICHOLS and G.M. SPIEGEL, Baltimore, 2001, p. 1. 31. RAULFF, Kreis ohne Meister, p. 108-109. See further E.J. BICKERMAN, “Das leere Grab”, Studies in Jewish and Christian History, Part Three, Leiden, 1986, p. 70-81=Studies in Jewish and Christian History A New Edition in English, p. 712-725; E.J. BICKERMAN, “Die römische Kaisarapotheose”, Religions and Politics in the Hellenistic and Roman Periods, Como, 1985, p. 1-36. 32. For the clash between George and his devotees and classicists see further L.A. TRITLE, “Plutarch in Germany: The Stefan George Kreis”, International Journal of the Classical Tradition 1, 3 (1995), p. 109-121, esp. p. 120-121, n. 62. See also U.K. GOLDSMITH, “Wilamowitz and the ‘Georgekreis’: New Documents”, in H.E. BARNES, W.M. CALDER III, H. SCHMIDT (eds.), Studies in Comparison, New York, 1989, p. 125-162. One way Wilamowitz responded to the disdain of George and his disciples was by concocting a spoof of George’s poetry and circulating it among friends. See U.K. GOLDSMITH, “Wilamowitz as Parodist of Stefan George”, Studies in Comparison, p. 163-172. Wilamowitz ended his parody by referring to George’s impotence, a not too oblique reference to a subject that was taboo at the time, the homoerotic nature of relations between George and his disciples. See further NORTON, Stefan George, p. 438-439. 33. Two other eulogies were delivered at that memorial meeting, one by Judah Magnes (1877-1948), President of the University, and the other by Moshe Schwabe (1889-1956), Lewy’s senior colleague in Classics, and a fellow student of the same masters in Berlin with whom Lewy studied. Perhaps the only notable point in Magnes’ remarks was a comment on Lewy’s shy and diffident personality, p. 5, also recorded by Scholem, above, n. 19. I have translated and analyzed Schwabe’s significant comments on the Berlin academic scene and Lewy in A.I. BAUMGARTEN, “Eduard Norden and his Students: A Contribution to a Portrait, Based on Three Archival Finds”, Scripta Classica Israelica 25 (2006), p. 131-139. On Schwabe himself see CANCIK and CANCIK-LINDEMAIER, “Berliner Konstellationen”, p. 84-85. 34. Scholem was echoing Dan 5:26.

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35. George himself described the mindset of the typical academic researcher as focused on: wie mache ich aus nichts etwas, RASCHEL, Das Nietzsche-Bild im Georgekreis, p. 84. See further below, n. 38. 36. The miserable rate payers, in intellectual terms, the academic serfs. 37. Scholem exaggerated somewhat. In at least one case, that of Kurt Hildebrandt, Wilamowitz fought hard (but unsuccessfully) to make sure that Hildebrandt was not appointed at Berlin. In 1910, Hildebrandt published an article sharply critical of Wilamowitz, calling him a vulgar popularizer, who had missed the real meaning of the Greek classics. Hildebrandt then had the temerity to send a copy of that article to Wilamowitz. A decade and a half later, Hildebrandt applied for Habilitation at Berlin. This request was discussed by three committees at six faculty meetings, from January 21, 1926 to March 1, 1928 (HU Archive, Phil. Fak. 551, 182; 551, 317; 552, 45; 552, 58; 552, 76; 552, 87). Wilamowitz succeeded in getting Hildebrandt’s Habilitation turned down by a vote of 17 in favor, 9 against. As 3/4 in favor were required, if three more faculty members had voted in favor, Hildebrandt would have proceeded to the oral. However, Minister Becker (an admirer of Stefan George) then intervened on Hildebrandt’s behalf and indicated his intention to appoint Hildebrandt to a special position to teach Natural Philosophy. The minister persisted, and eventually the faculty had no choice but to accept the inevitable, limiting itself to “politely” asking the minister to explain the reasons why he had made this appointment, despite their objections. In the end, Wilamowitz succeeded in getting Hildebrandt’s Habilitation scuttled by a few votes, but lost the war, since Hildebrandt was appointed in spite of objections by the Faculty. On the Hildebrandt affair in Berlin see also R. KOLK, Literarische Gruppenbildung: Am Beispiel des Georgekreises 1890-1945, Tübingen, 1998, p. 362-368. Hildebrandt’s troubles continued in the next phase of his academic career, when he was a candidate for a professorship at Kiel in 1933/34. Even Hildebrandt’s local supporters agreed that he was a boring teacher, who would not attract many students, but they hoped that in light of his originality he might appeal to the best and brightest. They stressed the importance of his intimate connections with the Georgekreis and the enthusiastic letter supporting Hildebrandt’s candidacy by Martin Heidegger. The opposition to Hildebrandt was led by Richard Harder (1896-1957), who was a pupil of Jaeger’s, the latter a student of Wilamowitz and his successor in Berlin. Harder insisted that: Hildebrandt’s knowledge of Greek was weak, that he had been refused Habilitation at Berlin, that he was a dilettante and a plagiarist, and that he had once written in support of miscegenation between Germans and Jews. When all these arguments failed, Harder charged that Hildebrandt’s wife was Jewish. In the end, Hildebrandt was called to a professorship at Kiel at the end of April 1934. KOLK, Literarische Gruppenbildung, p. 527-529, and the documents cited there, p. 621-628. 38. In general, George and his disciples were disdainful of all Wissenschaft. George’s pronouncements included: Von mir aus führt kein Weg zur Wissenschaft, or Die Wissenschaft ist Schwindel, RASCHEL, Das Nietzsche-Bild im Georgekreis, p. 84, and 87; KOLK, Literarische Gruppenbildung, p. 368-375. Nevertheless, several Georgeans (Kantorowicz or Gundolf, for example) had distinguished university careers and were held in high esteem in academic circles. See further NORTON, Stefan George, p. 437-442 and 457-471; KOLK, Literarische Gruppenbildung, p. 384-416. Even Hildebrandt’s initial attack on Wilamowitz evoked a favorable response from any number of Berlin professors, NORTON, Stefan George, p. 444. Max Weber, easily one of the brightest stars in the German academic world, had a deep interest in George and the two met when George was in Heidelberg, even though Weber ultimately rejected George and his disciples because of the demand for personal sovereignty and absolute service, i.e. the sacrifice of individual identity in devotion to the Master, the sectarian nature of the Georgekreis, ibid., p. 475-480; RASCHEL, Das Nietzsche-Bild im Georgekreis, p. 85. Minister Becker, who insisted on appointing Hildebrandt in

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Berlin, was not the only admirer of George in the academic world. One must remember that a majority of the Berlin faculty members voted in favor of accepting his Habilitation, above, n. 37. 39. Nietzsche had written: Die stillsten Worte sind es welche den Sturm bringen. Gedanken, die mit Taubenfüßen kommen, lenken die Welt. F. NIETZSCHE, Also Sprach Zarathustra, Part II, “Die stillste Stunde”, in G. COLLI and M. MONTINARI (eds.), Nietzsche’s Werke, Kritische Gesamtausgabe, Berlin, 1968, vol. VI, Part I, p. 185. 40. The choice between Nietzsche and Wilamowitz went back to the latter’s attack on The Birth of Tragedy as contrary to the basic tenets of scientific method and as a rape of historical facts and all historical method. See further M.S. SILK & J.P. STERN, Nietzsche on Tragedy, Cambridge/New York, 1981, p. 90-106; KARLAUF, Stefan George, p. 440-444; KOLK, Literarische Gruppenbildung, p. 354-362. The dispute became nasty and personal. As summarized by NORTON , Stefan George, p. 438-439, Nietzsche referred to Wilamowitz as “Wilam ohne Witz (Wilam without Wit)”, or as “Wilamops (Wilam the pug, or Wilam the fatty)”. These abuses were taken up by George and his followers, who saw themselves as avenging Nietzsche. George also called Willamowitz “Wilamops”. According to E. LANDMANN, Gespräche mit Stefan George, Düsseldorf, 1963, p. 95, George wondered how Wilamowitz, who had proven that he had a vile and ugly soul, could be so physically attractive. George solved this paradox with the theory that Wilamowitz excreted all that was base and mean within him, all of the offal into his books, and what remained was the pure type. Wilamowitz’ books were latrine buckets. On Wilamowitz’ ad hominem reply to George see above, n. 32. On the nature of the relationship between Nietzsche and George see the detailed analysis in RASCHEL, Das Nietzsche-Bild im Georgekreis, esp. p. 1-4, 27, 75-78, 81, and 84-85. Raschel summarizes his discussion, ibid., p. 91, by concluding that for the Georgeans Nietzsche was a forerunner, come to announce the imminent arrival of someone greater than he, George; Nietzsche for them was John the Baptist, while George was Christ. 41. SCHOLEM, “Hans Lewy”, p. 15-16=Devarim Bego, p. 483-484. Translation mine. 42. See RAULFF, Kreis ohne Meister, p. 67, based on G. SCHOLEM, Briefe an Werner Kraft, Frankfurt, 1986, p. 30. In general, as RAULFF, Kreis ohne Meister, p. 493 notes, Scholem’s correspondence with Kraft and Michael Landmann shows Scholem’s lively interest in the ideas in the Georgekreis. As one indication of Scholem’s fascination with the Georgekreis, he imagined that he would create a Jewish version of that circle of devotees, with himself in the central role. See S. ASCHHEIM, Scholem, Arendt, Klemperer, Intimate Chronicles in Turbulent Times, Bloomington, 2001, p. 19. On Scholem, see further below, n. 85. 43. SCHOLEM, “Hans Lewy”, p. 17=Devarim Bego, p. 484. As noted by KARLAUF, Stefan George, p. 615, for many of George’s devotees, it was very difficult, as Ernst Morwitz (1887-1971) wrote: die Texte George’s zu lesen und nicht zu glauben, was in Deutschland jetzt geschehe, sei das, was George gewollt habe. Despite repeated requests, George himself was sphinx like in his unwillingness to state categorically whether he approved or not of the way in which some of his devotees understood his teachings as supportive of Nazi Germany. See NORTON, Stefan George, p. 725-736; KARLAUF, Stefan George, p. 610-637; RAULFF, Kreis ohne Meister, p. 56-83. However, the regime ultimately disavowed him: its spokesmen denounced him as half-Jewish (his real name was supposedly Abeles), and his circle was full of Jews, NORTON, Stefan George, p. 743-744; RAULFF, Kreis ohne Meister, p. 87-94. 44. E. NORDEN, “Worte des Gedächtnisses an Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff”, Kleine Schriften, p. 665. See further W.M. CALDER III, “‘Aquila in Nubibus’ Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff in his Letters to Eduard Norden (1893-1931)”, in B. KYTZLER, K. RUDOLPH & J. RÜPKE (eds.), Eduard Norden (1868-1941), ein deutscher Gelehrter jüdischer Herkunft‚ Stuttgart, 1994, p. 173-190. 45. NORDEN, “Worte des Gedächtnisses an Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff”, p. 665. On Wilamowitz’s willingness to change his mind and revise previously held views see F. SOLMSEN, “Wilamowitz in His Last Ten Years”, Greek, Roman and Byzantine Studies 20 (1979), p. 113. See also

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BAUMGARTEN, Elias Bickerman, p. 97-98. Even the slightest chance that Norden was unaware of the tensions between Wilamowitz and the Georgekreis is ruled out by the fact that most of the “trouble” concerning Hildebrandt’s Habilitation at Berlin (above, n. 37) took place during 1927-1928, the year Norden was rector. As occupant of that office, he must have been deeply involved in the meetings, correspondence with Minister Becker, and the organization of the faculty’s opposition to Hildebrandt. 46. See above, n. 40. See also RASCHEL, Das Nietzsche-Bild im Georgekreis, p. 73-84, 88. Both the Georgekreis and the philologists preached for the union of Greek and German values. The difference was that for George and his followers, the line to the Greeks went back to Nietzsche and from him to Hölderlin. See RAULFF, Kreis ohne Meister, p. 256-257. 47. NORDEN, “Worte des Gedächtnisses an Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff”, p. 667. 48. BAUMGARTEN, “Eduard Norden”, p. 121-139. 49. BAUMGARTEN, “Eduard Norden”, p. 128. 50. GAY, Weimar Culture, p. 96. 51. E. NORDEN, “Logos und Rhythmus”, Kleine Schriften, p. 549. 52. BAUMGARTEN, “Eduard Norden”, p. 129. 53. M. ROSTOVTZEFF, s.v. “Eduard Meyer (1855-1930)”, in E. SELIGMAN and A. JOHNSON (eds.), Encyclopedia of the Social Sciences, X, 1933, p. 402. See also F. PARENTE, “Die Entstehung des Judentums: Persien, Achämeniden und das Judentum in der Interpretation von Eduard Meyer”, in W.M. CALDER III - A. DEMANDT (eds.), Eduard Meyer: Leben und Leistung eines Universalhistorikers, Leiden/ New York, 1990, p. 329-343. 54. Norden conceded, for example, that his control of Hebrew was not that extensive, “Logos und Rhythmus”, p. 541. See also E. NORDEN, Agnostos Theos, Stuttgart/Leipzig, 1913, p. 205-206. 55. For example, in citing the Icelandic text, Norden relied on the translation of the local expert in Nordic philology. 56. E. NORDEN, “Heldenehrungen”, Kleine Schriften, p. 552. 57. E. NORDEN, Die Geburt des Kindes, Leipzig/Berlin, 1924, p. 4. See further J.E. BAUER, “ Wahrheitsliebe und Judentum”», in KYTZLER et al., Eduard Norden (1868-1941), p. 221-222. One wonders how Norden would have reacted if someone adopted the same vagabond approach to Vergil, a Latin author about whom Norden wrote at length. 58. GAY, Weimar Culure, p. 93. 59. See J. GLUCKER, “Juden in der deutschen klassischen Philologie”, in W. GRAB (ed.), Juden in der deutschen Wissenschaft, Tel Aviv, 1986, p. 95. Despite this, when Norden’s friends collected a significant amount of money on the occasion of his sixtieth birthday, it was used to establish a fund that would support students and young scholars of all faiths: bestimmt für Studenten und jüngere Gelehrte jeder Confession. This inclusiveness would be of special benefit to the many young Jewish students and scholars then at Berlin. See below, at n. 96 and CANCIK and CANCIK-LINDEMAIER, “Berliner Konstellationen”, p. 79-81, 90-91. 60. On Norden’s politics, an especially sensitive topic during the year he was rector, 1927-1928, and his attitude towards German identity see CANCIK and CANCIK-LINDEMAIER, “Berliner Konstellationen”, p. 72-74. 61. See BAUER, “Wahrheitsliebe und Judentum”, p. 223. 62. See F.W. LENZ, “Erinnerungen an Eduard Norden”, Antike und Abendland 7 (1958), p. 170-171; B. KYTZLER, “Eduard Norden”, in W.W. BRIGGS and W.M. CALDER III (eds.), Classical Scholarship, A Biographical Encyclopedia, New York, 1990, p. 341; W.A. SCHRÖDER, Der Altertumswissenschaftler Eduard Norden (1868-1941) Das Schicksal eines deutschen Gelehrten jüdischer Abkunft, Hildesheim, 1999, p. 33-49; cf. BAUER, “Wahrheitsliebe und Judentum”, p. 208 for a discussion of possible reasons to object to Lenz’ characterisation of Norden’s attitude towards Judaism.

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63. While Norden’s parents were therefore nominally Jewish, they were not practicing Jews in any usual sense. They encouraged his conversion as a necessary condition for a career in the field of his choice, BAUER, “Wahrheitsliebe und Judentum”, p. 207. Norden buried his mother in a Christian cemetery in Lichterfelde. See further CANCIK and CANCIK-LINDEMAIER, “Berliner Konstellationen”, p. 71, n. 6. 64. Bickerman to Gabba, August 9, 1976, Gabba Archive. For Bickerman, being a Marxist was the kiss of death. He also believed in the autonomy of the study of the ancient past. No assistance from the social sciences was needed. See further BAUMGARTEN, Elias Bickerman, p. 154-156. All this came into play in Bickerman’s comments on J.P. Vernant just cited: Vernant had three strikes against him: no universal history, Marxism, and the turn to the social sciences. 65. E. BICKERMAN, Das Edikt des Kaisers Caracalla in P. Giss. 40, Berlin, 1926, p. 39. 66. D. WASSERSTEIN, “Refugee Classicists in Britain after 1933”, Scripta Classica Israelica 24 (2005), p. 229-247. 67. In general, Bickerman delighted in constructing an image of himself as an unconventional contrarian, unencumbered by the sort of limits that might restrict others, a daring enfant terrible. See further BAUMGARTEN, Elias Bickerman, p. 38-45, 183-184. Norden’s vagabond attitude towards sources in languages he did not control would have posed no problem for Bickerman. 68. See Elias Bickerman’s comments in his letter to Martin Hengel, noted above, p. 97. See also Jacob Bikerman’s recollections, J. BIKERMAN, Two Bikermans: Autobiographies by Joseph and Jacob J. Bikerman, New York, 1976, p. 99: “In 1914 another relative often visited us. He was supposed to teach the two sons Hebrew. Unfortunately, the story of Eden was enacted again. Our garden had many apple trees, and the fruit was ripening when study hours came. The boys were tempted by the apples and could not concentrate on work.” 69. Bickerman to Goldin, undated, but with postmark of November 1961, Judah Goldin Files. 70. M. ROSTOVTZEFF, Mystic Italy, New York, 1927, p. 3-23, quotations, p. 22. 71. See above, n. 22. 72. See further D. MYERS, Resisting History – Historicism and its Discontents in German-Jewish Thought, Princeton, 2003. 73. E.J. BICKERMAN, The Maccabees, translated by M. HADAS, New York, 1947, p. 8. 74. Bickerman to Raditsa, November 23, 1973, Raditsa Archive. 75. See, for example, the discussion of Porphyry and his successors in understanding the second half of the book of Daniel, E.J. BICKERMAN, Four Strange Books of the Bible, New York, 1967, p. 131-135. 76. Bickerman Archive, Jewish Theological Seminary, box 3. 77. HU Archive, Phil. Fak. 689, 35. 78. See above, n. 33. 79. The most recent work on the life and work of Jonas, of which I am aware, is C. WIESE, The Life and Thought of Hans Jonas: Jewish Dimensions, translated by J. GROSSMAN and C. WIESE, Waltham, 2007. 80. See O. BAR-ON, Samuel Sambursky - Science Historian, PhD thesis, Tel Aviv University, 2001, [Hebrew]. 81. See Gershom Scholem (1897-1982) A Commemorative Exhibition, Jerusalem, 1988, p. 37. See also N. ZADOFF, “‘Mit Witz im Ernst und Ernst im Witz’: der Jerusalemer PILEGESCH-Kreis”, Jüdischer Almanach (2004), p. 50-60. 82. Lewy had a small face, but with penetrating eyes and large eyeglasses. Scholem’s eulogy has several metaphors alluding to looking and seeing, all referring back to this aspect of Lewy countenance. In addition, Scholem noted explicitly that Lewy seemed to “hide behind his large eyeglasses”, SCHOLEM, “Hans Lewy”, p. 12 = Devarim Bego, p. 479. 83. Norden was described by his contemporaries as avoiding polemics. See further BAUMGARTEN, “Eduard Norden”, p. 125, n. 18, and p. 135. 84. SCHOLEM, “Hans Lewy”, p. 17-18 = Devarim bego, p. 484-485. Translation, again mine.

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85. Much has been written about Scholem in recent years, and he is not the subject of this article, but one cannot help wonder the extent to which this description of Lewy is also autobiographical. Did Scholem also resolve the conflict between the attractions of mysticism and awareness of its dangers by historical-philological study of Jewish mysticism? The suggestion that there was an autobiographical component in Scholem’s description of Lewy receives significant support from the autobiographical nature of Scholem’s description of Lewy’s interest in the Georgeans, as discussed above, esp. n. 42. 86. SCHOLEM, “Hans Lewy”, p. 18 = Devarim bego, p. 486. 87. Lewy’s Lebenslauf, Lewy Archive. 88. Lewy to Bickerman, September 15, 1944. Lewy Archive. 89. Ibid. 90. Lewy’s report to the Notgemeinschaft on progress for the year from Spring 1927 to Spring 1928 is in the Lewy Archive. 91. SCHOLEM, “Hans Lewy”, p. 18 = Devarim bego, p. 485-486. 92. See S. SCHWARTZ, s.v. “Bickerman, Elias Joseph”, in J. GARRATY - M. CARNES (eds.), American National Biography, II, 1999, p. 725. 93. BAUMGARTEN, Elias Bickerman, p. 276-277. 94. See CANCIK and CANCIK-LINDEMAIER, “Berliner Konstellationen”, p. 81-82. 95. C. REID, Hilbert, New York, 1996, p. 129. 96. GLUCKER, “Juden in der deutschen klassischen Philologie”, p. 96-97.

ABSTRACTS

This paper examines the friendship of Elias Bickerman (1897-1981) and Hans (Yohanan) Lewy (1901-1945), setting them in context as students of Eduard Norden (1868-1941) in Berlin. It focuses on the different ways in which Norden, Bickerman and Lewy met the challenges to Classical Studies in the Weimar era, in particular those that were dealt with by Stephan George and his disciples.

Cet article étudie l’amitié entre Elias Bickerman (1897-1981) et Hans (Yohanan) Lewy (1901-1945), replacés dans le contexte de leurs études auprès d’Eduard Norden (1868-1941), à Berlin. L’accent est mis sur les différentes voies selon lesquelles Norden, Bickerman et Lewy affrontèrent les défis relatifs aux études classiques à l’époque de Weimar, en particulier ceux qui étaient abordés par Stefan George et ses disciples.

INDEX

Mots-clés: Norden Eduard, Bickerman Elias, Lewy Hans (Yohanan), Scholem Gershom, George Stefan Keywords: Norden Eduard, Bickerman Elias, Lewy Hans (Yohanan), Scholem Gershom, George Stefan

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AUTHOR

ALBERT I. BAUMGARTEN Bar Ilan University [email protected]

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Archéologie des savoirs

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Diderot, Vanini, le courage socratique et le jugement de la postérité

Didier Foucault

Allons, allons allègrement mourir en philosophe1.

1 Diderot n’a fait que peu de mentions de Giulio Cesare Vanini dans ses œuvres et ne semble pas avoir connu – sinon de manière superficielle – le contenu de sa pensée. L’a- t-il lu ? On ne peut rien affirmer à ce sujet2.

2 Dans deux textes qu’il rédige pour l’Encyclopédie, il ne fait que signaler le philosophe brûlé à Toulouse en 16193. Il est vrai que par un artifice éditorial, le chevalier de Jaucourt, l’un de ses plus prolifiques collaborateurs, présente sa vie et ses idées à l’entrée « Taurisano », son village natal dans les Pouilles. Le développement témoigne d’une certaine érudition. Il y est fait référence aux études de Schramm, La Croze, Arpe et Durand, ainsi qu’aux jugements de Brucker. Il permet surtout de comprendre le désintérêt des penseurs du XVIIIe siècle envers ce pionnier de l’athéisme moderne. On ne connaît pas, par exemple, chez Montesquieu ou Rousseau, d’allusions à Vanini. La Mettrie ne lui réserve que quelques mentions rapides et formelles. Quant à Voltaire, son point de vue rejoint celui de Jaucourt : condamnation de l’obscurantisme et de l’intolérance des juges qui ont fait supplicier l’Italien, mais mépris hautain pour sa pensée, dont le matérialisme naturaliste, mâtiné d’aristotélisme et dissimulé derrière de pieuses professions de foi, est devenu quasiment incompréhensible pour un intellectuel des Lumières4.

3 Diderot partage très certainement un point de vue voisin. Tenons pour peu de cas ce qu’il a écrit dans les Pensées philosophiques. Il est encore tout imprégné des idées de Shaftesbury, dont il a réalisé en 1745 la traduction de l’Essai sur le mérite et la vertu. Il défend, dans cet opuscule édité en 1746, un déisme modéré et rationaliste, qui s’oppose autant au fanatisme religieux qu’à l’athéisme. La « pensée n° 13 », la seule qui fasse une référence explicite à Vanini, illustre tout à fait la thèse centrale de cet ouvrage de jeunesse :

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Le déiste seul peut faire tête à l’athée. Le superstitieux n’est pas de sa force. Son Dieu n’est qu’un être d’imagination. Outre les difficultés de la matière, il est exposé à toutes celles qui résultent de la fausseté de ses notions. Un C[udworth]5, un S[haftesbury] auraient été mille fois plus embarrassants pour un Vanini, que tous les Nicole et tous les Pascal du monde6.

4 Diderot n’utilise ici Vanini que comme figure archétypale de l’athée. Pourtant les rares passages ultérieurs où il se réfère à Vanini révèlent une attitude pleine de respect pour sa mémoire : et ce, non à cause de ce qui serait désormais leur commun athéisme, mais en raison du modèle d’éthique philosophique que représente sa fermeté face à la mort. Ce qui intéresse Diderot, c’est le courage de l’Italien qui a défendu ses idées au prix de sa vie7.

5 Certes, le modèle en la matière est Socrate. On pourrait citer de nombreux extraits des œuvres de Diderot ou de sa correspondance qui rappellent la mort du sage athénien8. Les citations explicites se rapportant à Vanini, bien que moins nombreuses, ne sont cependant pas négligeables pour cerner cet aspect original du matérialisme de Diderot.

*

6 Le rapprochement le plus développé entre Vanini et Socrate se trouve dans une lettre, datée probablement de l’été 1769, et dont la destinataire serait Madame de Maux9. Diderot y narre un plaisant pique-nique au cours d’une « journée [qui] a été sensée, tout à la fois folle et gaie ». Ses compagnons étaient le baron Naigeon et un certain Bron, taxateur des postes : Ô comme ils se sont moqués de moi, parce que je voulois à toute force être brûlé. […] Voici ce dont il s’agissoit. Je disois qu’il m’étoit impossible de ne pas estimer un homme qui, appelé au tribunal des loix pour un ouvrage hardi, répondoit avec fermeté, au de tout ce qui pouvoit en arriver : Oui, c’est moi qui l’ai fait ; c’est ainsi que je pense, et je ne m’en dédirai pas. C’est la conduite pusillanime d’Helvétius10 qui avoit amené la question, et que j’excusois par sa mère, par sa femme et par ses enfans. Je disois que je souffrirois à faire injure à la vérité en la rétractant, à parler contre ma pensée après avoir écrit selon ma pensée, à me traduire aux yeux de mes juges, de mes concitoyens et aux miens comme un lâche, à ôter à mes discours toute leur autorité, à refuser à la vérité un aveu et un sacrifice que cent fanatiques ont fait au mensonge. Je disois que celui qui oublie sa vie en pareille circonstance, se recommande à moi par la fermeté et la véracité de son caractère, que je voudrois être son père, son frère, son ami. Je leur objectois Socrate que j’ai exposé à leur ironie, et à qui j’en fais amende honorable. Je reculois l’événement dans les tems passés et je leur faisois lire les lignes de l’histoire. Eh bien, mon amie, ils m’ont écrasé de raisons. Mais, vous l’avouerai je, ils ne m’ont pas fait changer d’avis.

7 Complétant sa pensée un peu plus loin dans la lettre, Diderot précise : Je trouve le désaveu de ses sentiments, surtout en matière grave, honteux. Je ne saurois souffrir qu’un homme qui se laisse appeler philosophe, préfère sa vie, sa misérable vie, au témoignage qu’il doit à la vérité. Je ne veux pas qu’on mente devant la justice. Je ne saurois souffrir qu’on imprime blanc et qu’on parle noir. Quelle confiance le peuple, et il y a bien du peuple, aura-t-il de vos discours, si vous les abjurez ? Il vous laissera dire, et vous jugeant d’après votre conduite, il vous méprisera, et il fera bien ; et vous remarquerez que ceux qui blâment Vanini, Jordan Brun11 et quelques autres, font un crime à de Voltaire de faire ses pâques. Ce n’est pourtant pas un désaveu aussi formel de ses opinions, que celui que je fais à un tribunal, en présence d’un peuple assemblé ; et puis, croyez-vous que cet acte de

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fermeté ne donne pas une sanction plus grande aux discours ? Les lignes tracées avec le sang du philosophe sont bien d’une autre éloquence.

8 Ces deux évocations montrent quelle est l’estime que porte Diderot à Vanini. En fait, l’anecdote du pique-nique se déroule sur un mode théâtral, comme un véritable procès. Diderot est accablé par les « raisons » de ses amis, mais il tient le choc. De sanctions, il n’y en a d’autres que d’essuyer leur moquerie. Jamais question importante n’a été traitée plus gaiement et avec moins de pédanterie. Mais la discussion est allée loin. Diderot en est retourné. Le but de sa lettre, au-delà du plaisir de raconter une aimable partie de campagne à sa correspondante, est de solliciter son avis. Cela me soucie ; car je voudrois bien n’être pas fou. À votre avis, qui est-ce qui sent juste, d’eux ou de moi ? Décidez sans partialité. Si j’ai tort, il faut que je me fasse une autre âme que la mienne, et cela sans être mécontent de celle que j’ai.

9 « Cela me soucie »… Diderot ne ment pas. Comment ne pas évoquer la vie de l’écrivain et du penseur, celle du maître d’œuvre de l’Encyclopédie ? Il a connu la censure, les condamnations, il a été incarcéré… Son quotidien est marqué depuis des années par les tracas, les embûches qui guettent un homme aux idées aussi sulfureuses. Tous les dangers ne sont, bien sûr, pas écartés : Calas, les Sirven ou le chevalier de La Barre12 témoignent, en cette fin du règne de Louis XV, que l’intolérance conserve de puissants partisans dont il faut savoir se garder. Mais Diderot évalue sa situation personnelle sans dramatisation excessive. Il le dit d’ailleurs avec modestie à Madame de Maux : Rassurez-vous, mon amie, le temps des folies de cette espèce est passé pour moi. Je ne m’estime pas assez pour défendre ma propre cause. C’est une question où je n’entre pour rien.

10 Un tel dégagement est-il totalement sincère ? Diderot certes a su toujours rester digne, mais il a parfois dû composer. Certains de ses amis, comme Rousseau, lui ont reproché d’être un « homme d’intrigue13 ». La question se pose donc bel et bien. Mais elle se pose en termes d’éthique. Socrate et – plus incidemment – Vanini ou Giordano Bruno lui renvoient l’image d’un idéal d’héroïsme intellectuel assignant au penseur une responsabilité sociale et l’exposant au jugement de la postérité. Il distingue trois exigences, qui se situent sur des plans différents.

11 – Le respect de la vérité : une vérité qui, pour un matérialiste, n’a aucun statut transcendant mais que nulle contrainte ne doit trahir. On comprend mieux ainsi que par-delà une plus grande proximité de conviction doctrinale, Diderot se réclame, contre Helvétius, de Socrate ou même de Vanini. Philosophie et vérité sont deux termes indissolublement liés pour Diderot. Le philosophe n’est-il pas celui qui « satisfait un penchant invincible à dire la vérité, au hasard d’exciter l’indignation et même de boire dans la coupe de Socrate14 » ?

12 – Le respect de la justice : on relèvera à ce sujet la distinction qu’établit Diderot entre se déjuger devant un tribunal et faire des concessions mineures dans la vie courante : les pâques de Voltaire ne sont que des compromis bénins, comparables à ceux que Diderot a été parfois obligé, lui aussi, d’accepter. Mais ces accommodements trouvent vite des limites qu’on ne doit franchir, sous aucun prétexte et quel que soit le risque encouru. Le tribunal de la cité – l’exemple de Socrate s’impose encore – même injuste, se situe au-delà de ces limites. La solennité de l’institution transforme tout compromis en reniement ; celui qui renonce à son devoir de vérité y perd pour toujours son statut de philosophe.

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13 – Le respect du « peuple », destinataire du discours du philosophe : cette considération pour un public, qui ne se limite pas à une élite lettrée et éclairée mais qui est assimilé au peuple dans son acception la plus large, est un témoignage parmi d’autres des tendances démocratiques de Diderot. Cela le distingue nettement de la majorité des libres penseurs de son siècle qui acceptaient volontiers la religion pour contenir un peuple borné et incapable de se rendre de lui-même aux lumières de la raison.

*

14 Toutefois, pour Diderot la question ne se limite pas à ces seules considérations. Elle a des incidences plus larges, qui touchent aux fondements mêmes de ses convictions matérialistes. Le débat champêtre avec Naigeon et Bron de 1769, peut en effet n’apparaître que comme l’écho du long échange épistolaire avec Falconet qui s’est déroulé quelques années plus tôt, entre décembre 1765 et décembre 176615. Le philosophe était en France, où il travaillait à l’Encyclopédie, et le sculpteur à Saint- Pétersbourg, où il réalisait la statue équestre de Pierre le Grand. Cet échange de lettres entre les deux amis porte, au départ, sur le problème de la postérité puis dérive vers un débat d’esthétique – via un détour par Pline – sur la considération que l’on doit avoir pour l’art antique. C’est essentiellement le premier point qui nous intéresse ici.

15 Les deux hommes partent d’un postulat commun : ils sont athées. Pour eux, donc, nulle survie après la mort. Cet anéantissement de l’être devient, par contrecoup, la source d’une grave interrogation existentielle : quel sens donner à leur vie ? Et plus, pour cet écrivain philosophe comme pour cet artiste : à qui s’adressent leurs œuvres ? Le philosophe doit-il se renier pour préserver sa vie ? Falconet dénie toute valeur à la postérité. Il simplifie le fond de sa pensée en le ramenant à ce constat prosaïque : Je ne veux pas voir plus loin que mon nez ; je suis fait pour ramper. Tout cela est vrai. Mais si mes contemporains trouvent quelques parties de mes ouvrages dignes de vivre après moi, je dirai volontiers avec le poète : non omnis moriar 16, et je serai sensible à l’éloge de la postérité quand je l’entendrai des deux oreilles dont j’entends en vous écrivant ramager les oiseaux de mon jardin17.

16 Diderot refuse de souscrire à un tel matérialisme dépourvu d’horizons. Sans plus de succès que plus tard devant ses compagnons de pique-nique, il prend le parti de la postérité en qui il a une confiance absolue, faisant en cela preuve de ce bel optimisme des Lumières dans le progrès et dans l’avenir : Et ces philosophes, et ces ministres et ces hommes véridiques qui ont été les victimes des peuples stupides, des prêtres atroces, des tyrans enragés, quelle consolation leur restoit-il en mourant ? C’est que le préjugé passeroit et que la postérité renverseroit l’ignominie sur leurs ennemis. Ô Postérité sainte et sacrée, soutien du malheureux qu’on opprime ; toi qui es juste, toi qu’on ne corrompt point, qui venges l’homme de bien, qui démasques l’hypocrite, qui flétris le tyran, idée sûre, idée consolante, ne m’abandonne jamais. La postérité pour le philosophe, c’est l’autre monde de l’homme religieux18.

17 Page splendide, empreinte d’une haute élévation d’esprit et d’une grandeur qui – malheureusement pour le philosophe ! – en imposeraient plus à un croyant qu’à un athée comme Falconet. Comment le convaincre en évoquant la sainteté et le caractère sacré de la postérité ? Lui qui n’a que faire d’un « autre monde », fût-il celui des philosophes. Falconet a des motivations différentes : « Le génie, ce pur don de nature, est la cause unique des grandes productions19. » Nul besoin, donc, d’une chimérique

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projection dans le futur et de l’attente hypothétique d’un jugement – dont rien, au demeurant, ne garantit qu’il sera plus juste que celui du présent – pour donner un sens à l’œuvre d’une vie. Celle-ci est le produit de prédispositions naturelles dont chaque individu est (ou n’est pas) porteur. Il en va de même du courage dont savent faire preuve les philosophes persécutés – et Falconet convoque au passage Vanini – mais aussi… les croyants ou les criminels ! La postérité a ses dévôts, comme la béatitude éternelle a les siens. Si la vue de ces deux perspectives agrandit quelques âmes, il en est d’autres assez étendues pour mériter la couronne sans la vouloir. St Augustin, si je ne me trompe, disoit que, s’il n’y avoit ni Paradis ni Enfer, et qu’il dût retourner dans le néant, il n’en aimeroit pas moins son Dieu. Je ne sçais si c’est le même saint qui souhaitoit d’être damné pour aimer Dieu bien plus singulièrement encore. Celui là est fort ; je ne vous le garantis pas. Vous connoissez l’amour pur de Fénelon ; vous sçavez le conte de la bonne femme qui vouloit brûler le Paradis et éteindre l’Enfer afin que, disoit-elle, n’y ayant plus de peine à redouter ni de récompense à espérer, les hommes fassent le bien sans crainte et sans intérêt. Si la religion donne cette force, l’athéisme n’a-t- il pas ses martyrs ? Vanini dans les flammes, et tant d’autres sur l’échafaud n’ont-ils pas eu le funeste courage de nier la divinité ? Voyez de quoi l’homme est capable quand il a reçu de la nature cette énergie que vous avez. Oui ingrat, cette chose qui seule opère les belles et grandes choses, vous l’avez reçue de la nature comme ceux qui l’employoient pour le crime20.

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18 Restons-en là. Accumulant, au fil de leurs missives, exemples et réfutations, les deux protagonistes ne rajouteront rien d’essentiel.

19 Cette fracture entre deux tendances du matérialisme, Yves Benot l’a bien montré, révèle les orientations opposées qui, sur les plans politique et social, distinguent le matérialisme fataliste – et, au bout du compte, conformiste et conservateur – du matérialisme progressiste – et, au bout du compte, militant.

20 Le premier se ramène à un plat cynisme individualiste, que Diderot réprouve totalement : On fait l’éloge du présent, on rapporte tout au petit moment de son existence et de sa durée ; le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité sont des mots vides de sens qui font sourire de pitié. On veut jouir, après soi le déluge21.

21 Le second ne se sépare pas d’une vision éthique qui, sans nier que la volonté humaine dépende d’une chaîne causale qui la détermine en dernière instance, n’exclut pas la possibilité d’une transformation de l’homme dans laquelle la philosophie trouverait sa place : Quoique l’homme bien ou malfaisant ne soit pas libre, l’homme n’en est pas moins un être qu’on modifie […]. De là les bons effets de l’exemple, des discours, de l’éducation, du plaisir, de la douleur, des grandeurs, de la misère, etc.22.

22 Ce sont des exemples comme ceux de Socrate ou de Vanini qui enracinent le philosophe dans la conviction que le parti choisi n’est pas désespérant. Ils ruinent les arguments de ceux qui affirment, avec Falconet, qu’« un philosophe pendu (ou anéanti, ou grillé) n’est plus bon à rien. S’il se conserve, s’il travaille, il est utile23 ». En œuvrant pour l’avenir, ils n’ont pas poursuivi un rêve insensé. Au contraire, parce qu’ils ont hâté le cours de l’histoire – une histoire qui se lit comme un mouvement vers l’émancipation de l’homme –, leur farouche détermination s’est trouvée, a posteriori, légitimée. Ils avaient

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vu juste avant les autres et la postérité, en ce Siècle des Lumières, leur donne raison. Elle condamne, par le même coup, les forces obscurantistes qui les avaient injustement condamnés. Ferme sur ce point, Diderot conservera jusqu’à ses derniers jours la même admiration pour les penseurs qui n’ont pas eu peur de mettre leur vie en péril pour défendre leurs idées. Deux ans avant de mourir, en 1781, dans la Lettre apologétique de l’abbé Raynal, il s’en prend véhémentement à la pusillanimité de Grimm en soutenant les arguments qui lui avaient valu jadis les moqueries de Naigeon, Bron et Falconet : Comment sommes-nous sortis de la barbarie ? C’est qu’heureusement il s’est trouvé des hommes qui ont plus aimé la vérité qu’ils ont redouté la persécution. Certes, ces hommes-là n’étaient pas des lâches. Les appellerons-nous des fous24 ?

23 Socrate mais aussi Vanini ou d’autres philosophes persécutés confirment Diderot dans l’exigence éthique qu’il s’est assignée et qu’il ne doit à aucun prix bafouer.

24 Nous sommes là sur une des lignes de crête du matérialisme de ce philosophe sans système et si étrangement humain. Un matérialisme conséquent et exigeant, où la raison n’écarte pas la passion de découvrir la vérité ou de lutter pour la défendre, et où le déterminisme n’écrase pas la volonté de chaque homme d’œuvrer à l’émancipation du genre humain.

NOTES

1. Paroles de Vanini avant de monter sur le bûcher. 2. Sauf indications contraires, nos notes renvoient à : D. DIDEROT, Œuvres complètes, Paris, Hermann, 1975, 36 vol. en cours de parution ; et à : D. DIDEROT, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. ; notées infra respectivement : Œuvres et Correspondance. 3. Dans l’article « Péripatéticienne (philosophie) », Vanini est simplement rangé parmi les disciples de Pomponace, alias Pietro Pomponazzi (Œuvres, t. VIII, p. 91). L’article « Stoïcisme » contient une autre référence. Après y avoir fait état des caractères positifs se rapportant au sage selon les stoïciens (« Il est sévère ; il fuit les distractions ; il a l’esprit sain ; il ne souffre pas ; c’est un homme dieu »…), Diderot précise : « Les stoïciens à ces caractères en ajoutaient une infinité d’autres qui semblaient en être les contradictoires. Après les avoir regardés comme les meilleurs des hommes, on les eût pris pour les plus méchants. […] La définition du stoïcien était toute semblable à celle que Vanini donnait de Dieu » (ibidem, p. 345-346). Cela semble indiquer que Diderot avait parcouru quelques passages de l’Italien, comme l’exercice II de l’Amphitheatrum aeternae providentiae (Lyon, 1615), où il dresse une longue – et assez baroque – liste des attributs de la divinité. 4. Sur la vie, la pensée et la postérité de Vanini aux XVIIe et XVIIIe siècles, je me permets de renvoyer à deux de mes publications : D. FOUCAULT, Un philosophe libertin dans l’Europe baroque. Giulio Cesare Vanini (Taurisano, 1585 – Toulouse, 1619), Paris, Honoré Champion, Champion, 2003, et « Bayle, Arpe, Durand et Vanini. Enjeux de la réhabilitation d’un philosophe athée à l’aube des Lumières », introduction à D. DURAND, La vie et les sentimens de Lucilio Vanini (1717), Paris, Les Amis de Paris-Zanzibar, 2001.

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5. Auteur du True Intellectual System of the Universe. Diderot cite certainement cet auteur à partir du témoignage de Shaftesbury. Les deux penseurs anglais sont ici pris comme des exemples types de déistes. 6. Œuvres, t. II, p. 22. 7. Condamné à mort pour blasphèmes et athéisme par le parlement de Toulouse en 1619, Vanini a proclamé fièrement son mépris de toute religion devant la foule qui assistait au supplice. 8. Par exemple : « Le philosophe appelé au tribunal des lois doit-il ou ne doit-il pas y avouer ses sentiments, au péril de sa vie ? Socrate fit-il bien ou mal de rester dans la prison ? […] Oserez- vous blâmer l’homme courageux et sincère qui aime mieux périr que se rétracter, que de flétrir par sa rétractation son propre caractère et celui de sa secte ? », (Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme, in Œuvres, t. XIV, p. 590). Voir à ce sujet, J. SEZNEC, Essais sur Diderot et l’Antiquité, Oxford, 1957 et R. TROUSSON, Socrate devant Voltaire, Diderot et Rousseau. La conscience face au mythe, Paris, 1957. Socrate est le surnom donné par ses amis à Diderot, qui n’en était pas peu fier. Pour Raymond Trousson : « De tous les disciples de Socrate au XVIIIe siècle, Diderot est le plus enthousiaste, le plus passionné, celui qui s’efforce le mieux de ressembler à ce grand modèle qui incarne si bien la cause de la justice et de la liberté » (“Introduction” à la traduction de l’Apologie de Socrate de Platon par Diderot, Œuvres, t. II, p. 238). 9. Correspondance, t. IX, p. 112-116. 10. Helvétius avait été contraint de se rétracter en 1758 après le scandale provoqué par la publication du De l’Esprit. 11. Giordano Bruno, brûlé à Rome en 1600 après avoir soutenu sans faiblesse devant le tribunal du Saint-office que l’univers était infini. 12. Accusé du meurtre de son fils, le protestant toulousain Calas a été roué vif en 1762 après un procès bâclé. La campagne de Voltaire a permis la réhabilitation de Calas en 1765. Pour un motif identique (la mort de leur fille), les protestants Sirven ont été condamnés à mort par contumace et leurs effigies brûlées à Mazamet en 1764. Le chevalier de La Barre, accusé de sacrilège et de blasphèmes à Abbeville, a été exécuté en 1766… 13. Cité par Y. Benot, in D. DIDEROT et Étienne-Maurice FALCONET, Le pour et le contre, Correspondance polémique sur le respect de la postérité, Pline et les anciens, introduction et notes d’Y. BENOT, Éditeurs français réunis, Paris, 1958, p. 19. 14. Observations sur le Nakaz, XX, in D. DIDEROT, Œuvres politiques, éd. P. Vernière, Paris, Garnier, 1963, p. 367. 15. Voir : Œuvres, t. XV, Correspondance, t. V-VI, et Le pour et le contre, op. cit. Le texte de ces lettres fut remanié en vue d’une publication qui ne vit jamais le jour du vivant des deux auteurs. Il est à remarquer qu’en 1768-1769 – soit au moment où se déroule le pique-nique avec Naigeon et Bron – la retouche du manuscrit est l’une des préoccupations de Diderot. 16. « Je ne serai pas mort complètement », Horace, Odes, III, 30. Diderot répondra : « Lorsque, sur la garantie de tout un siècle éclairé qui m’environne, je puis m’écrier aussi : Non omnis moriar ; que je laisse après moi la meilleure partie de moi-même, que les seuls instants de ma vie dont je fasse quelque cas sont éternisés, il me semble que la mort en a moins d’amertume », Lettre du 15 février 1766, Correspondance, t. VI, p. 60. 17. Lettre du 15 janvier 1766, Correspondance, t. VI, p. 21. 18. Lettre du 15 février 1766, Correspondance, t. VI, p. 67. 19. Lettre du 10 février 1766, Correspondance, t. VI, p. 49. 20. Idem, Correspondance, t. VI, p. 50. 21. Salon de 1769, in Œuvres, t. XVI, p. 656. « Après moi le déluge » est une formule attribuée à Louis XV. 22. Lettre à Landois, 29 juin 1756, Correspondance, t. I, p. 214. Grimm, l’éditeur de la lettre, faisait preuve de moins de nuances en écrivant dans le « chapeau » qui présentait le texte : « Tout ce qui doit être est, par cela même que cela est. Voilà la seule bonne philosophie. Aussi longtemps que

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nous ne connaîtrons pas cet univers, comme on dit dans l’école, a priori, tout est nécessité. La liberté est un mot vide de sens » (cité par Y. BENOT in Le pour et le contre…, op. cit., p. 18). 23. Cette note interlinéaire de Falconet figure sur le manuscrit de la lettre de Diderot du 17 mars 1766. Voir : Le pour et le contre…, op. cit., p. 312. 24. Lettre apologétique de l’abbé Raynal à Monsieur Grimm, in D. DIDEROT, Œuvres complètes, Paris, Le Club français du Livre, 1972, t. XIII, p. 68.

RÉSUMÉS

Grand admirateur de Socrate, Diderot compare la mort de l’Athénien avec celle du philosophe libertin italien Vanini, brûlé en 1619 à Toulouse. Pour le père de l’Encyclopédie, ces deux penseurs ont fait preuve d’un grand courage philosophique en payant de leur vie leur fidélité à la recherche de la vérité. Comment justifier cela quand on est athée et qu’on ne croit pas en l’au- delà ? Défendant un matérialisme confiant dans le jugement de la postérité et le progrès de l’humanité, Diderot soutient cette position contre les sarcasmes de ses amis Naigeon et Falconet, qui, eux, refusent de prendre un tel risque, en se réfugiant derrière un matérialisme cynique et individualiste.

A great admirer of Socrates, Diderot compares the Athenian’s death with Vanini’s, the Italian free thinker burnt at Toulouse in 1619. For the father of the Encyclopedia, those two thinkers manifested a high philosophical courage in paying with their lives their steadfast search for truth. How justify that when you are an atheist and do not believe in after life? By vindicating a materialism trusting in posterity’s judgment and mankind’s progress, Diderot upholds this position against the sarcasms of his friends Naigeon and Falconet who, for their part, ruled out such a risk, taking shelter behind a cynical, individualistic materialism.

INDEX

Mots-clés : Diderot, Vanini, athéisme, matérialisme, jugement de la postérité, courage socratique Keywords : Diderot, Vanini, atheism, materialism, posterity’s judgment, Socratic courage

AUTEUR

DIDIER FOUCAULT

Université de Toulouse (UTM) Laboratoire Patrimoine Littérature Histoire (PLH-ERASME, EA 4153) [email protected]

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Alle origini dell’antropologia storica: Louis Gernet lettore di Hermann Usener

Ilaria Sforza

There is no natural phenomenon and no phenomenon of human life that is not capable of a mythical interpretation, and which does not call for such an interpretation. E. Cassirer, An Essay on Man: An Introduction to a Philosophy of Human Culture, New Haven 1944.

1 Nell’affrontare un tema che non appare esplicitamente trattato dalla critica degli ultimi anni, quello dell’influsso delle ricerche mitologiche e storico-religiose del filologo tedesco Hermann Usener (1834-1905)1 sull’ellenista e sociologo francese Louis Gernet (1882-1962)2, sarà bene tener presente l’interlocuzione di Gernet, particolarmente intensa negli anni Quaranta del secolo scorso, con il padre della psicologia storica Ignace Meyerson (1888-1983)3.

2 In una lettera a Meyerson del 9 luglio 1942, Gernet annunciava l’elaborazione di un essai général d’analyse du mythe pour l’intelligence de la préhistoire sociale4. Lo stato di profondo coinvolgimento emotivo dello studioso francese, occupato nell’isolamento di Algeri, che si sarebbe protratto per altri sei anni, a condurre un’analisi mitologica sulla «preistoria sociale» della Grecia antica riflette l’importanza e le aspettative sul tema in questione5.

3 Un problema che tormentava Gernet, come si ricava dagli schemi allegati al fascicolo di appunti, databile tra il 1942 e il 1948, contrassegnato dalla lettera greca Y (Psychologie), la stessa con cui l’ellenista siglava i materiali destinati al saggio «La notion mythique de la valeur en Grèce» (1948), riguarda il diacronismo6: «Diachronisme. Conditions désespérées en apparence. Mais d’autre part, richesse des images peut-être instructive. Rôle des images.»

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4 Come osserva Ernst Cassirer (1874-1945) nel secondo volume della Filosofia delle forme simboliche (Philosophie der symbolischen Formen, 1923-1929) dedicato al pensiero mitico (Das mythische Denken, 1925), la coscienza mitica si trova ancora, nelle sue fasi più antiche, in uno stadio di indifferenziazione; vi domina «un tempo assolutamente preistorico7». Di conseguenza, risulta problematica per Gernet la scelta del metodo da utilizzare nell’esame dei dati documentari di quella che egli definisce «préhistoire sociale». Se da un lato la diacronia in questa fase di proto-storia o di preistoria sociale pone un problema apparentemente irrisolvibile, dall’altro è la ricchezza delle immagini mitiche a fornire una chiave di lettura dei dati risolutiva. Tale ricchezza consentirà a Gernet di mettere a punto un nuovo metodo di lettura delle storie mitiche8: «Il n’y a pas de “méthode” pour l’analyser. Il faut lire des histoires, simplement. Mais des histoires supposent ou suggèrent certaines attitudes humaines : il convient d’y avoir égard si on veut lire comme il faut. Et une histoire en entraîne une autre : il y a des similitudes qu’il est bon de ne pas laisser échapper a priori par phobie du rapprochement arbitraire. Au fond, on ne demande qu’une permission, qui est d’admettre qu’une mythologie est une espèce de langage.»

5 Hermann Usener, in quella che è ancora oggi la sua opera più conosciuta, I nomi degli dèi (Götternamen, 1896), si proponeva di studiare «gli stadi dell’infanzia dei popoli» che sono la culla della religione popolare nonché della produzione delle forme mitiche. Le impressioni esterne che eccitano l’animo umano in questa età primitiva continuano a vivere nel patrimonio di miti del popolo. Ragion per cui, secondo Usener, «la materia della mitologia coincide completamente con la preistoria interiore o spirituale dei popoli storici che quelle mitologie hanno creato9».

6 Il filosofo tedesco Ernst Cassirer, in Linguaggio e mito (Sprache und Mythos, 1925), dove elogia il metodo applicato da Usener allo studio del mito, osserva che non l’analisi dei vocaboli, come credeva l’eminente filologo, bensì l’indagine filosofica ed etimologica gli servono da strumento per indagare un problema più profondo e più vasto, l’«affiorare» dei nomi e delle rappresentazioni mitiche alla coscienza umana. Questo affiorare non è visto da Usener come un processo storico, ma come una struttura propria della coscienza mitica. Dall’analisi del singolo è possibile e necessario risalire alla legge10: «È soltanto immergendosi con abnegazione in queste tracce spirituali di un tempo trascorso, vale a dire mediante il lavoro filologico, che noi possiamo educarci a sentire quel che altri hanno sentito […]. Osservazioni e confronti più approfonditi ci permetteranno di avanzare nella ricerca, così che ci si eleverà dal particolare al generale, dal fenomeno alla legge […] Più si scava in profondità, più si è compensati da conoscenze universali.»

1. Le ricerche di Gernet sulla preistoria sociale

7 Gernet mostra di conoscere Le storie del diluvio (Die Sintfluthsagen, 1899) di Usener già ben prima della lettura risolutrice degli anni Quaranta ad Algeri. Le cita ad esempio nel saggio «Frairies antiques» (1928), a proposito dell’«ascesa» e della «discesa» simbolica del dio nelle feste antiche, ricordando il «Dionysos à la larnax et au vaisseau» di cui Usener si era occupato ne Le storie del diluvio11; esprime, tuttavia, una riserva: «Pour ce qui nous intéresse, la portée de ces transpositions mythiques se laisse mal définir12.»

8 Eppure proprio nel milieu contadino Usener aveva individuato nella sua ultima opera, San Ticone (Der heilige Tychon, 1907), le radici di quel nesso mitico-rituale che si sostanzia nell’azione del bere il vino, la cui persistenza nella cultura cristiana è oggetto della sua

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disamina su Priapo-Ticone13. Non solo, nelle premesse al saggio sulle frairies antiche Gernet pone l’attenzione sul nesso mito-rito in riferimento al sacrificio nelle feste collettive della Grecia antica: «Dans la religion de la cité, les festins collectifs tiennent une large place. Dans les rites et dans les mythes, la cuisine est une grande affaire14», facendo riferimento al ruolo centrale di Dioniso, dio della vegetazione e della vite15.

9 Poco oltre, nello stesso saggio, compare la definizione di «préhistoire sociale», che sarà alla base dell’indagine, progettata e mai portata a termine, sulla leggenda greca. Qui la preistoria sociale è definita «sfondo primitivo16»: «De ce fonds primitif de société, de morale, de religion, il n’est pas question de montrer tout ce qui a pu sortir ; ce serait refaire d’une certaine manière la préhistoire – une préhistoire abstraite et conjecturale.»

10 Trapela da queste considerazioni quella difficoltà nel ricostruire il diacronismo della mentalità primitiva che Gernet non riuscirà a risolvere se non ricorrendo al nesso useneriano, ripreso sul piano filosofico da Cassirer, tra linguaggio e mito17.

11 In « Frairies antiques », che risale a una fase ancora iniziale della sua riflessione sulla leggenda greca, Gernet adotta un criterio che gli consente di attenersi il più possibile alle fonti: egli parte nel suo esame dai termini associati alle feste contadine, considerandoli «l’expression d’une pensée singulièrement antique, tenace et continue18 ».

12 Nelle conclusioni lo studioso francese si richiama a Mutter Erde (1905) 19 di Albrecht Dieterich (1866-1908), cognato e collaboratore di Usener, in merito alla partecipazione della natura alle azioni rituali degli uomini durante le feste campestri e allo stretto legame tra matrimoni collettivi e presenza dei morti che assicurano il rinnovamento della natura e favoriscono la produzione dei frutti della terra. Nell’esame dei termini ἀγερμός, σύμβολον e τόκος adoperati in contesti festivi, le citazioni di area tedesca, segnatamente Dieterich e Usener, si alternano a quelle di esponenti della scuola sociologica francese, come Gustave Glotz (1862-1935) e soprattutto Marcel Mauss (1872-1950)20.

13 La speciale considerazione che Gernet aveva per i due studiosi di area tedesca menzionati, la si desume del resto anche dalla sua recensione a Der Glaube der Hellenen (1931-1932) di Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff (1848-1931)21, apparsa nel 193422. Qui Gernet afferma che «dans le domaine propre de l’“histoire des religions”, on ne saurait le [Wilamowitz] mettre en parallèle avec un Usener ou un Dieterich, voire avec un Rhode23». Tale giudizio è motivato a partire dallo scarso interesse di Wilamowitz per l’«histoire de l’homme»; una prova ne è l’impazienza del filologo tedesco di «sortir d’un passé un peu trop nébuleux et peut-être un peu trop barbare24». L’atteggiamento di Wilamowitz è agli antipodi rispetto alle ricerche di Gernet sulla leggenda greca indirizzate per molti anni proprio a quel passato nebuloso che poco interessava al filologo tedesco25. Del resto, conclude Gernet, «Il faut le prendre comme il est. Il est essentiellement un philologue, au sens le plus large et le plus élevé du mot26». Non sarà necessario richiamare qui le note divergenze tra Wilamowitz e Usener, che si andarono accentuando man mano che gli interessi di quest’ultimo si rivolgevano alla storia delle religioni, per spiegare la diversa considerazione di Gernet nei confronti dei due studiosi tedeschi entrambi formatisi all’università di Bonn27.

14 Ne «La cité future et le pays des morts» (1933), «la più dettagliata analisi di sistemi di immaginazioni mitiche condotta da Gernet28», lo studioso rinvia a Le storie del diluvio (Die Sintfluthsagen) per la connessione tra le rappresentazioni del paese degli dèi, del

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paese dei Morti e del paese dei frutti meravigliosi, toccando solo marginalmente il tema del «tesoro celeste» che approfondirà ne «La notion mythique de la valeur en Grèce29»: «Il n’y a pas lieu ici – je me contente de renvoyer, notamment, à Usener – de marquer la parenté intime, ou plutôt l’identité profonde, entre les représentations du pays des Dieux, du pays des Morts, du pays des fruits merveilleux – et aussi, naturellement, de l’âge d’or.»

15 Gernet persegue, anche in questo saggio, la ricerca di un sostrato più antico del mito attraverso le tracce, nei romanzi utopici fioriti nell’età di Alessandro, di miti risalenti a Esiodo – il mito delle razze –, se non a Omero – il paese dei Cimmeri, dei Lotofagi ecc. – e forse riconducibili a un fondo greco-orientale, a una «tradition étrangère et antérieure aux Hellènes» come era stato già ipotizzato, tra gli altri, dal filologo svedese Martin P. Nilsson (1874-1967)30.

16 Ancora più significativo è l’influsso di Usener sul saggio «Dolon le loup» (1936), dove Gernet sembra, in un primo tempo, prendere le distanze dall’approccio del filologo tedesco al mito, definendo «un peu aériennes» le sue ricostruzioni mitologiche, pure riconoscendogli un’intuizione importante: «C’est que l’être mythique représenté par le loup est tour à tour vainqueur et vaincu31.»

17 A ben vedere, il particolare già omerico che Dolone si riveste della pelle di un lupo grigio (Il. X 334), opportunamente sottolineato da Usener come tratto «rivelatore» nella sua indagine sulle origini religiose dell’epopea, costituisce il punto di partenza della disamina di Gernet. Questi, rifacendosi alle sue ricerche precedenti sulle feste religiose nelle frairies antiche, si sofferma sull’aspetto rituale che il mito di Dolone presupporrebbe tanto nel Reso pseudo-euripideo, quanto nella Dolonia omerica. La divergenza tra Gernet e Usener è da ravvisare piuttosto sul versante della ricostruzione etimologica, che rivela talvolta la fragilità dell’impianto argomentativo dello storico delle religioni tedesco32.

18 L’obiettivo di individuare all’interno di una «histoire legendaire» dei temi rituali, seppure multipli e mescolati tra loro, traspare in uno snodo essenziale dell’argomentazione33: «On ne s’attend pas à pouvoir reconnaître par transparence, dans un récit incorporé à une histoire légendaire, une série complète et ordonnée de thèmes rituels. Elles sont nécessairement multiples et entremêlées, les images qui ont été retenues par une mémoire collective passablement capricieuse.»

19 Gernet torna ancora una volta sul concetto di «preistoria sociale» esprimendo la convinzione che all’origine di alcuni tratti mitici del racconto trattato nel Reso vi siano «des rites et notions préhistoriques que l’épopée avait complètement transposés» e conclude34: «De ce principe d’interprétation, je ne crois pas devoir me justifier à nouveau ; j’en répéterai volontiers ce qu’en disait Pierre Roussel dans une occasion analogue : je ne sache pas qu’il soit périmé.»

20 Più in generale, è possibile ravvisare in «Dolon le loup» il tentativo di cogliere quel nesso tra mito e rito che era stato l’oggetto delle ricerche storico-religiose dell’ultimo Usener, dal cui contributo «Heilige Handlung» (1901) Gernet era partito per le sue considerazioni sul personaggio di Dolone.

21 Anche il contributo sulle «Vieilles légendes de Grèce» (1936) appare orientato, fin dalle premesse, in direzione di quel saggio generale di analisi del mito per l’intelligenza della preistoria sociale annunciato a Meyerson nella lettera del 194235:

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«La légende grecque a parfois gardé le souvenir de pratiques sociales très anciennes, et il arrive même que les récits se sont organisés autour de cette donnée archaïque, plus ou moins bien retenue, plus ou moins bien comprise.»

22 Ben diverso è, in ogni caso, il tenore di questa ricapitolazione di storie leggendarie, che «ne sont peut-être pas celles qui s’y prêteraient le mieux», – la pratica del fosterage, la caccia al cinghiale Calidonio, Erifile la donna fatale, Filomela o il matrimonio forzato, il demone-lupo di Temesa – rispetto al saggio sulla nozione mitica del valore.

23 Le leggende prese in esame da Gernet in questo contributo non sono prive di spunti interessanti, ma appaiono come una sorta di rivisitazione dei temi mitici che lo avevano occupato negli ultimi anni; manca una visione d’insieme, un metodo in grado di unificare i dati forniti da ciascuna storia, mancano infine quelle connessioni e associazioni risolutive che emergono dagli appunti databili tra il 1942 e il 1948.

2. La nozione mitica del valore: premesse di metodo

24 L’influsso della psicologia storica di Ignace Meyerson sul contributo più significativo di Gernet relativo al mito è percepibile fin dall’esordio36: «Il y a des fonctions mentales, comme celles du droit et de l’économie, dont pour un peu on oublierait qu’elles en sont : c’est qu’elles s’accomplissent dans nos sociétés suivant un mécanisme dont l’homme lui-même paraîtrait absent.»

25 Il diritto e l’economia sono dette da Gernet in questo incipit «fonctions mentales» con un chiaro riferimento alla tesi di Meyerson, apparsa nello stesso anno, Les fonctions psychologiques et les oeuvres37. Gernet in una lettera del 6 febbraio 1948 aveva rivolto all’amico una bonaria critica proprio in merito al termine fonction38: «En tant que lecteur “idiot”, il y a une petite critique que je vous adresserais : je sais bien que le terme fonction est d’usage courant, mais je ne le vois pas défini au cours du livre, et je me demande s’il n’aurait pas été utile de le faire en forme.»

26 Innanzitutto la destinazione del contributo di Gernet, il Journal de Psychologie Normale et Pathologique, diretto al tempo dallo stesso Meyerson, influisce sulla scelta del lessico che l’ellenista francese adopera nel tentativo di «tradurre» le sue riflessioni sul mito e la società greca delle origini in termini psicologici. Sulla stessa rivista era apparso, nel 1933, «Le langage et la construction du monde des objets» di Ernst Cassirer, in cui il filosofo riprendeva alcune delle idee espresse in Linguaggio e mito (Sprache und Mythos) e, in modo più esteso, nella Filosofia delle forme simboliche (Philosophie der symbolischen Formen), applicandole nello specifico all’apprendimento del linguaggio e alla costruzione del mondo degli oggetti da parte del bambino39.

27 Ma l’indagine di Gernet, che pure si muove sul fragile e fecondo terreno di scambi tra le diverse discipline offerto dalla psicologia storica, è imperniata su una «nozione» piuttosto che su una «funzione». La distanza tra questi due termini sta tutta nel carattere più coraggiosamente definitorio del primo rispetto a quello volutamente relativo e variabile del secondo40. La nozione del valore, poi, è una nozione mitica prima ancora che psicologica, dunque implica quello scavo nel passato che da lungo tempo aveva occupato Gernet. L’incontro tra i due ambiti distinti, ma per molti aspetti affini, della psicologia e della mitologia avviene proprio a partire dalla definizione di notion globale41: «La notion de valeur qu’on y rencontre reste une notion globale : elle participe de ce qui est objet de respect, voire de crainte révérentielle, principe d’intérêts,

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d’attachement ou d’orgueil, motif de cette admiration dont Descartes faisait la première “passion primitive”.»

28 La nozione mitica del valore è, in ultima istanza, una nozione simbolica, concepita da una mentalità «primitiva», le cui tracce sono ravvisabili ancora in età storica42: «L’expérience n’a sans doute que plus d’intérêt si elle porte sur le stade qui touche déjà, chronologiquement, à l’âge “positif” de la valeur et où ne s’en prolongent pas moins des formes psychologiques qui relèvent d’une très vieille tradition.»

29 L’origine della moneta è vista da Gernet come il passaggio dal «simbolo» al «segno» secondo la distinzione che tra questi termini aveva postulato Meyerson43. Un simile passaggio è ravvisabile nel diritto e dal momento che i giochi nella Grecia antica preludono ai gesti regolamentati del diritto arcaico, i premi dei giochi sono da intendersi come «segni premonetari». Nell’uso linguistico la nozione del valore, in questo stadio molto antico che precede il concetto più astratto di valore economico, è espressa dal termine agalma, «oggetto prezioso», già in Omero44.

30 Il secondo paragrafo, più interessante per il confronto con Usener, introduce un altro piano d’indagine, quello della représentation mythique45. Tale représentation mythique, intesa qui come sinonimo di légende, richiama le mythische Vorstellungen indagate da Usener nel sesto capitolo de Le storie del diluvio (Die Sintfluthsagen), e così interpretate dal filosofo Ernst Cassirer46: «Esse non sono la sublimazione di un mondo di realtà già bello e pronto, non sono semplici figurazioni della fantasia, che si distacchino dalla solida realtà empiricamente esistente degli oggetti e si elevino come una lieve nebbia al di sopra di essi, bensì esse per la coscienza primitiva rappresentano la totalità del reale.»

31 Nell’introdurre il piano delle rappresentazioni mitiche, Gernet dice che è possibile osservare, a partire da esso, «l’activité mentale par quoi la valeur se constitue, c’est-à- dire s’objective47», richiamandosi significativamente alle riflessioni sull’oggettivazione nel pensiero mitico contenute nel primo capitolo della tesi di Meyerson, intitolato proprio «L’objectivation48». L’influsso avuto sul fondatore della psicologia storica dal filosofo tedesco Cassirer, che aveva trattato a più riprese questo tema, può essere oggi difficilmente messo in dubbio49.

32 Se davvero l’equilibrio generale delle citazioni nella tesi di Ignace Meyerson è istruttivo, come afferma Jean-Pierre Vernant nella sua prefazione alla traduzione italiana dell’opera, non passerà inosservato il numero consistente delle citazioni che vi si trovano di Ernst Cassirer (9), di poco superiore al numero di quelle del grecista Louis Gernet (7), amico e maestro di Meyerson50. Cassirer è ricordato da Meyerson soprattutto nel primo capitolo della sua tesi.

33 Una prima citazione estesa di Cassirer fa riferimento all’articolo apparso nel 1933 sul Journal de psychologie51: «Le langage […] est, en un sens, le médiateur par excellence, l’instrument le plus important et le plus précieux pour la conquête et pour la construction d’un vrai monde d’objets.»

34 Nel paragrafo intitolato «L’objectivation dans la pensée mythique», Meyerson torna a citare Cassirer, e in particolare il secondo volume della Filosofia delle forme simboliche (Philosophie der symbolischen Formen) dedicato al pensiero mitico52. Come si è avuto modo di osservare per le citazioni di Usener da parte di Gernet nei saggi precedenti al 1948, anche nell’opera di Meyerson la ripresa delle idee di Cassirer si integra con i riferimenti ad autori più vicini a lui per provenienza e interessi culturali, tra questi soprattutto il

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sinologo Marcel Granet, citato ben 12 volte e Marcel Mauss, a cui spetta la palma assoluta (18 citazioni, il doppio di Cassirer!). Il riferimento di Cassier al contributo dei francesi Henri Hubert e Marcel Mauss, «Esquisse d’une théorie générale de la magie» (1902/1903), suggerisce la reciprocità dell’interlocuzione53.

35 Dell’«onnipotenza del nome», del resto, Cassirer aveva più diffusamente parlato in Linguaggio e mito (Sprache und Mythos), dove assegnava a Usener un posto di tutto rispetto accanto a Platone, a partire dall’interesse, comune ad entrambi, per i nomi degli dèi. Secondo Cassirer54: «Che il nome e l’essenza siano tra loro in una connessione intrinsecamente necessaria, e che il nome non soltanto designi l’essenza ma che esso sia l’essenza medesima, e che la forza dell’essenza medesima stia racchiusa in esso, tutto ciò rientra nei presupposti fondamentali della stessa intuizione mitica.»

36 Ben altro giudizio è espresso da Cassirer nei riguardi di altri studiosi del XIX secolo le cui teorie in merito alla relazione tra linguaggio e mito «ricordano ancora in modo inconfondibile gli antichi metodi della sofistica greca55». Per Max Müller, ad esempio, che concepiva il mondo mitico come semplice mondo dell’apparenza, il mito, generato da una sorta di deficienza dello spirito, non sarebbe altro che una «malattia» condizionata dal linguaggio56.

37 Nella sua disamina su linguaggio e mito, Cassirer aveva fatto suoi i presupposti dell’indagine condotta da Usener sui nomi degli dèi, riconoscendole un’intenzionalità filosofica, espressa dal sottotitolo Saggio di una teoria della formazione dei concetti religiosi (Versuch einer Lehre von der religiösen Begriffsbildung). Usener si era proposto di tracciare non una storia delle figure degli dèi, bensì una storia delle rappresentazioni che di essi si ebbero. Tali rappresentazioni hanno una propria legge intrinseca, che la mitologia rende manifesta: «Mitologia è la teoria (λόγος) del mito ossia la teoria delle rappresentazioni religiose57.»

38 Ciò che il filosofo apprezza soprattutto dell’indagine condotta da Usener è che58: «Questa indagine cerca di penetrare fino ad un punto in cui l’uno e l’altro, così il dio come il suo nome, cominciano ad affiorare nella coscienza. Questo affiorare […] si cerca di comprenderlo in base puramente alla struttura fondamentale della coscienza linguistica e mitica, in base ad una legge generale della formazione concettuale linguistica e religiosa. Qui dunque noi non siamo più nel campo della storia, ma in quello della fenomenologia dello spirito.»

39 L’esempio scelto da Gernet per esemplificare la nozione mitica del valore in Grecia, vale a dire quegli oggetti preziosi, agalmata, che figurano nei racconti mitici e che ne sono in qualche modo i protagonisti, «car ils ne laissent pas d’y être animés d’un pouvoir propre» rispecchia il tipo di immaginazione che contraddistingue, secondo Usener, gli «stadi dell’infanzia dei popoli59»: «Sono gli stadi dell’infanzia dei popoli quelli sui quali si edifica la religione popolare e si producono forme mitiche; tutto ciò che in questa fase dell’esistenza eccita l’animo del popolo, il mondo esterno nella sua totalità, i primi cenni di coscienza […] tutto ciò continua a vivere come riflesso nel patrimonio di miti del popolo, ragion per cui presso quegli uomini ogni evento nuovo e sconosciuto appare innanzitutto come un’essenza divina. La materia della mitologia coincide dunque completamente con la preistoria interiore o spirituale dei popoli storici che quelle mitologie hanno creato.»

40 È dunque il passaggio dallo studio della leggenda come forma di preistoria sociale «astratta e congetturale» allo studio della «preistoria interiore e spirituale dei popoli

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storici» come la intendeva Usener che consente a Gernet il superamento di quell’impasse che gli aveva impedito di condurre a termine il progettato saggio sulla leggenda greca. La soluzione da lui trovata nel 1948 consiste nell’analisi di una nozione «globale», la nozione di valore, prodotto di una società preistorica e premonetaria, che precede di poco l’avvento del pensiero razionale.

41 Cassirer, interpretando il pensiero di Usener, aveva così descritto il modo di procedere della coscienza mitica60: «Questa coscienza è e vive nell’impressione immediata, alla quale si abbandona senza “metterla a confronto” con altro. Per essa l’impressione non è qualcosa di relativo, ma di assoluto; non è “in virtù” di altro e non dipende da altro, ma si afferma e si convalida con la semplice intensità della sua esistenza, con la violenza con cui si impone alla coscienza.»

42 Non occorre postulare una mediazione di Cassirer – che non si può tuttavia escludere –, per affermare che la concezione del mito come prodotto della rappresentazione inconscia, così carica di conseguenze per la definizione di un metodo di lettura delle storie mitiche, Gernet l’aveva ricavata proprio da Usener.

43 Tra i numerosi richiami allo studioso tedesco, nel fascicolo di appunti contrassegnato con l’emblematica lettera Ψ, risalta un’intera pagina di annotazioni da «Mythologie» (1904). La riportiamo di seguito con le sottolineature e i corsivi originali61: «Symbole et mythe renvoient à la même source : Beide entspringen denselben Vorgängen unbewussten Vorstellens, dont l’importance a d’abord été reconnue par Vico. Les deux processus principaux de la représentation mythique = Beseelung (Personifikation) et Verbildlichung (Metapher)… Aber auch Sprache und Dichtung strecken ihre Wurzeln in diesen geheimnisvollen Grund: constitution mentale et forme de mouvement qui a son antithèse dans la pensée rationnelle et la science. Diese Vorgänge verlaufen unwillkürlich und unbewusst wie Wirkungen physiologischer Reize, und stehen darum, mit Ausnahme der Analogetik, ausserhalb aller Denkgesetze, tout en possédant pour l’esprit certitude et réalité immédiates. Images qui se détachent conformément à la mentalité collective pour être finalement rejetées aux mythes par la science. Pour la représentation mythique Ding et Bild coïncident, pour la pensée rationnelle, ils se présentent consciemment comme distincts zu Vergleichung und Gleichnis.»

44 L’influsso avuto da Usener sull’elaborazione di un nuovo metodo di interpretazione del mito da parte di Gernet non si limita alla matrice inconscia della rappresentazione mitica, ma riguarda anche il nesso linguaggio e mito. Nel medesimo fascicolo Y un intero paragrafo è intitolato «Mythologie et langage. Point de vue langue». Qui Gernet prende spunto ancora una volta da Usener, che lamentava nel suo saggio «Mythologie» la mancanza di un carattere «scientifico» dell’indagine mitologica62: «Ce qui n’est pas interdit, en revanche, c’est la réflexion sur les procédés ou démarches qui semblent avoir abouti ça et là, qui semblent, sur tel ou tel point, fournir au moins pour autant cette intelligibilité, autrement dit ce caractère “scientifique”, que requérait un savant illustre il y a quarante ans et qu’il se plaignait de ne pas trouver dans les exposés d’ensemble.»

45 Partendo da Usener, Gernet approda a un nuovo tipo di indagine mitologica, che non è necessariamente storica, basata sulla considerazione che «un mythe n’est pas isolé: il s’articule avec d’autres; il en suppose ou en évoque d’autres63». La suggestione prodotta da questi rapprochements è così forte che persino il confronto con i dati forniti dalla linguistica gli appare certamente utile, ma non primario.

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46 Poco oltre, Gernet giunge alla formulazione del concetto di polyvalence des images, che egli definisce un phénomène de mémoire sociale64. La trasmissione delle immagini non è un processo continuo; solo alcune di esse vengono selezionate per essere riutilizzate anche in seguito in contesti nuovi. L’immagine, proprio come la parola nella linguistica di Ferdinand de Saussure (1857-1913), a cui il grecista fa riferimento, può cambiare radicalmente di significato se inserita in un contesto nuovo. Se dunque da un lato stabilire una cronologia, ovvero «ordinare» le immagini del mito, rimane un’impresa disperata, dall’altro, proprio la conservazione di alcune di esse a discapito di altre, fa presumere che tali immagini avessero un significato particolare65.

47 Di qui la rinuncia a stabilire una cronologia, in favore dell’osservazione di due fattori, che saranno il criterio guida del saggio sulla nozione mitica del valore: le associazioni e le connessioni66. Sappiamo, a partire da queste pagine di appunti, che il termine connexion corrisponde in Gernet a Vieldeutigkeit, con il quale sintetizza due caratteristiche attribuite da Usener alle rappresentazioni mitiche, la varietà (Vielfaltigkeit) e la polisemia (Mehrdeutigkeit): «Ce que Usener nommait Vieldeutigkeit, nous le comprenons comme connexion67.» Accanto alle connessioni e insieme ad esse, le associazioni «en vertu desquelles un épisode, un motif ou une image évoquent une série similaire» aiutano, in un certo senso, a comprendere68.

48 Nel saggio del 1948 Gernet torna sul paragone tra mitologia e linguaggio avvalendosi della distinzione tra significante e significato operata da Ferdinand de Saussure69. Questa volta il riferimento è più specifico: i rapporti sintagmatici e associativi che regolano il funzionamento dei significanti di una lingua trovano corrispondenza nelle connessioni e associazioni che intercorrono tra le rappresentazioni mitiche. Gernet adatta qui la terminologia saussuriana al metodo applicato da Usener allo studio delle rappresentazioni mitiche. Nel paragrafo sulle «solidarités syntagmatiques» a cui Usener fa riferimento, de Saussure ne dava la seguente definizione: «Presque toutes les unités de la langue dépendent soit de ce qui les entoure sur la chaîne parlée, soit des parties successives dont elles se composent elles-mêmes70.» Non solo, rapporti associativi e rapporti sintagmatici si influenzano a vicenda: «Le tout vaut par ses parties, les parties valent aussi en vertu de leur place dans le tout, et voilà pourquoi le rapport syntagmatique de la partie au tout est aussi important que celui des parties entre elles.» Infatti, «la coordination dans l’espace contribue à créer des coordinations associatives, et celles-ci à leur tour sont nécessaires pour l’analyse des parties du syntagme71». De Saussure conclude affermando che «l’idée appelle, non une forme, mais tout un système latent, grâce auquel on obtient les oppositions nécessaires à la constitution du signe72».

49 Se si applica, seguendo Gernet, questa teoria linguistica alle rappresentazioni della mitologia, si dovrà tenere conto allo stesso tempo delle connessioni che esistono all’interno di elementi e momenti di una storia data (rapporti sintagmatici), e delle associazioni in virtù delle quali un motivo o un’immagine evocano una serie similare (rapporti associativi). Questi due ordini di rapporti, come aveva suggerito de Saussure, si influenzano a vicenda.

3. I temi mitici e le immagini

50 La prima storia mitica presa in esame da Gernet, il tripode dei Sette Saggi, riguarda un oggetto che, se da un lato figura spesso come premio di una gara, dall’altro, acquista un

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valore particolare in quanto sacro73. Rientra cioè in quella categoria la cui ambiguità linguistica e semantica era stata sottolineata da Cassirer: il sacro è allo stesso tempo una categoria positiva e negativa, ciò che è consacrato è sia venerato che intoccabile, quasi maledetto. Secondo il filosofo tedesco, infatti, l’unicità degli oggetti mitici, che si impongono con forza e immediatezza alla coscienza primitiva, coesiste con un principio universale comune: una tensione verso la «trascendenza» che riunisce e accomuna tutti i contenuti della coscienza mitica e di quella religiosa; questa compenetrazione conferisce al contenuto mitico-religioso il suo carattere distintivo, il carattere del «sacro»74.

51 È quindi possibile, secondo Gernet, «presentire» una rappresentazione mitica che si avvale della caratteristica, topica per questo genere di oggetti di artigianato prezioso, di essere gettati e quindi ripescati dal mare. Il confronto è con l’oggetto che nasconde l’eroe bambino e lo restituisce alla luce, l’arca nel mito di Perseo. Il riferimento a Le storie del diluvio (Die Sintfluthsagen), dove Usener si era occupato a lungo di questo mito e dei significati simbolici dell’arca, è d’obbligo75. Il carattere nefasto dell’oggetto sacro si manifesta nel caso del tripode a partire dal momento in cui Elena, gettandolo in mare, predice che esso costituirà il premio di una contesa. L’oggetto appare dotato di un’efficacia misteriosa: esso esercita, nel senso proprio del termine, un influsso nefasto. Questo tema, inutile rispetto alla storia, è stato da questa ostinatamente conservato, dunque esso appartiene alla nozione stessa dell’oggetto prezioso76. Gernet osserva, inoltre, che le varianti del mito che vedono la sostituzione del tripode con la coppa non presentano il particolare dell’immersione e poi del ritrovamento in mare; ne ricava un particolare nesso tra il simbolismo del tripode e un attributo essenziale della nozione mitica del valore. Le conclusioni di Gernet su questo primo racconto mitico offrono una conferma di quanto da lui postulato nelle premesse77: «Les symbolismes d’une même image ont beau avoir – pour nous – des directions différentes : dans la représentation mythique, ils adhèrent entre eux.»

52 Anche nel secondo esempio, la collana di Erifile, Gernet vuole individuare le connessioni interne al racconto. Nelle conclusioni, adoperando l’espressione série légendaire si richiama espressamente alle «associazioni» saussuriane. Lo studioso osserva come il tema mitico della «forza obbligante» del dono, nello specifico della collana di Erifile, sia passato ormai in secondo piano nel mito, eppure vi persista: la représentation de l’objet de valeur non potrebbe farne a meno.

53 Ma osserva: «Il a d’autres aspects, aussi bien : d’autres formes de l’imagination se définissent dans certaines séries légendaires78.» Dietro il singolo racconto mitico si apre uno sfondo, paragonabile al contesto in linguistica, in grado di suggerire tutta una serie di associazioni. Questo sfondo, costituito da innumerevoli altri racconti che presentano analogie con quello considerato, è indispensabile per comprendere le implicazioni che quel racconto, o anche un solo elemento di esso, comporta. Come in un gioco di scatole cinesi, «une histoire en entraîne une autre», aveva detto Gernet all’inizio, «il y a des similitudes qu’il est bon de ne pas laisser échapper a priori par phobie du rapprochement arbitraire79».

54 Un dato essenziale per la comprensione della terza leggenda, quella dell’anello di Policrate è, come nel caso del tripode dei Sette Saggi, il fatto che l’oggetto prezioso venga gettato in mare, in questo caso dal suo stesso proprietario che tenta così di disfarsene, ma «la richesse, objet de respect religieux, peut-elle être détruite ?»: è questo il quesito con cui si apre la terza disamina. La presenza del medesimo gesto –

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quello di gettare l’anello in mare – nel racconto mitico che ha come protagonista Teseo suggerisce a Gernet che si tratti di un gesto rituale80. È appena necessario un secondo confronto, quello con la storia dell’anello di Gige, dotato di poteri magici, per ricavare il significato simbolico dell’oggetto: l’anello è lo strumento della conquista del potere regale. Quest’ultimo esempio leggendario implica un nuovo tema, squisitamente useneriano, quello del «tesoro», poiché l’anello di Gige viene ritrovato in un sotterraneo, dimensione analoga alle profondità marine, in cui anche altri anelli preziosi sono celati nei rispettivi racconti. Attraverso una serie di confronti, che portano sul tema dell’ordalia, Gernet ricava il significato della pratica rituale a cui il racconto di Policrate attribuisce un senso di prova di regalità: «La consécration totale, par immersion, d’un objet précieux81.»

55 Il gesto dell’immersione di un oggetto prezioso in mare assume pertanto il valore di un tentativo di distruzione dell’oggetto medesimo, simbolo di ricchezza, e sebbene tale «sacrificio» distruttivo non abbia sempre un destinatario, esso ha in tutti i casi una direzione: è ciò che conta nel pensiero mitico. Si tratta di uno «schème imaginatif», che persiste in altri racconti mitici relativi ad agalmata anche in assenza degli elementi originari del racconto82. Ancora una volta Gernet, nell’interpretare il valore simbolico dei gesti, ai quali riconosce un carattere rituale, svolge la sua analisi su di un piano mitico, prescindendo dall’aspetto puramente narrativo, e in qualche caso storico, del racconto.

56 Nel paragrafo conclusivo della parte dedicata all’anello di Policrate, Gernet si sofferma ad indagare la proprietà degli agalmata di mediatori tra la sfera umana e quella divina, cui molto spesso allude il fondale marino, significativamente popolato di Nereidi nel racconto di Enalo, personaggio emblematico già solo per il suo nome. Dalla sfera subacquea nella quale questi eroi si immergono per poi tornare indietro, provengono gli oggetti preziosi, come la coppa d’oro nel racconto di Enalo, che partecipano di una natura divina83: «Comme d’autres objets mythiques… les objets de prix, symboles coutumiers de richesse, sont en relation nécessaire avec cet autre monde que postule la pensée religieuse : tour à tour ils y descendent et ils en proviennent.»

57 La quarta parte del saggio, dedicata ai racconti relativi al vello d’oro, appare la più complessa e ricca nella sua articolazione interna. Dopo avere esaminato storie più o meno recenti o parti di leggende che esemplificano il modo di procedere dell’immaginazione mitica in una fase anteriore all’avvento del pensiero positivo, Gernet dichiara di volere risalire a84: «des formes plus anciennes, autrement étoffées et où les conceptions éparses qu’on a relevées chemin faisant se trouveraient accordées à la notion générale, mais plus profondément mythique, de richesse.»

58 Quale sia stato l’influsso esercitato da Usener su Gernet sotto questo particolare aspetto della sua ricerca lo abbiamo indicato in precedenza85. Basti richiamare qui le considerazioni condotte dal filologo tedesco nel sesto capitolo de Le storie del diluvio (Die Sintfluthsagen), a cui è affidata la chiave di lettura metodologica dell’intero saggio86: «Sarebbe davvero difficile, se non impossibile, sbrogliare il tessuto narrativo, a cui hanno lavorato tante generazioni di poeti, logografi e mitografi con l’intento di sistematizzarlo, se non fossero presenti in molti casi delle forme mitiche più semplici, più antiche e non contaminate dal rimpasto che dei motivi fa la poesia, forme che si

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prestano al confronto e permettono di riconoscere il nocciolo del racconto mitico sviluppato o per meglio dire avviluppato dalla poesia.»

59 L’indagine sul vello d’oro è svolta da Gernet a partire da due filoni leggendari indipendenti l’uno dall’altro: la storia degli Argonauti e quella dei Pelopidi. Ancor più chiaramente dell’anello di Gige, l’agnello d’oro dei Pelopidi è un talismano di regalità, simbolo di prosperità per il popolo. In questo racconto, la simbologia dell’agnello d’oro, rinchiuso in una larnax, una specie di baule, da Atreo e sottrattogli da Tieste, trova una controparte illuminante nel prodigio dell’inversione del corso degli astri accordato da Zeus ad Atreo al fine di legittimare il suo diritto al trono.

60 La concezione del vello d’oro come talismano di regalità appare una sorta di postulato della seconda vicenda mitica considerata, quella della salvezza di Frisso destinato a essere sacrificato, proprio grazie all’intervento dell’ariete d’oro e alla successiva impresa compiuta da Giasone, che rivendica la sua legittimità al trono, di conquistare il vello d’oro in Colchide. C’è di più, la trasposizione mitica mostra, in questo caso chiaramente, l’associazione tra la prova eroica dell’aratura che diverrà rituale, e il vello dell’animale meraviglioso, che era in principio la pelle di una vittima. Ciò che queste leggende illustrano in ultima istanza è l’associazione del tema della ricchezza agraria con quello dell’investitura regale. Senza dunque badare alle contraddizioni della leggenda, secondo Gernet87: «Ce qu’il faut retenir, c’est la synthèse de deux éléments significatifs de richesse, la richesse en troupeaux et la richesse en métaux précieux – les mêmes éléments qui composent le thème mythique étudié jadis par Usener, et dont Usener signalait, dans la légende d’Atrée et dans celle de Phrixos, le rapprochement et la fusion.»

61 Il richiamo è ancora al sesto capitolo de Le storie del diluvio (Die Sintfluthsagen), dove Usener aveva affermato che «i due concetti del bestiame e dell’oro sono stati unificati in un terzo, l’ariete d’oro dei Pelopidi, di Frisso, di Mandrobulo88». Gernet precisa, riprendendo quanto aveva postulato nelle premesse, che l’immagine «vaut à l’intérieur d’un système de représentations et d’intentions dont elle n’est pas isolable». A seconda dei miti uno dei due aspetti, la natura animale o l’oggetto prezioso, sembra prendere il sopravvento sull’altro, ma in realtà questi due aspetti nel vello d’oro sono indissociabili. In un racconto moderno dell’Epiro la cui protagonista è rinchiusa nel sotterraneo di un palazzo e viene raggiunta da un giovane travestito con una pelle di montone, tutto ricorda il mito di Danae: «Les associations traditionnelles continuent à fonctionner89.»

62 Non sono, in effetti, immagini differenti che confluiscono, bensì significati molteplici di una stessa rappresentazione, concetto espresso da Usener sotto il nome di Vielfaltigkeit. Di tutti questi significati «partecipa» l’idea di agalma. Nonostante il concetto di efficacia «regale» associato all’immagine mitica del vello d’oro appaia multiplo e ricco di ramificazioni quasi infinite, Gernet continua a perseguire, in uno sfondo preistorico, quella specie di unità che lascia intravvedere talvolta la plasticità stessa del simbolo. E questa unità, che traspare nell’associazione tra l’oro e il Sole, lo porta progressivamente verso il complesso di miti che potremmo definire, con Usener, del «tesoro celeste». Il fatto che l’oro costituisca il tramite del passaggio dall’oggetto simbolico del mito all’oggetto concreto, strumento della regalità, come lo scettro, comporta la messa a fuoco della nozione di valore90: «De la notion idéale de l’autre monde il y a comme une projection sur le plan de l’humain : le trésor est une réalité sociale.»

63 Dietro alla realtà sociale, e indissolubile da questa, si staglia la realtà mitica: sono due facce della stessa medaglia. L’oro, in quanto mediatore di vita attraverso il suo valore

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simbolico, conferisce animatezza a oggetti inanimati e, allo stesso tempo, fa da tramite tra il mondo divino da cui l’oggetto proviene e il mondo umano, dove la nozione di valore si concretizza. La connessione tra la leggenda del vello d’oro e il tema useneriano del tesoro celeste ripreso da Gernet, trova conferma nel fatto che il vello d’oro è nascosto da Atreo in un’arca. Il tesoro regale viene in genere custodito in un luogo sotterraneo ed è sorvegliato da un re-custode.

64 Nel quinto paragrafo, riprendendo il filo delle sue riflessioni sulla nozione mitica del valore, Gernet offre una precisazione. È significativo che anche in questo snodo fondamentale del suo ragionamento, Gernet si richiami a Usener, e in special modo al saggio sulla mitologia del 1904, il cui valore di testamento metodologico non richiede qui alcun commento91: «Si une notion ancienne de la valeur se trouve illustrée par la tradition légendaire, il y a une bonne raison à cela : elle est mythique elle-même quant au mode de pensée. Ce qui signifie d’abord que des fonctions différentes […] y sont plus ou moins confondues : elle tend à être totale […]. Il n’est pas interdit pour autant d’y reconnaître une espèce de pensée (sur cette fonction de la mythologie, cf. H. Usener, “Mythologie”), puisqu’on y a reconnu, au fur et à mesure, des directions.»

65 Usener aveva affermato in «Mythologie»: «Solo se inclusa nella storia della religione di un popolo la sua mitologia è in grado di trovare una trattazione completa92.» Ma il perimetro delle rappresentazioni religiose, oggetto di indagine da parte della mitologia, è incomparabilmente vasto. Tali rappresentazioni derivano dalle più profonde impressioni dell’animo umano; «si potrebbe dire che l’uomo primitivo percepisse solo religiosamente93». Questo modo di percepire non è proprio solo dell’umanità primitiva; esso ha lasciato un segno profondo nelle credenze divine e nel mito. La mitologia ha il compito, secondo Usener, di invadere il campo della storia delle religioni fino a «germogliare» anche nella storia della cultura, ovvero nella storia dello spirito dell’umanità. E «lo spirito umano procede in modo infinitamente lento dal mitico, cioè dal rappresentare inconscio, al pensiero logico, conforme al buonsenso94». Gernet individua, pertanto, nella nozione mitica del valore un esempio particolarmente adatto a illustrare il modo di procedere della mentalità primitiva, che riguarda tutti i campi (economia, religione, politica, diritto, estetica), senza le distinzioni che interverranno con il pensiero logico: la nozione mitica del valore è dunque totale, come il carattere del sacro così descritto da Cassirer95: «Il senso e la potenza del “sacro” per il sentimento mitico primitivo non sono limitati ad alcun campo particolare, ad alcuna sfera singola dell’essere e ad alcuna sfera singola di valori. È piuttosto il complesso, la concrezione immediata e l’immediata totalità dell’esistenza ciò in cui questo senso si esprime.»

66 In Gernet, l’esempio del teras, espressione di una forza religiosa che trova nell’agalma la sua trasposizione mitica, si rivela particolarmente adatto a esemplificare il modo di procedere di un pensiero primitivo e religioso. La connessione profonda che intercorre tra il piano mitico e quello storico-religioso è ribadita nelle conclusioni: «En fin de compte, c’est bien l’idée de force religieuse qui peut être reconnue comme fondamentale dans la transposition mythique de l’agalma96.» Questa particolare forza religiosa di cui l’agalma è dotato gli è conferita, in ultima istanza, proprio dal suo legame con il sacro. Gli agalmata, tuttavia, non ricevono il loro valore dal fatto di trovare un impiego religioso, al contrario, essi devono il loro impiego religioso al valore di cui sono dotati. L’oggetto più ricco di implicazioni in questo senso è la larnax, che assurge nel mito a contenitore di oggetti di valore come il vello d’oro e racchiude, in

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qualche caso, l’eroe stesso. L’agalma possiede peraltro una virtù specifica, che è quella di esercitare un potere sociale, è questo un tratto che persiste nell’inconscio collettivo ben oltre l’età mitica. Questa virtù spiega perché il vello d’oro nel mito sia costantemente collegato alla figura del re, garante di prosperità e ricchezza per il popolo97.

67 L’agalma avrebbe dunque perso precocemente, già in età omerica, la sua polivalenza di significati in favore del suo valore strettamente economico, ma il pensiero mitico si è conservato laddove il significato economico dell’oggetto di valore ha prevalso98: «Ce qui peut laisser entendre que, dans la valeur et donc dans le signe même qui la représente, il y a un noyau irréductible à ce qu’on appelle vulgairement la pensée rationnelle.»

68 Proprio la persistenza di un pensiero mitico, che fa da «sfondo primitivo» al pensiero logico, testimonia dell’attualità dell’indagine di Gernet sulla nozione mitica del valore. Ma non è possibile comprendere tale attualità, se non si acquisisce piena consapevolezza della complessità di una simile indagine. L’ellenista francese risponde, infatti, con il rigore scientifico dovuto alla sua formazione di normalien, all’audace appello di Usener, che richiedeva alla mitologia di invadere il terreno di indagine della storia delle religioni, sul duplice versante delle rappresentazioni mitiche e delle azioni rituali. Gernet non si limita, tuttavia, ad accogliere l’auspicio espresso dal filologo tedesco; egli recepisce allo stesso tempo le istanze della neonata psicologia storica di Ignace Meyerson ispirata agli insegnamenti filosofici di Cassirer, che offrivano una chiave di interpretazione proprio di quella teoria della formazione dei concetti religiosi formulata da Usener. Solo considerando una simile apertura, per di più da parte di uno studioso che aveva meditato le istanze culturali di area tedesca e francese da una provvidenziale distanza accademica, si arriva ad apprezzare la solidità e la ricchezza di quel metodo nuovo per lo studio del mondo antico.

NOTE

1. Hermann Usener (Weilburg 1834 – Bonn 1905), figura guida della scuola filologica tedesca, la cosiddetta scuola di Bonn, è considerato a ragione uno dei padri fondatori della storia delle religioni. Tra le sue opere principali, oltre all’edizione degli Epicurea, Leipzig 1887 (tr. Epicurea : testi di Epicuro e testimonianze epicuree nella raccolta di Hermann Usener, traduzione e note di I. RAMELLI, presentazione di G. REALE, Milano 2002), ricordiamo i Götternamen. Versuch einer Lehre von der religiösen Begriffsbildung, Bonn 1896 (tr. I nomi degli dèi. Saggio di teoria della formazione dei concetti religiosi, introduzione e traduzione a cura di M. FERRANDO, revisione dei testi classici a cura di R.M. PARRINELLO, Brescia 2007), dove lo studioso indaga l’origine del monoteismo dal politeismo prendendo in esame gli dèi momentanei (Augenblicksgötter) e gli dèi particolari (Sondergötter) per arrivare agli dèi personali; le Sintfluthsagen, Bonn 1899 (tr. Le storie del diluvio, a cura di I. SFORZA, Brescia 2010), un’indagine comparata sui miti del diluvio nelle aree semitica, babilonese, indiana e greca; tra i numerosi contributi sulle radici pagane di leggende e santi cristiani, il saggio postumo Der heilige Tychon, Leipzig-Berlin 1907 (tr. San Ticone, a cura di I. SFORZA, Brescia 2007).

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2. Louis-Jules Gernet (Parigi 1882 – 1962) si formò come grecista all’École Normale Supérieure sotto l’influsso della sociologia durkheimiana; insegnò filologia classica all’Università di Algeri dal 1921 al 1948 e poi sociologia giuridica dell’antichità greca presso l’École des Hautes Études a Parigi ove avviò gli studi di antropologia del mondo antico. I suoi contributi sulla scienza dell’antichità sono stati pubblicati ad opera di J.-P. VERNANT nella raccolta postuma Anthropologie de la Grèce antique, Paris 1968 (tr. Antropologia della Grecia antica, a cura di R. DI DONATO, Milano 1983) e nella successiva raccolta a cura di R. DI DONATO, con una prefazione di J.-P. VERNANT, Les Grecs sans miracle, Paris 1983 (tr. I Greci senza miracolo, Roma 1986). Alcuni testi frammentari sulla leggenda greca sono stati pubblicati di recente nel volume L. GERNET, Polyvalence des images. Testi e frammenti sulla leggenda greca, editi da A. SOLDANI, Pisa 2004. 3. Ignace Meyerson (Varsavia 1888 – 1983), medico e psicologo, condusse studi universitari in Francia. Fu direttore del Journal de Psychologie normale et pathologique dal 1938 fino alla morte e autore di una thèse dottorale che rimane la sua opera fondamentale, Les fonctions psychologiques et les oeuvres, Paris 1948 (tr. Psicologia storica : le funzioni psicologiche e le opere, prefazione di J.-P. VERNANT, Pisa 1989). Come osserva R. DI DONATO, «Immaginario e civiltà», prefazione a GERNET, Polyvalence, p. 9, il primato assoluto attribuito al referente durkheimiano dagli studiosi di area anglosassone a partire dal noto saggio di S.C. HUMPHREYS, «The Work of Louis Gernet», in History and Theory 10 (1971), p. 172-196, tr. “L’opera di Louis Gernet”, in EADEM (a cura di), Saggi antropologici sulla Grecia antica, prefazione di A. MOMIGLIANO, traduzione di P.P. Viazzo, Bologna 1979 (da cui si cita), p. 155-197, non attribuisce il rilievo necessario all’interlocuzione avuta già a partire dagli anni Trenta da Louis Gernet con Ignace Meyerson. Un tentativo di ricollocare la scuola sociologica francese in un milieu internazionale, attraverso la valorizzazione dei contatti avuti da alcuni suoi esponenti con la Völkerpsychologie tedesca, è stato condotto da R. DI DONATO, «Marcel Mauss et la Völkerpsychologie», in Revue européenne des sciences sociales, XXXIV, 105 (1996), p. 67-74. Per l’influsso di Usener sulla messa a punto di un nuovo metodo di interpretazione del mito da parte di Gernet si farà qui riferimento alle considerazioni già espresse ne «Le storie del diluvio : percorsi di lettura», introduzione a USENER, Le storie del diluvio, p. 29-36. 4. La lettera fa parte del carteggio Gernet-Meyerson, conservato dallo psicologo insieme alla sua corrispondenza dal 1906 al 1983 e ora custodito nelle Archives Nationales a Fontainebleau (521 AP 1-65). I passaggi più significativi della lettera in questione sono stati pubblicati in italiano da R. DI DONATO, Per una antropologia storica del mondo antico, Firenze 1990, p. 120-121, in francese da IDEM, «Immaginario e civiltà», p. 12. 5. «Per ventisette anni, dunque, dal 1920 al 1947, Gernet lavorò in relativo isolamento», ricorda HUMPHREYS, «The Work of Louis Gernet», p. 160. Sul progetto mai realizzato di un saggio sulla leggenda greca come documento di protostoria sociale cfr. DI DONATO, Per una antropologia, p. 119-130 e IDEM, «Immaginario e civiltà», p. 7-17. 6. L. GERNET, «La notion mythique de la valeur en Grèce», in Journal de psychologie 41 (1948), p. 415-462, rist. in GERNET, Anthropologie (da cui si cita), p. 93-137. La citazione è tratta dal fascicolo ALG II, 1 – Ψ (Psychologie), 20r, GERNET, Polyvalence, p. 71. 7. E. CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen. Bd. I. Die Sprache; Bd. II. Das mythische Denken; Bd. III. Phänomenologie der Erkenntnis, Berlin 1923-1929, II, p. 140 (tr. di E. Arnaud, Filosofia delle forme simboliche, Firenze 1961-1966, p. 153). 8. GERNET, «Notion mythique», p. 99-100. 9. USENER, Götternamen, p. V-VI (tr., p. 41-42) : «Der Stoff der Mythologie fällt also vollständig zusammen mit der inneren oder geistigen Vorgeschichte der Culturvölker, welche Mythologien geschaffen haben.» 10. USENER, Götternamen, p. VII (tr., p. 43) : «Nur durch hingebendes Versenken in diese Geistesspuren entschwundener Zeit, also durch philologische Arbeit vermögen wir uns zum

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Nachempfinden zu erziehen […]. Reichere Beobachtung und Vergleichung gestattet weiter zu gehen, und wir erheben uns vom Einzelnen zum Ganzen, von den Erscheinungen zum Gesetz […]. Je tiefer man gräbt, desto mehr wird man durch allgemeinere Erkenntnisse belohnt.» Cfr. E. CASSIRER, Sprache und Mythos : ein Beitrag zum Problem der Götternamen, Leipzig-Berlin 1925, p. 17-18 (tr. di V.E. Alfieri, Linguaggio e mito. Contributo al problema dei nomi degli dèi, Milano 1961, rist. 1976, p. 38-39). 11. USENER, Sintfluthsagen, cap. IV, p. 115-137 (tr., p. 127-144). 12. L. GERNET, «Frairies antiques», in Revue des Etudes Grecques 41 (1928), p. 313-359, rist. in GERNET, Anthropologie, p. 21-61, nota 24, p. 26. 13. Cfr. I. SFORZA, «Il miracolo della vite secondo Hermann Usener», introduzione a USENER, San Ticone, p. 5-28, in particolare 15-17. 14. GERNET, «Frairies antiques», p. 22-23. Gernet mostra inoltre di ritenere fondamentale la connessione cara a Usener tra mito e rito, quando afferma, a proposito di un testo di datazione incerta : «Ce texte aurait pu nous servir d’épigraphe : des thèmes rituels et des thèmes mythiques s’y peuvent raccorder, également élémentaires, mais déjà riches» (ibidem, p. 54). 15. Sul tema dei riti dionisiaci Gernet tornerà diversi anni più tardi in «Dionysos et la religion dionysiaque. Elements hérités et traits originaux», in Revue des Études Grecques 66 (1953), p. 229-247, rist. in GERNET, Anthropologie, p. 63-89. 16. GERNET, «Frairies antiques», p. 44-45. 17. Sul nesso linguaggio e mito in Gernet, vedi infra p. 147-149. 18. GERNET, «Frairies antiques», p. 45. Per lo «studio semantico» condotto programmaticamente da Gernet a partire dalle Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce. Étude sémantique, Paris 1917, vedi HUMPHREYS, «The Work of Louis Gernet», p. 174 e ss. 19. A. DIETERICH, Mutter Erde. Ein Versuch über Volksreligion, Leipzig 1905. 20. Cfr. GERNET, «Frairies antiques», nota 193, p. 58 : «On retiendra toutes les suggestions qui viennent, ici comme ailleurs, de M. Mauss, Essai sur le don». H. USENER, «Italische Mythen», in Rheinisches Museum XXX (1875), p. 182-229, rist. IDEM, Kleine Schriften, Leipzig-Berlin 1912-1914, IV, p. 93-143 è citato (p. 117 e ss.) alla nota 196, p. 58, a proposito dei riti di chiusura dell’anno, questa volta con un apprezzamento positivo; vedi anche nota 203, p. 60. Non è questa la sede per approfondire quali siano stati i modelli privilegiati, di area francese, seguiti da Gernet nel suo studio sulle leggende della Grecia antica. Sarà sufficiente ricordare che lo studioso francese adotta, in questa prima fase di ricerca sulla leggenda, la distinzione terminologica tra fable, conte, légende e mythe dell’antropologo A. VAN GENNEP, La formation des legendes, Paris 1910, per cui cfr. l’introduzione di R. DI DONATO a GERNET, Greci senza miracolo, p. 9-55, rist. in DI DONATO, Per una antropologia, p. 13-44, p. 25. Lo studio dei culti campestri in Grecia, oggetto del saggio «Frairies antiques», risente inoltre dell’influenza esercitata su Gernet dal sinologo Marcel Granet (1884-1940), che si era occupato della religione contadina in Cina : cfr. HUMPHREYS, «The Work of Louis Gernet», p. 165-167. 21. Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff (Markowitz, Posnania 1848 – Charlottenburg, Berlino 1931) è stato uno dei più grandi maestri della filologia classica. Insegnò a Greifswald, Göttingen e Berlino, fu socio straniero dell’Accademia dei Lincei. Tra le sue opere ricordiamo, oltre ai numerosi studi dedicati alla tragedia attica e alla lingua greca, le Homerische Untersuchungen, Berlin 1884, che segnano una tappa importante nell’approccio alla questione omerica, verso l’individuazione di due autori distinti dei poemi; la Geschichte der Philologie, Leipzig-Berlin 1921 e il citato Der Glaube der Hellenen, Berlin 1931-1932 dedicato alla religione greca. Di grande interesse il carteggio con Usener, Usener und Wilamowitz. Ein Briefwechsel 1870-1905, Leipzig-Berlin 1934 (2a ed. a cura di W.M. CALDER, Stuttgart-Leipzig 1994). 22. Revue de philologie, de littérature et d’histoire ancienne 60 (1934), p. 191-201, rist. in GERNET, Grecs sans miracle (da cui si cita), p. 104-115.

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23. Ibidem, p. 105. 24. Ibidem, p. 106. 25. Sull’avversione di Wilamowitz per il primitivo, condivisa da alcuni studiosi inglesi suoi contemporanei come Gilbert Murray (1866-1957), si veda HUMPHREYS, «The Work of Louis Gernet», p. 162-163, la cui retrospettiva su Gernet prende le mosse proprio dalla «sua concezione dello sviluppo della società greca dei primordi», per cui cfr. ibidem, p. 164 e ss. L’evoluzione dell’approccio di Gernet al discusso tema delle «sopravvivenze» nelle leggende greche, dal tentativo di ricostruzione di una protostoria sociale ed economica all’indagine delle funzioni psicologiche sotto l’influsso dell’amico e allievo Ignace Meyerson è ben evidenziata da DI DONATO, Per una antropologia, p. 13-44. 26. GERNET, recensione a Der Glaube der Hellenen, p. 106. 27. Sull’allontanamento progressivo di Wilamowitz da Usener, del quale criticava l’adozione del metodo comparativo e l’interesse crescente per la storia delle religioni, si vedano le considerazioni e i rimandi bibliografici di A. WESSELS, Ursprungszauber. Zur Rezeption von Hermann Useners Lehre von der religiösen Begriffsbildung, Berlin 2003, soprattutto p. 7-8 e 73-74. Per l’influsso avuto dall’insegnamento di Usener sugli studi di storia delle religioni e di antropologia nelle università tedesche della prima metà del Novecento, cfr. R. SCHLESIER, “Arbeiter in Useners Weinberg”. Anthropologie und antike Religionsgeschichte in Deutschland nach dem Ersten Weltkrieg, in H. FLASHAR (a cura di), Altertumswissenschaft in den 20er Jahren. Neue Frage und Impulse, unter Mitarbeit von S. VOGT, Stuttgart 1995, p. 329-380. 28. Cfr. HUMPHREYS, «The Work of Louis Gernet», p. 186-187. 29. L. GERNET, «La cité future et le pays des morts», in Revue des Études Grecques 46 (1933), p. 293-310, rist. in GERNET, Anthropologie, p. 139-153, 145. 30. M.P. NILSSON, The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek Religion, Lund 1927, p. 542 ss. : cfr. GERNET, «Cité future», p. 152-153. Di Nilsson Gernet aveva recensito in quel periodo The Mycenaean Origin of Greek Mythology, Berkeley 1932 per la Revue de philosophie, de littérature et d’histoire ancienne 59 (1933), p. 414-417, rist. GERNET, Grecs sans miracle, p. 99-104. Sul possibile peso che le critiche espresse da Gernet a Nilsson in tale occasione hanno avuto sulla fredda ricezione in area tedesca del saggio di L. GERNET, A. BOULANGER, Le génie grec dans la religion, Paris 1932, cfr. C. AMPOLO, «Fra religione e società», in Studi Storici 25, 1 (1984), p. 83-89. Nel già citato «Dionysos et la religion dionysiaque», p. 79, Gernet condivide l’omaggio reso a Nilsson da H. Jeanmaire, Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Paris 1951, «pour ce qui est de l’étendue du savoir, de la rigueur critique, de la sûreté de tout le travail de base». Un giudizio analogo esprimeva nei confronti di Nilsson l’eminente filologo Giorgio Pasquali per «la ricchezza e quasi completezza nella conoscenza delle fonti, assenza di ogni tendenziosità, ripugnanza a ipotesi troppo ardite», mentre «lo storico della religione greca più celebre, l’Usener, cedeva troppo spesso alle lusinghe del proprio ingegno, brillantissimo, ma proclive a generalizzazioni frettolose e a interpretazioni dei testi arbitrarie». Tanto che «di dottrine dell’Usener e del genero Dieterich il Nilsson fa spesso giustizia col silenzio» : prefazione di G. PASQUALI a M.P. NILSSON, Fondamenti di scienza delle religioni, Firenze 1950, rist. M.P. NILSSON, Le religioni degli antichi e i moderni, con una nota di G. PASQUALI, a cura di R. DI DONATO, Scandicci 1993, p. XX-XXI. 31. L. GERNET, «Dolon le loup», in Annuaire de l’Institut de Philologie et d’Histoire orientales et slaves 4 (1936), Mélanges Franz Cumont, p. 189-208, rist. in GERNET, Anthropologie, p. 154-171, nota 7, p. 155, dove Gernet fa riferimento al saggio di H. USENER, «Heilige Handlung», Archiv für Religionswissenschaft VII (1904), p. 281-339, rist. USENER, Kleine Schriften, IV, p. 422-467 (p. 447 ss.). 32. La connessione postulata da Gernet tra il nome della città di Licorea, sulle pendici del Parnaso, e il racconto riportato da Pausania (X, 6, 2), secondo cui essa sarebbe stata fondata dagli uomini che durante il diluvio vi si rifugiarono spinti dall’ululato dei lupi, era stata rifiutata nelle Sintfluthsagen, p. 76-77 (tr., p. 98-99) da Usener, che preferiva ricondurre questo toponimo alla

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radice λυκ-, da cui i numerosi epiteti di culto indagati nei Götternamen, tra i quali Zeus Λύκαιος annoverato anche da Gernet. Un certo apprezzamento per le intuizioni, qualche volta un po’ azzardate, di Usener, è espresso da GERNET, «Dolon le loup», p. 162 : «La construction d’Usener est peut-être chancelante. Mais pour notre propos, il n’en faudrait pas tant» e nota 72, p. 166 : «Usener n’en a eu le sentiment». 33. Ibidem, p. 160. 34. Ibidem, p. 171. 35. Annales universitaires de l’Algérie, nouv. série 2 (1936), p. 14-29, rist. GERNET, Grecs sans miracle, p. 258-271, 258. 36. GERNET, «Notion mythique», p. 93. Un’analisi generale del saggio di Gernet è offerta dal contributo di S. VON REDEN, Re-evaluating Gernet : Value and Greek Myth, in R. BUXTON (a cura di), From Myth to Reason? Studies in the Development of Greek Though, Oxford 1999, p. 51-70. Per il lungo processo di riflessione sul mito che termina con la messa a punto del saggio sulla nozione mitica del valore, cfr. DI DONATO, «Immaginario e civiltà», p. 7-17. 37. Alla figura di Ignace Meyerson e alla sua opera è dedicata la seconda parte di DI DONATO, Per una antropologia, p. 133-205. Per l’apporto innovativo della psicologia storica di Meyerson si veda già M. DÉTIENNE, «Un renouvellement dans les sciences humaines : la psychologie historique et comparative d’Ignace Meyerson», in Synthèse 184 (1961), p. 3-11. Il volume di J.-P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, che porta il sottotitolo Études de psychologie historique, Paris 1965, costituisce, come appare chiaro fin dall’introduzione, la più significativa ripresa della fruttuosa interlocuzione tra Gernet e Meyerson. 38. La lettera, pubblicata in italiano da DI DONATO, Per una antropologia, p. 129 e in francese in IDEM, «Immaginario e civiltà», p. 13, è considerata dallo stesso come termine cronologico di quel processo di riflessione che avrebbe portato l’ellenista a rinunciare al suo precedente progetto di un essai général d’analyse du mythe pour l’intelligence de la préhistoire sociale da lui annunciato allo stesso Meyerson nel 1942, in favore dell’elaborazione più circoscritta e matura del saggio sulla nozione mitica del valore. 39. E. CASSIRER, «Le langage et la construction du monde des objets», in Journal de psychologie 30 (1933), p. 18-44, rist. J.-C. PARIENTE (a cura di), Essais sur le langage, Paris 1969, p. 37-68, tr. di G. Mininni, Il linguaggio, Bari 1976, p. 55-84. 40. All’indagine di Gernet sulla nozione mitica del valore si rifà espressamente M. DETIENNE ne Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris 1967, dove l’autore si propone di indagare il significato «pre-razionale» della nozione greca di Alétheia e di definire il cambiamento che tale significato subisce nel pensiero razionale. Il saggio si configura come una ripresa e uno sviluppo dell’articolo «La notion mythique d’Ἀλήθεια», Revue des Études Grecques 73 (1960), p. 27-35, nato dall’interlocuzione di Detienne con Gernet, come chiarito nel primo capitolo del saggio, “Vérité et Société”, nota 12, p. 8. 41. GERNET, «Notion mythique», p. 93-94. 42. Ibidem, p. 94. 43. Ivi, nota 3. 44. Sulle forme arcaiche di scambio, a partire dal contributo di Gernet, vedi N.F. PARISE, «Rilievi inattuali su “segni premonetari” e nascita della moneta in Grecia», in Studi Storici 25, 1 (1984), p. 55-58. Verte essenzialmente sul valore «economico» dell’agalma il contributo di VON REDEN, Re- evaluating Gernet, a cui si rinvia per la bibliografia di area anglosassone su questo tema. Per i significati del dono nell’epica greca arcaica, si veda la dettagliata analisi di E. SCHEID-TISSINIER, Les usages du don chez Homère : vocabulaire et pratiques, Nancy 1994. 45. GERNET, «Notion mythique», p. 99. 46. CASSIRER, Sprache, p. 8 (tr., p. 20) : «Sie werden nicht aus einer fertigen Welt des Seins herausgehoben, sie sind keine blossen Gebilde der Phantasie, die sich aus der feststehenden

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empirisch-realen Wirklichkeit der Dinge ablösen und sich über sie wie ein leichter Nebel erheben, sondern sie stellen für das primitive Bewusstsein das Ganze des Seins dar». GERNET, «Notion mythique», nota 15, p. 99 spiega così la scelta del termine : «On ne chicanera pas sur le mot : même si on qualifie plus spécialement de mythes un certain ordre de récits, différent de celui qui nous occupe, il y a un même mode de représentation, avec des thèmes parfois communs aux différents étages d’invention que désignent les termes consacrés de mythe, conte, légende. Et au point de vue psychologique, il n’y a que cela qu’on ait à retenir, ici du moins.» 47. GERNET, «Notion mythique», p. 99. 48. MEYERSON, Fonctions psychologiques, p. 31-71. 49. Si veda soprattutto CASSIRER, Philosophie, II, «Zweiter Abschnitt. Der Mythos als Anschauungsform. Aufbau und Gliederung der räumlich-zeitlichen Welt im mythischen Bewusstsein», p. 93 ss. (tr. «Seconda parte. Il mito come forma di intuizione. Struttura e articolazione del mondo spazio-temporale nella coscienza mitica», p. 107 ss.). Un influsso di Cassirer su Meyerson è ipotizzato da DI DONATO, «Immaginario e civiltà», p. 15, che vi accenna anche in IDEM, «Marcel Mauss», p. 74. La possibilità di una conoscenza diretta di Cassirer da parte di Gernet, che era senza dubbio un attento lettore di Usener, è inoltre ammessa nel paragrafo dedicato alle «métamorphoses de la pensée mythique» da M. DETIENNE, Les Grecs et nous. Une anthropologie comparée de la Grèce ancienne, Paris 2005, p. 106 : «Pour l’heure, la question est celle de la “pensée mythique”, si présente dans l’enquête ouverte en 1960. Présente à travers Louis Gernet, qui, ici ou là, faisait référence à des intuitions de H. Usener, mais qui en parlait avec la conviction d’un disciple de Durkheim, peut-être aussi d’un lecteur de Cassirer, qui avait, lui, consacré un volume entier…». Al di là di questi sporadici riferimenti, la questione del duplice influsso di area tedesca, Usener e Cassirer, sullo studio del pensiero mitico da parte di Gernet, non è stata, a quanto mi risulta, oggetto di approfondimento. 50. Cfr. la prefazione di J.-P. VERNANT a MEYERSON, Psicologia storica, p. 11. 51. MEYERSON, Fonctions psychologiques, p. 37-38. 52. Ibidem, p. 40-49; cfr. p. 41 e nota 1, a proposito del mana : «Cassirer caractérise de manière très heureuse ces côtés non matériels du mana en disant qu’il est la catégorie de l’exceptionnel, non tel contenu spécial rare, mais l’exceptionnel même.» 53. «Esquisse d’une théorie générale de la magie», Année Sociologique 7 (1902/1903), p. 1-146, rist. in M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris 1950, p. 3-141. Cfr. CASSIRER, Philosophie, II, p. 98-99, nota 3 (tr., p. 111, nota 2). 54. CASSIRER, Sprache, p. 2 (tr., p. 11) : «Dass Name und Wesen in einem innerlich-notwendigen Verhältnis zueinander stehen, dass der Name das Wesen nicht nur bezeichnet, sondern dass er das Wesen selbst ist und dass die Kraft des Wesens in ihm beschlossen liegt: dies gehört zu den Grundvoraussetzungen der mythischen Anschauung selbst.» 55. Ibidem, p. 3 (tr., p. 12) : «[…] die noch unverkennbar an die alten Methoden der griechischen Sophistik erinnern.» 56. Ibidem, p. 3-4 (tr. p. 12-14). Cfr. DETIENNE, Les Grecs et nous, soprattutto il secondo capitolo «Du mythe à la mythologie entre Américains et Grecs», p. 27-61. Sulla nascita di una «science des mythes» si veda inoltre il contributo dello stesso autore L’invention de la mythologie, Paris 1981. 57. CASSIRER, Sprache, p. 12 (tr., p. 27) : «Mythologie ist die Lehre (λόγος) vom Mythos oder die Formenlehre der religiösen Vorstellungen.» 58. Ibidem, p. 17-18 (tr., p. 38-39) : «Die Betrachtung sucht bis zu einem Punkte vorzudringen, an dem Beides, der Gott wie sein Name, im Bewusstsein zuerst entspringt. Dieses “Entspringen” […] wird aus der Grundstruktur des sprachlichen und mythischen Bewusstseins schlechthin, aus einem allgemeinen Gesetz der sprachlichen und religiösen Begriffsbildung zu verstehen versucht. Hier stehen wir daher nicht mehr auf dem Boden der Geschichte, sondern auf dem der Phänomenologie des Geistes».

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59. Cfr. GERNET, «Notion mythique», p. 99 e USENER, Götternamen, p. V-VI (tr., p. 41-42, corsivo mio) : «Es sind die Kindheitsstufen der Völker, auf denen sich Volksthümlicher Glaube bildet und zu mythischen Formen gestaltet; alles was in dieser Zeit das Gemüth des Volkes erregt, die ganze Aussenwelt, die ersten Regungen des Bewusstseins […] das alles lebt als Niederschlag im Mythenschatze des Volkes fort; denn jedes neue und unbekannte tritt zunächst als ein göttliches Wesen an jene Menschen heran. Der Stoff der Mythologie fällt also vollständig zusammen mit der inneren oder geistigen Vorgeschichte der Culturvölker, welche Mythologien geschaffen haben». 60. CASSIRER, Philosophie, II, p. 93-96 (tr., p. 108) : «Diese Bewusstsein ist und lebt im unmittelbaren Eindruck, dem es sich überlässt, ohne ihn an einem anderen zu “messen”. Der Eindruck ist ihm kein bloss Relatives, sondern ein Absolutes; er ist nicht “durch” etwas anderes und hängt nicht von einem andern, als seiner Bedingung, ab; sondern er bezeugt und bewährt sich durch die einfache Intensität seines Daseins; durch den unwiderstehlichen Zwang, mit dem er sich dem Bewusstsein aufdrängt.» 61. GERNET, Polyvalence, p. 77. La citazione è da H. USENER, «Mythologie», Archiv für Religionswissenschaft VII (1904), p. 6-32, rist. in H. USENER, Vorträge und Aufsätze, Leipzig 1907, p. 37-65, in particolare 57-58 (tr. USENER, San Ticone, p. 167). 62. GERNET, Polyvalence, p. 40. Il riferimento è a USENER, «Mythologie», p. 39 (tr., p. 155): «Dass die griechische Mythologie, wie sie in den vorzüglichen Handbüchern betrieben wird, mit denen wir seit 1854 versehen worden sind, nicht Wissenschaft heissen könne, wäre überflüssig, förmlich zu beweisen, so viele auch heute noch des entgegengesetzten Glaubens leben. Sie löst eine schwere und verwickelte Aufgabe, indem sie die Gestalten der Götter und Heroen, wie sie im Kultus, in der Dichtung und bildenden Kunst hervortreten, wieder vor uns aufrichtet und den verschlungenen Wegen der Mythographie nachgeht, um Wachstum und Umbildung der Sagen zu ermitteln. Aber über diese vorbereitende Tätigkeit hinauszugehen, dazu fehlen ihr die Mittel und Voraussetzungen.» 63. GERNET, Polyvalence, p. 42. 64. Ibidem, p. 48. 65. Ibidem, p. 49. 66. Ibidem, p. 71. 67. Ibidem, p. 72. 68. GERNET, «Notion mythique», p. 100. 69. F. DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, publié par CH. BALLY e A. SECHEHAYE avec la collaboration de A. RIEDLINGER, Paris 1931, p. 158-162 (tr. Corso di linguistica generale. Introduzione, traduzione e commento di T. DE MAURO, Bari 1967). 70. Ibidem, p. 176. 71. Ibidem, p. 177. 72. Ibidem, p. 179. 73. GERNET, «Notion mythique», p. 101 : «L’objet lui même a une valeur singulière qui s’apparente à la valeur religieuse : finalement […] le trépied est consacré à un dieu.» 74. CASSIRER, Philosophie, II, p. 97 (tr., p. 109) : «Immer ist es dieser eigentümliche Zug zur “Transzendenz”, der alle Inhalte des mythischen und des religiösen Bewusstseins miteinander verknüpft. Sie alle enthalten in ihrem blossen Dasein und in ihrer unmittelbaren Beschaffenheit eine Offenbarung, die doch eben als solche noch die Art des Geheimnisses behält – und ebendieses Ineinander, diese Offenbarung, die zugleich Enthüllung und Verhüllung ist, prägt dem mythisch-religiösen Inhalt seinen Grundzug, prägt ihm den Charakter der “Heiligkeit” auf.» 75. GERNET, «Notion mythique», nota 22, p. 102. Si veda in particolare il capitolo terzo di USENER, Sintfluthsagen, «Das Götterknäblein in der Truhe», p. 80-114 (tr., p. 101-125). 76. GERNET, «Notion mythique», p. 103-104. 77. Ibidem, p. 104.

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78. Ibidem, p. 108. 79. Ibidem, p. 99-100. 80. Ibidem, p. 110. 81. Ibidem, p. 113. 82. Ibidem, p. 116. 83. Ibidem, p. 116-119. 84. Ibidem, p. 119. Corsivo mio. 85. Cfr. SFORZA, «Storie del diluvio», p. 29-36. 86. USENER, Sintfluthsagen, p. 181-182 (corsivo mio, tr. p. 179) : «Das Sagengewebe zu entwirren, an welchem so viele Geschlechter von Dichtern, Logographen und systematisierenden Mythographen gearbeitet haben, würde überaus schwierig oder vielmehr unmöglich sein, wenn es nicht in so vielen Fällen einfachere, alterthümlichere, von dem Umbildungstriebe der Dichtung unberührte Gestaltungen des Mythos gäbe, die sich zur Vergleichung darbieten und den Kern der entwickelten, dh. von der Dichtung überwucherten Sage zu erkennen gestatten.» 87. GERNET, «Notion mythique», p. 124. Corsivo mio. 88. USENER, Sintfluthsagen, p. 184 (tr., p. 181) : «Vereinigt hat man die beiden Bilder des Viehs und des Goldes in einem dritten, dem goldenen Widder der Pelopiden, des Phrixos, des Mandrobulos.» 89. GERNET, «Notion mythique», p. 125. 90. Ibidem, p. 129. 91. Ibidem, p. 131. Si vedano in proposito le considerazioni espresse in SFORZA, «Il miracolo della vite», p. 7-11. 92. USENER, «Mythologie», p. 40 (tr., p. 156) : «Nur wenn sie in die Geschichte der Religion eines Volkes einbezogen ist, vermag dessen Mythologie wissenschaftliche Bearbeitung zu finden.» 93. Ibidem, p. 43 (tr., p. 157) : «Man darf sagen, dass der ursprüngliche Mensch nur religiös apperzipiert.» 94. Ibidem, p. 46 (tr., p. 160) : «Der menschliche Geist arbeitet sich unendlich langsam aus mythischem, d. h. unbewusstem Vorstellen hindurch zu vernunftgemässem logischen Denken.» 95. CASSIRER, Philosophie, II, p. 97-98 (tr., p. 109) : «Der Sinn und die Macht des “Heiligen” ist für das ursprüngliche mythische Gefühl auf keinen Sonderbezirk, auf keine einzelne Seinssphäre und auf keine einzelne Wertsphäre beschränkt. Vielmehr ist es die ganze Fülle, die unmittelbare Konkretion und die unmittelbare Totalität des Daseins und Geschehens, woran dieser Sinn sich ausprägt.» 96. GERNET, «Notion mythique», p. 132. 97. Ibidem, p. 133-134. 98. Ibidem, p. 137. L’interesse di Gernet per l’etica del dono nelle società arcaiche, indagata già da M. MAUSS, «Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques», Année Sociologique, nouv. série 1 (1925), p. 30-186 (tr. Saggio sul dono. Forme e motivo dello scambio nelle società arcaiche. Introduzione di M. Aime, Torino 1965), si concretizza in tre contributi strettamente correlati : il primo, in ordine di tempo, è «Jeux et droit. Remarques sur le XXIII chant de l’Iliade», Comptes rendus de l’académie des Inscr. et Belles Lettres 1947, p. 572-574 (rist. in Droit et société dans la Grèce ancienne, Paris 1955, p. 9-18); il secondo «La notion mythique de la valeur» (1948) e il terzo «Droit et prédroit en Grèce ancienne», Année Sociologique, III série (1948-1949), 1951, p. 21-119 (rist. GERNET, Anthropologie, p. 171-260), pubblicato significativamente nello stesso numero dell’Année Sociologique in cui compare il saggio di E. BENVENISTE, Don et échange dans le vocabulaire indo-européen, p. 11-20. Le osservazioni di Gernet hanno variamente ispirato il volume collettivo Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, sous la direction de J.-P. VERNANT, Paris 1968, nella cui introduzione Vernant mette in luce la complementarità tra guerra e matrimonio, nonché tra guerra e giochi, «deux faces… d’un même phénomène social». Sulle orme di GERNET, Droit et société, si sviluppano inoltre le riflessioni di DETIENNE, Maîtres de vérité, p. 81-103 sui giochi

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funerari come «terrain de prédroit». La più ampia disamina, di poco successiva, sul tema del dono di SCHEID-TISSINIER, Usages du don è stata ripresa di recente da R. DI DONATO, Aristeuein. Premesse antropologiche ad Omero, Pisa 2006, p. 25-33. Sulla centralità del bottino in alternativa al corpo di un caduto nelle raffigurazioni di duello epico, si veda infine I. SFORZA, L’eroe e il suo doppio. Uno studio linguistico e iconologico, prefazione di F. LISSARRAGUE, Pisa 2007, p. 111-119.

RIASSUNTI

L’influence d’Hermann Usener (1834-1905), philologue allemand et historien des religions, sur l’helléniste français Louis Gernet (1882-1962) n’a pas encore fait l’objet d’une étude approfondie. Dans les notes de Gernet sur les rapports entre mythologie et langage, datables environ des années Quarante du siècle dernier, on retrouve un grand nombre de citations d’Usener. Ces considérations conduisent Gernet à déterminer, dans La notion mythique de la valeur en Grèce (1948), les connexions entre plusieurs histoires légendaires et à l’intérieur d’une même histoire. Dans ce texte il développe des idées révolutionnaires suggérées par Usener dans les Sintfluthsagen (1899) et dans Mythologie (1904) grâce à l’apport de la psychologie historique. Ignace Meyerson (1888-1983), fondateur de cette nouvelle discipline, avait précisé sa pensée, à son tour, sous l’influence du philosophe allemand Ernst Cassirer (1874-1945), qui avait commenté, dans Sprache und Mythos (1925), Die Götternamen (1896) d’Usener. C’est à travers cette triangulation exceptionnelle que l’on peut remonter aux origines de l’anthropologie historique en France.

The influence of Hermann Usener (1834-1905), a German philologist and historian of religions, over the French hellenist Louis Gernet (1882-1962) has not as yet been the object of a thoroughgoing study. In Gernet’s notes on the relationships between mythology and language, dating approximately from the 1940’s, a great many quotations from Usener are to be found. Such considerations led Gernet to sketch out in La notion mystique de la valeur en Grèce the connections between several legendary stories and within the same story. In that text he develops revolutionary ideas suggested by Usener in the Sintfluthsagen (1899) and in Mythologie (1904) thanks to the contribution of historical psychology. Ignace Meyerson (1888-1983) the founder of that discipline had in his turn clarified his thought under the influence of Ernst Cassirer (1874-1945) the German philosopher who had in Sprache und Mythos (1925) commented upon Usener’s Die Götternamen (1896). It is through that exceptional triangulation that we can go back to the origins of historical anthropology in France.

INDICE

Mots-clés : anthropologie historique, histoire de la culture, légende, littérature grecque, mythologie grecque, notion de la valeur, psychologie historique, représentation mythique, richesse Keywords : historical anthropology, history of culture, legend, Greek literature, Greek mythology, notion of value, historical psychology, mythical representation, wealth

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AUTORE

ILARIA SFORZA Roma (Italia) [email protected]

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Enjeux du traité hippocratique Des airs, des eaux et des lieux en 1800 : autour de l’édition de Coray

Paul Demont

1 Le traité hippocratique Airs, Eaux, Lieux fut rédigé probablement dans la seconde moitié du Ve siècle avant notre ère. L’une des éditions les plus importantes qui en aient été proposées est celle que le grec Adiamantos, ou Diamantos ou, dans la version francisée de son prénom, Diamant ou Adamance Coray, a publiée en 1800 à Paris, et rééditée en grec, pour les étudiants grecs de médecine, en 1816. Beaucoup de travaux de grande qualité ont déjà été consacrés en Grèce et en France à Coray et à cette édition : on en aura le meilleur aperçu dans l’édition du traité hippocratique procurée par Jacques Jouanna1 et dans les actes du dernier colloque qui, à ma connaissance, lui a été consacré, à Montpellier, en 19982.

2 La Grèce était alors sous occupation turque. Coray, né en 1748 à Smyrne dans une famille de négociants de Chio, est arrivé en France en 1782 à 34 ans pour fuir le despotisme, mais aussi probablement le négoce (et peut-être aussi le mariage). Il étudia d’abord la médecine à l’université de Montpellier, et notamment la médecine hippocratique, fondée sur la nature, que la Faculté de Montpellier défendait avec les Encyclopédistes, puis vécut à Paris, où, pendant la tourmente révolutionnaire, il prépara son édition, au milieu d’autres travaux, souvent alimentaires, qui montrent et sa puissance de travail, et que la médecine n’était pas son intérêt unique : une édition des Caractères de Théophraste l’année précédente, ensuite, sur commande de Bonaparte, et avec d’autres, une édition de la Géographie de Strabon, tout en se lançant dans sa grande entreprise de la Bibliothèque hellénique.

3 Son édition d’Airs, Eaux, Lieux3, à laquelle il semble avoir travaillé dès 1788, sera ici envisagée sous cinq aspects différents : c’est un travail de philologie (ou, pour employer le vocabulaire de Coray, de « critique ») ; c’est l’œuvre d’un Grec ; mais est-ce celle d’un Européen ? C’est cependant aussi un travail médical. Et enfin, quels sens peut prendre la théorie des climats autour de 1800 ?

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4 Le rôle de Coray comme philologue et éditeur est bien connu. Émile Littré, l’éditeur de l’ensemble de ce qu’on appelle la Collection hippocratique, écrit quarante ans plus tard dans son introduction à notre traité : « En sa triple qualité de Grec, de médecin et d’helléniste, Coray était plus propre qu’aucun autre à donner une édition du Traité des Airs, des Eaux et des Lieux ; et j’ai cru ne pouvoir trop puiser à une source d’érudition aussi abondante et aussi sûre4. » Les éditeurs ultérieurs ont reconnu aussi leur dette. Jacques Jouanna, qui résume les différents apports de Coray, notamment son utilisation de notes d’un érudit italien qui possédait un manuscrit ancien, sa connaissance de la tradition indirecte et son attention à l’établissement du texte, écrit : « Nul philologue, par les seules ressources de son intelligence et de son acharnement, n’a fait progresser autant que lui la compréhension du texte5. » Jacques Jouanna a consacré de longues semaines de travail à explorer la bibliothèque de Coray à Chio, ce qui lui a permis de découvrir à quel point Coray, bien après cette édition, a continué de s’intéresser à Hippocrate et il a écrit deux beaux articles sur cet intérêt de « philologue » et sur la façon dont Coray a édité le traité6, ce qui nous permettra d’être bref sur cet aspect essentiel.

5 Il suffit d’ailleurs de prendre une page de l’édition Jouanna pour voir que le meilleur éditeur actuel de la Collection hippocratique dialogue très souvent avec Coray. Dans la description de la Scythie et de ses habitants, sont mentionnés les Monts Rhipées, au nord du pays, dans une description dont voici la traduction par J. Jouanna, avec une partie de son apparat critique7 : C’est que ce pays est situé juste sous les Ourses [ἄρκτοισι Coray : -τοις V] et au pied des Monts Rhipées [τοῖσι Coray : τοῖς V] d’où souffle le Borée ; le soleil n’est au plus près qu’à la fin de sa course, quand il arrive à son circuit estival (= solstice d’été), et même alors, il ne souffle que durant peu de temps et sans être fort [καὶ οὐ σφόδρα]. Les vents [τὰ δὲ πνεύματα Littré cf. flatus autem Lat. cf. the winds Gal. (Ar.) : τὰ δειπνεύματα V] soufflant des régions chaudes ne parviennent pas [οὐκ Littré cf. non Lat. cf. do not Gal. (Ar.) : om. V], sinon rarement et faiblement ; en revanche, à partir des Ourses (= du nord), soufflent continuellement des vents froids, dus à la neige, à la glace et aux pluies abondantes ; ces conditions climatiques ne quittent jamais les monts (Rhipées) ; aussi sont-ils inhabitables [ἀοικητά prop. Coray. (I, 160 et II, 292) : διοικητά V iniababilia (lege inhabitabilia) Lat. unhabited Gal. (Ar.) δυσοικητά edd. ab Ald.].

6 Le dernier mot est dans le manuscrit διοικητά, ce qui est manifestement une forme impossible. Coray, au moyen à la fois d’une très bonne connaissance de la littérature grecque (à une époque où on ne disposait pas du TLG !)8 et d’une méthode d’analyse des

F0 fautes de copie toujours valable (mélectures d’onciales 44 /A), a proposé une correction qui est quasiment certaine, reprise par Jacques Jouanna, que confirment le commentaire de Galien et la traduction latine ancienne (deux documents dont Coray ne disposait pas) : ἀοικητά « inhabitables ». Notons cependant que Jacques Jouanna ne suit pas toujours Coray. Et s’il estime souvent devoir discuter en détail son désaccord9, ici il ne dit rien du passage qui précède immédiatement la correction que nous venons de citer, et pour lequel Coray avait proposé dans son commentaire, un autre texte, avec l’explication suivante, très différente de celle de Jacques Jouanna10 : Je ne crois pas avoir manqué au devoir d’un éditeur en changeant le mot διαπνεύματα, qui n’est même pas grec, en εὔδια πνεύματα. Ma correction est d’ailleurs justifiée par son opposé πνεύματα ψυχρὰ du paragraphe suivant (Voyez aussi not. LXI, l. 2, p. 157).

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7 Jacques Jouanna édite ici un texte très différent, qui reprend deux corrections de Littré introduisant une proposition supplémentaire, ce qui oblige à introduire aussi une négation supplémentaire dans cette nouvelle proposition. Ce texte est appuyé par les documents que Coray ne connaissait pas, le commentaire de Galien et la traduction latine ancienne. La solution de Coray, plus économique, qui conserve le lien entre οὐ σφόδρα et la suite, mérite cependant peut-être de ne pas tomber dans l’oubli.

8 Coray, on le verra, n’intègre pas toujours dans son texte, comme il le fait ici, les corrections qu’il propose en note. À cet égard, pour reprendre une observation de Jacques Jouanna, Coray se situe à la frontière entre deux époques de la philologie : il n’ose pas encore établir le texte sur nouveaux frais, et propose seulement l’édition reçue de Foes, avec des améliorations. Il est aussi à la frontière d’une façon plus importante : Hippocrate, avec lui, devient un auteur pour philologues et historiens, et plus guère pour médecins. Plus tard, l’édition d’Émile Littré connaîtra une évolution comparable.

9 Notons enfin dans l’apparat critique de cette même page deux corrections de Coray, retenues par les éditeurs suivants, qui visent à rétablir des ionismes. Coray était très attentif au dialecte, un des points sur lequel il dit dès la première édition avoir amélioré son texte de base, qui est l’édition de Foes11. Il signale aussi plus tard que l’édition de 1816, du point de vue du texte, est encore modifiée en ce sens. Il est attentif en général à la langue, et il estimait avoir sur ce point une compétence supérieure aux non-Grecs. Lui était, comme le note finement Littré, helléniste et Grec ! Ici nous dépassons la simple philologie et abordons le second aspect de l’édition de Coray.

10 Coray l’émigré, en travaillant à son édition, vit en quelque sorte un peu en Grèce, tout en éprouvant douloureusement l’éloignement de son pays natal. Tout se passe comme si travailler sur Airs, Eaux, Lieux était pour lui vital12 : En quittant mon malheureux pays, je n’avais encore aucune idée de la médecine, qui pût m’inspirer le désir de vérifier ces observations sur les lieux mêmes. Les regrets que j’en ai à présent sont d’autant plus douloureux que peut-être je n’aurai jamais la satisfaction de revoir ce pays chéri, jadis berceau des sciences et des arts, et qui est aujourd’hui infecté de la barbarie d’une nation féroce. Mais, je le répète, celui qui nous donnerait une topographie médicale bien détaillée de tous les cantons de la Grèce ferait le meilleur commentaire des ouvrages d’Hippocrate.

11 D’emblée il avait présenté Hippocrate au travail « dans un coin de la Grèce13 ». La Grèce dans sa réalité physique renaît et renaîtrait en lisant Hippocrate, tout comme Hippocrate ne redeviendrait vraiment vivant et pertinent qu’en parcourant la Grèce, même si l’on peut et si l’on doit étendre ses remarques sur la Grèce à « la topographie des différents pays de l’Europe14 », notons bien, « de l’Europe ». C’est peut-être aussi en ce sens qu’il faut lire le développement sur les vents de la Grèce qui occupent les p. LXXIII-LXXXIII du Discours préliminaire15.

12 Il y a donc un privilège grec pour comprendre Hippocrate, et l’Europe a ainsi quelque chose à apprendre de la Grèce. Coray réclame alors par voie de conséquence la connaissance de la Grèce contemporaine, de sa langue et stigmatise au passage la prononciation érasmienne (ibid.) : Pour tirer tout le parti d’une pareille topographie, il faudrait que celui qui aurait le courage de l’entreprendre y apportât, outre les connaissances physiques et médicales, la connaissance profonde de la langue grecque d’Hippocrate et de plus de celle que parlent les Grecs modernes. Il faudrait surtout, en abandonnant les préjugés européens, qu’il se résolût à prononcer l’une et l’autre comme on les

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prononce aujourd’hui en Grèce. Prétendre que les Européens prononcent mieux le grec que les natifs de la Grèce est une extravagance digne du XVIe siècle, qui la vit naître, mais qui aurait déjà dû disparaître devant les lumières du nôtre.

13 Coray ajoute dans une longue note que le résultat regrettable de ce qui, selon lui, était pour Erasme une « mauvaise plaisanterie », est que les voyageurs européens ne comprennent rien et qu’ils ne sont pas compris. Ainsi, par la continuité de la langue, par la résurrection d’Hippocrate et par la continuité du paysage et du climat, la Grèce moderne (qu’il représente à Paris, bien qu’elle n’existe pas) rejoint la Grèce ancienne, le berceau des sciences et des arts que représente Hippocrate.

14 C’est dans cette perspective que Coray s’adresse à ses compatriotes, « qui lui ont fourni les moyens de publier cet ouvrage » (il s’agit de négociants grecs qui furent ses mécènes), à la fin de son introduction, et se livre à un résumé remarquable de l’histoire de la Grèce16 : Je vous félicite de ce que votre zèle dément, de la manière la plus victorieuse, toutes les absurdes calomnies par lesquelles, dans ces derniers temps, des personnes qui par leurs lumières devraient s’intéresser le plus à nos malheurs, ont cherché à dénigrer notre nation. On aura beau dire : vous n’avez point dégénéré de vos illustres ancêtres, le sang grec coule encore dans vos veines ; il n’attend qu’un heureux concours de circonstances pour prouver à l’univers que vos chaînes n’ont pas été votre ouvrage, et que, loin de les avoir portées avec une stupide résignation, vous avez été la seule nation subjuguée qui ait voué une haine éternelle à ses tyrans, haine transmise de père en fils, nourrie et conservée, dans vos cœurs indignés, comme un héritage sacré. Des despotes transplantés de l’ancienne Rome, après avoir, par une administration aussi stupide que tyrannique, relâché tous les ressorts de la société, entravé l’influence du plus beau des climats, souillé, ébranlé leur trône par les crimes les plus affreux, ont fini par vous livrer à des tyrans encore plus stupides et plus féroces.

15 Il s’en prend ici, entre autres, à un Dr Weikard, estimable membre des Lumières, mais qui avait développé une théorie très curieuse sur le lien entre la stupidité des Grecs modernes et la disparition de la consommation du vin en Grèce à la suite de l’arrachage des vignes par les Ottomans. D’où la pointe pleine d’humour de la citation finale, donnée uniquement en grec, et sans référence, mais dont voici une traduction : « Même si tu me manges jusqu’à la racine, je porterai tout de même encore du fruit en quantité suffisante pour en faire une libation quand on te sacrifiera, toi, le bouc17. » Mais surtout, il applique manifestement à l’histoire grecque la tension qui caractérise la fin du traité hippocratique, et sur laquelle je reviendrai, entre l’influence du climat et celle des institutions politiques.

16 De nouvelles institutions politiques correspondant mieux au climat de la Grèce pourront donc lui rendre sa splendeur perdue. C’est d’ailleurs déjà en bonne voie, selon ce qu’il déclare trois ans plus tard dans son célèbre Mémoire sur l’état actuel de la civilisation dans la Grèce, qu’il lit en 1803 à la Société des observateurs de l’homme18.

17 On voit ici que Coray a au moins deux publics, « les Européens » et les « natifs de la Grèce ». L’Europe, la Grèce. Au moins deux publics, parce que chacun d’entre eux se divise à l’infini, bien sûr, non sans entraîner quelques contradictions parfois. Mais pour en rester à ces deux publics, il vaut la peine de tenter de préciser un peu le rapport qu’ils ont entre eux. On connaît les célèbres passages du traité hippocratique dans lesquels le médecin ajoute, à l’influence du climat, celle des lois et des mœurs. Il y en a deux, en particulier, très proches l’un de l’autre, dans les chapitres XVI et XXIII-XXIV actuels, que voici dans la traduction de Coray. Ils offrent une variation peu soulignée,

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mais intéressante dans notre perspective d’aujourd’hui, surtout dans la traduction qu’en donne Coray19 : LXXXVIII20. Une grande preuve de ce que j’avance, c’est qu’en Asie même tous ceux des Grecs et des Barbares qui se gouvernent par leurs propres lois, sans être soumis à des despotes, et qui par conséquent travaillent pour eux-mêmes, sont les hommes les plus belliqueux de tous. C’est qu’ils ne s’exposent que pour eux-mêmes, et que ce sont eux qui reçoivent le prix de leur courage, ou qui portent la peine de leur lâcheté. […] CXVII21. C’est sans doute la nature du climat qui rend les Européens plus belliqueux que les Asiatiques, mais la forme du gouvernement y contribue aussi. Les premiers ne sont pas gouvernés par des rois comme le sont les autres, et j’ai déjà observé que partout où l’on est soumis à des rois, on est nécessairement très lâche ; parce que, quand on a l’âme asservie, on ne se soucie point d’exposer sans nécessité sa vie pour augmenter la puissance d’un autre. CXVIII. Les Européens, au contraire, gouvernés par leurs propres lois22, affrontent d’autant plus volontiers les dangers qu’ils ne s’y exposent que pour eux-mêmes, et que ce sont eux seuls qui recueillent l’honneur et le fruit de leurs victoires. Tant il est vrai que les lois influent singulièrement sur le courage. En comparant les Européens avec les Asiatiques, je n’ai parlé que d’une manière générale.

18 Voici l’excellent commentaire du premier passage par Coray, avec un ajout significatif23 : LXXXVIII, 1. Tous ceux des Grecs et des barbares qui se gouvernent par leurs propres lois, etc. Hippocrate pensait donc que l’influence du climat, quoique réelle, pouvait cependant être modifiée par la forme du gouvernement ou par toute autre cause morale. Il cite pour exemple les Grecs d’Asie, qui, malgré la nature du climat, étaient plus vaillants que leurs voisins, les Perses. Ils auraient fini par triompher de ces derniers, et affirmé leur liberté, s’ils eussent suivi le conseil de Thalès.

19 Coray justifie donc ici Hippocrate au moyen d’Hérodote ; le conseil de Thalès, on le sait, consistait à quitter le continent pour s’expatrier en Sardaigne, y fonder une colonie panionienne, afin de mieux résister au despotisme (I, 170). Inutile d’insister sur le parallélisme sous-jacent avec la situation de Coray lui-même, nouveau Thalès à Paris.

20 Le second passage concerne « les Européens » et « les Asiatiques » dans la traduction de Coray, qui est, notons-le, celle du texte avant correction. Certains exemples pris par Coray pour illustrer « les Européens » et « les Asiatiques » sont remarquables.

21 Du côté de l’Europe, il est impossible de ne pas le mentionner ici et aujourd’hui24, il y a la Suisse25 : CXVII.5. […] Le plus grand éloge qu’on puisse faire du gouvernement suisse, c’est cette maladie connue sous le nom de nostalgie ou de mal du pays, qui attaque de préférence les naturels de ces heureuses contrées, lorsqu’ils se trouvent en pays étranger. La liberté dont ils jouissent, jointe à la simplicité de leurs mœurs, fait naître en eux cette inquiétude et ce désir si vif de retourner dans leur patrie.

22 Du côté de l’Asie, il y a par exemple les Turcs, qui, soumis au despotisme, se battent sans vigueur. L’histoire toute récente a permis à Coray de vérifier l’analyse d’Hippocrate : les Russes ont battu les Turcs au terme d’une longue guerre (1787-1792) et imposé au Sultan un accord qui favorisa le développement de la diaspora et du commerce grecs. Les Russes, pourtant eux aussi soumis à un despotisme, mais moindre, sont plus favorisés par le climat que les Turcs, du point de vue du courage.

23 La Suisse, une Suisse assez rousseauiste, incarne donc une sorte de quintessence de l’Europe hippocratique pour Coray, on pourrait presque dire un double de la Grèce

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idéale dont le climat et les mœurs concordent dans le bon sens. Et les Suisses ont un sens de la nostalgie bien proche de celui qu’éprouve Coray lui-même.

24 Mais pourquoi la Suisse, et non la France ? C’est que d’autres nations européennes, elles, plus puissantes, et peut-être gouvernées par des despotes elles aussi (cela, je l’ajoute, car Coray se garde d’être trop précis sur ce point), ont été corrompues par leurs mœurs. Il faut ici revenir au Discours préliminaire. Coray donne des exemples des transformations que la morale et les lois installent dans une population, notamment en Europe, en étendant une observation de Strabon à la situation à l’époque moderne, dans une gradation construite d’une façon caractéristique26 : Strabon observe que les Scythes Nomades, tant vantés par Homère, à cause de leur amour pour la justice, étaient de son temps tellement pervertis, pour avoir embrassé le commerce maritime, qu’ils pillaient, assassinaient les étrangers, quoique d’ailleurs ils parussent plus policés. Quelqu’un s’imaginera peut-être que le commerce n’a pas, à beaucoup près, produit les mêmes effets chez les peuples modernes : mais qu’il songe à l’effusion de sang qui a accompagné la découverte de l’Amérique, et au trafic infâme des nègres que la culture de cette partie du monde a nécessité ; qu’ils songent à l’oppression que plusieurs nations européennes exercent encore aujourd’hui sur les malheureux indigènes de leurs possessions en Asie et en Afrique ; qu’ils songent enfin que ce n’est qu’aux avantages du commerce du Levant que les nations policées de l’Europe sacrifient sans pitié comme sans remords la liberté de la Grèce ; et qu’ils osent après cela décider si l’on est aujourd’hui plus humain que ne l’étaient autrefois les Scythes.

25 La découverte de l’Amérique et le massacre des populations indigènes, puis la traite négrière, enfin l’indifférence devant l’asservissement de la Grèce : quelle gradation ! Il semble, à lire ces protestations très émouvantes contre le mythe du progrès de la nature humaine, que Coray se fasse un malin plaisir de montrer que si, d’un côté, les Grecs ont été, en apparence, transformés par des siècles de despotisme, puis par la tyrannie turque, les Européens de leur côté ont aussi été corrompus par leurs mœurs commerciales (il corrigera cette attaque dans son Mémoire trois ans plus tard, peut-être pour ne pas trop heurter ses mécènes, par un éloge des effets positifs du commerce en Grèce). Ils sont, dans cette mesure, responsables eux aussi de l’état actuel de la Grèce. La conséquence implicite en est que les Grecs peuvent et doivent retrouver leur ancien état, et que l’Europe peut et doit retrouver aussi, pour lutter avec les natifs de la Grèce, la vertu et le courage qui la caractérisent fondamentalement.

26 Autre difficulté : pour Hippocrate, il y a en Asie une région médiane qui a le climat le plus beau (XII, 2-3, p. 219-220 Jouanna), et, comme la comparaison avec un passage très proche d’Hérodote (I, 142, 1-2) le montre d’une façon certaine, il s’agit notamment, sinon exclusivement, de l’Ionie du Panionion. Or certains peuples en Asie ont néanmoins un caractère qu’on pourrait qualifier d’européen, en raison de leur mode de gouvernement (XVI, 5, p. 229 Jouanna).

27 On a noté avec raison27, qu’Hippocrate parle alors de « Grecs ou Barbares », ce qui tend à effacer la distinction politique entre Grecs et Barbares au profit d’une distinction « scientifique » entre Européens et Asiatiques. Mais on voit aussi à quel point il est nécessaire, pour le médecin antique, de compléter l’influence du climat par l’influence des lois, afin de faire coïncider, notamment dans le cas de l’Asie mineure, les idéaux climatiques naturels avec les idéaux politiques et moraux. Or c’est aussi vrai pour le médecin moderne, qui voit justement dans l’Ionie, et dans l’île de sa famille, Chio, le point de départ de la régénération grecque. C’est ce qu’il déclare du moins dans son

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Mémoire ultérieur, et cela colore d’un contexte très contemporain les ionismes réintroduits par Coray dans le texte d’Hippocrate28 : Une des choses les plus remarquables, et qui confirme en quelque manière la doctrine d’Hippocrate, sur l’influence des climats, c’est que les lumières dans la Grèce ancienne avaient commencé par l’Ionie, et que leur renaissance dans la Grèce moderne semblerait affecter la même marche. […] Le dialecte ionique fut cultivé et perfectionné longtemps avant celui d’Athènes… Jusqu’au siècle d’Hérodote et d’Hippocrate, qui touche au siècle de Platon, il faut que le dialecte des Ioniens ait été regardé comme le plus parfait, puisque le père de l’histoire, comme celui de la médecine, le choisirent, pour y consacrer leurs immortels ouvrages, quoiqu’ils fussent l’un et l’autre doriens d’origine […] J’ai dit que la renaissance des lettres dans la Grèce moderne semblerait affecter la même marche qu’avait prise leur naissance, en commençant par l’Ionie, et en se propageant successivement dans le reste de la Grèce. Car, quoique la révolution qui fait l’objet de mes observations soit commune à tous les Grecs, c’est dans la patrie même d’Homère, dans l’île de Chio, que la Grèce moderne a la satisfaction de voir, depuis quelques années, le premier établissement d’une espèce d’université ou d’école polytechnique.

28 Mais Coray n’est pas seulement « helléniste » et « Grec » : pour reprendre les termes de Littré, même s’il ne pratique pas, il est aussi « médecin », en tout cas « docteur en médecine ». Certes le professeur de Halle Kurt Sprengel, dans son Histoire de la médecine depuis les origines jusqu’au XIXe siècle, année par année, ne mentionne même pas Coray, sauf erreur, pour l’année 180029. Pas plus que, par exemple, beaucoup plus récemment, l’Histoire de la pensée médicale en Occident, dirigée par le Dr M. D. Grmek30. Ni l’influence de Coray, ni l’influence d’Hippocrate sur les milieux médicaux de l’époque ne doivent donc être surestimées.

29 Dans sa préface, Coray n’hésite pourtant pas à se livrer à une sévère critique de l’un des plus grands médecins de son temps, le Bernois Albert von Haller (1708-1777), mais c’est pour ses fautes de grec. Il relève notamment une confusion, à propos d’un malade des Epidémies, entre le nom propre Cyniscos, que lui, Coray, restitue (avec raison) et l’appellation de « Cynique » que croit lire Haller. Et il conclut : « Il faut être circonspect dans les jugements qu’on porte sur les ouvrages des Anciens, surtout quand on ne possède pas bien la langue dans laquelle ils ont écrit et qu’on n’a pas sans cesse sous les yeux l’ensemble de leur doctrine » (p. LVI). De la même façon, en raison d’une faute dans une traduction latine qu’il utilise, Haller s’est trompé en refusant à Hippocrate la paternité d’Airs, Eaux, Lieux. Vous vous référez à Hippocrate ? Eh bien mieux vaut savoir le lire, semble dire Coray. Sa connaissance du grec semble d’ailleurs avoir été un élément important de son succès lors de sa thèse, à en juger par le récit qu’il en fait au Protopsalte de Smyrne : « En réfutant les objections, j’ai exposé que beaucoup de choses que l’on croyait être des découvertes modernes, Hippocrate les avait sues deux mille ans auparavant. »

30 Cette phrase livre un aspect essentiel de Coray médecin : il tente une sorte de retour à Hippocrate, à l’Hippocrate authentique, à partir de la modernité. C’est d’ailleurs un aspect non négligeable de l’enseignement qu’il a suivi à la Faculté de Montpellier, et plus généralement de la présentation de la médecine dans l’Encyclopédie, présentation à laquelle cette Faculté a beaucoup contribué, que ce néo-hippocratisme, qui tente de dépasser les conflits entre partisans de la mécanique, de la chimie ou du vitalisme en croyant revenir à l’observation, à la raison et au respect de la nature, ces « forces de la nature » exaltées par les physiologues, et sur lesquelles, selon Sprengel, Hippocrate

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compte un peu trop. Citons notamment les noms de P.-J. Barthez et du maître de Coray, J.-Ch. Grimaud.

31 On peut prendre un exemple précis, à partir du Discours préliminaire, d’une tentative, plutôt peu réussie, d’utilisation médicale moderne d’Hippocrate par Coray. Hippocrate, remarque-t-il, après avoir considéré l’exposition des villes à un très grand nombre de vents, ne parle que de « deux états de l’atmosphère », « savoir, de l’état austral et de l’état boréal31 ». Il y a là une difficulté réelle, qui est présentée ainsi par Jacques Jouanna : « Bien que l’auteur établisse quatre orientations possibles de la cité, entraînant quatre états sanitaires possibles dans la population d’une cité, les constitutions des habitants ne répondent en réalité qu’à deux types possibles, ainsi que les maladies qui les affectent. Ce sont les deux types d’hommes opposés correspondant aux deux orientations opposées nord/sud32. » Cette difficulté est explicable, montre-t-il, si l’on considère que l’auteur du traité n’a pas à sa disposition un système de quatre humeurs comparable à celui du traité Nature de l’homme, mais un système à deux humeurs, bile et phlegme, associées traditionnellement, et respectivement, à l’été et à l’hiver. Si bien que les orientations est/ouest « ne donnent lieu qu’à des remarques sur l’aspect extérieur des habitants, et non sur leur constitution interne ».

32 Coray a une autre explication. L’état austral et l’état boréal correspondent à une division binaire. « Or, il est prouvé par les observations de Sydenham qu’en Europe, comme en Grèce, les maladies épidémiques, outre l’influence qu’elles reçoivent d’une ou de plusieurs saisons, ont encore un caractère semestral, si je puis m’exprimer ainsi, caractère que leur impriment l’équinoxe du printemps et celui de l’automne. […] Ce qu’il y a de certain, c’est que cet effet existe33. » L’Hippocrate anglais, Sydenham34, et ses « observations » à la manière des Épidémies, sont invoqués à l’appui des analyses du traité du Ve siècle et pour mieux les comprendre.

33 Venons-en enfin à ce qui a surtout fait la fortune du traité hippocratique, la théorie du climat, et à ses usages au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.

34 Tout lecteur français pense bien sûr à Montesquieu. De fait, la tonalité hippocratique d’une réflexion comme celle que Montesquieu propose sur les Anglais dans l’une de ses Pensées semble évidente, avec le double jeu du climat et des lois35 : Le caractère des Anglais marqué dans tous les temps est une certaine impatience que le climat leur donne, et qui ne leur permet ni d’agir longtemps de la même manière, ni de souffrir longtemps les mêmes choses : caractère qui n’est point grand en lui-même, mais qui peut le devenir beaucoup, lorsqu’il n’est point mêlé avec de la faiblesse, mais avec ce courage que donnent le climat, la liberté et les lois.

35 Coray lui aussi y pense, mais pour le critiquer. Il reproche en effet à Montesquieu de ne pas avoir avoué sa dette envers le Père de la Médecine et envers ce texte génial qui est utile à la fois au médecin, à l’historien, au cosmographe et au politique, car ils y trouvent chacun « les premiers fondements » de leurs sciences respectives36 : Ce jugement a été justifié de nos jours par un autre ouvrage de génie (L’Esprit des lois), dont l’auteur n’aurait rien retranché de sa propre gloire, s’il avait eu le noble courage de faire honneur au médecin grec du principe fécond qui lui fournit l’idée de son travail, et ce qui en fut la base.

36 Cependant, cette critique ne semble guère justifiée. Si Montesquieu ne mentionne pas Hippocrate, c’est surtout, selon toute vraisemblance, parce qu’il ne se fonde pas sur lui. Il suffit de lire les premières lignes du chapitre II du livre XIV de L’Esprit des lois (« Combien les hommes sont différents sous les divers climats ») pour voir toute la

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différence entre son analyse cardiologique et fibrillaire des effets du climat (ou plutôt, d’ailleurs, de l’air) et la théorie hippocratique, qui n’offre absolument aucun point de comparaison précis : L’air froid resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps, cela augmente leur ressort, et favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur : il diminue la longueur de ces mêmes fibres, il augmente donc encore par là leur force. L’air chaud au contraire relâche les extrémités des fibres et les allonge. Il diminue donc leur force et leur ressort. On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L’action du cœur et la réaction des extrémités des fibres s’y font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, et réciproquement le cœur a plus de puissance. Cette force plus grande doit produire bien des effets ; par exemple, plus de confiance en soi-même, c’est-à-dire plus de courage.

37 Montesquieu est ici beaucoup plus proche d’un médecin anglais ami de Swift, John Arbuthnot, que d’Hippocrate. Arbuthnot publie en 1733 un essai sur Les effets de l’air sur les corps humains, ouvrage traduit en 1742 à Montpellier, justement, et dédié alors, notons-le, à Helvétius. Je cite une phrase de son introduction dans laquelle il invoque, lui, le patronage d’Hippocrate : « Le docteur Sydenham, rempli du génie d’Hippocrate, nous a laissé des Epidémies écrites sur le modèle de ce Prince de la Médecine, contenant une histoire des maladies aiguës comme dépendantes de la constitution de la saison. » Montesquieu aurait pu se livrer aussi à cet hommage très convenu. Mais Arbuthnot étudie ensuite minutieusement les ingrédients, les propriétés, les qualités, la nature, les usages, l’influence de l’air, les fièvres pestilentielles transmises par l’air et les explosions naturelles de l’air, et Hippocrate n’est invoqué que dans l’introduction ; le reste du livre explore la physiologie nouvelle des fibres, et tente de mesurer les composants de l’air. De cela, Coray ne parle pas. Voici quelques lignes d’Arbuthnot qu’on pourra aisément comparer au texte de Montesquieu : XV. Le froid condense l’air proportionnellement à ses degrés. II contracte les fibres animales et les fluides aussi loin qu’il les pénètre : les dimensions des animaux, réellement moindres dans le froid, démontrent ce fait. Le froid resserre les fibres non seulement par sa qualité condensante, mais encore en congelant l’humidité de l’air. L’extrême froid agit sur le corps, en manière d’aiguillon, produisant d’abord un picotement, et ensuite une chaleur brûlante, ou un léger degré d’inflammation, dans les parties qui y font exposées. Il produit par son irritation, par le resserrement des fibres et la condensation des fluides, la force, et l’activité, très sensibles à certaines personnes dans un temps clair de gelée. Si les effets de l’air froid font si considérables sur la surface du corps humain, combien plus le sont-ils sur le poumon, où le sang est beaucoup plus chaud.

38 Cela dit, Montesquieu et Coray sont pris dans la même difficulté, qui était déjà celle d’Hippocrate. Y a-t-il un déterminisme du climat ? Coray évoque les critiques virulentes émises par David Hume et, en France, par Helvétius (mais aussi par l’Église, dont Coray ne parle pas, mais à laquelle Montesquieu cherche à répondre dans la deuxième édition de L’Esprit des lois), contre cette idée, qui pourrait enlever toute importance à l’éducation37. Les Chinois, ajoute encore Hume, ont par tout leur vaste empire le même caractère national, quoique leur climat ne soit point partout le même. Fallait-il aller chercher des exemples chez une nation si éloignée de nous, pour établir une vérité qui, sans détruire l’influence du climat, prouve tout au plus que cette influence peut être modifiée par des causes morales ? Quoique je ne connaisse les Chinois que par les relations des voyageurs, qui les connaissent eux-mêmes fort peu, j’ose affirmer qu’il en est de la Chine comme de tous les autres pays que nous connaissons de manière plus particulière. Le caractère national de ce peuple, le même quant aux causes

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morales qui l’ont formé, doit présenter par la force des causes physiques autant de nuances qu’il y a de provinces différentes ; de même qu’en France, pays beaucoup moins étendu que la Chine, et qui présente aussi un caractère national bien prononcé, on observe une différence sensible entre un Languedocien et un Normand, un Provençal et un Breton. Et il n’est pas non plus vrai, comme le prétend Hume, que les Juifs soient partout les mêmes, quoique dispersés sur tout le globe. À travers cette uniformité frappante, qui est un effet des causes morales […], on distingue bien, pour peu qu’on y fasse attention, un Juif allemand d’un Juif portugais. Je ne m’arrêterai pas plus longtemps aux objections de cet illustre philosophe [Note : Par la même raison, je crois pouvoir me dispenser de parler du système d’Helvétius, qui rapporte tout à l’éducation].

39 On notera au passage que pour Coray les différences régionales ne peuvent venir que du climat. Mais on notera aussi que, comme Montesquieu, il refuse l’idée d’une opposition absolue entre les causes naturelles et les causes morales. Coray répond ainsi au reproche que tout lecteur ne peut manquer de faire à Hippocrate lui-même38 : Et que l’on ne m’accuse point de faire un cercle vicieux, si après avoir fait dépendre le moral de l’homme des causes physiques, je considère ici ces dernières comme dépendantes en quelque manière du moral. Ce cercle est dans la nature-même de l’homme, il est la suite nécessaire de cette intime liaison entre l’esprit et le corps.

40 Le caractère de déterminisme que peut avoir le climat se manifeste avec une particulière acuité, chez Montesquieu, dans la question de l’esclavage. Montesquieu, tout en affirmant que les lois doivent corriger les effets néfastes du climat, et tout en condamnant très ironiquement et très vigoureusement les mauvaises justifications qu’on apportait de cette pratique dans le très célèbre chapitre V du livre XV, étudie ensuite, ce qui est beaucoup moins connu, la « véritable origine », climatique, du droit de l’esclavage, qui entraîne son « inutilité » parmi nous : « Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre. Dans tous les autres, il me semble que, quelques pénibles que soient les travaux que la société y exige, on peut tout faire avec des hommes libres » (chap. VIII). Comme on l’a vu, Coray paraît condamner plus universellement l’esclavage. Il cite, à propos de l’influence des lois, une anecdote à cet égard très révélatrice, dans son commentaire au chap. 23 actuel : Et que ce sont eux seuls qui recueillent l’honneur et le fruit de leurs victoires. Une anecdote très curieuse […] trouve ici naturellement sa place. Un nègre favori qui avait suivi le colonel Langhedon (qui allait joindre le général Gazes à Sarragoga), lui dit : Maître, vous donnez vous bien du mal, mais vous allez combattre pour liberté. Je souffrirais aussi avec patience, si j’avais liberté à défendre. Qu’à cela ne tienne, reprit Langhedon, dès ce moment-ci, je te la donne. Le nègre le suivit, se conduisit avec courage, et ne l’a pas quitté depuis.

41 Cette anecdote illustre le plus fameux passage du traité Airs, Eaux, Lieux d’une manière peut-être un peu inattendue, mais intéressante, à un moment où la question de l’esclavage était particulièrement brûlante.

42 Pour compléter encore la contextualisation de l’édition Coray, on peut enfin évoquer l’édition du traité que publia en 1804 un certain Dr Delavaud, médecin aux armées et donc grand voyageur. Le premier, il rend hommage au travail de Coray et veut lui aussi réhabiliter Hippocrate et le rôle qu’il fait jouer à la nature contre « la doctrine mécanico-chimique de Boerhaave ». Cet excessif esprit d’analyse a fait que les médecins « dédaignèrent jusqu’à l’oubli les observations simples ou naturelles des phénomènes des airs, des eaux, des lieux, dans leurs rapports naturels et dans leurs actions combinées sur l’économie de l’homme » (p. XII). En tant que médecin des armées, le Dr Delavaud peut, lui, faire le portrait détaillé de différents peuples du monde et de leur

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caractère en relation avec leur climat et leurs usages. Il relève ainsi l’exemple de la Hollande, typique d’une constitution froide et humide39 : J’ai préféré cet exemple, bien que je regarde l’existence des Hollandais comme une maladie continuelle ; mais, en jetant les yeux sur le globe, je n’ai vu, dans un certain état de santé, aucun peuple dans une température froide et humide aussi marquante, et où les usages soient encore plus d’accord avec la température pour en aggraver les maux. Le régime des Anglais est mieux raisonné.

43 On pourra préférer les observations de Coray, bien qu’une phrase de Delavaud puisse aussi, à mon avis, résumer assez bien leurs deux tentatives : « Le mérite d’Hippocrate ne peut exclure celui de Boerhaave. Seulement l’ancien rectifierait beaucoup le moderne40. »

NOTES

1. Dans la collection Budé (Hippocrate, t. II, 2, Airs, Eaux, Lieux, Paris, Les Belles Lettres [CUF], 1996). 2. Hellénisme et Hippocratisme dans l’Europe méditerranéenne : autour de D. Coray, Actes du Colloque des 20-21 mars 1998, R. ANDRÉANI, H. MICHEL, E. PÉLAQUIER (éd.), université de Montpellier-III, 2000. 3. La Bibliothèque interuniversitaire de médecine (BIUM) en a récemment réalisé la numérisation, qui permet sa consultation aisée (http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica/cote? 33163x01 et http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica/cote?33163x02). 4. É. Littré, Œuvres complètes d’Hippocrate, t. 2, Paris, 1840, p. 11. 5. J. JOUANNA [cf. n. 1], p. 163. 6. “Coray et Hippocrate”, dans Hippocrate et son héritage. Colloque franco-hellénique d’Histoire de la médecine, Fondation Marcel Mérieux, Lyon, 1985, p. 181-196, et “Place et rôle de Coray dans l’édition du traité hippocratique des Airs, Eaux, Lieux”, in D. GOUREVITCH (éd.), Médecins érudits de Coray à Sigerist, Paris, 1995, p. 7-24. 7. Chap. XIX, 2 Jouanna. 8. Les parallèles que propose Coray entre le médecin, Hérodote (V, 10) et Aristote (Météor. II, 5, 362b9) peuvent s’expliquer par des emprunts, notamment pour Aristote, qui connaît certains textes de la Collection hippocratique, mais, en tout cas pour ce qui concerne le médecin et Hérodote, les désaccords qu’on observe aussi en d’autres cas montrent qu’il s’agit plutôt, quand ils sont d’accord, de la reprise par les deux auteurs d’un enseignement sur le climat et son influence qui était répandu dans la seconde moitié du Ve siècle. 9. J. JOUANNA [cf. n. 1], p. 233, n. 5. 10. P. 296. 11. P. CLXXVI. 12. P. CLXX-CLXXI du « Discours préliminaire ». 13. Dès les premières lignes du « Discours préliminaire ». 14. P. CLXXIII. 15. L’appel à un approfondissement de la connaissance de la géographie de la Grèce et de la Méditerranée par les Grecs, dans une perspective nationale et éclairée, correspond à un intérêt contemporain : cf. la Géographie moderne (Γεωγραφία νεωτερική) de Daniel Philippidis et Grégoire Constandas, en 1791 (je dois cette observation à Mme Danaé Lazaridis, que je remercie vivement).

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16. P. CLXXVII-CLXXX. 17. Extraite de l’Anthologie grecque, IX, 75. 18. Lu à la Société des observateurs de l’homme le 16 Nivôse an XI (6 janvier 1803) par Coray, docteur en médecine et membre de ladite Société. 19. P. 112-113. 20. Cf. c. XVI, 5, p. 229-230 JOUANNA. 21. Cf. c. XXIII-XIV, p. 243-244 JOUANNA. 22. Texte grec : οὗτοι δὲ αὐτόνομοι · ὑπὲρ ἑωυτῶν γὰρ... Coray commente très bien l’emploi de la particule γὰρ et propose (p. 376 du Commentaire) de corriger éventuellement οὗτοι (codd.) en ὅσοι, correction adoptée par les éditeurs suivants et confirmée par la traduction latine. 23. P. 158. 24. Cet article est en effet issu d’une conférence présentée à l’université de Genève. 25. P. 374. 26. P. XXIII-XXIV. 27. Voir notamment J. JOUANNA [cf. n. 1], p. 229 n. 5 et p. 68-69. 28. P. 34-36. 29. Voir la traduction française de la seconde édition, 1815-1820 (t. VI, p. 523 sqq.). 30. Dans son t. 2, « De la Renaissance aux Lumières », Paris, Seuil, 1997. 31. P. LXXXIV. 32. P. 47. 33. P. LXXXV-LXXXVII. 34. Cf. M. D. GRMEK [n. 30], p. 169 Si « le prétendu “retour à Hippocrate” n’est qu’un habile cri de guerre, une illusion savamment entretenue par Sydenham et ses partisans » (en fait disciples de Bacon ; et distinguant la maladie des cas individuels, « porteurs de la maladie »), Sydenham « rejoint la tradition épidémiologique de l’hippocratisme classique par sa quatrième règle : “Enfin, on doit remarquer soigneusement les saisons qui favorisent le plus chaque genre de maladie”. » 35. MONTESQUIEU, Pensées n° 889. 36. P. III. 37. P. XXXIV-XXXV. 38. P. XVII. 39. P. CXII. 40. P. 88. Cette étude est issue d’une conférence prononcée à l’université de Genève le lundi 14 décembre 2009 à l’invitation du professeur Paul Schubert, que je remercie vivement.

RÉSUMÉS

L’édition du traité hippocratique Des airs, des eaux et des lieux qu’Adiamantos Coray a publiée en 1800 à Paris est un travail philologique novateur. C’est aussi l’œuvre d’un émigré fier de son pays natal, hostile au despotisme asiatique. Docteur en médecine de la Faculté de Montpellier, partisan d’une forme de retour à Hippocrate, Coray doit aussi être situé par rapport à Montesquieu sur la question du déterminisme climatique et de l’esclavage.

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The edition of the Hippocratic treatise Of airs, waters and places which Adiamantos Coray published in Paris in 1800 is a groundbreaking philological work. It is also the work of an emigrant proud of his native country and hostile to Asiatic despotism. Doctor of the Montpellier School of Medicine, he advocated a form of return to Hippocrates. Coray must also be assessed in comparison with Montesquieu on the question of climatic determinism and slavery.

INDEX

Keywords : Hippocrates, hippocratism, Coray Adiamantos, philology, medicine, climate, Ionia, Turkey, despotism, slavery, Montesquieu Mots-clés : Hippocrate, hippocratisme, Coray Adiamantos, philologie, médecine, climat, Ionie, Turquie, despotisme, esclavage, Montesquieu

AUTEUR

PAUL DEMONT Professeur de langue et littérature grecques Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV) [email protected]

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Entretien : Maurice Sartre et le métier d’historien

Maurice Sartre

NOTE DE L’ÉDITEUR

Nous proposons ici le texte à peine retouché d’un entretien avec Maurice Sartre qui s’est déroulé le 14 mai 2010, à l’Université de Toulouse II – Le Mirail, dans le cadre du séminaire annuel de l’équipe PLH-ERASME. Nous avons conservé pour l’essentiel la spontanéité et la tournure orale des échanges, et ajouté quelques notes pour aider les lecteurs. Nous remercions Nathaël Recoursé, doctorant, pour une première transcription de l’enregistrement intégral, et Maurice Sartre, à la fois pour sa révision et pour la générosité qu’il a manifestée lors de cette visite. L’article qui suit est comme une mise en œuvre des principes exposés et discutés au cours de ces échanges.

Pascal Payen : La meilleure façon de rendre hommage à un historien, à ses travaux, à ses recherches, est certainement de le convier à en parler et de dialoguer avec lui sur son métier. Maurice Sartre a de longues années de pratique de ce métier et de débat sur l’évolution des sciences historiques et sur les rapports entre recherche et diffusion des connaissances. Ses analyses peuvent donc intéresser tous les historiens que nous sommes, jeunes et moins jeunes. Faire venir Maurice Sartre, que nous remercions d’avoir fait le voyage spécialement de Syrie pour cette occasion, était un projet que nous avions en tête depuis quelques années, parce que la diversité de ses activités d’historien et au service de l’histoire correspond bien à l’esprit que nous tentons d’impulser au sein de l’équipe ERASME, autour de l’Antiquité et de ses réceptions. Pour ouvrir la table ronde en songeant à la diversité des publics qui sont réunis, je voudrais tout d’abord présenter l’œuvre de Maurice Sartre, en essayant de dégager, livres à l’appui, ce qui constitue les lignes de force de son travail d’historien et de son activité. Le premier registre dans lequel se situent ses travaux est celui de l’érudition. Le territoire de Maurice Sartre historien est la Syrie ancienne, le Levant antique, une très vaste région couverte par les États modernes du Liban, d’Israël, des territoires palestiniens, de la Syrie et de la Jordanie. Maurice Sartre a ainsi édité de nombreuses inscriptions depuis 1982, lorsqu’il publie, dans les Inscriptions grecques et latines de Syrie, le volume 13.1, consacré à la cité de Bostra1, la capitale de la province romaine d’Arabie, dont il est le spécialiste,

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comme en témoigne la monographie qu’il lui consacre en 19852. Dans sa carrière, ce sont plus de 4 000 inscriptions qu’il a trouvées, accompagné de son épouse, historienne elle aussi, qu’il a éditées et commentées avec elle. Le deuxième registre se situe à la croisée du domaine savant et des activités d’enseignement. Maurice Sartre est l’auteur de grandes synthèses concernant l’histoire du Proche-Orient à l’époque hellénistique et romaine. Le premier ouvrage rédigé en ce sens est L’Orient romain. Provinces et sociétés provinciales en Méditerranée orientale d’Auguste aux Sévères, 31 av. J.-C. – 235 ap. J.-C., publié en 19913. Mais celui qui me séduit le plus dans cette vaste production est un autre livre de synthèse, dont il dit qu’il l’a écrit avant tout pour lui-même et non pas pour le public : D’Alexandre à Zénobie. Histoire du Levant antique, IVe siècle av. J.-C. – IIIe siècle ap. J.-C., paru en 20014. Dans le même registre, on signalera encore les manuels, c’est-à-dire des livres qui permettent à des générations d’étudiants, mais aussi de collègues, de se former, en particulier ceux qui ont paru dans la collection U, chez Armand Colin : L’Asie mineure et l’Anatolie, d’Alexandre à Dioclétien IVe siècle av. J.-C. – IIIe siècle ap. J.-C.5 et L’Anatolie hellénistique, de l’Égée au Caucase6. Une troisième facette de ce vaste travail est la diffusion du savoir historique, destinée à toucher des publics plus larges que ceux des milieux universitaires. Je voudrais signaler à ce sujet un livre passionnant : Histoires grecques, paru en 2006 et constitué de quarante- trois courts chapitres reposant sur une source, d’abord traduite, puis objet d’un commentaire historique7. Ce livre est une vraie leçon de méthode, et il est déjà traduit en anglais, aux États-Unis, avec des traductions en préparation en serbe, turc et grec. Je signale également, dans le même registre, un livre intitulé La Syrie antique8. Enfin, il faut souligner la place que prend Maurice Sartre dans la revue L’Histoire où il siège depuis maintenant quinze ans au comité de rédaction. De même, chacun connaît sa participation active au Monde des livres et son rôle dans les débuts des « Rendez-vous de l’histoire » à Blois. Ces trois registres : l’érudition scientifique, l’écriture de larges synthèses, les formes variées de la diffusion du savoir, sont, reconnaissons-le, fort difficiles à concilier, ne serait-ce que pour des raisons de temps. J’ajoute que Maurice Sartre a été un enseignant, un universitaire, faisant des cours, participant à des jurys de concours, dirigeant des mémoires de toute sorte et de très nombreuses thèses. C’est donc autour de ces travaux que nous allons échanger, enseignants-chercheurs, doctorants et public. Il sera question de l’histoire et de l’archéologie du Proche-Orient, et des rapports entre Orient ancien et Orient moderne ; nous discuterons aussi de l’engagement de l’historien dans les formes de diffusion du savoir et des dossiers qui semblent les plus prometteurs dans le domaine de l’histoire de l’Antiquité, y compris les questions de réception qui nous tiennent spécialement à cœur. J’ouvre le débat par une première question. Depuis le début des années ‘60, l’étude de l’Antiquité n’est nullement restée à l’écart des grands renouvellements historiographiques qui ont touché l’ensemble des disciplines historiques, en particulier par la rencontre avec d’autres disciplines : je pense à la psychologie historique et à l’anthropologie – et je renvoie à l’œuvre de Jean-Pierre Vernant –, mais aussi avec la sociologie, du côté de Paul Veyne, dont le grand livre Le pain et le cirque est sous-titré Sociologie historique d’un pluralisme politique9. Le renouvellement s’est opéré aussi du côté des thématiques, par exemple avec l’histoire des rapports entre les sexes. Quelle appréciation d’ensemble portez-vous sur ce renouvellement du questionnement dans le champ historiographique depuis quarante ou cinquante ans ? Ce contexte a-t-il exercé une influence sur vos propres recherches et, si c’est le cas, en quel sens ? Maurice Sartre : Ce n’est pas par esprit de contradiction, encore que l’historien se doit d’avoir l’esprit de contradiction, mais je vais répondre aux questions en sens inverse. D’abord, merci pour cette présentation, qui souligne l’une de mes plus profondes convictions : je crois effectivement que l’érudition est le fondement de tout, et il ne faut pas en avoir honte. Il n’y a pas d’historien-chercheur qui ne soit pas

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d’abord un érudit. Dans le fond, ce qui nous donne une légitimité pour parler de questions plus larges, c’est la maîtrise, aussi précise que possible, d’une connaissance spécialisée. Pour revenir aux questions : je crois que la situation de l’histoire dans les années ‘60-‘70 (j’étais étudiant dans les années 1960, et ma carrière universitaire a commencé en 1969), était bien différente de celle d’aujourd’hui, sur un point au moins, celui de l’idéologie. Il existait alors au sein de l’école historique française – et l’Antiquité était partie prenante de cette école – des clans et des chapelles aux positions tranchées. Il y avait des positions idéologiques en apparence inconciliables, avec, d’un côté, ceux qui prônaient une histoire tournée vers la sociologie, l’anthropologie et plus largement les sciences sociales (il faudrait ajouter l’histoire économique, mais cela concernait moins l’Antiquité) – on peut rappeler les noms de Veyne et de Vernant, qui sont pour moi deux savants considérables. Ils ont été des initiateurs formidables et leurs erreurs éventuelles importent moins que le fait qu’ils aient obligé chacun à réfléchir de manière différente et à trouver, le cas échéant, de meilleures réponses aux questions que ces savants ont été les premiers à poser. Dans le renouvellement d’une discipline, ce qui est important, ce ne sont pas tant les réponses que les questions que l’on se pose. Face à ces gens-là, qui essayaient d’ouvrir sur la modernité, il y avait ce que j’appellerais le « clan des philologues », héritiers d’une formidable et indispensable érudition, mais qui préféraient se concentrer sur la forme du iota – je caricature, il va sans dire – plutôt que de problématiser. Il faut dire aussi, même si les recoupements sont infiniment complexes, que les positions idéologiques des individus, fortement marquées par les prises de position face à la guerre froide et lors des guerres coloniales, accentuaient encore l’opposition des hommes dans ce qui apparaissait, à mes yeux d’étudiant du moins, comme un nouvel avatar du combat des Anciens et des Modernes. Les haines pouvaient être inexpiables entre les clans, même lorsque, sur le fond, on apercevait de vraies convergences scientifiques. Pour ma part, j’étais persuadé qu’il fallait à la fois maîtriser l’érudition et garder l’œil ouvert sur ce qui se passait ailleurs. Car la forme d’une lettre – pour reprendre mon allusion caricaturale d’il y a un instant – peut avoir beaucoup d’importance. Je ne dis pas ça tout à fait par hasard : vous lirez si vous en avez envie un chapitre des Histoires grecques où j’ai essayé d’expliquer comment l’analyse que l’on faisait alors de la nature même de l’impérialisme athénien dépendait beaucoup de la forme du sigma dans un décret attique, et tout autant, peut-être, de la manière dont on se positionnait face à l’idéologie anti-impérialiste des années ‘7010. La date du décret de Cléarque sur les poids et mesures d’Athènes, qui a fait couler tant d’encre alors, ne semble plus guère déchaîner les passions : mais il est vrai que la guerre du Vietnam est terminée depuis plus de 30 ans ! Je reste naturellement persuadé que l’érudition la plus stricte est indispensable ; mais en même temps je suis convaincu que tous ceux qui nous ouvrent les yeux et l’esprit vers d’autres horizons nous enrichissent. Je n’ai jamais appartenu à aucune chapelle, mais j’ai manifesté beaucoup d’intérêt pour ce que faisaient Vernant, Veyne, Vidal- Naquet, qui suscitaient jadis des oppositions, voire des haines inimaginables. Aujourd’hui personne ne songerait à remettre en cause sérieusement tout ce qu’ils ont apporté, même si certains s’en tiennent encore à l’écart. Ce qui ne veut pas dire que tout était ni exact ni facile. Car ce courant de la recherche avait ses travers, comme le goût pour le jargon. Il m’est arrivé, je le dis honnêtement, de lire du Paul

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Veyne sans comprendre un traître mot de ce qu’il écrivait, pour des raisons de vocabulaire ou de style. On n’a pas cité le nom de Nicole Loraux, pour qui j’ai aussi une grande admiration, mais une admiration critique en même temps. Peu importe qu’elle se soit trompée sur certains points, qu’elle ait parfois mêlé des textes d’époques trop différentes, mais je lui en veux surtout d’avoir fait le choix d’un discours obscurci par l’usage d’une langue pour initiés : quiconque n’avait pas suivi son séminaire à l’EHESS pendant des années comprenait avec peine ce qu’elle écrivait. Il n’empêche qu’il valait la peine de percer le mur de l’incompréhension pour voir ce qu’il y avait derrière, qui était porteur d’avenir. J’ai beaucoup tiré profit, même si je me garderai bien de me comparer à ceux que je considère comme des géants de notre discipline, de cette combinaison de l’érudition à l’état pur, d’une part, celle que m’a enseignée mon maître Jean Pouilloux, celle que j’ai apprise à la lecture de Louis Robert, qui se situe dans le droit fil de l’érudition allemande du XIXe siècle et, d’autre part, des apports de ceux qui ouvrent des portes, qui sollicitent notre curiosité. Avec le recul, on s’aperçoit que les vrais savants, ceux qui paraissaient au départ confinés dans l’érudition la plus stricte (je pense à Louis Robert), quand on les lit attentivement, sont aussi de formidables initiateurs et contribuent à leur manière à la marche des idées. Louis Robert n’a jamais dit qu’il faisait de la sociologie historique ; il n’a jamais employé le vocabulaire de Vernant, de Vidal-Naquet, mais, pour avoir connu ceux-ci et surtout le second, je peux dire qu’ils étaient des admirateurs réels de Louis Robert et fréquentaient son œuvre plus que quiconque. Car il y a déjà dans l’œuvre de Louis Robert une grande partie de ce que ces savants ont formalisé, finalisé, problématisé. Quel est le plus grand historien des sociétés grecques d’époque hellénistique et impériale ? Louis Robert, évidemment. On comprend qu’il est vain d’opposer les groupes les uns aux autres quand, de chaque côté, l’érudition est reine. Aujourd’hui quelle est la situation ? Je partirai d’un constat. Depuis une quinzaine d’années j’œuvre beaucoup dans la critique, puisque depuis 1996 je tiens l’essentiel des comptes rendus d’histoire ancienne dans Le Monde des Livres et dans L’Histoire. Ce qui m’inquiète, c’est que la disparition ou le silence de ces géants, puisque Paul Veyne a dit qu’après son livre sur Michel Foucault il n’écrirait plus rien11, nous laisse dans une sorte de désert. Depuis presque un an, je n’ai guère vu arriver de livres qui soient vraiment stimulants, innovants12. Personne n’a remplacé ces maîtres, et cela m’inquiète. Dans le fond, la « disparition des idéologies » fait qu’aujourd’hui l’histoire ancienne, j’ai le regret de le dire, paraît un peu à la traîne des autres périodes historiques. Dans les années ‘60-‘70, les historiens de l’Antiquité ont beaucoup innové, créant des pistes nouvelles qui ont suscité de l’intérêt dans les autres périodes – je pense notamment aux études de vocabulaire, avec Pierre Lévêque et l’équipe de Besançon, qui ont innové, publié beaucoup, même si certains travaux sont aujourd’hui périmés après avoir été des outils formidables. La série des colloques sur l’esclavage, par exemple, peut être aujourd’hui à bon droit critiquée, et c’est notre rôle, mais elle a été très utile ! Or, ces études de vocabulaire ont été imitées par tout le monde, du Moyen Âge jusqu’à l’époque la plus contemporaine. Maintenant, nous sommes un peu à la traîne en histoire ancienne sur le plan du renouvellement des méthodes, des problématiques, des perspectives. Peut-être l’un des renouvellements viendra-t-il ce que vous faites ici à Toulouse : étudier la réception de l’Antiquité. De ce point de vue,

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je pense qu’Anabases, et je ne dis pas ça du tout par flatterie à l’égard de mes collègues de Toulouse, apporte un vrai souffle nouveau, de la même manière que Topoi l’a fait à Lyon avec ses dossiers thématiques, ou ses recensions longues. Il s’agit à mon sens aujourd’hui des deux meilleures revues d’histoire ancienne, les plus novatrices, même si d’autres apportent évidemment leur lot d’informations utiles.

Pascal Payen : Pour tenter d’expliquer ce phénomène, vous évoquez la fin des idéologies. Est-ce qu’il y aurait d’autres freins, par exemple institutionnels, dus à l’organisation même des universités ? Maurice Sartre : Oui, bien sûr. J’ai été suffisamment investi dans la gestion des universités au niveau national et local pour porter un jugement sur ce qui s’y passe. Le mode de fonctionnement actuel des universités françaises détourne les universitaires de ce qui est leur métier, c’est-à-dire de la recherche et de l’enseignement, pour les confiner à des tâches de gestion. Aujourd’hui, être directeur d’une unité de recherche c’est se condamner à ne plus faire de recherche. D’une manière générale, ce qui tue la recherche à l’université c’est le mode de fonctionnement des universités, où l’on doit concilier une réelle pratique démocratique (multiplication des conseils) et le dialogue permanent avec des tutelles omniprésentes. Pour rester dans le seul domaine de la recherche, comment ne pas être indigné par les propos présidentiels sur l’absence d’évaluation des chercheurs alors que nous passons notre temps à établir rapports et dossiers qui sont autant de moyens d’évaluation ?

Corinne Bonnet : Je voudrais repartir D’Alexandre à Zénobie, paru en 2001 avec le sous- titre Histoire du Levant antique, IVe siècle avant - IIIe siècle après. Il a connu un succès considérable et tout à fait mérité. Vous brassez dans ce livre un espace-temps considérable et une documentation extrêmement diversifiée : inscriptions phéniciennes, palmyréniennes, ostraca araméens, sources nabatéennes, sud-arabiques, grecques et romaines… En exergue figure une phrase tirée d’un échange épistolaire entre Franz Cumont et Mikhaël Rostovtzeff que j’ai eu le plaisir de publier13 ; le 24 octobre 1937, Rostovtzeff écrit à Cumont : « Un livre de synthèse est toujours une torture, surtout quand il s’occupe d’une période peu connue et si peu compréhensible. » Il s’exprime alors qu’il prépare son grand volume de synthèse publié en 194114 : The Social and Economic History of the Hellenistic World. Cumont le rassure néanmoins en lui répondant : « Mais à quoi servent toutes nos recherches particulières, si elles ne doivent pas conduire à une synthèse ? » Comment évaluez-vous les progrès de nos connaissances et les évolutions de nos grilles de lecture de l’histoire du Proche-Orient hellénistique et romain, depuis la synthèse de Rostovtzeff ? La rédaction d’une ample synthèse a-t-elle été, pour vous aussi, une sorte de torture ? Et, plus généralement, Rostovtzeff fait-il partie de vos filiations intellectuelles ? Maurice Sartre : Vous m’obligez à des introspections auxquelles je ne suis guère habitué, parce que je suis plutôt du genre à avancer sans trop me poser de questions, je veux dire par là que je n’ai pas de stratégie « éditoriale », publier une monographie plutôt qu’un manuel, par exemple. Mais c’est vrai que tout à l’heure, quand je regardais la pile de livres placée devant Pascal Payen, je n’ai pas réalisé tout de suite que c’étaient les miens, et que j’avais publié autant de livres. Évidemment, il ne s’agit pas exclusivement de livres d’érudition, car, même si l’érudition est indispensable, le discours purement érudit ne suffit pas pour séduire. Expression qui peut surprendre, mais dont je vais m’expliquer. Pour ce qui est des synthèses, je les crois aussi indispensables qu’éphémères. D’autres chercheurs, plus jeunes, donneront un jour des synthèses proposant une nouvelle vision des sujets que j’ai traités. Et c’est très bien ainsi. Mais le devoir de synthèse est

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impératif, car il conditionne le renouvellement de la discipline ; c’est ce que je nommais à l’instant « séduire » : donner envie à des jeunes de se lancer dans la recherche. Pourquoi beaucoup d’étudiants sont-ils venus me voir à Tours en disant « je veux faire une thèse avec vous » ? Sans doute parce que j’avais écrit des choses qui leur donnaient envie de faire de la recherche, et c’est notamment pour eux que j’ai écrit. Il y a aujourd’hui une douzaine de jeunes chercheurs dans des universités et au CNRS qui ont fait leur thèse avec moi, qui ont eu envie de travailler sur des champs qu’ils avaient découverts en quelque sorte en lisant ce que j’avais écrit. Et où ils apportent des points de vue nouveaux et intéressants. L’auteur de synthèse n’est donc qu’un stimulant, mais son rôle est indispensable. L’érudition signerait donc sa propre mort si elle ne débouchait pas, régulièrement, sur des synthèses qui provoquent l’envie de chercher chez les jeunes. La synthèse, c’est la tentative indispensable et impossible d’une explication globale. Mais l’écriture d’une synthèse provoque la souffrance, comme le notait Rostovtzeff, parce que le spécialiste d’un domaine, dans mon cas la Syrie du Sud, sait bien que, dès qu’il écrit sur tout le Proche-Orient, il ne possède pas le même niveau de connaissance érudite sur le Néguev, sur le Massif Calcaire ou la vallée de l’Euphrate. Donc il est en permanence sur la corde raide, en se disant « est-ce que là je ne suis pas en train de me tromper ? », sachant que vous n’avez ni le temps de lire toute la littérature savante, et pas même l’ensemble des sources primaires, pour autant même que vous soyez capable de dépouiller avec efficacité et compétence le corpus des inscriptions sémitiques… Donc la synthèse est doublement périlleuse. Parce que vous n’êtes pas le spécialiste de tout et que, là où vous l’êtes, vous n’êtes déjà pas toujours sûr de vos conclusions. Mais, en même temps, une synthèse est le lieu où vous pouvez donner un fil directeur, un souffle, une impulsion, une idée directrice. Que serait une synthèse qui se contenterait de faire l’inventaire de connaissances ? Il y a, bien sûr, un aspect « inventaire », mais j’espère qu’il n’est pas le seul, qu’il y a derrière un certain nombre d’idées qui ressortent, que ce soient les vôtres en propre, ou qu’elles découlent des travaux savants dont vous vous faites le passeur. Vous ne pouvez pas dire à un étudiant de première année : « Mais, mon cher ami, allez donc lire Louis Robert. » Je le dis évidemment sans aucune moquerie à l’égard de Louis Robert qui reste, pour moi, le plus grand historien du siècle précédent. Un étudiant de première année ne peut évidemment pas lire Louis Robert : un mot sur deux est en grec, surtout dans les articles les plus anciens, et jamais traduit, cela allait de soi pour lui ! Pour moi, l’auteur de synthèse est donc aussi un médiateur. J’ai toujours considéré que ma mission, mon travail était de faciliter le passage des jeunes que l’on m’a confiés vers la science à laquelle je peux avoir accès. C’est pour cela que paradoxalement, quand je dis que j’ai écrit D’Alexandre à Zénobie pour moi, ce n’est pas une formule rhétorique : les informations sur la Syrie étaient très éparpillées et je ne trouvais aucun livre qui rassemblait tout ce que je savais ou croyais savoir sur le sujet. Certains prétendaient même que l’époque hellénistique restait très obscure (ce qui n’est pas entièrement faux), et qu’il n’y avait presque rien à en dire. Je me suis donc dit que ce livre dont j’avais besoin comme aide-mémoire, j’allais l’écrire moi- même. J’aurais pu faire beaucoup plus, parce que 1 200 pages c’est peut-être un peu court et qu’il y aurait bien d’autres choses à dire encore ! Mais il faut bien tenir compte des possibilités des éditeurs ! Je crois que, d’une certaine manière, on écrit

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toujours pour soi : le premier bénéficiaire d’un livre de synthèse, c’est son auteur. Même lorsqu’il s’agit d’un ouvrage d’érudition. Ainsi, les inscriptions grecques et latines de Syrie du Sud sont dispersées dans des dizaines de publications anciennes, souvent difficiles à trouver. D’avoir à en rédiger le corpus me permet de profiter en avant-première – et pour cause ! – et commodément de la totalité des inscriptions grecques de Syrie du Sud ! Si écrire une synthèse revient à tenter de donner un sens à une masse d’informations disparates, la réalisation d’un corpus érudit n’est pas forcément de nature très différente : la rédaction en continu vous permet de déceler tout à coup des liens insoupçonnés entre des textes qui avaient été pris isolément. Prendre en compte une globalité, que ce soit un corpus régional d’inscriptions ou l’histoire synthétique d’une région, cela seul permet de donner du sens, d’abord aux yeux de l’auteur, parfois aussi pour d’autres à qui cela peut donner envie d’approfondir ce champ.

Corinne Bonnet : Quel écart sentez-vous par rapport à la vision qu’a Rostovtzeff de l’Orient grec et romain, que l’on qualifie souvent de « coloniale » ? Maurice Sartre : C’est vrai que j’ai abandonné votre question en cours de route. Je ne crois pas que j’aie tellement d’écart avec Rostovtzeff… non pas en ce qui concerne le talent, qui est immense chez lui, mais en ce que je m’inscris dans le fil de sa volonté de comprendre en bloc. Il a fait ces deux livres admirables15, même si l’un des deux me paraît aujourd’hui plus périmé que l’autre16, et je pense que, si un certain nombre d’études sont en cours sur le Proche-Orient aujourd’hui, c’est bien grâce à Rostovtzeff, et sa lecture reste passionnante et indispensable. En le lisant, j’ai eu envie de creuser davantage. Je me situe un peu dans la même ligne ; c’est pour ça qu’aujourd’hui je considère qu’il manque un peu, dans l’école historique française, d’auteurs de synthèses – pas forcément des synthèses générales, mais des synthèses thématiques, des livres destinés à un grand public. J’aimerais que les historiens plus jeunes que moi prennent leur courage à deux mains et se lancent dans des synthèses. Cela dit, je me situe probablement dans une perspective idéologique très différente de Rostovtzeff. Non seulement je n’ai pas vécu la Révolution russe, mais j’ai même écrit mes diverses synthèses après la chute du régime qu’elle avait mis en place. Je n’ai donc pas été obsédé par la question des bourgeoisies naissantes et de leur capacité à entreprendre. J’ai davantage été sensible aux questions de culture, de métissage et d’intégration, de transferts culturels et de modification des mœurs. Mais ne soyons pas dupes : ce faisant, je suis aussi sensible aux préoccupations de mon époque que Rostovtzeff l’était à celles de la sienne ! On l’accuse d’une vision trop « coloniale », alors qu’il écrit à l’apogée des Empires coloniaux ; n’est-il pas naturel qu’on écrive une histoire moins coloniale vingt ou trente ans après la fin des mêmes Empires ? Mais la préoccupation qui est la mienne – et celle de bien d’autres – de comprendre l’interpénétration des cultures, les voies de l’intégration des individus dans une culture qui n’est pas la leur, ou l’importance des transferts culturels découle au moins en partie de l’époque que vous vivons, celle du « choc des civilisations » (il va de soi que je n’adhère ni de près ni de loin à cette ânerie) et de la mondialisation, avec ce que cela implique de frictions, de difficultés, de rejets de l’autre.

Corinne Bonnet : Dans la salle où nous nous trouvons, a eu lieu un débat autour du livre contesté de Shlomo Sand sur la formation de l’identité d’Israël17. Or, dans votre livre, comme dans bien d’autres, l’histoire de la Palestine hellénistique et romaine fait l’objet d’un chapitre approfondi où vous mettez bien en relief la difficile rencontre entre judaïsme et hellénisme. Dans quelle mesure à vos yeux l’histoire de la Palestine est-elle singulière ?

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Dans quelle mesure peut-elle être écrite sur le registre de la continuité ou de la discontinuité, en tenant compte du fait que, comme toutes les autres « nations » de la région, elle a été hellénisée, intégrée dans l’empire d’Alexandre, puis dans l’empire romain, etc. ? Maurice Sartre : Je connais bien le livre de Shlomo Sand, parce que j’ai participé à plusieurs débats, et je ne suis pas du tout d’accord avec les critiques virulentes qui ont été faites de ce livre. Je l’ai dit, je l’ai écrit, notamment dans le dernier numéro de la revue Le Débat18. Le livre de Shlomo Sand est très irritant parce que bourré d’erreurs factuelles, de petites approximations, ce qui a justifié de la part de ses adversaires, qui s’attaquaient à lui pour des raisons idéologiques, qu’il soit traîné plus bas que terre. Il n’en reste pas moins qu’en dépit de ces erreurs, évidemment regrettables, le livre de Shlomo Sand est, d’une manière générale, fondamentalement juste. Il met le doigt sur deux choses essentielles à mes yeux d’historien. D’abord, sur le fait qu’il y a eu des mouvements de conversion au judaïsme importants – il dit « massifs », je préfère le terme « importants » –, dans l’Antiquité. Donc une partie des juifs de ce temps sont des « convertis ». Or, c’est aujourd’hui quelque chose qui est totalement nié par les milieux les plus conservateurs ou les plus violemment sionistes, puisque cela remet en cause l’idéologie même sur laquelle se fonde l’État d’Israël, c’est-à-dire le don de la terre d’Israël par Dieu à un peuple prédéfini. D’autre part, ce que dit très bien Shlomo Sand, c’est que la plupart des juifs de Palestine se sont évidemment convertis au christianisme puis, comme presque tout le monde, à l’islam ; au point que – Ben Gourion le disait lui-même sous forme de pseudo boutade – les vrais descendants des juifs de l’Antiquité sont peut-être en réalité les Palestiniens d’aujourd’hui. Il ne va pas jusque-là, mais évoque néanmoins cette possibilité, à titre de provocation. Il a, en outre, parfaitement raison de montrer qu’il existe toute une historiographie juive du XIXe siècle, qui s’inscrit très exactement dans la perspective des nationalismes de l’époque : c’est alors qu’on invente Vercingétorix en France, que les Allemands se fondent autour d’Arminius et des victoires contre les Romains. Les juifs aussi ont à ce moment-là, tout d’un coup, découvert qu’ils étaient un peuple et ils se sont racontés comme tel, ce qui était facile puisqu’ils pouvaient s’appuyer sur la Bible à laquelle même les chrétiens croyaient. C’est donc un livre tout à fait passionnant, malgré l’irritation que l’on peut ressentir à sa lecture, en raison des erreurs et des excès. Pour le reste et pour revenir à l’Antiquité, il ne faut pas perdre de vue deux choses. En premier lieu, les juifs sont une entité spécifique, qui tranche sur tous les autres peuples du Proche-Orient sur le plan religieux, par leur monothéisme. Mais plus encore, c’est par leur exclusivisme qu’ils se singularisent. Cela ne gêne personne que les juifs ne croient qu’à un seul dieu, mais ce qui les distingue de tous les autres et les rend insupportables aux yeux de beaucoup, c’est qu’ils sont les seuls au Proche- Orient et autour de la Méditerranée à ne pas vouloir admettre que les dieux des autres sont aussi des dieux. Les Phéniciens, par exemple, savent très bien que les gens de Palmyre ou de Damas ont leurs propres dieux, et réciproquement, et s’ils ne les vénèrent pas, ils n’en considèrent pas moins que ce sont des dieux comme les leurs. D’ailleurs, les échanges et emprunts ne sont pas rares. Les juifs au contraire nient le caractère divin des dieux des autres. Une fois clairement affirmée cette spécificité, on ne doit pas négliger un second fait : sur le plan de la société et des comportements, les juifs ne sont pas un isolat. Ils vivent dans une petite région, de la Judée à la Syrie du Sud, et y cohabitent avec

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d’autres, sans parler des villes de Syrie où se trouvent de nombreuses communautés exilées. Pour ma part, je ne vois pas comment on peut écrire une histoire du Proche- Orient d’où les juifs seraient absents, de la même manière que je refuserais d’écrire une histoire des juifs où il n’y aurait pas les autres. Mais cela ne plaît pas à tout le monde : mon livre sur le Proche-Orient attendra sans doute longtemps avant d’être traduit en arabe, car certains trouvent que j’y parle trop des juifs ! Depuis la parution de ce livre, dans un volume de mélanges en l’honneur de Glen Bowersock en 2006, j’ai proposé un texte intitulé « De Pétra à Jérusalem… et retour19 ». J’ai voulu montrer dans cet article que le royaume nabatéen et le royaume hasmonéen évoluaient de façon étrangement parallèle. Par exemple, ils adoptent l’un et l’autre une monnaie d’État à dix ans d’intervalle à peine ; leurs souverains prennent le titre royal presque en même temps et se mettent à copier les institutions des royaumes hellénistiques à peu près en même temps. Donc je crois qu’il ne faut pas se tromper : les juifs sont dans la société de leur temps, quel que soit leur exclusivisme. J’irai même plus loin. Je suis persuadé que l’espèce de radicalisation légaliste (on parlerait aujourd’hui de délire fondamentaliste) à laquelle on assiste dans le courant du Ier siècle de notre ère chez les juifs de Judée – c’est l’époque où les rabbins essaient de faire appliquer par l’ensemble de la société les règles de pureté, les règles de la Torah, y compris celles qui étaient réservées à l’origine aux prêtres –, ne s’explique que parce que les chefs spirituels du judaïsme, les rabbis, sentent l’ensemble de la société juive sur le point de leur échapper. Cette société juive, en contact avec la culture grecque, c’est-à-dire, j’emprunte le mot à Paul Veyne20, avec la culture « moderne », depuis trois ou quatre siècles, et dont la moitié au moins vit au contact quotidien des Grecs dans la diaspora, qui existe depuis bien avant la destruction du temple en 70 – un autre point où Shlomo Sand a raison –, est perçue par les rabbins comme prête à basculer dans le « modernisme », dans les délices de la société de leur temps. On érige alors la Torah comme une barrière autour de la communauté juive, on essaye de monter le mur des interdits le plus haut possible. On en rajoute, et c’est là que prennent de l’ampleur les discussions juridiques les plus pointues, les plus insensées en apparence, cette érudition légaliste qui traduit la diversité des opinions dans un âge d’angoisse face à l’avenir. Les Talmuds sont rédigés ultérieurement mais reprennent souvent des discussions remontant au Ier siècle. On se pose alors des questions qui nous semblent extravagantes, voire futiles : est-ce qu’une femme qui avait un grain de sel21 dans la bouche le jour du shabbat et qui laisse le grain de sel tomber a le droit de le ramasser, doit-elle en prendre un autre, ou s’en passer ? C’est dire qu’on considère que tout aspect, même mineur, de la vie de chacun est susceptible de porter atteinte au respect que chacun doit à la Torah. Il en va de même de certaines anecdotes que raconte Flavius Josèphe. Ainsi, des juifs pieux sont prêts à se faire égorger pour protester contre les soldats romains entrés à Jérusalem de nuit en cachant les enseignes de leur unité sous des chiffons, afin de ne les sortir qu’une fois arrivés au camp ; même cachés, les enseignes offusquent leurs yeux qui ne les voient pas ! Une autre fois, des juifs accusent Hérode d’avoir fait représenter des êtres vivants sur un mur du Temple et de les avoir masqués par des parements de bois et de pierre. On démonte donc les pierres et l’on s’aperçoit que derrière il n’y a rien de ce qui était dénoncé. Rien n’y fait, ils étaient furieux au départ, ils restent furieux après. Cette rage fondamentaliste – difficile de ne pas songer aux plus extrêmistes des taliban – s’explique, je crois, par la crainte des

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rabbins de voir la communauté basculer dans le camp du modernisme ; c’est un aspect d’une crise identitaire grave, et je me demande parfois si ce n’est pas un peu ce que vivent certains fidèles dans l’islam d’aujourd’hui, mais c’est un autre sujet. Je crois donc qu’il ne faut jamais isoler les juifs quand on écrit l’histoire du Proche- Orient, tout en n’oubliant pas leur spécificité : elle est évidente. Et, une fois passées les crises violentes qui ponctuent l’histoire de la Judée, des Maccabées à Bar Kokhba, ils s’intègrent plus volontiers. Ainsi, on en trouve jusque dans des thermes où trône le portrait d’Aphrodite : c’est la superbe anecdote de la discussion entre Raban Gamaliel et l’imaginaire Proclos Ben Philosophos que j’ai racontée dans une séquence des Histoires grecques22. Le Talmud raconte que Raban Gamaliel, on ne sait pas lequel (il y en a au moins deux) mais ça n’a pas d’importance, la plus haute autorité du judaïsme – c’est un des patriarches du judaïsme –, se trouvait un jour aux thermes, à Ptolémaïs. S’approche de lui un Grec, qui a un nom d’emprunt, Proclos, comme plusieurs philosophes, Ben Philosophos, nom inventé pour l’occasion, qui lui dit en résumé : « Mais enfin, toi, un juif, tu viens aux thermes alors qu’il y a là une statue d’Aphrodite ! » Il faut rappeler que quelques siècles auparavant, lorsque Jason, grand prêtre de Jérusalem, a construit un gymnase dans la ville, où, pourtant, il n’avait pas mis les images d’Hermès et d’Héraclès, il s’était fait accuser d’impiété. Raban Gamaliel répond alors à Proclos qu’ils parleront de cela dehors, parce que l’on ne parle pas de choses sérieuses aux thermes. Ils sortent donc, et Gamaliel lui dit : « Oui, je viens aux thermes, comme tout le monde ; quant à Aphrodite, ce n’est pas moi qui vais chez elle, c’est elle qui est venue chez moi. » « Que veux-tu dire par là ? », demande Proclos. Gamaliel lui répond : « T’arrive-t-il d’aller uriner devant la statue de tes dieux ? » « Bien sûr que non. Pourquoi cette question ? », rétorque le philosophe. « Tu as vu où est la statue d’Aphrodite ? Elle est à l’endroit où nous allons tous uriner ! Ce n’est donc pas une statue de culte : c’est un décor », conclut Raban Gamaliel. Il fait ainsi prendre conscience à Proclos du fait qu’il y a statue et statue. Il y a celle qui représente la divinité dans son temple, qui est une statue de culte, qui est donc sacrée. Et puis il y a celle qui relève d’une catégorie neutre, le décor, qui est là pour faire joli. L’anecdote est intéressante surtout parce qu’elle montre que, lorsqu’il faut s’adapter au monde moderne, on fait la part entre l’accessoire et l’essentiel : l’essentiel, c’est de protéger une vie juive là où les Juifs sont devenus minoritaires, comme en Palestine dès le début du IIe siècle, dans beaucoup de régions, peut-être à l’exception de la Galilée. Au Ier siècle de notre ère, aucun rabbin ne serait allé aux thermes à Césarée ! On ne fréquentait même pas le stade, parce qu’il y avait des statues, qui étaient forcément considérées comme des idoles. Lorsqu’un siècle plus tard, les juifs sont devenus minoritaires, l’intelligence extraordinaire des rabbins est d’inventer le discours théorique qui permet de continuer à vivre et de dire qu’il faut respecter tous les principes sacrés des juifs. Par exemple, il est interdit d’honorer les statues de culte, de même qu’il est interdit de manger la viande sacrifiée aux idoles. Mais il y a des statues qui relèvent du décor : c’est pour cela que l’on trouve à Sépphoris des maisons juives avec des représentations de Dionysos. Il y a donc une formidable adaptation du judaïsme, qui est la condition de sa survie. Cette anecdote montre aussi que, malgré tout, les juifs vivent très bien avec les

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autres ; dès lors, écrire une histoire des juifs seuls n’a pas de sens, au contraire d’une étude qui embrasse l’ensemble des populations du Proche-Orient. C’est ma conviction profonde.

Philippe Foro : L’année dernière, lors de la journée sur Jérusalem, vous aviez parlé de la révolte des Maccabées et vous aviez montré qu’elle reflétait une coupure entre des juifs qui participaient à la culture grecque et d’autres qui s’en sentaient exclus. Maurice Sartre : En effet, c’est là qu’est le vrai problème. Je ne vais pas pousser trop loin le parallèle, mais je crois que la crise que vit l’islam aujourd’hui relève un peu de la même logique. C’est-à-dire qu’il y a ceux qui ont envie de se fondre dans une société moderne et ceux qui s’en sentent rejetés ou qui pensent que se fondre dans le monde moderne ne peut se faire qu’au prix de la perte de leur identité profonde, qu’ils estiment liée au maintien intégral de leurs traditions. La grande difficulté des juifs de l’Antiquité, c’est qu’ils ont mis trois ou quatre siècles à comprendre qu’on pouvait rester juif et devenir grec en même temps. À l’époque des Maccabées, la plupart des juifs pense que l’on doit faire un choix : être soit grec, soit juif, les deux paraissant totalement antagonistes pour des raisons notamment religieuses. Rares sont alors ceux qui tentent l’aventure de rester juif en devenant grec. La réforme de Jason à Jérusalem (175 av. J.-C.) ne met absolument pas en cause l’appartenance au judaïsme, du moins consciemment. Celle de Ménélas est sûrement plus radicale et donc plus discutable, mais Jason ne veut, en quelque sorte, que moderniser, inciter les juifs à se conduire comme les autres lorsque cela ne paraît pas remettre en cause leur fidélité à Yahvé. Il dit aux juifs : conservons notre dieu unique et allons au gymnase – et, de fait, la Bible n’a jamais interdit le gymnase. Bien sûr, la nudité sportive heurte la pudeur traditionnelle, mais là où tout bascule, c’est lorsque les juifs qui vont au gymnase et pratiquent le sport nus masquent la circoncision et l’abandonnent pour leurs enfants. Alors, mais alors seulement, ceux-ci violent des règles fondamentales du judaïsme. Donc, effectivement, la difficulté est d’adapter traditions et modernité, d’être capables d’analyser quelles traditions sont fondamentales sur le plan religieux, et celles qui ne sont que des héritages d’autres modes de vie correspondant à une époque donnée. À l’inverse, il convient de trier dans les emprunts au monde moderne ce qui est compatible avec la vie juive et ce qui ne l’est pas. Les juifs pouvaient très bien aller courir nus au gymnase en étant circoncis. Les Grecs en étaient choqués, parce que c’était une atteinte à l’intégrité corporelle, mais ils ne leur interdisaient pas pour autant. L’idée est donc de comprendre que les cultures ne sont pas exclusives les unes des autres. Elles peuvent se combiner, se mélanger ; ceux qui sont spécialistes de l’Afrique ou de la Gaule, par exemple, le savent bien. Ce n’est pas parce que l’on se « romanise » que l’on abandonne sa culture originelle. Les cultures sont toujours mixtes. Les juifs ont mis quatre siècles à comprendre qu’ils pouvaient être juifs et grecs.

Philippe Foro : De ce point de vue, le christianisme vous semble-t-il différent ? Il n’a pas connu ce type de débats ? Maurice Sartre : Le christianisme n’a pas à avoir ce débat, parce qu’il n’est pas fondé au départ sur une ethnicité. Il ne faut pas oublier que ceux que nous appelons les « juifs » sont, pour les Grecs, hoi ioudaioi, c’est-à-dire les Judéens23. Ils raisonnent comme des Romains : on est originaire d’un endroit, donc il existe les dieux de cet endroit, les mœurs de cet endroit, la cuisine de cet endroit… Pour les chrétiens, la

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question de l’ethnicité ne se pose pas à l’origine, du moins dès qu’est admise la conversion des païens par Paul de Tarse. La question de la culture apparaît néanmoins plus tard, en réponse aux païens sur la défensive, lorsque Julien l’Apostat leur dit que, puisqu’ils ne croient pas aux dieux mentionnés dans les textes antiques, les chrétiens ne peuvent plus enseigner les auteurs classiques. C’est le fameux décret de juin 36224, qui, fût-il encore appliqué, signerait la mort des professeurs d’histoire grecque : lequel d’entre nous vénère encore Zeus ou Athéna ? Les chrétiens doivent alors se défendre, en rappelant qu’il s’agit de leur propre culture autant que celle des païens. Il faut lire et faire lire l’admirable défense de Basile de Césarée, Lettre aux jeunes gens sur le bon usage des lettres helléniques, qui explique en quoi la culture grecque est le bien commun à tous, y compris des chrétiens. Mais il est vrai que la vision de l’homme de culture qu’est Basile n’est pas nécessairement partagée par les moines obscurantistes qui abattent les temples et brûlent les manuscrits « idolâtres ».

Public : Les Romains faisaient-ils une différence entre les peuples sémitiques ? Vous avez parlé des juifs, mais vous n’avez jamais parlé des autres peuples sémitiques. Maurice Sartre : Bien sûr qu’ils font des différences. Il y a une chose que les Romains n’utilisent jamais, c’est le terme d’Oriental, sauf pour désigner un ensemble géographique, c’est-à-dire ce qui est à l’Est. Le terme me hérisse toujours dans les travaux de mes collègues ou de mes étudiants. Un Oriental, ça n’existe pas et je ne sais pas ce qu’est une culture orientale. Les Grecs, comme les Romains, font très bien la différence entre les Phéniciens, les Syriens, les Chaldéens, les Cappadociens, les Arméniens ; cela ne veut pas dire qu’ils ne les confondent pas parfois, mais ils savent généralement les distinguer, quitte à les qualifier de manière profondément « raciste », c’est-à-dire globalisante à l’échelle d’un peuple : les Arabes, nomades et brigands (d’ailleurs c’est synonyme), les Égyptiens, les Phrygiens, les Ciliciens… Ils font parfois des confusions entre eux, mais ils n’ont jamais globalisé à l’échelle du Proche-Orient : ils ne connaissent pas du tout le vocable de « Sémites », évidemment, et n’ont pas laissé de textes qui montreraient qu’ils ont conscience de la parenté linguistique entre les divers peuples sémites. Il faut dire que l’emploi quasi général de l’araméen en Syrie et Mésopotamie masque en partie les nuances régionales.

Élodie Guillon : Je voudrais évoquer Maurice Sartre l’archéologue, qui n’est pas très éloigné de Maurice Sartre l’historien, puisque vous êtes un auteur de synthèses, un médiateur – vous l’avez dit –, et que vous résumez tout cela dans une formule, dans un compte rendu d’un ouvrage de Pierre Leriche en 1987 : « La fouille n’est qu’un moyen d’écrire l’histoire25. » Depuis une trentaine d’années s’opère un renouvellement des questionnements en archéologie, et la tendance la plus récente consiste à replacer les hommes dans leur environnement, soit physique (les interactions entre hommes et territoires), soit symbolique et culturel. Vous avez commencé l’archéologie très tôt, en Afghanistan, en 1968, puis, en 1969, en Syrie. Vous êtes donc un témoin privilégié de l’évolution de la discipline, puisque vous ne l’avez jamais abandonnée, ainsi qu’en témoignent vos dernières publications. Ma première question est liée à la lecture d’un ouvrage que vous avez préfacé : les actes d’un colloque international qui s’est tenu à Tours sur l’Asie Mineure dans l’Antiquité, parus en 200926. Vous y faites écho aux questionnements très actuels sur la perception du territoire, l’espace civique et les identités. Les contributions sont celles de jeunes chercheurs et l’on pourrait s’attendre à ce que l’archéologie y ait la part belle. Or, il n’en est rien : seule une intervention utilise réellement les nouveaux outils et les nouvelles questions de l’archéologie. Les autres font une utilisation presque désuète de la source archéologique, qu’ils utilisent comme illustration d’un discours historique déjà bien construit. À votre avis, existe-t-il, dans les études actuelles une sorte de contraste entre les avancées de l’archéologie et l’utilisation

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que l’on en fait dans l’écriture de l’histoire ? Ce contraste est-il typique des travaux français ? Maurice Sartre : Tout d’abord, je ne me présenterais sûrement pas comme un archéologue. Il est vrai que j’ai eu la chance d’aller fouiller en Afghanistan, en 1968 – j’étais très jeune et cela m’a donné l’occasion unique de voir un peu l’Afghanistan –, je ne suis donc pas complètement étranger à l’archéologie ; par la suite j’ai fait de la prospection de terrains, des surveys ce qui est tout à fait différent, avec une orientation nette vers l’épigraphie et la recherche des inscriptions. Cela dit, je crois que vous avez raison : l’archéologie sert trop souvent, aujourd’hui encore, d’alibi, d’illustration d’un discours historique déjà construit. Les responsabilités sont partagées entre les historiens et les archéologues. Par ses méthodes, l’archéologie est une discipline exigeante, difficile, au niveau requis de compétence technique de plus en plus élevé ; mais, dans le même temps, ce n’est pas une fin en soi : si l’archéologie ne sert pas aussi à écrire l’histoire, je ne sais pas à quoi elle sert. Et, malheureusement, trop de publications archéologiques sont pratiquement inutilisables par d’autres que ceux qui ont fouillé. Or, quand vous écrivez une synthèse, vous devez vous poser toutes les questions possibles et imaginables, y compris celles sur lesquelles on n’a jamais rien écrit. Par exemple, que sait-on sur la céramique comme témoin des échanges en Méditerranée au IIIe siècle avant J.-C. ? Si vous vous posez la question, vous entreprenez de lire tout ce que vous trouvez là-dessus, et parfois vous ne comprenez rien soit parce que les archéologues ont écrit pour eux seuls, soit parce que cela ne débouche sur aucune conclusion claire. Aujourd’hui, on souffre d’un double problème : trop d’archéologues ne savent plus pourquoi ils fouillent et donc, lorsqu’ils exposent les résultats de leurs recherches, ils ne les rattachent à aucune problématique claire ; et, en conséquence, les historiens n’utilisent l’archéologie qu’au moment où ils ont besoin d’illustrations pour leurs propres discours. Comment en sortir ? Tout d’abord, avoir des archéologues qui ont fait des études d’histoire, je trouve que c’est une bonne chose. Il y a encore une vingtaine ou une dizaine d’années, les archéologues au CNRS ne voulaient surtout pas être dans la même section que les historiens de l’Antiquité ! Et le phénomène persiste dans certaines universités aujourd’hui. Tout de même, les fouilles les plus classiques (villages, villes, monuments, céramique, monnaies…), restent le fondement même de l’étude historique de l’Antiquité. Il y a une solidarité de l’archéologue et de l’historien pour l’époque antique. Je crois, en outre, que tout ce qui est étude des paysages, prospections étendues sur de multiples sites sur l’ensemble d’une région, etc. est très prometteur ; c’est même le seul moyen dont on dispose pour retrouver la trace des plus modestes, de ce qui est le plus ténu. Voyez par exemple le livre, paru voici quelques années, sur les nomades d’Asie centrale27 : pas facile, l’archéologie du nomadisme, avec quelques trous de poteaux ; les nomades de l’Antiquité ne laissent que peu de traces. Cette archéologie permet de reconstruire un modèle d’environnement ; et c’est, à mon avis, très intéressant.

Élodie Guillon : Ma première question était un peu biaisée puisque je n’y ai pas mentionné le rôle de pôles très dynamiques, comme l’Institut français du Proche-Orient28, qui mène sur place de grands programmes cohérents. Vous êtes lié à l’IFPO et à son réseau doctoral. J’aimerais avoir votre avis sur la place de ce pôle dans la chaîne de production des savoirs

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archéologiques : élaborent-ils de nouvelles problématiques ? utilisent-ils de nouvelles techniques ? ou bien ne sont-ce que des vitrines ? Maurice Sartre : Selon moi, ce ne sont pas des pôles moteurs, ni tout à fait des vitrines. Les vrais moteurs de la recherche aujourd’hui, ce sont les équipes de recherche. C’est de là et de là seulement que peuvent venir les vraies initiatives sur des problématiques variées. L’IFPO est une structure lourde maintenant, puisqu’il regroupe l’Institut français d’archéologie au Proche-Orient, l’Institut français d’études arabes de Damas et le Centre d’étude et de recherche sur le Moyen-Orient contemporain, installé à la fois à Damas, à Beyrouth et à Amman. Mais cet ensemble est plutôt une structure d’accueil de chercheurs qu’une structure d’impulsion en matière de recherche. Au total, c’est une vitrine à l’égard des autorités locales pour marquer notre présence et notre intérêt envers les pays dans lesquels nous sommes installés et c’est une structure de collaboration avec les chercheurs locaux, comme l’illustre le comité de suivi rassemblant chercheurs de l’IFPO et autorités des pays d’accueil pour élaborer ensemble des projets.

Mais l’IFPO a peu de programmes de recherche propres, pour l’Antiquité, généralement en collaboration et cela s’explique notamment par la rotation rapide des chercheurs. Il soutient des programmes, comme les inscriptions grecques et latines de Syrie (IGLS), comme le programme sur les temples et sanctuaires du Proche- Orient. Il sert aussi d’interface entre les missions françaises au Proche-Orient et les autorités locales. Il doit y avoir actuellement dix-neuf missions archéologiques françaises en Syrie. L’IFPO facilite l’obtention des permis, la régularité des papiers, etc. L’IFPO n’a pas de réel rôle d’animation scientifique ; on peut le regretter, mais il faut aussi remarquer que la culture, depuis deux-trois ans notamment, n’est plus vraiment à la mode. Il a d’autre part un rôle de diffusion, par les publications, malgré les difficultés financières de ce secteur. On ne sait pas bien à quoi servirait la recherche si on ne pouvait plus la publier ; on est actuellement obligé de trouver des sponsors, mais ce qui est possible pour des ouvrages de numismatique ou les bijoux antiques, l’est un peu moins pour les inscriptions grecques…

L’IFPO joue également un rôle important dans le réseau doctoral. Mais le système repose plus sur des personnes que sur l’institution elle-même. Le réseau doctoral lie un certain nombre d’universités françaises et l’IFPO ; à trois reprises déjà, on a organisé des semaines doctorales à Damas, Amman et Beyrouth, où l’on fait venir l’ensemble des jeunes chercheurs travaillant sur le Proche-Orient autour d’un thème donné, comme l’eau. L’initiative est importante, parce qu’elle permet aux jeunes chercheurs dispersés en France de se rencontrer sur le terrain et de prendre contact avec les réalités locales. On organise également des rencontres entre les chercheurs en poste à l’IFPO et les doctorants syriens et d’ailleurs. L’IFPO a, à mon avis, un rôle important à jouer dans le développement de ces échanges. Il n’en reste pas moins que l’IFPO aujourd’hui manque de crédits pour jouer pleinement son rôle d’interface. Ce n’est donc pas des programmes-mêmes de l’IFPO que viendra l’innovation.

Public : Depuis quand cette institution ne s’appelle-t-elle plus IFAPO ? Maurice Sartre : Depuis 2003. La fusion a été effective le 1er janvier 2003. Mais l’IFAPO lui-même n’était pas très vieux (1976). Avant il s’appelait l’IFAB, Institut français d’archéologie de Beyrouth, depuis sa fondation en janvier 1945.

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Élodie Guillon : Une dernière question, sur le domaine particulier de l’archéologie rurale, dont vous utilisez les sources dans votre ouvrage D’Alexandre à Zénobie. Au Proche-Orient c’est un domaine extrêmement novateur, qui apporte beaucoup de connaissances, d’autant plus que les fouilles urbaines posent problème, puisque les sites sont occupés depuis des millénaires et, à moins de destructions, comme à Beyrouth pendant la guerre, on ne peut fouiller. C’est aussi dans ce domaine que sont testées de nouvelles techniques, par exemple dans un grand programme sur la Syrie du Sud, coordonné par Pascale Clauss- Balty, où l’on utilise l’outil informatique et les systèmes d’information géographique (SIG)29. Quel est votre avis sur l’avenir de l’archéologie rurale ? Va-t-elle perdurer comme domaine novateur ou rencontrera-t-elle ses limites, d’une part, parce qu’il y a des régions très bien connues archéologiquement et d’autres pas du tout, d’autre part, parce que, lorsqu’on étudie un territoire, arrive un moment où il est nécessaire de disposer de vestiges urbains ? Ou bien, pour finir, le domaine va-t-il se modifier en profondeur – aujourd’hui on fouille peu et on prospecte beaucoup ? Maurice Sartre : Il est compliqué de répondre à cette question. Je pense que le potentiel archéologique de la Syrie est énorme, mais il y a plusieurs problèmes. Tout d’abord, il existe des études fort bien faites – vous avez cité le nom de Pascale Clauss- Balty, et c’est une honte qu’elle ne puisse continuer ce travail faute d’avoir été recrutée sur un poste en France après son séjour à Damas –, mais on relève la disparition accélérée de ce potentiel en raison du développement des villages. Leur nombre et leur étendue se sont, en effet, accrus dans le sud de la Syrie depuis une quarantaine d’années. Lorsque je venais dans le Hauran il y a quarante ans, les villages étaient de petites grappes de maisons noires en basalte, serrées les unes contre les autres, sur un petit tell. Aujourd’hui, ce sont des villes pratiquement continues, les villages se touchent les uns les autres, le béton est partout. Des études, comme les prospections aériennes, déjà impossibles pour des raisons de sécurité, n’auront de toute façon plus d’intérêt. Heureusement que l’on a la couverture photographique aérienne de la Syrie à l’époque du mandat ! Ce qui serait urgent, ce serait de refaire ou d’utiliser les photos aériennes faites à différentes périodes. Ce qui est plus grave, c’est que l’on a la chance d’être dans un pays où les vestiges au- dessus du sol sont souvent conservés, mais que ces élévations disparaissent en raison de la frénésie de construction. On démolit les maisons antiques (et l’on a dans certains villages des maisons antiques où il ne manque que le toit : les façades, les plafonds du premier étage, les escaliers extérieurs, etc. sont tous conservés), pour faire les fondations de maisons en béton que l’on va construire au-dessus. Il y a donc là une urgence absolue à faire des relevés, à faire des photos, à faire le travail qu’a mené Pascale Clauss-Balty sur les maisons. Le mur de la maison de Muhajjeh qu’elle a repéré, où se trouvaient trois épigrammes funéraires que j’ai publiées avec Cécile Pouderon30, a disparu, alors que la maison était intacte il y a encore trois ans.

Cela dit, il ne faut jamais totalement désespérer. Il y a maintenant quelques ONG syriennes placées sous le patronage d’Asma El-Assad, l’épouse du président, femme extrêmement cultivée, qui prennent en charge des choses aussi diverses que les handicapés ou l’archéologie. On va donc essayer de sauver ce qui peut encore l’être. Le potentiel reste gigantesque, mais jusqu’à une date récente la démographie galopante en Syrie du Sud (souvent treize enfants) entraînait un énorme besoin de construction. On est maintenant tombé à environ cinq enfants en moyenne, mais les émigrés partis travailler dans le Golfe rapportent de l’argent avec lequel ils font construire une belle maison en béton. Et les maisons antiques se trouvent noyées,

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littéralement, dans cette masse de cubes de béton, quand elles ne sont pas tout simplement détruites.

Élodie Guillon : Aurions-nous besoin d’images de près ou plutôt d’images aériennes pour ces relevés ? Maurice Sartre : Il faudrait tout : prendre des mesures, faire des relevés précis au sol. Nous avons les moyens techniques, mais il faut avoir l’autorisation de les utiliser ! La Syrie reste un pays officiellement en guerre avec son voisin, et cela entraîne de nombreuses interdictions matérielles, ou du moins de sérieuses limitations. Cela peut sembler absurde car Internet fonctionne et avec Google Earth on voit tout, y compris sans doute des sites militaires… ! Il faudrait surtout avoir beaucoup plus de monde à l’ouvrage : j’ai visité entre trois cents et quatre cents villages en Syrie du Sud, et il n’y en a pas un où il n’y ait rien à enregistrer.

Nathaël Recoursé : J’aimerais repartir de plusieurs choses que vous avez dites, qui me semblent intéressantes pour réfléchir sur les relations entre Proche-Orient ancien et Proche-Orient contemporain. Vous avez travaillé sur la notion d’identité, et je m’interrogeais sur le processus d’élaboration de cette identité. La prise en compte de l’Antiquité est-elle un moyen, pour les États contemporains, de se doter d’une identité bien précise ? Comment, dans des pays comme la Turquie, la Syrie, le Liban, ou encore Israël, l’intégration de l’héritage antique se fait-elle ? Et cette intégration, si elle existe, participe-t-elle de l’élaboration d’une certaine identité nationale, qui pourrait être mise en avant lorsqu’il s’agit d’aborder les grands enjeux géopolitiques du monde contemporain, comme le panarabisme du Ba‘ath syrien par exemple ? Maurice Sartre : Je commencerai par deux citations. Benedetto Croce : « Il n’y a d’histoire que contemporaine31 » ; Yves Lacoste : « La géographie sert d’abord à faire la guerre32. » On peut en dire autant de l’histoire. Il ne faut pas se faire d’illusion : nous ne sommes pas des isolats, vivant dans un temps « intemporel », dans une époque sans âge. Ce monde, qui est le nôtre, a une influence sur nous. Ma manière de faire de l’histoire ancienne est fortement marquée par le monde dans lequel je vis. Je n’ai aucune illusion sur le sujet, ni aucune honte. Je ne veux pas dire par là que tout ce que j’écris est biaisé, mais que forcément les questions que je me pose sont des questions qui me sont dictées par le monde dans lequel je vis. Vous avez dit que j’ai beaucoup parlé ces dernières années des problèmes d’identité. De fait, ces problèmes sont au cœur des sociétés européennes d’aujourd’hui. Ce sont les problèmes d’intégration des émigrés, de l’intégration ou de la cohabitation dans une même unité, l’Europe, de peuples divers. Il faut donc être parfaitement lucide là-dessus : nous sommes forcément orientés dans nos recherches par les questions du monde contemporain. Cela dit, les réponses que nous apportons aux questions historiques doivent être fondées sur la documentation qui est la nôtre. Lorsqu’un collègue israélien fait un livre sur la Syrie du Sud et les États hérodiens, et que, pour tous les lieux qu’il mentionne, il emploie la forme biblique du nom, j’y vois comme un relent idéologique, directement politique. Il ne parle pas de la Batanée, à l’époque romaine, où le pays s’appelle Batanaia, mais du pays de Bashan, la forme biblique du nom, qui remonte au IIe millénaire av. J.-C., ou au début du Ier, et qui ne couvre d’ailleurs pas exactement le même espace. Lorsqu’il parle de la ville de Canatha, il emploie la forme qu’on utilise dans la Bible, Qenat33. Au bout du compte, on sent un relent expansionniste, annexionniste, qui ressemble à ce que font d’autres collègues israéliens, qui suivent les armées israéliennes lorsqu’elles avancent, et qui, dans tout

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bâtiment non identifié retrouvé sur le Golan, reconnaissent à coup sûr une synagogue34. Mais on trouve évidemment des exemples dans l’autre camp. Lorsque les Syriens, selon l’idéologie ba‘athiste officielle, font de Philippe dit l’Arabe un Arabe, c’est une annexion sans intérêt et dont il est d’ailleurs difficile de montrer qu’elle est mal fondée35. Lorsque l’on fait de Zénobie, « reine de Palmyre », qui fut en réalité simplement reine36, un quasi leader d’une sorte de front de libération de la Syrie au temps de l’occupation romaine, et que le ministre de la défense de Syrie vous explique que l’époque coloniale romaine est l’une des périodes les plus sombres de l’histoire de la Syrie, alors que vous êtes face aux merveilles de Palmyre, vous écarquillez les yeux. Pourquoi une époque sombre ? Parce qu’un officiel assimile l’époque romaine, qui est une époque de domination, d’occupation, c’est incontestable, au colonialisme, donc à quelque chose de mauvais, de pervers. Le général Moustapha Tlass, qui a patronné un colloque à Homs et à Palmyre où nous étions37, a prononcé un discours d’introduction en ce sens. Lorsque les savants étrangers présents ont enfin parlé de Zénobie et d’Odeinat, en disant que la première n’était pas le leader du front de libération national puisqu’elle s’était proclamée impératrice de Rome, je vous le rappelle, et qu’il est difficile de faire sécession lorsqu’on se proclame soi-même chef de l’État en question, certains collègues syriens nous ont regardés sans comprendre. Là, l’histoire est annexée de telle façon que l’on ne peut revenir en arrière. Voici ce que dit le général Moustapha Tlass, qui a été ministre de la Défense d’Hafez el-Assad, jusqu’au début de la présidence de Bachar el-Assad, de 1970 à 2003 ou 2004 : « Zainab (c’est-à-dire Zénobie) avait pris en charge le mouvement de libération au nom de tout l’Orient. » D’où tire-t-il cela ? Je ne le sais pas. « Ou, plus spécifiquement, de tous les Arabes. » Difficile de donner une définition des Arabes. « L’Orient en général aurait dû réagir à ce que ce rôle impliquait et aligner ses forces sur un front unique. » Là, c’est le stratège qui parle. « Mais il y avait un autre facteur qui ne pouvait être ignoré : c’est la crainte du colonialisme d’affronter un État nouvellement indépendant. Quand la guerre romano-palmyrénienne éclata, l’Orient était sous l’occupation des Romains depuis plusieurs siècles, durant lesquels les forces romaines pratiquèrent les formes les plus hideuses d’oppression. Ce qu’ils avaient fait à Pétra et dans d’autres cités l’indique suffisamment. » Je cherche encore ce que les Romains ont fait à Pétra et quelles ont été ces « formes hideuses d’oppression », sans avoir trouvé. « Palmyre, soudainement éclatait en plein jour comme une grande puissance. Il est vrai que Palmyre avait aidé les Romains à détruire les juifs et avait combattu avec eux dans les guerres romano-perses sous le commandement romain. » C’est ambigu pour Tlass, ce comportement. Parce que d’un côté détruire les juifs c’est bien, mais le faire avec les Romains signifie que l’on aide le colonialisme ! Tout cela pour montrer comment l’histoire ancienne peut être récupérée dans un contexte d’hyper-nationalisme et un climat de guerre. On fait allusion à des choses sans savoir de quoi il s’agit, on ne tient aucun compte des textes, mais on récupère. Le travail des historiens n’est, évidemment, pas du tout pris en compte. Mais ne croyons pas que nous sommes nous-mêmes dégagés de toute influence. Comme tout historien, je suis sous influence. J’essaie de m’en tenir à une documentation et de donner l’explication qui me paraît la plus conforme en fonction des critères scientifiques en usage dans ma communauté et sous le regard de mes collègues, pour aboutir à

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quelque chose qui n’est sûrement pas la vérité, mais qui essaie de s’en approcher le plus possible ou, plus exactement, bâtir un discours qui permette de comprendre au mieux le plus grand nombre des faits établis en notre possession. Adopter, en somme, une démarche différente de celle de Tlass, ou de celle de Paltiel et de son livre sur les princes clients, auquel je faisais précédemment allusion. Ne pas partir d’une idéologie à laquelle on agrège des faits et événements disparates, voire déformés, pour mettre l’histoire au service de son idéologie.

Nathaël Recoursé : Quelle diffusion une récupération idéologiquement orientée comme celle que vous avez décrite connaît-elle dans les sociétés du Proche-Orient contemporain ? Peut-on en mesurer la portée, l’influence ? Y a-t-il, de la part des populations, une certaine perméabilité à ce discours ? Maurice Sartre : Si l’on observe l’évolution sur une quarantaine d’années, il y a des aspects négatifs et des aspects positifs. Le nationalisme, qui est pour moi une chose hideuse – je ne parle pas du patriotisme, je dis bien le nationalisme –, a eu pour effet de favoriser une certaine appropriation du patrimoine archéologique par la population. Palmyre était déjà, il y a quarante ans, un grand site, avec le Krak des chevaliers et un peu Saint-Siméon. Depuis, d’autres sont venus compléter la liste : Bosra, site inscrit au patrimoine de l’humanité, devenu l’un des sites les plus visités ; Apamée, qui était à l’abandon est devenu un site très visité ; etc. Il s’est développé un tourisme local, syrien, en Syrie. C’est l’aspect positif. Malheureusement, la contrepartie espérée n’est pas sensible : à l’échelle locale, dans les villages, le patrimoine antique ne profite pas de cet engouement pour les antiquités. On se focalise sur quelques sites majeurs et on laisse tomber tout le reste, qui n’a pas été classé, en quelque sorte, comme patrimoine national. Néanmoins, localement se montent de petites associations culturelles de personnes intéressées par ce qu’il s’y passe. Ainsi, à Soueida, chez les druzes, qui sont très intéressés par l’histoire de leur région. Cela relève aussi d’un patriotisme local qui est particulièrement marqué ici. Et puis, il y a des efforts, faibles et dispersés, mais réels. Par exemple, j’ai participé très activement à la réalisation d’un petit film d’animation pour sensibiliser les enfants du mohafazat de Soueida au fait qu’il existait des antiquités, c’est-à-dire des éléments de leur patrimoine, partout, dans chaque village. Le même travail a été fait pour Palmyre, où la sensibilisation est moins nécessaire. Ce film est projeté dans tous les villages, grâce à un bus qui circule d’école en école. C’est très modeste, mais c’est un début qu’il convenait d’encourager.

Nathaël Recoursé : Quel accueil reçoit, dans le Proche-Orient contemporain, la recherche, que celle-ci soit menée par des savants locaux ou par des savants étrangers, comme vous, comme d’autres ? Quelle diffusion pour cette recherche ? quels moyens ? dans quelle mesure est-elle exposée (musées, publications, revues de vulgarisation) ? quelles réalisations concrètes et quelles valorisations du savoir dans le cadre institutionnel ? comment toutes ces choses s’articulent-elles ? Maurice Sartre : Il n’existe pas de réelle revue de vulgarisation, pas l’équivalent de L’Histoire, pour parler d’une revue que j’apprécie et qui joue, je crois, un rôle dans la valorisation de la recherche universitaire. Ceci signifie que le milieu savant est très largement coupé du grand public. Et, ce qui est fâcheux, c’est que nos collègues ne voient en général pas la nécessité d’entretenir des liens avec le grand public. Certes,

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c’est difficile : le niveau du grand public n’est pas celui d’un pays européen ; mais, si on ne commence pas un jour, on n’arrivera à rien. Néanmoins cette curiosité existe. Je me souviens d’un colloque, en 1990, à Soueida, pour l’inauguration du musée de la ville, organisée par les autorités syriennes avec des savants français, parce que ce sont surtout eux qui ont travaillé là, et quelques collègues allemands. Dans une grande salle, avec au moins trois cents personnes, un public passionné suivait les débats et venait volontiers nous interroger durant les pauses. Il faut bien reconnaître que nous n’avions pas tous la même conception du dialogue avec le public et que certains ne répondaient qu’avec arrogance aux questions, certes naïves, d’un public plus chaleureux qu’instruit. De ce côté, il y a encore des efforts à faire. Ma femme et moi avons toujours pris le temps, lorsque nous trouvons des inscriptions sur un terrain privé, d’expliquer au propriétaire le sens et le contenu des inscriptions découvertes lorsque, évidemment, nous les comprenons aussitôt. C’est un moyen de protéger l’antiquité, mais c’est aussi un devoir, un moyen de transmettre un petit élément de culture. Il est de notre devoir d’apporter cet élément d’instruction ; il y a donc ici un changement de mentalité à opérer. Pour le reste, je crois que l’avenir de la recherche passe nécessairement par la collaboration des uns et des autres. Globalement, les autorités scientifiques, en Syrie, en Jordanie ou au Liban, nous accueillent de façon extrêmement généreuse. Notre réponse doit être d’accueillir en retour le plus largement possible les étudiants locaux qui demain seront responsables de la recherche. Parce qu’il n’est pas normal que l’essentiel de la recherche archéologique en Syrie soit menée par des Français, des Américains, des Allemands, des Italiens, des Suisses, des Polonais, des Hongrois et que les Syriens soient presque absents des publications. Il faut que cette collaboration encourage ces collègues à publier, ce qu’ils n’osent pas faire, en partie parce qu’ils ont peur de notre jugement. Il faut leur donner les moyens d’écrire, quitte à écrire avec eux. On sait bien qu’en Turquie ça a été la règle quasi générale pendant vingt ans. Maintenant, les collègues turcs écrivent seuls et ils écrivent très bien. En même temps, ce qu’il faudrait, ce serait arriver à promouvoir plus systématiquement la traduction en arabe des ouvrages écrits dans d’autres langues. Or, malheureusement, la traduction en arabe pose d’énormes problèmes techniques, notamment celui des noms propres, qui sont systématiquement déformés ; il faut faire le choix de garder les noms propres en français, en anglais ou dans une autre langue en caractères latins, faute de quoi le lecteur ne pourra jamais retrouver lesdits noms dans les grands dictionnaires occidentaux. Il faudrait trouver un moyen pour d’avantage traduire en arabe. C’est un effort à faire de notre part ; souvent les éditeurs sont prêts à céder les droits gratuitement ou pour un euro symbolique. Mais il faut évidemment qu’un effort parallèle soit fait de l’autre côté, et que cessent notamment les éditions pirates. Mon petit Gallimard- Découvertes, La Syrie Antique38, a été publié par le ministère de la Culture à Damas, en arabe, sans aucune indication de provenance, et sans l’accord ni de l’éditeur, ni de l’auteur. On ne peut que se réjouir que nos travaux soient ainsi lisibles par un public arabophone, mais le respect du droit moral des auteurs n’est pas à négliger non plus. Ce type de pratique est un véritable frein, parce que les organismes comme le Centre

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national du livre, en France, qui aide volontiers à la traduction, refusent de traiter avec des pays qui ne respectent pas les règles internationales sur la propriété intellectuelle.

Adeline Grand-Clément : Vous avez dit que l’historien a le devoir d’être engagé dans le présent de sa cité, même quand il s’occupe, comme l’historien de l’antiquité que vous êtes, de champs d’étude éloignés à la fois dans le temps et dans l’espace. L’ouverture sur la société est nécessaire et salutaire pour montrer que l’étude des mondes anciens n’est pas repliée sur elle-même, et qu’elle ne consiste pas en l’étude d’un patrimoine qui serait idéalisé et figé à jamais ; à l’inverse, elle peut contribuer à éclairer le temps présent. Quelqu’un comme Pierre Vidal-Naquet, dont vous avez suivi, je crois, l’enseignement, l’a magnifiquement montré ; il affectionnait particulièrement cette phrase de Marrou : « Le travail de l’historien n’est pas l’évocation d’un passé mort, mais une expérience vivante, dans laquelle l’historien engage l’expérience propre de sa destinée39. » On a eu l’occasion de rappeler vos multiples engagements en matière de diffusion du savoir : se sont-ils imposés à vous comme nécessaires, inhérents à votre métier, ou bien sont-ils nés de circonstances fortuites ? Vous définiriez-vous comme un historien engagé ou comme un historien passionné, comme vous le disiez dans une belle phrase, « si l’historien n’a pas les yeux de l’amour, alors ça ne sert à rien » ? Maurice Sartre : Mes engagements ont été un peu le fruit du hasard, hasard qui est néanmoins rarement tout à fait fortuit ; je veux dire par là que si vous me demandez pourquoi j’ai été le premier président des « Rendez-vous de l’histoire », c’est parce qu’un jour Francis Chevrier a débarqué dans mon bureau en m’expliquant ce que Jack Lang voulait créer à Blois, en me disant qu’ils avaient constitué un comité scientifique, qu’ils cherchaient un président et qu’ils avaient pensé à moi. Cela ne relevait pas totalement du hasard. De même, lorsque Stéphane Khémis m’a demandé de rentrer au comité de rédaction de L’Histoire, ou que Philippe-Jean Catinchi m’a demandé d’écrire pour Le Monde des livres, ça ne devait pas être complètement le hasard : ils avaient des raisons précises de formuler cette demande. J’ai aussi été le président, jusqu’à octobre 2009, de l’Institut européen de l’histoire et des cultures de l’alimentation, ce qui a été aussi une autre aventure. Dans le fond, la vraie raison de tout ceci, c’est que, d’une manière ou d’une autre, j’ai toujours aimé communiquer : c’est ma passion. Je ne le vis pas comme une passion violente, il ne faut pas exagérer ; j’ai d’autres activités que d’écrire et faire de la recherche, tout de même : j’adore, par exemple, ne rien faire. Mais cela ne m’arrive pratiquement jamais. Tant pis ! La vie est faite de contradictions. Ainsi, je déteste les voyages organisés. Mais vraiment, viscéralement ! Et pourtant, lorsque des amis débarquent en Syrie, je ne peux pas m’empêcher de leur faire visiter la Syrie, parce que j’adore ça ! J’ai envie de communiquer la passion que j’ai pour ce pays, passion qui peut être critique, certes, mais passion tout de même. Et bien je dirais que c’est un peu la même chose pour bien d’autres activités : je déteste administrer. Mais quand on m’a demandé d’être directeur de laboratoire, d’UFR, etc., j’ai toujours essayé de le faire du mieux possible. Je crois qu’il y a aussi la passion de découvrir de nouvelles choses. Ce qui m’a poussé à accepter ce que l’on m’a proposé, parce que j’ai aussi fait de la radio, de la télévision, du cinéma…, c’est que j’ai beaucoup de peine à dire non à quelque chose que je n’ai jamais fait. J’ai failli faire un film avec Yannick Bellon, et puis, faute de financement, le projet ne s’est pas monté. C’est maintenant un peu tard, parce que je crois qu’un film est sorti sur le même sujet, Hypatie. Mais nous avions énormément travaillé sur le projet, j’ai passé des soirées entières avec Yannick Bellon pour essayer d’ajuster le

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scénario qu’elle avait élaboré. Nous discutions passionnément, je corrigeai des détails surprenants (par exemple les mosaïques au mur, comme dans les musées) mais j’apprenais beaucoup sur les contraintes d’un metteur en scène, l’importance des dialogues, etc. Je crois donc que c’est le goût de la nouveauté qui m’a poussé à faire toutes ces expériences, un peu comme le goût des voyages. Là, par exemple, j’ai accepté d’aller à Nisibe (Nusaybin aujourd’hui, en Turquie), parce que je n’y étais jamais allé, alors que l’intervention m’a demandé un travail fou, car je n’avais rien à dire sur cette importante ville aux confins de Rome et de l’Empire perse. Plus profondément, si nous universitaires, nous chercheurs, nous ne faisons pas le travail de communication avec le grand public, on le laisse faire par d’autres qui risquent d’être peut-être plus habiles mais bien moins compétents scientifiquement et qui risquent de raconter n’importe quoi. Notre travail ne consiste pas en la seule érudition, il faut aller jusqu’au bout, et c’est pour cela que les « Rendez-vous de l’histoire », la revue L’Histoire, Le Monde et tout le reste, m’ont semblé, à chaque sollicitation, des évidences. Il y a tout de même des contreparties dont il faut se méfier : quand les médias commencent à connaître un interlocuteur, ils sont persuadés qu’il n’y a que lui à interviewer quel que soit le sujet, non seulement dans le domaine de l’Antiquité, mais dans bien d’autres. Je dois pourtant en faire l’aveu, je ne sais pas tout, je ne suis pas compétent sur tout et je ne donnerai pas mon avis sur tout. Parce que si je suis un peu compétent pour l’histoire de l’Antiquité (et encore, pas sur tout), ça ne justifie pas que je donne un avis fondé sur le déménagement des archives en banlieue parisienne… Je ne suis pas du genre à signer des pétitions à tout va. Il m’est arrivé souvent de refuser : des gens de radio qui me téléphonaient pour me demander mon avis sur tel ou tel sujet. Je devais leur répondre que je n’avais pas forcément d’avis sur tout. D’un autre côté, écrire dans ces revues et journaux est aussi un formidable apprentissage. J’ai appris beaucoup à écrire en étant contraint : quand vous avez trois mille signes pour faire un compte rendu de livre, c’est très court. Mais cela veut aussi dire que, dès la première phrase, vous êtes obligé d’accrocher votre lecteur ; eh bien ! je peux vous assurer que, dans ces conditions, vous cherchez avec soin la première phrase ! C’est une excellente formation : je ne prétends pas être un bon écrivain, j’écris dans la douleur, mais l’on me reconnaît en général le mérite de la clarté. Je pense que je dois beaucoup à cette communication avec un public qui ne connaît rien ou qui est supposé ne rien connaître. Répondre à des questions naïves oblige aussi à réfléchir.

Adeline Grand-Clément : L’historien de l’Antiquité travaille sur des dossiers de sources fragmentaires, il a du mal à avoir des certitudes, il propose des hypothèses, et le grand public est, lui, plutôt avide de vérités, de certitudes. La transmission du savoir scientifique n’implique-t-elle pas un peu de dénaturer les choses, de les simplifier à l’excès ? Comment opérer la transmission en ne perdant pas la complexité des choses ? Je pensais par exemple à la controverse autour du documentaire de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur sur les premiers temps du christianisme, ou à la série Rome, qui a beaucoup de succès. Maurice Sartre : À mon sens, les problèmes que posent l’écrit et l’image sont différents. À l’écrit, on simplifie toujours : lorsque vous faites le compte rendu d’un livre en trois mille ou en cinq mille signes, vous prenez des risques énormes et vous portez une appréciation sur un livre qui peut aller jusqu’à tuer le livre. Cela m’est

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arrivé quelques fois, pour des livres que je jugeais dangereux, pour diverses raisons scientifiques. Je pense, en effet, qu’il y a des livres dangereux parce que, sous l’apparence de la séduction, ils véhiculent des idées qui peuvent relever du délit, comme des idées racistes, par exemple – et le racisme ce n’est pas une opinion, c’est un délit. Ou alors parce qu’il relève du faux-semblant : je pense par exemple à un dictionnaire historique de la Gaule, paru il y a quelques années, qui était en fait un ramassis de citations d’auteurs du début du XIXe siècle, jamais mises entre guillemets, et seule une lecture attentive de la bibliographie permettait de comprendre le procédé malhonnête de rédaction de l’ouvrage40. Or, c’était un livre destiné aux étudiants, que l’on aurait retrouvé sur les rayons de toutes les bibliothèques, puisqu’il s’agissait d’une publication récente. Il y avait par exemple une entrée « Élagabale » (on se demande ce qu’il faisait dans un dictionnaire sur la Gaule), qui était un résumé de l’Histoire Auguste, qui disait plus ou moins, « Élagabale, empereur qui introduisit à Rome toutes les perversions de l’Orient ». On voit quelles âneries pouvaient se retrouver dans toutes les copies, avec l’autorité d’un livre tout récent, en apparence ! Écrire est donc difficile. Dans un article de quelques pages, on est obligé de simplifier un peu, mais, pour ma part, j’essaie souvent de ne développer qu’une idée ou deux, au maximum. Je ne vais pas essayer de raconter le monde hellénistique en treize mille signes, c’est inutile. Je me limite donc à une seule idée, que je crois assez juste, assez proche de la réalité ; je pense qu’à ce compte-là, on peut être à la fois clair, compréhensible et ne pas trahir ce que l’on veut dire. Pour ce qui est des images, il faut en distinguer différents types. Avec les séries télévisées ou les films, comme Rome, comme Gladiator, on ne fait pas œuvre d’histoire. Lorsque j’écris dans L’Histoire, j’écris en tant qu’historien et, partant, je n’écris pas du roman. Dans la fiction, on a une liberté : lorsque j’ai travaillé à ce projet de film avec Yannick Bellon sur Hypatie, il y avait des aspects qui relevaient du roman. Par exemple, elle voulait la rajeunir parce qu’il fallait qu’elle soit séduisante ; or moi je suis persuadé qu’au moment de sa mort, à Alexandrie en 415 – vous pouvez lire le dernier chapitre des Histoires grecques pour comprendre qui est Hypatie et comment se passent ses derniers instants41 –, elle a au moins soixante-cinq ans. Dans ces conditions, il est plus difficile d’en faire non pas la maîtresse mais au moins une amie de cœur du préfet d’Égypte que si elle en a trente-cinq. Dans ces séries, les auteurs les plus sérieux ont, malgré tout, le respect de la vraisemblance historique. Comme historiens, nous n’avons qu’un squelette, un squelette qu’habille le romancier ou le cinéaste, à qui il met de la chair, de la peau, de la barbe… C’est pour cela que d’aucuns ont trouvé étrange que je défende le récit qu’avait fait Irène Frain de la vie de Cléopâtre. Elle ne l’a pourtant jamais intitulé « Histoire de Cléopâtre » ; elle l’a appelé L’inimitable et désigné comme un « récit ». Je ne dis pas que tout ce qui est dedans est juste ; je ne le sais pas puisqu’il y a une foule de détails qui sont impossibles à connaître. Mais ce qui m’avait séduit dans ce livre, c’était que toute la partie documentée, c’est-à-dire ce que l’on connaît réellement du personnage, était bien intégrée, qu’il n’y avait pas de faute grave aux yeux de l’historien, de contresens historique ; ensuite, simplement, le talent de la romancière mettait la chair que nous, historiens, ne pouvons inventer. D’une certaine manière, lorsque Pierre Briant écrit sa Lettre ouverte à Alexandre le Grand42, il procède un peu de la même manière. Il dit à Alexandre le Grand tout ce que

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sont ses certitudes d’historien, qui donnent chair au personnage, mais que l’historien n’a rien pour étayer, ne peut prouver, parce qu’on ne restituera jamais le vrai Alexandre et ses pensées. C’est la même chose avec le livre, tout à fait merveilleux, de John Paul Meier sur Jésus, en quatre volumes – on attend le cinquième. Il mène une enquête qui aboutit à la conclusion qu’on ne pourra jamais connaître totalement le Jésus historique. On peut cerner le Jésus tel que les historiens essaient de le reconstituer, c’est-à-dire pas grand-chose au total. Vous avez aussi fait allusion à autre chose, qui nous a entraînés dans des polémiques, voire des dénonciations, qui est la série de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur. Cette série est extrêmement séduisante par bien des aspects et, notamment la première série, Corpus Christi, qui avait donné lieu à un livre intitulé Jésus contre Jésus43. J’avais dit tout le bien que j’en pensais. Mais, avec le temps, d’un épisode à l’autre, l’intérêt a faibli et les méthodes se sont gauchies. Le travers qu’a dénoncé Jean-Marie Salamito me paraît tout à fait exact44 : le procédé du montage qui consiste à juxtaposer des interviews de personnes qui n’ont jamais pu discuter entre elles, de faire répondre les intervenants à des questions dont le spectateur ne connaît pas la teneur, est, à la longue, un procédé dangereux pour l’historien. Je ne dis pas que c’est malhonnête, je ne l’ai, d’ailleurs, jamais écrit, mais ça peut être extrêmement dangereux. Jean-Marie Salamito avait parfaitement raison de montrer qu’en plus, la phrase récurrente de Loisy répétée à plusieurs reprises est le fils rouge qui permet de comprendre l’objectif principal de Gérard Mordillat – ce n’est pas tellement Jérôme Prieur qui est en cause dans l’affaire –, à savoir que l’Église a trahi Jésus ; ce qui est absurde parce que Jésus, sans l’Église, n’existerait pas. On est là dans un tout autre genre que les ouvrages évoqués plus haut, et plus loin encore des séries ou films historiques car la série tente de donner un sens à un événement capital, la naissance du christianisme, vise à la démonstration. Déceler des erreurs de méthode, voire des procédés de déformation, est donc non seulement légitime, mais nécessaire. Rendre compte d’un livre bien argumenté sur ce point n’est que se faire l’écho d’une polémique dont l’enjeu est essentiel. Livrer un travail au public, c’est naturellement s’exposer à la critique et lorsque celle-ci est honnête, c’est-à-dire qu’elle ne déforme pas votre travail lui- même, elle doit être acceptée comme telle. D’où ma stupeur devant la réaction violente et outrancière de Gérard Mordillat qui m’a envoyé, après la publication de mon compte rendu de Salamito, une lettre stupéfiante que j’ai évidemment conservée : on aurait été en URSS avant 1956, j’étais bon pour la Sibérie ! Le vocabulaire de la lettre est exactement celui des procès staliniens ; dès l’ouverture, j’y suis traité de « valet », non pas de l’impérialisme américain, mais de Salamito ! Pourquoi regrettais-je en commençant ce long entretien que l’idéologie n’irriguait plus les débats historiques ? Il y a au moins Gérard Mordillat pour maintenir la tradition !

Pascal Payen : Nous avons eu un écho de ces débats, quand nous avons reçu Jean-Marie Salamito qui nous a raconté comment il avait été amené, alors que ce n’est pas du tout sa manière d’être en tant qu’historien, d’une certaine façon par nécessité, intellectuelle et scientifique, à composer un pamphlet pour préciser ces choses. Maurice Sartre : Oui, je lui avais fait suivre une copie de la lettre de Gérard Mordillat. Il avait, pour sa part, pris position parce que Le Monde de la Bible lui avait demandé un avis. Il avait émis des réserves et Mordillat est quelqu’un qui n’accepte

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pas la moindre réserve. La pétition des collègues dans Libération, dont il y a tout lieu de croire qu’elle a été rédigée par Gérard Mordillat lui-même, disait à la fin que non seulement l’œuvre était irremplaçable, mais qu’elle devrait être obligatoire dans toutes les écoles ! Décidément, il y a de la nostalgie de l’époque du petit père des peuples !

Adeline Grand-Clément : À un moment où les sciences humaines et sociales en général et les sciences de l’Antiquité en particulier semblent connaître une crise de légitimité au sein de la société, j’avais envie de vous demander, un peu naïvement, à quoi sert l’histoire ancienne dans la société d’aujourd’hui. En quoi les « Anciens » sont-ils « modernes » ? Maurice Sartre : Je crois que c’est une question fondamentale. L’histoire en général, disons-le d’emblée, ça ne sert à rien ; mais essayons sans, et nous verrons bien. La crise actuelle ne fait que souligner le caractère indispensable des sciences humaines. Je ne fais pas de place particulière à l’histoire ancienne, que je considère comme l’une des branches de la discipline historique. Notre discipline reste un élément indispensable de la formation des individus et, notamment, de la formation des citoyens. Or, dans les pays où l’histoire n’existe pas ou est entièrement soumise à l’idéologie, il n’y a pas non plus de citoyens. Il y a des sujets, peut-être, d’un régime quelconque. L’histoire, même lorsque l’on fait un travail éloigné de toute préoccupation contemporaine, apprend à réfléchir, à coordonner les informations : c’est-à-dire, au bout du compte, à ne pas gober n’importe quoi ! L’histoire est un moyen de développer l’esprit critique, même lorsque l’on travaille sur des sujets dégagés – en apparence – de toute relation directe avec le monde contemporain. Grâce à l’histoire, on peut ouvrir un grand quotidien du soir et l’appréhender de façon critique. Ce n’est pas un hasard si les œuvres historiques fondamentales ne se développent que dans les États démocratiques. Existe-t-il une œuvre majeure de l’historiographie contemporaine qui sorte d’une dictature ? Je n’en connais pas. En retour, la démocratie a besoin des sciences humaines. Les hommes politiques éphémères qui ne pensent qu’au profit, aux lois du marché et ne voient pas plus loin que leur horizon personnel au point de penser et d’oser dire que la lecture d’un roman du XVIIe siècle n’a plus aucun intérêt, ces gens-là sont des guignols qui relèvent de l’épiphénomène, même s’ils nous font perdre un temps précieux puisqu’il faut ensuite corriger les effets de leurs mauvais coups. Ce qui compte, c’est le fond de la société. Je suis très frappé de voir que les éditeurs en France font leurs meilleures ventes avec les livres de sciences humaines. Ils sont très demandeurs d’histoire ! Quand on voit un éditeur comme Fayard accepter de publier un ouvrage de mille deux cents pages sur la Syrie antique45 ou un ouvrage de mille quatre cents pages sur l’empire perse, comme il l’a fait avec Pierre Briant46, sans demander de supprimer une ligne ou un mot de grec, on a envie de dire « chapeau ! ». Il existe des éditeurs pour qui les sciences humaines, même les plus « anecdotiques », sont indispensables, outre qu’elles leur permettent de gagner de l’argent. Ce qui est assez moral ; ça m’embêterait que mes éditeurs perdent de l’argent, tout de même !

Corinne Bonnet : Il me semble que nous avons amplement balayé à la fois les intérêts de Maurice Sartre et toutes les questions d’actualité, y compris le rapport entre présent et

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passé sous toutes ses formes, de la recherche la plus pointue à l’ouverture sur la société. Un grand merci à notre hôte pour sa franchise, pour l’absence de langue de bois. Maurice Sartre : C’est moi qui voudrais vous remercier vraiment du fond du cœur pour cette journée, parce que ça a été un grand plaisir de vous revoir tous, de rencontrer de jeunes et moins jeunes chercheurs, d’avoir eu aussi un public si nombreux et merci aussi de m’avoir donné la possibilité de réfléchir à ce que je fais, démarche que je crois salutaire. Je n’ai pas de doute sur ma passion. Il reste cependant une question que vous ne m’avez pas posée, mais à laquelle je vais répondre quand même : pourquoi ai-je choisi de travailler sur la Syrie ? J’y ai beaucoup réfléchi et je crois que ça a tenu à la magie d’un mot. Lorsque j’ai été jeune agrégé, avant même d’avoir un poste dans le second degré, j’ai été recruté comme assistant à l’université de Clermont-Ferrand par Claude Mossé. Lorsque je suis rentré en France (j’ai été recruté in absentia, étant alors en fouilles en Afghanistan), je devais trouver un sujet de thèse. Je suis allé voir Jean Pouilloux, à Lyon, et il m’a expliqué qu’il avait reçu les archives d’un savant allemand qui avait émigré aux États-Unis, qui s’appelait Brünnow, mort à Princeton en 1917, et qui avait commencé le corpus des inscriptions grecques de l’Arabie. Ne me demandez pas ce qu’il a dit après : une fois prononcé le mot « Arabie », j’ai vu des étoiles partout et j’étais déjà sur un tapis volant en route vers l’Arabie. Le lendemain, j’ai cherché où pouvait être cette Arabie où il y avait des inscriptions grecques : je me suis alors aperçu que c’était la Syrie du Sud, la Jordanie et le nord de l’Arabie saoudite. Donc ce n’était pas du tout la péninsule arabique comme je l’avais cru dans ma grande naïveté. Tout ça pour dire que la magie du mot a opéré et que mon orientation s’est décidée là-dessus, non à la suite d’une analyse raisonnée et raisonnable de ce qu’il convenait d’étudier. Pour moi, l’Arabie, quand j’étais enfant et adolescent, c’était l’endroit où jamais je ne pourrais aller, parce que c’était un pays interdit, fermé aux étrangers, donc fascinant. On l’a oublié aujourd’hui où cinq millions de touristes se pressent à Dubaï chaque année ; dans les années 1960, c’était un monde fermé, impossible d’accès. Une vraie passion naît plus sûrement d’une image que de la raison. J’ai au moins acquis cette certitude.

NOTES

1. M. SARTRE, Inscriptions grecques et latines de la Syrie, 13 : 1, Bostra (Bibliothèque archéologique et historique de l’Institut français d’archéologie du Proche-Orient), Paris, Geuthner, 1983. 2. M. SARTRE, Bostra : des origines à l’Islam, Paris, Geuthner, 1985. 3. M. SARTRE, L’Orient romain : provinces et sociétés provinciales en Méditerranée orientale d’Auguste aux Sévères (31 av. J.-C. – 235 ap. J.-C.), Paris, Seuil, 1991. 4. M. SARTRE, D’Alexandre à Zénobie. Histoire du Levant antique, IVe siècle avant J.-C. – IIIe siècle après J.-C., Paris, Fayard, 2001, 2e éd. 2003. 5. M. SARTRE, L’Asie Mineure et l’Anatolie, d’Alexandre à Dioclétien, IVe siècle av. J.-C. – IIIe siècle ap. J.-C., Paris, Armand Colin, 1995. 6. M. SARTRE, L’Anatolie hellénistique de l’Egée au Caucase, Paris, Armand Colin, 2003.

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7. M. SARTRE, Histoires grecques, Paris, Seuil, 2006. 8. M. SARTRE, La Syrie antique, Paris, Gallimard (Découvertes, 426), 2002. 9. P. VEYNE, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Seuil, 1976. 10. M. SARTRE, « Une histoire de sigma brisé ou l’impérialisme athénien », Histoires grecques, Paris, Seuil, 2006, p. 137-143. 11. Promesse qu’il n’a heureusement pas tenue, puisqu’il publie en octobre 2010 un livre sur la peinture italienne. 12. Je dois revenir sur cette affirmation car, entre le moment de ce séminaire et le moment où je le relis, ont paru le Périclès de Vincent AZOULAY (Armand Colin, 2010), l’étude de Pauline SCHMITT PANTEL sur la fabrique des Hommes Illustres (Aubier, 2009), quelques thèses novatrices (Julien Fournier, Aude Cassayre). Il faut donc juger sur la plus longue durée et ne pas désespérer. 13. G. BONGARD-LEVINE, C. BONNET, Y. LITVINENKO et A. MARCONE, Mongolus Syrio salutem optimam dat. La correspondance entre Mikhaïl Rostovtzeff et Franz Cumont, Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, De Boccard, 2007. 14. M.I. ROSTOVTZEFF, The Social and Economic History of the Hellenistic World, Oxford, Clarendon, 1941. 15. M.I. ROSTOVTZEFF, The Social and Economic History of the Roman Empire, Oxford, Clarendon, 1926 ; The Social and Economic History of the Hellenistic World, Oxford, 1941. 16. Il s’agit de la première des deux études, celle sur l’Empire romain. 17. S. SAND, Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme, Paris, Fayard, 2008. 18. “A-t-on inventé le peuple juif ?”, Le Débat, 158, janvier-février 2010, p. 177-184, au sein d’un large débat très contradictoire. 19. M. SARTRE, “De Pétra à Jérusalem… et retour !”, in East and West. Papers in Ancient History presented to Glen W. Bowersock, Harvard, Harvard University Press, 2008, p. 159-180. 20. P. VEYNE, introduction à G. DEGEORGE, Palmyre, métropole caravanière, Paris, 2001. 21. Il est utilisé pour purifier l’haleine. 22. M. SARTRE, “Uriner devant Aphrodite ou Juifs et Grecs six siècles plus tard”, Histoires grecques, p. 417-425. 23. Cf. C. ORRIEUX – E. WILL, Ioudaïsmos - Hellènismos - Essai sur le Judaïsme judéen à l’époque hellénistique, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1986. 24. Code Théodosien, XIII, 3, 5 = Code de Justinien, X, 53, 7. 25. Syria, 64, 1987, p. 168 : M. SARTRE, compte rendu de P. Leriche, Fouilles d’Aï-Khanoum. V. Les remparts et les mouvements associés, Paris, De Boccard, 1986. 26. H. BRU – F. KIRBIHLER – S. LEBRETON, L’Asie mineure dans l’antiquité : échanges, populations et territoires : regards actuels sur une péninsule. Actes du colloque de Tours, 21-22 octobre 2005, Rennes, PUR, 2009. 27. H.-P. FRANCFORT (éd.), Nomades et sédentaires en Asie centrale : apports de l’archéologie et de l’ethnologie, Paris, Éditions du CNRS, 1990. 28. http://www.ifporient.org/, site consulté les 11, 12, 13 mai 2010. 29. P. CLAUSS BALTY (ss la dir.), Hauran III. L’habitat dans les campagnes de Syrie du Sud aux époques classique et médiévale (BAH 208), Beyrouth, IFPO, 2008. 30. C. POUDERON - M. SARTRE, « Un marchand d’épigrammes à Maaga de Batanée (Syrie) », ZPE 160 (2007), p. 51-58. 31. B. CROCE, Théorie et Histoire de l’historiographie, Genève, Droz, 1968, p. 14. 32. Y. LACOSTE, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, Maspéro, 1976 (rééd. La Découverte, 1985). 33. E. PALTIEL, Vassals and rebels in the Roman Empire : Julio-Claudian policies in Judaea and the kingdoms of the East, Bruxelles, 1991. 34. D. URMAN, The Golan : a profile of a region during the Roman and Byzantine periods, Oxford, 1985.

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35. En résumé, il est probable que Philippe est le descendant de colons romains venus peut-être de la côte phénicienne (Bérytos ?) et son épithète d’Arabe est seulement liée au fait qu’il est né dans la province d’Arabie. Ajoutons que pour les bons Romains de souche, ce n’était sûrement pas valorisant. 36. Elle porte le titre de reine parce qu’elle est l’épouse d’Odeinat, « roi des rois », titre qu’il a pris après avoir battu Shapur Ier, roi sassanide qui portait ce titre. Il n’est en rien « roi de Palmyre », titre inconnu. 37. M. al-HAYEK, M. MAQDISI et M. ABDULKARIM, Zenobia and Palmyra. Proceedings of the International Conference, (Homs-Palmyre, 19-21 octobre 2002), Homs, 2002. 38. M. SARTRE, La Syrie antique, Paris, Gallimard (Découvertes 426), 2002. 39. Cité par P. Vidal-Naquet, Le choix de l’Histoire, Paris, Arléa, 2004, p. 19. 40. J.-P. PICOT, Dictionnaire historique de la Gaule : des origines à Clovis : d’après des documents originaux et des textes du XIXe siècle et contemporains, Paris, La Différence, 2002. 41. M. SARTRE, « La mort d’Hypathie ou Rester païen dans un monde chrétien », Histoires grecques, p. 437-447. 42. P. BRIANT, Lettre ouverte à Alexandre le Grand, Arles, Actes Sud, 2008. 43. G. MORDILLAT - J. PRIEUR, Jésus contre Jésus, Paris, Seuil, 2005. 44. J.-M. SALAMITO, Les chevaliers de l’Apocalypse. Réponse à MM. Mordillat et Prieur, Paris, Lethielleux, 2009. 45. M. SARTRE, D’Alexandre à Zénobie. Histoire du Levant antique, IVe siècle avant J.-C. – IIIe siècle après J.- C., Paris, Fayard, 2001, 2e éd. 2003. 46. P. BRIANT, Histoire de l’empire perse, Paris, Fayard, 1996.

AUTEUR

MAURICE SARTRE Professeur émérite à l’Université François-Rabelais, Tours Membre senior de l’Institut Universitaire de France Maison de l’Orient et de la Méditerranée-Jean Pouilloux, Lyon [email protected]

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Brigands, colons et pouvoirs en Syrie du Sud au Ier siècle de notre ère1

Maurice Sartre

1 Sans être totalement ignorée des auteurs anciens, la Syrie méridionale d’aujourd’hui, la région que l’on désigne sous le terme global de Hauran, que l’on peut décrire comme l’ensemble des terres situées entre la Damascène et le nord de la Jordanie actuelle, a peu retenu leur attention et, si l’on n’avait le secours de l’archéologie et de l’épigraphie, son histoire nous échapperait presque complètement. Parcourant en tous sens cette région depuis plus de quarante ans pour en réaliser le corpus des inscriptions grecques et latines, il y a longtemps que j’ai pris conscience de son caractère original aux marges du monde romain, originalité qui tient d’abord à l’abondance remarquable des inscriptions – et au grec et au latin, il faut ajouter le nabatéen et les graffitis innombrables laissés par les populations nomades du Harra2 – et à l’accroissement constant du corpus pour peu qu’on se donne la peine de visiter les villages systématiquement. Il n’est pas question de présenter ici l’ensemble de ces textes – le corpus en cours d’écriture en comptera environ quatre mille, dont plus de mille inédits – mais d’utiliser un ensemble qui s’est constitué peu à peu pour montrer ce que l’on peut tirer de ces textes parfois modestes mais que leur mise en relation rend tout à coup extrêmement bavards. Pour cette journée où mes collègues ont souhaité attirer l’attention sur mon travail, il ne m’a pas semblé de meilleur exemple de ce qu’est notre métier d’historien de l’Antiquité que de vous entraîner à ma suite au cœur d’une région peu connue et pourtant passionnante de l’Empire romain, aux confins méridionaux de la province de Syrie3.

2 Deux textes bien connus, écrits à moins d’un siècle d’intervalle, me serviront d’introduction. Strabon, à l’époque d’Auguste, écrit ceci au sujet d’une région alors peu connue de ses lecteurs : « En arrière de Damas on voit s’élever deux crêtes (λόφοι), dites les deux Trachônes4 ; puis, en se portant du côté de l’Arabie et de l’Iturée, on s’engage dans un pêle- mêle de montagnes inaccessibles, remplies d’immenses cavernes qui servent de

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places d’armes et de refuges aux brigands dans leurs incursions et qui menacent de toute part le territoire des Damascènes : une de ces cavernes est assez spacieuse, paraît-il, pour contenir jusqu’à quatre mille hommes. Il faut dire pourtant que ce sont les caravanes venant de l’Arabie Heureuse qui ont le plus à souffrir des déprédations de ces barbares. Encore les attaques dirigées contre les caravanes deviennent-elles chaque jour plus rares, depuis que la bande de Zénodôros tout entière, grâce aux sages dispositions des gouverneurs romains et à la protection permanente les légions cantonnées en Syrie, a pu être exterminée5. »

3 Josèphe, qui écrit au temps de Domitien, fait allusion aux mêmes faits d’époque augustéenne : « Un certain Zénodôros avait affermé les biens de Lysanias6. Trouvant ses revenus insuffisants, il les augmenta par des nids de brigands qu’il entretint dans la Trachonitide. Ce pays était, en effet, habité par des hommes sans aveu, qui mettaient au pillage le territoire des habitants de Damas ; et Zénodôros, loin de les en empêcher, prenait sa part de leur butin. Les populations voisines, maltraitées, se plaignirent à Varron, qui était alors gouverneur [de Syrie] et lui demandèrent d’écrire à César les méfaits de Zénodôros. César, au reçu de ces plaintes, lui manda d’exterminer les nids de brigands et de donner le territoire à Hérode, dont la surveillance empêchait les habitants de la Trachônitide d’importuner leurs voisins. Il n’était pas facile d’y parvenir, le brigandage étant entré dans leurs mœurs et devenu leur seul moyen d’existence ; ils n’avaient, en effet, ni villes ni champs, mais simplement des retraites souterraines et des cavernes qu’ils habitaient avec leurs troupeaux. Ils avaient su amasser des approvisionnements d’eau et de vivres qui leur permettaient de résister longtemps en se cachant. Les entrées de leurs retraites étaient étroites et ne livraient passage qu’à un homme à la fois, mais l’intérieur était de dimensions incroyables et aménagé en proportion de sa largeur. Le sol au- dessus de ces habitations n’était nullement surélevé, mais se trouvait au niveau de la plaine ; cependant il était parsemé de rochers d’accès rude et difficile, pour quiconque n’avait pas un guide capable de lui montrer le chemin ; car les sentiers n’étaient pas directs et faisaient de nombreux détours. Quand ces brigands se trouvaient dans l’impossibilité de nuire aux populations voisines, ils s’attaquaient les uns les autres, si bien qu’il n’était sorte de méfait qu’ils n’eussent commis. Hérode accepta de César le don qu’il lui faisait ; il partit pour cette région et, conduit par des guides expérimentés, il obligea les brigands à cesser leurs déprédations et rendit aux habitants d’alentour la tranquillité et la paix7. »

4 À l’exception d’une erreur de Strabon, qui a l’air de placer les cavernes dans le seul « pêle-mêle de montagnes inaccessibles » qui encadre le Trachôn, c’est-à-dire dans le Jebel al-‘Arab (« en direction de l’Arabie ») et dans l’Antiliban (« en direction de l’Iturée »), la description géographique et ethnographique est particulièrement adéquate. Il faut se promener sur le Trachôn avec ces textes en main pour en apprécier l’exactitude. Strabon, qui ne connaît pas les lieux, décrit les Trachônes par un terme particulièrement approprié, λόφοι, ce qui décrit bien cette étendue basaltique qui se distingue des plaines environnantes par un simple bourrelet rocheux, et se situe bien au-dessous du massif qui lui a donné naissance. Pour le reste, il est particulièrement facile d’illustrer par des images la plupart des informations des auteurs anciens, tant elles sont exactes, y compris dans certaines affirmations qui pouvaient paraître excessives : l’impossibilité de circuler dans ce chaos (fig. 1), l’étroitesse de l’entrée des grottes et l’immensité de celles-ci. Une grotte située dans le sud-est du plateau, à ‘Arīqah (Aerita), justifie à elle seule les deux textes et c’est probablement elle qui est ainsi décrite (fig. 2).

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Figure 1. Aspect du plateau du Trachôn

Figure 2. La grotte d’Ariqah (Aerita)

5 Le Trachôn (ou rugueux), en arabe Léjà, « refuge », est une coulée de lave récente issue principalement des deux volcans placés à son angle sud-est près de Shahbā (Philippopolis), et de quelques cônes moins importants englobés dans la coulée elle- même près de Madjādel. Grossièrement triangulaire (fig. 3), il présente de vastes zones

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où la lave est restée à l’état brut, alors que d’autres secteurs, notamment dans la partie centrale, parfois très limités en superficie, ont vu la lave se décomposer en une riche terre volcanique (ce sont les parties plus sombres sur la fig. 3). L’ensemble se situe au niveau de la plaine environnante, mais s’en distingue nettement par son apparence. Comme on l’observe aussi bien sur le terrain que sur la photographie par satellite, la couverture minérale est restée presque intacte dans toute la moitié nord, elle est beaucoup plus décomposée dans la moitié sud, sans pour autant que l’on puisse confondre la région avec la grasse plaine de Bostra (la Nuqrah) ou encore avec la plaine de Batanée à l’ouest.

Figure 3. Vue satellite du plateau du Lejà ; en gris clair les zones couvertes de basalte, plus sombres, les zones où la lave est décomposée en terre agricole.

6 Josèphe, plus précis que Strabon – qui se contente de signaler l’action efficace des légions romaines de Syrie –, et surtout plus disert, fournit d’amples renseignements sur les moyens mis en œuvre pour éradiquer le fléau du brigandage. On peut en résumer les grandes étapes et les aspects essentiels.

7 Dans un premier temps, Auguste confie la région à un ami de Rome, Zénodôros, un client richissime qui a pris à ferme les biens de Lysanias, souverain d’une principauté située dans l’arrière-pays de Damas (Abila), confisqués par les Romains en 37-36 av. J.-C. qui la remirent d’abord à Cléopâtre avant qu’elle ne revienne à Rome après Actium (AJ XV, 344). Bien que Zénodôros soit sans doute le fils de Lysanias ou un proche parent, c’était prendre un certain risque car il se trouvait ainsi en position de contrôler les abords de Damas à l’ouest et au sud, vers la mer et vers l’Arabie. Or, non seulement Zénodôros se montre inefficace, mais il semble organiser lui-même le brigandage pour arrondir ses revenus ; du moins est-ce l’accusation qui est portée contre lui par les populations voisines auprès des gouverneurs romains. Auguste le dépossède donc des territoires qu’il lui a confiés en 31-30, fait organiser une expédition militaire par le gouverneur de Syrie, L. Licinius Varron (gouverneur en 25-23) qui, contrairement à ce que prétend Josèphe (BJ I, 398), ne purgea pas le pays de ce fléau8, puis confie ces régions à Hérode le Grand entre 25 et 209. Quatre régions sont remises, au moins

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partiellement, à Hérode en Syrie du Sud : – la Gaulanitide, c’est-à-dire le Jawlan, la série de plateaux et de collines située à l’est du lac de Tibériade ; – la Batanée, terme qui désigne la riche plaine qui s’étend entre Damas au nord et Adraa et le Yarmouk au sud, à l’est du Jawlān. Hérode en reçoit une large partie nord, celle qui n’est pas sous le contrôle des rois nabatéens de Pétra ; – le Trachôn, le plateau basaltique du Léjà, dont il vient d’être question ; il le reçoit en totalité10 ; – l’Auranitide qui semble avoir un sens plus restreint que le Hauran d’aujourd’hui ; il s’agit alors de la montagne située à l’est, ce qu’on appelait autrefois Jebel Druze et qui se nomme aujourd’hui officiellement Jebel al-‘Arab. Là encore, la partie sud est entre les mains des rois de Pétra et Hérode ne reçoit donc que la partie septentrionale, avec néanmoins la cité grecque de Canatha (refondée récemment par Aulus Gabinius, lieutenant de Pompée, durant son gouvernement de la Syrie en 57-55) et l’important sanctuaire de Baalshamin à Seeia.

8 La frontière entre les deux royaumes clients, celui des Nabatéens et celui des Hérodiens, coupe donc en deux la plaine de la Nuqrah et la montagne (fig. 4).

Figure 4. Carte générale de la Syrie du Sud, montrant la frontière entre les deux royaumes clients et la répartition des inscriptions hérodiennes au Nord.

9 Hérode, selon Josèphe, entreprit d’établir à proximité du plateau du Trachôn, la seule zone qu’il qualifie réellement de dangereuse de la région, des colons. Sans indiquer de localisation précise, Josèphe mentionne d’abord l’installation de trois mille Iduméens juifs11, après que les Nabatéens de la partie sud du Hauran ont aidé les brigands réfugiés chez eux à lancer des raids contre les territoires hérodiens. L’épisode se situe peu avant l’exécution du ministre nabatéen Syllaios, survenue en 9 av. J.-C. et Josèphe indique

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clairement qu’Hérode intervient alors que Syllaios est à Rome pour se défendre12. Mais rien n’est dit du lieu précis de l’installation de ces Iduméens.

10 La seule mention précise de lieu fournie par Josèphe concerne l’établissement de Bathyra (AJ, XVII, 23-26 ; BJ, I, 398), fondée par des colons juifs venus de Babylone, sous la direction d’un certain Zamaris, auxquels des avantages fiscaux furent accordés : lui et les siens furent exemptés de tribut et de toutes taxes13. On ignore les raisons de cette migration d’un groupe de juifs babyloniens en direction de la Syrie. Le fait est qu’ils se trouvent désœuvrés dans la région d’Antioche lorsque Hérode les embauche à son service. L’épisode se situe au temps du gouvernement de la Syrie par C. Sentius Saturninus, entre 10 et 7 av. J.-C., probablement un peu après l’installation des Iduméens que Josèphe raconte au livre précédent. Le fils de Zamaris, Iakimos, puis son petit-fils Philippe lui succédèrent à la tête de ce groupe, de sorte que l’existence de cette colonie peut être assurée durant près d’un siècle. C’est à l’évidence de ces juifs babyloniens que parle Flavius Josèphe dans son Autobiographie, 54 (οἱ ἐν Ἐκβατάνοις Βαβυλώνιοι Ἰουδαῖοι), non pas installés dans un lieu nommé Ecbatane, mais probablement « en Batanée ». Mais l’autorité des chefs successifs finit par s’étendre loin vers l’ouest puisque Philippe gouverna Gamala, à l’ouest du Jawlān. On reviendra sur les pouvoirs de ces chefs exceptionnels, qui étaient peut-être, au départ, confinés à la garde du Trachôn. En tout cas, la politique d’Hérode attira du monde, tous ceux qui cherchaient des terres libres de taxes. Ce qui n’alla pas sans difficulté lorsque les privilèges fiscaux, prévus pour être temporaires, furent abolis ; il semble néanmoins que les rois successifs maintinrent l’absence de tribut (ce que Josèphe nomme la liberté), alors que les autres taxes furent remises en vigueur. La politique d’Hérode ne fut donc qu’un point de départ, et la présence des Hérodiens dans la région se poursuivit pendant environ un siècle, jusqu’à ce que soit annexé par Rome l’État sud- syrien de son arrière-petit-fils, Agrippa II, à la fin du Ier siècle de notre ère.

11 Les découvertes archéologiques et épigraphiques permettent de préciser les informations de Josèphe, de les corriger et de les compléter en certains cas, et d’apporter nombre d’éléments nouveaux au sujet de ces colons et de la politique hérodienne dans la région. On ne reprendra pas ici l’ensemble du dossier, ce qui obligerait à des redites inutiles, mais on insistera sur les découvertes récentes, y compris lorsqu’elles posent encore quelques problèmes non résolus.

12 La présence des Hérodiens dans cette région de Syrie du Sud est confirmée par de nombreux textes : on se contentera d’en signaler ici quelques-uns (fig. 4). Ainsi, Hérode le Grand est mentionné à Seeia (XVI, 262) 14. Son fils et successeur immédiat dans ces régions, Philippe, qui y règne de 4 av. J.-C à 34 ap. J.-C., est attesté lui aussi à Seeia (XVI, 268, partie nabatéenne). À sa mort en 34, ses biens durent revenir à Rome bien qu’on ne possède pas d’inscriptions datées par une année de règne d’un empereur, mais dès 37, Agrippa Ier, petit-fils d’Hérode le Grand, reçut une partie du domaine de Philippe, avant de se voir attribuer l’ensemble du royaume hérodien jusqu’à sa mort prématurée en 44. Des inscriptions de Mushennef (XVI, 815), Canatha (XVI, 183, si ce n’est pas Agrippa II), le mentionnent, et peut-être à Seeia figure-t-il dans un texte qui mentionne aussi l’empereur Claude (XVI, 266 à quoi s’ajoute le texte nabatéen PAES IV, 102), ce qui ne suffit pas à assurer qu’il ne s’agit pas de son fils Agrippa II ; de même à Hīt (XVI, 615), on ne peut trancher entre lui et son fils au vu de la titulature, mais le contexte favorise le second. Après la mort d’Agrippa Ier, Rome annexa l’ensemble de la région : deux inscriptions trouvées à Sūr15 et à Hébran (de l’an 7 de Claude) 16 sont explicitement

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datées du règne de Claude sans aucune mention d’un Hérodien. De plus, on trouve plusieurs citoyens romains d’origine locale qui doivent leur citoyenneté à Claude, notamment à Canatha (XVI, 184, surtout 218 et 223) et à Walghā (XVI, 64). J’y vois la preuve que la politique de Claude d’octroi de la citoyenneté romaine aux notables indigènes, bien attestée dans d’autres provinces du monde romain, notamment l’Asie Mineure et la Gaule, concerne aussi cette région éloignée de la Syrie17.

13 Mais c’est Agrippa II qui est le mieux attesté, même s’il est difficile de dater précisément les inscriptions qui le concernent en raison de l’emploi de plusieurs ères différentes (cf. plus bas). On le trouve à Sūr (XV, 103), à Deir al-Sha‘īr (XVI, 642), à Hīt sans doute (XVI, 615), à Sanamein (XIV, 559), à Seeia (XVI, 270), à Canatha (XVI, 197), à ‘Aqrabāt (XIV, 512).

14 Seules quelques-unes de ces inscriptions doivent retenir l’attention ici, celles qui sont en rapport direct ou indirect avec la lutte contre les brigands, et l’organisation militaire hérodienne.

15 Il faut mentionner en premier lieu un fragment d’édit, affiché à Canatha, très mutilé (XVI, 183), où il est visiblement question de gens qui vivent cachés dans des cavernes comme des bêtes sauvages. On ne sait a priori si le roi est Agrippa Ier ou Agrippa II car la titulature des deux est identique, mais il est probable qu’il s’agit du premier18. En effet, on a sans doute de nombreux fragments du même édit ou d’un édit de même nature gravé sur la façade du temple 219 de Seeia (XVI, 266). Bien qu’aux seize fragments connus, les fouilles franco-syriennes aient ajouté une vingtaine de fragments nouveaux, et malgré nos efforts pour reconstituer le puzzle, le sens n’en est toujours pas clair. Néanmoins il y est fait mention de l’empereur Claude et, parmi les quelques mots identifiables, on comprend que le roi invite à « faire cesser » les déprédations. L’impression reste que les deux textes ont bien le même objet et que, un demi-siècle après la mort d’Hérode, le problème de la sécurité n’est pas résolu. On objectera que Canatha comme Seeia sont situés sur les pentes du Jebel, non sur le Trachôn. Mais rien ne prouve que l’édit n’avait qu’une portée locale et, au contraire, il n’est pas sans intérêt de noter son affichage à la fois dans la plus grande ville de la région (la seule cité grecque de cette partie du royaume) et dans le sanctuaire le plus en vue de tout le Hauran.

16 L’épigraphie apporte aussi des renseignements sur l’armée hérodienne en service dans la région. Plusieurs inscriptions connues depuis longtemps peuvent être mentionnées, mais des découvertes récentes apportent des renseignements nouveaux et essentiels.

17 Parmi les textes connus depuis longtemps, on citera d’abord une inscription de Sūr al- Léjà (antique Saura) (XV, 103)20 (fig. 5) qui dit ceci : ‘Ηρώδῃ Αυμου στρατοπεδαρχήσαντι ἱππέων κολωνειτῶν καὶ στρατιωτῶν καὶ στρατηγήσας βασιλεῖ μεγάλῳ̣̣ Ἀγρίππᾳ κυρίῳ Ἀγρίππας υἱὸς ἐποίησεν, (ἔτους) κ´. « Pour Hérôdès, fils d’Aumos, qui fut chef du camp des cavaliers colons et des soldats et qui fut général pour le grand roi Agrippa notre maître, Agrippas, son fils, a fait (ce monument), en l’an 20. »

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Figure 5. Inscription honorifique pour Hérodès fils d’Aumos (Sūr al-Léjà).

18 Il y a quelque incertitude sur les fonctions remplies ; en effet les deux verbes au participe aoriste sont reliés par καί et on attend donc qu’ils se rapportent tous les deux à Hérodès fils d’Aumos. Or, le second est au nominatif et devrait donc porter sur son fils, Agrippas. La première solution me paraît néanmoins la plus vraisemblable car la place de στρατηγήσας convient mieux ici pour qualifier le père que le fils dont le nom vient plus loin. À dire vrai, on peut laisser ici de côté ce problème pour ne retenir que la présence d’officiers hérodiens portant les titres de stratopédarque et de stratège, officiers d’origine arabe comme le prouve le nom du père d’Hérodès, Aumos, arabe ‘wm, étant typique de cette région.

19 Selon le point de départ de l’ère utilisée, l’inscription est à placer en 68-69, 73-74 ou 79-80. On sait en effet qu’Agrippa II utilise trois ères royales différentes, dont deux que séparent cinq années sont utilisées dans les inscriptions21, la troisième n’étant utilisée que sur les monnaies. Henri Seyrig estimait qu’il y avait deux ères dont il fixait les points de départ en 56 et 6122. Mais il faut sans doute abandonner cette solution. D’une part, l’ère de 61, par laquelle on datait toutes les monnaies depuis un siècle, débute en réalité en 60 comme l’a montré N. Kokkinos23, seule solution pour que soient cohérentes années de règne d’Agrippa II et consulats de Domitien24. Sauf preuve du contraire, cette ère ne semble être employée que sur des monnaies (mais non toutes), et nous n’avons aucune preuve qu’elle figure dans une inscription. Elle fut sans doute inaugurée lors d’un accroissement (non documenté par ailleurs) du royaume d’Agrippa. Selon A. Kushnir-Stein, les deux ères utilisées dans l’épigraphie débutent beaucoup plus tôt, l’une à l’automne 49, lors de l’octroi de la tétrarchie d’Hérode de Chalcis à Agrippa II, l’autre courant 5425, lorsque Claude, peu avant sa mort, transfère Agrippa de la tétrarchie de Chalcis à un vaste royaume constitué des États de Philippe, Lysanias et Varus26. Lorsque figure une seule date, il est difficile de savoir s’il s’agit de la première ou de la seconde ère. On ne peut pas même se fonder sur le fait que le texte provient du territoire de la seconde donation puisqu’on connaît des exemples de souverains qui, possédant de la sorte plusieurs ères royales, utilisent indifféremment l’une ou l’autre, en n’importe quel point de leur royaume27. On pourrait imaginer qu’ici, dans l’ancienne tétrarchie de Philippe, on use en priorité de l’ère qui commémore le début du règne d’Agrippa II dans cet État, soit l’ère de 54. On serait donc en 73/4 ; mais cela n’a rien de décisif.

20 Que l’on soit en 68/9 ou en 73/4, on n’est probablement pas à la première génération de serviteurs des Hérodiens, car le nom de l’officier honoré et celui de son fils ne sont

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sûrement pas choisis au hasard : la naissance du père remontant au moins à une quarantaine d’années, on peut supposer que son propre père, Aumos, était déjà au service d’Hérode Philippe (4 av.-34 ap. J.-C.). On reviendra plus loin sur ce texte.

21 Une autre inscription nous fait connaître un préfet d’un roi Agrippa à Deir al-Sha‘īr, près d’al-Hīt, antique Eeitha (XVI, 642) (fig. 6a et b) ; le texte est aujourd’hui brisé en deux fragments conservés en des lieux séparés28, mais une copie ancienne de Waddington assure qu’ils doivent être réunis. Waddington lisait ainsi le texte29, tout en précisant qu’il avait lu un Λ au début du second nom, plutôt qu’un Δ : Δ[ι]ομήδης Δαρήιος ἔπαρχος βασιλέως μεγάλου Ἀγρίππα ἀπὸ θεμελίων ἀνήγειρεν.

Figure 6a et 6b : inscription de Diomède (Deir al-Sha ̔īr).

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22 W. Dittenberger30 s’étonnait de la graphie Δαρήιος pour Δαρεῖος, et suggérait de corriger en Χάρητος, nom dont il observait qu’il se trouvait deux fois dans le village d’al-Hīt, tout proche. Cette suggestion sage est passée largement inaperçue31. Nous avons donc scruté à nouveau les photographies des deux fragments conservés de l’inscription et il apparaît clairement que la première lettre du second nom n’est ni un Δ, ni même un Λ, mais un Χ très usé mais sûr. Et ce que Waddington a lu comme un Ι est en fait un Τ avec une barre très courte mais nettement visible. On lira donc ainsi ce texte : Δ[ι]ομήδης Χάρητος ἔπαρχος βασιλέως μεγάλου Ἀγρίππα ἀπὸ θεμελίων ἀνήγειρεν. « Diomède fils de Charès, préfet du grand roi Agrippa, a fait ériger [ce monument)]depuis les fondations ».

23 Cette lecture, désormais assurée, nous prive d’un habile rapprochement que suggérait Waddington entre ce soi-disant Diomède Darius et un Darius dont parle Flavius Josèphe au début de la grande révolte de 66 : après que les notables de Jérusalem et de Judée aient envoyé une ambassade à Agrippa II pour lui demander un renfort de troupes avant que la rébellion ne prenne de l’ampleur, le roi rassembla 3 000 hommes pour porter secours au peuple, hommes pris en Auranitide, Batanée et Trachonitide précise l’historien juif qui ajoute : « Ceux-ci sous le commandement de Darius, maître de sa cavalerie, et de Philippe fils de Iakimos, général de son armée » (BJ II, 421). Quel que soit le titre exact de ce Darius, il n’a rien à voir avec l’officier de Deir al-Sha‘īr. En revanche, ce dernier bénéficie de rapprochements nouveaux.

24 En effet, à Eeitha (moderne al-Hīt), tout près de là, un officier anonyme semble avoir été lui aussi préfet du roi Agrippa, et « stratège des nomades » (XVI, 615)32. Ἐπὶ βασιλέω[ς Μ. Ἰου]λίου Ἀγρίππᾳ [ - - - ] Χάρητος ἔπα[ρχος] σπείρης Αὐ[γούστης καὶ στρατηγ]ὸς νομάδων [ - - - ]ης καὶ Χαλ[ - - - ]. « Sous le roi M. Iulius Agrippas, Untel fils de Charès, préfet de la cohorte Augusta (?) et stratège des nomades de… et de Chal… ».

25 L’objet de l’inscription reste inconnu, mais le souci de la dater laisse supposer qu’il s’agit soit d’une consécration, soit de l’édification d’un édifice public ou privé. On ne saurait en dire davantage si ce n’est que c’est bien le préfet lui-même qui agit : la finale qui précède νομάδων invite en effet à mettre son nom au nominatif. Les restitutions paraîtront peut-être audacieuses, mais je les crois justifiées. Waddington avait restitué une titulature allongée d’Agrippa, avec la mention μεγάλου, mais cela paraît improbable compte tenu de la longueur des lacunes aux autres lignes, entre 4 et 6 lettres au maximum33. Le chef d’une aile (σπείρη) est un préfet (ἔπαρχος), et cette aile est connue par ailleurs34. [Στρατηγ]ὸς νομάδων pose plus problème, mais le titre est attesté pour des officiers romains un peu plus tard, y compris dans un village voisin (XVI, 698). Je crois même qu’on peut aller plus loin sur deux points. D’une part, à la fin, il est tentant de restituer un toponyme comme Χαλκίς ou un adjectif dérivé, Χαλκιδίκη ou Χαλκιδηνή35. Le mot qui précède doit être de même nature puisqu’il lui est relié par καί. Si l’on songe qu’Hérode a reçu d’Auguste le domaine de Zénodôros, qui lui-même détenait, au moins en partie, les biens de Lysanias, à savoir Abila et Chalcis36, on songe assez logiquement à restituer [Ἀβιλήν]ης καὶ Χαλ[κιδίκης]. Cette suggestion de Th. Brüggemann37 est séduisante, mais elle soulève nombre de problèmes. En effet, Agrippa II reçut bien le royaume de son oncle Hérode de Chalcis à l’automne 49 (BJ, II, 247), mais il l’échangea contre les tétrarchies de Philippe, de Lysanias et de Varus en 53/438 : « [Claude] transféra Agrippa de Chalcis à un royaume plus vaste, en lui donnant ce qui

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avait été la province de Philippe, c’est-à-dire la Trachonitide, la Batanée et la Gaulanitide, à quoi il ajouta le royaume de Lysanias et ce qui avait été la tétrarchie de Varus » (BJ II, 247). Josèphe ajoute ensuite que Néron donna à Agrippa II, probablement dès 55-56, « Abila39, Iulias en Pérée, Tarichée et Tibériade en Galilée » (BJ II, 252), mais il n’est pas question de Chalcis du Liban. À en croire Josèphe, Agrippa II n’aurait donc pas détenu en même temps Chalcis du Liban et Abila de Lysanias, et il serait donc étrange qu’un agent royal soit en charge d’une circonscription regroupant ces deux entités. À partir de là, on peut formuler plusieurs hypothèses, dont aucune n’est actuellement vérifiable. Soit notre Agrippa n’est pas le second, mais le premier, qui a de fait possédé ensemble Abilène et Chalcidique, et dans ce cas, il faut remonter la date de l’ensemble du dossier. Soit Agrippa II a récupéré de fait Chalcis à une date inconnue ; selon l’hypothèse formulée par Alla Kushnir-Stein, l’ère de 60 commémorerait un nouvel accroissement du royaume d’Agrippa II : ne serait-ce pas le retour de Chalcis sous son autorité ? Mais s’il en était ainsi, il faudrait admettre que la Chalcidique dont Aristobule est roi vers 72 selon Josèphe (BJ VII, 226) ne se situe pas autour de Chalcis du Liban, ou qu’il ne la possède que depuis peu40 ce qui nous entraîne dans de nouvelles difficultés considérables. Soit, et c’est peut-être la meilleure solution, le second terme n’est pas Χαλκιδίκη, mais un autre toponyme commençant de la même manière. Or, dans la tétrarchie de Lysanias se situe une région que Ptolémée (V, 15, 17) nomme Χαλυβωνίτις, vallée située au nord de celle du Barada, et pratiquement parallèle à elle41. Il ne serait pas étonnant qu’un officier soit en charge des nomades de ces deux vallées parallèles de l’Antiliban, l’Abilène proprement dite et la Chalybônitide. Une inscription en l’honneur d’Agrippa II provient précisément de Ḥalbūn même, cœur de cette zone42, confirmant son appartenance au royaume. Quelle que soit la solution adoptée, cela n’interfère pas avec notre développement sur la présence hérodienne en Syrie du Sud, et je laisse donc cette question périphérique de côté pour l’instant.

26 Une seconde hypothèse me paraît devoir être suscitée par l’inscription d’al-Hīt. L’officier du roi Agrippa reste anonyme, et seul son patronyme subsiste, Charès. Or, un Charès est mentionné en passant par Josèphe, tué par les habitants de Gamala en 67 : il serait, selon Josèphe, un parent de Philippe fils de Iakimos, donc probablement un juif babylonien comme lui43. Ce nom, qui n’est pas attesté une seule fois ailleurs dans la Syrie intérieure44, se trouve en revanche plusieurs fois dans ce seul village de Hīt, dont une fois comme patronyme d’un Héraclitos, stratège sous l’Empire (XVI, 599). Dans cette dernière inscription, un autre Charès, surnommé « l’Hirondelle », est le père d’un Ouaros/Varus, nom qui se trouve être aussi le nom du père et du fils d’un Diomèdès : or, non seulement un Diomède, ancien membre de la légion de Bostra bénéficie d’une belle épitaphe à Eeitha même (XVI, 608), ce qui peut relever du hasard, mais, surtout, on a vu plus haut qu’un Diomède fils de Charès est préfet du roi Agrippa dans une inscription du site voisin de Deir al-Sha‘īr (XVI, 642). Il est difficile de ne pas considérer qu’il existe à Eeitha une tradition onomastique associant les noms Charès et Diomède au sein d’une famille dont plusieurs membres servent dans l’armée romaine, après que d’autres aient servi dans l’armée hérodienne.

27 On en sera peut-être davantage convaincu si, pour compléter ce dossier, je reproduis une inscription d’al-Ḥārrah (XIV, 486)45, en Batanée, qui donne le texte suivant : Διὶ Βεελβααρῳ Διομήδης Χάρητος ἔπαρ[χ]ος καὶ στρατηγὸς Βαταναί[ας]. « À Zeus Beelbaaros, Diomède, fils de Charès, préfet et stratège de Batanée ».

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28 Aucune indication de date ne figure, mais les titres mêmes plaident pour une date hérodienne, car, sous cette forme, ils sont inconnus sous l’Empire. Décidément, en retrouvant une fois encore les noms Diomède et Charès, il est bien difficile de se défaire du sentiment qu’une famille d’agents royaux hérodiens cultive une tradition onomastique particulière. Ferais-je l’hypothèse que le préfet et stratège des nomades anonyme de Hīt se nomme aussi Diomède ? Si celui d’al-Ḥārrah est le même que celui de Hīt, il aura changé de fonctions, passant d’un commandement dans l’arrière-pays de Damas et la Beqā’ centrale au commandement plus général de la Batanée. Celle-ci forme visiblement une unité administrative : Josèphe la désigne comme une toparchie (AJ XVII, 23-29), dont on voit ici qu’elle correspond aussi à un ressort militaire. Retenons pour l’instant que sous un roi Agrippa, probablement Agrippa II, sont attestés trois préfets : l’un, Diomède fils de Charès (XVI, 642), est préfet sans autre précision ; un autre, un anonyme fils de Charès (XVI, 615), qui pourrait bien se nommer aussi Diomède, préfet et stratège de nomades peut-être d’Abilène et de Chalybônitide (?) ; un troisième, Diomède fils de Charès, préfet et stratège de Batanée (XIV, 486). Il me semble très vraisemblable qu’il s’agit du même individu dans les trois inscriptions.

29 Une objection pourrait être présentée : si Diomède fils de Charès, à al-Ḥārrah, est le fils du Charès parent de Philippe fils de Iakimos, est-il vraisemblable que ce juif babylonien fasse une dédicace à Zeus Beelbaaros ? Je crois qu’on peut répondre par l’affirmative car les Hérodiens ont eux-mêmes donné l’exemple de consécrations faites aux dieux locaux ou à l’empereur divinisé dans les districts à majorité non-juive de leurs États, à Panion, Sébasté, Césarée, et Canatha. Qu’un agent royal de haut rang agisse de même dans le sanctuaire d’un dieu local ne peut réellement surprendre46. De plus, ce Zeus Beelbaaros est sans doute la divinité topique du lieu nommé Baaras par Josèphe47, près de Machéronte, qui abrite deux sources, l’une glacée, l’autre brûlante, et dont le mélange possède des vertus thérapeutiques contre les maladies nerveuses48. L’endroit est connu d’Eusèbe49, Pierre l’Ibère en donne une description imagée50 et il figure sur la carte de Madaba51. Hérode, malade, avait pris les eaux tout près de là, à Callirhoè52. Diomède élève un ex-voto somme toute assez banal et remercie un dieu guérisseur local.

30 Si ce Zeus Beelbaaros est bien le dieu des sources des bords de la mer Morte53, il faut expliquer pourquoi la dédicace est dressée à al-Ḥārrah, plus de cent kilomètres au nord. Il n’y a guère qu’une seule explication possible : c’est le lieu (ou l’un des lieux) de résidence du stratège de Batanée. Rentré chez lui guéri ou soulagé, Diomède aura marqué sa reconnaissance. On ne peut guère s’étonner du choix d’un tel lieu comme centre militaire. Le tell Ḥārrah domine toute la région et se voit de tous les points de la Batanée. Bien que le village ait été largement ignoré des voyageurs, nous y avons recopié une vingtaine d’inscriptions grecques, et il y a des chances que ce soit, à époque chrétienne, le siège épiscopal d’Eutimia54, ce qui souligne la relative importance de l’endroit. Cette seule inscription hérodienne n’autorise pas à tirer des conclusions décisives, mais elle oblige à s’interroger sur le rôle de ce lieu dans la topographie hérodienne : ne serait-ce pas là qu’il faudrait placer le centre ou l’un des centres de l’administration hérodienne en Batanée ? Quel rapport le site entretient-il avec la fondation hérodienne de Bathyra, seul toponyme explicitement mentionné par Josèphe ? On sait que le village de Baṣīr où on le localise le plus souvent n’a livré pratiquement aucun vestige, aucune inscription (en dehors d’une invocation à saint Élie)55. La question reste ouverte.

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31 Notre connaissance de l’armée hérodienne peut encore s’appuyer sur un autre ensemble de textes qui nous font connaître un centurion romain, L. Obulnius (XVI, 175, 197, 269, 269a, 269b)56, centurion au service des Hérodiens. On ne donnera ici qu’une seule des cinq inscriptions où il apparaît (197), inscriptions qui proviennent toutes du secteur Canatha/Seeia : [- - -] στ̣[ρατοπε]δάρχο[.] Λούκιος Ὀβούλνιος ἑκατοντάρχης σπίρης Αὐγούστης παρηκολούθησα τῷ ἔργῳ (ἔτους) ακʹ τοῦ ςιʹ. ῎Ετους ηκʹ βασιλέως μεγάλου Μάρκου Ἰουλίου Ἀγρίππα κυρίου φιλοκαίσαρος εὐσ̣ε̣β̣ο̣ῦς κα̣ι ̣̀ φ̣ιλ̣ ̣ο̣ρ̣ω̣μ̣α̣ί̣ο̣υ̣ τ̣[οῦ ἐκ βασιλέως μεγάλου - - -]. « … chef de camp, Lucius Obulnius, centurion de l’aile Augusta, j’ai suivi de près les travaux, l’an 21 qui est aussi l’an 16. » « L’an 28 du grand roi M. Iulius Agrippa notre maître, ami de l’empereur, pieux et ami des Romains, fils du grand roi… »

32 Il s’agit clairement d’un Romain ou Italien d’origine (son gentilice est totalement obscur), détaché ou recruté dans l’armée hérodienne : le commandement de l’aile Augusta est attesté (quoique largement restitué) aussi pour le fils anonyme de Charès. Les deux inscriptions, séparées par sept ans, datent de 69-70 pour la première, de 76-77 pour la seconde. Dans la première, Obulnius honore un personnage qui porte le titre de stratopédarque, titre attesté pour Hérodès fils d’Aumos et pour Philippe fils de Iakimos. Noter que l’inscription est datée de l’an 21, celle pour Hérodès à Sūr, de l’an 20. L. Obulnius a particulièrement vénéré les dieux de Seeia, puisqu’on possède de lui des consécrations à Zeus Kyrios (XVI, 269), à Atargatis Kyria (XVI, 269b) et à une autre divinité dont le nom est perdu mais qui est aussi honorée de l’épithète Kyrios ou Kyria (XVI, 269a).

33 Une inscription conservée à Beyrouth mais provenant à coup sûr du Hauran (XVI, 1475) (fig. 7) apporte des renseignements d’un autre genre sur l’armée hérodienne. Ἀρχιεὺς ὁ ἐπὶ Ἀγρίππου βασιλέος γενόμενος κεντυρίων δεκαοκτὼ ἔτους καὶ ἐπὶ Τραιανοῦ στρατηγὸν δέκα. « Archieus, qui servit sous le roi Agrippa comme centurion pendant 18 ans et sous Trajan comme stratège dix ans ».

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Figure 7. Inscription d’Archieus.

34 Il s’agit sans doute d’une consécration bien que l’on ne comprenne pas le rapport qui existe entre le texte et le buste féminin autour duquel il est gravé. On notera qu’il porte aussi le titre de centurion (ici non pas traduit mais translittéré), bien qu’il ne soit pas citoyen romain. L’inscription date au plus tôt de 108 si l’officier est entré au service de Trajan dès le début de son règne. On ignore son origine, car le nom Archieus est totalement inconnu en Syrie en dehors de cet exemple. On reviendra plus loin sur ce texte important.

35 Ce dossier de textes connus s’est étoffé de trois nouvelles inscriptions qui apportent chacune une information nouvelle intéressante. On les présente ci-dessous brièvement.

36 À Sūr al-Léjà, dans le village d’où provient l’inscription en l’honneur d’Hérodès fils d’Aumos, j’ai trouvé dans un champ une épitaphe en grec (XV, 107) (fig. 8) qui se lit ainsi : (Ἔτους) κη ´ βασ(ιλέως) Ἀγρ(ίππα) Αυσος ᾼου, δεκουρί(ων). « L’an 28 du roi Agrippa, Ausos, fils d’Aios, décurion ».

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Figure 8. Épitaphe du décurion Ausos (Sūr al-Léjà)

37 L’inscription est modeste, mais elle apporte deux renseignements : d’une part, elle confirme qu’il y avait bien des cavaliers stationnés là comme le laissait entendre le texte en l’honneur d’Hérodès fils d’Aumos, puisque l’un des sous-officiers est enterré sur place ; d’autre part, les membres de cette unité hérodienne sont bien loin d’être tous juifs ou étrangers à la région, car Ausos est un nom typiquement arabe, tout comme Aios (les deux se trouvent fréquemment dans l’épigraphie grecque du Hauran). Le recrutement local n’est donc pas à exclure, loin de là. L’inscription date de 76-77 ou 81-82 ap. J.-C., selon l’ère utilisée. On a donc une double confirmation des renseignements fournis par l’inscription pour Hérodès fils d’Aumos.

38 Un peu plus au sud, dans le village de Dhunaybé, antique Danaba, un bloc errant (XV, 228)57 (fig. 9) a livré le texte suivant : Οἱ ἐν Δανάβοις Ἕλληνες Μηνοφίλωι εὐνοίας ἕνεκεν̣. « Les Grecs résidant à Danaba, à Ménophilos, en raison de sa bienveillance ».

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Figure 9. Inscription honorifique des Grecs de Danaba

39 En dépit de quelques questions en suspens, l’apport est considérable. Le texte confirme d’abord que le village de Dhunaybeh se nommait bien dans l’Antiquité Danaba58. En second lieu, il fait connaître un groupe qui se nomme lui-même « Les Grecs de Danaba », au sens de « Les Grecs résidant à Danaba ». La formule paraît banale alors qu’elle ne l’est pas comme je le montrerai plus bas. Ce groupe honore l’un des siens « en raison de sa bienveillance », ce qui est typique des inscriptions honorifiques grecques depuis l’époque hellénistique. Le personnage honoré porte un nom grec, ce qui ne préjuge pas de son origine : les inscriptions de Syrie font connaître des centaines d’indigènes portant un nom grec. Mais ce nom précisément ne se trouve nulle part en Syrie, à l’exception d’une Μηνόφιλα à Epiphaneia sur l’Oronte (Hama) datée de 101 ( IGLS V, 2015). Comme le personnage ne porte pas de patronyme, il est difficile d’aller plus loin, mais rien ne contredit qu’il soit lui-même membre du groupe qui l’honore, à savoir les « Grecs de Danaba ».

40 La formule est inédite quoique parfaitement claire à mes yeux. Pour qu’un groupe se définisse par cet ethnique, il faut qu’il soit isolé dans un milieu qui n’est pas grec. Cela fait songer aux Romains résidant (consistentes) dans les cités d’Asie Mineure, ou aux Grecs habitant dans les métropoles d’Égypte. Encore ceux-ci n’utilisent-ils pas cette tournure, mais une formule plus « culturelle », « ceux du gymnase ». On peut trouver un parallèle dans une inscription palmyrénienne où il est question des « marchands palmyréniens et grecs qui résident à Séleucie » (IGLS XVII, 24 : fortement restitué mais sûr à cause de l’araméen) : [οἱ ἐν Σελευκείᾳ ἔμπ]ο[ρ]οι Πα[λμυρηνοὶ καὶ Ἕλλην]ες. Mais le parallèle le plus proche se trouve chez Flavius Josèphe et nous ramène très exactement à proximité du Léjà. Lorsqu’il mentionne les colons juifs originaires de Babylonie installés en Syrie du Sud par Hérode, Josèphe emploie deux fois (Autobiographie, 54 et 57) l’expression suivante : οἱ ἐν Ἐκβατάνοις Ἰουδαῖοι, précisant dans la première des deux occurrences Βαβυλώνιοι Ἰουδαῖοι. Je crois le texte

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corrompu59 et c’est sans doute le zèle d’un copiste qui a ajouté un EK devant Βατάνοις, mais cela ne change rien au fond : comme il y a « les Grecs à Danaba », il y a « les juifs babyloniens à Ecbatane (ou “en Batanée”) ».

41 Mais le parallèle va plus loin que la grammaire. Car cela n’aurait aucun sens de distinguer les Grecs des autres au sein d’une province romaine, surtout dans une province, la Syrie, dont la langue est le grec. Cela n’a de sens que si « les Grecs » désigne un groupe spécifique, soit qu’il jouisse de droits particuliers, soit qu’il constitue une unité fonctionnelle. Le parallèle que j’évoquais avec les juifs babyloniens de Batanée me semble fournir la solution : nous avons là un groupe de mercenaires grecs au service des Hérodiens. Certes, le texte n’est pas daté, mais cette écriture carrée se retrouve sur d’autres textes du Ier siècle de notre ère et ne s’oppose donc pas à cette date haute. On peut ajouter que la présence d’un iota adscrit va aussi dans le sens d’une datation haute.

42 Si l’on accepte cette conclusion, il y avait donc un poste militaire hérodien à Danaba, tenu par une garnison d’origine grecque (ou armée à la grecque). Cela ne peut surprendre. Danaba occupe en effet une position privilégiée sur une butte en avant de l’angle sud-ouest du Trachôn, excellent poste d’observation pour contrôler à la fois ce qui se passe sur le plateau et dans la plaine où cheminent les routes du Sud vers Damas.

43 Cela conduit dès à présent à modifier quelque peu le tableau que Josèphe donne des garnisons hérodiennes. Certes, il n’y a pas de raison de douter de son affirmation qu’Hérode installa ici des juifs d’Idumée en plus des juifs de Babylonie commandés par Zamaris. Mais l’épigraphie ne nous a livré la trace d’aucun des premiers, alors que nous avons probablement la preuve épigraphique des seconds, au moins en ce qui concerne les chefs. Mais l’épigraphie nous enseigne aussi que des officiers hérodiens provenaient de Rome ou du moins de l’Empire (L. Obulnius, peut-être Archieus) et des familles arabes de la région (Hérodès le chef de camp, le décurion Ausos), familles que l’on trouve parfois engagées au service des Hérodiens sur plusieurs générations si l’on en juge par l’onomastique « loyaliste » d’une famille comme celle d’Ausos, qui nomme son fils Hérodès, alors que celui-ci a pour fils un Agrippas. On a vu qu’une garnison était également constituée de Grecs. La lutte contre le brigandage endémique sur le Trachôn n’a donc pas été conduite par les seuls soldats juifs des Hérodiens, mais par des mercenaires de diverses provenances, y compris des indigènes. Ce n’est pas une surprise puisque l’on sait qu’Hérode avait embauché des mercenaires gaulois, germains et thraces60, mais cela corrige singulièrement le récit de Josèphe.

44 Une troisième inscription, découverte à Shā‘rah (XV, 62a)61, village situé sur la bordure occidentale du Trachôn, dans la partie nord, éclaire un autre aspect de la lutte des Hérodiens contre le brigandage, l’aspect institutionnel (fig. 10). Josèphe, on l’a rappelé plus haut, indique que les Babyloniens de Zamaris avaient bénéficié de privilèges fiscaux à durée limitée. Cela rappelle un texte bien connu du même Josèphe où celui-ci explique comment Antiochos III, soucieux de pacifier l’intérieur de la Phrygie et de la Lydie révoltées, fit venir de Babylonie (déjà !) et de Mésopotamie deux mille familles juives qu’il installa dans le pays62 en spécifiant au vice-roi Zeuxis : « Tu donneras à chacun d’eux un emplacement pour construire une maison et une terre pour cultiver et planter des vignes et tu les exempteras du paiement des taxes sur les produits du sol pendant dix ans. Jusqu’à ce qu’ils obtiennent un revenu du sol, qu’ils aient des mesures de blé pour nourrir leurs serviteurs ; qu’il soit donné aussi à ceux qui sont au service public ce qu’il est nécessaire à leurs besoins afin qu’ayant été bien traités par nous, ils fassent preuve eux-mêmes de plus d’empressement à notre service. Prends soin autant

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que possible que personne de leur nation ne soit maltraité. » Il s’agit bien, on le voit, de l’installation de colons.

Figure 10. Inscription de la colonie de Shā‘rah

45 Le texte de Shā‘rah, partiellement mutilé, dit ceci : Ἔτους κγʹ τῆς κολων[ίας] Ραειος Να[ρ]ου τῶν ΠΟΛ - - υλη ααθιχηνῶν κα[τασκ]εύασεν τὸ μνημῖον ἑα[υτῳ κ]ὲ Σοδρη συμβίῳ κὲ Ι[- - - θ]υγατ(ρ)ὶ κὲ τέκνῳ Ν[αρῳ στ]ήσας ἐξ ἰδίων ΜΕΞ - - -63 « L’an 23 de la colonie, Rhaeios fils de Naros, des… de la… des Athichènoi, a préparé le tombeau pour lui-même, pour sa femme Sodrè, pour sa fille I… et son fils Naros (?), ayant placé à ses frais… ».

46 Il subsiste plusieurs difficultés majeures. D’une part, je ne suis pas sûr du complément à apporter à πολ-, à la première ligne : une fonction, mais laquelle ? une appartenance clanique selon une formule bien attestée dans la région ? Je doute cependant que l’on ait abrégé le nom de l’ancêtre du clan. Un titre, τῶν πολ(ιτῶν) ? Cette dernière solution me semble la plus probable.

47 Une deuxième difficulté se trouve immédiatement ensuite : -υλης ααθιχηνῶν doit sans doute se compléter en [φ]υλῆς Ααθιχηνῶν ; Rhaeios est membre d’une tribu inconnue jusqu’ici, mais dont le nom a une bonne consonance sémitique. On connaît en effet l’anthroponyme ‘atiq, grec Αθιχος64 ; le redoublement du α signalerait ici la présence d’un ‘ayn initial. Mais on ne peut écarter complètement une autre solution comprendre υλης ααθιχηνῶν comme εἴλης αʹ Αθιχηνῶν (ou εἴλης Ααθιχηνῶν), l’aile Ière des Athichènoi, qui serait une unité indigène de l’armée hérodienne.

48 Quoi qu’il en soit, on est clairement dans un milieu local : le nom du constructeur du tombeau ne laisse planer aucun doute là-dessus ; Ραειος est attesté sous cette forme à Héliopolis (IGLS VI, 2876bis), mais il appartient sans doute à la même famille que les très fréquents Ροαιος, Ροεος. Le nom de l’épouse est inédit, mais trouve des correspondants

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dans l’onomastique locale : on connaît Σαδεραθη à Shaqqā65. Quant au nom du père du constructeur, Ναρος, peut-être porté aussi par le petit-fils, il est attesté à Nemārah du Safa (XVI, 1395) et à Ḥebrān (XVI, 432).

49 L’information essentielle est ailleurs : la date est clairement « l’an 23 de la colonie ». De quelle colonie peut-il bien s’agir ? Des cités de la région qui ont reçu le statut de colonie romaine, on peut citer Bostra sous Sévère Alexandre, Philippopolis en 244, et Damas sous Philippe l’Arabe aussi. Deux raisons principales me semblent exclure qu’il puisse s’agir de l’une des trois. D’une part, jamais le territoire de l’une ou l’autre ne s’est étendu aussi loin ; la seule qui aurait pu à la rigueur convenir serait Damas, mais à l’époque où elle est colonie, elle se trouve dans la province de Syrie alors que le Trachôn tout entier est désormais en Arabie. D’autre part, aucune de ces trois colonies n’a jamais daté les inscriptions de son territoire d’une ère coloniale ! Il faut donc chercher une autre solution.

50 La clef me semble fournie par l’inscription de Sūr al-Léjà mentionnée plus haut. On se souvient qu’Hérodès fils d’Aumos, au temps du roi Agrippa II, avait été stratopédarque ἱππέων κολωνειτῶν καὶ στρατιωτῶν. La mention de « cavaliers colons » a fait couler beaucoup d’encre en son temps. Certains estimaient que l’on était allé recruter des cavaliers dans les colonies romaines de la côte phénicienne, les seules qui existassent au temps d’Agrippa II, Bérytos ou Ptolémaïs66, ce à quoi E. Littmann objectait déjà qu’il serait étonnant qu’un officier arabe commande des soldats citoyens romains, même au service d’un prince client67. La même objection peut être opposée au rédacteur des IGR qui proposait qu’il s’agisse d’un détachement de l’armée romaine, l’ala I Augusta Gemina Colonorum ; de plus, on ne voit pas où serait l’avantage de maintenir des princes-clients si Rome était obligée de détacher des troupes dans leur État.

51 La proposition de Littmann de faire de cette épithète un simple ethnique, tiré d’un toponyme comme Kolôn/Kolôneia68 n’est pas plus convaincante : ce toponyme est inconnu dans la région, et il serait bien étonnant que l’on ait tiré d’une obscure bourgade n’ayant laissé aucune trace dans la documentation la totalité d’une unité militaire. La suggestion de Dittenberger (OGIS 425) d’une troupe recrutée dans le dème attique de Kolônos paraît encore plus invraisemblable. R.D. Sullivan proposait de corriger Κολωνειτῶν en Γολωνειτῶν, les soldats d’Hérodès fils d’Aumos ayant été, de ce fait, recrutés sur le Jawlān69 ; c’est une correction gratuite car le texte est gravé avec soin, et ce serait une forme inhabituelle de ce qui est toujours nommé Γαυλανῖτις. Plus prudent, Holder l’enregistre dans la liste des unités non-ethniques ou d’origine douteuse, mais paraît bien la considérer comme une unité romaine70. Il en va de même pour D. B. Saddington71 qui déclare explicitement qu’Hérodès a commencé sa carrière dans l’armée hérodienne avant d’intégrer l’armée romaine, au sein d’une ala colonorum. Ce cas de figure n’est certes pas impossible et l’on en connaît d’autres exemples72, mais ici ce serait très étrange car le second titre paraît plus prestigieux que le premier, et, à l’inverse de Saddington, si l’on doit établir un ordre dans la carrière, on conclura plutôt qu’Hérodès a commencé comme « chef de camp » avant de devenir « stratège ».

52 Les textes de Sūr et de Shā‘rah s’éclairent mutuellement : les cavaliers coloneitai de Sūr sont issus de la colonia dont l’ère date l’inscription de Shā‘rah ! Et je ne doute pas que cette colonia soit à chercher à Shā‘rah même ou à proximité. Peut-être même faut-il considérer Κολωνία comme un toponyme, car les cavaliers ne sont pas dits κολώνες, mais κολωνεῖται, qui a la forme d’un ethnique. Dans le seul passage où il mentionne Bathyra, Josèphe la décrit comme « un village aussi grand qu’une ville ». C’est trop

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imprécis pour assurer que la colonie se situe à Bathyra, mais cela établit clairement que ce n’est pas un simple poste militaire. D’ailleurs Josèphe distingue entre les forteresses, les villages possédés par les juifs babyloniens et Bathyra. Ce dernier site joue clairement le rôle d’un centre administratif des Hérodiens.

53 Cela conduit à plusieurs observations. En premier lieu, il n’y a pas de raison de récuser l’emploi de termes romains pour désigner des institutions du royaume client hérodien. On sait que l’armée hérodienne comportait des centurions, non seulement le Romain L. Obulnius que l’on pourrait soupçonner d’avoir importé son titre d’origine, mais le Grec Archieus aussi bien. De la même manière, il existait des titres grecs et romains dans l’armée nabatéenne : un centurion à Leukè Kômè73, des stratopédarques à Hégra74, des stratèges (‘srtg’) à Hégra et à Madaba, et des préfets (hprk’) à Hégra75. Il n’y a donc pas de difficulté à ce qu’Hérode ou l’un de ses successeurs ait créé une colonia sur le modèle romain.

54 Faut-il imaginer une ou plusieurs coloniae ? Il n’y a pas de moyen de répondre. On peut imaginer que le terme désigne l’ensemble des soldats hérodiens installés dans cette région aussi bien que le seul poste de Shā‘rah. On a vu que les juifs de Babylonie comme les Grecs installés à Danaba jouissaient d’une identité particulière, qui les distinguait des populations locales environnantes. Mais qu’en était-il des soldats recrutés localement, comme Ausos ou, peut-être, Rhaeios, bien que nous n’ayons pas la preuve que celui-ci soit un soldat ? Le seul moyen de les différencier de la masse des paysans hauranais était de leur accorder un statut juridique spécifique ; celui de colon me paraît le plus approprié. Cela me semble renforcer ma proposition de comprendre τῶν πολ comme l’abrévation de τῶν πολ(ιτῶν) : Rhaeios veut souligner qu’il fait partie du corps civique de la colonia ou de Colonia. Cette distinction était d’autant plus indispensable si la totalité des colons et de leurs familles jouissait de privilèges fiscaux : il fallait pouvoir les reconnaître.

55 Le tableau de la colonisation hérodienne m’en semble précisé et quelque peu modifié. Non seulement des mercenaires d’origines variées s’ajoutent aux juifs, seuls mentionnés par Josèphe, mais ils forment au sein de la population indigène un groupe spécifique, aux droits bien définis dans le cadre d’une colonie. Une fois de plus, Josèphe pèche par omission et imprécision : il ne mentionne que les colons juifs en ignorant les autres, se soucie peu des réalités administratives et juridiques, et borne ses remarques à la partie occidentale des pays hérodiens de Syrie du Sud. Il est probable que le Trachôn constituait le principal facteur de trouble, mais toutes les troupes hérodiennes n’y sont pas stationnées et elles ne sont sans doute pas toutes en garnison à l’ouest du Trachôn ; en tout cas, un officier comme Diomède fils de Charès fait graver des inscriptions dans un village situé à l’est.

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Figure 11. Saḥr : un cavalier.

56 L’épigraphie n’est pas seule en cause, et l’archéologie apporte aussi son lot d’informations. Certes, presque rien ne peut être daté de l’époque hérodienne avec certitude, mais il existe au moins un ensemble qui remonte au Ier siècle de façon à peu près sûre.

Figure 12. Saḥr : une roue de char.

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57 On a repéré depuis longtemps à Saḥr, au nord du plateau du Trachôn, en un site particulièrement aride et minéral, un ensemble de constructions qui posaient problème. Ce n’était visiblement pas un village, puisqu’il n’y a absolument aucune terre cultivable à proximité, et pourtant on y voit encore les traces d’un petit théâtre, à côté d’un ensemble cultuel mal défini. De plus, se dresse encore une série de bâtiments à banquettes, conçus presque tous sur le même modèle à des nuances près. Gisaient ça et là des fragments de sculptures où l’on notait en particulier un aurige, un cavalier (fig. 11), une roue de char (fig. 12), quelques protomés de fauves. Un relevé précis d’une équipe syro-franco-allemande a permis de définir la fonction des bâtiments, de reconstituer de façon très vraisemblable l’ensemble cultuel et, en conséquence, de comprendre la nature même du site. Les publications déjà disponibles permettent de se faire une idée assez précise de la fonction du monument et de l’ensemble cultuel76.

Figure 13. Saḥr : reconstitution possible du sanctuaire (d’après Mikaël Kalos)

58 On l’a dit, il ne s’agit nullement d’un village. Ce secteur du plateau est particulièrement stérile et n’offre aucune terre cultivable à plusieurs kilomètres à la ronde. Un relevé précis des édifices répartis autour de l’ensemble cultuel a montré qu’il s’agissait de salles de banquet, en aucun cas de pièces d’habitation. Si le site abrita des habitants, ceux-ci ne pouvaient que loger sous la tente. On a donc au mieux un lieu de rassemblement de nomades ou de villageois venus d’ailleurs, mais le seul caractère assuré est que des populations viennent à certaines dates pour banqueter. La présence d’os d’animaux devant les rares ouvertures confirme qu’on y mange de la viande, sans doute les animaux offerts en sacrifice.

59 En second lieu, bien qu’ils ne soient pas reliés d’un point de vue architectural, il est difficile de dissocier le théâtre et l’ensemble cultuel. On ne se trompera guère en estimant que la présence d’un monument de spectacle dans ce site occupé de façon temporaire ne s’explique que si on y célébrait quelque cérémonie religieuse où étaient représentés des éléments du mythe fondateur du culte local.

60 Le sanctuaire lui-même a été reconstitué par Mikaël Kalos, qui distingue au moins deux états. L’organisation générale du sanctuaire peut être décrite ainsi (fig. 13). Le

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sanctuaire comporte une grande cour à ciel ouvert, sur les longs côtés de laquelle se dressent quelques rangées de gradins ; sur le côté ouest se trouve une porte, seul accès depuis l’extérieur. À côté de la porte, un édicule sacré ouvre sur la cour mais fait saillie sur l’extérieur. À l’est se situe le sanctuaire proprement dit, à ciel ouvert, à l’exception de la niche de la statue divine.

Figure 14. Saḥr : reconstitution possible du podium (Th Weber)

61 Le plus intéressant pour notre propos est le monument qui se dresse dans la cour, légèrement décentré vers le nord (fig. 14). Sur un vaste podium s’élèvent deux ensembles de sculptures en ronde-bosse qui se tournent le dos. Plusieurs reconstitutions successives en ont été proposées par les fouilleurs du site77. D’un côté, deux divinités, une féminine et une masculine, accompagnées d’auriges et montées sur des chars tirés l’un par une paire de lions, l’autre par une paire de chevaux. Aux angles, des dompteurs de fauves78, et sur de hauts socles, des victoires. De l’autre côté, sur un piédestal, un homme à cheval, personnage de haut rang dont on discutera plus loin l’identité possible ; devant lui, six cavaliers ; aux angles, sur de très hauts socles, deux victoires tendant des couronnes79. En des points mal définis du monument ou, peut- être, dans la cour à côté, quelques inscriptions grecques signalant l’offrande des victoires.

62 On peut discuter le détail des reconstitutions (Thomas Weber a lui-même changé d’avis sur plusieurs points au fil du temps), mais le sens général du monument est clair : il s’agit d’un monument commémoratif de victoire. La présence de Victoires couronnant les vainqueurs ne laisse guère place au doute. Il ne me paraît pas abusif de faire l’hypothèse que le monument célèbre, au sein d’un sanctuaire « fédéral » des peuples du Trachôn, la victoire sur les brigands et la pacification de la région.

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63 Une difficulté subsiste : la date du monument. Elle ne peut se déduire a priori que de critères stylistiques tirés de la sculpture et du décor architectural, en principe, puisqu’il n’y a aucune inscription datée. Thomas Weber, après avoir hésité entre la fin du Ier siècle et le début du IIe propose le dernier quart du Ier siècle80. Les raisons stylistiques que l’on peut invoquer restent toujours discutables, faute d’un assez grand nombre de parallèles exactement datés. En revanche, plusieurs observations de type historique paraissent décisives. D’une part, les personnages portent tous un costume caractéristique des peuples du désert syrien, selon une expression empruntée par Thomas Weber à Susan Downey, et plus généralement des populations indigènes. Il est donc exclu que le personnage principal soit un empereur, un gouverneur provincial ou tout autre officiel romain. Par ailleurs, l’ampleur du monument et le fait qu’il s’agisse de statues équestres excluent que l’ensemble date d’époque impériale : à cette époque, seul l’empereur bénéficierait d’un honneur aussi considérable, sauf dérogation exceptionnelle ; « une distinction d’une telle importance pour la noblesse locale n’apparaît pas vraisemblable sous la souveraineté romaine » conclut à juste titre Th. Weber (p. 229). De fait, bien peu de Romains de souche et de très haut rang eurent droit à cet honos maior.

64 Thomas Weber, avec prudence, se demande si les cavaliers du monument de Saḥr ne doivent pas être identifiés aux cavaliers babyloniens de Zamaris et de ses successeurs, dont Josèphe donne une description qui paraît conforme aux représentations de Saḥr : « Lorsque Zamaris mourut après une vie pleine de gloire, il laissa d’excellents fils, entre autre Iakimos, qui devint célèbre grâce à sa bravoure et parce qu’il forma spécialement ses cavaliers babyloniens, que les rois mentionnés ci-dessus dirigeaient comme un service constant de gardes du corps » (AJ XVII, 29-30)81. Comment ne pas reconnaître dans la rangée de six cavaliers les gardes du corps d’un souverain ? La position dominante du cavalier placé sur un haut socle au milieu du podium le désigne presque naturellement non pas seulement comme un chef militaire aussi brillant soit-il (Zamaris, Iakimos ou Philippe), mais bien comme le souverain lui-même, Agrippa Ier ou, plus vraisemblablement, Agrippa II. Seule la découverte de la tête pourrait donner une confirmation, selon qu’on y repérerait ou non la bandelette insigne de la royauté. Mais en ce domaine, on ne peut qu’espérer sans beaucoup d’illusions au vu des ravages opérés sur le site depuis quelques années.

65 Il est difficile de ne pas conclure que le monument célèbre la victoire des princes hérodiens sur les brigands : la politique mise en place par Hérode a donc fini par porter ses fruits et son ultime successeur en concrétise la réalité en faisant dresser le monument commémoratif de la victoire au sein du sanctuaire fédéral des tribus ou des habitants du Trachôn. Rien ne pouvait davantage souligner sa victoire, que ce monument dressé au cœur du sanctuaire majeur de ses adversaires d’hier, enfin vaincus et contraints de l’admettre.

66 Le Trachôn, on l’a vu, joue un rôle capital dans cette histoire car il est clairement le lieu privilégié de repli des brigands. Mais il n’est peut-être pas seul en cause. D’abord, on a vu que les Hérodiens détiennent toujours ensemble Gaulanitide, Batanée, Trachôn et Auranitide, sans parler de l’Abilène et, par épisode, de la Chalcidique (ou d’une partie de celle-ci). Pour la Batanée, c’est le lien géographique indispensable entre le Jawlān et le Trachôn. Mais pour l’Auranitide ? On a noté que l’édit d’un Agrippa – probablement Agrippa Ier – contre les brigands vivant dans les cavernes était affiché à Canatha et à Seeia, en Auranitide. De plus, il existe de nombreux indices que le monument de Saḥr

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avait peut-être des répliques, sans doute moins développées, en quelques autres villages. En effet on a retrouvé des éléments sculptés du même type que ceux de Saḥr à Shaqqā (une roue de char82, un cheval, un lion), à Menara Henou (des roues de char), à al-Ajeilāt (roue de char), à Mismiyyé (roue), à Shā‘rah (roue), à Tell Shehāb (cheval), à Sheikh Sa‘d (cheval), etc.83. Ces sites auraient-il vu s’élever des monuments du même type, même moins grandioses ? L’enquête reste à faire84, mais certaines pièces évoquent de trop près le monument de Saḥr pour qu’on ne conclue pas à l’existence de répliques85. De même, on a été frappé depuis longtemps par l’abondance des statues de Victoires dans le Hauran. Ce motif aurait-il été inspiré par le monument de Saḥr, et reproduit jusque dans les villages éloignés ? Là encore, l’enquête systématique de Th. Weber apporte des éclaircissements essentiels en établissant la filiation stylistique entre les divers monuments. Dans ces conditions, il m’apparaît clairement que l’idéologie de la victoire développée par le monument de Saḥr découle assez logiquement de la mission confiée par Rome aux Hérodiens et que ceux-ci ne se sont pas privés de célébrer de manière éclatante leurs succès en ce domaine.

67 On discute aujourd’hui de la date à laquelle Rome mit fin à l’État-client des Hérodiens. Les avis se partagent entre plusieurs dates s’étalant de 89 à 100 de notre ère. Peu importe pour notre propos, et il n’est pas sûr qu’Agrippa II ait perdu d’un seul coup tout son domaine86. La dernière inscription datée d’Agrippa II à Airè (Sanamein, XIV, 561) porte la double datation « l’an 37 qui est aussi l’an 32 », ce qui répond, selon le comput utilisé ici, à 85-8687. Pour le Trachôn, on peut admettre qu’il fut administré par Rome directement au plus tard en 96 : une inscription d’Aerita (XV, 340) date précisément de l’an 1 de Nerva, ce qui donne le terminus a quo pour la fin de la domination hérodienne dans la région, mais elle peut être antérieure de plusieurs années. Ἔτους α ´κυρίου αὐτοκράτορος̣ Νέρου(α) Καίσαρ(ο)ς, Γαφ(α)λος Μοαιερο[υ ἐκ τῶν ἰδίων ο]ἰκοδόμησεν ἀπὸ θεμελίων μέχ[ρι τέλους]. « L’an 1 de notre maître l’empereur Nerva César, Gaphalos, fils de Moaieros, à ses frais a fait construire depuis les fondations jusqu’à la fin ».

68 À cela, on doit ajouter une inscription de provenance exacte inconnue, conservée au musée de Suweidā’ avant 1925 et disparue depuis, datée de l’an 16 de Domitien, soit sa dernière année (XVI, 1447). Quelle que soit sa provenance précise, Trachôn ou Jebel al-‘Arab, cela prouve que le passage à l’administration directe de Rome s’est fait avant la mort de Domitien, au plus tard en 96.

69 L’annexion est d’une certaine manière la rançon du succès : si la région est pacifiée, Rome peut administrer elle-même. Je donnerai ailleurs des indications sur la continuité entre les institutions militaires hérodiennes et celles de Rome dans cette région88 et me bornerai ici à quelques indications sur la fin de la présence hérodienne.

70 Notons d’abord que Rome a sans doute largement intégré l’armée hérodienne dans ses propres unités. On en a un bel exemple avec Archieus, qui fut 18 ans centurion du roi Agrippa et 10 ans « stratège » de Trajan (ci-dessus). Ce changement de titre surprend. Coquetterie pour le plaisir de ne pas se répéter ? Sûrement pas, car je crois que le titre de stratège correspond à quelque chose de précis. Dans le secteur de Eeitha, j’ai relevé la présence de plusieurs agents de Rome portant le titre de « stratège », voire de « stratège des nomades ». Une telle appellation ne peut qu’être originaire de l’État (hérodien ou romain), sûrement pas des nomades eux-mêmes. Cela doit donc correspondre à une fonction précise. Or, à Eeitha, on a vu qu’un stratège anonyme

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d’Agrippa porte le titre de « stratège des nomades » ; par la suite, des stratèges sont attestés dans le même village et un « stratège des nomades » à Malka, non loin de là. Sans entrer dans le détail de la discussion, il me semble que l’on a là des agents affectés spécialement à l’administration de ce secteur particulier, où les nomades sont nombreux, peut-être une institution qui évoque les praefecti gentium d’Afrique du Nord. La consécration d’un Kaisareion à Eeitha (XVI, 597) s’expliquerait au mieux par le fait que c’est le lieu de résidence de ces officiers représentant le pouvoir impérial. Or c’est là et sur le site tout proche de Deir al-Sha‘īr que se trouvait un stratège et stratège des nomades hérodiens. La transition a dû s’opérer sans grande difficulté89.

71 La continuité est plus nette encore sur la bordure occidentale du Trachôn. Deux sites hérodiens continuent d’être occupés largement par les troupes romaines. À Sūr, plusieurs inscriptions attestent la présence de soldats romains, et l’importance des ruines montre que le village prospère. D’ailleurs, il compte parmi les villages bénéficiant du statut de métrokômia. Il est vrai que la position très particulière du village lui donne une importance capitale : il est situé dans une échancrure du plateau qui permet d’accéder au centre du plateau assez facilement. À Shā‘rah, le village connaît un développement spectaculaire et, parmi les édifices relevés on note des thermes, un fortin, un mithraeum. La présence de ce dernier sanctuaire suffirait presque à lui seul à prouver la présence de soldats romains.

72 Mais la continuité n’est pas totale, ou du moins, elle n’est pas prouvée partout. À Danaba, il semble y avoir eu déplacement vers Zorava, situé directement sur le plateau, juste à l’angle sud-ouest : sans doute le village était-il plus important et mieux à même de défendre ce secteur du Trachôn. En tout cas, c’est Zorava qui obtient le titre de métrokômia, non Danaba.

Figure 15. Tracé de la voie romaine du Léjà.

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73 Surtout, dans le courant du IIe siècle, Rome entreprend la réalisation d’une voie traversant en oblique la totalité du plateau, de Damas à Soada /Dionysias (fig. 15). À l’endroit où la voie pénètre sur le Trachôn, Rome installe un important poste de garnison, attesté par de multiples dédicaces en l’honneur des officiers, par une lettre d’un gouverneur aux villageois pour les protéger des réquisitions abusives. On y apprend par la même occasion que ce village, Phaina, jouit du titre de métrokômia du Trachôn. Cela explique sans doute la présence d’un très beau temple, conservé jusqu’aux dernières années du XIXe siècle.

74 À l’autre extrémité de la voie sur le Trachôn, le village d’Aerita, celui qui abrite la grotte gigantesque évoquée au début, semble avoir profité de sa position sur les flancs d’une butte au milieu de ce paysage plutôt plat pour jouer le rôle de point de contrôle de la voie qui passe au pied de la butte. Là aussi, plusieurs inscriptions sont relatives à des soldats et officiers (certains attestés à la fois à Phaina et à Aerita comme Aurelius Quirinalis, XV, 4 et 338), quelquefois des vétérans, comme cet Ulpius Alexandros, déjà connu (XV, 343) et dont on a retrouvé le bas de la statue récemment (XV, 343a).

75 Il est temps de conclure, au moins provisoirement. Et l’on me permettra de conclure davantage sur des questions de méthode que sur les acquis factuels proprement dits. Pour écrire l’histoire de cette région située aux marges du monde romain, l’historien a la chance de bénéficier du témoignage irremplaçable de Flavius Josèphe. Il n’est pas question d’instruire le procès du grand historien juif car, en dépit des lacunes et des déformations, il apporte une quantité considérable d’informations capitales. Mais la recherche de terrain permet de le corriger, de le préciser, de le compléter de façon importante. J’ai essayé de montrer comment la combinaison des éléments littéraires, épigraphiques, archéologiques permettait de se faire maintenant une idée beaucoup plus précise des moyens mis en œuvre pour venir à bout du brigandage dans ce secteur difficile d’accès. Ce n’est finalement qu’assez tard, vers 10-8 av. J.-C., qu’Hérode prend conscience de la nécessité d’installer des postes permanents pour verrouiller le Trachôn, alors qu’il est en charge de la région depuis la fin des années ‘20. C’est à ce moment-là qu’il fait appel aux juifs d’Idumée et de Babylonie, mais aussi probablement à des mercenaires grecs et à des volontaires locaux, ce que Josèphe omet de signaler. On pourrait suivre la carrière de certaines familles où la répétition des noms « royaux » signale la tradition de service des rois hérodiens : le grand-père Aumos, un Arabe de la région, était sûrement au service d’Hérode ou d’Hérode Philippe lors de la naissance de son fils Hérodès, qui lui-même a nommé son fils Agrippas en honneur d’Agrippa Ier. Certes, il reste des incertitudes, et, pour l’instant, l’épigraphie n’a pas permis de confirmer la localisation de la seule colonie nommément désignée par Josèphe, Bathyra : le village de Baṣīr fournit un bon candidat sur le plan philologique, mais ni les découvertes épigraphiques, ni les vestiges archéologiques ne plaident en sa faveur. À tout prendre, le site d’al-Ḥārrah serait plus pertinent, mais seule l’inscription pour Diomèdès, stratège de Batanée, pousse en ce sens. Dans un autre domaine, on voit qu’en plus des avantages fiscaux signalés par Josèphe, les Hérodiens surent accorder un statut privilégié à leurs soldats, dans le cadre d’une colonia, imitation peu surprenante d’une institution romaine. Enfin, la célébration de la victoire sur les lieux même du rassemblement des tribus du Trachôn est un autre élément de la politique hérodienne qui nous échapperait si nous n’avions que Josèphe. Mais cette célébration, sans doute justifiée, peut expliquer aussi le désir d’annexion de Rome : le travail accompli, pourquoi s’encombrer de princes-clients ? L’annexion souligne le succès de la politique

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hérodienne, tout comme le maintien des cadres militaires et administratifs mis en place par ceux-ci. D’une façon paradoxale, le monument commémoratif du Trachôn signe l’arrêt de mort de la principauté cliente en exaltant son triomphe.

ANNEXES

Concordance entre les IGLS en cours de publication et quelques publications antérieures

XIV, 32 = SEG 45, 2015

XIV, 267 = Inédit XIV, 486 = D. Sourdel, Cultes, p. 45-46 (et dessin pl. IV, fig. 1) XIV, 512 = W. H. Waddington, I.Syrie, 2413b

XIV, 559 = OGIS, 426

XIV, 561 = W. H. Waddington, I.Syrie, 2413k

XV, 4 = W. H. Waddington, I.Syrie, 2528 ; M. Sartre, Syria, 73, 1996, p. 94-95 = SEG 46, 2074.

XV, 62a = Inédit

XV, 103 = OGIS, 425 ; IGR III, 1144 ; E. Littmann, PAES III A, 7971

XV, 107 = Inédit XV, 228 = M. Sartre, L’Epigrafia del villaggio, Faenza, 1993, p. 133-135 XV, 338 = W. H. Waddington, I.Syrie, 2438

XV, 340 = W. H. Waddington, I.Syrie, 2446 ; IGRR III, 1176

XV, 343 = W. H. Waddington, I.Syrie, 2445 XV, 343a = Inédit XVI, 64 = Inédit XVI, 175 = Inédit

XVI, 183 = W. H. Waddington, ISyrie, 2329 ; OGIS, 424 ; IGR III (fr. d inédit)

XVI, 184 = É. Guerber et M. Sartre, Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 120, 1998, p. 93-98 ; SEG 48, 1915.

XVI, 197 = SEG 7, 970

XVI, 218 = SEG 33, 1304bis

XVI, 223 = W. H. Waddington, ISyrie, 2351 ; IGR III, 1231

XVI, 262 = W. H. Waddington, ISyrie, 2364 ; OGIS 415 ; IGR III, 1243

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XVI, 266 = PAES III A, 766

XVI, 268 = PAES III A, 768 ; PAES IV A, 101

XVI, 269 = PAES III A, 774

XVI, 269a = PAES III A, 769

XVI, 269b = Inédit

XVI, 270 = W. H. Waddington, ISyrie, 2365 ; OGIS, 419 ; IGR III, 1244

XVI, 432 = W. H. Waddington, ISyrie, 2286 ; (d’où IGR III, 1293) ; PAES III A, 659 ; M. Dunand, Musée, p. 74-75, n° 159. XVI, 597 = W. H. Waddington, ISyrie, 2113 ; R. Merkelbach et J. Stauber, Steinepigramme, IV, p. 392, n° 22/20/02 XVI, 599 = W. H. Waddington, ISyrie, 2114.

XVI, 608 = IGR III, 1141 ; R. Merkelbach et J. Stauber, Steinepigramme, IV, p. 392, n° 22/20/01

XVI, 615 = W. H. Waddington, ISyrie, 2112 ; OGIS 421 ; IGR III, 1136

XVI, 642 = W. H. Waddington, ISyrie, 2135 ; OGIS 422

XVI, 698 = W. H. Waddington, ISyrie, 2196

XVI, 815 = W. H. Waddington, ISyrie, 2211 ; OGIS 418 ; IGR III, 1260

XVI, 1395 = PAES III A, 750

XVI, 1447 = M. Dunand, Musée, p. 49, n° 75.

XVI, 1475 = H. Seyrig, Syria 42, 1965, p. 31-35, (=Antiquités syriennes 6, p. 147-151) ; (AE 1966, 493).

XVII, 24 = Inventaire des inscriptions de Palmyre, IX, 6a ; PAT 0270.

NOTES

1. Cet article a bénéficié d’une relecture attentive et de nombreuses suggestions de Julien Aliquot, notamment de précieuses indications bibliographiques. Je signale au passage les suggestions qui m’ont permis de modifier, parfois de façon importante, le fond de mon argumentation. Qu’il soit ici très vivement remercié pour cette aide très précieuse ; je reste naturellement seul responsable des thèses défendues ici et des erreurs qui pourraient subsister. 2. On désigne ainsi la zone désertique située à l’est des régions où une agriculture sèche est possible ; ici, cela commence sur les pentes orientales du Jebel al-‘Arab. 3. Ce texte correspond pour l’essentiel à l’exposé oral présenté à Toulouse le 14 mai 2010, et je lui ai largement conservé son caractère primitif. J’ai néanmoins corrigé certaines erreurs factuelles, ajouté les notes et références, développé certains aspects que j’avais dû traiter trop rapidement lors de ma présentation. 4. Sur ce passage et sa traduction, voir G.W. BOWERSOCK, « The Hellenistic Léjà’ », in La Syrie hellénistique, Topoi. Supplément 4, 2003, p. 341-348 ; le terme qu’emploie Strabon désigne en général une crête, un relief qui domine de peu, la bordure d’un plateau, par exemple ; c’est le terme par lequel il décrit le site d’Apamée (XVI, 2, 10). Si l’un des Trachônes est le Léjà, l’autre

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pourrait être le Qura’ au nord-est du Jebel al-‘Arab, selon Bowersock (p. 343) ; cela ne paraît pas devoir remettre en cause l’identification du Trachôn de Josèphe avec le seul Léjà (dans la plupart des occurences), car le Qura’ est une zone désertique seulement parcourue par les nomades et où l’on ne relève aucune trace de présence ni hérodienne, ni romaine. 5. Strabon, XVI, 2, 20, trad. A. TARDIEU légèrement modifiée. 6. Il s’agit de Lysanias le tétraque d’Abilène et de Chalcidique, région située dans la vallée du Barada à l’ouest-nord-ouest de Damas et dans la plaine de la Beqā’, exécuté par les Romains en 36 av. J.-C., mais Zénodôros, présenté comme fermier de ses biens selon Josèphe, peut bien avoir été son fils ou du moins un parent proche : J. ALIQUOT, “Les Ituréens et la présence arabe au Liban du IIe siècle a.C. au IVe siècle p.C.”, MUSJ 56, 1999-2003, p. 161-290, ici p. 261-262. Des monnaies datées de 31-30 et 26-25 av. J.-C. portent la mention de Zénodôros, tétrarque et grand-prêtre : cf. D. HERMAN, “The Coins of the Itureans”, Israel Numismatic Research 1, 2006, p. 51-72, notamment p. 69-72, n° 13-19. Malgré la formulation de Josèphe, il est clair que Zénodôros est officiellement tétrarque ; faut-il admettre que sa tétrarchie est réduite et qu’il a, en plus, pris à ferme, une partie des biens de Lysanias, ceux sur lesquels il ne règne pas comme tétrarque ? Sur le sens de μισθωτής, μισθουˆσθαι cf. J. ALIQUOT, ibid., p. 261-262. Depuis l’article d’H. SEYRIG, “L’inscription du tétrarque Lysanias à Baalbek”, dans KUSCHKE A. & KUTSCH E. (éd.), Archäologie und Alten Testament. Festschrift für Kurt Galling zum 8. Januar 1970, Tübingen, 1970, p. 251-254 [= id., Scripta varia, 1985, p. 135-138], on considère plutôt le Zénodôros de l’inscription de Baalbek IGLS VI, 2851 comme un « obscur descendant » de Lysanias ; voir l’état de la question dans J. ALIQUOT, ibid., p. 254-257, ainsi que le tableau généalogique p. 274. Une partie au moins de son royaume, l’Abilène, est à nouveau entre les mains d’un tétrarque homonyme, Lysanias II, avant 37 ap. J.-C (c’est celui qui est nommé par Luc 3.1 comme tétrarque d’Abilène la 15e année du règne de Tibère) ; à une date indéterminée entre 28/9 et 37, (cf. J. ALIQUOT, ibid., p. 244 ; date repoussée à 41 par N. KOKKINOS, The Herodian Dynasty, Sheffield, 1998, p. 279-284 ; cf. également A. KUSHNIR-STEIN, SCI, 18, 1999, p. 194-198), cette tétrarchie est donnée à Agrippa Ier qui la conserva jusqu’à sa mort en 44. 7. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, XV, 344-348. 8. Mais cela peut bien justifier l’affirmation de Strabon selon qui, « grâce aux sages dispositions des gouverneurs romains et à la protection permanente les légions cantonnées en Syrie, le fléau fut éradiqué ». 9. La chronologie est plus floue qu’il n’y paraît en raison des imprécisions de Josèphe. Une première donation, celle du Trachôn, a l’air d’avoir lieu assez vite, entre 27 et 23, peut-être vers 24 si c’est au temps du gouvernement de Varron ; d’autres donations eurent lieu en 20, lors de la mort de Zénodôros. Cf. J. ALIQUOT, MUSJ, 56, 1999 -2003, p. 232-233. 10. Comme l’a observé G. Bowersock (cité n. 4, p. 347-348), il arrive que le terme de Trachôn désigne un ensemble plus large que le seul plateau du Léjà, englobant aussi la partie nord du Jebal al-‘Arab. 11. Ceux-ci sont réputés pour leur brutalité : cf. les atrocités commises à Jérusalem durant le siège de la ville en 68-70 : BJ, IV, 326-352 ; VII, 267. 12. Rappelons que Syllaios était tenu responsable par les Romains de l’échec de l’expédition d’Aelius Gallus en Arabie Heureuse en 24 av. J.-C. Sa condamnation et son exécution ne sont donc pas nécessairement la preuve de l’implication des rois de Pétra dans la prospérité du brigandage sur le Trachôn. 13. Cf. S. APPLEBAUM, “The Troopers of Zamaris”, dans Judaea in Hellenistic and Roman Times, Leyde, 1989, p. 47-65, a donné une étude très précise du groupe dirigé par Zamaris, mais entachée de nombreuses erreurs de détail, ou d’affirmations douteuses. 14. On donne ici les renvois aux volumes des IGLS en cours de publication. Pour faciliter les recherches, on donnera aussi en annexe à cet article, pour les textes déjà publiés, au moins une

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référence ancienne puisque les volumes ne sont pas tous parus au moment de la publication de ce volume ; on signalera aussi les inédits. 15. J. Starcky dans J.-M. DENTZER éd., Hauran I, p. 180-181, de l’an 9 de Claude. 16. CIS II, 170. 17. Cf. M. SARTRE, “Les progrès de la citoyenneté romaine dans les provinces romaines de Syrie et d’Arabie”, dans A.D. RIZAKIS, Roman Onomastics in the Greek East, Athènes, 1996, p. 243. 18. On ne peut trancher entre les deux puisque les deux sont contemporains du règne de Claude, Agrippa Ier au début du règne, Agrippa II à la fin. Mais le second ne règne de fait dans les régions sous examen qu’à l’extrême fin du règne de Claude, ce qui me pousse à préférer le premier comme auteur de l’édit contre les brigands. 19. C’est le temple nommé autrefois faussement « temple de Dushara » ; cf. J. DENTZER, “À propos du temple dit de Dousarès à Sî’”, Syria, 56, 1979, p. 325-332. 20. J’ai revu la pierre en 1982 ; elle a été revue ensuite par les membres de la mission archéologique française de Syrie du Sud, qui l’ont trouvée barbouillée de peinture ; on dispose néanmoins de bonnes photographies. 21. Exemple dans une inscription de Sanamein, IGR III, 1127 (XIV, 561) : « l’an 37 qui est l’an 32 ». 22. H. SEYRIG, RN, 1964, p. 55-65, suivi pour l’essentiel par N. KOKKINOS, The Herodian Dynasty, 1998, qui observe (p. 396-400) qu’un poids de Tibériade daté de l’an 43 de son règne (SEG 38, 1647) repousse sa mort en 99-100 (selon l’ère la plus ancienne, en usage à Tibériade), bien qu’il ait pu perdre la Syrie du Sud quelques années plus tôt, v. 92-93 (p. 338), ne conservant que Panias, Ulatha, le Jawlān et les parties de la Galilée et de la Pérée qu’il possédait. En réalité, A. Kushnir- Stein, qui a revu le poids, corrige la date, qui n’est pas 43, mais 23 : “The Coinage of Agrippa II”, SCI, 21, 2002, p. 131, n. 32 ; même en utilisant l’ère la plus tardive, celle de 60, il ne daterait donc que de 82-83. Ce document n’a donc plus sa place dans la discussion sur la fin du règne d’Agrippa II. 23. N. KOKKINOS, The Herodian Dynasty, Sheffield, 1998, p. 398. 24. Cf. RPC II, p. 309, avec bibliographie antérieure, qui se range à l’avis d’A. Kushnir-Stein consultée à cette occasion (le volume date de 1999) ; elle estimait alors que les ères débutaient en 55 et 60, seule solution pour que soit assurée la concordance établie par certaines monnaies (n° 2265-66 et 2269-71) entre les années de règnes d’Agrippa II (années 25 et 26) et les 10e et 12e consulats de Domitien (en 84 et 86 respectivement). 25. On place souvent ce transfert en 53 sur la foi d’une indication de Josèphe ( AJ XX, 138) que Claude fit cette donation après qu’il eût achevé sa 12e année de règne. Ceci ne signifie pas qu’elle eut lieu dès la 13e année : cette circonlocution de Josèphe trahit sans doute son embarras quant à la date exacte et l’aveu qu’il sait seulement que ce n’est pas avant la fin de la 12e année de l’empereur. Comme il indique dans le même passage qu’Agrippa détenait alors Chalcis depuis quatre années pleines, s’il a obtenu le royaume d’Hérode de Chalcis en 49, la donation claudienne ne peut guère être antérieure à l’extrême fin de 53 ou au début de 54, quelques temps avant la mort de l’empereur. 26. A. KUSHNIR-STEIN, “The Coinage of Agrippa II”, SCI, 21, 2002, p. 123-131 ; ses conclusions sont adoptées par C.P. JONES, “Chronology of Josephus”, SCI, 21, 2002, p. 113-121. C’est ce comput que l’on suivra dorénavant ici. 27. Cf. les exemples donnés par A. KUSHNIR-STEIN, ibid., p. 130. 28. On peut voir la partie gauche de la pierre à l’entrée du petit musée de Shahbā ; le fragment de droite a été photographié à Suweidā’ par Mikaël Kalos dans les années 90, mais il semble avoir disparu depuis ; la photographie, de bonne qualité, permet une lecture assurée. 29. Il s’agit d’une inscription en relief ; le I de Διομήδης est entièrement effacé, mais l’emplacement est clairement visible avec des traces d’arrachement. 30. OGIS 422.

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31. Elle n’avait cependant pas échappé à B. LIFSHITZ, ANRW, II.8, p. 20, qui fait explicitement le rapprochement entre ce préfet du roi et le stratège de Batanée d’al-Ḥārrah (XIV, 486). 32. Il manquait déjà une partie du texte à droite lors de la visite de Bankes en 1818 ; Waddington a revu le même texte en deux fragments jointifs ; j’ai retrouvé la partie supérieure (les quatre premières lignes) en 1982. 33. Μέγας ne figure pas systématiquement dans la titulature royale ; ainsi, le mot est absent à Mushennef (XVI, 815). 34. Cf. ci-dessous le dossier de textes relatifs à L. Obulnius. 35. Le terme de Chalcidène apparaît chez Pline V, 19 pour désigner la région de Chalcis du Bélos, en Syrie du Nord. Mais on trouve le plus souvent Chalcidique. Le terme Χαλκιδίκη désigne explicitement la région de Chalcis du Liban chez Josèphe qui note que le gouverneur de Syrie Caesennius Paetus, lors de son expédition contre Antiochos IV de Commagène, bénéficie de l’aide d’Aristobule, « roi de la région nommée Chalcidique » (BJ, VII, 226) ; il paraît à première vue invraisemblable que cette Chalcidique soit celle de Chalcis du Bélos en Syrie du Nord car il y a tout lieu de penser que cet Aristobule est le fils d’Hérode de Chalcis (le nom est traditionnel chez les Hérodiens) et, malgré G. SCHMITT, “Zum Königreich Chalkis”, ZDPV, 98, 1982, p. 110-124, ici p. 118, on ne voit pas pourquoi Rome aurait confié aux Hérodiens un royaume client (jamais attesté par ailleurs) en Syrie du Nord. Il faut peut-être en dissocier la question du monnayage qu’une Chalcis inaugure en 92, selon une ère de la liberté : peut-être ai-je été trop prompt à trancher en faveur de Chalcis du Liban (M. SARTRE, D’Alexandre à Zénobie, p. 515), malgré les objections numismatiques rappelées par J. ALIQUOT, MUSJ, 56, 1999-2003, p. 236-237. 36. La localisation précise de Chalcis, qui importe peu pour notre propos ici, a fait l’objet de débats dont on trouvera un résumé dans J. ALIQUOT, MUSJ, 56, 1999-2003, p. 227-231 ; il semble bien que ce soit le site de Majdel ‘Anjar, identifié aussi comme la forteresse de Gerrha mentionnée par Polybe. 37. Th. BRÜGGEMANN, “Ἐθνάρχος, φύλαρχος and στρατηγὸς νομάδων in Roman Arabia (1st-3rd Century). Central Power, Local Administration, and Nomadic Environment”, dans A. S. LEWIN et P. PELLEGRINI éd., The Late Roman Army in the Near East from Diocletian to the Arab Conquest. Proceedings of a colloquium held at Potenza, Acerenza and Matera, Italy (May 2005), BAR IS 1717, Londres, 2007, p. 277. Déjà Waddington avait fait cette suggestion, mais il n’excluait pas qu’il soit question seulement d’une statue de bronze ! 38. Cf. M. SARTRE, D’Alexandre à Zénobie, Paris, 2003, p. 509. 39. Il s’agit d’Abila de Pérée, moderne Ṣalṭ, à ne pas confondre avec Abila de Décapole près d’Irbid, ni avec Abila de Lysanias dont il est vient d’être question. 40. Cf. note 35 ci-dessus. 41. Cf. R. DUSSAUD, Topographie historique de la Syrie antique et médiévale, Paris, 1927, p. 285-287. 42. W. H. WADDINGTON, ISyrie, 2552 ; OGIS, 420. 43. Difficile de comprendre s’il est le même que celui qui a pris les commandes de la ville avec Joseph (le fils de la femme-médecin) pour soutenir le siège contre les Romains (BJ, IV, 18), et qui meurt (de maladie) vers la fin du siège (IV, 68). On ne peut écarter l’hypothèse qu’il soit parent de Philippe par alliance et pas nécessairement juif, mais rien dans les récits de Josèphe ne va dans ce sens. 44. J. Aliquot me signale un Tyrien, Tiberius Iulius Zebdas, fils de Charès, dans une inscription latine de Germanie Inférieure : CIL, 13, 8593 (ILS, 2567) ; G. ALFÖLDY, Die Hilfstruppen der römischen Provinz Germania Inferior, Düsseldorf, 1968, p. 69-70, 212, n° 150. 45. L’inscription a été lue au musée de Damas par D. Sourdel qui en donne un dessin (Les cultes du Hauran, Paris, 1952, pl. IV, fig. 1). Je ne l’ai pas revue. 46. D. SOURDEL, Cultes, p. 45-46 (et dessin pl. IV, fig. 1) ; B. LIFSHITZ, ANRW, II, 8, p. 20 ; U. HÜBNER, “Baaras und Beelbaaros”, Biblische Zeitschrift, 39, 1995, p. 252-255, en particulier 254 (qui semble

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ignorer Sourdel) ; (d’où Th. WEBER, “Thermaquellen und Heilgötter des Ostjordanlandes in römischer und byzantinischer Zeit”, DaM, 11, 1999, p. 438-439, ill. 2). 47. Josèphe, BJ, VII, 178-189 ; F.- M. ABEL, Géographie, I, p. 460-462 ; cf. E. SCHÜRER, History, I, p. 326, n. 161. 48. Josèphe, BJ, VII, 180 (le nom) et 186-189 (les sources). 49. Eusèbe, Onomasticon, édit. Klostermann, p. 112, 15, et p. 44, 21. 50. Petrus der Iberer, éd. Raabe, p. 82 et 87-90. 51. [θερμὰ Β]ααρoυ : Cf. H. DONNER, The Mosaic Map of Madaba, Kampen, 1992, p. 39. 52. Josèphe, AJ, XVII, 171-172 ; BJ, I, 657. 53. Reste évidemment la possibilité d’un village homonyme à proximité d’al-Ḥārrah et ce Zeus topique n’aurait donc aucun rapport avec les sources thermales du wādī Zarqā Ma‘īn. La toponymie actuelle de la région n’incite guère à se rallier à cette solution. 54. M. SARTRE, “Les métrokômiai de Syrie du Sud”, Syria, 76, 1999, p. 217. 55. Plusieurs visites récentes dans le village de Baṣīr nous ont convaincu de la pauvreté du site en vestiges antiques ; nous y avons vu une frise décorée d’une grecque, en plusieurs morceaux, quelques blocs de taille ancienne, mais aucune trace d’un monument de quelque importance. Le plus notable est sans doute le remploi de fragments de corniches dans une pièce en forme de tour dans une maison à l’ouest du village. Le site antique forme une petite butte qui domine la plaine environnante et qui pourrait justifier l’occupation par un poste militaire ; mais la butte est elle- même très peu étendue. 56. On a vu les textes 175 et 269b, tous les deux inédits, on a revu sur photographie de la MAFSS tout ou partie des 269 et 269a ; le texte 197 est perdu. 57. Il était à l’abandon le long d’une rue du village lors de notre dernière visite en 2007. 58. À ne pas confondre avec un village homonyme sur la route entre Damas et Palmyre, où stationna la IIIe légion Gallica à partir du IVe siècle : R. DUSSAUD, Topographie historique de la Syrie antique et médiévale, Paris, 1927, p. 271 ; ACO, 2, 1, 2, p. 154, l. 34. 59. L’édition de H. St. Thackeray ne signale pas de variantes dans les manuscrits, mais son apparat critique est mince ; de plus, la correction peut être ancienne et avoir été adoptée par toute la tradition manuscrite. L’édition due à A. Pelletier dans la CUF (1959) adopte la même leçon : οἱ ἐν Ἐκβατάνοις. 60. AJ XVII, 198 ; BJ I, 672. Sur les levées à l’intérieur du royaume, comportant juifs et non-juifs, A. SCHALIT, König Herodes : der Mann und sein Werk, Berlin, 1969, p. 167-183 (reprint 2001). 61. Trouvée par la MAFSS, la pierre a été transportée dans la cour du musée de Der‘ā où elle est conservée. 62. Flavius Josèphe, AJ, XII, 148-153. 63. Je dois à Julien Aliquot plusieurs suggestions : la restitution de Ναρου plutôt que Νατου comme patronyme, ce premier nom étant attesté alors que le second est inconnu ; la coupe τέκνῳ N - - plutôt que τέκνων, ce qui m’incite à suggérer que le fils porte le nom du grand-père, Ναρος. Il faut ensuite placer le début du verbe qui se termine en -ήσας, aussi bref que στήσας ou, comme le suggère J. Aliquot, ποιήσας. 64. Ainsi à Der‘ā (XIV, 32), à Ṭafas (XIV, 267), à Umm al-Jimāl (IGLJ, V/1, 164-165). 65. R. DUSSAUD et Fr. MACLER, Voyage archéologique au Safa, Paris, 1901, p. 146 n° 4 ter = XVI, 533. 66. A. G. WRIGHT et A. SOUTER, PEF-QS, 1895, p. 138, n° 65. 67. PAES III A, 7971. 68. E. LITTMANN, PAES III A, p. 425. 69. R. D. SULLIVAN, “The Dynasty of Judaea in the First Century”, ANRW, II, 8, p. 343. 70. P. A. HOLDER, Studies in the auxilia of the Roman Army, Oxford, 1980, p. 239, n° 231 ; il la place entre la ala Augusta Gemina Colonorum et une εἴλης Κολονῶν attestée en Galatie.

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71. D. B. SADDINGTON, The Development of the Roman Auxiliary Forces, Harare, 1982, p. 69-70. Je n’ai pu consulter M. H. GRACEY, Roman army in Syria, Judea and Arabia, 1981. 72. Cf. plus bas l’exemple d’Archieus ; voir aussi la carrière de T. Mucius Clemens qui fut préfet d’une aile de l’armée d’Agrippa II au début de la guerre juive avant d’être préfet de la cohors I Lepidiana equitata : M. AVI-YONAH, “The epitaph of T. Mucius Clemens”, IEJ, 16, 1966, p. 58-64 ; cf. AE 1967, 525 ; J. et L. ROBERT, Bull. épigr., 1970, 633 ; A. MARTIN, “T. Mucius Clemens, praefectus castrorum d’Agrippa II”, ZPE, 52, 1983, p. 203-210 ; S. SCHWARTZ, “T. Mucius Clemens, commander of the army of Agrippa II. An epigraphical note”, ZPE, 56, 1984, p. 240-242 ; Id., “T. Mucius Clemens. A Supplementary Note”, ZPE, 58, 1985, p. 296, Bull. épig. 1984, 508 ; S.R. LLEWELYN éd, New Documents illustrating Early Christianity, t. 8, Grand Rapids, 1998, section 13. Mais la situation paraît exceptionnelle du fait de la collaboration entre les deux armées durant la guerre juive. 73. Périple de la mer Érythrée, § 19 ; cf. G. K. YOUNG, “The Customs-Officer at the Nabataean Port of Leuke Kome (Periplus Maris Erythraei 19)”, ZPE, 119, 1997, p. 266-268. 74. CIS, II, 195, 196 ; E. LITTMANN, PAES, IV C, 96 ; J. STARCKY, “Une inscription nabatéenne provenant du Djof”, RBi, 64, 1957, p. 196-217 ; J.-T. MILIK, “Nouvelles inscriptions nabatéennes”, Syria, 35, 1958, p. 243-246, n° 6. 75. J. F. HEALEY, The Nabataean Tomb Inscriptions of Mada‘in Salih, Oxford, 1993, n° 6, 24, 32, 34, 38 pour stratègos ; n° 6, 7, 20, 32, 39, pour éparchos ; stratègos à Madaba, RES 674 = Healey p. 247. 76. M. KALOS, “Le site de Saḥr (Syrie du Sud)”, Topoi, 7, 1997, p. 965-991 ; Id., “Le temple de Saḥr al- Léjà (Syrie du Sud), nouvelles données archéologiques”, dans K.S. FREYBERGER, A. HENNING et A. VON HESBERG dir., Kulturkonflikte im Vorderen Orient an der Wende vom Hellenismus zur römischen Kaiserzeit, Rhaden/Westfalen, 2003, p. 157-167 ; Th. WEBER, “Ein herodisches Statuendenkmal in der syrischen Basaltwüste”, ibid., p. 255-272 ; on trouvera l’ensemble de la bibliographie dans Th. WEBER, Die Skulpturen, cité à la note suivante. D’une manière plus générale, J.-M. DENTZER, “L’espace des tribus arabes à l’époque hellénistique et romaine : nomadisme, sédentarisation, urbanisation”, CRAI, 2000, p. 231-261. 77. Cf. en dernier lieu Th. WEBER, Die Skulpturen aus Saḥr und die Statuendenkmäler der römischen Kaiserzeit in südsyrischen Heiligtümern, vol. II de J.-M. DENTZER et Th. M. WEBER dir., Hauran IV. Saḥr al-Ledja, Beyrouth, 2009, p. 45, avec quatre propositions de restitution de la face ouest du podium aux statues. 78. La présence de chaînes avait d’abord conduit à croire qu’il s’agissait de prisonniers ; en fait, Th. Weber estime aujourd’hui qu’il s’agit seulement de deux dompteurs dont la présence se justifie par l’attelage de fauves de l’un des chars. Le motif est attesté ailleurs ; cf. Th. WEBER, Die Skulpturen, p. 36-38. 79. Cf. Th. WEBER, Die Skulpturen, p. 72-73. 80. Cf. Th. WEBER, Die Skulpturen, p. 69-72 et p. 228-229. 81. Sur tout ceci, Th. Weber, Die Skulpturen, p. 71-76. 82. La roue peut certes être un emblème de Némésis, mais les exemples cités ici et la plupart de ceux répertoriés par Th. Weber évoquent précisément les éléments de char du monument de Saḥr. 83. On trouvera un relevé à peu près exhaustif dans l’ouvrage de Th. Weber. 84. Un aurige provenant de Khirbet Ghazāleh est conservé à Bostra, mais ce site devait se trouver dans l’État hérodien. Une roue est conservée aussi au musée de Suweidā’, d’autres proviennent de Seeia, et des éléments de même nature conservés à Bosra sont d’origine inconnue. 85. Ainsi le cavalier de Canatha : Th. WEBER, Die Skulpturen, p. 160. 86. Cf. Th. FRANKFORT, “Le royaume d’Agrippa II et son annexion par Domitien”, Hommages à Albert Grenier, Bruxelles, 1962, p. 659-672, reste important. Déjà H. SEYRIG, “Les ères d’Agrippa II”, RN, 1964, p. 62 (= Scripta Numismatica, p. 132), suggérait une annexion partielle de son royaume par Rome.

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87. La datation traditionnelle selon le système Seyrig donnerait 93-94, ce qui paraît pratiquement impossible. En effet, si comme Josèphe l’indique lui-même (AJ XX, 267) il a achevé d’écrire les Antiquités dans la 13e année du règne de Domitien, soit 93-94, on ne comprend pas comment il pourrait rapporter l’information que, depuis que les Romains ont pris en charge les domaines d’Agrippa II, ils ont imposé à la population de Bathyra (ce qu’il faut sans doute comprendre comme les colons et descendants de colons dont il a été question plus haut) l’ensemble des taxes dont ils étaient alors exempts, suscitant leur mécontentement. Cf. A. KUSHNIR-STEIN, op. cit., p. 128, n. 17. 88. Cf. M. SARTRE, “Rome et les Arabes nomades : le dossier épigraphique de Eeitha”, dans D. GENEQUAND et Ch. ROBIN éd., Regards croisés de l’histoire et de l’archéologie sur la dynastie Jafnide, Paris, 24 et 25 novembre 2008, à paraître. 89. Un autre exemple possible, mais peu clair, est celui de Philippe fils de Iakimos. Il apparaît dans un texte safaïtique cité par M. MACDONALD, Syria, 1993, p. 343 et n. 259, et discuté par le même, “Herodian Echoes in the Syrian Desert”, dans S. BOURKE, J.-P. DESCŒUDRES, A. WALMSLEY éd., Trade, Contact, and the Movement of peoples in the Eastern Mediterranean : Papers in honour of J. Basil Hennessy. Mediterranean Archaeology, Suppl. volume 2, Sydney, 1995, p. 285-290, qui porte la mention : « … et il fit paître les moutons l’année où les gens du Hauran se plaignirent à César au sujet de Philippe (ou « accusèrent Philippe devant César ») ». S’il s’agit de Philippe fils de Iakimos, cela indiquerait que celui-ci entra au service de Rome après l’annexion de l’État d’Agrippa II, puisqu’il n’y a aucune raison que les habitants du Hauran, qu’ils habitent le royaume nabatéen ou celui d’Agrippa II, se plaignent à l’empereur des agissements d’un agent royal. Mais ceci reste largement énigmatique.

AUTEUR

MAURICE SARTRE Professeur émérite à l’Université François-Rabelais, Tours Membre senior de l’Institut Universitaire de France Maison de l’Orient et de la Méditerranée-Jean Pouilloux, Lyon [email protected]

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Le brigandage à l’époque moderne : approches méthodologiques

Valérie Sottocasa

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le comité de rédaction d’Anabases remercie vivement Valérie Sottocasa, spécialiste de l’histoire du brigandage à l’époque moderne, d’avoir bien voulu se prêter à l’expérience du comparatisme.

1 Qui sont les brigands de l’époque moderne ? Quelques figures emblématiques s’imposent, tel Cartouche, le voleur parisien, ou Mandrin, le brigand contrebandier. Des légendes locales ont également marqué la littérature populaire et régionale, Gaspard de Besse en Provence, Roux le bandit en Cévennes, Marion du Faouet en Bretagne et tant d’autres encore. Au-delà de ces grandes figures, les sources de justice et de police attestent l’existence d’une criminalité organisée autour de bandes, constitutive du brigandage sous l’Ancien régime et la Révolution, mais sans jamais formuler précisément les caractères de cette forme de délinquance. Les dictionnaires de l’époque moderne insistent sur plusieurs points, notamment l’association en bandes armées et le vol sur les grands chemins. Les brigands officient à la campagne plus que dans les villes, et si Cartouche est parfois qualifié de brigand, c’est sans doute parce qu’il est à la tête d’une bande redoutablement efficace. Les dictionnaires, notamment celui de Furetière1, soulignent l’origine militaire du brigandage qui rassemblerait « des soldats mal disciplinés qui ne font que piller et désoler les pays où ils font des courses ». L’origine du mot remonte, selon l’auteur, aux soldats que la ville de Paris avait armés en 1356, pendant la guerre de Cent Ans et la détention du roi Jean. On leur aurait donné ce nom à cause des « brigandines » dont ils étaient équipés et qui étaient des armes communes à cette époque. Le même dictionnaire souligne une autre étymologie, inspirée d’une bande de voleurs allemands de la région du lac de Constance qui se seraient appelés « brigantins ».

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2 D’autres dictionnaires attribuent au mot « brigand » une origine italienne : briga signifie bande en italien ; « brigante » serait apparu dans la langue italienne en 14102. Le dictionnaire de Trévoux, paru en 1704 et réédité jusqu’en 1771, reprend la définition donnée par Furetière un siècle plus tôt pour « brigand » et ajoute celle de « bandit » : « Exilé, voleur, assassin qui court le païs à main armée […]3. » À leur manière, les gravures de Jacques Callot sur les malheurs de la guerre nous renseignent sur la représentation que se font les contemporains de la guerre de Trente Ans des brigands, figurés en soldats se livrant au pillage4. Loin d’être anodin, l’ancrage des brigands dans des bandes armées est un facteur aggravant dans la qualification judiciaire du crime. Qu’il s’agisse de la bande montée par Cartouche au début du XVIIIe siècle5, de celle d’Orgères, qui sévit dans l’Eure pendant la Révolution ou encore de celle de Pourrières (Var), démantelée en l’an XI, toute association criminelle menace gravement l’ordre public. L’usage de la violence, le caractère implacable de ces hommes, étrangers à la morale sociale, leur maîtrise des espaces sauvages (bois, montagnes, cavernes) et de la nuit, en font des ennemis du genre humain. L’organisation des bandes agite le spectre de contre-sociétés destinées à détruire l’ordre. L’évolution de la législation et de la répression du brigandage témoigne d’un souci croissant, de la part des autorités, à lutter contre cette menace avec toujours plus d’efficacité. Il n’empêche : si le brigandage de grand chemin semble décliner dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le phénomène est à l’origine de la Grande Peur de l’été 1789 et connaît une nouvelle vitalité au lendemain de la réaction royaliste qui suit la chute de Robespierre en 1794. Il faut toute l’énergie de la police, de la gendarmerie et des Préfets de l’Empire pour y mettre fin, de manière d’ailleurs relative.

3 L’histoire du brigandage a longtemps semblé relever davantage de la littérature populaire que de l’histoire politique et sociale. Au XIXe siècle, les histoires de brigands font plus appel à l’imagination qu’à la lecture des sources judiciaires et administratives. Leurs objectifs relèvent de la morale plus que de l’analyse historique. Au début du XXe siècle, plusieurs ouvrages tentent une approche plus historique du brigandage en tant que phénomène social. Les études portant sur Mandrin et Cartouche suscitent toujours beaucoup d’intérêt, mais l’approche du brigandage commence à dépasser l’intérêt pour les hommes célèbres et les légendes locales6. En 1934, Marcel Marion publie une histoire du brigandage sous la Révolution7. Certes, son étude n’est pas dénuée d’une dimension morale et surtout hagiographique en faveur de l’Empire, mais son ouvrage inscrit le brigandage dans une perspective historique donnant toute son importance au contexte particulier de la Révolution. Tout comme Taine quelques décennies plus tôt, il brosse le tableau d’un brigandage qui serait le fruit de l’anarchie provoquée par la Révolution et plus particulièrement par la République. C’est cependant à la fin des années 1960 que l’historien marxiste Éric J. Hobsbawm renouvelle en profondeur l’étude du brigandage à travers deux ouvrages, l’un portant sur les « primitifs de la révolte », l’autre sur différentes figures de bandits de l’époque moderne et contemporaine8. Il brosse le portrait du « bandit social » qui n’est pas un simple criminel, même si les autorités le réduisent à cette dimension. Ce personnage appartient à « un groupe qui a recours à la violence et pratique le vol à main armée », mais son comportement le rattache aux nombreuses expressions de révoltes du monde rural. Le brigand social ne s’attaque pas aux paysans pauvres, parmi lesquels il vit. Une injustice est le plus souvent à l’origine de sa rupture avec la société et les périodes de crises rurales suscitent un banditisme chronique dans les sociétés préindustrielles. Le brigandage exprime tout à la fois le refus d’une autorité centralisée qui semble illégitime et les changements impulsés par

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les autorités centrales. Homme jeune, doté d’une forte personnalité, le brigand fait alors figure de rebelle et peut exprimer les refus de tout un groupe social, incarnant la résistance de la société rurale face aux prétentions autoritaires de l’État.

4 Les archives de la période moderne confirment l’existence de ce type de brigandage tout en introduisant d’importantes nuances montrant que le brigandage social n’en épuise pas toutes les formes. Au cours des nombreuses révoltes paysannes contre la fiscalité et les progrès de l’absolutisme royal en France au XVIIe siècle, contestation paysanne et brigandage se mêlent parfois de manière complexe. C’est souvent à l’occasion de ces insurrections que sont nommés les intendants, dont la mission consiste à veiller à l’établissement de l’ordre voulu par le pouvoir central dans les provinces. Disposant de la force armée, l’intendant parvient le plus souvent à écraser les paysans révoltés, mais il arrive que la répression conduise à une mutation de la contestation plus qu’à son éradication. C’est le cas, par exemple, lors de la révolte des Croquants à la fin des années 16309. Entrées dans une dynamique insurrectionnelle en 1637, les paroisses sont progressivement désarmées, mais une partie des rebelles refuse d’abandonner la lutte. Réfugiés dans des bois aux portes de Périgueux en 1640, ces hommes attaquent les convois, les marchands et les riches citadins. La ville est considérée comme le relais de l’autorité royale et, par ailleurs, elle est exemptée d’une bonne partie de la fiscalité royale directe, source des révoltes antifiscales qui ponctuent le règne de Louis XIII. L’armée est à ce point impuissante face aux brigands que la seule issue a semblé d’abattre la forêt tout entière, tâche que les soldats n’ont pu mener à bien.

5 Un siècle plus tard, Mandrin gagne sa popularité sur des bases assez proches : il s’oppose à l’État central en pratiquant la contrebande et ridiculise les forces militaires déployées contre lui en leur échappant plusieurs années durant. Par ailleurs, ce « brigand » n’attaque jamais les populations paysannes. Au cours du XVIIIe siècle, la contrebande se développe dans nombre de régions frontalières ou montagneuses (Provence, Dauphiné, Pyrénées, Flandres, Rhénanie…). Cette activité peut occuper des familles ou des villages entiers. La question soulevée par la contrebande est celle de la légitimité de la fiscalité imposée par l’État central aux populations ainsi que celle des forces de l’ordre déployées sur le territoire. Malgré la faiblesse de leurs effectifs, elles sont tout aussi violemment rejetées que les impôts par les populations rurales. Ces traits sont encore plus marqués dans les régions où les communautés arbitrent elles- mêmes les conflits et maintiennent l’ordre. L’intervention des forces de l’ordre de la monarchie est alors vécue comme une violation des droits et coutumes constitutifs de l’identité locale. C’est pourquoi les villageois dénoncent rarement les brigands, surtout s’ils pratiquent la contrebande. Tout au long de l’époque moderne, cette complicité est considérée par les autorités comme un véritable fléau, cause première de l’échec dans la lutte contre le brigandage. Sous la Révolution, les communes seront rendues responsables des actes de brigandage commis sur leur territoire par la loi du 10 vendémiaire an IV. Il s’agit d’obliger les villageois à rompre avec la loi du silence qui protège les brigands depuis des siècles.

6 Les historiens de l’époque moderne ont interrogé le brigandage à travers une grille de questionnement complexe, mettant en valeur les formes de délinquance, l’insertion de la contrebande dans une économie parallèle, mais aussi les caractères politiques du brigand perçu comme un rebelle. Le temps des guerres de religion introduit beaucoup de confusion dans l’appréhension du brigandage. Le comportement violent des

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seigneurs qui conduisent des troupes souvent hétérogènes et indisciplinées pousse les victimes à parler de brigandages à leur propos. Les massacres, les violences contre les populations, la politique de la terre brûlée et des pillages, tout pousse à cette confusion. On constate cependant que les sources de l’époque attribuent le qualificatif de « brigand » aux capitaines et aux soldats de l’autre confession. On peut y lire la volonté de discréditer l’ennemi et pas seulement de décrire une dérive de la violence religieuse. Cette attitude se retrouve au moment de la guerre des Camisards au début du XVIIIe siècle. Les bandes rebelles qui suivent les « prophètes » cévenols sont des « guerriers de Dieu » pour les uns, des brigands pour les autres. La volonté de dénigrement et de disqualification de la lutte est nette et sanctionne aussi le caractère populaire des insurgés.

7 Confrontées à un processus de normalisation des comportements sociaux, voulu par l’État et par les Églises, les populations ont également souffert d’une pression fiscale accrue dans un contexte de crise prolongée sur la longue durée (XVIIe-XVIIIe siècle). L’inflation du nombre des pauvres (environ 30 % de la population), des mendiants et des errants, l’omniprésence de la guerre et des troupes sur le territoire ont contribué à renforcer un sentiment d’insécurité qui tient aussi aux attaques sourdes portées contre la civilisation paysanne traditionnelle10. L’exemple le plus abouti est sans doute celui des bandits Corses de la fin du XVIIIe siècle11. Un officier du régiment de Picardie en poste dans l’île écrit à ce propos : « Le terme bandit n’a pas ici en Corse la même signification qu’en France. On y appelle de ce nom tout Corse qui ne veut ni reconnaître [sic] ni se soumettre au gouvernement reçu ». Le bandit est un résistant qui refuse la conquête et lutte pour la Corse indépendante, mais il agit également dans le cadre d’une province en proie à une double violence, celle, endogène, des villageois et celle de l’État qui punit ici bien plus sévèrement qu’en France. Les historiens sont cependant unanimes à constater une mutation en profondeur de la délinquance à la fin de l’Ancien régime. On a longtemps affirmé que la violence populaire s’était atténuée à la fin du siècle des Lumières, que les crimes de sang étaient moins nombreux et moins sauvages. En réalité, il n’y a pas eu recul de la protestation populaire mais plutôt mutation : les révoltes sont moins massives mais plus fréquentes, moins sanglantes mais tout aussi violentes. Jean Nicolas a montré combien cette évolution a fait glisser la France dans un contexte de grande insécurité, très largement sous-estimée pour la fin de l’Ancien régime12. L’explosion de la Grande Peur de l’été 1789 trouve place dans une suite cohérente de peurs et d’angoisse sociale liées à la poussée de la misère, du vagabondage et de la violence à la veille de la Révolution Française.

8 Les hommes de 89 veulent fonder une société nouvelle, reposant sur un ordre plus juste et une approche humaniste de la justice. La répression de la criminalité a fait l’objet de toute l’attention des législateurs qui ont confié l’exercice de la justice a des citoyens élus et non plus à des professionnels. Confrontés à une montée des violences politiques et sociales, ces juges ont bien du mal à affronter un brigandage qui surgit massivement au lendemain de la mort de Robespierre dans un contexte de réaction royaliste paroxystique dans les départements du Midi. Oscillant entre des amnisties censées ramener la paix sociale et des lois aggravant la répression dans les zones rurales, la Révolution est confrontée à la difficulté de caractériser pénalement le brigandage. Les bandes de chouans dans l’Ouest, les brigands royaux dans le Midi sont-ils des opposants politiques ou des criminels ? Encore une fois se mêlent des comportements qui relèvent de la criminalité de droit commun (vols sur les grands chemins, vols commis en bandes

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dans les fermes isolées, assassinats, viols) et de la politique, lorsque les voleurs ne s’attaquent qu’aux caisses de l’État, aux recettes fiscales, aux biens des patriotes ou à leur personne. Les sources révolutionnaires attestent une poussée très forte du brigandage, ce qui doit nous conduire à accorder une attention particulière au contexte historique et non pas à une nature « éternelle » et intrinsèque du brigandage. Les brigands sont le fruit de leur époque, ne serait-ce que parce que l’usage du terme « brigand » est, de tout temps, très fortement connoté. Si ce terme est le plus souvent utilisé pour dénigrer, il est aussi porteur de valeurs positives autour de l’idée de force, de puissance, de courage. Ainsi, les patriotes avignonnais qui, en 1791, se baptisent eux- mêmes les « braves brigands de l’armée du Vaucluse » revendiquent l’usage d’une violence sauvage au service d’une « cause », celle du rattachement à la France. L’ambiguïté du terme brigand reste donc très forte sous la Révolution et le Consulat. L’éradication, même relative, de cette forme de délinquance sous l’Empire et la Restauration ne met pas un terme à la fonction sociale de l’image du brigand dont s’empare la littérature romantique, qui met en scène des hommes violents et brutaux, familiers des espaces ensauvagés, mais aussi rebelles, résistants et justiciers. Cette image, reflet des contradictions portées par les brigands de l’époque moderne, se perpétue jusqu’à nos jours à travers la figure des membres de la bande à Bonnot, de Carlos ou de Mesrine dont le cinéma s’est fait l’écho. Le brigand occupe donc encore une place de choix dans le panthéon des représentations collectives, non dépourvues d’une ambiguïté qui s’avère l’un des traits fondamentaux du brigandage.

NOTES

1. A. FURETIERE, Dictionnaire universel, 1688-1689. 2. Dictionnaire GODEFROY, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du XIe au XVe siècle, Paris, 1881 ; Dictionnaire LAROUSSE du Moyen Français. 3. Dictionnaire universel français et latin…, 1704-1771, Articles « brigand » et « bandi ». 4. D. TERNOIS, Jacques Callot : catalogue complet de son œuvre dessiné, Paris, F. de Nobele, 1962, 614 p. 5. P. PEVERI, “La criminalité cartouchienne : vols, voleurs et culture criminelle dans le Paris de la Régence”, in L. ANDRIES, Cartouche, Mandrin et autres brigands du XVIIIe siècle, Paris, Desjonquères, 2010. 6. On peut donner pour exemple les travaux de F. FUNCK-BRENTANO, Les brigands, Paris, Hachette, 1905. 7. M. MARION, Le brigandage pendant la Révolution, Paris, Plon, 1934. 8. E. J. HOBSBAWM, Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 1963 (éd. originale : Primitive Rebels, 1959) ; id., Les bandits, Londres, 1969, Paris, Maspéro, 1972. 9. Y.-M. BERCÉ, Histoire des croquants, Paris, Éditions du Seuil, 1986. 10. Je renvoie sur ce thème aux travaux de R. MUCHEMBLED, et notamment à : La violence au village. Sociabilité et comportements populaires en Artois au XVe siècle, Turnhout, Brépols, 1989 et à : Le temps des supplices. De l’obéissance sous les rois absolus, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1992, rééd. Pocket, 2005.

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11. Banditisme et violence sociale dans les sociétés de l’Europe méditerranéenne, Actes du colloque de Bastia (27-29 mai 1993), Textes réunis par G. RAVIS-GIODANI et A. ROVERE, Ajaccio, La Marge, 1997, p. 261-267. 12. J. N ICOLAS, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, Paris, Éditions du Seuil, 2002.

AUTEUR

VALÉRIE SOTTOCASA Maître de Conférences d’histoire moderne Université de Toulouse (UTM) FRAMESPA - UMR 5136 [email protected]

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Du Guide de l’Antiquité imaginaire au Colloque « L’Antiquité au cinéma. Formes, histoire, représentations » (Cinémathèque de Toulouse, 25 février 2011) Quelques questions à Claude Aziza. Propos recueillis par Olivier Devillers

Claude Aziza et Olivier Devillers

Olivier Devillers Claude Aziza, en février 2011 la 5e édition du festival Zoom Arrière à Toulouse porte sur l’Antiquité au Cinéma (15-26 février 2011). Vous êtes présent au Colloque organisé dans ce cadre. C’est de fait là un domaine de recherches dans lequel vous êtes, pratiquement, un pionnier. Quel est votre parcours et comment en êtes-vous venu à privilégier les réceptions de l’Antiquité dans le cinéma, mais aussi dans la BD, la science-fiction… ? Claude Aziza J’ai eu un parcours « classique », mais avec une période d’enseignement secondaire un peu plus longue que de coutume pour les universitaires, soit 11 ans (1962-1973). Ceci m’a permis d’enseigner en lycée et en collège, et de travailler avec les élèves sur l’imaginaire dans les trois disciplines : français, latin et grec. Je n’étais pas encore à la fac quand j’ai conçu, dans la foulée de mai 68 et des expériences disciplinaires, des fascicules (qui ont paru en 1976 chez Bordas) sur Tarzan et sur le Western, ainsi qu’un manuel de latin de 4e (je n’étais qu’un élément dans un ensemble dirigé par un IG, ce qui explique que, quelques années après, j’en aie fait un autre dont j’étais le patron). Par ailleurs, mon goût pour Dumas, Gautier et Verne m’a poussé à élaborer une littérature française du XIXe siècle (en deux volumes chez Bordas, 1976 et 1978). Toujours tenté par l’imaginaire, alors qu’après ma thèse, soutenue en 1972, sur Tertullien et le judaïsme (Belles Lettres, 1977), j’étais entré à la fac de Nice en 1973 (donc je n’ai jamais pu expérimenter mes livres auprès d’élèves !), j’ai rédigé avec deux amis trois dictionnaires : Types et caractères (Nathan, 1978), Thèmes et symboles (Nathan, 1978) et Personnages (Garnier, 1981). Après sept années à m’occuper à la fac

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de Nice d’un petit groupe de latinistes qu’il fallait préparer à l’agrégation et d’un grand groupe de lettres modernes qu’il fallait initier au latin, je me suis retrouvé à la Sorbonne Nouvelle (Paris III) en 1980. C’est en effet à cette date que le ministère a décidé, à titre expérimental, de créer un poste de latin dans une fac de lettres modernes, ce qu’était Paris III. Je pense que j’ai obtenu ce poste très demandé par le fait que mes futurs collègues de littérature française, dont l’aval était décisif, étaient contents d’avoir un latiniste qui avait aussi des travaux en littérature. Arrivé à Paris III, je trouvai en face de moi des groupes imposants et un cours magistral de licence de plusieurs centaines d’étudiants dont le niveau en latin allait de zéro (ou de moins…) à huit années (surtout pour les étrangers). Que faire ? Il fallait renoncer, au moins en cours magistral, à la langue – réservée aux travaux dirigés – et s’orienter vers une approche de la Romanité plus accessible, donc plus ludique. Le roman historique s’y prêtait assez, mais il était d’un maniement difficile pour des raisons de langue, souvent, et de longueur. J’optai pour la BD, d’autant que je venais de cotraduire en latin un épisode d’Alix : Le Fils de Spartacus. Mais en 1980 travailler en public sur la BD relevait techniquement du parcours du combattant. Restait le cinéma avec un avantage : Paris III disposait d’une cinémathèque universitaire nourrie, et un inconvénient : le magnétoscope était balbutiant et il fallait projeter les « péplums » existants en 16mm ou en 35mm. Ce n’est en fait qu’à partir des années ‘80 que les choses devinrent plus simples avec la multiplication des éditions vidéo. Ce qui fait que mon intérêt pour le péplum, comme objet d’études – mais oui ! – ne remonte qu’à ces années ‘80, et encore est-il né d’une nécessité pédagogique, et non d’un élan affectif, lequel m’aurait plutôt porté – et me porte encore – vers le western. Ajoutons que je n’ai jamais supporté qu’il y ait des genres méprisés (comme la littérature populaire, le mélodrame, la science-fiction, la BD ou le péplum) et que, peut-être, j’ai le goût de la provocation…

Olivier Devillers Dans la constitution d’un objet d’études, et aussi de sa reconnaissance, l’existence d’outils et de synthèses marque souvent une étape décisive. À cet égard, un jalon est constitué par votre Guide de l’Antiquité imaginaire. Roman. Cinéma. Bandes dessinées (Paris, Les Belles Lettres, 2008). Y a-t-il une spécificité aux trois supports considérés : cinéma, BD, roman… ? L’un est-il plus populaire que les autres ? Claude Aziza Ce Guide est moins un jalon qu’une fin. Au départ, il s’agissait de coller aux nouvelles instructions qui tentaient un timide accès vers la fiction sur l’Antiquité. Mais devant la faiblesse des propositions faites – des listes qui avaient quelque chose d’un catalogue, type CAMIF relooké IUFM –, j’ai décidé de m’en tenir à un vieux projet : tenter une analyse de l’imaginaire sur l’Antiquité, en excluant musique et peinture, déjà explorées, dans les trois domaines : roman, cinéma, BD. Quant à constituer une « somme », le choix que j’ai fait de rendre utilisable la partie pratique m’a fait ne sélectionner que ce qui était dans le commerce en décembre 2008. Deux ans après, j’ai déjà relevé une cinquantaine de romans (sans compter ceux qui sont passés en poche), plus de vingt films (y compris de vieux films accessibles maintenant en DVD) et près de vingt BD. Il faudra donc une nouvelle édition. Quand ? C’est une question à poser à l’éditeur ! Pour ce qui est de la différence entre les genres, le plus « intellectuel », ou « noble », est clairement le roman historique (encore que ce soit le genre romanesque le plus

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déprécié) et le plus « populaire » est la BD (encore qu’on assiste de nos jours à une revalorisation que je trouve un peu excessive du genre !). Le cinéma se situe entre les deux, allant des productions les plus nulles (en gros, les péplums italiens à partir des années ‘60, une fois passée la splendeur de la période 1955-1960) aux films historiques anglo-saxons. Mais là encore, le critère de qualité n’est pas déterminant pour un objet qui relève de l’étude, quels que soient les types de cette étude. Bien au contraire, le plaisir affectif, ou esthétique, risque parfois de brouiller les pistes. Ajoutons qu’il ne convient évidemment pas de parler d’une façon classique d’un objet « non classique ». L’exemple le plus vain est sans doute celui de Roland Barthes, qui voulant, à juste titre, traquer les signes qui indiquent au cinéma la romanité, affirme dans « Les Romains au cinéma » (Mythologies) que la romanité se voit à deux traits : la mèche de cheveux et la transpiration. J’ai rarement lu pareille sottise : Barthes a dû voir un péplum dans sa vie et encore les yeux fermés ! Il a d’ailleurs – et c’est un comble – confondu ici signifiant et signifié… Bref, il n’existe pas, du moins en tant qu’objet d’études, une hiérarchie, esthétique ou intellectuelle, des valeurs.

Olivier Devillers Précisément, pour ce qui est du péplum, comment s’articule-t-il par rapport aux autres films de genre, comme le polar ou le western, que vous avez cités tout à l’heure ? Y a-t-il des intersections ? Claude Aziza Le problème avec le péplum, c’est qu’aucun cinéaste n’a jamais su qu’il tournait un péplum, pour la simple raison que le terme est apparu en France en 1963 et qu’il est resté confidentiel. Si John Ford pouvait se présenter simplement en disant : « Je fais des westerns », personne n’a jamais dit : « Je fais des péplums ! » Certes, il y a quelques films à l’antique qui lorgnent du côté du western (Le Retour de Ringo, de Duccio Tessari, 1965, reprend le retour d’Ulysse, tout comme Convoi spécial, de Jean- Marie Pallardy, porno soft pour hellénistes sous-vitaminés). On trouve aussi des épisodes de l’histoire romaine traités en comédie musicale (l’enlèvement des Sabines, les guerres puniques, la vie de Jésus) ou en film policier (les Horaces et les Curiaces), mais cela reste l’exception : le genre est assez hermétique à tout détournement, même de (genres) mineurs.

Olivier Devillers Vous évoquez souvent, comme on le voit, des titres dont on n’entend guère parler. Une question que l’on se pose, notamment à la lecture du Guide de l’Antiquité imaginaire, est comment se dénichent tous ces textes et films, parfois de véritables raretés. Avez-vous des « rabatteurs » ? Une équipe ? Claude Aziza La question du corpus, dans ce cas, relève plus de la recherche personnelle, des lectures, des échanges avec des connaisseurs (il y en a au plus une dizaine dans le monde), des travaux proposés à mes étudiants, des stages de formation que j’ai régulièrement organisés pour mes collègues du secondaire (Paris III était chargée, par feue la MAFPEN de Paris, de la formation des profs de latin) et du hasard des flâneries chez les bouquinistes, les collectionneurs, les boutiques de cinéma ou autres lieux plus inattendus (on n’imagine pas à quel point l’Antiquité a pu donner naissance à des productions coquines, voire pornographiques !). Je n’ai pas d’équipe et mes « rabatteurs » ne sont que quelques amis (deux ou trois) français et belges (qui ne sont d’ailleurs pas profs !). Il faut dans ce domaine rendre hommage à Michel Eloy,

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pionnier en la matière, un homme à qui rien de l’Antiquité au cinéma n’échappe (voir son site sur le péplum ; http://www.peplums.info).

Olivier Devillers Bien sûr, l’essentiel n’est pas de dresser des listes. Il y a derrière votre démarche une pratique pédagogique et scientifique. Claude Aziza Le développement de la recherche par internet a en effet détruit le (petit) prestige dont pouvait se targuer l’amateur, seul capable d’établir des listes et de raconter des anecdotes. Cela dans tous les domaines. Ne reste aujourd’hui que la confrontation – qui n’est pas donnée à la paresse des maniaques de l’internet – entre l’imaginaire d’une société, d’une génération, d’un pays, d’un siècle et l’objet toujours changeant de cet imaginaire. La seule question importante, du moins à mes yeux, est de relier les connaissances et les fantasmes sur l’Antiquité à son étude, scolaire ou autre. Peu importe au fond le corpus, pourvu que le critique porte sur lui un regard scientifique, seul garant de la qualité – et de l’efficacité – de sa pratique pédagogique.

Olivier Devillers Une telle pratique pédagogique est indissociable de l’évolution de l’enseignement du latin, voire plus largement de la place des « humanités » à l’école et à l’université. Claude Aziza Bien sûr. Au fil des siècles la place de l’enseignement du latin (plus que du grec) n’a cessé de se réduire jusqu’à n’être aujourd’hui, dans l’enseignement secondaire du moins, qu’une matière insignifiante en horaire et en poids symbolique, dont, par ailleurs, les bases linguistiques restent encore d’une insigne faiblesse ; une matière, en outre, qui a généralement renoncé à des approches historiques, littéraires ou idéologiques (peu importe ici quelles en sont les raisons). Alors que dire d’une approche fondée sur la fiction ? Même le retour au roman historique se fait par le biais de romans dits pour la jeunesse, dont la qualité avoisine le plus souvent le degré zéro de la littérature et dont la documentation sort tout droit du Carcopino mal digéré.

Olivier Devillers Pour en revenir à l’imaginaire sur l’Antiquité en tant que tel, dans quelle mesure se nourrit-il des avancées de la recherche ? On pense en particulier à l’archéologie… Peut-on comparer de ce point de vue les auteurs les plus actuels à, par exemple, un Flaubert qui, pour Salammbô, a produit un véritable effort de documentation ? Claude Aziza L’imaginaire sur l’Antiquité peut (et doit ?) se nourrir de la connaissance scientifique et, dans cette optique, chaque romancier, scénariste, dessinateur devrait aller à la source. Ce qui est souvent le cas, mais n’empêche pas les erreurs : Dumas, Flaubert, Scienkiewicz, Jacques Martin, C.B. DeMille, S. Kubrick, A. Mann et bien d’autres en sont la preuve. N’oublions toutefois pas que, souvent, la vérité historique – au cinéma surtout – doit s’effacer devant l’imaginaire fantasmatique sur l’Antiquité, imaginaire forgé par des lectures, des images et, parfois, par l’école. D’ailleurs la réalité n’a dans la fiction aucune importance. Ce qui est décourageant, c’est que les plus belles démonstrations n’ont aucun impact sur les représentations : le salut des gladiateurs n’a eu lieu qu’une fois, le pouce vers le bas est une pure invention du peintre Gérôme, Messaline n’était pas celle que vous pensez… répéter tout cela ne sert strictement à rien. Tout le monde s’en moque.

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Olivier Devillers Dans le Guide de l’Antiquité, vous écrivez notamment, « parler de l’Antiquité, c’est aussi – parfois surtout – parler du temps présent » (p. 112). Claude Aziza Un Antiquisant qui ne s’intéresserait pas au monde contemporain se priverait d’un moyen de comprendre celui qu’il étudie. Il s’agit toutefois moins de mettre l’idéologie au centre des études sur l’Antiquité (ce qui serait réducteur et parfois assez vain) que de n’écarter aucun moyen, fût-il inattendu ou peu orthodoxe (fiction, mais aussi publicité, par exemple), d’approfondir notre connaissance. Tout mythe sur l’Antiquité fait, qu’on le veuille ou non, partie de son étude. Libre aux uns de traduire des textes latins ou grecs, libre aux autres de faire réciter des déclinaisons et des conjugaisons (il n’y a pas de sot métier), mais libre aussi à tous ceux qui ont envie de comprendre non seulement les mondes antiques, mais aussi les siècles passés et, surtout, ce temps présent dans lequel, bon gré mal gré, nous sommes condamnés à vivre, d’adopter cette démarche.

Olivier Devillers Au-delà du Guide, quelle a été ces deux dernières années votre « actualité » ? Quels sont vos projets ? Claude Aziza Depuis 2008, j’ai fait, du moins dans le domaine de l’Antiquité, deux choses auxquelles je tenais : me pencher de nouveau sur la BD et sur le cinéma. Dans le premier cas, il me fallait travailler avec un prof habitué à l’enseignement secondaire, d’où une cotraduction, en 2009, chez Dargaud, de Murena ; dans le second trouver une forme qui me permette de dire ce que j’avais à dire sur le péplum sans retomber dans la luxuriance – un peu vaine – de l’imagerie, d’où le modeste, mais que j’espère incisif : Le Péplum un mauvais genre (Klincksieck, 2009). Nous aurons l’occasion, je pense, d’en discuter aux journées de Toulouse de février 2011. Par ailleurs, nous travaillons en ce moment, ma cotraductrice de Murena et moi, à une Histoire de Rome racontée par ses historiens (à paraître aux Belles Lettres en 2011). Il s’agit non plus de raconter l’histoire de Rome – ce qui a été fait mille fois –, mais de laisser les historiens antiques raconter cette histoire. Pour ma part, j’étais lancé dans un Guide des voyages (le pluriel est important) à Pompéi, toujours aux Belles Lettres, où je voudrais indiquer à chaque voyageur le (ou les) voyage(s) de ses rêves (archéologique, littéraire, sentimental, historique…). Mais il prendra du retard, car depuis quelques mois, tous mes jours et toutes (enfin presque) mes nuits sont consacrés à une double exposition sur le péplum qui aura lieu en mars 2012 aux musées archéologiques de Lyon-Fourvières et de Saint-Romain-en-Gal, et dont j’ai été nommé commissaire. Viendront ensuite un essai sur Les Juifs dans l’Empire romain, puis un Néron (toujours aux Belles Lettres), et un Spartacus (chez Larousse). Mais, sans doute, devront-ils passer après un Dictionnaire du Western (chez Larousse), dont je caressais le projet depuis longtemps, et un Tarzan (chez Klincksieck), dont je rêvais depuis plus longtemps encore. Comme quoi, dans l’Université, si l’activité n’évite pas toujours un gâtisme (pédagogique) précoce, la retraite en revanche peut parfois faire retomber dans une enfance (imaginaire) tardive.

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AUTEURS

CLAUDE AZIZA [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Archives de savants (9)

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La correspondance bilatérale entre Alfred Loisy et Franz Cumont : brève présentation et projet d’édition

Annelies Lannoy

NOTE DE L'AUTEUR

L’auteur travaille à l’université de Gand et voudrait remercier le Fonds voor Wetenschappelijk Onderzoek-Vlaanderen (FWO), qui finance le projet de recherche G.0126.08 sur l’origine du christianisme dans la pensée de Franz Cumont et Alfred Loisy. Elle remercie aussi Danny Praet et Corinne Bonnet pour leurs révisions précieuses de cette contribution.

1 La correspondance d’Alfred Loisy (1857-1940) et de Franz Cumont (1868-1947) est un dossier exceptionnel tant par son ampleur que par la richesse de son contenu. Initiés par Aline Rousselle, les travaux éditoriaux qui sont destinés à aboutir à la publication de ces lettres ont été récemment repris par Corinne Bonnet, Danny Praet, Sarah Rey et moi-même2. Dans cette brève note, nous nous proposons de présenter sommairement la correspondance des deux grands historiens des religions et de mettre en avant sa grande valeur pour l’étude de l’histoire des religions.

2 La correspondance de Loisy et de Cumont se déploie entre 1908 et 1940. En envoyant ses Études manichéennes à Loisy, prêtre tout récemment excommunié, c’est Cumont qui met en branle un échange épistolaire qui n’atteint sa fin qu’avec la mort de Loisy le 1er juin 1940. Le 8 mai 1908, Loisy répond à l’envoi de son collègue belge en le remerciant cordialement, mais, même si le geste de Cumont peut être interprété comme une prise de position en faveur de l’ex-prêtre moderniste3, la correspondance ne semble démarrer qu’à un an d’intervalle. En mai 1909, c’est à nouveau Cumont qui prend l’initiative lorsqu’il s’adresse à Loisy, nouveau titulaire de la chaire d’histoire des religions au Collège de France, pour le féliciter de sa nomination. Cette lettre est le vrai point de départ d’une correspondance ininterrompue.

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3 Cumont et Loisy prirent conscience de leur vivant de la valeur de leurs échanges épistolaires, de sorte que la plupart de leurs lettres a fort heureusement été conservée. Après leur mort (Loisy 1940, Cumont 1947), les lettres ont été léguées à Louis Canet (homme de formation classique, actif dans la haute administration) un ami commun qui a confié l’ensemble à la Bibliothèque nationale de France où elles sont aujourd’hui conservées, à l’exception d’un petit nombre de lettres de la main de Loisy conservées à l’Academia Belgica de Rome, dans les archives Cumont4. La longueur des lettres et des cartes postales variant de quelques mots à plusieurs pages, voici les données numériques pour ce qu’elles valent. Nous avons actuellement connaissance de 174 courriers de la main de Loisy et de 235 de la main de Cumont. Dans la courbe de fréquence, le pic se situe entre 1911 et 1920. En 1911 et en 1919, la correspondance est à l’apogée avec 26 envois par an5. Contre toute attente, le nombre d’échanges ne diminue pas pendant la Première Guerre mondiale. Un recul sensible se marque à partir de 1932. Dès lors, c’est surtout Cumont qui prend l’initiative tandis que Loisy se borne à adresser ses vœux de bonne année. Cette évolution s’explique par le déclin de la santé de Loisy. Au demeurant, le nombre plus bas de lettres de Loisy n’implique pas pour autant qu’il ait écrit moins que Cumont ; les lettres de Loisy sont, dans l’ensemble, plus longues que celles de Cumont et il apparaît qu’elles n’ont pas toutes été conservées. On pourrait mettre cette perte en rapport avec la mobilité de Cumont, grand voyageur devant l’Éternel !

4 Les deux savants se sont en outre rarement rencontrés de sorte que leur correspondance a servi de plateforme de discussion et de réflexion presque exclusive. C’est pourquoi cet ensemble n’est pas seulement du plus haut intérêt scientifique, mais aussi éclairant pour les renseignements qu’il contient sur la société contemporaine. Essayons de soulever un petit coin du voile.

5 La correspondance offre en premier lieu un regard unique sur la genèse de l’œuvre des deux savants. Elle constitue un instrument d’autoanalyse et d’analyse réciproque pour Loisy et Cumont qui s’efforcent d’y structurer leurs pensées6. De fait, de cette intimité intellectuelle découle une sorte de pollinisation croisée dont on suit les traces dans leur œuvre publiée. Après avoir sollicité la collaboration de Cumont à la Revue d’Histoire et de Littérature Religieuses, c’est surtout Loisy qui initialement demande conseil à Cumont sur le plan scientifique, bien que ce dernier fût de onze ans son cadet. En 1909, Loisy est en pleine réorientation. Pour contrer les adversaires de sa nomination au Collège de France, il tente de sortir des sentiers battus de l’histoire du christianisme et d’étudier la notion de sacrifice dans les religions du passé et du présent. Commençant son questionnaire par le sacrifice mithriaque, Loisy adopte d’abord une attitude ironique- modeste : « Excusez mon radotage. Vous n’êtes pas obligé de répondre à mes considérations de vieillard sans expérience », tandis qu’il aime à s’adresser à Cumont comme à « mon cher Mithra » ou « c’est vous qui êtes Mithra », rôle que Cumont accepte volontiers : « Je vous ai déjà exprimé comme Père des Pères de Mithra mon opinion. »

6 Les discussions ne tardent cependant pas à rayonner et très tôt Loisy se montre un partenaire à la hauteur, qui n’a pas peur de contredire l’expert des Religions orientales dans son propre domaine scientifique. Dès 1911, les deux amis se trouvent mêlés à une intense discussion sur le rôle du haoma dans le sacrifice des mystères de Mithra 7. En 1913, suit un grave désaccord sur l’introduction du taurobole dans les mystères de Cybèle. Même si Cumont déclare le 26 août 1913 : « Je ne rends pas les armes et avec

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une obstination diabolique je vous pousse une nouvelle bosse », la profondeur de leurs dissensions scientifiques n’arrive jamais à perturber le ton amical de leurs discussions. À maintes reprises, Loisy et Cumont arrivent à se mettre d’accord, par exemple lorsqu’ils dialoguent sur les méthodes dans le domaine de l’histoire des religions8. On apprend qu’ils sont tous les deux sceptiques à l’égard de la méthode sociologique de Durkheim, Loisy s’ouvrant pourtant plus à cette approche que Cumont9. Après la démission de Cumont de l’Université de Gand, Loisy propose à Cumont de poser sa candidature pour une chaire au Collège de France. Le 12 juillet 1911, Cumont lui répond d’une manière ironique : « Gardez-vous d’abandonner votre chaire et surtout de mourir, vous seriez remplacé par quelque sociologue fumeux qui n’enseignerait plus l’histoire des religions parce qu’il n’aurait même pas l’idée de ce qu’on entend par “histoire”. »

7 À partir de 1912, le christianisme fait son apparition dans la correspondance et les discussions sur ses origines et son développement ne quitteront plus jamais le devant de la scène. Une bonne partie des lettres traite de son interaction avec les cultes à mystères10. La figure centrale est Paul, sur la théologie duquel les deux savants aiment spéculer ; la mesure dans laquelle Paul a subi l’influence des mystères est leur point de discussion préféré. Dans ce contexte, les rôles initiaux sont inversés, si bien que Cumont prend le plus souvent la position du questionneur : « Je me suis demandé si l’Épître aux Romains ne ferait pas allusion à la loi païenne de la mort, mais je n’en dirai rien avant d’avoir lu votre article sur St. Paul et les mystères11. » Bien que leurs opinions divergent dans le détail, les deux savants sont d’accord dans les grandes lignes sur cette filiation religieuse. Cela ressort bien de la lettre de Cumont de juin 1913 : « Cher ami, vous avez bien raison. Le christianisme n’a pas imité les mystères, il a prétendu les dépasser. Il n’y a pas eu reproduction mais transposition. » Étant donné que Cumont ne se déclare que rarement sur l’influence des mystères païens sur le christianisme dans son œuvre, ce passage illustre parfaitement la manière dont les lettres éclairent la pensée intime des deux savants.

8 Observant en détail l’évolution de leurs domaines scientifiques, les savants nous fournissent aussi une riche documentation sur la réception des œuvres contemporaines. Dans la discussion sur le christianisme et les cultes à mystères, ce sont surtout les membres de l’école dite religionsgeschichtlich qui retiennent leur attention. Les livres de W. Bousset, C. Clemen ou R. Reitzenstein sont tous passés en revue. En 1913, Cumont signale entre autres la publication du livre de Clemen, Der Einfluss der Mysterienreligionen auf das älteste Christentum, livre que Loisy qualifie impitoyablement de « théologique » dans sa lettre du 8 juin 1913 : « Clemen est très instruit, et d’une science très exacte, mais il est théologien. Et la seule différence ente les théologiens protestants et les théologiens catholiques, – me disait jadis un abbé de mes amis qui n’était point sot –, c’est que les premiers croient mordicus à un petit nombre de choses, tandis que les seconds croient à beaucoup de choses, mais moins âprement. » Pour ces amis, qui se considérèrent mutuellement comme des savants indépendants, la question de la neutralité confessionnelle est en effet de la plus haute importance. Parmi les publications dont ils discutent, on signalera encore celles d’A. von Harnack, de J. Toutain, ou « la redoutable polygraphie de M. Reinach », objet de risée favori de Loisy.

9 Mais la correspondance Cumont – Loisy ne s’en tient pas à cela. Le manichéisme, la gnose, le mandéisme, et encore les implications des découvertes archéologiques faites

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par Cumont à Doura, des questions plus abstraites comme la définition du concept de « religion » et son rôle dans la société – sujet abordé dans les Petits livres rouges dont Cumont suit si attentivement la publication –, la discussion sur la théorie du « Christ mythe » dans l’exégèse contemporaine : toutes les questions possibles et imaginables sont discutées dans leurs lettres, même si les deux savants aboutissent parfois à des apories, concluant comme le fait Loisy dans la lettre du 23 juillet 1911 : « Il me paraît de plus en plus que nous marchons tous à tâtons dans cette forêt (d’ailleurs si peu vierge !) de l’histoire des religions. »

10 La correspondance est simultanément un miroir de la société contemporaine dont Cumont et Loisy dissertent de manière détaillée, en particulier des évolutions politico- sociales, militaires et religieuses. À partir de 1914, ce sont en effet les réflexions sur la Première Guerre mondiale qui occupent le devant de la scène. Les savants s’entretiennent sur les démarches politiques et stratégiques, tout en analysant de manière visionnaire leurs conséquences futures pour l’Europe. Ainsi Cumont constate le 24 septembre 1915 : « La guerre se propage au lieu de se circonscrire et les dévastations se font plus atroces. C’est évidemment un remède radical à la surpopulation mais aussi le suicide de l’Europe. L’Amérique sera le tertius gaudens, appelé à recueillir les fruits de notre labeur passé. » Par ailleurs, l’ingérence de l’Église catholique dans les affaires militaires entre régulièrement en ligne de compte alors qu’ils constatent toujours avec grande indignation l’impuissance de l’institution face aux crises contemporaines. Ils exposent en outre l’impact très réel de la guerre sur leur propre vie. C’est ainsi que, dans la lettre de Loisy du 11 juillet 1916 il décrit la manière dont il a retrouvé sa maison à Ceffonds12, confisquée par l’armée, après une période d’absence : « Ce qu’ils m’ont laissé de plus pittoresque est l’armature du poulailler transformé en prison. »

11 Pour l’histoire de l’Église dans la première moitié du XXe siècle, ces lettres sont une mine. Passant la plupart de son temps dans la Ville Éternelle, Cumont est mieux placé que personne pour renseigner son ami sur les tribulations de la Curie romaine. Loisy reçoit avidement ces informations ; à cœur ouvert ils évaluent les positions du Vatican : les faits et gestes de Merry del Val et d’autres dignitaires ecclésiastiques, les « exploits » de Pie X, Benoît XV et Pie XI, mais aussi le catholicisme italien, passé au crible dans la lettre de Cumont du 3 mai 1913 : « Même quand il pratique, l’italien ou du moins le romain est médiocrement croyant : il voit de trop près le côté “boutique” du Vatican. » Avec beaucoup de répugnance, ils suivent en outre les séquelles du modernisme et l’impact de l’antimodernisme sur la recherche libre13 : la condamnation de Louis Duchesne, l’excommunication d’Ernesto Buonaiuti et la mise à l’Index des livres de Loisy, laconiquement commentée par lui-même le 21 juillet 1932 : « Tout cela me laisse assez froid. »

12 Ajoutons en conclusion que la valeur de ce dossier réside aussi dans le fait que les deux amis abandonnent souvent le décorum scientifique pour révéler leur pensée la plus intime. En 1913, Cumont, homme de caractère réservé, avoue à Loisy : « J’ai traversé, comme bien d’autres, une crise morale qui fut assez cruelle à un jeune homme de vingt ans, affamé de certitude. » L’idée qu’on se forme de Loisy, en le lisant, n’est pas du tout celle de « Loisy-le-Sec14 ». Vers la fin de leur correspondance, ces amis se mettent tellement à nu que le lecteur se sent presque comme un intrus. Avançant en âge, ils se confient l’un l’autre leurs chagrins causés par la perte d’êtres chers. En 1923, Loisy et Cumont perdent une amie commune, estimée, dont il est souvent question dans leurs

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lettres, la Marquise Arconati Visconti15. En 1932, Loisy fait part de la mort de sa sœur : « Ma sœur était une femme intelligente et de grand caractère, presque une sainte et qui a connu de terribles épreuves. Jamais, dans toutes mes difficultés, elle ne m’a dit un mot qui pût me faire de la peine. […] Jamais je n’avais pensé que je pourrais lui survivre. »

13 Le 8 janvier 1940, Loisy écrit sa dernière lettre à Cumont ; c’est une ode à leurs échanges scientifiques et à leurs contemplations personnelles, c’est aussi la fin touchante de leur amitié inébranlable : « Et donc, réglant tous mes comptes, je suis à vous dire le prix que j’ai toujours attaché à votre amitié, et je m’engage à mourir dans ce sentiment. » Transcendant toute forme de superficialité, la correspondance de Cumont et Loisy – nous espérons l’avoir suffisamment fait ressortir – est un trésor historique que nous espérons révéler dans un avenir proche au public dans son intégralité.

NOTES

2. A. Rousselle a consacré une étude à la collaboration entre Cumont et Loisy autour de la RHLR par le biais de la correspondance, tandis que C. Bonnet a envisagé leurs échanges dans le cadre de la crise moderniste, très présente dans les lettres : A. ROUSSELLE, “Cumont, Loisy et la Revue d’histoire et de littérature religieuse”, MEFRIM 111 (1999), p. 577-598 et C. BONNET, “Le ‘Saint-Piège’ : les milieux romains dans la correspondance de Franz Cumont, en particulier avec Alfred Loisy”, dans F. LAPLANCHE – C. LANGLOIS (éd.), Alfred Loisy cent ans après. Autour d’un petit livre, Turnhout, 2007, p. 211-224. La correspondance Loisy-Cumont sera publiée dans le cadre de la Bibliotheca Cumontiana, projet international de réédition de l’œuvre publiée et inédite de Franz Cumont. 3. ROUSSELLE, Cumont, Loisy et la Revue, p. 580 et BONNET, Le « Saint-Piège », p. 212. 4. On y conserve toute la correspondance passive de Cumont : www.academiabelgica.it, pour l’interface de consultation de la base de données (C. Bonnet). 5. 15 envois de Cumont et 11 de Loisy en 1911 ; idem en 1919. 6. Cf. C. JACOB, “Le miroir des correspondances”, dans C. BONNET – V. KRINGS, S’écrire et écrire sur l’Antiquité, Grenoble, 2008, p. 7-15. 7. Discussion traitée dans ROUSSELLE, Cumont, Loisy et la Revue, p. 591-595. 8. Pour les discussions épistolaires sur la méthodologie, voir D. PRAET, “Les liens entre philosophie et religion dans quelques Scripta Minora de Franz Cumont”, suppl. 1 (2010), p. 97-110, Mythos. Rivista della storia delle religioni. 9. Loisy s’efforce plusieurs fois d’inviter Cumont aux entretiens de Pontigny (réunions instituées pour étudier les évolutions intellectuelles comme les méthodes en histoire des religions), mais toujours en vain : ROUSSELLE, Cumont, Loisy et la Revue, p. 584-586. 10. Les discussions se reflètent sur-le-champ dans l’œuvre de Loisy qui publie sur cette question une série d’articles dans la RHLR entre 1913-14, réunis dans le livre Les mystères païens et le mystère chrétien, Paris, 1919. 11. Lettre de date incertaine, probablement d’octobre 1912. 12. Ceffonds est une petite commune française située dans le département de la Haute-Marne et dans la région Champagne-Ardenne.

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13. L’indifférence de Loisy s’explique par la maladie de sa sœur qu’il perdra peu après. Pour le modernisme voir BONNET, Le « Saint-Piège » et les actes du Colloque (3-5 juin 2010) : C. BONNET – D. PRAET et alii (éd.), Science, politique et religion à l’époque de la crise moderniste, Rome-Bruxelles, à paraître en 2011. Dans ces actes, sera publiée une étude sur la correspondance Loisy- Cumont : A. LANNOY, « Le Congrès d’histoire du christianisme : Franz Cumont et Alfred Loisy face aux visages divers de l’histoire des religions indépendante ». 14. G. MAHEUT, « Les dernières années d’Alfred Loisy à Ceffonds », article à consulter en ligne, http:// alfred.loisy.free.fr/pdf/maheut_cassettes.pdf (site consulté le 13 octobre 2010), p. 2. 15. Voir le petit volume qu’a écrit Cumont sur la Marquise : F. CUMONT, “La marquise Arconati- Visconti (1840-1923). Quelques souvenirs”, Gasebeca 7 (1978), p. 5-41.

AUTEUR

ANNELIES LANNOY Universiteit Gent Faculteit Letteren en Wijsbegeerte [email protected]

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L’étruscologie : une histoire contemporaine ?

Marie-Laurence Haack

1 Jusqu’à la fin du XIXe siècle, tout en reconnaissant l’existence des Étrusques dans l’histoire de l’Italie, les antiquisants n’accordaient pas de place particulière aux Étrusques. On pourrait dire de façon caricaturale que les Étrusques n’avaient pas d’histoire, tant les Étrusques étaient étudiés au travers d’un filtre romano-centriste. Il faut attendre le début du XXe siècle pour que les études sur les Étrusques acquièrent autonomie, reconnaissance et rayonnement : l’histoire des Étrusques fait alors l’objet d’une science appelée étruscologique, possédant sa revue de prestige, les Studi Etruschi, ses colloques internationaux, ses chaires universitaires et ses propres spécialistes. Nous présentons ici un projet de recherche qui vise à étudier comment et pourquoi un discours et un savoir scientifique sur l’histoire des Étrusques sont apparus précisément au XXe siècle en Europe.

2 Nous voudrions montrer que la fabrique scientifique de l’étruscologie est liée au statut des Étrusques dans les processus de construction et de reconstruction nationale des É tats européens à travers trois fils conducteurs :

1) Le parcours biographique

3 Nous souhaitons chercher à savoir quand, comment et pourquoi des savants se mettent à étudier les Étrusques. Jusqu’à présent M. Pallottino est le seul de tous les étruscologues du XXe siècle à commencer à faire l’objet d’études biographiques16. Le moment est venu d’approfondir ces recherches à partir des études biographiques récentes du célèbre historien d’art17, R. Bianchi Bandinelli. Grâce à celles-ci, on pourra s’interroger en particulier sur l’attitude des étruscologues vis-à-vis du régime fasciste. Y a-t-il eu chez les étruscologues, comme peut-être chez beaucoup d’intellectuels italiens18, un attrait, voire un consensus ?

4 D’abord, on s’informera sur tout ce qui a trait au choix de l’étude des Étrusques : quelle est la place des études étruscologiques dans le parcours professionnel ? Quelle

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reconnaissance professionnelle est recherchée et obtenue ? Puis, on s’intéressera à tout ce qui est relatif aux engagements politiques et citoyens. Enfin, on relèvera tout ce qui a trait aux goûts littéraires et artistiques de ces savants pour examiner en quoi leur connaissance de l’art moderne a pu influer sur leur appréciation de l’art étrusque.

2) Le discours historique

5 On cherchera à savoir ce qui est devenu objet de science au cours du XXe siècle, quels sont les premiers thèmes d’étude choisis, ceux qui disparaissent, ceux qui demeurent et sous quelle forme et pourquoi. On portera une grande attention aux préfaces et aux remerciements. Un travail particulier sera consacré aux rééditions et aux traductions du manuel de M. Pallottino, Etruscologia. On étudiera aussi la place, l’iconographie et l’histoire des Étrusques dans les manuels scolaires et universitaires.

3) Le discours politique

6 On s’intéressera aussi à l’utilisation de la référence étrusque dans le discours politique, en particulier à l’instrumentalisation du récit des origines en Italie. Quels arguments viennent appuyer la référence étrusque ? À quelles refondations contribuent les Étrusques et à quelles refondations ne contribuent-ils pas ? Le passé étrusque est-il inventé ou simplement récupéré au prix de réinterprétations ou encore résiste-t-il à certaines tentatives d’interprétation politique ? Y a-t-il incompréhensions entre politiques et étruscologues ?

7 On cherchera aussi à mesurer le statut patrimonial des Étrusques. Quel rôle politique fait-on jouer à la conservation des monuments et des antiquités étrusques ?

8 Ces trois fils conducteurs pourraient servir de base à l’organisation de séminaires sur les sources de l’étruscologie du XXe siècle.

9 Un premier temps pourrait être consacré à la comparaison des manuels d’étruscologie du XXe siècle. On verra, par exemple, comment une même question, celle des origines par exemple, est traitée dans les manuels d’étruscologie des différents pays d’une même période. Dans les manuels d’école élémentaire, on verra quels sont les pays qui accordent une place aux Étrusques et quelle image est donnée d’eux. Dans les manuels de collège et de lycée, on examinera quel statut est conféré aux Étrusques parmi les civilisations antiques.

10 Un deuxième temps pourra être consacré aux archives écrites. Le séminaire présentera le dépouillement et les analyses de plusieurs fonds d’archives connus : ceux de la BIASA (Biblioteca di Archeologia e Storia dell’Arte de l’université de Rome), comprenant le Fondo Giulio Quirino Giglioli, ceux des documents de la Soprintendenza alla Galleria Nazionale d’arte moderna, ceux de l’Archivio de l’E42 et du secrétariat particulier du Duce et, enfin, ceux de la bibliothèque Pallottino, acquise en 1995 par le CNR.

11 Un troisième temps portera sur les sources iconographiques, en particulier photographiques, comme les archives photographiques de Toscane recensées par le Censimento dei Fondi fotografici toscani, les archives des frères Alinari et le site Internet de l’Istituto Luce : on cherchera à savoir quels sont les sites et les objets étrusques dont les

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photographies ont été utilisées dans les études étruscologiques et comment t les figures humaines sont mises en scène.

12 Dans un quatrième temps, on étudiera les sources radiophoniques et journalistiques. On s’intéressera à la radio de l’élite italienne, URI, à partir de 1924, puis à l’EIAR, à partir de 1928. On verra particulièrement comment les Étrusques sont utilisés dans les débats sur la race dans les années 40. On étudiera aussi l’émergence d’un discours étruscologique dans les revues florentines du début du XXe siècle, l’utilisation de la question des origines étrusques dans la revue La Difesa della razza de 1938 à 1943, puis la vulgarisation des analyses scientifiques sur l’ADN des Étrusques.

13 Les séminaires pourront déboucher sur trois séries de journées d’études.

14 La première porterait sur la construction de l’étruscologie comme discipline universitaire entre 1914 et 1935. On reviendrait sur la découverte de fragments de statues monumentales à Véies entre 1914 et 1920, événement qui a soudain promu l’art étrusque au rang d’art original et atemporel. On verra aussi que cette réévaluation de l’art étrusque a des répercussions sur toute la recherche sur les Étrusques. Après l’art, la langue étrusque a commencé à être considérée pour elle-même. On examinera comment la reconnaissance d’une originalité étrusque a poussé les étruscologues à rendre leur discipline autonome en lui donnant une légitimité scientifique. L’organisation de rencontres scientifiques et la mise en place d’une revue spécifique ont ainsi contribué à la création de chaires universitaires d’étruscologie. A. Minto, surintendant des antiquités d’Étrurie, crée le Comitato Permanente per l’Etruria dont il devient président, en 1925, pour promouvoir et coordonner toutes les initiatives sur la civilisation étrusque. Il suscite la création des Studi Etruschi, dont la publication débute en 1927. En 1926, l’année où est organisé à Florence le premier Convegno nazionale etrusco à Florence, est créée une chaire d’étruscologie à l’université de Rome. En 1928, se tient le premier Congresso internazionale etrusco à Bologne. En 1932, le comité permanent pour l’Étrurie est transformé en Istituto di Studi Etruschi destiné à organiser des tables rondes sur des sujets spécifiques et à lancer des projets de répertoires.

15 On s’apercevra toutefois que les études étruscologiques sont fragmentées : les premiers numéros des Studi Etruschi sont ainsi divisés en sections distinctes sur l’histoire et l’archéologie, sur la langue et l’épigraphie et l’histoire naturelle et les dictionnaires.

16 Puis, on examinera la période qui va de 1935 à 1947 : les étruscologues tentent alors de régler la question controversée des origines étrusques, mais, en l’absence de certitude sur la question, l’étruscologie subit la concurrence de l’histoire romaine auprès d’autorités soucieuses de légitimer leur discours sur la race, sur la nation et sur l’empire19. On s’intéressera, à partir de 1935, aux publications sur l’origine des Étrusques. Traditionnellement, on reconnaissait aux Étrusques une origine étrangère, soit une origine transmarine, soit une origine lydienne s’appuyant sur les affirmations d’Hérodote considéré comme le père de l’histoire. Dans les années ‘30, la thèse de Denys d’Halicarnasse pour qui le peuple étrusque serait un peuple autochtone connaît un renouveau d’intérêt. À la suite d’A. Trombetti, les arguments linguistiques servent à appuyer la thèse de l’italianité de la nation et de la civilisation étrusque. Certains savants vont jusqu’à tenter d’isoler critères anthropologiques d’identification des Étrusques et chercher appui dans la forme du crâne des Étrusques.

17 On ne peut s’empêcher de voir dans l’intérêt de tous ces savants italiens pour une thèse jusque-là dédaignée une conséquence des propos du Duce sur la pureté de la race

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italienne, sur la race « ario-romaine », qualifiée de « super race de la nation italienne » et du « Manifeste des hommes de sciences racistes » rédigé par un groupe d’universitaires italiens. On verra enfin que les plus fervents fascistes parmi les étruscologues ne pouvant effacer d’un trait la thèse de l’hétérochtonie, on note sinon une désaffection pour l’étruscologie, du moins un nouvel attrait de l’histoire romaine pour nombre d’étruscologues cherchant à assurer leur carrière. À une histoire des Étrusques encore discutée, et pour tout dire mal assurée, on préfère une romanité victorieuse et grandiose.

18 Dans un troisième temps, on s’intéressera à l’élargissement du champ des études étruscologiques dans l’après guerre. On verra comment la pluridisciplinarité s’efface au profit d’une interdisciplinarité. Les barrières entre spécialités étruscologiques tombent grâce à l’émergence de nouvelles personnalités aux compétences linguistiques, historiques et artistiques, comme M. Pallottino qui se consacre en pleine guerre à une Etruscologia dont la seconde édition, publiée à la sortie de la guerre, offre un « panorama des connaissances et des problèmes de la civilisation étrusque » au grand public et connaît un succès retentissant. Cette conception d’une étruscologie globale, partagée à l’étranger est à l’œuvre dans la réalisation d’une exposition montrant de multiples aspects de la civilisation étrusque : Mostra dell’arte e della civiltà etrusca, en 1955 et 1956.

19 On montrera que la prise en compte de différents points de vue s’accompagne d’une remise en perspective de la particularité des Étrusques dans le cadre de l’Italie préromaine. L’essor des problématiques économiques et sociologiques permettent de dessiner d’autres unités que linguistique ou artistique. En 1951, l’Istituto di Studi Etruschi est devenu l’Istituto di Studi Etruschi ed Italici, qui se donne pour but de favoriser les études « sur l’origine et le développement des Étrusques et des peuples antiques ». On cherche désormais à comprendre les relations entre les différents peuples et le rôle de chacun dans l’histoire de leur époque. On s’écarte de l’idée d’une hiérarchie entre peuples et on repense simultanément le vieux problème des origines. Le concept de dérivation d’une origine unique est progressivement délaissé au profit de l’idée d’un processus de formation du peuple étrusque et de sa civilisation. M. Pallottino dans L’origine degli Etruschi, Rome, 1947, puis F. Altheim dans Der Ursprung der Etrusker, Baden- Baden, 1950, émettent l’idée d’une formation ethnique très progressive loin de la thèse habituelle de l’envahisseur inconnu.

20 Dans les années ‘60, la publication des découvertes d’objets étrusques à Ampurias en Espagne, à Pech Maho, à Saint Blaise et en Bourgogne, provoque un élargissement encore plus grand de la perspective. De peuple d’Italie, les Étrusques sont considérés comme un peuple d’Europe. En 1957, les Studi Etruschi revendiquent leur caractère international ; M. Pallottino exerce dans les années qui suivent des responsabilités au sein de l’Associazione Internazionale di Archeologia Classica et de l’Unione Internazionale degli Istituti di Archeologia et les grandes expositions prennent un caractère continental, européen. Avant même la signature du traité de Rome, l’exposition Art et Civilisation des Étrusques, de 1954 à 1956 va du Kunsthaus de Zurich au Palazzo reale de Milan et dans d’autres sièges européens (La Haye, Paris, Oslo, Cologne) et connaît très grand afflux de visiteurs, grâce à la participation des musées allemands, français, suisses, autrichiens, anglais et américains. Puis, avant la chute du mur de Berlin, l’exposition Die Welt der Etrusker-Archäologische Denkmäler aus Museen sozialistischer Länder, est présentée à l’Altes Museum de Berlin. Ensuite, en 1992, au moment du traité de Maastricht sur

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l’élargissement de l’Europe, l’exposition Les Étrusques et l’Europe, conçue par M. Pallottino, G. Camporeale et F. Gaultier, attire l’attention sur les rapports entre la civilisation étrusque et l’Europe.

21 Enfin, on verra le retour de la question des origines à partir des analyses ADN montrant une parenté des Étrusques avec les populations d’Asie Mineure20 et de la reprise de ces analyses dans une presse européenne où la place de la Turquie en Europe fait débat.

NOTES

16. Cf. L. M. MICHETTI (éd.), Massimo Pallottino a dieci anni dalla scomparsa : atti dell’incontro di studio, Roma, 10-11 novembre 2005, Rome 2007. 17. Cf. M. BARBANERA, Ranuccio Bianchi Bandinelli. Biografia ed epistolario di un grande archeologo, Milano 2003 ; ID., « “Lo studio dell’arte etrusca era fermo al volume di Jules Martha”. Le ricerche sugli Etruschi nel primo trentennio del Novecento », in L’occhio dell’archeologo. Ranucchio Bianchi Bandinelli nella Siena del primo ‘900. [Siena, Complesso museale Santa Maria della Scala, 4 aprile - 5 luglio 2009], Cinisello Balsamo 2009 p. 17-31. 18. Cf. G. TURI, Il fascismo e il consenso degli intellettuali, Bologne 1980. 19. Cf. M. CAGNETTA, Antichisti e impero fascista, Bari 1979. 20. Cf. C. VERNESI et alii, “The Etruscans : a population-genetic study”, The American Journal of Human Genetics 74 (2004), p. 694-704 ; E. BELLE et alii, “Serial coalescent simulations suggest a weak genealogical relationship between Etruscans and modern Tuscans”, Proceedings of the National Academy of Sciences USA 103 (2006), p. 8012-8017 ; M. PELLECCHIA et alii, “The mystery of Etruscan origins : novel clues from Bostaurus mitochondrial DNA”, Proceedings of the Royal Society of Biological Sciences 274 (2007), p. 1175-1179.

AUTEUR

MARIE-LAURENCE HAACK Université de Limoges [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Antiquité et fictions contemporaines (9)

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L’Antiquité dans la science-fiction : une histoire fantasmatique

Claude Aziza

1 Il pourrait sembler paradoxal de chercher à discerner l’image de l’Antiquité dans une littérature qui, par essence, semble tournée vers le futur. Par ailleurs, l’expérience montre que l’amateur de SF ne se soucie guère des mondes antiques, tout comme l’antiquisant boude – à quelques exceptions près – la littérature d’anticipation. Pourtant, s’interroger sur la place de l’Antiquité dans la SF paraît moins gratuit qu’il ne semble au premier abord. Certes, on pourrait se contenter de recenser tous les voyages dans le passé que décrit la SF et sélectionner ceux qui se situent durant l’Antiquité, mais on aboutirait à une sorte de catalogue (les époques, les lieux, les personnages) au fond sans intérêt, sinon le plaisir d’une lecture somme toute agréable. Ce qui n’est pas rien certes, mais reste insuffisant.

2 Il m’a semblé préférable de partir d’un fait largement constaté, à savoir que, dans notre société occidentale, l’Antiquité a longtemps joui, jouit encore, d’un statut particulier, dont les raisons seraient trop longues à expliquer dans le cadre de cet article. Statut qui fait que tout discours sur les mondes antiques, fictionnel, bien sûr, mais parfois « scientifique », est – peu ou prou – fantasmatique. Dans cette optique, la SF me semble un révélateur idéal.

3 Pour la clarté de l’exposé – au risque de paraître un peu simplificateur –, j’examinerai cinq types de traitements illustrant cinq visions de l’Antiquité et correspondant à cinq types de fantasmes de notre monde occidental.

1. Un décor mythique

4 Lorsque nous pensons aux mondes antiques, nous voyons surgir des cités disparues, des royaumes perdus dont les noms ont encore des reflets paradisiaques : l’Atlantide, Babylone, Sumer, Assur et bien d’autres encore. On aura deviné quel est le fantasme qui sous-tend cette vision : celui de l’âge d’or, du paradis perdu. Fantasme qui survit encore

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sous une forme dégradée dans les dépliants colorés du Club Méditerranée ou des agences de voyages.

5 Déjà dans l’Antiquité, Platon évoquait l’Atlantide dans le Critias et le Timée, et bien des écrivains, aujourd’hui obscurs, ont chanté des mondes perdus. Citons rapidement Les Portes Nyséennes de Thymoétès, un contemporain d’Orphée qui vit au VIIIe siècle av. J.-C. (cité par Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, III, 67-68), La Terre des Méropes de Théopompe de Chio, son cadet de trois siècles (cité par Élien, Histoires diverses, III, 18), sans oublier les Choses incroyables que l’on voit au-delà de Thulé d’Hécatée d’Abdère d’un siècle plus jeune (Diodore, II, 47) et l’Ile fortunée d’Iambule, son contemporain sans doute (Diodore, II, 55-60).

6 Plus de deux mille ans plus tard, H. Rider Haggard, E. Rice Burroughs, R. Howard décrivent des royaumes mythiques où l’on reconnaît l’Atlantide (dans les cycles de She ou d’Opar pour les deux premiers) ou Sumer (dans Conan et dans Kull pour le troisième). Certains, comme A. Merritt le fait pour Ys dans Rampe, ombre, rampe, 1934 21, préfèrent partir à la recherche de légendaires cités. C’est ainsi qu’E. Rice Burroughs envoie Tarzan, après quelques séjours fatigants à Opar, où il a dû repousser les avances de la reine La, et avant un voyage encore plus éprouvant dans le monde souterrain de Pellucidar, dans deux cités romaines perdues au fond de l’Afrique depuis Vespasien et coupées du monde (Tarzan et l’Empire romain, 1928, Néo, 1989). C’est sur la planète Mars que se sont réfugiés les Hébreux dans le roman de P.J. Farmer, Un Martien nommé Jésus (1979). De là à reconstituer l’univers antique, il n’y a qu’un pas que franchit souvent quelque mégalomane maniaque comme celui qu’affronte Bob Morane, le héros de H. Vernes, dans L’Île du Passé (Marabout Junior 91,1970).

7 Lectures recommandées : – Les plus grands romans sur les mondes perdus (et retrouvés) sont accessibles dans le recueil : Les Mondes perdus, Omnibus, 1993. – Le cycle de She d’H. Rider Haggard se trouve chez Laffont, Bouquins. – Le cycle d’Opar d’E. Rice Burroughs se trouve (d’occasion) chez Néo (il sera réédité prochainement par mes soins pour le centenaire de la naissance de Tarzan en 2012). – Le cycle de Pellucidar, du même écrivain, se trouve (d’occasion) chez Lefrancq, 2 vol. – Le cycle de Conan (composé de nouvelles) de R. Howard a été intégralement édité au Fleuve Noir, il est en passe d’être réédité chez d’autres éditeurs.

2. Un référent – ou révélateur – culturel

8 Il est clair que, malgré le déclin des Humanités, aujourd’hui moribondes, l’Antiquité reste encore pour notre société un système obligé de références culturelles : dans le langage, dans la littérature romanesque, dans les images du cinéma, du spot publicitaire, de la BD. Le fantasme qui sous-entend cette démarche est celui d’un univers culturel occidental cohérent face aux désordres des Tiers et Quart Mondes, et à la rusticité (dirions-nous la barbarie ?) du continent américain.

9 Innombrables sont donc les allusions mythologiques, explicites ou implicites, dans la SF. En France, il faudrait se pencher sur l’œuvre de G. Klein (accessible aujourd’hui au Livre de poche) ou de S. Wul (accessible aujourd’hui, en deux volumes, chez Lefrancq). Dans la littérature anglo-saxonne, on trouverait aisément des allusions à la mythologie égyptienne chez R. Zelazny ou A.E. Van Vogt (Le Livre de Ptah, 1947) ou à la mythologie

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grecque chez J. Varley, qui reprend la Théogonie d’Hésiode dans sa trilogie de Gaia (Titan, Sorcière , Démon), ou chez C.L. Moore dont la Shambleau (dans le roman homonyme, 1953, J’ai Lu, n° 415) est le portrait de la Méduse.

10 Homère inspire encore bien des écrivains. L’Homme dans le labyrinthe de R. Silverberg, c’est Philoctète abandonné à Lemnos. Les Chants de l’espace de R. Lafferty sont une transposition parodique de l’Odyssée. Laquelle Odyssée est parfaitement propice (on le voit au cinéma et dans la BD) à un nouveau traitement romanesque même lorsqu’il donne dans la dérision, tel l’Homère que décrit A. Davidson dans Un triomphe à Utica.

11 Enfin l’histoire romaine combinée avec celle de l’Italie de la Renaissance inspire, chez A.E. Van Vogt, le portrait du mutant Clane, avatar de l’empereur Claude et de Laurent le Magnifique (L’Empire de l’atome, 1956, J’ai Lu, n° 418 ; Le Sorcier de Linn, 1962, J’ai Lu, n° 419).

12 Lectures recommandées : réécritures homériques – R. Silverberg, L’Homme dans le labyrinthe, 1969, Opta, 1970. – R. A. Lafferty, Chants de l’espace, 1968, Galaxie bis, n° 119 bis. – M.D. Thomas, Contre - Odyssée, 1977, Univers 13, n° 837. – P.J. Farmer, Des dieux et des hommes, 1960, Galaxie n° 67. – D. Simmons, Ilium, 2003, Laffont, 2004, Pocket, n° 5858// Olympus, 2004, Laffont, 2006, Pocket, n° 5943. – J.F. Held, Les Nouvelles Amours de Troïlus et Cressida, Plon, 1994.

3. Un espace temporel idéologique

13 Nous nous plaisons à penser que l’Antiquité a donné naissance à notre civilisation. On devine qu’il y a derrière cette certitude la perspective encourageante de la permanence humaine, la foi en un Homme intemporel avec ses vices et surtout ses vertus. Poussée jusque dans ses ultimes prolongements, cette croyance en vient à nier l’histoire. Et l’on ne compte plus parmi les Humanistes, du moins les plus naïfs ou les plus faibles d’esprit (critique), les laudatores acti temporis pour qui seul compte le passé. Appliquée à la SF, cette croyance donne naissance aux innombrables voyeurs-voyageurs de l’histoire qui vont remonter le temps. Mais ce point de départ est traité de bien des façons.

14 Parfois on va voir les hommes du temps passé. Quelquefois, comme dans Le Siège de Syracuse d’A. Lanoux, il suffit qu’on les entende. Mais le plus souvent on organise des voyages touristiques comme dans le malicieux roman de R. Silverberg Les Temps parallèles (1969). Il arrive cependant qu’on vienne nous voir du passé. Et là, surprise : les hommes de l’Antiquité font encore bonne figure parmi nous. Un gladiateur du temps de Domitien s’en tire fort bien dans notre monde de loups (R. Ben Sapir, Le Dernier Gladiateur, 1978, Alta, 1980), et des Romains de l’Empire, transportés dans le New York du XXe siècle, assimilent très bien les leçons de notre civilisation, alors que nos contemporains, envoyés à leur place dans la Rome antique, n’y peuvent survivre (P. Anderson, Un travail de Romain, nouvelle, Fiction, n° 52).

15 Mais le record des déplacements temporels appartient à Isaac Laquedem, dit le Juif Errant. Chez A. Dumas, Isaac Laquedem, rééd. Les Belles Lettres, 200522, se prépare sous les traits de l’odieux Tigellin, en compagnie de Cléopâtre, tirée de son tombeau et devenue Poppée, à persécuter les chrétiens. Ailleurs, il se fait plus discret : il apparaît

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chez L. Perutz (Le Marquis de Bolibar), W. Turker (Le Roi de la planète), J. Brunner (Un élixir pour l’empereur), W. Miller (Un cantique pour Leibowitz) etc.

16 Lectures conseillées : partir dans le passé – P. Anderson, Fatum , 1972, disponible dans l’anthologie La Crète, les romans du labyrinthe, Omnibus, 1995 (partir en Atlantide). – A.B. Chandler, Le Long Détour, 1976, Albin Michel, SF, n° 46 (Jonas et sa baleine) – R. Matheson, Le Voyageur, nouvelle, Fiction, n° 104 (sur les traces de Jésus). – N. Schachner, La Voix des ancêtres dans L’Homme dissocié, 1933, J’ai Lu, n° 504 (Voyage chez les Huns). – R. Silverberg, Thèbes aux cent portes, 1992, J’ai lu, n° 3227 (Voyage en Égypte).

4. Un point nodal historique

17 Si l’Histoire pouvait être modifiée ! Vieux fantasme. Déjà présent dans l’Antiquité puisque Tite-Live s’interroge sérieusement sur ce qui se serait passé si Alexandre n’était pas mort si jeune. Ce à quoi vient de répondre brillamment J. Negrete, dans Alexandre le Grand et les aigles de Rome, 2007, L’Atalante, 2009. En guise de plaisanterie, un jeune écrivain surréaliste, J. Rigaut, avait envoyé, en 1921, à A. Breton un synopsis de roman. Dans Un brillant sujet (c’est le titre), le héros parcourt l’histoire pour tout bouleverser, tuer Jésus, couper le nez de Cléopâtre… Mais d’autres, plus sérieusement, se posent la question : que faut-il faire du passé ? Ce fut dans les années 1930, en Angleterre, un exercice de style, on y revient aujourd’hui (A. Rowley et F. d’Almeida, Et si on refaisait l’histoire ?, Odile Jacob, 2009).

18 Mais plus haut on remonte, et plus les conséquences risquent d’être graves. D’où l’idée, magnifiquement exprimée par P. Anderson, dans La Patrouille du temps, qu’il ne faut pas toucher au passé. Il ne faut pas qu’Hannibal sorte vainqueur de la Deuxième guerre Punique, que Jésus soit sauvé ou qu’on offre de modernes inventions aux gens du passé.

19 Ainsi lorsque le héros de L’Envoyé extraordinaire (W. Golding, nouvelle, 1956) offre à un empereur (Néron ?) la machine à vapeur et qu’on la lui refuse, il n’a pas compris que cette invention détruirait l’équilibre antique fondé sur l’esclavage. De même, lorsqu’un voyageur du temps apporte à Aristote un fusil et qu’on le renvoie comme un malpropre, c’est qu’il n’a pas compté avec l’orgueil grec qui ne peut admettre qu’un Barbare ait apporté une invention à laquelle les savants grecs n’avaient pas encore pensé (L. Sprague de Camp, Aristote et le fusil, 1956).

20 Mais le traitement le plus intéressant, dans l’optique d’un Toynbee ou d’un Spengler, reste De peur que les ténèbres, 1939, en roman en 1949, Les Belles Lettres, 1999, de L. Sprague de Camp, dont le héros a lu H.G. Wells et médité sur ses théories de la chute des empires. Projeté dans la Rome du VIe siècle, il va s’efforcer d’abord de survivre, puis de prospérer (en fabriquant du… whisky et en vendant les chiffres arabes à un banquier), enfin d’« inventer » l’imprimerie et le sémaphore.

21 Lectures conseillées : – P. Anderson, La Patrouille du temps, 1960 seq. ; l’ensemble vient d’être réédité en 4 vol. chez Le Bélial, 2005, 2007, 2008, 2009. – P. Barbet, Rome doit être détruite, 1983, Fleuve Noir, n° 1254. Carthage sera détruite, 1983, Ibid., n° 298.

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– M. Moorcock, Voici l’homme, 1968, Le livre de poche, n° 7012 (prendre la place de Jésus).

5. Un lieu génésique de l’histoire

22 À cheval sur les temps historiques et les temps merveilleux, l’Antiquité est une bonne illustration d’une histoire fantasmée. Nous qui, par notre technicité et nos connaissances, serions des dieux chez les Anciens, nous nous plaisons à imaginer que les anciennes légendes et les vieilles divinités ne seraient que le reflet de voyageurs venus d’un autre monde. Le thème est célèbre. Il est souvent illustré dans de sérieux ouvrages écrits par de sérieux illuminés.

23 Dans le domaine romanesque il permet de jongler avec les énigmes de l’histoire. Héraclès ? Un visiteur d’une autre planète (C. Denoy, Les Grands travaux, nouvelle, Fiction, n° 113). Moïse ? Un initié (Y. Menez, Arphadax le Ksour, 1974, Fleuve noir). Le comble est atteint lorsque P.J. Farmer (Des dieux et des hommes) et D. Simmons (Ilium) décrivent l’Iliade comme une vaste production cinématographique mise en scène par des extra-terrestres pour leur plaisir.

24 On peut parfois imaginer que les dieux ou les héros ne sont que de malheureux voyageurs temporels égarés dans des siècles barbares. Ainsi les jumeaux du Passé merveilleux (O. Béliard, 1909, nouvelle, accessible dans Un coup de tonnerre, Folio Junior SF, n° 173) qui deviendront… Romulus et Remus ou ce nazi fanatique perdu à jamais dans le monde étrusque (M. Reynolds, Un guerrier d’avenir, nouvelle, Galaxie, n° 68) et qui prendra le nom du belliqueux Tarquin l’Ancien. C’est normal : il sait faire la guerre !

En guise de conclusion

25 On voit, depuis quelques années, se créer de nouvelles tendances dont il est, à coup sûr, trop tôt pour en prévoir l’avenir.

26 La naissance d’une Antiquité parallèle en est la principale : une Rome où Mithra a triomphé (R. Tanner, L’Empreinte des dieux, 2000, Oriflam//Le Glaive de Mithra, 2002, Imaginaires sans frontières), une Byzance soumise aux forces des ténèbres (T. Harlan, À l’ombre d’Ararat, 1999, Fleuve Noir, 2000// Les Clés du pouvoir, 1999, ibid., 2001), un Empire romain qui perdure jusqu’à aujourd’hui (R. Silverberg, Légendes de la forêt Véniane, Denoël, Présence du futur, n° 621). Ici, des Romains sont partis découvrir l’Amérique, ils reviennent chez eux, deux mille ans après (J. Héliot, Reconquérants, 2001, Mnémos).

27 Une autre tendance – à l’image de la confusion contemporaine des esprits – est le mélange des mythologies, sans doute initiée par la série télévisée Xéna. César était déjà parti en enfer, en 1987, dans Les Légions de l’enfer de C. Cherryh (J’ai Lu, n° 2814), mais, aujourd’hui, les vampires nous viennent du temps d’Auguste (A. Rice, Pandora, 1998, Plon, 1999// Le Sang et l’or, 2001, Plon, 2003) et Merlin flirte avec Jason dans Celtika et sa suite Le Graal de fer (R. Holdstock, 1998, Le Pré aux clercs, 2003// 2002, ibid., 2004).

28 Enfin une nouvelle Antiquité a vu le jour, totalement onirique et recomposée, comme chez J. Crowley (Aegypt, 1987, Pocket, n° 567) ou T. Williams (Les Exilés du rêve, 1999, Payot, 2002).

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29 Même l’histoire antique devient une histoire parallèle. Dans la Grèce des guerres médiques erre un étrange amnésique en marge de l’histoire officielle (G. Wolfe, Soldat des brumes, 1986, Denoël, Présence du futur, 1988// Soldat d’Aretê, 1989, ibid., 1992, 2 vol). Alexandre, lui, est, en réalité, un dangereux démon (D. Gemmell, Le Lion de Macédoine, 3 vol., 1990, 1991, 1991, Mnémos, 2000).

30 On pourrait multiplier les exemples mais il est temps de conclure. On a pu dire à bon droit que « la science-fiction secrète l’histoire » (D. Douay). Il est clair que, sans conscience historique, au sens occidental du terme, la SF ne serait pas. Cette littérature se nourrit d’histoire et ne peut fonctionner qu’en « s’articulant autour de concepts issus de la représentation occidentale du devenir historique, comme ceux de progrès, de développement, de causalité et d’évolution » (D. Riche). Disons, pour faire vite, que la SF est le miroir ludique de l’histoire.

31 Quant aux fantasmes produits par les sociétés occidentales depuis le XIXe siècle, ils ont trouvé dans la SF le meilleur système pour les représenter. Enfin, dernier volet du triptyque, le discours historique sur l’Antiquité se nourrit de fantasmes. Ainsi la rencontre de celle-ci et de celle-là, sous le double signe de l’histoire et du fantasme, est riche d’enseignements. On y voit que tout discours de la SF sur l’Antiquité n’est que la représentation de plusieurs types de discours sur celle-ci.

32 Peut-on alors légitimement dire que tout récit de SF sur l’Antiquité est une histoire fantasmatique ? Il semble bien que oui. Car à vouloir dire à la fois l’histoire (ce qui est la vocation du genre historique) et une histoire (ce qui est la vocation du genre romanesque), la SF répète un discours fantasmatique sur l’Antiquité, surenchérit sur lui, en brode de nouveaux ourlets. Cette combinatoire tout à fait étonnante des deux genres donne naissance à un nouveau type de récit.

33 Ainsi la SF qui est par excellence la littérature du fantasme, lorsqu’elle se penche sur le lieu temporel occidental le plus apte à recevoir nos fantasmes : l’Antiquité, ne peut produire qu’une histoire fantasmatique.

NOTES

21. Lorsque l’édition française d’un ouvrage n’est pas disponible aujourd’hui (sous réserves d’éventuelles rééditions), je me suis contenté d’indiquer seulement la date de publication en langue originale. 22. Présentation et commentaires de C. Aziza.

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AUTEUR

CLAUDE AZIZA Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

L'atelier des doctorants (6)

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Pensée politique, surinterprétation et histoire classique. La réception de Tacite à l’âge moderne

Saúl Martínez Bermejo

1 Tacite était considéré comme un « maître de la politique » à l’âge moderne. Pour Filippo Beroaldo, chargé en 1515 de la première édition des œuvres « complètes » de l’historien, Tacite surpassait Salluste et Tite-Live, sa narration étant spécialement utile aux nobles, princes et empereurs23. Son style extrêmement concis et la manière dont Tacite aborde les enjeux du pouvoir, les dispositions des empereurs, les dénonciations et dissimulations, les causes des événements, etc. surprenaient les lecteurs de la Renaissance, qui les confrontaient avec les récits, moins perspicaces et pénétrants, d’autres historiens. En 1517, Andrea Alciato soulignait aussi les enseignements « stoïciens » que contenait, de son point de vue, l’œuvre de Tacite : des exemples de constance, de courage et de la manière de bien agir sous les mauvais princes24. Cette chaîne ininterrompue d’éloges – et d’interprétations – se poursuit tout au long du XVIe siècle et se consolide fermement dans les éditions de l’érudit flamand Juste Lipse. Dès sa première version, en 1574, Juste Lipse amplifie les topiques précédents, soulignant aussi dans sa dédicace à Maximilien II les connexions entre le récit des débuts de l’Empire romain et la situation politique contemporaine. Lipse met l’accent sur l’utilité de Tacite pour fournir des exemples aux lecteurs de l’âge moderne, en vertu de la similitudo temporum25.

2 Les réflexions de ces trois éditeurs ne représentent cependant qu’une petite partie des innombrables éloges de Tacite, et du passage de l’histoire classique à la pensée politique : une translatio qui s’opère par le biais des exemples et de la comparaison, et qui constitue une des caractéristiques plus intéressantes et singulières de la réception de Tacite aux XVIe et XVIIe siècles. Ce terme – « réception » –, veut ici renvoyer à un ensemble de théories littéraires classées sous le nom de Rezeptionsästhetik. Un certain nombre de spécialistes, comme Hans Robert Jauss, ont souligné l’importance du rôle du lecteur dans la construction du sens du texte, le désignant comme un troisième pôle avec la même « importance » que ceux que représentent le texte et l’auteur26. En effet,

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l’histoire de la réception de Tacite à l’âge moderne peut être conçue comme une histoire des changements successifs de l’« horizon d’attente ». Les « schémas » tracés par les éditeurs dans leurs présentations liminaires constituent un exemple de cet horizon qui était défini, entre autres, par la théorie rhétorique du moment, les conceptions et traités sur l’histoire et ses applications, et les pratiques de lecture et d’annotation apprises à l’école et dans les universités. Dans une telle perspective, l’objectif de la recherche historique est de récupérer les interprétations passées de Tacite, mais aussi des modalités de lecture disparues et aujourd’hui incompréhensibles, ainsi que leurs conséquences imprévues.

3 En explorant les caractéristiques particulières de l’usage de Tacite, on découvre que son utilisation politique s’inscrit dans une tendance à la surinterprétation de ses textes. Umberto Eco a défini cette notion par le truchement de l’exemple de la relation entre les mots « pendant » et « crocodile ». Certes, argumente Eco, les deux apparaissent dans la phrase qu’il venait d’utiliser comme exemple ; mais déduire « le maximum possible de cette relation minime », et voir « dans mon exemple un secret caché auquel je me réfère », constitue tout simplement une interprétation paranoïaque, une surinterprétation27. Les nombreuses références à l’obscurité (tant sur le plan stylistique que sur celui des contenus) des textes de Tacite, à la nécessité de disposer d’interprètes judicieux, au caractère occulte de certains passages (un trésor de sentences à découvrir, des fleurs à conserver) constituent mélange de clichés, de notions rhétoriques et d’appels à une surinterprétation du texte. Les divers commentateurs, traducteurs et éditeurs demandaient à leurs lecteurs d’observer les textes de Tacite avec le plus grand soin et avec la plus grande précision possibles, et les incitaient à les analyser attentivement, donc à les surinterpréter.

4 Fondé sur des techniques qui favorisent la mise en avant d’extraits du texte (des « sentences », ces « gemmes » dont Juste Lipse parle en préface de ses éditions, ou les citations les plus variées), ce « mode de lecture » détachait les extraits de leur contexte et les préparait pour une application aux réalités contemporaines. Pour le traducteur et commentateur espagnol Baltasar Álamos de Barrientos, les leçons les plus importantes étaient réservées à ceux « qui le lisent et le ruminent avec l’intention d’extraire la substance qu’il contient et qu’il cache28 ». Nicolas Abraham Amelot de la Houssaye incarne un type spécifique de commentateurs de Tacite, ceux qui « comme politiques, sans s’arrêter à sa frase, ni à la diction se sont étudiés à pénétrer les mistères, & les secrets de l’Art-de-gouverner, dont il est le Maître, & l’Oracle universel, depuis de quinze-cens ans29 ». Les livres de commentaires, enfin, (d’Annibale Scoto ou Scipione Ammirato à Christophe Forstner) nous offrent des preuves de la matérialisation de ce mode de lecture : les extraits des œuvres originales sont suivis d’un commentaire détaillé, digressif au minimum, enclin à la surinterprétation en maintes occasions30.

5 De Arcanis rerum publicarum libri sex (1605) est un des plus célèbres livres de commentaires de Tacite. Dans ce livre, Arnold Clapmarius consacrait un chapitre entier au commentaire du passage Histoires I, 4 : « Car un secret d’État venait d’être divulgué : on pouvait faire un empereur ailleurs qu’à Rome31. » Ce mode de lecture, qui implique un évident détachement par rapport à la logique du récit – maintenant réduit à de petites portions, à des leçons prêtes à être employées –, était aussi celui de l’érudit et traducteur anglais de Tacite, Henri Saville32. Clapmarius considère la phrase tacitéenne comme une règle, une norme universelle (ou « universellisable ») du politique ; Savile, plus prudent, discute toutes les apparitions du terme arcana imperii (ou similaires) dans

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les ouvrages de Tacite et indique ses multiples acceptions, mais il cède finalement à l’interprétation de cette sentence comme si Tacite avait eu l’intention de donner au monde un principe directeur des événements politiques. Il existait cependant, à l’époque, des opinions contraires à cette manière de lire : Anthony Grafton a indiqué que Johannes Kepler « insistait à traiter l’œuvre de Tacite comme un tout organique » et encourageait ses lecteurs à ne pas y trouver simplement des enseignements élémentaires, prêts à être utilisés. Au moment d’interpréter le passage Histoires I, 4, Kepler en vient à considérer que Tacite décrit simplement une situation historique concrète, et non pas une règle occulte de gouvernement33. Mais les lectures fragmentées et les modes de surinterprétation étaient majoritaires.

6 Face à cette modalité de lecture, on peut être amené à dénoncer l’interprétation abusive de Tacite, comme l’a fait, par exemple, le philologue espagnol Francisco Sanmartí Boncompte, qui considère que ceux qui ont contemplé Tacite comme un « oracle politique » l’ont fait d’un point de vue « absolument flou34 ». On peut aussi essayer de trouver, ou de reconstruire, une interprétation « correcte35 ». En même temps, en historien, on peut montrer comment cette modalité d’interprétation constitue une clé pour repenser l’évolution de la politique, discipline de conceptualisation et de définition du monde social36. En outre, la surinterprétation peut parfois affecter la notion même de « texte classique » : à l’âge moderne, il ne s’agissait pas de textes inamovibles d’une époque déjà oubliée, mais d’un outillage mental à disposition de tous, au quotidien. La relation entre deux époques séparées par plus de quinze siècles était conçue de manière fluide, ce qui permettait l’application de l’Antiquité au présent. Ma thèse, intitulée Tacite lu. Pratiques de lecture et fondements intellectuels de la réception de Tacite à l’âge moderne37, étudie la réception de cet auteur comme moyen d’accéder à la compréhension du développement de la politique à l’âge moderne.

7 La première des deux parties a pour but de proposer une vision systématique du processus de création du sens dans les textes de Tacite. En utilisant une approche inspirée par l’histoire de la lecture, je rends compte du rôle joué par divers participants dans l’interprétation des textes (celle du lecteur qui annote sa copie des œuvres de Tacite, celles de l’éditeur, de l’imprimeur ou du traducteur) et les formes matérielles des livres imprimés. Cette analyse constitue la base du questionnement sur l’utilisation politique de Tacite à l’âge moderne. Dans la seconde partie, la structure thématique cède le pas à une approche chronologique et par pays, et à une méthodologie plus proche de l’histoire de la pensée politique. Cette partie ne recense pas seulement l’emploi des œuvres de Tacite dans divers contextes politiques européens, mais cherche aussi à expliquer la nature de la pensée politique à l’âge moderne, ses caractéristiques comme discipline, et ses fondements intellectuels.

8 Même s’il s’agit d’une activité qui « se déroule sous nos nez », selon l’expression de Robert Darnton, la lecture reste un phénomène étrange et mystérieux. Les témoignages historiques de lecture sont rares et difficiles à récupérer, mais ils offrent une information précieuse. Dans le premier chapitre, j’analyse les types de marques que les lecteurs modernes ont laissés sur plusieurs exemplaires de Tacite, en effectuant dans la foulée une description dense de deux séries d’annotations marginales. Les premières font apparaître une lecture universitaire « standard », produite à Salamanque vers 1604. L’autre série de notes, conservées dans ce cas sur les marges d’un exemplaire d’une traduction castillane, constitue un témoignage exceptionnel de lecture

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« politique ». Le deuxième chapitre développe le sujet précédent et étudie des annotations plus complexes sur Tacite, notamment celles des livres de lieux communs, dans lesquels j’ai choisi à nouveau deux cas concrets pour mieux illustrer les différentes modalités de lecture. Ce panorama des divers « témoignages » de lecture est accompagné de constantes références à la théorie de la lecture et de l’annotation à l’âge moderne. Les préceptes de la rhétorique moderne permettent de comprendre la logique interne des annotations de lecture et l’utilisation ultérieure des morceaux de texte recueillis pour composer une nouvelle argumentation, pour servir de guide à l’action, etc.

9 Le troisième chapitre est consacré aux « médiations » dans la réception du texte. J’entends par « médiations » ou « conditions » de réception toutes les caractéristiques matérielles des livres, du format à la table des matières, en passant par les approbations et privilèges, les présentations du texte dans les préliminaires, frontispices, illustrations, résumés de chapitres, annotations marginales imprimées, chronologies, notes en bas de page, etc. Les diverses modifications du sens que provoque la somme de ces dispositifs constituent une clef de lecture importante pour comprendre l’interprétation de Tacite, et les phénomènes de circulation intellectuelle au niveau européen. Dans ce chapitre, j’aborde aussi la question de la popularisation du texte classique latin. J’analyse de façon détaillée la perception cultivée de la portée de Tacite, liée aux craintes et préjugés concernant la vision populaire de la politique et du gouvernement.

10 La traduction constitue une des médiations les plus significatives dans le processus de réception. C’est un moyen exceptionnel de dissémination et de transformation du texte original, et fournit l’occasion de l’insérer dans des contextes imprévus. Le quatrième chapitre est consacré exclusivement à comprendre les changements subis par les textes au cours de la traduction, et les implications historiques et politiques de ces modifications. J’y relève les rapprochements et distanciations entre les événements de l’histoire romaine racontés par Tacite et la réalité de l’âge moderne ; les matières qui favorisent la comparaison et l’application au présent et celles qui provoquent une critique, parfois brutale, de l’Antiquité et ses coutumes. Une version revue et augmentée de ce chapitre est devenue un petit livre, intitulé Translating Tacitus. The reception of Tacitus in the vernacular languages of Europe, 16th-17th centuries (Éd. Plus- Università de Pisa, 2010).

11 Le chapitre 5 analyse le « mode d’emploi » de Tacite dans la pensée politique espagnole sous Philipe II et Philipe III. J’y examine les divers auteurs qui recommandent ou critiquent Tacite, et la nature de cette confrontation. En particulier, je mets en avant la flexibilité et la capacité d’innovation des penseurs espagnols face aux difficultés et défis de la modernité. La discussion se centre aussi sur les implications « scientifiques » de la méthode d’application des histoires de Tacite à la réalité des XVIe et XVIIe siècles. Les chapitres 6 et 7 sont consacrés à la France et à l’Angleterre respectivement. Dans mon exposé, je souligne à nouveau l’importance de l’histoire et de la théorie de l’histoire comme cadre de référence de la pensée politique. Pour la France, j’analyse le Methodus ad facilem historiarum cognitionem de Jean Bodin, un des plus importants « arts historiques » de la Renaissance. Grâce à cette source, on comprend mieux les méthodes de lecture des textes historiques, ainsi que la manière d’extraire des passages et de les classer. Un panorama général des éditions et traductions françaises sert à montrer l’emploi « absolutiste » et les diverses utilisations (didactiques, stylistiques, etc.) de

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Tacite. Ce chapitre constitue la base de mon projet de recherche actuel, qui vise à approfondir mes investigations sur la réception de Tacite en France.

12 Pour l’Angleterre, j’ai analysé les divers essais et traités sur l’utilisation de l’histoire, et les mentions de Tacite dans ces textes. Je centre une grande partie de mon analyse sur l’emploi de Tacite par le comte d’Essex pour défendre sa vision de l’armée et de la politique, aussi bien que pour se donner une image publique d’homme sage et expert en matière de gouvernement. Cette approche se combine avec une étude minutieuse de la traduction de Henry Savile, l’érudit chargé d’accommoder Tacite aux intérêts d’Essex comme lecteur de Tacite.

13 Le huitième et dernier chapitre laisse de côté les implications idéologiques ou doctrinales du tacitisme pour analyser les fondements des argumentations construites au moyen de ces textes et la façon dont les méthodes de lecture de l’histoire affectent la conception de la politique comme discipline. J’explore cette question à travers la place accordée aux livres concernant Tacite dans les bibliothèques modernes et dans les portraits de certains « intellectuels ». Mes réflexions finales sont consacrées à l’analyse du rapport de la politique avec d’autres disciplines comme la théologie ou la littérature et aux implications rationalistes de ces méthodes qui définissent la politique comme une activité à la portée de l’intellect humain, avec des normes de fonctionnement relativement accessibles et modélisables.

NOTES

23. Tacite, P. Cornelii Taciti Libri quinque noviter inventi atque cum reliquis ejus operibus editi, Rome, Stephanum Guillereti de Lothoringia, 1515, dédicace à Léon X. 24. Tacite, Libri quinque noviter inventi, Milan, Alessandro Minuziano, 1517, dédicace à Galeazzo Visconti. 25. Tacite, Historiarum et Annalium libri qui exstant, Anvers, Christophoro Plantino, 1574, dédicace à Maximilien II. 26. H.R. JAUSS, “La historia de la literatura como provocación de la ciencia literaria”, en La historia de la literatura como provocación, Barcelone, Péninsule, 2000, p. 137-193 (éd. or. Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissenschaft, Constance, 1967). Voir aussi W. ISER, El acto de leer. Teoría del efecto estético, Madrid, Taurus, 1987 ; J.A. MAYORAL (éd.), Estética de la recepción, Madrid, Arco Libros, 1987 et R. WARNING (éd.), Estética de la recepción, Madrid, Visor, 1989. 27. U. ECO, S. COLLINI (éd.), Interpretation and overinterpretation, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 48. 28. B. ÁLAMOS DE BARRIENTOS, Tácito español ilustrado con aforismos, Madrid, Luis Sánchez, 1614, dédicace au duc de Lerma. 29. N. A. AMELOT DE LA HOUSSAYE, Tibère. Discours politiques sur Tacite, Amsterdam, héritiers de Daniel Elzevir, 1683, préface. 30. A. SCOTO, In P. Cornelii Taciti Annales, et Historias comentarii ad politicam, & aulicam rationem praecipue spectantes, Rome, Bartolomeo Grassi, 1589 ; S. AMMIRATO, Discorsi del

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signor Scipione Ammirato sopra Cornelio Tacito, Florence, Filippo Giunti, 1590 ; C. FORSTNER, Christophori Forstneri In XVI libros Annalium, (quatenus extant) C. [aji] Cornelii Taciti notae, Francfort, Johannes Beyerus, 1662. La liste des commentateurs est à établir. Pour les commentaires latins, voir R. W. ULERY, “Tacitus”, in F.E. CRANZ, V. BROWN, P.O. KRISTELLER (éd.), Catalogus translationum et commentariorum. Mediaeval and Renaissance Latin translations and commentaries, annotated lists and guides, Washington, Catholic University of America Press, 1989, vol. 6, s.v. 31. A. CLAPMARIUS, De Arcanis rerum publicarum libri sex, Lugduni Batavorum, Iacobum Marci, 1644, http://www.uni-mannheim.de/mateo/camenahist/autoren/ clapmar_hist.html (site consulté le 1er novembre 2010), Tacite, Histoires I, 4, traduction par H. GOELZER, Les Belles Lettres, Paris, 1921. 32. Tacite, The end of Nero and beginning of Galba. Four books of the Histories of Cornelius Tacitus. The life of Agricola, Oxford, Ioseph Barnes [et Londres, R. Robinson] for Richard Wright, 1591 (Traduction et édition de H. SAVILE), Annotations upon the first book of the Histories, p. 6. A. GRAFTON, Commerce with the classics : ancient books and renaissance readers, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997, p. 206, considère cette manière comme typique des « interprètes habituels » de Tacite. 33. A. GRAFTON, Commerce with the classics, p. 207-208. 34. F. SANMARTÍ BONCOMPTE, Tácito en España, Barcelone, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1951, p. 116. 35. Exemples de ce type de critique philologique chez R. SYME, Tacitus, 2 vols, Oxford, Oxford University Press, 1958 et A.J. WOODMAN, Tacitus reviewed, Oxford, Oxford University Press, 1998. 36. J.G.A. POCOCK, Politics, language & time. Essays on political thought and history, Chicago, Chicago University Press, 1989. 37. S. MARTÍNEZ BERMEJO, Tácito leído. Prácticas lectoras y fundamentos intelectuales de la recepción de Tácito en la edad moderna, Madrid, Universidad Autónoma de Madrid, http:// hdl.handle.net/10486/4336.com (site consulté le 1er novembre 2010).

AUTEUR

SAÚL MARTÍNEZ BERMEJO Département d’Histoire Moderne, Université Autonome de Madrid [email protected]

Anabases, 13 | 2011 248

L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Droit et réception de l'Antiquité (1)

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En guise de présentation

Marielle de Béchillon

L’« Atelier de l’histoire » s’enrichit d’un nouveau « chantier historiographique » : « Droit et réception de l’Antiquité ». Depuis Theodor Mommsen et Louis Gernet, l’étude du droit, des droits de l’Antiquité est un domaine qui n’a cessé de s’enrichir et de se renouveler. Loin d’enfermer les Sciences de l’Antiquité dans un juridisme étroit, les historiens ont recherché l’échange et la confrontation avec les disciplines voisines : la sociologie et l’anthropologie, et ont pratiqué le comparatisme. Il sera ici question de présenter, analyser ou commenter des ouvrages anciens et récents, les travaux en cours, les séminaires et les colloques, et tous les projets de recherche offrant matière à tisser des liens entre la sphère juridique moderne et l’Antiquité. L’occasion est ainsi offerte de mesurer la part encore vivante de l’Antiquité dans nos systèmes juridiques et d’en souligner les apports problématiques.

AUTEUR

MARIELLE DE BÉCHILLON

PLH-ERASME [email protected]

Anabases, 13 | 2011 250

Claude Mossé, Au nom de la loi : justice et politique à Athènes à l’âge classique (2010) : présentation

Marielle de Béchillon

1 L’ouvrage de Claude Mossé intitulé Au nom de la loi : justice et politique à Athènes à l’âge classique (Payot, 2010) donne une analyse riche et féconde des relations qu’entretiennent justice et politique dans la démocratie athénienne du IVe siècle avant J.-C. À l’heure où la souveraineté de la loi est proclamée par le système politique, l’auteur s’interroge sur la réalité de l’indépendance de la justice par rapport au politique. Ancré dans le contexte social, économique et politique de l’époque, le débat mené se révèle passionnant par sa modernité. Chacun sait combien la question de la séparation des pouvoirs reste d’actualité. Mais l’essai de C. Mossé invite aussi à approfondir les fondements de notre système répressif. Il offre l’occasion de prendre la mesure de la modernité de certaines règles juridiques, notamment pénales, posées par les Grecs et de s’interroger sur l’influence du droit grec sur notre système juridique.

2 Cela dit, il faut se garder du risque de l’anachronisme en évitant de verser dans des comparaisons abusives. La démocratie athénienne n’est pas en tous points superposable à nos démocraties contemporaines. C’est dans cet état d’esprit que C. Mossé entend mener son étude. Elle constate d’abord que la vie politique athénienne, bruissant de nombreux débats, se singularise par l’activité de ses tribunaux. Elle souligne aussi combien la question de la justice nourrit la pensée politique. À partir de là, C. Mossé compte « envisager l’originalité du « modèle » athénien » et cherche à « comprendre comment le modèle athénien a pu et peut encore aujourd’hui nourrir la réflexion tant sur la justice que sur le politique » (p. 12).

Droit et organisation judiciaire

3 Pour commencer, l’auteur s’attache à fixer les étapes qui présidèrent à l’élaboration du droit athénien et à la mise en place de l’organisation judiciaire. En déroulant cette

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chronologie, elle pointe dans le même mouvement les difficultés rencontrées pour l’établir. L’information, ici, permet de mieux saisir ce qui peut perturber la réception du droit grec. Les sources sont rares comme le souligne C. Mossé : « Malheureusement, on se heurte ici à un problème de sources. Une grande partie de l’histoire d’Athènes avant le VIe siècle nous échappe, faute de témoignages contemporains » (p. 18). Les mêmes carences affectent la connaissance de l’œuvre de ceux que l’on nomme les premiers législateurs : Dracon et Solon (« les seuls à avoir été qualifiés de législateurs par les Anciens », p. 24). Les plaidoyers des orateurs attiques, comme le Contre Aristocrate de Démosthène, l’Athenaiôn Politeia d’Aristote ou la Vie de Solon de Plutarque forment nos principales sources d’information. L’auteur décrit ensuite les autres étapes de la construction du droit grec. Retenons quelques repères : Pisistrate n’aurait pas modifié les lois « et la postérité devait retenir qu’il voulait en tout gouverner selon les lois, en l’occurrence celles de Solon » (p. 24). Clisthène, célèbre pour avoir réformé les structures de la société athénienne archaïque ne fut pas d’avantage regardé comme un législateur (on lui attribue cependant une loi sur l’ostracisme). Puis, ponctuellement, d’autres lois encore furent prises (p. 24, 25). Mentionnons, à titre d’exemple, celle de Périclès sur la Citoyenneté. Et Claude Mossé de conclure : « C’est précisément pour introduire un ordre dans cette législation qu’au lendemain de la première révolution oligarchique fut entreprise une révision des lois qui allait aboutir au lendemain de la seconde révolution oligarchique à la création de commissions de nomothètes chargés d’entériner cette révision et de mettre en place une législation concernant l’adoption de nouvelles lois. Pour certains modernes cela aurait abouti à l’instauration définitive d’un « droit athénien », aux procédures duquel devait désormais se soumettre quiconque entamait une action judiciaire, de caractère public ou privé » (p. 25). Quant à la procédure, l’auteur précise que c’est à partir de la fin du Ve siècle et du IVe siècle que l’on peut l’identifier et saisir le déroulement des procès. Une fois encore, Aristote et les orateurs attiques offrent de bien précieux renseignements. Les tribunaux sont nombreux et investis de compétences propres. La justice est souvent rendue par le peuple. En témoigne le tribunal populaire de l’Héliée que la tradition prête à Solon. Les Héliastes sont des juges tirés au sort chaque année au nombre de six mille parmi les Athéniens âgés de plus de trente ans. Ils perçoivent un salaire de trois oboles par jour de présence au tribunal. C. Mossé rappelle combien les adversaires de la démocratie ont attaqué le mode de recrutement de ces juges qui laissait la possibilité aux plus humbles de siéger et donc favorisait chez eux l’appât du gain. Elle mentionne aussi les difficultés rencontrées à certaines périodes de l’histoire d’Athènes pour honorer le salaire des juges, les pressions, souvent politiques, auxquelles les magistrats étaient soumis et les nombreuses tentatives de corruption dont ils faisaient l’objet. Les Grecs ont cherché à y remédier, visiblement soucieux de garantir une justice sereine et honnête. Démosthène rapporte que la loi rendait passible d’une action devant les thesmothètes quiconque tenterait de corrompre les juges des tribunaux et les membres du Conseil (Démosthène, XLVI, 26). Surtout, l’originalité de la procédure judiciaire athénienne s’inscrit dans la règle suivante : le dépôt d’une plainte « ne pouvait être le fait que d’un individu, celui qui le souhaitait » (ho boulomenos) (p. 29). Pour le reste, l’auteur souligne la place importante jouée par les logographes informés de la teneur des lois et rompus à la rhétorique, ce qui leur permettait d’interpréter les lois et d’argumenter en faveur de leur client. Enfin, elle attire l’attention sur les précautions prises pour éviter les tricheries ou autres manipulations à l’occasion du vote des juges. La justice se voulait intègre, elle n’en fut pas moins critiquée. Le théâtre d’Aristophane en témoigne.

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Procès

4 Voilà pour le contenu du droit. En pratique, quels genres de procès tenait-on dans l’Athènes classique ? À l’évidence, la matière était hétérogène. Il y avait, commence C. Mossé, « des affaires de famille » (p. 37 et s.). Elles concernaient : le mariage, institution phare de la cité, réglementé en son temps par Solon, l’adultère (Lysias, Sur le meurtre d’Ératosthène), des problèmes d’héritage (Pour Phormion) ou encore des affaires d’adoption (Isée, Sur la succession d’Astypilos) (p. 53). Le discours Contre Euboulidès est précieux pour cerner le droit familial. Les tribunaux connaissaient aussi des « affaires politiques », ayant un caractère public (p. 55 et s.). L’auteur propose d’envisager les deux types d’actions les plus répandues : l’eisangelie – action engagée par un particulier contre un adversaire jugé responsable d’une politique désastreuse pour la cité (p. 55), et la graphè paranomôn – action en illégalité. Des « procès atypiques » du fait de leur caractère mixte, à la fois privé et public, se tenaient aussi (p. 73 et s.). Le Contre Ératosthène de Lysias, le Contre Midias de Démosthène et le Contre Timarque d’Eschine donnent de cela l’illustration. Enfin, C. Mossé présente les actions commerciales, dikai emporikai, apparues vers le milieu du IVe siècle. Elles ressortissaient à la compétence des thesmothètes et avaient comme particularité de devoir être traitées dans un délai d’un mois. Elles étaient nommées emmènoi (p. 93 et s.). C. Mossé cite l’article de L. Gernet (Revue des Études grecques, 1938) qui insiste sur le fait que la loi qui les a créées s’attachait à répondre aux besoins de l’époque : nécessité d’assurer le ravitaillement en grains de la cité et de garantir au commerce maritime la sécurité juridique. En somme, la loi, sur ce point, entendait surtout préserver l’intérêt de la Cité.

5 Que nous apprennent ces différents procès délivrés dans les plaidoyers conservés ? Que des lois existent bel et bien, auxquelles se référent les orateurs pour convaincre les juges. Parfois même, elles sont lues à l’audience. En ce sens, l’existence d’un droit athénien est bel et bien avérée, de même que le souci de se référer à la légalité. C’est aux tribunaux que revient la mission de faire appliquer et respecter ce droit, ce qui indirectement, signale l’abandon des pratiques de vengeance privée. Mais il serait réducteur de ne retenir que la démarche strictement juridique dans le procès. L’absence de professionnels du droit rend les débats certainement moins techniques. Juges et plaideurs interprètent plus librement les lois. On ne fait pas que du droit dans les prétoires. La dimension politique s’invite souvent dans les débats. Les plaideurs « ne manquent pas de faire état de leur attachement au régime de la cité et de leur souci de le défendre, même s’il s’agit d’une affaire d’adultère ou d’une querelle de succession » (p. 104). Incontestablement, justice et politique sont liées, imbriquées à l’occasion des procès.

Réflexion sur la justice

6 Quittant les prétoires, C. Mossé s’intéresse à la réflexion menée sur la justice, des Sophistes jusqu’à Aristote (p. 109). Avec les premiers, le débat s’engage sur le terrain de la relativité de la loi et de la justice. L’auteur cite notamment le Protagoras de Platon. Le début de ce texte mentionne l’attrait exercé par Athènes sur ces « sages » venus de diverses régions du monde grec. Les Sophistes entendent délivrer un enseignement aux jeunes gens désireux de s’imposer devant le peuple assemblé. On sait l’influence qui fut

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la leur et la portée de leurs critiques de la loi et, de manière plus large, de la justice. Dans un autre dialogue platonicien, le Théétète, le même Protagoras prononce la fameuse formule : « L’homme est la mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent et de la non-existence de celles qui n’existent pas » (152a, p. 111). Cela implique un certain relativisme concernant la justice : « Ce qu’une cité trouve juste et érige en loi est parfaitement juste pour une cité, tant que la loi subsiste » (177e). Et C. Mossé de poursuivre « la loi est certes une convention, mais cette convention n’en exprime pas moins un système de valeurs qui est celui de la cité et repose sur ce don de Zeus que sont aidos et dikè ». Ailleurs, c’est le thème de l’opposition entre la nature et la loi qui sera repris par d’autres représentants athéniens de la sophistique, comme Antiphon. Ils soutiennent que « les règles posées par les nomoi aboutissent à des contradictions alors que la nature ignore ces contradictions. Cependant une loi reste un moindre mal dans un monde confronté aux actes injustes. On a donc intérêt à s’y soumettre en public tout en suivant les règles de la nature en privé » (p. 116). De toute évidence, le débat sur la relativité de la loi s’ancrait dans un climat de tension, notamment politique, qui régnait alors à Athènes. On saisit par là, une fois encore, le lien qui unit justice et politique.

7 Thucydide, à son tour, aborde « le problème des conventions face au droit du plus fort en analysant les relations entre cités » (p. 118). Il dénonce les violations des lois et les atteintes à la justice singulièrement dans les relations établies entre Athènes et le reste du monde grec. L’historien n’entend pas pour autant se livrer à une réflexion sur la justice en tant que telle.

8 Avec le procès de Socrate et sa condamnation acquise à une courte majorité on mesure à quel point « la justice pouvait être bafouée au nom de la loi » (p. 148). La sentence injuste prononcée contre Socrate laisse entendre qu’en dépit de la mise en place d’une législation renouvelée, les décisions appartenaient, de par la loi, à des juges sensibles à des arguments de pure rhétorique ou politiques (p. 148).

9 Platon législateur enrichit à sa manière la réflexion. Grand connaisseur du système judiciaire athénien, il prend de notables distances avec lui (en critiquant le mode de recrutement des juges ou la manière de traiter les femmes et les esclaves, etc.). « De fait, retient-il, l’organisation du système judiciaire est inséparable d’une organisation politique où se combinent divers modes de recrutement des magistrats parmi lesquels le sort n’est justifié que s’il exprime la volonté divine. Justice et politique sont donc inséparables parce qu’émanant d’une même origine, fruit d’une éducation philosophique qui est celle que le maître apporte à ses disciples » (p. 168).

10 L’auteur conclut : « C’est donc avec un certain scepticisme que l’on retiendra l’idée qu’à partir de la fin du Ve siècle, on serait passé à Athènes de la souveraineté du peuple à la souveraineté de la loi » (p. 189). Elle ajoute : « La justice athénienne n’était pas une justice indépendante du politique, lequel s’exprimait dans la souveraineté du dèmos » (p. 193). Quittons à présent le monde de l’antiquité grecque pour saisir l’actualité de la réflexion menée par C. Mossé. Son essai nous invite à considérer combien certains débats sont toujours d’actualité (relativité de la loi et de la justice, liberté dans l’interprétation des lois). Combien aussi perdurent des préoccupations, comme la lutte contre la corruption des juges. Et puis, sur le fond même du droit, on ne peut que retenir la place déjà occupée par la question de la légalité à laquelle nos démocraties contemporaines n’ont jamais cessé de proclamer leur attachement. On sait la dette contractée à l’égard des Grecs dans le champ de la réflexion théorique sur le droit et la

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justice. Ne devrait-on pas aller plus loin et s’interroger sur la possibilité d’une influence grecque dans l’élaboration plus technique de la matière juridique moderne ? À cet égard, les analyses de C. Mossé sur la légalité dans l’Athènes classique sont une incontestable invitation à prolonger cette recherche.

AUTEUR

MARIELLE DE BÉCHILLON

PLH-ERASME [email protected]

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Comptes rendus et notes de lecture

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Hédelin François, abbé D’AUBIGNAC, Conjectures académiques ou Dissertation sur l’Iliade

Sylvie Rougier-Blanc

RÉFÉRENCE

Hédelin François, abbé D’AUBIGNAC, Conjectures académiques ou Dissertation sur l’Iliade, éd. critique, avec une introduction, des notes et une conclusion par Gérard Lambin, coll. « Sources classiques », n° 101, Paris, Honoré Champion, 2010, 352 p. 60 euros / ISBN 978-2-7453-2028-5.

1 L’édition critique que propose Gérard Lambin de la Dissertation sur l’Iliade de François Hédelin dit l’abbé d’Aubignac offre un nouvel instrument de travail pour qui étudie l’histoire de la question homérique. L’abbé d’Aubignac est en effet le premier à avoir ouvertement nié l’existence d’Homère et formulé l’hypothèse d’une œuvre composite, résultat du travail de nombreux compilateurs à des époques différentes, et ce en pleine querelle des Anciens et des Modernes, au moment même où s’opposaient partisans et pourfendeurs d’Homère (probablement dans les années 1660). L’abbé d’Aubignac a ouvert la voie de la théorie des chants successifs des analystes mais son œuvre, publiée longtemps après sa mort, en 1715, au moment où la Querelle perdait de sa vigueur, a été oubliée puis copiée. Imprimées bien tardivement et tombées dans l’oubli, les Conjectures ont été plagiées par F. A. Wolf qui passa longtemps pour l’inventeur de la théorie des chants successifs, comme l’avait bien analysé au début du siècle dernier V. Bérard (dans Un mensonge de la science allemande. Les Prolégomènes à Homère de Frédéric-Auguste Wolf, Paris, 1917). Le propos de G. Lambin (à qui l’on doit Homère, le compagnon, Paris, CNRS, 1995) dans cette édition critique des Conjectures est en quelque sorte de réhabiliter l’œuvre comme l’auteur.

2 L’ouvrage est composé d’une introduction et d’une conclusion (près d’une centaine de pages pour la première, une cinquantaine pour la seconde) ajoutées au texte lui-même,

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édité selon la méthode scientifique la plus rigoureuse : confrontation des différentes éditions, notes de correction du texte, maintien en ajout entre crochets droits de la pagination originale, respect scrupuleux de l’orthographe originelle, très souvent incohérente et/ou fautive, autant de points qui n’avaient pas été retenus dans la réédition de 1925 due à Victor Magnien. Ces choix éditoriaux motivent l’interprétation de l’œuvre : les nombreuses négligences de forme expliquent en partie le peu d’écho des Conjectures. Écrites trop vite, sous la dictée, comme en témoignent les graphies fantaisistes de noms propres, publiées sans le contrôle de l’auteur, et probablement sans relecture de Germain Brice ni de François Fournier, à l’origine de l’édition, les Conjectures n’ont que très inégalement marqué les savants du Siècle des lumières. Ce volume permet donc de restituer non seulement la pensée de l’auteur mais surtout les faiblesses de l’édition posthume et d’expliquer le dédain qu’a connu l’œuvre. Il donne enfin au lecteur les moyens de remettre dans le contexte de la publication la fameuse Dissertation sur l’Iliade. Car non seulement on se lassait de la querelle d’Homère en ce début de XVIIIe s., mais encore le temps des publications plus sérieuses (comme le premier volume de l’Iliad d’Alexander Pope) était venu. Dans un tel contexte, on comprend que les Conjectures soient passées relativement inaperçues.

3 Les Conjectures ont été publiées trop tard ou trop tôt, et surtout mal. L’abbé d’Aubignac, dont G. Lambin retrace la vie et la carrière dans l’introduction, fut l’inventeur maladroit de la question homérique, mais il présente une certaine forme de probité intellectuelle surprenante pour un religieux. Il ne se livre jamais à une lecture allégorique de l’Iliade. Il utilise systématiquement la méthode inductive, avec des élans de rigueur admirables pour son temps. Les Conjectures commencent par un éloge de l’ordre et du respect des règles dans le but d’excuser les propos peu orthodoxes développés dans la suite de l’ouvrage. Et en même temps l’auteur se défend de ne pas critiquer assez ouvertement Homère : il va sans dire qu’il cherche ainsi à se démarquer de la Querelle pour donner à ses idées une portée plus large que la simple polémique entre Anciens et Modernes ; on sent même des prétentions (certainement vaines) à l’objectivité et une forme d’humilité (il renonce à traiter de l’Odyssée, texte plus complexe). Mais on doit surtout à l’abbé d’Aubignac d’oser s’insurger contre la complaisance d’habitude, contre l’argument d’autorité qui prévaut sur « la lumière de la connaissance » (p. 7). L’articulation de l’ensemble du texte est aussi très rigoureuse et si G. Lambin en transmet un bref plan en fin d’introduction (p. 85-89), très clair, il aurait peut-être été utile de rappeler l’articulation dans le texte même, pour mieux guider le lecteur. Mais il est vrai que le parti pris est de nous fournir le texte tel qu’il fut publié en 1715. Après une série de remarques générales, Aubignac développe les arguments internes puis externes en faveur de sa théorie. Il s’appuie tout d’abord sur la divergence des sources sur l’origine et l’identité d’Homère pour remettre en cause son existence. Il développe ensuite la notion de « rhapsodie » appliquée au poème pour faire de l’Iliade un centon, en s’appuyant notamment sur les auteurs antiques. Dans la seconde partie des Conjectures, il examine le texte même : les incohérences internes, le comportement excessif des dieux comme des héros, les répétitions, les différences de tons… ne peuvent s’expliquer que par l’existence de plusieurs poètes aux desseins différents dont les textes ont été rassemblés par un compilateur. Selon lui, l’Iliade comprendrait « quarante tragédies » d’environ 400 vers qui ensuite, « cousues ensemble », auraient donné naissance à l’épopée que nous connaissons. Aubignac relit en quelque sorte l’épopée à la lumière de la tragédie.

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4 La méthode de l’abbé d’Aubignac consiste à appliquer les procédés d’analyse des contemporains à l’Iliade, et plus particulièrement des concepts universels plus ou moins hérités d’Aristote, même si ce dernier n’est pas cité : il s’appuie sur le bon sens et l’analyse de la totalité de l’œuvre. L’argumentation repose en grande partie sur la notion de cohérence textuelle et G. Lambin fait à juste titre référence au concept normatif de la fonction auteur développé et théorisé bien plus tard par Michel Foucault. Pour Lambin (p. 72), Aubignac allait contre le courant d’une époque qui privilégie l’ordre, le respect des règles et de l’autorité. Ce théoricien volontiers dogmatique, ce législateur des lettres fut selon lui un révolutionnaire plus d’un siècle avant la Révolution. Il s’agit du texte d’un esprit libre avant l’heure. Lambin exagère peut-être quand il voit dans la date de publication (1715) un lien avec la mort de Louis XIV.

5 Le texte de l’abbé n’est cependant pas exempt de faiblesses que G. Lambin rappelle. La forme, dont nous avons déjà souligné les lacunes, témoigne d’une certaine désinvolture, tout particulièrement quand Aubignac cite le texte (il se trompe, il emprunte sans vérifier, se contente de sources de seconde main…). Certes, on sait depuis Victor Magnien qu’Aubignac a travaillé sur la traduction latine de l’Iliade de Jean de Sponde ou celle d’Andrea Divo retouchée par de Sponde car il ne connaissait pas bien le grec (p. 54-66), mais en cela l’abbé ne se distingue guère de ses contemporains, qui préféraient la tradition indirecte des Anciens et notamment le relais latin : il s’agissait de gommer les défauts de l’original, de l’adapter au goût des Modernes. Antoine Houdar de la Motte ne fit pas autre chose à partir de la traduction de l’Iliade de Mme Dacier en 1714. La désinvolture des Conjectures, les approximations et les erreurs sont la preuve que nous sommes plus en présence « d’exercices d’esprit » que de science, à une époque où les mondanités occupaient le premier rang et où le statut de l’ouvrage scientifique n’était pas encore fixé. Cependant les Conjectures témoignent aussi de véritables lacunes : si la documentation sur les auteurs antiques est abondante, le travail des Alexandrins sur l’épopée homérique n’est pas même évoqué, ni le commentaire d’Eustathe. On pourrait se demander pourquoi. Les sources modernes auxquelles se réfère ouvertement l’abbé sont principalement Érasme, ce qui est réducteur comme le rappelle G. Lambin (p. 291), et l’aspect polémique d’un tel choix mériterait une analyse. Aubignac n’évoque pas ouvertement la question de l’écriture et n’exploite pas le problème de l’usage de l’oralité. Il confond l’aède et le rhapsode, les Homérides et les Homéristes, et n’aborde jamais le texte de l’Iliade dans une perspective historique. Même la question de la mise par écrit du poème ne lui permet pas d’évoquer les différentes versions rivales ni l’aspect politique de la fixation du texte, notamment sous les Pisistratides à Athènes. Si G. Lambin s’applique à rappeler ces éléments majeurs pour mesurer l’apport des Conjectures, il ne le fait pas toujours de manière exhaustive et ne mentionne pas les travaux déterminants de G. Nagy sur l’histoire du texte homérique. Cette approche, même s’il n’en partage pas les conclusions, constitue cependant un élément important dans l’actualisation de la question homérique. Bref, G. Lambin fournit ici une édition critique de qualité et un outil scientifique de premier ordre dont l’introduction et la conclusion offrent une mise en perspective stimulante, mais parfois un peu orientée, oubliant une partie des relectures homériques actuelles. Le grand mérite de cette édition est de rappeler qu’à l’époque où les Conjectures furent prononcées (probablement pour l’académie fondée par Aubignac, dite des Belles Lettres, et rivale de l’Académie française), c’est-à-dire dans un cadre de circonstance, le savoir ne se distinguait pas encore de la parole ni de la recherche des mondanités. En ce

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sens, ce texte témoigne « d’une certaine idée de la science » que G. Lambin s’applique bien à dévoiler.

AUTEURS

SYLVIE ROUGIER-BLANC

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Marcello CARASTRO (éd.), L’Antiquité en couleurs. Catégories, pratiques, représentations

Clarisse Herrenschmidt

RÉFÉRENCE

Marcello CARASTRO (éd.), L’Antiquité en couleurs. Catégories, pratiques, représentations, Grenoble, Jérôme Millon, 2009, 346 p. + X planches 30 euros / ISBN 9782841372409.

1 Cet ouvrage est le témoignage écrit d’un travail d’équipe qui a eu lieu à partir de 2003 à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la houlette de Marcello Carastro. Il reprend le thème des couleurs sur lequel les spécialistes de l’Antiquité classique ont déjà publié lors de la décade passée, y adjoint notamment des recherches sur des sociétés autres que grecques (Rome, l’Égypte ancienne, les anciens Nahua du Mexique, les Bwaba du Burkina Faso) et se compose de seize articles groupés en quatre parties. Le titre et le sous-titre de l’ouvrage : L’Antiquité en couleurs. Catégories, pratiques, représentations, comme les titres des parties : « Façons de voir », « Pratiquer les couleurs », « Nommer et représenter », « Penser les couleurs », restent assez loin du contenu et très proches d’une certaine façon de faire de la recherche et de la publier, qui réfère à une rhétorique aisément identifiable. Soit.

2 Le livre est bien fait, la couverture et les illustrations sont soignées, les bibliographies bien achalandées, il y a très peu de fautes, ce dont le lecteur est très reconnaissant à l’éditeur.

3 L’essentiel des textes tourne autour de la Grèce ancienne. Les couleurs, la couleur se trouvent interrogées sur plusieurs plans. Le rôle des couleurs au sein de la littérature (poésie, prose, théâtre) est pris en compte de façon thématique (lait blanc, vin noir), ou bien sur la base d’un auteur (Euripide). Tout à fait convaincue que l’usage des couleurs

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n’est pas du tout le même chez Homère et chez Hérodote, je voudrais bien savoir si les mêmes « couleurs » sont en jeu (par exemple) dans l’ancienne et la nouvelle comédie – comparaison qui s’impose davantage. L’article d’Adeline Grand-Clément sur le fragment 6 de Ion de fait apparaître un certain rapport entre poésie et peinture et son analyse accompagne le lecteur avec exactitude.

4 On visite les couleurs dans leurs rapports avec la médecine (humeurs, remèdes et diagnostic) : la couleur fait partie de l’efficace de la potion – Edoarda Barra suggère que la « chromothérapie pourrait être une des clés » de la pharmacopée hippocratique. Les couleurs dans l’art du peintre et du sculpteur (elles n’étaient pas blanches, les divines formes sculptées ! Les aurions-nous autant aimées avec leurs couleurs ? On remercie Yvonne Manfrini pour la vigueur de son ton). J’ai appris des choses, j’en ai revisité d’autres.

5 L’article final de Marcello Carastro donne à penser ; il présente une recherche sur la notion de khrôs chez Homère qui débouche sur une invitation à inclure le khrôs parmi les formes de l’identité grecque archaïque, avec psychê, thumos et noos. Je suis assez séduite par l’idée, qui nécessiterait peut-être un développement.

6 Nous suivons les couleurs chez Empédocle, Platon, Aristote, avec une incursion, grâce au beau texte de Maria Michela Sassi, chez Démocrite (qui aurait mérité un article à lui tout seul, il me semble). La couleur et les couleurs font partie des cosmologies philosophiques (ou justement n’en font pas partie !), de la définition des éléments premiers de la matière et de l’optique grecque antique. C’est le gros morceau, bien sûr. Car dans l’Égypte du IIe millénaire, d’après le texte analysé par Sylvie Donnat, la couleur manifeste l’ordre mis par la lumière divine dans le Noun qui typifie le chaos – les couleurs : l’ordre du monde. Dans le Mexique des Nahua, nous apprend Élodie Duprey Garcia, certains vocables connectent en langue nahuatl la couleur et les codices décorés et le savoir et la transmission du savoir – les couleurs : l’écriture et la peinture. Chez les Bwaba, d’après le bel article de Stéphan Dugast, le caméléon, le forgeron, la couleur noire entretiennent des relations passionnantes et ont à voir avec la transformation, la puissance à devenir et à faire – les couleurs : le devenir. Mais chez les Grecs, on a de la physique.

7 C’est dire que les principes « il n’y a pas de miracle grec », « les Grecs sont des Autres au même titre que d’autres Autres », qui sont à l’origine d’une forme de comparatisme qui est ici développé et qui a des qualités indéniables, mettent pour finir le doigt sur l’incontournable spécificité de la pensée grecque.

AUTEURS

CLARISSE HERRENSCHMIDT

CNRS, rattachée au Laboratoire d’anthropologie sociale

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Collège de France [email protected]

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Michel CARTRY, Jean-Louis DURAND, Renée KOCH PIETTRE (dir.), Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures

Geneviève Hoffmann

RÉFÉRENCE

Michel CARTRY, Jean-Louis DURAND, Renée KOCH PIETTRE (dir.), Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures, Turnhout, Brepols, 2009, 444 p. 60 euros, ISBN 978-2-503-53172-4.

1 Ce volume 138 de la collection de la Bibliothèque de l’École des hautes études, Sciences religieuses, réunit les contributions d’un assyriologue, d’hellénistes, d’ethnologues et d’une médiéviste, membres de l’EPHE ou de l’EHESS. Dédié à Michel Cartry, ethnologue de l’Afrique noire (EPHE), décédé en août 2008, il est le fruit du travail d’un groupe de recherche sur « les pratiques des polythéismes ». En comparant l’incomparable, ces analyses croisées se placent dans la filiation des enquêtes menées par Marcel Detienne qui, sous le nom de comparatisme expérimental, revendique un empirisme sans complexe (p. 7). Les titres des trois parties prolongent l’infinitif du titre tout en soulignant la perspective adoptée : Ouvrir au sens de poser un commencement ; Œuvrer pour décliner les manipulations mises en œuvre au cours du rite ; enfin, Écrire parce que la puissance s’énonce dans le support de l’écrit, dans le signe lui-même et son déchiffrement, y compris dans les sociétés dites sans écriture. Au centre des études réunies dans le présent volume s’affirment deux thèmes : celui des aires sacrificielles, porté par une abondante bibliographie, et celui de la « présence » des puissances de l’au-delà, dans des cultures polythéistes très éloignées les unes des autres. Quant au titre de l’ouvrage, il s’est imposé – souligne l’introduction (p. 11-38) – comme une surprise, car « de l’évanescence des signes que s’appliquait à suivre une méthode de

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déconstruction, se dessinent pourtant des modalités d’architecturer l’invisible qui concourent à faire éclater le cadre conventionnel du sacrifice et de l’offrande » (p. 28). Le volume comprend une présentation des auteurs (p. 421-423) et un index de noms communs (p. 425-441).

2 La première partie : Ouvrir réunit deux contributions qui ont pour point commun de prolonger le questionnement initié dans l’introduction. Sous le titre : « De l’invention du sacrifice à l’écriture du monde. Le repas des dieux en Mésopotamie » (p. 41-59), Jean-Jacques Glassner découvre par une relecture de sources mésopotamiennes qu’à l’aube des civilisations, cette culture, réputée pour ne pas avoir pratiqué de sacrifices aux dieux, possède un récit étiologique du sacrifice (épopée sumérienne). Par ailleurs, une tablette d’Uruk présente la description des repas offerts aux dieux dans les temples de la ville. Dans la continuité des pistes ouvertes par sa thèse sur l’originalité d’Hermès dans l’espace sacrificiel (Les configurations d’Hermès. Une « théogonie hermaïque », Kernos, suppl. 17, 2007), Dominique Jaillard interroge la place que les Grecs ont accordée à l’autel par l’analyse de l’Hymne homérique à Hermès, présenté comme un récit étiologique, et par l’étude iconologique des piliers hermaïques (« Les espaces hermaïques du sacrifice », p. 61-79). Hermès préside aux passages, que ce soit dans l’exercice du sacrifice paradoxal qu’il accomplit en solitaire ou comme pilier au plus près de l’autel.

3 Dans la seconde partie : Œuvrer (p. 83-260), la parenté lexicale entre l’ouvrage et l’offrande permet d’inclure dans les sept contributions aussi bien les objets, le travail des matériaux par les artisans que les manipulations culinaires (p. 35). Grâce à une analyse archéologique très complète (« Les offrandes durables dans l’espace sacrificiel grec », p. 83-95), Ioanna Patera remet en cause l’opposition traditionnelle entre offrandes durables (anathemata) et sacrifice animal (thusia), éphémère par définition. Elle propose en conclusion de son article l’appellation générique de « sacrifice d’objets » pour désigner les offrandes durables (p. 95).

4 L’ethnographie conduit le lecteur successivement chez les Kulung, population de l’Himalaya népalais, chez les Jóola Kujamaat, dans le village de Esana au nord-ouest de la Guinée-Bissau, chez les Bassar du Nord-Togo et chez les Kasena du Burkina Faso.

5 Dans le contexte d’un rituel de guérison dont il fut le témoin, Grégoire Schlemmer observe comment au cours d’un sacrifice divinatoire (schéma de l’autel, p. 110) « se construit la présence des esprits » (« Le rituel de Khālo Bhūt, l’Esprit noir ou comment créer une présence pour mieux la replacer à distance », p. 97-110). Quant à l’ethnologue Odile Journet-Diallo, elle interroge les opérations rituelles menées sur plusieurs années à l’occasion du décès d’un chef de famille, pour assurer la transmission des lieux dont il avait la charge et la restauration de la relation sacrificielle avec le bákiin (lieu ou instance) (« Prendre un bákiin sur le dos. Destins et transmission des aires sacrificielles en pays Jóola », p. 111-135). Stephan Dugast a enrichi sa longue et fascinante présentation du rite de Tigiikaal (Bassar du Togo) (p. 153-229) de 9 photographies prises en 2005 et en 2007. Tout individu doit entretenir une relation privilégiée avec le génie du marigot à l’origine des attributs corporels essentiels. Au gré des étapes de l’existence se transforme l’aire rituelle, se déplace sa localisation, se module la pratique sacrificielle pour se concilier « cet autre indissolublement lié à soi, volontiers persécuteur » (p. 219), auquel nul ne peut échapper. Comme Odile Journet-Diallo mais dans l’espace domestique, Danouta Liberski-Bagnoud interroge la réponse donnée à la

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rupture provoquée par la mort d’un parent chez les Kasena du Burkina Faso (« D’une forme donnée à l’absence », p. 231-260).

6 Entre les mangroves des Jóola Kujamaat et les génies du marigot s’insèrent le sanctuaire de Delphes et son célèbre oracle. Pour mieux cerner les accessoires de la mantique, Edoarda Barra invite le lecteur à une visite guidée par Plutarque, prêtre d’Apollon, pour comprendre la richesse des interprétations suscitées par le laurier, le trépied et la faille de Delphes, comme une offrande philosophique qui par son questionnement même rend hommage au caractère énigmatique du dieu (p. 137-151). En se fondant sur un extrait d’Élien (Sur la nature des animaux, X, 50) relatif au sanctuaire d’Éryx, situé au nord-ouest de la Sicile, Gabriella Pironti interprète le prodige dont l’autel est le siège chaque matin – les restes sacrificiels de la veille sont remplacés par de l’herbe regorgeant de rosée – comme la signature de la déesse, associée aux humeurs vitales : pluie, rosée ou semence.

7 La troisième partie : Écrire s’intéresse au geste qui inscrit et à l’interprétation qui donne son efficacité aux signes. À partir de l’étude d’une fine lamelle de plomb de Carystos en Eubée, datée du IVe siècle, et des malédictions qu’elle porte pour enchaîner la victime désignée, Marcello Carastro propose de revoir l’attribution traditionnelle de ces objets au domaine de la magie et à l’influence orientale. Ces katadesmoi ou « ligatures » témoignent du polythéisme des cités et dotent l’écrit d’une valeur performative : « L’écriture fait corps avec la victime et fait le corps de la victime » (« Les liens de l’écriture, katadesmoi et instances de l’enchaînement », p. 263-291). C’est à la malédiction comme discours que s’intéresse Mélanie Mésager, dans le contexte d’une cérémonie chrétienne (p. 293-305). Grâce à l’étude linguistique des transcriptions écrites des invocations lancées par l’Église entre les IXe et XIIe siècles, elle prouve que la parole (clamor) était conçue pour faire apparaître Dieu comme énonciateur du discours et doter ainsi la malédiction d’« une sacralité efficace » (p. 304). Un objet est au centre de l’étude de Michel Cartry sous forme d’un fragment de calebasse gravé par un devin gourmantché du Burkina (« De la divination au sacrifice : la métaphore de l’attache », p. 307-360).

8 On revient à des sources littéraires avec l’étude proposée par Renée Koch Piettre sur le serment dans le monde grec (« Un serment gravé dans une cuve », p. 361-390). Par la confrontation des instructions dictées par Athéna à Thésée à la fin des Suppliantes d’Euripide (v. 1183-1212) et des deux vers d’Œdipe à Colone (v. 1593-1594) de Sophocle qui évoquent le pacte entre Thésée et son ami Pirithoos avant leur descente aux Enfers, l’auteur souligne une évolution dans la conception du serment depuis l’époque archaïque. Si, dans les deux extraits, la parole engagée est associée à un objet, trépied d’une part et cratère de l’autre, c’est que le texte écrit doit servir de monument et de témoin dans une pensée rituelle qui lie étroitement contrat et mémoire. Le recueil se clôt sur la Grèce et un de ses mythes les plus célèbres. Dans « Le sacrifice des rois atlantes. Entre réoralisation de l’écrit et solution de la démocratie » (p. 391-419), Bernard Mezzadri relit le passage du Critias de Platon (119d-120c) relatif au sacrifice juratoire des rois de l’Atlantide à la lumière de deux institutions de la démocratie athénienne : l’écriture monumentale et le tirage au sort.

9 Composé d’études de cas, ce recueil est présenté dans l’avant-propos comme un coup de force et un acte de transgression (p. 8). Il se veut un parcours « au ras des gestes » qui fait de chaque auteur un chasseur aussi attentif aux acteurs, aux objets et aux paroles qui surgissent sur son territoire que sur le territoire des autres, dans un but de

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déconstruction pour mettre à mal les catégories jugées trop traditionnelles de l’histoire des religions. En empruntant certains de leurs concepts à la psychanalyse et à la linguistique pragmatique, les auteurs entendent faire apparaître des « objets neufs, concrets, vivants » (p. 26) qui permettent d’appliquer une même grille de lecture au Dieu de la Genèse et aux divinités grecques, tout en reconnaissant que pour l’Afrique la notion « d’instance » suscite quelque embarras. En définitive, il revient au lecteur le soin d’opérer, entre les contributions, les terrains étudiés et les méthodes mises en œuvre, les connexions qui lui conviennent pour tenter de découvrir par-delà la diversité des systèmes culturels ce que les auteurs présentent comme « le régime polythéiste ».

AUTEURS

GENEVIÈVE HOFFMANN Université de Picardie Jules Verne [email protected]

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Luciana GALLO, Lord Elgin and Ancient Greek Architecture : The Elgin Drawings at the British Museum

Amélie Perrier

RÉFÉRENCE

Luciana GALLO, Lord Elgin and Ancient Greek Architecture : The Elgin Drawings at the British Museum, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2009, 344 p. + xvii p. 150 dollars / ISBN 978-0-521-88163-0.

1 Luciana Gallo, architecte et docteur en histoire de l’architecture, propose ici une analyse de la collection conservée au British Museum des dessins réalisés entre 1799 et 1803 par les artistes au service de Lord Elgin durant son expédition en Orient. La grande qualité de l’ouvrage tient à la méthode et à l’analyse contextuelle, mais aussi à la richesse des documents présentés et aux choix de publication.

2 En quatre parties, l’auteur retrace l’histoire des premières expéditions en Grèce depuis le Moyen Âge, de l’expédition de Lord Elgin et de son programme artistique, enfin de la collection, avant de mener un examen critique des dessins d’architecture et de sculpture. L’ouvrage analyse les enjeux culturels, artistiques et scientifiques du projet d’Elgin. Il comprend 201 illustrations dans le texte et trois appendices importants. Le premier rassemble les transcriptions de manuscrits inédits, dont le rapport de J.I. Hittorff d’avril 1831 sur les dessins présentés par Ittar à la Société libre des beaux- arts. Le deuxième présente les catalogues des dessins de l’expédition au British Museum. Le troisième propose un nouveau catalogue critique organisé topographiquement et indiquant les références des dessins, les signatures, les identifications, les techniques (aquarelle), les corrections, l’état d’achèvement et les éventuelles publications. Les notes, la bibliographie et l’index général sont rassemblés à la fin du volume.

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3 Le voyage en Grèce relève, dès le début du XVIIe s., d’une réflexion, nourrie des idées de Vitruve et des théories d’Alberti, sur un retour aux principes de l’architecture et d’une curiosité européenne pour la chute de la Grèce face aux Ottomans.

4 Au XVIIIe s., marqué par le débat concernant la supériorité des Grecs sur les Romains, les aristocrates anglais étendent leur « Grand Tour » destiné à parachever l’éducation des jeunes gens en France et en Italie jusqu’en Grèce et en Asie Mineure où ils emmènent des artistes, non dans une intention scientifique, éducative ou éditoriale, mais pour conserver le souvenir de leur voyage. Le voyage de Stuart et Revett marque un changement, puisqu’il est prévu, dès le début, qu’il aboutisse à une importante publication. La recherche d’antiquités et la constitution de collections deviennent alors pratique courante. Les diplomates montrent un intérêt personnel en faisant copier des sculptures pour leur propre résidence. L’auteur considère cependant que l’expédition d’Elgin relève d’une autre approche et d’une autre intention que les précédentes.

5 Les objectifs artistiques sont par avance définis, ainsi qu’un programme, ce qui constitue une première originalité. Les dessins sont dès le départ destinés à la publication et des moulages de détails en sculpture et en architecture sont prévus. Mais le projet innovant d’Elgin n’est pas toujours compris ni soutenu par ses contemporains. Lord Elgin souhaite contrôler le travail de ses artistes et leur adresse un livret d’instructions. Il considère que leur production lui appartient. Alors qu’auparavant un seul artiste avait la tâche de tout dessiner, les dessins sont ici le produit d’un travail coordonné entre architectes (V. Balestra et S. Ittar), peintre de vues (G. B. Lusieri) et portraitiste (F. Ivanovitch). Les artistes ne suivent pas un ordre topographique, mais une logique stylistique, dans une démarche comparative. L. Gallo souligne l’originalité de cette entreprise en rappelant le contexte idéologique, marqué par la théorie des ricorsi de G. Vico et l’influence de ces idées sur les Lumières françaises. Bien que les théories citées soient connues (Vasari, Winckelmann, Rousseau, Montesquieu, Laugier, Burke), la rapidité de ce passage prive le propos d’une efficacité qu’une argumentation développée lui eût fait gagner.

6 L. Gallo établit la chronologie de l’expédition et des dessins qui entrent dans les collections des imprimés du British Museum en 1816.

7 L’implication de Balestra dans l’établissement des plans de Broomhall, la résidence d’Elgin, et de l’ambassade britannique à Pera laisse à Ittar le rôle majeur dans le relevé des monuments athéniens. Lord Elgin sait, en 1801, tirer parti de la situation politique favorable aux Anglais en Égypte pour ses projets artistiques, de sorte que l’étude des monuments athéniens est suivie par une mission de S. Ittar en Morée. Le 3 février 1803, Lord Elgin quitte Athènes avec les artistes qui l’accompagnent tous sauf Lusieri.

8 L. Gallo examine enfin l’intégrité de la collection en analysant les différentes sources : catalogues, correspondances, reproductions – la collection du British Museum étant incomplète. En dehors de quelques reproductions, les dessins de l’expédition n’ont jamais vraiment été étudiés. Dans son rapport sur les dessins d’Ittar, Hittorff salue les trouvailles et les progrès réalisés dans l’appréhension et la connaissance de l’architecture, en particulier du Parthénon. Le débat sur la polychromie n’est pas encore d’actualité, mais, avec Stuart, Revett, Fauvel et Chandler, Ittar est l’un des premiers à s’y intéresser. Une des plus importantes contributions de l’expédition d’Elgin, outre les corrections du plan athénien, concerne le trésor d’Atrée à Mycènes. L. Gallo souligne les qualités de la méthode d’Ittar, minutieux dans ses mesures et attentif aux données archéologiques. L’analyse montre une différence d’approche par

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rapport aux missions précédentes : il ne s’agit plus de dessiner une architecture idéalisée pour en faire un modèle à imiter, mais d’établir des comparaisons afin de saisir les variations stylistiques dans le temps et dans l’espace, en tenant compte du contexte archéologique. La méthode de représentation privilégiée des artistes d’Elgin est la coupe orthonormée. La couleur est toujours utilisée à des fins descriptives, jamais à des fins picturales. Contrairement à l’approche critique des dessins d’architecture, les dessins de sculpture, réalisés par Ivanovitch, suivent une méthode plus conventionnelle.

9 L’étude de la collection est riche d’enseignements sur le rapport des architectes du XIXe siècle aux antiquités grecques et révèle l’originalité du programme d’Elgin. Si l’analyse menée par les artistes d’Elgin reste déterminée par une vision cyclique du développement de l’art grec, l’approche comparative ouvre de nouvelles questions et inaugure une méthode analytique orientée vers la technique de construction d’un édifice. Les artistes prennent conscience que les éléments sculptés ne sont pas simplement juxtaposés, mais font partie intégrante de l’édifice.

10 L. Gallo parle peu des marbres emportés par Elgin, ce qui suffirait à rendre son ouvrage exceptionnel, après les nombreuses publications sur le sujet (de B. F. Cook, W. St. Clair, C. Hitchens, Th. Vrettos, et en 2006, D. King). Elle met surtout l’accent sur la production scientifique et le but éducatif de l’expédition : la collection de pièces originales est effectuée et comprise dans l’intention de servir à des fins culturelles, et non pour décorer des résidences privées, comme certains contemporains l’ont reproché à Elgin. Sans vraiment entrer dans le débat, qui n’est pas l’objet de l’ouvrage, l’auteur souligne néanmoins à l’occasion – ou défend ? – l’honorabilité des intentions d’Elgin, qui ne songeait pas à spolier les Grecs, mais à cultiver les Anglais.

AUTEURS

AMÉLIE PERRIER Université Paris IV Sorbonne École française d’Athènes [email protected]

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Simon GOLDHILL et Edith HALL (éd.), Sophocles and the Greek Tragic Tradition

Geneviève Hoffmann

RÉFÉRENCE

Simon GOLDHILL et Edith HALL (éd.), Sophocles and the Greek Tragic Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, 336 +xvi p. 99 dollars / ISBN 978-0-521-88785-4.

1 Sous la direction conjointe de Simon Goldhill et Edith Hall, ce volume rend hommage au professeur Pat Easterling pour son 75e anniversaire. En explorant les pistes ouvertes par cette spécialiste reconnue de la tragédie grecque et principalement de Sophocle, les auteurs – ses amis, disciples et collègues – témoignent de la vitalité de la recherche qu’elle a impulsée, y compris dans le domaine de la réception de l’Antiquité. Dans l’avant-propos (p. XI-XII), Paul Cartledge rappelle avec émotion et gratitude le rôle que joua Pat Easterling (« a fairy godmother ») au début de sa carrière et souligne la modernité de son érudition sur Sophocle en phase avec un siècle qui sut honorer ce poète. La contribution introductive de Simon Goldhill et Edith Hall : « Sophocles : the state of play » (p. 1-24) expose la diversité des interprétations de Sophocle, depuis la préface rédigée en 1900 par Sir Richard Jebb, autorité reconnue, professeur de grec et membre du Parlement, jusqu’au drame The Island d’Athol Fugard (1973), brûlot subversif écrit dans le contexte de la lutte anti-apartheid. Ce premier chapitre, qui synthétise l’apport des douze contributions réunies, justifie leur répartition en trois sections.

2 La première partie : « Between audience and actor » (p. 25-96) regroupe trois études qui questionnent le lien établi entre l’auteur et son public par la médiation des acteurs. Pour Simon Goldhill (chapitre 2, p. 27-47), c’est l’importance prise par le collectif dans le théâtre de Sophocle grâce à une stratégie dramatique fondée sur la rhétorique,

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l’émotion et le jugement, qui permet au spectateur de porter un regard critique sur le fonctionnement des institutions et sur sa responsabilité en tant que citoyen et juge. Ismene Lada-Richards (chapitre 3, p. 48-68) analyse avec finesse le Philoctète : à travers Néoptolème elle démontre comment Sophocle se joue de ce personnage complexe pour faire participer le public au processus de la création d’un caractère en proie au doute et à la honte. Dans la mise en scène, le jeu de l’acteur devient si essentiel que pour Sophocle il apparaît comme « a fellow artist » (p. 67). Le processus de délibération est au cœur de la réflexion menée par Edith Hall (chapitre 4, p. 69-96) quand elle s’interroge sur la décision précipitée de Déjanire dans les Trachiniennes. Elle l’interprète non seulement dans le contexte de la place des femmes dans la cité, mais aussi à la lumière du genre tragique qui associe l’impuissance humaine à la fatalité divine.

3 Sous le titre « Oedipus and the play of meaning » (p. 99-176), les quatre contributions présentées sont centrées sur la figure d’Œdipe, du répertoire mythique qui l’a constituée aux mises en scène contemporaines, dans une perspective d’intertextualité. Si Peter Burian s’intéresse à la fin ambiguë de l’Œdipe-Roi, c’est qu’il y voit un stratagème du poète pour interroger les spectateurs sur l’avenir du héros (chapitre 5, p. 99-118). Chris Carey (chapitre 6, p. 119-133) se fonde sur l’étude du troisième stasimon de l’Œdipe à Colone pour l’interpréter comme une ouverture sur le futur culte organisé en l’honneur du héros dans ce dème de l’Attique. À son sens, Œdipe est présenté comme « a geological feature » ressemblant au paysage qui doit l’absorber (p. 132). Michel Silk et Fiona Macintosh se concentrent sur le verbe de Sophocle. Pour le premier, le langage poétique est porteur d’une ambiguïté qu’il rapproche de la poésie de Virgile et de Yeats (chapitre 7, p. 134-157). Quant à Fiona Macintosh (chapitre 8, p. 158-176), elle explique les Œdipe français de l’entre-deux-guerres par l’histoire culturelle et politique du temps.

4 Comment s’élaborent les traditions tragiques ? C’est à cette question qu’entend répondre la dernière partie de l’ouvrage : « Constructing Tragic traditions » (p. 179-188). Les cinq études réunies soulignent la centralité du théâtre de Sophocle dans la tradition tragique, d’Eschyle à Shakespeare. Kostas Valakas (chapitre 9, p. 179-207) offre une analyse très documentée des débats et réflexions sur le genre tragique dont le théâtre du Ve siècle porte témoignage. Angus Bowie (chapitre 10, p. 208-231), en rappelant la définition du « moment tragique » donnée par Jean-Pierre Vernant, justifie par le contexte historique les rapports entre la cité athénienne et l’oracle de Delphes dans l’Orestie d’Eschyle. En prenant la grille de la gender’s history, Richard Buxton (chapitre 11, p. 232-250) souligne la féminisation des personnages virils dans les Bacchantes d’Euripide, qu’ils soient de nature mortelle ou divine. La contribution d’Olivier Taplin (chapitre 12, p. 251-263) s’appuie sur l’iconographie, en l’occurrence celle du cratère à volutes apulien daté des années 330 exposé aux Staatliche Museen de Berlin (figure 1, p. 255), pour mettre en miroir la représentation du départ d’Hector au combat et la tragédie Hector du poète Astydamas, ce qui lui permet d’affirmer qu’à côté du « titanic fifth century » (p. 251), le IVe siècle ne fut pas aussi pauvre en production tragique qu’on a pu le penser. Enfin, sous la plume de Christopher Pelling (chapitre 13, p. 264-288), le Julius Caesar de Shakespeare tire sa tonalité tragique des Vies de Plutarque.

5 Une riche bibliographie et un index très soigné font de ce volume destiné aux chercheurs un instrument de travail utile, complémentaire du guide : The Cambridge Companion to Greek Tragedy (1997), dirigé par Pat Easterling. Nourries d’une réflexion

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épistémologique, ces contributions donnent à la modernité de Sophocle le sens d’un dialogue permanent entre la richesse d’un patrimoine mythique sans cesse recomposé et le présent de chaque interprétation toujours efficace.

AUTEURS

GENEVIÈVE HOFFMANN Université de Picardie Jules-Verne [email protected]

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Laurence HARF-LANCNER, Laurence MATHEY-MAILLE et Michelle SZKILNIK (éd.), Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide

Florence Bouchet

RÉFÉRENCE

Laurence HARF-LANCNER, Laurence MATHEY-MAILLE et Michelle SZKILNIK (éd.), Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2009, 244 p. 27 euros / ISBN 978-2-87854-442-8.

1 Ce recueil rassemble les travaux présentés au séminaire du Centre d’études du Moyen Âge de l’université Paris III de 2005 à 2007 et s’inscrit dans le renouveau des recherches sur la réception médiévale d’Ovide, perceptible surtout depuis les années 1990. Sont explorés les deux pans de l’œuvre du poète de Sulmone, érigé en auctoritas de premier plan au Moyen Âge : d’une part l’Ovidius minor, auteur des Amours, de l’Art d’aimer, des Remèdes d’amour, des Héroïdes (articles de S. Viarre, D. McGrady, A. Paupert, C. J. Brown, M. Moussy) ; d’autre part, l’Ovidius major des Métamorphoses (articles de M.-R. Jung, M. Possamaï-Pérez, A. Strubel, B. Ribémont, S.-J. Murray, J.-Y. Tilliette, J. Drobinsky).

2 Ces dossiers confirment la richesse multiforme de la réflexion consacrée à Ovide entre le XIIe et le XVe siècle : traductions, réécritures, gloses et commentaires, sans oublier l’interprétation iconographique constituée par l’enluminure de nombreux manuscrits.

3 Mais on est encore plus frappé par les libertés que les médiévaux prennent avec le poète latin, dont la vie même fut en partie réinventée. Comme l’indique le titre du volume, Ovide subit diverses métamorphoses ; l’opération de translatio, ne pouvant être un transfert linguistique neutre, se solde souvent par une forme de manipulation

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herméneutique. Le traducteur anonyme de l’Ars amatoria (L’Art d’amours en prose) farcit le texte de gloses et de citations issues de la tradition vernaculaire, au point de reléguer le propos d’Ovide à l’arrière-plan. De même les 12 000 vers des Métamorphoses sont littéralement absorbés dans les 72 000 octosyllabes de l’Ovide moralisé, capable d’ajouter dans le livre XV une énorme digression de 2460 vers consacrée à la médecine – mais qui par ailleurs ne se prive pas d’émonder le texte d’Ovide ! À l’âge des summæ scolastiques, le poète latin suscite une écriture « agrégative » dont témoignent la présence diffuse d’éléments textuels allogènes et la part croissante des commentaires. Un poète italien du XVe siècle, Angelus Sabinus, invente trois réponses aux Héroïdes (Ulysse à Pénélope, Démophon à Phyllis, Pâris à Œnone).

4 La confrontation d’Ovide aux manières de dire et de penser du Moyen Âge marque l’ auctor du sceau de l’ambivalence. C’est une référence scolaire mais certaines de ses œuvres, telle l’Ars amatoria, disparaissent des lectures prescrites à partir du XIIIe siècle. Ses écrits érotiques sont condamnés au nom de la morale chrétienne, et Christine de Pizan incrimine de façon virulente la misogynie d’Ovide à la toute fin du XIVe siècle. La « subtilité » prêtée à Ovide désigne une finesse qui peut devenir spécieuse. Plus fondamentalement, il s’agit de concilier l’esprit païen et la sagesse chrétienne. L’auteur probablement cistercien de l’Ovide moralisé, fort de la conviction que même la littérature profane antique est part de la Création et donc signe de Dieu, annonce que « sous la fable gist couverte / la sentence plus profitable » et transforme l’encyclopédie mythologique en gigantesque sermon. Les Métamorphoses sont alors passibles d’une lecture inspirée de l’exégèse biblique, apte à décoder les sens historique, typologique, tropologique et anagogique (c’est le processus de la moralisation). Mais c’est une lecture discontinue qui, passant d’un niveau à un autre, peut inverser les données de l’interprétation ou les démultiplier. Semblablement, la légende de Pyrame et Thisbé insérée dans la Bible de Jean Malkaraume (fin du XIIIe ou début du XIVe siècle) illustre les effets d’une passion peccamineuse – le suicide des amants est un puissant repoussoir – mais peut en dernière instance recevoir une lecture christologique ! La transformation du texte-source s’explique alors en ce qu’elle prépare l’interprétation allégorique. Divers manuscrits enluminés de l’Ovide moralisé (Arsenal 5069, BNF fr. 871, BM Lyon 742) donnent à voir l’étagement des senefiances païenne et chrétienne.

5 Ovide est donc l’objet d’une déférence contestataire au Moyen Âge. Son œuvre, diffusée par maints manuscrits, a ensuite donné lieu à une vive concurrence éditoriale à l’âge de l’imprimé. L’Ovide médiéval a certes de quoi surprendre – pour le moins – le philologue moderne, mais cet aspect déconcertant ne doit pas être trop facilement imputé à une supposée ignorance ou naïveté des auteurs médiévaux. Les articles du présent recueil s’attachent à comprendre la logique sous-jacente à la réélaboration du corpus ovidien, métamorphose concertée et riche de sens qui s’apparente au « bricolage » tel que l’a défini Lévi-Strauss dans La pensée sauvage.

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AUTEURS

FLORENCE BOUCHET

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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S.J. HARRISON, Living Classics : Greece and Rome in Contemporary Poetry in English

Charlotte Ribeyrol

RÉFÉRENCE

S.J. HARRISON, Living Classics : Greece and Rome in Contemporary Poetry in English, Oxford, Oxford University Press, 2009, 346 p. 63 livres / ISBN 978-0-19-923373-1.

1 Cet ouvrage regroupe les communications présentées en 2005 à l’université d’Oxford dans le cadre du colloque Living Classics, ainsi que certains textes de poètes contemporains britanniques – tels Tony Harrison, Seamus Heaney ou Michael Longley. Le volume aborde la question de la réception des auteurs grecs et latins par des poètes contemporains de langue anglaise. Aussi l’ouvrage s’inscrit-il pleinement dans le sillage des reception studies en pleine expansion dans le champ des études classiques. Néanmoins, ce recueil se distingue nettement des contributions académiques consacrées aux problématiques de la réception en laissant la parole – une parole souvent très personnelle et engagée politiquement – aux poètes eux-mêmes, qui s’expriment ici sur leur perception de la modernité des auteurs grecs et latins.

2 L’introduction de Harrison s’ouvre sur un paradoxe : pourquoi certains poètes du XXe siècle ont-il choisi de se tourner vers les grands poètes de l’Antiquité grecque ou latine alors même que les lettres classiques sont de moins en moins enseignées, et par là reléguées aux sphères élitistes, éloignées des préoccupations du monde moderne ? Afin d’éclairer les enjeux de ce dialogue inattendu, Harrison propose une brève histoire de l’intérêt des poètes contemporains pour les classiques depuis les années 1960, en liaison avec ce contexte éducatif et culturel qui laisse une place de plus en plus ténue à l’antique. Ce désintérêt relatif se voit en effet contrebalancé depuis quarante ans par une exposition accrue aux mythes et auteurs antiques grâce aux moyens de

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communication de masse (péplums au cinéma, séries télévisées…) et surtout grâce aux nombreuses traductions plus facilement disponibles. Toutefois, cette démocratisation entraîne une « déclassification » ou encore une « désacralisation » des auteurs antiques. Aussi Harrison propose-t-il une sorte de typologie des poètes classiques dont l’œuvre est reprise par des contemporains à des fins d’appropriation plus que d’hommage. Parmi eux, Homère, Sapho et les dramaturges attiques du Ve siècle occupent une place de choix. Aux côtés de ces voix helléniques subversives, on trouve également de nombreux auteurs latins, tels Ovide – dont Harrison rappelle la modernité des thématiques (sexualité, suicide…) – ou Catulle, décrit comme un poète rebelle et radical.

3 L’organisation du recueil est tripartite. La première section de Living Classics laisse la voix aux poètes s’exprimant sur leur pratique. Ces articles offrent à la fois une lecture très serrée des auteurs latins ou grecs ainsi qu’un éclairage plus personnel, voire émotionnel, quant à leur rapport à certains textes antiques. Cette double approche s’explique en partie par la double vocation de certains des contributeurs, souvent à la fois universitaires et poètes (comme Anna Jackson). Maureen Almond recontextualise les Épodes d’Horace dans les années 1950 en Angleterre et commente en détail chacune de ses versions très autobiographiques de l’auteur latin. Josephine Balmer, auteur de nombreux recueils de poèmes et de traductions, dévoile les potentialités de l’acte de traduction pour un poète moderne. Plutôt que d’envisager la traduction comme un espace de contraintes, Balmer explique ainsi que les blancs du texte (saphique par exemple) ainsi que les informations éparses sur la vie des auteurs antiques ouvrent au poète-traducteur des perspectives créatrices nouvelles. Robert Crawford préfère pour sa part le terme plus subjectif de « version » à celui trop académique de « traduction ». Ces versions deviennent palimpsestuelles dans le cas de la Néo-Zélandaise Anna Jackson qui confronte par exemple sa lecture de Catulle à la reprise que celui-ci proposa des poèmes de Sapho. Michael Longley place sa production poétique sous l’égide de l’ Odyssée d’Homère mais également des relectures modernistes comme l’Ulysse de James Joyce. S’ajoute au prestige de cette filiation littéraire la modernité du texte homérique qui offre à Longley l’opportunité de parler différemment des problèmes en Irlande du Nord. Longley évoque ensuite son rapport à la traduction, qui lui a paradoxalement permis de développer son imaginaire propre. Là encore le poète emploie le terme de version plutôt que celui de traduction. Dans ces articles, on notera par ailleurs que la plupart de ces poètes commentent autant leur démarche que celle de leurs contemporains auxquels ils s’identifient ou dont ils se démarquent. Des constantes linguistiques autant que poétiques se dessinent ainsi : le latin ou le grec sont des langues que les poètes s’approprient et rendent vivantes par le biais de traductions où se mêlent le texte classique originel et des inflexions dialectales propres à l’idiome du poète moderne (l’irlandais, l’écossais, etc.)

4 La seconde partie poursuit ce dialogue très personnel à travers l’exemple de deux poètes contemporains majeurs (Tony Harrison et Seamus Heaney) fascinés par le théâtre d’Euripide et de Sophocle. Les pièces les plus politiques des deux dramaturges attiques (Hécube et Les Troyennes d’Euripide, l’Antigone de Sophocle) sont convoquées par Harrison et Heaney pour témoigner de leur engagement personnel dans deux grands conflits des XXe et XXIe siècles : les affrontements entre protestants et catholiques en Irlande du Nord et la guerre en Irak. Harrison s’inscrit dans le sillage de l’universitaire helléniste Gilbert Murray, auteur d’une traduction pacifiste des

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Troyennes en pleine guerre des Boers (1905). Selon Harrison, Hécube, dont il propose sa propre version, reste toujours d’actualité. En regard de l’« oppression » britannique en Irlande du Nord cette fois, Seamus Heaney propose une lecture tout aussi politique de l’ Antigone de Sophocle, qu’il n’est pas non plus le premier à reprendre dans un contexte de crise (voir Virginia Woolf et Jean Anouilh). Mais Heaney ajoute à son interprétation une dimension anthropologique originale. L’Antigone serait ainsi autant à comprendre comme un pamphlet contre toute forme de tyrannie que comme une réflexion sur le symbolisme des rites funéraires antiques, symbolisme que rappellent les processions qui se sont déroulées à Toomebridge en Irlande du Nord en mai 1981, après la grève de la faim tragique des prisonniers politiques de l’IRA. Au lieu d’épuiser le texte antique, les multiples lectures et relectures dont a fait l’objet Antigone transforment ce « drame poétique » en un palimpseste sans cesse renouvelé et dont la diction originelle conserve toute sa puissance évocatrice.

5 La troisième section du recueil, beaucoup plus longue que les deux précédentes, se compose de neuf articles d’universitaires qui explorent les différentes modalités de réception de la poésie classique par les poètes contemporains. Dans les quatre premiers textes, il est question essentiellement de poésie irlandaise et plus particulièrement de l’œuvre de Michael Longley dont les différents auteurs proposent une lecture tantôt biographique (Maureen Alden), politique (Brian Atkins) ou comparatiste (Oliver Taplin). Le long chapitre rédigé par Lorna Hardwick interroge l’importance de la traduction dans le processus réceptif et notamment la possibilité d’être original lorsqu’on traduit un classique. Hardwick introduit le concept d’« invention » qu’elle définit étymologiquement non pas comme une création ex nihilo mais comme une rencontre (du latin invenire) avec l’autre. Hardwick illustre son propos à l’aide, entre autres exemples, de plusieurs poèmes de Longley tirés du recueil After Ovid : New Metamorphoses (1994), en particulier Spiderwoman (Arachné) où la métaphore du tissage prend une dimension mythopoïétique et métalittéraire puisque Longley tisse également son poème de traductions de fragments d’Ovide.

6 Les articles suivants sortent pour la plupart de la sphère européenne pour analyser, avec un infléchissement théorique très cultural studies (études de genre et postcoloniales), le dialogue subversif de certains poètes avec les auteurs classiques. Anastasia Bakogianni et Edith Hall étudient ainsi l’écriture très psychanalytique de deux poétesses américaines (Silvia Plath et Ann Carson). L’article de Rowena Fowler rassemble plusieurs poétesses contemporaines comme la Néo-Zélandaise Fleur Adcock ou l’Américaine Louise Glück pour interroger la récurrence de motifs virgiliens dans leurs œuvres – en particulier l’épisode de l’abandon de Didon par Énée. Fowler refuse de parler, au sujet de ces relectures féminines, d’« appropriation » au profit du terme plus ouvert de « dialogue ». Le chapitre d’Emily Greenwood propose une interprétation postcoloniale de l’œuvre du poète de Sainte-Lucie, Derek Walcott, dont le recueil The Prodigal (1994) est hanté par les « ombres » des auteurs latins, en particulier Virgile. Il s’agit ici de montrer que le latin ou le grec se mêlent mieux aux dialectes des Caraïbes qu’à l’anglais ou à l’espagnol. La traduction devient alors un acte politique, révolte contre les anciennes puissances coloniales dont la langue n’est plus hégémonique. L’article d’Isobel Hurst analyse l’articulation de la création poétique et du domestique dans les poèmes de femmes américaines depuis les années 1950. Pour ces auteurs, certains mythes jouent en effet un important rôle structurant. Si les mythes récurrents dans les écrits de femmes au XIXe siècle étaient plutôt empruntés aux tragédies

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grecques (Électre, Médée…), les poétesses du XXe siècle (comme Linda Pastan ou Angela Jackson) privilégient certains épisodes-clés de l’Odyssée (moins martiale que l’Iliade) et en particulier la figure « domestique » de Pénélope qui permet d’interroger le rôle de la femme dans un univers très masculin. Pénélope est ainsi dotée d’une voix dont l’avait privée Homère, et d’un pouvoir créateur figuré par la métaphore du tissage comme activité exclusivement féminine. Le recueil se clôt sur la contribution de Stephen Harrison s’intéressant à la réception du rebelle Catulle par deux poètes néo-zélandais : James K. Baxter et C. K. Stead, toujours en lien avec cette volonté de décentrage et de désacralisation des classiques au profit de nouvelles relectures.

7 Si le corpus contemporain retenu pour ce recueil peut parfois paraître hétéroclite et inégal (on pourrait à cet égard regretter l’absence de conclusion rassemblant ces contributions aussi riches que diverses), la polyphonie poétique présentée dans le volume témoigne, au tournant du XXIe siècle, de l’évidente vitalité des classiques dont il ne s’agit plus désormais de donner une imitation mais plutôt de révéler le potentiel subversif, contestataire. L’originalité de l’ouvrage tient en effet à ce dialogue inédit entre les classiques et le contemporain, dialogue souvent politisé et enrichi de problématiques théoriques nouvelles (du postcolonialisme aux études de genre) qui réinvente pleinement les interrogations tant renaissantes que romantiques sur l’antique.

AUTEURS

CHARLOTTE RIBEYROL Université Paris IV-Sorbonne [email protected]

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Anthony KALDELLIS, The Christian Parthenon. Classicism and Pilgrimage in Byzantine Athens

Alain Ballabriga

RÉFÉRENCE

Anthony KALDELLIS, The Christian Parthenon. Classicism and Pilgrimage in Byzantine Athens, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, 252 p. 59 livres / ISBN 978-0-521-88228-6.

1 Dans cet ouvrage l’auteur retrace l’histoire byzantine du Parthénon en montrant pourquoi et comment ce monument devint si important dans un monde chrétien prémoderne et préeuropéen. Le cadre de cette analyse est constitué par une étude de la réception de la tradition classique attentive à la fois à ses aspects créatifs et à la tension culturelle entre hellénisme et christianisme. La période étudiée s’étend des environs de l’an 400 ap. J.-C. aux environs de l’an 1200, à la veille de l’occupation franque d’Athènes (1205-1456).

2 L’ouvrage de Kaldellis est dense et riche de documents nombreux et variés. Plutôt que d’en faire un résumé analytique détaillé, je choisis de relever seulement quelques points à mon sens saillants de son parcours.

3 Il fait ainsi d’abord remarquer que dans l’Antiquité, le Parthénon ne semble pas en fait avoir été considéré comme la merveille absolue qu’il est devenu aux yeux des modernes. Il n’était qu’un temple parmi d’autres à Athènes et en Grèce. Comme on le voit dans Pausanias, c’était surtout la statue chryséléphantine d’Athéna qui émerveillait les visiteurs, dans un lieu par ailleurs à l’accès limité, à la différence des lieux de pèlerinage chrétiens. En outre les liens symboliques du temple avec l’idéologie démocratique sont ténus et indirects : le Parthénon était plutôt un monument à la gloire de l’impérialisme athénien.

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4 On ignore la date et les circonstances exactes de la conversion du Parthénon en église de la Vierge. Cette conversion entraîna une sorte de renversement architectural. L’entrée dans l’église ne se faisait plus par la façade est mais par l’ouest. L’opisthodome devint de ce fait le narthex et le mur séparant l’opisthodome du naos fut percé pour permettre d’accéder au naos qui désigne alors la nef où ne trône plus la statue d’Athéna mais où se tient l’assemblée des fidèles tournés vers le bêma (chaire) et l’abside aménagée dans l’ancien vestibule d’entrée (pronaos). (Voir les plans des pages 24-25. On peut regretter que l’échelle adoptée oblige le lecteur à utiliser une loupe pour déchiffrer les légendes du plan de l’église byzantine.)

5 Ce type de conversion d’un temple en église est rare dans le monde romain. En général on préférait bâtir les églises à distance des temples païens. Mais à Athènes la Théotokos (Mère de Dieu) succède à Athéna Parthénos comme patronne de la cité (poliouchos). La colonnade extérieure, les sculptures des frontons et des frises restent intactes. Le temple chrétien garde ainsi l’apparence extérieure d’un temple païen alors que peu à peu, au cours des « âges sombres » (VIIe-VIIIe s.), les villes byzantines perdent les traces du passé païen qui avait survécu dans l’Antiquité tardive.

6 Ainsi transformé et préservé le Parthénon fut à l’époque byzantine un centre de pèlerinage assez important. Le pèlerin le plus éminent fut l’empereur Basile II (958-1025). En 1018, après avoir repoussé les frontières de l’empire jusqu’au Danube, il fit un pèlerinage à Athènes. Selon l’historien Skylitzis, il alla ainsi remercier la Mère de Dieu pour ses victoires (τῇ θεοτόκῳ τὰ τῆς νίκης εὐχαριστήρια δούς). La Mère de Dieu apparaît ainsi comme une figure militaire, comme l’avait été Athéna dans l’Antiquité. À peu près deux siècles plus tard, en 1209, c’est Henri, l’empereur latin de Constantinople (1206-1216), qui alla prier dans « l’Eglyse c’on dit de Nostre Dame ».

7 Par ailleurs la tradition lettrée cultive à sa façon la mémoire antique du lieu. Ainsi la Vie de Nikon le Métanoïte, saint qui vécut au Xe s., à l’occasion du passage de Nikon à Athènes, se plaît à rappeler le passé païen d’Athènes dans un langage rempli d’allusions à la littérature classique.

8 Quant à Théodore Prodromos, important écrivain du XIIe s., dans sa Vie de Mélétios, saint du XIe s., à propos encore du passage du saint à Athènes, il insinue que les Athéniens de l’Antiquité, dans leur zèle pour la chaste Athéna, rendaient à leur insu un culte à la Vierge Mère de Dieu.

9 On trouve une idée analogue chez le pape Innocent III, dans une lettre à Bérard, archevêque d’Athènes (en 1205 Athènes est prise par les Latins et un prêtre latin succède au grec Michail Choniatis) : la préfiguration du culte de la Vierge s’appuie sur une référence au célèbre passage des Actes des Apôtres ( XVII, 23) où Paul dit aux Athéniens : « Comme je passais, en effet, en regardant vos monuments religieux, j’ai même trouvé un autel avec cette inscription “A un dieu inconnu” (ἀγνώστῳ θεῷ). Ce que vous révérez sans savoir, c’est donc cela que je vous annonce. »

10 Quelques années avant d’être chassé d’Athènes par les Latins, l’évêque grec (métropolite) Michail Choniatis, frère de l’historien Nikitas Choniatis, écrit que la visite à Athènes et au Parthénon de Théodora, femme du mégaduc (amiral de la flotte) Michail Stryphnos, est du point de vue religieux plus remarquable que la visite de la reine de Saba à Salomon et comparable à la visite d’Hélène, mère de Constantin, à Jérusalem !

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11 Il y a bien sûr là une rhétorique courtisane évidente, mais un lettré comme Michail Choniatis trouvait par ailleurs une vraie consolation dans la méditation du passé antique de sa ville, car il était conscient qu’Athènes était déchue de son antique grandeur.

12 Mais que pouvait-il se passer dans la tête du « Byzantin moyen » en ce qui concerne les restes de l’Antiquité dans le paysage quotidien ? Nous ne connaissons que les sentiments de certains membres de l’élite. C’est là une difficulté générale pour les périodes historiques éloignées du temps présent.

13 Pourtant certains indices semblent bien indiquer que, pour les habitants des villes byzantines, les restes antiques permettaient de prendre conscience d’une certaine forme de mémoire et d’identité locales dans le vaste ensemble du monde chrétien et « romain ». La conscience du passé païen ne fut jamais complètement abolie et, par exemple, les visites d’Athènes par des évêques et autres officiels, ou même de plus humbles pèlerins, purent sans doute être prétextes à une sorte de tourisme archéologique qui anticipait à sa façon l’industrie moderne du tourisme.

14 Comme je l’ai dit au début, l’étude de Kaldellis s’arrête à la veille de l’occupation franque. Pour ma part je rappelle rapidement quelques faits postérieurs à cette période. Les Turcs, dans la deuxième moitié du XVe s., transformèrent Notre-Dame d’Athènes (version franque) en mosquée (en grec tzami, du turc djami) et le clocher franc en minaret. En 1687 les canons du Vénitien Morosini firent exploser le dépôt de poudre que les Turcs avaient installé dans le Parthénon. Ce fut là le plus grave dégât infligé au monument. Par la suite les Turcs restaurèrent la mosquée. Après le départ de la garnison turque, on put célébrer Pâques (le 2 avril 1833) dans le Parthénon qui retournait ainsi au culte orthodoxe pour la première fois depuis le départ de Michail Choniatis plus de six siècles auparavant. Mais ce ne fut que pour peu de temps car à partir du milieu du XIXe s. les fouilles, visant à faire de l’Acropole un site archéologique pur, firent disparaître toute trace du Parthénon byzantin et ottoman.

AUTEURS

ALAIN BALLABRIGA

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Stefano MEDAS, Lo Stadiasmo o Periplo del Mare Grande e la navigazione antica. Commento nautico al più antico testo portolanico attualmente noto

Amedeo Alessandro Raschieri

RÉFÉRENCE

Stefano MEDAS, Lo Stadiasmo o Periplo del Mare Grande e la navigazione antica. Commento nautico al più antico testo portolanico attualmente noto, Madrid, Universidad Complutense, 2008, 225 p. 15 euros / ISBN-13 978 84 66 93076 5.

1 Lo Stadiasmus Maris Magni, conservato in modo frammentario nel codice greco 4701 della Biblioteca Nazionale di Madrid (già conosciuto come Matritensis Graecus 121), è il più importante portolano antico giunto fino a noi. L’opera è costituita dall’elenco delle distanze, espresse in stadi, fra le varie località della costa nordafricana, da Alessandria a Utica, e di quelle di Siria e Asia Minore, tra Arado e Mileto, con qualche informazione sui percorsi e i luoghi dell’itinerario ; essa presenta inoltre i peripli di Cipro e Creta e i pieleggi (le traversate) da e verso le isole dell’Egeo. Il volume, in italiano con un riassunto in spagnolo (p. 221-225), deriva dalla tesi di dottorato discussa dall’autore presso l’Università delle Isole Baleari nel febbraio 2008.

2 Dopo una breve introduzione al testo e ai problemi di datazione (p. 13-21), un ampio capitolo (p. 23-86), dedicato alla tipologia del racconto, contiene un excursus storico- letterario sui portolani dalle origini ai nostri giorni ; prosegue poi con un confronto fra le pratiche marinare antiche e medievali, con una riflessione sulla diversa concezione dello spazio geografico nelle varie epoche e con un’analisi del rapporto fra i portolani e la cartografia, per concludersi con un approfondimento sulla struttura e le fonti di questa opera, nonché sui problemi relativi alla nautica e alla letteratura sul mare in età

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antica. La terza parte (p. 87-190) è quella più originale, poiché presenta una puntuale analisi dei contenuti nautici dello Stadiasmo riguardo al governo delle imbarcazioni (le direzioni, gli orientamenti, i bassifondi, le batimetrie, i consigli, gli avvisi, i differenti tipi di navigazione, i pieleggi, le distanze) e sugli elementi di riferimento e sulle infrastrutture costiere (i promontori, le isole, i fiumi, i centri abitati, i porti e gli altri edifici notevoli, i punti di acquata).

3 Tra gli aspetti interessanti dello studio, che non vuole affrontare problemi filologici o geografici in senso lato, si può ricordare il fatto che attraverso l’analisi delle informazioni nautiche sono individuate e valutate in modo originale le diverse sezioni che compongono l’opera. Inoltre, è costante il confronto fra testi portolanici di varie epoche, soprattutto fra lo Stadiasmo e scritti medievali come, per esempio, il Compasso da navigare (metà XII sec.) o il Portolano di Grazia Pauli (XIV sec.). L’autore non solo presta attenzione all’intera letteratura geografica antica e alle peculiarità della navigazione in età greco-romana, ma instaura anche comparazioni con esperienze moderne (reali e letterarie) e con il sapere tradizionale diffuso tra i marinai del bacino mediterraneo fino alle soglie della contemporaneità. Il principale elemento di debolezza è, invece, la scelta, come edizione di riferimento, del testo stampato da Müller nei Geographi Graeci minores (vol. I, Paris, 1855), mentre quello più autorevole di Helm (Berlin, 1955) è confinato nelle note ; Müller infatti fu poco fedele alla tradizione testuale e infarcì lo Stadiasmo con troppe integrazioni e con interventi editoriali spesso inutili. Si rilevano anche alcune imprecisioni nella traduzione dal greco all’italiano, che tuttavia non inficiano la bontà del lavoro.

AUTEURS

AMEDEO ALESSANDRO RASCHIERI Università di Torino [email protected]

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Carlo Modesti PAUER, Romani all’opera. I negotia nell’immaginario cinematografico

Amedeo Alessandro Raschieri

RÉFÉRENCE

Carlo Modesti PAUER, Romani all’opera. I negotia nell’immaginario cinematografico, Rome, Edizioni Quasar, 2009, 156 p. 12,90 euros / ISBN-13 978 88 71 40412 7.

1 L’elemento che caratterizza il volume è l’estesa raccolta di materiale iconografico tratto dalla produzione cinematografica mondiale a partire dai prodromi ottocenteschi fino agli esiti contemporanei. L’autore ha operato una selezione dei fotogrammi utili allo studio della rappresentazione moderna delle attività professionali svolte nel mondo antico attraverso un’attenta ricerca sui film, per il cinema e per la televisione, di ambientazione romana : tra le oltre 500 pellicole censite ne sono state selezionate 32 che « presentavano i requisiti per poter comparire nel percorso fotografico » (p. 77). La visione delle 226 immagini, riunite nelle tre parti del volume e presentate in bianco e nero per contenerne il costo, permette di percepire quanto il nostro immaginario relativo all’antichità sia influenzato dalle rappresentazioni su schermo anche per gli aspetti più quotidiani.

2 Nella prima parte (p. 7-56) le immagini (49) sono funzionali alla trattazione storica in merito alla presenza del mondo romano nella cinematografia. Tra gli elementi notevoli di questa ricostruzione occorre segnalare non solo l’orizzonte internazionale della ricerca, ma anche la capacità dell’autore di storicizzare i fenomeni e la conseguente attenzione per la periodizzazione. Se da un lato i film di ambientazione greco-romana sono sempre inseriti in un più ampio contesto storico-cinematografico, dall’altro lato non si rinuncia ad individuare elementi di lungo periodo. Interessanti sono anche le analisi e le interpretazioni delle componenti ideologiche della produzione

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cinematografica, come quella di Stati Uniti, Germania e Italia nel periodo tra le due guerre mondiali oppure le realizzazioni contemporanee per la televisione. Oltre ad attribuire uno spazio significativo al rapporto tra tecnologia e rappresentazione, dai primi esperimenti ottocenteschi al technicolor, dal cinemascope alla grafica digitale, l’autore è attento a incrociare i giudizi della critica con quelli degli antichisti e approfondisce in modo opportuno i generi minori, come il peplum (p. 36-39) e i film per la televisione (p. 41-48, 52-56).

3 Nella seconda parte (p. 57-76, 46 immagini) l’indagine riguarda le origini dell’immaginario storico presente nel cinema, esplorate attraverso il confronto con l’iconografia pittorica ottocentesca e, in particolare, con le opere di J.-L. Gérôme e C. Alma-Tadema, fino a proporre una perlustrazione generale sul tema del lavoro e dei mestieri. La terza parte (p. 79-143) assume la forma di un’appendice con 131 fotogrammi forniti di didascalie esplicative, che raccolgono importanti riflessioni o semplici curiosità da cinefili. Tale rassegna è organizzata a seconda degli assai numerosi mestieri, rappresentati in modo più o meno verosimile, con alcune rarità come « l’unica scena […] dove si vede un soffiatore all’opera in una bottega di vetraio (vitrarius) » (p. 96), oppure una bancarella di calzature, che costituisce « l’unica apparizione di questa attività nell’intera cinematografia di genere storico-romano » (p. 104).

AUTEURS

AMEDEO ALESSANDRO RASCHIERI Università di Torino [email protected]

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Bodil Bundgaard RASMUSSEN, Jørgen Steen JENSEN, John LUND & Michael MÄRCHER, Peter Oluf Brøndsted (1780-1842). A Danish Classicist in his European Context

Ève Gran-Aymerich

RÉFÉRENCE

Bodil Bundgaard RASMUSSEN, Jørgen Steen JENSEN, John LUND & Michael MÄRCHER, Peter Oluf Brøndsted (1780-1842). A Danish Classicist in his European Context, Acts of the Conference at the Royal Danish Academy of Sciences and Letters, Copenhagen, 5-6 October 2006, published on the Occasion of the Bicentennial of The National Museum of Denmark 1807-2007, Historisk-filosofiske Skrifter 31, Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab-The Royal Danish Academy of Sciences and Letters, 2008, 321 p. prix / ISBN 8773043311.

1 P. O. Brøndsted, philologue, numismate et archéologue danois, occupe le premier rang de la vaste scène ouverte sur la Méditerranée et l’Europe, que cet ouvrage restitue dans toute sa variété et sa complexité. Ce pionnier de l’archéologie classique, le premier Danois à accomplir le voyage en Grèce et à y conduire des fouilles, n’avait pas encore reçu sur le plan international la reconnaissance qu’auraient dû lui valoir son rôle au sein de la République des savants européens et ses compétences mises au service des sciences de l’Antiquité alors en formation. En effet, si en 1991 A. Rathje et J. Lund l’avaient établi à sa place légitime dans la « short history of Danish classical archaeological fieldwork » qui introduisait le panorama de la recherche danoise d’alors (Acta Hyperborea III), sa vie et son œuvre restaient relativement méconnues. Le Musée

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national du Danemark et l’Académie royale des sciences et des lettres se sont associés pour faire coïncider la publication du premier colloque international consacré à Brøndsted avec le bicentenaire du musée (1807-2007). Après avoir en 1998 organisé une conférence sur le thème « Christian VIII et le Musée national », le département des Monnaies et Médailles et celui des Antiquités classiques et proche-orientales conçurent le projet de faire mieux connaître celui qui avait été si proche du prince Christian Frederick avant même son accession au trône et avait très activement contribué à la formation de ses collections personnelles, qui devaient après sa mort en 1848 être léguées au Musée national. C’est ainsi qu’en 2006 furent réunis archéologues et historiens, majoritairement danois mais aussi venus de Grande-Bretagne, des États- Unis et de Grèce, pour tenter un portrait aussi riche que varié d’un savant dont la vie et l’œuvre furent aux dimensions de l’Europe. En effet, dès la fin de ses études de théologie et de philologie à l’Université de Copenhague, avec son ami et futur beau- frère Georg Koës (1782-1811), lui-même philologue disciple du grand F. A. Wolf, il conçoit le projet d’un voyage en Grèce et, pour le préparer, se rend en 1806 à Weimar puis à Paris et Rome, où il séjourne quatre années. En septembre 1810, les deux jeunes Danois se joignent à un groupe d’architectes et d’artistes anglais et allemands et débarquent à Corfou. Jusqu’en 1813, associés en une société internationale – le Xéneion –, ils parcourent la Grèce et l’Asie Mineure et procèdent à des fouilles sur les temples d’Égine et de Bassae. En compagnie du peintre allemand Jacob Linkh, Brøndsted se rend sur l’île de Keos où il ouvre le premier chantier archéologique danois en Grèce. Les carnets tenus pendant le séjour grec nourriront les deux volumes des Voyages dans la Grèce accompagnés de recherches archéologiques (1826-1830), publiés à Paris et Stuttgart – Reisen und Untersuchungen in Griechenland –, et qui sont au centre des séjours qu’il fait entre 1820 et 1830 à Rome, Paris et Londres. De retour à Copenhague en 1813, il y est nommé professeur extraordinaire de philologie et réunit un public nombreux et enthousiaste aux conférences qu’il donne sur ses voyages en Grèce ; il concourt ainsi à faire naître le sentiment philhellène dans son pays. En 1818, c’est comme agent de la cour royale danoise auprès du Saint-Siège qu’il retrouve Rome, où il séjourne jusqu’en 1823, et s’emploie en particulier à alimenter les collections du prince danois. Entre 1824 et 1832, il fait alterner les séjours à Londres et à Paris, pour y préparer la publication des deux volumes de ses Voyages, et il noue à cette occasion des liens très étroits avec la communauté savante dans les deux pays. Une fois nommé (1832) professeur ordinaire de philologie et d’archéologie à l’université de Copenhague et conservateur du Cabinet royal des monnaies et médailles, Brøndsted se rend à de nombreuses reprises à Londres et à Paris, non seulement pour y acquérir des moulages de monnaies grecques pour le Cabinet royal, mais même comme agent du British Museum pour l’achat d’une partie de la collection de vases grecs d’Edme-Antoine Durand mise en vente à Paris (1836). Alors qu’il est devenu en 1842 « Rector Magnificus » de l’université de Copenhague, il meurt la même année des suites d’un accident de cheval. Le présent volume rend un compte très complet et très riche des multiples aspects d’une vie et d’une œuvre qui ont marqué une étape déterminante des recherches antiquaires au Danemark en lien étroit avec les autres pays européens. Les communications sont ordonnées selon quatre grands thèmes correspondant à l’itinéraire de Brøndsted : la Grèce d’abord (sept communications), telle que les journaux tenus pendant le voyage et les fouilles la restituent, et que fréquentent non seulement les voyageurs et antiquaires européens en quête de « trésors », mais aussi de véritables savants comme le Britannique W. M. Leake (1777-1860), dont l’œuvre offre

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l’occasion d’un parallèle avec celle de Brøndsted. L’Italie (deux communications) vient ensuite par l’évocation de ses voyages en Sicile et par l’analyse des activités de l’agent de la cour du Danemark. La troisième partie (cinq communications) éclaire les principaux aspects de la contribution de Brøndsted à l’essor de l’archéologie classique au Danemark : ses conférences publiques sur ses voyages et leur impact, son rôle auprès du prince Christian Frederik et ses positions politiques, sa relation avec le British Museum et les conditions de l’acquisition des vases de la collection Durand ; enfin, ses recherches sur les sculptures du Parthénon. Les six dernières communications élargissent le point de vue pour tenter de déterminer l’importance des activités de Brøndsted dans le contexte de la société danoise de son époque. Enfin, un « Summing up » fait le point sur la réappréciation de la place de Brøndsted dans l’histoire européenne des sciences de l’Antiquité et appelle à de nouveaux travaux à conduire sur les archives transmises par ce pionnier de l’archéologie classique. L’ouvrage est agrémenté d’une riche et intéressante iconographie et fournit un catalogue complet des portraits de Brøndsted ; chronologie biographique, bibliographie et index fournissent tous les outils utiles à une meilleure connaissance et à la poursuite des travaux. Cette monographie s’inscrit dans le contexte des études sur les phénomènes de transferts culturels à l’œuvre en Europe tout au long du XIXe siècle et les illustre magnifiquement.

AUTEURS

ÈVE GRAN-AYMERICH chercheur auprès de l’Académie des inscriptions et belles-lettres [email protected]

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Walter SCHEIDEL (éd.), Rome and China. Comparative Perspectives on Ancient World Empires

Hinnerk Bruhns

RÉFÉRENCE

Walter SCHEIDEL (éd.), Rome and China. Comparative Perspectives on Ancient World Empires, Oxford-New York, Oxford University Press, 2009, 240 p. 45 livres / ISBN 978-0-19-533690-0.

1 Ce livre a été conçu dans le cadre du « Stanford Ancient Chinese and Mediterranean Empires Comparative History Project » mis en place en 2005 à l’initiative de Walter Scheidel. Annoncé comme le premier d’une série consacrée à une comparaison entre la Chine et Rome, ce livre contient à la fois une introduction programmatrice de Scheidel et sept chapitres ou études de cas, dont deux de la plume du responsable du volume lui- même qui est ainsi l’auteur de presque 40 % du livre. L’histoire comparée vise ici, selon les mots de Scheidel, à identifier des processus solides (« robust processus », p. 6), définis comme des combinaisons de conditions initiales caractéristiques qui produisent des résultats particuliers. Il s’agit donc d’identifier les facteurs déterminants de ces processus et d’expliquer, d’une part, comment des contextes différents peuvent produire des résultats (ou des phénomènes) similaires et, d’autre part, comment des contextes similaires débouchent sur des résultats différents.

2 Le point de départ de cette enquête est l’observation d’un parallélisme et de similitudes entre les empires romain et chinois. Il s’agit d’empires de dimensions comparables, gouvernés par des empereurs déifiés résidant dans les plus grandes villes du monde, des empires structurés en un nombre comparable de districts administratifs, appuyés sur des armées de taille comparable également, exposés à des conflits entre le centre et les élites locales, à la formation d’États aux frontières, à des invasions « barbares », et subissant un sort analogue : une partie de chacun des deux empires fut reprise par des

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« barbarian’ successor states », l’autre préservant un régime traditionnel. La divergence de l’évolution ne se fait jour qu’à partir du VIe siècle de notre ère : restauration cyclique de l’empire chinois, création d’un système étatique polycentrique en Europe.

3 Identifier à l’aide de la comparaison les facteurs qui, à partir de cette « grande convergence », ont finalement précipité, de façon dramatique, ces deux empires- jumeaux (Twin Empires) vers cette « grande divergence », voilà la problématique annoncée du livre (p. 11 sq., p. 23). Mais pas de ce livre seulement, car d’autres devront suivre dans le cadre du programme de recherche sur les empires. Il faudra donc prendre en compte le caractère provisoire et incomplet de cette entreprise. En attendant la suite, on essaiera de se faire une opinion sur la base de ce premier volume. Si trois des six auteurs sont plutôt des spécialistes d’histoire ancienne, romaine (Dettenhofer, Rosenstein, Scheidel), deux autres sont des spécialistes d’histoire chinoise ou vietnamienne (Lewis et Turner), et le sixième (Bang) un spécialiste de l’économie des empires anciens. Tous apportent une réelle contribution comparative à ce volume ; il ne s’agit donc pas de juxtapositions de travaux soit sur Rome, soit sur la Chine.

4 Quant aux domaines abordés, l’économie obtient la part du lion, occupant plus de la moitié du livre. On ne s’en plaindra pas, vu le recul général de l’histoire économique. Cependant, le chapitre de Walter Scheidel sur les systèmes monétaires de l’empire Han et de l’empire romain, soixante-dix pages à lui seul, produit un effet de déséquilibre. La question de savoir pour quelle raison le processus de standardisation et d’unification des systèmes monétaires a débouché en Chine sur un système « of bronze coinage supplemented by uncoined precious-metal bullion » (p. 137) au contraire du système romain (économie monétaire basée sur argent et or, si l’on laisse de côté l’Égypte) demande, certes, une analyse détaillée très technique de l’histoire monétaire des deux empires. La thèse principale est, d’une part, que l’émergence de « super-États monopolistiques » favorisait certes, par l’absence de concurrence, un relâchement des contraintes métalliques, mais que dans ces systèmes hybrides les utilisateurs préservaient un sens de la valeur intrinsèque de la monnaie. D’autre part, que l’économie romaine était plus monétarisée que celle de l’empire Han, mais que la différence entre le système romain et celui des Han ne peut pas être définie en termes de systèmes de monnaie métallique et fiduciaire (p. 198). Scheidel constate que les particularités des deux systèmes se maintiennent au-delà de la fin des empires, sans toutefois préciser si, ou dans quelle mesure, les systèmes monétaires font partie des facteurs expliquant la « grande divergence ».

5 Peter Fibiger Bang (chap. 5 : « Commanding and Consuming the World ») analyse les rapports entre empire, négoce/commerce, marché et tribut dans l’histoire romaine et chinoise. Concevoir les deux empires comme des « tribute-producing enterprises » (p. 104) permet de mettre en évidence des similarités et des différences concernant le rôle et l’importance de la bureaucratie, le rapport entre tributs et une politique favorisant le commerce (p. 103 et 115), styles de consommation, etc. Bang émet l’intéressante hypothèse que l’alliance entre empire et élites locales, basée sur l’exploitation (corvées et tributs), renforçait la position des élites face aux paysans et les mettait en position de mobiliser des réserves de travail inexploitées jusqu’alors (p. 112), augmentant ainsi la per capita production. La question du non-développement de ces empires agricoles vers l’économie capitaliste moderne (Finely, Elvin), question

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reprise par Bang au début de sa contribution, ne trouve cependant pas de réponse. Ici, comme ailleurs, la dimension urbaine n’est qu’à peine effleurée dans la comparaison ; pourtant, il y a un siècle déjà, Max Weber avait proposé cette approche dans la comparaison entre la Chine et l’Antiquité.

6 Mark Edward Lewis compare Rome et l’empire Han sous l’angle de la circulation des dons et des actions de charité (« gift circulation and charity »). La référence théorique est ici en grande partie le modèle de l’évergétisme de Paul Veyne. Attributions de rang et d’honneurs, remises de peines, dons aux pauvres, distributions de terre, dons de « dove-staffs » par l’empereur, dons d’argent et autres formes de cadeaux aux fonctionnaires et aux nobles, et finalement les sacrifices : si cette classification de différents types de dons dans l’empire Han est intéressante, elle est assez loin des phénomènes analysés par Veyne. Prudent, Lewis signale quelques différences essentielles. En premier lieu le cadre urbain pour l’évergétisme antique et le fait que celui-ci consistait à faire des dons à l’ensemble des citoyens/citadins ; il s’agissait donc de constituer un bien public lié à un espace public qui n’existait pas dans la Chine de l’époque Han, comme n’existaient pas non plus les jeux donnés par les empereurs et autres évergètes romains. L’opposition entre un modèle urbain et un modèle rural amène Lewis à relier la forme de générosité (distribution de terres et d’argent) des Han au mode de formation de l’État dans la période des « Warring States » (p. 134).

7 Cette période est au centre du chapitre 2 (Nathan Rosenstein : « War, State Formation and Military Institutions »). Question classique autant pour l’histoire antique que pour l’histoire moderne de l’Europe, elle est déclinée ici dans une comparaison qui intègre également la République romaine. Situations et menaces extérieures, monarchie vs. aristocratie, formation ou non d’un groupe de « fonctionnaires » professionnels de la guerre, distinct de la noblesse : ces différents niveaux de comparaison amènent l’auteur à constater la « primacy of politics over war in Roman state formation » (p. 35), contrairement au cas chinois. Si l’opposition entre les deux modèles est éclairante, on reste un peu sur sa faim quant au processus de formation de l’État. Le modèle romain d’une élite gouvernante à la fois « politique » et « militaire » aurait pu inciter à se poser la question de la pertinence de la distinction entre guerre et politique.

8 La contribution de Karen Turner (« Law and Punishment in the Formation of Empire ») part de l’idée du monopole de la violence légitime et pose la question de savoir de quelle manière les conceptions de « law », développées au début des empires, ont contribué à leur longévité. Turner aborde une multitude d’aspects très concrets (la peine de mort, les mutilations, la trahison, l’économie de la punition, la place différente des empereurs dans les deux systèmes etc., mais aussi les controverses intellectuelles sur le droit).

9 La dernière contribution à signaler ici est celle de Dettenhofer sur « Eunuchs, Women, and Imperial Courts ». Au centre se trouvent les eunuques comme « serviteurs parfaits » en Chine et à Rome. S’agissant d’un phénomène important en Chine, tardif à la cour impériale romaine, il aurait été intéressant de poser la question de savoir quelle était la véritable raison de l’introduction d’eunuques dans une cour qui ne disposait pas de harem. Comment est-on passé à l’époque de Dioclétien et de Constantin, pour certaines fonctions importantes à la cour impériale romaine, des affranchis impériaux aux eunuques ? Dettenhofer ne reprend pas l’hypothèse formulée par Keith Hopkins en 1978 (dans son livre Conquerors and Slaves), selon laquelle la capture du harem du roi perse par Galère en 298 aurait conduit à une prolifération d’eunuques à Rome. Mais elle

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reprend son analyse fonctionnaliste : les eunuques servaient comme des « lubrifiants » (lubricants) pour le système ; et en raison de leur position sociale marginale liée à une caractéristique physique, la castration, ce groupe ne pouvait pas prétendre s’assimiler à l’aristocratie comme d’autres groupes l’avaient fait auparavant. Dettenhofer s’intéresse finalement moins à la comparaison des deux modèles de cour impériale qu’au caractère sexué ou asexué de l’histoire. La description concrète, plastique qu’elle donne des différents modes de castration est instructive, et le lecteur masculin apprend à son avantage que « men’s identity is primarly based on their genitals » (p. 99). Contrairement à cette identité qu’on pourrait appeler autoréférentielle, celle des femmes « has traditionnally been tied to their fathers, husbands and sons. » L’eunuque, ayant perdu ses organes génitaux, se trouvait dans une position analogue : dans une dépendance vis-à-vis des structures patriarcales. La limite d’une telle approche (qui n’est en rien illégitime) devient évidente quand on relit le chapitre de Keith Hopkins sur « The political power of eunuchs ». L’analyse sociologique de l’exercice du pouvoir par des eunuques à Rome, avec des renvois multiples à la Chine, l’analyse à la fois de leur dépendance absolue de l’empereur dans un système de bureaucratie patrimoniale, et de leur rôle essentiel dans la partie orientale de l’empire pour le maintien de l’autorité centrale du monarque (p. 196 : central monarchic authority) et pour la survie de l’empereur comme gouvernant effectif (effective ruler) aurait répondu parfaitement à la problématique exposée par Scheidel dans son introduction et dans le premier chapitre sur le passage de la « Great Convergence » à la « Great Divergence ».

10 Le contenu du livre, on le voit, est très varié. Chacune des contributions est intéressante et stimulante. Prises ensemble, elles sont quelque peu en retrait par rapport aux annonces programmatiques de Scheidel sur l’objectif de la comparaison. C’est un peu la loi du genre, et le lecteur attend de voir dans quelle direction va s’orienter la suite annoncée du programme.

AUTEURS

HINNERK BRUHNS ehess-cnrs [email protected]

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Archie BURNETT, The Letters of A. E. Housman

Sarah Rey

RÉFÉRENCE

Archie BURNETT, The Letters of A. E. Housman, Oxford, Oxford University Press, 2007, 960 p. 330 dollars / ISBN 978-0-19-818496-6.

1 Archie Burnett a conçu un travail immense. En deux volumes imposants, il a réuni toute (ou presque toute) la correspondance active d’un des plus brillants scholars d’outre-Manche : Alfred Edward Housman (1859-1936), philologue et poète, éditeur – entre 1903 et 1930 – des Astronomica de Manilius ; professeur à Londres puis à Cambridge, au Trinity College ; latiniste réputé ; bon connaisseur d’Horace, de Properce, d’Ovide et de Juvénal.

2 Burnett a rassemblé plus de deux mille lettres, envoyées à des collègues, à des amis, à des proches. Accompagnée de courtes notices biographiques, une liste des destinataires est placée au début de l’ouvrage. Parmi les correspondants, des figures du monde scientifique (J. G. Frazer entre autres) ou littéraire (Thomas Hardy par exemple). Le premier volume est consacré aux années 1872-1926, le second couvre la période 1927-1936. Certaines missives sont extrêmement brèves. Des problèmes philologiques sont soulevés à l’occasion. Il est parfois question de l’activité poétique d’Housman, dont le recueil A Shropshire Lad a connu une grande postérité dans l’Angleterre du XXe siècle. Quant à l’actualité politique, elle ne fait que des apparitions succinctes.

3 Housman a surtout été, en son temps, le meilleur spécialiste des écrits astrologiques et astronomiques de Manilius, dont il déconseillait ironiquement la lecture à ses disciples. Sa correspondance aide à comprendre le resserrement national de l’érudition : pour l’essentiel, Housman s’adresse à des Anglo-Saxons. On ne trouve ici qu’une seule lettre, très courte, à Franz Cumont, malgré leur intérêt commun pour l’astrologie. Et, dans un courrier à Frazer (vol. II, p. 39-40), l’évocation de Wilamowitz révèle l’ampleur des

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malentendus, d’une nation scientifique à l’autre : « One of my old pupils went to see him, and Wilamowitz […] said : “Although we Germans know that Housman is a rabid Germanophobe, we are unanimous in regarding him as the greatest authority both on Greek and Latin among the English-speaking peoples.” Unfortunately he is almost as wrong about my Greek at any rate as he is about my Germanophobia ; but it is an amiable error. »

AUTEURS

SARAH REY Université Paris-Est Marne-la-Vallée [email protected]

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John RAY, The Rosetta Stone and the Rebirth of Ancient Egypt

Ève Gran-Aymerich

RÉFÉRENCE

John RAY, The Rosetta Stone and the Rebirth of Ancient Egypt, Londres, Profilebooks LTD, 2007, 200 p. 15,99 livres / ISBN 978 1 86197 334 4.

1 Professeur d’égyptologie à Cambridge University, John Ray se propose dans cet ouvrage destiné au grand public cultivé de rendre compte, à partir de la pierre de Rosette, de la résurrection de l’Égypte, qu’il envisage sous de multiples aspects ; l’objet lui-même non seulement participe, par son texte, de l’histoire d’une science, mais constitue aussi un jalon important dans l’histoire politique et culturelle franco-britannique, et enfin soulève la question très contemporaine et brûlante de sa valeur symbolique et de son appartenance discutée au patrimoine universel ou national égyptien. L’introduction détermine clairement les trois axes principaux développés en neuf chapitres, qui constituent l’esquisse d’une histoire de l’égyptologie en liaison avec l’histoire politique européenne et élargie à une réflexion sur le statut des œuvres d’art et des monuments dans le monde contemporain. Les quatre premiers chapitres rendent compte du contexte de la découverte et du déchiffrement de la pierre, avant et après la campagne d’Égypte de 1798, et évoquent la personnalité et la carrière des deux génies qui s’engagèrent dans le déchiffrement, Thomas Young le Britannique et le Français J.-F. Champollion. Les chapitres 5 à 7 illustrent « the Rebirth of Egypt » par le déchiffrement des hiéroglyphes, dont les principes et les effets sont mis en évidence, et par la présentation de l’œuvre et de la personnalité de Champollion. L’héritage du « Déchiffreur » suscite le rapprochement avec d’autres travaux du même type, sur le linéaire B ou le système de l’écriture maya, et l’évocation de quelques grandes figures de l’égyptologie européenne, la France n’étant représentée que par A. Mariette. Les deux derniers chapitres reviennent à la pierre elle-même pour, d’une part, analyser les

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données historiques contenues dans le texte qu’elle porte et, d’autre part, lui restituer sa place dans l’histoire moderne depuis 1802, date de son entrée au British Museum. Aux rivalités franco-anglaises ont succédé les débats contemporains sur la question de son lieu légitime de rattachement et de conservation, qui donne lieu à une large réflexion appuyée d’exemples variés sur le rapport des nations à leur passé lointain et aux objets et monuments qui en témoignent. Cet ouvrage offre des points de vue originaux et présente l’attrait d’une écriture aisée et alerte.

AUTEURS

ÈVE GRAN-AYMERICH chercheur auprès de l’Académie des inscriptions et belles-lettres [email protected]

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