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Supplément mensuel

Jeudi 4 février 2016

Numéro 116 - IXe année I Paraît le premier jeudi de chaque mois, sauf exception III. Hyam Yared écrit pour trouer le silence VI. L'archétype du tyran contemporain I V. Louis Chédid, l’Oriental littéraire VII. Patrick Lapeyre et le désir amoureux V. Fouad Boutros, un patriote lucide et rigoureux VIII. L'Olivier, oasis culturelle panarabe

Édito Auteur du fameux Vendredi ou les limbes du Michel Tournier, Pacifique, Michel Tournier est décédé à l’âge de (Gas)pillage 91 ans. Retour sur l’itinéraire d’un romancier écemment interviewé majeur qui visita le Liban en 2002. par des avocats à pro- écrivain « classique » pos de sa carrière, le ministreR Michel Eddé leur a ra- ous sommes en avril 2002 Buisson ; de nouvelles et de contes pour conté que le général Fouad Ché- dans un restaurant de la jeunesse : Le Coq de bruyère, La hab vécut avec si peu de moyens, Beyrouth. Face à moi, un Fugue du petit Poucet, Pierrot ou les se- Lettre à la après la fin de son mandat, qu’il homme au front dégarni, au crets de la nuit, Barbedor, Amandine ou ne légua presque rien à ses héri- Nnez fin, aux yeux espiègles et myopes... les deux jardins, Le Médianoche amou- jeunesse tiers. On dut même décréter une Michel Tournier est au Liban à l’invi- reux et Sept contes ; et d’essais : Le Vent * allocation spéciale de 1000 livres tation de l’éditrice Thérèse Douaihy Paraclet (considéré comme son « auto- libanaise libanaises à sa veuve et à celle du Hatem qui a publié trois de ses livres biographie intellectuelle »), Le Vol du président Debbas pour leur per- dans une collection destinée à la jeu- vampire, Petites proses, Le Tabor et le mettre de subsister. De son côté, nesse. Il a reçu les insignes de cheva- Sinaï, Le Pied de la lettre, Célébrations, le président Élias Sarkis, obligé lier dans l’Ordre national du cèdre des etc. Dans un style limpide, sur un ton de se faire soigner aux États- mains du représentant du président de parfois cynique, Tournier a su associer Unis, hésita à épuiser ses maigres la République ; il est visiblement heu- le réalisme littéraire (obtenu grâce à un économies pour couvrir les frais reux d’être dans ce pays où il compte long travail de recherche) et la réinter- de son traitement. Quant au un vaste public, rencontré aussi bien à prétation des mythes, créer des mondes président Charles Hélou, il se Beyrouth, Antélias et Tripoli qu’à Saïda fantasmatiques et aborder des ques- retira dans sa demeure de Kas- et Nabatiyeh. Au cours du dîner, j’ai tions essentielles, comme la civilisa- lik où il vécut modestement au beaucoup interrogé l’écrivain ; il a ré- tion, le Bien et le Mal, la marginalité, milieu de ses livres... On pour- pondu à mes questions avec affabilité : les rapports du cosmique à l’humain, rait sans doute en dire autant au bout d’une heure, l’itinéraire du per- ou l’entrelacs du temps et de l’espace… de plusieurs autres hommes sonnage s’est dessiné… « Tournier brassait les contes, l’His- politiques de l’ancienne géné- toire et les légendes, malaxés dans une ration qui servirent le pays sans prose ensorcelante qui fondait la boue piller les caisses de l’État. Où De la philo à l’écriture dans l’or, l’or dans la boue, observe en sommes-nous aujourd’hui ? Michel Tournier est né à Paris le 19 très justement Christophe Ono-dit- D.R. Profitant de la paralysie délibé- décembre 1924 de parents universi- Biot dans Le Point. C’était l’homme e suis vraiment très heureux rée des organismes de contrôle, taires et germanistes. Sa famille, qui d’un bestiaire fou, centaures et anges, que nous nous retrouvions la plupart de nos dirigeants se compte trois garçons et une fille, vit à pucelle et tueur d’enfant, rois mages ensemble grâce à Vendredi. remplissent insatiablement les Saint-Germain-en-Laye, mais, en 1941, et nazis... » Traduite dans une quaran- Oui,J car j’aime tout particulière- poches, vivent dans des palais la maison est réquisitionnée par les taine de langues, son œuvre, qui a fait ment le Liban et je trouve que vous cossus, multiplient les voitures Allemands. À Neuilly-sur-Seine où les Illustration de José Correa pour L’Orient Littéraire l’objet de dizaines de thèses, lui a valu avez beaucoup de chance d’être et les appartements de luxe, font Tournier se sont installés, Michel fré- son manuscrit qui est finalement retenu. publie Les Météores, où il exploite le la médaille Goethe en 1993 et le titre libanais. Pourquoi ? Parce que preuve de népotisme, encaissent quente le Lycée Pasteur où il rencontre Le succès est fulgurant : le livre est en- mythe de Castor et Pollux, et où il s’in- de docteur honoris causa de l’Univer- le Liban est idéalement situé au des subsides de l’étranger, mais Roger Nimier et découvre Gaston censé par la critique ; il est couronné par terroge sur la gémellité et l’ambiguïté sité de Londres. bord oriental de la Méditerranée s’offusquent, ô sacrilège, si une Bachelard. Ayant suivi des études de le Grand prix du roman de l’Académie de l’androgyne, en même temps qu’il avec un climat merveilleux et sur- ONG ose dénoncer leurs abus ! philosophie à la Sorbonne, il réside française. À ce jour, sept millions et demi raconte un voyage initiatique autour du tout des relations humaines avec Non contents d’assécher les res- pendant quatre ans dans l’Allemagne d’exemplaires en ont été monde. Cinq ans plus tard, Le naufrage de la tous les pays riverains. Quand je sources du pays et de se partager de l’après-guerre et s’inscrit à l’univer- vendus à travers le monde ! dans Gaspard, Melchior suis au Liban, il me semble que je le gâteau, ces parangons de vertu sité de Tübingen. Après deux échecs En revisitant le chef- & Balthazar, il revisite le vieillesse me trouve dans la société la plus se montrent incapables de régler à l’agrégation de philosophie, il se d’œuvre de , mythe des rois mages : il Membre du comité de lecture des édi- cultivée et la plus intelligente du les problèmes les plus urgents : consacre à la traduction (il traduit no- Tournier subvertit l’ordre imagine leur quête mys- tions Gallimard, juré au sein de l’Aca- monde. On parle toutes les langues les réfugiés, l’électricité, l’eau, tamment Erich Maria Remarque) et des choses : il sublime tique et invente un qua- démie Goncourt de 1972 à 2010, et on est au courant de tout ce qui le ramassage et le traitement entre aux éditions Plon où il est chargé Vendredi, le métis, qui vit trième roi retardataire, Michel Tournier a longtemps été au se passe d’intéressant partout. des ordures, le vote du budget, de lire les manuscrits et d’accompagner heureux sur Esperenza, Taor, prince de Mangalore ! cœur de la vie littéraire en . Mais les permutations judiciaires et les auteurs de la maison. « Mon but son île. Initié par le sau- Mais le roman le plus actuel à la fin de son existence, retranché C’est pourquoi vous êtes dési- diplomatiques… Leur incurie était de devenir prof de philo. Je suis vage, Robinson, l’Occi- de l’écrivain est sans doute dans un ancien presbytère à Choiseul, gnés pour comprendre et aimer ce a fait perdre au Liban d’impor- devenu écrivain par compensation, me dental, finit par choisir la La Goutte d’or (1985) dans la vallée de Chevreuse, il renon- roman. De quoi s’agit-il en effet ? tantes opportunités : s’ils étaient confie-t-il. Si j’avais réussi l’agrégation, nature contre la culture… qui met en scène un jeune ça au roman et, miné par la vieillesse Après une terrible cure de soli- moins irresponsables, ils auraient je n’aurais jamais publié de romans ! » Fort de ses connaissances Berbère, Idriss, qui, dépos- qu’il jugeait « salement moche », il tude, Robinson se retrouve en tête pu permettre au pays d’attirer les C’est à cette époque-là qu’il supervise la philosophiques, Tournier sédé de lui-même par une n’écrivit plus que quelques ouvrages à tête avec Vendredi. Il s’agit d’un investisseurs arabes, échaudés publication des Mémoires d’Hadrien de aborde dans ce roman « Je photo prise par une tou- très personnels : un Journal extime, un homme beaucoup plus jeune que par les crises régionales, pour Marguerite Yourcenar et celle du troi- les thèmes du racisme, du riste française, se rend en texte sur la lecture (Vertes lectures), lui, mais surtout d’une autre race, dynamiser son économie comme sième volume des Mémoires de guerre colonialisme, de la soli- n’existe France, dans le quartier de un autre sur ses voyages (Voyages et d’une autre civilisation. Comment dans la seconde moitié du siècle du général de Gaulle : « Une très lourde tude et du rapport à au- qu’en la Goutte-d’Or (également paysages), un livre d’entretiens avec l’Anglais blanc et chrétien va-t-il passé ; ils auraient pu lancer déjà responsabilité, m’avoue-t-il. À l’Elysée, trui : « Je n’existe qu’en choisi pour décor par Michel Martin-Roland (Je m’avance s’entendre avec ce « sauvage » ? l’exploitation des gisements pé- Georges Pompidou assurait la coordi- m’évadant de moi-même m’évadant dans La Vie masqué) et sa correspondance avec son C’est tout le problème des relations troliers au lieu d’en convoiter les nation. » Féru de culture, il anime bien- vers autrui », écrit-il. devant soi), pour retrouver ami allemand Hellmut Waller, procu- nord-sud et plus généralement des revenus futurs… Pour remédier tôt des émissions à la radio et à la té- Adapté pour le théâtre par de moi- ce cliché. Il est rapidement reur général chargé de requérir contre relations humaines. Je crois sincère- à cette situation, une réaction lévision (Chambre noire), et, mû par Antoine Vitez, ce roman confronté aux problèmes les crimes nazis – son dernier livre, ment que les Libanais connaissent populaire est impérative. Mais sa passion pour la photo (qui lui ins- sera réécrit à l’adresse même vers liés à l’immigration et au paru en 2015. Promu commandeur de ce problème mieux que d’autres et quand on sait que la plupart des pirera trois livres : Miroirs, Clés et ser- des jeunes lecteurs sous le racisme. « Les Français, la Légion d’honneur vingt jours avant doivent être intéressés par les péri- citoyens sont prisonniers de leur rures et Vues de dos), il crée en 1968 les titre : Vendredi ou la vie autrui. » (...) faut pas croire qu’ils son décès, Michel Tournier a bâti en péties qu’il provoque. appartenance communautaire et Rencontres photographiques d’Arles. sauvage. nous aiment pas, le pré- neuf romans une œuvre impérissable de leur allégeance à tel ou tel C’est sans doute son intérêt pour cet art vient son cousin Achour. Ils nous ai- qui compte parmi les plus originales J’espère aller bientôt au Liban et parti au pouvoir, comment espé- qui le poussera à pratiquer l’inversion, ment à leur façon. Mais à condition du XXe siècle. Celui qui considérait parler de cette histoire avec mes rer un sursaut national ? « maligne » ou « bénigne », technique Des romans marquants qu’on reste par terre. Faut qu’on soit avec humour qu’« un auteur classique jeunes lecteurs. En attendant, notez romanesque qui consiste à opposer un Trois ans plus tard, paraît Le Roi des humble, minable… » Comme Lala dans est un auteur lu dans les classes » peut ce que j’ai fait écrire récemment La maison Liban se lézarde. En- double, négatif ou positif, au person- Aulnes, qui décroche le . Désert de Le Clézio, Idriss choisit pour- dormir tranquille : il est déjà lu et étu- sur le mur de la bibliothèque d’une vahie par les ordures, elle a perdu nage d’un récit. L’auteur y décrit avec réalisme la tant de ne pas rentrer au bercail. Un dié dans toutes les classes – en France école : « Lisez, lisez, lisez, ça rend son toit et ses fondations va- Prusse-Orientale avec ses marais, ses beau roman d’initiation, qui illustre le comme au Liban ! heureux et intelligent ! » cillent. Pendant ce temps, quatre forêts et ses mythes ; il y raconte l’his- choc de deux cultures, l’une fondée sur millions et demi d’imbéciles Le succès de Vendredi toire d’Abel Tiffauges, une sorte d’ogre le signe, l’autre sur l’image... Alexandre NAJJAR Votre ami l’écrivain heureux vivent dans le déni en se Michel Tournier n’est pas un écrivain qui, après avoir recruté des enfants des- Michel TOURNIER félicitant, ô bonheur, de « pouvoir précoce. Il n’achève son premier roman, tinés à périr dans la défense de la for- Les ouvrages VENDREDI OU LA VIE SAUVAGE, skier et nager le même jour » ! Vendredi ou les limbes du Pacifique, teresse de Kaltenborn lors de l’inva- Une œuvre originale BARBEDOR et AMANDINE OU LES DEUX JARDINS *Message adressé par l'écrivain aux qu’en 1967, à l’âge de 43 ans. Au co- sion soviétique, porte sur ses épaules, Hormis ces titres, Michel Tournier ont été réédités par les éditions Hatem. Les autres titres écoliers libanais avant son voyage Alexandre NAJJAR mité de lecture des éditions Gallimard, tel saint Christophe, un enfant juif qu’il est l’auteur d’autres romans : Gilles sont disponibles aux éditions Gallimard et en poche dans au Liban en avril 2002. Raymond Queneau défend ardemment tente de sauver... En 1975, Tournier et Jeanne et Eléazar ou la Source et le la collection Folio.

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Comité de rédaction : Alexandre Najjar, Charif Majdalani, Georgia Makhlouf, Farès Sassine, Jabbour Douaihy, Ritta Baddoura. Coordination générale : Hind Darwich Secrétaire de rédaction : Alexandre Medawar Correction : Yvonne Mourani

Contributeurs : Tarek abi Samra, Fifi Abou Dib, Gérard Béjjani, Valérie Cachard, Nada Chaoul, Antoine Courban, Ralph Doumit, Lamia El Saad, Samir Frangié, Katia Ghosn, William Irigoyen, Mazen Kerbaj, Henry Laurens, Chibli Mallat, Jean-Claude Perrier.

E-mail : [email protected] Supplément publié en partenariat avec la librairie Antoine. www.lorientlitteraire.com II Au fil des jours L'Orient Littéraire n°116, jeudi 4 février 2016 Le point de vue de Chibli Mallat L'image du mois Agenda Le Festival du livre d’Antélias Blocage La 35e édition du Festival libanais du livre organisé par le Mouvement n explique sou- régionale. Il faut la pen- culturel Antélias se tiendra du 5 au 20 vent les malheurs ser autrement. Le blocage mars 2016. Hommages, signatures et libanais par les est constitutionnel, qui conférences seront au rendez-vous. tensionsO régionales et provient de l’interpréta- internationales. C’est ce tion absurde de la Consti- que le langage politique tution par le biais d’une Le Salon du livre de Paris emprunte à la psycha- transformation du quo- Rebaptisé « Livre Paris », le Salon du nalyse dans le concept rum en super-majorité. livre de Paris se tiendra du 17 au 20 de surdétermination. Le La majorité décisionnelle mars prochain, porte de Versailles. La Liban est surdéterminé est, comme dans tout par- Corée du Sud sera l’invitée d’honneur régionalement. « Petit pays, lement, celle des députés. de cette 36e édition. Comme chaque

petits moyens », comme dans D.R. C’est celle que nous uti- année, un stand Liban y est prévu. l’expression amusée d’un roman de lisons pour voter une loi et élire deux Percy Kemp. Nous sommes convaincus des trois présidents. Or nous faisons que les « grands », Israël et la Syrie, puis exception pour le président de la Répu- l’Arabie saoudite et l’Iran, et maintenant blique et considérons qu’il ne peut être Adieu à... l’Amérique et la Russie, nous empêchent élu par moins que les deux tiers de la Edmonde Charles-Roux de tourner rond. chambre. La majorité des deux tiers des suffrages par la Chambre des députés, Nous tournons donc en rond, surdé- qui est normale dans un premier tour, a terminés par des fauteurs de trouble été transformée en un quorum des deux cyniques et pervers autrement plus tiers qui empêche que le second tour à la grands que nous. Ça nous laisse bonne majorité n’ait lieu. Il devient alors natu- conscience pour que les détritus se rel que la minorité d’un tiers en profite Arrival/Departure © Ieva Saudargaite transforment en crise nationale et pour pour empêcher que son candidat ne soit ’origine lithuanienne, Ieva de s’adonner avec passion à la photo- maux endémiques qui frappent nos que la présidence reste vacante pendant battu. Le tiers des députés n’assiste pas Saudargaite vit au Liban graphie. Si Gabriele Basilico, décédé vies et notre ville. Il en ressort une deux ans. Les Libanais ayant tendance à la séance, ou, s’il y assiste, sort phy- depuis de nombreuses an- en 2013, est connu pour ses portraits série étonnante, magnifique, d’images à se croire au centre du monde, ils se siquement de l’enceinte parlementaire nées.D Son projet intitulé « Life despite dépeuplés du centre-ville de Beyrouth qui tiennent à la fois du diagnostic délestent trop aisément sur la surdéter- pour bloquer l’élection à la majorité du here » (La Vie malgré ici) est un des depuis la fin de la guerre (lire clinique et de la poésie visuelle. Une mination régionale, attendant la solu- second tour que préconise le texte. Il cinq finalistes du nouveau Prix inter- « Beyrouth, Basilico et les barbares » Libanaise de cœur à suivre de près. tion de l’au-delà des frontières pour n’y a plus de quorum et l’élection est national de photographie d’architec- in L’Orient Littéraire N°100), Ieva masquer leurs blocages auto-générés. Ils bloquée. Je ne connais pas d’exemple ture et de paysage Gabriele Basilico. Saudargaite brasse plus large, fouille www.ievasaudargaite.com s’aveuglent sur le fait que leur clienté- semblable à l’absurde constitutionnel Comme le maître de la photographie avec son objectif la capitale et sa péri- premiogabrielebasilico.ordinearchi- lisme régional et international est créé ailleurs dans le monde. contemporaine du paysage urbain, phérie, documente les nombreuses tetti.mi.it/ par l’intérieur. Ils ne veulent pas voir elle s’est formée à l’architecture avant plaies du tissu urbain et traque les Alexandre MEDAWAR l’absurdité de leur responsabilité dans Nul pays ne peut fonctionner avec ce la persistance du blocage présidentiel, genre de raisonnement constitutionnel. sur laquelle se greffent maints autres Non seulement est-il une garantie de blocages, de la voierie à l’électricité et blocage permanent au plus haut niveau Anniversaire D.R. du conseil des ministres brinquebalant institutionnel, celui de la présidence de Résistante, journaliste, femme de aux projets de lois qui dorment dans les la République, mais il n’est jamais utili- Will le magnifique lettres, Edmonde Charles-Roux, qui tiroirs. sé pour les deux autres présidences, qui L’année 2016 marquera le quadri- de Shakespeare, notre contemporain vient de nous quitter, nous laisse se considèrent non moins importantes centenaire de la mort de William de Jan Kott chez Payot ; Shakespeare plusieurs ouvrages dont Oublier Dans sa dimension politique, le blocage dans la représentation du pays. Il n’est Shakespeare. Expositions, débats, de Giuseppe Tomasi Di Lampedusa Palerme. Grande amie du Liban de la présidence est facile à comprendre. pas invoqué non plus pour l’adoption spectacles comme le Richard III de chez Allia ; Will le magnifique de qu’elle a visité à plusieurs reprises, elle Les réalignements récents l’ont rendu d’une loi. On peut imaginer l’étendue Thomas Jolly au théâtre de l’Odéon, Stephen Greenblatt chez Flammarion ; fut pendant douze ans la présidente plus opaque, mais l’équation est simple. du chaos institutionnel dans ces autres à Paris, jalonneront l’année. Au Liban, Shakespeare : antibiographie de Bill de l'Académie Goncourt. Il suffit d’un candidat qui considère registres par la transformation du quo- le Festival Al-Bustan, devenu le rendez- collection « La Pléiade » accueillera le Bryson chez Payot, et un Dictionnaire le poste comme lui revenant de droit rum en majorité dans une lecture consti- vous incontournable des mélomanes, 11 mai Comédies, tomes II et III, der- amoureux de Shakespeare de François pour bloquer l’élection. Le jeu politique tutionnelle aussi malsaine qu’ubuesque. propose, du 16 février au 20 mars, niers volumes des Œuvres complètes Laroque, à paraître le 11 février chez est naturel dans une démocratie et les un programme international riche et de Shakespeare, et un album réalisé Plon. Dans un registre moins austère, Francophonie manœuvres sa seconde nature. Dans un Le problème est donc dans cette inter- varié consacré à l’œuvre du grand dra- par Denis Podalydès. Chez Gallimard on signale Thank you, Shakespeare ! Prix de la traduction Ibn pays fragmenté comme le nôtre, où les prétation contre-nature pour la prési- maturge qui a inspiré les musiciens du et chez Flammarion, on annonce une de l’acteur Philippe Torreton chez Khaldoun-Senghor 2016 partis politiques n’opèrent pas au niveau dence de la République. On peut noyer monde entier comme Rossini, Verdi, série de rééditions de classiques shakes- Flammarion et un album BD pédago- L’OIF et l’Organisation arabe pour de l’ensemble de la nation, les factions le poisson par l’invocation de surdé- Prokofiev, Gounod, Mendelssohn et peariens, comme Macbeth, Roméo et gique, à paraître le 23 mars chez Le l’Éducation, la Culture et les Sciences parlementaires sont nombreuses. Les terminations externes d’ordres divers, Berlioz. Une soirée de lectures des Juliette, Beaucoup de bruit pour rien et Chêne, intitulé : Shakespeare et son (ALECSO) annoncent l’ouverture des alliances politiques s’en trouvent natu- mais le blocage et sa solution sont sim- œuvres shakespeariennes en arabe Othello. Pour comprendre l’œuvre et le œuvre en BD. Les Shakespearophiles candidatures pour la 9e édition du rellement compliquées, mais ce phéno- plement constitutionnels. La solution par des acteurs libanais est également personnage, plusieurs titres en français seront gâtés ! Prix de la traduction Ibn Khaldoun- mène ne devrait pas amener le genre de passe par un déverrouillage de l’élection prévue. En librairie, de nombreux ou- (les parutions anglaises sont légion !) Senghor en sciences humaines. Ce blocage persistant tel que nous le vivons présidentielle qui permette au jeu poli- vrages sont annoncés : la prestigieuse valent le détour : une nouvelle édition A.N. Prix porte sur la traduction du depuis deux ans. En troisième répu- tique de se faire sans bloquer le pays des français vers l’arabe ou de l’arabe blique française, à Westminster, en Israël années durant. Dans une lecture simple vers le français. Le dernier délai même, cette vacance institutionnelle ne et saine de la Constitution, il suffit que pour la présentation des dossiers de se produit pas. De fait, elle n’existait pas la moitié du parlement se réunisse pour Bande dessinée candidature est fixé au 25 mai 2016. au Liban avant ces dix dernières années. que la présidence ne soit plus vacante. À ce moment, tous les candidats se prêtent Dans un système parlementaire qui au jeu d’alliances politiques qui donne Du roman à la BD, l'art de la Le Fonds francophone pour les élit les responsables aux hautes fonc- un vainqueur et un vaincu. On appelle droits de l’Homme tions politiques de l’État, les trois pré- cela démocratie. transposition de Pierre Lemaître Pour sa 10e édition, le Fonds sidences sont tributaires de ce jeu. Or AU REVOIR LÀ-HAUT de Pierre Lemaître et Christian de Guerre. Laissés pour compte, principaux. Le pouvoir francophone pour les droits de seule la présidence de la République Metter (Illustrations), Rue de Sèvres, 2015, 168 p. subissant les vicissitudes d’un évocateur du dessin de De l’Homme « Martine ANSTETT » bloque. Pourquoi, contrairement à la Chibli Mallat, avocat et professeur de droit, a ensei- lieutenant sans scrupule, ils Metter pourrait se résumer (FFDH), sera consacré à la présidence de la chambre ou de celle du gné le droit constitutionnel au Liban, en Grande- imaginent, comme une ven- à cette prouesse : il donne à thématique de l’abolition de la peine gouvernement, ce blocage est-il devenu Bretagne et aux États-Unis. Son dernier ouvrage, in 2012, Louis Delas quitte la di- geance, une gigantesque ar- Édouard des traits, fixe par de mort. Le FFDH a pour objectif si persistant ? PHILOSOPHY OF NONVIOLENCE: REVOLUTION, rection des éditions Casterman naque pour tromper l’État le dessin cette défiguration, de soutenir et d’accompagner les CONSTITUTIONALISM, AND JUSTICE BEYOND pour succéder à son père à la français et faire fortune. sans atténuer à aucun ins- organisations de la société civile qui La réponse ne se trouve pas dans la THE MIDDLE EAST, est paru à Oxford University têteF de la maison phare de l’édition jeu- tant le mystère troublant du œuvrent pour l’abolition de la peine politique, qu’elle soit domestique ou Press en 2015. nesse : l’École des loisirs. Fort de son ex- La bande dessinée, nous le personnage. de mort dans l’espace francophone. périence et des liens étroits qu’il a tissés savons, n’hésite plus à dé- La date limite de dépôt des dossiers dans le monde de la bande dessinée, il velopper des histoires sur de grandes De Metter et Lemaître proposent de re- est fixée au dimanche 28 février lance au sein du groupe École des loisirs paginations. Pourtant, il était difficile découvrir l’histoire d’Albert et Édouard 2016 et la publication des résultats un département BD : Rue de Sèvres. d’imaginer comment ce récit aux milles à travers une sélection choisie d’instants est prévue en mars 2016. Pour plus Actu BD ramifications, aux multiples intrigues chargés, denses, plutôt que d’étirer en de renseignements : http://ffdh. Isadora en Russie Tout Pagnol en BD En marge de la surproduction qui croisées, bavard dès qu’il s’agit d’explo- longueur le déroulement du récit. Au francophonie.org/ La danseuse américaine Serge Scotto, Éric Stoffel et Morgann touche le monde de la bande dessinée, rer le parcours de chaque personnage, revoir la primauté de l’intrigue, au re- Isadora Duncan, Tanco ont décidé de transformer Rue de Sèvre se démarque en publiant pouvait entrer dans un album sans avoir voir les événements se succédant à un dessinée par Gibran l’intégralité de l’œuvre de Marcel peu, mettant en avant une philosophie le goût fade d’un résumé. Le choix de rythme effréné. Il ne reste dans l’album Khalil Gibran qui Pagnol en BD à raison de deux albums d’accompagnement étroit et à long Christian de Metter au dessin fut à ce que l’essence, un concentré de situations Actualité était fasciné par le par an. Les premiers titres : Merlusse terme des auteurs et des œuvres. C’était titre pertinent. Ce n’est pas la première intenses. Paroles et musique personnage, fait l’objet (un conte de Noël), La Gloire de mon certainement le contexte éditorial idéal adaptation littéraire de De Metter, d’une BD intitulée Il père et Topaze viennent de paraître pour que l’écrivain Pierre Lemaître dé- puisqu’il avait proposé en 2012 une ver- Il faut reconnaître le courage de Pierre était une fois dans l’Est (Dargaud), chez Bamboo Édition dans la collection veloppe l’adaptation en bande dessinée sion BD du Shutter Island de Dennis Lemaître, activement impliqué dans signée Julie Birmant et Clément « Grand Angle ». Un régal ! de son roman Au revoir là-haut, Prix Lehane pour la collection Rivage/ l’adaptation, car il sacrifie ainsi une Oubrerie qui avaient connu un succès Goncourt 2013. Casterman/Noir. grande part de son roman au profit mérité avec la série Pablo consacrée d’une transposition subtile à un nou- à la vie de Picasso. On y découvre Palmarès du Festival Souvenons-nous de ce roman qui avait Son dessin au trait meurtri, aux textures veau medium. Tout au plus regrette- comment la fameuse danseuse aux d’Angoulême su gagner les faveurs du prestigieux salies, au geste sec, retient le lecteur rons-nous que, sans l’espace nécessaire © Denis Rouvre D.R. voiles, amoureuse du poète Serge • Fauve d’or, prix du meilleur album : jury tout en usant d’une prose hale- dans une tension, hors de tout confort. pour développer les horreurs de ses Deux auteurs libanais viennent de Essénine, décida en 1921, alors Ici (Gallimard) de Richard McGuire tante et addictive tout droit issu de la exactions, le personnage du lieutenant signer des textes pour des chanteurs qu’elle était sur le déclin, d’aller • Prix spécial du jury : Carnet de santé longue expérience de Pierre Lemaître L’une des forces du roman tenait en ce Pradelle, plus charismatique dans le ro- français : auteur par le passé de quatre vivre en Russie où elle rencontra une foireuse (Delcourt) de Pozla dans le polar. Au revoir là-haut est un que chaque lecteur se faisait une image man, y perde un peu de son aura.. livrets d’opéra, a en réalité bien différente de celle qu’elle • Prix de la série : Ms. Marvel, tome 1 récit fleuve retraçant le retour d’Albert personnelle du visage violemment dé- effet écrit les paroles de la chanson espérait… (Panini) de Gwendolyn Willow Wilson et Édouard, deux rescapés de la Grande figuré de l’un des deux personnages Ralph DOUMIT de Louane, Un automne à Paris, sur et Adrian Alphona une musique de son neveu Ibrahim • Prix révélation : Une Étoile Maalouf, en hommage aux victimes La Lionne tranquille - Portrait sentimental de Meilleures ventes du mois à la Librairie Antoine des attentats terroristes en France ; Anne-Caroline Pandolfo Primo Levi (Rackham) de Pietro Alexandre Najjar, pour sa part, a et Terkel Risbjerg Scarnera Auteur Titre Éditions signé les paroles de la chanson Dans viennent de signer aux • Prix du patrimoine : Vater und sohn 1 ENVOYÉE SPÉCIALE Minuit une ville étrangère interprétée par éditions Sarbacane La - Père et fils (Warum) de E.O. Plauen/ 2 Olivier Adam LA RENVERSE Flammarion Jean-Patrick Capdevielle, le chanteur Lionne, portrait de la Erich Ohser 3 Jean-Marie Kassab LES YEUX D’ASTRID Persée mythique de Quand t’es dans le romancière danoise • Prix du public : Cher pays de notre désert, qui vient de terminer un album Éric-Emmanuel Schmitt LA NUIT DE FEU Albin Michel Karen Blixen, l’auteure du fameux Out enfance - Enquête sur les années 4 intitulé Bienvenue au paradis. Najjar of Africa. On la suit depuis son enfance de plomb de la Ve République 5 Amal Makarem PARADIS INFERNAL L’Orient des Livres avait déjà écrit les paroles en français dans le Danemark conservateur du (Futuropolis) d’Étienne Davodeau et 6 Haruki Murakami ÉCOUTE LE CHANT DU VENT (SUIVI DE FLIPPER, 1973) Belfond de la chanson Biladi ana interprétée début du XXe siècle jusqu’au Kenya où Benoît Collombat 7 Collectif LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME ILLUSTRÉE Éditions du chêne par Youssou N’Dour et Magida el- elle vécut une histoire d’amour avec un • Prix du polar : Tungstène (Cà et Là) 8 Charif Majdalani VILLA DES FEMMES Seuil Roumi lors de l’ouverture des Jeux pilote britannique… Un beau roman de Marcello Quintanilha de la francophonie qui s’étaient tenus 9 Jean d’Ormesson JE DIRAI MALGRÉ TOUT QUE CETTE VIE FUT BELLE Gallimard graphique, riche en aventures et en • Prix jeunesse : Le Grand méchant à Beyrouth, et reprise dans le dernier émotions. renard (Delcourt) de Benjamin Renner 10 Philippe Claudel L’ARBRE DU TORAJA Stock album de Magida. L'Orient Littéraire n°116, jeudi 4 février 2016 Entretien III Hyam Yared écrit pour trouer le silence oétesse et romancière, déstabiliser vos lecteurs ? Ou était-ce Il est évident que je n’ai pas pu m’em- imaginer mille hypothèses, et décou- lauréate du prix Phénix une volonté de les mettre face à une pêcher de céder à la tentation d’une vrir à travers l’écriture la parabole de littérature, Hyam complexité irréductible à des sché- analogie entre Justine et le Liban. des possibles. Un peu comme si elle Yared vient de publier mas trop simples ? « Abandonnée » à la naissance par sa écrivait son avenir, comme si le temps son quatrième roman mère, du moins en est-elle convaincue, se résumait tout à coup à ses phrases aux éditions Fayard. Son héroïne, Je ne pense pas que remonter les nom- Justine semble avoir pris le pli de cou- et qu’elle pouvait y trouver une com- Justine,P sort d’un coma qui l’a lais- breuses strates de l’histoire d’une ré- rir après une addiction à l’absence et pensation au réel. Privée de son passé, sée amnésique. Confrontée à un père gion soit plus déstabilisant que d’assis- au vide qu’elle tente de colmater par elle s’invente un espace-temps dans qui pleure la chute de l’empire chré- ter à sa destruction par des moyens et l’écriture. En réalité, elle se distrait de l’écriture et s’en suffit. Évidemment tien d’Orient et qui refuse de pronon- des manipulations dont la complexité la réalité pour ne pas avoir à l’affron- ce n’est pas toujours facile, donc elle cer les mots « mère » et « Liban », elle est loin d’être lisible. Bien entendu, la ter. J’ai prêté au Liban une addiction bégaie. L’écriture est une autre forme s’efforce de combler les trous du lan- structure de ce roman que j’ai voulu semblable, à des vides politiques des- de bégaiement, en quête d’espace et gage paternel qui sont aussi ceux de historique n’a pas été simple à envisa- quels il s’accommode au final pour d’émancipation. sa vie. Les rêves brisés qui jalonnent ger. C’est pour cela qu’il m’a semblé éviter de faire face à son destin. Au l’histoire du Moyen-Orient font écho intéressant de donner à chaque per- fond, tous les deux sont intérieure- Sur la question de la liberté qui par- à ses propres aspira- sonnage une voix ment déstabilisés par la perspective court le roman, faut-il en conclure tions à la liberté et capable de véhiculer de se prendre en main de manière au- qu’il s’agit d’une chimère ? Que elle trouvera dans « Le Liban, un pan de l’histoire tonome et émancipée. Dans ce méca- le passé trop lourd de Justine l’en l’écriture le moyen complexe de cette nisme-là, il y a forcément un sabotage prive à jamais ? De même que cette de sortir du mutisme comme région. Il y a le père inconscient, comme s’il fallait justifier revendication serait, dans différents et de construire son avec son obsession l’abandon dont ils avaient fait les frais pays du Moyen-Orient, une vaine chemin. Entretien Justine, souffre de Constantinople par le passé. Car le Liban, comme gesticulation ? intense avec une et son fantasme de Justine, souffre d’une plaie d’aban- écrivaine inspirée et d’une plaie renouer avec les don. Pour le comprendre, il faudrait La liberté n’est pas une chimère, ce pleine de passions. d’abandon. » fastes et la puissance remonter l’histoire des premiers bal- sont les manipulations qu’elle subit de l’empire byzan- butiements de cette nation mise au qui la rendent obsolète. C’est pour Ce roman semble marquer une dif- tin ; à travers lui défile l’histoire des monde par un père ottoman et une cela que Justine écrit. Pour échapper férence par rapport aux précédents, chrétiens d’Orient. Il y a Dalal, la mère-patrie, la France, auxquels se aux censures de son père, aux sys- par son ampleur, son souffle, ses di- photographe libano-palestinienne qui sont ralliés plus tard une bonne four- tèmes policiers dont elle observe les mensions historiques et politiques. vit dans la nostalgie du panarabisme chette de parents affres dans la réa- Pouvez-vous nous raconter la genèse de Nasser et d’une idéologie laïque adoptifs. Depuis, lité, pour échap- de ce projet ? militant pour un nationalisme arabe chaque commu- per à son coma unificateur anticolonial et indépen- nauté a le sentiment « Il est certain aussi. Elle se li- Ce roman est né d’une discussion avec dant. Il y aussi, à travers les mystères d’avoir été aban- bère en écrivant. un ami autour d’une théorie qu’il a que Justine va dénouer au fil du ro- donnée, les chré- qu’au vu des Après, je ne suis forgée et qu’il appelle « les émotions man, la métaphore de ce qui reste à tiens par la France, "gesticulations" pas certaine que fabriquées ». Sa théorie explique la découvrir après qu’on nous ait racon- les musulmans par la liberté absolue manière dont nous traversons des té l’Histoire. Justine fera ainsi la dé- les Ottomans et de l’histoire, soit quelque chose tragédies qu’à priori nous subissons, couverte d’un autre Liban, celui dont plus tard par tous d’atteignable ainsi que notre part de participation son père voulait la priver, et sera ame- les autres parents tous nos efforts lorsque l’on vit en à la perpétuation de la douleur. Il es- née à élucider les mensonges paternels adoptifs qui ont dé- communauté. Bien time que nous manifestons une volon- dans lesquels a baigné son enfance. filé. En plus d’être pour devenir entendu on peut té délibérée de nous soumettre à elle, un état patchwork, tendre vers elle, qu’en quelque sorte nous fabriquons Le roman est parcouru en filigrane ce pays me fait pen- libres peuvent s’en rapprocher ce qui nous tue. J’y ai tout de suite vu par la figure de Sartre qui a beaucoup ser à un « état-en- de très près sans un corollaire avec le destin du Moyen- compté pour Justine. Est-ce la notion fant », otage de la sembler vains. » peut-être pouvoir Orient, certes victime d’enjeux géos- d’engagement que vous avez souhaité longue séparation, réellement l’at- tratégiques, mais également asservi à communiquer ? ardue, presque impossible de ses teindre. C’est bien pour cela qu’il ne une douleur devenue incontrôlable, parents, et maintenu en dépendance faut jamais cesser de se battre, et ne presque héréditaire et alimentée par Justine ne véhicule au fil du livre que affective en raison de l’interminable rien céder dans ce combat. La liberté ceux-là même qui en souffrent. Dans son coma, son fatalisme et sa passivité divorce entre Orient et Occident. Un de penser est la seule chose dont on cette notion de douleur transmise de politique. Car obsédée par sa douleur, D.R. enfant abandonné a beaucoup de mal ne peut être dépossédé et ce n’est pas génération en génération, il y a un sa perte (elle se réveille à cinq ans sans à tout projet de nation un népotisme perception factuelle de l’Histoire, à se convaincre de mériter l’amour une chimère. Justine écrit pour rester écart qui s’installe entre les faits eux- mère), elle est fermée à la douleur des mâtiné de corruption avide ; mais aus- car les faits passent inévitablement d’autrui, l’amour de soi encore libre, pour échapper à l’ultime néant mêmes, le ressenti qu’on en a et le autres. Certes, elle s’en imprègne pour si par un peuple fatigué de mourir et au crible de nos émotions. Dès lors, moins. Je pense qu’il y a dans cette que serait la perte de liberté. À l’ins- récit qu’on en fait, et surgit inévita- ses romans (avec indécence presque), plus occupé à vivre désormais qu’à se comment distinguer la part hallucinée mécanique-là, peut-être, une explica- tar de Justine, il me semble qu’au- blement le danger d’observer un fos- mais elle reste à l’écart du changement préoccuper d’un destin dont il ne dé- de l’Histoire et la part réelle; car au- tion au malheur libanais. cune nation ne devrait permettre à sé se creuser entre plusieurs versions car elle n’y croit pas. Pétrie par l’his- tient aucune ficelle. Donc je ne pense delà de l’ornière de nos émotions, il y son passé d’entraver sa liberté de se d’une même histoire. D’un côté il y a toire des chrétiens d’Orient dont son pas que ce soit le Sartre engagé de mai a aussi les médias qui, dans leur diffu- En filigrane du roman, il y a une construire un avenir à la hauteur de ainsi l’histoire avec un grand H, et de père n’a eu de cesse de l’imprégner, elle 68 qui ait marqué Justine, mais plutôt sion partisane du réel, sélectionnent, réflexion sur le langage et l’écriture, ses aspirations. Il est certain qu’au l’autre nos perceptions plus ou moins ne croit plus en un regard émancipé celui de La Nausée, celui de l’inéluc- falsifient et tronquent la réalité. Alors sur le lien entre les deux, le mutisme, vu des « gesticulations » de l’histoire, manipulées et les récits dont nous nous sur le monde. Elle est convaincue, de tabilité du néant humain. oui, comment ne pas parler d’halluci- le bégaiement et le désir d’écrire par tous nos efforts pour devenir libres satisfaisons pour supporter notre des- surcroît, que tout se répète et que cela nations, qu’elles soient politiques ou exemple. Est-ce un thème que vous peuvent sembler vains. Le Moyen- tin. Comment distinguer alors entre ne sert à rien de s’offrir en martyr à Peut-on revenir sur le choix du personnelles. Même un souvenir d’en- avez développé consciemment ou qui Orient en est l’exemple parlant, avec ce qui est et ce qui est raconté, entre une cause perdue d’avance. Elle tente titre ? Comment faut-il comprendre fance peut vous sembler rétrospective- s’est imposé à votre insu ? le Printemps arabe qui, pour certains, la part fantasmée de nous-mêmes et de se protéger du monde. Son seul en- cette notion d’hallucination dans ment avoir été halluciné. Il y a cette s’est transformé en cauchemar. Je la réalité ? Cet écart m’obsède. Je m’y gagement passe par l’écriture. On peut le contexte socio-politique de ce très belle phrase de Virginia Wolf qui Il s’est imposé comme unique solu- veux croire qu’il s’agit là d’un passage intéresse depuis longtemps. faire un parallèle avec le Liban qui ne roman ? résume un peu l’état d’esprit dans le- tion au coma. Sans mémoire, pas de obligé vers un avenir plus clément croit plus en son destin, et qui après quel j’ai écrit ce roman : « Pincez moi, langage. Sans langage pas de mémoire et plus éclairé. Si ce n’est au nom de Vous embarquez dans ce roman plu- une guerre, une Révolution du Cèdre Pour dépasser la violence de la réalité, je crois que je vis. » non plus. Le mutisme est une bombe cette liberté à laquelle nous aspirons, sieurs thématiques historiques et poli- avortée et l’assassinat d’une bonne l’être humain a la capacité de la ré- à retardement, et c’est exactement au moins au nom des morts tombés. tiques : le sort des chrétiens d’Orient, vingtaine de ses leaders politiques, inventer, de se la raconter autrement À propos du Liban, vous écrivez qu’il dans ce piège que Justine ne désire la cause palestinienne, la guerre ci- s’est désolidarisé de son propre des- avec ses instincts d’auto-défense, sal- subit sa vie politique comme un viol, pas tomber. Elle va, grâce à la litté- Propos recueillis par vile libanaise, les printemps arabes, tin. Lui aussi s’est retiré dans une in- vateurs ou destructeurs. Dans un qu’il se complait dans son amnésie et rature donc à l’imaginaire des autres, Georgia MAKHLOUF les dictatures du Moyen-Orient… dividualité sans bornes. Individualité cas comme dans l’autre, il y a une ne décide de rien. Faut-il donc voir dénouer cette béance de laquelle elle Comment cela s’est-il construit ? qui se traduit à travers l’attitude de transformation du réel qui s’opère. le personnage de Justine comme un est née et réinventer son histoire. Les TOUT EST HALLUCINÉ de Hyam Yared, Fayard, Avez-vous craint par moments de dirigeants mafieux qui ont substitué Une réappropriation qui entrave une symbole du Liban ? pans inconnus de sa vie, elle va leur 2016, 440 p. La Bibliothèque

les grands chagrins. Albertine disparue de On se Même le baiser maternel. Même l’attente du bai- grossit l’absence, elle se torture elle- après coup, l’irré- demande ser. Le désir s’indexe sur même en comparant le moment vidé ductible étrangeté le manque certes, mais d’Albertine dans le présent avec le mo- d’Albertine qu’il s’il n’y a pas sa réalisation est tou- ment comblé de sa présence dans le pas- connaissait si peu là un désir jours insatisfaisante et sé. La souffrance fermente dans ce jeu finalement. Il dé- la mélancolie de possé- de rappels et d’échos entre ce qui fut et couvre que ce n’est inconscient der succède toujours à la ce qui n’est plus. Le fantasme envahit pas elle qui l’attire frustration. tous les sens, le bruit de la pluie, l’odeur plus que Gilberte de matricide, des lilas, le fauve badigeon, le cidre et ou plus que toute On ne sait plus ce qui de les cerises, cela respire si fort en Marcel autre femme de qui un complexe la privation ou de l’ennui qu’il choit sous la « décharge doulou- l’imagination peut cause le plus de peine. reuse des mille souvenirs invisibles » « extraire une telle d’Oreste, Marcel en arrive au dé- et des « innombrables Albertine ». La notion de l’indivi- une faute tachement, il constate « chambre obscure » d’où il recom- duel qu’elle nous l’apparition en lui d’un pose les gestes, les touches, les couleurs, paraît unique en archaïque qui nouvel homme qui sup- jusqu’aux plis des grands rideaux, de- soi et pour nous porte aisément de vivre vient la matrice tant chérie en chacune Peinture de Ramon Casas Jove, D.R. prédestinée » . commande sans Albertine, tandis de ces Albertine qui y ramènent inva- qu’elle est morte ! La quête tourne alors relation clandestine, elles ont dû toutes L’important, c’est que l’ancien homme, lié riablement, en même temps qu’elle à la culpabilité d’avoir « laissé mourir les deux détourner la tête dans le noir d’aimer, de demeu- l’échec répété à elle, qu’il avait cru si D.R. préfigure la camera obscura à partir Albertine » comme il avait « assassiné » en faisant semblant de craindre l’odeur rer dans le lien ex- longtemps inguérissable, oi non plus je n’ai jamais de laquelle le photographe acquiert ce sa grand-mère. On se demande s’il n’y de l’arbuste que Marcel rapportait avec clusif, peu importe des amours. disparaît. Il comprend, supporté les fins. Les rup- « pouvoir d’évocation » capable de re- a pas là un désir inconscient de matri- lui. Dès lors « on n’a plus jamais par- l’objet puisque de toute façon il renvoie une fois de plus, que face à son moi tures. Les déjà plus. Pour- cueillir « la seule goutte de fraîcheur » cide, un complexe d’Oreste, une faute ler de seringa devant elle sans qu’elle toujours au « sang riche », au « corps labile, dévoré par les jours, se dresse quoi pas encore ? Pour- dans l’air, comme l’écrivain recueille la archaïque qui commande l’échec répété devînt écarlate ». Tout est désormais vivant » et nourricier de la mère. le moi profond qui résiste à l’ordre du Mquoi faut-il tourner la page, renoncer, tache d’encre sur la page encore stérile- des amours. Cela doit mal se terminer signe, tout est preuve de mensonge, périssable. Qui conduit à l’essence inal- se consoler dans d’autres bras ? ment pure. pour que l’on se sente coupable. La face de dépossession pour le jaloux-hermé- Au giron dont il faut bien se délier. Le térable là où les multiples visages la auguste de la mère doit toujours nous neute qui passe du doute au délire inter- roman tend entièrement vers ce deuil perdent en se perdant dans le cours du Inutilement. Le poète ne réalise pleinement sa voca- échapper. La jalousie survient donc prétatif. Cependant il n’est pas d’amour impossible et pourtant nécessaire pour temps. Qui tire de la fugacité des êtres, tion que dans la perte, le processus n’a comme une deuxième mise à mort de possible sans jalousie parce que l’autre, libérer l’œuvre de l’écrivain. La douleur de la vanité de l’amour, de l’évanes- « Mademoiselle Albertine est partie ! » rien de nouveau, sauf qu’il prend une la femme. Marcel continue à mener son qui nous est d’habitude si indifférent, de ne pas pouvoir oublier se transforme cence de toute chose, l’obligation de re- et le monde s’écroule devant moi. Par tournure complexe dans La Recherche. enquête sur les mœurs d’Albertine alors dès lors que nous le désirons, se mue en en douleur d’oublier, « et c’est notre venir à une chambre à soi, de se mettre le manque s’enclenche le discours du je, Marcel supplie les uns et les autres de qu’elle n’est plus. Andrée lui révèle la un secret essentiel à déchiffrer. plus juste et plus cruel châtiment » que à écrire, de donner naissance et vie à plus triste et plus fécond que le chant retrouver sa fugitive, puis, paradoxale- vérité sur ses rougeurs par exemple. Elle d’entrevoir l’oubli « comme inévitable l’œuvre d’art. d’Orphée pleurant son Eurydice. La ment, il ne se réjouit plus de la savoir en fait remonter l’origine à l’épisode Confronté à ce que Levinas appelle « le à l’égard de ceux que nous aimons en- pensée démultiplie l’être disparu, elle prête à rentrer et finit par apprendre du seringa : un soir, pour masquer leur mystère de l’autre », Marcel perçoit, core ». Tout passe, tout trépasse, même Gérard BEJJANI IV Poésie L'Orient Littéraire n°116, jeudi 4 février 2016

La poésie d’Ingeborg Bachmann, livrée Toute frontière est passage Poème d’ici uy bela aux tourments, alliée où d’autres/ ont un corps/ Hostie, in- les frontières des airs/ à chaque pas de de G A troduite dans la bouche/ le membre, et vent nocturne cicatrisent./ Mais par- é en à l’amour, livre sa un/ art qui ne déchire pas/ les autres, ler des frontières, c’est ce que nous 1929 et polysémie énigmatique l’astre/ et l’astre des autres/ les êtres voulons,/ même si des frontières tra- décédé humains sont infinis/ ils ont le droit, versent chaque mot:/ le mal du pays Nen 2015, Guy dans une remarquable comme moi,/ de ne pas mourir. » nous les fera franchir,/ alors, avec Abela est l’au- chaque lieu serons à l’unisson. (…) » teur de plu- anthologie bilingue Cette anthologie conçue, traduite et sieurs recueils forte d’inédits. présentée avec profondeur critique par Ingeborg Bachmann est née en de poèmes Françoise Rétif, vise à mettre en lu- 1926 dans une ville autrichienne de dont Caravanes mière la quête bachmanienne d’un re- Carinthie, aux confins de l’Italie et (1983) et Oud oute personne qui tombe nouvellement, au féminin, de la langue de la Slovénie. Les caractéristiques (1985). Il est D.R. a des ailes, une antholo- et de l’écriture « dans la réécriture de géographiques et culturelles du lieu, l’une des figures marquantes de la poé- gie consacrée à l’œuvre la tradition et dans sa déconstruction, sa pluralité linguistique, s’intriquent sie libanaise d’expression française. poétique d’Ingeborg dans la recherche surtout d’une nou- à son univers mental et occupent Bibliophile passionné d’archéologie, il Bachmann vient de pa- velle “logique” et de nouvelles ma- une place centrale dans sa pensée nous laisse une œuvre riche marquée raître en édition bilingue allemand/ nières de pensée et d’être ». Rétif a éga- de la frontière : « Ainsi une frontière par une profonde sensibilité. Tfrançais dans la collection Poésie/ lement à cœur d’éloigner de l’ombre touche-t-elle à une autre frontière : la Gallimard. D’emblée, on est entraîné du maître – qu’il se nomme Celan, frontière de la langue – et j’étais chez Octante trois à la rencontre d’un univers incandes- Frisch ou Böll – celle dont l’originalité moi de l’un et l’autre côté, avec les cent et complexe auquel cet ouvrage de la réflexion et les hantises poétiques histoires de bons et mauvais esprits de Aurais-je la grandeur de sertir mes propose un accès essentiel. Cette édi- se décèlent dès les premiers écrits. deux ou trois pays », écrit Bachmann. souffrances tion n’a pas d’équivalent à ce jour : Auteure de poèmes, lettres (citons Au thème de la frontière se joint un Et pourrais-je entamer une neuve exis- elle compte de nombreux poèmes iné- notamment sa dense correspondance autre fondamental dans son écriture : tence ? dits en français et pour certains en avec Paul Celan), nouvelles, romans, celui du « Grund », recherche de l’ori- Je suis la nuit qui vient, de mon corps allemand, et présente l’œuvre depuis pièces radiophoniques, essais, livrets gine et de l’absolu dans le rapport à l’étranger, les premiers poèmes d’adolescence d’opéra, Bachmann ne s’embarrasse l’autre. Dans sa pensée de la frontière, Un frivole frisson d’un parfum d’oran- jusqu’aux dernières esquisses écrites pas de la catégorisation des genres et Ingeborg Bachmann développe une ger. en 1967 et publiées en 2000 à titre explore les liens existant entre prose logique du passage où la poésie est un Pour sortir de l’oubli je dérobe les posthume. Brûlée vive suite à un incen- et poésie, littérature et musique. Ses « mouvement d’amour vers l’autre ; heures die dans sa chambre d’hôtel à Rome poèmes oscillent jusqu’à l’obsession tout cas d’amour, même le plus quo- Et ne pas rester seul quand les ombres en 1973, Ingeborg Bachmann a laissé entre voix des ténèbres : angoisse, vio- tidien, (étant) un cas limite ». La poé- demeurent, des centaines d’inédits et une œuvre en lence, guerre, nazisme ; et chants lumi- sie se révèle être aussi le fondement Je dis les mots d’amour germés au fond chantier. neux. Son lyrisme plastique est tra- de l’engagement puisqu’elle est « par de moi. versé d’une réflexion philosophique nature à la recherche d’une autre Possible est l’impossible engourdi dans « L’esclavage, je ne le supporte pas/ Je et poétologique. Ses vers s’épaississent langue ». le soi. suis toujours je/ Quelque chose veut-il de plusieurs niveaux d’implicite : pen- Les murs sont démolis où jouait mon me faire plier/ Je préfère casser. (…)/ sée sur le langage et sur les langues, Ritta BADDOURA enfance. C’est pourquoi je ne suis toujours intertextualité, usage libre de la cita- Têtus sont les échos en quête de silence. qu’un/ Je suis toujours je/ Si je m’élève, tion. Cet usage relève selon Rétif d’une En buée est le bleu de mes premiers je m’élève très haut/ Si je tombe, je « volonté de considérer la littérature et TOUTE PERSONNE QUI TOMBE A DES AILES, refrains. tombe entièrement. » l’existence de l’écrivain comme travail- POÈMES 1942-1967 de Ingeborg Bachmann, édition Amen. Je ne suis rien. Mais ce rien lant à une forme d’utopie. L’auteur dis- D.R. bilingue, introduction et traduction de l’allemand m’appartient. « (…) Je ne comprenais/ rien, seule- paraît derrière le texte, l’écrivain der- « (…) Pour que rien ne nous sépare, dans les mêmes airs subir la même (Autriche) par Françoise Rétif, Poésie/Gallimard, 2015, Ternis sont mes cheveux habillés tout ment/ cette religion,/ J’ai du génie/ là rière la communauté d’écrivains ». chacun doit sentir/ la séparation ; incise./ Seules les vertes frontières et 592 p. en blanc. S’échapper au déclin en un vibrant élan. Pleurent les sentiments quand les soins Portrait les oublient. Accumuler les ans…Végéter… Est-ce DES VIES ET DES POUSSIÈRES de Louis Chédid, vie ? Calmann-Lévy, 2016, 230 p. Louis Chédid, l’Oriental littéraire 27/9/2012 a littérature, Louis Chédid ses œuvres. Quant à la nationalité, je la liberté totale. Tu peux écrire par- Maldonne est tombé dedans dès sa nais- suis binational, naturalisé français en Fils de la grande tout. Et, contrairement à la chanson, sance, à Ismaïlia, en Égypte, 1962-1963. » Andrée, auteur- tu es tout seul face à ton travail. Et Floraison du hasard, vaille que vaille le 1er janvier 1948. « Ma fa- compositeur- puis, j’adore raconter des histoires ! » enfui, Lmille, raconte-t-il, ce sont des maro- Une intégration passée par l’école, Les seize nouvelles du livre (quinze Dans un lit passager que j’emprunte nites qui ont fui leur Liban natal au catholique en l’occurrence, religion interprète majeur de brèves, une longue, « Mensonges et une nuit, milieu du XIXe siècle, en raison de « compatible avec le christianisme ma- vérité », une « novela »), partent, se- Je joue au vagabond assailli de persécutions. Déjà. Dans notre lé- ronite ». Le jeune Louis se fait même la chanson française, lon leur auteur « d’une idée simple, chimères, gende, il y a un arrière-arrière-arrière la voix au sein des Petits Chanteurs d’un personnage du quotidien. Puis Une réminiscence, un soupir, quelque grand-père parti pour l’Égypte avec sa à la croix de bois ! Mais il ne pous- citoyen engagé, tout dérape, tout bascule. Et il faut bruit, mère, et un âne ! Il se serait rué vers sera guère plus loin ses études. Après l’artiste publie un conclure en trois lignes ». Elles sont Furtive émanation dans un déclic aus- “l’or” local : la cueillette du coton. » un baccalauréat péniblement obtenu, volontiers grinçantes, parfois mor- tère, Plusieurs générations après, les Chédid il se dirige vers le cinéma, l’une de premier recueil de bides, frôlant le fantastique. Ainsi, le Fétu de je suis là d’un souviens-tu na- sont devenus une grande famille d’in- ses grandes passions, la première. Il héros de « Champagne ! », Antoine, guère. tellectuels : Andrée, la mère, est un se lancera ensuite dans la chanson, à nouvelles qui pourrait est mort sans s’en rendre compte ; écrivain dont l’œuvre sera saluée dans partir du début des années 70, avec un annoncer d’autres Léon, le « jusqu’au-boutiste », est tel- Je vêts une musique en mal de musi- le monde entier ; le père, Louis Selim, premier album, Balbutiements (1973), lement acouphobe qu’il s’automu- cien, un chercheur de renommée internatio- passé plutôt inaperçu. Le succès vien- livres. tile atrocement pour échapper à tout Un vilain farfelu de stérile algarade, nale, qui travaillera pour le CNRS et dra quelques années plus tard, à sa fa- © Jean-Baptiste-Millot bruit. Il y a aussi Bertrand, martyrisé Une bulle éclatée, un leitmotiv, un rien, l’Institut Pasteur. Un homme discret çon : tranquille. En dépit de cette éti- panoplie ». « Elle a pignon sur rue, des contre Charlie Hebdo, pour célébrer par son père durant toute son enfance J’étouffe le ressort de vaines dragon- qui a confié à son fils : « Si j’avais pu quette de « dilettante » que lui collent adeptes, un parti », « c’est comme un l’union du peuple de France et de ses et qui ne peut pas parvenir à croire, nades, changer de vie, j’aurais été artiste. » souvent les médias et qu’il récuse avec cauchemar », concluait l’auteur, pro- amis face à la barbarie. Ainsi la famille vingt ans plus tard, qu’il soit toujours Fantaisie impromptue où geint la séré- humour : « Je suis un amateur, et un phétique. Trente ans plus tard, le cau- Chédid – Louis, Mathieu, Joseph, un monstre. Côté satire politique, on nade, « Fascinés par la France », les Chédid gros bosseur. C’est fou, tout ce que je chemar continue. « Dans mes textes, il Anna et Émilie à la vidéo – vient-elle aime beaucoup ce « Moi, président Un air de déjà ouï, hostile épicurien. s’installent définitivement à Paris, à fais ! », il publie plus de vingt albums, y a toujours de l’humour, commente-t- de monter sur scène ensemble pour in- de la République », où un locataire l’été 1948, comme bien d’autres de compose des musiques de films, des il, mais l’environnement est de plus en terpréter les chansons des uns et des de l’Élysée se rêve en dictateur absolu Je ne garde du lit qu’un sordide inven- leurs compatriotes. « Les Libanais comédies musicales… plus sombre. » autres, à Paris et en tournée, et d’en menant tout le pays à la schlague… taire, s’expatrient facilement, commente faire un disque, intitulé juste Chédid. Une épreuve froissée, un raturé brouil- Louis, et se sentent bien là où ils Les chansons de Louis Chédid sont Chez les Chédid, cette famille « qui Tout cela fort bien écrit, sans gras lon, vivent. » Bien qu’il ait quitté l’Égypte conçues comme de petites histoires, étonne tout le monde », qui est « un Et justement, c’est durant cette tour- aucun (« J’ai beaucoup élagué », re- Aveugle instantané, sourde exaspéra- tout petit, lui ne s’est « jamais déta- proches du court-métrage ou de la cadeau de la vie », tout le monde est née, y compris « dans le bus », que connaît le nouvelliste), compose une tion, ché d’une part orientale extrêmement nouvelle, pas toujours gaies, parfois artiste, depuis trois générations, et on Louis Chédid a commencé d’écrire les espèce de comédie humaine, à la fois Disparate magma d’occasion lapidaire, forte, tant au physique qu’au men- en référence à l’actualité, traitée de travaille « en tribu ». Ainsi Andrée nouvelles qui composent Des Vies et réelle et fantaisiste. « Une nouvelle, Séquence vermoulue à renier, mieux tal. Je suis quelqu’un d’un peu fata- façon engagée, mais avec sensibilité avait-elle écrit pour son petit-fils des poussières, son premier recueil. c’est un véritable exercice de style, taire, liste, qui ne fait pas de plans à long et sans grandiloquence. On se sou- Mathieu, alias M, l’un des quatre Auparavant, il avait juste publié, en conclut Louis Chédid. Je me suis amu- Inerte passager d’un lit de tentations, terme, notamment de carrière ! » vient ainsi de « Anne, ma sœur Anne » enfants de Louis, un très beau texte, 1992, un joli roman, 40 Berges blues sé comme un fou à les écrire. Je n’ai Invalide ticket pour couche de pous- « Ma mère aussi était très attachée à qui, dès 1985, dénonçait « la nazi-nos- Je dis aime. Ainsi Mathieu écrivit-il (paru chez Flammarion), plutôt au- qu’une envie, continuer. » sières. l’Orient, au Liban, poursuit Louis talgie » qui « ressort de sa tanière », un fort beau texte, Comme un seul tobiographique. Un exercice qu’il Chédid. Elle l’a beaucoup célébré dans « croix gammée, botte à clous, toute la homme, en réaction aux attentats dit avoir « adoré ». « L’écriture, c’est Jean-Claude PERRIER Printemps 2008 Coup de cœur Vieux Ikoongo ou le jeune Pygmée qui se voulait mondialiste CONGO INC. : LE TESTAMENT DE le monde d’aujourd’hui. Sans capitale, de lancer avec Zhang Xia, un effroyable accompagné de descriptions York. Il nous dérange puisque tout le BISMARCK de In Koli Jean Bofane, Actes compromis. Sans concession. jeune Chinois abandonné par son pa- chirurgicales, il nous rappelle les mé- monde en prend pour son grade. Des Sud, 2014, 204 p. tron, une affaire de sachets d’eau po- thodes de nettoyage ethnique et tout ce pasteurs des nouvelles églises aux jour- Depuis sa découverte d’In- table. Il s’allie aux Shégués, ces enfants qu’y subissent les femmes en particu- nalistes, des africanistes aux gens des ternet grâce à l’installa- qui vivent dans les rues de Kin, discute lier. C’est un livre qui pointe du doigt Nations unies, « sous la vaste paillote, e parcours de In Koli tion d’une antenne relais stratégie politique et conquête de terri- certains silences, certains oublis, cer- la clientèle nombreuse était composée Jean Bofane est mul- près de son village, le jeune toire avec un ancien chef de guerre… taines restructurations des organismes de Congolais et d’Occidentaux, pour tiple. Il a mis, en Isookonga, Pygmée ekonda, Il ne veut plus être simple exécutant internationaux bien pensants. « Quand la plupart spécialisés dans la culture, Lquelque sorte, son nez par- a décidé de partir de chez lui de l’œuvre à laquelle le Chancelier on signe des accords de paix, on liquide l’humanitaire ou la résolution des tout, a observé le Congo sous pour accomplir sa destinée de Bismarck l’invite à participer dans son tout, on dépose le bilan comme avec conflits, des matières qui semble-t-il toutes ses coutures, en y vi- mondialiste. L’écran de l’or- propre pays en 1885. Il veut détenir le n’importe quelle société, ensuite on re- n’étaient pas pratiquées comme il fal- vant, puis à partir de la Belgique où il dinateur qu’il vient de voler lui ouvre pouvoir sur les choses qui l’entourent. crée le groupe armé mais avec un autre lait par les populations autochtones ». réside depuis les années 1990. Après une fenêtre sur un monde réel insoup- sigle ; c’est comme ça que fonctionne son premier roman Mathématiques çonné depuis le cœur de la forêt équa- On sourit beaucoup en lisant In Koli un système économique qui veut aller Lucide, effarant, déroutant, ce roman congolaises, il revient avec Congo toriale. Un matin, le voilà en route Jean Bofane. On rit haut et parfois de l’avant. » Le monde ne se divise plus pulse grâce à une langue vivante et à Inc. : Le Testament de Bismarck, qui pour Kinshasa. Le petit homme, vêtu jaune. On grince des dents et parfois en bons et méchants, et sous le casque une construction mêlant quotidien lui a valu le Prix des Cinq Continents d’un jean Superdry et d’un tee-shirt à on détourne les yeux de la page telle- bleu porteur de paix se cache aussi un plus au moins anodin et moments de 2015. l’effigie de Snoop Dogg voit grand. Il ment ce qui y est relaté est ignoble. Le homme. Ce roman qui dénonce le co- violence inouïe arbitraire ou prémédi- se veut partie intégrante de cette vie roman est dédié aux filles, fillettes et lonialisme économique qui prend d’as- tée. On ne sort pas indemne de cette On y retrouve une grande liberté dans laquelle tout circule, s’achète et femmes du Congo. Suivront l’ONU, saut le continent africain aujourd’hui, lecture, mais certainement moins naïf. d’écriture, une parole témoignage se vend. Son flair lui permet, quelques le FMI et l’OMC. Sans tomber dans le raconte comment tout continue à se d’un auteur qui n’a pas peur de dire jours à peine après son arrivée dans la pathos, juste dans un constat réel mais décider ailleurs, entre Shanghai et New Valérie CACHARD D.R. L'Orient Littéraire n°116, jeudi 4 février 2016 Hommage V

a disparition de Fouad Boutros, presque centenaire Questionnaire (1917-2016) le 4 janvier a de Proust à montré, à travers les hom- Fouad Boutros, un patriote mages brillants et les regrets sincères et unanimes, l’ample place qu’il Amal Makarem aL occupée dans la vie politique libanaise lucide et rigoureux au long de plus de cinq décennies, tantôt sur le devant de la scène, tantôt par son les arrestations et les procès ; toutes les collègue chéhabiste Élias pour garder entiers les opinion pointue, alertée et alarmante, réformes ayant un aspect juridique, il est Sarkis (1976-1982) est droits d’un État souve- Après 1982, il ne cesse de s’intéresser à parfois dans l’exercice du pouvoir, associé à la plupart des réunions et ses si capital qu’il est diffi- rain, un État au dessus la chose publique éclairant de ses avis souvent dans des traversées du désert avis écoutés et appréciés le rapprochent cile de séparer leurs posi- des parties composantes, critiques les gouvernants comme les op- et des missions médiatrices. L’homme beaucoup du Prince. Celui-ci, en affinité tions. Il est inconcevable mais veillant à leurs in- posants, toujours ferme sur les principes ne fut jamais un nostalgique ; ses com- avec lui et admiratif de sa rectitude, lui sans la confiance abso- térêts propres comme du Bien commun et avec ce don d’analy- bats furent constamment durs, et il a demanda plaisamment la veille même de lue du président en son à leur unité et à l’inté- ser les situations et d’alarmer sur les pé- toujours affirmé que les générations se son décès de cesser de « tenir l’échelle en ministre, confiance en rêt commun. Ses initia- rils inhérents et rampants. Commandeur renouvellent et qu’aucune ne détient le largeur et de la porter en longueur » pour sa fidélité comme en son tives, rapides et lucides, solitaire, influent sur l’opinion publique, monopole des vertus ou des manques. mieux traverser les aléas de l’existence. « intuition », commu- cherchent à discerner un dédaigneux des postes et de l’intérêt per- Mais au milieu de crises renouvelées et nauté de vues « dans une point d’équilibre et une sonnel, ce qu’on appela son pessimisme d’une classe dirigeante libanaise en fail- Fouad Boutros est de ceux qui ont ap- politique ouverte, raison- position médiane qui ne n’était que la mauvaise conscience qu’il lite continuelle, le sentiment d’une hau- puyé Charles Hélou, « esprit subtil aux nable et intelligente pour peuvent satisfaire tous les incorpora chez les divers détenteurs du teur de vue et d’action en voie d’efface- facettes multiples, tempérament à la fois le Liban en tant qu’uni- adversaires. pouvoir. Ses articles de la période 1992- D.R. ment se fait sentir. souple et résilient » pour la présidence té ». La « réserve » de 2005 font preuve de ce « courage de la ctiviste des droits de de ce qu’il appelle dans ses Mémoires Sarkis, sa « quasi timidi- D.R. Un des aboutissements vérité » indispensable à toute démocra- l’homme, Amal Makarem Passé par la magistrature (1942-1947) « le second mandat chéhabiste ». Il y est té » devant la presse trouve dans la pro- de cette politique est la résolution tie. Fouad Boutros ne renonce pas tou- a créé et dirigé de 1994 à puis à la tête d’une étude d’avocat re- ministre et assiste à la montée du Hilf pension de Boutros à prendre des initia- 425 du conseil de sécurité de l’ONU tefois à l’action ; il soutient ses candi- 1999A Houkouk el-nass, supplément nommée, Boutros, remarqué précé- tripartite maronite où il voit quelques tives et à les argumenter un complément (19/3/1978) qui associe le retrait d’Is- dats à la magistrature suprême lors des juridique du quotidien libanais demment par Fouad Chéhab pour son uns des germes de la guerre qui se dé- indispensable. raël au déploiement de l’armée et de la échéances. Sa stature reconnue en fait un an-Nahar. À partir de 2001, elle légalisme courageux, devient ministre clare au Liban en 1975, suite à la défaite FINUL à la frontière. Elle sert encore de recours inévitable toutes les fois qu’un a présidé l'association « Mémoire de l’Éducation nationale et du Plan en arabe de 1967 et à l’accord du Caire De Gaulle a défini les trois leviers de la pilier à la politique étrangère et doit le consensus ou une loi sont à l’ordre du pour l'avenir », créée avec un 1959 sous le mandat présidentiel de ce passé avec les organisations armées politique étrangère : « La diplomatie qui jour à une collaboration. Boutros écrit : jour. Il répond à l’appel mais certaines groupe d'intellectuels de tous bords, dernier (1958-1964). Comme il n’ap- palestiniennes (novembre 1969). De l'exprime, l'armée qui la soutient, la po- « Certains se sont interrogés, à l’époque, de ses contributions prêtent le flanc à la dans le but de favoriser la réconci- partient pas à la classe politique dont le cette période riche, retenons un com- lice qui la couvre. » D’emblée, Boutros sur le secret de la coordination réussie critique. Jusqu’au bout, pas très robuste liation entre les Libanais, à travers nouveau maître se méfie, son intégrité, bat et un texte. La mission à l’ONU se voit chargé des ministères des Affaires entre le ministère des Affaires étran- sur ses jambes, il refuse la fatalité et le un travail de mémoire concernant sa fermeté et son intelligence le mettent pour faire condamner Israël suite à son étrangères et de la Défense nationale. gères, avec Fouad Boutros à sa tête, et désespoir. la guerre civile. Elle est l’auteur de au premier rang de la nouvelle équipe, attaque contre l’aéroport de Beyrouth Mais dans un contexte toujours plus la délégation à l’ONU, avec Ghassan Paradis infernal, récemment paru celle qui cherche à affermir l’État au (résolution 262, 31/12/1968) ; son sens difficile où les parties, peut être devons- Tuéni à sa tête, alors que ne s’étaient Un chéhabiste ? Un homme politique aux éditions L’Orient des Livres. dessus des notabilités et souvent contre du plaidoyer et sa formation juridique nous dire les belligérants, internes et ex- pas encore dissipées les marques de l’ad- intègre et lucide ? Un grand diplomate ? elles, à asseoir l’administration sur des donnent un avant goût de ses capaci- térieures, amies et ennemies, cherchent versité politique née entre eux dans les Un commis de l’État ? Un homme bases modernes et rationnelles, à don- tés de diplomate. La « proclamation » à accaparer l’État libanais, à l’abolir ou années soixante. La nature des dangers d’État ? Un Beyrouthin grec orthodoxe Quel est le principal trait de votre caractère ? ner au pacte national une dimension so- courte et concise qu’il rédige pour le le neutraliser, avec les moyens armés cernant le pays et le poids de la mission urbain et rassembleur ? Un analyste po- L’insoumission. ciale qui vise à intégrer toutes les classes, renoncement de Chéhab à la candi- propices à le bafouer sur le terrain. Le qui nous incombait nous ont naturelle- litique à l’expression élégante en arabe communautés et régions ; tout cela dans dature présidentielle en 1970, un des renversement d’alliances dû à la vi- ment poussés à nous élever au-dessus de et en français ? Fouad Boutros fut, au- Votre qualité préférée chez un le cadre d’une politique étrangère qui documents les plus pointus et les plus site de Sadate à Jérusalem (novembre toute autre considération, ce qui nous a delà, un homme d’envergure répon- homme ? tente de ménager sa neutralité entre le sévères sur l’arène politique libanaise, 1977), deux invasions israéliennes permis, à travers dépêches et contacts dant immanquablement à l’appel de la Le respect de la femme en tant nassérisme et l’Occident tout en sauve- notables et peuple confondus, conjoint (1978, 1982), maint événement inté- permanents, à nous accoutumer l’un à République et du Liban. qu’égale. gardant les principes de l’unité et de la avec un programme d’une haute teneur. rieur couvrent la scène de malheurs et de l’autre dans nos humeurs et pensées et Votre qualité préférée chez une souveraineté du pays. Élu représentant Conclusion : « Le pays n’est pas encore sang. Sans conseillers, avec des aides et à nous rapprocher dans un parcours qui Farès SASSINE femme ? de Beyrouth et animateur du Front par- prêt à admettre ces solutions de fond des amis, Fouad Boutros déploie, au mi- n’excluait pas parfois les embûches, vu La bienveillance et la faculté de lementaire indépendant qui regroupe que je ne saurais d’ailleurs envisager que lieu des critiques et des menaces (deux la différence des tempéraments, mais MÉMOIRES de Fouad Boutros, L’Orient-Le jour/Les réfléchir par elle-même. dix à douze députés entre 1961-1968, dans le respect de la légalité et des liber- attentats finissent par lui faire abandon- que nous avons facilement surmontées Messageries du Levant, 2010 (pour l’édition française) il est ministre de la Justice de 1961 à tés fondamentales… » ner le ministère de la Défense en janvier prenant conscience, grâce à l’expérience, et Dar an-Nahar, 2009 (pour l’édition arabe). Qu'appréciez-vous le plus chez vos amis ? 1964, époque difficile puisqu’elle ac- Le rôle politique de Fouad Boutros du- 1978) un aplomb, une énergie, une ima- de la complémentarité comme forme de ÉCRITS POLITIQUES de Fouad Boutros, Dar an- Leur générosité. compagne les suites d’un putsch raté, rant le mandat présidentiel de son ami et gination, une perspicacité inépuisables l’harmonie. » Nahar, 1997. Votre principal défaut ? La paresse.

Le livre de chevet de Le clin d'œil de Nada Nassar-Chaoul Votre occupation préférée ? Fumer pour oublier que la région Lotti Adaimi part en fumée. Une histoire d’enfance Votre rêve de bonheur ? Un grand silence interrompu par de ’est aujourd’hui un grand peintres hongrois. Pour il ne dîne pas dans le idées libérales de gauche/droite. beaux rires. jeune homme. Un cadre bril- ses voyages, rien que dernier restaurant fran- lant dans la finance qui gère des destinations im- çais étoilé. Mais quand il arrive sans crier gare Ce que vous voudriez être ? Insouciante. des programmes informa- probables comme les chez ses parents au vieux pays, ses pas Ctiques redoutablement complexes, montagnes polaires du Un tantinet hautain, il de grand garçon font vibrer le sol par- Le pays où vous désireriez vivre ? hante les salles de marchés, côtoie des Kirghizstan, le désert de abhorre les blagues ra- cheminé et son apparition rend soudain Un pays où les gouvernements traders de toutes nationalités et négocie Gobi ou les plaines du cistes et Donald Trump le décor plus petit et plus vieillot. Il servent, où Dieu n’est pas un titre en un clic de souris des contrats pour Bhoutan où il troque le et professe un respect embrasse sa vieille nounou, mange avec de propriété, où l’on entend mieux des montants mirobolants. costume trois pièces si- scrupuleux du politi- appétit un grand plat régressif de maca- le chant des oiseaux que le bruit des glé des urban chic pour quement correct, pui- ronis au lait, comme on dit ici, et rentre hommes. D.R. Il a sa vie ailleurs, dans les capitales un streetwear de bobo dé- sé dans la lecture quo- aussitôt dans sa chambre d’enfant. Votre couleur préférée ? e qui m’intéresse surtout, ce européennes du monde des affaires, sinvolte. Bien sûr, il ne tidienne sur tablette du La couleur des yeux de l’homme sont les livres qui m’ouvrent habite un loft dernier cri au décor mange que bio et picore Monde et du Financial Et là, avec ses grands pieds qui dé- que j’aime. de nouvelles perspectives, industriel minimaliste avec des ta- avec ses amis une cuisine Times, n’hésitant pas à passent de son lit trop petit, il dort, Ccomme ceux de Hans-Joachim bleaux monochromes de nouveaux fusion tendance, quand défendre haut et fort ses dort, à poings fermés. La fleur que vous aimez ? Löwer que j’ai eu l’occasion de D.R. Les fleurs de champ, notamment le cyclamen. rencontrer au Liban à l’automne 2015. Muni de son sac à dos, il L'oiseau que vous préférez ? me donna l’impression d’être un Comment faire une discrimination grand voyageur. Il m’expliqua que Mazen Kerbaj entre d’aussi beaux êtres vivants ? son but était de parler des mino- rités dans les pays qu’il traversait Vos auteurs favoris en prose ? Ceux qui de Victor Hugo à Kafka à pied et qu’il avait déjà sillonné résistent et m’émerveillent. l’Amérique centrale pour rendre visite aux descendants des cultures Vos poètes préférés ? anciennes comme les Etrusques, les Imru’u l-Qays, Abou el-Naouas, Incas, les Mayas et les Aztèques. Bader Chaker el-Sayyab, Rimbaud, Au Liban, cet auteur s’est inté- Baudelaire, Georges Chéhadé, ressé aux chrétiens ; il a déjà écrit Hölderlin… un ouvrage qui relate son expédi- Vos héros dans la vie réelle ? tion à pied durant cinq semaines le Ceux qui ont inventé l’anesthésie, long de la frontière israélo-pales- l’antibiotique et l’électricité. tinienne. Il possède cette aptitude exceptionnelle à observer les gens Ce que vous détestez par-dessus et à écouter leurs histoires sans tout ? L’injustice, l’hypocrisie, la jamais donner son avis person- suffisance, la médiocrité. nel : il préfère laisser au lecteur la liberté de juger. En ce moment, je Les caractères historiques que vous lis un autre livre de M. Löwer : Les détestez le plus ? Enfants d’Atatürk (Atatürks Kin- Les tyrans, les conquérants. der en allemand) où il brosse trente portraits de Turcs contemporains, Le fait militaire que vous admirez le plus ? tout en racontant l’histoire de la Aucun… Si, la libération du Sud- Turquie où de nombreux peuples Liban en 2000. ont laissé des traces. Un autre livre m’occupe aussi : Tu dois changer ta L'état présent de votre esprit ? vie du philosophe allemand d’ori- En équilibre entre le gine hollandaise Peter Sloterdijk. fonctionnement critique et la fatigue. Le titre s’inspire d’une très juste réflexion de Wittgenstein : « Le fait Comment aimeriez-vous mourir ? que votre vie est difficile veut dire Dans la dignité, en me disant ça qu’elle ne rentre pas dans le moule. suffit. Vous devez changer votre vie pour qu’elle rentre dans le moule, et puis Le don de la nature que vous aimeriez avoir ? ce qui pose problème disparaîtra. » Une voix pour chanter le peu qui Mais je n’arrive pas à lire plus de me reste à dire. deux pages par jour, car j’écris moi-même mes mémoires, je joue Votre devise ? du violon et tente de capturer le J’hésite entre deux : « On ne finit temps par ma peinture ! jamais d’apprendre. » et cette phrase de René Char : « Tiens vis-à- vis des autres ce que tu t’es promis Lotti Adaimi est musicienne, peintre et fondatrice à toi seul. Là est ton contrat. » du Kulturzentrum et du Lycée libano-allemand. VI Essais L'Orient Littéraire n°116, jeudi 4 février 2016 À lire L'archétype du tyran contemporain Le fauteuil d’Amin Maalouf NÉRON EN OCCIDENT : UNE FIGURE DE L’HIS- de la personne, tout ce qui produit de la légende anti- le monstre humain trouve du sexe, du pouvoir, de l’effroi. Après Les TOIRE de Donatien Grau, Gallimard, 2015, 416 p. du fantasme, et non les faits objectifs. néronienne : pros- par excellence. Les textes de la musique « pop » font Désorientés, Ce sont les accusations de meurtres et titué, parricide, référence à Néron (Bob Dylan, U2...). l’académicien d’incestes, le passage aux limites. matricide, inces- Mais à partir de On trouve même des noms de groupe libanais Amin ’empereur Néron, qui a tueux, cruel, faux la seconde moitié comme Nero and the Gladiators. Et Maalouf nous régné quatorze années Si on ne peut pas savoir qui était artiste. du XVIIIe siècle, même le Néron des savants se poursuit revient avec (54-68 de l’ère chrétienne), Néron, on peut faire l’histoire de ses une autre figure avec les évolutions de la compréhen- un ouvrage présente le représentations, ce qui est Une première fois prend aussi forme, sion de l’histoire romaine. atypique intitulé © Jérôme Bonnet cas assez rare l’objet de ce livre. maudit par les annoncée par des Un Fauteuil sur la Seine (Grasset) d’un personnage qui a Une auteurs païens, textes antérieurs. Une telle postérité artistique, intel- qui retrace en 336 pages le parcours dépasséL le cadre de son La galaxie de témoignages Néron devient Dans la mesure lectuelle, religieuse est unique. Mais des dix-huit personnages (dont époque et de son monde première et de représentations de aussi pour les où l’artiste créa- finalement, elle nous apprend plus Montherlant, Renan, Lévi-Strauss…) pour entrer dans l’his- fois l’époque néronienne pré- auteurs chrétiens teur devient une sur les époques qui défilent que sur qui se sont succédé au 29e fauteuil de toire en servant de réfé- sente l’intéressé comme le la représentation Peter Ustinov en Néron dans « Quo personnalité à le personnage originel qui continue à l’Académie française, le sien, depuis rences permanentes dans maudit par continuateur d’Auguste. de l’antéchrist Vadis », 1951 part, s’opposant nous échapper. C’est là où se pose la 1634 : une promenade édifiante dans des mondes qui changent On le trouve tout aussi du fait de la pre- à la médiocratie question essentielle : notre rapport au l’histoire de France et la littérature, à tout le temps. Son dossier les auteurs bien dans les textes de mière persécution qui suit l’incendie de générale, Néron va devenir l’artiste-roi passé appartient-il plus à la fiction paraître le 9 mars prochain. est perpétuellement repris Sénèque que dans l’ico- Rome. Le Moyen-âge va le représenter comme on a pu parler de philosophe- qu’à la science ? Mais ce livre totale- comme si on lui faisait païens, nographie monétaire. On comme le complice de Simon le mage roi. Sade en profite pour faire l’apo- ment maîtrisé et riche d’une immense un procès permanent à a là une vraie campagne à partir d’un texte apocryphe chrétien. logie de la cruauté. Il cesse d’être un érudition en est aussi la démonstration Un nouveau Percy Kemp charge ou décharge. Néron le de relations publiques. L’humanisme, à partir du XIVe siècle, tyran, mais pour être un homme de contraire. C’est dans la mesure où l’on Romancier et Il est le « meilleur des redécouvre le tyran païen avec le texte plaisir dont la jouissance sans limite accepte que le « vrai » Néron nous sera essayiste de De son histoire, on est sûr devient princes », un représen- jusque-là peu utilisé de Tacite et on fascine : dans une société où l’individu à jamais inconnaissable qu’on admet talent, Percy de quelques éléments : sa tant d’Apollon, celui qui commence à mettre de côté la figure de prend de plus en plus d’importance, que seule l’histoire de l’Empire sous Kemp revient généalogie (descendant aussi par fait revenir l’âge d’or. l’ennemi des chrétiens. Dès lors, dans Néron incarne l’individualité radicale, Néron est possible. Mais en même au thriller avec d’Auguste), les dates de les auteurs la culture lettrée, tout tyran contem- assumée, sans concession aux autres. temps, la longue durée de l’histoire Le Grand jeu son règne, les noms de Cet ensemble cohérent porain est un nouveau Néron. On le Le tyran devient l’homme esthète dans des représentations de Néron permet qui paraît le 10 son entourage, sa poli- chrétiens. a été dénoncé après sa voit tout aussi bien dans les guerres toute sa splendeur. Les romantiques de constituer les répertoires mélangés mars prochain D.R. tique artistique, l’incen- chute. Les écrivains qui de religion que durant la Fronde en donnent ainsi une image plutôt posi- des représentations de la monstruosité aux éditions du Seuil. On y retrouvera die de Rome, la première persécution servent les dynasties suivantes des France. Cela devient un lieu commun tive du personnage. Les auteurs de la humaine, de la tyrannie, mais aussi de avec plaisir son personnage fétiche, des chrétiens, son renversement par Flaviens et des Antonins vont faire de de la culture lettrée. Cet usage va fin du XIXe siècle font de lui l’incarna- l’opposition de l’artiste à la vulgarité et Harry Boone, qui, cette fois-ci, part à les militaires, son suicide. Avec lui Néron un monstre et un tyran. Dans durer jusqu’au-delà de la Révolution tion de l’art pour l’art. Quo Vadis de à la médiocrité. la recherche d’un biologiste capable s’est terminée la dynastie des Julio- ce jeu, Pline l’ancien, Suétone, Tacite française. On le trouve encore pour Sienkiewicz (prix Nobel en 1905) est de résoudre la crise alimentaire Claudiens, la première dynastie de et Dion Cassius le représentent comme désigner Hitler ou Mussolini et au- un immense succès littéraire ensuite re- On ne peut que conseiller la lecture de terrible qui menace de décimer la l’Empire romain. Mais ce n’est pas ce couvert de crimes. Les historiens pos- jourd’hui certains parlent du « Néron layé par le cinéma. Cela fait de Néron ce livre à la richesse exceptionnelle. planète… Un roman d’espionnage qui a inspiré sa popularité jusqu’à nos térieurs seront donc prisonniers de la de Damas ». En même temps, la pein- un personnage de roman inlassable- captivant où l’intelligence du récit ne jours. Ce qui compte c’est le théâtre question de savoir quelle est la validité ture et le théâtre le représentent comme ment repris jusqu’à nos jours. On y Henry LAURENS cesse de déjouer celle du lecteur, pour son plus grand plaisir !

CES 12 PAPES QUI ONT BOULEVERSÉ LE MONDE de Christophe Dickès, Tallandier, 2015, 280 p. de communication modernes (…) a fait La liberté selon Georgia De Pierre à Jean-Paul II de son règne le moment le plus univer- Makhlouf sel de l’histoire de la papauté ». Le pon- Dans la belle elon l’auteur, la grandeur ponti- Dans son dernier ouvrage, Christophe Dickès analyse les pontificats de tificat de Saint Jean-Paul II fut l’un des collection « Le ficale réside dans « la résistance « 12 papes qui ont bouleversé le monde ». plus longs et des mieux remplis. goût de » au des papes aux attaques exté- Mercure de rieures, leur capacité à réfor- invasions barbares. Derniers remparts soutien des rois. Quant à Jules II, « il droit d’ingérence ». Le pape ne pos- S’il a le mérite d’être clair, ce cloisonne- France, notre Smer l’Église et la spiritualité contempla- de la population romaine, les papes ne se soucia jamais d’être haï, à condi- sède que le territoire matériel indis- ment par catégories n’est pas exclusif. collaboratrice tive ». En référence aux 12 apôtres, il Léon le Grand et Grégoire le Grand (les tion d’être craint et respecté ». Ce pape pensable à l’exercice d’un pouvoir spi- L’auteur le souligne et traite tous les as- Georgia Makhlouf choisit 12 papes et les répartit en quatre seuls à porter ce titre) négocièrent direc- casqué qui menait lui-même son armée rituel ; cet État est perçu comme « un pects de chaque pontificat. Citons, par signe Le Goût de catégories : les fondateurs, les rois, les tement, l’un avec Attila en 452, l’autre fut le protecteur de Raphaël et Michel- moyen et non une fin en soi ». Le exemple, le fait que nous devons la doc- la liberté (parution spirituels et les universels. avec les Lombards en 595. Ange. Ayant trouvé une ville en briques, concordat qui s’ajoute à ce traité réaf- trine de l’Incarnation du Christ « vrai le 11 février) qui il en fit une ville de marbre : « une nou- firme que la religion catholique, apos- Dieu et vrai homme » à Saint Léon le réunit les plus Les fondateurs sont ceux qui oppo- Après les fondateurs, les rois. Grégoire velle Rome impériale ». tolique et romaine est la seule religion Grand, ainsi qu’une partie du rituel de beaux textes jamais écrits sur le sèrent le principe de l’unité aux divi- VII excommunia l’empereur du Saint d’État. Pape de l’entre-deux-guerres, ce la messe à Saint Grégoire le Grand. thème de la liberté, depuis Épictète et sions. Avant de prendre le titre de « vi- Empire romain germanique mais fi- Le vieux rêve monarchique pontifical pasteur entouré de loups condamna le Rousseau jusqu’à Mahmoud Darwich caire du Christ », les papes utilisèrent nit par lui accorder son pardon après ayant fait son temps, il y eut des papes fascisme, le nazisme et le communisme Martyrs, Saints, fondateurs, réforma- et Dany Laferrière, en passant par celui de « vicaire de Pierre ». Il existe l’humiliation de Canossa. « Les princes spirituels. Saint Pie V qui présida le dans ses encycliques de 1931 et 1937. teurs, souverains et arbitres de l’Eu- Frantz Fanon, Aimé Césaire, Sartre, ainsi une « filiation directe entre l’apôtre ne sont désormais plus intouchables. » Concile de Trente et dont le nom est as- Il fut « une sorte de conscience morale rope, prisonniers au Vatican, spirituels, Camus, Dostoïevski et… notre Gibran et chacun des élus » ; ils ne se succèdent Toutefois, la monarchie pontificale des socié à la pratique du rosaire… et Saint de l’humanité, un défenseur de la digni- pasteurs, universels… les papes furent national. Signalons également la pas l’un à l’autre mais sont tous appelés temps médiévaux connut son apogée Pie X qui fut le « pape de l’Eucharistie té des hommes face à toutes les formes tout cela. À travers leur histoire, Dickès parution d’un Dictionnaire amoureux « successeurs de Pierre ». lors du règne d’Innocent III. « Jamais et du catéchisme, de la réforme litur- d’oppression ». nous relate celle des moments clés de de la liberté, par Mathieu Laine, aux ses prédécesseurs n’avaient atteint une gique et du chant, de la réforme des sé- l’évolution du christianisme. éditions Plon. Le choix de Rome est décisif au sens où telle puissance politique, tout comme minaires et de l’enseignement ». Le très court pontificat de Saint Jean l’Église devient occidentale et latine et ses successeurs ne sauront le surpas- XXIII (5 ans) fut lourd de conséquences Lamia EL-SAAD non plus seulement orientale. Apparu ser. » Sur le plan interne, le Concile de Aux XIXe et XXe siècles, l’Église devint puisqu’il vit l’ouverture du Concile Simon Leys à l’honneur au sein du judaïsme, le christianisme Latran IV constitua « l’apogée du pon- véritablement ce qu’elle avait toujours Vatican II. À signaler : L’ouvrage philosophique de Naji Sinologue et essayiste érudit disparu s’est développé dans la culture hellé- tificat de cette volonté réformatrice ». aspiré à être : universelle. En signant M.Kozaily : Le Liban-message de Jean-Paul II : en 2014, lauréat du prix Renaudot nistique et latine. « La romanité s’est Le XIVe siècle fut un siècle de crise pour les accords du Latran avec Mussolini, Infatigable défenseur des droits de phénoménologies d’une Nation-Christ (2015) 2001, Simon Leys fait l’objet d’une christianisée ; le christianisme s’est ro- la papauté. Si bien que les rôles s’inver- Pie XI se retrouva à la tête du plus pe- l’homme et pèlerin de l’unité de l’Église, et, du même auteur, un recueil de méditations biographie signée Philippe Paquet, manisé. » Or, l’Empire romain d’Occi- sèrent avec Boniface VIII ; ce furent dé- tit État du monde, mais un État indé- « l’homme de l’Est (…) par ses voyages, poétiques inspirées par la pensée de Benoît XVI : intitulée Simon Leys, navigateur dent fut menacé, dès le Ve siècle, par les sormais les papes qui recherchèrent le pendant sur lequel l’Italie n’a « aucun sa diplomatie et l’utilisation des moyens L’Anneau du pêcheur. entre les mondes. L’ouvrage sort le 25 février aux éditions Gallimard. Publicité Le retour de Pamuk Djihad 3.0 selon Gilles Kepel L’écrivain turc Orhan Pamuk, prix TERREUR DANS L’HEXAGONE : promeut la rupture avec l’Oc- connaissance de l’Europe pour y avoir Nobel de littérature, nous revient GENÈSE DU DJIHAD FRANÇAIS de cident « mécréant ». « Le logi- vécu de nombreuses années, ayant avec un roman intitulé La Femme aux Gilles Kepel, Gallimard, 2015, 251 p. ciel du djihadisme, note Kepel, commencé en France des études d’ingé- cheveux rouges, sorti le 2 février à a changé. » nieur, avant de servir d’officier de re- Istanbul. lations publiques au chef d’Al-Qaïda. ans son dernier ou- À cela s’ajoute une dimension Son appel, 1600 pages en arabe postées vrage, Terreur dans D.R. « rétrocoloniale », c’est-à-dire le sur internet, forme « l’opus fondateur » Les Œuvres complètes de Bret l’Hexagone : Genèse du dji- retour du refoulé colonial qui conduit de la troisième vague du djihadisme. Easton Ellis Dhad français, Gilles Kepel, spécia- un certain nombre de jeunes, d’origine Les sept livres de Bret liste du Moyen-Orient et de l’islam algérienne en particulier, à vouer à la Dans la formation de cette nouvelle gé- Easton Ellis, dont le en France tente de comprendre pour- France, ancienne puissance coloniale, nération de djihadistes français, les pri- mythique American quoi la France, avec plus d’un millier une haine terrible. Cette génération de sons vont jouer un rôle essentiel. Kepel Psycho, sont réunis de Français qui ont rejoint les rangs de djihadistes appartient à la troisième gé- consacre un chapitre à ce qu’il appelle dans deux volumes Daesh, est devenue aujourd’hui le pre- nération du djihad. La première a vu le « l’incubateur carcéral ». « C’est par la parus ce 4 février mier pourvoyeur de djihadistes. jour en Afghanistan en 1979, la deu- prison, dit-il, que les générations du dans la collection xième est celle de Ben Laden et la troi- djihad se croisent et se transmettent « Bouquins » chez D.R. Pendant les dix ans qui séparent les sième celle de Abou Moussab al-Sou- leur enseignement. » Le cas d’Omar Laffont. L’occasion de mesurer tout émeutes de 2005 des attentats de ri avec son « Appel pour une résistance Omsen est, à cet égard, très révélateur. le talent de celui qu’on considère 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hy- islamique mondiale » dans lequel il ex- Arrivé à Nice à l’âge de sept ans, ve- comme « l’enfant terrible des lettres per Cacher puis le Bataclan et le stade plique que « c’est à partir de l’Europe, nant du Sénégal, il bascule dans la dé- américaines » ! de France, de nouvelles lignes de faille ventre mou de l’Occident, et en recru- linquance avant de découvrir en prison apparaissent. La marginalisation éco- tant parmi les jeunes venus de l’im- la doctrine salafiste et rejoindre la Syrie nomique, sociale et politique, les mu- migration qu’il faut lancer l’offensive où il deviendra « émir spirituel » d’une tations de l’idéologie du djihadisme contre l’Occident ». katiba française du Front al-Nosra. À voir sous l’influence des réseaux sociaux Carol vont conduire une nouvelle génération Le personnage d’Al-Souri, tel que le dé- Dans le dernier chapitre intitulé « Entre de l’islam de France à rechercher un peint Kepel, est riche en couleurs. Né en Kalach et Martel », en référence au modèle d’« islam radical » et à se pro- 1958 d’une ancienne famille de l’aristo- vainqueur de la bataille de Poitiers jeter dans une « djihadosphère » qui cratie d’Alep, il possède une excellente en 732, Kepel évoque deux types de mobilisation qui se sont développés en parallèle : le nationalisme identi- taire d’extrême-droite et le référent is- lamique, tous deux expression d’une même crise sociale. « Ces mouvements seraient porteurs d’une forte charge D.R. utopique qui réenchante une réalité so- Le roman de Patricia Highsmith vient ciale sinistrée en la projetant dans le d’être adapté au cinéma par Todd mythe où les laissés-pour-compte d’au- Haynes. Carol, interprété par Cate jourd’hui seront les triomphateurs de Blanchett, toujours magnifique, et demain. » La société française, relève- Rooney Mara (récemment couronnée t-il, risque de se voir prise entre l’en- à Cannes), raconte la passion clume du Front national et le marteau amoureuse unissant deux jeunes djihadiste. femmes, dans une société conformiste écrasante. Une superbe histoire Samir FRANGIÉ d’émancipation féminine. Oussama Ben Laden et Abou Moussab al-Souri, deux générations, deux styles. D.R. L'Orient Littéraire n°116, jeudi 4 février 2016 Rencontre VII

'est un rituel chez lui. Je ne suis pas très porté sur les évalua- Pendant deux ans, l'écri- tions rétrospectives. Il faut toujours vain français accumule aller de l'avant. Je suis toujours fas- des notes dans des car- Patrick Lapeyre, l'obsession ciné par ces récits mythiques, comme nets où il compile ce qu'il celui d'Orphée par exemple, qui in- voit et entend. Ce dont il se souvient terdisent de se retourner. Il faut résis- aussiC de la vie d'autrefois : la sienne et ter à cette envie de revenir au point celle de ses proches. Lorsqu'il a fini de sans fin du désir amoureux de départ qui est, en fait, une tenta- tout relire, commence alors à naître est pour vous une référence littéraire ? en feuilletant un catalogue d'œuvres tion de la mort. Ceci dit, il m'arrive une histoire dont l'auteur lui-même du peintre américain Winslow Homer parfois de relire certaines pages que dit ne jamais trop savoir à l'avance où Le titre aurait dû être Silenzio. Mais que j'ai été frappé par ce nom. Je suis j'ai écrites. Disons que mes premiers elle l'emportera. Cette absence de tout il a déjà été utilisé quatre fois. Là en- d'avis qu'il faut écrire sans analyser. Il livres portent l'influence de Maurice contrôle caractérise aussi certains de core, je suis allé chercher du côté du est en revanche nécessaire d'avoir de Blanchot, du Nouveau Roman. C'est ses personnages. Le huitième roman cinéma. J'ai revu La Fièvre dans le l'instinct. Et le choix d'un patronyme une littérature poétique avec une voix de Patrick Lapeyre, La Splendeur dans sang d'Elia Kazan avec, entre autres, relève de cet instinct. Dans mon esprit, neutre et blanche. Ça m'a fasciné pen- l'herbe, l'atteste. Homer et Sybil font Nathalie Wood et Warren Beatty. Son « Homer » prononcé à la française dant longtemps. Ensuite, j'ai rencon- connaissance après que leur conjoint titre anglais est Splendor in the Grass. évoque plutôt le grand Homère. Mes tré la littérature de Jean Echenoz dans respectif, Emmanuelle et Giovanni, les Une scène de ce film se déroule dans personnages principaux ont toujours les années quatre-vingt. J'ai alors dé- ont quittés pour vivre une relation sen- un lycée. Un professeur de littérature des noms qui les distancient. Ce qui couvert comment l'humour pouvait timentale sur l'île de Chypre. Restés à fait commenter à ses élèves le passage compte, c'est d'envoyer un signal au être une forme poétique intéressante. Paris, les amants délaissés ne vont pas d'un livre de Wordsworth, grand poète lecteur lui signifiant que ce qui a lieu J'en ai eu tout à coup besoin. Certains tarder, à leur tour, à tomber amoureux romantique anglais avec Coleridge. n'est pas vrai. Je n'aime pas l'illusion de mes romans portent la marque de l'un de l'autre. Mais la relation est Mettre en exergue ce texte m'a rap- réaliste où l'on fait croire que le per- cet humour distancié. Le « pic » a sans difficile : Homer est un être hésitant. pelé lorsque, lycéens, nous traduisions sonnage existe réellement, qu'on l'a vu doute été atteint avec Sissy, c'est moi. Son passé est un fardeau. Balloté entre des classiques. J'aime beaucoup ce vers deux heures plus tôt. Depuis, je suis revenu à une écriture une mère (Ana) qui, à force d'établir « Nous ne reverrons jamais l'heure de plus classique. L'humour est encore là des contacts avec des inconnus dans la splendeur de l'herbe ». La répétition Votre œuvre littéraire se résume-t-elle mais il sert davantage à faire retomber les bars, finit par l'oublier et un père du son « eur » n'allait pas. J'ai simplifié, une radiographie du couple ? la pression lyrique. Il y a des instants (Arno), souvent absent pour des motifs ce qui donne un côté énigmatique au drôles et inattendus dans mon dernier professionnels, l'enfant peine à éclore. titre. On n'en comprend pas immédia- Le désir amoureux est l'objet princi- roman. Ce sont des moments de déca- Mais Homer préfère garder le silence tement la signification. Du coup, on a pal de la plupart de mes récits. Est-ce lage, de discontinuité. sur cette vie d'autrefois. Enfin presque. envie d'aller plus loin. Enfin peut-être. une volonté ? Non. Je ne me fixe pas Ceux qui ont aimé les précédents ro- d'objectifs. La plupart des auteurs mo- Une discontinuité rendue précisé- mans de Patrick Lapeyre, lauréat des C'est l'histoire d'un rapport amoureux dernes n'écrivent plus comme ça. Il est ment possible grâce à la présence de prix Femina en 2010 pour La Vie est ou bien d'une éclosion : celle de ceux sûr, en revanche, que je travaille sur deux histoires… brève et le désir sans fin et Inter en que vous appelez dans le roman des l'inconscient, le souvenir. 2004 pour L'Homme-sœur (tous ses « doubles mélancoliques » ? En effet. J'aime beaucoup les effets livres sont publiés chez POL) devraient Quelle est la part de souvenirs per- d'interruption et de reprise. Ce ro- goûter avec délice à ce nouvel opus. C'est l'histoire d'un rapport amoureux sonnels dans ce roman ? man n'est pas un, mais plusieurs ré- très particulier, toujours reporté, hési- cits simultanés qui s'entrecoupent. Diriez-vous de votre dernier livre qu'il tant, maladroit. Homer est attiré par De nombreuses séquences relatent des Notre cerveau moderne sait faire le s'agit d'un... ou de deux romans ? Sybil mais il est tétanisé par elle et il faits réels. Il y a par exemple une anec- changement entre deux situations, semble incapable de faire le moindre dote terrible sur un chien. Ma grand- deux époques. C'est le cas ici : nous Il contient deux histoires. La première pas décisif. D'où ce récit sur son en- tante avait soixante-dix ans quand sommes dans une période actuelle met en scène Homer et Sybil, un couple fance qui révèle beaucoup de choses elle me l'a racontée. Soudain, elle s'est en France mais aussi en Suisse et en de perdants auxquels la littérature, sur son vécu, ses souffrances. Il ex- mise à pleurer. Je l'ai toujours eu en France au moment de l'élection de d'ordinaire, s'intéresse peu. L'idée plique le personnage qu'il est devenu. mémoire. Mais cette réalité a été réar- François Mitterrand. m'est venue en voyant In The Mood Je voulais que le lecteur fasse lui-même rangée. Il faut toujours prendre cette For Love du réalisateur hongkongais ces liaisons. Nous sommes en face précaution. La politique constituerait-elle un Wong Kar-wai. Ce film raconte l'iti- d'une névrose, même si je ne qualifie- autre thème du livre ? néraire de deux personnes quittées par rai pas ce livre de « psychanalytique ». Est-ce un roman nostalgique ? leur conjoint... qui finissent par tomber Ce type de personnage est souvent pré- Non, mais elle permet un nouveau amoureuses l'une de l'autre. Et puis il y sent dans mon petit univers littéraire. D.R. Il y a des moments dans la vie où l'on décalage. Ana, la mère d'Homer, a a une autre histoire dans mon roman. Il s'agit d'individus perdus, en retard, intimide Homer qui éprouve une vraie Sauf à la toute fin. Il a exclu, refoulé a envie de revenir à l'enfance. De la été séduite par le communisme. Elle Elle se déroule trente ans auparavant, flottants, « décalés » comme on dit difficulté à aimer une femme qu'il ad- cette présence si forte de sa génitrice. mienne en Alsace, j'ai gardé une nos- a eu beaucoup d'illusions. Nous aus- en 1981. Elle raconte une partie de la aujourd'hui. Je les trouve infiniment mire. Je n'avais jamais abordé cette Il ne veut pas en parler alors que Sybil talgie inguérissable. Ma mère était si avons perdu les nôtres. Que l'on vie en Suisse d'Ana, la mère du per- plus poétiques. Ils ont une conception dimension-là avant ce roman. ne cesse de lui ramener des souvenirs originaire de cette région française. ait cru ou non en cette idéologie ne sonnage principal. Chaque chapitre de la vie que j'aime. Mais j'apprécie qu'il désire oublier. Il est prisonnier Celle d'Homer et la mienne n'ont change rien au fait que sa dispari- impair se concentre sur Sybil et Homer. aussi les personnages féminins énigma- Sybil serait-elle trop maternelle avec d'un passé qu'il cherche à fuir. pourtant rien à voir. Quand on écrit, tion a été sans doute l'une de nos plus Chaque chapitre pair a trait à l'enfance tiques. Ceux-là reviennent également Homer ? on s'autorise aussi à voyager. C'était grandes pertes. de ce dernier. régulièrement. Ce prénom Homer a une sonorité un très grand bonheur de « revenir » Oui, d'où l'empêchement d'Homer anglo-saxonne. Il contient le mot en Alsace. Mais aussi en Suisse aléma- Propos recueillis par Le titre de votre roman est inspiré Est-ce à dire qu'on ne peut rien dire, qui, d'ailleurs, se plaint à un moment « home ». Auriez-vous cherché à le nique où, jeune, j'ai également passé William Irigoyen d'un poème de William Wordsworth : factuellement, sur Sybil ? de sa pesante sollicitude. À propos de coder ? du temps. « Though nothing can bring back the mère : si l'on regarde bien, on s'aper- hour/ Of splendor in the grass. » Faut- Sybil est une sorte de personnalité mo- çoit que ce livre est construit sur un Je ne fais jamais cela. Les noms me Quel regard portez-vous sur votre LA SPLENDEUR DANS L'HERBE de Patrick Lapeyre, il en conclure que cet écrivain anglais rale. Elle est plus mature. Son prestige silence. Jamais Homer ne parle d'Ana. viennent comme de purs sons. C'est évolution littéraire ? POL, 2016, 380 p. Récits Au milieu du monde THE FULL MOON GURU (UN GOUROU DE LA lui-même et tous les autres à la fois. PLEINE LUNE) de Aouni Abdel-Rahim, Dar Nelson, Le roman le présente, en permanence, 2015, 221 p. comme étant en voie d’émergence, cherchant désespérément la lumière Écrire à au milieu des ténèbres. Carl Gustav our son premier roman, écrit Jung aurait évoqué le « processus directement en anglais, Aouni d’individuation ». Parlant du statut Abdel Rahim réussit l’exploit de la vérité, Bharat affirme : « La vé- la force Pde mettre à la disposition du lecteur rité est pour l’individu, non pour les un texte des plus agréables à parcou- masses. » Dans d’autres systèmes reli- rir, ainsi que des faits qui posent des gieux, on enseigne que Dieu parle à des questions existentielles profondes à l’individu, non aux groupes. Dieu, ou l’aide d’un discours fluide, simple et la vérité suprême, parle à quelqu’un limpide. Mais le roman lui-même a que les autres appelleront prophète ou jambes une histoire quant à sa genèse. messager ou épiphanie d’un dieu, ou avatar. Mais Bharat se défend, avec

L’auteur découvre l’Inde par hasard et D.R. l’énergie du désespoir, contre tout JUNGLE de Miguel Bonnefoy, Paulsen/Démarches, pour son premier roman Le Voyage lointain, construire une maison, ache- rencontre un curieux et énigmatique de lecture du récit de la vie de Bharat culte qui lui serait rendu, tout pres- 2015, 128 p. d’Octavio. ter une barque ou, le plus souvent, sim- personnage, Bharat Puri que tout le Puri, le gourou qui sort résolument de tige qui lui serait reconnu en sa qua- plement nourrir leur famille. La longue monde admire comme gourou, ou l’ordinaire. lité de gourou. À quelqu’un qui lui Ce jeune prodige, né à Paris d’une marche est illuminée par ces rencontres guide spirituel, alors que lui-même demande : « Êtes-vous un moine ? », ran Sabana, Venezuela. mère vénézuélienne et d’un père avec des gens vrais, des humains sans s’évertue à répéter qu’il est tout sauf De page en page, on est surpris par il répond invariablement : « Je ne Parfois il ne suffit pas de chilien, et qui a grandi entre la France, pathos, des « hommes qui marchent », un guide ou un maître. Aouni se lie le caractère plaisant et agréable de suis pas un moine. ». Ou encore : « Je tremper sa plume pour le Portugal et le Venezuela, écrit en pareils à des sculptures de Modigliani. d’amitié avec Bharat et cette amitié ne la lecture. Les phrases sont courtes, n’ai rien entre les mains mais j’ai le nourrir son lecteur. Il arrive français ses multiples cultures. Sa Ces porteurs sont d’ailleurs appelés fait que croître tout au long des di- simples. Et pourtant, en dépit de cette monde. » Gaussi qu’on mouille sa chemise, qu’on gourmandise des mots, la précision « pemon ». Le narrateur se fait expli- vers séjours qu’il effec- simplicité, ou à cause emboue ses bottes, écorche ses genoux, de ses descriptions, la subtilité de ses quer que cela signifie « personne », « et tue en Inde. Fasciné par d’elle, on ne lâche pas le En cette période troublée par les vio- entorse ses chevilles, qu’on y aille de métaphores et sa sensibilité aux fré- que l’origine de ce mot était un acte de le personnage, il le prie « Je n’ai livre. On finit par com- lences identitaires, le Full Moon Guru sa propre peau, cloquée par le soleil, missements et aux grouillements de la résistance linguistique afin de se diffé- de lui permettre d’écrire prendre, qu’en réalité de Aouni Abdel Rahim est comme une meurtrie par le froid de l’aube et les pi- nature l’apparentent à un Giono des rencier des animaux au regard du co- sa biographie. Bharat le rien entre on n’est pas en train de fontaine d’eaux fraîches qui nous rap- qûres de moustiques, et qu’on dépasse confins. Quand l’éditeur lui propose lon ». Car cette expédition est aussi regarde du coin de l’œil déchiffrer un texte mais pelle que la résistance culturelle d’au- sa peur et qu’on avance, suspendu aux de participer, en décembre 2014, avec l’occasion d’une précieuse exploration et lui dit : « Je n’ai rien les mains, de contempler des sé- jourd’hui est une résistance contre la phrases comme à des lianes précaires quatorze hommes à une expédition linguistique pour le jeune auteur dont à raconter, je n’ai rien à quences d’images comme massification. À chacun de trouver sa qu’au retour on dépose à l’autel de la de deux semaines au Venezuela, il ne les racines s’enfoncent autant dans la vendre, mais si tu insistes mais j’ai le dans un kaléidoscope. Le voie sur le chemin de la vocation du littérature. se fait pas prier. Objectif : la chute du terre que dans les mots. tu n’as qu’à utiliser ton roman de Aouni Abdel moine solitaire au milieu du monde Saut de l’Ange. Trois jours de marche imagination. » De là naît monde. » Rahim est, en quelque et non en dehors de lui. Bharat Puri, À l’heure où l’industrie de l’édi- à travers la steppe pour gravir en- La descente se fera, on retiendra son une fiction, la biographie sorte, le film lui-même. qu’on apprend à aimer au fil des pages, tion cherche un nouveau souffle, la suite l’Auyantepuy, la montagne du souffle. On terminera la lecture avec imaginaire de l’authentique Bharat On « voit » littéralement les person- pourrait être tout un chacun qui ne ré- maison Paulsen a eu l’idée de créer Diable, et puis redescendre en rappel cette impression heureuse d’avoir vu, Puri, que l’auteur surnomme « le gou- nages, les lieux, les situations. Aouni alise pas qu’il possède déjà tout. C’est une collection particulière, baptisée les quelques 1000 m de la plus haute avec l’auteur, « ce que l’homme a cru rou de la pleine lune ». écrit en images. Son Full Moon Guru ce que résume une des maximes du « Démarches », dans le cadre de la- cascade du monde. voir ». On constatera avec jubilation est, en même temps, la caméra, la pel- Vajrayana en disant : « Que m’appor- quelle les auteurs sont invités à par- que les mots savent photographier Mais le roman du roman ne s’arrête licule, le réalisateur et le monteur à tez-vous demanda l’outre pleine ? On tager par l’écriture une aventure Le récit n’a pas d’autre intrigue que avec une efficacité parfois supérieure pas là. Aouni Abdel Rahim, scénariste la fois. L’auteur demeure résolument lui apportait le vide. » réelle qui implique un périple. Miguel cette peur du débutant à la veille d’en- à celle des caméras, et l’on se répètera à ses heures, commence par rédiger invisible. À aucun moment, nous Bonnefoy, à même pas trente ans, était treprendre une descente vertigineuse cette réflexion : « Je pensai à la jungle le scénario méticuleux d’un film puis n’avons le sentiment d’apprendre ou L’histoire imagée de Bharat est celui le candidat idéal : lauréat du Prix du sans préparation, sans « avoir appris comme écriture. Je m’interrogeai s’il s’applique à rechercher un producteur de découvrir quelque chose sur l’écri- de tout homme, de cette outre pleine jeune écrivain de langue française en à marcher », confie l’auteur. Car mar- existait, entre la sève et l’encre, le qui financerait sa réalisation. Dans un vain. Il demeure aussi effacé que son d’humanité et pour qui toute chose est 2013 pour son premier recueil de nou- cher ne va pas de soi. Il s’agit d’un ar- même apprentissage qui lie le doute et deuxième temps seulement, le scéna- héros, Bharat. vanité des vanités comme le dit le livre velles, Icare ; finaliste du Goncourt tisanat, voire d’un art dont les sher- la certitude. » rio est transformé en un roman alors de l’Ecclésiaste. du premier roman, prix Edmée de la pas font leur gagne-pain, laissant au qu’en général c’est l’inverse qui a lieu. Mais qui est ce Bharat réel et imagi- Rochefoucauld et Prix de la Vocation loin épouses et enfants pour un rêve Fifi ABOU DIB Mais c’est ce détail qui fournit la clé naire à la fois ? Il est tout et rien ; il est Antoine COURBAN VIII Enquête L'Orient Littéraire n°116, jeudi 4 février 2016 L'Olivier, l'oasis culturelle panarabe ans « la cité de diant, il achète « une petite arcade où et méditerranéennes situé au sous-sol qu'Alain Bittar a fait sien ce trip- Calvin », quelques il vend de la broderie palestinienne ». de la librairie. tyque, on imagine que la patrie suisse mètres seulement sé- lui est forcément reconnaissante et parent la gare ferro- Très vite, les livres s'invitent sur les Ce jour-là, le visiteur pouvait appré- qu'elle l'a depuis longtemps gratifié viaire de Cornavin de étals de son petit commerce. Un de cier quelques-uns des portraits réalisés d'un passeport flanqué des lettres la librairie de L'Olivier, située 5 rue de ses amis lui parle alors d'un lieu plus par le peintre syrien Ali Omar. Mais « C » et « H » pour « Confédération DFribourg. Implantée ici depuis 1980, grand où il pourrait vendre plus d'ou- les expositions ne sont pas les seules à helvétique ». Erreur. « J'ai eu trois elle est dirigée par Alain Bittar dont le vrages. « Lui qui m'avait trouvé ce drainer du monde. « Une fois par mois, refus. Après avoir été apatride, je parcours de vie explique à lui seul la premier lieu me dit alors que je dois il y a ce qu'on appelle suis maintenant français. naissance de ce lieu un peu particulier. me décider tout de suite ». Alain Bittar un “café sagesse” : Je n'ai pourtant jamais Né en 1953 au Caire, l'homme à la renonce à passer son diplôme de fin un rabbin converse « Le monde habité dans l'Hexagone. barbe poivre et sel et dont les lunettes d'étude et crée sa librairie. Dans les avec un pasteur, un Mais j'ai épousé une dissimulent de temps à autre un œil rayonnages, aujourd'hui, Tahar Ben psy musulman ou un arabe se crée Française. » En 2006, le amusé est issu d'une famille syro-liba- Jelloun cohabite avec Kaoutar Harchi, moine bouddhiste. responsable de L'Olivier naise installée au Soudan. La Suisse l'a Inaam Kachachi trône à quelques cen- Ils ne comparent un problème a été récompensé de la accueilli à l'âge de six ans. Scolarisé timètres de Youssef Ziedan. L'œil du pas leur dogme médaille « Genève recon- dans un pensionnat, il commence à visiteur peut tout aussi bien s'arrêter mais cherchent ce à ne pas naissante ». Au moment éclore politiquement au contact d'un sur les ouvrages de Rabee Jaber ou de qui peut les rappro- de la remise du prix, vieux curé dont la paroisse défend ar- Najwan Darwish que sur un manuel cher dans leur spi- reconnaître l'intéressé a fondu en demment les thèses de la théologie de intitulé Art Thérapie - Mille et une ritualité mutuelle. » l'importance larmes. « Vous m'avez la Libération. nuits - 100 coloriages anti-stress, un Régulièrement, de obligé à chercher mes essai consacré à « La voie soufie » ou jeunes soufis viennent et la richesse racines », a-t-il lancé à Blessé de ne pas obtenir la naturalisa- au rêve et à ses « interprétations en ici faire leurs prières. l'assistance. tion helvétique – ce qui contrecarre ses islam ». Et le maître des de sa projets universitaires et donc son ave- lieux de poursuivre : Ancré dans différents nir professionnel –, le jeune homme de L'œcuménisme qui règne ici est l'abou- « Nous participons diversité. » sols, Alain Bittar est donc dix-sept ans décide de partir. Objet de tissement d'une réflexion entamée du- D.R. aussi à une associa- tout sauf un « Français la recherche ? Ses racines arabes. « À rant son séjour libanais : « Ensuite, j'ai lui demande si sa librairie symbolisée contemporaine) n'ont plus fait recette tion qui promeut l'apprentissage de de souche », expression chère à l'ex- l'époque, je me demandais qui j'étais : pris énormément de distance par rap- par un olivier, arbre n'appartenant dès qu'il est devenu possible de faire l'arabe dans les écoles primaires pu- trême-droite qui des deux côtés du chrétien, Soudanais, blanc, Suisse, port à la religion. Dès lors, j'ai voulu ni exclusivement à l'Occident ni à directement son marché sur des pla- bliques suisses. Les enseignants sont lac Léman a le vent en poupe. « Je Arabe ? Je suis parti en stop faire le créer un espace dans lequel l'ensemble l'Orient, peut être assimilée à un uni- teformes de téléchargement. Jamais à tenus de signer une charte de laïcité. suis terriblement sensible à la crispa- tour de l'Algérie, de la Syrie. Et puis, il des populations de pays arabes pour- vers sublimé, il répond : « Au monde court d'une idée, Alain Bittar a long- C'est aussi une façon de créer du lien. » tion identitaire. Cette librairie est un y a eu le Liban. Là-bas, j'ai fréquenté raient se retrouver sans avoir l'impres- arabe tel que je voudrais qu'il fût. » temps contribué à la version arabe Bien plus qu'une simple librairie, garde-fou. Je redoute qu'un jour elle des Palestiniens. Certains étaient chré- sion qu'il y a un exclusivisme intel- du mensuel français Le Monde diplo- L'Olivier est donc un lieu éminemment ferme ses portes. Et qu'elle cède la tiens, d'autres musulmans ou athées. » lectuel, culturel ou religieux. » Une Mais un beau projet n'est pas forcé- matique. Mais l'un des responsables politique puisqu'il permet d'asseoir à place à une autre librairie » diffusant Le jeune homme suit alors des cours de librairie laïque en somme ? « Oui », ment gage de rentabilité. Et la librairie du journal a soudainement décidé une même table « des gens qui d'ordi- l'intégrisme et l'intolérance. Pour langue. Mais les questions identitaires répond sans hésiter l'intéressé qui pré- a connu des périodes difficiles depuis de s'adjoindre les services d'un autre naire ne se parleraient même pas ». l'instant, tel le roseau, l'olivier, arbre demeurent. Il rentre alors en Suisse et cise « avoir toujours considéré que le sa création. On y a vendu beaucoup de « cercle d'amis ». « Il y a nécessité de symbole de paix, plie mais ne rompt s'inscrit à l'Institut des hautes études monde arabe se créait un problème à cassettes vidéo avant que ce support ne toujours penser à l'avenir », lance- Dresser des passerelles, permettre pas. Pour combien de temps encore ? internationales et du développement de ne pas reconnaître l'importance et la soit relégué aux oubliettes. Les CD de t-il. C'est pour cette raison qu'est né l'échange, privilégier ce qui rapproche Genève. En marge de son parcours étu- richesse de sa diversité ». Et quand on musiques arabes (du classique à la pop l'ICAM, l'Institut des cultures arabes sur ce qui divise : depuis le temps William IRIGOYEN Romans L’atlas des malheurs Une femme révoltée DISPERSÉS d’Inaam Kachachi, traduit de l’arabe (Irak) Le roman commence par la cérémonie ICI MÊME de Taleb Alrefai, traduit Deux heures durant, elle À travers l’histoire de cette héroïne, par François Zabbal, Gallimard, 2016, 272 p. à l’Élysée, donnée par Nicolas Sarkozy de l’arabe par Mathilde Chèvre, Actes demeure étendue sur son lit Taleb Alrefai dresse un réquisitoire en présence du pape Benoît XVI, en Sud, 2016, 160 p. à ressasser toutes les étapes contre le sort réservé aux femmes l’honneur des exilés chrétiens d’Irak de sa relation avec ce haut dans certains pays arabes. Il dénonce ’auteure irakienne Inaam parmi lesquels se trouve Wardiya, en fonctionnaire public dont surtout des sociétés où le système pa- Kachachi témoigne à tra- chaise roulante. Wardiya observe l’ex- orsque Kawthar la beauté, l’élégance et la triarcal maintient la femme dans une vers la fiction de ce qu’au- ploitation médiatique de l’événement tombe amoureuse virilité l’avaient éblouie dépendance presque absolue à l’égard cun livre d’histoire ne peut dans lequel chacun joue son rôle avec de Machârî, elle lorsqu’elle pénétra pour de l’homme, qu’il soit père ou époux, Ldire : la peur, le désespoir et un pro- un professionnalisme porté à la perfec- entrevoit un rêve la première fois dans son et où les traditions étouffent toute fond dégoût, mêlés aux sentiments tion. Le chauffeur de taxi marocain qui deL liberté. Vivant « dans D.R. bureau il y a quatre ans. possibilité d’épanouissement person- de perte et de nostalgie. l’emmenait de Créteil au une société patriarcale arriérée, qui Elle se rappelle sa bru- nel. Mais sa critique Après Al-Hafida al-ami- palais présidentiel, appre- voit en l’homme le seul dépositaire lante jalousie envers la reste trop souvent au rikiya (Inaam Kajaji, Dar Tachari nant qu’elle venait d’Irak, de la force et du droit », elle déclare femme de Machârî, leur Taleb niveau des générali- al-Jadid, 2008), traduit en la prend d’emblée pour D.R. à sa famille chiite vouloir épouser un première nuit d’amour tés ; elle n’est ancrée ni français dès 2OO9 sous le est une musulmane, amal- étable ! (...) Les pièces ressemblaient homme marié, père de trois enfants et lors d’un voyage en Alrefai dans une réalité sociolo- titre Si je t’oublie Bagdad game qu’elle ne prend à un souk populaire. Chacune com- qui, de surcroît, est sunnite. Le refus Angleterre, quand son gique concrète, ni dans (Liana Lévi) et retenu l’histoire pas la peine de clarifier. portait dix lits pour vingt patients, catégorique de ses parents la pousse à « hymen a délivré le fi- dresse un le vécu de Kawthar. pour la liste courte du d’un Irak L’islamisation accrue du dont la moitié dormait par terre. Les louer un appartement où elle s’installe let de sang qu’il retenait réquisitoire Ceci pourrait conve- Prix international du ro- Moyen-Orient tend à effa- canalisations étaient bouchées et les en célibataire, attendant l’issue de sa depuis plus de trente nir à un article ou à un man arabe Booker, vient « pris cer toute trace des mino- excréments flottaient à la surface des relation avec Machârî et encourant ans » ; elle repense à contre le essai, mais s’avère nui- de paraître la traduction rités chrétiennes, comme cuvettes. Pour se doucher, le médecin le risque assez grave, dans un Koweït leurs innombrables rup- sible dans un roman car de Tachari (Dar al-jadid, entre les si leur présence dans cette de Bagdad grimpait sur une chaise en très traditionnel, d’être stigmatisée tures de même qu’au sort réservé les protagonistes sont 2013) chez Gallimard région était une écharde métal disposée sous le pommeau trop comme une femme déchue. dilemme qui lui a tant alors mis au service des (Dispersés, 2016), par mâchoires qu’il s’agit d’extirper à élevé de la douche, car le sol de la salle travaillé l’esprit : s’acca- aux femmes idées alors que ces der- François Zabbal, rédac- tout prix. Or, Wardiya ne de bains était couvert d’eau souillée ». C’est bien l’intrigue d’Ici même, pre- parer cet homme à elle nières devraient plutôt teur en chef de Qantara, de Satan » manque pas de rappeler Cette femme déterminée et exem- mier roman traduit en français du seule tout en détruisant dans naître organiquement la revue de l’Institut du l’histoire du pays d’Abra- plaire, ne portant pas la abaya tradi- Koweïtien Taleb Alrefai. Estompant sa famille, ou bien res- de l’intrigue et des inte- monde arabe. Tachari est l’histoire ham dont plus personne ne veut se tionnelle ni le voile islamique, réussit les limites entre fiction et réalité, l’au- ter sa maîtresse. Enfin, certains ractions entre les per- d’un Irak « pris entre les mâchoires de souvenir : « Dans l’histoire, on l’appe- à se faire des alliés dans la commu- teur se met lui-même en scène à la fois elle accepte de l’épouser pays arabes. sonnages. C’est ce qui Satan » et dont l’histoire condamne ir- lait Ur la Chaldéenne. La ville sainte nauté musulmane et à attirer une comme témoin de cette relation amou- lorsqu’il lui fait la vague explique que Kawthar rémédiablement ses citoyens à la mort de Nanna, la déesse de la Lune. (…) clientèle nombreuse. Une aile plus sa- reuse et comme celui qui la transpose promesse de divorcer semble parfois s’adres- ou à l’exil. « Tachari » signifie « disper- Les Irakiens l’appelaient Nasiriya. lubre prévue pour les accouchements en récit pour en faire un roman. C’est sa femme un an après leur propre ser directement au lecteur d’une ma- sés ». La narratrice, chrétienne d’Irak (…) Et le commandement clairvoyant fut construite grâce à ses efforts. De sa ainsi qu’on le retrouve dans plusieurs mariage. nière un peu didactique. exilée en France, à Paris – comme l’au- de décider pour une raison inconnue chambre à l’hôpital, Wardiya apprend courts chapitres, cloîtré dans son bu- teure Inaam kachachi – voit dans l’exis- de remettre à l’honneur l’histoire isla- la chute de la monarchie. Depuis, elle reau, derrière son ordinateur et souf- Il est à présent 7 heures et quart du ma- L’auteur a néanmoins réussi à mettre tence de la docteure Wardiya Iskandar mique, et de donner à la province le a assisté aux multiples coups d’État, frant de sa hernie discale, en train tin. Kawthar est encore dans son lit, en évidence le piège qui guette les un atlas des malheurs : « C’est comme nom de Dhi Qār ». Al-Nāṣira en arabe guerres meurtrières, assassinats, ré- d’écrire l’histoire de Kawthar dont il perdue dans ses réminiscences, quand femmes déterminées à conquérir leur si, armé d’une machette, un bourreau c’est Nazareth. Les chrétiens sont ap- pressions, affrontements intercom- fut l’ami de feu son père. Son héroïne elle entend sa bonne lui crier : « Votre indépendance : à l’instar de l’héroïne avait entrepris de disperser les parties pelés « naṣārā » par affiliation à Jésus munautaires qui ravagent le pays. Son l’appelle parfois au téléphone pour café est prêt. » Il est temps de se le- d’Ici même, leur révolte pourrait se de son corps dans ces lieux épars. » de Nazareth qui, d’ailleurs, évoque par existence se confond avec l’histoire lui demander conseil, mais « oncle ver. Elle se répète à plusieurs reprises, réduire à la simple substitution de la Bien avant elle, ses enfants avaient sa Passion les supplices des Irakiens. récente de l’Irak. Tachari témoigne Taleb » ne sait quoi lui dire. comme pour barrer le chemin à toute tutelle d’un homme, leur père, contre pris la voie de l’exil et se sont dispersés non seulement du drame des minori- hésitation : « Aujourd’hui, j’accepterai celle d’un autre, leur mari. L’on se sur- aux quatre coins du monde. Dokhtôra Qui est Dokhtôra Wardiya ? En 1955, tés chrétiennes mais de celui de tout Dans le roman qu’il est en train de ré- d’épouser Machârî… Aujourd’hui, je prend donc à rêver que Kawthar, au Wardiya choisit, elle aussi, l’exil à l’âge elle est nommée, par décret, méde- un peuple et de toute une région dam- diger sous le regard du lecteur, Taleb signerai un contrat de mariage avec dernier moment, décide de rompre de 80 ans. Celle qui n’avait jamais cin de campagne dans la province née par des politiques pernicieuses et imagine Kawthar dans son nouvel ap- un homme marié… » L’épousera-t-elle avec Machârî pour prendre un autre imaginé être enterrée ailleurs que dans de Diwaniya où elle exercera comme inhumaines. partement, se réveillant à 5 heures et finalement ? Le lecteur ne l’appren- chemin que celui du mariage. son pays natal avait enfin compris que gynécologue jusqu’à sa retraite. « Ce quart du matin, le jour même où elle dra jamais, le récit prenant fin lorsque les lendemains seront toujours pires. n’était pas un hôpital, c’était une Katia GHOSN est supposée se marier avec Machârî. Kawthar quitte son lit. Tarek ABI SAMRA

aura au moins une par capitale, l’arabité et de la Oumma (sunnite) des Farida Rubin, juive, la première musulmans. Grandeur et descendance sous pseudo et la plus durable puisqu’il ne VIES ET MORTS DE KAMAL MEDHAT d'Ali Bader, autour de son Bagdad natal jusqu'à ce avortées au bord de l’Euphrate, cesse d’échanger avec elle des Mais pour le narrateur, fer de lettres, le Seuil, 2016, ?? p. que la ville se transforme en un cau- la révolution islamiste en Iran lettres qui serviront de base à principal attrait dans le destin de Kamal chemar sanglant. Mais comme toute transmuée en dictature cléricale, l’enquête sur sa vie et dans les- Medhat est cette hétéronyme qui ne forme (pseudo) documentaire, le livre l’avènement de Saddam Hussein quelles il lui raconte tout sur ses cesse de le renvoyer à Fernando Pessoa n violoniste tchèque, Karl Ba- est aussi un peu le roman de l’enquêteur avec lequel le violoniste adulé a autres épouses, Tahira Taba- et ses différents personnages. Ainsi ruch, fait connaître les écrits du par lequel tout commence. Ce pigiste, des rencontres improbables et le déchaî- tabai fille d’un marchand iranien ou la Youssef Sami Saleh, Haydar Salman Portugais Fernando Pessoa à homme de risque et de références, recru- nement inouï de violence suite à l’occu- sunnite irakienne, Nadia Omari et sur ou Kamal Medhat, les trois noms sous Uun musicien irakien du nom de Kamal té comme nègre par un journal améri- pation américaine. Se retrouvant tou- ses amantes, ses amours de passage et lesquels a vécu le personnage principal, Medhat et voici le récit d’un autre ira- cain, Today News, s’approprie le sujet jours du côté des fractions réprimées ses amis de fortune et d’infortune. Cet tout comme ses trois fils appellent suc- kien, Ali Bader (auteur d’un autre roman de la mystérieuse disparition de Kamal par un populisme musclé, il a cherché homme aimé des femmes aura aussi cessivement Alberto Caiero, Ricardo traduit chez Seuil en 2014, Papa Sartre), Medhat et en fait un roman. Dès lors, dans son âme son expression musicale des enfants, trois fils correspondant à Reis et Alvaro de Campos et le roman qui s’empare de la métaphore pour la fi- l’enquête du temps présent du récit, ce- authentique, se produit dans une ta- ses appartenances successives et anta- dont le titre en arabe Le Gardeur du ta- ler dans un étourdissant jeu de mise en lui du « ghost writer » s’imbrique avec verne ou avec les plus grands orchestres gonistes et qui débarquent à Bagdad en bac n’est autre qu’un mélange de deux abyme. L’histoire est vraie (et c’est peut- quelques soixante années d’histoire du et se concentre sur son art jusqu'à en même temps pour retrouver leur père titres du poète portugais, Le Bureau de être là, comme d’habitude, une infirmi- Moyen-Orient. C’est que Youssef Sami oublier les siens. Et les siens sont nom- avant son enlèvement non élucidé et Tabac et Le Gardeur du troupeau, peut té fictionnelle) ou semble l’être, malgré Saleh, né en 1926 a tout vu, tout joué et breux et le récit caracole pour les retrou- sa mort : Meir pour apporter la démo- se clore sur ces deux vers du même : l’invraisemblance de cette vie multiple tout aimé. Il a vécu parfois à son corps ver, soutenu par une traduction précise cratie à l’américaine dans le sillage des « Je ne sais combien d’âmes je possède d’un artiste, né juif en Irak, donc très défendant et souvent en témoin désabu- et rythmée signée par le talentueux duo marines, Hussein vient de Téhéran en Moi qui n’ai jamais cesse de changer » tôt chassé avec la proclamation de l’État sé malgré une sensibilité de gauche, la normalien, Houda Ayoub et Hélène chantre de la révolution khomeyniste et sioniste, mais qui ne cessera de roder série de coups d’État ou de révolutions Boisson. Il y a surtout ses épouses, il en Omar du Caire en ardent défenseur de Jabbour DOUAIHY D.R.