La Circulation Des Opérettes Entre Paris Et Vienne (1856-1904)
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Université Paris I — Panthéon-Sorbonne Année universitaire 1999-2000 La circulation des opérettes entre Paris et Vienne (1856-1904) Emmanuelle Loubat Mémoire comptant pour le DEA d’histoire Rédigé sous la direction de Monsieur Christophe Charle Toute ma reconnaissance va à Monsieur Christophe Charle. La Mission historique française en Allemagne et la Fondation européenne pour la science m’ont toutes deux fait bénéficier d’une bourse pour mener à bien ce travail. Qu’elles en soient remerciées. Je souhaiterais en particulier exprimer ma gratitude envers Monsieur Christian Meyer (responsable au sein de la Fondation du programme sur la vie musicale en Europe 1600-1900) ainsi que Messieurs Patrice Veit et Michael Werner (responsables de l’atelier sur le concert et ses publics en Europe 1700-1900). Introduction « He had in hand, it seemed, a splendid new musical comedy, that bore the provisional title The Mascot Girl. It had begun as a French farce, but had been taken to Vienna, where it was transformed into an operetta, which was entirely rewritten in New York as a song-and-dance show ; and now, the last vestiges of the original plot having been removed, new words and music were being introduced so that it could blossom out again as an English comedy. 1 » La farce française de départ s’est métamorphosée à la faveur d’une circulation entre les goûts nationaux. Tandis que la forme a exploré les différentes combinaisons de théâtre, de musique et de danse, l’intrigue est devenue méconnaissable, au point de se demander si cette transmission de culture en culture a finalement préservé certains caractères. Peut-être en effet, l’invariant réside-t-il uniquement dans cette tension permanente pour la satisfaction du public. Pour la circonstance, la question est restreinte à deux villes, Paris et Vienne, et à un genre, celui de l’opérette. La ville est choisie comme unité géographique du lieu de représentation. D’autres villes interviennent sur le parcours qui mène à la création et à la reprise. Les premières opérettes de Charles Lecocq sont créées à Bruxelles de manière à faciliter leur représentation à Paris. Puis, empruntant parfois des voies indirectes en tournant d’abord en province et à l’étranger, l’opérette prend le chemin de Vienne. Sans forcément accueillir physiquement la représentation, ces villes extérieures peuvent servir de relais de diffusion, en procédant à la publication de la partition ou à sa transformation sous forme d’adaptations et d’arrangements. Paris et Vienne ont chacune enrichi le répertoire grâce à une production nationale propre, Paris ayant donné le jour au genre tandis que Vienne l’a renouvelé et perpétué. C’est aussi entre Paris et Vienne que les échanges les plus nourris se sont organisés, même s’ils n’ont pas été placés sous le signe de la réciprocité. Paris et Vienne ont donc été tour à tour émetteurs et récepteurs, ce qui constitue une des conditions nécessaires de la circulation. L’extension chronologique choisie se déduit du temps mis pour parcourir le circuit. 1856 est l’année de la première représentation d’une opérette française à 1 PRIESTLEY, J. B., The Good Companions, Harmondsworth (Middlesex), Penguin Books, 1962, p. 571 2 Vienne, en langue originale, alors que 1904 marque la reprise de la Fledermaus à Paris dans sa version adaptée en français trente ans après sa création à Vienne. Ces deux jalons traduisent déjà combien la circulation est soumise à des rythmes différents, quand on sait que l’opérette entre en scène dans la capitale parisienne dès 1854. En 1904, les pionniers du genre sont décédés en France (Hervé, Offenbach) comme en Autriche-Hongrie (la triade Strauß, Suppé, Millöcker) et l’année suivante éclate le manifeste des compositeurs de l’ « ère d’argent » sous les traits de Die lustige Witwe. Les étapes successives auront été franchies en l’espace d’une cinquantaine d’années. La décomposition de ce mouvement fournit les articulations du développement. Tout d’abord, il sera procédé à l’examen de l’impulsion donnée à la création du genre à Paris et à son exportation vers Vienne. Ensuite, on s’attachera à définir les conditions de transaction des œuvres, en essayant de déterminer les implications respectives dans l’échange. Ayant décrit les modalités de la médiation, on pourra après juger de son effet sur la sélection des œuvres, préalable à leur adaptation et à leur re-présentation. Le transfert du répertoire parisien stimule l’émergence d’une production nationale en Autriche et l’influence pour une part. Le public viennois soutient fièrement cette régénération pourvu qu’elle cache ses dettes vis-à-vis de son prédécesseur. Il encourage son renvoi vers Paris, qui résiste à des représentations qui ne sont pas iréniques et mettent en doute son universalité. La relative inertie des imaginaires ainsi que les facultés limitées d’accommodation figurent au nombre des contraintes que l’adaptation des œuvres doit satisfaire. D’elles dépendent le degré de fidélité à l’original c'est-à-dire l’importance de la nouveauté, par où se faufilent les changements dans les représentations de soi et de l’étranger. 3 A. JALONS 1. Impulsion 1.1. Les métamorphoses du public Au milieu du dix-neuvième siècle, Paris et Vienne sont les villes les plus peuplées de leur domaine linguistique respectif, la capitale francophone l’étant environ deux fois plus que son équivalente germanophone. Même si Berlin rattrape puis dépasse Vienne, l’accroissement démographique de cette dernière n’en reste pas moins considérable. Tandis que Paris multiplie sa population par 1,7 entre 1860 et 1910, pour atteindre près de 2,9 millions d’habitants en fin de période, Vienne la quadruple dans le même temps et frôle les deux millions quelques années avant la guerre. Dans les deux cas, le rattachement de la banlieue explique seulement une partie de l’expansion, le reste devant être attribué aux migrations de provinciaux attirés par les nouveaux besoins en main-d’œuvre. Les origines de ces Viennois fraîchement installés, qui représentent environ la moitié de la population, sont aussi variées que les nationalités qui composent l’Empire d’Autriche. Vienne amplifie de cette manière sa diversité ethnico-culturelle, sans être cependant suffisamment imposante pour faire cesser la concurrence de chacun des chefs-lieux nationaux. Son statut est ambigu d’une ville à la fois multinationale et provinciale. La France est plus homogène de ce point de vue et la centralisation y est telle que Paris domine sans conteste le tissu urbain. Dès ce niveau, elle semble déjà plus assurée de sa puissance. Les remodelages urbains entrepris simultanément par les deux régimes canalisent cette nouvelle population en même temps qu’ils répartissent l’ancienne différemment. Les plus pauvres se maintiennent ainsi difficilement dans le centre de Paris, et la plupart d’entre eux doivent émigrer vers la périphérie, parfois jusqu’en banlieue. Les plus aisés peuvent se retrouver dans les quartiers édifiés à leur usage dans l’ouest de la ville. À Vienne, les constructions qui entourent la Ringstrasse sont destinées à la bourgeoisie, si bien que les moins nantis, dont les migrants constituent une forte proportion, sont également aspirés par un mouvement centrifuge. Ce déséquilibre se trouve encore accentué par l’apport des migrations temporaires, en hausse constante du fait du développement des chemins de fer et particulièrement visibles lors des expositions universelles. 4 Face à cet accroissement et à cette différenciation de leur public potentiel, les théâtres se spécialisent. À Paris, le centrage sur un public bourgeois se fait en plusieurs étapes. Le Gouvernement est à l’origine de la première, puisqu’il décide de supprimer la concentration de théâtres populaires situés sur le Boulevard du Temple, en 1862. Trois théâtres sont certes reconstruits, mais ils ne peuvent plus s’adresser au même public, du fait de leur position éloignée de l’emplacement initial et trop centrale. Les autres entreprises ferment ou périclitent, sans que de nouvelles se fassent jour, dépendantes qu’elles sont jusqu’en 1864 de l’accord des autorités, qui on s’en doute n’y sont pas très favorables. Avec la libéralisation du régime des théâtres, les mécanismes du marché encouragent d’eux-mêmes une sélection du public le plus fortuné, pour lequel la conception d’un répertoire propre est désormais permise. À ce public qui, récemment arrivé de province ou de l’étranger, dispose de moins de références théâtrales, tout au moins nationales, on propose plutôt une pièce immédiatement accessible, sur laquelle on aura fait des frais de décors par exemple, qu’une pièce qui jouera sur les subtilités du langage et des allusions à l’actualité. La partie la plus démunie du public est ainsi à la fois découragée par des prix prohibitifs et une offre dont elle ne se sent plus la cible, si bien qu’elle se résout, soit à se tourner vers d’autres distractions, comme le café-concert, soit à prendre le chemin des théâtres périphériques. Ceci est aussi vrai de Vienne, à la différence que la tradition de théâtres spécifiquement populaires, au centre, n’existait pas avant ces bouleversements. Ainsi que le décrit Johann Hüttner 1, le « peuple » était l’hôte plus ou moins toléré des théâtres de la Vorstadt, signalant sa présence en des moments (le dimanche et l’été) et en des lieux (les hauteurs de la salle) nettement circonscrits. Aucun théâtre populaire n’est donc détruit comme en France. En revanche, la sélection du public se pratique plus précocement car elle n’est pas empêchée par l’administration, qui bien qu’elle décide d’accorder une Spielbewilligung à chaque nouvelle direction, en fonction de ses chances de réussite, n’entend pas se mêler de la gestion de l’entreprise ni de la définition de son répertoire.