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Cahiers balkaniques

Hors-série | 2015 Les élites grecques modernes, XVIIIe-XXe siècles : identités, modes d’action, représentations

Faruk Bilici, Joëlle Dalègre et Frosa Pejoska-Bouchereau (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ceb/5421 DOI : 10.4000/ceb.5421 ISSN : 2261-4184

Éditeur INALCO

Édition imprimée Date de publication : 1 mars 2015 ISBN : 978-2-85831-224-5 ISSN : 0290-7402

Référence électronique Faruk Bilici, Joëlle Dalègre et Frosa Pejoska-Bouchereau (dir.), Cahiers balkaniques, Hors-série | 2015, « Les élites grecques modernes, XVIIIe-XXe siècles : identités, modes d’action, représentations » [En ligne], mis en ligne le 05 novembre 2015, consulté le 06 juillet 2021. URL : https:// journals.openedition.org/ceb/5421 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ceb.5421

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Cahiers balkaniques est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International. 1

Le comité d’organisation du XXIIIe congrès des néo-hellénistes s’est proposé de mettre l’accent, lors de la réunion de 2013, sur une thématique qui occupe déjà une place de choix dans la production intellectuelle de la Grèce. Il s’agit de revisiter la question des « élites » en adoptant un regard pluridisciplinaire, transversal et, si possible, comparatiste. Par « élites », il faut entendre tous ceux – politiques, intellectuels, artistes, financiers – qui, à des degrés divers, ont assumé un rôle de leadership et pesé dans la trajectoire de leur pays, mais aussi dans la formation de l’identité culturelle de leurs concitoyens. Dans la longue histoire de l’hellénisme et en particulier depuis la période qui a précédé la fondation de l’État néo-hellénique indépendant jusqu’à nos jours, les terrains sur lesquels ces élites ont laissé leurs marques sont nombreux : langue, littérature, arts (musique, peinture, théâtre, cinéma), éducation, droit, religion, développement économique, aménagement urbain, appareil étatique, recherche scientifique, etc. C’est à travers cet ensemble de domaines qu’il s’agit de procéder à une réévaluation de leur contribution à la construction de la Grèce moderne.

NOTE DE LA RÉDACTION

Ce numéro a été réalisé avec Métopes, méthodes et outils pour l’édition structurée XML-TEI développés par le pôle Document numérique de la MRSH de Caen.

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SOMMAIRE

Éditorial

Éditorial

Dossier

L’élite intellectuelle et ses revues Rédaction et lectorat de la Revue des Deux Mondes et de la Nea Estia en Grèce pendant les années trente Anne Karakatsouli

Émergence d’élites et différends idéologiques Regards sur l’œuvre de Georges Théotokas Georges Kostakiotis

Représentations du rébétiko chez les élites intellectuelles de gauche entre la guerre civile et la dictature des colonels Christina Alexopoulos

Reflets discursifs des élites intellectuelles et culture classique à l’époque contemporaine Modes d’approches différenciés de l’espace grec Constantin Bobas

Kostas Karyotakis, le poète-« phénomène » de la génération dite « des années 1920 » en Grèce Questions de conscience et de poésie Vassiliki Tsaita-Tsilimeni

Miroirs des Princes – reflets d’élite(s), à propos des Exhortations (Νουθεσίαι) de Nicolas Mavrocordatos Alkisti Sofou

Aristophane sur la scène grecque moderne Un théâtre populaire ou un théâtre fait par et pour les happy-few ? Kaiti Diamantakou‑Agathou

Élites éclairées et intellectuels progressistes grecs dans l’Alexandrie de Cavafy Sophie Coavoux

Aikaterini Véroni et Evanghélia Paraskévopoulou : deux « grandes actrices » de la scène grecque du XIXe siècle Alexia Altouva

L’européanisation fictive des Phanariotes Yannis Xourias

La représentation des élites grecques De la collection du portrait peint à celle du portrait photographique Irini Apostolou

Quelques réflexions à la lecture de l’Éloge de Foscolo (1827) de et de sa Correspondance (1816-1856) Quelles élites pour quel peuple dans les îles Ioniennes au début du XIXe siècle ? Anastasia Danaé Lazaridis

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Seigneurs et seigneurie XVe–XIXe siècle Νikos Karapidakis

Sappho Léondias (1830-1900) « figure citoyenne majeure de la Nation » Louisa Christodoulidou

Les fermiers d’impôts de Naxos Spéculations financières, divergences religieuses et politique européenne (1750-1820) Niki Papaïliaki

L’élite des linguistes grecs au XXe siècle Irini Tsamadou‑Jacoberger

Adamantios Koraïs : la dimension éthique et politique de l’éducation « classique » Aikaterini Lefka

Nikolaos Politis, la laographie et la construction identitaire Martine Breuillot

L’« élite » surréaliste grecque comme précurseur des ouvertures cruciales de l’esprit Diamanti Anagnostopoulou

Les élites gouvernementales en Grèce, en Roumanie et en Espagne Un regard comparatif sur leur composition actuelle Ekkehard W. Bornträger

Kazantzakis, un intellectuel à l'épreuve de la réalité Gunnar De Boel

Élites intellectuelles françaises, élites intellectuelles grecques et la « question de la langue » en Grèce dans les années 1920 et 1930 : le cas de Louis Roussel Julien Calvié

Le rôle des élites locales dans la consolidation du sentiment national Maria Zerva

Les évêques orthodoxes et le politique en grecque à la fin du XXe siècle Autorité traditionnelle, rationnelle-légale, charismatique en espace limitrophe et multiconfessionnel Isabelle Dépret

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Éditorial

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Éditorial

NOTE DE L’ÉDITEUR

Avec le soutien du ministère de l’Éducation et de la Culture de la République de Chypre et du Comité scientifique de l’Inalco.

Ce colloque est dédié à Michel Lassithiotakis

1 Le comité d’organisation1 du XXe congrès des néo-hellénistes s’est proposé de mettre l’accent, lors de la réunion de 2013, sur une thématique qui occupe déjà une place de choix dans la production intellectuelle de la Grèce. Il s’agit de revisiter la question des « élites » en adoptant un regard pluridisciplinaire, transversal et, si possible, comparatiste.

2 Par « élites », il faut entendre tous ceux – politiques, intellectuels, artistes, financiers – qui, à des degrés divers, ont assumé un rôle de leadership et pesé dans la trajectoire de leur pays, mais aussi dans la formation de l’identité culturelle de leurs concitoyens.

3 S’agissant de la Grèce, il conviendrait en premier lieu d’examiner l’impact des représentants de ce milieu sur les orientations idéologiques de l’État, en particulier lors des crises majeures, financières (fin du XIXe siècle, vagues d’émigration vers l’Amérique), mais aussi politiques (campagne en Asie mineure, Seconde Guerre mondiale, guerre civile). Il faudrait aussi s’intéresser aux modes de communication et aux zones de contacts avec les diverses couches de la société néo‑hellénique. Dans quelle mesure celles-ci sont-elles réceptives, perméables ou au contraire résistantes, au discours de ceux qui font autorité dans leur domaine ? Quels sont les principaux points de divergence et par quels moyens l’opinion publique (ou la culture populaire) affirme(nt)-t-elle(s) sa (leur) différence par rapport à ceux qui ont vocation de la modeler ?

4 Une autre piste à explorer concerne les liens que les individus et les familles de ces milieux ont tissés avec des personnes et des institutions situées en dehors du monde grec : quels réseaux transnationaux, quelles ouvertures ? Dans un ordre d’idées voisin, les choix, les modes d’action, les valeurs adoptées mériteraient d’être mis en comparaison avec ceux suivis dans les autres pays de la région à l’époque des

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États‑nations. Les élites de la Grèce moderne sont-elles représentatives d’un modèle plus général, observé à travers l’Est méditerranéen et les , ou se démarquent- elles par des traits qui leur sont propres ? Nous pourrions aussi nous pencher, plus spécifiquement, sur quelques profils polyvalents, cas de figure assez fréquents dans les sociétés plurielles de la Méditerranée orientale, c’est-à-dire ceux qui, ayant plusieurs cordes à leur arc, ont combiné participation à la vie politique et savoir scientifique ou pouvoir économique et création artistique, etc.

5 Dans la longue histoire de l’hellénisme et en particulier depuis la période qui a précédé la fondation de l’État néo‑hellénique indépendant jusqu’à nos jours, les terrains sur lesquels ces élites ont laissé leurs marques sont nombreux : langue, littérature, arts (musique, peinture, théâtre, cinéma), éducation, droit, religion, développement économique, aménagement urbain, appareil étatique, recherche scientifique, etc. C’est à travers cet ensemble de domaines qu’il s’agit de procéder à une réévaluation de leur contribution à la construction de la Grèce moderne. À cet égard, un fil conducteur, parmi d’autres, pourrait être de voir si ce milieu de figures sorties du rang a eu, en définitive, un projet global – et lequel – pour la société à laquelle il a consacré sa créativité. Discerne-t-on une cohérence, notamment idéologique, et une constance, lorsqu’on examine l’ensemble de la période proposée à l’étude (XVIIIe, XIXe, XXe siècles) ?

6 Enfin, il serait utile de cerner les représentations qui accompagnent les « élites » néo‑helléniques. Comment évoluent-elles (ou pas !) entre le XVIIIe et le début du XXIe siècle ? S’intéresser aux représentations revient forcément à mettre le doigt sur les points de convergence, mais aussi de rupture entre les sommets de l’échelle sociale et le reste de la population.

NOTES

1. Comité d’organisation : Christina Alexopoulos, Méropi Anastassiadou, Félicité Béchade, Joëlle Dalègre, Georgios Galanes, Georges Kostakiotis, Stéphane Sawas, Sophie Vassilaki.

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Dossier

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L’élite intellectuelle et ses revues Rédaction et lectorat de la Revue des Deux Mondes et de la Nea Estia en Grèce pendant les années trente Intellectual Elites and their Journals: Editors and Readers in of the Revue des Deux Mondes and Nea Estia during the 1930s Η πνευματική ελίτ και τα περιοδικά της, συντάκτες και αναγνωστικό κοινό της Revue des Deux Mondes και της Νέας Εστίας στα χρόνια του 30 στην Ελλάδα

Anne Karakatsouli

1 Pendant les années trente la Grèce, récupérant avec peine du choc de l’absorption des réfugiés d’Asie Mineure de 1922 et en route vers la modernisation, subit les lourds effets de la crise économique mondiale. Son économie à prédominance agricole et exportatrice de produits de luxe (tabac, raisins, huile d’olive) ne put résister à la chute dramatique des prix mondiaux. La faillite des individus et des entreprises fut vite suivie par la faillite officielle de l’État qui, en mai 1932, se déclara incapable d’honorer ses dettes et abandonna l’étalon-or1. Le secteur du livre fut l’un des premiers à ressentir les répercussions de la crise comme ailleurs dans le monde2, mais les contemporains ne virent pas la corrélation entre la dépression mondiale et la chute des ventes de livres grecs3. Parmi les explications les plus populaires, la presse attribua à la haute bourgeoisie une grande part de la responsabilité de cette mévente. L’élite grecque moderne fut mise en cause en raison de sa préférence généralement admise pour les « littératures étrangères » et son désintérêt, son mépris même, pour la production littéraire grecque4. Bien que Grigorios Xénopoulos réfute cette accusation comme un phénomène appartenant au passé tandis qu’aujourd’hui, écrit-il, le livre grec « a bien gagné son accès dans les foyers les plus aristocratiques d’Athènes »5, ce lieu commun revient constamment sous la plume des publicistes pendant tout l’entre-deux-guerres. Il concorde avec la division courante entre d’une part, une élite bancaire, industrielle et politique, extravertie, cosmopolite, fortunée, plus liée au capital étranger qu’aux intérêts du pays, revendeuse au lieu de productrice et qui préférerait des lectures importées de l’ à la production intellectuelle grecque, et de l’autre, les couches moyennes en train de se constituer en classe bourgeoise nationale et d’assumer leur rôle dans la transformation et la modernisation de la Grèce6. Cette segmentation de la

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structure sociale grecque se trouve corroborée par l’audience, pendant les années trente, des deux grandes revues de culture générale que nous nous proposons de comparer ici, la Revue des Deux Mondes et la Nea Estia7.

2 La « grande dame » des revues françaises, la Revue des Deux Mondes, dispose d’une liste impressionnante d’abonnés en Grèce et sa pénétration remarquable chez les élites grecques est solidement documentée par ses archives conservées à l’Institut des mémoires de l’édition contemporaine (imec). Celle que l’on pourrait considérer comme son contrepoint grec, la Nea Estia, paraît pour la première fois en avril 1927. Après des débuts difficiles, elle se constitue progressivement un public fidèle et parvient également au statut d’institution nationale et de bastion académique surtout après la guerre, et grâce également à sa parution sans interruption pendant l’Occupation allemande. Paraissant encore aujourd’hui, elle partage avec son aînée une longévité hors du commun tandis qu’elle opte, elle aussi, dès le départ pour la défense du « bon goût bourgeois » et de la juste mesure8. Nous essaierons de démontrer ici que ces deux revues, malgré leurs points communs, ont un lectorat distinct qui correspond au clivage de la classe bourgeoise grecque entre l’élite de la grande bourgeoisie cosmopolite et la moyenne et petite bourgeoisie native aux considérations plutôt nationales.

« L’intermédiaire intellectuel des peuples »

3 La Revue des Deux Mondes se distingue de ses contemporaines par son rayonnement mondial et son orientation internationale. Pendant l’entre-deux-guerres, elle est diffusée dans quatre-vingt-treize pays9 et l’on aurait aussi bien pu l’appeler « Revue des Cinq Mondes » selon Maurice Paléologue10. De la liste détaillée des abonnés internationaux de la Revue, où sont enregistrés nom, titre ou occupation, localité et durée de l’abonnement, on constate que la Grèce, avec 138 abonnements de 1931 à 1940, se place au même niveau que l’Espagne et le Portugal et devance les autres pays balkaniques à l’exception de la Roumanie. Cette position élevée paraît surprenante étant donné que la Grèce ne fait partie ni de la latinité ni de la foi catholique, fers de lance habituels de la pénétration de la Revue des Deux Mondes hors de . De surcroît, ces abonnés fidèles sont surtout des particuliers, et non pas des institutions (universités, collèges, ambassades, sociétés savantes, missions catholiques, etc.) comme c’est le cas ailleurs.

4 La Revue est accueillie en Grèce en « intermédiaire intellectuel des peuples », selon l’expression d’Andreas Andréadès, professeur d’économie politique à l’Université d’Athènes, membre de l’Académie et collaborateur occasionnel des deux revues en question. Il parle longuement dans son discours à la Sorbonne pendant les festivités fastueuses du Centenaire de la Revue, en décembre 1929, de son influence à l’extrémité sud-est de la péninsule balkanique : Pour s’en apercevoir, il suffirait de visiter Athènes. Il suffirait de se trouver dans un de nos cercles au moment de l’arrivée de chaque fascicule. Une véritable lutte s’engage autour de lui. Puis viennent les commentaires, et l’on peut juger du crédit dont vous jouissez, par l’affliction que provoque tout jugement sur les choses grecques qui – bien souvent à tort – ne correspond pas aux informations du lecteur11.

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5 Ces lecteurs avides sont au total soixante-neuf, particuliers et personnes morales confondus, et nous avons pu en identifier trente-sept12. Très peu parmi eux sont des étrangers. C’est notamment le cas du prince Demidoff, ambassadeur du tsar à Athènes à l’époque de la Révolution soviétique qui choisit de rester en Grèce. Il y a aussi Baumann, président de la Société Électrotechnique de Grèce, Gino Bocchi, professeur à l’École italienne de Salonique, et quelques membres des ordres religieux13. Les lecteurs donc de la Revue des Deux Mondes sont des Grecs et, dans leur majorité, des Athéniens. Ils sont des abonnés fidèles puisqu’ils maintiennent leur souscription pour une durée de trois ans au minimum. Ils appartiennent aux plus hauts niveaux de la classe politique, au milieu universitaire et à la haute finance. Dans plusieurs cas, ils ont fait leurs études en France. Ils comptent parmi eux un député et cinq ministres14, des diplomates15, mais surtout des hommes d’affaires et des représentants de la haute finance comme John Eliasco, directeur de la Banque d’Athènes, une des plus grandes banques grecques de l’époque, Marius Lascaris, vice-président de la Banque d’Athènes en Égypte, et l’industriel Prodromos Bodossakis‑Athanassiades. Des intellectuels aussi suivent la Revue des Deux Mondes. Grigorios Xénopoulos, justement le directeur de la Nea Estia qui reçut une invitation personnelle pour les fêtes du Centenaire et que la revue est fière d’avoir parmi ses lecteurs, ou quelques universitaires comme le physicien Michel Anastassiades, maître de conférences de l’Université d’Athènes, l’historien Dionysios Zakythinos ou le juriste Constantin Simantiras16. Cet ensemble est à dominante masculine. Les rares femmes que l’on y rencontre appartiennent également au même milieu : la marquise de Riencourt, Haricleia Stathatou ou Madame Seferiades. Par conséquent, la Revue des Deux Mondes jouit d’une audience autochtone, concentrée dans les milieux dirigeants grecs, politiques, économiques et intellectuels. C’est une caractéristique qui, avec l’absence de la liste d’établissements religieux ou scolaires, rapproche la Grèce de la Bulgarie et la Yougoslavie. On est loin de la situation quasi coloniale en Égypte ou en Turquie où presque la totalité des abonnés de la Revue sont des Européens. La Revue représente plutôt pour ces lecteurs grecs cultivés et voués aux affaires internationales, un réseau dynamique qui leur assure le contact avec les valeurs du monde occidental et l’actualité politique et culturelle en Europe. De plus, dans les petits pays balkaniques son rôle est plus politique que culturel : elle constitue une tribune qui fait autorité pour défendre leur cause17. Et c’est alors son rôle d’ambassadrice qui ressurgit : en effet, il est légitime de penser qu’une revue-entreprise avec un patrimoine considérable et sagement géré, au Conseil de Surveillance de laquelle siègent le comte d’Haussonville, le baron Ernest Seillère, le baron Hottinger et le baron Édouard de Rothschild18, peut être spontanément reconnue comme le représentant légitime de l’élite européenne.

6 Le contenu qui rend la Revue des Deux Mondes « indispensable à l’élite intellectuelle du monde entier » selon son slogan publicitaire de 1931, se compose d’une partie littéraire, dont les auteurs sont souvent des membres de l’Académie française ou aspirent à le devenir, et qui occupe en règle générale la place d’honneur en tête du numéro, et d’analyses et reportages sur l’actualité européenne, d’études historiques ou littéraires, de souvenirs diplomatiques et de récits de voyage. À la fin sont placées les rubriques permanentes telles que « Revue littéraire », « Littératures étrangères », « Revue dramatique », etc., et la fameuse « Chronique de la Quinzaine » qui clôt le numéro. La présence de la Grèce dans les pages de la Revue est associée avant tout à l’Antiquité classique avec Victor Bérard comme collaborateur de marque. L’actualité politique des

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années trente entre en scène avec le portrait politique de Eleftherios Venizélos dans la série « Quelques maîtres du destin »19, et celui de dans « Silhouettes étrangères » lors du coup du 4 août salué d’ailleurs comme une « réaction salutaire contre les abus du parlementarisme »20.

Une revue littéraire comme instrument de stratégie éditoriale

7 Pour la Nea Estia nous ne disposons pas de documents d’archives, mais seulement des adresses de la Rédaction aux lecteurs et du contenu de ses articles. Elle fut fondée en 1927 sur l’initiative de l’éditeur Ioannis Kollaros, à l’origine de la maison d’édition du même nom, une entreprise de taille moyenne et d’organisation familiale. Il voulait revivifier l’ancienne revue Hestia du XIXe siècle et la publication d’une revue littéraire lui offrait de l’espace publicitaire pour ses nouveaux livres, mais aussi l’occasion d’enrichir son catalogue, presque exclusivement scolaire jusqu’alors, par des titres de littérature fournis par les collaborateurs de la revue. La fondation d’une revue associée à leur maison d’édition était une pratique assez courante chez les éditeurs grecs de l’entre-deux-guerres21. Kollaros confia la direction de la Nea Estia à Grigorios Xénopoulos qui affirme, dès le premier anniversaire, que bien que la nouvelle revue ne vise pas à divertir le menu peuple («κοσμάκης»), elle accroît sans cesse son audience et conquiert le public distingué, ce qui était sa seule ambition22. Ce n’est qu’en 1934, lors de son huitième anniversaire, que la Rédaction admet des débuts laborieux, le manque d’abonnés et les difficultés financières, et exprime sa gratitude pour le soutien généreux offert par Kollaros. Xénopoulos se vante d’avoir fait naître en Grèce un nouveau public, à la fois averti et exigeant, prêt à assurer la survie d’une revue littéraire et artistique telle que la Nea Estia23. Deux ans plus tard, à l’occasion du dixième anniversaire, Petros Charis, le successeur de Xénopoulos, revient sur le sujet et se déclare satisfait d’avoir vu les numéros de la revue non seulement chez des gens cultivés, mais aussi entre les mains d’ouvriers qui, lors d’un voyage ferroviaire, étaient plongés dans la lecture d’Eupalinos de Valéry ou des poèmes de Cavafy. Charis se félicite d’avoir ainsi contribué à l’éducation esthétique du public grec, mais il est évident que le public en question ne peut être celui de la haute bourgeoisie24. Malgré ses prétentions, la Nea Estia est loin d’apparaître in vacuo. L’entre-deux-guerres est une période de foisonnement exceptionnel des revues et des cercles littéraires. Plusieurs autres tentatives d’ambition comparable voient alors le jour, de durée plus ou moins longue selon les moyens disponibles, et dont certaines, comme Ellinika Grammata de Kostis Bastias, visent exactement le même public bourgeois, avec un certain capital culturel et financier, que Nea Estia25.

8 Le recrutement des collaborateurs de la Nea Estia est libéral, couvre un vaste spectre de la vie intellectuelle grecque et reste ouvert aux nouveaux talents, en prose comme en poésie. Son choix d’articles est varié et comprend de manière équilibrée des études de littérature, de folklore, d’histoire et d’art néohellénique, des pièces de littérature grecque ou en traduction, de la poésie et, enfin, sa propre rubrique de la Quinzaine («Το Δεκαπενθήμερον») qui comprend des actualités et la critique littéraire, dramatique, artistique et musicale de la production grecque avec des correspondances des principales capitales européennes. Tirer des conclusions sur la composition sociale des lecteurs de Nea Estia rien qu’avec des données de base aussi indirectes serait arbitraire.

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On peut néanmoins remarquer que la revue ne néglige pas les sujets que l’on pourrait qualifier de « petit-bourgeois » touchant à la vie quotidienne, aux villes ou aux traditions rurales, soit dans ses pièces littéraires, soit par des études spécifiques. On constate également le souci marqué d’éduquer son public par la présentation analytique des courants littéraires et artistiques modernes, des écrivains et artistes étrangers d’un spectre géographique assez vaste, avec notices biographiques et extraits de leur œuvre à l’appui, pour les lecteurs qui n’auraient pas accès à l’original. Plus important encore, malgré son engagement résolu et hardi dans la question linguistique pour la défense de la démotique, elle choisit des prises de position prudentes en ce qui concerne les affaires politiques. Elle s’identifie ainsi à la majorité conservatrice de la petite bourgeoisie de l’entre-deux-guerres qui, déçue par Venizélos, se déplace vers la droite et s’éloigne du républicanisme26. Léon Blum est signalé aux lecteurs comme « le premier chef de cabinet juif de la France »27 tandis qu’on relate longuement et avec une satisfaction évidente les échos de la déception d’André Gide lors de son voyage en URSS28. La méfiance à l’égard de l’Union soviétique29 va de pair avec l’absence ambiguë de références à l’Allemagne hitlérienne et aux abus nazis30. Ce dernier trait de germanophilie rapproche plus étroitement encore la Nea Estia de l’antivenizélisme et de l’antiparlementarisme qui gagnent les couches moyennes dans les années trente. Conforme à ces choix, la revue sera, à partir de 1936, favorable au régime de Metaxas31. Quelques années plus tard d’ailleurs, à la fin des années 1950, la Nea Estia se trouve classée par le Comité consultatif spécial (Ειδική Συμβουλευτική Επιτροπή) créé en 1958 pour la coordination de la « propagande nationale », parmi ces revues d’autorité qui avaient peut-être une circulation moyenne et s’adressaient à des couches de la population qui jouaient un rôle de dirigeant de l’opinion publique. À ce titre, elle jouira des fonds secrets du gouvernement pour la publication des articles soutenant la politique officielle et la ligne anticommuniste du parti alors au pouvoir, l’Union nationale radicale (Εθνική Ριζοσπαστική Ένωσις, EPE) de Constantin Karamanlis32. Le lectorat demeure la partie la plus délicate à définir en ce qui concerne l’étude du circuit de l’imprimé33. Dans le cas grec, les données fiables manquent et nous ne disposons que d’une esquisse du tableau. Mais cette esquisse semble bien révéler deux groupes de lecteurs distincts sans pourtant éliminer de possibles recoupements entre eux. Si l’élite cosmopolite d’alors se réfère indubitablement à la « doyenne des revues françaises », les couches moyennes semblent s’attacher plutôt à son disciple national et à l’expression immédiate de la vie intellectuelle du pays, illustrant en matière des lectures la divergence entre le sommet de l’échelle sociale et les couches intermédiaires des classes moyennes.

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NOTES

1. MAZOWER M., 1991, Greece and the Inter-War Economic Crisis. Oxford Historical Monographs, Oxford: Clarendon Press.

2. MOLLIER J.-Y, 2008, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Paris : Fayard ; VAN DER WEEL A., 2009, “Modernity and Print II: Europe 1890-1970”, in ELIOT S., ROSE J. (dir.), A Companion to the History of the Book, Wiley-Blackwell, 354-367. 3. KARAKATSOULI A., 2014, “ The Greek Book in Crisis: Structural Deficiencies and Challenges”, in The International Journal of the Book. Vol. 11, issue 3, http:// ijb.cgpublisher.com/product/pub.27/prod.542.

4. OURANIS K., 1930, «Η κρίσις που διατρέχει το λογοτεχνικό βιβλίο [La crise qui parcourt le livre littéraire]», Eleftheron Vima, 3-5 décembre, in TSOKOPOULOS V., PASSIA A., CHRYSSOVERGIS Y. (dir.), 1998, Περιπέτειες του βιβλίου στην Ελλάδα, 1880-1940. Ένα ανθολόγιο [Aventures du livre en Grèce, 1880-1940. Morceaux choisis], EKEVI : Athènes, p. 41.

5. XÉNOPOULOS GR., 1931, «Γιατί ... διαβάζεται το ελληνικό βιβλίο» [Pourquoi le livre grec… se lit-il], Nea Estia, no 102, 15 mars, 320. 6. RIGOS A., 1988, Η Β΄ Ελληνική Δημοκρατία, 1924-1935. Κοινωνικές διαστάσεις της πολιτικής σκηνής [La IIe République Grecque, 1924-1935. Dimensions sociales de la scène politique], Themelio : Athènes, p. 133, 137-138. 7. MAVROGORDATOS G., 1983, Stillborn Republic. Social Coalitions and Party Strategies in Greece, 1922-1936, University of California Press, 1983, p. 117. 8. En 1993, lors de la remise du prix du Rotary Club d’Athènes à Nea Estia, les deux revues furent explicitement mises au même plan en raison de leur durée exceptionnelle. Voir FOTEAS P., 1933, «Η μακροβιότητα και η νεότητα της Νέας Εστίας [La longévité et la jeunesse de la Nea Estia]», Nea Estia, no 1586, 1er août, 976. Voir aussi CHARIS P., 1938, «Έτος δωδέκατον [Douzième année]», Nea Estia, no 265, 1er janvier, 48 : «να κρατήσωμεν το κοινό μακριά από τη σύγχυση» [préserver le public de la confusion]. 9. En 1939, son directeur, André Chaumeix, pouvait se vanter de 13 000 exemplaires distribués dans la région parisienne, de 25 000 destinés à la province et aux colonies et de 8 000 encore envoyés à l’étranger. Voir la lettre d’André Chaumeix à l’agent publicitaire M. Vauglin du 21 mars 1939, Fonds Chaumeix, Correspondance Revue des Deux Mondes, CH 626, imec. 10. Discours de Maurice Paléologue au 8 e Dîner de la Revue le 5 décembre 1928, Revue des Deux Mondes, Supplément du 15 décembre 1928. 11. Revue des Deux Mondes, Supplément du 1er janvier 1930. 12. On constate une chute brutale de leur nombre de 1933 à 1936 que nous attribuons plutôt à l’instabilité politique et à la crise intérieure en Grèce même, puisque rien ne change dans l’attitude de la Revue envers le pays qui pourrait expliquer un

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désabonnement massif. Voir KARAKATSOULI A., 1995, la Revue des Deux Mondes de 1920 à 1940 : Une revue française devant l’étranger, Ehess, Paris, Thèse de doctorat, p. 581-593. 13. Le Supérieur des Lazaristes et le curé de l’Église catholique, à Salonique également, ainsi que le frère qui dirige le collège Saint Paul de Pirée. 14. Philippos Dragoumis, Dimitrios Hadjiskos et Ioannis Marcopoulos du Parti populaire et Theologos Nikoloudis, Agis Tambakopoulos et le général Georges Nicolaides du cabinet de Ioannis Metaxas. 15. Alexandros Argyropoulos et Pavlos Oikonomou‑Gouras. 16. Simantiras n’est à cette époque qu’avocat et fonctionnaire au ministère de la Justice. Il deviendra professeur de droit civil à l’Université d’Athènes en 1962. 17. Le télégramme du ministre grec des Affaires étrangères, Andreas Michalacopoulos, aux fêtes du Centenaire, et le discours de Constantin Diamandy, ministre de Roumanie, à la même occasion l’attestent. L’accent est mis aux liens que la Revue établit entre les peuples, à sa mission de guide pour les élites intellectuelles. Mais surtout, on parle avec gratitude de l’intérêt que la Revue a toujours témoigné à l’égard de leur pays. Voir Revue des Deux Mondes, Supplément du 1er janvier 1930. 18. Voir KARAKATSOULIS A., la Revue des Deux Mondes de 1920 à 1940, op. cit., p. 169-171.

19. VERAX [Charles-Roux F.], 1929, « Quelques maîtres du destin : M. Venizélos », Revue des Deux Mondes, 1er février 1929, 590-622. 20. VERAX [Empiricos-Coumoundouros A.], 1936, « Silhouettes étrangères : Le général Metaxas », Revue des Deux Mondes, 15 novembre, 334-343. 21. Citons à titre d’exemple pour les années trente, Neoellinika Grammata [Lettres Néohelléniques] publiés par Eleftheroudakis, la Foni tou Vivliou [Voix du Livre] de Dimitrakos, ou les Koinoniologiki Vivliothiki [Librairie Sociologique] et Marxistiki Vivliothiki [Librairie Marxiste] de Govostis. Voir KARAKATSOULI A., 2011, Στη χώρα των βιβλίων. Η εκδοτική ιστορία του Βιβλιοπωλείου της Εστίας, 1885-2010 [Au pays des livres. L’histoire éditoriale du Vivliopoleion tis Estias, 1885-2010], Oi Ekdoseis ton Synadelfon : Athènes, p. 95-96. 22. «[…] δεν φιλοδοξεί παρά μόνον το εκλεκτό κοινό να κατακτήση. Και το κατακτά…», in la Rédaction, 1930, «Το Δεκαπενθήμερον [La Quinzaine]», Nea Estia, no 76, 15 février, 224. 23. XENOPOULOS GR., 1934, «Έτος Όγδοον [Huitième année]», Nea Estia, no 169, 1er janvier, 37-38. 24. CHARIS P., 1936, «Έτος Δέκατον [Dixième année]», Nea Estia, no 217, 1er janvier, 47. 25. Telles que Noumas (1903-1931), Mousa (1920-1923), Neoi Vomoi (1924), la marxisante Anagennisi de Dimitris Glinos (1926-1928), Nea Epitheorisi (1928-1929), Ellinika Grammata de Kostis Bastias (1927-1930), son concurrent principal, Protoporoi (1930-1931) et Neoi Protoporoi (1931-1934), Nea Grammata (1935-1940), etc. Voir KAYALIS T., 2007, Η επιθυμία για το μοντέρνο. Δεσμεύσεις και αξιώσεις της λογοτεχνικής διανόησης στην Ελλάδα του 1930 [Le désir du moderne. Engagements et exigences des intellectuels littéraires dans la Grèce des années 1930], Vivliorama : Athènes, p. 109-180. 26. ELEFANTIS A., 1979, Η επαγγελία της αδύνατης επανάστασης. ΚΚΕ και αστισμός στον Μεσοπόλεμο [La promesse de la révolution impossible. Le Parti Communiste Grec et la bourgeoisie pendant l’entre-deux-guerres], Themelio : Athènes, p. 152, 154, 160.

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27. Nea Estia, «Ξένα περιοδικά κι εφημερίδες [Revue de presse étrangère]», no 227, 1er juin, p. 812. 28. Nea Estia, «Ξένα περιοδικά κι εφημερίδες [Revue de presse étrangère]», no 239, 1er décembre 1936 ; ibidem, no 241, 1er janvier 1937, 75 ; no 242, 15 janvier 1937, 157 ; no 245, 1er mars 1937, 397 ; no 249, 1er mai 1937, 717 ; no 251, 1er juin 1937, 878 ; no 254, 15 juillet 1937, 1119 ; no 255, 1er août 1937, 1198-1199. 29. Ce qui ne semble pas influer sur son jugement littéraire. Les écrivains soviétiques sont présentés, à partir de 1936, in extenso et sans préjudice (voir la série d’articles qui paraissent sous le titre général «Μετεπαναστατικοί Ρώσοι Πεζογράφοι» [Romanciers russes post-révolutionnaires]). 30. Avec la seule exception de Kostas Ouranis qui, en 1936, commente ironiquement l’« oubli » par le régime nazi du 80e anniversaire de la mort du juif Heine. Voir OURANIS K., 1936, «Η εκδίκηση του Χάινε [La vengeance de Heine]», Nea Estia, no 222, 15 mars, 431-432, où il reprend la comparaison de Hitler à Caliban déjà introduite par Robert d’Harcourt dans la Revue des Deux Mondes deux ans plus tôt (voir d’Harcourt R., 1934, « le Crépuscule des idoles », Revue des Deux Mondes, 1er août, p. 652-663). 31. ELEFANTIS A., Η επαγγελία της αδύνατης επανάστασης…, op. cit., p. 163-166. 32. KARAKATSOULI A, 2011, Στη χώρα των βιβλίων…, op. cit., p. 239-243 ; STEFANIDIS Y. 2008, «Η ανάπτυξη των μηχανισμών του “αντικομμουνιστικού αγώνος», 1958-1961», Mnimon, vol. 29, 199-241. 33. DARNTON R, 1990, The Kiss of Lamourette: Reflections in Cultural History, Faber & Faber: London, p. 122.

RÉSUMÉS

On propose ici de distinguer entre deux groupes sociaux grecs, la haute bourgeoisie et les couches moyennes, d’après leurs lectures respectives, la Revue des Deux Mondes et la Nea Estia, pendant les années trente. Les abonnés de la « doyenne des lettres françaises » appartiennent surtout à l’élite cosmopolite des affaires internationales. Son équivalent grec se constitue également un public bourgeois, mais son appel s’adresse plutôt aux couches moyennes à la recherche de l’expression immédiate de la vie intellectuelle nationale.

This article marks the distinction between two social groups in Greece during the 1930s according to their reading choices of the French Revue des Deux Mondes and its Greek disciple Nea Estia. It is argued that in the first case subscribers belong to the upper and cosmopolitan classes while readers of the Greek journal were rather members of the urban middle classes concerned about direct national expression.

Αυτό το άρθρο προτείνει μία διάκριση ανάμεσα σε δύο ελληνικές κοινωνικές ομάδες, την μεγαλοαστική τάξη και τη μεσαία τάξη, ανάλογα με τα διαβάσματά τους, τη Revue des Deux Mondes ή τη Νέα Εστία κατά τη δεκαετία του 30. Οι συνδρομητές της «βασίλισσας των Γαλλικών Γραμμάτων» ανήκουν προπάντων στην κοσμοπολιτική ελίτ των διεθνών σχεσέων. Το ελληνικό αντίστοιχό της

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έχει επίσης ένα αστικό κοινό αλλά απευθύνεται στις μεσαίες τάξεις οι οποίες αναζητούσαν μια άμεση έκφραση της εθνικής διανοητικής ζωής.

INDEX

Keywords : Revue des Deux Mondes, Nea Estia, history of the Press, Greece, Twentieth Century Mots-clés : Revue des Deux Mondes, Revue des Deux Mondes, Nea Estia, Nea Estia, histoire de la presse motsclesel Revue des Deux Mondes, Νέα Εστία, Ιστορία του τύπου, Ελλάδα, Εικοστός αιώνας motsclesmk Преглед на два света, Неа естиа, Историја на печатот, Грција, Дваесеттиот век motsclestr Iki dünyanın Dergisi, Nea Estia, Basın Tarihi, Yunanistan, Yirminci yüzyıl Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

ANNE KARAKATSOULI Université d’Athènes

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Émergence d’élites et différends idéologiques Regards sur l’œuvre de Georges Théotokas Emergence of Elites and Ideological Differences: Commentary on the Work of Georges Theotokas Διαμόρφωση ιθύνουσας τάξης και ιδεολογικές διαφορές: Ματιές στο έργο του Γιώργου Θεοτοκά

Georges Kostakiotis

Introduction

1 Comment, dans un groupe humain, se produit la formation d’une élite ? Georges Théotokas nous propose plusieurs réponses et nous verrons, à partir de l’analyse de trois de ses ouvrages, comment sa conception de l’émergence d’une élite évolue radicalement : avec Argo (1936), l’écrivain démontre que la d’une élite qui passe par un regroupement d’intellectuels d’une société en mouvement connaît ses limites. Dans Daimonio (1938) il semble confirmer que le monde fermé de la bourgeoisie qui constitue un réservoir pour l’élite reste coupé de la réalité. Avec Léonis (1940), Théotokas propose comme solution de faire confiance à l’artiste, au créateur qui, en tant qu’individu, porte désormais sur lui tout l’espoir pour la réussite de la société et du monde.

2 Tout au long de cet article, nous essaierons de démontrer la cohérence de cette évolution en partant des interrogations et des doutes que l’écrivain a pu formuler, puis en fondant notre argumentation à partir des éléments que nous emprunterons à Argo, Daimonio et Léonis. Nous nous interrogerons ensuite sur les relations entre les élites et les masses populaires, relations complexes subtilement évoquées par Georges Théotokas dans ses romans, avant de conclure, provisoirement.

3 Qu’est-ce que l’élite ? Quels caractères et quelles qualités la distinguent ? Comment se forme-t-elle ? Comment dégénère-t-elle ? Quelles fonctions remplit-elle ? (BUSINO, 2008).

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4 Séféris (1975, 17) note dans les premières pages de son Journal de 1925 que la situation en Grèce est misérable pour les jeunes qui veulent écrire, car il n’y a personne pour les guider1. Formons donc une classe avec ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité, et donnons à cette classe le nom d’élite, dira Pareto. Pour lui, à l’intérieur d’une classe comme à l’intérieur de la société, il y a des personnes qui manifestent de grandes capacités dans leurs branches respectives de l’activité sociale. L’ensemble de ces gens est regroupé en une classe à laquelle on donne le nom d’élite (BUSINO, 2008, XLVI-140). Théotokas, dans ses romans, tente de constituer cet ensemble en osant s’adresser à toutes les tendances idéologiques.

5 Vassos Varikas (1979, 19, 20, 55, 56, 72) sans utiliser le terme d’élite, parle de « chef intellectuel »2, de « personnalités » ou des « personnalités dominantes »3, de « guide », de « prophète »4 ou bien d’« esthète » 5. Il utilise également le verbe « représenter » pour parler des écrivains qui ont voulu incarner l’esprit de la littérature des années de l’entre-deux-guerres.

6 Vitti (2004, 72) en parlant de l’élite ou de l’intelligentsia selon la conception marxiste se réfère à des minorités qui agissent, qui ont des fonctions définies au sein d’une société. Alors qu’Aggela Kastrinaki (2005, 97), plus récemment, se référant directement à l’élite bourgeoise, avec un regard critique, parle de « l’ordre établi »6.

7 Mais le terme « bourgeoisie » ou même « petite bourgeoisie » qui inonde la critique littéraire, qu’il fasse allusion à la classe sociale ou uniquement à une idéologie, reste problématique puisque la composition de la société grecque de l’entre-deux-guerres est « petite-bourgeoise » ou, pour être plus juste, c’est de cette petite bourgeoisie que provient la majorité des écrivains de cette période (ARGYRIOU, 2002, 12). Théotokas fidèle à ses origines bourgeoises, respectant le libéralisme de Venizélos, prend déjà en 1929 ses distances avec les idées nationalistes qui œuvrent pour des « profits nationaux » (THÉOTOKAS, 1929, 27) et avec les idées marxistes qui prônent un militantisme intellectuel. Pour lui, nationalistes et marxistes ne font que raccourcir la réflexion, rapetisser la pensée et les problématiques (ibidem, 28)7 et ils tentent de comprendre l’évolution de l’art avec la formule simple et rigide de la tradition nationale pour les uns, ou du facteur économique pour les autres ; ils rapetissent la réflexion pour la faire entrer dans le dogme (ibid.)8.

8 Pareto semble mettre en doute la formation et la circulation des élites uniquement à travers la lutte des classes. Marx, selon Pareto, aurait tort sur deux points : d’une part, il est faux de croire que la lutte des classes est déterminée exclusivement par l’économie et que d’autre part, la lutte des classes n’est qu’une forme de la lutte pour la vie. Ce qu’on nomme « conflit entre le travail et le capital » n’est donc qu’une forme de la lutte des classes. Ces deux objections, nous les observons dans la pensée de Georges Théotokas.

9 Pour Georges Théotokas, les différentes idéologies servent avant tout à un débat purement théorique ayant comme priorité la formation d’une élite intellectuelle. À son tour, cette élite au sens large du terme, c’est-à-dire issue de toute la société et de toute tendance politique, est prête à donner ce que Pareto a appelé « élite gouvernementale » et que Théotokas a voulu appliquer dans ses romans, montrer et expliquer dans ses articles politiques et dans son journal intime. Cette définition selon Pareto est objective et neutre. Il ne faut pas chercher un sens profond, métaphysique ou moral, à la notion d’élite, il s’agit d’une catégorie sociale, objectivement saisissable. Il n’y a pas à se

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demander si l’élite est vraie ou fausse, et qui a le droit d’y figurer. Toutes ces questions sont vaines souligne Raymond Aron (1967, 460).

10 Par conséquent, nous pourrons considérer le travail de Georges Théotokas au-delà du différend politique sur lequel la critique s’est tellement focalisée en faisant de lui le porte-parole de toute une bourgeoisie conservatrice. C’est la théorie parétienne de l’élite et de la circulation des élites que l’écrivain a voulu mettre en place au cœur de son travail afin de proposer un nouveau regard sur le monde grec (VALADE, 2005, 5-15).

Argo

11 Dans son premier roman, Georges Théotokas tente de comprendre comment les élites se comportent, se fréquentent et coexistent dans le même espace social. Le cercle d’Argo, au-delà de l’association des étudiants de la faculté de droit, peut être vu comme une tentative de représentation, sinon comme la volonté de constituer l’élite de la société.

12 Une nouvelle élite est en gestation dans les entrailles de la vieille société : les rassemblements des jeunes étudiants au-delà de leur origine sociale et au-delà de leurs différends idéologique et politique fonctionnent comme un ensemble dynamique qui se nourrit des contrastes et s’enrichit des échanges et des discussions. D’où, à partir de là, la nécessité de gérer une crise, car, fondamentalement, toute élite qui trouve en face d’elle, dans la masse, une minorité qui serait digne d’appartenir au petit nombre des dirigeants, a le choix entre deux procédés : éliminer les candidats à l’élite ou les absorber. Ce dernier procédé est évidemment le plus humain et aussi peut-être le plus efficace (ARON, 1967, 467).

13 La base juridique sur laquelle Théotokas tente de fonder le pouvoir de cette nouvelle classe dominante, comme Mosca l’a déjà constaté, est le renouvellement, en relation avec le « principe libéral » et le « principe autocratique », la « tendance aristocratique » et la « tendance démocratique », l’« équilibre entre ces deux principes et ces deux tendances ». Sur ce fond, toutes les combinaisons sont possibles, le lecteur n’attend pas davantage une résolution originale du conflit qu’une habile présentation de l’intrigue à partir de ce schéma directeur.

14 Dans cette première tentative de constitution d’une élite, l’écrivain semble vouloir dépasser les clivages entre conservateurs et progressistes ou entre bourgeois et prolétaires. Il manifeste sa volonté de rassembler, sinon de tirer pleinement profit de chaque courant idéologique qui a sa part de vérité dans la société. Il souligne « la multiplicité infinie de la réalité » (THÉOTOKAS, 1929, 28)9. L’homme imposé par la Renaissance semble, à lui aussi, avoir épuisé son rôle dans l’histoire. Un groupe qui mûrit au sein de la société actuelle fait que les questions se posent sur une nouvelle base. La conscience que l’individu fait partie d’un groupe oblige à chercher une nouvelle approche pour la vie (VARIKAS, 1939, 51)10. Vassos Varikas dans son œuvre parle d’une multitude de petits fiefs à la manière du monde féodal avec leurs propres lois, sans communication possible. D’ailleurs sur un ton ironique il souligne l’absence (ούτε καν) d’un monarque qui aurait pu incarner en son personnage l’idée de l’unité comme à l’époque des doucets (ibidem, 21)11. Nous pouvons dire que, justement, Théotokas tente l’unification de ces fiefs.

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15 L’écrivain constitue à nouveau la cité idéale ; au centre de la ville moderne, le jardin Zappeio, au pied de l’Acropole, à côté des colonnes du temple de Zeus, entre le siège du pouvoir actuel d’un côté et la mer Égée de l’autre – signe d’ouverture et de liberté – devient l’espace où la démocratie athénienne se réalise à nouveau. Athènes se transforme en lieu d’expérience (εμπειρικός χώρος), lieu où s’éprouve la tentative, la volonté affirmée d’établir une nouvelle élite. À travers chaque personnage l’écrivain porte un regard différent et malgré (voire contre) ses propres convictions, il propose un monde pluriel, ouvert.

16 Les prostituées du cabaret « Paradis souterrain » de Petros Pikros (1924) deviennent chez Théotokas de jeunes intellectuels, étudiants en droit. Alors que dans les nouvelles du premier les protagonistes allument la lampe à huile devant les icônes, le héros dans le roman du deuxième lit Marx, tient un discours politique et milite dans les rues de la capitale (PIKROS, 1924, 17, 46, 109-137).

17 Si l’écrivain a été accusé de perdre en épaisseur psychologique en restant insensible et froid, si ses personnages semblent pris au piège d’une immobilité émotionnelle (συναισθηματική αδράνεια), s’ils sont statiques sans la possibilité d’évoluer et de suivre les évènements (ARAGIS, 1996, 27) nous pouvons dire que cette inflexibilité incarne l’incapacité, voire l’absence de volonté, de la part de ces élites de prendre en considération la présence de courants contraires, et de laisser place aux idées opposées.

18 Ne retenons pas chez cet écrivain l’absence de sentiments ou au contraire l’expression de sentiments maîtrisés, d’une psychologie étudiée et calculée au millimètre, trop légèrement mise en relief ; mais admettons qu’il nous suggère l’architecture de la constitution d’une élite. L’organisation du drame (car il s’agit d’un drame au sens antique du terme), la tenue des personnages, la précision des gestes, l’économie des mouvements sont étudiées non pas pour constituer une psychologie réaliste pour ses héros, mais pour cartographier leurs idéologies. Chaque personnage suit sa voie propre sur une base continue qui n’est que pour un temps l’obédience à de grands idéaux politiques et sociaux. Nous voulons y voir l’expression d’un réalisme critique social, politique, voire idéologique. De ce point de vue, l’intérêt de ce roman rebondit et acquiert une coloration d’une modernité rare. Nous pouvons désormais parler d’une maîtrise avancée de la composition sociale.

19 Les héros de Théotokas entendent demeurer fidèles jusqu’au bout à la plus haute idée qu’ils se font d’eux-mêmes. Leurs caractères sont conçus par une double antithèse : d’abord entre eux (gauche – droite, conservateur – progressiste bourgeois – prolétaires) et ensuite en eux avec le couple « vocation – doute ». Ces oppositions demeurent tout à fait fondamentales d’un bout à l’autre de l’œuvre pour obtenir la constitution d’une élite au-delà des dissensions politiques et sociales ou même claniques.

20 L’écrivain regarde ses personnages avec une certaine distance sans manifester aucune préférence ; il ose mettre la réalité politique de son époque en scène dans l’intrigue de son roman (VITTI, 2004, 293) afin d’exprimer différentes positions sans pour autant perdre son objectivité. Cette position dite distanciation devient dans son travail l’expression d’une impartialité qui provoquera le mécontentement tant de la gauche que de la droite (ibidem, 292).

21 Grâce à l’absence de personnage principal, Théotokas réussit la décentralisation des héros, pour aboutir à une représentation polysémique de la société sans pour autant arriver à un roman social (κοινωνικό μυθιστόρημα). C’est en croisant les différentes

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façons de faire face à une réalité que l’écrivain essaie de donner son sentiment sur l’ensemble de la situation (idem).

22 Mais quelles sont les limites du potentiel du groupe ? Jusqu’à quel point peut-il remplacer l’individu indépendant ou anarchiste ? Comment sont déterminées les limites de ses devoirs et de ses obligations ? Quelles formes peuvent prendre le psychisme pour être en harmonie avec les nouvelles conditions de vie ? (VARIKAS, 1979, 52).

23 Georges Théotokas avec la tentative d’Argo se rend compte que cette élite issue de l’ensemble de la société ne peut pas exister, puisque ses membres ne peuvent pas coexister. Les représentants de cette élite ne sont pas prêts à se partager le pouvoir. Cette opération connaît ses limites. Varikas qui jusqu’à la Seconde Guerre mondiale a soutenu la soumission de l’individu au groupe – puisque l’ensemble est vu comme la seule possibilité de fécondation (ARGYRIOU, 2002, 16) – considérera, plus tard, le groupe comme un piège pour l’être, comme le risque de sombrer dans une psychose collective.

24 La rigidité hiérarchique résultant d’un groupe qui se ferme en caste, comme un changement trop rapide des élites au sommet de la société, sont nuisibles à la prospérité des nations. Celle-ci dépend notamment d’une certaine proportion entre les différents courants idéologiques. L’absolue domination de la bourgeoisie ancienne bloque le progrès, la prépondérance du prolétariat engendre l’instabilité sociale12. Les manifestations et les tueries démontrent l’immaturité politique d’une société et d’une mentalité qui ne semblent pas prêtes à être représentées par une telle élite multiple et ouverte.

25 Georges Théotokas après l’expérience décevante de l’Argo, décide de changer de cap. Le coup d’État du 4 août 1936 interrompt définitivement le dialogue entre les courants socialistes et libéraux de la bourgeoisie (VITTI, 2004, 56). Le « danger du communisme » qui s’installe en Grèce et qui « menace » la société de l’intérieur préoccupe Théotokas qui, en revanche, ne voit pas le fascisme comme un danger imminent, en tout cas pour le monde grec (ibidem, 57, 68).

Daimonio

26 Dans son roman Daimonio l’espace géographique de l’île devient symboliquement le lieu par excellence de la liberté, de l’ouverture d’esprit, des idées qui circulent et qui se renouvellent ; autrement dit un lieu de création idéal, certainement idéalisé en opposition à la capitale (des années de Metaxas).

27 Malgré la suppression des libertés et la censure, l’écrivain comme toute cette bourgeoisie des années 1930, a voulu croire que la littérature pouvait vivre dans une sphère au-delà des problèmes politiques et sociaux gardant son autonomie sans se plier aux lois des idéologies (ibid., 69). Vitti propose le terme français « disponibilité » pour comprendre la dimension que Georges Théotokas voudrait donner à «Δαιμόνιο», démon, génie terme très courant dans la littérature européenne qu’il essaie de transposer dans la réalité grecque. L’écrivain exprime toujours le besoin de ne pas limiter sa liberté d’esprit à telle ou telle idée et de laisser libre cours aux innombrables interprétations de la vérité et aux possibilités que la vie ou l’avenir de chacun peuvent proposer ou offrir (ibid., 37).

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28 Seulement, l’élite, cette fois-ci, se limite à un petit groupe qui, idéalisé autrefois, se retrouve replié sur lui-même et se coupe de la réalité du monde. Mais, comme le souligne Raymond Aron, toute élite qui n’est pas prête à livrer bataille pour défendre ses positions, est en pleine décadence, il ne lui reste plus qu’à laisser sa place à une autre élite ayant les qualités viriles qui lui manquent (ARON, 1967, 467). Pour reprendre Pareto : les aristocraties ne durent pas. Elles sont toutes frappées d’une déchéance plus ou moins rapide (VALADE, 2005, 5-15). La vieille élite de Théotokas, au pouvoir, est contaminée par les bons sentiments, comme dirait Pareto ; elle doute de son droit, s’interroge sur sa légitimité et réagit maladroitement : son joug s’appesantit dans le même temps où elle n’a plus la force de se maintenir.

29 Il s’agit d’une image qui fonctionne comme une opposition à l’idée de l’île. L’ambiance est lourde, l’air irrespirable ; l’écrivain démontre l’impuissance de son monde à suivre son temps, à incarner le rêve, à proposer de nouveaux idéaux. Cette montée angoissante du pessimisme ne met pas en cause uniquement la vieillesse qui domine. Ce pessimisme part d’une certitude intérieure que tout renouvellement idéologique reste impossible. Il s’agit d’une bourgeoisie sociale et intellectuelle qui, prise au piège de son propre jeu, sombre dans l’isolement, la folie, et la mort. Le paradis se transforme en enfer. L’aveuglement du père, les névroses de la mère, les caractères cyclothymiques des enfants sont comme les symptômes d’un monde où tout contact, tout échange devient superficiel et inexistant. Théotokas se rend compte également que l’isolement, la prise de distances avec la réalité sociale et politique ne peuvent aboutir nulle part.

Léonis

30 Avec Léonis, l’écrivain change radicalement de regard ; il abandonne l’idée de l’élite comme une entité réunie consciemment pour exprimer l’ensemble de la société. Cette fois-ci, l’auteur mise sur l’individu. Le motif central en est la vocation individuelle à laquelle il faut que l’individu fasse droit s’il veut, d’une part réussir aux yeux de ses contemporains, d’autre part s’accepter lui-même, à condition que cette vocation serve de grands idéaux, corresponde à une certaine responsabilité, au sens d’une mission.

31 L’intellectuel incarne désormais l’espoir, l’artiste se détache de l’ensemble pour le diriger. Déçu par une société piégée par des guerres successives, déçu par une classe dirigeante qui s’autodétruit, l’écrivain cherche une issue en puisant dans ses propres forces. À travers le personnage du protagoniste, il retrouve ses années d’enfance pour reconstruire un nouveau modèle et envisager l’avenir, son propre avenir et celui d’une société entière. Ce que les héros d’Argo, tous ensemble, n’ont pas pu obtenir, c’est Léonis tout seul qui arrive à le faire. Au contraire d’Argo, chez Léonis, le lecteur devient le témoin d’une série de renversements (ανατροπές), de dépassements de soi qui libèrent le protagoniste, constituent son caractère et imposent un nouveau regard au-delà de l’ordre établi de Aggela Kastrinaki.

32 Léonis, au-delà de la désillusion, est en contact direct avec la réalité et prêt à proposer sa vision du monde. Son caractère se constitue au fur et à mesure tout au long du roman (ARAGIS, 1996, 24), ses actes et paroles forment sa personnalité.

33 Léonis se libère de ses peurs, des idéaux nationalistes et de l’académisme de l’art (ibidem, 29, 30). La maturation psychologique prime tout, tout lui est sacrifié, l’action aussi, les états d’âme évoluent à l’avantage du personnage, nous ne sommes gratifiés

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que de l’essentiel indispensable, pas un mot superflu, rien qui pèse ou qui pose. Étonnamment vivant et vrai, incapable de se plier à une définition exhaustive, toujours ailleurs que là où nous voulons le mettre, toujours agissant, pensant ou sentant autrement que comme nous l’aimerions, tellement humain. Par conséquent, sa conception du monde est réaliste et se propose comme modèle et, en fin de compte s’impose comme solution dans une société anéantie. Et c’est bien par là que Léonis de Théotokas peut devenir classique, il ne souffre pas de l’usure du temps.

34 Attardons-nous maintenant un moment sur la manière dont Georges Théotokas évoque les relations entre l’élite, les élites (libérales ou marxistes) et les masses populaires, le peuple.

35 Sans vouloir minimiser les distances que l’écrivain prend avec le peuple, nous estimons que la société telle qu’elle émerge à travers l’intertexte de son œuvre, ne doit pas être vue nécessairement comme la tentative de mettre en place une bourgeoisie qui combattra les courants marxistes. L’obstination de Théotokas à militer contre le marxisme peut être comprise comme la volonté d’aller au-delà des limites qu’il voit s’imposer à la liberté intellectuelle puisque le matérialisme envisage le présent et l’avenir à travers les lois intransigeantes de la (VITTI, 2004, 114).

36 L’écrivain reste également très critique à l’égard de la droite ; le lendemain de la libération, il parle dans son journal de « la droite enragée» (THÉOTOKAS, 2005, 510)13 tandis que le 3 décembre 1944, il emploie le terme « animosité » (ibidem, 511)14 associant désormais les Anglais aux Allemands (idem)15, en soulignant leur « intransigeance exagérée » (id.)16. Même Aggela Kastrinaki (2005) – qui semble très sceptique face à la pensée de Georges Théotokas poursuivant la logique de Dimadis (1991) qui se presse à cataloguer et finalement à condamner les écrivains/intellectuels – est contrainte d’affirmer que l’écrivain, sans adhérer aux idéaux de la gauche, n’a pas soutenu les extrémismes de la droite. Il réagit au dogmatisme qui est pour lui un vase clos, un système fermé qui n’accepte pas d’autres idées ; l’écrivain s’indigne également devant la situation de stagnation, de routine et de médiocrité de la vieille bourgeoisie (του αστισμού) (VITTI, 2004, 64, 65). Théotokas d’une part dénonce l’idéalisme sublimé par Apostolakis qui transforme Solomos en dogme philosophique, moral, esthétique et national sans pour autant adhérer aux idées de Varnalis qui, dans sa volonté de rendre à Solomos ses dimensions humaines, a combattu l’idéalisme en adoptant la vision marxiste du monde (ibidem, 36).

37 Les accusations contre la génération des années 1930 sont justement fondées sur ce regard « méprisant », il faut le dire, envers le peuple ; les opposants à ce mouvement parlent d’une bande qui a vécu loin du peuple, qui est restée insensible au drame des populations tourmentées et malmenées par leurs guides politiques, d’une bande étrangère à son époque (TZIOVAS, 2011, 403).

38 Sgouros parle d’un cercle de créateurs subjectifs qui se placent au centre du monde. On peut se demander si leur intention n’est pas d’essayer d’expliquer le monde à travers leur être propre ou au contraire d’essayer de comprendre leur être à travers le monde objectif (ibidem, 404).

39 Le peuple peut-il être considéré comme un vivier d’où émergeront les élites qui à leur tour auront avec le peuple des relations de domination ou de mépris ? Peut-on honnêtement parler, de façon générale du « peuple » ? C’est quoi, au fond, le peuple ? Dès que quelqu’un se revendique d’une appartenance au peuple, c’est qu’il ne s’identifie

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plus au « peuple », il veut une légitimité pour agir sur lui. L’élite n’est-elle pas condamnée à mépriser le peuple ? C’est peut-être la seule façon, quand elle est médiocre, d’affirmer une supériorité qui résulte au fond du désir de servitude volontaire de la part de classes populaires.

40 Si Georges Théotokas semble porter un regard critique envers le peuple qui se laisse entraîner si on le flatte, il parle du peuple au-delà des idéologies en insistant sur le phénomène de la « masse » qui peut être facilement fanatisée en dehors de ses convictions politiques alors que lui, l’écrivain, l’artiste se met constamment en opposition à cette « masse » (KASTRINAKI, 2005, 195).

41 Il souligne la « vanité populaire » qu’il s’agisse des idées nationalistes ou des théories sur la division des classes. Il insiste sur le visage inhumain des régimes totalitaires de la droite et de la gauche et critique les dits « libéraux », restés en dehors de la réalité, représentant une vieille garde stérile. Sans se retourner contre le parti communiste, il note que le peuple ne comprend ni sa cosmo théorie ni son programme, mais il le suit uniquement, car il le sent proche de lui, ils parlent la même langue (THÉOTOKAS, 2005, 502, 523). Dans ce même esprit, Aron note à propos de Pareto que la lutte des classes de l’époque contemporaine n’aboutira pas à la dictature du prolétariat, mais à la domination de ceux qui parleront au nom du prolétariat, c’est-à-dire d’une minorité privilégiée comme toutes les élites qui l’ont précédée ou qui lui succéderont (ARON, 1967, 464, 465).

42 Lisant l’Histoire de la Révolution russe de Trotski, l’écrivain cite toujours dans son journal daté du 6 décembre 1944 des extraits entiers en français. Il oppose les « ennemis » du peuple et le comité militaire révolutionnaire qui dirige la résistance au gouvernement (THÉOTOKAS, 2005, 516, 517) et souligne le rôle des « gens éduqués » et des « artistes » face au peuple qui devient le « reste du monde » (ibidem, 517, 518). L’écrivain dans la lettre qu’il a remise en mains propres à Georges Papandréou le 19 octobre 1944, insiste longuement sur la psychologie du peuple et essaie de comprendre son comportement. Il semble partager son besoin de se libérer de ses maîtres qui lui font tort, qui le méprisent et qui le tuent ; il souligne la nécessité de devenir maître de lui-même. À ce propos, il voit une différence entre le prolétariat des grands centres industrialisés aux intérêts économiques et sociaux bien précis, et le peuple en Grèce qui est un monde jeune, amorphe et inconscient, mais intense et dynamique et qui demande de nouveaux appuis.

Conclusions

43 Nous pouvons affirmer la cohérence des conceptions de Georges Théotokas au sujet des élites dans la société grecque de son temps à partir de la complexité des interactions entre les élites : celle qui vieillit face à celles qui émergent, et les « masses populaires ».

44 L’écriture de Théotokas n’échappe pas à l’esprit didactique, il nous reste donc à considérer la fiction de ses romans comme une reconstitution conceptuelle d’un monde à la recherche d’une société idéale. L’hétérogénéité sociale, c’est-à-dire la rivalité des élites et la lutte entre les masses et l’élite, est affectée par les intérêts, mais agit aussi sur eux. Il n’y a pas, en définitive, de détermination de l’ensemble par une variable, mais détermination de l’ensemble par l’action réciproque des variables les unes sur les autres (ARON, 1967, 464).

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45 Théotokas, face à la puissance absolue du monde objectif, selon la classification du matérialisme historique, propose un monde autonome et indépendant du besoin matériel, le monde de l’esprit. À l’intérieur de ce monde, dans une couche plus secrète, il place le monde de l’individu.

46 Avec Argo, l’écrivain démontre que la conception de l’élite comme un ensemble d’intellectuels d’une société en mouvement connaît ses limites. En même temps, dans Daimonio, il semble confirmer que le monde fermé de la bourgeoisie reste coupé de la réalité. En revanche avec Léonis, Théotokas propose comme solution de se tourner vers « l’individu » qui désormais portera sur lui tout l’espoir pour la réussite de la société et du monde.

47 Nous avons, à partir de ce constat, une hypothèse à formuler : pour dépasser ce clivage stérile, la notion d’élite (définition et émergence) semble être un moyen intellectuel d’en « sortir par le haut ». Pour Théotokas, une élite n’est ni de gauche ni de droite, elle est au-dessus, et un pays qui retrouve une jeune indépendance comme cette Grèce des années trente a besoin de toutes les ressources intellectuelles de toutes ses couches sociales (de toutes tendances) pour affirmer son identité et s’installer dans le « paysage international ».

48 En ce sens, et c’est là que nous voudrions en venir, Théotokas a une vision prospective, son œuvre vue dans son ensemble, présente de ce point de vue une cohérence et une force qu’on n’a sans doute, jusqu’alors trop sous-estimée.

BIBLIOGRAPHIE

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VITTI Mario, 2004, Η Γενιά του τριάντα, Athènes : Ermis.

NOTES

1. «Άθλια κατάσταση στην Ελλάδα των νέων που θέλουν να γράψουν. Κανείς για να τους οδηγήσει».

2. «του πνευματικού ηγέτη, ανθρώπων συμβόλων». 3. «προσωσοπικότητες», «δεσπόζουσα προσωπικότητα». 4. «οδηγός μαζί και προφήτης θα είναι ο σημερινός ποιητής». 5. «οι διάφοροι εστέτ». 6. «καθεστηκυία τάξη». 7. «Μαρξιστές και εθνικιστές μικραίνουν τα ζητήματα». 8. «Για να εξηγήσουν την εξέλιξη της με την απλή και αλύγιστη φόρμουλα της εθνικής παράδοσης και του οικονομικού παράγοντα […]. Οι δογματικοί μικραίνουν τα ζητήματα για να τα χωρέσουν μέσ’στο δόγμα». 9. «την άπειρη πολυμορφία της πραγματικότητας». 10. Nous mettons volontairement en parallèle les idées de Varikas et celles de Théotokas pour insister sur leur ressemblance malgré leur différend idéologique supposé. 11. «Η πνευματική μας ζωή σήμερα έχει χωριστεί σε απειρία μικρώ φέουδων. Το καθένα ζει τη δική του ανεξάρτητη ζωή […]. Δεν υπάρχει ούτε καν ο υψηλώ ονόματι μονάρχης, που στην εποχή των δουκάτων ενσωμάτωνε στο άτομό του την ιδέα της ενότητας». 12. Nous avons paraphrasé Valade Bernard qui dit que « Celle-ci dépend notamment d’une certaine proportion entre les anciens et les nouveaux riches ». Voir VALADE Bernard, « le Thème élitaire dans l’œuvre de Vilfredo Pareto », Revue française d’histoire des idées politiques 2/2005, no 22, p. 5-15. cf. Manuel, chap. VII, § 103 et Traité, § 2480. 13. «η δεξιά έχει λυσσιάξει». 14. «εμπάθεια». 15. «Τώρα θαρρείς υπάρχει στη στάση τους κάτι το γερμανικό». 16. «υπερβολική αδιαλλαξία των άγγλων».

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RÉSUMÉS

Il est vrai que l’écriture de Théotokas n’échappe pas à l’esprit didactique ; il ne nous reste alors qu’à considérer la fiction de ses romans comme une reconstitution conceptuelle d’un monde à la recherche d’une société idéale. Avec Argo, l’écrivain démontre que la conception de l’élite comme un ensemble d’intellectuels d’une société en mouvement connaît ses limites. En même temps, dans Daimonio, il semble confirmer que le monde fermé de la bourgeoisie reste coupé de la réalité. En revanche avec Léonis, Théotokas propose comme solution de se retourner vers « l’individu » qui désormais portera sur lui tout l’espoir pour la réussite de la société et du monde. Théotokas, face à la puissance absolue du monde objectif, selon la classification du matérialisme historique, propose un monde autonome et indépendant du besoin matériel, le monde de l’esprit. À l’intérieur de ce monde, dans une couche plus secrète, il place le monde de l’individu. Nous proposons de considérer le travail de Georges Théotokas au-delà du différend politique sur lequel la critique s’est tellement focalisée faisant de lui le porte-parole de toute une bourgeoisie conservatrice. Sans vouloir minimiser les distances que l’écrivain prend avec le peuple, nous estimons que la société telle qu’elle émerge à travers l’intertexte de son œuvre ne doit pas être vue nécessairement comme la tentative de la mise en place d’une bourgeoisie qui combattra les courants marxistes.

It is true that Theotokas’ writing does not escape the didactic spirit; we can therefore consider the fiction of his novels as a conceptual reconstruction of a world in search of an ideal society. With Argo, the writer shows that the design of the elite as a group of intellectuals in a changing society reaches his limits. At the same time, in Daimonio he seems to confirm seems to confirm the view that the closed urban world is severed from reality. In contrast with Leonis, Theotokas proposes as a solution the return to the "individual" who from now on carries the hope for the success of the society and the world. Theotokas, in response to the absolute power of the objective world (the objectivism), according to the classification of historical materialism, proposes a world that is autonomous and independent from material needs, the world of spirit. Within this world, at a more secret level, he places the world of the individual. We propose to consider the work of Georges Theotokas beyond political disputes that criticism has strongly focused on, turning him into a representative of the conservative class. Without intending to underestimate the distance that the writer kept from the lower class, we believe that the society as it emerges through the intertext of his work should not necessarily be seen as an attempt to establish a bourgeoisie/middle class who fights the Marxist currents.

Αν θεωρήσουμε ότι το γράψιμο του Θεοτοκά δεν καταφἐρνει να απαλλαγεί από ένα πνεύμα διδακτισμού, δεν μένει παρά να λάβουμε την μυθοπλασία των μυθιστορημάτων του σαν την εννοιολογική αναπαράσταση μιας ιδανικής κοινωνίας. Με την Αργώ, ο συγγραφέας δείχνει ότι σε μια κοινωνία σε πλήρη ανασύσταση, η σύλληψη της ιθύνουσας τάξης σαν ένα σύνολο διανοουμένων, αγγίζει τα όριά της. Παράλληλα, στο Δαιμόνιο, φαίνεται να επιβεβαιώνει το γεγονός ότι ο κλειστός κόσμος της αστικής τάξης είναι αποκομμένος από την πραγματικότητα. Αντίθετα με τον Λεωνή, ο Θεοτοκάς προτείνει σαν λύση την στροφή προς το «άτομο» το οποίο στο εξής φέρει αποκλειστικά την ελπίδα για την ολοκλήρωση της κοινωνίας και του κόσμου. Ο Θεοτοκάς απέναντι στην παντοδυναμία του αντικειμενικού κόσμου, σύμφωνα με την ταξινόμηση του ιστορικού υλισμού, προτείνει ένα κόσμο αυτόνομο και απαλλαγμένο από την υλική ανάγκη, τον κόσμο του πνεύματος. Στο εσωτερικό αυτού του κόσμου, σε ένα κρυφό-μυστικό χώρο, τοποθετεί το

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άτομο. Προτείνουμε να θεωρήσουμε το έργο του Γιώργου Θεοτοκά πέρα από τις ιδεολογικές διαφορές στις οποίες εστίασε η κριτική μετατρέποντάς τον σε εκπρόσωπο του συντηρητικού αστισμού. Χωρίς να αγνοήσουμε τις απόστάσεις που ο συγγραφέας κράτησε από τη λαϊκή τάξη, θεωρούμε ότι η κοινωνία έτσι όπως προβάλλει από το έργο του δεν πρέπει απαραίτητα να ιδωθεί σαν μια απόπειρα σύστασης μιας αστικής τάξης για να αγωνιστεί ενάντια στα μαρξιστικά ρεύματα.

INDEX

Index géographique : Grèce Mots-clés : Théotokas Yorgos (1905-1966), Théotokas Yorgos (1905-1966), élites motsclesel Θεοτοκάς Γιώργος (1905-1966), ελίτ- ιθύνουσα τάξη, Ελλάδα, Εικοστός αιώνας, Ελληνική λογοτεχνία motsclestr Teotokas Yorgos (1905-1966) Elitler, Yunanistan, Yirminci Yüzyıl, Yunan edebiyatı motsclesmk Теотокас Жорж (1905-1966) Елити, Грција, Дваесеттиот век, Грчката литература Thèmes : Littérature grecque Keywords : Theotokas Yiorgos (1905-1966), elites, Greece, Twentieth century, Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

GEORGES KOSTAKIOTIS CREE-CEB, Inalco, USPC

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Représentations du rébétiko chez les élites intellectuelles de gauche entre la guerre civile et la dictature des colonels Representations of Rebetiko among the Intellectual Elites of the Left between the Civil War and the Military Dictatorship Αναπαραστάσεις του ρεμπέτικου στις αριστερές πνευματικές ελίτ μεταξύ του εμφυλίου πολέμου και της δικτατορίας των συνταγματαρχών

Christina Alexopoulos

1 Les représentations du rébétiko chez les élites intellectuelles de gauche entre la guerre civile et la dictature des colonels s’inscrivent dans un contexte culturel et juridique défavorable à cette tradition musicale. Elles sont en large part héritières des attitudes préconisées dès les années 1930 par la culture dominante du pays. Les années 1940 sont marquées par l’avènement du paradigme culturel du mouvement de gauche, très présent dans la résistance, et son association à des productions culturelles d’origine populaire, telles les chansons démotiques. Or, pendant toute cette période, continue la stigmatisation du rébétiko, ressenti comme marginal par une grande partie des élites du pays, bien qu’ancré dans les moyens d’expression de larges parts de la population et notamment des couches sociales les moins favorisées. Ce n’est qu’après la fin de la dictature des colonels que ces représentations du rébétiko cèdent progressivement leur place à une valorisation du genre, voire à une redéfinition de son statut autour du thème de l’insoumission. Or, ce mouvement favorable au rébétiko, chant dit de la dissidence, reste initié d’en haut et n’est que partiellement (et partialement) admis par les élites de gauche. Pour comprendre le statut particulier du rébétiko chez ces élites entre la guerre civile et la dictature des colonels, il nous semble important dans un premier temps de définir l’héritage de la période précédente, tel qu’il perdure dans les représentations des nouveaux mouvements de gauche : qu’entendons-nous par représentations dominantes à l’égard du rébétiko dans les années 1930 et 1940 ? Quelles

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sont les élites de gauche formées dans les années 1940 qui s’expriment à son propos ? Dans quels termes choisissent-elles de le faire, pour quels motifs et dans quel but ? Il nous semble aussi important de mettre en avant la pluralité des regards, leur diversité dans l’espace et leur évolution dans le temps. Comment s’articulent les différents discours sur le rébétiko avant 1949, entre 1950 et 1959, entre 1960 et 1964, ou encore de 1964 à la dictature ? Enfin, comment les différents mouvements qui marquent cette périodisation par leur dynamique et leur contradiction annoncent-ils les changements ultérieurs ? Qu’est-ce qui permettra au rébétiko de gagner en importance après la fin de la dictature en opposition à ce qui s’était passé avant ? Quels seront les destins du rébétiko dans les représentations des élites de gauche ?

Le rébétiko, une histoire entre marginalisation et dissidence

2 Pour mieux cerner le statut du rébétiko dans les années 1940 à 1960, il est important de revenir sur les représentations qui pèsent sur lui avant cette période, puis de mettre en relation ces discours sociaux avec les modes de représentation des faits culturels par les mouvements de gauche, en insistant sur les spécificités de leurs élites, à la fois soucieuses de mettre en avant l’originalité des productions populaires et méfiantes face à certains aspects d’une tradition musicale riche et polymorphe.

3 Les années 1940 connaissent l’Occupation nazie et l’avènement du mouvement de résistance de gauche EAM, puis la polarisation grandissante de la société civile et enfin la guerre qui éclate en 1946 et qui oppose les forces issues de l’EAM, sous-direction communiste, aux forces royalistes soutenues d’abord par les Britanniques et, par la suite, par les Américains. Si l’on définit comme élites de gauche, l’ensemble des acteurs qui dans cette période historique dirigent la politique et les choix culturels de la gauche grecque, force est de constater que les intellectuels en relation avec le Parti communiste grec se montrent méfiants à l’égard du rébétiko, tout en cherchant à réhabiliter d’autres pans de la musique populaire. La musique démotique, héritière fantasmée de la tradition d’insoumission des klephtes, est ainsi particulièrement valorisée dans une tentative d’appropriation ou de redéfinition des luttes d’indépendance menées par le passé. La reconstruction d’un continuum historique, permettant de faire le lien entre la guerre d’indépendance de 1821 et les années 1940, se matérialise aussi dans des discours qui cherchent à mettre en avant des productions culturelles perçues dans leur permanence.

4 À côté d’une musique démotique inscrite dans un habitus rural, valorisé dans les pratiques et les discours des combattants de l’EAM, mais aussi des maquisards de la guerre civile (et même de leurs adversaires), le rébétiko, musique urbaine venant d’Asie Mineure et des ports continentaux, comme dans sa version dite du Pirée, fait l’objet d’une marginalisation perçue comme constitutive du genre.

5 Depuis les années 1930, le rébétiko porte les stigmates d’une musique de la marge, il est considéré comme la production des fumeurs de haschisch, des prisonniers de droit commun et du lumpenprolétariat. Cette vision, communément partagée par les élites intellectuelles et culturelles, est construite à partir d’une certaine interprétation de l’appartenance sociale, de la provenance géographique et du mode de vie de ses acteurs. Les élites de droite dénoncent une expression populaire marquée, selon elles,

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par une influence orientaliste, faisant l’apologie de l’immoralité, du libertinage et de la drogue. Les élites de gauche se montrent sensibles à la thématique de la perte d’un potentiel révolutionnaire par détournement du mécontentement social vers des attitudes jugées pessimistes ou amorales. Le rébétiko s’opposerait alors à la « vraie » culture populaire et constituerait un genre préjudiciable pour la conscience de classe du prolétariat.

6 Les années 1930 connaissent une première stigmatisation du rébétiko, manifeste dans la presse de l’époque, qui s’appuie sur un discours normatif pour décrire cette musique en termes de psychopathologie ou de déchéance. Les amateurs du genre font l’objet d’une ample dévalorisation qui cède bientôt sa place à une vision clivée de la chanson populaire et de ses adeptes, entretenue par le mythe des origines des genres musicaux. D’un côté, il y a la « bonne » musique traditionnelle, faite de chants démotiques débarrassés de toute influence orientale, de l’autre, la musique de « la marge » dont le rébétiko sera la forme la plus représentative et la plus diabolisée, jugée à l’aune de critères moraux plus qu’esthétiques. Une partie des élites lettrées cherche toutefois à dédouaner certains chants de rébétiko de cette dévalorisation massive et à nuancer le propos. Les chansons qui s’éloignent sur le plan musical ou thématique des normes de rébétiko pour ressembler davantage à des chansons de variété sont dans un premier temps épargnées.

7 La stigmatisation du rébétiko devient de plus en plus prégnante dans les mesures législatives prises à son encontre, notamment sous la dictature de Metaxás, qui en interdit certaines formes, comme les amanédès (lamento qui répète aman, aman) et les chasiklidika (chants sur le H), dès 1937. Du côté du législateur, la bonne musique populaire est celle qui emprunte les motifs des chants démotiques, expressions d’une supposée « âme nationale », ou encore celle qui revendique une appartenance occidentale.

8 À la fin des années 1930, le rébétiko ne jouit plus de la liberté d’antan, mais reste une musique très appréciée par de larges couches de la population. Dans les rangs des sympathisants de gauche comme dans le reste de la population, elle occupe un statut double, prohibée par les pouvoirs publics, mais très répandue dans le peuple. La tolérance de certaines élites à l’égard de ce genre s’amenuise au fur et à mesure du temps et finit par se dissiper dans les années 1940.

Représentations du rébétiko dans le discours de la gauche depuis la Libération jusqu’à la dictature

9 Les représentations des élites de gauche1 pendant la période étudiée se forgent en relation avec l’évolution du rébétiko et contre le positionnement des élites conservatrices.

10 Le mouvement de résistance de l’EAM mène des campagnes culturelles d’envergure qui s’adressent en grande partie au monde rural. Il réhabilite différentes expressions de sa tradition musicale et concilie son habitus traditionaliste avec les exigences d’une certaine aspiration à la modernisation. Différentes formes d’habitus coexistent et les chants de la résistance sont en large part inspirés par les chansons démotiques même si dans certains cas, ils portent l’influence d’une production plus savante avec des airs

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empruntés à des chansons occidentales, tandis que, dans le cas des chansons du Parti communiste, les musiques soviétiques sont les plus exploitées.

11 Pour une partie de la gauche, le rébétiko reste le chant des collaborateurs, des membres des Bataillons de sécurité ou du lumpenprolétariat. Pendant l’Occupation déjà, l’EPON (le mouvement de jeunesse de l’EAM) dénonce le rébétiko en y voyant une expression de la pègre urbaine. En 1946, on assiste à la reprise des enregistrements arrêtés pendant l’Occupation et, en même temps, au retour de la censure du rébétiko tant du côté du gouvernement que du côté de ses adversaires. Le secrétaire de l’EPON d’Athènes, Th. Liakopoulos2 dénonce « les grands dangers qui menacent la jeunesse » d’Athènes, tandis que le Conseil Général3 de cette organisation invite à « préserver la jeunesse de cette corruption ».

12 Plusieurs articles du Rizospastis, le journal officiel du Parti communiste grec, abondent dans ce sens, en insistant sur la dangerosité du haschisch dont le rébétiko ferait l’apologie4, en se référant à la faible qualité de cette tradition musicale5. Cette attitude rejoint l’initiative des corps de musiciens qui demandent la suppression du rébétiko, affublé d’un déterminant péjoratif, celui de «μάγκικο τραγούδι», ici chant des hommes du milieu et autres malfrats. Pour la gauche de cette période, ou tout au moins pour sa partie qui s’exprime dans la coalition qui résulte de l’EAM, le rébétiko est associé à la décadence ou à l’encanaillement d’une bourgeoisie friande de transgression. Il est ainsi question de ce lien musical qui unit les quartiers défavorisés aux quartiers chics de la capitale et signe les termes d’une connivence coupable6. G. Stavros dénonce une liberté à l’occidentale, « avachissant les classes populaires » et construit dans ses écrits l’image stéréotypée d’une partie de la classe populaire aliénée au rébétiko, une population qui aurait perdu sa combativité et accepté la misère morale imposée par la bourgeoisie.

13 Cette attitude de la gauche, si majoritaire soit-elle, est contrecarrée par des positions plus nuancées. Manolis Kalomoiris s’exprime en faveur du rébétiko7 tout comme Foivos Anogeianakis8 qui estime qu’il s’agit d’une « forme authentique d’art populaire ». Ses thèses sont contrées par celles d’Alekos Xenos9 qui dénonce « l’ambiance maladive d’une chanson pornographique et dédiée à la drogue », dont la mélodie « remonterait à l’occupant turc » et dont la diffusion serait liée à la stratégie de la bourgeoisie pour « plonger dans la misère les classes ouvrières ». Enfin, Nikos Politis10 fait l’éloge du rébétiko, de son « contenu vif, qui émeut et qui exprime l’âme populaire ». Il résulte de ces quelques écrits d’intellectuels de gauche une vision contrastée qui oscille entre une nette stigmatisation d’un « sous-produit culturel asservi à la bourgeoisie » et la reconnaissance de quelques qualités intrinsèques au genre, en passant par des distinctions subtiles insistant sur la différence entre le fond et la forme, condamnant certains genres de rébétiko, en dédouanant certains autres, servant le plus souvent à différencier la musique des paroles pour disqualifier le texte au profit de la mélodie. En 1949, Manos Hadjidakis fait une conférence qui marque les représentations sociales qui portent sur le rébétiko, en permettant d’apporter un regard plus nuancé sur le genre. Le compositeur le compare aux chants démotiques et insiste sur ses qualités tout en récusant une série d’idées préconçues qui pèsent sur lui. Il le compare à la tragédie antique par son aptitude à relier la parole, la musique et le mouvement, il en présente les principaux instruments et évoque ses rythmes.

14 La conférence de Hadjidakis est reçue de manière assez mitigée par la presse dans son ensemble. Des articles de Sophia Spanoudi et de Minos Dounias montrent l’accueil réservé de son discours. Au sein de la gauche, Vassilis Papadimitriou11 entreprend une

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distinction entre différents genres de rébétiko, allant des chansons qui jouissent d’un certain crédit à celles qui en sont dépourvues, car faisant l’apologie de la consommation de drogue ou l’éloge de ceux qui pratiquaient le marché noir, ou encore étant de caractère pornographique. Pour l’auteur, le rébétiko incite au découragement et à la mélancolie. En 1949, Mikis Théodorakis12 s’est prononcé aussi sur le rébétiko. Pour le compositeur, il s’agissait d’un genre qui, par ses thématiques, ne pouvait toucher qu’une partie restreinte de la population même si d’un point de vue musical, il pouvait avoir un large impact. Pour Théodorakis, la chanson populaire s’oppose aux « chants du haschisch » même si l’intérêt musical de la création n’est pas contesté.

15 Pendant cette période, globalement deux tendances coexistent : d’un côté, une vision stéréotypée du rébétiko qui le condamne, majoritairement représentée par Papadimitriou et Xenos et de l’autre, une vision portée par Anogeianakis et Politis qui lui reconnaît son caractère de création populaire à part entière, mais qui tend à minimiser le nombre de chants dont la thématique évoque la consommation de haschisch, à en parler assez peu ou à dénoncer leur thématique et à valoriser leur musique.

16 Dans la décennie 1950, ces deux tendances continuent à persister. En 1951, la création musicale de V. Tsitsanis gagne une partie de la presse, traditionnellement hostile au rébétiko13. Le gouvernement interdit le 28 septembre 1950 vingt-quatre chansons coupables d’offenser la religion, la patrie ou la morale, dont « Barbara » (prénom de la fille de Metaxas) et «Kapoia mana anastenazei» (allusion aux prisonniers de la guerre civile). N. Pangalis14 dénonce « l’odeur de débauche » de cette musique tout comme le journal de gauche I Dimokratiki15 qui dénonce « l’odeur nauséabonde » sur les plans moral et intellectuel de ces constructions d’allure faussement populaire et qui insiste sur les liens entre les marginaux et une « bourgeoisie débauchée ».

17 En 1953, le journal Avgi16 reprend ces thèses en expliquant dans un article de N. Pangalis que le rébétiko s’éloigne de la lutte pour « la lumière de la vie » au profit des ténèbres de la délinquance, de la toxicomanie et du pessimisme. Dans la même période, M. Théodorakis considère que la question du rébétiko ne se pose plus du fait de sa disparition ! Tout comme dans le discours gouvernemental sur le virus communiste, la stigmatisation d’une altérité dérangeante passe par sa pathologisation, à travers une métaphore médicale qui fait de la déviation de la norme (politique, sexuelle, sociale) un signe pathognomonique de maladie. En 1954, il est ainsi question du carcinome17 que représente le bouzouki. Le professeur de la Faculté des Lettres d’Athènes G. Megas se joindra au mouvement de la corporation des musiciens pour dénoncer de son côté des « chants d’origine barbare » préjudiciables pour le sens musical des classes populaires. Deux ans plus tard, le débat est repris dans Epithéorisi Technis, où P. Orphinos dénonce le rébétiko 18 en insistant sur « le caractère précaire, ennuyeux, et sans valeur » de ces productions. K. Sophoulis19 lui répond en mettant en avant l’origine byzantine du genre et ses influences d’Asie Mineure dans leur rencontre avec les réalités locales. D. Gardikis20 pour sa part exprime un point de vue bien plus stigmatisant à l’égard du rébétiko. Il se réfère à son odeur « nauséabonde » et parle de son fatalisme avec dédain. Il oppose aussi la bravoure à la provocation inutile. Y. Skouriotis, intellectuel marxien et traducteur du Capital voit dans le rébétiko une double origine, entre démotiques urbains et produits du lumpenprolétariat à dénoncer21. E. Samouilidou22 oppose le chant démotique au rébétiko qui serait à proscrire. Y. Skouriotis, dans le numéro suivant, revient à cette question pour instaurer

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une nouvelle distinction entre les « vrais rébétika » et leurs imitations commerciales. Dans une autre revue, Koinoniologiki Erevna, Y. Skouriotis revient sur la question, insistant sur la forme du rébétiko, digne selon lui des chants démotiques, et son contenu qui leur serait bien inférieur. Deux ans plus tard, le 23 septembre 1959, un autre article d’Avgi écrit par Papadimitriou et Arkadinos lui reproche à nouveau « son sensualisme ». À la fin des années 1960, malgré quelques vues plus nuancées, le discours dominant reste stigmatisant bien plus que ce n’était le cas entre 1946 et 1949.

18 L’Épitaphios de Théodorakis marque une nouvelle étape dans les représentations sociales du rébétiko. Le compositeur, au-delà de son habituelle ambivalence à l’égard du genre, affirme vouloir en récupérer « les côtés positifs ». C’est à cette époque que Stathis Damianakos écrit ses premiers textes à propos du rébétiko dans la revue Το Αύριο23. Il s’aligne sur les positions de Y. Skouriotis, mais introduit un nouvel axe discriminatoire au sein du rébétiko, entre les compositions qui sont anonymes et celles dont le compositeur est connu (Tsitsanis, Mitsakis, Papaïoannou, Vamvakaris, Chiotis). Chez lui un objectif fait son apparition, débarrasser le rébétiko de ses influences « antisociales », lui permettre de devenir le chant des « forces saines de la classe populaire », gagner en esprit de lutte et en foi dans « des lendemains qui chantent ».

19 Un débat sur le rébétiko est entamé dans le journal Avgi sous le titre « enquête d’Avgi sur la chanson populaire ». Markos Avgeris reprend dans son article du 21 mars 1961 la distinction de Stathis Damianakos entre chants anonymes et créations de compositeur. Alekos Xenos pour sa part persiste dans sa critique formulée dès 1947 en ajoutant que ce qu’il reproche au rébétiko est l’absence d’idéal, de rêve ou de projet24. Les jours suivants, Mikis Théodorakis écrit à nouveau sur le rébétiko pour y opposer des paroles qu’il trouve malheureuses, à une musique de qualité. Elli Papadimitriou25 tente de son côté de proposer une vision plus positive du rébétiko en mettant en avant sa capacité à exprimer « la passion et l’inspiration du commun des hommes » et en insistant sur l’existence d’une production musicale de qualité. Ce débat dans le journal Avgi prend terme avec l’intervention de Stathis Dromazos (5 avril 1961) pour qui il est opportun d’opposer le vieux rébétiko porteur d’une image très stigmatisée au nouveau chant populaire. Il fait même appel au sens critique du peuple qui aurait spontanément opté pour le second au détriment du premier.

20 Ce débat continue dans Epithéorisi Technis. T. Vournas26 assimile le rébétiko de la première période, qui précède 1922, à ses origines marginales et ne s’intéresse qu’à ses versions « civilisées » transformées par le travail de compositeurs de renom. Dans le même numéro, A. Antoniou invite à accorder au rébétiko son « vrai sens ». Cette assignation à un régime de vérité, au sens foucaldien du terme, laisse transparaître une vision essentialiste sur la « bonne musique » conforme à un idéal normatif. Enfin, les origines grecques du genre sont convoquées pour soutenir la thèse de la qualité d’une partie de la production.

21 F. Anogeianakis27 entreprend une lecture différente du rébétiko. Il y voit la seule forme vivante de chanson populaire en milieu urbain, insiste sur l’intérêt musical du genre et se réfère à des origines pré-grecques des principaux instruments, le bouzouki et le baglama. D’autres penseurs ont des points de vue plus défavorables. K. Hadzis28 continue à y voir une source de contamination pour les masses populaires et notamment pour la jeunesse qui serait menée à adopter des « postures provocantes », à utiliser « l’argot » et à « frimer ». Enfin, ni M. Hadjidakis ni M. Théodorakis ne trouvent

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grâce dans cet article, tandis que L. Kouzinopoulos29 estime que le rébétiko manipulerait sur le plan idéologique des masses populaires ignorantes.

22 L’entreprise de Théodorakis a remis en question la place du rébétiko dans la culture populaire et la musique néohellénique. Elle a incité des auteurs de gauche à prendre position et à se prononcer sur ce défi venant de l’intérieur. Une série d’auteurs, tels que Damianakos, Vournas, Skaros, Machairas, se positionnent contre ce genre, tout au moins dans sa forme ancienne qui, de par son éloignement temporel, se transforme progressivement en un pôle de négativité non négociable. C’est une attitude qui permet du même coup, une fois que la forme déchue a été bien identifiée et délimitée, réduite dans sa version la plus stéréotypée, de procéder à une revalorisation de la création musicale contemporaine sans avoir l’air de céder sur des positions de principe. Il en résulte une diglossie interne où au-delà des divergences des thématiques, ce sont les attributs politiquement corrects, nous dirions, de la création qui sont promus. V. Tsitsanis incarne pour de nombreux auteurs, dont Machairas et Yannis Théodorakis, le renouveau du rébétiko. D. Christianopoulos affirme que V. Tsitsanis a mis de côté les éléments avilissants du genre30. De l’autre côté, F. Anogeianakis et E. Papadimitriou expriment des points de vue plus nuancés.

23 Au milieu des années 1960, un groupe d’étudiants (entre autres Nearchos Georgiadis et Panagiotis Kounadis) commencent un travail de terrain auprès de Vamvakaris. En 1966, Orelis organise des manifestations avec des producteurs de rébétiko au théâtre Kentrikon, Ilias Petropoulos consacre dans Eikones un dossier à Tsitsanis, qui a le vent en poupe, Sotiria Bellou réenregistre d’anciennes versions de rébétiko chez Lyra. Des intellectuels comme Dinos Christianopoulos, Yannis Tsarouchis, Costas Taktsis, Thanos Veloudios écrivent à propos du rébétiko.

24 En dehors de la gauche, la même tendance à la valorisation persiste, avec des contributions de G. Megas, K. Romaios, G. Spyridakis, A. Paridis. Pendant la dictature, au sein de la gauche, un nouveau débat commence entre autres dans les cahiers Tetradia, publiés par les prisonniers politiques de gauche dans les prisons Avéroff et de Korydallos. Pour la première fois apparaît une tentative de contextualisation du genre dans les conditions sociales et économiques de son apparition. Il s’agit de considérer le rébétiko comme une création populaire et de remettre en question toute la politique de stigmatisation dont il avait fait l’objet. Après la chute des colonels, ces tendances s’accentuent31. En revanche, Rizospastis persiste dans son attitude dépréciative à l’égard du rébétiko. Jusqu’aux années 1980, malgré des positions favorables exprimées par quelques auteurs de gauche, dont Tassos Schorelis, le rébétiko continue à faire l’objet d’une dépréciation. Par la suite, face à un regain d’intérêt généralisé, diverses positions s’expriment souvent autour de certaines figures qui gagnent en prestige, tandis que le stéréotype d’une chanson populaire de qualité qui inclut diverses formes de rébétiko se met progressivement en place.

Une pluralité de visions : discours dominants et discours minoritaire

25 Dans le discours de la gauche tout au long de la période étudiée, deux visions du rébétiko coexistent. Une vision stigmatisante, qui insiste sur ses accointances avec le milieu, la décadence, son adoption par les forces réactionnaires, et une autre qui le représente comme une production populaire authentique qui a su transcrire dans la

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diachronie les préoccupations des masses. C’est la première qui a été majoritaire et dominante dans la presse de gauche en rejoignant par là certains aspects du discours de la droite. C’est une certaine immoralité du genre qui est mise en avant dans une collusion discursive qui rappelle à quel point la gauche grecque avait essayé de faire face aux accusations de ses adversaires en mettant en avant son attachement aux valeurs dominantes dont on l’avait soupçonnée d’être l’ennemie. Le conflit idéologique avant, pendant et après la guerre civile avait ainsi pris des airs de surenchère morale autour de valeurs communément admises ou présentées comme telles, telles que la famille, la patrie, la religion.

26 Même quand le discours des partis conservateurs sur le rébétiko s’est transformé, un certain discours communiste a continué à dénoncer le genre en insistant sur les critères moraux de jadis. Si cette vision a été abandonnée par la suite, ce n’est pas parce que ses instigateurs l’ont remise en question, mais parce que les transformations de la société grecque, la libération des mœurs et la démocratisation du pays ont laissé moins de place à des discours aussi catégoriques. Les mêmes critères de dénonciation se retrouvent tout au long des périodes étudiées, par des auteurs tels que Stavros, Xenos, Papadimitriou-Arkadinou.

27 En revanche, la vision minoritaire du rébétiko, celle qui a été portée par Anogianakis, Politis, Elli Papadimitriou n’a pas su s’imposer bien qu’elle ait fait son apparition assez rapidement. Des voix à contre-courant des discours dominants ont résisté au fil du temps et ont fini par l’emporter quand les conditions sociétales leur ont été favorables. Le rébétiko a pu être appréhendé, au-delà de ses surdéterminations idéologiques, comme un produit populaire riche en renseignements contextuels.

Conclusion

28 Après plusieurs décennies de stigmatisation, le rébétiko occupe un statut paradoxal, en ce qu’il reste très apprécié d’une grande partie des classes populaires, tout en faisant l’objet d’une dévalorisation constante, au moins en ce qui concerne certaines de ses versions, tant du côté du discours gouvernemental que dans l’expression officielle de la plupart des élites, de gauche ou de droite.

29 Dans les discours officiels de la gauche des années 1940 à 1960, tels qu’ils s’expriment dans Rizospastis, Elefthera Grammata, Epitheorisi Technis et Avgi, le rébétiko est considéré comme un genre subalterne, produit d’un « lumpenprolétariat asservi au capital », porteur de pessimisme, de décadence et de débauche. Si quelques voix minoritaires mettent en avant l’intérêt musical du genre, la plupart des intellectuels de gauche s’attardent sur les seules thématiques de ces chants pour stigmatiser leur manque de combativité et leur fatalisme, leur apologie de la drogue et de la pornographie, leur appartenance à la partie « la moins saine » ou « la plus lâche » du peuple, voire même aux forces réactionnaires. Ce parti pris est néanmoins contesté par une partie des élites de gauche qui refuse d’opposer des chants démotiques de facto assimilés à une expression populaire authentique, aux rébétika, qui n’en seraient que des formes dégénérées. La conférence de Manos Hadjidakis en 1949 et la création d’Épitaphios en 1961 par Mikis Theodorakis montrent toute l’ambivalence des grands compositeurs grecs à l’égard du rébétiko. Si le discours majoritaire des élites de gauche jusqu’à la dictature des colonels le stigmatise, les classes populaires, elles, l’adoptent massivement bien que sa pratique fasse toujours l’objet d’une interdiction multiple,

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tant par la censure étatique que par l’éthique communiste. Échappant aux contraintes des discours officiels et aux dictats des visions imposées d’en haut, le rébétiko devient un moyen d’expression privilégié d’en bas, fidèle à ses règles de genre et porteur d’une tradition d’insoumission. Capable d’exprimer l’opposition à une certaine bien- pensance, il perd néanmoins de son percutant après la fin du régime dictatorial, pour devenir un genre très à la mode. Son aspect subversif et dissident laisse alors la place à son intégration progressive dans le champ des produits culturels dominants. Il devient un faire-valoir, un signe distinctif d’appartenance non plus à une catégorie de la population, mais à un habitus urbain, socialement admis et même valorisé.

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NOTES

1. Sur les représentations de la gauche, voir l’excellent ouvrage de Kostas VLISSIDIS, Όψεις του ρεμπέτικου, «ο αριστερός λόγος για το ρεμπετικό (1946-1988)», Ekdoseis tou Eikostou protou, Athènes, 2004. Voir également Kostas VLISSIDIS, Για μια βιβλιογραφία του ρεμπέτικου (1873-2001), Ekdoseis tou Eikostou protou, Athènes, 2002.

2. Th. LIAKOPOULOS, Eleftheri Ellada, «Μεγάλοι κίνδυνοι απειλούν την νεολαία της Αθήνας», 10 janvier 1946.

3. cf. Chr. PAS. Nea Genia, «Να προφυλάξουμε τους νέους από τη διαφθορά», mars 1946, no 67, p. 17. 4. cf. D. MYSTIS, Rizospastis, «Ένας μεγάλος κίνδυνος : το χασίς και οι συνέπειές του», 15 décembre 1946, et S. L., «Το χασίς : ένας μεγάλος κίνδυνος για τη νεολαία μας», 15 août 1947.

5. cf. M. VARVOGLIS, Rizospastis, «Ραδιοφωνικός σταθμός Αθηνών ... και το μουσικό του πρόγραμμα : ό, τι πιο οπισθοδρομικό και κακότεχνο», 7 juillet 1946. 6. Voir G. STAVROS, Eleftheri Ellada, «Παραμιλητό ελεύθερου κόσμου – ‟ρεμπέτικα„ από την Τρούμπα στο Κολωνάκι», 27 novembre 1946. 7. cf. M. KALOMOIRIS, Ethnos, «Τα ρεμπέτικα τραγούδια και τα ταγκό», 8 janvier 1947. 8. cf. F. ANOGEIANAKIS, Rizospastis, «Το ρεμπέτικο τραγούδι», 28 janvier 1947. 9. cf. A. XENOS, Rizospastis, 4 février 1947.

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10. cf. N. POLITIS, Rizospastis, «Μια συζήτηση: το ρεμπέτικο τραγούδι», 23 février 1947. 11. V. PAPADIMITRIOU, Elefthera Grammata III, «Το ρεμπέτικο και οι σημερινοί θιασώτες του», no 1-2, p. 48-53. 12. Voir Simerini Epochi, numéros 1, 2 et 3, en octobre et novembre 1949. 13. S. SPANOUDI, Néa, «Οι κόσμοι της λαϊκής τέχνης: ο Τσιτσάνης», 1er février 1951. 14. N. PANGALIS, Elefthera Grammata, «Χορωδίες και φιλαρμονικές στην υπηρεσία του λαού», octobre-décembre 1950, p. 154-158. 15. V. PAPADIMITRIOU, I Dimokratiki, «Λαϊκό τραγούδι και ευθύνη των πνευματικών ανθρώπων», 30 août 1951. 16. N. PANGALIS, Avgi, «Η μουσική μας δημιουργία, β’ μέρος, το ρεμπέτικο τραγούδι», 14 février 1953. 17. Voir Eleftheria, «Ο Σύλλογος Μουσικών Βορείου Ελλάδος κατά των μπουζουκιών», 5 mai 1954.

18. P. ORPHINOS, Epithéorisi Technis, «Δημοτικά τραγούδια και μουσική αγωγή», n o 17, mai 1956, p. 431-433. 19. K. SOPHOULIS, Epitheorisi Technis, no 20, août 1956, p. 152-154.

20. D. GARDIKIS, Epitheorisi Technis, no 21, septembre 1946, p. 245.

21. Y. SKOURIOTIS, Epitheorisi Technis, «Το δημοτικό τραγούδι από κοινωνική άποψη», no 20, août 1956, p. 148-152.

22. E. S AMOUILIDOU, Epitheorisi Technis, «Το δημοτικό τραγούδι», n o 22, octobre 1956, p. 227-228. 23. St. DAMIANAKOS, Το Αύριο, n o 9, décembre 1960, no 10, janvier-février 1961 et no 11, mars 1961. 24. A. XENOS, Avgi, 24 mars 1961.

25. E. PAPADIMITRIOU, Avgi, 30 mars 1961.

26. T. VOURNAS, Epithéorisi Technis, «Το σύγχρονο λαϊκό τραγούδι», n o 76, avril 1961, p. 277-285. 27. F. ANOGEIANAKIS, Epithéorisi Technis, «Για το ρεμπέτικο τραγούδι», no 79, juillet 1961. 28. K. HADZIS, Epithéorisi Technis, «Το λαϊκό τραγούδι» no 82, octobre 1961. 29. L. KOUZINOPOULOS, Epithéorisi Technis, «Το τέλος της συζήτησης για το λαϊκό τραγούδι», no 84, décembre 1961, p. 612-613. 30. D. CHRISTIANOPOULOS, Diagonios, «Ιστορική και αισθητική διαμόρφωση του ρεμπέτικου τραγουδιού», no 1, janvier 1961. 31. Voir Laïkos Dromos, «Το σύγχρονο ελληνικό τραγούδι – "Ελαφρό" και ρέμπετικο: διαφορετική προέλευση και κοινή κατάληξη», 29 mars 1975, qui compare la chanson de variété au rébétiko, au profit du second, jugé bien plus authentique ; et M. P., Thourios, «Το ρεμπέτικο τραγούδι και η κριτική της αριστεράς», mars 1975, no 16.

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RÉSUMÉS

Les représentations du rébétiko chez les élites intellectuelles de gauche entre la guerre civile et la dictature sont ambivalentes. Si quelques voix minoritaires mettent en avant l’intérêt musical du genre, la plupart des intellectuels de gauche s’attardent sur ses thématiques pour stigmatiser son manque de combativité, son fatalisme, son apologie de la drogue et de la pornographie, signes selon elles d’une appartenance au lumpenprolétariat ou aux forces réactionnaires. Cette vision, dominante dans les années 1940 à 1960, est néanmoins contestée par une partie des élites progressistes. Enfin, si le discours majoritaire des élites de gauche jusqu’à la junte stigmatise le rébétiko, les classes populaires l’adoptent massivement, sensibles à son inscription à une tradition de dissidence.

The representations of rebetiko among the intellectual elites of the left between the civil war and the dictatorship are ambivalent. Although certain minority voices highlighted the musical interest of the genre, the majority of leftist intellectuals dwelt on its themes in order to stigmatise its lack of combativeness, its fatalism, and its apology for drugs and pornography – all signs, according to them, of belonging to the lumpen-proletariat or to reactionary forces. This view, which was dominant from the forties to the sixties, is nonetheless challenged by certain progressive elites. Yet even though the greater part of leftist elite discourse up until the military coup condemned rebetiko, the popular classes adopted it en masse, sensitive to the fact that it belonged to a tradition of dissidence.

Οι αναπαραστάσεις του ρεμπέτικου στις ελίτ των αριστερών διανοουμένων μεταξύ του εμφυλίου πολέμου και της δικτατορίας χαρακτηρίζονται από αμφιθυμία. Εάν κάποιες μειοψηφικές φωνές προβάλλουν το μουσικό ενδιαφέρον του είδους, οι περισσότεροι αριστεροί διανοούμενοι εμμένουν στις θεματικές του, προκειμένου να τις στιγματίσουν για έλλειψη μαχητικότητας, μοιρολατρία, προάσπιση των ναρκωτικών και της πορνογραφίας, σημεία κατ’εκείνες της προσχώρησής του στο λούμπεν προλεταριάτο και στις δυνάμεις της αντίδρασης. Αυτή η θεώρηση, κυρίαρχη από το 1940 έως και το 1960, αμφισβητείται ωστόσο από τμήμα των προοδευτικών ελίτ. Τέλος, εάν ο κυρίαρχος λόγος των αριστερών ελίτ έως τη χούντα στιγματίζει το ρεμπέτικο, οι λαϊκές τάξεις το υιοθετούν μαζικά, ευαίσθητες στην εγγραφή του σε μια παράδοση αποστασίας.

INDEX motsclesel Ρεμπέτικο, Ελλάδα, Μεταπολεμική περίοδος, Ιστορία των νοοτροπιών, Μουσικολογία motsclestr Rebetiko, Yunanistan, Ikinci Dünya Savaşı'ndan sonra, Zihniyetlerin Tarihi, Müzikbilim motsclesmk Ребетико, Грција, По Втората светска војна, Историја на менталитети, Музикологија Keywords : Rebetiko, Greece, Post-WWII, History of mentalities, Musicology Mots-clés : Rébétiko Thèmes : Histoire des mentalités, Musicologie Index géographique : Grèce Index chronologique : après-guerre (1949-1967), guerre mondiale (1939-1945)

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AUTEUR

CHRISTINA ALEXOPOULOS CREE-CEB, Inalco, USPC

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Reflets discursifs des élites intellectuelles et culture classique à l’époque contemporaine Modes d’approches différenciés de l’espace grec Reflection about the Relationships between Intellectual Elites and Ancient Greek Culture, in Particular in the Contemporary Greek Era Ο λόγος των πνευματικών ελίτ και του κλασικού πολιτισμού στην σύγχρονη εποχή. Διαφοροποιημένοι τρόποι προσέγγισης στον ελληνικό χώρο

Constantin Bobas

1 La culture grecque classique a souvent été associée à la formation des élites intellectuelles, pas toujours à bon escient, en évoquant non seulement la période historique où elle a évolué, mais aussi l’époque nommée moderne, en tant que modèle et fondement pour un certain nombre de réalisations de la civilisation occidentale. À cette considération en quelque sorte inévitable pourrait venir se joindre cette homonymie qui rapproche la Grèce comme pays, et le terme moderne sous son acception temporelle, dans le mouvement de la création d’un État pour laquelle cette culture ancienne a joué incontestablement un rôle. La question est vaste, largement débattue et non dépourvue d’enjeux idéologiques, politiques et sociaux d’une équation d’autant plus complexe que l’évolution de ces rapports dépend de plusieurs paramètres modifiables. Même si l’effort déployé est invariablement le même, à savoir l’exigence d’atteindre le plus profondément possible la réalité de cette culture classique ainsi que la recherche dans certains cas d’un état fusionnel avec ses créations qui pourrait conduire à une plus grande connaissance de l’humain et à la perfectibilité de la société. Cependant, l’accès à cette culture ne donnera pas toujours satisfaction, surtout pendant des périodes de crise multiples et de questionnements inquiets sur l’avenir, provoquant une réflexion de la part des élites intellectuelles afin de redéfinir ses relations possibles avec le temps présent. Plus particulièrement, pour le monde néo-hellénique, cette réflexion, surtout dans la première moitié du XXe siècle, a pris une dimension constitutive à la formation d’une nouvelle vision collective, grâce surtout aux

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représentants de la génération des années 1930, qui a marqué longtemps cette société1. La démarche engagée dans cette direction est due principalement à des conditions historiques, politiques et sociales internes à la Grèce, mais elle pourrait s’inscrire aussi dans un contexte général d’une recherche intellectuelle en Occident pour revenir aux sources de la culture grecque antique.

Temps et mouvements, tours et détours pour une culture grecque ancienne

2 Si la redécouverte de l’Antiquité grecque passe par la position nodale de la Renaissance italienne après la chute de en 1453, sa réception semble parfois avoir choisi des voies spécifiques, et même paradoxales à première vue, notamment à l’époque contemporaine : Ainsi, la situation de l’histoire du monde que l’on appelle, suivant la chronologie historique, l’époque moderne, est également fondée sur l’événement de la romanisation du grec. La « Renaissance » de l’Antiquité qui accompagne le début de l’époque moderne en est la preuve manifeste. Le fait qu’aujourd’hui encore nous voyions le monde grec avec des yeux romains, et cela non seulement dans les recherches des historiens du monde grec, mais, ce qui seul est décisif, dans l’explication métaphysique historique du monde moderne avec l’Antiquité, est une conséquence plus lointaine, mais nullement indifférente, de la romanisation du grec et de la renaissance romaine de l’Antiquité. […] Dès l’instant où nous dirigeons notre regard vers les domaines d’essence simple qui, sans fracas et sans bruit, passent inaperçus aux yeux de l’historien, mais sont pourtant incontournables, alors, mais alors seulement, nous voyons nos représentations fondamentales habituelles, à savoir romaines, chrétiennes et modernes, dans leur indigence se briser au contact de l’essence initiale du grec.

3 Dans cet extrait, Heidegger (2011, 75-76) développe l’idée d’une perception romaine, latine, du monde grec ancien à la Renaissance2 qui perdurerait jusqu’à notre époque, même si cela correspond à une réalité historique déjà présente durant l’Antiquité où l’Empire romain évolue dans le cadre d’une culture principalement gréco-romaine3. Il y aurait donc « une essence initiale du grec » qui nous a échappé et continuera à nous échapper à partir du moment où une forme d’appréhension directe de cette civilisation, une autre approche heuristique ne se met pas en place pour découvrir sa véritable nature. Les raisons historiques qui ont conduit à la constitution de la culture renaissante, notion qui englobe des réalités diverses en Italie et en Europe, sont évidemment à l’origine, au moins d’un point de vue intellectuel, de cette perception et de l’influence exercée par une lecture réductrice de la tradition grecque antique.

4 En effet, cette culture, pratiquement disparue en Occident, continue toujours son mouvement dans l’Orient byzantin sous une autre forme, principalement christianisée, tout en perpétuant la tradition hellénistique, nourrie par une éducation classique. Une certaine animosité se ressentait entre les villes italiennes et Byzance autour de la connaissance de l’Antiquité grecque dès le XIVe siècle, les villes italiennes considérant que la culture byzantine, malgré son prestige rattaché au monde grec, n’était qu’un avatar substantiellement inférieur de la Grèce antique. C’est probablement dans cette appréciation que la Grèce ancienne a été saisie, fondée aussi sur une certaine romanité grecque et s’opposant à la maniera greca byzantine, sans pour autant éviter complètement sa présence, surtout au travers de l’art et la transmission des

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connaissances par les artistes (CHASTEL, 1999, 84-88) et les érudits byzantins (SALADIN, 2004, 41-76). À cela, il faudrait ajouter que dans chaque pays où à cette période, ont eu lieu ces changements importants qui n’évoluent pas de la même façon partout, l’apport de la culture humaniste s’intègre différemment sous l’effet d’une interaction permanente. Et dans ce que nous appelons l’espace grec, entité spatiale très fluctuante selon les temporalités historiques, ce même mouvement ne peut exister que de manière très singulière, étant donné que les conditions ne sont pas réunies pour produire un contexte renaissant équivalent. Il serait très difficile d’évoquer par exemple la redécouverte de la culture grecque dans une civilisation où elle n’a jamais été totalement absente, même si elle évolue généralement sur des modes distincts. Par ailleurs, en raison de l’occupation ottomane, cette perspective ainsi que le développement des autres aspects principaux de la Renaissance, ne pouvait se poursuivre qu’à l’extérieur de cet espace ou bien dans des régions où l’environnement culturel le permettait, telles la Crète et plus tard, les îles Ioniennes.

5 Mais des mutations qui vont transformer encore profondément les sociétés européennes auront lieu au siècle des Lumières, fondées principalement sur la notion de progrès et d’esprit critique. Dans ce contexte général, il est possible d’observer des situations en apparence discordantes : l’adhésion à la culture grecque antique, mais le scepticisme concernant le classicisme du siècle précédent, l’acceptation d’un modèle humaniste, mais l’opposition au système éducatif qui s’en inspire. Les Lumières ne font que prolonger intensément l’engagement de la Renaissance en faveur de la raison contre une perception transcendante du monde. La pensée théologique, scolastique, sera pleinement contestée, souvent par l’expression d’un certain agnosticisme qui mettra les possibilités humaines au centre de la vie, en essayant d’écarter Dieu, la référence absolue du christianisme, abordé par le biais de la métaphysique aristotélicienne ou platonicienne.

Éléments conjoncturels de la culture grecque antique dans l’espace néo-hellénique

6 Ainsi, l’héritage grec ancien auquel l’on considère qu’une partie de la culture de l’Europe doit son développement, par des oscillations fréquentes, exerce une grande influence dans l’imaginaire, mais aussi dans la réalité des mouvements intellectuels de l’époque. Mais il s’agit d’un monde grec qui continue à correspondre à une modalité plutôt utopique de l’Occident, avant de (re)découvrir progressivement que, selon toute vraisemblance, il existe aussi une réalité physique d’un territoire où ses habitants parlent une langue grecque et vivent dans cet espace occupé alors par l’Empire ottoman. Cette conjoncture se prêtant à des réflexions sur les rapports de l’ancien et du moderne offre l’occasion à l’élite intellectuelle de ces populations, vivant surtout à l’extérieur de cet espace, dans un contexte idéologique approprié, de revendiquer l’avènement d’une autre configuration possible pour un meilleur avenir. Or, des efforts ont été déployés afin de projeter la vision de la constitution d’un État-Nation en l’inscrivant, entre autres, dans le champ culturel de l’hellénisme, pensé également par les grandes puissances européennes. Le mouvement influent du philhellénisme évolue dans cette même direction en tant que phénomène unique, vers la fin de cette période en Europe, combinant des caractéristiques aussi bien politiques et idéologiques que culturelles et artistiques. Il contribue ainsi à la lutte des Grecs pour leur libération des

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Ottomans en soutenant leur action pour l’indépendance, revêtant différentes formes d’argumentation, l’Europe contre l’Asie, le christianisme contre l’… (JUSDANIS, 1991, 13-17).

7 C’est dans ce contexte aussi que les idées des Lumières seront intégrées dans la problématique des penseurs grecs, même si cela ne se fait pas sans heurt. Coray craint que si les Grecs n’adoptent pas les valeurs des Lumières et restent attachés aux « moines », les Européens ne suivent une politique pro-ottomane. Tandis qu’en y adhérant, cette tendance serait inversée et la Grèce trouverait sa place dans le concert des nations (KONDYLIS, 1998, 204-205). En effet, comme dans la période qui précède la fin de l’Empire byzantin, au moment où les fondements de la pensée de la Renaissance apparaissent, surviennent des mouvements qui considèrent différemment la tradition grecque4. De manière presque équivalente, dans son sillage, une autre réaction se manifeste sous la forme de la pensée des moines du mont Athos, contre les idées des Lumières5. Une telle situation aura souvent pour corollaire une ambiguïté, une position parfois équivoque de certains représentants des Lumières grecques concernant leurs rapports avec la religion, annonciatrice des difficultés inhérentes à une sécularisation de la société qui ne suivra pas les mêmes processus que dans les autres pays européens.

8 Cependant, cette forme de polarisation, apparemment inconciliable, entre une représentation sacrée du monde et une approche profane, n’a pas empêché le discours idéologique contemporain à la fondation de l’État néo-hellénique, de faire appel à la culture de l’Antiquité grecque, le point de jonction majeur avec les pays occidentaux.

Les élites intellectuelles néo-helléniques et l’Antiquité à l’époque contemporaine : variantes et constructions

9 Suivant les époques, les sensibilités ambiantes, les rapports interculturels, les préoccupations politiques et sociales, cette évocation de l’Antiquité a revêtu des sens divers exprimés par les élites intellectuelles dans le cadre de la société néo-hellénique. Elle oscille entre la revendication pure et simple d’une descendance évidente et la distance réfléchie en tant que conséquence de la succession de civilisations historiquement éloignées et culturellement différentes. Parmi ces approches, certaines sont directement liées à une image de la Grèce venant de l’extérieur, d’un point de vue occidental, et d’autres associant des éléments extérieurs, occidentaux, avec la quête d’une tradition spécifique, tantôt gréco-byzantine, tantôt d’inspiration populaire. Une autre possibilité se présente à travers une expression singulière où toute intervention qui ne s’y greffe pas naturellement est rejetée, qu’il s’agisse d’une perspective antique ou populaire. D’une manière plus précise, concernant l’approche de l’Antiquité grecque dans le monde néo-hellénique aux XIXe et XXe siècles, il est possible d’observer des expressions qui évoluent dans un cadre symbolique/archéologique, surtout lors des premières décennies de l’existence de l’État grec ; des démarches qui passent par une dimension organique/romantique ; celles pouvant être qualifiées d’ironiques en prenant une certaine distance critique ; et enfin, celles d’une élaboration esthétique fonctionnant de manière archétypique (TZIOVAS, 2011, 306-320, et 2008, 287-298). Pour ce dernier cas qui constitue une proposition intégrale, en particulier de la part de la génération des années 1930, dont l’incidence reste encore significative, Georges Séféris

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distingue bien au sein de cette culture classique l’hellénisme européen de l’hellénisme grec (1987, 35-37) : […] L’hellénisme s’est trouvé modelé, pétri, vivifié par des courants parfois grecs, parfois non, et ceci jusqu’à la Renaissance. À partir de cette époque, qui fut celle de l’asservissement de la nation, les forces agissantes ne furent plus grecques et se situèrent hors de l’espace hellénique. C’est à partir de cette époque, ne l’oublions pas, que virent le jour les œuvres en lesquelles nous reconnaissons les caractéristiques de ce que nous appelons aujourd’hui la culture occidentale. […]. L’Ulysse de Dante, Vénus et Adonis de Shakespeare, la Phèdre de Racine, l’Hypérion de Hölderlin sont tous, indépendamment de leur valeur artistique générale, des figures ayant une profonde appartenance à l’époque et au peuple de leurs créateurs, et l’hellénisme ne constitue chez elles qu’un prétexte superficiel. Seulement voilà : animés de fort louables intentions, enflammés du désir de faire revenir chez nous tout ce qui est grec, nous nous sommes laissés prendre à des dehors grecs pour charrier en Grèce mille valeurs étrangères, sans penser qu’elles n’avaient aucun rapport réel avec notre patrie. […]. J’ai dit que l’hellénisme est difficile. En effet, si, dans la vie de l’esprit, il existe bien un hellénisme européen et qui est peut-être aujourd’hui sur le point d’expirer, « l’hellénisme grec » – qu’on me permette cette expression – n’est pas encore né et manque d’une tradition établie. […]. Si j’ai raison, le problème se résume donc au degré de vérité et de profondeur du regard que le Grec portera et sur lui-même et sur sa nature, partie intégrante de la grande nature grecque6.

10 Ce texte écrit en 1938 évoquant la dissemblance entre l’« hellénisme européen » et l’« hellénisme hellénique », résonne étrangement7 avec celui de Heidegger composé quasiment à la même époque. Dans les deux cas, est exprimée la nécessité d’entreprendre une autre approche de la culture grecque, mais avec des objectifs et des moyens contrastés. Soulignons ici que la différenciation concernant l’Antiquité classique correspond, pour le monde occidental surtout, à une appréhension de cette culture afin de l’intégrer le plus souvent dans un contexte d’érudition, considérée dans le cadre de l’éducation humaniste comme une valeur absolue, synonyme d’un statut social. Pourtant, il faudrait signaler que, dans les sociétés occidentales, dès les dernières décennies du XIXe siècle, des évolutions sont déjà perceptibles, mettant en cause cette disposition dont l’ascendant commence à perdre de l’importance. Elle sera encore présente pendant une certaine période, mais au profit d’expressions qui visent à une production culturelle fondée sur l’adhésion du plus grand nombre, en insistant sur l’obligation pour des utilisations efficientes. Ainsi, progressivement, la place de l’homme au centre de la société prend une dimension de masse, notamment à partir du XXe siècle, un changement majeur depuis la Renaissance et les Lumières où l’essence humaine, sous la forme de l’homme-créateur, s’organise en étendue humaine qui domine désormais son rapport à la réalité matérielle de la vie (FOUCAULT, 1966, 314-354 et Deleuze, 1990, 136-137). Cet état d’agitation sociale et de crise caractéristique de la période où un monde ancien est en train de disparaître de par les aspirations d’un mouvement multiforme, introduit une nouvelle conception de la société, de facture populaire face aux élites traditionnelles. Il est, sans doute, révélateur de ce point de vue que la civilisation européenne qui s’était imposée comme culture dominante, perde au XXe siècle sa position prépondérante au profit justement de manifestations culturelles de masse et avant que la suprématie occidentale, dans la continuité temporelle, ne cède la place à des expressions venant de multiples horizons.

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11 La remarque de Séféris sur l’« hellénisme hellénique8 » qui n’existe pas encore et est à créer, malgré toutes les difficultés inhérentes, désigne l’élaboration d’un autre schéma conceptuel de la culture néo-hellénique. Il est fondé sur ses rapports aussi bien avec l’Antiquité qu’avec la civilisation européenne, tout en s’inscrivant dans les mouvements modernistes de son époque sur le fonctionnement de la tradition classique9. Dans cette perspective, la singularité fondatrice de la Grèce peut être à nouveau révélée où la construction de sa physionomie, pour les autres pays, notamment européens, passe par une confrontation permanente avec un miroitement antique et sa comparaison avec la culture classique, positivement ou négativement, selon les avatars de sa propre trajectoire et de l’histoire commune. À cette perception, ses élites intellectuelles se sentent obligées de répondre, soit en considérant que constitue une nécessité vitale pour l’existence du pays l’inclusion d’un autre rapport avec l’Antiquité dans la construction des nouveaux mythes fondateurs (TZIOVAS, 2011, 152-154), soit à cause d’une aspiration forte de reconnaissance, ou bien les deux à la fois. En tout cas, ce qui en résulte est une difficulté durable pour que la Grèce puisse se définir autrement que d’après une représentation échafaudée qui lui est envoyée de l’extérieur en ignorant et parfois en rejetant sa propre évolution historique. Sa constitution moderne renvoie principalement à des valeurs culturelles sur fond d’éléments géopolitiques, économiques, politiques et sociaux autrement plus importants qui produisent souvent une certaine incompatibilité d’objectifs. Ce déséquilibre érigé, parfois, en dispositif de survie sert et est servi par ces élites, dans toute circonstance critique, pour défendre des intérêts collectifs, mais qui ont justifié dans un certain nombre de cas des manquements ou des interventions abusives venant, souvent, de l’extérieur.

Lectures croisées. Une autre (post)—modernité possible de la culture grecque ?

12 Les approches de Heidegger et de Séféris, malgré leurs points communs dus, sans doute, à un contexte discursif équivalent, reflètent aussi des différences correspondant à une vision divergente du monde grec classique dont les fondements sous-tendent des facteurs externes et internes dans ce processus de réappropriation réflexive. En effet, la démarche de Heidegger, provenant d’une approche occidentale, met en cause la romanisation du grec afin d’incorporer sa vraie essence dans un contexte anhistorique intégrant, seul capable de permettre un dialogue synchronique entre les hommes et l’expérience d’une relation de vérité commune. Séféris, dans son rapprochement évident, met en cause l’introduction de valeurs, grecques en apparence seulement, mais qui sont étrangères à la situation du pays, en insistant sur une perspective historico- organique qui doit être adoptée dans l’objectif de créer sa propre tradition, pas encore advenue, en phase avec sa propre vérité. Mais, le présent perpétuel de Heidegger dans sa conception anhistorique pourrait s’articuler, dans une certaine mesure, avec la mémoire historique de Séféris qui se focalise sur l’espace, l’esthétisation et l’humanisation d’un territoire dans sa réalité diachronique. Or, il ne s’agirait que de séquences complémentaires à la construction d’une multiplicité conceptuelle en devenir de la culture grecque.

13 Cependant, une observation rétroactive de ces développements théoriques parallèles et leur incidence contemporaine mettrait en évidence une certaine inadéquation entre les réalisations intellectuelles et les événements culturels, entre les principes directeurs

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d’une élite intellectuelle et les évolutions culturelles et sociales. Les approches, essentialiste de Heidegger et d’esthétisation territoriale de Séféris, correspondaient bien à leur époque, et s’intègrent complètement dans leurs œuvres, mais elles n’ont pas trouvé de véritable continuation en restant en suspens, ou bien n’ont pas produit pleinement les résultats escomptés. Sans doute, parce qu’elles considéraient la culture classique comme une référence principale, prédominante, sur laquelle une ou plusieurs traditions pourraient venir s’attacher en établissant un nouveau schéma de pensée. Une telle appréhension ressemble à une définition de la modernité, au sens baudelairien du terme : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien » (BAUDELAIRE, 1951, 884). Les combinaisons possibles entre ces deux perspectives – qui peuvent être désignées par les termes de tradition active et de modernité – sont innombrables, oscillant entre collusion salutaire et conflit violent.

14 Cette configuration pourrait expliquer aussi, dans un cadre conceptuel général, la formation même des élites, si elle est observée à travers le fonctionnement hiérarchique de différentes composantes au sein d’une société donnée. Mais, à l’époque de la postmodernité, de changement de paradigme que les deux auteurs avaient bien pressenti, il semblerait que la bipolarité individu-masse a été remplacée par des « dividuels », des échantillons et des données (DELEUZE, 1990, 243-245), sans véritable hiérarchisation, qui sous diverses formes apparaissent aussi bien dans la société que dans la culture. Or, il est possible de penser que les deux éléments constitutifs de la définition de la modernité, dont l’un est stable et l’autre instable, se sont transformés dans notre « postmodernité » en deux éléments variables aux possibilités infinies de combinaison.

15 Dans cette perspective, en revenant sur la question des élites néo-helléniques, d’autres horizons peuvent se manifester actuellement où il n’y aurait plus de positions supérieures les unes aux autres, mais des potentialités de compositions à l’intérieur ou à l’extérieur de ces mondes grecs, entre civilisations, entre cultures, et dans l’hybridité de leur création.

16 La constatation a été faite du manque de construction, dès la fondation de l’État néo- hellénique, d’une véritable culture nationale, «εθνικός πολιτισμός», d’un volksgeist à cause de l’existence d’une culture grecque classique qui s’impose de l’extérieur (TSOUKALAS, 2012, 37-38). Les autres pays européens, pour leurs propres raisons historiques, ont procédé à cette formation que les élites néo-helléniques ont souvent adoptée en intégrant cette partie de l’« éternel » et de l’« immuable » qui n’était devenue, entretemps, que du « fugitif » et du « contingent ». Cela a produit un discours, non seulement dans un contexte esthétique ou éthique, mais de manière récurrente, sur une énigme grecque moderne, l’« énigme de l’existence d’un peuple », les « miraculés de l’histoire »… Est-ce cela aussi la romanisation du grec dont parle Heidegger dans son versant grec moderne ? Ou bien, la période actuelle qui affirme qu’écrire l’Histoire et écrire des histoires (RANCIÈRE, 2000, 32) n’est pas si différent, quelles qu’elles soient, en rapport avec le territoire, la culture ou la société ? C’est sans doute cette prise de conscience qui pourrait faire changer les choses dans un engagement nouveau, non plus dans un milieu élitiste, mais « élitaire pour tous » (VITEZ, 206, 12), capable de réinventer ou de ré-enchanter le monde, en considérant que c’est sur ce point que les différentes modalités d’approches pourraient se rencontrer.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Il ne s’agit pas ici de proposer un schéma culturaliste pour expliquer les orientations et l’évolution d’un État, mais la question de la culture ancienne dans le cas de la Grèce moderne est si intimement liée à sa structuration qu’il faudra la prendre en considération avec les autres facteurs fondamentaux dans sa constitution.

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2. L’ouvrage correspond aux cours sur Parménide donnés durant le semestre d’hiver 1942-1943 à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, où cette question est abordée notamment au travers de la différence entre le mot grec αλήθεια et le mot veritas. 3. Paul VEYNE (2005) a particulièrement développé cette question de l’Empire romain en tant qu’Empire gréco-romain à l’origine de la culture européenne actuelle. 4. Dans une telle perspective pourrait s’inscrire, par exemple, la controverse de Grégoire Palamas et Barlaam le Calabrais au XIVe siècle pendant la période de la querelle hésychaste. 5. Il s’agit du mouvement développé pendant la période de la composition du recueil anthologique de la Philocalie des Pères neptiques publié à Venise en 1782, lié à la spiritualité orthodoxe, une question qui a provoqué et provoque parfois encore des débats et des polémiques (YANNARAS, 2005, RAMPHOS, 2010). 6. Ο Ελληνισμός δουλεύτηκε, πλάστηκε, ζωογονήθηκε από ιδιοσυγκρασίες άλλοτε ελληνικές και άλλοτε όχι, ως την εποχή της Αναγέννησης· κι από την εποχή εκείνη, που σημειώνει το σκλάβωμα του Γένους, από ιδιοσυγκρασίες διόλου ελληνικές και που έδρασαν έξω από τις ελληνικές χώρες. Και θα ήθελα να μην ξεχνάμε πως από την εποχή εκείνη και πέρα δημιουργήθηκαν τα έργα που αποκρυσταλλώσανε τη μορφή του πράγματος που ονομάζουμε σήμερα ευρωπαϊκό πολιτισμό. […]. Ο Οδυσσέας του Ντάντε, Η Αφροδίτη κι ο Αδωνίς του Σαίξπηρ, η Φαίδρα του Ρακίνα, ο Υπερίων του Χέλντερλιν, ανεξάρτητα από την οικουμενική τους αξία, είναι φυσιογνωμίες που ανήκουν ουσιαστικά στην εποχή και στη φυλή των δημιουργών τους και έχουν μόνο σαν εξωτερική αφορμή και επιφάνεια τον ελληνισμό. Εμείς όμως, σπρωγμένοι από πάρα πολύ αξιέπαινες προθέσεις, φλεγόμενοι από τον πόθο να ξαναφέρουμε στην Ελλάδα ό,τι ελληνικό, βλέποντας επιφάνειες ελληνικές, κουβαλούσαμε πίσω, χωρίς καθόλου να πάμε βαθύτερα, χίλιες αλλότριες αξίες που βέβαια δεν είχαν καμιά σχέση με τον τόπο μας. […]. Είπα πως ο ελληνισμός είναι δύσκολος. Και τούτο συμβαίνει, γιατί αν – στην πνευματική περιοχή – δημιουργήθηκε, και, ποιος ξέρει, ίσως στις ώρες που ζούμε να τελειώνει, ο ευρωπαϊκός ελληνισμός, ο «ελληνικός ελληνισμός», ας μου επιτραπεί η έκφραση, δεν εδημιουργήθηκε ακόμη ούτε απόχτησε την παράδοσή του. […]. Αν έχω δίκιο, όλο το ζήτημα είναι πόσο βαθιά και πόσο αληθινά ο Ελληνας θα ατενίσει τον εαυτό του και τη φύση του που δεν μπορεί να μην είναι μέσα στη μεγάλη φύση, την ελληνική. (Séféris, 1984, 99-102). 7. La référence à la notion de « vérité » (αλήθεια), en tant que modalité relative aux objectifs à atteindre, est à cet égard particulièrement révélatrice. 8. Plus tard, Séféris précisera le terme en le mettant en rapport avec la « grécité » (ελληνικότητα), et en lui donnant aussi d’autres significations (KEELY, 1986, 133). 9. Dans ce cadre, Séféris intègre aussi la « méthode mythique » qu’Eliot évoque à propos d’Ulysse de J. JOYCE (1985, 177).

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RÉSUMÉS

Cet article propose une réflexion sur les rapports que les élites intellectuelles ont entretenus avec la culture grecque antique, notamment à l’époque contemporaine. Tout en se concentrant sur l’espace néo-hellénique, il met en parallèle des approches venant d’autres horizons afin d’étudier certaines modalités de leur fonctionnement.

This paper proposes a reflection about the relationships between intellectual elites and ancient Greek culture, in particular in the contemporary era. While focusing on the Modern Greek cultural area it brings together approaches from other horizons in order to examine some of the processes by which these relationships function.

Με το άρθρο αυτό προτείνουμε να προβληματιστούμε πάνω στις σχέσεις που οι πνευματικές ελίτ σύναψαν με τον αρχαίο ελληνικό κόσμο, κυρίως στην σύγχρονη εποχή. Επικεντρώνοντας το ενδιαφέρον μας στον νεοελληνικό χώρο, παραλληλίζουμε προσεγγίσεις που προέρχονται κι από άλλους ορίζοντες με σκοπό να μελετήσουμε τους τρόπους λειτουργίας τους.

INDEX

Index géographique : Grèce motsclestr Helenizm, Yunan kimliği, Yunanistan, Ondokuzuncu Yüzyıl motsclesel Ελληνισμός, Ελληνική ταυτότητα, Ελλάδα, Δεκατός ενατός αιώνας, Εικοστός αιώνας, Πολιτιστική ιστορία motsclesmk Хеленизмот, Грчкиот идентитет, Грција, Деветнаесеттиот век, Дваесеттиот век, Културната историја Keywords : Hellenism, Greek identity, Greece, Nineteenth century, Twentieth century, Cultural history Mots-clés : hellénisme, identité grecque Thèmes : Histoire culturelle Index chronologique : vingtième siècle, dix-neuvième siècle

AUTEUR

CONSTANTIN BOBAS Université Charles de Gaulle – Lille 3

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Kostas Karyotakis, le poète-« phénomène » de la génération dite « des années 1920 » en Grèce Questions de conscience et de poésie Kostas Karyotakis, The Poet–“Phenomenon” of the Generation known as “1920’s Generation” in Greece: Matters of Conscience and Poetry Ο Κώστας Καρυωτάκης, ο ποιητής φαινόμενο της λεγόμενης γενίας του 1920 στην Ελλάδα: θέματα συνείδησης και ποίησης

Vassiliki Tsaita-Tsilimeni

1 Dès le début de notre étude, il est très important de souligner que Karyotakis est un cas très différent de tous les autres poètes de sa génération pour plusieurs raisons qui ne concernent pas seulement la thématique de sa poésie, mais aussi plusieurs aspects de son caractère, de son style poétique, de sa pensée. Il s’agit d’un poète qui réalise un vrai changement dans la poésie de son époque en créant son propre style qui marque une génération entière, qui influence plusieurs poètes après sa mort et qui possède des caractéristiques nouvelles pour l’époque quant à la nature de la poésie.

Un cas unique

2 Agras écrit1 dans sa critique de Karyotakis qu’il s’agit d’un poète qui est tourné vers un réalisme assez dur. Sa poésie, surtout ses premiers recueils, témoigne d’une nature mélancolique et pessimiste, mais il s’agit plutôt d’une mélancolie qui se tourne vers un réalisme strict, contre ce qui constitue sa quotidienneté. Il est vrai que sa poésie évolue beaucoup de recueil en recueil. Les deux premiers recueils sont plus proches du climat du romantisme ; ils sont caractérisés par un ton assez nostalgique et amer en ce qui concerne les sujets de la mort, de l’amour, de la poésie, etc. Après ces deux recueils,

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Karyotakis opère un grand changement, et sa poésie acquiert la nature qui le caractérisera par la suite. Agras se réfère aussi à un autre aspect de sa poésie, le fait que le poète n’ait emprunté à aucun autre, plus précisément, il écrit qu’« il a pris le contenu de sa poésie directement en lui-même »2.

3 Karyotakis est un poète qui affiche une voix poétique pure dès ses premiers écrits. Sa poésie est plus directe en ce qui concerne sa tonalité et il crée un style assez nouveau pour son époque en ayant bien sûr, comme tous les autres poètes de sa génération, été influencé par les poètes étrangers, comme Baudelaire, Rimbaud, Villon, Heine, Toulet, etc. En général, le nouveau style que crée Karyotakis dans la poésie grecque de l’époque se caractérise par la satire, l’ironie et les attaques contre les éléments pourris d’une société tourmentée.

4 Karyotakis est presque le seul poète grec de cette génération qui ait, par moments, une conscience précise de cette sensation de tourment qui le touche lui-même ainsi que ses contemporains ; cette sensation naît des questions qu’ils se posent sur leur rôle dans la société comme poètes, sur les chances de la Grèce comme nation hellénique en ces années si troublées, sur leur nature tourmentée d’êtres humains qui essaient de survivre dans une époque si dure, marquée par plusieurs stigmatisations sociales, et sur la limitation de leurs libres choix, choix qui pourraient les conduire à une liberté personnelle plus claire et plus précise.

5 Autrement dit, en lisant l’œuvre de Karyotakis, on voit toute la thématique obscure et cette nature mélancolique et pessimiste qui caractérise la génération de 1920, mais, en même temps, on rencontre une voix claire, consciente, originale et remarquablement audacieuse pour son époque. Il se trouve à un niveau plus élevé que les autres et il peut distinguer assez clairement la tragédie profonde de sa génération et les raisons qui l’ont provoquée. Il a une pensée philosophique puissante qui lui permet d’écrire une poésie dynamique qui reflète dans sa vérité son époque obscure. Autrement dit, la poésie de Karyotakis est le miroir le plus exact de la crise de son époque.

6 À la différence des autres poètes de sa génération, Karyotakis a les yeux ouverts, il a une pleine conscience, malgré les grandes difficultés et l’atmosphère confuse de son présent. Les autres vivent dans cette atmosphère et ils utilisent souvent la poésie comme seule manière d’expression, mais ils ne pensent pas vraiment à sa force, ils ne voient pas clairement son rôle et ses possibilités comme une arme importante dans une société qui vit dans une grande relativité et en même temps dans une grande incertitude ; ils ne voient pas non plus les possibilités de l’homme dans une période de guerres et de changements multiples. Tous les autres poètes qui constituent la génération de 1920 perçoivent comme un changement dans la poésie cette atmosphère lourde qui pèse sur la plupart de leurs rêves irréalisables et sur leur présent impuissant à leur offrir le bonheur et la quiétude. Par rapport à Karyotakis, bien qu’ils aient aussi, sans doute, leurs éclairs philosophiques et une conscience importante et non négligeable du réel, ils n’arrivent pas à percevoir la vraie réalité dans laquelle ils vivent et à voir consciemment la poésie comme un moyen pour réussir à exprimer quelque chose d’autre que leurs plaintes et leurs vies apparemment « immobiles ».

7 Karyotakis, par rapport aux autres poètes, ses contemporains, vit un réveil dur et tourmenté de la conscience. De plus, en ce qui concerne la dernière partie de sa poésie, celle des satires, on peut prétendre qu’il s’apparente à la crise proche, au sens de la réaction face à une régularité en effet, dans le cas de la génération de 1920, cette régularité se traduit par une certaine convention dans une atmosphère décadente qui

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provient soit des événements graves de leur époque, soit de l’imitation de modèles de la poésie étrangère, soit de la faiblesse de la poésie grecque à trouver sa propre identité. Autrement dit, on peut parler d’une sorte d’oscillation de Karyotakis (comme poète et comme homme de son époque) entre sa vie précise dans une époque précise et la formation de sa conscience sur sa génération poétique et sociale.

Recueil par recueil

8 En examinant son œuvre recueil par recueil, on commence par son premier recueil qui s’intitule «Ο πόνος του ανθρώπου και των πραγμάτων»3 (1919). Dès le titre, on constate une forte sensibilité du poète face aux chagrins des hommes et des choses. Le titre témoigne d’une conscience qui se forme peu à peu sur les choses du monde, tout en portant attention à ses peines. Ce premier recueil de Karyotakis est constitué d’un petit nombre de poèmes (dix), dont la minorité concerne un « ego » qui décrit avec clarté sa nature mélancolique, tandis que la majorité se réfère à un « nous » qui nous prouve que, dès ses 23 ans, ce jeune poète porte un regard clair sur sa génération. Le jeune poète en ouvrant les yeux, est à l’écoute de la génération à laquelle il appartient, et il choisit de parler simplement de tous ceux qu’il observe en se sentant en même temps fortement seul, peut-être parce qu’il constate sa différence avec tous les autres, ses contemporains.

9 En commençant ses premiers pas poétiques, Karyotakis arrive à décrire par des vers simples et purs certains aspects de la tragédie de l’individu dans cette période difficile («Λέω τις ζωούλες που ναι ‘κρεμαστές…/ Που δεν τις υποψιάζεται κανείς, […] Που διάβηκαν αμφίβολα, θαμπά…», [« Ζωές »]4 - « Je me réfère aux vies qui sont suspendues/ Que personne ne soupçonne, […] Qui passèrent aléatoirement, indéfiniment… »), tout en sachant que lui-même est aussi un individu identique dans la collectivité de sa génération.

10 Son imagination troublée dont Agras a beaucoup parlé5 lui permet d’atteindre plus facilement les fondements les plus profonds d’un réalisme qui deviendra plus tard absolument extrême et qui le conduira à un pessimisme également extrême. Karyotakis lui-même se réfère à sa curiosité brûlante et à son imagination malsaine comme deux de ses plus grands défauts («Το μεγαλύτερό μου ελάττωμα στάθηκε η αχαλίνωτη περιέργειά μου, η νοσηρή φαντασία […]» ~ « Mon plus grand défaut était ma curiosité brûlante, mon imagination malsaine [...] »)6. Peut-être ces deux défauts sont-ils aussi les deux raisons fondamentales pour lesquelles sa perception des choses suivit une route beaucoup plus consciente que celle de ses contemporains. Sa forte curiosité pour explorer profondément la nature réelle de son époque, alliée à une imagination proche du climat pessimiste de ces années, conduisirent le poète d’un côté à avoir un regard sur les choses plus profond et, de l’autre, à avoir un caractère solitaire et une nature personnelle plus oscillante et plus troublée, dès le moment où il a constaté le malheur de son époque. Ce malheur est dû au besoin fort des poètes de chercher un monde où le bonheur existerait et où la quotidienneté si dure n’existerait plus, il est dû également à leur conception de la poésie, comme presque condamnée à n’exprimer que leurs tourments sans pouvoir les aider à créer le monde différent dont ils rêvent. La différence de Karyotakis, c’est qu’il a passablement changé la poésie de son époque en reflétant dans ses vers la réalité du monde dans lequel il vivait aussi lui-même, en examinant plus attentivement la poésie étrangère et ses buts, et en utilisant de

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nouvelles formes poétiques qui ont clairement donné naissance à une poésie d’une force différente, et d’un caractère assez diachronique.

11 Dans le deuxième recueil de Karyotakis qui s’intitule «Νηπενθή»7 (1921), on rencontre un « ego » qui se tourmente dans une amertume immense, qui se sent plus seul encore, qui a une conscience de la « nécessité » même de la nature de son époque, de sa propre nature et de l’isolement de lui-même par les autres, et de son âme dans le monde général et le temps.

12 Comme exemple, on peut prendre, dans le deuxième recueil de Karyotakis, le poème qui s’intitule «Δον Κιχώτες»8, ce poème prouve clairement que, dès ses 24 ans, ce poète a une conscience très forte de la nature poétique et personnelle de ses contemporains («[…] Έτσι αν το θέλει ο Θερβάντες – εγώ τους είδα, μέσα/ στην μιαν ανάλγητη Ζωή, του Ονείρου τους ιππότες […]», [«Δον Κιχώτες»]9 ~ « […] Si Cervantès le veut comme ça – je les vis, dans/la Vie indifférente, les chevaliers du Rêve […] »), leur effort vain de trouver le monde inconnu qu’ils cherchent («[…] ρηγάδες που επολέμησαν γι’ ανύπαρχτο βασίλειο– […]», [cf. réf. 51] ~ « […] rois qui se battaient pour un royaume inexistant – […] »), les conséquences graves de cette recherche pour leur vie réelle («[…] Τους είδα πίσω να ‘ρθουνε –παράφρονες, ωραίοι […]», [cf. réf. 51] ~ « […] Je les vis retourner – déments, jolis […] ») et à la fin, en ce qui concerne l’empreinte que laissera cette recherche vaine et ses résultats sur la vie et la poésie des poètes de son époque, une empreinte qui apparaîtra à la génération qui suit comme « une blessure vaine au soleil » («[…] και σαν πορφύρα νιώθοντας χλευαστικά πως ρέει,/ την ανοιχτή να δείξουνε μάταιη πληγή στον ήλιο!», [cf. réf. 51] ~ « […] et en sentant par dérision qu’elle s’écoule comme la pourpre,/de montrer l’ouverte blessure vaine au soleil ! »). Autrement dit, Karyotakis est très en avance sur son époque, tout en étant en même temps victime de son époque dans sa vie et ses malheurs.

13 Son troisième et dernier recueil s’intitule «Ελεγεία και σάτιρες»10 (1927), c’est le recueil le plus dur, et le plus extrême du poète. Sa maturité est plus aiguë et elle est influencée par le grand pessimisme qui le tourmente. On ne doit pas oublier aussi qu’en 1922, cinq ans avant la publication de ce recueil, Karyotakis apprit qu’il était malade de la syphilis. C’est dans ce recueil qu’il écrit ses satires, une œuvre dont on a beaucoup parlé jusqu’à nos jours pour sa langue dure, sa nature assez déprimante et son lien possible avec le suicide de Karyotakis.

14 Dans ce recueil, il y a beaucoup de poèmes qui se réfèrent à un « ego » qui semble avoir revu sa vie, et en avoir déduit sa nature tragique dans l’époque où il vit. Il note l’aggravation de son monde intérieur pessimiste, il voit la dissipation totale de ses espoirs, il conserve sa clarté sur le destin tragique de sa génération, il voit devant lui sa mort, il continue de constater l’ignorance générale du monde, il continue de constater l’impasse absolue de sa génération, sa solitude, le fait qu’elle déteste son seul recours : la poésie, sa vie tragique qui semble rester dans l’inexistence. Dans ce recueil, Karyotakis utilise ses armes les plus pointues et il n’hésite pas à écrire des vers qui reflètent la tragédie d’une époque, les oscillations de la pensée individuelle, les grandes questions qui tourmentent lui-même et ses contemporains, et finalement sa propre tragédie : l’absence générale de sentiment.

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Une génération en proie aux tourments

15 En plus, il acquiert une conscience presque absolue du fait que sa génération semble être totalement en proie aux temps («[…] Σκοτάδι γύρω δίχως μια μαρμαρυγή./ Άνθρωποι στων άλλων μόνο τη φαντασία./ Από χαρτί πλασμένα κι από δισταγμό/ ανδρείκελα, στης Μοίρας τα δυο τυφλά χέρια,/ χορεύουμε, δεχόμαστε τον εμπαιγμό,/ άτονα κοιτώντας, παθητικά, τ’ αστέρια. […]», [«Ανδρείκελα»]11 ~ « […] Obscurité autour sans un scintillement./Nous existons seulement dans imagination des autres./faits par papier et par hésitation/pantins, dans les deux mains du Destin,/nous dansons, nous acceptons la moquerie,/en voyant languissamment, passivement, les étoiles. […] »). Agras écrit dans son étude critique sur Karyotakis : « Quel sentiment attend l’homme, s’il continue de vivre et ne s’afflige pas, après la déception définitive ? La satire. »12. Il est vrai que les satires de Karyotakis regroupent 16 poèmes assez forts qui se réfèrent à la syphilis13, à la liberté inexistante14, à la poésie d’A. Kalvos15, à la répulsion du poète pour les poupées16, à l’ambition des poètes17, à la vie tragique des fonctionnaires dans son époque18, à l’avilissement de l’individu par la politique et la société19, etc. Dans les satires, on voit clairement la réaction de Karyotakis contre toutes ces choses qui constituent et caractérisent son époque.

16 Dans le dernier recueil de Karyotakis, on constate plus clairement que dans les autres deux recueils précédents sa nature divisée entre d’une part sa prise de conscience forte de sa génération, ses tourments et son ignorance et, d’autre part, sa vie personnelle plongée dans la même atmosphère et réalité de son époque et qui formait sa conscience en alliance avec sa curiosité brûlante et son imagination malsaine. Par conséquent, on peut dire sans hésitation que la crise de son époque se reflète dans son œuvre.

17 Karyotakis est le seul poète de la génération de 1920 qui parvient à s’approcher au plus près de la création d’un nouveau visage de la poésie. En effet, dès le moment où il reflète dans ses vers toute la crise de son époque, il utilise les symboles d’une manière proche des formes authentiques de l’étranger sans rester néanmoins dans l’imitation et, finalement, il écrit des satires qui incarnent une véritable attaque de la société de son époque.

18 Karyotakis, en étant d’une certaine manière le miroir poétique de son époque, voit clairement que la poésie de cette époque, bien qu’elle soit plongée dans une atmosphère lourde et souvent inchangée, représente un pas important et intermédiaire qui conduira un jour à une formation poétique nouvelle. Il voit que cette poésie a un corps uni malgré les tourments que lui-même n’omet pas de mettre en évidence. Il faut remarquer qu’il nous offre dans sa poésie la réflexion des divers niveaux de la poésie de ses contemporains : («[…] Χτυπιούνται, πληγωμένες πεταλούδες,/στο χώμα σας οι θύμησες κι οι πόθοι. […] Ειδυλλιακές οι νύχτες σας σκεπάζουν,/κι η καλοσύνη αν χύνεται των άστρων,/ταπεινοί καθώς είστε, δε σας φτάνει. […] η τόση μοχθηρία και σας μαραίνει,/ ανθάκια μου χλωμά, που σας επήραν/σε κήπους μακρινούς να σας φυτέψουν.», [«Ποιητές»]20 ~ « […] Ils se battent comme des papillons blessés,/à votre terre les souvenirs et les désirs. […] Les nuits idylliques vous recouvrent,/et si la bonté des étoiles se déverse,/humbles comme vous êtes, elle ne vous atteint pas. […] tant de malignité vous flétrit,/mes petites fleurs pâles, qu’on a prises/pour vous planter dans de lointains jardins. »). Il réussit à créer une nouvelle poésie qui a sa propre place dans une génération qui souffre pour plusieurs raisons (politiques, sociales, etc.), et ainsi, il

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parvient à montrer aussi l’évolution existante dans la poésie de son époque qui, à première lecture, semble presque figée.

Conclusion

19 Karyotakis incarne donc une conscience poétique sur la poésie en général et sur la poésie hellénique de son époque ; d’un côté, il reflète à travers ses vers la crise générale de son époque, et de l’autre, à travers de ce reflet, il réussit finalement à créer une voix poétique très authentique de son époque.

20 Par conséquent, sa crise de la conscience poétique n’est qu’une étape intermédiaire et nécessaire jusqu’au moment où il écrit directement, d’une voix claire, la poésie la plus caractéristique de son époque.

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NOTES

1. K. G. KARYOTAKIS, Ποιήματα και πεζά, op. cit., p. 201. 2. Ibid., p. 198. 3. K. G. KARYOTAKIS, Ποιήματα και πεζά, op. cit., p. 3-16. 4. Ibid., p. 7. 5. Ibid., p. 195. 6. Cf. Kostas KARYOTAKIS (Wikipedia).

7. K. G. KARYOTAKIS, Ποιήματα και πεζά, op. cit., p. 17-54. 8. Ibid., p. 22-23. 9. Ibid., p. 23. 10. Ibid., p. 61-115. 11. Ibid., p. 89. 12. Ibid., p. 203. 13. Ibid., p. 107. 14. Ibid., p. 98. 15. Ibid., p. 99-101. 16. Ibid., p. 102. 17. Ibid., p. 103. 18. Ibid., p. 104. 19. Ibid., p 105 et 106. 20. K. G. KARYOTAKIS, Ποιήματα και πεζά, op. cit., p. 26.

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RÉSUMÉS

Dans notre communication, nous tenterons de présenter et d’analyser les raisons pour lesquelles Kostas Karyotakis, poète grec de la « génération de 1920 », est un cas très différent de tous les autres poètes de sa génération. Ces raisons ne concernent pas seulement la thématique de sa poésie, mais aussi plusieurs aspects de son caractère, de son style poétique et de sa pensée. En lisant l’œuvre de Karyotakis, on voit toute la thématique obscure et la nature mélancolique et pessimiste qui caractérise la génération de 1920, mais, en même temps, on rencontre une voix claire, consciente, originale et remarquablement audacieuse pour son époque. Parfois, on a l’impression que Karyotakis se trouve à un niveau plus élevé que les autres et on peut distinguer chez lui clairement la tragédie profonde de sa génération et les raisons qui l’ont provoquée. Karyotakis est presque le seul poète grec de cette génération qui ait, par moments, une conscience précise du tourment qui le touche lui et ses contemporains ; cette sensation naît des questions qu’ils se posent sur leur rôle dans la société comme poètes, sur les chances de la Grèce comme nation hellénique en ces années si troublées (1897–1930), sur leur nature tourmentée d’humains qui essaient de survivre dans une époque si dure marquée par plusieurs stigmatisations sociales, et sur la limitation de leurs libres choix, choix qui pourraient les conduire à une liberté personnelle plus claire et plus précise.

In our communication, we try to present and analyse the why Kostas Karyotakis, Greek poet of the “1920’s” generation, is a very different case from the other poets of his generation. These reasons do not concern just the theme of his poetry, but also many aspects of his character, his poetic style, his thought, etc. In other words, by reading the work of Karyotakis, we see all his dark theme and his melancholic and pessimist nature that characterize the 1920’s generation and, in the same moment, we have a clear, conscious, original and remarkably bold view about his time. Sometimes we get the antithetical impression that Karyotakis is at a higher level than the others and can clearly distinguish the deep tragedy of his generation and the reasons that caused it. Karyotakis is probably the only poet of this generation who has, at times, a clear awareness of the sensation of the torment that touches himself and his contemporaries; sensation that raises questions about their role in the society as poets, about the odds of Greece as Hellenic nation in these troubled times (1897–1930), about their turbulent nature of being a human being who is trying to survive in an era which was marked by so many social stigmas, and about the limitation of their free choice, choice that would lead to a clearer and more precise personal freedom.

Στην ανακοίνωσή μας, θα προσπαθήσουμε να παρουσιάσουμε και να αναλύσουμε τους λόγους για τους οποίους ο Κώστας Καρυωτάκης, έλληνας ποιητής της γενιάς του 1920, είναι μια περίπτωση πολύ διαφορετική από τους άλλους ποιητές της εποχής του. Οι λόγοι αυτοί δεν αφορούν μόνο την θεματική της ποίησής του αλλά και πολλές πλευρές του χαρακτήρα του, του ποιητικού του ύφους και της σκέψης του. Διαβάζοντας το έργο του Καρυωτάκη βλέπουμε όλη τη σκοτεινή θεματική και τη μελαγχολική και απαισιόδοξη φύση που χαρακτηρίζει τη γενιά του 1920 αλλά, παράλληλα συναντάμε και μια φωνή καθαρή, συνειδητή, πρωτότυπη και εξαιρετικά τολμηρή για την εποχή του. Μερικές φορές έχουμε την εντύπωση ότι ο Καρυωτάκης βρίσκεται σε ένα επίπεδο υψηλότερο από τους άλλους και μπορούμε να διακρίνουμε σ’αυτόν ξεκάθαρα την βαθιά τραγωδία της εποχής του και τους λόγους που την προκάλεσαν. Ο Καρυωτάκης είναι σχεδόν ο μόνος έλληνας ποιητής αυτής της γενιάς που έχει, κάποτε, συνείδηση της δίνης που πλήττει τον ίδιο και τους συγχρόνους του. Αυτή η αίσθηση γεννά τα ερωτήματα που

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θέτουν οι ποιητές για τον ρόλο τους μέσα στην κοινωνία, για την τύχη της Ελλάδας σαν ελληνικό έθνος την δύσκολη περίοδο του 1897-1930, για την πληγείσα φύση των ανθρώπων που προσπαθούν να επιβιώσουν σε μια εποχή τόσο σκληρή και σημαδεμένη από πολλούς κοινωνικούς στιγματισμούς, και για την οριοθέτηση των ελεύθερων επιλογών τους που θα μπορούσαν να οδηγήσουν σε μια προσωπική ελευθερία πιο σαφή και συγκεκριμένη.

INDEX

Index géographique : Grèce Mots-clés : Karyotakis Kostas (1896-1928), Karyotakis Kostas (1896-1928), génération de 1920 motsclesel Καρυοτάκης Κώστας (1896-1928), η γενιά του 20, Ελλάδα, Μεσόπολεμος (1918-1939), Ελληνική λογοτεχνία, Ποίηση motsclestr Karyotakis Kostas (1896-1928), Nesil 1920, Yunanistan, Savaşlar Arasında (1918-1939), Yunan edebiyatı, Şiir motsclesmk Костас Каруотакис (1896-1928), Генерација 1920, Грција, Помеѓу војните, Груката литература, лоезија Keywords : Karyotakis Kostas (1896-1928), 1920’ generation, Greece, Interwar (1918-1939), Greek Literature, poetry Thèmes : Littérature grecque, Poésie Index chronologique : entre-deux-guerres (1918-1939)

AUTEUR

VASSILIKI TSAITA-TSILIMENI Université de Genève

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Miroirs des Princes – reflets d’élite(s), à propos des Exhortations (Νουθεσίαι) de Nicolas Mavrocordatos Mirrors for Princes–Reflections of Elite(s). The Exhortations of Nicolas Mavrocordatos Καθρέφτες για πρίγκιπες-αντανακλάσεις των ελίτ : Οι Νουθεσίαι τoυ Νικόλαου Μαυροκορδάτου

Alkisti Sofou

1 Nicolas Mavrocordatos devint prince de Moldavie le 6 novembre 1709 et sa nomination marqua le début du régime Phanariote dans les Principautés danubiennes.

2 Mavrocordatos a élaboré une théorie sur l’exercice du pouvoir, instrument de changement socioculturel et politique. Il tente de déterminer le concept du sujet et du souverain ainsi que leurs devoirs respectifs. Sa pensée politique se révèle dans deux ouvrages : le premier est la préface de la traduction de l’ouvrage d’Ambrosio Marliano Theatrum Politicum1 et le second est un essai sous le titre Traité de Devoirs2. Ces ouvrages reflètent l’idéologie de la période précoce de l’absolutisme éclairé, celle de « l’absolutisme raisonné », pour employer le terme de Jacques Bouchard (2007, 1-32 et 2005, 31-51).

3 Parmi ses écrits se trouvent, les Exhortations, un texte bref, mais concis rédigé en 1726 et adressé à son fils Constantin (PAPADOPOULOS-KERAMEUS, 1909, 461-462)3. Elles constituent un « testament politique » et un manuel d’instructions pour préparer son fils Constantin à sa succession sur le trône des Principautés danubiennes. Ces Exhortations, composées de 25 conseils, suivent le modèle des miroirs des princes dont la diffusion reste confidentielle. Il s’agit d’un texte à finalité politique qui cherche à définir les principes et les méthodes qui régissent un bon gouvernement, dans un régime où le pouvoir se concentre entre les mains d’un seul homme. Les Exhortations

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non seulement exposent la théorie de Mavrocordatos sur la politique et sur la morale, mais aussi se font l’écho d’ouvrages sur les règles de comportement adressées aux princes, comme la Civilité puérile d’Érasme ou l’ouvrage de Giovanni delle Casa, Galatéo. L’éducation princière s’inscrit dans la lignée de l’humanisme, elle doit former un homme dans toute la plénitude du terme, mais aussi le préparer aux exigences du gouvernement qui est en fait un métier à la fois technique et polyvalent.

Un pouvoir moral entretenu par ses vertus

4 Selon Mavrocordatos, l’autorité du prince est puisée – Dieu aidant – dans un pouvoir moral entretenu par ses vertus. C’est en pratiquant ces vertus que le gouvernant deviendra le premier citoyen, le princeps.

5 Il évoque à plusieurs reprises la prudence, voire la modération, comme la qualité essentielle d’un bon gouvernement. « La sobriété est une exquise parure », écrit-il4. La prudence a toujours été présentée depuis le Moyen Âge comme une vertu cardinale des souverains. Selon Mavrocordatos, « la modération est chose excellente5 ». C’est pourquoi il conseille à son fils « de ne pas être dépensier, mais parcimonieux, de ne pas être avide, mais économe et de mesurer ses dépenses selon ses moyens6 ». À la prudence s’ajoute une notion assez récente, celle de l’autocontrôle (ELIAS, 1976, 117-120) : « la colère est exécrable ; la douceur a du nerf7 ». Le souverain doit se discipliner lui-même avant de régir les autres. Il faut alors « garder une physionomie grave, parler peu et avec délicatesse, sans grimacer et sans gesticuler8 ».

6 Cependant, l’adage « se gouverner soi-même pour gouverner les autres » ne suffit plus, car la fonction princière est politique. Que doit faire un souverain prudent ? Le roi prudent est un homme d’action, c’est celui qui légifère et c’est aussi celui qui élabore, restaure et embellit. Mais pour atteindre ce but son entourage est primordial : ses conseillers doivent être d’efficaces agents de la prudence. La prudence implique aussi que le prince s’entoure de serviteurs compétents. Cependant, elle doit être distinguée de la fausse prudence des habiles que Mavrocordatos dénonce tout en condamnant le recours aux machinations par le biais de l’astuce, la ruse ou la fraude : « Prends garde à ce que tous tes conseillers ne soient pas cupides, fourbes, flatteurs ; oisifs, ignorants, vindicatifs, indiscrets, orgueilleux, menteurs9 ».

7 Comme, en ces temps de « l’absolutisme raisonné », gouverner devient un art réglementé à la manière d’un métier pour lequel il existe des principes et des méthodes, le roi doit acquérir un savoir-faire.

8 Le texte de Mavrocordatos n’est pas uniquement normatif. Mavrocordatos envisage la fonction du gouvernant comme inséparable de la société politique et précise la nature du régime, reprenant Homère à la lettre : « Il n’est pas bon, le gouvernement de plusieurs ; qu’un seul soit chef10 ».

9 L’absolutisme est une forme de gouvernance qui se porte garant de l’harmonie sociale et politique. La fonction du seigneur consiste à veiller sur la cohésion et la sécurité de la société tout entière dans sa forme actuelle. Le despotisme constitue pour Mavrocordatos la sauvegarde de l’État subordonné au Bien commun : « secours et compassion pour les besoins du pays11 ».

10 L’équilibre entre les intérêts des différents groupes fonctionnels lui tient donc, dans une certaine mesure, à cœur. « Ne donne pas facilement foi aux accusations des

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paysans contre les boyards et d’un autre côté ne laisse pas les paysans être lésés12 ». Le roi est d’autre part obligé de s’inquiéter de la sauvegarde de sa propre existence sociale. « Pense à l’avenir13 ». Il doit tout mettre en œuvre pour que sa force ne faiblisse pas et même peut-être pour qu’elle s’accroisse. « Fais ce qui est nécessaire pour te concilier l’affection des autochtones14 ».

Méfiance et entourage du prince

11 Les miroirs portent l’empreinte des événements politiques et leurs rédacteurs répercutent leurs constats. Chaque gouvernant opère en fonction des circonstances, des possibilités et des disponibilités. Et Nicolas Mavrocordatos de dresser un portrait qui reflète l’évolution d’une société. Mais il reflète aussi un milieu où règne la méfiance. Et pour cause.

12 Nicolas Mavrocordatos a été nommé prince de Moldavie le 6 novembre 1709, par le sultan Ahmed III. La mort de son père retarda son arrivée en Moldavie, et lorsqu’enfin il prit possession du trône, il ne régna que quelques mois, destitué par des intrigues en faveur de . Il fut de nouveau nommé en Moldavie de novembre 1711 à décembre 1715. Il est alors transféré en Valachie. Son règne s’achève en novembre 1716 lorsqu’il est déposé et emprisonné pour deux ans par les Autrichiens à Hermannstadt. Libéré après le traité de Passarowitz du 21 juillet 1718, il revient régner en Valachie de mars 1729 à sa mort en 1730.

13 Donc les intrigues politiques et les tribulations l’ont rendu méfiant à l’égard des milieux phanariotes et des boyards. C’est pourquoi l’entourage du prince devient une question essentielle. « Aie un entourage peu nombreux, peu de Phanariotes15 », écrit-il.

14 Les boyards constituent un groupe social organisé qui s’efforce de préserver ses privilèges. La nomination de Mavrocordatos en Valachie directement par le sultan, sans la proposition préalable des boyards, avait déjà privé ceux-ci d’un élément essentiel de leur fonction et de leur pouvoir : l’élection des princes. Ils se tiennent donc eux aussi sur la défensive. Nicolas Mavrocordatos en est conscient. Il conseille alors son fils d’épier les boyards et de « les brider, parce que plusieurs souverains ont été anéantis par leurs proches16 ». Cependant, il cherche à éviter les frictions et il recommande à son fils : « Sache les défauts des nobles autochtones et sois vigilant. Cependant, ignore-les au profit de la paix sociale17 ».

15 En effet, Nicolas Mavrocordatos instaura « une noblesse de fonction » imitant l’éclat de la Cour byzantine ainsi qu’une administration composée de Phanariotes. Avec le temps, l’élite autochtone, les boyards, se voit écartée du pouvoir. Les institutions ecclésiales et culturelles passent progressivement dans les mains grecques de sorte que Marcos Porphyropoulos s’exclame en 1719, en écrivant de Bucarest (HURMUZAKI, 1917, 847) : « Tout le Phanar est ici ; je ne me souviens plus de Constantinople18 ».

16 Avec l’avènement de Nicolas Mavrocordatos s’amorce l’établissement d’une hiérarchie sociale plus structurée : une couche dominante, une « noblesse » composée d’éléments sociaux d’origines diverses, une bourgeoisie ascendante, les tzaranoi, c’est-à-dire le peuple et la paysannerie.

17 Selon Norbert Elias (1999, 276-277), « les normes du savoir-faire sont étroitement liées à la modification de la couche supérieure avec les autres groupes fonctionnels. […] La société de la Cour est une formation dans un réseau d’interdépendances très dense ».

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18 Elle se trouve donc pour ainsi dire prise en tenailles entre d’une part le sultan, de la faveur duquel dépend en partie le prince régnant, et d’autre part, les boyards, les Phanariotes et la bourgeoisie ascendante. En fait, on observe dans quelques élites bourgeoises et plus spécialement dans la haute magistrature et l’administration supérieure, la tendance à s’établir en lieu et place de la noblesse ou du moins à côté de la noblesse comme couche supérieure du pays.

19 Nicolas Mavrocordatos, le prince régnant, transmet un message politique à son fils. Si l’on considère les Exhortations comme un acte testamentaire, on peut en déduire que Mavrocordatos lègue le pouvoir à son aîné. En associant le fils au pouvoir du père, il désire asseoir la monarchie héréditaire. Selon Max Weber (2003), les groupes de statuts ont des liens interpersonnels et de nature extra-économique fondés sur le prestige social. L’appartenance à ces groupes est conditionnée par un style de vie particulier qui définit des pratiques et des représentations.

20 Et il revient à Nicolas Mavrocordatos d’articuler l’idéologie nécessaire à la pérennité de leur nouveau rôle politique, se fondant sur les justifications de la supériorité sociale, perceptible d’ailleurs dans d’autres textes de ce genre. Le « principat » apparaît ici comme une forme de gouvernance fondée sur la richesse et le pouvoir, mais aussi comme un ensemble de valeurs où la fierté du lignage joue un rôle majeur.

BIBLIOGRAPHIE

BOUCHARD Jacques, 2007, « l’Aube des Lumières chez les Grecs et les Roumains. Définition et périodisation, 1680-1780 », les Phanariotes et l’aube des Lumières, Montréal : Centre interuniversitaire d’études néo-helléniques de Montréal, p. 1-32.

BOUCHARD Jacques, 2005, « l’Aube des Lumières dans les pays roumains », La Revue historique, vol. II, Athènes : Institut de recherches néohelléniques, Fondation nationale de la recherche scientifique, p. 31-51.

ELIAS Norbert, 1999, la Dynamique de l’Occident, Paris : Calmann-Lévy.

ELIAS Norbert, 1976, la Civilisation des mœurs, Paris : Calmann-Lévy.

HURMUZAKi Eudoxiu, 1917, Documente privitoare la Istoria Românilor, vol. XIV/2, Bucarest: Carol Göbl, p. 847, no DCCXXVIII.

PAPADOPOULOS‑KERAMEUS Athanasios, 1909, Documente privitoare la Istoria Românilor, Ελληνικά κείμενα χρήσιμα τη ιστορία της Ρωμουνίας, Bucarest : Carol Göbl.

STOURDZA Alexandre, 1913, l’Europe orientale et le Rôle historique des Mavrocordatos, 1660-1830, Paris : Librairie Plon.

WEBER Max, 2003, Économie et société, vol. I-II, Paris : Calmann-Lévy.

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NOTES

1. Θέατρον πολιτικόν. Μεταγλωττισθέν εκ της λατινικής εις την ημετέραν απλήν διάλεκτον. Παρά του υψηλοτάτου, και σοφωτάτου Αυθέντου της Ουγγροβλαχίας, Νικολάου του Μαυροκορδάτου, Leipzig: Breitkopf, Johann Gottlob Immanuel, 1758. 2. Περί των καθηκόντων Βίβλος. Ξυγγραφείσα παρά του Ευσεβεστάτου, Υψηλοτάτου, και Σοφωτάτου Αυθέντου και Ηγεμόνος Πάσης Ουγγροβλαχίας κυρίου κυρίου Ιωάννου Νικολάου Αλεξάνδρου Μαυροκορδάτου Βοεβόδα Νυν πρώτον Τύποις εκδοθείσα επί της Ηγεμονείας της αυτού Υψηλότητος, Αρχιερατεύοντος του Πανιερωτάτου και Θεοπροβλήτου Μητροπολίτου κυρίου Δανιήλ, επιμελεία και διορθώσει του λογιωτάτου κυρ Γεωργίου Τραπεζουντίου, διδασκάλου της εν Βουκουρεστίω Αυθεντικής σχολής, Εν τη σεβασμία Μονή των Αγίων Πάντων τη εν Βουκουρεστίω, 1719. 3. «Νουθεσίαι του αοιδίμου αυθέντου Νικολάου Bοεβόδα προς τον υιόν αυτού Κωνσταντίνον Bοεβόδα αυθέντην, δοθείσαι εν έτει 1726» Pour la traduction des Exhortations en français, voir STOURDZA A., 1913, l’Europe orientale et le rôle historique des Mavrocordatos. 1660-1830, Paris : Librairie Plon, p. 133-134. 4. Η σωφροσύνη στολισμός εξαίρετος. 5. Το μέτριον είναι καλόν. 6. Μην είσαι σκορπαλέος, αλλά φειδωλός. Μη πλεονέκτης αλλά οικονομικός. Κατά το πάπλωμά σου άπλωνε τα ποδάρια σου. 7. Ο θυμός απαίσιος, η πραότης έχει νεύρα. 8. Εν τω προσώπω σοβαρότης. Λόγοι ολίγοι και προσηνείς, χωρίς κινήματα ομμάτων και προσώπου, χωρίς κινήματα χειρών. 9. Οι σύμβουλοί σου πρόσεχε να μην είναι πλεονέκται, απατεώνες, κόλακες, άπρακτοι, αμαθείς, φιλέκδικοι, αθυρόστομοι, υπερήφανοι, ψεύσται. 10. Iliade, Chant II, vers 204 : Ουκ αγαθόν πολυκοιρανίη∙ είς κοίρανος έστω. 11. Φεργιάδι και ελεεινολογία δια την αδυναμίαν του τόπου. 12. Να μην πιστεύεις εύκολα τας κατηγορίας των τζαράνων δια τους άρχοντας και από το άλλο μέρος να μην αφήνεις να εκδικούνται οι τζαράνοι. 13. Στοχάζου τα μέλλοντα. 14. Να κάμης ό,τι κάμεις, να σε αγαπούν οι εντόπιοι. 15. Να έχεις ολίγον τεβαπί, ολίγους Φαναριώτες. 16. Έχε κατάσκοπον φιλαλήθη απάνω τους και χαλίνωνέ τους, ότι πολλοί ηγεμόνες αφανίσθηκαν από ταις αταξίαις των οικείων τους. 17. Τα ελαττώματα των εντοπίων αρχόντων ήξευρέ τα, φυλάγου τα. Όμως παράβλεψέ τα δια το ειρηνικόν. 18. Το Φανάρι όλον είναι εδώ∙ Πόλιν πλέον δεν θυμούμαι.

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RÉSUMÉS

Les Miroirs des Princes sont des écrits à finalité politique qui cherchent à définir les principes et les méthodes qui régissent le bon gouvernement, dans un régime où le pouvoir est concentré entre les mains d’un seul homme. Les Exhortations de Nicolas Mavrocordatos est un « testament politique » et un manuel d’instruction qui prépare son fils Constantin à lui succéder au trône des Principautés danubiennes. Pour définir l’élite nous avons eu recours à Max Weber selon lequel : « Le statut est un lien de nature extra-économique fondé sur le prestige social (…) il est presque entièrement conditionné aussi bien qu’exprimé par un style de vie particulier ». En nous basant donc sur les analyses de classification statutaire de Max Weber, nous tenterons d’examiner les types de configuration éthico-politique. Il s’agira ainsi d’analyser les qualités qui sont à la fois des marqueurs d’appartenance à l’élite des princes Phanariotes régnants et les prérogatives qui les différencient des boyards autochtones et des Phanariotes de Constantinople.

“Mirrors for Princes” designates a genre of didactic literature intended for the instruction of the rulers, in which political ideas are expressed in the form of advice. The Exhortations of Nicolas Mavrocordatos is a “political legacy” and a manual of instructions intending to prepare his son Constantine for his succession to the throne of the . Towards that, we will draw upon Max Weber’s perspective on stratification in order to investigate the virtues and qualities that are both indicative of the ruling elite as well as a privilege differentiating them from the indigenous and the of Constantinople. According to Weber, “classes, status groups and parties are phenomena of the distribution of power within a community”, consequently status groups are determined by the distribution of social honor. The groups themselves are not only defined by the social interaction but they are also conditioned by a specific style of life.

Οι Καθρέφτες για πρίγκιπες είναι συμβουλευτικά εγχειρίδια τα οποία θέλουν να καθορίσουν τις αρχές και τις μεθόδους που διέπουν την καλή κυβέρνηση σε ένα καθεστώς στο οποίο η εξουσία είναι συγκεντρωμένη στα χέρια ενός μοναδικού ανθρώπου. Οι Νουθεσίαι του Νικολάου Μαυροκορδάτου είναι μία πολιτική διαθήκη και ένα εγχειρίδιο με το οποίο προετοιμάζει τον γιο του, τον Κωνσταντίνο, να γίνει ηγεμόνας των Παραδουνάβιων Ηγεμονίων. Για τον ορισμό της ελίτ, έχουμε χρησιμοποιήσει το Μαξ Βεμπέρ: η κοινωνική θέση βασίζεται σε εξωοικονομικά φαινόμενα, στο κοινωνικό γόητρο, διαμορφώνεται και εκφράζεται σε ένα ειδικό στυλ ζωής. Βασισμένοι λοιπόν στις αναλύσεις του Βεμπέρ, θα εξετάσουμε τα χαρακτηριστικά που ταυτόχρονα σημαδεύουν την ελίτ των Πριγκίπων Φαναριωτών και τα προνόμοια που τους διαφοροποιούν από τους αυτόχθονες βογιάρους και τους Φαναριώτες της Κωνσταντινούπολης.

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INDEX

Thèmes : Histoire motsclesmk Маврокордатос Николас (1670-1730), Фанариоти, Дунавски кнежества, Силеџија информирани, Отоманската империја, Историја Index géographique : Provinces danubiennes motsclestr Mavrocordatos Nicolaos (1670-1730), Fenerli, Aydınlanmış despot, Tuna iller, Osmanlı İmparatorluğu, Tarih Mots-clés : Mavrocordatos Nicolaos (1670-1730), Mavrocordatos Nicolaos (1670-1730), Phanariotes, Phanariotes, despote éclairé motsclesel Μαυροκορδάτος Νικόλαος (1670-1730), Φαναριώτες, Πεφωτισμένοι δεσπότες, Μολδοβλαχία, Οθωμανική αυτοκρατορία, Ιστορία Index chronologique : Empire ottoman Keywords : Mavrocordatos Nicolaos (1670-1730), Phanariot, Enlightened despot, Danubian provinces, , History

AUTEUR

ALKISTI SOFOU Sorbonne-Paris IV, Inalco, USPC

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Aristophane sur la scène grecque moderne Un théâtre populaire ou un théâtre fait par et pour les happy-few ? Aristophanes on the Modern Greek Stage: a Popular Theatre or a Theatre made by and for the ‘Happy Few’? Ο Αριστοφάνης στη μοντέρνα ελληνική σκηνή, λαϊκό θέατρο ή θέατρο δημιουργημένο από και για μία ελίτ?

Kaiti Diamantakou‑Agathou

La comédie antique, ses origines populaires et son évolution civique

1 Commençons par la reprise d’informations bien connues et banales. Liée dès sa genèse à la démocratie (ARISTOTE, Poét. 3, 2-3, 1448a), la comédie antique, issue de rituels phalliques et des cortèges dionysiaques (ibidem 4, 10-12, 1449a), devint – après une évolution en plusieurs étapes – un genre dramatique distinct, ayant son propre code esthétique et son propre statut socioculturel, comme on peut les étudier, par excellence, dans les onze comédies d’Aristophane du Ve siècle et du début du IVe siècle av. J.‑C. En d’autres termes, la comédie antique fut une sorte de théâtre indéniablement populaire du point de vue de ses origines et, en même temps, civique du point de vue de son insertion dans le milieu social de son époque. À l’instar du Carnaval, la comédie aristophanesque possédait une fonction de compensation sociale et de mise en question à caractère ludique : mise en question de la politique et de son exercice abusif, des autorités de la cité, des dieux et de leurs serviteurs terrestres, des savants, des poètes, des citoyens anonymes ou éponymes, de toute sorte de métier, de sexe, d’âge, de culture, d’orientation politique ou sexuelle. Cela dit, au contraire du Carnaval, les comédies d’Aristophane étaient présentées dans le cadre officiel des Grandes Dionysies ou des Lénéennes, toujours sur le site consacré du Théâtre de Dionysos (THIERCY, 1986, 24), devant les autorités de l’État-cité, ainsi que devant une

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grande partie du corps civique des Athéniens, dont la majorité, on peut le supposer, se composait des habitants du centre-ville d’Athènes. Le caractère « bourgeois » de cette œuvre se reflète, entre autres, dans les lieux dramatiques inscrits dans les textes qui ont survécu, lieux qui, dans la plupart des cas, sont des sites réels de l’Athènes antique. La satire politique et sociale se déroule tantôt dans le Pnyx, tantôt devant les Propylées, tantôt devant (ou dans) le Lieu de Réflexion de Socrate, tantôt sur le lieu sacré du Festival des Thesmophories, tantôt devant des maisons urbaines de citoyens athéniens… tandis que, même lorsque l’action se déplace en des lieux imaginaires (le domicile des Dieux dans le ciel, les Enfers, le royaume des Oiseaux dans l’air), la carte urbaine athénienne reste toujours vibrante et omniprésente au niveau verbal et narratif (KONSTAN, 1997, 3-17).

2 Le monde d’Aristophane constitue, donc, un monde rituel littérarisé et, de ce fait, un monde populaire urbanisé, dans la production et la perception duquel coexistent le « goût de la réflexion » et le « goût des sens », le « goût pur » et le « goût impur », l’« imagination populaire » et la « sociodicée esthétique », comme dirait Pierre BOURDIEU (1979, 569-574). Il s’agit d’un amalgame unique qui impliquait toute la ville-cité et ses habitants, mais dont les spectateurs idéaux et visés étaient en premier lieu les détenteurs du privilège d’être « Athéniens-libres-hommes-adultes-cultivés », à savoir ceux qui fréquentaient le théâtre de Dionysos sur le versant sud-ouest de l’Acropole et qui, en même temps, déterminaient, – par leur participation régulière aux différentes institutions constitutives du régime athénien –, la vie politique, financière, judiciaire, sociale et culturelle de leur ville-cité.

Aristophane et sa réception par la scène grecque moderne : les trois restaurateurs

3 Ce type de théâtre polyphonique, au niveau autant de la forme que du contenu, disparut en pratique en même temps que la démocratie directe athénienne ; il survécut par la suite pendant des siècles uniquement en tant que monument textuel, pour ne ressusciter théâtralement dans son pays natal qu’à la fin du XIXe siècle1 et se propager par la suite (et s’altérer) pendant les premières décennies du XXe siècle, sous forme de spectacles quasi pornographiques, destinés à des publics exclusivement masculins et privés de toute ambition d’explorer largement et à fond le tissu compliqué des textes d’Aristophane. Depuis les années 1930 du siècle précédent jusqu’au début de ce nouveau millénaire, l’investigation et la restitution esthétique et idéologique d’Aristophane doivent beaucoup à trois metteurs en scène, sur la contribution desquels on va centrer notre intérêt dorénavant. Il s’agit de trois metteurs en scène qui se sont occupés de la comédie antique d’une façon continue, cohérente, claire et distincte, souvent en dialogue (ou en confrontation) bilatérale directe entre eux, et dont les différentes « écoles » servent jusqu’à nos jours de points de référence (affirmative ou négative) tant pour les praticiens que pour les théoriciens et les historiens du théâtre, en Grèce et à l’étranger : Karolos Koun, Alexis Solomos et Spyros Evangelatos. Voici très brièvement leur portrait biographique :

4 Karolos Koun, né à Prousa (1908) et mort à Athènes (1987), était fils d’un commerçant cosmopolite, Errikos Koen, à moitié grec-orthodoxe et à moitié allemand-polono-juif. Élevé à Constantinople dans une maison bourgeoise, entouré de plusieurs précepteurs,

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il acheva ses études secondaires à l’École américaine réputée de Constantinople, le Robert College. En 1928 il suivit des cours d’esthétique à la Sorbonne, pour s’installer définitivement à Athènes en 1929 et travailler, de 1930 à 1938, en tant que professeur de langue et de lettres anglaises au Collège Américain, où il entreprit, avec ses jeunes étudiants, ses premières représentations. En 1934, il crée avec Yannis Tsarouchis et Dionysis Devaris la Scène Populaire, qui sera dissoute en 1936 pour des raisons économiques. Après cette dissolution et son départ du Collège Américain, Karolos Koun coopère en tant que directeur jusqu’en 1941 avec les troupes des actrices fameuses de l’époque, Katerina Andreadi et Marika Kotopouli. En 1942, au cœur de l’Occupation allemande et dans des conditions économiques et de survie très difficiles, Koun crée le Théâtre d’Art, qui, après une période très dense en production artistique, en problèmes financiers et en oscillations interpersonnelles, sera obligé de s’interrompre, d’abord en 1945, puis en 1949. En 1954, le Théâtre d’Art recommence à fonctionner, dorénavant logé en permanence à l’amphithéâtre en sous-sol de la Galerie Orphée, pour suivre désormais une route pleine de succès et de signes de reconnaissance : lauréat pour les Oiseaux au Festival des Nations à Paris en 1962, plusieurs invitations faites à Karolos Koun de diriger au sein des plus grands théâtres d’Europe et d’Amérique, plusieurs invitations adressées au Théâtre d’Art pour participer à des Festivals en Grèce et à l’étranger, participation continuelle du Théâtre d’Art au Festival d’Épidaure après la chute de la junte et la fin du monopole du Festival accordé au Théâtre national de Grèce, attribution à Karolos Koun de la Médaille Phœnix par l’État grec et de la Médaille d’Argent par l’Académie d’Athènes, concession honorifique par l’État grec d’un deuxième espace pour le théâtre, au centre d’Athènes, où loge jusqu’à nos jours la Deuxième Scène du Théâtre d’Art (MAVROMOUSTAKOS, 2008, 17-41).

5 Alexis Solomos (1918-2012), après avoir accompli ses études primaires et secondaires au Collège Américain d’Athènes, où il fut élève de Karolos Koun, et après avoir commencé des études à la Faculté de Droit d’Athènes, suivit une formation théâtrale exigeante, d’abord à l’École Dramatique du Théâtre national de Grèce (1939-1942), puis à l’Académie Royale de Londres (1945-1946), à l’Université de Yale aux États-Unis et à l’Atelier Dramatique d’Erwin Piscator à New York (1946-1948) ; cela fut entrecoupé d’intervalles professionnels en Grèce, parmi lesquels on note sa coopération en tant qu’acteur en 1943 avec le Théâtre d’Art, où fut montée l’année suivante sa pièce de jeunesse, le Dernier Blanc-corbeau. Quelques années plus tard, Alexis Solomos débute sa carrière de metteur en scène à New York (au Cherry Lane Theatre et au Province Town Playhouse, 1947) et puis à Londres (Embassy Theatre, 1949), pour revenir par la suite en Grèce et amorcer une carrière féconde jusqu’en 1992, lorsqu’il se retire définitivement du théâtre. Il a coopéré avec le Théâtre national de Grèce, le Théâtre national de Grèce du Nord, la Scène lyrique nationale de Grèce et plusieurs autres troupes théâtrales ; il fonda aussi sa propre troupe théâtrale, nommée Proskénion (1967-1972 et occasionnellement après 1978). Il occupa également le poste d’administrateur adjoint de l’Établissement national de la Radiodiffusion (1974-1975), ainsi que celui d’administrateur du Théâtre national de Grèce (à deux reprises : 1980-1983 et 1990). Outre ses nombreuses mises en scène, son apport d’auteur fut également vaste et riche : des pièces théâtrales, plusieurs études, – souvent rééditées –, sur divers champs de l’histoire du théâtre, plusieurs traductions de pièces de théâtre – parmi lesquelles, les Oiseaux et les Thesmophories d’Aristophane, publiées sous le pseudonyme de A. Rosolymos. Pour l’ensemble de son apport aux Lettres et aux Arts, l’État grec lui a attribué la Médaille du Phœnix (degré de Commandeur), l’Académie d’Athènes l’a

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également honoré et le Département d’études théâtrales de l’Université d’Athènes l’a nommé au grade de docteur honoraire en 1997 (SOLOMOS, 1980, et passim)2.

6 Beaucoup plus jeune, Spyros Evangelatos (1940‑), originaire d’une famille d’artistes renommés (père compositeur, mère harpiste), a fait des études à la Faculté de Philosophie d’Athènes où il a reçu le titre de docteur es Lettres en 1970. Il a aussi fait des études de théâtre à l’École Dramatique du Théâtre national de Grèce et à l’Université de Vienne, en suivant des cours et des séminaires théâtraux dans plusieurs pays d’Europe. Depuis sa jeunesse jusqu’à nos jours, Spyros Evangelatos a réussi à combiner et à développer sa formation académique et scientifique en voie parallèle et complémentaire de son travail artistique : d’une part, philologue, écrivain, professeur des Universités, membre régulier, plus tard vice-président et président actuel de l’Académie de Grèce ; d’autre part, directeur inlassable, au sein de plusieurs organismes théâtraux, grecs et étrangers ; fondateur de la Scène Néohellénique (1962), à laquelle succéda l’Amphithéâtre, qui n’a cessé d’alimenter le paysage théâtral de 1975 jusqu’en 2011, lorsqu’il fut obligé de suspendre ses fonctions pour des raisons économiques ; directeur général artistique du Théâtre de Grèce du Nord (1977-1980) ainsi que de la Scène lyrique nationale (1997-1999). Enfin, pour ne mentionner que certaines des distinctions honorifiques qu’il a reçues : prix « Karolos Koun » (1988), prix de la Société des auteurs dramatiques Grecs (1994), titre de « Cavaliere Ufficiale », décerné par le Gouvernement italien (1995), prix « Fotos Politis », décerné par le Musée et le Centre d’étude du théâtre grec (1997), titre de « commandeur de l’Ordre du Phénix » (2000), attribué par le président de la République grecque (VIVILAKIS, 2001, 19-20).

Approches et divergences

7 Dotés de ressources culturelles importantes et institutionnalisées, les trois metteurs en scène en question ont réussi progressivement, d’une façon systématique et cohérente, tout au long de leur carrière artistique, à acquérir de surcroît un capital social important, lié à la possession d’un réseau durable de relations d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance ; ils ont donc réussi à augmenter et à consolider leur pouvoir symbolique auprès de la société grecque moderne. Et dans cette consolidation de leur statut symbolique, leur attachement à tous trois au service de la comédie antique joua un rôle décisif : Karolos Koun dirigea d’abord au sein du Collège Américain d’Athènes, puis au sein de la Scène Populaire et surtout au sein du Théâtre d’Art sept des onze comédies d’Aristophane, certaines à plusieurs reprises, tandis que son disciple, Giorgos Lazanis, assuma la mise en scène de deux autres comédies, les Cavaliers (1979) et les Guêpes (1981), toujours au sein du Théâtre d’Art, et avant la mort de son maître 3 ; Alexis Solomos dirigea au sein du Théâtre national de Grèce de 1956 à 1980 et occasionnellement au sein du Proskénion dix des onze comédies survivantes, parmi lesquelles les « pièces féminines » à plusieurs reprises4 ; enfin, la contribution de Spyros Evangelatos, en commençant par le Théâtre de Grèce du Nord en 1969 et en continuant avec l’Amphithéâtre de 1976 jusqu’en 2006, s’élève à neuf productions différentes de sept comédies d’Aristophane, Lysistrata et l’Assemblée des femmes étant les deux comédies qu’il a révisées5. L’inter-concurrence ou l’inter-complémentarité entre ces trois metteurs en scène est visiblement attestée par certains choix du répertoire : Alexis Solomos ne monta jamais Ploutos qui avait été une des mises en scène de départ

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de Karolos Koun au Collège Américain et au sein de la Scène Populaire, tandis qu’il s’occupa des Oiseaux seulement en 1979, vingt ans après la représentation légendaire de cette comédie par le Théâtre d’Art à l’Odéon d’Hérode Atticus en 1959. Karolos Koun ne travailla jamais l’Assemblée des femmes, qui fut la première comédie dirigée par Alexis Solomos ; enfin, Spyros Evangelatos, de son côté, choisit au début de se pencher sur les comédies préférées de ses prédécesseurs, d’abord l’Assemblée des femmes et Lysistrata, les deux premières mises en scène d’Alexis Solomos, puis les Grenouilles et le Ploutos, les premières mises en scène d’Aristophane par Karolos Koun.

8 Loin de se limiter à des questions de répertoire, la relation – qu’elle soit d’accord ou de contestation –, entre ces trois metteurs en scène, fut beaucoup plus profonde du point de vue esthétique et idéologique. Le signal de départ fut donné par Karolos Koun, qui dans les années 1930, commence à former et à proposer son code d’approche à la comédie antique dans le cadre scolaire, – et profondément bourgeois – du Collège Américain, ainsi que dans le cadre mi-amateur mi-professionnel de la Scène Populaire (de courte durée, 1934-1936). Sur les fondements de ces premières représentations de laboratoire le Théâtre d’Art érigera son approche systématique de la comédie antique depuis les années 1950 et jusqu’aux années 1980, approche marquée par une distanciation progressive face au réalisme imitatif pour aller vers l’« expressionnisme populaire ». C’est ainsi que Karolos Koun lui-même qualifiait sa propre esthétique, c’est-à-dire l’esthétique d’une vérité primitive et subjective, nourrie par des symboles issus de la tradition populaire et socioculturelle de toutes les périodes de l’hellénisme, comme elle fut comprise et formée à travers les filtres bourgeois du metteur en scène (GLYTZOURIS, 2001, 591-595). En confrontation constante – plutôt « construite » et non pas essentielle –, avec le discours dominant du Théâtre national, Karolos Koun a puisé des éléments autant dans le réservoir de l’avant-garde moderniste occidentale que dans la tradition populaire grecque, pleine d’influences orientales (théâtre d’ombres, carnaval, diverses performances parathéâtrales), en équilibrant efficacement la vraisemblance stylisée et l’abstraction complète, la fonction carnavalesque et la fonction didactique de la comédie antique (MAVROMOUSTAKOS, 2008, 27-29).

9 En suivant une voie tout à fait parallèle aux représentations professionnelles de Karolos Koun, depuis 1956 (représentation de l’Assemblée des femmes, un an avant le Ploutos du Théâtre d’Art) jusqu’en 1986 (répétition de Lysistrata par le Proskénion un an après les Thesmophories du Théâtre d’Art et un an avant la mort de Karolos Koun), Alexis Solomos introduisit Aristophane au Festival d’Épidaure et fut le porte-parole solide et irremplaçable de la politique culturelle nationale à ce sujet, suivant l’idéologie dominante d’européanisation de la période d’après-guerre, une idéologie qui dépendait de et était déterminée par les valeurs et les besoins esthétiques d’une société par excellence bourgeoise, qui nourrissait et supportait le festival et les autres manifestations mondaines de l’époque. Au moyen, en premier lieu, des traductions « décentes » de Thrasyvoulos Stavrou, qui étaient épurées de toute obscénité, et en empruntant des éléments variés à différents réservoirs dramatiques (boulevard, farce, opérette, revue grecque, cirque), Alexis Solomos proposa une version élégante et « correcte », spectaculaire et divertissante et, de ce fait, absolument capable de propager un Aristophane inoffensif et anodin et de le consacrer en tant que « capital national », propice à être mis en valeur touristique autant que la tragédie antique (VAN STEEN, 2000, 197-204).

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10 Une synthèse féconde entre la thèse « moderniste », « juteuse », « bruyante », « jubilatoire », « populaire » de Karolos Koun et l’antithèse « modernisante », « élégante », « décente », « européanisée » d’Alexis Solomos6, est entreprise par Spyros Evangelatos qui se mit à l’agôn théâtral comique en 1969 et y resta jusqu’en 2006. En somme, à Spyros Evangelatos on doit une approche éclectique et syncrétique du point de vue esthétique, nuancée selon les conditions formelles et sémantiques spécifiques de chaque comédie, fondée sur une lecture philologique profonde et servie par une grande variété d’acteurs, venus des écoles dramatiques différentes. La tendance à l’adaptation partielle de l’original par des additions, des retranchements ou des transformations de certaines séquences, les interventions métathéâtrales du metteur en scène en tant que narrateur brechtien entre les actes ou à la fin d’une pièce, la mise en valeur de la dialectique aristophanesque et de l’ambiguïté profonde sous la surface textuelle jubilatoire surtout dans la partie finale de ses représentations, last but not least, la mise en exergue du caractère urbain de certaines pièces d’Aristophane et leur transposition dans des cadres scéniques bourgeois actualisés, sont quelques offrandes représentatives de Spyros Evangelatos sur l’autel de la comédie antique qui, grâce à lui, sera éclairée par des nuances sémantiques subtiles, souvent en faveur d’un rire significatif et réfléchi et au détriment du rire spontané et absolu (MAVROGENI, 2006, 289-298).

Aristophane par qui et pour qui ?

11 Pas toujours happy, voire pas du tout happy pendant certaines périodes de leur vie, ils étaient sûrement few ceux qui se sont voués à la restitution théâtrale et la (re)diffusion culturelle de la comédie antique. À travers leur œuvre artistique et leur activité de grande envergure socioculturelle, Aristophane a été consacré définitivement sur la scène grecque moderne en tant que « valeur sûre de l’héritage, [qu’] il n’est plus convenable de mettre en question : elle est nécessairement profitable à qui la consomme. » (PAVIS, 1990, 54) ; inversement, à travers notamment – entre autres auteurs dramatiques – Aristophane et son « effet classique » (idem, 54-56), ces trois metteurs en scène se sont, à leur tour, consacrés sur la scène grecque moderne, en tant que serviteurs d’« un théâtre à objet culturel, en contribuant par la qualité de leur travail à la formation du spectateur dans une optique éthique et/ou esthétique plus ou moins marquée » (GOUDON, 1982, 11).

12 Pendant cet échange de services culturels et cette réinsertion de poids symbolique, sur une période d’un demi-siècle à peu près, dans une Grèce en voie d’européanisation croissante, quel a pu être le profil et le profit des spectateurs grecs modernes, à qui ont été livrées, comme un héritage public, les comédies d’Aristophane ? Deux recherches qui ont eu lieu en Grèce, une première menée par la revue Highlights ( KAPODISTRIA & KYRGIA, 2007, 583-593) et une deuxième, menée dans le cadre du Centre National du Théâtre et de la Danse, sous la direction du sociologue Nikos Panayotopoulos (2012), n’ont pas inclus le théâtre d’Épidaure, parmi les quinze ou les neuf, respectivement, espaces de théâtre échantillonnés, et la comédie antique n’y constituait pas une catégorie spécifique, ce qui nous ôte des données concrètes sur sa réception. Cependant, on pourrait supposer que les résultats statistiques – s’ils existaient – sur la composition du public d’Aristophane à la manière de Koun, de Solomos ou d’Evangelatos, ne se différencieraient peut-être pas beaucoup des résultats généraux sur le profil du public

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théâtral grec contemporain. Or ces résultats montrent que les pratiques et les préférences de chaque spectateur dépendent, en principe, de la structure de son héritage, c’est-à-dire de son capital économique et culturel, ainsi que de son itinéraire social qui oriente et détermine la relation qu’il entretient avec cet héritage (PANAYOTOPOULOS & VIDALI, 2012, 92).

13 On se contente, donc, de s’interroger pour savoir si dans le cas du théâtre d’Aristophane, dont le « maître mot est la contestation » (MARÉCHAUX, 1996, 34), se retrouve également la constatation de Pierre Bourdieu quant à la fréquentation des musées et au public qui en tire profit : il s’agit d’« une libéralité factice, puisque l’entrée libre [N.B. payée dans le cas du théâtre] est aussi entrée facultative, réservée à ceux qui, dotés de la faculté de s’approprier les œuvres, ont le privilège d’user de cette liberté et qui se trouvent par là légitimés dans leur privilège, c’est-à-dire dans la propriété des moyens de s’approprier les biens culturels ou, pour parler comme Max Weber, dans le monopole de la manipulation des biens de culture et des signes institutionnels du salut culturel » (BOURDIEU, 1969, 166-167).

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. À travers d’abord le Ploutos, la dernière comédie d’Aristophane, qui, selon l’« adaptation libre » de M. CHOURMOUZIS (1861), fut montée par la troupe « Sophocle » de Sophocle Karydis en 1868 au « Théâtre d’Athènes », en constituant la première représentation professionnelle d’une comédie aristophanesque dans l’ère grecque moderne. 2. Voir aussi les discours de Spyros Evangelatos et de Walter Puchner sur l’apport théâtral (sur scène et sur papier) d’Alexis Solomos à l’occasion de sa nomination au grade de docteur honoraire par le Département d’études théâtrales de l’Université d’Athènes : http://www.theatre.uoa.gr/didaktiko-dynamiko/epitimoi-didaktores/ ale3hs-solomos.html, consulté le 28 octobre 2015. 3. Ploutos (1936, 1957), Grenouilles (1933, 1966), Lysistrata (1969), Paix (1977), Thesmophories (1985), Acharniens (1976, 1986), Oiseaux (1932, 1938, 1959, 1962, 1975). 4. Assemblée des femmes. (1956, 1981 : traduction par lui-même sous le pseudonyme de A. Rosolymos), Lysistrata (1957, 1958, 1960, 1980, 1986), Thesmophories (1958, 1978, 1979, 1982 : traduction de A. Rosolymos [voir A. Solomos]), Acharniens (1961), Guêpes (1963), Paix (1964), Cavaliers (1968, 1969, 1976), Nuées (1970), Grenouilles (1973). 5. Assemblée des femmes (1969, 1998), Lysistrata (1971, 1976), Grenouilles (1977), Ploutos (1978), Paix (1984), Nuées (1989), Guêpes (2006). Pour des données sur les représentations des comédies aristophanesques par le Théâtre national, le Théâtre d’Art et l’Amphi- Théâtre voir maintenant la base de données « Aristophane sur la Scène Grecque Moderne » [en grec] sur : http://users.uoa.gr/~diamcat/aristophanes/, consulté le 28 octobre 2015. 6. Ce n’est peut-être pas un hasard si, après la représentation de Lysistrata par Karolos Koun en 1969, où plusieurs rôles féminins avaient été joués par des acteurs- hommes, la Lysistrata de Evangelatos en 1976 a été jouée uniquement par des hommes, une convention que Karolos Koun adopta aussi, à son tour, dans ses Acharniens de la même année (1976), sa Paix (1977) et ses Thesmophories (1985). Et ce n’est peut-être pas un hasard également, si dans les programmes de l’Amphi-Théâtre on trouve très souvent des extraits des livres d’Alexis Solomos et surtout de son livre renommé et bien vivant jusqu’à maintenant, Aristophane vivant (1961, première édition).

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RÉSUMÉS

L’article centre son intérêt sur trois metteurs en scène grecs, qui ont par excellence façonné la réception grecque moderne de la Comédie Antique : Alexis Solomos, Karolos Koun et Spyros Evangelatos, représentants pareillement d’une élite culturelle et sociale, en faveur de laquelle ils ont exploré, d’une façon complémentairement créative et efficace, le théâtre soi- disant « populaire » d’Aristophane.

The article focuses on three Greek directors, who have par excellence contributed –each one by his own esthetic and ideological means–, to the consecration and consolidation of Aristophanes’ oeuvre on modern Greek stage: Karolos Koun, Alexis Solomos and Spyros Evangelatos, all of them representatives of a cultural and social elite, on whose benefit they explored, in a complementary way, the so-called “popular” theatre of Aristophanes.

Αυτό το άρθρο επικεντρώνεται στους τρεις σκηνοθέτες οι οποίοι κατ εξοχήν διαμόρφωσαν τη σύγχρονη λήψη του Αρχαίου Θεάτρου, τον Κάρολο Κουν, τον Αλέξη Σολομό και τον Σπύρο Ευαγγελάτο. Αντιπροσωπεύουν και οι τρεις μία κοινωνική και πνευματική ελίτ για την οποία έχουν διερευνήσει δημιουργικά και αποτελεσματικά, ο καθένας με τα μέσα του, το λεγόμενο «λαϊκό» θέατρο του Αριστοφάνη.

INDEX

Index géographique : Grèce motsclesel Αριστοφάνης (5ος αιώνας π.Χ), Κουν Κάρολος (1908-1987), Σολομός Αλέξης (1918-2012), Ευαγγελάτος Σπύρος (1940‑), Ελλάδα, Εικοστός αιώνας, Θέατρο motsclestr Aristophanes (J.C. önce 5. yüzyıl), Koun Carolos (1908-1987), Solomos Alexis (1918-2012), Evangelatos Spyros (1940-), Yunanistan, Yirminci yüzyıl, Tiyatro motsclesmk Аристофан (5 век пред J.C.), Кун Каролос (1908-1987), Солочос Алехис (1918-2012), Евагелатос Спирос (1940‑), Грција, Дбаесеттиот бек, Театар Thèmes : Théâtre Keywords : Aristophanes (ve century BC.), Koun Carolos (1908-1987), Solomos Alexis (1918-2012), Evangelatos Spyros (1940-), Greece, Twentieth century, Theatre Mots-clés : Aristophane (ve siècle av. J.‑C. 445-375), Koun Carolos (1908-1987), Solomos Alexis (1918-2012), Evangelatos Spyros (1940‑) Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

KAITI DIAMANTAKOU‑AGATHOU Université d’Athènes

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Élites éclairées et intellectuels progressistes grecs dans l’Alexandrie de Cavafy Enlightened Elites and Progressive Intellectuals in Cavafy’s Πεφωτισμένη ελίτ και προοδευτικοί Έλληνες διανοούμενοι στην Αλεξανδρεία του Καβάφη

Sophie Coavoux

Introduction

1 Alexandrie, creuset cosmopolite et polyglotte, est, au début du XXe siècle, l’un des centres les plus prestigieux de l’hellénisme. Sous l’impulsion de Méhémet-Ali, fondateur de l’Égypte moderne, nombre de concessions sont cédées à des étrangers et on encourage en particulier le quasi-monopole grec de l’exportation. La plupart des Grecs sont arrivés en Égypte après 1840, pour échapper à l’étroitesse du nouvel État hellénique fondé en 1830, ou au joug ottoman qui pèse encore sur le reste de l’hellénisme, et pour se lancer dans le négoce et le commerce. Ils y parviennent brillamment et forment une sorte d’aristocratie très fortunée (les πρωτοκλασσάτοι). Ces Grecs des premières générations sont suivis par d’autres, qui constituent une nouvelle classe composée de petites gens et de bourgeois moyens, les δευτεροκλασσάτοι, nouveaux riches incarnant la ploutocratie moderne.

2 Si les Grecs jouent un rôle prépondérant dans le négoce et le commerce, l’industrie et la banque, ils s’illustrent également dans le domaine des arts, des lettres et des idées. Les intellectuels grecs d’Alexandrie côtoient l’intelligentsia européenne et sont également en contact avec leurs homologues athéniens, participant activement, pour la plupart d’entre eux, aux débats politiques et culturels du centre national (notamment sur la question de la langue).

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3 Différentes tendances coexistent néanmoins au sein de cette élite et il existe un clivage entre deux groupes distincts. Les uns, issus de l’élite économique de la communauté égyptiote, œuvrent au maintien de la conscience nationale et des liens avec la métropole : les Bénakis, Salvagos, Kotzikas, etc., qu’Alexandre Kitroeff (1983, 20), reprenant un concept d’Antonio Gramsci (1983, 239 sqq), définit comme des « intellectuels organiques ». Les autres, « intellectuels de gauche » pourrait-on dire aujourd’hui, sont en contact avec les cercles socialistes, internationalistes, syndicalistes ou anarchistes : Georges Vrissimitzakis, Sakellarios Yannakakis, Georgios Skliros, Stéphanos Pargas pour n’en citer que quelques-uns. Ces derniers se caractérisent par une propension certaine à l’avant-garde et à certaines tendances progressistes, sur le plan philosophique, esthétique, idéologique ou politique.

4 Il convient de se demander quelles sont les spécificités de ces différentes élites grecques. Présentent-elles des particularités et une identité propre par rapport à celles de la métropole ? Quels sont leurs rapports avec leurs homologues de Grèce, d’Europe, ou encore d’Égypte ? Quelle fut leur contribution à la construction de l’hellénisme moderne ?

Limites chronologiques

5 La période qui nous intéresse ici s’étend environ des années 1900 aux années 1930 et correspond à ce que Costas Ouranis a appelé la « nouvelle ère alexandrine », «μια νέα αλεξανδρινή εποχή». Dès la première décennie du XXe siècle, Alexandrie est le théâtre d’une vie intellectuelle florissante, à laquelle participent ardemment les intellectuels grecs, avec notamment l’activité nouvelle des revues.

6 Les témoignages abondent sur l’effervescence intellectuelle que connaît alors Alexandrie, qui, du point de vue grec, est souvent décrite comme le centre par excellence des lettres helléniques, qui s’impose face à Athènes. Pour Costas OURANIS (1955, 147-148), Giagos Iliadis (PIÉRIDIS, 1971, 12), mais aussi Georges Séféris (SARÉYANNIS, 1994, 9), ou Nikos Kazantzaki1, par exemple, Alexandrie apparaît comme la rivale d’Athènes2. On peut considérer 1904, année de création de la revue Néa Zoï, comme la date inaugurale de cette période. Quant à la fin de cette « nouvelle ère alexandrine », Yannis Saréyannis la fait coïncider avec la mort de Cavafy3.

7 Figure centrale des cercles intellectuels alexandrins de l’époque, autour de laquelle gravite une communauté variée de l’intelligentsia européenne, Cavafy est en effet souvent perçu comme le symbole de cette période marquée par l’épanouissement de la vie intellectuelle. En outre, il est en quelque sorte le catalyseur qui se situe à la croisée des différentes tendances de l’intelligentsia grecque d’Alexandrie. Sans être au centre du présent exposé, il est ici évoqué comme simple point de référence.

Le contexte historique

8 Avant d’esquisser les différents profils de l’élite alexandrine, il convient de revenir sur le contexte historique général. À quoi ressemblait l’Alexandrie contemporaine de Cavafy (RISVA, 1981, 20-28 ; CHATZIPHOTIS, 1999 ; HAAG, 2005) ? Au début du XXe siècle, alors qu’Athènes ne compte environ que 170 000 habitants – et, d’après le Service des statistiques de Grèce, si l’on inclut le Pirée et Kallithéa, 242 328 âmes en tout –

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Alexandrie a une population de 400 000 personnes, dont 90 000 étrangers, membres des communautés grecque, italienne, allemande, anglaise, française, autrichienne, suisse, auxquels il faut ajouter les Syriens, les Arméniens et les ressortissants de divers autres pays d’Europe et d’Asie, formant avec les autochtones une société cosmopolite. La communauté grecque est l’une des plus importantes (CHATZIPHOTIS, 1999, 70) : le recensement officiel de 1917 indique la présence à Alexandrie de 25 393 Grecs contre 36 882 en 1937, chiffres sans doute en deçà de la réalité puisque n’étaient recensés que les Grecs de nationalité hellénique et non, par exemple, les sujets ottomans4. Mais c’est la communauté anglaise qui domine puisque, à la suite du bombardement d’Alexandrie par leur flotte en juillet 1882, l’Égypte est occupée militairement par les Britanniques, puis traitée par ces derniers en colonie, jusqu’en 19145.

9 La paroikia d’Alexandrie se caractérise par une composition sociale variée. En effet, outre les πρωτοκλασσάτοι et les δευτεροκλασσάτοι, se rencontrent également nombre de petites gens, ouvriers (ouvriers spécialisés), petits commerçants, employés de bureaux ou garçons de café.

10 La paroikia trouve sa cohérence dans divers points d’ancrage qui assurent des liens forts entre ses membres, comme l’Église grecque orthodoxe, le Consulat (proxenio), la presse grecque locale, les nombreuses associations et autres organisations communautaires. Le point de référence central est sans aucun doute la koinotita, organe collectif administré par les élites économiques de la communauté (SOULOYANNIS, 1994). La koinotita assure et surtout finance de nombreuses activités essentielles à la paroikia qu’elle dote d’écoles, de fondations de bienfaisance, d’églises, d’une maison de retraite et d’associations sportives et culturelles. Le niveau moyen d’instruction des Grecs d’Alexandrie est alors supérieur à celui des Grecs de la métropole, comme l’atteste notamment le nombre de diplômés d’université (TRIMI-YANNAKAKIS, 1992, 84). En outre, la vie culturelle de la paroikia est intense : expositions, théâtre, revues, quotidiens, maisons d’édition, librairies.

11 La koinotita se trouve sous l’influence directe de la ploutocratie qui lui assure un soutien financier, et dépend par ailleurs des autorités helléniques (TRIMI KIROU, 2003, 4). Elle joue un rôle de tout premier plan dans le maintien de la conscience nationale, dans l’identification à l’État-nation hellénique et l’idéologie nationaliste (TRIMI KIROU, 2003, 4). L’attachement des Égyptiotes à la patrie est d’ailleurs attesté par divers indicateurs comme leur participation aux différentes luttes nationales, notamment aux guerres balkaniques (SOULOYANNIS, 1994, 278), leur implication dans les questions nationales (toutes relayées par la presse locale grecque), ou encore les aides financières prodiguées à la Grèce. En outre, dès la fin du XIXe siècle, les liens de plus en plus étroits de la koinotita avec la Grèce sont surtout visibles dans le domaine de la politique éducative et dans les programmes scolaires (TRIMI KIROU, 2003, 4)6.

L’élite économique

12 Venons-en à présent à l’élite économique qui, établie à Alexandrie depuis la moitié du XIXe siècle, a prospéré économiquement et bâti de grandes fortunes. Les Bénakis en sont l’un des meilleurs exemples. De fait, cette élite économique est composée d’hommes d’affaires modernes qui perpétuent la tradition de l’évergétisme tant en Égypte qu’en Grèce7. Selon Ilios Yannakakis (YANNAKAKIS, 1992, 134 sqq) :

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Le cosmopolitisme alexandrin possède une histoire propre, singulière. Il plonge ses racines dans l’évergétisme des élites communautaires. Installées à Alexandrie depuis les années 1940 et 1950 du XIXe siècle, ces élites ont prospéré économiquement et sont à la tête d’immenses fortunes (les Gianaklis, Salvago, Kotzikas, Benaki, Menasce, Matoussian, etc.). Elles perpétuent, en l’amplifiant, la tradition de « bienfaisance », telle qu’elle existait dans les millets de l’Empire ottoman. Entrepreneurs modernes, cultivés, inspirés par le progrès social de l’Europe de la seconde moitié du XIXe siècle, ces élites dotent leurs communautés respectives d’institutions philanthropiques et culturelles au service de leurs compatriotes immigrés.

13 Caste économique éclairée, ils prennent part à la vie intellectuelle alexandrine. « Le cercle international animé par l’“ami des arts”, l’Arménien Sarkissian, et les Grecs Bénakis et Nomikos, invite régulièrement pour des conférences des célébrités européennes […] » (YANNAKAKIS, 1992, 139). Antonis Bénakis, à l’instar d’autres hommes de son rang, constitue sa collection privée d’objets d’art. Les Salvagos tiennent salon, animé par Argini Bénakis Salvagos, fille d’Emmanuel Bénakis (TSIRKAS, 1978, 20).

14 Outre cette activité intense sur le plan culturel et intellectuel, ce qui caractérise sans doute le mieux l’esprit de ces élites et le sens de leur action, c’est leur lien avec la Grèce et l’idéologie nationaliste qui l’accompagne, dont ils se font le relais auprès des Égyptiotes. Emmanuel Bénakis incarne parfaitement cette caste. Il compte parmi les plus riches Grecs d’Alexandrie et de l’ensemble de la diaspora. Sur le plan économique, ses actions de soutien à la Grèce sont bien connues (on pense notamment au don qu’il fit à la Banque nationale de Grèce). Sur le plan politique, fervent vénizéliste, son engagement le pousse à entrer en politique (il s’établit à Athènes)8. Citons également l’exemple de Mikès K. Salvagos, président de la Communauté grecque de 1919 à 1948, lui aussi vénizéliste9. De fait, auprès de ces élites bourgeoises éclairées (comme d’ailleurs auprès de la paroikia en général), Elefthérios Venizélos a trouvé un soutien indéfectible à sa politique libérale au service de la Grande Idée.

15 Cette élite se caractérise donc avant tout par un sentiment national fervent, et par son rôle sur le plan non seulement économique, mais également social, politique et intellectuel (TOMARA, 2006). Par leur attachement à la mère patrie, ces « intellectuels organiques » semblent représenter un modèle helléno-centriste, nationaliste, qu’on pourrait qualifier d’helladique. Ils incarnent l’Alexandrie décrite par Séféris comme un « melting-pot de cultures héritées des Lumières, fondées sur les valeurs d’une bourgeoisie progressiste ».

L’élite intellectuelle et la gauche

16 Aux côtés de ces élites issues de la ploutocratie locale, de ces « intellectuels organiques », d’autres cercles de l’intelligentsia grecque alexandrine se développent, avec des orientations différentes. Cette deuxième grande tendance, que nous croyons pouvoir discerner dans l’élite grecque alexandrine de l’époque, est protéiforme, puisque les limites entre les diverses expressions de la gauche sont fluctuantes. Elle regroupe des intellectuels influencés, à divers degrés, par des idées radicales de gauche (principes socialistes et anarchistes), qui furent introduites dès la fin du XIXe siècle dans les villes de Méditerranée orientale et plus spécifiquement Le Caire et Alexandrie (KHURI-MAKDISI, 2008). Ce milieu intellectuel – qui côtoie parfois le milieu syndicaliste ou se confond avec lui – est absolument cosmopolite. Pour une part, il est plus proche des

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cercles littéraires – et ce phénomène est sans doute moins connu, alors qu’il explique, pour une large part, la dimension avant-gardiste d’une partie de la littérature grecque alexandrine. L’Alexandrie du début du XXe siècle permet en effet la rencontre de nombreux intellectuels et hommes de lettres européens, devenant en quelque sorte un centre névralgique dans l’histoire européenne des idées : E. M. Forster, le futuriste Filippe Tommaso Marinetti, Enrico Pea, Guiseppe Ungaretti, Atanasio Catraro ; poètes, hommes de lettres, artistes (français, italiens, grecs) se retrouvent, à l’ouest d’Alexandrie, dans la fameuse maison du Mex des frères Thuile (Henri, le poète, et Jean- Léon, le romancier), « le laboratoire littéraire le plus actif d’Alexandrie » (BASCH, 2004, 76), mais également à la Baracca Rossa, lieu de rencontre des artistes et des anarchistes, fondé par l’écrivain italien Enrico Pea (1881-1958), ou encore chez Constantin Cavafy. Il faut noter que ces intellectuels européens n’évoluent pas totalement en vase clos mais sont en contact, pour certains du moins, avec leurs homologues arabophones10.

17 Par le biais de ces milieux intellectuels cosmopolites, « […] des idées révolutionnaires européennes pénètrent Alexandrie et de là se diffusent dans toute l’Égypte. Les Italiens introduisent l’anarcho-syndicalisme et la libre pensée, les Arméniens le corporatisme artisanal, les Grecs le syndicalisme, les Juifs le communisme. » (YANNAKAKIS, 1992, 136).

18 Les intellectuels grecs notamment se montrent très actifs dans la reprise et la diffusion de ces idées de gauche, sous leurs expressions diverses (anarcho-individualiste, anarcho-syndicaliste, marxiste et internationaliste). On voit se multiplier revues, publications11, associations et autres projets de coloration anarchiste, comme l’Université populaire libre en 1901 (GORMAN, 2008).

19 S’ils ne s’illustrent pas nécessairement dans l’action politique, ces intellectuels grecs véhiculent des idées progressistes : appel à la justice sociale, égalité, éducation laïque et de masse, le tout sur fond de récusation de l’ordre social, politique et moral (KHURI- MAKDISI, 2008). Principaux vecteurs de cette effervescence intellectuelle, les nombreuses revues12 littéraires grecques de haut niveau créées dès les années 1900 : Néa Zoï (1904-1918) puis (1922-1928), Sérapion (1909-1910), Grammata13 (1911-1921), O Phoinikas (1916), Ta Propylaia (1916), Argo (1923-1927), Alexandrini Techni (1926-1930), etc. Notamment, les équipes des revues d’avant-garde Néa Zoï et Grammata redécouvrent Giorgos Skliros14, sociologue marxiste, auteur de la Question sociale, érigé en figure intellectuelle centrale de la paroikia, et organisent des conférences. Giorgos Skliros continuera par la suite à donner des conférences dans le cadre de l’Endefktirio du Caire, une association visant à la diffusion d’idées progressistes, fondée en 1915 à son initiative et à celle de Giorgos Pétridis, qui partageait ses idées (TRIMI KIROU, 2008, 4-5).

20 À noter que d’autres associations similaires voient le jour, à Alexandrie, au Caire et à Port-Saïd, fondées par des intellectuels grecs (ce sont souvent les mêmes noms qui reviennent : Giorgos Pétridis, Giorgos Skliros, Iordanis Iordanidis, Polys Modinos, Stéphanos Pargas, Sakellarios Yannakakis) : les deux succursales du Cercle Éducatif (Ekpedeftikos Omilos, Alexandrie et Le Caire), l’Endefktirio de Port-Saïd, Omilos Kinonikon Meleton (Cercle des études sociales, Alexandrie, 1920) et Dimotistiki Omada.

21 Par parenthèse, il faut rappeler que Grammata ne se caractérise pas uniquement par sa coloration libertaire mais également, et cela est complémentaire, par une orientation clairement hédoniste – Cavafy y publiera pour la première fois ses poèmes érotiques. C’est aussi dans Grammata que Georges Vrissimitzakis, fondateur du groupe anarchisant des Apouanistes (1915), publie son fascicule consacré à l’Alexandrin, en qui il trouve un

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écho des aspirations et des idéaux apouanistes. Après avoir étudié à Paris, en 1911-1912, les lettres et la sociologie, Georges Vrissimitzakis passe une année en Italie où il entre en contact avec le cercle artistique à tendance anarchiste des Apouanistes à la tête duquel se trouve alors le peintre Lorenzo Viani, groupe anarchiste et socialiste qui compte également Enrico Pea (qui connut Cavafy même si ce dernier ne semble pas avoir fréquenté la Baracca Rosa). De retour à Alexandrie, toujours à la recherche de la « vie authentique » («αυθεντική ζωή»), il décide de former son propre cercle, révolutionnaire et artistique, et, en 1915, réunit autour de lui de jeunes Alexandrins – parmi lesquels on compte notamment Vassilis Athanassopoulos, Pétros Alitis, Nikos Santorinios, Sakellarios Yannakakis, Panos Kornessis. Georges Vrissimitzakis publie également, à l’instar d’autres Grecs15, des textes d’inspiration anarchiste, comme I Atomiki Epanastasi (1914), ainsi qu’une traduction de Mikhaïl Bakounine16.

22 Parallèlement aux idées théoriques et philosophiques qu’ils développent, ces intellectuels de gauche prennent part au débat sur la question de la langue et, vraisemblablement sous l’influence de Giorgos Skliros, se révèlent d’ardents partisans du démoticisme. Ils participent ainsi à la fondation du Groupe Démoticiste (Dimotistiki Omada), et d’autres cercles, cités précédemment, sont également impliqués dans cet engagement. Sur ce point, ils rejoignent donc les idées des « intellectuels organiques ».

Conclusion

23 Il faut souligner qu’il serait hasardeux d’affirmer, selon une logique binaire, que ces deux types d’élites sont absolument imperméables. En effet, outre la question de la langue, il existe des exemples de passerelles entre les deux groupes : Cavafy, qui fréquente aussi bien les Bénakis, Antonis et Pénélopi Delta, que Skliros ou les Apouanistes, en est une parfaite illustration. Autre exemple : Giorgos Skliros qui rencontre Elefthérios Venizélos lors de sa visite à Alexandrie (HAAS, 2012). Enfin, dernier exemple, le Cercle Éducatif ( Ekpedeftikos Omilos) d’Alexandrie rassemble des personnalités appartenant aux deux groupes : Antonis Bénakis mais aussi Giorgos Skliros, Stéphanos Pargas (CHATZIPHOTIS, 1999, 172).

24 Et c’est précisément ce point qui est intéressant : les deux profils de l’élite alexandrine de l’époque, malgré des sensibilités a priori antagonistes, trouvent des points de convergence sur certains sujets, à commencer par la question de la langue.

25 Par leur attachement à la mère patrie, et dans le souci de protéger leurs intérêts, les « intellectuels organiques » semblent donc incarner, nous l’avons dit, un modèle helléno-centriste, nationaliste, qu’on pourrait qualifier d’helladique. Quant aux intellectuels de gauche, s’ils ne veulent pas complètement tourner le dos à la mère patrie, loin d’adopter une posture strictement helléno-centriste, ils optent pour une vision panhellénique, cosmopolite, plus européenne. Il faut retenir leur contribution significative par rapport au nationalisme et à l’idéologie colonialiste (GORMAN, 2008), résultat de leur contact avec les cercles socialistes, internationalistes, syndicalistes ou anarchistes.

26 Pour conclure et malgré tout, les deux tendances de l’élite alexandrine de la période considérée peuvent, à certains égards, être qualifiées de progressistes et toutes deux se sont distinguées par leur apport majeur à l’hellénisme moderne.

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NOTES

1. Kazantzaki, après avoir visité l’Égypte en 1927, écrit sur Cavafy et sur le cercle intellectuel d’Alexandrie, avec à sa tête Pavlos PÉTRIDIS (Ταξιδεύοντας, Athènes, p 81).

2. Sur les différentes perceptions de la littérature grecque d’Égypte, voir KAZAMIAS, 2009, 177-178. Également, ROTA, 2000, 146-147.

3. Concernant le début de cette période, Maria Rota propose quant à elle 1904 ( ROTA, 1994). Pour ce qui est de la fin, voir SARÉYANNIS, 1994, 9.

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4. La question du dénombrement des Grecs d’Égypte est sujette à caution cf. GORMAN, 2009, 62. 5. En droit, le pays fait partie intégrante de l’Empire ottoman, mais il est en réalité sous la domination anglaise. 6. Sur le sujet de l’enseignement, voir également TRIMI KIROU, 1996 : elle signale notamment que le symbole le plus éloquent de l’orientation nationaliste de la koinotis est l’inscription gravée sur la façade d’un bâtiment scolaire : « Rien de plus sacré que la patrie ». 7. Voir la liste établie par SOULOYANNIS (1994, 278). Voir également CHATZIPHOTIS (1999, 142). 8. Sur le sujet, voir HAAG, 2005, 114 sqq.

9. TSIRKAS, 1978, 19-20. 10. Cavafy a notamment rencontré le Libanais Khalil Moutran par le truchement de Georges Cattaui. Mais contrairement à l’assertion de ce dernier (1964, 40), Cavafy a manifesté un intérêt réel pour la culture arabe et les hommes de lettres arabophones, comme l’attestent notamment trois articles du poète [Απόσπασμα για τον Αχμετ Ρασσιμ], [Για την φιλολοφική παραγωγή των Αιγυπτιωτών Ελλήνων], [Για την πνευματική προσέγγιση Αιγύπτου Δύσης] (CAVAFY, 2003). Sur le sujet, voir également KAPPLER, 1998. 11. « Cette presse fut complétée par une littérature locale significative composée de pamphlets locaux et de livres, publiés dans les années précédant le premier conflit mondial, particulièrement par les anarchistes grecs. Cela reflétait les différents éléments à la fois du courant individualiste et de la tendance anarcho-syndicaliste. » (GORMAN, 2008). 12. D’ailleurs, ces revues fleurissent à un moment où les revues équivalentes qui paraissent à Athènes traversent une phase défavorable (OURANIS, 1955, 147). Et l’une des raisons qui président à la fondation de la revue Grammata est de contredire l’idée reçue selon laquelle les hommes de lettres alexandrins de l’époque seraient inférieurs à leurs homologues athéniens (ROTA, 2000, 152). 13. La revue Grammata en particulier a joué un rôle de premier plan dans cette mouvance intellectuelle, en développant une philosophie progressiste à coloration anarchiste. 14. Cavafy fait la connaissance de Skliros en décembre 1913 (NOUTSOS, 1992).

15. Sur ces publications, voir NOUTSOS, 1991, 453-455.

16. «Ζωϊκότητα και ανθρωπότητα», édité en 1917 à Alexandrie.

RÉSUMÉS

Alexandrie est, au début du XXe siècle, l’un des centres les plus prestigieux de l’hellénisme. Si les Grecs occupent une place prépondérante dans le négoce et le commerce, dans l’industrie et la banque, ils s’illustrent également dans le domaine des arts, des lettres et des idées. L’une des

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spécificités des élites grecques d’Alexandrie réside dans une propension à l’avant-garde et à certaines tendances progressistes, tant sur le plan esthétique qu’idéologique ou politique. Alors que les « intellectuels organiques » semblent incarner un modèle helléno-centriste et nationaliste, qu’on pourrait qualifier d’helladique, les intellectuels de gauche, pour leur part, loin d’adopter une posture strictement helléno-centriste, optent pour une vision panhellénique, cosmopolite, plus européenne.

In the early Twentieth century, Alexandria is one of the most prestigious centres of Hellenism. If the held a key role in trade and commerce, industry, banking, they also distinguished themselves in the realm of arts, literature and ideas. One of the specificities of Alexandrian Greek elites lies in a certain propensity to avant-garde and progressive trends, both aesthetic and ideological or political. On the one hand, the “organic intellectuals” seem to embody a Hellenocentric, nationalist, Helladic model. As for the left-wing intellectuals, far from adopting a strictly Hellenocentric posture, they opt for a more European, cosmopolitan, Panhellenic vision.

Στην αρχή του Εικοστού αιώνα, η Αλεξάνδρεια είναι ένα από τα πιο φημισμένα κέντρα του Ελληνισμού. Αν οι Έλληνες έπαιζαν ένα ρόλο-κλειδί στο εμπόριο, στην βιομηχανία και στις Τράπεζες, κρατούσαν επίσης και σημαντική θέση στο πεδίο της Τέχνης, στη λογοτεχνία και στις ιδέες. Ένα από τα χαρακτηριστικά της ελληνικής αλεξανδρινής ελίτ έγκειται στην τάση τους προς το καθετί πρωτοποριακό και το προοδευτικό, ταυτόχρονα στο αισθητικό, στο ιδεολογικό και στο πολιτικό πλαίσιο. Αφενός οι «οργανικοί διανοούμενοι» φαίνονται να ενσωματώνουν το Ελληνοκεντρικό εθνικιστικό μοντέλο, αφετέρου οι αριστεροί διανοούμενοι, μακριά από την υιοθέτηση της ελληνοκεντρικής θέσης, διαλέγουν μία πιο ευρωπαϊκή, κοσμοπολιτική και πανελληνική όψη.

INDEX motsclesmk Кавафис Константин (1863-1933), Хеленизмот, Александрија, Почетокот на дваесеттиот век, Културната историја motsclestr Kavafis Konstantin (1863-1933), Helenizm, İskenderiye, Yirminci yüzyılın başlarında, Kültür tarihi Index géographique : Alexandrie Thèmes : Histoire culturelle Mots-clés : Cavafis Constantin (1863-1933), Cavafis Constantin (1863-1933), hellénisme, Alexandrie motsclesel Καβάφης Κωνσταντίνος [1863-1933], Ελληνισμός, Αλεξάνδρεια, Αρχή του εικοστού αιώνα, Πολιτιστική ιστορία Keywords : Cavafis Constantine (1863-1933), Hellenism, Alexandria, Beginning of the Twentieth century, Cultural history Index chronologique : vingtième siècle -- début

AUTEUR

SOPHIE COAVOUX IETT, Université Jean Moulin Lyon 3

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Aikaterini Véroni et Evanghélia Paraskévopoulou : deux « grandes actrices » de la scène grecque du XIXe siècle Aikaterini Veroni and Evangelia Paraskevopoulou, Two Major Actresses of the Greek Scene in the 19th Century Η Αικατερίνη Βερώνη και η Ευαγγελία Παρασκευοπούλου, δύο σημαντικές ηθοποιοί της ελληνικής σκηνής το 19ο αιώνα

Alexia Altouva

Introduction

1 Pour aborder la question des élites, je vais examiner comme exemples pertinents les cas de deux grandes actrices et personnalités du théâtre jouissant d’un grand prestige dans la Grèce de la Belle Époque, Aikaterini Véroni (1867-1955) et Evanghélia Paraskévopoulou (1866-1938) qui ont mis en œuvre des tactiques internationales et ont introduit sur la scène théâtrale grecque le vedettisme1.

2 Selon les recherches étendues et récemment achevées sur leur vie et leur carrière, ces deux protagonistes ont contribué de manière décisive à l’épanouissement de plusieurs secteurs du théâtre grec. Entre autres, on peut souligner le développement de l’art dramatique, l’enrichissement du répertoire, la stimulation de l’intérêt concernant l’action théâtrale aussi bien que la formation de l’opinion publique. Leur contribution notoire dans le domaine du théâtre, englobant une série d’innovations apportées dans le statut professionnel de l’artiste, aussi bien que l’influence profonde qu’elles ont exercée sur la classe bourgeoise grecque de l’époque, a conduit à l’adoption de certaines caractéristiques élitistes qu’on va analyser par la suite.

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Secteurs de prédominance du vedettisme

L’emploi des femmes

3 Le premier secteur dans lequel elles ont imposé un régime nouveau et pionnier est celui de l’emploi des femmes. Selon la tradition prédominante, en accord avec les données de la société grecque de l’époque, jusqu’à la domination du vedettisme, les femmes participaient à des troupes de caractère familial ou à des troupes plus grandes et mieux organisées, mais sans être toutefois considérées par leurs collègues masculins comme des membres égaux. Elles jouaient plutôt un rôle secondaire ou de complément, et elles étaient obligées d’obéir au pouvoir d’un homme, du chef de la compagnie, le plus souvent un parent, leur père, frère ou mari. C’est pendant la décennie 1890 que les grandes actrices sont arrivées à imposer la présence des femmes dans la vie théâtrale, inaugurant une ère moderne2.

4 Dès 1880, elles avaient déjà effectué de longues carrières à l’étranger, dans le sud-est de l’Europe et le bassin oriental de la Méditerranée3, et elles avaient collaboré avec les « acteurs-managers » (actor-managers) les plus importants de l’époque. Parmi eux, on peut citer Démosthène Alexiadis (1839-1916), Dionyssios Tavoularis (1840-1928), Nikolaos Lekatsas (1847-1913) et Démétrios Kotopoulis (1848-1919). Grâce à leur talent et leurs facultés, elles ont acquis d’innombrables partisans, admirateurs ou protecteurs, et cette popularité leur a assuré le pouvoir de participer au processus de prise de décision4. Pendant longtemps, elles ont été les facteurs clés dans les troupes théâtrales et parfois, même assez souvent, elles se sont également chargées de l’administration de compagnies entières.

Le nouveau style dramatique

5 Progressivement, après être devenues des dirigeantes influençant fortement la vie culturelle du pays, elles ont eu accès à l’élite des professionnels du théâtre, et acquis le pouvoir d’éduquer le public et de former son esthétique. Il s’agit du deuxième domaine dans lequel elles ont apporté des réformes importantes. Paraskévopoulou et Véroni ont substantiellement contribué toutes deux à la rénovation de l’art dramatique. Influencées d’une part par le style dramatique que Nicolaos Lekatsas a introduit dans le théâtre grec et adaptant, d’autre part, des aspects différents de l’art sublime de Sarah Bernhardt (1844-1923), chacune des deux protagonistes a élaboré un style personnel, tout à fait unique, qui est devenu un exemple à suivre par les autres actrices de leur génération5.

6 Paraskévopoulou s’est distinguée par son style vibrant, comme par l’expression de sentiments intenses et passionnés, tandis que Véroni a promu le profil d’une artiste cultivée, plus modérée et disciplinée. L’une était adorée pour ses poses de statue, l’autre pour son style aristocratique et sa voix mélodieuse ; toutes les deux ont été charismatiques et, mises à la tête d’acteurs dévoués à l’art dramatique, elles ont formé un nouveau contexte d’expression artistique6.

7 Bien sûr, puisque c’étaient précisément ces vedettes qui décidaient de la sélection du répertoire selon leurs propres facultés, le résultat final touchait toute la compagnie qui devait s’adapter aux conditions nouvelles, sans être toujours capable de le faire.

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8 Évidemment, un contraste extrême était visible durant la représentation, entre la grande actrice et ses collègues. Dans le cas de Paraskévopoulou, étant elle-même une perfectionniste, elle a voulu éliminer les différences, essayant de contrôler si possible l’évolution de l’action sur scène. Même, elle n’hésitait pas, souvent, à interrompre le spectacle chaque fois qu’elle voulait donner des instructions ou des conseils concernant l’attitude d’un collègue, ou encore à exiger le baisser du rideau au cours de la représentation. Elle était également très compétente dans le domaine de la gestion économique.

L’enrichissement du répertoire

9 Le troisième secteur auquel elles ont donné une impulsion toute nouvelle est celui de l’enrichissement du répertoire et de la dramaturgie originale. Le vedettisme a été lié aux pièces dites « bien faites » qui ont inondé la scène grecque de la fin du XIXe siècle. Les vedettes grecques, s’efforçant de promouvoir leur image de grande actrice, ont reproduit les pièces et les rôles interprétés par les célèbres actrices européennes, Sarah Bernhardt en particulier. De cette façon, elles ont contribué à renforcer la réception de la dramaturgie française contemporaine et à la diffuser en Grèce.

10 Par ailleurs, elles sont devenues les muses des grands dramaturges du théâtre national qui ont manifesté une créativité intense en cette fin du siècle. L’écrivain le plus important et le plus efficace pour la promotion de leur carrière a été Démétrios Vernardakis (1833-1907)7. Personnalité polyvalente, dramatiste, professeur d’université, historien, membre de l’Académie, il appartenait à l’élite des intellectuels grecs et ses décisions, ou préférences exprimées, ont joui d’un grand prestige et pouvaient s’imposer complètement. De ce point de vue, son initiative de collaborer avec « Ménandre », la troupe théâtrale où Véroni a été protagoniste, et de lui confier le personnage de Fausta (de la pièce homonyme), a été décisive pour la carrière de l’actrice. Il est intéressant de noter que, après la première de Fausta à Athènes en octobre 1893, Véroni a réalisé une tournée très réussie et rentable en Égypte, qu’elle a joué au Palais du Yildiz à Constantinople8 et voyagé à Paris aux frais de la communauté grecque d’Alexandrie9.

11 Paraskévopoulou a eu un parcours parallèle. Toutes les deux nées à Constantinople, elles avaient reçu des influences artistiques similaires (l’école de Lekatsas et l’art de Bernhardt), et Paraskevopoulou a été aussi choisie pour jouer un rôle de premier plan dans des événements majeurs. Il s’agit de la représentation d’Œdipe qui s’est tenue en 1887 à Athènes et de celle de la Duchesse d’Athènes mise en scène, deux ans plus tard, en 1889, à Philippopolis. Dans le premier cas, l’événement a été organisé par le Rectorat de l’Université d’Athènes à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa fondation. La mise en scène était due à Anghelos Vlachos (1838-1920). Paraskévopoulou a été invitée à interpréter le rôle de Jocaste, fait considéré comme ultimement honorable pour la jeune Évanghélia10.

12 La Duchesse d’Athènes a été un moment remarquable dans son parcours théâtral. Le fait que l’écrivain de la pièce, Kléon Rangavis (1842-1917), ait été aussi ambassadeur de Grèce dans la région, a ajouté du prestige à l’événement tout aussi bien qu’à la participation de Paraskévopoulou. Une pléiade de personnalités éminentes appartenant aux domaines de la politique, du commerce, de la banque, etc. ont assisté au spectacle. Le résultat a été un triomphe indéniable11. Dès lors, la carrière de Paraskévopoulou a

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tourné au vedettisme. Les années suivantes, elle a remporté de grands succès dans les rôles des héroïnes interprétées par la Divine Sarah ; on lui donna même le surnom de « Sarah de l’Orient ». Elle a réalisé une tournée légendaire en Égypte et elle a par la suite dominé comme « vedette absolue » la scène du théâtre d’Athènes et la conscience de ses spectateurs. Paraskévopoulou est reconnue alors comme une valeur absolue du théâtre et une véritable personnalité de la vie sociale du pays.

13 On constate donc que toutes les deux, à un moment donné, ont atteint l’élite du monde théâtral et social du pays, grâce à leur talent et au soutien reçu de l’élite intellectuelle de l’époque. Dans une certaine mesure, elles ont été choisies à cet effet. Le climat de concurrence entre les deux vedettes et leurs partisans, atteignant son point culminant en 1893, les a situées au-dessus même des élites, et en tant que personnages emblématiques, les a placées dans la Galerie d’art du théâtre grec de tous les temps12.

Séduire les spectateurs

14 Il s’agit du quatrième domaine défini par la présence et l’action des vedettes : celui du pouvoir exercé sur le public. La relation entre chaque protagoniste et son public constitue un lien puissant et bidirectionnel. La prédominance du vedettisme dans le théâtre grec de la fin du XIXe siècle a réussi à provoquer des réactions, dites « sans précédent », et à causer des changements radicaux dans la mentalité d’une grande partie de la société locale.

15 Pour la première fois dans la création du théâtre grec moderne, les classes sociales supérieures se sont intéressées à ses progrès. Les personnes qui, dans le passé, avaient systématiquement ignoré l’action des troupes en faveur de l’opéra et des chanteuses lyriques étrangères, se sont tout à coup précipitées pour se procurer un billet et applaudir les protagonistes grecques. En même temps, elles n’ont pas hésité à exprimer leur générosité, en soutenant financièrement le théâtre local13.

Les raisons principales dans la formation du phénomène

16 L’explication du phénomène a des raisons multiples :

17 En premier lieu, le désir de la bourgeoisie ascendante de suivre des modèles indiquant un mode de vie cosmopolite. Le vedettisme a proposé ces modèles à travers les pièces choisies et le style dramatique adopté par les protagonistes.

18 En second lieu, l’exigence générale des intellectuels qui envisageaient la formation d’un théâtre national comparable à celui des pays occidentaux. Leur vision prévoyait la participation active des acteurs ou actrices grec(que)s capables de réaliser ce projet. Pendant un certain temps, les vedettes furent considérées comme une solution satisfaisante pour cette vision.

19 En troisième lieu, le pouvoir absolu qui résulte de la grande popularité et de l’influence exercée sur le public. L’admiration s’est transformée en fanatisme et les groupes d’admirateurs ont formé des partis selon le modèle des partis politiques. En fait, en automne 1893, non seulement la bourgeoisie, mais toute la société de la capitale vivait dans le climat bipolaire créé par les deux artistes. Sans doute, la presse locale a-t-elle

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joué également un rôle important dans la conservation de ce climat de compétition et sa conséquence, l’émergence du vedettisme.

20 C’est dans la presse quotidienne et hebdomadaire – journaux et revues plutôt littéraires – que l’on a publié nombre d’informations et de nombreux articles se référant exclusivement à ces deux personnalités. Grâce à ces témoignages précieux, on peut avoir une vue globale sur leur style d’interprétation, leur présence sur scène ou l’état général du théâtre grec de l’époque, décrits par un groupe des personnes fort diverses, chroniqueurs, directeurs des journaux, dramaturges, poètes. Les vedettes sont devenues le centre d’intérêt de toutes les couches sociales, du bas peuple à la haute bourgeoisie. La popularité des grandes actrices renforcée par le pouvoir de la presse a entraîné la création de modèles sociaux.

Conclusion

21 Le schéma n’est pas nouveau. Cependant, les conditions spécifiques qui l’ont formé lui donnent un caractère unique et nous permettent de faire certaines remarques sur les modes de création d’une élite du théâtre, telle que l’est une vedette. Les exemples donnés déterminent une série de paramètres qui reflètent les questions majeures posées par la société néohellénique et surtout l’élite intellectuelle de la période.

22 Ce sont : • La réforme de l’art dramatique et du théâtre grec : du point de vue artistique, Véroni et Paraskévopoulou ont réussi à rénover les règles – modèles d’expression dramatique –, et à imposer un style qui s’est appuyé sur l’imitation créative de l’art de la Divine Sarah dans son contexte romantique, tout en l’adoptant aux exigences de la réalité grecque. Tout au long de leurs carrières, elles ont interprété aussi efficacement des rôles classiques que d’autres venants de la dramaturgie contemporaine, tant grecque qu’européenne. • La question de l’émancipation des femmes : Toutes les deux sont devenues des pionnières, prenant des initiatives capitales et participant activement au processus de prise de décisions concernant des questions professionnelles. Elles ont assumé l’administration des troupes théâtrales et elles ont eu leurs propres revenus, ce qui constitue un fait particulièrement important pour une femme de cette période. Leur dynamisme a ouvert des voies aux femmes de leur époque vers une autonomie professionnelle et économique. • L’affaire de l’identité nationale : Il s’agit ici d’une question majeure pour le monde intellectuel de l’État néohellénique pendant le XIXe siècle, les deux vedettes ont été considérées comme représentantes idéales de l’art grec moderne et capables de diffuser le théâtre national dans tout l’hellénisme disséminé dans l’Orient grécophone, selon le modèle de la Grande Idée. Ces deux actrices ont en effet accompli leur carrière à l’étranger en jouant pour une longue période le rôle de l’ambassadeur du théâtre et celui de propagateur de la culture hellénique dans le bassin de la Méditerranée et de l’Europe sud-orientale. De cette façon, elles ont servi les politiques des gouvernants et les ambitions de la nation. • L’influence de la politique : Du point de vue politique, le vedettisme a soutenu la diffusion du projet de qui prévoyait le renforcement de la classe bourgeoise destinée à stimuler les mécanismes de l’essor économique du pays. Les vedettes à travers leur répertoire ont porté à la scène théâtrale l’air cosmopolite parisien en proposant à la bourgeoisie locale un exemple vivant à imiter. En plus, puisque le vedettisme émergea dans une période de fermentations politiques intenses, il s’est inévitablement lié à des pratiques liées à cette atmosphère. Le point de convergence majeur se détecte surtout dans les

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mécanismes de manipulation du public et dans la formation de partis rivaux. En 1893, deux partis ont dominé la vie politique et sociale de la capitale : la société a été séparée entre deux politiciens, Charilaos Trikoupis (1832-1896) et Theodoros Deligiannis (1820-1905), les figures les plus populaires de la période, et entre deux actrices, Aikaterini Véroni et Evanghélia Paraskévopoulou, les plus célèbres à la fin du siècle.

23 Enfin, femmes, artistes, professionnelles, innovatrices, pionnières, Aikaterini Véroni et Evanghélia Paraskévopoulou ont réclamé, gagné et mérité le titre de « vedette ». Avant tout, elles ont répondu aux exigences de la société qui, dans une longue période de difficultés économiques et d’agitation intense à l’intérieur et à l’extérieur du pays, recherchait des normes, des réformateurs et des dirigeants capables dans tous les domaines de la vie sociale.

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Le Temps, 4 mai 1895, 35e Année, no 1239, Paris.

NOTES

1. Dans cette communication je reprends les idées principales de ma thèse de doctorat : ALTOUVA A., 2014, Το φαινόμενο του γυναικείου βεντετισμού στην Ελλάδα του 19ου αι. [Le phénomène du vedettisme féminin en Grèce pendant le XIXe siècle], Hérodote: Athènes.

2. Sur la contribution du théâtre au mouvement féministe, voir GLENN S., 2000. 3. Sur la présence et l’activité des troupes théâtrales grecques dans le sud‑est de l’Europe et le bassin oriental de la Méditerranée voir PUCHNER W., 2012 ; STAMATOPOULOU‑VASSILAKOU Chr., 2006 ; idem, 1996 ; id., 1994.

4. Selon la théorie de Vilfredo PARETO « on ne peut parler d’élite qu’à l’intérieur d’une branche d’activités » (GENIEYS W., 2000, p. 85).

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5. Dans la presse quotidienne et hebdomadaire de la période, il y a de nombreux articles qui décrivent le style dramatique des deux actrices grecques. Pour plus d’information sur la presse grecque de cette période voir DROULIA L., KOUTSOPANAGOU G. (éd.), 2008. 6. Pour plus d’information voir ALTOUVA Α., 2009, p. 145-155. 7. Cf. SARAFIS Α., 1938, p. 79. 8. La presse française annonça l’arrivée de la vedette grecque comme suit : « Paris donne depuis hier l’hospitalité à trois artistes dramatiques grecs, M. D. Véroni et Mlles Catherine et Smaragda Véroni, venues pour passer quelque temps parmi nous, et se retremper dans l’atmosphère artistique de nos théâtres. Mlle Catherine Véroni est considérée comme la Sarah Bernhardt grecque et les journaux d’Athènes et de Constantinople ont à plusieurs reprises rendu hommage à son talent extraordinaire et à sa facilité de s’assimiler les rôles les plus difficiles » (Le Figaro, 1er mai 1895, no 121, p. 5). « Trois artistes dramatiques grecs, M.D. Véroni et Mlles Catherine et Smaragda Véroni, sont venues passer quelque temps à Paris dans le but d’étudier nos théâtres et nos grands artistes. Tous les trois sont des artistes d’un talent supérieur et la presse d’Athènes et de Constantinople a parlé longuement d’eux. C’est surtout Mlle Catherine Véroni, que les Grecs appellent la “Sarah Bernhardt” de l’Orient qui excite l’admiration du public là-bas » (Le Temps, 4 mai 1895, no 1239 : p. 3). 9. Cf. SIDERIS J., 1976, p. 74.

10. Cf. D.I.K., p. 27 ; SIDERIS J., 1965, p. 1233. 11. L’axiome de Pareto concernant la supériorité de certaines personnes grâce à leurs capacités spéciales correspond plutôt aux vedettes de la période (cf. PARETO V., 2009, p. 8, COSER L.‑A., 1974, p. 396-400).

12. Pour plus d’information voir ROACH J., 2004, p. 555-568.

13. Sur l’interrelation entre le vedettisme et le facteur de l’économie voir LUCKHURST M., J. MOODY, (éd.), 2005, p. 127-190.

RÉSUMÉS

L’élitisme au théâtre se relie fortement au phénomène du vedettisme qui a été introduit dans le théâtre grec au XIXe siècle par les deux protagonistes, Aikaterini Véroni et Evanghélia Paraskévopoulou. Dans cette communication, on souligne les secteurs différents de prédominance du vedettisme dans lesquels les deux actrices se sont distinguées, l’emploi des femmes, l’adoption d’un nouveau style dramatique, l’enrichissement du répertoire et le pouvoir exercé sur le public. On examine les raisons principales qui ont provoqué la formation de ce phénomène dans le théâtre grec et l’on en tire des conclusions sur la création d’une élite du théâtre, en tenant compte de ce qu’est une vedette à l’époque. Dans ce contexte, on discute aussi d’une série des questions que posent les intellectuels et la société néohellénique de la fin du XIXe siècle.

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Elitism in theatre has been strongly connected to the phenomenon of celebrities that was introduced in Greek theatre during the 19th century by two protagonists, Aikaterini Veroni and Evangelia Paraskevopoulou. In my intervention I underline the different sectors of predominance of celebrities in which the two actresses had excelled. These are the employment of women, the adoption of a new dramatic style, the enrichment of repertoire, the influence on the audience. I also examine the main reasons that provoked the formation of the phenomenon in Greek theatre and I make some conclusions on the creation of an elite in theatre. In this context is discussed a series of questions set by the intellectuals and Greek society in fin de siècle.

Ο ελιτισμός στο θέατρο συνδέεται στο ελληνικό θέατρο του 19ου αιώνα με τη διασημότητα, το βεντετισμό των δύο πρωταγωνίστριων, της Αικατερίνης Βερώνης και της Ευαγγελίας Παρασκευοπούλου. Σε αυτή την ανακοίνωση θα ήθελα να υπογραμμίσω τους διάφορους τομείς στους οποίους διακρίθηκαν σαν αστέρια, την απασχόληση των γυναικών, την υιοθέτηση ενός νέου δραματικού ύφους, τον εμπλουτισμό του καταλόγου και την επιρροή του κοινού. Θα εξετάσω επίσης τη δημιουργία του φαινομένου στο ελληνικό θέατρο και θα προτείνω μερικά συμπεράσματα για τη γέννηση μιας ελίτ στο Θέατρο. Στο πλαίσιο αυτό συζητιούνται μια σειρά ερωτήσεων που μας θέτουν οι διανοούμενοι και η ελληνική κοινωνία του τέλους του 19ου αιώνα.

INDEX

Index géographique : Grèce Index chronologique : dix-neuvième siècle -- fin Mots-clés : Véroni Aikaterini (1867-1955), Véroni Aikaterini (1867-1955), Paraskévopoulou Evanghélia (1866-1938), Paraskévopoulou Evanghélia (1866-1938), actrices-vedettes motsclesel Βερώνη Αικατερίνη (1867-1955), Παρασκευοπούλου Ευαγγελία (1866-1938), ηθοποιοί- βεντέτες, Ελλάδα, Τέλος του 19ου αιώνα, Θέατρο motsclestr Veroni Ekaterini(1867-1955), Paraskevopoulou(1866-1938), Aktrisler- Yıldızlar, Yunanistan, On dokuzuncu yüzyılın sonu, Tiyatro motsclesmk Верони Катерини (1867-1955), Параскевопулу Евагелја (1866-1938), Актерките Sвезди, Грција, Крајот на деветнаесеттиот век, Театар Keywords : Veroni Aikaterini (1867-1955), Actresses-stars, Paraskevopoulou Evanghelia (1866-1938), Greece, End of the nineteenth century, Theatre Thèmes : Théâtre

AUTEUR

ALEXIA ALTOUVA Département d’études théâtrales, Université d’Athènes

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L’européanisation fictive des Phanariotes The Fictional Europeanization of the Phanariots Ο πλασματικός εξευρωπαϊσμός των Φαναριωτών

Yannis Xourias

1 Les Phanariotes sont l’élite financière, politique et ecclésiastique, dominant le monde grec au XVIIIe siècle dans le cadre de l’Empire ottoman. Dès la fin du XVIIe siècle, ils commencent à occuper des postes importants dans l’administration ottomane, comme celui de Grand Interprète (Μέγας Δραγουμάνος) et surtout, à partir du début du XVIIIe siècle, les offices des princes de Moldavie et de Valachie1. En tant qu’élite financière et politique des Grecs orthodoxes («Χριστιανών Ρωμηών», c’est le terme utilisé par Dimitrios Katartzis)2, ils ont contribué de façon importante à la formation idéologique de l’hellénisme pendant la période des Lumières.

2 Autour des Phanariotes puissants se rassemble un grand nombre de secrétaires, d’enseignants, de marchands, de banquiers, etc.3. Tous ces groupes constituent le microcosme phanariote, qui est plus large socialement, mais se trouve toujours sous la domination culturelle de ses seigneurs. En d’autres termes, le monde phanariote à la fin du XVIIIe siècle est une entité élargie, comprenant les Phanariotes proprement dits, ainsi que les personnes qui les aident à remplir leur rôle dirigeant.

3 Le XVIIIe siècle grec est « le siècle des Phanariotes », qui sont constamment tournés vers l’Ouest et apportent les influences occidentales jusqu’à Constantinople4. Ils suivent de près les tendances culturelles et littéraires dominantes dans les métropoles européennes, surtout Paris, et ils essaient de les intégrer dans leur milieu. La « mode » est un des mots les plus caractéristiques de cette époque. Le désir de se conformer à la mode ne concerne pas seulement les vêtements, mais aussi la vie quotidienne ainsi que les produits culturels venant d’Europe5.

4 Cette manie d’adopter des comportements et des tendances, d’origine principalement française, est présentée par François Baron de Tott (1733-1793), militaire et diplomate français d’origine hongroise, qui a vécu à Constantinople au milieu du XVIIIe siècle et

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fréquentait des Phanariotes. Il décrit ironiquement un dîner chez le Grand Interprète, probablement Ioannis Kalimachis : […] Le dîner était servi à la Française, table ronde, chaises autour, cuillères et fourchettes, rien n’y manquait, que l’habitude de s’en servir. On voulait cependant ne rien négliger de nos usages, ils commençaient à prendre chez les Grecs, autant de faveur que nous en accordons à ceux des Anglais, et j’ai vu une femme pendant notre dîner prendre des olives avec les doigts, et les piquer ensuite avec la fourchette, pour les manger à la Française. Si les santés ne sont plus à la mode chez nous, il n’en est pas moins agréable de retrouver cet ancien usage dans d’autres pays. […] On parla modes, on finit par médire, et c’est ce que j’ai vu de plus parfaitement imité d’après nos mœurs. (TOTT, 1784, 82-83)6

La diffusion de la littérature sentimentale

5 Une de ces modes européennes adoptées par la société phanariote consiste dans la lecture de la littérature sentimentale. Dans les Suites de l’amour (Έρωτος αποτελέσματα), le premier recueil grec moderne de nouvelles sentimentales originales, cette mode est indiquée, même de façon exagérée, tout au début de la première histoire : […] Il se promenait lisant un livre français qui parlait d’amour (car les jeunes gens de bonne famille de Constantinople ont coutume d’apprendre la langue française mieux que la grecque, pour prendre plaisir aux divers romans qui existent dans cette langue). (KARATZAS, 2009, 52)7

6 Cette mode se confirme dans la traduction de six nouvelles sentimentales de Rétif de la Bretonne par Rhigas, publiée sous le titre de l’École des amants délicats, à Vienne en 17908. Deux ans plus tard, en 1792, paraissent, à Vienne encore, les Suites de l’amour, attribuées au camarade de Rhigas, Ioannis Karatzas9. Il s’agit d’un recueil de trois nouvelles sentimentales, dont les héros sont membres de la société phanariote. La première et la deuxième nouvelle se déroulent à Constantinople et la troisième à Pultava en Ukraine où le prince Alexandre Mavrocordatos s’était réfugié avec sa cour. Bien que la troisième histoire s’éloigne du champ d’action habituel des Phanariotes, le récit ne manque pas de nous introduire dans leur cercle, et même au plus haut niveau.

7 Rhigas déclarait dans sa préface que son édition visait à fournir « une idée vague des lectures de plaisir en Europe » («μιαν αμυδράν ιδέαν των κατά την Ευρώπην ηδονικών αναγνώσεων») (RHIGAS, 2001, 65). Ainsi, la lecture des romans d’amour français et surtout leur traduction en grec moderne étaient-elles un signe de synchronisation avec les tendances européennes. La mode de la littérature sentimentale rapprochait les Phanariotes des préférences littéraires des sociétés civilisées de l’Europe. Mais le recueil les Suites de l’amour est quelque chose de plus : le microcosme phanariote devient maintenant le protagoniste de l’univers sentimental, qui a toujours un air européen. Henri TONNET (2002, 23) a décrit ce processus comme suit : « Dans ce recueil, la distance entre le monde fictif et le monde réel s’est encore rétrécie. Ioannis Karatzas offre aux bourgeois grecs de Constantinople et de Pultava le spectacle de leur propre société »10. Cependant, il ne s’agit pas simplement d’un déplacement de l’action vers l’Est. Les « jeunes sensibles » («αισθαντικοί νέοι»), auxquels RHIGAS (2001, 65) destinait sa traduction, adoptent maintenant les traits typiques des héros sentimentaux. De cette façon, l’européanisation des Phanariotes ne s’effectue pas seulement par la lecture,

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mais aussi par la fiction, qui affirme, à travers l’imagination cette fois, leur orientation culturelle. En d’autres termes, l’hellénisation de la littérature sentimentale fonctionne aussi inversement, comme une européanisation fictive. Cette réaffirmation fictive joue un rôle important dans la formation de l’identité, de l’image de soi-même11.

8 Ainsi, l’écrivain grec s’exerce à mettre en œuvre les conventions du genre sentimental dans la représentation de la vie quotidienne phanariote. Les promenades dans les jardins, les chansons d’amour, les fêtes, les lectures, ainsi que des activités dans le commerce, les ambassades et l’administration, les hiérarchies des classes, les relations avec les autres communautés ethniques et religieuses, les préjugés et les nouveautés deviennent la matière d’un récit qui essaie d’imiter le style et l’approche particuliers des romans d’amour.

9 On peut en examiner, dans le texte, quelques exemples qui mettent en évidence le mode de vie européen. Tout d’abord, il y a une déclaration directe par le narrateur lui- même dans la deuxième nouvelle. Les mœurs à Stavrodromi, un quartier de Constantinople où résident les ambassadeurs étrangers, ne sont pas du tout différentes des mœurs en Europe. Et ce sont ces mœurs européennes qui semblent favoriser l’implication du héros, nommé Andréas, dans une histoire d’amour passionnée et tragique, à ce titre plus sentimentale, condamnée à l’échec depuis le début. Il est remarquable que le narrateur répète trois fois la similitude des mœurs : À Constantinople, à Stavrodromi, qui est la résidence des Européens, à savoir de tous les ambassadeurs des cours royales d’Europe, où la liberté des mœurs des habitants ne s’épanouit pas moins que dans les lieux européens […]. Ce jeune homme, vivant à Stavrodromi, à cause de la liberté des mœurs, comme nous l’avons déjà dit, quand il avait du temps libre, allait s’amuser avec ses amis, pour se changer les idées, et cela se passait habituellement les soirs où les fêtes. […] Mais ce fils de bonne famille, jeune lui-même, s’est mis à faire attention à la jeune fille. Sa parole douce, son comportement qui avait l’air timide, mais en fait c’était par politesse, son franc-parler, sa beauté angélique, etc… lui causaient un certain plaisir, la poussaient à faire attention à sa parole. Mais tout ce qu’elle disait et faisait, tout était par politesse, car les mœurs à Stavrodromi ne sont pas du tout différentes des mœurs d’Europe. (KARATZAS, 2009, 81-82)12

10 La raison et en même temps la preuve de cette similitude se situent dans la liberté des mœurs («η ελευθερία των κατοίκων») et la politesse («διά το πολιτικόν»).

11 Andréas, le héros de la deuxième nouvelle, se présente comme un libertin oriental13. Pourtant, on doit noter que son libertinage résulte en grande partie du fait qu’il habite à Stavrodromi, parmi ses habitants européens («με το να διήγεν εις το Σταυροδρόμι»). D’autre part, on ne doit pas ignorer que le libertinage paraît ne concerner que les hommes, et pas les femmes phanariotes. Dans la troisième nouvelle, en se référant à Varvara, une fille de Pultava, dont le héros Antonakis tombe amoureux, le narrateur fait le commentaire suivant : Et bien que les filles de Poltava aient des manières libérales et polies, celle-ci [Varvara] ressemblait à une fille de la Grèce par sa pudeur et son sérieux. (KARATZAS, 2009, 156)14

12 Dans cette perspective, il est aussi remarquable que les héroïnes de la deuxième nouvelle, nommées Choropsima et Meïrem, qui se présentent comme plus libérées, ne soient pas Grecques, mais Arméniennes.

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13 Comme nous l’avons constaté précédemment, l’autre signe du caractère européen de la vie à Constantinople est la politesse, un mot-clé désignant un comportement compliqué et conventionnel, qui constitue le certificat d’une culture et d’une civilisation d’origine européenne. La politesse est une vertu sociale, nuancée et approfondie pendant le siècle des Lumières15. Le Dictionnaire de l’Académie française en 1762 (4e édition) désigne le mot comme suit : « Une certaine manière de vivre, d’agir, de parler, civile, honnête et polie, acquise par l’usage du monde » (t. II, p. 414). Dans l’Encyclopédie on trouve deux articles relatifs à ce sujet. L’un, intitulé « Civilité, Politesse, Affabilité », est écrit par Luis Jaucourt, qui fait des constatations intéressantes sur la relation entre la civilité et la politesse. Jaucourt, entre autres, repère une différence concernant la classification sociale : La civilité ne dit pas autant que la politesse, et elle n’en fait qu’une portion ; c’est une espèce de crainte en y manquant, d’être regardé comme un homme grossier ; c’est un pas pour être estimé poli. C’est pourquoi la politesse semble, dans l’usage de ce terme, réservée aux gens de la cour et de qualité ; et la civilité, aux personnes d’une condition inférieure, au plus grand nombre de citoyens. […] Ceux de la cour, accablés d’affaires, ont élevé sur ses ruines un édifice qu’on nomme la politesse, qui fait à présent la base, la morale de la belle éducation […] elle n’est d’ordinaire que l’art de se passer des vertus qu’elle imite16.

14 Le mot figure neuf fois dans les Suites de l’amour17. Dans tous les cas, l’usage du mot est un signe de la recherche d’un comportement cultivé et délicat, dans lequel la grâce et la liberté des mœurs se rejoignent. Pourtant, il est notable que sur ces neuf cas, il y en a six qui se trouvent dans la deuxième nouvelle, celle qui a une fin tragique.

Le roman d’amour transplanté

15 On a déjà constaté que la transition des Phanariotes de la condition de lecteurs à celle de personnages littéraires résulte de leur habit fictif des traits typiques du roman d’amour. Ainsi, leur parole et leur comportement se présentent comme adaptés aux normes du genre littéraire. Par exemple, on pourrait suivre la déclaration d’amour du héros de la première nouvelle, nommé Ghiorgakis, à son aimée Elenitsa. Ghiorgakis exprime ses sentiments non pas d’une manière inélégante et maladroite, mais en exerçant toute son habileté dans la courtoisie parfaite (KARATZAS, 2009, 70-71).

16 Bien sûr, c’est une déclaration d’amour typique. Mais, qui parle ici ? S’agit-il seulement d’un jeune sensible de Constantinople ou bien de quelque chose de plus ? Ghiorgakis appartient à l’univers des romans d’amour parisiens. Je veux dire par là que Ghiorgakis est surtout le héros d’un récit d’amour et que, à ce titre, il se transforme en amoureux parisien, similaire aux héros des romans d’amour qui sont en même temps ses propres lectures intratextuelles (Ghiorgakis est un lecteur de romans d’amour dans le récit) et son prototype fictif. Ainsi, l’orientation européenne des Phanariotes se confirme à travers leur identification aux personnages de la littérature sentimentale, notamment française.

17 Cette identification se fait également remarquer au niveau narratif. Les romans d’amour français sont le modèle que l’écrivain grec transplante dans le milieu oriental des Phanariotes18. Cette transition n’est pas seulement une constatation extratextuelle d’ordre philologique, mais elle est aussi incorporée dans le récit. La troisième nouvelle du recueil comprend une histoire d’amour enchâssée, puisée à un roman français et racontée par un personnage du récit. Comme l’a constaté Henri Tonnet (2009, 279-280),

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cette histoire enchâssée fonctionne comme un miroir. L’histoire française enchâssée et le recueil grec jouent simultanément les rôles d’image et de miroir. Et cela accentue l’adaptation de l’œuvre grecque à ses homologues étrangers. En quelque sorte, le livre grec paraît prouver qu’il fait, avec ses héros et ses lecteurs, partie de cette réalité européenne.

18 En particulier, c’est la deuxième nouvelle grecque du recueil qui ressemble davantage à l’histoire française enchâssée, car elles ont toutes les deux une conclusion tragique. Souvent, entre elles, se développe une similitude de situations jumelles en ce qui concerne le libertinage des héros, quelques épisodes ou encore la formulation de nombreuses expressions. Plus précisément, on peut constater cette similitude dans l’éloge introductif de la ville (KARATZAS, 2009, 51 et 206 respectivement), le libertinage des héros (p. 81 et 206-207), les symptômes de la passion érotique (p. 142 et 207-208), quelques épisodes (p. 11 et 209, 118 et 213) et surtout la conclusion tragique (p. 152, 153, 154 et 213, 215, 216).

19 Pour conclure sur ce qui vient d’être présenté, il paraît clair que l’écrivain grec avait depuis le début l’intention d’établir une analogie évidente entre ses propres histoires et ses modèles. Ainsi, à travers la fiction, la vie réelle et familière gagne un peu du rayonnement imaginaire des histoires d’amour parisiennes. Cependant, l’histoire française enchâssée montre la différence essentielle entre l’imaginaire et le réel, qui ne sont pas la même chose et ne doivent pas se confondre. L’histoire française joue un rôle décisif pour qu’Antonakis, le héros du récit enchâssant, n’ait pas une fin aussi tragique que celle des libertins Andréas et Frantsiskos19. En plus, nous devrions noter le commentaire suivant du narrateur à propos d’Andréas : Autant Andréas était prudent et sensé, autant fou et stupide cet évènement l’a fait paraître. Il est vrai que l’amour a une grande puissance, il asservit tous les hommes sauf lui dont l’amour n’est pas payé en retour ; car aimer et ne pas être aimé, c’est une folie claire. Lui, il voyait d’abord qu’il n’était pas aimé, son amour n’était pas payé en retour : en outre, il savait que, même s’il avait été aimé, il n’aurait pas pu profiter de cette beauté, car son père et sa mère étaient superstitieux. Par conséquent, s’il était raisonnable, il aurait dû dès le début ne pas se laisser saisir par l’amour. (KARATZAS, 2009, 143)20

20 Andréas n’aurait jamais dû s’impliquer dans un amour condamné à l’échec et à une fin tragique ; en d’autres termes, il n’aurait jamais dû se permettre de devenir le héros d’une histoire d’amour comme celles qu’on lit dans les romans. En conséquence, nous pourrions supposer que l’écrivain grec avertit de cette façon son public que l’européanisation sentimentale doit avoir des limites ou, peut-être, rester seulement fictive21.

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NOTES

1. Au sujet des Phanariotes, voir DIMARAS, 2000, 81, 131-137 ; ZERVOS, 1990 ; APOSTOLOPOULOS, 2000 ; APOSTOLOPOULOS, 2003 ; BOUCHARD, 2011.

2. Voir l’idéologie des Phanariotes présentée par Dimitrios KATARTZIS, 1970, 42 sqq. (en particulier p. 44). 3. Une image du monde phanariote nous est peinte dans le journal de Panaghiotis KODRIKAS, 1991.

4. DIMARAS, 2000, 131 et DIMARAS, 1998, 37, 51-52.

5. DIMARAS, 1998, 34-36.

6. Voir aussi la traduction grecque par SIMOPOULOS, 1973, 329-330. 7. «[…] εσολατσάριζεν άνω κάτω αναγινώσκοντας ένα φραντσέζικον βιβλίον περί έρωτος (επειδή οι ευγενείς της Κωνσταντινουπόλεως συνηθίζουν ως επί το πλείστον την γαλλικήν γλώσσαν να μανθάνουν καλύτερα από την ελληνικήν διά να ηδύνονται με τα διάφορα ρομάντζα οπού έχει)». La traduction française par TONNET, 2002, 72. 8. Voir PISTAS, 2001, 19-57, où figure la bibliographie précédente.

9. Voir l’introduction de VITTI, 2009, dans laquelle sont examinées différentes questions sur l’œuvre. 10. Voir aussi TONNET, 2001, 89.

11. Voir aussi les constatations de VITTI, 2009, 11-12, 15-16 et en particulier 18-21. 12. «Εις την Κωνσταντινούπολιν, εις το Σταυροδρόμι το οποίον είναι κατοίκημα των Ευρωπαίων, δηλαδή όλων των πρέσβεων των της Ευρώπης αυλών, εις το οποίον ανθεί η ελευθερία των κατοίκων όχι ολιγότερον από τα Ευρωπαιότερα μέρη, […] Αυτός λοιπόν ο νέος, με το να διήγεν εις το Σταυροδρόμι, διά την ελευθερίαν οπού εις αυτό είναι, καθώς είπαμεν, όταν ελάμβανε καιρόν επήγαινεν εις τους φίλους να εγλεντίζει διά να λαμβάνει κάποιαν άνεσιν και τούτο συνέβαινεν ως επί το πλείστον το βράδυ ή τας εορτάς. […] Ο τσελεμπής μας όμως άρχισε να δίδει προσοχήν εις την νέαν, ως νέος. Η ομιλία της γλυκεία, το ήθος της όπου εφαίνετο ταπεινόν, όμως ήτον πολιτικόν, η ελευθεροστομία της, το αγγελικόν της νούρι και τα παρόμοια του επροξενούσαν κάποιαν ηδονήν, τον είλκυον όλον εις το να δίδει προσοχήν εις τα λόγια της όταν ετύχαινε να ομιλεί. Αυτή όμως, όσα και αν έλεγεν, όσα και αν έκανεν, όλα τα έκανε διά το πολιτικόν, επειδή παντελώς σχεδόν δεν διαφέρουν τα ήθη εις το Σταυροδρόμι των ανθρώπων από τα ήθη της Ευρώπης». 13. À propos des différents aspects du libertinage, voir ABRAMOVICI, 1997, 648-652. 14. «Και με όλον οπού εις την Πουλτάβαν τα κορίτσια είναι πολλά ελεύθερα και πολιτικά, όμως αυτή [Varvara] ομοίαζε με μίαν κόρην της Ελλάδος κατά την σεμνότητα και σοβαρότητα». La même constatation se retrouve à la p. 57 : « Mais de l’autre côté la fille regardait tout le temps ce qui se passait, observait tout, même si elle, étant une vierge, avait les yeux baissés, car les filles de Grèce sont timides » [«Η κόρη όμως απ’ αντικρύ όλον έβλεπε τι εγίνετο, επαρατηρούσε τα πάντα, αν και είχε και τα μάτια της, ως παρθένος, σκυπτά, καθώς της Ελλάδος τα κοράσια είναι εντροπαλά»]. Voir aussi les remarques de TONNET, 2001, 90.

15. Voir KLEIN, 2006.

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16. JAUCOURT, 1753, 497.

17. Voir KARATZAS, 2009, première nouvelle : p. 73 ; deuxième nouvelle : p. 82 (4 fois), 96, 103 ; troisième nouvelle : p. 156, 207. 18. Voir aussi TONNET, 2002, 71, 73.

19. XOURIAS, 2007, 72 et XOURIAS, 2013. 20. «Όσον ουν φρόνιμος και όσον στοχαστικός άνθρωπος ήτον ο τσελεμπή Ανδρέας, τόσον άφρονα και ανόητον τον έδειξε τούτο το περιστατικόν. Aλήθεια μεν είναι ότι ο έρως έχει μεγάλην δύναμιν, υποδουλώνει και δουλαγωγεί κάθε άνθρωπον απλώς, όχι όμως και εκείνον οπού ανταποκρίσεως δεν επιτυχαίνει·επειδή τούτο το να αγαπά τινάς και να μην ανταγαπάται είναι μία τρέλα εναργέστατη. Αυτός έβλεπε πρώτον πως δεν ανταγαπάται, ανταπόκρισιν δεν λαμβάνει, ήξευρε προς τούτοις ότι και αν ανταγαπώνταν δεν ημπορούσε να απολαύσει εκείνην την ωραιότητα διά το δεισιδαίμον του πατρός της και της μητρός της. Όθεν, αν ήτον φρόνιμος, έπρεπεν από την αρχήν να μην αφεθεί να κυριευθεί από τον έρωτα». 21. Voir aussi TONNET, 2001, 91-93 et 2009, 278.

RÉSUMÉS

Le XVIIIe siècle grec est « le siècle des Phanariotes », qui sont sous l’influence de la culture européenne et apportent les modes occidentales jusqu’à Constantinople. L’une de ces modes consiste dans la lecture de la littérature sentimentale. Dans les Suites de l’amour (1792), le premier recueil grec moderne de nouvelles sentimentales originales, la vie quotidienne phanariote est représentée à travers les conventions de la littérature sentimentale. Ainsi, l’européanisation des Phanariotes ne s’effectue pas seulement par la lecture, mais aussi par la fiction. En d’autres termes, l’hellénisation de la littérature sentimentale fonctionne aussi comme une européanisation fictive des Phanariotes.

The Greek 18th century is “the century of Phanariots”, who are under the influence of European culture and bring fashions from Europe to Constantinople. Such a fashion is the reading of sentimental novels. In The Consequences of Love (1792), the first Greek collection of original love stories, the daily life of the Phanariots is depicted according to the conventions of European sentimental literature. Thus the ‘Phanariots’ Europeanization is achieved not only through reading, but also through fiction. In other words, the of sentimental literature functioned also as a fictional Europeanization of the Phanariots.

Ο ελληνικός 18ος αιώνας είναι ο αιώνας των Φαναριωτών οι οποίοι βρίσκονται κάτω από την επιρροή του ευρωπαϊκού πολιτισμού και εισάγουν στην Κωνσταντινούπολη μόδες από την Ευρώπη. Τέτοια μόδα είναι τα αισθηματικά μυθιστορήματα. Στα Έρωτος Αποτελέσματα [1792], την πρώτη συλλογή γνήσιων ερωτικών μυθιστορημάτων, απεικονίζεται η καθημερινή ζωή των Φαναριωτών ανάλογα με τους κανόνες αυτής της λογοτεχνίας στην Ευρώπη. Έτσι τελειοποιείται ο εξευρωπαϊσμός των Φαναριωτών στα διαβάσματα και στο μυθιστόρημα. Με άλλες λέξεις, ο ελληνισμός της αισθηματικής λογοτεχνίας λειτούργησε και σαν πλασματικός εξευρωπαϊσμός των Φαναριωτών.

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INDEX

Index géographique : Constantinople motsclestr Fenerli Rumlar, , Onsekizinci yüzyılda, Yunan Edebiyatı motsclesmk Фанариоти, Константинопол, Осумнаесеттиот век, Грчката литература Mots-clés : Phanariotes, Phanariotes Thèmes : Littérature grecque motsclesel Φαναριώτες, Κωνσταντινούπολις, Δεκατός ογδόος αιώνα, Ελληνική λογοτεχνία Keywords : Phanariots, Constantinople, Eighteenth century, Greek literature Index chronologique : dix-huitième siècle

AUTEUR

YANNIS XOURIAS Université d’Athènes

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La représentation des élites grecques De la collection du portrait peint à celle du portrait photographique The Representation of Greek Elites: From the Collection of Painted Portrait to that of the Photographic Portrait Οι αναπαραστάσεις των ελληνικών ελίτ, από τη συλλογή των ζωγραφισμένων πορτρέτων στο φωτογραφικό πορτρέτο

Irini Apostolou

1 Signe de prestige et de respectabilité à l’époque moderne, le portrait peint, initialement réservé à la noblesse et à la haute bourgeoisie, reproduisait les caractéristiques individuelles du modèle et communiquait des informations sur son statut social et sa profession. Associé aux groupes dominants, le portrait officiel s’inscrit dans une longue tradition artistique en France et en Europe. Obéissant à des règles académiques précises, il met en valeur la fonction et la position sociale de l’individu au détriment de sa personnalité intérieure. En outre, son intégration dans des séries des portraits peints ou gravés, appelées galeries de portraits, est révélatrice de l’importance de la représentation picturale à la formation de l’image d’un groupe uni et puissant1.

2 La généralisation des portraits photographiques carte de visite d’Eugène Disderi (1854), signala la démocratisation de la représentation de l’individu. Considéré comme moins prestigieux que le portrait peint ou daguerréotype, le portrait photographique fut à l’origine adopté comme mode de représentation surtout par les couches les plus basses de la société française2. Le portrait photographique, qui « est une étape dans l’évolution du portrait en général »3, concurrença le portrait peint sans toutefois le faire disparaître. Dans l’espace grec, malgré la réalisation des portraits des Phanariotes et des dignitaires grecs, l’art du portrait resta marginal jusqu’à la formation du nouvel État grec et même durant ses premières décennies. En effet, l’absence d’une bourgeoisie structurée4 et d’institutions artistiques rivalisant avec celles de l’Europe occidentale fut à l’origine d’une production limitée des portraits. Notons également que si la notion de l’élite suppose « non seulement l’idée d’un groupement des membres les plus puissants

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de la société, mais aussi un certain degré de cohésion et une forte conscience de sa propre existence »5, ses caractéristiques en Grèce au XIXe siècle et au début du XXe siècle, n’étaient pas clairement définies. Il fallut attendre la prospérité économique du dernier quart du XIXe siècle pour que la bourgeoisie grecque, conformément à son esprit d’européanité, se fît plus systématiquement portraiturer.

3 Dans le présent article, nous proposons d’étudier la production et l’évolution des séries de portraits peints et photographiques des élites grecques à travers quelques exemples précis mis en parallèle avec des œuvres françaises, qui obéissaient à une longue tradition picturale depuis la Renaissance.

La représentation du pouvoir politique, judiciaire et économique

4 L’intégration du portrait individuel dans une série contribuait à la mise en valeur soit du lignage familial soit des différentes formes du pouvoir du groupe représenté. Si en France, les monarques, les hommes politiques et les représentants de la nation furent souvent le sujet des galeries de portraits et des recueils gravés afin d’être diffusés auprès du grand public, dans l’espace grec, la première galerie des portraits d’hommes politiques – outre les portraits historiques des héros de la Révolution de Karl Krazeisen – comprend des portraits en pied, des présidents du Sénat ionien, exécutés par Dionysios Végias (1819-1884) selon les règles académiques, qui sont conservés à la salle de réunion du Palais de l’ordre de Saint Michel et Saint Georges ; cette salle est décorée également des effigies de Georges IV, de lord Guilford et de Sir Thomas Maitland, gouverneurs britanniques ainsi que des chevaliers de l’ordre. Parmi les œuvres de la galerie, figure notamment le portrait de Georgios Candianos Romas II, proche de celui de la collection familiale à Zante, qui témoigne de son identité de noble et de son appartenance à l’élite sociale et politique des îles Ioniennes.

5 La perspective idéologique du portrait officiel, qui essayait d’effacer « les traits spécifiques qui pourraient nuire au message à transmettre »6, fut souvent abordée par les chercheurs. En Europe occidentale et tout particulièrement en France, le mécanisme de la mise en scène du pouvoir royal favorisa la réalisation du portrait du roi, dont le symbolisme fut à l’origine de la longue tradition du portrait officiel du président de la République française. Depuis Adolphe Thiers, les présidents se font portraiturer au début de leur mandat pour leur portrait officiel qui, accroché dans les mairies et largement diffusé sous forme de copies, affirme le prestige de leur fonction et symbolise leur présence dans l’espace.

6 À l’opposé des présidents et des hommes politiques français, l’élite politique grecque ne fut pas systématiquement représentée, quoique des portraits officiels des rois Othon et Georges Ier en costume royal ou militaire aient été exécutés et inclus dans des séries de peintures. Leur présence ainsi que celle de leurs épouses et d’autres membres de la famille royale dans des collections des différentes institutions comme celles de l’Université d’Athènes et de la Société des amis de l’Instruction (hétérie « philecpedeutique ») rappelaient l’appui du pouvoir royal. Lors de l’exil de la reine Amalia, qui fut « sa protectrice », la Société s’adressa à la reine Olga, qui, à son tour, accepta d’assumer le même rôle. Offerts à la Société par l’ambassadeur de la Russie en

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Grèce, son portrait et celui de Georges Ier, exécutés par Spyridon Prossalentis en 1871, furent exposés dans un endroit spécial lors des célébrations du Cinquantenaire du royaume de Grèce auxquelles le couple royal, l’héritier et la princesse Alexandra assistèrent. Reconnaissante du soutien royal, la Société chargea Nicéphore Lytras de réaliser les portraits du roi Othon et de la reine Amalia, qu’il représenta dans un cadre montrant les antiquités d’Athènes. Dans le même esprit, la Banque de Grèce voulut également rendre hommage au roi Othon et en même temps légitimer sa fondation au service de l’État7. Reprenant son portrait réalisé pour la Société des amis de l’Instruction, Lytras8 y ajouta l’acte constitutif de la fondation de la Banque du 30 mars 1841, qui symbolisa la protection du pouvoir royal et son intérêt pour le développement économique du pays.

7 À l’instar du roi, les hommes politiques se faisaient également représenter quoique leurs portraits, comme ceux de Charilaos Trikoupis9 (qui de tendance libérale fut plusieurs fois Premier ministre), fussent en général des commandes privées et non pas publiques. En effet, plusieurs portraits des premiers présidents de la Chambre des députés comme celui de Thrassyvoulos Zaïmis (1820-1862), réalisé par Dionysios Tsokos, qui ornent actuellement le foyer et la librairie du Parlement grec, furent exécutés longtemps après leur disparition10. Si Nicolaos Orloff reconstitua en 1930 un portrait collectif des hommes politiques dans une Séance du Parlement, leurs portraits furent collectionnés progressivement, comme en attestent celui de Georgios Sissinis (1769-1831) réalisé par Chronis Botsoglou (né en 1941), qui reprit un ancien portrait, et celui de Nicolaos Levidis (1848-1942), député et plusieurs fois ministre, peint par Ernestos Carter (1924-1992), qui malgré ses tendances modernistes, réalisa une œuvre conforme aux conventions du portrait officiel.

8 À l’instar du pouvoir législatif et exécutif dont les portraits étaient pliés à « l’impératif de la ressemblance, de la fidélité au particulier, au détail, à l’effet de réel »11, le pouvoir judiciaire se servit du portrait pour affirmer son prestige. En France, des portraits officiels des présidents et des membres du Parlement datant du XVIIe et du XVIIIe siècle ainsi que des juges et des procureurs généraux ornent souvent les salles des hauts tribunaux comme dans le cas de la Cour de cassation française, qui conserve plusieurs portraits comme celui d’Alexis Ballot-Beaupré (1836-1917), réalisé apparemment d’après une photographie par J. P. Valéry.

9 Quoique beaucoup plus modestes que les portraits des magistrats français, ceux des présidents, des vice-présidents et des procureurs, qui sont actuellement conservés à la salle d’assemblée plénière de la Cour de cassation de Grèce, témoignent de la même volonté de leur rendre hommage. En effet, sous le règne de George Ier, juges, avocats et professeurs de droit connurent une ascension sociale, qui facilita souvent leur entrée en politique. Il fallut néanmoins attendre le début du XIXe siècle pour que Georges Iakovidis exécutât le portrait d’Anastassios Polyzoïdes (1802-1873), correspondant à la troisième assemblée grecque (1826-1827) et connu pour avoir refusé de signer la condamnation de Colocotronis. De plus, il réalisa celui de Christodoulos Clonaris (1788-1849), premier président, principal inspirateur de l’œuvre législative élaborée par le gouvernement de Capodistrias et professeur émérite de droit à l’Université d’Athènes dont un portrait est également conservé dans la collection de Rizareios12. Souvent médiocrement exécutées, les représentations officielles des magistrats ainsi que de celles des avocats du barreau d’Athènes furent néanmoins une trace matérielle et visuelle de leur appartenance à des corps d’élite.

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10 En Grèce, la constitution des élites fut liée à la croissance de l’économie et au développement des activités commerciales de l’État. La création de la Banque Nationale de Grèce en 1841, qui mena une action sociale et culturelle importante, marqua l’économie grecque durant les XIXe et XXe siècles. La commande par Marcos Renieris des bustes de Georgios Stavrou, premier gouverneur de la Banque, à Ioannis Kossos et de Paul Calligas à Georgios Vroutos fut à l’origine de la constitution de la collection des œuvres d’art commémoratives des gouverneurs de la Banque Nationale de Grèce, dont les portraits furent confiés à des artistes réputés comme Nicéphore Lytras qui, dans une approche à la fois réaliste et moderne, représenta Calligas (1896), Marcos Renieris (1897) et Georgios Stavrou assis, sans aucun effort de les rajeunir. De même, Georges Iacovidis portraitura Stéphanos Streit (1835-1920), Alexandros Zaïmis (1855-1936) et Ioannis Valaoritis (1911-1914) adaptant son style personnel aux conventions du portrait officiel. Archétypes de la bourgeoisie capitaliste, les gouverneurs de la Banque Nationale de Grèce appartenaient également à l’élite intellectuelle du pays, c’est pourquoi des portraits de Renieris et de Streit par Iacovidis figurent également dans la collection de l’Université d’Athènes. Notons que, même après la généralisation du portrait photographique et l’enregistrement par la photographie du fonctionnement de la Banque Nationale de Grèce, la tradition de l’exécution des portraits peints de ses gouverneurs par des artistes réputés, qui perdure jusqu’au XXIe siècle13, est révélatrice de l’utilisation du portrait peint comme moyen de mettre en valeur sa fonction et de montrer son appartenance à un corps d’élite.

Les galeries de portraits des institutions éducatives

11 La constitution des galeries de portraits servait également à l’affirmation du prestige des institutions à travers la représentation de leurs membres éminents. En France, des universités, des bibliothèques, des académies et des hôpitaux constituaient des séries de portraits de leurs bienfaiteurs et de leurs professeurs afin de leur rendre hommage et de commémorer leur œuvre, qui était étroitement liée à leur réputation institutionnelle. Depuis le XVIIIe siècle, l’université de Montpellier réunit progressivement une riche collection de 230 portraits peints et de bustes sculptés des professeurs de médecine et de quelques chirurgiens dont celui de François Gigot de Lapeyronie par Hyacinthe Rigaud. Son initiative fut suivie par la Faculté des sciences de la ville, dont le conseil d’administration, adoptant la proposition du doyen Joseph Diez Gergonne, décida en 1836 l’exécution d’une galerie des portraits de ses professeurs, qui devaient se faire représenter au cours de leur première année de leurs fonctions14.

12 L’impressionnante collection de 347 portraits, réalisés par 90 artistes de l’Université d’Athènes15 fut également un élément essentiel pour la préservation de sa mémoire historique et pour l’affirmation de son prestige. Classés en cinq catégories, ils représentent les maîtres de la nation, les fondateurs, les bienfaiteurs et donateurs, les personnalités de l’histoire grecque et les hommes politiques ainsi que les professeurs de l’établissement16. Peints systématiquement dès la première décennie de l’université jusqu’au début des années 1960, ils étaient en général des commandes directes du conseil du rectorat aux artistes17. Parmi les portraits de la collection, qui comprend des œuvres d’une qualité artistique inégale18, figurent également des tableaux exécutés par des portraitistes réputés comme Nicéphore Lytras qui représenta Théodoros Aretaios

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(1829-1893), professeur de chirurgie et bienfaiteur, et Georges Iakovidis qui immortalisa Démosthène Tsivanopoulos (1838-1921). Exécutés en général après leur disparition, les portraits, dont certains étaient médiocrement peints, s'appuyaient souvent sur des portraits photographiques19.

13 Quoique moins importante, la collection des portraits de l’École nationale polytechnique (Metsovio) possède des caractéristiques communes avec celle de l’Université nationale d’Athènes. Outre les portraits de ses bienfaiteurs, Nicolaos Stournaras, Georges Averoff et Michaël Tossitsas et de sa donatrice Sophia Chlorou, détruits lors des événements de novembre 1991, on y trouve ceux de ses directeurs comme Friedrich von Zentner (1837-1841) et Angelos Ghinis (1910-1920 et 1923-1927), dont l'exécution par Georges Iakovidis fut financée par le legs Averoff. De plus, nous y trouvons plusieurs portraits de professeurs, qui furent exécutés essentiellement au XXe siècle par des artistes célèbres comme Giannis Moralis, peintre du portrait d’Emmanouil Kriezis (1880-1967). La constitution progressive de la collection et l’intérêt porté actuellement à sa restauration et à la commande de nouveaux portraits à la place de ceux qui furent endommagés lors des événements de novembre 1991, témoignent actuellement de la volonté de l’institution de mettre en valeur sa mémoire historique et de rendre hommage aux personnages engagés dans son histoire.

14 Plus tardive, mais obéissant au même esprit de commémoration de l’histoire de l’institution, la collection artistique de l’Université de Thessalonique-Aristote, comprend soixante-seize portraits des professeurs, qui ont été exécutés par des artistes réputés dont certains étaient originaires de Thessalonique. À l’exception du portrait d’Alexandros Papanastassiou, exécuté par Constantinos Parthenis, les portraits, peints après la disparition des professeurs étaient commandés par le conseil du rectorat après des rapports du conseil artistique. S’appuyant sur des clichés photographiques afin de rendre fidèlement leur physionomie20, les peintres mettaient en avant le rôle social, moral et professionnel du modèle.

15 Outre les institutions d’enseignement supérieur, des fondations éducatives comme la Fondation Rizareios (fondée en 1841) et la Société des amis de l’Instruction (fondée en 1836) se constituèrent des galeries de portraits peints pour honorer leurs donateurs, directeurs et professeurs. Leur commande fut un moyen d’exprimer leur gratitude aux personnes, qui avaient contribué à leur développement et en même temps de montrer leur protection par l’élite politique, économique et judiciaire.

16 Dans l’idée de rendre hommage à son fondateur Georgios Rizaris, la fondation Rizareios commanda son portrait à Georges Iakovidis, qui le représenta en pied, tenant son acte fondateur, et ayant comme fond le rocher de l’Acropole21. Le portrait du donateur Efthymios Christodoulou, également par Iakovidis, et d’autres médiocrement peints représentant surtout des hommes d’Église et/ou ayant participé aux Lumières grecques – dont certains comme et figurent dans la collection de l’Université d’Athènes – contribuèrent au rehaussement du prestige de la fondation.

17 La Société des amis de l’Instruction d’Athènes, dont le développement et la prospérité furent intimement liés à son administration par les figures éminentes de l’élite grecque, décida dès que ses finances lui permirent de commander les portraits de Ioannis Kokkonis (1796-1864), de Georgios Koundouriotis, d’A. Metaxas et de Leontios Robotis22. Outre les commandes de la société, la collection s’enrichit des portraits offerts par des membres de la famille des présidents défunts. Ainsi le portrait

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d’ lui fut offert par son fils Nicolaos tandis que celui de Léon Melas fut donné par son frère. Parmi les portraits des présidents de la Société figurent des personnalités éminentes de la société grecque que nous retrouvons également dans des galeries d’autres institutions. Ainsi Constantinos Simandiras, président de la Cour de cassation (1891-1911) et de la Société des amis de l’Instruction (1895-1899), fut également représenté par Spyridon Vikatos pour la collection de l’Université d’Athènes. De facture traditionnelle, les portraits peints des présidents de la Société des amis de l’instruction d’Athènes, dont la tradition persiste jusqu’aujourd’hui, mirent en valeur leur œuvre et contribuèrent à la réputation de l’école23.

Le portrait photographique diffusé, collectionné et échangé

18 L’image de Georges Ier, photographié régulièrement à Athènes par Petros Moraïtis24, portraitiste officiel du roi et puis de la famille royale, et, à Paris, par Solon Vathis, fut reproduite dans la presse illustrée française de l’époque (l’Illustration, le Petit Journal, le Journal illustré). Vathis remit notamment au Gaulois « le portrait du roi Georges de Grèce et ceux de MM. Tricoupis et Boudouris, le premier président du conseil démissionnaire, et le second président de la Chambre hellène »25. Outre l’exécution des portraits photographiques officiels du roi, la reine Olga constitua une importante collection de portraits de la famille royale, plus intimes que les habituels portraits protocolaires26. Lors de leur séjour à Paris, la famille royale posa à Solon Vathis comme nous en rapporte le Gaulois de 188627 : Nous sommes allés, hier, sur l'invitation de M. Solon Vathis, photographe, rue Vivienne, 43, visiter les salons et les ateliers de pose de l'artiste grec. Nous avons vu chez lui de superbes photographies. Ce sont celles de la famille royale, qui, pendant son séjour à Paris, est allée plusieurs fois chez M. Solon Vathis. Un groupe représentant S.A.R. le duc de Sparte et S.A.R. le prince André est remarquablement réussi.

19 Les hommes politiques, les intellectuels et les bourgeois grecs se faisaient également photographier chez Moraïtis et les autres photographes de la capitale28. Depuis l’âge classique et même avant, le portrait, qui « soutient la mémoire en ravivant l’image qu’elle conserve »29, fut souvent échangé entre amants, amis et correspondants permettant ainsi la reconnaissance de leur physionomie avant d’être diffusé par la presse au large public. Collectionnées et réunies dans des albums, leurs photographies témoignaient également du milieu et des affinités de leur possesseur. Les lettres de l’historien et intellectuel Antonio Rubio échangées avec ses correspondants grecs fournissent des informations intéressantes sur la fonction des portraits photographiques. Dimitrios Kambouroglou lui écrivit notamment qu’il lui ferait « le plus grand plaisir et honneur s’il lui [était] facile de lui envoyer sa photographie » en ajoutant qu’il ferait de même dans sa prochaine lettre30. De son côté, après avoir remercié de lui avoir envoyé sa photo, Rubio lui écrivit qu’il s’empressait de lui envoyer la sienne prise deux ans auparavant31. En outre, il louait à Dimitrios Vikélas, qu’il connaissait déjà par une photographie fournie par Sagnier32, son portrait photographique réalisé par Vathis33 :

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Je vous dois mil remerciements par votre magnifique photographie, qui est bien supérieure de la première de vous que je connaissais, et qui fait honneur au photographe Grec M. Solon Vathis.

20 En plus de l’utilisation des clichés photographiques pour la réalisation des portraits posthumes, l’adoption de la photographie comme mode de représentation officielle à coût réduit mit à l’épreuve le portrait peint dans la constitution de galeries des portraits comme celle des maires de Thessalonique ou celle des ministres de l’Éducation et des affaires religieuses nommés après la transition démocratique (Métapoliteusis), dont les portraits réunis sur un panneau, rappellent leur physionomie et marquent la continuité de leur fonction dans le temps.

21 Le professeur Louis Bruntz, directeur supérieur de l’École de pharmacie, après avoir demandé l’exposition dans la salle du conseil des portraits photographiques, prit la décision de créer, assisté par l’Association des anciens élèves et du conseil de l’École, une galerie photographique des portraits des anciens professeurs de l’École de Strasbourg, et de celle de Nancy34.

22 En Grèce, parallèlement à l’exécution des portraits officiels par les peintres, dont certains s'appuyaient sur des clichés photographiques, les photographes immortalisèrent les membres de la direction et les professeurs et captèrent la vie universitaire. Les archives photographiques de l’Université d’Athènes conservent des portraits individuels et de groupe des professeurs et d’étudiants, souvent montrés dans des situations ordinaires du travail à un moment donné et dans des conditions précises. Ces clichés, dont certains, comme celui montrant Xavier Landerer, professeur de pharmacologie entouré de ses assistants, présentent souvent une qualité esthétique puisque « le photo-portrait est à la fois célébration du sujet – un art de la personne – et genre artistique – un art de l'image »35, sont des témoignages matériels du passé historique de l’institution. À l’occasion des célébrations du Centenaire de l’Université, les ouvrages retraçant l’histoire des différentes facultés de l’institution furent illustrés d’une galerie des portraits représentant leurs professeurs. De plus, la publication commémorative, qui s’ouvrait sur les portraits d’Othon Ier, de Georges II, du premier et du centième recteur et du ministre de l’Éducation, reproduisit, outre les portraits des professeurs de l’établissement depuis sa fondation et de ses évergètes, des photographies de groupe montrant le comité des célébrations, le conseil des finances ainsi que les festivités et des moments de la vie universitaire36.

23 De même, l’École nationale polytechnique conserve un important fonds photographique lié aux activités photographiques de ses professeurs comme Philippos Margaritis (1810-1892)37.

24 Outre les portraits photographiques individuels, très codés par ailleurs, le fonds comprend des portraits commémoratifs des groupes de professeurs et d’étudiants pris souvent à la fin de l’année scolaire ou lors de l’enseignement. Plusieurs clichés montrant les étudiants, parfois accompagnés de leurs professeurs lors des excursions scientifiques et les diplômés de l’École polytechnique témoignent des liens de groupe ainsi que du rôle de l’institution dans leur carrière professionnelle.

25 Si l’acte photographique est une coupe dans le temps et l’espace38, les clichés photographiques isolent des moments représentatifs du quotidien de la vie universitaire. Le numéro spécial des Annales techniques39 consacré aux fêtes du centenaire de l’École polytechnique, reproduisit, outre les portraits peints des bienfaiteurs, directeurs, recteurs et professeurs, plusieurs portraits photographiques

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de groupe. Notons également qu’en général, il s’agit d’images le plus souvent narratives et banalisées, qui montrent la cohésion de ses membres.

26 De même, les portraits photographiques des instituteurs de la Société des amis de l’Instruction et les clichés représentant les élèves en classe, en train de faire de la gymnastique et de participer aux fêtes de la fin de l’année scolaire, dont certaines illustrent les ouvrages commémoratifs publiés à l’occasion du cinquantenaire et du centenaire de la Société, mettent en avant les instituteurs et les étudiants comme collectif contribuant à la réputation de l’école40.

Conclusion

27 La mise en valeur des institutions grecques se concrétisa également par la constitution de séries de portraits. Témoignages des personnalités éminentes de la société grecque, les portraits des membres de l’élite politique, judiciaire, financière et intellectuelle, qui étaient compris le plus souvent dans des séries des peintures, malgré la généralisation du portrait photographique, participaient à l’enregistrement de leur mémoire de groupe et affirmaient leur pouvoir. Témoignage de l’attachement des institutions à leur passé, les représentations individuelles et collectives des membres de l’élite grecque contribuaient à sa cohésion. Rappel visuel également des personnes, qui contribuèrent à l’administration, à la prospérité et à l’œuvre éducative et scientifique des différents établissements, les portraits peints et photographiques célébrèrent leur histoire à travers l’image de leurs acteurs.

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1. Friedrich POLLEROSS, « La galerie de portraits entre architecture et littérature : essai de typologie », dans les Grandes galeries européennes XVIIe-XIXe siècles, Claire CONSTANS, Mathieu DA VINHA (dir.), Centre de recherche du château de Versailles : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010, p. 67-90.

2. André ROUILLÉ, l’Empire de la photographie : photographie et pouvoir bourgeois, 1839-1870, Paris : le Sycomore, 1982, p. 62. 3. Gisèle FREUND, la Photographie en France au dix-neuvième siècle : essai de sociologie et d'esthétique, Paris : A. Monnier, 1936, p. 11.

4. Vassilios FILIAS, «Κοινωνικές δομές στην Ελλάδα του 19ου αιώνα [Structures sociales en Grèce du XIXe siècle]» in Dimitrios TSAOUCHIS, Όψεις της ελληνικής κοινωνίας του 19ου αιώνα» [Aspects de la société grecque au XIXe siècle], Athènes : Estia, 1984, p. 16.

5. Renata DWAN, « Un outil puissant : les théories de l’élite et l'étude de la construction européenne », dans É. du RÉAU, (dir.), Europe des élites ? Europe des peuples ? La construction de l’espace européen, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2000, Coll. Espace européen, p. 27. 6. Muriel VIGIÉ, Le Portrait officiel en France du Ve au XXe siècle, Paris : FVM, 2000, p. 8. 7. Sur le cadre idéologique de la constitution de la collection artistique de la Banque Nationale de Grèce voir Olga MENTZAFOU‑POLYZOU, Έλληνες ζωγράφοι από τη συλλογή της Εθνικής τράπεζας [Peintres grecs de la collection de la Banque Nationale], Pinacothèque nationale, Musée Alexandros Soutzos, Banque Nationale de Grèce, [Athènes] : Banque Nationale, 2008, p. 15-26. 8. Ibid., no 88, p. 53. 9. Plusieurs portraits peints et photographiques de Tricoupis sont reproduits dans Lydia TRICHA, Ο Χαρίλαος Τρικούπης και η εποχή του : πολιτικές επιδιώξεις και κοινωνικές

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συνθήκες [Charilaos Tricoupis et son époque : préoccupations politiques et conditions sociales], Athènes : éd. Papazissi, 2000. 10. La collection du parlement comprend 56 portraits de premiers ministres et 65 portraits des résidents du Parlement, du Sénat et des assemblées générales (information fournie par Τhéodoros Koutsogiannis), dont certains illustrent l’ouvrage d’Antonis MAKRIDIMITRIS et alii, Πρόεδροι της Βουλής, της Γερουσίας και των Εθνοσυνελεύσεων 1821-2008, [Présidents du Parlement grec, du Sénat et des Assemblées nationales 1821-2008], Athènes : Fondation du Parlement hellénique pour le parlementarisme et la démocratie, 2009. 11. Itzhak GOLDBERG, « Le visage abstrait » in Figure, Figurai, François AUBRAL, Dominique CHÂTEAU (dir.), Paris : L’Harmattan, 1999, p. 125. 12. Commandés par le ministère de la Justice les deux portraits furent accrochés en grande pompe dans la salle d’assemblée plénière en 1914. Sur ce sujet, consulter Πινακοθήκη, [Pinacothèque] ΙΔ, no 164, octobre 1914, p. 117 cité par Olga MENTZAFOU‑POLYZOU, Γεώργιος Ιακωβίδης [Georges Iakovidis], rétrospective, catalogue d’exposition, Musée Alexandros Soutzos, [Athènes], 2005, p. 241.

13. Les portraits des gouverneurs sont reproduits dans Olga MENTZAFOU‑POLYZOU, op. cit., 2008, p. 27-45. 14. Louis DULIEU, « Les portraits des universitaires montpelliérains à travers les galeries de tableaux », Bulletin de l’Académie des sciences et lettres de Montpellier, 1996, nouvelle série, tome 27, p. 301-310. 15. Pour plus d’informations sur la collection de l’Université d’Athènes et pour une reproduction des tableaux, consulter Dimitris PAVLOPOULOS (dir.), Η συλλογή προσωπογραφιών του Πανεπιστημίου Αθηνών [La collection des portraits de l’Université d’Athènes], Athènes : Université nationale d’Athènes, 2009. 16. Chrisanthos CHRISTOU, Προσωπογραφίες από τη συλλογή του Πανεπιστημίου Αθηνών [Portraits de la collection de l’Université nationale d’Athènes 1837-1987], Athènes : Université nationale d’Athènes, 1987, p. 12. 17. Sur ce sujet voir PAVLOPOULOS, op. cit., notice 12 p. 87.

18. CHRISTOU, op. cit. p. 24.

19. PAVLOPOULOS, op. cit., p. 88.

20. Sur les portraits datant essentiellement après 1945, voir Miltiadis PAPANICOLAOU, Προσωπογραφίες του Αριστοτελείου Πανεπιστημίου Θεσσαλονίκης [Les portraits de l’Université Aristote de Thessalonique], Thessalonique : Université Αristote, 1988, et spécialement les pages 24, 29-30.

21. Olga MENTZAFOU‑POLYZOU, op. cit., 2005, p. 162 22. Pour plus d’informations sur la commande des tableaux des présidents consulter Stephanos GALATIS, Η ιστορία της εν Αθήναις Φιλεκπαιδευτικής Εταιρείας από της ιδρύσεως μέχρι του 1936 [L’Ηistoire de la Société des amis de l’Instruction depuis sa fondation jusqu’en 1936], Athènes, 1957 (tapuscrit consulté à la Bibliothèque Gennadius). 23. La collection des portraits de la Société des amis de l’Instruction est reproduite dans Αρσάκεια-Τοσίτσεια Σχολεία 1836-1936 [Écoles Arsakeia-Tositseia] Athènes : La Société des amis de l’Instruction, 1996, p. 368-371.

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24. Alkis XANTHAKIS, Η Ελλάδα του 19ου αιώνα με το φακό του Πέτρου Μωραΐτη [La Grèce du XIXe siècle à travers l’objectif de Petros Moraïtis], Athènes : Potamos, 2001. 25. Le Gaulois du 27 janvier 1895, p. 3. 26. XANTHAKIS, op. cit., p. 82-83, 134-151. 27. Le Gaulois du 30 octobre 1886, p. 2. 28. Voir notamment les portraits photographiques des hommes politiques reproduits dans Fani CONSTANTINOU, Aliki TSIRGIALOU (dir.), Athens 1839-1900. A photographic record, Athènes: Benaki Museum, 2004, pp. 114-129. 29. Visages du Grand Siècle : le portrait français sous le règne de Louis XIV, 1660-1715, [exposition, Nantes, Musée des beaux-arts, 20 juin-15 septembre 1997, Toulouse, Musée des Augustins, 8 octobre 1997-5 janvier 1998]/[catalogue par Emmanuel COQUERY, Olivier BONFAIT, Dominique BRÊME, et alii.] Paris : Somogy ; Nantes : Musée des beaux- arts ; Toulouse : Musée des Augustins, 1997, p. 22. 30. Athènes, « lettre du 16 juillet 1884 », Eusebi AYENSA I PRAT, Epistolari grec Antoni Rubió i Lluch ; correspondència recollida i anotada per anys 1880-1888, Barcelona : Institut d'Estudis catalans, 2006, vol. I, p. 256. 31. Barcelone, « lettre du 5 avril 1882 », ibidem., p. 136. 32. Barcelone, « lettre du 26 novembre 1883 », ibid., p. 237. 33. Barcelone, « lettre du 10 février 1887 », ibid., p. 306. 34. Pierre LABRUDE, « Les professeurs strasbourgeois de la galerie des portraits de la Faculté de pharmacie de Nancy », La revue de l’Histoire de la pharmacie, no 308, 1996, p. 39-52. 35. Thierry GRILLET, « Petite phénoménologie du portrait photographique », http:// expositions.bnf.fr/portraits/arret/1/, consulté le 8 octobre 2015. 36. Εθνικόν και Καποδιστριακόν Πανεπιστήμιο Αθηνών : εκατονταετηρίς 1837-1937 [Université nationale et capodistrienne d’Athènes : le centenaire 1837-1937], Athènes : Pyrsos, 1937. 37. Pour une reproduction des portraits et pour une histoire des collections, consulter Eleni KALAFATI, Το Πολυτεχνείον Ευγνωμονούν : ευεργέτες και δωρητές του Εθνικού Μετσοβείου Πολυτεχνείου, 1837-2000 [L’École polytechnique reconnaissante : bienfaiteurs et donateurs de l’École polytechnique 1837-2000 revu], Athènes, École polytechnique nationale, 2007. 38. Philippe Dubois, l’Acte photographique, Paris : Nathan Université, 1990, chap. 4. 39. Τεχνικά Χρονικά [Annales techniques], no 181, 1er juillet 1939. 40. Des clichés du fonds photographique de la Société des amis de l’Instruction et de l’Association des anciens élèves sont reproduits dans Αρσάκεια–Τοσίτσεια Σχολεία 1836-1936 [Écoles Arsakeia-Tositseia] Athènes : La Société des amis de l’Instruction, 1996.

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RÉSUMÉS

Dans l’espace grec, malgré la réalisation des portraits des Phanariotes et des dignitaires, l’art du portrait resta marginal jusqu’à la formation du nouvel État grec et durant ses premières décennies. En effet, l’absence d’une bourgeoisie structurée et d’institutions artistiques fut à l’origine d’une production limitée des portraits. Dans le présent article, nous proposons d’étudier, à travers quelques exemples précis mis en parallèle avec des œuvres françaises, la production et l’évolution des séries de portraits peints et photographiques des élites grecques qui obéissaient à une longue tradition picturale depuis la Renaissance.

In the Greek area, despite the realization of portraits of Phanariots and dignitaries, the art of portraiture remained marginal till the creation of the new Greek State and during its first decades. Indeed the lack of a structured bourgeoisie and of arts institutions was a source of a limited production of portraits. In the present paper, we want to study the production and evolution of the sets of painted and photographic portraits of the Greek elites through some precise examples in parallel with French works, obeying a long pictorial tradition since the Renaissance.

Στο ελληνικό χώρο, παρά την πραγματοποίηση πορτρέτων Φαναριωτών και αξιωματούχων, η τέχνη του πορτρέτου έμεινε περιθωριακή ως την γέννηση του καινούργιου Ελληνικού Κράτους και κατά τις πρώτες του δεκαετίες. Πράγματι η απουσία μίας δομημένης αστικής τάξης και ιδρυμάτων Τέχνης οδήγησε σε μία περιορισμένη παραγωγή πορτρέτων. Σ’αυτό το άρθρο έχουμε σκοπό να μελετήσουμε την παραγωγή -και την εξέλιξη- σειρών ζωγραφισμένων και φωτογραφικών πορτρέτων της ελίτ των Ελλήνων μέσα από συγκεκριμένα παραδείγματα παράλληλα με γαλλικά έργα τα οποία ακολουθούν τους κανόνες της ζωγραφικής από την Αναγέννηση.

INDEX

Index géographique : Grèce Keywords : Portrait, Photography, Greece, Nineteenth century, Twentieth century, Art, Painting motsclesmk Портрет, Фотографија, Грција, Деветнаесеттиот век, Дваесеттиот век, Уметност, Сликарство motsclestr Portre, Fotoğrafçılık, Yunanistan, Ondokuzuncu yüzyıl, Yirminci yüzyıl, Sanat, Resim motsclesel Πορτρέτο, Φωτογραφία, Ελλάδα, Δεκατός ενατός αιώνας, Εικοστός αιώνας, Τέχνη, Ζωγραγική Mots-clés : photographie, portrait Index chronologique : vingtième siècle, dix-neuvième siècle

AUTEUR

IRINI APOSTOLOU Université nationale d’Athènes

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Quelques réflexions à la lecture de l’Éloge de Foscolo (1827) de Dionysios Solomos et de sa Correspondance (1816-1856) Quelles élites pour quel peuple dans les îles Ioniennes au début du XIXe siècle ? What Elites for what People in the in the Early 19th Century? Some Reflections on Foscolo’s Eulogy (1827) and Dionysos Solomos’Correspondance (1816-1856) Διαβάζοντας το Εγκώμιο του Φοσκόλου (1827) από το Σολωμό και την Αλληλογραφία του (1826-1856): ποια ελίτ για ποιο έθνος στην Επτάνησο την αρχή του 19ου αιώνα ?

Anastasia Danaé Lazaridis

L’Oraison funèbre

1 En octobre 1827, Dionysios Solomos, d’après sa Correspondance ( POLITIS, 1991, 134-136), faisait porter ce billet à son ami Spyridon Pilicas, à Zante1 : Cher toi, fais ton possible pour venir à midi, ou à une heure, pour écrire quelque chose, car ainsi nous ferons plus vite. C’est mieux que je te dicte en vitesse, comme nous avons fait hier, et qu’ensuite tu mettes au propre chez toi. Ce sera bien que tu n’ailles pas déjeuner à la maison, mais que tu déjeunes ici, pour ne pas perdre de temps. Eh ! N’y manques pas ; de toute façon, envoie-moi une réponse par le porteur .

2 Vu la date du texte et la sensation de travail dans l’urgence, il s’agit très probablement de la rédaction de l’oraison funèbre de Ugo Foscolo, que Solomos prononça le 19 novembre 1827 (POLITIS, 1991, 138) dans la cathédrale catholique de la ville de Zante,

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en hommage à son illustre compatriote décédé le 10 septembre, en exil à Londres2. Le manuscrit de 44 pages qui en contient la copie (ms. de Zante, Loge maçonnique no 4), sans doute de la main de Spyridon Pilicas, est aujourd’hui conservé au Musée Solomos et des Zantiotes éminents (Μουσείο Σολωμού και επιφανών Ζακυνθίων) ; il porte de nombreuses corrections et biffures de la main de Solomos, ainsi que l’indication « Orazione in morte di U. Foscolo recitata nella Catt. di Zante nella state 1827 ». Le texte original en italien et une belle traduction grecque ont été publiés par Linos Politis, respectivement dans le deuxième volume et son Annexe des Œuvres complètes de Solomos (POLITIS, 19551 et 19601), mais l’Éloge fut traduit plusieurs fois en grec dès 1901, puis en français par Joseph Peretti en 1957 (POLITIS, 1960 et 19913, 132) – traduction qu’il serait bon de reprendre aujourd’hui. Politis mentionne encore l’édition de Carlo Brighenti (FERRARE, 1929), dont l’introduction et les notes ont été précieuses à l’éditeur grec (et à son collaborateur, G. N. Politis) pour traduire ce « texte italien extrêmement difficile » (POLITIS, 19913, 132). Quant à Spyridon Pilicas (1805-1861), né à Constantinople et installé tôt à Zante, promis à une longue carrière de juriste, professeur, aréopagite et même ministre du jeune État grec, il fait alors partie de ce groupe d’amis qui ont été les « secrétaires » de Solomos à son retour d’Italie et durant la période zantiote de sa production poétique.

3 Deux autres missives de novembre 1827 (POLITIS, 1991, 136-141) adressées à Giorgio de Rossi se rapportent à la rédaction de l’oraison funèbre de Foscolo et témoignent du même souci : gagner du temps, mais exceller dans cet exercice de rhétorique destiné à une célébration publique, ce qui ne constitue pas l’aspect le plus négligeable de l’entreprise.

4 Giorgio de Rossi (1780/81-1860 ?), issu d’une famille catholique de Zante, est à l’époque – surtout entre 1824 et 1828 – avec Ludovico Strani (1794-186 ?), un ami très proche de Solomos et son principal « secrétaire-copiste ». À Bologne de 1808 à 1810, il s’était lié d’amitié avec Ugo Foscolo et semble avoir assisté à sa célèbre leçon inaugurale Dell’origine e dell’ufficio della letteratura, prononcée en janvier 1809 suite à sa nomination à la chaire de rhétorique de l’Université de Pavie. À Zante, où il occupa diverses hautes fonctions dans l’administration publique, de Rossi fut dénoncé aux autorités anglaises et arrêté par la police en 1821, car il faisait circuler le rapport signé par lui et d’autres notables de l’île – même par Solomos – adressé au roi Georges IV pour demander des réformes libérales et notamment la révision de la très autoritaire « Constitution » de 1817 de Lord Maitland. Évadé, de Rossi trouva refuge en Angleterre et ne put rentrer dans son île natale qu’en 1824. Quelques mois plus tard, il épousa la sœur de Ludovico Strani, Susanna, et le couple entretint des relations très affectueuses avec le poète. Par la suite, pour des raisons encore assez mystérieuses, les rapports entre les deux amis se sont considérablement refroidis.

5 Solomos semble avoir souhaité dédier à Giorgio de Rossi l’Ode à Byron, restée inachevée, dont la fin de la première élaboration date d’octobre 1827 – presque en même temps que la rédaction de l’Éloge à Foscolo – et à Ludovico Strani le Dialogue (1824) ; c’est en tous cas chez les Strani que fut écrit en 1823 l’Hymne à la Liberté, et c’est grâce à cet ami que furent publiées en 1822 à Corfou les Rime improvvisate, avec une chaleureuse dédicace à Ugo Foscolo. Strani fut à Zante consul de Venise, où il s’installa en 1825 et où il mourut. Fervent défenseur de l’Insurrection grecque, il fut emprisonné en octobre 1821 suite aux événements d’Ypsolithos3. Apparemment, Solomos n’eut plus de

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contacts avec lui après son départ de l’île, peut-être à cause d’un litige pour des questions d’argent (POLITIS, 1991, 101-111 ; KAPSASKIS, 1998, 149-155, 156, 185, 344-345).

6 Les deux billets de Solomos à de Rossi témoignent de l’angoisse de perfection du poète, qui jouit alors d’une certaine notoriété dans son île natale, mais également en Europe, pour son Hymne à la Liberté déjà publié en anglais et en français (Literary Gazette, Londres 1824 ; Chants populaires de la Grèce moderne de Claude FAURIEL, 1824) et en italien à (1825). Jacovaky Rizo Néroulos, malgré quelques réserves, en fit une présentation élogieuse dans son Cours de littérature grecque moderne (18282, 163).

7 Les hautes exigences et l’insatisfaction du poète à l’égard de lui-même et de son texte sont patentes dans le premier billet : Hier soir, faisant à voix très basse ces essais que tu me disais, je vis, l’esprit tranquille, qu’à l’exception de trois ou quatre passages de l’oraison (qui en vérité sont de grande et quasi unique importance) tout le reste de la rédaction, pour des raisons étrangères à la brièveté de cette petite lettre, est (je te prie de ne pas t’effrayer), est à refaire. Mais avant de me donner cette peine, ce serait bien de savoir si tu peux, grâce à ton ingéniosité, trouver des arguments […] pour prolonger le délai de quelques jours, et cela sans que tu ne me compromettes en aucune manière. […] parce que je me sens plus apte à réciter mal une chose bonne qu’à réciter bien, en imposteur, une chose mauvaise. Voilà que je me remets à te dire que celle-ci est mauvaise, mais le temps m’est bref pour te faire comprendre en quel sens ; et peu de gens s’en apercevront […].

8 Dans le second billet, ses aveux sur la qualité et les conditions de son travail dénotent sa perception du labeur intellectuel et la conscience de soi développée par le poète : […], car moi je ne t’ai pas écrit que l’oraison est mauvaise, mais que ces quelques parties je les voudrais modifiées. Et ne crois pas que ce soit bien pour moi que tu m’ôtes tout espoir de temps au-delà de sam, et tes arguments ne tiennent pas, et voici pourquoi. En premier lieu, les trois jours et les trois nuits dont tu parles seraient valables au cas où il s’agirait de quelque cheval malingre qui travaillerait σε κανένα λυτρουβίο, < = dans quelque pressoir à olives> et non de moi, car je ne peux écrire que pendant très peu d’heures par jour. En second lieu (et cela est plus important, je te prie d’y réfléchir), quand je vois devant moi une heure de plus, c’est avec une disposition d’âme différente que je profite de l’heure présente, laquelle, sinon, deviendrait angoissée et perturbée.

9 Il est indéniable que l’effort fourni par Solomos pour la rédaction de l’Éloge fut considérable, et que le temps était compté. Iacovos Polylas, le premier éditeur en 1859 des Ευρισκόμενα (Œuvres subsistantes), s’en fait l’écho dans ses Prolégomènes (v. POLITIS, 19481 et 19794, 24) : L’année suivante (1827) mourut en Angleterre son glorieux compatriote, Foscolo. Dès que la nouvelle parvint à Zante, Solomos composa tout de suite et prononça dans l’église des Catholiques ce discours funèbre où sa puissance rhétorique ne paraît pas inférieure à celle de sa poésie. Il fit une telle impression sur l’auditoire, que le lieu sacré n’a pas empêché les gens d’exprimer leur enthousiasme par de vifs applaudissements. Et si la beauté de la Parole enchante aussi le lecteur impartial, ses auditeurs éprouvaient encore un autre sentiment très rare ; car, alors que Solomos, faisant l’éloge de l’homme éminent, se présentait lui aussi en enthousiaste fervent des lettres, en extrême zélote des devoirs élevés du philologue et en ennemi mortel de l’hypocrisie, de la médiocrité et de la fausse sagesse – ses compatriotes savaient que ces paroles-là n’étaient pas des exagérations rhétoriques, mais le pur épanchement de la bonté et de l’incandescence de son âme.

10 Polylas ne manque pas de souligner l’importance de l’Éloge pour l’image publique de son auteur et l’affirmation de sa propre excellence ; le disciple fidèle avait bien senti

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que le juste hommage à Foscolo constituait en même temps pour Solomos une belle occasion de donner la mesure de la reconnaissance dont il pouvait jouir auprès de ses compatriotes, une dizaine d’années à peine après son retour à son île. Plaçant le maître vénéré sous la triple lumière de l’homme de lettres accompli, du poète (« philologue ») conscient de sa haute mission et ennemi naturel du faux dans l’art et la science, de l’homme distingué pour son âme ardente, pour sa « bonté » par-delà l’art et le savoir – le mot utilisé ici, αγαθός, renvoie à l’idéal antique du citoyen – Polylas traçait le portrait de l’άριστος dont il pensait que les temps modernes et la Grèce avaient besoin.

11 Pièce de circonstance d’un genre rhétorique bien déterminé, de facture très classique, l’Oraison funèbre de Foscolo fut sans doute pour Solomos un exercice d’excellence obligé, exécuté dans les règles de l’art et brillamment réussi.

12 Mais au-delà des questions de genre et d’école, ce texte, qui appartient de droit aux lettres italiennes, mérite de retenir l’attention dans le cadre d’une réflexion plus large sur les élites et les attitudes mentales qui permettent de mieux cerner le paysage de l’hellénisme moderne en ce premier tiers du XIXe siècle, une période traversée de bouleversements sociopolitiques et économiques majeurs, qui vit la marche vers l’indépendance grecque s’accélérer de façon impressionnante. Le séisme de la Révolution Française, les guerres napoléoniennes et la nouvelle carte de l’Europe issue du congrès de Vienne en 1815 et de l’institution de la Sainte-Alliance, l’instabilité politique des îles Ioniennes qui, après avoir caressé un doux, mais bref rêve d’indépendance, ont connu la soumission au « protectorat » anglais dès 1815, les prémisses du Risorgimento et les désillusions du patriotisme italien (Foscolo en fit largement les frais), la guerre d’Indépendance grecque sur le point d’aboutir avec l’inattendue, mais décisive bataille de Navarin (en octobre 1827 !)… Cette course folle des événements, des personnes comme Foscolo ou Solomos – de vingt ans son cadet – l’ont vécue et en ont subi plus ou moins fortement les conséquences, tant au niveau collectif qu’individuel. Dans l’Éloge de Foscolo, derrière la célébration conventionnelle de l’homme de lettres, transparaît la trame sombre de l’Histoire où la destinée des peuples se confond avec celle des individus, tant les fils de l’une et de l’autre s’entre- tissent.

13 Un tel témoignage réjouira l’historien des idéologies, ainsi que l’a souligné Georges Duby dans son Histoire sociale et idéologie des sociétés (1974, 212)4. Tout en faisant l’éloge de l’homme éminent qui avait vu le jour à Zante, mi-Grec mi-Italien et si distingué dans les lettres italiennes et la culture européenne, Solomos avait l’occasion de réfléchir, à un moment crucial aussi bien pour son propre itinéraire de noble heptanésien de culture italienne et de conscience de plus en plus grecque, que pour la Grèce et l’ensemble de l’Europe, à un modèle d’excellence qui avait fait ses preuves et traversé les frontières, alliant le citoyen et l’homme d’action à l’intellectuel, l’érudit et le poète. La mort de Foscolo en apatride solitaire ajoutait une dimension symbolique au personnage déjà emblématique qu’il fut de son vivant.

14 Le soin que Solomos mit à rédiger et à parfaire ce texte, la complexité de sa facture, laissent en outre penser qu’il souhaitait le publier – à Corfou, en Italie ou ailleurs en Europe – pour se mesurer à armes égales depuis sa petite île de Zante avec les intellectuels du monde « civilisé ». Cette ambition était sans doute partagée par son réseau d’amis intimes qui désiraient promouvoir une nouvelle figure de l’intelligentsia locale et de leur cercle, capables de rivaliser avec les meilleurs esprits européens au

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moins dans le domaine d’une culture à la fois cosmopolite et nationale jouissant d’un important prestige symbolique.

Un portrait de l’excellence – Un portrait en miroir ?

15 L’apostrophe aux auditeurs qui ouvre le discours, les désignant comme des pèlerins sur le chemin de la vie – image toute foscolienne – fait appel simultanément à leur esprit et à leur cœur ; la disparition des génies sublimes (sublimi intelletti) fait naître en ceux qui ressentent une « douleur généreuse » le désir d’exprimer leur chagrin de voir ainsi diminué le nombre déjà infime des hommes destinés à modérer les motifs infinis de la misère humaine ; c’est le cas des habitants de Zante, qualifiés de « bons » (quei buoni), qui ont appris par la lecture des journaux apportant les nouvelles du monde sur leur île certes petite, néanmoins réputée comme « gentille » auprès des étrangers (questa isoletta, che ha nome di gentile presso gli estrani), la mort de Ugo Foscolo.

16 Les « génies sublimes », mais mortels, ayant « reçu une plus grande part de cette lumière divine qui pénètre merveilleusement toute la Création », leur excellence semble être une sorte de mission en ce monde : atténuer l’infélicité humaine. Pour Solomos, Foscolo compte parmi ces génies, selon cet ordre divin plus qu’humain.

17 À la tristesse des savants européens, au deuil des Académies italiennes, le « pauvre parterre de fleurs » (questa povera aiuola)5 de la terre natale de Foscolo fait écho selon ses moyens, par un deuil public et spontané, empreint de la fierté d’avoir donné naissance au poète. Zante lui était redevable de l’amour qu’il ne cessa de lui porter en toute occasion, notamment dans ses vers immortels et sa sublime composition des Grazie. En effet, dans ce poème inachevé où, sous le voile du mythe antique, il entendait laisser transparaître sa vision de l’ennoblissement du genre humain, il adressait d’abord un salut à la « Patrie », avant de se sentir digne de converser avec les vénérables divinités célébrées sous sa plume.

18 Par une allusion quasi détournée aux Ultime lettere di Jacopo Ortis (1802), œuvre de fiction et d’idéologie imprégnée par une sorte d’apologie du suicide, Solomos semble escamoter la gravité scandaleuse du sujet au profit d’une μελέτη θανάτου foscolienne toute tournée vers la vie. Naturellement doué de curiosité insatiable à l’égard de tout ce qui l’entourait et de toutes les personnes qu’il rencontrait, Foscolo était abondamment doté des deux caractéristiques de l’excellence selon Solomos : le grand génie et l’étude constante. Ses maîtres en Italie ne tardèrent pas à reconnaître, associés à un esprit très « capable » de nature (intelletto molto capace), ses dons particuliers et son mérite personnel ; Melchiore Cesarotti, Vincenzo Monti et Giuseppe Parini virent en lui un génie promis à une grande destinée et l’encouragèrent à gravir les sommets. Ils s’émurent en songeant à sa terre natale, alors couverte de cendres, mais d’où la flamme pouvait à nouveau jaillir et prouver qu’elle était encore la terre qui transmit au monde « l’image éternelle du Beau » : la Grèce, par l’intermédiaire de Zante.

19 Couvert de gloire grâce à ses talents littéraires, Foscolo fut aussi un véritable érudit : l’édition de la Chioma di Berenice (1803), sa leçon inaugurale à l’Université de Pavie sur l’origine et la mission de la littérature (1809), la méthode critique qu’il suivit dans ses leçons par la suite – elle lui permettait en particulier, en examinant le statut des lettres, des sciences et des arts, des coutumes, de la religion, des institutions politiques et de la philosophie de chaque époque, de « démontrer si l’auteur était au-dessous, au même

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niveau, ou au-dessus de son siècle » (Orazione, 1979, 192) – de même que ses essais sur Dante, Pétrarque, Boccace, ou sa dissertation sur le digamma éolien et ses écrits datant de l’exil en Angleterre (dès 1816), donnent la preuve de l’étendue de sa connaissance des auteurs grecs et , de sa capacité de jugement et de son époustouflant esprit critique, grâce auquel il se fit un plaisir de railler non seulement les faux-semblants, mais aussi les savants pour qui l’érudition comptait comme but en soi, et non comme moyen d’atteindre la sagesse.

20 À Foscolo poète, Solomos rend un hommage très intéressant, en consacrant une longue analyse littéraire, fine et originale, à sa composition majeure qui lui valut la « somma gloria » : le poème des Sepolcri (1806). Il fit surtout remarquer que les sépultures y ont été envisagées d’un point de vue politique, dans le but de raviver l’émulation parmi les Italiens par des exemples de peuples qui honorèrent la mémoire et les tombeaux des grands hommes, et de les inciter à faire de leur vie œuvre utile pour la patrie. Sans visées vers la vérité religieuse, morale, politique et physique, et sans talent, les hommes méritent le bannissement de la cité, où ils ne sont que des oisifs ennuyeux et ridicules. Dire la vérité, défendre la justice en toutes circonstances – quitte à vilipender son propre pays, comme Foscolo l’a fait à l’instar des tout grands, Dante, Pétrarque, Boccace et l’Arioste – tel serait l’apport du poète à la civilisation d’une Italie déjà civilisée.

21 Contraint à l’exil, Foscolo chercha refuge en Angleterre : choix doublement judicieux, selon Solomos, car dans son pays la gloire des arts se trouvait mêlée à la honte d’un certain esclavage, et parce que les Anglais, jouissant de bonnes institutions politiques, se distinguaient avec succès dans les arts, le savoir et les armes. Ici, l’orateur s’empressait de préciser qu’il entendait par « bonnes » les institutions avec lesquelles ils se gouvernaient seulement eux-mêmes, faisant ainsi une brève, mais très nette allusion au gouvernement britannique des îles Ioniennes qu’il a connu – sinon subi – lui-même, dès son retour à Zante en 1818.

22 Comparant enfin Foscolo à l’autre enfant terrible du siècle qu’était le noble, très libéral et très philhellène , Solomos les déclare à la fois semblables et dissemblables : de statut social différent, ils avaient en commun une célébrité rapide, un esprit ardent, la force du courage, l’amour magnanime de la Liberté comme source des vertus civiques, l’extraordinaire, spontanée, fulgurante et indomptable éloquence, la finesse de la raillerie contre les pédants, une façon bien à eux de proclamer les vérités utiles dans les lettres ou en politique, ce qui leur valut de solides inimitiés dans leurs pays respectifs.

La fiction à l’œuvre

23 À deux reprises dans l’Oraison, Solomos, mû par son propre génie littéraire, laisse libre cours à son imagination. Évoquant d’abord la leçon inaugurale de Foscolo à l’Université de Pavie, où lui-même suivit des cours de droit entre 1816 et 1818, il dresse, presque en témoin oculaire, aussi bien le décor du lieu que le portrait psychologique de l’orateur : dans une salle immense où se trouvaient nombre de savants qui auraient pu être ses pères, des hommes de toute condition et de tout âge et quelques deux mille élèves, Foscolo a été écouté dans un silence absolu ; deux heures plus tard, ce fut une explosion d’applaudissements et de cris d’émotion intense qui se déversèrent à l’extérieur, gagnant toutes les rues de la ville. Un « jeune homme » (il giovinetto) qui l’avait écouté

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se mit à parcourir alors ces mêmes rues, se demandant si lui-même serait apte à la littérature utile, se disant qu’il fallait beaucoup d’étude pour répondre aux besoins de sa patrie ; qu’il devait aimer le Vrai, surtout ne pas faire de la parole un instrument de flatterie, respecter la morale et la religion, devenir toujours meilleur – seul moyen de faire coïncider son utilité de citoyen et sa gloire. Enthousiaste, enflammé par les propos du maître, il voulait rivaliser avec lui ; on reconnaît là le fruit de la « mâle éloquence ». Il n’est pas à exclure que par ce giovinetto, Solomos rende un hommage indirect à son ami Ludovico Strani, qui fut aussi un ami d’enfance de Foscolo.

24 Vers la fin de l’Oraison, évoquant les derniers instants de la vie du grand homme, Solomos se plaît à composer une fiction, une « fantaisie vraisemblable » (una immaginazione verosimile) où il met en scène un personnage qui, à nouveau, est probablement L. Strani. À supposer que quelqu’un ayant eu la chance et l’honneur de connaître Foscolo depuis l’enfance ait pu traverser terres et mers pour s’approcher de son lit de mort, il l’aurait certainement entendu tenir le discours désabusé – saisissant tableau de l’époque – que voici : Ami affligé, l’affliction est le compagnon le plus fidèle des hommes sur cette terre, et la mort est la meilleure des choses. À 52 ans révolus, ayant ressenti pendant quarante ans brûler en son sein la flamme de la justice, il voit maintenant en elle ce qui lui faisait chercher la solitude aux rivages comme aux sommets des montagnes de Zante, celle qui l’a poussé en Italie et lui a permis de consacrer de longues nuits à l’étude de ceux qui ont voulu par leur génie porter secours aux mortels, et chez qui il puisa la force de quitter la solitude et d’aller à la rencontre du vaste monde. Mais le spectacle du monde était, hélas, conforme à ce que la sagesse de la Bible ne faisait que trop crier : il vit un conflit incessant d’intérêts, d’opinions et d’épées ; il vit les lois s’opposer aux intérêts égoïstes et les intérêts égoïstes s’opposer aux lois ; l’arbitraire des lois engendrer la tyrannie et l’arbitraire des opinions engendrer licence et corruption ; et un peuple, qui se disait civilisé et déclarait vouloir un monde libre, dégainer ; la fureur des massacres transformée en danse tournoyante ; un homme s’élever très rapidement au-dessus des autres pour ensuite s’effondrer avec un fracas dont bien des siècles retentiront. Croyant lui-même que l’usage du verbe devait modérer le pouvoir de ceux qui commandent et les opinions de ceux qui obéissent, il se mit à son service, mais cela assombrit et inquiéta les puissants, et une foule de mesquins surgit en travers de sa route, réclamant des louanges sans trouver satisfaction ; grande, dès lors, fut leur haine. Il vit encore la folie sous les traits de la sagesse, dans les maisons et les rues, sur les places publiques, dans les académies, les palais des riches, les cabanes des pauvres ; il vit la bêtise prétentieuse triompher, la scélératesse nourrir la crainte, la fortune adorée, le vil mensonge, l’ingratitude et la trahison partout honorés, la bonté bafouée, et à ce spectacle il poussa de hauts cris. Il vit encore les lettres, les lettres sacrées, n’avoir d’autre effet sur la plupart des gens que de changer l’objet de leurs passions, et cependant des lettrés continuer à les alimenter d’inepties, d’impostures, de rancunes. Partout une confusion, une oppression, un tumulte, un état de guerre troublant fortement l’esprit de l’observateur qui y trouve ample matière à méditation. Les yeux finalement tournés vers le soleil – ce ministre suprême de la nature – et les torrents de lumière qu’il déverse indifféremment sur les villes populeuses comme sur les étendues désertes, il lui sembla voir en lui l’image de la sainte Liberté voulue par Dieu. Éprouvant de la peine à raconter ce qu’il vit alors, il peut néanmoins dire que ce spectacle et la tristesse qui l’ont saisi, les cris qu’il a poussés, ont précipité l’extinction de la flamme qui le dévorait. Trêve de lamentations : au seuil de la mort, il lui reste encore assez de force pour lever ses mains nues vers

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Dieu, le remercier de cet instant, et le prier de se montrer un juge clément lorsqu’il paraîtra devant Lui.

25 Trêve de fiction aussi pour Solomos, et retour à la réalité à l’intérieur de l’église catholique de Zante où l’Oraison fut prononcée : avec l’espoir que les vertus de l’homme, l’usage qu’il fit de son génie et le respect qu’il éprouvait pour la religion auront fait oublier ses défauts auprès de l’éternelle Bonté et l’auront poussé dans les bras « Di Lui, che eterna ciò che a Lui somiglia »6, une apostrophe à l’esprit bienheureux de Ugo Foscolo vient clore l’Éloge. Son jeune compatriote le prie de baisser les yeux pour voir les citoyens de sa ville natale, tous réunis autour du catafalque vide, accourus en foule pour le pleurer dans la douleur de l’avoir perdu. Qu’il jette un regard sur la branche de laurier qu’une main (celle de Solomos ?) a coupée au mur solitaire d’une chapelle dans la campagne de Zante, au coucher du soleil – moment propice pour penser à lui – maintenant posée sur le cercueil en hommage à tout ce dont ses compatriotes se sentent redevables envers lui. Et s’il veut combler les souhaits de cette foule de jeunes, vieux, pauvres, riches, nobles et « popolani », lettrés et illettrés, particuliers et magistrats, laïcs et prêtres qui, rassemblés dans l’église, multiplient les signes de la tête et des mains pour demander à l’orateur de proférer la prière que voici, qu’il daigne le seconder (Orazione, 1979, 207) : Oh ! Esprit immortel, au nom de cet amour que tu portas à toutes les choses excellentes, approche-toi du trône du Tout-puissant, prosterne-toi, les lèvres contre l’escabeau de ses pieds, et si aucune loi du Paradis n’interdit les larmes, prie-Le en pleurs et par des cris d’envoyer à la Patrie voisine la Liberté.

26 Aussi émouvante que soit cette scène finale, on est en droit de s’interroger sur la vraisemblance de cette foule comme image de la totalité harmonieuse de la population de l’île, et sur sa capacité de compréhension du texte prononcé par Solomos. Seuls quelques-uns de ses semblables, son réseau d’amis, une petite élite locale de nobles et de bourgeois ayant étudié dans les universités italiennes, devaient être en mesure de suivre la brillante rhétorique qui se déployait dans ce discours truffé d’allusions littéraires et d’un style très élevé. Comparée à l’autre scène de foule, celle de la leçon inaugurale de Foscolo à Pavie – bien réelle, celle-là – la belle fiction de Solomos relève du fantasme et donne toute la mesure de l’inadéquation de son projet à la réalité ambiante du moment.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. C’est nous qui traduisons de l’original italien ou grec. 2. Niccolò Ugo Foscolo, né à Zante le 6 février 1778, aîné des quatre enfants d’Andrea Foscolo et de la Zantiote Diamantina Spathis, mourut dans le village de Turnham Green, près de Londres, et fut enterré au cimetière voisin de Chiswich. Ses ossements furent transportés à Florence en 1871, à la place qu’ils méritaient dans les « sepolcri » de Santa Croce. À Zante, Foscolo avait passé son enfance et une partie de son adolescence. Il la quitta définitivement vers la fin de l’année 1792, à l’âge de quatorze ans ; dès lors, elle devint un lieu mythique dans sa poésie et sa mémoire. 3. La rixe qui opposa les paysans de l’île – accourus pour soutenir la flotte grecque attaquant un bateau de la flotte turque qui avait accosté dans le golfe de Laganas – aux forces armées anglaises voulant s’interposer, se solda par plusieurs victimes des deux côtés et constitue un épisode dramatique qui marqua pour longtemps les consciences, à cause de la dureté des représailles des autorités. 4. « Parmi les sources documentaires les plus accessibles, et celles dont l’enseignement est le plus clair, figurent évidemment tous les écrits de propagande, les traités de bonne conduite, les discours édifiants, les manifestes, les pamphlets, les sermons, les éloges, les épitaphes, les biographies de héros exemplaires, en somme toutes les expressions verbales qu’un milieu social donne des vertus qu’il révère et des vices qu’il réprouve, et qui lui servent à défendre et à propager l’éthique où prend appui sa bonne conscience ». 5. La métaphore de l’« aiuola-terre », qui remonte à Boèce, a une forte connotation dantesque (la Divina commedia, Paradiso XXII, 145-153), et marque l’attachement au sol natal. 6. Il s’agit d’un vers du poème d’Alessandro Manzoni In morte de Carlo Imbonati, cité ici de mémoire par Solomos.

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RÉSUMÉS

Ugo Foscolo, né en 1778 à Zante, mourut en 1827 en Angleterre, où il s’était exilé dès 1816. Ses compatriotes, lors d’une cérémonie dans la cathédrale catholique de la ville, ont rendu hommage au grand homme qui, par ses écrits et son engagement de citoyen, s’était distingué dans les lettres italiennes aussi bien que dans le domaine public d’un continent européen marqué par les bouleversements de la Révolution française, des guerres napoléoniennes et de la Restauration. Son oraison funèbre, un Éloge composé selon les règles de la rhétorique classique – et en italien – fut prononcée par Dionysios Solomos devant un catafalque vide. Le choix de l’orateur, déjà connu pour son Hymne à la Liberté, et le portrait de l’homme excellent qu’il brossa dans son Éloge, offrent l’occasion d’observer les ambitions d’excellence de Solomos lui-même, ainsi que les attentes de son milieu dans l’Heptanèse alors sous mandat britannique.

Ugo Foscolo was born in Zakynthos in 1778 and died in 1827 in England, where he had been in self-exile since 1816. His compatriots paid tribute to him with a ceremony in the Catholic Church of the city. They paid homage to the great man who distinguished himself in Italian Letters as well as with his commitment and involvement in the public sector of a European Continent rocked by the upheavals of the , the and the Restoration. The funeral oration, a Eulogy, composed in Italian, according to the rules of classical rhetoric, was delivered by Dionysios Solomos in front of an empty coffin. The choice of the orator, already known by his Anthem (Hymn) to Liberty, and the portrait of the man he painted in his eulogy, provide an occasion to observe Solomos's own ambitions to excellence as well as the expectations of his milieu in the Heptanese, which was under British rule at the time.

Ο Ούγκο Φόσκολο γεννήθηκε το 1778 στη Ζάκυνθο και πέθανε το 1827 στην Αγγλία όπου είχε εξοριστεί από το 1816. Οι συμπατριώτες του στην καθολική μητρόπολη της πόλης απέδωσαν φόρο τιμής στον μεγάλο άνθρωπο ο οποίος, από την κοινωνική δέσμευσή του και από τα γραπτά του είχε διακριθεί στα ιταλικά γράμματα καθώς και στο δημόσιο πεδίο σε μία ευρωπαϊκή ήπειρο σημαδεμένη από τις αναταραχές της Επανάστασης, τους ναπολεόντιους πολέμους και την Παλινόρθωση. Ο επικήδειος λόγος του, το εγκώμιο που γράφτηκε κατά τους κανόνες της κλασσικής ρητορικής και στην ιταλική γλώσσα, απαγγέλθηκε από τον Διονύσο Σολωμό μπροστά σ’ένα άδειο φέρετρο. Η εκλογή του ρήτορα ο οποίος ήταν ήδη γνωστός για τον Ύμνο εις την Ελευθερίαν, και το πορτρέτο ενός άριστου άνδρα που ζωγράφισε ο ίδιος, μας δίνουν την ευκαιρία να παρατηρήσουμε τις φιλοδοξίες αριστείας του ίδιου του Σολωμού και τις προσδοκίες του περιβάλλοντός του στην Επτάνησο τότε κάτω από τη Βρετανική Εντολή.

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INDEX

Index géographique : Grèce motsclestr Solomos Dionysos (1798-1857), Foscolo Ugo (1778-1827)Yunanistan, Ondokuzuncu Yüzyıl, Edebiyat, Şiir Keywords : Solomos Dionysos (1798-1857), Foscolo Ugo (1778-1827), Greece, Nineteenth century, Literature, Poetry Mots-clés : Solomos Dionysos (1798-1857), Solomos Dionysos (1798-1857), Foscolo Ugo (1778-1827), Foscolo Ugo (1778-1827) motsclesel Σολομός Διονύσος (1798-1857), Φόσκολο Ούγκο (1778-1827), Ελλάδα, Δεκατός ενατός αιώνας, Λογοτεχνία, Ποίηση motsclesmk Соломос Дионисиј (1798-1857), Фосколо Уго (1778-1827) Грција, Деветнаесеттиот век, Литература, Поезија Thèmes : Littérature, Poésie Index chronologique : dix-neuvième siècle

AUTEUR

ANASTASIA DANAÉ LAZARIDIS Université de Genève

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Seigneurs et seigneurie XVe– XIXe siècle Lords and Landlordship, 15-19th Centuries Άρχοντες και αρχοντιές 15-19 αιώνα

Νikos Karapidakis Traduction : Danielle Morichon

NOTE DE L’AUTEUR

Le mot « klephtes » est un mot fabriqué par le Pouvoir. Le combat n’était qu’une discussion armée où de temps en temps la poudre disait son mot. Εdmond ΑBOUT

Les gens de guerre*

1 De toutes les formes de pouvoir, celle dont les sources nous donnent des témoignages ininterrompus du XVe au XIXe siècle – et pas seulement dans les contrées grecques – est celle qui permet à divers groupes humains de faire la guerre.

2 Ainsi se pose automatiquement la question de l’utilisation de la guerre par ceux qui la font aux côtés d’un pouvoir officiel, sous sa direction, ou contre lui : dans notre cas, ce pouvoir est principalement vénitien et ottoman, mais il est parfois français, espagnol, papal, impérial ou russe. Dans d’autres cas encore, ils combattent aux côtés d’entreprises quasi privées, comme dans le cas du projet du duc de Nevers en 16121.

3 Puis, en second lieu, se pose la question de l’usage de la guerre lorsque ces groupes la font pour leur propre compte à l’intérieur d’un système étatique.

4 Les guerres sont d’ordinaire menées par des groupes sociaux spécialisés, connus sous des appellations différentes selon les époques, telles que chevaliers (ιππότες, equites),

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soldats (στρατιώτες, stradioti) ou armatoles (αρματολοί), kapos (κάποι), et bien sûr haïnidès (χαΐνηδες) et klephtes (κλέφτες). Mais les « professionnels » de la guerre pouvaient être cependant, en dernière analyse, bien d’autres personnes, telles celles mentionnées dans la Chronique de (Χρονικό Ιωαννίνων), où l’auteur, anonyme, déclare que le rival serbe du seigneur local (τοπάρχης) albanais Gjin Bua Shpata « s’alliait à des voleurs, des brigands, des bandits et des corsaires »2.

5 Mais la guerre n’était pas seulement menée par ces groupes spécialisés, dans la mesure où la fonction guerrière (et les comportements qui y sont liés, comme le pillage) pouvait être prise en charge ou dirigée par d’autres groupes de commandement, par exemple les grandes familles, tels les gens du Magne, de Crète, de Céphalonie, du ou de Chimara3.

6 Souvent, les citoyens des villes et les prokritoi (membres du corps communal) des villes et des bourgades, contribuant de diverses façons à l’effort de guerre, engageaient à leurs frais des hommes d’armes afin qu’ils veillent à la protection de leurs campagnes4.

7 Parfois, ils endossaient eux-mêmes le rôle des armatoles5. C’est ce que firent aussi les seigneurs-guerriers de Corfou au XVe siècle, à une époque de précarité dans la domination vénitienne : en 1401, les Corfiotes guerroient contre le Despote de Ioannina et s’emparent du castel de Sagiada ; ils prennent aussi et Phanari ; en 1454, ils résistent à Ali Bali qui tente de reprendre Parga, et à Kamei Zambéi à Vouthroto6.

8 De même, dans de nombreuses circonstances, la guerre est dirigée par les ecclésiastiques : quelques exemples de ces personnalités disposant d’une autorité morale sont fournis par Dionysos, métropolite de Tyrnavo, un certain Rhallis Paléologue, représentant de l’aristocratie post-byzantine qui va tenter de gagner à ses projets en 1598 le chef de la Valachie, Michel le Brave (1592-1601) ; Dionysos, métropolite de et Trikkê (Trikkala), le fameux Denys le Philosophe, descendant lui aussi d’une lignée de seigneurs, instigateur de deux soulèvements en 1600 et 1611 ; Philothéos, métropolite de Salona7.

9 Tous les personnages cités ci-dessus se sont fait connaître dans des espaces de l’ex- Empire byzantin, surtout dans l’État d’Épire, le Despotat de Morée et dans toutes sortes de seigneuries locales (τοπαρχίες) ; ils provenaient de divers groupes sociaux, principalement de celui des seigneurs (άρχοντες), de Morée, d’Albanie, d’Épire, de Bulgarie, de Macédoine8.

10 Mais les individus en position de mener des activités guerrières, agissant à partir d’une certaine période dans l’espace politique ottoman et dans le cadre de son système, de façon soit auxiliaire, soit hostile (les deux attitudes ne sont pas forcément incompatibles), ne sont nullement compréhensibles dans leurs comportements et leurs fonctions si on les distingue des groupes sociaux de même principe dont l’action eut pour cadre, principalement les îles Ioniennes. Ils agirent quelquefois dans les espaces vénitien et ottoman en même temps, comme le conspirateur anti-ottoman et seigneur corfiote Ioannis Varélis, chevalier de Saint-Jean au service de l’Espagne, conjuré dans le complot du clerc Ioannis Akkidas de Rhodes, collaborateur du sipahi apostat Mustafa Lampoudis à Constantinople, du seigneur du Péloponnèse Nicolas Tsernotas, du patriarche œcuménique Métrophane III9.

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Seigneurs et seigneurie

11 Lorsqu’on parle d’archontia (αρχοντία), on se réfère soit à l’autorité réelle et morale qui découle de la possession entière ou de la jouissance de l’usufruit de terres ou de biens (comme les troupeaux d’animaux) d’origine publique ou privée et de leurs revenus, soit à l’autorité qui découle de l’usufruit de charges d’État telles que dignités ou offices qui assurent dans le cadre étatique un revenu ou une prérogative.

12 Pour le premier cas, les exemples sont nombreux et concernent une structure rudimentaire de la fonction militaire, avant la systématisation des armées régulières. Cette structure rudimentaire prit de temps en temps différentes appellations qui correspondaient aux modifications du système : pronoïa, féouda, timaria, provisio10.

13 Voici un exemple de la seconde forme d’archontia, celle qui provient de charges d’État : le bayle de Corfou avait à sa disposition pour garde personnelle, au cours des premiers temps de la domination vénitienne sur l’île, un groupe de cavaliers armés auxquels incombaient les tâches de police et d’investigation. Le titre porté par ces gens n’était pas dépourvu de connotations féodales puisqu’ils s’appelaient socii, milites, cavalarii, domicelli. En dehors de leur solde, ils exigeaient aussi des paysans des « gratifications », contraignaient les habitants, souvent en les déportant de leur village, à servir dans les gardes des faubourgs ou leur soutiraient de l’argent en échange de l’exemption de cette obligation. Enfin, ils enflaient le pourcentage qui leur revenait sur la perception des amendes imposées pour violations des règlements11. À cette catégorie d’archontia dont nous venons de décrire la forme rudimentaire, nous pouvons aussi intégrer généralement le phénomène des armatoles qui, hors l’usage de dignités de l’État et des bénéfices authentiques qui en découlent, contient tous les éléments de l’aspect territorial de l’archontia, à savoir les limites géographiques de l’exercice d’un pouvoir sur une circonscription de juridiction12.

14 Se livrer à toute activité guerrière suppose au moins disposer de l’un des éléments précités (terres ou dignités) et, de surcroît, cela conduit souvent à l’acquisition de l’ensemble de ces éléments. La terre et les dignités permettent, outre l’exercice de l’autorité, une autonomie relative vis-à-vis de l’État, qui est assimilée à la « liberté » des membres du groupe (à savoir la relation soumise à condition qu’ils entretiennent avec le pouvoir officiel), élément fondamental de leur idéologie.

15 Parmi ces exemples d’autorité, nous rangeons les divers seigneurs propriétaires terriens héritiers d’une longue histoire et d’une longue mémoire familiale, comme les seigneurs aux noms variés de la Morée byzantine et franque, des Îles Ioniennes et de l’Égée, d’Épire et d’Albanie, d’Étolo-Acarnanie et d’autres régions encore. Nous rangeons aussi les congrégations familiales puissantes que l’on rencontre dans le Magne, à Céphalonie, en Crète, mais aussi dans les tseligata (formations sociales d’éleveurs semi-nomades d’Étolo-Acarnanie et d’Eurytanie), ou dans les katounès (hameaux parfois pourvus d’ouvrages de défense) arvanitiques du Péloponnèse, et parfois d’ailleurs13. Certaines de ces congrégations possédaient aussi des mémoires familiales influentes qui leur conféraient un ascendant symbolique exceptionnellement puissant, à savoir une autorité morale supplémentaire14.

16 Dans la catégorie de l’archontia, on peut ranger aussi les guerriers qui, même s’ils n’étaient pas d’extraction seigneuriale, pouvaient grâce à la guerre et à ses fonctions de même nature, le brigandage, la piraterie et la course, acquérir à un degré divers selon

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les époques le rang, la puissance et le prestige des véritables seigneurs15. Les stratiodi et les armatoles de l’époque de la domination vénitienne et turque illustrent ce cas.

17 Une catégorie aux frontières floues, entre celle du guerrier officiel et du bandit hors-la- loi, était celle des klephtes et des brigands (listès), qui parvenaient pourtant souvent à ce qu’ils recherchaient, c’est-à-dire à entrer dans la catégorie du guerrier officiel, et qui étaient même parfois utilisés par un pouvoir officiel dans ses guerres avant d’être transformés en listès après leur licenciement : […] Les hors-la-loi qui recherchent le statut d’armatoles font pression sur ceux qui défendent l’ordre et veillent au maintien de la sécurité afin d’acquérir légitimation et reconnaissance… [...] Mais les antagonismes entre maisons militaires ne constituent pas le conflit exclusif qui accompagne l’attribution de la qualité d’armatole… [...] Les processus liés à l’investiture de la qualité d’armatoles sont déterminés par une opposition plus générale : celle qui existe entre les vecteurs de la communauté et les vecteurs du pouvoir des armatoles16.

18 Nous préférons donc utiliser le terme d’archontia (seigneurie) pour désigner ces congrégations d’hommes remplissant les conditions ci-dessus, qui étaient par extension en mesure de développer une activité guerrière ou négociatrice face à un pouvoir officiel tel que le corps communal des villes ou les autorités ecclésiastiques17.

19 Il nous reste à présent à poser le problème de la fonction de la guerre dans les espaces géographiques qui nous intéressent ici, à l’époque que nous examinons. La guerre permet à ceux qui y prennent part de revendiquer auprès des pouvoirs officiels des charges ou des rétributions de l’État activées dès qu’elle est finie.

20 La guerre sert aussi aux groupes sociaux qui la conduisent à négocier l’espace d’une autonomie politique ou économique relative dans le cadre d’un pouvoir officiel. Cette négociation de l’autonomie peut en venir à des extrémités lorsque le groupe de guerriers la formule en termes de pleine libération du pouvoir représenté par son interlocuteur, en exigeant sa libération ou le changement du dominant.

21 La guerre, enfin, et la violence qui est son corollaire, servent à imposer, conserver ou renverser partiellement des hiérarchies sociales et des structures de production en vigueur reliées à la hiérarchie sociale18.

22 Guerre et violence servent, enfin, à déterminer et à signifier les limites de la puissance de ceux qui peuvent la faire dans le cadre d’une société donnée19. Pour un donner un exemple : [...] Spyros Kontogiannis [...] et Nikolakis Kontogiannis arrivèrent à Mavrilon avec leurs hommes et installèrent leurs quartiers dans les demeures de leurs propres ennemis [...] et au souvenir de la mort de leur père […] et du sang versé ils [s’en] emparèrent et, leur posant le couteau sur la gorge, les saignèrent comme des moutons devant les yeux de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs proches comme traîtres à l’Hétairie des Amis [...]20.

23 L’archéologie ferait peut-être la lumière sur notre sujet, dans la mesure où il suffirait d’étudier un type d’habitation, celui de la demeure seigneuriale fortifiée, dont des traces sont encore éparses aujourd’hui dans toutes les régions qui nous préoccupent ici, pour comprendre la notion de seigneurie21. Isolées dans la campagne ou bâties dans des agglomérations, parfois même dans des bourgs et des villes, ces habitations fortifiées rappellent la forme particulière de puissance que fut la seigneurie dans l’histoire : un minimum d’autonomie assuré par les biens, souvent réduits, et la possibilité de l’exercice de la guerre, occasion d’enrichissement et opportunité de négociation politique.

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Le phénomène ne concerne pas seulement une catégorie de dominés, par exemple les Grecs (Γραικοί) qui sont ici notre sujet principal, mais, dépassant les limites ethniques et religieuses ainsi que celles des classes sociales, il concerne aussi les groupes dominants de musulmans, comme dans le cas des nombreux groupes albanais qui font la guerre investis d’un statut officiel, avant de se transformer en listès et de devenir un problème pour ce même pouvoir officiel. C’est aussi le cas des musulmans de Crète dont le comportement ambigu face au pouvoir ottoman aboutit à une répression sanglante22.

24 Comparons ces comportements aux problèmes posés à la métropole vénitienne par les seigneurs vénitiens et grecs (αρχοντορωμαίοι) de Crète ou les seigneurs de Céphalonie et, dans une moindre mesure, de Zante et de Corfou23. L’histoire des sipahis et de leurs différentes métamorphoses, l’histoire des janissaires éclaire la direction qui nous intéresse ici, ainsi que l’histoire du comportement transgressif des seigneurs vénitiens et grecs de Crète ou des seigneurs des îles Ioniennes. On pourrait dire beaucoup de choses sur la révolte quasi endémique des seigneurs céphaloniens au cours des XVIIe et XVIIIe siècles ou sur l’attitude presque indifférente des feudataires vénitiens de Crète envers leurs obligations militaires, au point que l’État songeait à les remplacer par des stradioti professionnels, ce qu’il ne réussit jamais complètement24.

25 D’autres fois encore, le licenciement des troupes armées à la fin d’une guerre va créer des problèmes presque insolubles de réintégration25. C’est un problème que nous retrouvons également après la Révolution grecque26. Il va de soi aussi que les seigneurs de la guerre et leurs forces armées causent des soucis au pouvoir étatique officiel qui fait la guerre non seulement quand celle-ci est terminée, mais aussi durant son cours : Karaïskakis s’adresse (1823) aux de Kitsos Tzavellas : « Kitsos Tzavellas et les autres. J’ai appris que vous avez passé à l’Aspropotamos. Mais où allez-vous comme ça, klephtes, détrousseurs de la patrie, traîtres, fripouilles ? C’est vous les trois cents qui allez nous donner la liberté ? Ou bien croyez-vous qu’on ne vous voit pas venir ? Vous avez vendu votre patrie, traîtres, et à présent vous courez partout en coqueriquant ? Eh ! bien non : si c’est vous les deux cents qui devez nous apporter l’État grec, on ne veut pas de vous. Nous aussi on a des troupes et d’autres forces, et quand la Nation le voudra, on frappera. C’est pourquoi, dès que vous recevrez cette lettre, partez sur-le-champ, sinon… ne faites pas de nous des infidèles27.

Conclusions

26 Si nous prenons en compte les éléments exposés ci-dessus, nous sommes en mesure de formuler quelques conclusions.

27 Le premier commentaire que nous pouvons faire est qu’au cours d’une longue période qui s’étend jusqu’à la fin du XVIIIe siècle – et qui, à un certain degré, va se poursuivre sur le siècle suivant en dépit de la stabilisation relative des États-nations – les zones géographiques de la Macédoine, de l’Épire, de la Grèce centrale, de la mer Ionienne et de l’Égée, de la Crète et de certains rivages de la Morée connaissent la constante remise en question de leur domination, à savoir vivent dans des conditions de guerre28.

28 Les caractéristiques de cette remise en question sont d’abord l’effort permanent pour endiguer la puissance ottomane qui, se frayant activement un chemin vers l’ouest au cours des XIVe et XVe siècles, se stabilisa graduellement en contrôlant villes, places fortes et seigneuries locales, mais fut limitée par la suite, ne parvenant pas au contrôle absolu des groupes sociaux les plus puissants de ces régions. Cette digue opposée au

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mouvement ottoman présente un autre trait significatif : elle s’effectue dans la majorité des cas en termes de croisades menées par les puissances adversaires de l’État ottoman, ce qui signifie que l’ancienne opposition provenant des chrétiens demeure une donnée stable et renouvelée. Dans ces termes, à savoir ceux d’une guerre constante, on peut s’attendre à ce que les groupes sociaux qui peuvent faire la guerre soit directement, en y participant eux-mêmes, soit indirectement, en la finançant, acquièrent un crédit puisque leur fonction est fondamentale pour contenir le pouvoir officiel, vénitien ou ottoman. La place occupée par ces groupes, parmi les pouvoirs officiels qui font la guerre, leur permet ou leur impose une attitude constamment révisée puisqu’ils peuvent négocier leur puissance sociale avec l’une ou l’autre force, par des promesses de renouvellement de privilèges et d’amélioration des avantages qu’ils retirent.

29 Leur existence est un produit de l’État et leur action vise à l’élargissement de leur influence grâce aux charges de celui-ci et surtout grâce à l’abus de l’autorité que leur permettent ces charges. Et, naturellement, de la principale de ces charges, celle de la guerre. Stradioti ou seigneurs, simples mercenaires répartis en compagnies albanaises ou grecques sous l’autorité d’un capitaine ou seigneurs aux ambitions plus nombreuses et d’extraction plus puissante, tous guerroient pour conserver ce qu’ils ont déjà ou pour l’augmenter, sans que cela exclue dans nombre de cas une action autonome parallèle qui place leurs chefs dans une situation difficile29. On va rencontrer de nouveau ce phénomène dans les comportements des armatoles, dans la langue desquels le mot « politevomai » (πολιτεύομαι, prendre part aux affaires publiques) désigne exactement le comportement à l’égard des pouvoirs officiels30.

30 C’est ainsi que se pose la question de leur politique et de leur relation avec les autorités officielles.

31 Les relations de l’État officiel et des seigneurs sont celles de la dépendance réciproque, que dans des cas extrêmes seulement l’État vénitien ou ottoman sera en mesure d’affronter efficacement et dans leur totalité. L’ascendant des seigneuries influence, altère et contrôle le caractère public du pouvoir officiel, qui est théoriquement le seul à pouvoir déclarer et faire la guerre.

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27. KASOMOULIS, ibid. t. 2, 18-19.

28. SUGAR, l’Europe du Sud-Est, t. 2, 236.

29. KARAPIDAKIS, « Seigneurs et seigneurie », 2013, 282-324.

30. KASOMOULIS, op. cit., t. 1, 174.

RÉSUMÉS

Au cours d’une longue période qui s’étend du XVe à la fin du XVIIIe siècle – et qui, à un certain degré, va se poursuivre sur le siècle suivant en dépit de la stabilisation relative des États- nations – les zones géographiques de la Macédoine, de l’Épire, de la Grèce centrale, de la mer Ionienne et de l’Égée, de la Crète et de certains rivages de la Morée connaissent une constante remise en question de leur domination, autrement dit, vivent dans des conditions de guerre. Dans ces conditions – une guerre constante – on peut s’attendre à ce que les groupes sociaux qui peuvent faire la guerre, soit directement en y participant eux-mêmes, soit indirectement en la finançant, acquièrent du crédit puisque leur fonction est socialement fondamentale. La place occupée par ces groupes parmi les pouvoirs officiels qui font la guerre, leur permet, ou leur impose, une attitude constamment révisable et révisée puisqu’ils peuvent négocier leur puissance sociale avec l’une ou l’autre force, obtenant un renouvellement de leurs privilèges et/ ou une amélioration des avantages qu’ils en retirent.

During the period stretching from the 14th to the end of the 18th century –which, to a certain degree, extends to the following century as well, despite the stabilisation of ethnic states–, the

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sovereignty of the geographical areas of , , , the Ionian Islands, and the was subject to constant dispute. In other words they were in constant conditions of war. Under these conditions, that is to say constant war, it is to be expected that the social groups, which could conduct such war either directly or indirectly by financing it, acquire a distinct social face value, since their social function is essential in this. The position that they occupy next to the formal power echelons, allows them to re-negotiate their social and political power for securing or renewing or expanding their privileges.

Επί μια μακρά χρονική περίοδο από το 14ο αιώνα ως το τέλος του 18ου – η οποία εκτείνεται και μέσα στο επόμενο αιώνα παρά τη σταθεροποίηση των Κρατών-Εθνών –, η κυριαρχία των γεωγραφικών περιοχών της Μακεδονίας, της Ηπείρου, της Στερέας Ελλάδας, των Ιόνιων νησιών, της Κρήτης και της Πελοποννήσου συνεχώς αμφισβητείται. Με άλλες λέξεις ζούν σε συνεχή εμπόλεμη κατάσταση. Σ’αυτές τις συνθήκες – δηλαδή συνεχής πόλεμος –, μπορεί κανείς να καταλάβει ότι οι κοινωνικές ομάδες οι οποίοι διευθύνουν τον πόλεμο, είτε αμέσως με τα όπλα είτε εμμέσως χρηματοδοτώντας τον αγώνα αποκτούν ιδιαίτερη κοινωνική αξία αφού γίνονται αναντικατάστατες. Η θέση αυτών των ομάδων ανάμεσα στις επίσημες εξουσίες οι οποίες πολεμόυν, τους επιτρέπει να επαναδιαπραγματευτούν τα κοινωνικά και πολιτικά προνόμοιά τους.

INDEX

Index géographique : Grèce Mots-clés : guerriers, seigneurs motsclesel Πολεμιστές, Άρχοντες, Ελλάδα, Οθωμανική αυτοκρατορία, Ιστορία motsclestr Savaşçılar, Efendiler, Yunanistan, Osmanlı İmparatorluğu, Tarih motsclesmk Воини, Лордовите, Грција, Отоманската империја, Историја Keywords : Warriors, Lords, Greece, Ottoman Empire, History Index chronologique : Empire ottoman Thèmes : Histoire

AUTEURS

ΝIKOS KARAPIDAKIS Université Ionienne

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Sappho Léondias (1830-1900) « figure citoyenne majeure de la Nation » Sappho Leondias (1830-1900), “The Great Citizen of the Nation” Η Σαπφώ Λεοντιάς [1830-1900], μία σημαντική φυσιογνωμία, η «πολίτης του Έθνους»

Louisa Christodoulidou

1 La Constantinopolitaine, d’origine chypriote, Sappho Léondias1, figure majeure des lettres féminines de son époque, qui compte au nombre « des femmes qui écrivent »2, a connu sa période de gloire entre le milieu et la fin du XIXe siècle, déployant une activité intense dans divers domaines : presse, enseignement, lettres. Elle est demeurée quasiment inconnue jusqu’à ce que, à une date récente, la critique se penche sur elle avec intérêt, ce qui a donné lieu, autour de son nom, à maints articles dans des revues et des volumes collectifs, des communications dans des colloques, avec des références, plus ou moins longues, systématiques ou ponctuelles à son œuvre, pédagogique essentiellement, ainsi qu’à sa production poétique mais également théâtrale.

2 Ce travail fait partie d’une plus vaste étude sur Sappho Léondias qui, tout en se proposant de mettre en lumière le jugement d’autres chercheurs sur sa personnalité et son œuvre à travers les travaux déjà publiés, entend s’appuyer essentiellement sur une recherche originale, en cours depuis des années, à une vaste échelle, et qui puise dans un matériel varié : archives, journaux, revues et journaux intimes du XIXe siècle, mais également dans des écrits de Léondias elle-même, parus dans des ouvrages collectifs ou des opuscules et difficiles à trouver : traités, conférences, pièces de théâtre. Le chapitre Sappho Léondias constitue un corpus étonnamment volumineux, une somme inexploitée qui requiert une classification minutieuse et une recherche assidue, avant de l’apprécier et le commenter, car il est incontestable qu’elle écrivait sans relâche.

3 Le rapport de Sappho Léondias à l’écriture est multiforme et se développe à différents niveaux, vu la variété de son œuvre. Spyros Deviazis note qu’elle « était constamment occupée, enseignant, dirigeant, étudiant, écrivant ». Le travail était chez elle « presque comme une obsession » (DEVIAZIS, 1912, 73), puisqu’il constitue, en fait, un mode de vie. Par conséquent, cette relation peut être également qualifiée de passionnée dans la

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mesure où elle est liée à l’aurore de l’émancipation féminine3 et à la publication d’écrits féminins. Avec sa sœur, Émilia Kténa-Léondias4, également lettrée de son époque, elle édita le magazine féminin Eurydice (1870-873)5, qui n’eut qu’une brève existence et qui visait « à accorder une destinée égale à tout progrès intellectuel des deux sexes, toujours sans distinction de nation ni de race » (KTÉNA, 1871, 1) et à faire franchir un pas de plus vers l’articulation d’un discours public des femmes. Son ambition était de mettre tout son cœur et toute son âme à étudier les principes de la mission de la femme, à étudier la famille, à explorer son éducation morale et physique […] à passer en revue l’instruction publique en général, à examiner l’histoire de la femme […], à étudier la vie et l’œuvre des représentantes illustres de son sexe […], en collectant pieusement tout ce qu’il y a de plaisant et d’utile dans les prairies fleuries des Muses (ibidem, 2), de réfuter les représentations sociales stéréotypées des sexes et de leur différence, émanant du discours masculin dominant, et de supprimer les divisions liées au genre, en défendant le sexe féminin et son identité, et en stimulant par le biais de l’émulation l’accomplissement, le rendement de la plume féminine6 en vue de la production d’œuvres utiles à la confrérie féminine. (KTÉNA, ibid., 2)

4 Les deux sœurs Léondias, tout comme d’autres fondatrices de revues7, ont associé la question de l’enseignement à dispenser aux jeunes filles et celle de leur éducation honnête au journalisme féminin, dans une tentative audacieuse et louable d’exprimer et de rassembler la collectivité féminine (RIZAKI, 2007, 65). C’est l’époque où l’on voit paraître des revues remarquables, dirigées par des femmes de lettres8 qui, incontestablement, se sont adonnées avec enthousiasme, à la « plume journalistique ».

Pédagogue renommée

5 Nous allons retracer brièvement le parcours intéressant de Sappho Léondias, à la fois en sa qualité d’auteur d’une œuvre originale, de traductrice et de pédagogue9 au prestige incontesté, et en explorant les activités parallèles et variées qu’elle a menées, qu’elles aillent ou non de pair avec l’aventure de l’écriture. Sa renommée s’est répandue partout10, car elle a réussi à instaurer des méthodes novatrices dans l’enseignement et à promouvoir des idées originales, vraiment audacieuses pour son époque. Elle a joué un rôle important dans la reconnaissance du droit des femmes à l’éducation et, de l’aveu général, joué un rôle inestimable en matière d’éducation. Les titres des conférences qu’elle a données, publiées dans des revues de l’époque, sont révélateurs de son souci passionné de l’éducation des jeunes filles : « De la formation supérieure des jeunes filles » (1857) ; « Des institutions de jeunes filles ou De l’éducation féminine » (1861) ; « De l’éducation des jeunes filles » (1860) ; « De la vocation de la femme » (1870) ; « De la femme » (1871) ; « Points de vues sur l’éducation des filles » (1872) ; « Points de vues sur la femme et son éducation » (1872) ; « Quelques paroles d’encouragement d’une femme à ses congénères » (1874) ; « De la véritable vocation de la femme » (1876) ; « Paroles d’or. De l’éducation féminine » (1880) ; « De la question féminine » (1895), entre autres, et bien sûr son poème : « À une femme instruite » (1881).

6 Ses déplacements, en tant qu’enseignante et directrice, sont impressionnants et, s’ils révèlent sa passion pour l’enseignement, ils traduisent également l’estime et la reconnaissance dont elle jouissait. Gédéon nous livre l’information intéressante selon laquelle elle aurait enseigné, très jeune, à Léros, plus exactement « avant 1850 »11,

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autrement dit encore adolescente. Elle s’était retrouvée dans l’île avec sa famille, lorsque son père12 fut appelé à diriger l’École Grecque d’Enseignement mutuel, tout nouvellement fondée là-bas13, de 1838 à 1845. La famille s’installa ensuite à Chypre où, à en croire le témoignage de son élève Polyxéni Loïzias (Alitheia, 1900, 3) (Cf. LOÏZIAS, 1912-1920, 21 ; PYLARINOS‑PARASKÉVA, 2011, 567-568), « depuis son très jeune âge, elle enseigna pendant sept ans, à titre particulier, à des jeunes filles, dans une maison de Nicosie » (LOÏZIAS, 1912-1920, 21). Loïzos Philippou laisse entendre « sur la base d’informations fournies par l’instituteur M. Α. Syméonidou » (1930, 225) que Léondias avait enseigné dans la bourgade de Morfos. Toutefois, il ne nous a pas été possible de vérifier cette information qui semble n’avoir aucun fondement14. Ensuite, l’épouse du prince Ioannis Guikas, Alexandra, amatrice de lettres et de beaux-arts, l’invite à , en 1855, pour diriger l’Institution de jeunes filles qui venait d’ouvrir ses portes (1855-1858). De 1858 à 1861, elle prend la direction de l’institution grecque de jeunes filles, fondée par Méthodios Aronis, à Smyrne. Du fait des méthodes efficaces qu’elle mettait en œuvre dans son enseignement, de sa forte personnalité, ainsi que de ses talents d’administratrice, elle fut bientôt très demandée15. Ainsi, en 1861, elle revient à Samos, répondant à l’appel du nouveau prince Aristarque, et y fonde et dirige quatre institutions de jeunes filles (1861-1863). Étape suivante de sa brillante carrière, elle devient directrice de l’Institution de Jeunes Filles d’Aghias Fotinis à Smyrne (1863-1877) et de l’Institution de Jeunes Filles Pallados (1877-1886), à Constantinople puis à nouveau de l’Institution d’Aghias Fotinis à Smyrne (1887-1891), d’où elle démissionne du fait de sa santé chancelante, après 42 ans d’une carrière d’enseignante « consacrée à l’éducation de la jeunesse féminine grecque »16. Ainsi, en 1891, elle abandonne Smyrne pour s’installer définitivement à Constantinople (Αnatolikos Astir, 1891, 247), près de sa fille, de son gendre et de ses petites-filles, Sappho et Anna17. Cependant, en dépit de sa décision de ne plus enseigner, nous lisons dans la presse (Néologos, 1891) de l’époque qu’elle reprit la direction de l’Institution de Jeunes Filles Pallas (1891-1894) et qu’en 1894 elle accepta d’être nommée comme enseignante et doyenne de l’Institution de Jeunes filles gréco-française (Néologos, 1894) à Constantinople, tout en continuant à écrire, à rédiger des articles et à prononcer des discours.

« Rossignol d’Ionie au beau chant »

7 Personnalité à multiples facettes, érudite, poétesse18 – on l’a baptisée : « le rossignol d’Ionie au beau chant » – (CHRISTODOULIDOU, 2014), elle fut particulièrement prolixe puisque, outre sa production de poète, elle écrivit et traduisit une foule de manuels pédagogiques, de traités, de romans de mœurs, de nouvelles historiques19 et de pièces de théâtre20 destinées à des matinées scolaires, mais également des paraphrases, transcriptions et traductions21. Ses archives personnelles n’ont, hélas, pas été conservées et nombre de ses œuvres sont soit introuvables, soit n’ont en fin de compte pas été éditées alors que leur publication avait été annoncée. C’est le cas des Poèmes de Sappho Léondias, accompagnés d’une préface sur l’influence de la poésie sur l’esprit et les mœurs de l’homme, dont elle-même avait annoncé la parution dans la revue Néa Pandora (1857, 217), alors qu’elle se trouvait à Samos, dans l’intention de trouver des souscripteurs, selon la tactique habituelle de l’époque. On notera que Sappho Léondias ne recourt pas à des pseudonymes ni à l’anonymat quand elle publie ses propres textes, ainsi que le font plusieurs de ses pareilles, mais signe tantôt de ses

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initiales, rarement il est vrai et seulement à ses débuts, tantôt de son nom complet Sappho Léondias22, sous lequel elle était connue, affirmant ainsi la confiance qu’elle a en elle-même.

8 Elle fit deux voyages à Athènes, en 1860 et en 1883. La presse lui réserva un accueil élogieux, saluant en elle « une des Grecques les plus savantes et les plus intelligentes » (Aion, 1883, 3), la « très érudite directrice de Pallados », « célèbre dans le monde des lettres comme l’une des très rares Grecques qui se sont distinguées comme écrivains » ou encore « une Grecque distinguée, cultivée, qui, dans une Grèce asservie, honore le sexe féminin et les lettres grecques » (Néa Éphiméris, 1883, 3). Durant son séjour dans la capitale, elle eut des contacts importants avec des femmes lettrées de l’époque, dont la pédagogue Fanny Hill23. Elle fut reçue à l’université par Mistriotis qui fit son éloge aux étudiants qui se levèrent en signe de respect « envers celle qui fut l’artisan de l’éducation et de la poésie grecques » (Αnatolikos Astir, 1883, 3). Elle visita l’Acropole, qu’elle salua par une ode : « À l’illustre ville d’Athènes » (Éphiméris ton Philomathon, 1860, 1492-1494), ainsi que les prisons Medressé à Plaka où elle fut surprise et chagrinée par les conditions de vie. En philanthrope qu’elle était, elle fit don d’une somme d’argent pour couvrir les besoins des détenus indigents (Néa Éphiméris, 1883, 1-2).

Femme d’avant-garde

9 En tant que femme d’avant-garde, elle collabora harmonieusement avec Kalliroï Parren, signant régulièrement des articles dans le Journal des Dames. Elle fonda quantité d’associations et de ligues, au sein desquelles elle mena une action soutenue. Notons son initiative de fonder l’Association « Athènes », visant à soutenir financièrement les établissements nationaux, en l’occurrence l’Institution centrale de Jeunes Filles de Smyrne. Elle fut une helléniste distinguée, une pédagogue remarquable et une pionnière du XIXe siècle, « un Pestalozzi au féminin d’Anatolie » (LOÏZIAS, 1912-1920, 21), parlant plusieurs langues, excellente oratrice et extraordinairement cultivée. Son père Léondios Kliridis24, qui avait été l’élève de Constantinos Ikonomou, de la branche des Ikonomos de la célèbre école de Kydonia, joua un rôle déterminant à son éducation. Elle donna plusieurs conférences au Cercle littéraire de Constantinople25, privilège et honneur insigne qui lui fut presque exclusivement réservé puisqu’elle le partagea seulement avec Kalliopi Kehagia, sa redoutable rivale, la directrice de l’Institution de Jeunes Filles du . Seules de rares femmes eurent accès à cette tribune de la forteresse dominée par les hommes.

10 Son discours, un discours de femme qui fait la part belle au genre – si peu agressif soit- il – prit forme à travers ses articles, au fil de prises de parole constantes et ininterrompues. Elle fit entendre un discours public, à travers lequel elle visait non seulement à mettre en place et à soutenir l’instruction des femmes mais à forger une identité féminine. Les points de vue, très en avance sur son époque dominée par les hommes, qu’elle réussit à imposer, la conduisirent à entrer en conflit, par le biais de la presse (LÉONDIAS, 1871-1872), avec des hommes de lettres prestigieux de son temps, Ioannis Skylitsis et Andonis Isigonis, sur des questions d’égalité des sexes dans l’éducation, échanges qui mettent en lumière le caractère sexué des relations et le point de vue masculin dominant concernant la place de la femme et les restrictions auxquelles les mâles la « condamnaient ». Les deux pédagogues, sous-estimant ouvertement la femme, soutenaient que, du fait de sa nature, elle devait recevoir une

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éducation en conséquence, et partant, inférieure. Selon eux, elle devait donc se contenter d’une formation encyclopédique, sa vocation n’étant de devenir ni philosophe ni politicienne mais mère, épouse et maîtresse de maison ; ils alléguaient que l’entendement de la femme est inférieur à celui de l’homme. Sappho Léondias, la femme a « l’esprit masculin »26, comme la définissait Parren, réagit et, à l’aide d’arguments persuasifs, réfuta les allégations des deux pédagogues dans un long traité très fouillé, qui fut publié en séries dans les journaux Αmaltheia et Smyrni.

11 Elle écrit, entre autres, que dans la mesure où aucune limite n’a été fixée par les instances éducatives supérieures pour l’instruction tant des garçons que des filles27, la question d’une diversification de l’instruction selon le sexe ne se pose même pas. Skylitsis, aux points de vue duquel se range Isigonis, considère que « l’enseignement du sexe féminin doit être limité à la langue parlée ; comme la langue savante » et donc que « le grec ancien doit être banni des Institutions de Jeunes Filles, comme un épouvantail, une chose épouvantable et réprouvée » (LÉONDIAS, 1871), rétorque non sans ironie Sappho Léondias. Et elle ajoute ce commentaire sarcastique, On n’a pas à craindre que les femmes, de par cet apprentissage, ne deviennent très savantes et très pédantes […] au point d’inspirer dégoût et nausée à leurs affables maris.

12 Dans son chant du cygne, l’Homme et la Femme (1899), elle tente de façon très polie et fort habile, usant d’arguments théologiques (TZANAKI, ibidem, 215), d’établir l’égalité des deux sexes et de prôner la noble émulation entre ceux-ci28. Sappho Léondias juge capital que soit instaurée l’égalité dans les relations entre homme et femme, une égalité fondée sur une estime et un respect mutuels, de façon à maintenir un équilibre. L’instruction de la femme constitue à ses yeux une préoccupation prioritaire, tout comme le droit d’élire et d’être élue, en tant qu’être libre et raisonnable. Elle a la conviction que […] lorsqu’une société parvient à un état de civilisation plus parfait, elle reconnaît les droits des hommes et des femmes ; la femme prend alors la place qui lui sied dans la cité […] ; Elle devient citoyenne.

13 Et Léondias poursuit, empruntant une formule au « sage » Aimé Martin : La place que les femmes occupent dans la société, nous donne l’histoire de la civilisation du monde. (Amaltheia, 1877)

14 On ne s’étonnera pas que les interventions de Sappho Léondias, si importantes soient- elles, soient restées très mesurées : cela s’explique d’abord par son tempérament29, par le milieu austère dans lequel elle évoluait et, plus généralement par le point de vue dominant et normatif sur la femme, mais cela tient également à son intime conviction que la politesse et la persuasion sont le meilleur moyen de faire aboutir les revendications. Il apparaît qu’elle n’a pas cessé un seul instant d’écrire et de lutter en faveur de l’égalité des sexes et d’une réforme de l’éducation des filles, principalement dans le monde grec d’Asie Mineure, et qu’elle a été en quelque sorte un chef de file, devenant membre de l’élite intellectuelle de son époque, où elle fut érigée en modèle et devint une référence dans maints domaines. On ne peut manquer d’être impressionnés par la place qu’elle a réussi à prendre dans le discours public, dans l’écriture et, plus généralement, par sa présence de chaque instant dans le monde des lettres. De l’aveu général, elle a laissé son empreinte de multiples manières et, à ce titre, a été qualifiée de « figure citoyenne majeure de la Nation » (O Vrettanikos Astir, 1861, 50). À en croire

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Kalliroï Parren, Sappho Léondias « fut, indubitablement, la plus sage et la plus cultivée de tous les pédagogues de ce siècle » (ibidem, 2-3).

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Amaltheia, no 331, 9 mars 1877, Smyrne.

Anaplassis, no 149, 15 février 1894, Athènes : 2048.

Αnatolikos Astir, no 31, 17 juillet 1891, Constantinople : 247.

Néa Éphiméris, no 288, 19 octobre 1883, Athènes : 3.

O Vrettanikos Astir, no 28, 16 janvier 1861.

NOTES

1. Elle est née et décédée à Constantinople. Ilias TZOUFLAS a mis au jour l’acte de mariage de Léondias, qu’il a publié tel quel, et qui mentionne pour elle comme lieu de naissance Méga Revma à Constantinople et non pas Moutoullas, comme l’avait prétendu son élève Polyxéni Loïzias (1890, 14). Il fait également mention de son âge l’année de son mariage, ce qui permet de conclure qu’elle est née en 1830 (1994, 245-246). Son père, originaire de Marathasa ou Myrianthousa, était le célèbre instituteur et helléniste, Léondios Kliridis, sa mère, Sofia Kliridis, et sa sœur, Émilia Kténa-Léondias. Elle épousa le grand négociant Konstantinos Kalvokoressis (1824-1874), un Constantinopolitain originaire de . Ils eurent quatre enfants dont trois moururent bébés ou en bas âge. Corinna, sa fille unique, épousa Stéfanos Narlis, médecin, député de Gallipoli au Parlement ottoman (1908) qui fut élu sénateur avec les Libéraux, en avril 1929, lorsque Elefthérios Venizélos était Premier ministre. Corinna se suicida en 1902, deux ans après la mort de sa mère.

2. Formule employée pour la première fois par Emmanuel ROÏDIS (1962, 5).

3. Encore que LÉONDIAS écrive : « je n’admets pas le mot émancipation car il signifie affranchissement d’un esclave […] ; la femme […] est par nature égale à l’homme et d’égale valeur ; elle n’est en rien esclave ni soumise » (1899, 85-86). 4. Si l’on en croit Ourania POLITI, S. Aliberti soutient que S. Léondias elle-même lui avait confié qu’en 1885, elle avait été hébergée dans la maison de Zappas à Vresthéni : « Grâce à mon poste de directrice de l’Institution de jeunes filles, j’ai laissé entendre que l’éditrice de ma revue, “Eurydice”, était ma sœur. Mais la revue m’appartient » (1922, 105-106). 5. « Εurydice a été la première voix sérieuse de l’action féminine de l’Hellénisme, dans notre journalisme » (DEVIAZIS, 1912, 172-173).

6. Irini RIZAKI écrit qu’Εurydice est « un terrain privilégié d’expérimentation pour la culture et la diffusion de l’écriture féminine » (2007, 66). 7. C’est Eufrossini SAMARTZIDOU qui a publié la première revue, Κypséli [La Ruche] (1845).

8. Thaleia (1867) de Pénélopi LAZARIDOU. 9. « Sappho Léondias a pris une place enviée parmi les maîtres de la Race, car elle a œuvré avec sincérité pour donner aux femmes une éducation qui sied à des Grecques.

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Et elle fait œuvre d’excellente pédagogue. Elle a voué toute sa vie à l’éducation féminine, elle portait dans son cœur et avait sans cesse à l’esprit ses élèves et le progrès de son sexe. » (DEVIAZIS, 1912, 172-173). 10. À l’occasion de la fondation de la Salle de lecture « Αigli », en 1872, à Symi, les habitants progressistes de l’île lui demandèrent de leur présenter la personne adéquate pour diriger l’institution de jeunes filles de Symi nouvellement fondée. Léondias proposa Éléni Aleiféri (CHRISTODOULIDOU, 2013, 6). À noter également que, partout où elle allait, elle séduisait tout le monde par ses talents d’oratrice. Christos Evangelidis, directeur du « Lycée grec » de , dans son journal intime encore inédit, qualifie Sappho Léondias, alors âgée de trente ans, en ces termes : « dotée d’une éducation satisfaisante et de convictions admirables » (SMYRNAIOS, 2012, 9). 11. « Sappho Léondias s’était taillé une réputation suite à la tâche d’enseignante qu’elle avait accomplie à Léros (avant 1850) et à Samos » (GÉDÉON, 1932, 135).

12. Cf. La réimpression du livre de IKONOMOPOULOS, (2002, 121) et celui de ISYCHOS, (1999, 3). 13. On proposa à L. Kliridis les maisons de Maria Marouda et de Madame Kali Karavassili, respectivement comme école et comme logement, ainsi qu’il était prévu dans son contrat. Sur l’école fut gravée l’inscription suivante : « source de la sagesse et dispensatrice de vie. Les habitants de Léros honorent les Muses. 1838 A Léros » (SÉRAFÉTINIDOU, 956, 228-232). À l’endroit où se dresse aujourd’hui le Musée archéologique se trouvait la maison qui avait alors fait office d’école. L’inscription ci-dessus a été gravée sur les parois de la fontaine. 14. À en croire Loïzos Philippou, avant 1840 et avant l’ouverture d’une école véritable à Morfos, Léondios Kliridis, y avait enseigné la littérature grecque (op. cit., 230). 15. Μ. G. Siakallis, au nom de l’Éphorie des établissements d’enseignement de Nicosie, adressa (le 27 mai 1869) une lettre à Sappho Léondias pour la prier d’apporter sa contribution à l’enseignement à Chypre, en acceptant de diriger l’Institution de jeunes filles de Nicosie, après que Carolina Smoltze eut démissionné de son plein gré (PAPADOPOULOS, 1991, 143). 16. À l’occasion de sa mort, nous lisons dans le journal chypriote Alitheia « Un demi- siècle d’un travail assidu et inlassable, une vie entière consacrée à l’éducation de la jeunesse féminine grecque ! » (Alitheia, 1900, 3). 17. Dimitra TZANAKI, dans son étude par ailleurs remarquable (2007, 254), commentant les « Douze conseils à une fille », mentionne par inadvertance Anna comme étant la fille de Léondias et non sa petite-fille. À noter que l’article ci-dessus fut publié pour la première fois après la mort aussi bien de Sappho que de Corinna, à l’initiative et aux bons soins de St. Narlis. 18. À ce jour, j’ai réuni cent soixante-dix de ses poèmes, soit épars dans la presse de l’époque, soit publiés dans divers volumes et je poursuis ma collecte. Je connais l’existence d’autres poèmes par des annonces ou des références dans la presse du XIXe siècle, mais il ne m’a pas encore été possible de les repérer. 19. Alors qu’elle se trouve à Syros, est annoncée dans le journal Enossis (n o 336, 3 septembre 1860) d’ la parution des Pages choisies de Sappho Léondias, qui comprendrait trois œuvres, Ο Σταυρός επί του Βασιλικού Θρόνου [la Croix sur le trône royal], οι Σουλιώται και αι Σουλιώτισσαι [Femmes et Hommes de Souli], ainsi qu’une

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paraphrase de la tragédie d’Eschyle, les Perses. Je remercie mon collègue Andonis Smyrnaios de m’avoir communiqué cette annonce. 20. Ses pièces de théâtre connues et faciles à trouver sont les Παραστάσεις δραματικαί αρμόδιαι εις Παρθεναγωγεία ή Συνέδριον των Ηπείρων και συνδιάλεξις του χορού των Μουσών επί του Ελικώνος [Représentations dramatiques adaptées à des Institutions de Jeunes Filles, ou Congrès des Continents et assemblées du chœur des Muses sur l’Hélicon], Smyrne, Imprimerie d’Amaltheia, 1871, και Η πατρίς δυσφορούσα [la Patrie qui renâcle]. À noter que, par un encart non encore inexploité de l’Anaplassis, à la rubrique « Bulletin de la Bibliothèque » (1894, 2048) nous apprenons qu’entre autres pièces déjà connues, « Madame Sappho Léondias [a fait don] de ses écrits » Χορός Ωκεανίδων [Danse des Océanides] afin de constituer la bibliothèque de la revue, œuvre qui toutefois fait défaut. 21. Comme, entre autres, les Perses d’Eschyle et Esther de Racine. Nous lisons que « le 17 novembre 1851, le Métropolite de Pétra, Mélétios, épitrope du Patriarche de Jérusalem, informe l’instituteur Léondios à Chypre que le Patriarcat contribue à hauteur de cinq cents (500) piastres par le biais du Vicaire général du Patriarcat à Chypre, l’archimandrite Narkissos, afin d’inscrire la “Communauté du Saint Sépulcre” au nombre des souscripteurs du livre que va éditer sa fille Sappho Léondias. Il s’agit de la traduction en français de la tragédie de Racine Esther » (Archimandrite de Chypre Milidonis, . 22. Une fois seulement, elle signa Sappho Léondias Kalvokoressi quand elle publia un poème à l’occasion de la disparition de son mari. 23. Lors de sa visite, Sappho Léondias aborde le chapitre de Kehagia, probablement en la calomniant, mais Hill exprime son indignation face à la polémique lancée contre son ancienne collaboratrice. Cf. Lettre de Hill à Kehagia, 15/27 novembre 1877, Archives de l’école Hill et Efi Canner, 2012, 125. 24. Son nom de famille est dérivé du petit nom de son père. Elle a voulu ainsi l’honorer, en signe de gratitude pour l’éducation qu’il lui a dispensée. 25. Entre autres conférences, signalons « La femme dans la tragédie grecque antique », « Comment il convient d’éduquer la femme en vue de sa double vocation », « Quel est le fondement de l’éducation morale », « De l’éducation des femmes chez nous depuis 1853 », « Des beautés homériques », « Le nouveau programme d’éducation ». 26. « Sappho Léondias n’était pas une femme à faire du bruit ni à se mettre en avant. Mesurée, humble, mobilisant tout son esprit masculin et son fort tempérament, elle a œuvré sans ambition, avec un seul et unique objectif : se rendre utile à son sexe, transmettre ses connaissances et ses principes, qui étaient des principes de vérité et de vertu. Et elle y a réussi. » (PARREN, 1900, 2-3). 27. Dans ce traité, Sappho Léondias divulgue qu’elle a déjà commencé depuis cinq ans à écrire une encyclopédie pour les jeunes filles, dans les moments perdus que lui laissent ses obligations professionnelles. Elle fait manifestement référence à la Chrestomathie à l’usage des Jeunes Filles, dont seuls trois tomes furent finalement publiés au lieu des dix qu’elle avait initialement annoncés. 28. Parallèlement, elle s’étonne des théories stupides qui font dépendre l’intelligence de la quantité de masse cérébrale et, pour les réfuter, elle avance le point de vue du savant Waldeyer, qui donne comme exemple le cerveau de l’éléphant, plus volumineux

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que celui de l’homme alors que « celui-ci n’est pas plus intelligent que l’homme » (LÉONDIAS, ibidem, 76). 29. L’opinion initialement négative que se forma d’elle Kalliroï Parren, lors de leur première rencontre à Constantinople est révélatrice (1915, 2757-2759). Cf. ANASTASOPOULOS, 201, 972-98.

RÉSUMÉS

Dans ce travail, qui s’appuie sur une recherche originale et un matériel d’archives déjà constitué, nous nous pencherons sur le cas de la constantinopolitaine d’origine chypriote Sappho Léondias, et sur les domaines dans lesquelles elle a déployé son activité : presse, enseignement, lettres. Léondias a déployé l’essentiel de son activité à partir de la fin du XIXe siècle, « toujours enseignant, dirigeant, étudiant, écrivant ». Pédagogue majeure et pionnière du XIXe siècle, parlant plusieurs langues, extraordinairement cultivée, elle était la sœur d’Emilia Kténa‑Léondias avec laquelle elle édita le magazine féminin Eurydice. Personnalité à multiples facettes, érudite, poétesse (on l’a baptisée : « le rossignol d’Ionie au beau chant »), elle fut particulièrement prolixe puisque, outre la poésie, elle a écrit et traduit une foule de manuels pédagogiques, de nouvelles et de pièces de théâtre. On lui doit notamment la traduction d’Esther de Racine. Nous retiendrons surtout sa contribution à l’éducation des jeunes filles et le rôle qu’elle a joué pour instaurer de nouvelles idées et des méthodes d’avant-garde dans l’enseignement. Son discours, un discours de femme qui fait la part belle au genre sur des questions d’égalité des sexes dans l’éducation, la conduisirent à entrer en conflit avec des hommes de lettres prestigieux de son temps, par le biais de la presse. Il apparaît qu’elle n’a pas cessé un seul instant d’écrire et de lutter en faveur de l’égalité des sexes et d’une réforme de l’éducation des filles, principalement dans l’Hellénisme de l’Asie Mineure et qu’elle a été en quelque sorte un chef de file, ce qui la range dans l’élite de son époque, où elle fut érigée en modèle et devint une référence dans maints domaines. De l’aveu général, elle a laissé son empreinte de multiples manières et à ce titre a été qualifiée de « citoyenne majeure de la Nation ».

This paper, based on primary research and archival material, will examine Sappho Leondias’ significant contributions to three areas of achievement: , Press, and Greek Letters. A very influential 19th century woman of Cypriot origin, Sappho lived in Constantinople where her work flourished from the mid to the late Nineteenth century. Highly educated and multi-lingual she was “always busy teaching, directing and studying”. Sappho was the sister of the well-known Emilia-Ktena Leondias with whom she published the influential women’s periodical Eurydice (1870-1873). An intellectual, Sappho was also a multifaceted personality with a love for writing poetry and therefore described as “the melodious Ionian nightingale”. Also a prolific writer she was dedicated to writing and translating a plethora of pedagogical manuals, short stories and theatrical performances. One of her major works was her translation of Racine's Esther. A zealous advocate of female education Sappho Leondias played an important role in supporting the female identity as well as in establishing more progressive ideas and methods in teaching. Her active roles in promoting gender equality in education brought her into conflict, especially

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in the press, with prominent Greek scholars of her time. Fighting relentlessly for equal education at home she also supported Greeks of the “Diaspora”. A great leader of her time she ranks among the elite female personages as indicated by the honour bearing title: “Great Citizen of the Nation”.

Σ’αυτή τη δουλειά βασισμένη σε μια πρωτογενή έρευνα και αρχειακό υλικό θα εξετάσουμε τη σημαντική συμβολή της Σαπφώ Λεοντίαδος σε τρεις τομείς, την Παιδεία, τον Τύπο και τα Ελληνικά Γράμματα. Αν και κυπριακής καταγωγής, η Λεοντιάς έζησε και δούλεψε στην Κωνσταντινούπολη από τη μέση ως το τέλος του 19ου αιώνα. Με μεγάλη μόρφωση και πολύγλωσση, ήταν πάντοτε απασχολημένη, «διδάσκοντας, διευθύνοντας, μελετώντας και γράφοντας». Η Σαπφώ ήταν η αδελφή της φημισμένης Αιμιλίας Κτένα-Λεοντιάδος, με την οποία δημοσίεψε το σημαντικό γυναικείο περιοδικό Ευρυδίκη [1870-1873]. Σαν διανοούμενη, η Σαπφώ είχε μια πολύπλευρη προσωπικότητα, λόγια και ποιήτρια [ την έλεγαν «το γλυκόλαλο αηδόνι της Ιονίας»], εκτός από την ποίηση, έγραψε και μετάφρασε πολλά παιδαγωγικά εγχειρίδια, διηγήματα και θεατρικά έργα. Ένα από τα σημαντικότερα έργα της ήταν η μετάφραση της Εσθήρ του Ρακίνα. Έπαιξε ένα ρόλο πρώτης σημασίας υποστηρίζοντας την γυναικεία ταυτότητα, την εκπαίδευση των γυναικών ταυτόχρονα με προοδευτικές ιδέες και μεθόδους στην διδασκαλία. Αυτός ο δραστήριος ρόλος για την υποστήριξη της ισότητας ανάμεσα στις κοπέλλες και στα αγόρια στην παιδεία την έφερε σε αντίθεση με επιφανείς διανοούμενους της εποχής της. Υποστήριξε επίσης και τους Έλληνες της Διασποράς. Σαν μεγάλη ηγετίδα της εποχής της, είναι από τις λίγες γυναίκες που άξισαν να τις λένε «πολίτες του Έθνους».

INDEX

Mots-clés : Léondias Sappho (1830-1900), Léondias Sappho (1830-1900), éducation, féminisme Thèmes : Littérature grecque Keywords : Leondias Sappho (1830-1900), Education, Feminism, Constantinople, Greece, Nineteenth century, Greek literature motsclesmk Леондиас Сафо (1830-1900), Образование, Феминизмот, Цариград, Грција, Деветнаесеттиот век, Грчката литература motsclestr Leondias Sappho (1830-1900), Eğitim, Feminizm, İstanbul, Yunanistan, Ondokuzuncu yüzyıl, Yunan Edebiyatı Index géographique : Constantinople, Grèce motsclesel Λεοντιάς Σαπφώ [1830-1900], Εκπαίδευση, Φεμινισμός, Κωνσταντινόπολις, Ελλάδα, Δεκατός ενατός αιώνας, Ελληνική λογοτεχνία Index chronologique : dix-neuvième siècle

AUTEUR

LOUISA CHRISTODOULIDOU Université de l’Égée

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Les fermiers d’impôts de Naxos Spéculations financières, divergences religieuses et politique européenne (1750-1820) Tax Farmers in Naxos: Financial Speculation, Religious Differences and European Politics (1750-1820) Μισθωτές φόρων στην Νάξο: χρηματοοικονομικές κερδοσκοπίες, θρησκευτικές διαφορές και ευρωπαϊκή πολιτική 1750-1820

Niki Papaïliaki

1 À l’époque ottomane, les familles catholiques Sanudo, Crispi, Sommaripa, Castri et autres de l’île de Naxos, dont l’ascendance remonterait aux premiers conquérants francs des îles de la mer Égée, au XIIIe siècle, forment une société fermée. Rassemblées dans le bourg connu sous le nom de Kastro ou Castello, elles résident dans des tours qui les protègent peu des attaques maritimes ennemies, mais qui créent un tissu urbain les distinguant des autres insulaires1. Vestiges d’une époque révolue, ces familles conservent une conscience aiguë de leur supériorité sociale, et la cohésion de leur groupe est cimentée par une foi catholique fervente sous la férule des jésuites français2. Durant toute cette période, ces familles restent les maîtres d’une grande partie de l’île3. Notre recherche s’attachant aux comportements économiques de ce groupe et à la pérennisation de sa domination politique et économique à Naxos, nous allons mettre en lumière ici les activités spéculatives liées à l’affermage des recettes fiscales de l’île, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, par l’analyse de sept documents que nous avons découverts dans les archives diplomatiques françaises4.

Le système fiscal

2 Dès le début de la période ottomane, les habitants de Kastro, en tant que propriétaires terriens, acquittent un impôt forfaitaire à l’État et prélèvent ensuite des impôts auprès des habitants de l’île. Parallèlement, depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, ils se réservent les recettes fiscales provenant d’autres sources de richesse de l’île (douanes, marais salants, pêche). Plusieurs études ont déjà été effectuées concernant leur statut

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de propriétaires et leurs droits féodaux. B. Slot insiste sur leurs activités spéculatives avec les recettes de leurs domaines et les revenus fiscaux qu’ils ont pris à ferme5. A. Kasdagli considère que ces propriétaires terriens se contentent d’une commercialisation relative du surplus agricole de leurs domaines6. Ils obtiennent ainsi une partie des liquidités nécessaires pour acquitter leurs impôts à l’administration ottomane.

3 Nous savons toutefois que la gestion fiscale des communes les oblige à recourir à des prêts. Au XVIIe siècle, les principaux prêteurs des communes de la région de la mer Égée sont les membres des ambassades européennes, ce qui rend manifeste leur détachement de l’Empire ottoman7. Ainsi, nous pourrions, par une éventuelle étude des emprunts contractés en cette période, suivre le comportement des capitaux occidentaux entrant dans la gestion des affaires communales. Nous pourrions aussi analyser l’attitude des puissances occidentales face aux sommes forfaitaires acquittées par ces communes à l’Empire ottoman, qui assimilait l’impôt versé à un tribut qui leur octroierait un statut de semi-autonomie. En 1686-1687, Robert Saulger, jésuite français de la mission de Naxos, a rédigé une liste des recettes fiscales des îles perçues par les Ottomans et l’a jointe à sa proposition faite aux autorités politiques françaises d’acheter les îles et de créer des États vassaux, contre paiement d’un tribut à l’Empire ottoman8. Par ailleurs, n’oublions pas que Saulger a révélé le commandement ottoman du XVIe siècle relatif aux privilèges des îles9, d’où il concluait la nécessité de contrôler les groupes sociaux qui distribuent et perçoivent les impôts. Il est important de noter l’insistance avec laquelle Saulger se réfère à la noblesse des familles de Kastro – et particulièrement à celle de la maison Sommaripa – pour lesquelles il invente des liens de parenté avec le roi de France10. Cette attribution de quartiers de noblesse les distinguerait, non seulement des Grecs schismatiques, mais aussi des autres catholiques, et relève de la pensée discriminatoire précoloniale qui distingue le catholique indigène du Latin occidental.

La lutte contre les propriétaires de Kastro

4 Le XVIIIe siècle est marqué, d’une part, par les luttes des autres insulaires pour libérer leurs terres en acquittant leurs impôts directement à l’administration centrale ottomane et, d’autre part, par les efforts des propriétaires de Kastro pour conserver cette gestion fiscale. Le premier accord connu entre les trois communes de Naxos date de 173611. Vers 1795-1796, la concurrence entre la commune de Kastro et celle des Villages, représentée par Markos Politis12, atteint son apogée.

5 Le premier document que nous présentons ici, une lettre de l’archevêque catholique de Naxos, Pietro Martiri di Stefani (adressée à l’ambassade française à Constantinople le 16 mars 1752) reflète exactement cette situation. L’archevêque dénonce cinq individus de la commune qui séjournent plusieurs mois dans la capitale ottomane, et qui dépensent l’argent de la commune en tentant d’acheter l’île, c’est-à-dire en prenant à ferme les impôts annuels : […] ils se rendent à Constantinople aux frais de Castello. Arrivés là, ils acquièrent une belle demeure à Péra, une autre à , et par goût d’ostentation, ils se promènent, comme on le dit ici, en tenue à la mode. Ils s’installent ainsi pendant un an, sans concourir en rien au bien public, sinon le fait d’avoir acheté l’île, alors qu’une lettre aurait suffi. Par suite de tels caprices, c’est tout vu que la communauté

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ira à sa perte, que cela fera un tort considérable aux ecclésiastiques et aux Français, et jusqu’à la population entière de Naxos13.

6 Il apparaît dans cette lettre que les personnes qui interviennent dans l’affermage des impôts ne sont pas des représentants élus de la commune14. Il est probable qu’il s’agisse de personnes qui constituent le petit corps d’électeurs de ces représentants15.

7 À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la commune de Kastro fonctionne comme toutes les communes grecques de l’Empire ottoman, en percevant l’impôt de ses propres membres, sans pour autant cesser d’essayer d’affermer les impôts de toute l’île. Et pour obtenir l’affermage, il ne suffit pas de surenchérir ; il est nécessaire de tisser des relations avec la bureaucratie ottomane16.

8 Les cinq documents de la liasse que nous avons découverts sont rédigés à l’occasion de deux contrôles de la gestion financière de la commune de Kastro que l’administration ottomane a ordonnés entre 1799 et 1804.

9 Les évènements relatifs au premier contrôle fiscal et plus concrètement à la plainte pour abus déposée devant le Kapudan , vers 1798-1799, contre les autorités communales de Kastro, ont été étudiés par Zerlentis, qui considère que l’examen des comptes de Kastro est ordonné par suite du refus des habitants du village de Neochôri d’acquitter leurs impôts et de leur volonté de rompre avec la commune de Kastro17. Zerlentis publie aussi le commandement du drogman de la flotte, Yiangos Karatzas, du 10 septembre 179918, qui prévoit la nomination d’une commission composée de quatre personnes, choisies parmi les représentants des autres communes de l’île, pour examiner lesdits livres de comptes.

10 Le même historien, dans une autre étude, renvoie à une notice de Néophyte, métropolite de Paronaxie, par laquelle nous apprenons que Markos Politis avait aussi demandé un examen des comptes de Kastro ; il avait même accusé les autorités communales de détournements des fonds et d’abus sociaux : 1801 : 10 février. Après l’avoir enchaîné, le Pasha a emprisonné Markakis Politis, chef des Villages de Paronaxie, dans le château de Mytilène. Ce sont les notables de Kastro de Naxie qui se sont ligués pour obtenir cet exil, en raison des comptes que Markakis réclamait aux Latins pour payer la dette de Kastro et en raison de l’argent qu’ils avaient usurpé. 1802 : 25 mars. Sur l’ordre du Kapudan Pasha Gazi Hussein, ils ont étranglé le susdit Markakis Politis et ont confisqué tous ses biens19.

11 Si la dénonciation des représentants de Kastro par Markos Politis a provoqué un contrôle fiscal à partir de 1799, elle fut fatale pour ce dernier. Or, selon la lettre que ses fils, Michalis et Nikolaos Markopolitis, adressent à l’ambassadeur de France à Constantinople quelques années plus tard20, leur père aurait été exécuté pour une autre raison que celle invoquée. Ayant secouru un navire français qui se trouvait en détresse à Naxos, en 1799, durant la campagne française en Égypte, il avait été dénoncé aux autorités ottomanes par les Anglais, et notamment par l’ambassadeur Elgin. Une recherche plus approfondie pourrait démontrer le rôle des autorités de Kastro dans cette dénonciation.

12 Les biens de Markos Politis confisqués avaient été estimés à 30 300 grosses. À partir de là, la commune de Kastro a acquitté au trésor ottoman 20 000 grosses et pour le reste, elle a établi, une reconnaissance de dettes de 10 300 grosses21. Vers 1803-1804, le nouveau drogman de la flotte ottomane, Panagiotis Mourouzis, demande aux représentants de Kastro de rendre immédiatement à Michalis Markopolitis des biens

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d’une valeur de 10 300 grosses et le reste dû, quand ils auront acquitté les 20 000 grosses22.

13 Les autorités communales de Kastro ne peuvent pas souscrire aux exigences du drogman qui, en 1804, demandera un contrôle fiscal, comme il ressort de sa lettre adressée à « Leonardos Balettas, Iakôbos Castri, Nikolaos Sloutziaris représentants des Villages et Spyridôn Korfiatis représentant de Bourgo »23.

Les dettes de la commune

14 Face au danger imminent de contrôle fiscal, les représentants de Kastro avaient demandé, en 1803-1804, la médiation de l’ambassadeur français à Constantinople, comme il apparaît dans le deuxième document de la liasse24. Dans cette lettre, ils présentent toute l’affaire comme une avanie commise par les Grecs schismatiques qui avaient présenté aux Ottomans des comptes faux et diffamatoires, quatre ans auparavant25. À partir de ce document, on note qu’en 1803-1804 les dettes de la commune s’élevaient à 56 000 grosses, réparties en deux parts de 23 244 et 32 847 grosses.

15 Les représentants de Kastro demandent, par lettre, à l’ambassadeur d’intervenir pour reporter l’ordre de paiement de la somme de 23 244 grosses, émis à leur encontre par le Kapudan Pasha. Ils font valoir que cette dette doit être prise en charge par la commune de Bourgo (7 250) et par les habitants de Neochôri (4 834). Ils soutiennent qu’ils avaient effectué un emprunt à un taux de 20 % pour pouvoir acquitter les impôts des habitants de Neochôri, de 1787 à 1803, ce qui porterait la somme de la dette de ces derniers à 13 955 grosses26. De plus, ils nient la dette de 32 847 grosses, somme correspondant au non-acquittement de leurs propres taxes, et ils réclament même une révision. Conscients du risque de faillite annoncé, ils proposent la mise en vente immédiate d’une partie des biens communaux27.

16 Au mémoire de 1803, les représentants de Kastro avaient joint trois autres documents rédigés par les contrôleurs lors de leur premier contrôle en 1799, et un quatrième, de la même date, qui contient la liste des dépenses de Lorenzo Delarocca, un envoyé de la commune à Constantinople, de 1789 à 1799. Il s’agit toujours des quatre documents de la liasse que nous avons découverts. Il est judicieux de noter ici que Zerlentis tenait les documents relatifs aux comptes rendus des contrôleurs pour perdus28. Nous pouvons formuler l’hypothèse qu’il s’agit précisément des documents que nous présentons ici. Extraits ou copiés par la chancellerie de la commune de Kastro, ils avaient été envoyés à l’ambassade de France à Constantinople, en 1803-1804.

17 Dans le premier document, les contrôleurs de 1799-1800 avaient calculé le montant des dettes des représentants de la commune29, de 1785 à 1798, à 32 378 grosses. À ce montant, ils avaient ajouté 27 296 grosses qui correspondaient à des dettes provenant des obligations (4 258), des impayés de la dîme (18 034) et des restia30 (5 004). Ainsi, le total de la dette de la communauté s’élevait à 59 674 grosses.

18 Dans le deuxième document, la dette des représentants de la commune, pour la période de 1784 à 1795, s’élevait à 13 440 grosses. À ce montant-là, les contrôleurs avaient ajouté 9 897 grosses d’intérêts (calculés à un taux de 10 %) et les restia (9 510). Ainsi, la dette des représentants s’élevait à 32 847 grosses.

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19 Dans le troisième document, les contrôleurs avaient calculé les dettes des obligations à 4 258, les impayés de la dîme, pour la période de 1784 à 1788, à 18 034, soit un total de 22 392 grosses. Ils ajoutent à ceci le montant de 32 847 grosses. La dette totale de la communauté avait été estimée alors à 55 239 grosses (32 847 + 22 392).

20 Le quatrième document contient la liste des dépenses de Lorenzo Delarocca qui, de 1789 à 1799, séjourna de longs mois dans la capitale ottomane et emprunta, au nom de la commune de Kastro, les sommes nécessaires pour l’affermage des impôts de l’île. Grâce à la liste des dépenses de Delarocca, nous pouvons faire la liste des prêteurs de la commune de Kastro au cours de ces années-là31. On retrouve parmi eux des phanariotes, leurs filles ou leurs veuves, des hégémons des principautés roumaines, et de moins en moins de membres des missions diplomatiques européennes. Deux des derniers emprunts contractés par Delarocca, avec Domna Mavrogeni (2 493) et avec Chourmouzaki (16 000), sont particulièrement lourds. Pour ces prêts, la commune acquittera environ 2 000 grosses d’intérêts annuels. Cependant, le taux d’intérêt des emprunts contractés par Delarocca à Constantinople, allant de 10 à 12 %, reste toujours inférieur au taux de 20 % que les autorités communales de Kastro demanderont aux villageois de Neochôri, quelques années plus tard32.

21 Le premier contrôle fiscal des autorités communales de Kastro se termine par l’exécution de Markos Politis, en 1802, et le règlement d’une partie de la dette avec la confiscation de ses biens, à savoir l’attribution à l’État ottoman des revenus des terres que Politis gérait. Il faut indiquer ici que le montant (32 847 ou 32 387) des dettes personnelles des représentants de la commune de Kastro est très proche de l’estimation des biens confisqués à Markos Politis (30 300). Or, un an après la confiscation, la dette des représentants de Kastro refait surface.

22 Nous ignorons les conséquences du second contrôle fiscal de 1804 sur les finances de la commune. Cependant, ses dettes, et surtout les emprunts contractés à Constantinople, ne cessent de préoccuper l’administration ottomane. Les lettres des drogmans de la Flotte qui incitent les représentants de Kastro à les rembourser deviennent de plus en plus pressantes33. Au début de 1818, le nouvel archevêque catholique, Andrea Vengeti, invite à Naxos le jésuite italien, Francesco Franco. Un vent de pénitence souffle sur l’île pendant trois mois et les résidents de Kastro prennent conscience des fautes qui les ont conduits « à la perte de leur âme et à la ruine de leur bourse »34. Au mois de mai 1818, un nouveau statut de la commune est rédigé. Dorénavant, le fonctionnement de l’institution communale se fait sous la supervision directe de l’évêque et du missionnaire35. Chaque semaine, les représentants de la commune confient les sommes d’impôts perçues à un administrateur de l’Église. Le rapport annuel se fait devant une assemblée générale. L’envoyé à Constantinople est désormais sous-contrôle et ses pouvoirs restreints. Au mois de juillet 1818, le drogman de la Flotte informe les autorités de Kastro que leur différend concernant l’emprunt contracté en 1796 auprès de Chourmouzaki a été réglé36. Deux ans plus tard, en 1820, ils obtiennent de nouveau l’affermage annuel des impôts de l’île37.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Autour de cette première formation urbaine, se sont développés les quartiers de Bourgo et de Neochôri qui s’étend jusqu’au rivage. Ces agglomérations formaient, avec le Kastro, un ensemble connu sous le nom de Naxia, Axia, ou Chôra, voir ZERLENTIS, P.,

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«Διαμάχη τῶν ἐν Νάξῳ Καστρινῶν καὶ Νεοχωριτῶν», Παρνασσός 11, 1888, p. 408-414 ; KASDAGLI, A. Land and Marriage Settlements in the Aegean: A Case-Study of Seventeenth- Century Νaxos, Venise, 1999, p. 29-35.

2. LAURENT, V., « la Mission des jésuites à Naxos de 1627 à 1643 », Échos d’Orient, 33, 1934, p. 218-226, 354-375 et 34, 1935, p. 97-105, 179-204, 350-367, 472-487 ; SLOT, B., «Ο ιεραπόστολος Robert Saulger (1637-1709)», Μνημοσύνη 6, 1976-1977, p. 128-129 ; CAMPAGNOLO, M., « la Confrérie de la Sainte-Croix et le monastère des jésuites à Naxos au début du XVIIIe siècle », Θησαυρίσματα 23, 1993, p. 290-298.

3. Voir SLOT, B., « le cas de Philoti. Aspects de l’exploitation d’une grande propriété foncière dans le duché de Naxos, avant et après la conquête turque », Rivista di Studi Bizantini e Slavi, III, 1983, p. 191-206. 4. Nantes, ministère des Affaires étrangères, correspondance consulaire, Constantinople, D, Naxie, 2 : 1. Lettre de l’archevêque de Naxos, Pietro Martiri di Stefani, à l’ambassadeur de France à Constantinople (16 mars 1752) ; 2. Lettre de la commune de Kastro à l’ambassadeur de France, s. d. [1803-1804] ; 3. Liste des dettes des notables de Kastro, s. d. [1799-1800] ; 4. Liste des dettes des notables de Kastro, s. d. [1799-1800] ; 5. Liste des dettes des notables de Kastro, s. d. [1799-1800] ; 6. Liste des dépenses de Lorenzo Delarocca, envoyé de la commune à Constantinople pour les années 1788, 1789, 1792, 1793, 1795, 1797, 1799, s. d. [1799- 1800] ; 7. Lettre de Michail et Nikolaos Markopolitis à Latour‑Maubourg, chargé d’affaires de l’empereur des Français auprès de la Porte Ottomane, (18 juin 1808). Le dernier document est publié par KATSOUROS, K. A., «Η τύχη του Μαρκάκη Πολίτη», Φλέα, 14, avril-juin 2007, p. 48-50. Par manque d’espace, nous ne donnons ici que des extraits de ces documents dont nous présenterons ultérieurement l’édition complète. 5. SLOT, B., Archipelagus turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane, c. 1500‐1718, Istanbul 1982, p. 216. 6. KASDAGLI, A., Land and Marriage Settlements, op. cit., p. 315-320.

7. SLOT, B., Archipelagus turbatus, op. cit., p. 278 et notes 154, 155.

8. PAPAÏLIAKI, N., «Γαλλική Ιεραποστολή και εμπόριο στο Αιγαίο τον 17ο αιώνα» in Πρακτικά ΛΑ΄ Πανελλήνιου Ιστορικού Συνεδρίου, Ελληνική Ιστορική Εταιρεία, , 2011, p. 67-84. 9. SLOT, B., Archipelagus turbatus, op. cit., p. 76-77.

10. Voir R***, [SAULGER, Robert], Histoire Nouvelle des Anciens Ducs et Autres Souverains de l’Archipel avec la description des principales isles et des choses les plus remarquables qui s’y voient encore aujourd’huy, Paris, 1698.

11. TOURTOGLOU, M., «Φορολογικές διενέξεις ‘Φράγκων’ και ‘Ρωμαίων’ στη Νάξο κατά την Τουρκοκρατία», ΕΕΚΜ, 14, 1991-1993, p. 41. 12. Sur Markos Politis voir KEFALLINIADIS, N., «Ο πύργος του Μαρκοπολίτη εις Ακάδημους Νάξου και ο οίκος των Μαρκοπολιτών (1643-1851)», ΕΕΚΜ, 6, 1967, p. 616-802. 13. «[…] si fanno dar la commissione degli affari publici per Constantinopoli a spese di Castello. Arrivati là, prendono una bella casa a Pera, un’altra a Belgrado, e per far figura, si vestono, come qui corre voce, tutti di nuovo. Vi stanno un anno, senz’apportare altro utile al publico, che quello d’aver comprata per quest’anno l’isola, al che certamente avrebbe bastato una lettera sola. Or con questi capricci egli è certo,

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che la comunità finisce di ruinarsi da se stessa, e che fa un torto solenne agli ecclesiastici, ai Francesi, ed ai medessimi Naxiotti», doc. no 1, voir ici note 4. 14. « La comunità di Naxia all’apparenza è governata da due Deputati che sono eletti ogni tutto tempo, essi però hanno bene il titolo, ma non la potestà di comandare, perché in sostanza questo castello è governato da cinque secolari, che da per loro si sono fatti capi della comunità, quattro de’quali ora si trovano a Costantinopoli incaricati de’ pubblici affari, e il altro, ch’ è il più potente, e noto per fama à sua Eccellenza, si trova qui. », ibidem. 15. Cf. MARKOPOLIS, I., «῾Η τελευταία ἐπὶ Τουρκοκρατίας διοικητικὴ ὀργάνωσις τῆς Κοινότητος Κάστρου Ναξίας», ῾Εστία, 1892, p. 333-335. 16. Pour TOURTOGLOU, M., «Παράγοντες αντιστάσεως στα νησιά του Αιγαίου κατά την Τουρκοκρατία – Οι τοπικές ενώσεις», Μνημοσύνη, 1988, p. 285-290, l’affermage des impôts dépend de la surenchère, tandis que ASDRACHAS, S., «Στρατηγικὴ τῶν κεφαλαίων καὶ γραφειοκρατικὲς λειτουργίες: μία περίπτωση μίσθωσης προσόδων στὰ 1790», Ο Ερανιστής, 11, 1974, p. 164, indique l’importance du rôle de la fonction administrative du candidat pour l’acquisition de cette charge. 17. ZERLENTIS, P., Διαμάχη, op. cit., p. 419-420. 18. Ibidem, p. 423-424. 19. ZERLENTIS, P., Φεουδαλικὴ πολιτεία ἐν τῇ νήσῳ Νάξῳ , Ermoupoli, 1925, p. 41 : «1801 φεβρουαρίου 10, εξώρισεν ο πασσάς τον Μαρκάκη Πολίτην προεστώτα των χωρίων της Ναξίας σιδηροδέσμιον εις το κάστρο της Μυτιλήνης·εις τούτο συνείργησαν οι του Κάστρου της Ναξίας προεστώτες, διά την αιτίαν των λογαριασμών οπού εζητούσεν ο Μαρκάκης, διά να πληρώσουν οι λατίνοι το χρέος του Κάστρου διά άσπρα που εσφετέρησαν. 1802 μαρτίου 25 έπνιξαν διά προσταγής του Καπετάν πασά Γαζή Χουσεϊν πασά τον ρηθέντα Μαρκάκην Πολίτην εις το κάστρον της Μυτιλήνης και έκαμεν ζάπτι όλην την περιουσίαν του». 20. Note 4, doc. no 7. 21. ZAKYNTHINOS, D., «Κατάλογος τῆς Συλλογῆς Περικλέους Ζερλέντη» ΕΕΒΣ, 13, 1937, p. 230-304 ; KEFALLINIADIS, N., Ο πύργος του Μαρκοπολίτη, op. cit., p. 675-676. 22. Ibidem.

23. ZAKYNTHINOS, D., Κατάλογος, op. cit., p. 262. 24. Note 4, doc. no 2. 25. « Ed in prova di tutto questo gli si fossero vedere i conti falsi e calunniosi che avevano fatti i scismatici, quattro anni fa, contro i Cattolici, che si trovavano nei mani del Signore Carangia Dragomano di Capitan Pascià. », ibidem. 26. «Pretensioni dei latini di Naxia sopra i Neochoriti: dall’anno 1787 fino al 1803 i Neochoriti devono alla Comunità del Castello dai loro dari, la somma piastre 4834. Delle quale somme essendosi indebitata la Comunità per pagare le contribuzioni dei Neochoriti, ha pagato l’interesse 20 per cento, e monta la somma piastre 13955. Devono di più parte della contribuzione dei Marinari. Pretensioni sopra i Buriani: i Latini pagavano sempre la contribuzione della dogana e delle saline, e pure la dogana e le saline le rendevano i Buriani in variamente per nove anni senza dare i latini il loro tangente; onde devono agli latini la somma di piastre 7250», ibid. 27. «La comunità stessa tiene dei gravi debiti, onde e necessario che i Capitan Pascià ordini con un bujurdi di farsi la tassa dei debiti pubblici, e si levino, perche se non si

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farà ora questo sforzo, e si lascerà ancora crescere il debito, fra pochi anni quella comunità sarà persa, e si ora vendendo porzione dei suoi terreni potrà liberarsi dalli suoi debiti, appresso pero appena se li potrà levare colla vendita anche di tutti i suoi beni», ibid. 28. ZERLENTIS P., Διαμάχη, op. cit., p. 420 : «τὰ τῶν νέων διαιτητῶν τυγχάνουσιν ἄγνωστα, οὐδενὸς διασωθέντος περὶ τούτου ἐγγράφου». 29. Les représentants de la commune pointés débiteurs sont : Chrousaki, Matteo, Francesco, Gianni et Micheleto Sommaripa, Geronimo, Tzortzi et Giakomo Barozzi, Gianni Castri et Lorenzo Delarocca. 30. Les ρέστια sont des sommes qui correspondent soit à des impôts non perçus, soit à des impôts perçus et considérés comme détournés par les autorités communales, cf. MARKOPOLIS, I., ῾Η τελευταία ἐπὶ Τουρκοκρατίας διοικητικὴ ὀργάνωσις , op., cit., p. 334 : «῞Οτι καιρὸν δίδωντας οἱ ἐπίτροποι τοὺς λογαριασμούς των, ἠθέλασι δεῖξῃ ῥέστια, νὰ μὴν τὰ δέχεται τὸ Κοινὸν παρὰ νὰ τὰ ἀφίνῃ εἰς βάρος τοῦ ἐπιτρόπου, ἔξω ἀπὸ μουφλίδικα καὶ λάθητα ἐπιδὴ καὶ μόνον διὰ τὴν σύναξιν εἶναι ἡ πληρωμὴ ὁποῦ τὸ κοινὸν δίνει εἰς τοὺς ἐπιτρόπους. Καὶ ὅταν αὐτοὶ ἠθέλασι ἔχει ἀνάγκη ἀπὸ δύναμη διὰ νὰ τὰ συνάξουν, νὰ συντρέχουν εἰς τοὺς τέσσερης συμβουλατόρους, καὶ ἐκεῖνοι νὰ τῶς εὑρίσκουν τὸν τρόπον νὰ τὰ συνάξουν πρὶν δόσουν τοὺς λογαριασμούς». 31. En guise d’exemple, nous transcrivons ici les transactions de Delarocca à Constantinople pour les années 1793, 1795, 1798 : «1793 : εδανείστικεν από τον Μπονιφάτζιο γρ. 2000, έτερα από Κοκόνα Ζαφειρίτζα γρ. 1500, έτερα από ντοτόρ Περσιάνου γρ. 1000, έτερα από Κονσταντίνου γρ. 1100, έτερα από Σκαναβή γρ. 1000, διάφορον του Βεστερλίκ διά τες πόλιτζες γρ. 19, 10, διάφορον του Σεραφείμ γρ. 35, διάφορον του ντοτόρ Μανολάκη γρ. 180, διάφορον Γιοργαλά γρ. 340, 25, του Αμπάτε Ντακορόνια διά Χρουσάκη γρ. 1359, του ντοτόρ Βρίντιζη διάφορον γρ. 20, διάφορον της Μαλλάς γρ. 30, διάφορον Monsieur Duval γρ. 227. 20, διάφορον της κόρης Σκαναβή γρ. 7, 20, διάφορον του Monsieur Testa γρ. 100. 1795 : εδανήστηκεν από χατμανέσα Χουρμουζάκη γρ. 16 000, διάφορο Μπρίντιζη γρ. 20, διάφορο Μαλλάς γρ. 30, επλήρωσεν του Μανολάκη γρ. 1 860, επλήρωσεν τον Μπονιφάτζιο γρ. 2 440, επλήρωσεν τον χατμάν Μπημ[..]ηκα γρ. 1 100, έτερα του ομοίου γρ. 550, επλήρωσε του Monsieur Duval γρ. 2 431, επλήροσεν της Κοκονίτζας Σταθάκη γρ. 1377, διάφορον του χάτμαν Χουρμουζάκη γρ. 56. 1798 : ήλαβεν από την Ντόμνα Μαβρογένη γρ. 2493, εδανείστικεν από Δημητράκη Κόκο γρ. 1000, εδανείστικεν από την Κοκόνα Ζαφειρίτζα γρ. 2500, διάφορον της Ντόνας Μαβρογένη γρ. 820, διάφορον του σιόρ Τεστα γρ. 80, του χάτμαν Σούτζου διάφορον γρ. 150, του ντοτόρ Ραζή κεφάλι και διαφορον γρ. 1116 : 27, επλήρωσεν του αμπάτε Μπριντιζη και της Μαλλάσενας κεφάλι και διάφορον γρ. 666, 1799 από C. Miquardi γρ. 79.50, από C. Ubert γρ. 100, από Κραβατού γρ. 275, από Γερολημάκη γρ. 5130, 20, εδανείστηκεν από διδάσκαλον Παγίσιον γρ. 2 500, διάφορον δύο χρονών της Αρχόντης χατμανέσας Χουρμουζάκη γρ. 3532, της Δόμνας Μαβρογένη διάφορον γρ. 890.22». 32. Voir note 26. 33. 1815, 7 mars, lettre de Constantin Mavrogenis aux représentants de la commune de Naxos concernant la dette de la commune auprès de Dame Chourmouzaki ; 1817, 8 mai, lettre du drogman Michail Manos à la commune concernant une de leurs dettes ; 27 octobre 1817, lettre de Constantin Manos aux représentants de Kastro par laquelle il

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leur ordonne de régulariser leur dette auprès de Dame Chourmouzaki, ZAKYNTHINOS, D., Κατάλογος, op. cit., p. 262. 34. MARKOPOLIS, I., ῾Η τελευταία ἐπὶ Τουρκοκρατίας διοικητικὴ ὀργάνωσις , op., cit., p. 333-335. 35. Ibidem. 36. 17 juillet 1818 : lettre de Michail Manos aux représentants de la commune par laquelle il leur annonce la fin de leur différend avec Dame Chourmouzaki, ZAKYNTHINOS, D., Κατάλογος, op. cit., p. 263. 37. 1er mars 1820 : commandement du Kapudan Pasha qui leur attribue l’affermage des impôts de l’année, ZAKYNTHINOS, D., ibidem, p. 285.

RÉSUMÉS

De l’analyse des documents découverts dans les archives françaises, nous obtenons des indices révélateurs concernant les activités spéculatives de la commune de Kastro à Naxos sur les revenus publics de l’île, pendant la seconde moitié du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Pour s’assurer les fonds nécessaires à l’affermage des impôts, la commune a de plus en plus recours aux capitaux ottomans de Constantinople, ce qui l’expose aux aléas de l’administration ottomane. Cependant, le taux d’intérêt des emprunts contractés à Constantinople, allant de 10 à 12 %, reste toujours inférieur au taux de 20 % que les autorités communales de Kastro imposeront aux villageois. En 1818, pour éviter sa ruine totale, à cause de l’accumulation de ses dettes, la commune se soumettra à la tutelle stricte de l’Église catholique.

Based on the analysis of documents discovered in the French archives, this study focuses on the speculative activities of the community of Kastro on the public revenues of Naxos, during the late 18th and the early 19th century. To ensure the necessary funds to farming taxes, the authorities of Kastro rely more and more on the ottoman capitals of Constantinople, and that exposes them to the complexity of the Ottoman administration. However, the rate on loans contracted at Constantinople –10 to 12 %–, is still lower than the rate of 20 % that the authorities of Kastro require from the inhabitants of the island. In 1818, to avoid total ruin, because of the accumulation of debt, the administration of the community is placed under the rule of the Catholic Church of Naxos.

Βασίζοντας στην ανάλυση χαρτιών τα οποία ανακαλύψαμε στα γαλλικά αρχεία, βρήκαμε σοβαρές ενδείξεις για τις κερδοσκοπίκες δραστηριότητες της κοινότητας του Κάστρου με τα δημόσια έσοδα της Νάξου κατά το τέλος του 18ου αιώνα και την αρχή του 19ου. Για να αποκτήσει τα αναγκαία χρήματα για την μίσθωση των φόρων, η κοινότητα χρησιμοποιεί όλο και πιο συχνά οθωμανικά κεφάλαια της Κωνσταντινούπολης, και έτσι εξαρτάται περισσότερο από τις διακυμάνσεις της οθωμανικής διοίκησης. Ωστόσο ο τόκος των δανειών στην Κωνσταντινούπολη -10 με 12 %- μένει πολύ χαμηλότερος από τα 20 % τα οποία επιβάλλουν στους κατοίκους του νησιού οι κοινοτικές εξουσίες. Το 1818, για να αποφύγουν την χρεοκοπία λόγω των πολλών χρεών, η χρηματική διοίκηση της κοινότητας τοποθετείται υπό την διοίκηση της καθολικής εκκλησίας.

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INDEX

Thèmes : Histoire motsclestr Toplum, Finans, Yönetim, Vergiler, Naxos, Osmanlı İmparatorluğu, Tarih motsclesmk Заедницата, финансии, Менаџмент, Даноци, Наксос, Отоманската империја, Историја Index géographique : Naxos motsclesel Κοινότητα, Οικονομικά, Διοίκηση, Φόροι, Νάξος, Οθωμανική αυτοκρατορία, Ιστορία Keywords : Community, Finance, Management, Taxes, Naxos, Ottoman Empire, History Mots-clés : communauté, finances, impôts Index chronologique : Empire ottoman

AUTEUR

NIKI PAPAÏLIAKI EPHE, Paris

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L’élite des linguistes grecs au XXe siècle The Twentieth Century Greek Linguists’ Elite Η ελίτ των Ελλήνων γλωσσολογών του 20ου αιώνα

Irini Tsamadou‑Jacoberger

Philologues et linguistes

1 La notion d’élite des linguistes sera abordée dans la présente étude à travers le discours tenu sur et par Manolis Triandafyllidis (1883-1959), Georgios Babiniotis (1939 ) et Anastasios Phivos Christidis (1946-2004). Dans le cas précis des trois personnalités choisies, par linguistes nous entendons à la fois linguistes et philologues et adoptons volontiers la définition avancée par Joseph Vendryes dans son article-hommage à Antoine Meillet, intitulé Linguistique et philologie, paru en 1951, dans lequel il met en avant la non-séparation des deux disciplines, l’utilité d’une liaison entre elles, enfin la collaboration étroite entre linguistes et philologues. Pour VENDRYES (1951, 9-10), alors que le philologue vise à établir et à interpréter des textes, […] Le linguiste a pour tâche de réunir et de comparer des faits de langue aussi nombreux et aussi variés que possible ; il cherche à dégager de cette comparaison les principes qui règlent en général les rapports du langage et de la pensée et en particulier la structure et le développement de chaque langue. […] ; il étudie, en outre, tout ce qui se rapporte à la fonction du langage, la façon dont il s’acquiert, les accidents auxquels il est exposé, le rôle qu’il joue dans la vie sociale, les formes qu’il prend suivant les usages auxquels il est destiné.

2 Mais aussi VENDRYES (op.cit., p. 10) souligne que […] parmi les tâches des linguistes, l’une des principales est de faire l’histoire des langues en remontant dans le passé aussi loin qu’il est possible, et d’établir ainsi les relations de parenté qui les unissent.

3 Le discours sur la vie et l’œuvre de Manolis Triandafyllidis, Georgios Babiniotis et Anastasios Phivos Christidis, permet de leur attribuer aisément ce double profil disciplinaire. Spécialistes à la fois des lettres classiques et de linguistique, ayant fait des

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études en Grèce et à l’étranger (en Allemagne pour Triandafyllidis et Babiniotis, en Angleterre pour Christidis), ils articulent leur recherche et leurs travaux autour de l’étude diachronique et synchronique de la langue grecque et ont à leur actif, entre autres, des histoires de la langue grecque, des grammaires, des dictionnaires, des études sur des phénomènes syntaxiques, morphologiques, lexicaux, mais aussi sur des questions d’ordre sociolinguistique.

Discours sur les linguistes

4 Aussi dans les biographies disponibles est-il souligné que Triandafyllidis a œuvré pour la promotion du démoticisme dans l’enseignement, qu’il a été l’auteur de la grammaire officielle du grec moderne, qu’il a contribué à mener à bien les politiques linguistiques mises en place par différents gouvernements grecs.

5 Babiniotis, quant à lui, est présenté comme linguiste et philologue, professeur des universités, ayant exercé les fonctions de président d’université, de président de la Fondation de la culture hellénique, de la Société linguistique d’Athènes, du Centre de lexicologie, du Conseil d’enseignement primaire et secondaire, de ministre de l’Éducation. Il est également clair qu’il bénéficie d’une notoriété auprès du large public grâce à son dictionnaire, ses chroniques dans les quotidiens grecs et sa participation à des émissions télévisées.

6 Pour ce qui est de Christidis, on lit qu’il était linguiste, professeur des universités, défenseur de la démotique et du système d’accentuation monotonique, qu’il a exercé les fonctions de directeur du Centre de la langue grecque, fondé en 1994 et défini officiellement en tant qu’organe de coordination, consultatif et exécutif, du ministère de l’Éducation, compétent en matière d’éducation et de politique linguistique.

7 Les informations biographiques largement diffusées révèlent que les trois linguistes sont perçus comme ayant joué un rôle central dans la gestion de la question de la langue grecque, mais aussi comme ayant été proches de la classe politique dirigeante, et de ce fait comme ayant bénéficié d’un pouvoir réel et/ou symbolique. En effet, à la fois professeurs des universités grecques et auteurs de nombreux ouvrages de référence sur la langue grecque, son histoire, sa grammaire, sa syntaxe, son lexique, tous les trois ont également occupé des fonctions dans des institutions relevant de l’État.

8 Le discours tenu à propos de ces linguistes par leurs pairs stricto ou lato sensu (linguistes ou journalistes, historiens, politologues, écrivains...), le plus souvent sous forme de comptes rendus, est en outre révélateur de leur image et de la réception à la fois de leurs travaux et de leurs positions.

9 Dans ce sens, des extraits tirés du compte rendu de Théodosopoulou, paru dans Ι EPOCHI1, sur l’ouvrage d’ALISSANDRATOS2 intitulé Μanolis A. Triandafyllidis (1883-1959). Pages de sa vie et de son œuvre, véhiculent clairement cette image et illustrent la reconnaissance et la notoriété dont bénéficient la grammaire de Manolis Triandafyllidis (1978) et le dictionnaire (1998), paru aux éditions de l’Institut Manolis Triandafyllidis3.

10 Les propos de Kriaras, professeur émérite de l’Université de Thessalonique, qui sont cités dans Théodosopoulou et qui portent sur la place de la grammaire de Triandafyllidis, renvoient aussi indirectement à cette image4.

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11 De même, dans l’introduction du Dictionnaire de BABINIOTIS (1998), consacrée à un bref aperçu historique du grec, est mis en avant le rôle déterminant de Triandafyllidis dans la solution de question de la langue en Grèce, notamment par l’imposition du démotique5.

12 Des comptes rendus et des chroniques publiés sur les travaux de Babiniotis, et notamment sur son dictionnaire, nous renseignent sur son image et la réception de ses positions linguistiques. À titre indicatif, nous citons un extrait tiré du compte rendu, paru le 5 novembre 2000 dans I Kathimerini, dans lequel Kriaras critique les choix que l’auteur fait en faveur de la langue savante, voire archaïsante6. Un autre compte rendu, paru le 5 novembre 2000 dans le même quotidien, rédigé par Moschonas, professeur de linguistique à l’Université Panteion, reprend le sous-titre du dictionnaire de Babiniotis7 et critique le caractère normatif des commentaires insérés par l’auteur. De même, Haris dans le compte rendu, paru le 9 juillet 2005 dans Ta Nea, écrit que le dictionnaire de Babiniotis contribue à prolonger la vie du grec savant, voire archaïsant. Il soutient par ailleurs que ce dictionnaire légifère et qu’il comporte des commentaires éminemment prescriptifs8. Il souligne enfin que les choix proposés par Babiniotis sont fondés sur des critères davantage idéologiques que scientifiques.

13 Pour ce qui est de l’image de Christidis, Vagenas, professeur de théorie et de critique littéraires à l’Université d’Athènes, insiste, dans sa chronique parue en 2001 dans To Vima du 18 novembre, sur le caractère non ethnocentriste des positions du linguiste à propos de la continuité de la langue grecque9.

14 Pesmatzoglou, professeur au département des sciences politiques et d’histoire à l’Université Panteion, dans sa chronique To big bang de la langue, parue en 2001 dans To Vima du 25 novembre, parlant de l’ouvrage collectif Histoire de la langue grecque. Des origines à l’Antiquité tardive, publié sous la direction de Christidis en 2001, et notamment de l’introduction rédigée par l’éditeur sur les histoires de la langue grecque, en souligne le caractère innovant. Il écrit notamment qu’il marque une rupture avec les idées du passé et les positions puristes10.

15 Boukalas, dans son compte rendu paru dans I Kathimerini du 22 mai 2013, sur le livre posthume de Christidis Histoire du grec ancien, publié en 2005 aux éditions de l’lnstitut Triandafyllidis et destiné notamment à des élèves, écrit que cet ouvrage est au service de la démocratie de l’information de la connaissance11.

16 Ce survol, certes rapide et incomplet, fait état néanmoins de la reconnaissance, de la notoriété, voire du prestige dont bénéficient les trois linguistes grâce à leurs travaux perçus comme véhiculant leurs convictions, leurs positions à la fois scientifiques et idéologiques, notamment sur l’histoire de la langue grecque.

Discours tenu par les linguistes

17 Examinons maintenant si le discours tenu par les trois linguistes sur des questions relatives à l’histoire et au statut du grec, nous informe aussi sur la place qu’ils pourraient occuper au sein de la classe des linguistes grecs, notamment en tant que représentants d’une élite.

18 Triandafyllidis dans l’Introduction historique de la grammaire néo-hellénique, parue en 1938, fait une introduction historique à la langue maternelle, focalisée sur les étapes qu’a connues la formation de la langue nationale. Celle allant du grec ancien à la koinè

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hellénistique est dans ce sens très brièvement abordée. Il dit ainsi clairement qu’il vise par ce travail à renseigner le lecteur grec sur la langue de la période moderne, sur la formation de la langue orale, sur la codification de la langue écrite12. Il consacre la partie majeure de son travail à la langue orale, aux dialectes, y compris aux koinès néo- helléniques orales, aux koinès néo-helléniques écrites telles qu’elles se sont formées pendant la période de l’occupation ottomane (1453-1828), la période du purisme (1828-1900) et la période du démoticisme (XXe siècle)13. Il se propose d’étudier l’histoire de la langue grecque en rapport avec la littérature et la culture nationales. Cette introduction historique a comme ambition d’aider les Grecs à mieux connaître la langue qu’ils parlent, à l’aimer davantage, à voir clairement ses problèmes actuels, enfin à mieux se rendre compte du besoin de cultiver et de développer la langue écrite14.

19 Par ailleurs, Triandafyllidis consacre un ensemble d’études15 aux mots d’origine étrangère qui, selon lui, non seulement ne corrompent pas la langue, mais révèlent sa vivacité et son dynamisme. Il porte notamment son attention, d’une part, sur l’identification des mots d’origine étrangère, les fonctions qu’ils accomplissent, les attitudes qu’ils suscitent, l’évaluation des solutions proposées à leur égard et, d’autre part, sur la façon dont les Allemands les gèrent. Cette réflexion est en outre mise en perspective avec celle menée à propos du mouvement puriste.

20 Babiniotis, quant à lui, dans la préface du dictionnaire16, intitulée la Langue grecque traite de la spécificité et de l’origine de la langue grecque, des périodes de son histoire, de sa structure et son évolution, de son vocabulaire, de l’écriture et orthographe grecques, de la question de la langue. Pour lui, la spécificité de la langue grecque consiste en plusieurs atouts dont son unité historique17, la place à part qu’elle occupe parmi les 2 700 langues18 ; son caractère cultivé ; son caractère œcuménique fondé à la fois sur des critères historiques et évaluatifs ; le rôle fondamental qu’elle a joué et continue à jouer dans la formation de la terminologie scientifique internationale, mais également dans la formation du vocabulaire quotidien des Européens et par conséquent du vocabulaire d’un grand nombre de langues. Il soutient enfin que le vocabulaire du grec est une preuve de la continuité de ce dernier et de son identité internationale dans la communication européenne et universelle19. Bien que dans l’introduction de sa grammaire, parue en 2005, Babiniotis souligne que son objectif est de décrire et non pas de prescrire20, force est de constater que son attitude et ses positions manifestées à travers ses commentaires et ses explications relèvent davantage d’une approche prescriptive et conservatrice. Il faudrait également noter que ces positions sont, à l’opposé de celles des deux autres linguistes, très médiatisées, en raison en partie de la participation de Babiniotis à des émissions télévisées et des chroniques publiées dans les quotidiens.

21 Christidis (2001, 2004, 2005) pour sa part envisage l’étude de la langue dans sa dimension historique et celle de l’histoire dans sa dimension linguistique. Dans ce sens, il considère que la langue n’existe pas en dehors de l’histoire et l’histoire en dehors de la langue21. Pour lui, tout locuteur a une autonomie de communication et d’expression et n’a pas besoin d’être assisté et soutenu par le passé de sa langue22. De même, la langue grecque n’est pas la mère de toutes les langues, mais est une langue parmi les langues indo-européennes (2004). Il soutient aussi que la continuité de la langue grecque est évolutive et que, dans ce fait, la langue grecque ne relève pas d’un statut privilégié. Il considère aussi que le caractère conservateur de la langue grecque est

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expliqué par l’influence qu’ont exercée Byzance, l’Église et les attitudes linguistiques qui cultivent la continuité avec des formes plus anciennes (2001, 15). De même, le changement linguistique, l’emprunt et les contacts des langues et des cultures constituent des processus naturels et incontestables23. Christidis aborde également dans ses écrits la position du grec moderne au sein de l’Union européenne, l’hégémonisme linguistique, le statut des langues, l’homogénéité et la variation linguistiques.

22 L’examen des données partielles que nous avons retenues et qui sont relatives à l’histoire de la langue grecque fait ressortir une récurrence thématique chez les trois linguistes articulée principalement autour de trois axes : la langue, les contacts des langues, le rôle du linguiste et de la linguistique. Aussi tous les trois s’interrogent-ils sur la continuité et le conservatisme de la langue grecque, le changement et la variation linguistiques, la diversité linguistique, les emprunts et le purisme, la place du grec au sein de l’Europe. Cette récurrence thématique, qui prouve certes l’importance de ces questions dans la période étudiée, ne signifie pas néanmoins convergence de points de vue.

23 Les trois linguistes sont porteurs d’idées plus ou moins divergentes, et cela pour des raisons diverses et variées. Il serait ainsi possible d’avancer que ces positions soient liées à des questions d’ordre théorique et idéologique, mais aussi à l’engagement politique des linguistes en question, la médiatisation qui en découle et l’impact de celle- ci sur la scientificité plus ou moins élevée et rigoureuse des discours. Il s’avère en fait que les trois linguistes ont des visions plus ou moins divergentes quant à ce que sont la langue grecque et les raisons de son étude. En d’autres termes, il apparaît que les trois linguistes apportent des réponses différentes à la double question : à quel grec doit-on s’intéresser et dans quel but ?

24 Il semble ainsi que Triandafyllidis s’intéresse au grec langue maternelle, objet de codification et de standardisation, alors que Babiniotis s’intéresse au grec moderne dans sa relation étroite avec le grec ancien. Il se focalise pour ainsi dire sur sa description qui comporte néanmoins une dimension évaluative. Dans ce sens, il apparaît que Babiniotis tient un discours de descripteur – évaluateur et émet des jugements de valeur à propos du grec et de ses locuteurs. Enfin, pour Christidis, le grec est inscrit dans son contexte historique et social. Il reflète les contacts permanents qu’il a eus et continue à avoir avec les autres langues et cultures et c’est en tant qu’objet d’interprétation qu’il est envisagé. Ce bref aperçu montre en outre que le contexte dans lequel les trois linguistes ont vécu et dans lequel est ancrée leur réflexion fut particulièrement important non seulement pour l’étude de l’histoire de la langue grecque (un grand nombre d’études voient le jour24), mais également pour la place de plus en plus importante qu’occupent les représentations et les attitudes linguistiques dans l’étude de l’identité néo-hellénique. C’est dans ce sens que nous pensons que l’impact de ces linguistes sur les orientations idéologiques de leur époque dépasse largement le milieu linguistique.

Vers une définition d’une élite de linguistes

25 En guise de conclusion, il paraît opportun de revenir à la question initiale et de proposer une définition provisoire de l’élite des linguistes. En d’autres termes ces

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linguistes représentent-ils l’élite des linguistes grecs du XXe siècle et si oui, comment cette élite pourrait-elle être définie ?

26 Les discours recueillis permettent de retenir quelques critères pertinents qui pourraient fonder l’accès de ces linguistes à l’élite des linguistes grecs du XXe siècle. En effet, partant d’une définition communément acceptée, selon laquelle une élite est déterminée par des critères tels que la position élevée dans une catégorie socioprofessionnelle, la notoriété, le pouvoir, nous constatons : • que les trois linguistes occupent une place au sommet de la hiérarchie professionnelle : ils sont en effet professeurs d’université ; • qu’ils jouissent d’une notoriété et d’un pouvoir essentiellement symbolique au sein de la profession, et pas seulement, de par leurs fonctions, les rapports qu’ils entretiennent avec la classe politique et leurs travaux ; • qu’ils ont un impact sur leurs pairs et les autres de par leur notoriété, leurs idées et leurs positions ; • qu’ils représentent leur époque, une époque cruciale pour la langue grecque et la définition de la politique linguistique en Grèce, la construction des représentations linguistiques et l’appréhension de l’identité néo-hellénique.

27 Tenant compte de ces critères, il est possible donc d’avancer une définition plurielle de l’élite des linguistes – fondée à la fois sur des critères communs à toute élite et spécifiques à l’élite des linguistes – qui devrait bien évidemment être validée et complétée par un échantillon de données bien plus riche et représentatif, d’abord pour ce qui est du XXe siècle, par la suite pour ce qui est des XVIIIe, XIXe et XXIe siècles 25. Cette élite comporterait alors les meilleurs éléments dans le domaine de la linguistique exerçant une fonction académique élevée et serait une « saillance » fondée sur le critère d’« excellence individuelle »26. Ses membres devraient bénéficier d’une image et d’une notoriété fondées par les pairs ainsi que par des jugements externes. Ils devraient avoir un impact sur les orientations linguistiques, idéologiques et intellectuelles de leur époque. Cette élite devrait enfin permettre d’étudier les représentations et les aspirations de la société grecque, car comme le soulignent les historiens LEFERME‑FALGUIÈRES et VAN RENTERGHEM (2000, 67), […] les élites offrent le miroir déformant d’une société et de ses aspirations. Elles représentent donc l’occasion pour l’historien de comprendre les mentalités, d’entrer dans les représentations symboliques, constituant ainsi un des liens entre l’histoire sociale et l’histoire des mentalités.

BIBLIOGRAPHY

Bibliographie

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NOTES

1. Édition online du 9 mai 2011. 2. Paru en 2010 aux éditions du Musée Bénaki. 3. Le compte rendu en question commence comme suit : «Απαντες, δεδομένου ότι η βασική εκπαίδευση είναι υποχρεωτική, γνωρίζουν τη Γραμματική Τριανταφυλλίδη. Οσοι ανασφαλείς εξαρτώνται από τα λεξικά, γνωρίζουν και το Λεξικό Τριανταφυλλίδη». Et plus loin, il est souligné que Triantafyllidis est perçu comme un «δάσκαλος που δέσποζε στο πρώτο μισό του 20ου αι». 4. Il souligne que «[...] για δεκαετίες πολλές θα είναι (η Γραμματική Τριανταφυλλίδη) η πυξίδα και ο φάρος σε όσους θα πλέουν και θα ταλανίζονται στα τρικυμισμένα ακόμη νερά της γλωσσικής μας θάλασσας». 5. BABINIOTIS (1998, 25) écrit à ce propos : «Στον αγώνα για την επικράτηση της δημοτικής μέσα από την Εκπαίδευση καθοριστικό ρόλο παίζει η στάση τού Μανόλη Τριανταφυλλίδη. Με τη μετριοπάθεια και την τακτική του να δεχθεί στον κορμό τής δημοτικής τα ζωντανά λόγια στοιχεία και να μην προκαλεί με ακραίες ρυθμιστικές τοποθετήσεις, όπως έκανε ο Ψυχάρης, πυκνώνει τις τάξεις των υποστηρικτών τής δημοτικής. Παράλληλα επιδίδεται στη δημιουργία έργου υποδομής, στη σύνταξη, (μαζί με μια Επιτροπή που ορίστηκε επί Μεταξά) της πρώτης γραμματικής της Δημοτικής, της «Κρατικής Γραμματικής», όπως είναι γνωστή, που εκδόθηκε το 1941». 6. «Ο λεξικογράφος με αισθητήν υπερβολή δέχεται στο λεξικό του στοιχεία αρχαϊστικά, καθόλου σήμερα απαραίτητα. Το γεγονός εξηγείται : πριν από ορισμένες δεκαετίες ο κ. Μπαμπινιώτης τοποθετούσε τον εαυτό του σε αντίθετο στρατόπεδο από εκείνο του δημοτικισμού (...)». 7. «Με εκτενή σχόλια για τη σωστή χρήση των λέξεων». 8. Haris écrit qu’il s’agit de «σχόλια αστυνομικού και ρυθμιστικού χαρακτήρα». 9. Il écrit «Η επανατοποθέτηση επί ιστορικής βάσεως του γεγονότος της συνέχειας της ελληνικής γλώσσας από τον Χριστίδη, έναν γλωσσολόγο που μόνο εθνοκεντρικός δεν θα μπορούσε να χαρακτηριστεί, μας δίνει την αφορμή να αναφέρουμε μιαν άλλη - προς την αντίθετη κατεύθυνση -στρέβλωση του θέματος». 10. Pesmatzoglou écrit : «μια τομή, για μια ρήξη εν τέλει με αντιλήψεις του παρελθόντος» et continue «περασμένα ξεχασμένα τα περί καθαρότητας της ελληνικής γλώσσας με όλα τα συγχρονικά παρεπόμενα».

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11. «[...]τη δημοκρατία της πληροφόρησης, τη δημοκρατία της γνώσης, υπηρετεί το τελευταίο έργο του Τάσου Χριστίδη». 12. TRIANDAFYLLIDIS (1938, 7) écrit à ce propos : «Η ιστορική αυτή έρευνα της μητρικής γλώσσας είναι για το ελληνικό κοινό ξεχωριστά αναγκαία. Προλήψεις ζυμωμένες με χιλιόχρονη εκαπαιδευτική παράδοση από το ένα μέρος και έλλειψη απ’αυτήν της παραμικρότερης γλωσσολογικής προπαιδείας δεν αφήνουν να ριζώσουν σωστές κρίσεις για τη γλώσσα του, όπως τη διαμόρφωσε μέσα στους αιώνες η γλωσσική εργασία του ελληνικού λαού». 13. Ibidem, p. 144. 14. Ibid., p. 9. Triandafyllidis termine notamment sa préface comme suit «η γλώσσα μας συνεχίζει τη γλώσσα που στάθηκε εκφραστικό μέσο των αρχαίων Ελλήνων, που χρησίμεψε για πρότυπο στον ευρωπαϊκό και γενικά στο νεώτερο πολιτισμό, και, στη σημερινή της μορφή, μητρική γλώσσα των νέων Ελλήνων, θα γίνη, κατάλληλα καλλιεργημένη, άξιο όργανο ενός νεοελληνικού πολιτισμού». 15. TRIANDAFYLLIDIS, 1963.

16. BABINIOTIS, 1998, p. 17-26. 17. Ibid., p. 18. À ce propos, il écrit «η ελληνική αποτελεί μοναδικό παράδειγμα γλώσσας με αδιάσπαστη ιστορική συνέχεια και με τέτοια δομική και λεξιλογική συνοχή που να επιτρέπει να μιλάμε για μια ενιαία ελληνική γλώσσα από την αρχαιότητα έως σήμερα». 18. Ibid., p. 18. «Αντίθετα προς άλλες γνωστές αρχαίες γλώσσες […], οι οποίες χάθηκαν νωρίς, η Ελληνική διατηρείται πάνω από 40 αιώνες τώρα ως ζωντανή στην εξέλιξή της γλώσσα». 19. Ibid., p. 22. «Ο χώρος του λεξιλογίου της Ελληνικής εμφανίζει ιδιαίτερο ενδιαφέρον, τόσο ως αδιάψευστο τεκμήριο της συνέχειας της ελληνικής γλώσσας όσο και ως ‘διεθνής ταυτότητα’ στην ευρωπαική και (…) στην παγκόσμια γλωσσική επικοινωνία». 20. CLAIRIS & BABINIOTIS (2005, XII) «[…] το όλο πνεύμα που επικράτησε εκ μέρους μας στη σύνταξη της Γραμματικής ήταν να απαλλάξουμε την περιγραφή των γραμματικών μηχανισμών της ελληνικής γλώσσας από ρυθμιστικές δεσμεύσεις». 21. CHRISTIDIS (2004, 4) «Δεν υπάρχει γλώσσα εκτός ιστορίας, όπως δεν υπάρχει ιστορία χωρίς τη γλώσσα» et «[…] το γλωσσικό φαινόμενο /είναι/ κοινωνικοϊστορικό μόρφωμα». 22. Ibid., p. 4. «[…] ο χρήστης /κάθε γλωσσικού συστήματος/ έχει σε κάθε χρονική στιγμή επικοινωνιακή και εκφραστική αυτάρκεια και δεν χρειάζεται τη στήριξη του γλωσσικού παρελθόντος». 23. CHRISTIDIS, 2005, «Οι γλώσσες αλλάζουν, δεν χαλάνε» […] «Το 40 % περίπου του λεξιλογίου της αρχαίας ελληνικής είναι προϊόν δανεισμού» […]. «Καθαρές γλώσσες δεν υπάρχουν, γιατί οι λαοί και οι πολιτισμοί δεν ζουν σε γυάλες αλλά σε συνεχή επαφή, εχθρική ή φιλική, μεταξύ τους». 24. Cf. CHRISTIDIS (2001, 4) 25. Il serait ainsi possible d’inventorier toutes les contraintes externes qui pèsent sur le champ des linguistes et donc sur l’élite. Voir à ce sujet, Rémy RIEFFEL, 1983, 465.

26. Nathalie HEINICH (2006) distingue deux conceptions différentes de l’élite : la conception moniste qui « assimilant l’élite à une catégorie sociale unique, la considère de façon restrictive, en en faisant un synonyme de “catégorie dominante”, c’est-à-dire

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en prenant pour critère la fonction de pouvoir ». Selon la conception pluraliste en revanche, l’élite devient « une “saillance” à l’intérieur de différentes catégories sociales. Dans cette perspective, il existe une pluralité d’élites relative au milieu ou à la catégorie considérée : l’élite des avocats, l’élite des hommes d’affaires, l’élite des fonctionnaires, etc. ».

ABSTRACTS

Focused on Manolis Triandafyllidis (1883-1959), Georgios Babiniotis (1939-) and Anastasios Phivos Christidis (1946-2004), this paper aims to examine to what extent these three linguists are a representative and emblematic sample of what we could call the “twentieth century Greek linguists’ elite”. Our approach, both empirical and theoretical, while reflecting a partial vision (it concerns only three cases), could nevertheless lay the foundations for a more thorough and a diachronic study of the Greek linguists’ elite, and contribute to the reflexion on the notion of elite.

Focalisée sur Manolis Triandafyllidis (1883-1959), Georgios Babiniotis (1939—) et Anastasios Phivos Christidis (1946-2004), cette intervention se propose d’examiner dans quelle mesure ces trois linguistes constituent un échantillon représentatif et emblématique de ce qu’on pourrait appeler l’élite des linguistes grecs du XXe siècle. Notre démarche, à la fois empirique et théorique, tout en reflétant une vision partielle (elle ne porte que sur trois cas), pourrait néanmoins jeter les bases pour une étude plus approfondie de l’élite linguistique grecque dans le temps, et contribuer à la réflexion sur la notion même d’élite.

Με επίκεντρο τον Μανώλη Τριανταφυλλίδη (1883-1959), τον Γιώργο Μπαμπινιώτη (1939— ) και τον Αναστάσιο Φοίβο Χρηστίδη (1946-2004), αυτό το άρθρο έχει σκοπό να εξετάσει ως ποιο σημείο αυτοί οι τρεις γλωσσολόγοι είναι ένα αντιπροσωπευτικό και συμβολικό παράδειγμα της λεγομένης ελίτ των Ελλήνων γλωσσολόγων του 20ου αιώνα. Η προσέγγισή μας τόσο θεωρητική και εμπειρική, σ’αυτές τις τρεις περιπτώσεις μόνο, θα μπορούσε ωστόσο να θέσει τα θεμέλια μίας πιο βαθειάς και διαχρονικής μελέτης της ελίτ των Ελλήνων γλωσσολογών και να συμβάλλει στον προβληματισμό για την έννοια «ελίτ».

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Geographical index: Grèce Subjects: Linguistique Mots-clés: Babiniotis Giorgos (1939-), Babiniotis Giorgos (1939-), Christidis Phoivos Anastasios (1946-2004), Christidis Phoivos Anastasios (1946-2004) motsclestr Babiniotis Giorgos (1939-), Christidis Phoivos Anastasios (1946-2004), Triantaphyllidis Manolis (1883-1959), Yirminci Yüzyıl, Dilbilim motsclesmk Бабинуотис Гјоргос (1939— ), Христидис Анастасиос (1946-2004), Грција, дваесеттиот век, лингвистика Keywords: Babiniotis Giorgos (1939-), Christidis Phoivos Anastasios (1946-2004), Greece, Twentieth century, motsclesel Τριανταφυλλίδης Μανώλης (1883-1959), Χριστήδης Φοίβος Αναστάσιος (1946-2004) Chronological index: vingtième siècle

AUTHOR

IRINI TSAMADOU‑JACOBERGER Université de Strasbourg

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Adamantios Koraïs : la dimension éthique et politique de l’éducation « classique » Adamantios Koraïs, and the Political and Ethical Dimension the “Classical Education” Ο Αδαμάντιος Κοραής και η πολιτική και ηθική διάσταση της «κλασσικής εκπαίδευσης»

Aikaterini Lefka

Introduction

1 La 3e Assemblée nationale de Trézène, réunie en 1827, vote un texte exprimant officiellement à Adamantios Koraïs la reconnaissance de ses compatriotes pour les bienfaits de son activité intellectuelle et morale, étendus sur toute la nation hellénique. Permettez-moi de citer quelques phrases de ce texte : La Grèce te félicite, co-citoyen excellent, qui te réjouit de sa résurrection. Elle t’est reconnaissante, car elle a bénéficié d’un bienfait inestimable grâce à tes écrits excellents. L’amour des Hellènes pour l’éducation provient des lumières que tes Prolégomènes ont semées dans leur cœur depuis quelques années, des livres que ton patriotisme a procurés à notre pays, des écoles que tes sages conseils ont fondées. De causes aussi bienfaitrices ont apporté les biens de la liberté dont tes co-citoyens profitent aujourd’hui. Des biens aussi inestimables sont dignes de la gratitude des générations et des siècles […]1.

2 Depuis lors, de nombreux représentants des lettres néohelléniques, ainsi que des instances officielles, comme les universités ou l’État grec ont exprimé leur admiration et leur reconnaissance pour ce « Maître de la nation hellénique » (Διδάσκαλος του Γένους), entièrement dévoué à son œuvre éducative.

3 Dans le présent article, je tenterai, à la suite de l’analyse de passages pertinents de quelques-uns des textes de Koraïs, de mieux clarifier ses positions sur la manière dont

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l’étude des auteurs « classiques » pouvait contribuer à l’éducation éthique et politique des Grecs, pendant la guerre d’indépendance et après la création de l’État néohellénique. Il me semble que les idées de Koraïs peuvent présenter encore de l’intérêt aujourd’hui, non seulement pour les Grecs, qui traversent actuellement une sérieuse crise économique, politique et éthique, mais aussi pour tout être humain désirant une vie heureuse.

Quelques données biographiques

4 Adamantios Koraïs (1748-1833), médecin et philologue classique, est un érudit cosmopolite de l’âge des Lumières qui a choisi pendant la plus grande partie de sa vie de vivre à Paris, où il a produit une œuvre philologique et littéraire extraordinaire.

5 Quand, en 1805, les frères Zossimas, des riches commerçants épirotes, lui posent la question : « Par quel moyen pourrait-on accélérer la renaissance de la Grèce, qui débute ? », Koraïs répond : « Par la réunion et l’édition des textes des poètes et des écrivains grecs les plus importants, avec des longues préfaces dans le langage courant ».

6 Convaincus, les frères Zossimas décident de financer l’édition de la « Bibliothèque hellénique » dans le cadre de laquelle Koraïs traduit, commente et publie de nombreux textes antiques qu’il estime précieux pour l’éducation morale et politique de la nation grecque, par exemple, des rhapsodies de l’Iliade, des discours d’Isocrate, certaines des Vies parallèles de Plutarque, des œuvres de Platon, de Xénophon, d’Aristote, d’anciens médecins… À ce travail monumental, Koraïs ajoute de nombreuses lettres et des essais, souvent dans le cadre des Préfaces ( Prolegomena) de ces œuvres, ou publiés indépendamment, analysant la situation de la Grèce de son temps et y apportant ses propres conseils.

7 Selon lui, la révolution de 1821 s’est produite quelques décennies trop tôt, car les Grecs avaient pris conscience de leur soif de liberté, de justice et de dignité, mais n’avaient pas eu le temps de s’éduquer suffisamment pour savoir comment réaliser l’organisation efficace d’un État démocratique2. Cette attitude lui a valu de nombreuses critiques ; cependant, jusqu’à sa mort le savant n’a jamais cessé de soutenir la Révolution et la création du nouvel État grec, matériellement et moralement, directement et indirectement, en mobilisant compatriotes et étrangers.

L’importance de l’éducation

8 Koraïs distingue les hommes en esprits « ronds » et « carrés ». Les premiers manquent d’éducation et peuvent dès lors « rouler » dans tous les sens, puisque facilement influençables par les avis des uns et des autres. Les seconds, « taillés » par l’éducation, se tiennent solidement ancrés sur leurs principes, car ils ont pleinement conscience de ce qui est vrai et juste ou non, ayant développé leur esprit rationnel et critique3.

9 Ce penseur considère comme un « axiome de l’éthique et de la politique » l’idée que « quand les Lumières (c.-à-d. du savoir) brillent, l’esclavage doit nécessairement cesser », car « les sciences et la tyrannie n’ont jamais cohabité. Si la tyrannie n’a pas réussi à les chasser, elle doit obligatoirement être chassée par elles »4.

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10 C’est pourquoi il soutient inconditionnellement et pendant toute sa vie que le meilleur moyen pour changer le statut de la Grèce soumise aux Ottomans en créant sa « renaissance », c’est l’éducation5. Les défenseurs de l’éducation de la nation sont même considérés par le savant comme des personnes « qui coopèrent avec la volonté divine », laquelle ne peut que soutenir la libération et le redressement des Grecs6.

11 Koraïs distingue l’éducation « de la tête » et celle « du cœur ». La première sans la deuxième est précieuse, mais elle se résume en une accumulation de connaissances scientifiques, et donc ne garantit pas le bonheur de l’individu, encore moins de toute la nation, le seul bouclier contre l’esclavage. La véritable paideia, considérée comme « le trésor de l’âme », concerne prioritairement l’éducation du caractère7 et doit commencer dès la petite enfance, afin que les jeunes gens apprennent à aimer et à suivre la vérité, la liberté et la justice pour toute leur vie8. L’éducation des enfants enseigne et le juste usage de la richesse, et l’honnête soin de la pauvreté, ou la patience philosophique. Elle seule garde le riche de la bêtise de considérer ceux qui sont moins fortunés que lui comme ses inférieurs, autant que le pauvre de flatter les riches et d’atteindre par la ruse et le mensonge ce qu’il doit gagner avec ses peines. Elle seule amène et le moins savant à honorer la sagesse et le sage à ne pas la déshonorer par quelque barbarie bestiale de ses mœurs. Sans elle, l’or dans les mains du riche et les sciences dans la tête du sage deviennent des instruments de destruction plus terribles qu’un couteau dans les mains d’un ivrogne ou d’un fou. Vos enfants, amis grecs, peuvent grâce à leur intellect devenir des astronomes, des chimistes, des physiciens et acquérir toute science et toute connaissance ; mais ils vont cueillir davantage de dommages que de bénéfices de celles-ci, si leur éducation depuis l’enfance n’arrive pas à les rendre des êtres humains utiles aux autres9.

12 Seule cette éducation peut encourager la lutte libératrice contre toute forme de tyrannie, y compris la tyrannie de ses propres passions, qui est la plus dangereuse de toutes – résultat inévitable intériorisé d’une vie d’esclavage10. De plus, elle peut soutenir la réalisation d’un État bien administré dans la suite, car le peuple apprend à se soumettre seulement aux lois, à respecter ses gouverneurs, ainsi qu’à honorer et à aimer ses concitoyens comme des frères, ses égaux11.

13 Inspiré par la Renaissance italienne, Koraïs soutient que l’étude des grandes œuvres classiques de la littérature grecque et latine est la plus appropriée pour réaliser cette tâche d’éducation éthique et politique, difficile parmi toutes, mais indispensable pour le bonheur privé et public12.

Comment l’éducation « classique » peut-elle former le caractère des citoyens ?

14 Comment l’éducation « classique » peut-elle jouer un tel rôle éthique et politique d’importance capitale ?

15 D’abord, Koraïs pense que « la langue hellénique (…), à côté de ses autres qualités, possède quelque charme exceptionnel, par lequel non seulement elle adoucit les mœurs des jeunes, mais aussi elle les rend plus modestes et plus tempérés »13. Qui plus est, il croit que l’étude sérieuse du grec ancien et du latin, qu’il considère indissociable du grec14, aidera les Hellènes de son temps à avoir une meilleure connaissance de leur propre langue maternelle à usage courant, qui a besoin de nouvelles œuvres littéraires

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pour mieux se définir et se développer. Il s’agit d’une tache d’importance primordiale, car la langue nationale est l’expression de la pensée et de la conscience d’un peuple15.

16 En deuxième lieu, l’étude des textes classiques enseigne « aux ignorants la gloire de nos ancêtres, et les erreurs, par lesquels une telle gloire a péri, ainsi que les moyens, par lesquels on peut à nouveau l’assumer, moyens qui sont fondés sur la véritable Éthique »16.

17 Enfin, ce n’est pas seulement le contenu théorique des œuvres de l’extraordinaire culture de l’Antiquité qui peut offrir aux jeunes des bases éthiques et politiques solides, mais aussi et surtout l’exemple concret des personnages historiques qui incarnent ces valeurs. Les Grecs et les Romains illustres du passé doivent devenir des modèles de vertu, de justice, d’égalité et d’amour envers la patrie, des exemples à suivre, comme, par ailleurs, ceux des personnalités extraordinaires contemporaines, rencontrées chez d’autres peuples17. Une telle vertu demandait beaucoup de ses disciples le vertueux Épictète et Socrate qu’Épictète admirait ; elle sera acquise par celui qui imitera ces hommes bienheureux de manière sage, ayant comme seul but de cette acquisition de faire du bien à son pays, en bénéficiant lui-même le premier, et de la rendre bienheureuse par son propre bonheur18.

18 Pour atteindre ces objectifs, il faut évidemment que l’enseignant des textes « classiques » suive une méthodologie appropriée et bien réfléchie. Koraïs s’est penché avec beaucoup d’attention sur cette question concrète et développe à plusieurs reprises des conseils à suivre.

19 Il pense d’abord que la philologie doit aller de pair avec la philosophie : la sagesse n’est pas une accumulation de connaissances, mais un véritable « art de vivre », menant à la vertu et au bonheur, d’après les maîtres de l’Antiquité19. L’enseignant doit effectuer un choix approprié de textes à étudier avec les jeunes ; ceux-ci doivent s’accorder aux principes éthiques et politiques recherchés20.

20 Koraïs insiste sur la nécessité d’intégrer des méthodes d’enseignement modernes, comme celles de Pestalozzi21, d’utiliser une langue compréhensible et de se concentrer sur l’essentiel de la matière à transmettre, en évitant autant le perfectionnisme stérile que le manque de connaissances élémentaires22. Enfin, le savant n’omet pas de mentionner comme des conditions sine qua non de l’enseignement réussi l’abandon des punitions physiques qui ne font que perpétuer les mœurs des esclaves, et l’effort pour enseigner de manière agréable, en encourageant une émulation saine et spontanée23. Il va jusqu’à soutenir que l’enseignant doit aimer et traiter ses étudiants comme ses propres enfants24.

21 Ainsi les jeunes arriveront-ils « à lire les recommandations des hommes anciens, non pas comme des lecteurs, mais comme des auditeurs de maîtres présents. Cette manière seule peut les inciter à les imiter, seule peut engendrer dans leurs âmes l’amour de la vraie liberté »25.

Conclusions

22 Les chercheurs contemporains semblent divisés en ce qui concerne l’importance de la dimension éthique et politique accordée par Koraïs aux textes qu’il a traduits et édités26. Il me semble que, si nous nous penchons avec attention sur les écrits de ce savant, comme nous l’avons fait dans le cadre de la présente étude, nous pouvons

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attester du rôle primordial de cette double finalité concernant l’étude de textes « classiques » de l’Antiquité. Je pense, de surcroît, que les idées de Koraïs peuvent être largement appliquées encore maintenant, dans un monde qui cherche les moyens de sortir d’une crise non seulement économique, mais surtout éthique, politique, sociale, voire métaphysique.

23 Je clôturerai avec une citation d’Angelos Terzakis, qui exprime, à mon avis, d’une manière particulièrement poétique, la quintessence de l’œuvre inestimable d’Adamantios Koraïs : Koraïs : une âme d’ermite, derrière la fenêtre d’un pays étranger, dans la nuit. Il veille et il illumine27.

BIBLIOGRAPHIE

KORAÏS Adamantios, 1969-70, Άπαντα [Œuvres complètes], 2 tomes, Athènes : Biri, 475 et 446 p.

NOTES

1. Ψήφισμα της Γ’ Εθνικής Συνελεύσεως των Ελλήνων, προς τον σοφόν Αδ. Κοραήν, εν Τροιζήνι τη 9 Απριλίου 1827. Voir Α. ΚΟΡΑΉ, Άπαντα, IΙ, εκδ. Σ. Ι. Μπίρης, Αθήνα, 1970, p. 8 (la traduction de tous les textes est de l’auteur). 2. Voir, par exemple, la « lettre confidentielle » que Koraïs adressa aux dirigeants des Grecs le 2 août 1825 (Α. ΚΟΡΑΉ, op. cit., II, p. 255-261).

3. Voir la lettre de Koraïs à A. Kontostavlos, du 25 octobre 1822 (Α. ΚΟΡΑΉ, op. cit., II, p. 203).

4. Voir la lettre de Koraïs à A. Idromenos de Parga, du 27 novembre 1803 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 354).

5. Voir « L’art de la parole », Bibliothèque hellénique, Préface no 1, 1807 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 275-276). 6. Voir « Opinions pédagogiques », Lettres, III, 605 (Α. ΚΟΡΑή, ibid., I, p. 392).

7. Voir « Opinions pédagogiques », Lettres, III, 397 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 392).

8. Voir « Opinions pédagogiques », Lettres, III, 547 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 392).

9. Voir « L’éducation des enfants », Pensées improvisées (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 295).

10. Voir la lettre de Koraïs aux gouverneurs de la Grèce, du 10 janvier 1822 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid. II, p. 174-175).

11. Voir « Opinions pédagogiques », Lettres, III, 932 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 392-393). 12. Voir, par exemple, « L’art de la parole », Bibliothèque hellénique, no 1, Préface, 1807 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 268-269) et « L’éducation des enfants », Pensées improvisées (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 297).

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13. Lettre de Koraïs à A. Vassileiou, de 1804, où il expose les rapports entre le grec ancien et moderne (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 339). 14. Voir, par exemple, « l’Art de la parole », Bibliothèque hellénique, no 1, Préface, 1807 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 274 et 276).

15. Voir A. KORAÏS, « Aelianus », Avant-garde de la bibliothèque hellénique, 1805 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 194). 16. Voir les remarques de Koraïs notamment concernant l’enseignement d’œuvres de rhétorique, mais valables également pour toute la littérature de l’antiquité, dans « l’Art de la parole », in Bibliothèque hellénique, Préface no 1, 1807 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 262). 17. Voir, par exemple, la lettre de Koraïs aux représentants des Grecs envoyés en mission à Londres, du 21 février 1824 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., II, p. 238-239) et idem, « Socrate », Bibliothèque hellénique, no 15, Préface, 1825 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 35-37).

18. A. KORAÏS, « Épictète », Bibliothèque hellénique, no 7, Préface, 1827 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 160). 19. Voir, par exemple, la lettre de Koraïs à E. Kaïri de Kydonia, du 18 janvier 1815 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., II, p. 294-297), « Aux Hellènes », Avant-garde de la bibliothèque hellénique, 1805 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 248-249, 254) et « Chercheurs et législateurs de la langue », Bibliothèque hellénique, no 6, Préface, 1812 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 310-312). 20. Voir, par exemple, « Aux Hellènes », Avant-garde de la bibliothèque hellénique, 1805 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 243-244, 248, 252, 259). 21. Voir « La Communauté de Constantinople », Pensées improvisées, Bibliothèque hellénique, no 4, Préface, 1810 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 280-281). 22. Voir, par exemple, « Aux Hellènes », Avant-garde de la bibliothèque hellénique, 1805 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 257-258). 23. Voir, par exemple, « Aux Hellènes », Avant-garde de la bibliothèque hellénique, 1805 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 250-251). 24. Voir, par exemple, « Aux Hellènes », Avant-garde de la bibliothèque hellénique, 1805 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 251) et « Chercheurs et législateurs de la langue », Bibliothèque hellénique, no 6, Préface, 1812 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 309-310).

25. A. KORAÏS, « Épictète », Bibliothèque hellénique, no 7, Préface, 1827 (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 159). 26. Par exemple, I. Sycoutris ne pense pas que Koraïs puisse prétendre à un rôle plus profond que celui d’un simple philologue éditeur de textes anciens, alors que K. Amantos «Μια ψυχογραφία του Κοραή», Νέα Εστία, 1933, attribue justement la grandeur de Koraïs à l’importance que celui-ci accorda non seulement à la langue grecque, mais aussi à la valeur éthique de la culture hellénique (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 435-436, no 1). K. Th. DIMARAS, «Ο Κοραής», Ιστορία της Ελληνικής Λογοτεχνίας, 1968, pour sa part, insiste sur le fondement politique des activités de Koraïs : la libération et l’éducation de la nation hellénique, qui passe par a connaissance des auteurs classiques de l’Antiquité (Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., I, p. 466-468).

27. A. TERZAKIS, «Διδάσκαλος του Γένους», Α. ΚΟΡΑΉ, ibid., II, p. 440.

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RÉSUMÉS

Adamantios Koraïs est un érudit cosmopolite de l’âge des Lumières qui, entre autres travaux, a traduit, commenté et publié de nombreux textes anciens. Koraïs pense que l’éducation est la clé du bien-être d’une personne et d’une nation. L’étude des grandes œuvres classiques de la littérature grecque lui semble appropriée pour réaliser cette tâche, difficile parmi toutes. Dans le présent article, je tenterai de mieux clarifier ses positions sur la manière dont l’étude des auteurs « classiques » pouvait contribuer à l’éducation éthique et politique des Grecs, pendant la guerre d’indépendance et après la création de l’État néohellénique. Il est possible que les idées de Koraïs soient encore intéressantes aujourd’hui, pour tout être humain désirant une vie heureuse.

Adamantios Koraïs was a cosmopolitan scholar of the age of the Enlightenment, who translated, commented and published numerous ancient texts, among other works. Koraïs thinks that education is the key for the well being of a person and of a nation. The study of the great classical works of Greek literature seems appropriate to him for the realisation of this extremely difficult task. In the present article I shall try to clarify better his positions on how could the study of the « classical » authors contribute to the ethical and political education of the Greeks, during the independence war and after the creation of the modern Greek state. It is possible that Koraïs ideas present still some interest today, for any human being who desires a happy life.

Ο Αδαμάντιος Κοραής ήταν ένας κοσμοπολίτης λόγιος του Διαφωτισμού ο οποίος μετάφρασε, σχολίασε και εξέδωσε, μεταξύ άλλων, πολλά αρχαία έργα. Ο Κοραής πιστεύει ότι η Παιδεία είναι το κλειδί για το καλό ενός ανθρώπου και ενός εθνούς. Η μελέτη των μεγάλων κλασσικών έργων της ελληνικής λογοτεχνίας του φαίνεται κατάλληλη για την πραγματοποίηση αυτού του δύσκολου έργου. Σ΄αυτό το άρθρο, θα προσπαθήσω να διευκρινίσω τις θέσεις του για το πως η μελέτη των «κλασσικών» συγγραφέων μπορεί να συμβάλει στην ηθική και πολιτική εκπαίδευση των Ελλήνων κατά τον πόλεμο Ανεξαρτησίας και μετά την ίδρυση του μοντέρνου Ελληνικού Κράτους. Και μπορεί οι ιδέες του Κοραή να παρουσιάσουν κάποιο ενδιαφέρον ακόμη και σήμερα για οποιοδήποτε άνθρωπο και μια ευτυχισμένη ζωή.

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Index géographique : Grèce Mots-clés : Koraïs Adamantios (1748-1833), Koraïs Adamantios (1748-1833) motsclesel Κοραής Αδαμάντιος (1748-1833), Ελλάδα, Δεκατός ενατός αιώνας, Εκπαίδευση, Ελληνική λογοτεχνία motsclestr Koraïs Adamantios (1748-1833), Yunanistan, Ondokuzuncu Yüzyıl, Eğitim, Yunan Edebiyatı motsclesmk Кораис Адамантиос (1748-1833), Грција, Деветнаесеттиот век, Образование, Грчката литература Thèmes : Éducation, Littérature grecque Keywords : Koraïs Adamantios (1748-1833), Greece, Nineteenth century, Education, Greek literature Index chronologique : dix-neuvième siècle

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AUTEUR

AIKATERINI LEFKA Université de Liège

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Nikolaos Politis, la laographie et la construction identitaire Nikolaos Politis, Laography and Identity Construction Ο Νικόλαος Πολίτης, η λαογραφία και η ανάπτυξη μίας ταυτότητας

Martine Breuillot

1 Dans les Actes du colloque international organisé en 2003 pour célébrer la mémoire de Nikolaos Politis, le professeur SAUNIER déclare (2012, 829) qu’il est « admiratif pour son activité organisatrice, pour le volume de travail », mais aussi « admiratif du chercheur ». S. Imellos (2012, 311, 323) affirme que nous avons tous l’impression de connaître la vie et l’œuvre de Politis, mais qu’à la réflexion, les connaissances que nous avons de lui sont partielles et incomplètes. Au-delà du fait que parler de Politis, de la laographie et de la construction identitaire semblera à beaucoup n’être qu’un lieu commun, il paraît essentiel de raviver certains souvenirs et de leur joindre quelques éléments nouveaux.

2 Le personnage de Politis faisant l’objet de nombreux commentaires, il est pertinent de montrer dans quelle mesure l’homme, pas seulement son œuvre écrite, mais aussi l’entreprise « laographique » qu’il a menée, contribue au débat qui traverse le XIXe siècle sur l’identité grecque ; et par là évoquer le laographe conduit à parler des élites.

3 Les ressources disponibles sont variées. Dans un premier temps, depuis le décès de N. Politis en 1921, nombreuses sont, au cours du XXe siècle et encore au début du XXIe, les publications portant sur sa carrière et les réflexions théoriques relatives à la laographie et à son travail scientifique. Des universitaires, des chercheurs se sont penchés sur ce sujet ainsi que sur la méthode que révèlent son œuvre et sa carrière, et en ont analysé l’ancrage théorique. Ce sont davantage ses disciples et ses successeurs qui ont écrit des textes sur ce sujet que Politis lui-même : les communications contenues dans les Actes du colloque de 2003 publiés en 2012 et les titres de la bibliographie suffisent déjà à le montrer.

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4 Dans un second temps, dans l’œuvre même de Nikolaos Politis, même s’il n’a pas vraiment écrit de texte théorique sur la laographie, sinon le « manifeste théorique », comme dit DATSIS (2012, 635), à propos de «Λαογραφία» dans Λαογραφία 1, de 1909, il faudrait examiner, dans une analyse plus détaillée, ses multiples publications, par exemple des articles publiés dans sa jeunesse et dans lesquels de rares lignes introductives, plus générales, plus théoriques et abstraites que la suite du texte, révèlent quelques brèves notes sur son travail, sur les idées qui le sous-tendent et sur les choix méthodologiques opérés.

La vie et l’œuvre de Nikolaos Politis

5 Il n’est pas question de retracer ici la biographie exhaustive de Politis, mais il est essentiel de faire (ré)apparaître des points émergents de son existence et de son travail.

6 D’une intelligence rare, c’est un enfant précoce, publia dès l’adolescence, déjà entre 15 et 20 ans, de nombreux articles dans des revues nationales, Pandora, Parnassos, Ilissos. Ainsi, quand il écrit dans Pandora en 1866, il a 14 ans ! Il est très tôt intéressé par la tradition populaire, comme le rappelle Dionysos Pittaras, plus précisément par les coutumes, les proverbes et d’autres sujets déjà abordés dans Pandora de N. Dragoumis. Politis commence dès 1866 à publier des articles dans cette revue, il continue quand il est étudiant à l’Université d’Athènes, n’étant pas passionné par ses études à la faculté des Lettres.

7 Politis était un patriote convaincu, un démocrate. Son idéal était la démocratie athénienne du Ve siècle av. J.‑C. À 14 ans déjà, il voulait aller se battre auprès des Crétois !

8 Cet homme respire l’ouverture d’esprit et la curiosité. Les références à sa discrétion, à sa modestie, à son efficacité et à sa détermination sont récurrentes. Ses travaux convoquent tour à tour l’ethnologie, la philologie. Politis est traducteur, il entre dans la carrière universitaire, accepte des missions dans le système éducatif grec. Son activité est intense, touche toutes sortes de domaines : les publications universitaires, l’enseignement, les responsabilités administratives, de celle de recteur de l’Université d’Athènes à celle de président de la commission de toponymie commandée par le ministère de l’Intérieur en 1920 (POLITIS, 1920).

9 De son œuvre publiée, Stefanos IMELLOS dit (2012, 312) qu’« elle a de multiples facettes, qu’elle renvoie à plusieurs niveaux, qu’elle est abondamment argumentée, immense et érudite »1. La pluridisciplinarité domine.

10 Il serait injuste d’affirmer que l’œuvre de Nikolaos Politis est meilleure quantitativement (par le nombre des publications et la somme de travail) que qualitativement, comme si la masse documentaire à réunir et à commenter l’avait empêché, si tant est qu’il ait voulu le faire, de rédiger un traité (ou plusieurs) sur la théorie qu’il a portée au long de toutes ces années. C’est vrai, d’études théoriques signées de lui, il n’y a pas (PITTARAS, 1999, 331-348). Il a signé une œuvre si immense, si déterminante qu’elle a suscité ultérieurement de nombreux commentaires, et que les fondements théoriques latents, dits à mots couverts dans ses travaux, sont assurés, développés et critiqués plus tard par d’autres.

11 La réflexion de Nikolaos Politis est abondante, et par là ses travaux de collecte ne sont pas que de l’accumulation pure de connaissances, mais sont aussi un « traitement » des

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données collectées, au moyen de lectures nombreuses et variées ; des textes de l’Antiquité, des études étrangères sur le folklore, des récits de voyageurs emplissent les notes de bas de page de ses articles des années 1865, 1870, et au-delà. L’opinion de Politis subit l’influence de ses nombreuses lectures (l’ethnologue Tylor Frazer comme déjà dit plus haut) et de travaux allemands sur la montée au XIXe siècle de la « conscience » nationale, concept de l’Europe occidentale. Enfin, Politis s’intéresse de près aux premiers travaux sur l’indo-européen.

Identité et construction identitaire

12 L’« identité » est une notion complexe et jamais monolithique (WODAK et alii, 1999, 11), quelque chose de « toujours changeant, quelque chose d’engagé dans un processus »2. La réserve et la prudence que nous relevons dans cette citation nous invitent à éviter une définition en bloc et à envisager plusieurs volets sémantiques de ce terme. L’identité peut, dans d’autres contextes historiques et en fonction de critères variés, être qualifiée de sociale, individuelle, collective, nationale...

13 Partant du principe que « identité » est, comme d’autres, une notion à géométrie variable, il faut se rendre à l’évidence, avec la prise en compte de l’époque et de la polémique ambiante : les préoccupations d’alors portent sur les relations passé- présent, sur la continuité entre Antiquité et Grèce moderne et sur cette même continuité via la Grèce byzantine.

14 Le renvoi à la polémique déclenchée par Fallmerayer s’impose. Et par là le renvoi à Paparrigopoulos. Au cours du XIXe siècle, les milieux intellectuels sont bouleversés par la théorie qui concerne la jeune nation grecque, fixe pour plusieurs décennies le sens à donner à identité et renvoie alors à l’ensemble des ressortissants du pays tout entier dans les limites déterminées lors de la Conférence de Londres à l’issue de la révolution.

15 On le sait, cette polémique a exercé une influence sur les esprits et a orienté les réflexions et les recherches. La préoccupation identitaire est au cœur des débats et des publications, et ce, jusqu’à nos jours.

16 Examinons ce qu’écrit Stilpon KYRIAKIDIS (1954, 495-504). Dans cet hommage à son maître, il est question dès la deuxième page de Fallmerayer ! Le combat qui est mené contre lui est εθνικός [national] dans le sens où il touche la question nationale, autrement dit, la nation. Pour combattre les affirmations de Fallmerayer, deux chemins sont à suivre, d’après Kyriakidis : d’une part, le contrôle historique des preuves témoignant de l’unité de la nation grecque, d’où le travail de Paparrigopoulos, ses cours et surtout son livre. De l’autre, l’examen de la langue et de la vie du peuple grec moderne, et ainsi la confirmation de la continuité ininterrompue de l’Antiquité à la Grèce moderne. D’où le sentiment que la contribution de Politis à des revues comme Pandora, Εφημερίς των Φιλομαθών [Journal des Savants] est importante, sans oublier ses travaux et publications.

17 La question de la construction identitaire est présente dans l’œuvre de Politis, ou, en d’autres termes, son œuvre apporte des arguments au traitement par Paparrigopoulos, et par d’autres à la même époque, du concept de la construction identitaire grecque. Dans ce contexte, Politis apporte sa pierre à l’édifice : sa contribution renouvellera le débat et l’enrichira par un apport nouveau.

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La laographie et l’identité grecque

18 Alki KYRIAKIDOU-NESTOROS (2007, 89) se réfère, entre autres, à une génération d’intellectuels du XIXe siècle dont le point d’unité n’est pas dans le présent, mais dans le passé : l’origine commune des Grecs. À ce propos, quand Politis a 19 ans en 1871, il écrit Μελέτη επί του βίου των νεωτέρων Ελλήνων : Nεοελληνική Μυθολογία, dont le but n’est pas que de montrer la vie des Grecs modernes, mais de montrer aussi en quoi il y a continuité avec celle de l’Antiquité. La première remarque générale qu’il exprime est qu’il y a permanence ; il utilise la métaphore de la mosaïque, affirmant que les pierres rassemblées par le présent ont été utilisées pour former une mosaïque qui représente la « morphè » du passé. Au contraire, pour ses contemporains, seul le passé a une « morphè », celle de la civilisation antique, celle que la philologie classique a reconstituée sur le papier et que l’architecture européenne a intégrée dans l’environnement avec le néoclassicisme. Néanmoins, Politis insiste et persévère...

19 A. KYRIAKIDOU‑NESTOROS (2007, 91) confirme que Nikolaos Politis, qui insiste sur le lien de la Grèce moderne avec la Grèce antique par l’intermédiaire de la φιλολογία médiévale, fait bien partie de ceux qui rapprochent présent et passé, dans un premier temps, Antiquité et Grèce moderne, dans un second, l’Antiquité, la Grèce byzantine, la Grèce moderne. Voyons certaines de ses études remontant à ses vingt ans, par exemple quand il cherche des mentions de dieux antiques dans des chansons médiévales, ou quand il défend la thèse selon laquelle Digenis Akritas est l’Héraclès antique. La συνέχεια (continuité) se met en place. La recherche de textes, de traces de l’Antiquité dans des textes byzantins ou médiévaux constitue une méthode empirique et sûre qui valide la transition par le Moyen Âge et valide la continuité.

20 Quand il s’est agi de changer des toponymes, la décision a été certainement importante pour les villageois, même s’ils ne comprenaient ni les raisons ni les éléments constitutifs du changement. Politis, président de la commission du début du XXe siècle, parle du συναίσθημα [sentiment] d’avoir un toponyme « plus grec ». 21 Nous nous souvenons de l’intérêt de Politis pour les travaux des Allemands du XIXe siècle qui travaillaient sur la tradition populaire (HERZFELD, 2007, 54). En conséquence, son domaine de recherche, ses études, ses missions sont au service des aspirations et des débats de son temps, indépendamment du fait que ces préoccupations correspondent également à sa tournure d’esprit et à ses convictions. Pour ce qui concerne les dernières décennies du XIXe, le cercle de Politis et Politis lui- même, la construction identitaire, l’identité se confondent avec le « sentiment national » (PITTARAS, 1999, 331-348).

22 On voit poindre ce sentiment national au travers du matériau laographique et du traitement qui en est fait par Politis ; il est comme le bien commun, comme le ciment qui tient, qui unit le peuple. PITTARAS utilise le verbe δένουν (1999, 331). Chacun a le sentiment d’appartenir au même groupe et possède ce que les autres possèdent aussi. Dans sa thèse soutenue en 2005 sous la direction du professeur Saunier sur le sentiment national dans les chansons populaires grecques, Mme Chaminade écrit que le patrimoine populaire constitue un bien commun émanant du peuple et qui demeure sa propriété propre.

23 La route suivie par Nikolaos Politis ne change pas de direction. Ses intentions, ses préoccupations ne se modifieront pas au cours de sa carrière, même si ses activités se

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diversifient, dans le sens de se multiplier, et si ses modes d’expression diffèrent. Qui sait si avec l’âge, ou la confiance en son engagement, au travers d’une allusion à la μεγάλη Ελλάδα3 dans son discours d’accueil aux étudiants venus de toutes les régions hellénophones de l’Université Capodistria d’Athènes, en 1906-1907, son propos ne devient pas en quelque sorte un discours politique ? Est-il sensibilisé à la Grande Idée et tient-il à en parler en public ?

24 Le recours à la méthode comparatiste n’a rien de paradoxal dans l’œuvre de Politis. En effet, très au fait des travaux relatifs à l’indo-européen, aux langues et cultures qui en sont les descendantes immédiates, il est curieux des points communs et distinctifs qui caractérisent les traditions populaires grecques de celles des Balkans, et qui par là soulignent « les particularités » et le caractère unique de chacune (HERZFELD, 2007, 98-100).

25 J’emprunte le mot ιδιαιτερότητες à PITTARAS (1999, 331) qui écrivait δένουν « lient » et évoquait ainsi que ces spécificités communes étaient des traits d’union au sein d’un même groupe culturel, mais qui aurait pu ajouter tout aussi bien ξεχωρίζουν « séparent », si le propos était passé au niveau de deux groupes ou plus.

Les élites

26 Loin d’oublier que l’argumentaire du colloque porte sur les élites et refusant que les propos qui suivent, s’articulent artificiellement avec ce qui précède, nous dirons pour commencer que nous avons déjà parlé des élites, sans même le signaler. Le dictionnaire définit le mot comme « ensemble supérieur sur des critères financiers, économiques, politiques, culturels, intellectuels ». C’est par ce dernier adjectif que nous rejoignons la thématique de notre exposé. Et pour définir et affiner l’expression « élites intellectuelles », nous nous focaliserons sur le terme « savant » (en grec λόγιος), à savoir intellectuel à statut élevé (littérateurs célèbres) ou appartenant aux élites plus proches des institutions ou du pouvoir politique (les universitaires par exemple) ou à un organisme ou formation non institutionnelle (citons les éditeurs, les rédacteurs de revue, les présidents d’association) : il semble alors que, parmi de tels logioi, on peut voir les élites proches des institutions ou des membres d’organismes non institutionnels contemporains ou successeurs de Politis.

27 Dans sa communication portant sur les chants populaires et présentée à Strasbourg en 2008 sous le titre « La seconde vie des chansons populaires grecques – Modes d’incorporation de l’élément populaire dans l’intelligentsia du XIXe siècle », Alexis Politis déclara que l’intelligentsia grecque du XIXe siècle avait découvert le chant populaire grec grâce à Zambelios. Dans son exposé, intelligentsia désignait l’élite qui adhérait à la tradition populaire et prolongeait l’enthousiasme de ceux qui avaient initié ces recherches.

28 Afin de mieux comprendre le rapprochement entre Nikolaos Politis et les élites et de mieux interpréter sa place parmi les intellectuels grecs, il convient de se reporter au chapitre signé par PETMEZAS (2009, 123-135) dans lequel il classe les générations d’intellectuels du XIXe siècle en fonction de sensibilités culturelles et politiques et de critères sociaux. Il fait la distinction entre Romantiques et Nationalistes romantiques (2009, 124, 126-127). La situation particulière de Politis et de la laographie fait que cette matière nouvelle au XIXe siècle et que cet homme singulier ne représentaient encore ni

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une discipline ni une personne d’exception. Toutefois, « élites » convient déjà. Il n’est pas sûr que Politis soit un « romantique » tel que Petmezas les définit, mais il en est proche.

29 « Élites » convient également pour la période partant de Politis, dans une acception verticale/chronologique, de lui « le père, le fondateur, le précurseur », à aujourd’hui, et, si l’on compte les chercheurs, jusqu’aux spécialistes de laographie que réunissent cette nouvelle discipline et l’intérêt commun pour elle et pour les idéaux qu’elle défend : on citera pour exemples certains successeurs de Politis, Kyriakidis, Loukatos, Megas, au sein d’une liste ni exhaustive, ni chronologique. Il faut également se rappeler les chaires d’université créées au cœur du réseau universitaire grec, par exemple Thessalonique, Ioannina, Komotini, Volos ; et encore mentionner la fondation de Hellenic Folklore Society en 1909 et la transformation en 1966 des Archives Laographiques en l’institution actuelle du KEEL.

30 Politis a été animé par le souci d’organiser une suite à son œuvre en donnant une place de choix à la science laographique grecque et en fondant la société homonyme. Après lui, les élites se sont maintenues pour durer. Au-delà de (et grâce à) cet engouement, la société laographique poursuit ses activités, les chaires se multiplient, les colloques se poursuivent, les publications continuent, et ainsi, la sensibilisation initiale subsiste. Le sentiment national demeure, ou quelque chose de proche qui pourrait prendre une autre appellation, mais dans lequel le peuple grec ne cesse de se reconnaître.

31 En guise de conclusion, nous dirons que Nikolaos Politis contribue à la construction identitaire, non pas par ses théories et ses traités, mais par son œuvre, son contenu novateur, ses références scientifiques, ses choix, son ancrage dans l’histoire des idées et dans le lien avec le passé. Certes, le point de vue de Politis a évolué, mais sans énormément dévier de sa position première. Souvenons-nous de son discours aux étudiants de l’Université d’Athènes.

32 La construction identitaire s’incarne en Politis et, à son époque, va avec le sentiment national en tant que ciment entre les hommes du peuple. Les élites sont opérantes sur ce sentiment national, en tirant parti de la relation avec le passé et de la continuité entre passé et présent.

33 Pour conserver pour le cas de N. Politis une métaphore militaire que Jean Psicharis a employée dans son cas pour la langue, le slogan serait susceptible de renfermer « laos » et les armes employées renverraient à laographie. Les combattants seraient les élites, et Nikolaos Politis se trouverait non pas en avant des lignes, mais en première ligne, avec d’autres dans une lutte encore vivante entre les élites d’hier et d’aujourd’hui. Ainsi, la construction du présent se prolonge en engagement pour l’avenir, associant le sentiment national, la continuité, mais aussi la richesse patrimoniale de la nation, celle du passé et, sur la base du lien fort présent-passé, la perspective du futur. Un défi de poids pour une jeune nation !

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. J’ai moi-même traduit le passage dont voici le texte original : «[…] πολύπλευρο, πολυεπίπεδο, πολυμάρτυρο, γιγαντιαίο και σοφό». 2. “[an element] ever changing, something involved to a process”. J’emprunte la citation et la référence à Maria ZERVA (2010, 49-61) « Le citoyen grec “par excellence” – conception normative du citoyen grec par l’État-nation grec et cas de marginalité ». 3. « la Grande Grèce ». Le texte de cette προσλαλία est cité dans Nea Estia du 15 avril 1954.

RÉSUMÉS

Nikolaos Politis n’a pas rédigé d’ouvrage théorique sur la laographie ou l’identité nationale, mais son œuvre en elle-même joue un rôle essentiel en ce domaine, totalement intégrée dans l’atmosphère de son époque, la lutte contre les idées de Fallmerayer et la définition d’une identité pour le nouvel État. Son rôle-clé et sa position dans l’université et le monde intellectuel en font sans aucun doute un membre de l’élite.

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Nikolaos Politis has not written any theoretical work about laography or national identity, but his all work in itself plays an main role in this direction, work entirely accorded with his time atmosphere, the fight against Fallmerayer’ ideas and the definition of the new built-State’s identity. His key-role and his position in the University and the intellectual world make him undoubtedly an elite’s member.

Ο Νικόλαος Πολίτης δεν έγραψε ποτέ κανένα βιβλίο θεωρίας για την λαογραφία ή την εθνική ταυτότητα, αλλά όλο το έργο του παίζει σημαντικό ρόλο σ’αυτή την κατεύθυνση, ένα έργο εξ ολοκλήρου σε συμφωνία με την ατμόσφαιρα της εποχής του, τον αγώνα ενάντιον των ιδέων του Φαλμεραϊερ και τον ορισμό της ταυτότητας του πρόσφατα χτισμένου Κράτους. Ο ρόλος-κλειδί του και η θέση του στο Πανεπιστήμιο τον κάνουν αναμφισβήτητα μέλος της ελίτ.

INDEX

Index géographique : Grèce motsclesel Πολίτης Νικόλαος (1852-1921), λαογραφία, Ελλάδα, Δεκατός ενατόε αιώνας, Εικοστός αιώνας, Εθνική Ταυτότητα motsclestr Politis Nikolaos (1852-1921), Folklor, Ulusal kimlik, Yunanistan, Ondokuzuncu yüzyıl Yirminci Yüzyıl, Tarih motsclesmk Политис Николаос (1852-1921), Фолклор, Националниот идентитет, Грција, Деветнаесеттиот век, Дваесеттиот век, Историја Keywords : Politis Nikolaos (1852-1921), laography, national identity, Greece, Nineteenth century, Twentieth century, History Mots-clés : Politis Nikolaos (1852-1921), Politis Nikolaos (1852-1921), laographie, identité nationale Thèmes : Histoire Index chronologique : vingtième siècle, dix-neuvième siècle

AUTEUR

MARTINE BREUILLOT Université de Strasbourg

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L’« élite » surréaliste grecque comme précurseur des ouvertures cruciales de l’esprit The Greek Surrealist “Elite” as a Precursor to Crucial Openings of The Mind Η ελληνική υπερρεαλιστική ελίτ ως πρόδρομος των κρίσιμων ανοιγμάτων του πνεύματος

Diamanti Anagnostopoulou

1 La conception surréaliste met en scène poétique les forces agissantes du désir, la quête de la connaissance de l’Autre et la conciliation du champ intérieur et du champ extérieur. Dans l’écriture surréaliste, le mouvement du désir résulte de deux altérités : l’interdit venant des autres et la force de la pulsion venant de l’intérieur. Dans leur démarche de transgression des contraintes extérieures et intérieures, les surréalistes tentent de réinventer une certaine orientation de l’existence, ainsi qu’une recomposition du système de valeurs morales et intellectuelles. À sa manière, le surréalisme s’est efforcé de concilier un entre-deux réalités (intérieure/psychique et extérieure/objective) et un entre-deux sexes, et l’écriture s’est affirmée comme un moyen d’explorer et de penser ces entre-deux. À travers eux, les surréalistes abordent des thèmes tels que le désir, l’érotisme et la quête de l’amour, la résistance à l’hypocrisie, l’invention poétique et la force de l’imaginaire, la liberté politique et sociale. Ces thèmes sont redéfinis à travers le discours poétique qui devient un champ de communication et de découverte. Il s’agit ainsi d’une « poétique qui bouleverse la pensée et couvre l’ensemble des activités humaines sur le mode de la réflexivité, de la distance critique, de l’ironie et de la totale liberté de l’imagination » (AΜΠΑΤΖΟΠΟΎΛΟΥ, 2001, 33).

2 En Grèce, le surréalisme apparaît dans un contexte historique difficile et dans une période de grands changements dans le domaine de la littérature. Affilié au mouvement moderniste, il en constitue une version spécifique qui inscrit le désir au centre du langage et l’amour au centre de la vie de l’homme. Il introduit la contestation généralisée des valeurs établies et des conventions et tente de tisser, à travers le

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discours poétique, un réseau d’éléments nouveaux qui bouleversent la tradition littéraire et le formalisme linguistique. La tradition n’est plus une réalité immuable et statique : «υπάρχουν απειράκις ωραιότερα πράγματα και απ’ αυτήν την αγαλματώδη παρουσία του περασμένου έπους» comme dit A. Embiricos (1974, 49)1 ; elle sera donc « reconstruite » (ΧΡΥΣΑΝΘΌΠΟΥΛΟΣ, 2012, 241, 254) à travers les choix que feront les surréalistes grecs en matière d’écrivains, de textes et de courants artistiques.

3 Nous allons nous concentrer sur cette période fertile de l’entre-deux-guerres pendant laquelle sont publiés les textes écrits par Embiricos et par Engonopoulos jusqu’en 1945, et dans laquelle émerge la réception positive ou négative de leur œuvre par le public de l’époque et par leurs pairs. Nous tenterons d’examiner dans quelle mesure ces deux représentants du surréalisme ont réussi à assumer le rôle d’élite dans la formation d’une nouvelle identité culturelle et littéraire de leur temps, la façon dont ils se sont mesurés aux interdits, aux conflits et à leur transgression et nous explorerons les représentations de cette rupture avec le passé dans leur œuvre.

Le surréalisme dans l’entre-deux-guerres

4 Le surréalisme grec suscite d’emblée la réprobation de la gauche qui le perçoit comme une illustration du snobisme de la bourgeoisie décadente (ΔΈΛΙΟΣ, 1935, 329-330) et l’accuse de dissoudre la rime et d’une subjectivité absolue qui coupe l’art du monde extérieur et l’abandonne au chaos et à l’incohérence2. Dans les autres cas, il rencontre l’indifférence, l’ironie3 et un silence prudent. Cette réticence provient :

5 a) de l’inexistence de textes grecs définissant le surréalisme ainsi que de textes théoriques étrangers traduits en grec, c’est-à-dire de l’absence des fondements théoriques nécessaires à la production d’un discours critique substantiel ; b) de la réception restreinte de la théorie freudienne et de ses concepts fondamentaux ; c) de la transgression du canon littéraire par les surréalistes ; d) de l’attitude négative de Séféris (1981, 85, 485,476) qui imposa, comme le dit par la suite ELYTIS (1982, 378-394) son point de vue dans le débat littéraire qui s’est déroulé autour de la revue Τα Νέα Γράμματα. 6 Le « caractère impersonnel » de l’inspiration4 et l’écriture automatique suscitaient chez Séféris la plus forte méfiance à l’égard du surréalisme. La même année où Séféris prend position contre le surréalisme, les éditions Γκοβόστη publient le volume Υπερρεαλισμός Α΄ (1938) qui contient, outre des traductions de textes de surréalistes français par leurs pairs grecs, une liste d’œuvres de surréalistes grecs. Ce volume est important, car il s’agit de leur première apparition collective (ΑΡΓΥΡΊΟΥ, 1983, 13-14).

7 A. Embiricos inaugure sa poétique et le surréalisme en Grèce par des poèmes d’écriture automatique. S’il abandonne partiellement cette pratique dans son recueil suivant – Ενδοχώρα (1945) – il n’abandonne pas son essence, c’est-à-dire le processus de substitution métaphorique soutenu par l’élément a-logique. Pour les surréalistes, l’écriture automatique fonctionne comme un tremplin d’inspiration, comme exaltation des signes psychiques, abolition des distinctions entre écrit littéraire et non littéraire, suppression des frontières entre imaginaire et réel, entre subjectif et objectif. Dans le premier Manifeste (1924), A. Breton définit le surréalisme comme « automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit [...] le fonctionnement réel de la pensée » (1979, 37). L’identification du surréalisme à

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l’automatisme dans le premier Manifeste annonce clairement le refus intérieur de la suprématie de la logique et du contrôle. L’automatisme s’entend comme un processus libérateur qui favorise l’expression pure de la pensée, qui permet à la conscience d’atteindre un niveau supérieur à celui des activités quotidiennes régies par la pensée rationaliste et ses contraintes. Manifestation de la pensée et de l’esprit, l’automatisme, tel qu’il se décline à travers les termes de Breton « coulée verbale », « pensée parlée » (p. 34), « dictée », « écriture de la pensée » (p. 35), et d’Aragon « matière mentale », concerne le langage de l’inconscient, le Ça, qui parle à l’intérieur de tout sujet. Ce langage « se formait dans cette zone de l’activité psychique d’où viennent les pulsions instinctives, les images primordiales, les rêves, ce qui supposait que l’inconscient se manifeste spontanément comme langage, qu’il est une structure linguistique, un langage potentiel qui se réalise dès que les clôtures qui le retenaient prisonnier sont supprimées » (BRÉCHON, 1971, 34).

8 Pour les surréalistes, les mots, à travers leur émergence fortuite, viennent signifier et rendre visible ce qui était occulté. Ils jouent avec l’inconnu comme enjeu. Le hasard révèle à la pensée et au monde ce qui ne se manifeste qu’à travers la rencontre. L’écriture automatique apparaît comme la preuve de l’infaillibilité de l’improbable. À travers elle, le sujet créateur tente de se débarrasser du poids de la représentation, de se libérer pour laisser les images et les objets de son désir émerger de son «ενδοχώρα». En accord avec ses références freudiennes, A. Embiricos pense que le langage est ancré dans la sexualité et que la civilisation a progressivement condamné la source du désir ainsi que les jeux inhérents au verbe. Pour accéder de nouveau à la source, il faut donc observer une véritable ascèse mentale d’ordre éthique et esthétique. Il recourt ainsi à l’écriture automatique et, par la suite, à des principes d’écriture automatique pour articuler le langage de l’amour et de la poésie, car dans son œuvre, l’érotique revêt toujours l’esthétique. L’automatisme n’est pas le royaume de l’informe. Malgré leurs aspects irrationnels et paradoxaux, ses productions sont des constructions signifiantes « remarquablement coordonnées » soulignait Breton dans les Champs Magnétiques. Les associations paradoxales entre mots, images, objets, personnages et événements, déploient une métaphore continue employée comme une « fenêtre dont il faut savoir sur quoi elle donne et si là où elle s’ouvre, la vue est belle » (BRETON)5. Cette métaphore porte en elle des moments du merveilleux et elle perturbe les catégories logiques avec lesquelles nous avons l’habitude de penser. C’est pourquoi toutes ces productions verbales procèdent du « piège » comme dit Breton dans Nadja. À côté de l’espace logique de la causalité surgit l’espace ouvert et béant du désir qui se cristallise en des images énigmatiques et sibyllines qui s’ouvrent à l’incertitude de l’interprétation. Dans ces images insolites, la rigueur de la logique qui distingue le sujet de l’objet s’effondre, les sujets et les objets s’entrecroisent et de leur mouvement ainsi que du bouleversement de leurs rapports, surgissent une temporalité et une spatialité nouvelles. L’éphémère et l’éternel se conjuguent dans une nouvelle temporalité dynamique, l’ici et l’ailleurs dans une nouvelle spatialité dynamique, ouvrant le champ au jeu libre de la perméabilité mutuelle des temps et des espaces6.

9 L’écriture automatique est en outre liée à la question de la représentation, posée par Breton sous les termes de la « perception primitive » et de sa recherche à travers la pratique poétique et picturale dans le but de bouleverser notre perception du réel. Liant directement peinture et littérature (BRETON, 1965, 357), Breton parle de déconstruction des habitudes perceptives, d’une ascèse du regard qui crée un voir

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toujours renouvelé à travers la décomposition et la recomposition continues de l’espace et des objets. La création poétique est liée à la peinture, car l’image et sa force de représentation concernent tant le voir que le dire. La subversion de la perception- représentation nécessaire à l’émergence du désir concerne les deux arts dans une égale mesure. Engonopoulos est le surréaliste grec qui exerce parallèlement et de manière équivalente ces deux moyens d’expression artistique, invitant et provoquant à la fois le lecteur/spectateur à les appréhender comme un ensemble indissociable7. Le changement du regard porté sur les objets, les mots, les sujets, entraîne le changement du rapport dialectique entre intérieur/extérieur, moi/l’autre, objet/sujet, tant dans la poésie que dans la peinture. Le texte poétique devient aussi « spectacle » qui provoque admiration, surprise, embarras, trouble. Ainsi naît le merveilleux qui appelle à une libération de la perception lui permettant de mettre en question d’autres éléments de sorte à bouleverser les données et à laisser surgir de nouvelles significations. À travers un quasi « collage » d’images poétiques, Engonopoulos crée l’espace du surréel. Ses objets8 et ses sujets 9, dans les deux formes artistiques, sont porteurs de charges symboliques, ils deviennent des lieux énigmatiques et signifiants, car ils ne reproduisent pas les formes du monde extérieur, mais puisent dans la représentation intérieure (BRETON, 1962, 312). Il secoue ainsi les habitudes perceptives, dynamite les niaiseries du réalisme et laisse les portes grandes ouvertes au surréel.

10 Tout comme le tableau surprend, « regarde » et interpelle le sujet qui l’observe, le poème ne raconte pas, ne représente pas autant qu’il « fait voir » (LACAN, 1973, 98, 100). Les tableaux d’Engonopoulos nous invitent à lire la couleur, ses poèmes nous appellent à regarder le phonème (le signifiant). La réalité se révèle fragile devant la force de l’image dont l’intensité croît à la mesure de l’arbitraire qu’elle comporte. Selon Breton cet arbitraire procède entre autres des contradictions qu’elle contient, de la difficulté à la traduire en langage courant, de l’impression d’abstrait qu’elle confère au concret ou vice-versa (BRETON, 1979, 52-53). L’image, comme le verbe qui l’investit deviennent opaques, difficilement accessibles, suggérant le danger ou le risque. Le texte poétique reste ainsi « ouvert sur le vide comme une porte battante » (BRETON, 1978, 18) et à travers cette ouverture l’artiste laisse parler « l’autre prisme de vision » (BRETON, 1975). Les poèmes des deux recueils publiés pendant la période étudiée, Μην ομιλείτε εις τον οδηγόν (Ne parlez pas au conducteur, 1938), Τα κλειδοκύμβαλα της σιωπής (les Clavecins du silence, 1939) tout comme Μπολιβάρ (Bolivar, 1943) sont remplis de « surimpressions », de nouvelles corrélations entre sujets et objets, de l’identification de la femme à l’inspiration poétique et artistique10, de références fréquentes à son art et au labeur de son art («νταντέλλα σαν τη ζωγραφική μου» « dentelle telle ma peinture », 2e recueil, 126)11. Dans les corrélations bizarres, les enjambements de l’imagination, l’ironie subtile et l’humour noir12, le paradoxe des signifiants et des signifiés, l’imbrication de l’altérité du féminin avec l’inspiration et l’art13, Engonopoulos trouve les matériaux pour construire son art poétique. Προσέχτε καλά τούτα τα λόγια. Έχουν τόσες φανερές όσο και κρυφές σημασίες. Είναι λέξεις γιομάτες μεταφυσικών εννοιών, είναι τα βάραθρα της πικρίας και τα βουνά της χαράς. Είναι τα λόγια που λέει η ζωή, τα λόγια που λέει το κύμβαλον το αλαλάζον της αγάπης, ο χαλκός ο ηχών της αγάπης, εγώ, ο Jef, το μέγα αυτόματον του μεσονυχτίου14. 11 L’un comme l’autre, les deux surréalistes grecs ont recours à la scène de l’écriture pour développer leurs sujets d’intérêt15, les valeurs nouvelles16 qu’ils veulent promouvoir, les techniques17 qu’ils utilisent, la construction d’une nouvelle tradition et d’une nouvelle identité artistique. Ils créent à travers l’écriture un univers de mots et d’images

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suscitant des transgressions constantes et répétées des interdits, des tabous, des censures, des canons littéraires et des canons des genres, pour inaugurer une nouvelle orientation du monde, de l’être et de l’art. Les productions rhétoriques et imaginaires tiennent lieu de prototypes de mondes à venir. Breton avait d’ailleurs déjà parlé du rapport entre l’imaginaire et ce que l’on se doit de vivre dans la réalité18. Pour les surréalistes, l’imaginaire constitue une fonction centrale du sujet à travers laquelle se développent la connaissance et l’action. Les surréalistes grecs se sont abandonnés à l’exaltation de l’imaginaire, persuadés que le réel n’est qu’une des formes possibles pour laquelle on renonce à toutes les autres. La poésie surréaliste agit contre cette renonciation.

12 La poésie d’A. Embiricos introduit comme éthique nouvelle le désir, parallèlement à la jouissance et au plaisir érotique19, où le corps retrouve son sens. La libération du désir implique le refus de le marginaliser, la recherche de sa satisfaction dans la rencontre vécue, dans l’événement subversif et dans le surréel. Le corps poétique, le corps des mots est la trace laissée sur son passage. L’amour est synonyme de l’expression du désir qui guide l’existence humaine même. Dans les deux premiers recueils poétiques d’A. Embiricos publiés dans l’entre-deux-guerres (Υψικάμινος et Ενδοχώρα), la mise en scène du désir est transportée dans le poème telle une force de mise en alerte constante. L’écriture poétique imite le désir dans son incessante mobilité et elle se comporte comme un corps érotique, de telle façon qu’effervescence poétique et érotique se confondent. « Le désir surgit au moment de s’incarner dans une parole » (LACAN, 1978, 273) et l’amour se manifeste dans la poésie embiricéenne tel un désir qui dure. D’ailleurs, pour A. Embiricos et les surréalistes, l’écriture automatique est une expression poétique issue de la racine du désir. L’amour est un foyer d’énergie, d’exaltation du désir et de volonté de vivre. L’idéalisation en forme une composante essentielle. La femme, intrinsèquement liée à l’amour20 devient le symbole du désir et, sous les multiples visages du désir, elle parcourt la scène poétique telle une perpétuelle présence/absence. Elle est aussi la « pierre angulaire du monde matériel » (BRETON, 1981, 83), le salut du monde nouveau (BRETON, 1975, 48) : «Η κράσις της λυσίκομου παιδίσκης/Μεταβιβάζει την αιθρία/Στο πλήρωμα του ταξειδιού» (« Πουλιά του Προύθου » [1935], Ενδοχώρα, op.cit., 53)21.

13 Pour Engonopoulos, le surréalisme est l’espace privilégié de la rencontre entre deux systèmes de signes auxquels il a accordé une grande importance : la langue et la peinture22. En associant l’imaginaire à la mémoire, conformément à un modèle intérieur, il éveille la vie intérieure des objets, des sujets, des événements et des lieux, les abandonnant à la « fluctuation des rapports »23 qui peuvent s’établir entre eux. Ainsi, le poème comme le tableau deviennent des foyers de significations multiples et des points de convergence de formes et de sens. Dans cette optique, le beau est relié au merveilleux et au mouvement24, effaçant toute différence entre métaphore poétique et picturale.

14 Pour les deux surréalistes grecs, la poésie est praxis et ne se réduit pas à la quête théorique de la vérité ou d’une version de la vérité. Toute revendication d’ordre moral, esthétique ou social se réalise à travers la pratique poétique. Pour outrepasser les interdits et révéler les nouvelles valeurs, ils dépassent les limites («άνευ ορίων, άνευ όρων» « sans conditions, sans restrictions », Embiricos) : du canon littéraire, du genre littéraire, de la pudibonderie, du lieu commun, du cloisonnement entre plaisir esthétique et érotique, entre imagination et réalité. « Tout relève de l’imagination et de

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l’imagination tout révèle » écrit ARAGON dans le Paysan de Paris (1982, 81). Leurs textes poétiques tels des «ρήματα που κρoυσταλλώθηκαν και φέγγουν» («Θεόφιλος Χατζημιχαήλ», Ενδοχώρα, op. cit., 89)25 interpellent les événements, interrogent les mœurs dominantes et annoncent, explicitement ou allusivement, la nouvelle éthique du désir.

Μέσα στα τζένερα εμφωλεύει η σπίθα. Κρωγμοί αντηχούν κάτω απ’ τα φύλλα, και σχίζουν τον άσπιλο χασέ της νύχτας. Μα πριν ακόμη ξημερώσει, μεσουρανούν οι θρύλοι κ’ η σπίθα αποκαλύπτεται και λάμπει. Έπειτα σβήνει μονομιάς – μα ξαφνικά στη θέσι της ο αλέκτωρ αλαλάζει («Ο πλόκαμος της Αλταμίρας», Ενδοχώρα, 116)26.

15 À travers les valeurs de la passion et de la subversion, ils présentent le réel par le biais d’une multitude de lentilles déformantes, afin de réexaminer le contenu du terme de réalité. De par la défamiliarisation que suscite chez les lecteurs de l’époque le paradoxe de leur discours poétique, ils proposent de nouveaux modèles d’écriture, un nouveau point de vue sur le monde, une nouvelle situation de l’être. L’art devient médiateur des valeurs de la vie et de la création, soulignant le rôle du sujet et lançant un regard différent sur les productions poétiques et artistiques du passé en cherchant à insuffler «νέα ζωή στα υπέροχα ερείπια»27. Des deux mots d’ordre des surréalistes français, « transformer le monde » (emprunté de Marx) et « changer la vie » (emprunté de Rimbaud)28, les surréalistes grecs n’ont tenté de mettre en œuvre que le second. L’absence en Grèce d’un groupe surréaliste cohésif auquel ils pourraient appartenir et se référer et qui leur permettrait de produire un discours théorique29 et critique et d’exprimer collectivement les libertés, les sensibilités et la créativité, a entravé la formation d’une élite30 de l’esprit qui aurait pu prétendre à construire une identité culturelle et littéraire nouvelle, apte à laisser des descendants. Ils ont cependant réussi à déployer, dans le présent atemporel du discours poétique, à travers leurs images insolites et étranges, une nouvelle façon de connaître et d’articuler le monde qui, dans le tourbillon de l’entre-deux-guerres (ΜΑΡΑΓΚΌΠΟΥΛΟΣ, 2002, 25-27), a malheureusement rencontré la non-lecture, la fausse lecture, le passage sous silence et la marginalisation.

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NOTES

1. « Il existe des choses infiniment plus belles encore que cette sculpturale assiduité d’une épopée du passé » (A. EMBIRICOS, 1991, p. 53).

2. ΑΥΓΈΡΗΣ, M. 1944 et 1976, p. 112-116. Cf. aussi la réponse à ces critiques par ELYTIS, O. 1945, p. 347-359 et 1982, p. 378-394. 3. Cf. la note critique de quatre lignes d’A. Karantonis concernant Υψικάμινος dont il dit : « alors qu’il pourrait servir de prétexte à un débat constructif sur le problème du surréalisme, il est devenu l’objet d’une ironie facile et inconsistante », ΚΑΡΑΝΤΏΝΗΣ, 1936, p. 162-167. La revue Νέα Γράμματα publiera par la suite des poèmes d’Α. ΕMBIRICOS en mai 1937 (5), en 1938 (avril-mai 4-5) et en 1940 (1). Cf. également N. ENGONOPOULOS, 1977, notes p. 146-150, 152, et l’interview d’A. Embiricos par A. Skarpalezou, en mars 1967 à Athènes, dans la revue Ηριδανός, 1976, p. 13-15. 4. Cf. «Η ποίηση γίνεται από όλους». Le vers de Lautréamont « La poésie doit être faite par tous. Non par un » (LAUTRÉAMONT, 1969, p. 291) devient le mot d’ordre de la première période (1919-1930) des surréalistes français. 5. Cf. le titre métaphorique significatif «Τριαντάφυλλα στο παράθυρο» dans Υψικάμινος (EMBIRICOS, 1974, p. 49).

6. «Κ’ έτσι η αύριο γίνεται σήμερα» (EMBIRICOS, 1980, 65), « C’est ainsi que demain devient ce jour d’hui » (EMBIRICOS, 2001, p. 63).

7. Cf. ΧΡΙΣΤΟΦΌΓΛΟΥ, 2002, p. 18-20. Voir aussi ΧΡΥΣΑΝΘΌΠΟΥΛΟΣ, 2012, op.cit., p. 255, 263, 265, 269. Pour une vue d’ensemble de l’œuvre d’Εngonopoulos, cf. ΑΜΠΑΤΖΟΠΟΎΛΟΥ, 2008.

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8. Machines à coudre, gramophones, tramway, marteaux, miroirs, harpes, clavecins, flûtes traversières, violons, phonographes, entonnoirs, statues, charrues, téléphones verts, ascenseurs, parapluies. 9. Bolivar, Eléonore, Guglielmo Zizzi, Androutsos, Robespierre, Ali Hadjar, Panaïs Koutalianos, , Oikonomou, Isidore Ducasse, etc. 10. Par exemple, 1er recueil, p. 22, 30, 157, 2e recueil, p. 113, 126.

11. Cf. ΜΈΝΤΗ, 2007, p. 115-177.

12. Par exemple, ΕNGONOPOULOS, N., 1977, « Παράδοσις », 1er recueil, tome I, p. 47. Voir aussi l’analyse de l’humour noir des surréalistes grecs dans ΑΝΑΓΝΩΣΤΟΠΟΎΛΟΥ, 2013, p. 77-83. 13. Cf. le titre significatif ainsi que le poème «Το σκυροκονίαμα των ηρωϊκών παρθένων» [Le béton des vierges héroïques], 2e recueil, p. 113. 14. ENGONOPOULOS, «Μόλις σημάνουν τα μεσάνυχτα, ο Jef το μέγα αυτόματον…» [Sur le coup de minuit, Jef, le grand automate...], 2e recueil, p. 133-134. (« Faites bien attention à ces mots. Ils ont autant de sens apparents que cachés. Ce sont des mots pleins de significations métaphysiques, ce sont les gouffres de l’amertume et les sommets de la joie. Ce sont les mots dits par la vie, les mots dits par la cymbale retentissante de l’amour, le cuivre résonnant de l’amour, moi, Jef, le grand automate de minuit » - notre traduction). 15. Le monde d’hier et de demain, le développement de la sexualité, la femme-nature et la femme-vision, l’inspiration artistique, l’érotisme, la langue nouvelle et l’art nouveau, la proclamation d’une existence nouvelle, d’une vie nouvelle, le désir et l’importance de l’inconscient. 16. La quête de l’amour, de la poésie, de la liberté. 17. Automatisme, substitution métaphorique, libre association, jeux de mots, émergence de l’a-logique et du paradoxal, le rêve, le merveilleux, la « surimpression », le « poème-événement ». 18. « […] la conversion de plus en plus nécessaire […] de l’imaginé au vécu ou plus exactement au devoir-vivre » (BRETON, 1981, p. 10-11).

19. Cf. ΑΝΑΓΝΩΣΤΟΠΟΎΛΟΥ, 1990, et 2007, p. 253-300, ainsi que ΑΝΑΓΝΩΣΤΟΠΟΎΛΟΥ et ΤΖΑΒΆΡΑΣ, 2006, p. 15-76. 20. Cf. Ενδοχώρα, op.cit., p. 36, 53, 109(10), 111(20), 112(25), 115(32). 21. « La frimousse de la gamine à la flottante chevelure/Communique à l’équipage de la croisière/La sérénité de l’azur » ΕMBIRICOS, « Les oiseaux de la Pruth » in Domaine intérieur, op. cit., p. 52. 22. Cf. à ce sujet l’analyse approfondie de Renée RIESE-HUBERT, 1984. Voir également les notes d’Engonopoulos in ΕΓΓΟΝΌΠΟΥΛΟΣ, Ποιήματα, tome I, op.cit., 145, 147.

23. BRETON, A. le Surréalisme et la Peinture, op.cit., 269-270. Pendant les années 1920 et 1930, il se produit dans le milieu surréaliste une réflexion sur les « objets surréalistes » ; cf. BRETON, A. Introduction au discours sur le peu de réalité (1927) et Le Surréalisme ASDLR, no 3, déc. 1931. À peu près à la même période (1941) Breton invente le « poème-objet » qui associe les sources de la poésie et de la peinture. 24. « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique- circonstantielle ou ne sera pas » (BRETON, 1982, p. 26).

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25. « À peine cristallisé le verbe scintille », in Domaine intérieur, op. cit., p. 84. 26. « L’étincelle est enfouie parmi les cendres. Des croassements retentissent sous la feuillée et déchirent de la nuit la toile immaculée. Mais avant même qu’il fasse jour, les rumeurs culminent et l’étincelle se révèle sublime. Puis soudain elle s’éteint – mais à sa place aussitôt le coq s’égosille » (« La natte d’Altamira » in Domaine intérieur, op. cit., p. 105). 27. « Une vie nouvelle aux superbes vestiges » in ENGONOPOULOs, «Τραμ και Ακρόπολις», recueil Μην ομιλείτε εις τον οδηγόν, 1938, Ποιήματα, tome I, op.cit., p. 12. 28. Cf. A. BRETON, Discours au Congrès des écrivains, Position politique du surréalisme (1935), p. 285. 29. Seul N. Kalas s’est efforcé d’articuler une réflexion théorique, à travers ses articles dans les revues de l’époque et dans sa tentative de présenter le terme, la définition et les idées du surréalisme dans les quatre numéros de la revue Νέα Φύλλα (1937) dirigée par Θαλής Ρητορίδης. Cette revue a aussi publié des poèmes d’Embiricos ; voir à ce sujet Μ. ΧΡΥΣΑΝΘΌΠΟΥΛΟΣ, (2012), op.cit., p. 205-241. En ce qui concerne Kalas, cf. Ν. ΣΙΓΆΛΑΣ, 2012, p. 15-144 et 209-307. Voir enfin Νικόλαος Κάλας Βίος και Πολιτεία, 2012. 30. Le terme d’élite revêt souvent une connotation négative et appelle à la circonspection. Ce qui est mis en cause est l’idée qu’une supériorité, fût-elle considérée positivement, puisse conférer des droits différents, c’est-à-dire de supériorité, à ceux qui n’appartiennent pas à cette élite. Les surréalistes parlaient d’ailleurs de la « poésie faite par tous », de « la poésie [qui] est dans la rue ». Comment les imaginer alors comme les représentants d’une élite ou de l’élitisme ? Mais même dans le sens positif du terme, c’est-à-dire comme des individus qui auraient adopté une position dominante pour réformer l’identité culturelle de leur pays, les surréalistes grecs n’appartiennent pas à cette catégorie : cela présuppose d’une part l’appartenance à un groupe dans lequel se développeraient les concepts nouveaux et d’autre part qu’ils aient soutenu et revendiqué dans la sphère publique une réflexion théorique complète. À la même période, Séféris, Théotokas et le cercle des Νέα Γράμματα ont quant à eux entrepris et réalisé une action de ce type.

RÉSUMÉS

La conception surréaliste met en scène poétique les forces agissantes du désir, vers la quête de la connaissance approfondie de l’Autre et de la conciliation du champ intérieur et du champ extérieur. Il gît toujours dans l’écriture un mouvement du désir qui résulte de deux altérités : l’interdit venant des autres, de la loi extérieure, et la force de la pulsion venant de l’intérieur. Il y a alors deux contraintes à transgresser, d’une part la loi et, d’autre part, la contrainte endogène, psychique. Le surréalisme s’est efforcé à sa façon, de concilier des entre-deux : un entre-deux réalités, un entre-deux espaces, un entre-deux sexes. La littérature devient l’exploration de l’entre-deux et écrire s’affirme pour les surréalistes comme une façon de penser cet entre-deux. La force de transgression, inhérente au champ surréaliste révèle la permanence de l’amour

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comme constructeur des espaces de paroles poétiques. À travers cette communication, on explorera la façon dont les surréalistes grecs (et surtout Embiricos et Engonopoulos) ont assumé le rôle d’élite dans la formation d’une nouvelle identité culturelle de leur temps, la façon dont ils se sont mesurés aux interdits, aux conflits et à la transgression et les représentations de la coupure et de la rupture avec le passé dans leur œuvre.

The surrealist conception puts forward on the poetical scene the driving forces of desire, in quest of the deeper knowledge of the “Other” and of the conciliation of the interior and exterior fields. Writing is always underlain by a movement of desire resulting from two alterities: the taboo originating from the others, from the exterior law, and the force of the drive stemming from inside. Two kinds of constraints must then be broken: those of law, and the endogenous, psychic ones. Surrealism attempted in its own way to reconcile in-betweens: an in-between realities, an in-between spaces, an in-between sexes. Literature becomes the exploration of in-betweens and writing asserts itself as a way to think this in-betweenness. The force of transgression inherent to the surrealist field reveals the permanence of love as a builder of spaces for poetical words. This paper aims to explore the way in which Greek surrealists (and mainly Embirikos and Engonopoulos) assumed the role of an elite in the formation of a new cultural identity of their time, the way in which they have measured themselves against taboos, conflicts and transgression and the representations of cleavage and break with the past in their work.

Η υπερρεαλιστική σύλληψη φέρνει στη ποιητική σκηνή τις δρώσες δυνάμεις της επιθυμίας προς την αναζήτηση της εμβαθούς γνώσης του Άλλου και της συμφιλίωσης του εσωτερικού και του εξωτερικού πεδίου. Βρίσκεται πάντα μέσα στη γραφή μια κίνηση της επιθυμίας που προκύπτει από δύο ετερότητες : η απαγόρευση που έρχεται από τους άλλους, από τον εξωτερικό νόμο και η δύναμη της ενόρμησης που έρχεται εκ των ένδον. Οι προς παραβίαση περιορισμοί είναι λοιπόν δύο : αφ’ενός ο νόμος και αφ’ετέρου ο ενδογενής, ψυχικός περιορισμός. Ο υπερρεαλισμός αποπειράθηκε με τον τρόπο του να συμφιλιώσει ενδιάμεσες θέσεις, ένα μεταξύ δύο πραγματικοτήτων, δύο τόπων, δύο φύλων. Η λογοτεχνία γίνεται ανίχνευση των ενδιάμεσων τόπων και η πράξη του γράφειν ενδυναμώνεται ως τρόπος σκέψεως αυτού του ενδιάμεσου. Η δύναμη της παράβασης, που ενέχεται στο υπερρεαλιστικό πεδίο αποκαλύπτει την μονιμότητα του έρωτα στη δόμηση χώρων ποιητικού λόγου. Μέσα από αυτή την ανακοίνωση, θα εξερευνήσουμε τον τρόπο με τον οποίο οι Έλληνες υπερρεαλιστές και κυρίως ο Εμπειρίκος και ο Εγγονόπουλος ανέλαβαν τον ρόλο πνευματικής ελίτ, στη διαμόρφωση μια νέας πολιτισμικής ταυτότητας του καιρού τους, τον τρόπο με τον οποίο ήρθαν αντιμέτωποι με τις απαγορεύσεις, τις συγκρούσεις και την παραβατικότητα καθώς και τις αναπαραστάσεις της τομής και διακοπής με το παρελθόν στο έργο τους.

INDEX

Index géographique : Grèce motsclesel υπερρεαλισμός, Ελλάδα, Εικοστός αιώνας, Ελληνική λογοτεχνία motsclestr Gerçeküstücülük, Yunanistan, Yirminci yüzyıl, Yunan edebiyatı motsclesmk Надреализам, Грција, Дваесеттиот век, Грчката литература Keywords : surrealism, Greece, Twentieth century, Greek literature Mots-clés : surréalisme, Politis Nikolaos (1852-1921) Thèmes : Littérature grecque Index chronologique : vingtième siècle

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AUTEUR

DIAMANTI ANAGNOSTOPOULOU Université de l’Égée

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Les élites gouvernementales en Grèce, en Roumanie et en Espagne Un regard comparatif sur leur composition actuelle The Government Elites in Greece, and Spain: a Comparative Approach on their today Composition Οι κυβερνητικές ελίτ στην Ελλάδα, στην Ισπανία και στη Ρουμανία, μια συγκριτική προσέγγιση της σημερινής σύνθεσής τους

Ekkehard W. Bornträger

1 La crise actuelle en Grèce, omniprésente dans les médias locaux et internationaux, a également mis sous le feu des projecteurs l’élite politique du pays. Au-delà d’un large public, nombre de spécialistes en sciences économiques et sociales se sont attachés à découvrir certains aspects de ce groupe social et, surtout, ses réels ou prétendus dysfonctionnements. Rien de surprenant, donc, à ce que les tentatives d’explication théorique – pour ne rien dire des clichés populaires – qui circulent à son sujet soient légion, sans pour autant toujours faire justice à une réalité souvent complexe, voire pétrie de contradictions.

2 Sans prétendre rivaliser, pour la richesse de la documentation et l’analyse détaillée, avec les recherches de Koutsoukis (1982) et de Sotiropoulos et Bourikos (2012), notre objectif sera d’abord de compléter leur regard historique par une sorte d’instantané statistique des deux gouvernements grecs récents que sont ceux, respectivement, de Yorgos Papandréou et d’Antonios Samaras. Ce faisant, nous nous proposons d’élargir la perspective synchronique par une vision comparatiste en juxtaposant les paramètres grecs à ceux d’un autre pays de l’Europe du Sud-Est, la Roumanie, et à ceux d’un autre État méditerranéen, l’Espagne, tout en incluant la France comme référence « hors zone ». Cette perspective synchronique transnationale nous permettra de mieux faire ressortir les traits spécifiques – mais aussi les ressemblances – de l’élite ministérielle de chacun des pays examinés. Par ailleurs, elle nous fournira un point de départ pour quelques investigations rétrospectives comparées fondées sur la documentation existante.

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Répartition géographique

3 Ce sont les gouvernements grecs qui, dans notre échantillon, montrent le plus grand centralisme quant au recrutement géographique de leurs membres en fonction du lieu de naissance. La prédominance de l’agglomération athénienne est écrasante : 42 %, une proportion dépassant nettement celle du légendaire centralisme hexagonal. Ajoutons que les « villages » (< 10 000 habitants) envoient très rarement un des leurs au gouvernement grec, tandis que dans les trois autres pays examinés presque un tiers des ministres ont des origines villageoises. L’exode rural en Grèce n’ayant pas été plus important que partout ailleurs, cet état de fait pourrait indiquer un circuit de renouvellement plus fermé, focalisé avant tout sur les élites urbaines établies, où la cooptation de nouveaux membres venus du « fond » de la province reste une exception. Cette hypothèse cadre bien, d’ailleurs, avec le constat qu’historiquement les régions de l’Attique, du Péloponnèse et de la Στέρεα Ελλάδα ont été très longtemps surreprésentées dans les gouvernements par rapport aux νέες χώρες (SOTIROPOULOS & BOURIKOS, 2003, 174-178) entrées dans l’État grec en 1913 ou en 1947.

4 Quant à la composition géographique des cabinets espagnols et roumains, on est frappé par l’inversion de la proportion entre le centralisme du système politique et l’importance de la capitale comme « pépinière » de ministres. Si la Roumanie hyper- centralisée puise à peine 15 % de ses ministres dans l’agglomération de Bucarest, l’Espagne largement décentralisée, avec ses nombreuses régions autonomes, compte près de 30 % de ministres madrilènes.

Niveau d’études

5 À en juger par le bagage scientifique et les honneurs académiques qui en sont l’illustration, les cabinets grecs et espagnols examinés ici rappelleraient presque l’idée- type de la République des savants selon Platon. Mais la Grèce excelle davantage, sur le plan des mérites académiques de ses dirigeants, que la monarchie ibérique. Ce sont ses ministres qui détiennent le record en matière de diplômes et autres doctorats obtenus auprès de hautes écoles étrangères – souvent les plus prestigieuses1. On discerne là un trait caractéristique des élites grecques, un phénomène qui s’est développé dès la fin du XIXe siècle. Déjà, les Premiers ministres Trikoupis et Zaïmis avaient obtenu leurs titres académiques en France et en Allemagne. Le nombre d’inscrits auprès d’une université étrangère était encore modeste à l’époque, puisqu’il ne dépassait pas 10 % des effectifs estudiantins de toute la Grèce (KIPRIANOS, 2007, 17) (ΤΣΟΥΚΑΛΆΣ, 2006, 433).

6 C’est ainsi qu’un observateur trop sensible aux lauriers académiques internationaux serait tenté de ne voir dans les derniers gouvernements de la France qu’une assemblée de provinciaux pauvres d’esprit – ou, en tout cas, pauvres en diplômes post-grades. La Roumanie, elle aussi, devance clairement la France quant au degré de « professoralisation » et d’« internationalisation » de ses ministres, sans pour autant égaler les deux pays méditerranéens. L’Hexagone pourrait trouver une consolation dans sa capacité d’afficher un « coefficient académique » plus élevé qu’une démocratie aussi prospère – et, à certains égards, modèle – que la Suède, dont les membres du

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gouvernement se contentent généralement du B.A., quand ils n’ont pas préféré mettre un terme à leurs études sans avoir décoché de diplôme.

7 Il serait certes aberrant de prétendre mesurer la qualité d’un gouvernement uniquement à la lumière des palmes académiques de ses membres, d’autant plus que l’exercice du pouvoir requiert souvent d’autres qualités que celles qui font un bon savant. Il n’en reste pas moins surprenant que la France, ainsi que les pays de l’Europe centrale et la Scandinavie, qui possèdent en général un savoir-faire technique et scientifique plus avancé que les sociétés méditerranéennes et balkaniques, semblent faire preuve d’une surprenante modestie en matière de profil universitaire de leurs gouvernants – sans toutefois que celle-ci ait des retombées négatives sur leurs performances. Mais peut-être faudrait-il inverser la question ?

8 En effet, au cours des dernières années, plusieurs scandales relatifs aux antécédents académiques des membres du gouvernement ont secoué différents pays de l’Europe centrale et du Sud-Est. Deux ministres allemands ont ainsi perdu leur poste, dont – curieusement – celle qui avait le portefeuille de l’Éducation et de la recherche scientifique. Le président hongrois démissionna en 2012 pour avoir plagié sa thèse de doctorat, tandis que le Premier ministre roumain, Victor Ponta, lui aussi convaincu de plagiat, conserva ses fonctions, sa ministre de l’Éducation faisant même pression ouvertement sur la commission académique de l’Université de Bucarest chargée de l’enquête.

9 Évidemment, il ne serait pas moins erroné de voir dans le grand nombre de ministres dotés de titres et/ou de fonctions académiques en Grèce et en Espagne, le seul fruit de pratiques académiques douteuses ! Dans le cas grec, la fréquence des études dans les universités étrangères de haut niveau semble écarter le risque de manipulations « faciles » ou de protection politique. Des chercheurs éminents parvenus à un poste gouvernemental, tels Louka Katseli ou Évanghélos Liviératos, n’ont sans doute pas eu besoin de se faire épauler politiquement dans leur parcours universitaire. Il n’en demeure pas moins que les carrières académiques de certains futurs ministres dans leur pays d’origine semblent se dérouler avec une plus grande célérité que celles du commun des chercheurs. Quoi qu’il en soit, les interventions politiques plus ou moins discrètes dans les carrières universitaires sont fréquentes en Grèce.

10 Le « modèle méditerranéen » d’une plus grande participation du personnel universitaire au sommet du pouvoir exécutif et dans les hauts rangs des partis politiques nous apparaît davantage comme l’expression d’une intense politisation (et dépendance politique) du monde académique que comme l’indice d’une « imprégnation » scientifique notoire de l’action gouvernementale ou politique en général.

11 Ce manque de séparation entre les sphères politique et universitaire s’observe d’ailleurs dans certains régimes dictatoriaux ou autoritaires, dès lors qu’ils attribuent un grand prestige aux signes de distinction académique. C’est ainsi qu’ils excellent souvent par le haut niveau de qualification universitaire de leurs ministres. Près d’un tiers des membres du gouvernement espagnol de l’époque franquiste étaient titulaires d’un doctorat (GENEIEYS, 2004, 187). Au Portugal de l’Estado novo sous Salazar, la catégorie professionnelle la mieux représentée au gouvernement était celle des professeurs d’université (33 %), avant même les officiers militaires (26 %) (TAVRES DE ALMEIDA & COSTA PINTO, 2003, 25-26).

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12 Considéré sous un autre angle, ce modèle de cooptation des cadres supérieurs universitaires trahit un recrutement assez exclusif, confortant l’hypothèse d’un système de circulation des élites politiques relativement fermé dans la péninsule ibérique et en Grèce – où le phénomène est particulièrement flagrant, les études à l’étranger étant en passe de devenir un présupposé pour quiconque veut faire partie des élites gouvernementales – et non un trait caractéristique de ceux qui, issus d’un milieu modeste, sont la première génération à accéder aux études supérieures.

Les femmes au gouvernement

13 Si le haut niveau de formation académique confère au système de recrutement ministériel grec – à première vue, certes, et abstraction faite de la problématique sous- jacente – une position avantageuse face à la France, on constate l’inverse en matière de gender politics. La proportion des femmes dans les cabinets grecs reste plutôt modeste ; un personnage aussi exceptionnel que Dora Bakoyanni mis à part, les quelques femmes qui occupent un ministère ne se voient guère attribuer de portefeuilles majeurs. À signaler, à cet égard, que même le ministère de la Défense, bastion masculin par excellence, est assuré ou a été assuré par des femmes en Espagne, en France, en Allemagne et en Suède, tandis qu’en Angleterre, en Allemagne, en Scandinavie et dans les pays baltes, des femmes dirigent ou ont dirigé le gouvernement. On a vu, au sein du gouvernement de Yorgos Papandréou, une tentative d’augmenter le nombre de portefeuilles féminins, mais, comme dans le cas de son homologue espagnol Zapatero – qui avait même réussi l’exploit de porter le pourcentage des femmes au gouvernement à 50 % – les rênes du pouvoir sont finalement restées en mains masculines. Dans le cas espagnol, on observa une prolifération de « mini-portefeuilles » qui, selon les dires de certains, servirent en priorité à rééquilibrer le gender ratio du cabinet. Il n’en est pas moins vrai que l’Espagne présente une image d’ensemble plus positive que la Grèce pour ce qui est de la présence des femmes au gouvernement.

14 Curieusement, tel n’est pas le cas d’un pays au passé socialiste comme la Roumanie, où les femmes jouissaient de jure des mêmes droits que les hommes et où leur intégration au marché du travail était devenue une réalité quotidienne depuis bien longtemps, même si leur nombre au sommet de la pyramide sociale était demeuré modeste. À l’époque où, en Espagne sous Franco, une femme mariée ne pouvait même pas ouvrir un compte en banque sans l’aval de son conjoint et où, en Grèce, la dot était encore inscrite dans la Constitution, la Roumanie nommait en 1947 en la personne d’Ana Pauker une femme à la tête du ministère des Affaires étrangères – ce qui lui valut à l’époque le titre de « femme la plus puissante d’aujourd’hui » dans le Time Magazine. En Grèce, il a fallu attendre près de 60 ans pour qu’une représentante de la gent féminine – qui n’était autre que Dora Bakoyanni – n’accède au même poste, en 2006. Cependant, on serait bien en peine aujourd’hui de trouver des traces de ce rôle de pionnier que la Roumanie avait joué dans la promotion des femmes à de hautes fonctions gouvernementales2. La Roumanie affiche la plus faible représentation féminine au gouvernement parmi les pays étudiés, avec à peine une ou deux membres du cabinet. Elle devance de peu l’Albanie, où le gouvernement Berisha comptait en 2013 une seule femme pour 16 ministres.

15 Il serait néanmoins prématuré de postuler un recul général du nombre des femmes au gouvernement dans les anciens pays socialistes. Les pays baltes donnent l’exemple

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contraire, et la Bulgarie a eu à partir de 1996 trois femmes au ministère des Affaires étrangères. Seule une étude détaillée pourrait nous apprendre s’il s’agit là de cas « illustres », mais plutôt isolés, ou d’une tendance plus marquée.

16 Force est de constater que des pays comme la Grèce et, a fortiori, l’Espagne ont réussi un « rattrapage » impressionnant pour ce qui est de la présence des femmes aux postes suprêmes du pouvoir exécutif, quand bien même ils n’ont pas encore su combler entièrement le clivage qui, à cet égard, les sépare de la France, par exemple. Cette dernière est pourtant loin d’incarner le degré maximal de représentation égalitaire des sexes aux fonctions gouvernementales. Sur le plan quantitatif, en effet, les pays scandinaves se font forts d’une participation féminine encore plus élevée dépassant même la majorité, comme actuellement en Suède où le gouvernement Reinfeldt compte 8 femmes parmi ses 13 ministres. Et si la France n’a pas encore vu une femme diriger un gouvernement (sauf Édith Cresson du 15 mai 1991 au 2 avril 1992), même des pays moins avancés que la Scandinavie en termes d’émancipation féminine, telles la Grande- Bretagne et l’Allemagne, ont déjà été dirigés par une femme – une dame de fer ou de plus souple constitution.

17 Les cabinets analysés laissent entrevoir une certaine coïncidence entre l’orientation politique du gouvernement et la présence de femmes en son sein. Surtout dans les cas grec, espagnol et roumain, un cabinet de gauche semble plus enclin à accepter des femmes dans ses rangs – alors qu’en France, l’alternance droite-gauche n’a qu’un faible impact sur le nombre des femmes ministres.

Filières d’études et profil professionnel

18 La professionnalisation croissante des élites ministérielles a pour conséquence que la durée d’exercice d’une profession autre que la politique a progressivement diminué, en Grèce et ailleurs. La militance politique commence souvent dès les études supérieures et, parfois, les spécialisations ultérieures comme la formation post-grade se font à un moment où la carrière politique même est déjà lancée, ce qui crée manifestement des interdépendances, voire des amalgames entre choix professionnels et choix politiques. De fait, à ce stade déjà, les candidats aspirant à une fonction politique se détachent de ceux qui s’orientent uniquement vers un avenir professionnel « normal », cette opposition s’accentuant encore après la fin des études. Pour ceux qui ambitionnent une place au pouvoir, la profession est souvent envisagée d’emblée comme une phase de transition visant à l’accumulation d’un capital « extra-politique », à seule fin de mieux se qualifier pour une carrière exclusivement politique.

19 Il en résulte que le profil professionnel des futures élites ministérielles s’avère généralement un peu flou – ou, du moins, mal délimité – échappant ainsi aux catégories traditionnelles. Pour cette raison, nous avons privilégié un classement sur la base de critères plus nets, à savoir les diplômes universitaires obtenus.

20 Ce qui saute aux yeux, dans les gouvernements grecs et espagnols, est la forte présence de « juristes » (dont les « administrateurs publics » tels que ceux qui, en France, sont issus de l’ENA)3. La Roumanie, en revanche, n’affiche qu’une faible participation de ce groupe professionnel, tandis que la France se situe quelque part au milieu, avec un clivage énorme entre les gouvernements Fillon et Ayrault, ce dernier se contentant de 16 % de juristes seulement. Relativement faible est la part des spécialistes en sciences économiques et management, aussi bien en Grèce qu’en France. En revanche, la

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Roumanie et l’Espagne semblent offrir un terrain plus propice à l’exercice de leurs compétences. La Roumanie est d’ailleurs le seul pays de notre échantillon où les économistes arrivent en tête des groupes professionnels, une spécificité déjà apparente durant toute la phase de transition qui a suivi les bouleversements de 1989 (IONAŞCU, 2007, 248-249).

21 Malgré la gloire et longévité de ses Lettres, la Grèce n’est point un lieu favorable à la carrière ministérielle des diplômés en lettres. Les chances de ces derniers sont les plus grandes dans la ville des Lumières, où rien moins que les deux derniers occupants du fauteuil de Premier ministre ont étudié les sciences humaines. En Grèce, le ministère de la Culture, animé un temps par l’artiste flamboyante qu’était Mélina Mercouri est aujourd’hui géré par des juristes ou des diplômés en sciences politiques. Quant à la patrie de Cervantès, elle aussi fait peu de cas des lettrés à ce niveau.

22 La terre promise du génie civil dans la carrière politique semble être la Roumanie où, selon nos échantillons, le quart des ministres sont issus de cette filière. Nous avons affaire ici à des spécialistes qui, à l’instar d’une partie des économistes, ont souvent fait une carrière à la fois technique et managériale dans l’agro-alimentaire ou les entreprises du secteur énergétique (idem, 249). Les cabinets grecs montrent aussi une préférence pour les diplômés en génie civil, tandis que la France, en dépit de son rôle pionnier dans l’élévation des « Ponts et chaussées » au rang d’orientation professionnelle fort respectable, leur ferme plutôt les portes du gouvernement.

23 Si l’on replace la composition professionnelle des gouvernements grecs dans leur contexte historique, la persistance d’une forte représentation de juristes est un signe de traditionalisme que la Grèce partage avec l’Espagne. En France, le quasi-monopole des avocats et des hauts magistrats au pouvoir exécutif a pris fin il y a près d’un demi- siècle, d’abord avec l’arrivée des « cadres de l’administration publique » issus de l’ENA et d’autres grandes écoles (BIRNBAUM, 1977, 75-78), puis avec l’extension de la base de recrutement à d’autres catégories, à commencer par les sciences économiques et le management.

24 En Grèce, cette ouverture en est encore à ses prémices, tout comme en Espagne. En outre, dans ces deux pays plus longtemps qu’en France, un autre ensemble socioprofessionnel pratiquement disparu des cabinets aujourd’hui a su assurer sa représentation au gouvernement : celui des militaires qui, durant la première moitié du XXe siècle, était partout la pépinière habituelle de certains ministères. La persistance des dictatures en Espagne et au Portugal surtout, mais aussi, de manière plus passagère, le régime des colonels en Grèce, ont donné un sursis à la présence de hauts officiers au gouvernement, alors même qu’ils avaient déjà perdu tout rôle politique éminent dans les autres pays d’Europe occidentale – abstraction faite du général de Gaulle, bien sûr.

25 Nos échantillons ne révèlent pas de tendance généralisée à la préférence de catégories professionnelles spécifiques selon qu’il s’agit d’un gouvernement de droite ou de gauche. Cependant, en France – et, dans une moindre mesure, en Espagne – les cabinets de droite semblent accorder une certaine priorité aux juristes, la gauche privilégiant en revanche les économistes et les autres catégories professionnelles.

26 Dans l’ensemble, le profil socio-professionnel des élites ministérielles grecques laisse entrevoir beaucoup plus de similarités avec l’Espagne qu’avec la Roumanie, où les professions économiques et techniques dominent. En outre, de par son relatif conservatisme – forte dominance de juristes, niveau élevé de formation académique – il

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se distingue nettement de la situation observable aujourd’hui en France. Compte tenu de plusieurs autres particularités – grande importance des études à l’étranger, forte prévalence de l’agglomération athénienne comme base de recrutement – cette configuration dénote un système de renouvellement des élites assez exclusif, différent de la composition des gouvernements français récents, où l’on perçoit un notable élargissement de l’éventail socioprofessionnel et régional. Le verdict de KOUTSOUKIS (1982, 21), qui avait constaté il y a 30 ans un grand écart en Grèce entre la transformation très lente de l’élite et des changements socio-économiques nettement plus rapides semble valable aujourd’hui encore4.

27 Tandis que la Grèce et l’Espagne continuent se doter d’une élite politique triée sur le volet, la France, après avoir constitué, à l’instar de l’Angleterre, un cas typique de “social closure” (HARTMANN, 2007, 222), semble aujourd’hui évoluer vers un système de recrutement plus ouvert, se rapprochant du modèle de l’Europe centrale, de la Scandinavie et de l’Italie.

28 Certes, le très bon niveau académique des gouvernements grecs reste en soi impressionnant et quasiment inégalé, mais il semble n’avoir que peu d’impact concret et positif sur l’action gouvernementale. Au contraire, des figures politiques ayant à leur actif une impressionnante carrière scientifique internationale, tel l’ancien premier ministre Andréas Papandréou, se sont parfois montrées beaucoup moins à la hauteur des tâches qui leur incombaient qu’un certain homme d’État crétois, par exemple, qui avait juste fait des études de droit à Athènes, dont l’aéroport porte aujourd’hui son nom…

BIBLIOGRAPHIE

BIRNBAUM Pierre, 1977, les Sommets de l’État – Essai sur l’élite du pouvoir en France, Paris : Seuil.

GENIEYS William, 2004, Las élites españolas ante el cambio de régimen político – Lógica de Estado y dinámicas centro-periferias en el siglo XX, Madrid: Centro de investigaciones sociológicas.

HARTMANN Michael, 2007, Eliten und Macht in Europa – Ein internationaler Vergleich, Francfort-sur-le- Main: Campus.

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TAVARES DE ALMEIDA Pedro & Antonio COSTA PINTO, (2012), “Portuguese Ministers, 1851-1999: Social Background and Paths to Power”, in Pedro TAVARES DE ALMEIDA, Antonio COSTA PINTO & Nancy BERMEO (dir.)., Who governs Southern Europe – Regime Change and Ministerial Recruitment 1850-2000, New York: Routledge, pp. 5-40.

ΤΣΟΥΚΑΛΆΣ Κωνσταντίνος, 2006, Εξάρτηση και αναπαραγωγή – Ο κοινωνικός ρόλος των εκπαιδευτικών μηχανισμών στην Ελλάδα (1830-1922), Athènes: Θεμέλιο.

ANNEXES

Quelques données statistiques récentes sur les cabinets grec, roumain, espagnol et français

Grèce Roumanie Espagne France

Cabinet Cabinet Cabinet Cabinet

A A A A

Παπανδρέου Boc 1 Zapatero Fillon 1

Β B B B

Σαμαράς Ponta 2 Rajoy Ayrault 1

C = (A+B)/2 C = (A+B)/2 C = (A+B)/2 C = (A+B)/2

A 23-12-2009 A 12-4-2008 A 6-10-2009 A 18-5-2007 Date B déc. 2012 B déc. 2011 B 21-6-2012 B 17-5-2012 au 23-6-131 au 23-6-13

Nombre A 16 A 18 A 21 A 16 des B 18 B 19 B 14 B 19 ministres C total 34 C total 37 C total 35 C total 35

Y compris le Premier ministre

Données suivantes GR RO ES FR en %

A 31,3 A 6 A 43 A 44 Part des B 5,6 B 11 B 29 B 47 femmes C 17,6 C 8 C 37 C 46

Part des A 12,5 - - A 6 pers. nées B 5,6 B 21 à l’étranger C 8,8 C 14

ou issues d’une famille de migrants

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Âge moyen A 5 A 49 A 52,5 A 54 (à la B 56 B 40 B 56,5 B 54 formation C 53,6 C 44,3 C 54,1 C 53,8 cabinet)

Lieu GR RO ES FR Origine

A 44 A 11 A 24 A 13 a) capitale B 33 B 11 B 36 B 16 C 38 C 11 C 29 C 14

A 6 A - - A 19 b) environ B 0 B 11 B 16 capitale C 3 C 5 C 17

c) ville sauf A 19 A 39 A 33 A 19 capitale B 17 B 21 B 36 B 16 > 100 000 C 18 C 30 C 34 C 17

A 13 A 33 A 19 A 19 d) village B 17 B 32 B 7 B 37 < 10 000 C 15 C 32 C 14 C 29

Niveau formation GR RO ES FR

A 100 (ENA 25) A 100 A 100 A 95 a) B 100 B 100 B 95 B 100 universitaire (ENA 16) C 100 C 97 C 97 C 100 (ENA 20)

A 44 A 22 A 43 A 31 b) avec B 33 B 37 B 29 B 5 doctorat C 38 C 30 C 37 C 17

c) études à A 31-44 A 17 A 24 A 0 l’étranger B 33-39 B 6 B 7 B 0 (> 1 an) C 32-41 C 11 C 17 C 0

Filière d’étude GR RO ES FR (hors politique)

a) droit, A 44 A 22 A 43 A 63 administration B 44 B 26 B 50 B 16 publique C 44 C 24 C 46 C 37

b) sciences A 19 A 28 A 33 A 13 économiques, B 22 B 37 B 29 B 32 management C 21 C 32 C 31 C 23

A 0 A 17 A 10 A 19 c) lettres B 6 B 6 B 0 B 32 C 3 C 11 C 6 C 26

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Α 6 A 28 A 5 A 0 d) B 17 B 21 B 7 B 5 ingénierie C 12 C 24 C 6 C 3

e) professeurs A 25 A 6 A 29 A 6 des B 22 B 11 B 21 B 5 universités C 24 C 8 C 26 C 6

Tableau diachronique de la filière universitaire ou post-secondaire des ministres en Grèce en comparaison avec des données historiques concernant l’Espagne, la Roumanie et la France. Données en pourcentages.

2009/2012 Grèce GR 1910-1936 1936-1941 1946-1967 1967-1974 1974-2001 Παπ./Σαμ.

Espagne ES 1931-1939 1939-1974

France FR 1944-1969

Roumanie RO 1989-2004

Droit et GR 65 GR 54 GR 45 administration GR 30 ES 34 GR 41 GR 44 ES 57 RO 12 publique FR 36

GR 6 Économie et GR 24 ES 4 GR 12 GR 21 management RO 26 FR 15

Formation GR 14 GR 3 GR 17ES 5 GR 21 GR 25 - militaire ES 33 RO 5

GR 6,3 FR 5,4 GR 13 Ingénierie GR 2,9 GR 3 GR 12 ES 4 ES 10 RO 12

Sciences GR 2 GR 2 GR 2 humaines

NOTES

1. Cette propension massive aux études à l’étranger (environ 40 % des ministres) semble être à l’évidence un signe distinctif du sommet de la classe politique grecque. Un contrôle des données pour d’autres pays européens de la même importance démographique (Portugal, Suède) montre qu’il ne s’agit pas d’une spécificité des « petits » pays, même si ceux-ci ont tendance à accueillir dans les rangs du gouvernement légèrement plus de diplômés des universités étrangères qu’une « grande » nation comme la France. Supposer un effet de diaspora n’aide pas non plus à

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expliquer ce phénomène, le gouvernement israélien ne comptant pas non plus un grand nombre de diplômés à l’étranger. 2. Il est vrai que ce procédé devait parfois prendre des formes caricaturales, au temps de la dictature familiale de Ceauşescu, où la femme du conducător menait la plus brillante carrière scientifique, se voyant projeter sans effort intellectuel particulier du rang de simple laborantine ayant à son actif à peine quelques années de scolarité – d’ailleurs peu glorieuses – jusqu’au sommet de la recherche en chimie en Roumanie. Mais de telles aberrations dues au culte de la personne n’enlèvent rien au fait que le niveau réel de formation féminine – et de participation féminine au pouvoir – était en moyenne plus élevé qu’en Grèce. 3. Il est intéressant de voir qu’une « science du pouvoir » comme le droit a constitué, en Grèce et en Espagne, une formation fréquemment choisie (mais pas toujours menée à bien) dans le monde des lettres également. Qu’il suffise de mentionner des écrivains grecs tels Karyotakis, Élytis, Palamas, Petsalis-Diomidis, Cosmas Politis, Séféris, Théotokas, ou espagnols comme Clarín, Perez-Galdós, Valle-Inclán. Une analyse comparative approfondie permettrait de vérifier si, à cet égard aussi, se profile une spécificité commune aux deux pays. 4. Il est évident qu’une recomposition personnelle de l’élite gouvernementale, même dans le sens d’une « démocratisation » de l’accès à de telles fonctions, ne changera à elle seule pas grand-chose à l’art de gouverner en Grèce. En Italie, l’aboutissement décevant du mouvement des « mani pulite » et les dérapages d’un antiélitisme populiste (au niveau culturel, du moins) aux teintes poujadistes et/ou régionalistes l’illustrent de manière éclatante. Sans un changement de la mentalité politique et des structures qui la sous-tendent (clientélisme, corporatisme, institutions faibles, etc.) en faveur d’un système plus méritocratique, une modernisation des élites n’entraînera pas celle de la société. 1. Y compris le ministère des Affaires européennes créé le 20 septembre 2011.

RÉSUMÉS

Notre essai se propose de porter un regard « statistique » et comparatif sur la composition actuelle des élites ministérielles en Grèce, en Roumanie et en Espagne. Nous utiliserons des paramètres tels que la provenance géographique, le parcours académique, le profil professionnel et la gender distribution.

Our paper addresses some aspects of the present composition of ministerial elites in Greece, Romania and Spain by means of a comparative statistical approach comprising data on geographical origin, academic and professional background and gender distribution.

Αυτή η δοκιμή μας θέλει να παρουσιάσει ένα στατιστικό βλέμμα στην σύγχρονη σύνθεση των υπουργικών ελίτ στην Ελλάδα, στην Ισπανία και στη Ρουμανία. Θα χρησιμοποιήσουμε ρυθμίσεις σαν τη γεωγραφική καταγωγή, τη ακαδημαϊκή σταδιοδρομία, την επαγγελματική σταδιοδρομία και την κατανομή ανά φύλο.

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INDEX

Index géographique : Grèce, Espagne, Roumanie motsclesel Πολιτικοί, Ελλάδα, Ισπανία, Ρουμανία, Σύγχρονη εποχή, Πολιτικά motsclestr Politikacılar, Yunanistan, İspanya, Romanya, Çağdaş, Siyaset motsclesmk Политичари, Грција, Шпанија, Романија, Современа, Политика Thèmes : Politique Keywords : Politicians, Greece, Spain, Rumania, Contemporary, Politics Mots-clés : Personnel politique Index chronologique : vingtième siècle -- fin, vingt-et-unième siècle -- début

AUTEUR

EKKEHARD W. BORNTRÄGER Universités de Genève et de Fribourg

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Kazantzakis, un intellectuel à l'épreuve de la réalité Kazantzakis, an Intellectual confronted to Reality Ο Καζαντζάκης, ένας διανοούμενος απέναντι στην πραγματικότητα

Gunnar De Boel

Kazantzakis : un « bolcheviste » dans le réseau clientéliste libéral

1 Kazantzakis est un intellectuel pur-sang. Tout en pratiquant les belles lettres dès l’âge de 23 ans, il rend compte de ses multiples voyages en écrivant des correspondances pour des journaux athéniens et gagne son pain en écrivant des livres scolaires et des articles d’encyclopédie pour les éditeurs athéniens Dimitrakos et Elefthéroudakis.

2 Il fait clairement partie du réseau clientéliste du parti libéral, venizéliste (BIEN, 2007, 53). De la même façon qu’il pourra toujours compter sur le soutien de Georgios Papandréou (JANIAUD-LUST, 1970, 477 ; BIEN, 2007, 51, 55, 56), figure de proue de ce parti, sur celui d’auteurs libéraux comme Théotokas (BIEN, 2007, 217 ; du moins jusqu’en 1946, cf. TZIOVAS, 2006, 80) et, bien sûr, Prévélakis qui lui reste aussi acquis. Au contraire, quand les monarchistes sont au pouvoir, Kazantzakis n’a rien à espérer des pouvoirs publics. La décennie des années 1920, pendant laquelle il se déclare pourtant « bolcheviste de l’extrême »1, dans une lettre de 1923 (1958, 152), à sa première épouse, Galateia, ne change rien à son appartenance au réseau venizéliste, même si cela le place dans un grand écart avec lui-même. Ainsi, dans une autre lettre à Galateia, de 1922 (1958, 90), il appelle le coup d’état du colonel Plastiras, après la débâcle de l’armée grecque en Asie Mineure, « notre révolution », parce qu’elle est le fait d’un venizéliste, même s’il se demande immédiatement après si cette révolution émane du peuple ou de certaines personnalités qui se servent des masses ; il conclut : « C’est toujours une lumière, un pâle reflet du grand incendie futur, du nôtre »2.

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3 Ce grand incendie, c’est évidemment la révolution communiste, qu’il appelle de ses vœux. Nous reviendrons sur cette duplicité bien caractéristique.

4 En fait, Kazantzakis, d’après une autre lettre à Galateia, de décembre 1922, se voyait surtout en grand intellectuel, qui essayait aussi d’écrire : Voilà ma force : la pensée et l’écriture. La première, je la réussis bien, je n’ai pas honte de le dire. Je sens mon cerveau bien solide, de très bonne qualité, très lumineux. La deuxième, l’écriture, je la réussis moyennement. Mon art n’est pas net, pur, grand. (1958, 127)3

Penseur ou écrivain ?

5 Or, il est permis de douter du jugement qu’il porte sur sa carrure de penseur. Il est certain que Kazantzakis avait beaucoup lu, mais il est aussi certain qu’il était un grand compilateur. On sait que la théorie métaphysico-philosophique qu’il a consignée dans son Ascèse4 était surtout un mélange de l’élan vital de Bergson et du Surhomme de Nietzsche. Mais dans sa thèse sur Nietzsche, qu’il a écrite pendant son séjour parisien de 1907 à 1909, son accès à ce philosophe était encore indirect : en effet, il recopiait de façon éhontée des pages entières des commentateurs français de Nietzsche, en particulier Henri Lichtenberger, Émile Faguet et Alfred Fouillée (DE BOEL, 2006). Cela l’amenait, par exemple, à adopter l’idée de Lichtenberger, selon lequel Nietzsche enseignait que « l’homme est une parcelle de la volonté éternelle et infinie, et en cette qualité, il est, lui aussi, éternel et indestructible » (1899, IX). Trois ans plus tard, Lichtenberger ira jusqu’à dire que Nietzsche enseigne que « l’homme est une parcelle de la substance infinie, de la divinité » (1902, 783).

6 Kazantzakis base sur cet enseignement, attribué de façon erronée à Nietzsche, son idée fondamentale de l’étincelle («σπίθα») divine dans chaque homme. Mais quand Nietzsche parle de « vie éternelle », c’est uniquement pour se moquer du christianisme, qui utilise la croyance en une vie éternelle comme os à ronger pour détourner l’attention de cette haine pour la vie et de cette qualité misérable de la vie qu’il prêche (DE BOEL, 2009, 116-120). Nous verrons que sur ce point, loin de s’aligner sur Nietzsche, Kazantzakis se trouve plutôt sur la ligne du christianisme le plus ascétique, le plus hostile à la vie terrestre. Cette ligne-là, le véritable Nietzsche la tenait en horreur. Le compilateur se laisse donc piéger par les sources secondaires qu’il utilise trop facilement.

Idéologie ou métaphysique ?

7 Dans une lettre de 1936 à son ami Prévélakis, Kazantzakis divise sa vie jusque-là en trois périodes, du point de vue de l’idéologie à laquelle il adhérait alors : • Jusqu’en 1923, il était nationaliste, et sentait à côté de lui l’ombre de Dragoumis. • De 1923 à 1933, il suivait la gauche (sans n’avoir jamais été communiste, ajoute-t-il), et sentait à côté de lui l’ombre de Panaït Istrati. • Maintenant, il ne suit plus personne ni aucune couleur : ce dernier stade est celui de la liberté (PRÉVÉLAKIS, 1965, 464-465).

8 Mais il faut se méfier quand un auteur fait lui-même l’analyse de son œuvre et de sa carrière d’écrivain ou de penseur. D’une part, ces coupures sont loin d’être absolues. Il

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est évident que pendant la décennie de 1930 l’ombre de Dragoumis est toujours bien là (BIEN, 2007, 131 ; 158). D’autre part, aucune période n’est exclusivement dominée par une seule idéologie. Ainsi, il avait, dès le début de sa période de gauche, une appréhension fondamentale devant le côté matérialiste de la doctrine socialiste. Enfin, il est évident que pendant la troisième période, comme déjà pendant la décennie précédente, le fascisme, dans ses manifestations italienne et espagnole, attire notre auteur. Déjà en 1924, il dit dans une lettre à son épouse que « Mussolini est peut-être beaucoup plus grand que ce que nous avions coutume de croire jusqu’ici » (1958, 235)5. C’est précisément le côté totalitaire du fascisme qui le fascine : la mainmise d’un mouvement non seulement sur le cadre politique, mais sur tout l’environnement social, économique et culturel de la société, exactement comme ce qui se passe avec le bolchevisme (ibidem). En 1936, il décrit, dans le texte la Peur et la Faim6 auquel nous aurons à revenir, la gauche et le fascisme comme des collaborateurs secrets, qui se battent pour le même but. — Quel but ? — Que l’âme de l’homme se secoue un peu, qu’elle reste éveillée autant qu’elle peut, qu’elle tremble un peu de peur, ou qu’elle se rue tout autour, insatiable, poussée par la faim. (VRETTAKOS, 1960, 579)7

9 Aussi, tout porte à croire que ces différents changements de cap sont surtout superficiels, et que le seul cap qu’il gardera pendant toute sa vie et qui le fera toujours prendre le côté des idéologies les plus extrémistes, c’est son aversion des valeurs bourgeoises telles que la stabilité, le confort, le bonheur (BIEN 2007, 35).

10 Ainsi, dès son manifeste Ascèse il reprend à son compte les exhortations de Dieu, qui ordonne de brûler maison et idées, et d’abandonner femme et enfants pour le suivre (1965, 76-77). C’est clairement cet aspect-là du Jésus néotestamentaire (cf. p. ex. l’évangile de Luc, 18, 29-30) qui inspire Kazantzakis.

11 Dans son évangile à lui, Kazantzakis ne cesse de prêcher la haine. Il déclare la guerre à ceux qui sont contents, rassasiés, stériles. La haine vaut mieux que la philanthropie essoufflée, parce qu’il faut rechercher l’impossible, comme le font les amoureux (1965, 77-78). Par un tour de passe-passe bien typique, l’amour devient donc synonyme de la haine. L’humanité est appelée à suivre l’exemple du Dieu de Kazantzakis, qui n’est pas précisément un Dieu de bonté. Il est dur, et ne soucie pas des êtres humains ou des animaux : il crée tout, l’aime un instant et puis l’anéantit (1965, 66-67)8. Il y a donc un travail de destruction à faire : il faut faire table rase de ce qui existe, car essayer de seulement l’améliorer ne ferait qu’aggraver le mal. C’est pourquoi il faut d’abord augmenter l’injustice, pour pouvoir tout anéantir ensuite et recommencer sur des bases saines (1965, 78).

La grille de lecture appliquée au monde réel

12 Ce qu’il veut dire par là, à un niveau non plus métaphysique, mais pratique, est expliqué clairement dans une lettre à Galateia datant de mai 1923, contemporaine à l’écriture d’Ascèse : Toute tentative d’amélioration diffère la victoire définitive. Voilà encore une invention, une ruse de bourgeois déguisés. Aujourd’hui, nous n’avons qu’un seul devoir : le Renversement. (...) Le « Renversement » doit dépasser ce premier stade, celui de la discussion, et entrer dans le deuxième – le stade de la foi, sur laquelle

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plus aucune discussion n’est possible; tout ce qu’elle fait, c’est d’allumer les cœurs, d’engendrer des actions, de détruire des civilisations et d’en créer de nouvelles. Jamais les discussions n’ont renouvelé la face de la terre. (...) Ce qui a toujours renouvelé la Terre c’est la Passion, l’enthousiasme, la Foi sans arguments intellectuels. (1958, 202-203)9

13 Ce rejet de la discussion, des arguments intellectuels, rationnels, et cet éloge de la Foi sont des caractéristiques qui peuvent étonner de la part d’un intellectuel. En fait, qu’il soit inspiré – comme cela lui est arrivé successivement –, par le nationalisme, le communisme ou le fascisme, la seule chose qui importe vraiment pour Kazantzakis, c’est de détruire de fond en comble la civilisation bourgeoise existante : celle de l’Europe occidentale, surtout de la France et de la Grande-Bretagne. Voilà à ses yeux les responsables de tout ce qui va mal. Ainsi, quand en 1936 des intellectuels appellent à signer une pétition contre l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie mussolinienne, il publie, le 20 juillet 1936, dans le journal Kathimerini le fameux texte la Peur et la Faim, où il dit : Parmi les grandes nations, l’Allemagne, le Japon, l’Italie suffoquent aujourd’hui dans leurs frontières, elles ne peuvent pas s’étendre, elles ont faim ; la France et l’Angleterre sont rassasiées, elles ont partagé le monde entre elles et regardent avec peur les peuples affamés, sans terre. (...) Il y a quelques mois, nos « intellectuels » ont colporté une pétition furieuse et indolore contre l’Italie qui s’est jetée sur l’Abyssinie pour la manger. Quelqu’un m’a demandé si je la signerais. (...) Je la signerais, si la protestation était contre l’Angleterre et la France, qui possèdent le monde entier et refusent de donner de la terre aux peuples pauvres pour qu’ils puissent vivre. Ce sont les capitalistes inhumains, rassasiés, parmi les nations, et ils ne laissent pas les autres peuples, les prolétariens, lever la tête. (VRETTAKOS, 1960, 577-578)10

14 La destruction totale de cette civilisation de nantis est nécessaire. On en a observé les bienfaits, dit Kazantzakis, dans une lettre envoyée à sa femme le lendemain de l’évacuation de Smyrne par l’armée grecque, en septembre 1922, en Allemagne et en Russie, où la destruction suite à la défaite dans le premier cas, et à la révolution bolchevique dans le second, a conduit à une renaissance de ces pays, contrairement à la France. De la même façon, il espère que le désastre qui secoue la Grèce à ce moment précis sera le début de sa renaissance : C’est comme ça que je le prends, et je l’accepte avec gratitude. Une victoire pour le régime actuel serait néfaste pour la Grèce. Elle mettrait bien en selle les infâmes actuels et elle anesthésierait le peuple, qui ne demande que ça. Ce grand malheur, au contraire, ou bien le fortifiera, ou bien l’anéantira. Les deux issues sont préférables à son existence misérable actuelle. (1958, 77-78)11

15 Ces paroles glaciales semblent annoncer la conception hitlérienne, pour qui le peuple allemand méritait sa destruction, vu qu’il s’était montré incapable de vaincre.

16 Remarquons tout de même en passant que, dans la vraie vie, la haine n’inspire qu’horreur à Kazantzakis, pour qui la campagne d’Asie Mineure révèle les limites du chauvinisme. Ainsi il écrit à Galateia, depuis Belgrade, en mai 1922 : Quelle horreur que toutes ces frontières, remplies de haine et de sang. (...) Je pense aux Turcs, aux Bulgares, à tous ces gens qu’on nous a appris à haïr. Quelle douceur dans mon cœur maintenant ! (1958, 16)12

17 Mais il ne faut pas oublier que Kazantzakis ne se soucie pas des individus : le lendemain de l’évacuation de Smyrne, il écrit à sa femme : « L’Homme nous fend le cœur, c’est

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pour lui que nous nous battons, pas pour les hommes minables » (1958, 77)13. L’internationalisme affiché ne change en rien la priorité toujours donnée à la destruction. En ce qui concerne le programme de reconstruction, Kazantzakis ne propose rien de bien concret : il dit – toujours dans une lettre à Galateia ! – que l’école doit préparer les élèves à un seul but : […] qu’ils détruisent le monde ancien (celui de leurs parents) et qu’ils en construisent un nouveau. Le but de l’École doit maintenant être clair, impitoyable, strict. Plus tard, plus tard, quand nous aurons vaincu, avec la force de notre Dieu, alors nous verrons. Alors viendra l’art, la musique, l’idylle. Et si nous vivions à ce moment-là, nous serions les premiers à poser à nouveau des mines, pour une nouvelle destruction et une nouvelle création. (1958, 174)14

18 En d’autres termes, ce moment de la reconstruction ne viendra jamais. La destruction doit être permanente, et elle doit concerner aussi – surtout – la culture, tout comme la révolution maoïste – que d’ailleurs, bien sûr, il admirera plus tard (1962, 323 ; 326).

Les « savants barbares » : Tolède, Londres

19 Ce travail de destruction est confié, dans la vision de Kazantzakis, aux peuples barbares. À l’origine, il pensait que les Russes communistes s’en acquitteraient, mais il se rend compte que ceux-ci s’embourgeoisent très vite. Toutefois, au cours des années 1930 il voit, émerveillé, apparaître des savants barbares dans la guerre d’Espagne, qui utilisent la force industrielle pour détruire des villes. Il regarde étonné ses collègues journalistes, qui suivent le spectacle de cette destruction sans la moindre détresse. Cette absence de détresse, il l’a d’ailleurs déjà diagnostiquée en lui-même, au moment où il observe des bombardiers qui lâchent leurs bombes sur Tolède : Au lieu d’anges, des avions maintenant, mais le but mystique était le même : que Tolède se secoue, se libère de la certitude, de la sagesse et de la médiocrité, qu’il devienne cendres, haute vision, témoin tout pâle, tout blessé d’une idée. Que l’idée mange le corps, que celui-ci n’existe plus pour rendre trouble la flamme. La substance de Tolède est restée, tout le superflu est devenu cendres. J’ai honte de l’écrire, mais je n’ai senti aucune détresse. Au contraire. Une joie sauvage m’a saisi. Ce Tolède-ci est plus utile à l’homme que l’autre Tolède qui m’avait tellement déçu quand je l’ai vu la première fois. Je m’attendais à voir un rocher sans eau, sans verdure, avec des hommes secs et taciturnes. Et j’avais trouvé une ville riante, provinciale, avec des commerçants, des photographes, des popes. Maintenant, ils sont encore tous là – leur espèce ne s’élimine pas si facilement que ça –, mais dans leurs yeux se reflètent les ruines et les terribles scènes qu’ils ont vues et les angoisses qui sont passées ; et cela les rend un peu moins commerçants, photographes et popes. (1964a, 164)15

20 « Que Tolède se secoue... ». Ce texte date du séjour de Kazantzakis comme correspondant pour le Kathimerini en Espagne, d’octobre à novembre 1936. On reconnaît tout de suite la définition qu’il avait donnée, en juillet de la même année, dans la Peur et la Faim, du but – toujours cette terrible perspective téléologique ! – commun pour lequel, d’après lui, aussi bien la gauche que le fascisme se battent : « que l’âme de l’homme se secoue un peu » (voir plus haut). On se rend compte que sa description du bombardement de Tolède est dans la droite ligne de ce qu’il écrivait dans son Ascèse à propos des gens « contents, rassasiés, stériles ». Tolède est coupable d’un bonheur mesquin : les gens rient, en plus d’être stupidement commerçants,

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photographes, curés. Le bombardement a donc « sauvé », délivré la ville de ses certitudes, de sa sagesse, de sa médiocrité. L’emploi de mots clés d’Ascèse, comme « rédemption » («λύτρωση», 1965, 61 ; ici «λυτρωθεί») et « éliminer, anéantir » («εξαφανίζω») dans ce contexte montre bien que Kazantzakis interprète le drame espagnol selon les catégories propres au système métaphysico-religieux développé dans son Ascèse. L’important est de comprendre que ce livre n’est pas seulement un traité de métaphysique, déconnecté de la réalité de tous les jours. Il forme au contraire la grille à travers laquelle les événements sanglants d’une guerre bien réelle sont interprétés !

21 Et ce n’est pas fini. Kazantzakis se trouve à Londres, en 1940, quand les premiers bombardiers allemands survolent le pays ; il se réjouit de voir à nouveau des savants barbares qui vont ravager les villes : À ce moment-là, on entendait hurler les toutes premières sirènes d’alarme à Londres. (...) Les sirènes signalent l’approche des avions ennemis, les clochettes les gaz toxiques et les maladies que le savant barbare de nos jours a appris aux hommes à répandre pour ravager les villes. (...) Une curiosité sauvage, inhumaine faisait en sorte que je reste immobile. Voilà, me dis-je, le premier cri, le premier râle de la civilisation industrielle mourante. Le mot d’ordre de la destruction vient d’être donné. (...) Jusqu’à maintenant, songeais-je, je n’ai jamais vécu un instant aussi crucial à l’échelle mondiale. Il faut que j’en profite jusqu’au bout ! (1964b, 220-221)16

22 Ce texte sera publié début 1941, au moment où la nation grecque repousse l’envahisseur italien. Kazantzakis travaille encore à son roman Au palais de Cnossos17, qu’il destine à la Jeunesse18, le magazine du mouvement de la jeunesse EON du régime dictatorial de Metaxas. Ce roman, dans le droit fil de l’Odyssée de l’auteur, représente les puissances coloniales, la Grande-Bretagne et la France, sous les couleurs de la civilisation minoenne décadente (BEATON, 2006, 184). Ces démocraties libérales sont les pays de la « belle vie » («καλοπέραση») : encore un mot clé, qui cristallise précisément l’horreur de Kazantzakis devant le confort de la vie bourgeoise. Ce mot est associé à l’Angleterre, de façon apparemment anodine, dans la relation de son voyage en Angleterre : le goût pour la belle vie constitue la cohésion profonde de la civilisation anglaise (1964b, 73). Mais le même mot est utilisé dans Au palais de Knossos, où il caractérise justement la décadence de cette civilisation épuisée, qui a oublié comment se battre (2007, 326). La clé de l’interprétation est donnée une fois de plus par Ascèse, où ce mot apparaissait dans un contexte qui rappelle le Discours sur la Montagne de Jésus (Mt. 5). Il y est dit que Dieu n’est pas un bon père de famille équitable : L’Injustice, la Dureté, le Désir, la Faim sont les quatre juments qui dirigent son char sur notre terre accidentée. Dieu n’est jamais créé à partir de bonheur, de belle vie et de gloire, mais à partir de honte, de faim et de larmes. (1965, 75)19

23 Dans Au palais de Cnossos, cette civilisation de la « belle vie » sera détruite, à la fin du livre, par les barbares Doriens, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau aux Russes soviétiques (KAKRIDIS, 2005, 284-285 ; DE BOEL, 2014, 271-272). Heureusement pour Kazantzakis, la publication du magazine est arrêtée après l’invasion allemande en Grèce, et le roman, que l’auteur avait soigneusement oublié dans son tiroir, ne sera publié qu’en 1981.

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L’écrivain se libère du penseur

24 Mais la résistance héroïque du peuple grec contre les envahisseurs italiens puis allemands a rétabli les relations si difficiles de Kazantzakis avec son propre peuple, qu’il commence à estimer et à aimer, et qu’il voit souffrir si désespérément pendant le premier hiver de l’occupation (BIEN, 2007, 162). Là, il n’est plus question de se réjouir de la guerre. Déjà, quand il voit les bombardiers allemands survoler son île d’Égine, le 15 mai 1941, ce n’est plus de la fascination qu’il ressent, mais de l’inquiétude, et il exhorte Eleni, sa future deuxième épouse de supporter avec dignité ces moments terrifiants (1968, 396). Malgré la prise de conscience, annoncée dès 1922, que la souffrance de membres d’autres peuples le touche désormais autant que la souffrance d’un Grec, malgré ces professions d’internationalisme, c’est bien la souffrance de son propre peuple qui fait le déclic en 1941. Désormais, la guerre est condamnée, dans le roman Zorba (BIEN, 2007, 164), qu’il commence à écrire en août 1941 et qu’il termine en mai 1943. Ce roman est un règlement de comptes tardif avec Dragoumis (BIEN, 2007, 161), le chef de l’action grecque en Macédoine ottomane. Zorba a participé à cette lutte- là, et il n’en est pas fier : Autrefois, je disais : celui-ci est Turc, ou Bulgare, celui-là est Grec. J’ai fait des choses pour la patrie, patron, qui te feraient dresser les cheveux sur la tête : j’ai égorgé, j’ai volé, j’ai brûlé des villages, j’ai violé des femmes, j’ai anéanti des maisons... Pourquoi ? Parce qu’ils étaient Bulgares, Turcs (...) Je suis devenu plus malin, je regarde maintenant les gens et je dis : celui-ci est quelqu’un de bien, celui- là un méchant. Ça n’a pas d’importance s’il est Bulgare ou Grec. C’est pareil pour moi. Bon ou méchant, voilà la seule question que je me pose maintenant. Et comme je vieillis, (...), je crois que je commence à même plus me poser cette question-là ! (...) J’ai pitié de tous (...). (1959, 268)20

25 Kazantzakis semble découvrir dans ce roman les horreurs de la guerre, en même temps qu’il célèbre l’être humain individuel avec ses petits bonheurs mesquins de la vie de tous les jours, ceux-là précisément qui désignaient la ville de Tolède comme ville « à anéantir ». L’intellectuel, toujours en vadrouille dans le monde entier, toujours à l’affût des bouleversements qui « secouent » les sociétés, tout en restant de marbre devant les souffrances des individus, a été finalement touché en plein cœur par le spectacle de l’héroïsme d’abord, de la grande misère ensuite de ses compatriotes, qu’il ne pouvait plus traiter juste comme des pions dans la marche du monde. Finalement, le penseur plutôt médiocre, mais fanatique peut utiliser ses dons littéraires indéniables à bon escient, et devenir un grand écrivain.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. «μπολσεβίκος των άκρων». 2. «Πάντως είναι ένα φως. Είναι μια χλωμή ανταύγεια της ερχόμενης, μεγάλης δικής μας πυρκαγιάς».

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3. «τούτο είναι η δύναμή μου: να σκέφτομαι και να γράφω. Το πρώτο το καταφέρνω καλά, δεν ντρέπομαι να το πω. Νιώθω το μυαλό μου πολύ στερεό, πολύ καλής ποιότητας, φωτεινότατο. Το δεύτερο, το γράψιμο, το καταφέρνω μέτρια. Δεν είναι καθαρή, αγνή, μεγάλη η τέχνη μου». 4. Ασκητική, Salvatores Dei. Première publication en 1927. 5. «Ο Μουσολίνι είναι, ίσως, πολύ μεγαλύτερος απ᾽ό,τι ωστόρα συνηθίσαμε να θαρρούμε». 6. «Ο φόβος και η πείνα». 7. «κρυφοί συνεργάτες και μαχόμενοι για τον ίδιο σκοπό. - Ποιο σκοπό; - Να κουνηθεί λίγο η ψυχή του ανθρώπου, να μείνει όσο μπορεί πιο άγρυπνη, να τρέμει λίγο από το φόβο ή να χυμάει, άπληστη γύρα της, σπρωγμένη από την πείνα». 8. Le verbe utilisé est αφανίζει. Nous aurons l’occasion de le retrouver dans des contextes moins métaphysiques. 9. «Κάθε απόπειρα καλυτέρεψης αναβάλλει την οριστική νίκη. Είναι κι αυτή εφεύρημα, τερτύπι μεταμφιεσμένων αστών. Σήμερα ένα μόνο χρέος έχομε: την Ανατροπή. (...) Η ‘Ανατροπή’ πρέπει να περάσει το πρώτο αυτό στάδιο, τη συζήτηση, και να μπει πια στο δεύτερο - στο στάδιο της πίστης, που πια δε συζητιέται και δε συζητεί· ανάβει μόνο τις καρδιές, γεννάει τις πράξες, καταστρέφει πολιτισμούς, γεννάει καινούργιους. Ποτέ οι συζήτησες δεν ανανέωσαν το πρόσωπο της γης. (...) Ό,τι ανανέωσε πάντα τη Γης ήταν το Πάθος, ο ενθουσιασμός, η χωρίς επιχειρήματα διανοητικά Πίστη». 10. «Από τα μεγάλα Έθνη σήμερα η Γερμανία, η Ιαπωνία, η Ιταλία, πνίγονται στα σύνορά τους, δεν έχουν πού ν’ απλωθούν, πεινούνε· η Γαλλία και η Αγγλία είναι παραχορτασμένες, μοιράστηκαν τον κόσμο και κοιτάζουν με φόβο τους ακτήμονες και πεινασμένους λαούς. (...) Πριν από λίγους μήνες οι «διανοούμενοί» μας περιέφεραν μιαν εξοργισμένη κι’ ανώδυνη διαμαρτυρία εναντίον της Ιταλίας που χύθηκε να φάει την Αβησσυνία. Κάποιος με ρώτησε αν θα την υπέγραφα. (...) Θα υπέγραφα, αν η διαμαρτυρία ήταν εναντίον της Αγγλίας και της Γαλλίας που έχουν όλο τον κόσμο κι αρνούνται να δώσουν και στους φτωχούς λαούς γη για να ζήσουν. Είναι οι απάνθρωποι παραχορτασμένοι κεφαλαιούχοι των εθνών και δεν αφήνουν τους άλλους λαούς, τους προλετάριους, να σηκώσουν κεφάλι». 11. «Έτσι την παίρνω και την παραδέχομαι μ᾽ευγνωμοσύνη. Η νίκη στο τωρινό καθεστώς θά ᾽ταν ολέθρια για την Ελλάδα. Θα θεμέλιωνε τους σημερνούς άτιμους και θα νάρκωνε το λαό, που άλλο τίποτα δε ζητά. Tώρα, όμως, η μεγάλη δυστυχία θα τον τονώσει ή θα τον εξαφανίσει. Και τα δυο καλύτερα από την άθλια φτωχοζωή τη σημερνή του». 12. «Τί φρίκη όλα αυτά τα σύνορα, τα γεμάτα μίσος και αίμα. (...) Συλλογούμαι τους Τούρκους, τους Βουλγάρους, όλους τους ανθρώπους που μας μάθανε να μισούμε. Τί γλύκα κυριεύει την καρδιά μου!» 13. «Τον Άνθρωπο πονούμε, γι᾽αυτόν μαχόμαστε, όχι για τους άθλιους τους τιποτένιους ανθρώπους». 14. «να καταστρέψουν τον παλιό (τον κόσμο των γονιών τους) και να δημιουργήσουν καινούργιο». «Σαφής, αμείλιχτος, στενός πρέπει τώρα νά ᾽ναι ο σκοπός του Σκολειού. Αργότερα, αργότερα, σα νικήσομε, με τη δύναμη του Θεού μας, τότε βλέπομε. Τότε θά ᾽ρθει η τέχνη,

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η μουσική, το ειδύλλιο. Κι αν ζούσαμε τότε, εμείς πρώτοι θα βάζαμε πάλι μίνες για νέα καταστροφή και δημιουργία». 15. «Αντί αγγέλοι, αεροπλάνα τώρα, μα ο μυστικός σκοπός ήταν ο ίδιος. Ποιος; Να κουνηθεί το Τολέδο, να λυτρωθεί από τη σιγουράδα, τη φρονιμάδα και τη μετριότητα, να γίνει στάχτη, όραμα υψηλό, ολόχλωμος, ολοπλήγωτος μάρτυρας για μιαν ἰδέα. Η ιδέα να φάει το σώμα, να μην υπάρχει πια να θαμπώνει τη φλόγα. Έμεινε η ουσία του Τολέδου, όλα τα περιττά έγιναν στάχτη. Ντρέπουμαι που το γράφω, μα δεν ένιωσα καμιά θλίψη. Κάθε άλλο. Άγρια χαρά με κυρίεψε. Το Τολέδο αυτό είναι πιο χρήσιμο στον άνθρωπο από το άλλο Τολέδο που είχα γνωρίσει και που τόσο με είχε απογοητέψει όταν το πρωτοείδα. Περίμενα ένα βράχο χωρίς νερό, χωρίς πρασινάδα, με ανθρώπους λιγνούς και λιγομίλητους. Κι είχα βρει μια γελαστή επαρχιακή πολιτεία με εμπόρους, φωτογράφους, παπάδες. Τώρα όλοι αυτοί υπάρχουν - το σόι τους εύκολα δεν αφανίζεται από τη γης - μα στα μάτια τους αντιφεγγίζουν τα ερείπια κι οι τρομερές σκηνές που είδαν κι οι φόβοι που πέρασαν· κι αυτό τους κάνει λιγότερο εμπόρους, φωτογράφους και παπάδες». 16. «Τη στιγμή εκείνη ακούστηκαν να ουρλιάζουν οι πρώτες πρώτες στη Λόντρα σειρήνες του κιντύνου. (...) Οι σειρήνες αναγγέλνουν τα εχτρικά αεροπλάνα που ζυγώνουν, τροκάνες τα δηλητηριώδη αέρια και τις αρρώστιες που ο σύγχρονος επιστήμονας βάρβαρος έμαθε τους ανθρώπους να ρίχνουν και ν᾽αφανίζουν τις πολιτείες. (...) Μια άγρια απάνθρωπη περιέργεια με κρατούσε ακίνητο. Τούτη είναι, έλεγα με το νου μου, η πρώτη κραυγή, ο πρώτος επιθανάτιος ρόγχος του βιομηχανικού πολιτισμού. Δόθηκε το σύνθημα της καταστροφής. (...) Ποτέ ώς τώρα, συλλογίζουμουν, δεν έζησα μια τόσο παγκόσμια κρίσιμη στιγμή. Ας τη χαρώ ώς το τέλος!» 17. «Στα παλάτια της Κνωσού.» 18. «Η Νεολαία.» 19. «Από την ευτυχία, από την καλοπέραση κι από τη δόξα ποτέ δεν πλάθεται ο Θεός, παρά από την ντροπή, από την πείνα και τα δάκρυα». 20. «Μια φορά έλεγα: Ετούτος είναι Τούρκος και Βούλγαρος, ετούτος Έλληνας. Έχω εγώ κάμει πράματα για την πατρίδα, αφεντικό, που να σηκώνεται η τρίχα σου· έσφαξα, έκλεψα, έκαψα χωριά, ατίμασα γυναίκες, ξεκλήρισα σπίτια... Γιατί; Γιατί, λέει, ήταν Βούλγαροι, Τούρκοι. (...) Έβαλα μαθές γνώση, κοιτάζω τώρα τους ανθρώπους και λέω: Ετούτος είναι καλός άνθρωπος, εκείνος κακός. Δεν πάει νά ᾽ναι Βούλγαρος ή Ρωμιός; Το ίδιο μου κάνει· είναι καλός, είναι κακός, αυτό μονάχα τώρα ρωτώ. Κι όσο γερνώ, (...), μου φαίνεται πως θ᾽αρχίσω κι αυτό να μην το ρωτώ. (...) Όλους τους λυπούμαι (...)».

RÉSUMÉS

Pour Kazantzakis, Ascèse n’est pas qu’une métaphysique abstraite ; ses idées anti-humanistes sont utilisées aussi pour interpréter la réalité contemporaine. Ce n’est que confronté à la misère qui

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en résulte quand elles sont appliquées dans la réalité, qu’il les abandonne et devient un écrivain véritable.

For Kazantzakis, Askitiki is not just an abstract metaphysics; its anti-humanistic ideas are also used to interpret contemporary reality. Only when he is confronted with the misery that results from their application in reality, he abandons them and becomes a real writer.

Για τον Καζαντζάκη η Ασκητική δεν είναι μόνο μία αφηρημένη μεταφυσική, οι αντι-ουμανιστικές ιδέες του χρησιμοποιούνται και για να ερμηνέψουν την σύγχρονη πραγματικότητα. Μόνο όταν βρίσκεται απέναντι από την προκύπτουσα αθλιότητα, τότε τις εγκαταλείπει και γίνεται ένας αληθινός συγγραφέας.

INDEX

Index géographique : Grèce motsclesel Καζαντζάκης Νίκος (1883-1957), Ασκιτική, Ελλάδα, Εικοστός αιώνας, Ελληνική λογοτεχνία motsclesmk Казанѕакис Никос (1883-1957), аскетизам, Грција, Дваесеттиот век, Грчката литература Thèmes : Littérature grecque Mots-clés : Kazantzakis Nikos (1883-1957), Kazantzakis Nikos (1883-1957) motsclestr Kazancakis Nikos (1883-1957), Çileci (Askitiki), Yunanistan Yirminci yüzyılda Yunan Edebiyatı Keywords : Kazantzakis Nikos (1883-1957), Ascesis, Greece, Twentieth century, Greek literature Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

GUNNAR DE BOEL Université de Gand

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Élites intellectuelles françaises, élites intellectuelles grecques et la « question de la langue » en Grèce dans les années 1920 et 1930 : le cas de Louis Roussel French, Greek Intellectual Elites and the “Language question” in a Greece during the 20’ and 30’: Louis Roussel’s Case Γάλλοι και Έλληνες, οι ελίτ και το «γλωσσικό ζήτημα» στην Ελλάδα κατά τα 20’ και τα 30’: η περίπτωση του Λουϊ Ρουσσέλ

Julien Calvié

Introduction : Louis Roussel néo-helléniste

1 Louis Roussel a tenu dans l’histoire du néo-hellénisme en France un rôle de pionnier. Né à Nîmes le 6 octobre 1881, licencié ès lettres le 5 juillet 1902, agrégé de Lettres en 1905, il soutient son mémoire de fin d’études à Montpellier sur le sujet suivant : le Personnage de Dionysos chez Aristophane. Désireux de poser sa candidature à l’École française d’Athènes, il apprend le grec moderne à l’École spéciale des langues orientales avec, comme professeur, Jean Psichari1, avec lequel il restera lié jusqu’à la mort de ce dernier. Il est membre de l’École française d’Athènes pendant l’année 1905-19062 puis professeur de français à l’annexe de cette même école, aujourd’hui Institut Français, où il exercera jusqu’en 19113. De retour en France, il occupe un poste de professeur agrégé au lycée d’Aix-en-Provence jusqu’en 1913. Il devient alors répétiteur de grec moderne à l’École nationale des langues orientales de 1913 à 1919. Mobilisé de septembre 1914 au premier mai 1919, il est détaché les deux dernières années de la guerre sur le front de Thessalonique comme officier interprète (Verria, Florina, Thessalonique). De décembre 1919 à octobre 1924, il est nommé professeur à l’Institut supérieur d’Études

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françaises, annexé à l’École française d’Athènes. À partir de 1924, il est nommé professeur de grec ancien à la Faculté des Lettres de Montpellier, où il enseigne parallèlement le grec moderne4. En septembre 1926, il obtient « du ministère que, parmi les certificats que distribue la Faculté de Lettres de Montpellier, pût être compris un certificat de grec moderne »5. Il arrêtera sa carrière de néo-helléniste en 1936, mais continuera jusqu’à sa retraite, en 1952, et même après, bénévolement, à assurer un cours d’initiation au grec moderne destiné aux étudiants de lettres classiques.

2 Le premier ouvrage de Louis Roussel néo-helléniste est un recueil de contes populaires intitulé Contes de Mycono, de la veine des Paradoseis de Nicolaos Politis 6. Sa thèse principale, intitulée Grammaire descriptive du Roméique littéraire, sera soutenue en 1922. Son livre sur le théâtre d’ombres intitulé Karagheuz ou un théâtre d’ombres à Athènes, publié à Athènes en 19217, constitue sa thèse secondaire.

3 Mais le gros travail de Louis Roussel néo-helléniste, ce fut Libre. Cette revue mensuelle parut régulièrement de décembre 1922 à juillet 1936. Elle contenait des comptes rendus de revues, des comptes rendus bibliographiques, des annonces de conférences et des articles pédagogiques. Tous les articles étaient rédigés par lui. Elle nous fournit une vision très riche et très vivante de la vie intellectuelle athénienne dans les années 1920 et 1930 et constitue un document précieux sur cette époque.

4 La « question de la langue »8, qui était alors d’actualité en Grèce – l’Université de Thessalonique, fondée en 1925, dispensait, contrairement à l’Université d’Athènes, un enseignement en démotique9 –, y tient bien sûr une large place.

5 Dans un premier temps, nous étudierons la représentation des intellectuels grecs partisans de la langue pure dans Libre. Comment sont-ils nommés ? Qui sont-ils ? Quelles sont leurs motivations ? Leurs objectifs ? Ont-ils une chance de l’emporter sur les démoticistes ? Nous nous intéresserons plus particulièrement au cas du grammairien et universitaire (Université d’Athènes) Georges Hatzidakis et à celui du poète Constantin Cavafy.

6 Dans un second temps, nous étudierons la représentation des intellectuels grecs partisans de la langue démotique dans Libre. Le plan suivi sera le même que dans la première partie. Là encore, nous étudierons plus particulièrement deux cas particuliers : celui de Jean Psichari auprès duquel Louis Roussel apprit le grec moderne à l’École des langues orientales, et celui du linguiste et universitaire (Université de Thessalonique) Manolis Triantafyllidis.

7 En conclusion, nous tenterons d’interpréter le point de vue de Louis Roussel sur la « question de la langue » en Grèce.

La représentation des intellectuels grecs partisans de la langue pure dans Libre

Comment sont-ils nommés ?

8 Les intellectuels grecs partisans de la langue pure, ou « catharévousistes10 », apparaissent à Louis Roussel comme des gens du passé : ce sont « des gens du Moyen Âge »11, « des survivants attardés de l’époque byzantine »12. Ce passé, ils l’idéalisent, comme le prouve l’emploi des mots « archéolâtrie »13, « archéomanie »14 et « prognolatrique »15 utilisés à leur sujet. Ce sont des « savants » 16, des λόγιοι17, des

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σοφολογιώτατοι18, c’est-à-dire des érudits, mais leur savoir est faux19 et ils en font étalage de manière totalement ridicule, car ce sont des « pédants20 ». Ils appartiennent, selon Louis Roussel, à une sorte d’aristocratie obscurantiste et décadente du savoir et de la richesse : ce sont « des aristos21 », de « gros richards22 », des « boyards obscurantistes23 », « un cercle raffiné et émasculé, un cercle de blasés aux mœurs contre nature24 », « des savants noyés dans leurs livres, ignorants de la vie25 », « une petite chapelle de savants et lettrés eunuques26 ». L’auteur de Libre note « l’énorme bêtise27 » de tous ces prétendus savants, « enragés catharévousistes28 ». On voit ici que sa critique va très loin, à la fois dans le ton et dans le style.

Qui sont-ils ?

9 Pour Louis Roussel, les partisans de la langue pure sont les héritiers des écrivains byzantins et des atticistes de l’Antiquité. Ils se rattachent à une tradition très ancienne qui remonte à Homère. Comme leurs prédécesseurs, ils ignorent « la langue vivante » au profit d’une langue artificielle, plus ou moins archaïsante et composite29.

10 Ce sont des linguistes, comme Georges Hatzidakis, des écrivains généralement médiocres – à une exception près : Constantin Cavafy –, l’administration et les classes dirigeantes30, une partie de la bourgeoisie31 et l’Église32.

11 Voici comment Louis Roussel les décrit, à la page 391 de son journal Libre33 : « […] les vieux savants noyés dans leurs livres, ignorants de la vie ; les hauts dignitaires ecclésiastiques qui, se croyant en possession d’une vérité absolue, en distribuent au peuple parcimonieusement, ce qu’ils croient n’être pas dangereux pour les âmes, c’est-à-dire pour leurs intérêts matériels ; les qodjambachys34, politiques ou propriétaires de latifundia, pour qui le peuple, ce sont des gens qu’on fait voter ou qu’on fait labourer ».

Deux exemples de partisans de la langue pure : Georges Hatzidakis et Constantin Cavafy

12 Georges Hatzidakis (1848-1941) est un savant. Il est le fondateur des études linguistiques en Grèce et le premier professeur de linguistique à l’Université d’Athènes35. Louis Roussel, qui le considère comme un « partisan de la katharévousa36 », désapprouve ses idées. Il voit en lui un savant du XVIe ou du XVIIe siècle37, un « érudit de Byzance » qui ignore tout du travail scientifique38, un homme tourné vers le passé, qui travaille « dans [son] cabinet, loin de la vie39 ».

13 Le linguiste veut faire disparaître de la langue grecque les mots d’origine étrangère comme σωφέρ (chauffeur), κονσέρβες (conserves) ou σουφραζέττα (suffragette) et les remplacer par des mots qu’il a lui-même créés à partir de racines grecques anciennes. Il remplace par exemple les trois mots cités plus haut par αὐτηγός, ταριχηρά et ψηφομάνης40. Louis Roussel démontre que ces équivalents sont obscurs et reposent sur des contresens et conteste le droit que s’arroge le linguiste de créer des mots nouveaux. Toute cette « logoplastique », écrit-il, est un « des néfastes résultats de l’archéomanie puriste41 ».

14 À propos d’un ouvrage intitulé Sur l’Hellénisme des anciens Macédoniens42 où l’auteur tente de démontrer, sur des bases historiques et linguistiques, que les Macédoniens de l’Antiquité étaient des Grecs, Louis Roussel accuse Hatzidakis de se placer à la fois sur le

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terrain de la science et du nationalisme. Ce mélange des genres (science et nationalisme) s’explique, selon lui, par l’influence allemande : « M. Hatzidakis est un nourrisson de la culture allemande43 ». Il y a là, sans doute, une allusion aux études de philologie et de linguistique entreprises par Georges Hatzidakis à Leipzig, Iéna et Berlin, à partir de 187744.

15 Le poète Constantin Cavafy (1863-1933) constitue un cas un peu à part. La langue qu’il utilise n’est pas à proprement parler la catharévousa, mais une langue mêlée, composite, « très tachée de formes savantes45 », pour reprendre les mots de Louis Roussel. Cette langue, que l’auteur de Libre juge au premier abord « inartistique et laide »46, car trop éloignée du grec vivant, « produit un étrange effet » sur le lecteur et déconcerte47. Elle est une création complexe, artificielle et semble pourtant « d’une incroyable simplicité48 », elle est à la fois poétique et prosaïque : les vers, fréquemment, ont l’air d’être des lignes de prose.

16 Cavafy est en fait, pour Louis Roussel, un poète alexandrin « au sens ancien du mot49 » : ses œuvres se rattachent à la littérature alexandrine d’époque hellénistique et ne peuvent être lues que par un public de « lettrés fort savants50 », capable de décrypter les nombreuses allusions mythologiques et historiques, de comprendre les subtilités de la versification51 et de lire une langue que personne ne parle. Elles sont donc destinées à une toute petite élite.

Quelles sont leurs motivations ? Leurs objectifs ?

17 Les partisans de la langue savante cultivent une sorte de « fétichisme52 » par rapport à l’Antiquité. Ils pensent, « en gardant [la langue savante], garder le glorieux héritage de la Grèce ancienne » et « retrouver les vertus contemporaines de Périclès »53. « Ils se croient des Platons54 » et imitent, dans leurs écrits, les périodes oratoires des orateurs attiques55. Ils ne veulent pas admettre que le grec ancien est une langue morte56, chose absurde, selon Louis Roussel : « Le grec ancien est une langue morte et nul n’en a le sens. […] Un Grec ne sait de grec ancien que ce qu’il en a appris57 ».

18 À cette « archéomanie » un peu ridicule s’ajoute, selon Louis Roussel, un sentiment religieux et patriotique : le grec savant est proche de la langue des Évangiles, de la langue liturgique, et il est considéré par les catharévousistes, en particulier par l’Église58, comme un « bouclier contre l’infidèle59 », c’est-à-dire contre les Turcs.

19 Les tenants de la langue savante accusent les démoticistes, selon les circonstances, d’être des athées, des vénizélistes, des socialistes, des bolchéviques, des malliarocommunistes ou des panslavistes60 et de « vouloir rompre l’unité de la nation » ou « d’attaquer la religion61 ». Toutes ces accusations sont infondées et de mauvaise foi selon Louis Roussel. Elles s’expliquent, écrit-il, par « un manque d’arguments solides à faire valoir62 ».

Ont-ils une chance de l’emporter sur les démoticistes ?

20 La réponse est non. Leur cause est perdue d’avance, car la langue pure n’est la langue maternelle de personne. C’est une langue apprise et artificielle, qui n’est « dans la conscience d’aucun sujet parlant63 ».

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La représentation des intellectuels grecs partisans de la langue démotique dans Libre

Comment sont-ils nommés ?

21 Louis Roussel condamne l’utilisation du terme μαλλιαροί (les chevelus) pour désigner les défenseurs de la langue démotique et préconise celui de démotikiste ou démoticiste64 qui est une transcription et une francisation du grec δημοτικιστής : « Il n’y a pas de malliari : il y a des démotikistes65 ». On trouve aussi parfois, dans Libre, le mot vulgaristes66, néologisme formé vulgus qui signifie « la foule » en latin et équivalent à peu près exact de « démoticiste » (formé sur δῆμος, « le peuple » en grec ancien) du point de vue de l’étymologie.

Qui sont-ils ?

22 Ce sont des linguistes, comme Manolis Triantafyllidis, Ménos Philindas ou Dimitris Glinos, des traducteurs comme Alexandre Pallis et des écrivains comme Kostis Palamas ou Grégoire Xénopoulos. Louis Roussel note que les écrivains démoticistes sont de plus en plus nombreux depuis la parution du roman de Jean Psichari Mon Voyage (Το Ταξίδι μου) en 188867.

23 Ils ne sont pas tous de gauche, contrairement à ce que prétendent leurs adversaires catharévousistes, et se recrutent aussi parmi la bourgeoisie68. Ils sont plus nombreux hors de Grèce, et Louis Roussel en donne la raison : C’est d’abord parce que, hors de Grèce, on sait mieux ce qu’est une langue et l’histoire du grec. Tout linguiste y est démoticiste, sauf ceux que leur situation contraint à mentir69.

24 Les démoticistes détiennent le savoir, mais ce ne sont pas seulement des érudits ou des savants. Ce sont aussi des hommes et des femmes doués d’intelligence ; ils sont, selon le rédacteur de Libre, « la partie à la fois instruite et intelligente de la nation70 », « des gens à la fois intelligents et instruits71 ».

Deux exemples de partisans de la langue démotique : Jean Psichari et Manolis Triantafyllidis

25 C’est à l’École spéciale des langues orientales, appelée aujourd’hui INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales) que Jean Psichari (1854-1929) apprit le grec moderne au jeune Louis Roussel, alors désireux de poser sa candidature à l’École française d’Athènes72, et le convertit au démoticisme : « J’ai été amené au démoticisme dès ma première leçon de grec au cours de Psichari », écrit l’auteur de Libre dans son journal73. Les deux hommes entretinrent par la suite une correspondance, comme en attestent les trois lettres de Psichari adressées à Louis Roussel reproduites dans Libre74, et ils restèrent toujours très liés.

26 Louis Roussel considère Psichari comme un précurseur. C’est lui, pense-t-il, qui « a donné au mouvement vulgariste le branle initial » avec la publication de son roman, Mon Voyage (Το ταξίδι μου), en 1888, et a permis à la littérature en langue démotique d’exister et de se développer75. Il a aussi beaucoup fait, selon Louis Roussel, pour l’enseignement du grec moderne76 et de la littérature néo-hellénique 77 en France.

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L’auteur de Libre se sent à la fois l’héritier et l’élève de Jean Psichari, dont il admire les qualités d’enseignant78, de linguiste et de philologue79.

27 Le nom de Manolis Triantafyllidis (1833-1959), linguiste, grammairien et professeur à l’Université de Thessalonique de novembre 1926 à janvier 1935, apparaît à plusieurs reprises dans Libre80. Louis Roussel se félicite dans son journal, quelques mois à peine après sa nomination, qu’il ait été choisi pour enseigner la linguistique à l’Université de Thessalonique : il sera à ce poste, pense-t-il, un des meilleurs soutiens du démoticisme81. Il regrette seulement qu’il n’ait pas fait ses études en France, mais en Allemagne (à Munich et Heidelberg)82. Cette prise de position antigermanique, qui revient un peu comme un leitmotiv, est une constante chez lui.

28 Sur un plan plus théorique, Louis Roussel est en parfait accord avec les prises de position démoticistes de son collègue de Thessalonique, même s’il le juge un peu trop timoré sur la question de l’orthographe en grec : Louis Roussel est pour une orthographe entièrement phonétique et pour l’adoption de l’alphabet latin qui peut « être imprimé partout » et contribue de ce fait au rayonnement d’une langue83. Manolis Triantafyllidis considère pour sa part qu’une orthographe entièrement phonétique du grec n’est pas souhaitable, car « elle romprait avec le passé ». Il s’agit, pour Louis Roussel, d’une concession faite par son collègue thessalonicien aux partisans de la catharévousa84.

Quelles sont leurs motivations ? Leurs objectifs ?

29 La « langue vulgaire » est pour les démoticistes la langue de la culture85 et du progrès86. Elle est un instrument de libération pour le peuple – « les pauvres gens, les ouvriers » – qui ne maîtrise pas la langue savante87. La question de la langue en Grèce n’est donc pas seulement, pour les défenseurs du démotique, une question linguistique, c’est aussi une question sociale et politique.

30 Les démoticistes agissent au nom d’un idéal démocratique et laïque : « L’idéal démocratique et laïque, le progrès n’ont que la langue vivante pour véhicule »88. Il faut se souvenir ici que, pas plus que de nos jours la Grèce n’est, à l’époque où écrit Louis Roussel, un État laïque – elle ne connaît pas le principe de séparation de l’Église et de l’État, contrairement à la France – et que l’Église est un des principaux soutiens de la catharévousa89. L’auteur de Libre semble donc souhaiter que la victoire des démoticistes rapproche la Grèce de la France et entraîne le pays des Hellènes sur la voie de la laïcité.

Peuvent-ils l’emporter sur les partisans de la langue pure ?

31 La réponse est oui. Ils sont sûrs de l’emporter, mais leur victoire ne sera pas totale, car, selon Louis Roussel, « la longue reconnaissance du “grec savant” comme langue légitime et officielle est un fait […] qui laissera des traces90 ». Cela signifie que la langue démotique finira, avec le temps, par assimiler un certain nombre de formes, de tournures, de mots de la langue savante, un peu comme le français a fini par assimiler des expressions et des mots latins91. Louis Roussel parle, dans la préface de sa Grammaire descriptive du roméique littéraire, d’une « digestion lente », d’une assimilation progressive du grec savant par le grec démotique. Ainsi, explique-t-il, ῥινισμός (nasalisation) subsistera à côté de μύτη (nez) et σκῆπτρο (sceptre) à côté de κλέφτης

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(voleur). Ce sont ce qu’il appelle des « noyaux enkystés » de grec savant en grec démotique92.

Conclusion : le point de vue de Louis Roussel sur la « question de la langue » en Grèce, un point de vue français

32 Louis Roussel a, sur la « question de la langue » en Grèce, un point de vue philhellène93 et républicain : la langue doit être la même pour tous et il ne doit pas y avoir de langue réservée à une élite. « S’il y avait en moi une arrière-pensée politique, elle était du moins (à supposer qu’elle existât), républicaine et non socialiste », écrit-il dans Libre, à propos de sa prise de position démoticiste94. C’est donc une seule et même langue qui doit être utilisée dans la vie de tous les jours, à l’école, à l’université, dans les journaux, dans la littérature et les sciences.

33 Le grec démotique, c’est-à-dire la langue parlée par le peuple95, doit devenir la « langue nationale96 » et tout le monde doit pouvoir la parler et l’écrire : « Comme un Français, un Grec doit pouvoir, de ses premiers balbutiements à sa mort, n’écrire, ne parler n’entendre qu’une langue, sur les bancs de l’école, comme aux pupitres de la Chambre, dans les salles de l’Université, comme dans les salons, dans les travaux les plus austères comme dans les agréables opérettes », écrit Louis Roussel dans la préface du Dictionnaire français-roméique d’Émile Missir97. Le meilleur écrivain doit écrire une langue que puisse comprendre l’homme du peuple : « écrivait comme les épiciers de son temps98 ». Il doit en être de même en Grèce et en France. Si la langue est la même pour tous, tous les citoyens auront accès aux livres, au savoir, à l’instruction et la Grèce pourra devenir une nation. « Une langue n’est jamais qu’un instrument. Les démoticistes veulent que tout ce qu’on écrit en Grèce soit accessible à tout le peuple grec, pour qu’il puisse s’instruire et prendre sa place, la place du Tiers-État99 ». Cette langue unique, ce ne peut pas être la catharévousa qui n’est la langue maternelle de personne, qui « est insuffisante à exprimer l’idée nationale100 » et que ses défenseurs utilisent pour abrutir le peuple, l’asservir, le couper du savoir et de la science101. Cette langue, ce ne peut être que le démotique : « La conscience historique d’un peuple, écrit Louis Roussel […] ne peut vivre que dans la langue PARLÉE par ce peuple102 ».

NOTES

1. Voir Libre, numéro 68-69, juin-juillet 1928, p. 546. 2. Il était très rare, à l’époque, d’être « athénien » sans être normalien. Voir à ce sujet Libre, numéro 34, août 1925, p. 270-271 : « Je ne sors pas de l’École Normale ». 3. Voir à ce sujet Toute notre Hellade, Édition du périodique Libre, 1924, préface de Louis Roussel, p. 3-9.

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4. Il annonce la création du cours de grec moderne dans Libre, numéro 30, avril 1925, p. 240. 5. Libre, numéro 46-47, août-septembre 1926, p. 376. 6. Louis ROUSSEL, Contes de Mycono, Léopol, Société savante des sciences et des lettres, 1929. 7. LOUIS ROUSSEL, Karagheuz ou un théâtre d’ombres à Athènes, Athènes, Raftanis, 1921.

8. Louis ROUSSEL utilise cette expression, traduite du grec (το γλωσσικό ζήτημα), dans Libre, numéro 10, août 1923, p. 78. 9. Sur les débuts de l’Université de Thessalonique, voir Libre, numéro 54-55, avril- mai 1927, p. 429-430. 10. Libre, numéro 146-147, décembre 1934-janvier 1935, p. 1169. 11. Libre, numéro 164-165, juin-juillet 1936, p. 1308. 12. Libre, numéro 10, août 1923, p. 78. 13. Libre, numéro 7, mai 1923, p. 51. 14. Libre, numéro 4, mars 1923, p. 28. 15. Libre, numéro 56-57, juin-juillet 1927, p. 450. 16. Libre, numéro 10, août 1923, p. 78 et numéro 48-49, octobre-novembre 1926, p. 391. 17. Libre, numéro 52-53, février-mars 1927, p. 413. Le mot signifie « savants » en grec. 18. Libre, numéro 29, mars 1925, p. 225. 19. « Des faux savants », Libre, numéro 7, mai 1923, p. 52. 20. Libre, numéro 8, juin 1923, p 60 et numéro 128-129, juin-juillet 1933, p. 1018. 21. Libre, numéro 29, mars 1925, p. 225. 22. Libre, numéro 29, mars 1925, p. 225. 23. Libre, numéro 52-53, février-mars 1927, p. 413. 24. Libre, numéro 52-53, février-mars 1927, p. 412. 25. Libre, numéro 48-49, octobre-novembre 1926, p. 391. 26. Libre, numéro 56-57, juin-juillet 1927, p. 455. 27. Libre, numéro 56-57, juin-juillet 1927, p. 450. 28. Libre, numéro 146-147, décembre 1934-janvier 1935, p. 1169. 29. Voir à ce sujet Libre, numéro 52-53, février-mars 1927, p. 411-414 et la préface du Dictionnaire français-roméique d’Émile MISSIR par Louis Roussel, Paris, Klincksieck, 1955, p. VII à XI.

30. Voir la préface du Dictionnaire français-roméique d’Émile MISSIR par Louis Roussel, Paris, Klincksieck, 1955, p. VIII et Libre, numéro 48-49, octobre-novembre 1926, p. 391. 31. Libre, numéro 29, mars 1925, p. 229 : « La bourgeoisie semi-instruite, c’est-à-dire semi-ignorante d’Athènes ». Voir également Libre, numéro 42-43, avril-mai 1926, p. 336 ; numéro 58-59, août-septembre 1927, p. 464 et 471 ; numéro 68-69, juin- juillet 1928, p. 546. 32. Libre, numéro 48-49, octobre-novembre 1926, p. 391 ; numéro 52-53, février- mars 1927, p. 413 ; numéro 68-69, juin-juillet 1928, p. 546. 33. Libre, numéro 48-49, octobre- 926.

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34. Le mot « qodjambachys » est également utilisé aux 31 et 472 de Libre pour désigner les partisans de la langue pure. Ce mot d’origine turque, qui s’écrit κοτζαμπάσηδες en grec, désigne à l’origine les notables de l’administration communale dans la Grèce sous domination ottomane. Voir à ce sujet G. CONTOGEORGIS, Histoire de la Grèce, Paris, Hatier, 1992, p. 274 et A. EMBIRIKOS, Vie et institutions du peuple grec sous la domination ottomane, Paris, La Pensée universelle, 1975, p. 101-116. 35. Voir la présentation qui est faite de Georges Hatzidakis sur le site officiel de l’Université Nationale et Capodistrienne d’Athènes (Εθνικό και Καποδιστριακό Πανεπιστήμιο Αθηνών) : http://www.chronologio.uoa.gr/node/20490. 36. Libre, numéro 4, mars 1923, p. 27-28. 37. Libre, numéro 4, mars 1923, p. 28. 38. Libre, numéro 25, novembre 1924, p. 198. 39. Libre, numéro 40-41, février-mars 1926, p. 314. 40. Libre, numéro 4, mars 1923, p. 27-28. 41. Libre, numéro 4, mars 1923, p. 28. 42. G. HATZIDAKIS, Sur l’Hellénisme des anciens Macédoniens (Περὶ τοῦ Ἑλληνισμοῦ τῶν Ἀρχαίων Μακεδόνων), Athènes, Sidéris, 1925. 43. Libre, numéro 40-41, février-mars 1926, p. 314. 44. Voir le site officiel de l’Université nationale et Capodistrienne d’Athènes : http:// www.chronologio.uoa.gr/node/20490. 45. Libre, numéro 11, septembre 23, p. 87. 46. Libre, numéro 19, mai 1924, p. 146. 47. Libre, numéro 11, septembre 1923, p. 87. 48. Libre, numéro 11, septembre 1923, p. 87. 49. Libre, numéro 58-59, août-septembre 1927, p. 463. 50. Libre, numéro 58-59, août-septembre 1927, p. 463. 51. Libre, numéro 52-53, février-mars 1927, p. 414-418 et numéro 58-59, août- septembre 1927, p. 462-464. 52. Libre, numéro 56-57, juin-juillet 1927, p. 450. 53. Louis ROUSSEL, Grammaire descriptive du roméique littéraire, Paris, E. de Boccard, 1922, p. XIII (préface). 54. Libre, numéro 9, juillet 1923, p. 66. 55. Libre, numéro 9, juillet 1923, p. 66. 56. Libre, numéro 46-47, août-septembre 1926, p. 372. 57. Libre, numéro 46-47, août-septembre 1926, p. 372. 58. Libre, numéro 64-65, février-mars 1928, p. 514-515. 59. L. ROUSSEL, op.cit., p. XIII-XIV (préface). 60. Ce sont les termes rapportés par Louis Roussel dans Libre, numéro 48-49, octobre- novembre 1926, p. 391 et numéro 62-63, décembre-janvier 1928, p. 496. 61. Libre, numéro 10, août 1923, p. 78. 62. Libre, numéro 10, août 1923, p. 78.

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63. Libre, numéro 10, août 1923, p. 78-79. 64. Voir par exemple Libre, numéro 2, janvier 1923, p. 9 et numéro 18, avril 1924, p. 139. 65. Libre, numéro 48-49, octobre-novembre 1926, p. 380. 66. Voir par exemple Libre, numéro 10, août 1923, p. 78. 67. Voir Libre, numéro 14, décembre 1923, p. 105, E. MISSIR, op.cit., L. ROUSSEL, op.cit., p. XI (préface). 68. Libre, numéro 68-69, juin-juillet 1928, p. 546-547. 69. E. MISSIR, op.cit., p. VIII (préface de L. ROUSSEL). 70. Libre, numéro 52-53, février-mars 1927, p. 411. 71. Libre, numéro 48-49, octobre-novembre 1926, p. 380. 72. Libre, numéro 36-37, octobre-novembre 1925, p. 295-296. 73. Libre, numéro 68-69, juin-juillet 1928, p. 546. 74. Libre, numéro 36-37, octobre-novembre 1925, p. 295-296 ; numéro 56-57, juin- juillet 1927, p. 447-449 ; numéro 62-63, décembre 1927-janvier 1928, p. 493-494. Dans l’une de ces lettres (p. 295-296). 75. Libre, numéro 14, décembre 1923, p. 105. « La littérature du roméïque moderne lui doit la vie ». 76. Libre, numéro 30, avril 1925, p. 240. 77. Libre, numéro 14, décembre 1923, p. 105. 78. Il est question, à la page 105 de Libre, du « charme primesautier de ses cours ». 79. Libre, numéro 34, août 1925, p. 266-267.

80. Sur la biographie de Manolis Triantafyllidis, voir E. KRIARAS (Ε. Κριαράς), «Μανόλης Τριανταφυλλίδης», Ερευνητικά, Thessalonique, Institut de Recherches néo-helléniques – Fondation Manolis Triantaphyllidis (Ινστιτούτο Νεοελληνικών Σπουδών-Ίδρυμα Μανόλη Τριανταφυλλίδη), 2005, p. 210-221. 81. Libre, numéro 54-55, avril-mai 1927, p. 429. 82. Libre, numéro 54-55, avril-mai 1927, p. 429. Louis Roussel regrette également que Georges Hatzidakis ait étudié en Allemagne. Voir à ce sujet Libre, numéro 40-41, février- mars 1926, p. 314. 83. Voir à ce sujet L. ROUSSEL, l’Adoption universelle des caractères latins, Société des Nations, Institut International de Coopération Intellectuelle, Paris, 1934, p. 67-70. 84. Voir, à propos du désaccord entre Louis Roussel et Manolis Triantafyllidis sur la question de l’orthographe, Libre, numéro 48-49, octobre-novembre 1926 p. 391-392 et numéro 128-129, juin-juillet 1933, p. 1018-1019. 85. Libre, numéro 42-43, avril-mai 1926, p. 331. 86. Libre, numéro 38-39, décembre 1925-janvier 1926, p. 301 et 305 ; numéro 42-43, avril-mai 1926, p. 331. 87. Libre, numéro 16, février 1924, p. 125 et numéro 28, février 1925, p. 225. 88. Libre, numéro 28, février 1925, p. 225. 89. Libre, numéro 64-65, février-mars 1928, p. 514-515. 90. Louis ROUSSEL, Grammaire descriptive du roméique littéraire, Paris, E. de Boccard, 1922, p. XIII-XIV (préface) et Libre, p. 283.

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91. LOUIS ROUSSEL, op.cit.., p. XIII-XIV (préface) et Libre, p. 283.

92. Louis ROUSSEL, ibidem, p. XIII. 93. Louis Roussel affirme être un « vrai philhellène ». Voir à ce sujet Libre, numéro 48-49, octobre-novembre 1926, p. 392 ; numéro 128-129, juin-juillet 1933, p. 1019 ; numéro 164-165, juin-juillet 1936, p. 1305-1309. 94. Libre, numéro 68-69, juin-juillet 1928, p. 546-547. 95. Libre, numéro 10, août 1923, p. 78. 96. Libre, numéro 146-147, décembre 1934-janvier 1935, p. 1170. 97. E. MISSIR, op.cit., p. XI (préface de Louis ROUSSEL). 98. Libre, numéro 48-49, octobre-novembre 1926, p. 390. 99. Libre, numéro 48-49, octobre-novembre 1926, p. 391. 100. Libre, numéro 10, août 1923, p. 78. 101. Libre, numéro 52-53, février-mars 1927, p. 413 et numéro 164-165, juin-juillet 1936, p. 1308. 102. Libre, numéro 10, août 1923, p. 78.

RÉSUMÉS

Louis Roussel a tenu dans l’histoire du néo-hellénisme en France un rôle de pionnier. Son journal, Libre, qui parut régulièrement de décembre 1922 à juillet 1936, nous fournit une vision très riche et très vivante de la vie intellectuelle athénienne dans les années 1920 et 1930. Nous étudierons successivement la représentation des partisans de la langue savante et la représentation des démoticistes dans Libre. Nous conclurons en constatant que Louis Roussel a, sur « la question de la langue » en Grèce, un point de vue philhellène et républicain : la langue doit être la même pour tous (pas de langue réservée à une élite) et c’est donc une seule et même langue qui doit être utilisée dans la vie de tous les jours, à l’école, dans les journaux, dans la littérature et les sciences. Tout le monde a ainsi accès au savoir et la Grèce peut devenir une nation.

Louis Roussel was a pioneer in the history of neo-hellenism in France. His journal, Libre, which was published regularly from December 1922 until July 1936, offered a deep and vivid insight into the intellectual life in Athens during the twenties and thirties. Using Libre, we shall study successively the representation of the partisans of and the representation of the demoticists. We shall conclude by establishing that, concerning the “language question” in Greece, Louis Roussel’s viewpoint was both philhellenic and republican: no elite reserved language, the same language must be used by everyone, and it is therefore this one and the same language that is to be used in everyday life, in school, in the newspapers, in literature and in sciences. In this way, everyone will have an equal access to knowledge and Greece may become a nation.

Ο Λουϊ Ρουσσέλ στάθηκε ένας πρωτοπόρος στην ιστορία του φιλελληνισμού στη Γαλλία. Η εφημερίδα του, Libre, η οποία δημοσιεύτηκε τακτικά από το Δεκέμβριο του 1922 ως το Ιούλιο του

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1936, μας δίνει μία πολύ πλούσια και ζωντανή εικόνα της αθηναϊκής διανοητικής ζωής στα χρόνια του 20’ και 30’. Μελετώντας το Libre, θα παρουσιάσουμε την εικόνα των οπαδών της καθαρεύουσας και έπειτα την εικόνα των οπαδών της δημοτικής. Θα φτάσουμε στο συμπέρασμα ότι ο Λουϊ Ρουσσέλ σε σχέση με το γλωσσικό ζήτημα είχε ταυτόχρονα τη γνώμη ένος δημοκράτη και ενός φιλέλληνα : η γλώσσα πρέπει να είναι η ίδια για όλους – καμμιά γλώσσα μόνο για μια ελίτ –. Επομένως η γλώσσα πρέπει να είναι η ίδια στην καθημερινή ζωή, στο σχολείο, στις εφημερίδες, στη λογοτεχνία και στις επιστήμες. Έτσι όλοι θα έχουν πρόσβαση στη Γνώση και η Ελλάδα θα γίνει ένα Έθνος.

INDEX

Index géographique : Grèce, France Keywords : Demoticism, Hatzidakis Georges (1848-1941), Psichari Jean (1854-1929), , Greece, History of mentalities, Linguistics motsclesmk Роусел Лои (1881-1971), Џатсидакис Уоргос (1848-1941), Псиџарис Гуанис (1854-1929), Грција, Дваесеттиот век, Историја на менталитетот, Лингвистика motsclestr Roussel Louis (1881-1971), Hacıdakis Yorgos (1848-1941), Psihari Iannis (1854-1929), Modern (yeni) yunanca taraftarı, Yunan taraftarliğı, Yunanistan, Yirminci Yüzyıl, Zihniyetlerin Tarihi, Dilbilim Mots-clés : Roussel Louis (1881-1971), Roussel Louis (1881-1971), Hatzidakis Georges (1848-1941), Hatzidakis Georges (1848-1941), Psichari Jean (1854-1929), Psichari Jean (1854-1929), Triantaphyllidis Manolis (1883-1959), démoticisme, Triantaphyllidis Manolis (1883-1959) motsclesel Ρουσσέλ Λουί (1881-1971), Χατζιδάκης Γιώργος (1848-1941), Ψυχάρης Γιάννης (1854-1929), δημοτικισμός, φιλελληνισμός, Τριανταφυλλίδης Μανόλης (1883-1959), Εικοστός αιώνας, Ιστορία των νοοτροπιών, Γλωσσολογία Thèmes : Histoire des mentalités, Linguistique Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

JULIEN CALVIÉ Université Paul-Valéry, Montpellier III

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Le rôle des élites locales dans la consolidation du sentiment national The Role of Local Elites in the Consolidation of National Identity Ο ρόλος των τοπικών ελίτ στην ενίσχυση της εθνικής ταυτότητας

Maria Zerva

Introduction

1 Dans cet article, nous nous pencherons sur deux communautés (villages) grecques, originellement habitées par des réfugiés1 d’Asie Mineure turcophones, pour interroger le rôle des élites locales dans la consolidation du sentiment national au sein de ces communautés. Pour ce faire, nous présenterons brièvement les deux villages et la recherche sur laquelle s’appuie cet article. Ensuite, il sera question de quelques résultats qui mettront en lumière la place du turc dans la vie et les représentations des membres de ces communautés. C’est à partir de ces résultats que nous tenterons de comparer ces localités et d’interpréter leurs éventuelles différences.

Présentation de la recherche et contextualisation

2 Il est question ici de deux villages grecs, fondés après l’échange des populations entre la Grèce et la Turquie prévu par le Traité de Lausanne en 1923, que nous nommerons, pour préserver l’anonymat des personnes concernées, village A et village B. Le village A est situé à proximité de Ioannina, au nord-ouest du pays, tandis que le village B se trouve dans le département de Serrès, au nord-est de la Grèce. La totalité des premiers habitants du village B et une partie de ceux de A étaient originaires de la région de Bafra, ville du Pont occidental située en Turquie. Dans A, hormis ces personnes originaires du Pont occidental (Dytikopontii), furent également installées des personnes originaires de Cappadoce ainsi qu’un petit nombre d’Arméniens originaires aussi de cette région. Le dénominateur commun de ces personnes était la langue turque : aussi bien les Pontiques que les Cappadociens étaient turcophones et

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monolingues, au moment du déplacement forcé, comme le furent environ 100 000 personnes parmi le 1,2 million de réfugiés recensés en 1928.

3 Les réfugiés turcophones ont particulièrement mal vécu le déplacement vers cette nouvelle patrie, effectué sur la base de la religion qui était le critère de l’échange. Cet exode constitua un traumatisme profond pour tous les réfugiés et leurs descendants, non seulement en raison du déracinement, mais aussi en raison de l’accueil souvent hostile qu’ils reçurent, mais les turcophones orthodoxes durent, de surcroît, lutter contre des préjugés fondés sur une caractéristique qui les distinguait des autres réfugiés : la turcophonie. Celle-ci a été perçue comme un trait d’impureté ethnique (MARANTZIDIS, 2001, 90-91) qui enfreignait le modèle de la grécité, fondé sur la langue grecque et la religion chrétienne orthodoxe.

4 Le turc, perçu comme langue de l’ennemi, est ainsi jugé incompatible avec l’identité grecque que les populations en question revendiquaient pourtant. C’est pourquoi « gérer » l’usage du turc fut au cœur des stratégies mises en place par ces populations afin de pouvoir vivre leur identité grecque. Au centre de ces stratégies identitaires se trouvait l’abandon de la langue d’origine, c’est-à-dire l’assimilation linguistique. En outre, ces populations mettaient l’accent sur la religion comme repère identitaire, pratique déjà saillante dans l’Empire ottoman, où les peuples étaient différenciés par la religion, selon le système des millets. Ainsi, leur attachement à leur foi dépassait le sentiment religieux et signalait un acte identitaire (ibidem, 43-44).

5 Dans le cadre de nos recherches doctorales (ZERVA, 2011), nous avons rencontré des habitants des villages A et B et avons conduit des entretiens semi-directifs avec 36 d’entre eux : 23 entretiens ont été effectués dans le premier village et 13 dans le second, en A en 2005, et en B en 2007. Les entretiens ont été menés en grec et ont été transcrits minutieusement, représentant un volume d’environ 485 pages (922,5 min). L’objectif de ce travail de recherche était de décrire le paysage sociolinguistique de ces communautés et d’y déterminer la place du turc. La description des dynamiques sociolinguistiques a été abordée au moyen de discours, de déclarations de nos interlocuteurs au cours des entretiens, ce qui a été déterminant sur le plan méthodologique, puisque les déclarations peuvent être en décalage par rapport aux pratiques. Ainsi avons-nous décidé de travailler avec la notion de représentations sociales2, qui présente l’avantage d’insister sur le fait que l’humain ne détient pas la réalité objective, mais la construit, la réélabore en se la représentant.

Quelques résultats sur les deux communautés

6 Afin d’examiner le rôle des élites locales dans l’ancrage des représentations au sein de ces deux communautés, nous allons d’abord nous intéresser à la place du turc et aux représentations le concernant, pour pouvoir déceler les convergences et/ou divergences entre les deux villages.

Assimilation linguistique

7 En ce qui concerne l’assimilation linguistique, à savoir l’abandon de la langue d’origine au profit du grec, nous avons pu constater la restriction fonctionnelle du turc ainsi que la perte des compétences au fil des générations, bien que 80 % de nos interlocuteurs aient une maîtrise solide du turc3. En outre, il est clair que le village B est plus avancé

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que A dans le processus d’assimilation linguistique, puisque les personnes interrogées maîtrisent peu le turc dès la 3e génération, ce qui n’est nullement rencontré en A, où toute la 3e génération le maîtrise bien.

Transmission et représentations du turc

8 De manière générale, le turc est minoré lorsqu’il est mis en discours : présenté comme une langue non choisie, qu’on subit malgré soi, extérieure à son identité, avec laquelle on prend ses distances, associée au passé ou à des expressions de gêne, d’hésitation et d’atténuation. La représentation du turc est, généralement, négative. En revanche, la mise en discours du grec est tout à fait différente ; jamais minoré, il est, en effet, essentialisé et naturalisé dans l’identité de nos interlocuteurs, comme il l’est par ailleurs dans l’idéologie nationale, dont il constitue un élément fondamental.

9 Les turcophones orthodoxes adhèrent pleinement à cette idéologie et aux discours dominants4 qui y sont liés en les adoptant dans leur parole (cf. minoration du turc, majoration du grec) et dans leurs pratiques. Or, il semble qu’en B, l’ancrage des discours dominants soit plus important qu’en A : non seulement les représentations du turc y sont plus négatives, mais on y est aussi plus enclin à favoriser l’abandon du turc (ZERVA, 20115,330-331, 344, et passim). Cela paraît très clairement dans la transmission du turc aux enfants. Lorsqu’on pose la question de savoir si le turc a été transmis aux enfants, la réponse est plus souvent non que oui6. Cette tendance est plus forte en B. Il est par ailleurs intéressant que les témoins qui n’avaient pas d’enfants au moment de l’enquête et qui ont, par conséquent, exprimé seulement leur intention ou non de transmettre le turc, soient nettement plus nombreux à répondre positivement en A qu’en B7. Sans pouvoir rentrer dans les détails, soulignons que le processus de l’assimilation linguistique est plus avancé en B qu’en A également sur le plan des représentations. Dans le village A, on tient davantage au turc, bien que ce processus soit clairement engagé, et les témoins de ce village adoptent plus souvent une attitude8 positive envers la transmission, même si cela ne correspond pas à leurs pratiques (ibid., 388-439).

Musique

10 Le décalage des représentations entre les deux villages devient plus clair dans le cas de leur production musicale, telle qu’elle a été « officialisée » avec la sortie d’un CD de la part de chacune de ces communes qui ont adopté des stratégies différentes. En A, on a sorti un CD intitulé Danses et chansons traditionnelles du village A de Ioannina, édité par l’association culturelle locale, et l’Association Internationale d’Art populaire, dans lequel toutes les chansons sont en turc, tandis que les mélodies reflètent la composition ethnique mixte du village dans les années 1920 : aux mélodies pontiques s’ajoutent des mélodies typiques de la région de Cappadoce. D’un autre côté, le CD de B9 ne comprend que des chansons en mélodie pontique, ce qui est normal si l’on songe à la composition ethnique des premiers habitants du village, uniquement pontiques. À une exception près : une chanson se rapproche de par sa mélodie de celles du reste de l’Asie Mineure (il s’agit du très connu Koniali qu’on retrouve un peu partout en Asie Mineure et en Grèce de l’Est), mais reste tout de même proche du style pontique, grâce notamment aux instruments utilisés pour la jouer. La langue des douze chansons sur les quatorze du CD est le grec pontique. Les deux dernières sont en turc. C’est pendant notre séjour

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à B, au cours de l’enquête, que nous avons par ailleurs appris que les paroles en grec pontique étaient le résultat d’une traduction depuis le turc (ZERVA, 2011, vol. II, 362 et 488).

11 Il va de soi que ce choix de présenter un CD avec la musique du village en grec pontique et non en turc est significatif. Les raisons de cette traduction sont développées par un de nos interlocuteurs, Bm3610. Elle serait le résultat de deux traductions consécutives, du turc au grec moderne et du grec moderne au grec pontique :

(19812-3)11: ↑ το βγάλαμε στα ποντιακά γιατί:: έπρεπε να βγει έτσι για να έχει/ καλύτερο άκουσμα ας πούμε [...] (19815-6): αυτό ήταν καθαρά θέμα ΠΩΛΗΣΗΣ/ τώρα ένα τραγούδι ένα σιντί στα τουρκικά/ δε νομίζω να είχε:: [...] (19818-9): ναι η εταιρεία δε νομίζω να είχε μεγάλα ο_ οφέλη ποιος θα τό’παιρνε; δε θα τό’παιρνε κανένας↓/ λογικά/ ενώ στα ποντιακά:// α: έχει πολύ πιο ωραία/ [...] (19821): στα ποντιακά έχει […] πολύ πιο ωραίο άκουσμα12

12 Pour ce témoin, il s’agit d’un choix soumis à la fois à une logique marchande et à un parti-pris esthétique, dont le turc ressort minoré. En revanche, le grec pontique est majoré, ce qui est certainement lié au contexte géographique du village, situé en Macédoine grecque, où une grande partie de réfugiés d’Asie Mineure et partant, de Pontiques a été installée. L’élément pontique y est donc très important. Il convient également de noter que les Pontiques sont, d’une manière générale, le groupe de réfugiés grecs le plus dynamique et le mieux organisé, avec un grand nombre d’associations à travers la Grèce (VERGETI, 1994) qui animent souvent des groupes de danses pontiques. Il semblerait donc qu’il existe réellement un marché de musique pontique en Grèce. Ainsi, les propos de Bm36 apparaissent tout à fait cohérents.

13 Rappelons aussi que le village B a été fondé et initialement habité par des personnes originaires de la région de Pafra/Bafra du Pont occidental, donc des Pontiques turcophones, contrairement à A dont la population initiale était mixte. Les Bafralides revendiquent leur identité pontique, qui ne leur a pas toujours été volontiers reconnue par les Pontiques grécophones13. En publiant un CD de leur musique traditionnelle majoritairement en grec pontique, ils envoient un message multiple : ils appartiennent à la communauté pontique (et, bien sûr, grecque), ils rejettent la langue turque comme extérieure à leur identité et ils adhèrent aux discours dominants selon lesquels le Grec – mais aussi le Pontique –, par excellence est grécophone, et les reconnaissent même si ou parce qu’ils s’y opposent14.

Souffrances subies et histoire-mythe

14 Les questions déjà abordées, et notamment celle de la musique, révèlent les quelques divergences des deux villages en ce qui concerne les représentations et l’ancrage des discours dominants – divergences qui se limitent pourtant à des nuances puisque l’adhésion aux discours dominants et à l’idéologie dominante est certaine dans les deux cas. Nous compléterons ce tableau avec deux derniers points qui concernent le passé de ces populations sur le territoire ottoman.

15 Lorsqu’il a été question des Turcs et de la Turquie dans l’entretien, parmi d’autres réponses données, une grande partie de nos interlocuteurs a fait référence aux

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souffrances infligées à leurs ancêtres par les Turcs. Si ces souffrances reviennent souvent dans le discours des témoins (52,8 % les évoquent), elles sont nettement plus présentes dans le discours des habitants de B (92,3 %) qu’en A (30,4 %). Le contexte historique nous fournit des éléments d’explication : comme mentionné, les réfugiés installés en B étaient originaires du Pont occidental, fief de la guérilla contre les Ottomans et lieu de graves persécutions entre 1914 et 1922 (VERGETI, 1994, 102-124). C’est pourquoi la mémoire des multiples souffrances subies est toujours vivante chez la quasi-totalité des témoins. En revanche, en A, où les réfugiés venaient aussi de l’intérieur d’Asie Mineure (Cappadoce), peu touché par la guerre, la mémoire des souffrances est moins présente.

16 S’il est vrai que la mémoire joue un rôle important dans la construction des représentations, il n’en reste pas moins vrai qu’elle répond essentiellement aux besoins du présent. Ainsi, la mémoire des souffrances subies est encouragée par les discours dominants et l’idéologie nationale, dans le cadre de la construction d’une identité grecque. Cela ne veut pas dire que les ancêtres des témoins n’aient pas souffert et subi de persécutions. Mais il semble légitime de penser que la mémoire personnelle ait été alimentée et encouragée par la mémoire officielle qui met l’accent sur certains aspects du confit gréco-turc et en omet d’autres. Le discours martyrologique et/ou héroïque constitue d’ailleurs un moyen courant de légitimer l’appartenance à la nation (SIDERI, 2008).

17 Le rôle des élites locales dans cette réappropriation de la mémoire doit être déterminant, comme l’atteste d’ailleurs GEFOU‑MADIANOU à propos des de Mesogée (1999, 423). Il en va de même dans le cas qui nous intéresse, en ce qui concerne l’explication de la turcophonie sur la base d’un récit qui se situe entre mythe et histoire15, selon lequel les Grecs turcophones ont été confrontés à un cruel dilemme imposé par les Ottomans ; ils devaient choisir entre leur langue (le grec) et la religion, et ont finalement opté pour la religion, considérée comme la base de l’identité grecque. Selon MARANTZIDIS, les élites centrales et locales ont certainement joué un rôle important dans la création et la diffusion de l’histoire-mythe, étant donné qu’elle incarne parfaitement l’idéologie nationale (2001, 47-48).

18 Cela apparaît d’ailleurs dans les propos d’un témoin du village A. L’anecdote qu’il raconte montre que l’histoire-mythe relèverait plus du savoir que de la mémoire. Notre hypothèse est que l’homme dont il est question a participé à l’élaboration du CD, faisant lui-même partie de l’Organisation internationale d’Art populaire. Il appartiendrait ainsi à une élite ni centrale ni locale, mais intellectuelle, qui a contribué à la diffusion d’une explication politiquement correcte de la turcophonie16.

ρητώς απαγορεύονταν η:/ ελληνική γλώσσα/ τους υποχρέωναν ↑/ την τουρκική/ μάλιστα λέει:/ είδες που:/ είχαμε ένα:/ στο σύλλογο που είχαν έρθει δε μας είπε ο κύριος αυτός ↑/ ότι/ τους μαζέψανε δεν ξέρω πόσες χιλιάδες κόσμος/// [...] και τους εξορκίζουνε ↑/ τη γλώσσα σας θέλετε/ ή τη θρησκεία [θέλετε]; θρησκεία είπαν αυτοί/// και:: ΧΧΧ τη γλώσσα (Am63 : 7915-21)17.

19 Dans tous les cas, l’histoire-mythe revient fréquemment dans notre corpus, mais pas toujours dans cette version « canonique » ; le récit est souvent confus, parsemé d’incohérences et de contradictions. Or, il convient de noter qu’il apparaît plus souvent dans cette version « canonique » dans la bouche des habitants de B qu’en A18. Plus généralement, l’usage de la langue turque par les ancêtres est très souvent expliqué par

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des persécutions infligées par les Ottomans et ce, de nouveau, plus souvent en B qu’en A19. Il est clair que le discours martyrologique, les persécutions et les souffrances subies sont utilisées dans une visée argumentative, pour justifier la turcophonie et légitimer l’appartenance à la nation grecque.

Réflexions sur ces résultats et rôle des élites locales

20 Si les deux communautés adhèrent pleinement aux discours dominants et à l’idéologie nationale, il existe de légères différences en ce qui concerne l’ancrage de ces derniers et les représentations. Il est vrai que le contexte sociohistorique peut fournir des éléments d’explication. Pour ce qui est des souffrances et des persécutions, nous avons vu que la population de B, originaire du Pont occidental, a gardé en mémoire la guérilla menée sur le territoire ottoman et les persécutions subies. La mémoire d’un passé héroïque n’a pas été inintéressante pour la construction de l’identité nationale, c’est pourquoi le discours martyrologique a trouvé racine dans les deux communautés, bien qu’il soit moins présent en A.

21 Le village B est d’ailleurs situé en Macédoine grecque, terre à forte concentration de réfugiés, notamment pontiques. La composition ethnique initiale homogène, mais aussi le contact intense avec d’autres réfugiés pontiques ont dû renforcer la présence de l’élément pontique dans la construction identitaire de ses habitants. Or, il ne faut pas oublier que l’identité pontique est un « gage » de grécité et il semblerait qu’il s’agit d’un renforcement en partie choisi (cf. le choix de traduire les chansons traditionnelles en grec pontique20) suivant une stratégie identitaire d’adaptation aux normes de la grécité. Ces normes ont été d’ailleurs pendant longtemps dictées par les valeurs conservatrices en Grèce. Il nous semble opportun de risquer ici une autre interprétation, selon laquelle, en B, on a adhéré de manière plus engagée aux valeurs nationales aussi en raison des récompenses et de la protection que la structure étatique aurait offertes à ceux qui se sont rangés à droite pendant la guerre civile21. Parmi eux figuraient les Pontiques turcophones qui ont de cette manière aussi (entre autres) gagné leur place dans la nation.

22 Cette place a été revendiquée par les populations et leurs élites comme un choix identitaire, mais aussi pragmatique, le seul à leur assurer de bonnes conditions d’insertion sociale. Il s’agit là d’un des principaux objectifs des élites locales : assurer à leurs compatriotes une insertion dans l’ensemble national dans les meilleures conditions possibles (cf. KARAKASIDOU, 199722 ; PANOPOULOS, 2006 ; GEFOU‑MADIANOU, 1999). Ce but a été poursuivi par les élites locales des villages en question, qui peuvent être définies grossièrement comme les personnes ou les familles qui disposent des biens (matériels, culturels…) et/ou des pouvoirs (politiques, symboliques…) à un degré maximal (MARANTZIDIS, 2001, 153-154 et 65).

23 Dans notre cas, deux personnes se sont distinguées comme membres de l’élite locale, Am49, en ce qui concerne le village A, et Bm81 pour ce qui est du village B. Am49 était depuis de nombreuses années le président du conseil communal et de l’association culturelle du village, et il a laissé entendre que sa famille en général exerçait souvent des mandats politiques23. Personne reconnue et influente dans la communauté, il a organisé la publication du CD de musique qui, nous le rappelons, est sorti entièrement en turc. En même temps, notons que, parlant de la turcophonie, il ne l’a pas liée à des souffrances subies et nous a livré aussi bien la version « canonique » de l’histoire-

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mythe qu’une version plus rationnelle, à savoir qu’il était normal que les gens adoptent le turc, puisqu’ils vivaient dans un environnement turcophone (l’administration, le commerce, etc. utilisaient le turc). Il s’est montré par ailleurs positif envers le turc qu’il chérit et il aurait aimé que ses enfants le parlent, parce qu’il est lié à leurs racines (il ne le leur a pourtant pas transmis).

24 D’un autre côté, la personne que nous considérons comme éminent représentant de l’élite locale au village B est Bm81, érudit local qui s’est distingué tant par ses études remarquables24 que par les postes qu’il a occupés (instituteur au village, puis, après des études de droit, haut fonctionnaire à Thessalonique). Il constitue une référence incontournable en ce qui concerne les affaires du village, notamment pour tout ce qui a trait à l’histoire et à la culture : toutes les personnes que nous avons rencontrées nous ont renvoyée vers lui pour des « renseignements plus complets ». En même temps, nous savons que c’est lui qui donne des instructions concernant les commentaires historiques qu’on doit faire lors de représentations des danses et des traditions du village. En outre, il tient des archives avec des témoignages des premiers réfugiés qu’il a lui-même traduits du turc, comme il l’a d’ailleurs fait pour les chansons du CD dont il a été question. Au cours de son entretien, il est devenu clair qu’il était fervent défenseur de l’idéologie nationale. Il a retracé l’histoire de Pafra/Bafra depuis l’Antiquité jusqu’au début du XXe siècle et l’échange des populations, et a beaucoup insisté sur les combats des guérilleros pontiques, mais aussi sur les persécutions et les souffrances subies par les populations. Il est intéressant de noter qu’il nous livre une version « canonique » de l’histoire-mythe, mais qui cesse de l’être dès lors que Bm81 surenchérit sur les persécutions et raconte que, malgré le dilemme entre langue et religion et malgré le choix opéré (de garder la religion et d’abandonner la langue grecque), finalement la religion aussi a été interdite. En ce qui concerne le turc, il se montre indifférent, si ce n’est négatif, et il est dans tous les cas positif envers l’assimilation linguistique.

25 Il ressort donc clairement que les deux hommes sont très bien intégrés dans les mécanismes étatiques, mais ont des orientations idéologiques personnelles différentes. Celles-ci doivent avoir été influencées, entre autres, aussi par leur âge : plus on est jeune, mieux on est intégré et plus on est prêt à revendiquer sa différence (cf. GEFOU‑MADIANOU, 1999). Le contexte géographique et sociohistorique doit avoir également joué un rôle, comme nous l’avons expliqué ci-dessus. Dans tous les cas, il nous semble que ces différences se sont répercutées dans les représentations et dans l’ancrage des discours dominants de chaque village qui seraient ainsi en partie expliqués par le rôle des élites locales.

BIBLIOGRAPHY

ELOEVA Fatima, 1998, « Les Grecs turcophones de Géorgie. Territoires et tradition orale à Tsalka et Tetritskaro », in M. BRUNEAU (dir.). Les Grecs pontiques. Diaspora, identité, territoires, Paris : CNRS éditions, p. 137-141.

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GEFOU‑MADIANOU Dimitra, 1999, “Cultural Polyphony and Identity Formation: Negotiating Tradition in Attica”, American Ethnologist, vol. 26, no 2: 412-439.

JODELET Denise, 1989, « Représentations sociales : un domaine en expansion », in Denise JODELET (dir.), les Représentations sociales, Paris : Presses Universitaires de France, p. 31-61.

KARAKASIDOU Anastasia, 1997, Fields of wheat, hills of blood, Passages to Nationhood in Greek Macedonia 1870-1990, Chicago: The University of Chicago Press.

MARANTZIDIS Nikos, 2001, Γιασασίν Μιλλέτ∙ ζήτω το έθνος. Προσφυγιά, Κατοχή και Εμφύλιος: Εθνοτική ταυτότητα και πολιτική συμπεριφορά στους τουρκόφωνους ελληνορθόδοξους του Δυτικού Πόντου [Yasassin . Vive la nation. Réfugiés, occupation et guerre civile : identité ethnique et conduite politique des turcophones grecs orthodoxes du Pont occidental], Héraklion : Presses Universitaires de Crète.

PANOPOULOS Panayotis, 2006, «Επιστρέφοντας στον γενέθλιο τόπο. Οι τοπικοί σύλλογοι και η πολιτισμική κατασκευή του τόπου» [De retour à son pays natal. Les associations locales et la construction culturelle de l’espace], in Evthymios PAPATAXIARCHIS (dir.). Περιπέτειες της ετερότητας. Η κατασκευή της πολιτισμικής διαφοράς στη σημερινή Ελλάδα [Les aventures de l’altérité. La construction de la différence culturelle dans la Grèce d’aujourd’hui], Athènes : Alexandria, p. 87-103.

SIDERI Elena, 2008, «Εξιστορώντας την πατρίδα: Η Διπλή Άρθρωση της Ελληνικής Γλώσσας με το Έθνος και τη Διασπορά» [Narrer la patrie : la double articulation de la langue grecque avec la nation et la diaspora], Studies in Greek Linguistics, Language and Society, Thessalonique : Institut des études néohelléniques, Université Aristote.

VERGETI Maria, (2000/1994), Από τον Πόντο στην Ελλάδα. Διαδικασίες διαμόρφωσης μιας Εθνοτπικής Ταυτότητας [Du Pont en Grèce. Processus de formation d’une identité ethno-régionale], Thessalonique : Kyriakidis.

ZERVA Maria, 2011, Les Grecs turcophones orthodoxes : une étude sociolinguistique, Thèse de doctorat (inédite), Université de Strasbourg, vol. I et vol. II.

NOTES

1. Réfugiés est le nom utilisé pour désigner aussi bien les réfugiés proprement dits, à ceux qui fuirent, en 1922, l’Anatolie, que les « personnes échangées » (ανταλλάξιμοι) qui furent forcées à quitter la Turquie suite au Traité de Lausanne. En Grèce, le nom est fréquemment utilisé pour désigner également les descendants des réfugiés, et ce jusqu’à la 4e génération.

2. Selon JODELET et sa définition de la représentation, celle-ci « est une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (1989, 36). 3. L’écrasante majorité des personnes maîtrisant bien le turc appartient aux 2 e et 3e générations des réfugiés qui constituent d’ailleurs la majorité de nos interlocuteurs (78 % des personnes interrogées appartiennent aux 2e et 3e générations, tandis que seuls 22 % appartiennent à la 4e génération). Or, bien que l’assimilation linguistique soit avancée, il convient de remarquer qu’elle n’a pas été accomplie avec la 4e génération en ce qui concerne A, et notamment les individus les plus âgés de cette génération, nés fin

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des années 1960. En revanche, les individus nés à partir de 1975 ont généralement une maîtrise faible ou nulle du turc, à quelques exceptions près. À B, la 4e génération n’a aucune connaissance du turc, mais il faut signaler que nous n’avons rencontré que 2 personnes de cette génération (sur les 13 à B). L’affaiblissement de la maîtrise du turc est visible dès la 3e génération, ce qui nous permet de présumer que l’assimilation y est véritablement plus avancée (ZERVA, 2011, 142-272 et 508-512). 4. Par discours dominants, nous entendons des ensembles de discours culturellement partagés qui circulent dans une société, alimentent et, en même temps, contraignent la production discursive locale des sujets (le discours avec minuscule) (cf. KIESLING, 2006, 261-265). Ces discours sont étroitement liés à l’idéologie/aux idéologies dominantes. 5. Lorsque la référence ZERVA 2011 n’est accompagnée d’aucune précision, il s’agit du vol. I, à savoir du corps de la thèse. 6. Même si leur non a été démenti par la suite par l’entretien de leurs propres enfants. En général, l’ampleur de la transmission du turc a été minorée, ce qui ressort clairement de la confrontation des réponses sur la transmission de la 2e génération et de la maîtrise du turc de la 3e génération et, de manière similaire, de la comparaison entre les réponses de la 3e et de la 4e génération. 7. 75 % des témoins de B n’ayant pas d’enfants répondent qu’ils ne transmettront pas le turc, contre 20 % en A. Inversement, 80 % des témoins en A n’ayant pas d’enfants expriment leur intention de transmettre même le peu de turc qu’ils connaissent à leurs futurs enfants contre 25 % en B. 8. Dans l’analyse de nos données sur la transmission, nous avons fait une distinction subtile entre représentation et attitude. Dans ce cas, la notion de représentation a servi pour tout ce qui touchait à la mise en discours du sujet de la transmission (effective ou intentionnelle dans le cas où la personne n’avait pas d’enfants), à son développement et aux commentaires qui l’accompagnaient. En revanche, la notion d’attitude a servi pour désigner la position négative ou positive de nos interlocuteurs à l’égard de la transmission, indépendamment de la transmission effective. 9. Nous avons pris connaissance de ce CD au cours de notre enquête et n’avons pu nous procurer qu’une copie qu’un de nos interlocuteurs a gravée pour nous, c’est pourquoi nous ne disposons pas d’informations relatives à l’édition. 10. Voici, sommairement, les conventions de transcription : Bm36, homme (m) du village B (B) âgé de 36 ans (36) au moment de l’entretien. /, //, /// pause plus ou moins longue. :, ::, ::: allongement plus ou moins long de la voyelle ou de la consonne qui précède. = reprise de discours interrompu. ↑ intonation ascendante. ↓ int. descendante. ; int. ascend. interrogative) commentaire du chercheur sur la qualité de la voix ou l’environnement. [ … ] énoncé pour lequel nous ne sommes pas sûres, mais faisons une proposition d’écoute. XXX énoncé inintelligible. Les Majuscules marquent le début des noms propres ou, lorsqu’elles sont appliquées à un mot ou à des lettres d’un mot, dénotent une accentuation emphatique ou bien une voix plus forte que pour le reste de l’énoncé. Le signe [...] indique l’absence du tour de parole de l’enquêteur pour des raisons d’espace. L’intervention de l’enquêteur est ici minimale et se contente de réalimenter la discussion. 11. Les chiffres entre parenthèses renvoient à la numérotation automatique des lignes de notre corpus (ZERVA, 2011, vol. II).

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12. Voici une traduction qui suit de près le texte grec ainsi que les hésitations, l’intonation et les ratés du locuteur : ↑ nous l’avons sorti en grec pontique parce que:: il fallait que ça sorte comme ça pour avoir/ un meilleur résultat quoi [...] ça c’était purement une question de VENTE/ maintenant une chanson un CD en turc/ je ne pense pas qu’il aurai::t [...] en grec pontique […] le résultat est beaucoup mieux [...] oui la maison (des disques) je ne pense pas qu’elle ferait un grand bénéfice qui l’achèterait ; personne ne l’achèterait ↓/ logiquement/ tandis qu’en grec pontique :// ah, il a un beaucoup plus joli/ (résultat). 13. Il semble que les Pontiques grécophones ont un sentiment de supériorité envers les Pontiques turcophones. Cela ressort des propos de certains de nos interlocuteurs, mais aussi d’une discussion informelle avec Nikos Marantzidis ainsi que d’observations que nous avons faites nous-même lorsque nous avons fréquenté pendant trois ans une association pontique à Athènes (Σύλλογος Ποντίων Αργοναύται-Κομνηνοί). 14. Ajoutons également que l’élément pontique dans la musique traditionnelle du village B semble être renforcé ou construit rétrospectivement selon une logique identitaire – rappelons que les Pontiques sont acceptés comme Grecs par la communauté grecque sans réserve –, tandis que leur spécificité « ethno-locale », selon VERGETI (1994), est valorisée. Ainsi, la distinction entre la musique de B et la musique pontique est perçue par les personnes les plus âgées, tandis que la conscience de cette distinction fait défaut chez les plus jeunes, qui identifient la musique de leur village à la musique pontique. Pour plus de détails, voir ZERVA, 2011, 375-380.

15. Nous empruntons le terme histoire-mythe à MARANTZIDIS qui l’utilise, car sa véracité n’est pas prouvée et en même temps importe peu, puisque ce qui compte est le fait que cette narration ait influencé la manière dont ces populations percevaient la réalité et a répondu aux besoins psychologiques des populations en expliquant l’inexplicable, en justifiant et en gérant la contradiction entre langue turque et identité grecque (2001, 46-48). ELOEVA d’ailleurs met en question la véracité de ce récit, selon elle très improbable dans le contexte ottoman (1998, 139). 16. Les deux membres de cette Organisation ont d’ailleurs signé un texte introductif dans le livret qui accompagne le CD, intitulé « La tradition de musique et de danse du village A », dans lequel on retrouve l’histoire-mythe. 17. la:/ la langue grecque/ était formellement interdite/ on les obligeait ↑/ (à parler) turc/ et même::/ tu vois qua:nd/ nous avions u:n/ lorsqu’ils sont venus à l’association ce Monsieur ne nous a pas dit ↑/ que/ on les a rassemblés je ne sais pas combien de milliers de gens/// […] et on les adjure ↑/ vous voulez votre langue/ ou [vous voulez] votre religion ; eux ils ont dit la religion/// e::t XXX la langue. 18. À B, 7 témoins sur 13 l’évoquent (53,85 %), contre 7 sur 23 à A (30,43 %). 19. À B, ils sont 12 sur 13 à expliquer ainsi la turcophonie (92,3 %), contre 13 sur 23 à A (56,52 %). 20. Nous ne pouvons pas développer ici, mais il est intéressant de noter que les habitants du village B se désignent dans leur majorité en tant que « Bafralides » (originaires de Bafra/Pafra), sauf Bm81 (voir ci-dessous) et son entourage familial, également interviewé, qui se disent Pontiques. 21. La facette ethnique de la guerre civile en Macédoine est traitée de manière convaincante par MARANTZIDIS (2001, voir en particulier p. 152-155).

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22. Selon KARAKASIDOU, l’élite locale a contribué à l’hellénisation de la ville d’Assiros étudiée. 23. Il nous a parlé d’un adage qui circulait dans le village avant les élections municipales « pourvu que l’élu, quel qu’il soit, soit quelqu’un de la famille X (son nom de famille) ! », littéralement «X νά’ναι κι ό, τι νά’ναι !». 24. D’autant plus qu’il est né en 1926 dans un environnement très pauvre.

ABSTRACTS

This paper examines the role of local elites in the consolidation of national identity through the case study of two Greek villages, originally inhabited by Turkish speaking Asia Minor refugees. Greek national identity is irrefutable in both cases, yet there are some differences between them which can be explained by socio-historical and geographical context as well as by the specific role of local elites.

Cet article interroge le rôle des élites locales dans la consolidation du sentiment national dans deux communautés en Grèce, initialement habitées par des réfugiés d’Asie Mineure qui, lors de leur déplacement forcé, étaient turcophones. Si l’intégration de la communauté nationale est certaine dans les deux cas, il semble que les quelques différences constatées puisent leur source aussi bien dans le contexte sociohistorique et géographique des communautés que dans le rôle de leurs élites locales.

Αυτό το άρθρο εξετάζει τον ρόλο των τοπικών ελίτ στην ενίσχυση της εθνικής ταυτότητας με βάση τη μέλετη δύο ελληνικών χωριών κατοικημένων στην αρχή από τουρκόφωνους πρόσφυγες της Μικράς Ασίας. Και στις δύο περιπτώσεις η ελληνική τους ταυτότητα είναι αναμφισβήτητη, όμως υπάρχουν μεταξύ τους μερικές διάφορες οι οποίες μπορούν να εξηγηθούν από το κοινωνικό- ιστορικό και γεωγραφικό περιβάλλον και από τον ιδιαίτερο ρόλο των ελίτ.

INDEX

Geographical index: Grèce motsclestr Ulusal kimlik, Mülteciler, Türkçe konuşan Rumlar, Asimilasyon, Yunanistan, Yirminci Yüzyıl, Zihniyetlerin Tarihi, Toplumsal Tarih motsclesmk Националниот идентитет, Бегалци, Турски јазик Грците, Асимилација, Грција, Дваесеттиот век, Историја на менталитетот, Социјална историја Keywords: national identity, refugees, Turkspeaking Greeks, assimilation, Greece, Twentieth century, history of mentalities, social history Mots-clés: identité nationale, réfugiés, Grecs turcophones, assimilation Subjects: Histoire des mentalités, Histoire sociale motsclesel πρόσφυγες, Έλληνες τουρκόφωνοι, αφομοίωση, Ελλάδα, Εικοστός αιώνας, ιστορία των νοοτροπιών, Εθνική Ταυτότητα Chronological index: vingtième siècle

Cahiers balkaniques, Hors-série | 2015 252

AUTHOR

MARIA ZERVA Université de Strasbourg

Cahiers balkaniques, Hors-série | 2015 253

Les évêques orthodoxes et le politique en Thrace grecque à la fin du XXe siècle Autorité traditionnelle, rationnelle-légale, charismatique en espace limitrophe et multiconfessionnel Orthodox and Politics in Greek Thrace at the End of the 20th Century Οι Έλληνες μητροπολίτες και η πολιτική στην Δυτική Θράκη στο τέλος του 20ου αιώνα

Isabelle Dépret

Introduction

1 Fin mars 2013, peu après l’intronisation, à Komotini, d’un nouvel évêque orthodoxe, la presse hellénophone de Thrace commentait les visites réciproques « à fort contenu symbolique » entre le nouveau métropolite et le chef religieux musulman local. Reçu au siège de la métropole, le mufti offrait à son hôte la copie d’un traité daté de 636, conclu entre le calife et le Patriarche grec orthodoxe. Pour lui, ce texte illustrerait avec force les principes de respect entre confessions et de collaboration entre dirigeants religieux. En réponse, l’évêque Mgr Pandeleïmon Moutafis appelait les « autres peuples » à s’inspirer « des relations exemplaires, en Thrace, entre musulmans et chrétiens ainsi qu’entre leurs chefs religieux respectifs »1. Ces gestes, ces déclarations, reflets d’un contexte favorable en 2013, invitent à s’interroger sur la place des élites religieuses dans l’État grec, notamment en contexte frontalier.

2 La Thrace – aux confins de la Turquie et de la Bulgarie – présente une configuration bien particulière au XXe siècle2. Dans un État-nation majoritairement chrétien3, cette région située au Nord-Est du pays est restée ouvertement pluriconfessionnelle, multiculturelle. En 1923, les musulmans de la région ont, en effet, été exemptés des échanges de populations conclus entre la Grèce et la Turquie4. Depuis lors, ces citoyens

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Grecs musulmans, qu’ils soient d’origine turque, slave ou rom, relèvent, aux yeux de l’administration hellénique, de la « minorité » (μειονότητα/azınlık)5. Si au début du XXe siècle, la Thrace occidentale abritait de petites communautés arméniennes et juives6, à la fin du siècle, les chrétiens orthodoxes constituent, face aux musulmans, l’autre communauté confessionnelle majeure.

3 Si l’on reprend les catégories wébériennes7, les évêques orthodoxes représenteraient a priori, en Grèce, des élites « traditionnelles » : ils occupent en effet un rang supérieur, une position de pouvoir à l’échelle locale et étatique8 et leur autorité s’appuie sur la force de la tradition9. Les actes, les paroles de ces dirigeants se réfèrent constamment à l’impératif de continuité entre le passé et le présent10.

4 En me centrant donc sur la Thrace occidentale au XXe siècle, sur les évêques et leurs rapports à l’enjeu minoritaire/musulman, je me demanderai jusqu’à quel point ces hauts responsables peuvent être envisagés comme des élites traditionnelles. Je m’interrogerai par ailleurs sur le type de rapports entretenus avec d’autres autorités nationales et sur l’évolution possible de leur rôle au début du XXIe siècle.

Élites religieuses en Thrace grecque : contraintes et ressources d’une configuration limitrophe et multiconfessionnelle

Un espace multiconfessionnel dans un État majoritairement orthodoxe

5 En dépit d’un mouvement de sécularisation, accéléré à la fin du XXe siècle, l’État grec ne s’est jamais posé comme laïc, au sens strict : l’Église orthodoxe y jouit, depuis le XIXe siècle, d’une position institutionnelle, juridique prédominante11. Les conditions d’émergence de l’État – par émancipation du cadre ottoman – ont favorisé le maintien d’un lien étroit entre nationalité grecque et christianisme orthodoxe. Après l’établissement d’un royaume indépendant en 1830, l’islam et la turcité, associés à un Empire rejeté, ont largement été tenus pour étrangers12. Jusqu’au milieu du XXe siècle, – de même qu’en Turquie voisine –, la construction étatique s’est accompagnée d’une certaine mise à l’écart, parfois de l’expulsion de l’altérité religieuse13.

6 Ottomane jusqu’aux guerres balkaniques, la Thrace occidentale14 est d’abord attribuée à la Bulgarie15. Ce n’est qu’à la fin de la Première Guerre mondiale (Traité de Sèvres du 28 juillet 1920) que la région est rattachée à l’État grec16. L’armée française, qui supervise la région en 1919-1920, présente dans ses rapports un espace pluriconfessionnel majoritairement musulman, essentiellement agricole, structuré autour d’une plaine marécageuse malsaine17.

7 Le passage de l’Empire à l’État nation s’est traduit par une évolution des rapports de force socioconfessionnels. En effet, au début du XXe siècle, les musulmans contrôlent plus de 80 % de la terre18. Cette proportion se réduit dès l’entre-deux-guerres. Y contribuent l’arrivée d’environ 150 000 réfugiés chrétiens venus de Thrace orientale et d’Anatolie ainsi que plusieurs réformes agraires, qui démantèlent la grande et moyenne propriété foncière19. Une politique d’hellénisation – démographique, toponymique – a également été menée20 : à la fin des années 1920, selon les autorités grecques, les

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musulmans seraient environ 100 000 pour un total de 300 000 personnes dans la région21.

8 Citoyens grecs, les musulmans de Thrace jouissent pourtant, conformément au Traité de Lausanne (1923), de droits collectifs : fonctionnement d’écoles primaires et secondaires « minoritaires », où les cours sont dispensés en grec et en turc ; maintien de la juridiction du mufti, qui conserve après 1923 des compétences en droit familial. Dans la seconde moitié du XXe siècle, 3 muftis officiels, nommés et rémunérés par l’État sont en fonction en Thrace (à Xanthi, Komotini et Didymoteicho/Alexandroupolis). Enfin, est reconnue, sous contrôle étatique, l’autogestion des wakfs, ces biens communautaires issus des fondations pieuses ottomanes22. À la fin du XXe siècle, la Thrace grecque compte plus de 300 mosquées, quelques tekke, 235 écoles et 3 lycées minoritaires, plusieurs écoles coraniques23.

9 Jusqu’aux années 1990 au moins, les musulmans ont été volontiers perçus par l’État grec comme des populations quasi étrangères, inassimilables. Ces populations sont aussi apparues comme contrepoids de la minorité grecque orthodoxe d’Istanbul, une communauté plutôt malmenée en Turquie au XXe siècle24. Cette logique de « réciprocité », souvent mentionnée, a biaisé les relations entre le pouvoir et les résidents musulmans, de même que les rapports interconfessionnels sur le terrain. Cette réciprocité n’impliquait-elle pas, en effet, que toute mesure offensive prise par l’État turc – a fortiori envers les Rums d’Istanbul – devait automatiquement impliquer des représailles à l’encontre des musulmans de Thrace ? Ce regard et ces pratiques ont été reconnus au sommet de l’État au début des années 1990 tandis qu’une autre manière d’envisager ces citoyens musulmans est alors préconisée25. Cette manière longtemps diffuse d’envisager l’autre confessionnel comme un outil de relations internationales plus que comme un individu ou un citoyen a été pointée après la fin des années 199026.

L’Église orthodoxe en Thrace, un acteur incontournable à l’échelle locale

10 Dans un contexte marqué par le poids des enjeux sécuritaires et diplomatiques, l’Église orthodoxe a conservé un rôle social important à l’échelle locale. Ainsi, après 1923, la communauté confessionnelle, l’église locale auraient constitué, pour les réfugiés chrétiens, un canal d’intégration à l’État grec, un moyen de recréer des liens, des racines : au début des années 1990, dans la région de Komotini, la grande majorité des orthodoxes serait issue de familles réfugiées réinstallées en Grèce au début des années 192027. Face aux mosquées, les lieux de culte chrétiens – églises, chapelles, monastères – marquent aussi l’ancrage dans le territoire d’une communauté.

11 Plus qu’à Athènes, la vie religieuse et la piété populaire se sont maintenues au XXe siècle dans cet espace resté fortement rural : ainsi, les fêtes patronales, la vénération des saints, les pèlerinages sont l’occasion de vastes rassemblements systématiquement couverts par la presse locale. L’Église orthodoxe a assuré dans ce cadre, un rôle important de garant de la coexistence interconfessionnelle, mais aussi de pôle identitaire28. L’activité et l’empreinte personnelle des élites ecclésiastiques doivent être replacées dans cette configuration, qui a représenté autant de contraintes que de possibles ressources.

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12 En Thrace grecque, l’Église orthodoxe est structurée en 4 diocèses : Maroneia/ Komotini ; Xanthi/Peritheoriou ; Alexandroupolis ; Didymoteicho/Orestiada29. Les diocèses de Xanthi et de Komotini s’inscrivent dans un environnement à forte proportion musulmane. Toutefois, dans les deux autres évêchés – proches des frontières bulgares et turques –, la thématique sécuritaire est restée prégnante30.

13 Les relations entre chrétiens et musulmans au XXe siècle, mêlées de subtiles méfiances interconfessionnelles31, ont été le plus souvent pacifiques – un aspect valorisé par nombre d’acteurs politiques au tournant des XXe et XXIe siècles. À l’échelle des autorités religieuses, les protections du Traité de Lausanne ont consolidé un respect des espaces de juridictions32 d’autant que le prosélytisme a toujours été un délit condamné par la Constitution33.

Des élites traditionnelles ? Formation, parcours d’évêques orthodoxes en deuxième partie du XXe siècle

Une légitimation rationnelle-légale

14 Depuis 1923, l’élection des évêques ressort des organes ecclésiastiques34. Selon la Charte de 1977, les métropolites sont choisis par l’Assemblée des évêques. Les candidats éligibles sont des prêtres célibataires à la « foi droite », aux mœurs « irréprochables », âgés d’au moins 35 ans, diplômés d’une Université depuis cinq ans au moins, dotés d’une expérience pastorale appréciée et de nationalité grecque35.

15 L’autorité des évêques orthodoxes en Grèce renvoie donc à une double sanction. La première, – la plus décisive –, est celle de l’Église, plus exactement de l’élite sacerdotale, les 80 métropolites orthodoxes du pays. Cette élection est le couronnement d’un parcours professionnel dans les structures ecclésiastiques. La deuxième sanction est celle de l’État, tenu de reconnaître une élection régulière en publiant un décret présidentiel de nomination. Les évêques orthodoxes, assimilés à de hauts fonctionnaires, sont dès lors salariés de l’État36.

16 Cette double sanction indique que l’autorité de l’évêque orthodoxe en Grèce est donc aussi fondée sur des critères « rationnels-légaux », pour reprendre le vocabulaire de Max Weber37. Les évêques doivent avoir effectué des études de théologie, être titulaires d’un diplôme académique réalisé le plus souvent dans les Universités d’État, à Athènes ou à Salonique. Ils doivent par ailleurs avoir franchi les échelons de la hiérarchie et disposer d’une solide expérience.

17 Sur cette période chronologique, la majorité des évêques de Thrace a plutôt emprunté une carrière locale, ancrage favorisé par l’institution38. C’est le cas de Damaskinos Rouméliotis, évêque de Maroneia et Komotini de 1974 à 2012 : né en 1920 dans un village du Péloponnèse – et après s’être « distingué » dans l’armée hellénique durant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre civile –, il s’installe en 1958 à Komotini, à l’invitation du métropolite d’alors. Il y exerce pendant 16 ans comme prêtre prédicateur avant d’être élu métropolite du diocèse, lorsque l’évêque Timotheos est muté à Néa , en Attique39. Mgr Nikiforos, l’évêque de Didymoteicho depuis novembre 1988, a aussi emprunté cette voie locale : né à Ferrès, dans le département de l’Evros – en Thrace donc –, il exerce 14 ans la fonction de Protosynkelos de la métropole d’Alexandroupolis, dans l’ombre de l’influent évêque local, Mgr Anthimos. L’actuel

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évêque de Komotini, Mgr Pandeleimon Moutafis, a été Secrétaire général de la métropole de Xanthi pendant plus de 25 ans40.

18 Certains évêques doivent en revanche leur promotion à des responsabilités dans les instances ecclésiastiques centrales à Athènes. Ce fut le cas d’Antonios Klaudatos, métropolite de Xanthi de 1954 à 1994 : né à Céphalonie en 1912, il est Secrétaire du Synode à Athènes de 1947 à 1954 avant d’être élu évêque à Xanthi. Anthimos Roussas, évêque d’Alexandroupolis de 1974 à 2004 – aujourd’hui évêque de Salonique –, est né en 1934 à Pyrgos, dans le Péloponnèse. Il fut longtemps rédacteur de la brochure pastorale Voix du Seigneur, puis Secrétaire du Synode et directeur des éditions du Service de la Mission intérieure (Apostoliki Diakonia) à Athènes41.

Charisme et ascension sociale

19 Dans tous les cas, il s’agit d’une carrière impliquant la constitution d’un réseau social et d’appuis au sein de l’Église. Ce parcours est favorisé par des liens étroits avec au moins un évêque, qui peut représenter un père spirituel, mais aussi un protecteur ou encore un promoteur.

20 À cette double forme d’autorité – traditionnelle et rationnelle/légale –, s’ajoute une légitimité de type charismatique plus ou moins affirmée42. Les évêques régulièrement élus et ordonnés sont en effet considérés comme les successeurs des Apôtres et seraient, comme eux, inspirés par le Saint-Esprit43. Cet ascendant peut être consolidé par la personnalité de l’évêque, ses relations avec les fidèles, son éloquence. À cet égard, les évêques d’Alexandroupolis, Anthimos, et de Maroneia, Damaskinos, – en exercice en Thrace au cours des dernières décennies du XXe siècle – ont pu être tenus pour des élites charismatiques et, en tout cas, visibles et médiatiques44.

21 L’origine sociale des évêques de la région au XXe siècle relève de la petite surtout, ou de la moyenne bourgeoisie. L’évêque Anthimos d’Alexandroupolis a eu une mère institutrice, un père propriétaire et agriculteur, mais la famille élargie compte des membres du Parlement. Mgr Damaskinos de Komotini semble, en revanche, provenir d’un milieu rural modeste : il aurait travaillé comme employé de commerce aussitôt après l’école primaire avant de reprendre ultérieurement des études45. L’entrée dans une carrière sacerdotale au sein de l’Église de Grèce a-t-elle pu représenter au XXe siècle un mode d’ascension et de reconnaissance sociales ?

22 Enfin, l’attitude, l’argumentation des évêques ont été influencées par un environnement auquel il a fallu s’ajuster. L’examen d’une période critique met en relief cet aspect.

Tensions intercommunautaires et élites ecclésiastiques à la fin du XXe siècle

Une période critique

23 Pour ce qui concerne la gestion par l’État de la « minorité », la place des musulmans dans la société locale, la qualité des rapports interconfessionnels, les années 1980-1990 constituent une période charnière en Thrace.

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24 Les années 1980 correspondent en effet en Grèce à une consolidation des institutions démocratiques, mais aussi à une revitalisation du discours de fierté et d’indépendance nationales. Ces tendances ont d’abord peu profité aux « minorités » – linguistiques, culturelles, religieuses – considérées comme des menaces, dans un climat de bras de fer gréco-turc. Paradoxalement, la politique de méfiance ou d’endiguement de la présence musulmane en Thrace, formulée dans les années 1960, se maintient dans les années 198046. Ce type de gestion ne sera remis en cause au sommet de l’État qu’à partir des années 1990. Durant ces années, la logique ancienne de nationalisation des appartenances confessionnelles47 prend un tour violent en 1990 à Komotini48.

25 Les élites religieuses orthodoxes n’ont pas répondu de la même manière à ce défi et aux attentes – d’ailleurs contradictoires – des fidèles et des milieux politiques. Au cours des trois dernières décennies du XXe siècle, dans leurs rapports à l’enjeu minoritaire et à la pluralité confessionnelle, deux profils de métropolites tendent à émerger.

Évêques orthodoxes et politique

26 D’une part, nous retrouvons des évêques centrés sur des fonctions spirituelles, liturgiques, sociales et administratives, plutôt considérés comme des « traits d’union » ou des « pacificateurs » : les métropolites de Xanthi dans la seconde moitié du XXe siècle se rattacheraient plutôt à ce modèle, dans un contexte culturel marqué, dans le Nord de la circonscription, par une multiplicité de villages musulmans d’origine pomaque49. Au moment des tensions intercommunautaires des années 1980-1990, les déclarations et actions de l’évêque de Xanthi auraient joué dans le sens de l’apaisement. Au début des années 2000, l’évêque Pandeleïmon Kalafatis joue un rôle clé dans l’édition d’un ouvrage consacré aux monuments religieux de la préfecture de Xanthi en collaboration avec l’administration du mufti local. Cet ouvrage, réalisé avec l’appui des autorités gouvernementales, est emblématique dans la mesure où il accorde de manière assez inédite aux anciens bâtiments ottomans et lieux de culte musulmans un intérêt, une valeur au même titre que les espaces sacrés chrétiens50. Le nouvel évêque de Komotini, Pandeleïmon Moutafis, ancien cadre de l’évêché de Xanthi rejoindrait cette logique.

27 Le second profil idéal typique est celui d’évêques qui, en tant que chefs de l’Église orthodoxe, se sont posés en pôles de combat en faveur d’une communauté ethnoreligieuse. Dans ce cas, la pluralité confessionnelle n’est pas véritablement acceptée, l’altérité est perçue comme dangereuse, illégitime.

28 Les évêques d’Alexandroupolis, Anthimos, (1974-2004) et de Maroneia, Damaskinos (1974-2012), entrent parfaitement dans cette catégorie. Ces deux évêques, nés dans l’entre-deux-guerres, ont ainsi combiné un travail pastoral, philanthropique à une mission en faveur de l’hellénisme menacé. Pour ces hommes d’Église, la menace est d’abord celle d’une « submersion de l’élément chrétien » par des familles musulmanes plus nombreuses. À l’instar d’autres acteurs locaux, Mgr Anthimos et Mgr Damaskinos dénoncent avec virulence les stratégies expansionnistes de la Turquie dans la région : les thèmes de la menace turco-islamique et de l’Église luttant aux frontières pour la Nation sont alors abondamment repris dans les médias, en chaire ou encore au sein des instances ecclésiastiques centrales51. Les deux hauts responsables mettent aussi à leur actif d’avoir fait édifier nombre de nouvelles églises dans leur diocèse – plus de 30 dans le diocèse d’Alexandroupolis, une quinzaine dans celui de Maroneia –, et d’avoir chacun

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inauguré un musée ecclésiastique, avec l’appui financier des ministères de Macédoine orientale-Thrace et de la Culture.

29 L’évêque représente un notable incontournable dans son diocèse. Ses rapports aux autres élites locales (administratives, judiciaires, politiques, associatives, académiques, éducatives, militaires et médiatiques) sont le plus souvent de l’ordre de la reconnaissance et de la collaboration, au moins formellement.

30 Les deux évêques précités ont quant à eux utilisé leur autorité, les liens institutionnels entre l’Église orthodoxe et l’État, mais aussi cette référence aux « questions nationales », pour façonner leurs relations aux fidèles, aux autres acteurs régionaux. Cet aspect apparaît dans les nombreux articles de la presse locale évoquant ces personnalités religieuses ainsi que dans un volume dédié à Mgr Damaskinos, publié en 2005. Dans cet ouvrage collectif, des autorités ecclésiastiques, administratives, politiques, policières, militaires, académiques apportent leur contribution à l’évêque de Maroneia52. Ici, les liens avec les d’autres membres du haut clergé – dont le Patriarche de Constantinople, Mgr Bartholomaios – ont aussi compté. Ce n’est pas un hasard si en 1999, le Synode de l’Église de Grèce, à l’initiative de l’archevêque d’Athènes, décide de soutenir financièrement les familles nombreuses orthodoxes de Thrace, avec en toile de fond ce « combat » des évêques locaux et ce danger turco-musulman53.

31 Les relations des évêques avec les autres élites locales ont-elles été toujours été de l’ordre de la complicité ? Non, bien sûr et si l’on reprend le cas des métropolites Anthimos et Damaskinos, leur forte visibilité, leur engagement dans l’espace public, leurs discours nationalistes, leur ont valu autant de soutiens, de popularité que de critiques. Après 1974, outre les membres de la minorité musulmane, une partie des citoyens, des élus, des intellectuels, des fonctionnaires ont dénoncé la tendance de ces deux évêques à envenimer les relations interreligieuses et surtout, à empiéter sur les compétences d’autres acteurs légitimes : hommes politiques, administration civile, syndicats ou encore justice. Ainsi, à Komotini, les relations entre l’évêque et le conseil municipal sont plutôt tendues au cours des années 1990, d’autant que certains conseillers sont musulmans.

Conclusion

32 À la fin du XXe siècle, les membres du haut clergé orthodoxe ont le plus souvent associé plusieurs formes d’autorité et de registres. La tradition ne représente donc pour ces « élites » qu’une forme, certes cruciale, de leur légitimation.

33 Si en Grèce contemporaine, les évêques orthodoxes entretiennent le plus souvent des relations de courtoisie, de coopération avec les dirigeants locaux ou nationaux54, leurs contacts avec les milieux intellectuels, artistiques ou politiques n’ont pas exclu pressions réciproques ou frictions : ce fut le cas à Komotini ou à Alexandroupolis à la fin du XXe siècle. Quant aux rapports avec l’Autre confessionnel, ils ont le plus souvent été peu développés au XXe siècle, empreints de suspicion, biaisés par des facteurs politiques.

34 Dans un ouvrage célèbre, Charles Wright Mills considérait qu’aux États Unis les élites politiques, économiques et militaires ne constituaient, au milieu du XXe siècle, qu’un seul bloc solidaire55. Les rapports entre groupes de pouvoir ont parfois été plus complexes. L’exemple de la Thrace grecque à la fin du XXe siècle en atteste, dans un

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pays pourtant où les relations entre Église et État sont le plus souvent posées en termes d’harmonie.

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NOTES

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19. PÉCHOUX P.-Y., 1975, « La réforme agraire en Grèce », Revue géographique de Lyon 50-4, p. 317-332 ; SERVICE HELLÉNIQUE DE LA STATISTIQUE, Αποτελέσματα της απογραφής του πληθυσμού της 7ης Απριλίου 1951, tome II, Athènes, 1958, p. 244-247. 20. Voir LITHOXOOU D., «Μετονομασίες οικισμών στην Θράκη», http://www.lithoksou.net, consulté le 27 octobre 2015. 21. GSYE, Στατιστικά αποτελέσματα της απογραφής του πληθυσμού της Ελλάδος της 15-16 Μαίου 1928, volume IV, Athènes, p. κγ-ρβ-ργ. 22. Le wakf est en droit islamique, une donation à une œuvre d’utilité publique, philanthropique ou religieuse : mosquées, écoles religieuses, institutions sociales, hôpitaux, mais aussi terres, magasins, appartements loués. 23. Ministère des Affaires étrangères hellénique, art. cit. TSITSELIKIS K., KURBAN D., 2010, A Tale of Reciprocity, Tesev/Kemo, Istanbul/Athènes. 24. DILEK Güven, «6-7 Eÿlül Olaylari», Radikal, 9 juin 2006 ; VRYONIS S., 2005, The Mechanism of Catastrophe, The Turkish Pogrom of 6-7 September 1955, Greekworks, New York. 25. Discours de K. Mitsotakis à Xanthi, le 13 mai 1991, Kαθημερινή 14 mai 1991. 26. TSITSELIKIS K., Old and New..., op. cit., p. 105-117 ; HERSANT J., « Surveillances croisées et rivalités gréco-turque en Thrace occidentale », European Journal of Turkish Studies 8 (2008), URL : http://ejts.revues.org/2693, consulté le 27 octobre 2015. 27. Témoignages de cadres de la métropole orthodoxe de Komotini, d’habitants de Komotini âgés de plus de 70 ans, étude de terrain en Thrace grecque, mai 2010, juillet 2011. 28. Idem. 29. Ekklisia.gr, Μητροπόλεις, http://www.ecclesia.gr/greek/Dioceses/Dioceses.asp#, consulté le 27 octobre 2015 ; Saint Synode de l’Église de Grèce, 1919, 1921, Συλλογή νόμων και εγκυκλίων σχετικών προς την εκκλησιαστική διοίκησην των Νέων Χωρών, 2 volumes, Apostoliki Diakonia, Salonique. 30. Entre autres, «To Casus Belli της Τουρκίας, ευθεία απειλή πολέμου για την Ελλάδα», Ελεύθερη Θράκη, 4 septembre 2013 ; «Έλληνες μουσουλμάνοι δίνουν καθημερινά μάχη για να μείνουν Έλληνες», Ελεύθερη Θράκη, 18 juillet 2014. 31. Témoignages de chrétiens et de musulmans à Xanthi, Alexandroupolis, Komotini, dans plusieurs villages du Nord de l’Evros, mai 2010, juillet 2011. 32. La mise en question de l’appartenance pleine des Bektachis/Alévis ou des Pomaques à la communauté musulmane, projet plus récent, serait davantage le fait d’hommes politiques, d’intellectuels que du haut clergé. DÉPRET I., 2014, à paraître, « Islam hétérodoxe et christianisme en Thrace. Tabous, identités religieuses et discours nationaux », Archives de sciences sociales des religions ; TROUBETAS S., 2001, Κατασκευάζοντας..., op. cit. 33. Constitution hellénique de 1975, article 13. 34. STRAGKAS Th., 1970, Εκκλησία της Ελλάδος ιστορία, volume 2, Apostoliki Diakonia, Athènes, p. 1265-1266. 35. Charte statutaire de l’Église de Grèce (1977), articles 17 à 28. 36. DÉPRET I., Église orthodoxe et histoire, op. cit., p. 133-138.

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37. WEBER M., « La domination légale à direction bureaucratique », in TESSIER R. (dir.), 1991, Théories de l’organisation, Presses universitaires de Québec, Montréal, p. 23-32. 38. KONIDARIS I., 2000, Εκκλησιαστικό Δικαίο, Sakkoula, Athènes, p. 118. 39. Annuaire Δίπτυχα, périodique Εκκλησία, journal hellénophone Χρόνος, Παρατηρητής, Ελεύθερη Θράκη. 40. Idem. 41. Idem. 42. WEBER M., 1971 (1921), Économie et société, chapitre 3, Plon, Paris.

43. KONIDARIS I., 2000, op. cit., p. 118-119 44. Entre autres : Ελευθεροτυπία, 10 janvier 2011. 45. Δίπτυχα της Εκκλησία της Ελλάδος, revue Eκκλησία. «Εορτάστηκαν τα 30 χρόνια ποιμαντολογίας του Μητροπολίτη Μαρώνεια και Κομοτηνής», Παρατηρητής, 9 juin 2004. 46. KOSTOPOULOS T., 2009, Το Μακεδονικό..., op. cit. 47. Le juriste et historien K. TSITSELIKIS parle de « néo-millet », “The Pending Modernisation of Islam in Greece”, Südosteuropa 55-4 (2007), p. 354-372. 48. En janvier 1990, une altercation grave entre un musulman et un chrétien à l’hôpital de Komotini, l’emprisonnement du député musulman indépendant Ahmet Sadik, une manifestation de musulmans revendiquant le droit de se déclarer « Turcs » cristallisent une flambée de violence le 29 janvier 1990. Celle-ci est menée par des « chrétiens indignés » contre des maisons et des boutiques musulmanes. Cet événement, qualifié de « pogrom » par la presse turque, a représenté un électrochoc pour la classe politique grecque. Pour un point de vue critique : GIANNOPOULOS A., PSARRAS D., 1990, «Το Ελληνικό 1955», Σχολιαστής 85-3, p. 18-21. 49. Antonios Klaudatos, évêque de Xanthi de 1954 à 1994 a exercé durant l’entre-deux- guerres à Florina, où résident alors nombre de slavophones. 50. Métropole de Maroneia, Mufti de Komotini, 2005, Θρησκευτικά Μνημεία στο Νομό Ξάνθης, édition bilingue gréco-turque financée par la préfecture de Macédoine orientale-Thrace et l’Union européenne, Xanthi. 51. DAMASKINOS, 1989, Η συμβολή της τοπικής εκκλησίας εις την αντιμετώπισιν των εθνικών προβλημάτων της Θράκης, métropole de Komotini, Komotini, Anthimos, 2003, Κείμενα για την Ορθόδοξη Εκκλησία μας και την ένδοξη Πατρίδα μας, Gnorimia, Alexandroupolis. 52. PAPAZOGLOU G. (dir.), 2006, Θράκιος, Thrakiki Vivliothiki, Komotini. 53. Εκκλησία 10, octobre 1999, p. 570-572. 54. Cette coopération est requise par la Charte ecclésiastique de 1977, loi de l’État. 55. WRIGHT MILLS Ch., 2012, l’Élite au pouvoir, [1re éd., 1956], Agone, Paris.

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RÉSUMÉS

Dans cet article, nous examinons la place des élites religieuses en Grèce au XXe siècle, spécialement en contexte frontalier. Située aux confins de la Turquie et de la Bulgarie, restée multiconfessionnelle après 1923, la Thrace occidentale présente au XXe siècle une configuration spécifique, contrainte – ou possible ressource – pour le clergé chrétien orthodoxe. En nous penchant sur des carrières d’évêques, en mettant l’accent sur une période de tensions intercommunautaires dans la région, nous soulignerons à quel point ces autorités « traditionnelles » s’appuient sur des modes de légitimation pluriels et entretiennent des rapports complexes avec les autres responsables régionaux. La Thrace constitue un cadre éclairant pour envisager les fonctions sociales, symboliques et parfois aux marges du politique, attendues au XXe siècle de l’Église orthodoxe et de ses dirigeants.

In this article, we examine the role of religious elites in Greece, especially in a border context. Western Thrace, near Bulgaria and Turkey, remained multidenominational after 1923 and offers a specific configuration which is a both constraint and possibly resource for the local Christian orthodox higher clergy. Focusing both on bishops’ carriers and on a period of interdenominational tensions in this area, we will stress that these “traditional” authorities rely on several sources of legitimation, and maintain complex relationships with other regional leaders. The case of Thrace highlights, maybe in an acute way, the expected cultural, symbolic and even political functions of the Orthodox Church –and its leaders–, in 20th Greece’s border areas.

Σ’αυτό το άρθρο θα εξετάσουμε το ρόλο των θρησκευτικών ελίτ στην Ελλάδα, ειδικώς σε συνοριακές περιοχές. Η Δυτική Θράκη, κοντά στη Βουλγαρία και στην Τουρκία, έμεινε πολυθρησκευτική μετά το 1923 και μας παρουσιάζει έτσι μία περίπτωση ειδική η οποία συνιστά για τον τοπικό ανώτατο ορθόδοξο κλήρο ταυτόχρονα ένας περιορισμός και μία δυνατότητα. Στις σταδιοδρομίες των μητροπολιτών και σε μία περίοδο πολυεθνικών ταραχών, θα δείξουμε ότι αυτές οι παραδοσιακές εξουσίες σ’αυτή την περιοχή στηρίζονται σε διαφορετικούς τρόπους νομιμοποίησης και ότι διατηρούνε πολύπλοκες σχέσεις με τους άλλους ηγέτες της περιοχής. Η περίπτωση της Θράκης φωτίζει, ίσως ξαστερά, τις πολιτισμικές συμβολικές ακόμη και πολιτικές λειτουργίες της Ορθοδοξίας – και των ηγετών της –, στις συνοριακές περιοχές της Ελλάδας, στο τέλος του 20ΟΥ αιώνα.

INDEX

Index géographique : Grèce, Thrace Mots-clés : métropolites et politique, Thrace motsclesel Μητροπολίτες, Θράκη, Ελλάδα, Τέλος του 20ου αιώνα, Θρησκεία και πολιτική Thèmes : Religion et politique Index chronologique : vingtième siècle -- fin Keywords : Orthodox higher clergy, Thrace, Greece, End of the 20th century, Religion and politics

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AUTEUR

ISABELLE DÉPRET Université libre de Bruxelles

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