Perspective Actualité en histoire de l’art

1 | 2016 Textiles

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/perspective/6179 DOI : 10.4000/perspective.6179 ISSN : 2269-7721

Éditeur Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2016 ISBN : 978-2-917902-31-8 ISSN : 1777-7852

Référence électronique Perspective, 1 | 2016, « Textiles » [En ligne], mis en ligne le 30 décembre 2016, consulté le 21 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/perspective/6179 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/perspective.6179

Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2020. 1

Ce numéro de Perspective, conçu en partenariat avec le Mobilier national et les Manufactures des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie, est consacré aux textiles à différentes époques et en différents lieux de production et d’usage, comme à la notion de textilité : les avatars conceptuels, métaphoriques et matériels de l’ornement, du tissage ou encore de l’étoffe.

Les articles offrent un éclairage sur les recherches récentes en archéologie, sur les textiles islamiques médiévaux, et en ce qui concerne l’architecture des XIXe et XXe siècles et le renouveau de la tapisserie à la même époque. Une Tribune, un Entretien et des débats sur la place du musée dans l’histoire du textile, la circulation des motifs et des savoir-faire à l’époque moderne ou encore la dimension textile de l’art conceptuel dans les années 1970, complètent ce numéro en phase avec le dynamisme et l’éclectisme de la recherche dans ce domaine si stimulant. Des notes plus brèves font état de recherches singulières sur les voiles ou les drapés… et, plus généralement, sur les textiles du Moyen Âge, les vêtements en Chine et au Pérou, ou encore les estampes habillées des XVIIe et XVIIIe siècles européens.

Ce numéro est en vente sur le site du Comptoir des presses d'universités.

Comité de rédaction du volume Marc Bayard, Marion Boudon-Machuel, Catherine Breniquet, Pascale Charron, Rossella Froissart, Charlotte Guichard, Rémi Labrusse, Philippe Malgouyres, Sara Martinetti, Nicole Pellegrin, Katie Scott, Philippe Sénéchal, Merel van Tilburg, Tristan Weddigen

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SOMMAIRE

Éditorial

Éditorial Rémi Labrusse

Tribune

Un musée des Tissus au XXIe siècle ? Maximilien Durand

Débats

La vie dans un monde sans objets Tim Ingold

Les textiles à la période moderne : circulation, échanges et mondialisation Une discussion entre Maria João Ferreira, Liza Oliver et Corinne Thépaut-Cabasset, menée par Maria Ludovica Rosati Maria João Ferreira, Liza Oliver, Maria Ludovica Rosati et Corinne Thépaut-Cabasset

L’art d’entremêler : une problématique du temps Une discussion entre Marie-Hélène Dali-Bersani, Pierre Frey et Sophie Mallebranche, menée par Marc Bayard Marc Bayard, Marie-Hélène Dali-Bersani, Pierre Frey et Sophie Mallebranche

Museums and the Making of Textile Histories: Past, Present, and Future A discussion with Birgitt Borkopp-Restle, Peter McNeil, Sara Martinetti, and Giorgio Riello, moderated by Lesley Miller Birgitt Borkopp-Restle, Peter McNeil, Sara Martinetti, Lesley Miller et Giorgio Riello

Entretien

Entretien avec Jean-Paul Leclercq par Rémi Labrusse Jean-Paul Leclercq et Rémi Labrusse

Travaux

Mise en œuvre d’une approche globale des textiles anciens au Centre de recherche sur les textiles de Copenhague Eva Andersson Strand, Ulla Mannering et Marie-Louise Nosch

Crossroads of Cloth: Textile Arts and Aesthetics in and beyond the Medieval Islamic World Vera-Simone Schulz

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La confection des édifices : analogies textiles en architecture aux XIXe et XXe siècles Estelle Thibault

De la tapisserie au Fiber Art : crises et renaissances au XXe siècle Rossella Froissart et Merel van Tilburg

Lectures

Les « teintures de l’Inde » : les textiles sud-asiatiques dans la Bible Blake Smith Françoise Jaouën (éd.)

Transparence et obstacle : voiles et tissus diaphanes du Moyen Âge en Europe occidentale Francesca Canadé Sautman

Les « estampes habillées » : acteurs, pratiques et publics en France aux XVIIe et XVIIIe siècles Pascale Cugy, Georgina Letourmy-Bordier et Vanessa Selbach

L’ordre et le chaos : le lit comme espace pictural et matériel textile Anika Reineke et Anne Röhl

When Modernity and Nationalism Intersect: Textiles for Dress in Republican China Mei Mei Rado

Une robe de femme d’origine préhispanique dans l’extrême Nord des Andes du Pérou : l’ anaco Françoise Cousin et Anne Marie Hocquenghem

Historicité du textile dans les films sur le Moyen Âge Yohann Chanoir, Nadège Gauffre Fayolle et Florence Valantin

Le textile derrière la grille : une abstraction impure ? Lucile Encrevé

Fabrications : race, genre et travail du textile Julia Bryan-Wilson

Une cartographie en ligne des centres de recherche, institutions et groupes de travail sur le textile Élodie Vaudry

Postface

Postfactum Tristan Weddigen

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Éditorial

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Éditorial

Rémi Labrusse

1 « Le tissage, que les paysans pratiquaient jusqu’alors, à la campagne, de manière accessoire, afin de se procurer l’habillement nécessaire, fut le premier travail auquel l’extension du trafic commercial donna une impulsion et un essor important. Le tissage fut et resta la première et principale industrie manufacturière1. » Dès ses premiers écrits – ici dans L’Idéologie allemande –, Karl Marx a fait de la production textile un des champs privilégiés de compréhension du conflit entre le libre travail domestique et l’accumulation capitaliste, organisée dans le régime de spécialisation productive des manufactures. Puis, observant avec Friedrich Engels (lui-même issu d’une riche famille du textile) l’exploitation des femmes et des enfants dans les ateliers de Londres ou de Manchester, il a montré comment le règne des machines textiles industrielles portait à un degré spécialement vertigineux l’aliénation et la destruction méthodiques des individus, « annul[ait] l’ouvrier », comme l’écrit Jules Michelet dans son Journal à propos du « métier électrique à soie, un jacquard terrible en rapidité2 ».

2 De fait, est-ce un hasard si l’activité textile a constitué le point de départ, dans les années 1730, de la révolution industrielle, accompagnant la transformation d’une immémoriale économie domestique (puis manufacturière) en système industriel parmi les plus cruels, avec ses masses indénombrées de morts et de mutilés ? Dans le textile, en effet, s’accomplit par excellence l’intelligence technicienne : elle ne s’y exerce pas seulement en vue d’une production ; elle s’y objective, s’y manifeste à elle-même et s’y admire en tant que propagatrice légitime de la structure rationnelle de l’être. Le produit fini, avec ses innombrables combinaisons à partir d’un schéma orthogonal de base, semble garantir la réceptivité intégrale de la matière à une rationalité primordiale, donnant rigoureusement à voir, dans l’agencement de ses fils, la logique de sa genèse : « Avec un simple morceau d’étoffe, le fabricant habile peut reconstruire le métier sur lequel a été fait ce tissu3. »

3 Montrer la parfaite adéquation de la mécanique des métiers à l’idéalité pure, nimber la technè aristotélicienne d’une aura pythagoricienne, en faire la fidèle messagère de la musique des sphères, c’est, rêve-t-on, la promesse qu’offre le système textile à quiconque accepte d’en franchir le seuil et d’en pénétrer les arcanes. L’industrie y a puisé une légitimité ontologique inespérée et a pu, dans ce champ mieux que dans

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aucun autre, s’enorgueillir de sa capacité à rendre directement sensible, grâce aux prodigieuses machines, l’autoritaire suffisance du logos géométrique, indifférent aux corps qu’il ne considère qu’en tant qu’ils le servent. Comme si le célèbre rêve mécaniste d’Aristote, miraculeusement, s’accomplissait dans le bruit fou des métiers électriques : « Si les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare, alors les ingénieurs n’auraient pas besoin d’exécutants ni les maîtres d’esclaves4. » Tout, finalement, n’est que tissage logique, trame infinie sans sujet, texte parfait sans auteur. La fascination anti-humaniste pour la textualité, avatar d’une textilité universelle désubjectivisée, ne dit pas autre chose, au soir violent du capitalisme de la fin du XXe siècle.

4 Tout cela ne s’est pas fait sans un intense sentiment de perte, cependant. Car, depuis toujours, le processus textile devait aussi sa force d’attraction à son lien électif avec le corps vivant. La pièce tissée, avant que la mécanique industrielle ne s’en empare, a été sans doute la plus perméable de toutes les productions humaines à la mémoire du corps. Sa discontinuité même, nœud après nœud, entrelacement après entrelacement, fait que n’importe quel tissu met tactilement en contact son utilisateur avec chacun des milliers de gestes qui ont incarné sa production : ce qui se tisse dans la pratique de la chose – de sa production à sa consommation – c’est fondamentalement, physiquement, immédiatement, en amont de toute pensée conceptuelle et de toute représentation, un lien intersubjectif. Avant que l’analyste ne décrypte, dans les prestigieuses orthogonalités du lé, la machinerie qui le détermine, une communauté des corps s’établit de l’artisan à l’usager : le tissu se donne comme matérialisation de gestes, prolongement fluide de ce « delightful work, hard for the body and easy for the mind5 » auquel William Morris espérait encore, en 1877, pouvoir rendre sa gloire, pour faire barrage à la violence industrielle.

5 Cette expérience tactile du temps incarné, la production mécanique en a éradiqué, en quelques décennies, les résonnances physiques et métaphysiques millénaires. Mais l’appauvrissement drastique de nos pratiques textiles – leurs dernières lueurs vacillant dans le tricotage de nos grand-mères – n’a pas affaibli pour autant leur emprise sur l’imaginaire, qu’atteste le champ perpétuellement renouvelé des métaphores textiles, du fil de la vie à la chaîne du temps, de la broderie musicale à la trame de l’histoire, du tissu urbain au maillage des territoires, du texte à la toile. Quelque chose d’inguérissable, une mélancolie, donc, plutôt qu’un deuil, saisit la conscience moderne à l’égard de ces textiles que nous ne vivons plus – ou moins ; voyez Marx à nouveau, cette fois dans Le Capital, citant une Histoire de l’Inde de 1832 : « Les mousselines de Dakka, pour la finesse, les cotons et autres tissus de Coromandel, pour la magnificence et la durée de leurs couleurs, n’ont jamais été dépassés. Et cependant ils sont produits sans capital, sans machines, sans division du travail, sans aucun de ces moyens qui constituent tant d’avantages en faveur de la fabrication européenne. Le tisserand est un individu isolé qui fait le tissu sur la commande d’une pratique, avec un métier de la construction la plus simple, composé parfois uniquement de perches de bois grossièrement ajustées6. »

6 Alors commencent les pratiques de patrimonialisation. En partant en quête de lambeaux de textiles anciens, en en faisant des musées, on collectionne aussi le souvenir d’usages collectifs où l’on sent plus ou moins confusément que s’ajointaient le corps et le logos, la vibration vivante des gestes et la rigueur abstraite de la création rationnelle. C’est ce qu’ont éveillé tout particulièrement, dans l’esprit des modernes,

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dès la seconde moitié du XIXe siècle, les tissus et les tapis de l’Inde et de l’Islam, là où la gloire platonicienne des combinaisons géométriques se montre animée de l’intérieur, rendue respirante par de subtiles inégalités de teintes et de contours, marquant la primauté fragile de la main tisserande et la beauté paradoxale de l’impermanence.

7 Que vient faire l’histoire de l’art dans cet univers ? Peut-elle, doit-elle relier d’une façon ou d’une autre des choses aussi hétérogènes, techniquement, matériellement, fonctionnellement, chronologiquement, que des fragments néolithiques et des tissus « techniques » contemporains, des vêtements et des tapis, des velours et des broderies, des fils de soie, de coton ou d’acier, des cordes et des dentelles ? Dans les faits, le haut degré de spécialisation technique exigé pour la compréhension des multiples procédés de production a conduit soit à fragmenter à l’extrême le savoir en baronnies érudites, centripètes et peu accessibles à la réflexion commune, soit à s’en tenir à une approche dématérialisée des textiles comme pures images et, en particulier, comme vecteurs privilégiés de circulation de motifs iconographiques et ornementaux à travers les cultures, grâce à leur exceptionnelle portabilité.

8 En 1860, pourtant, l’architecte Gottfried Semper, fasciné comme tant d’autres par le caractère immémorial du textile en tant que pratique techno-culturelle, en avait fait l’objet d’un questionnement théorique et historique global, dans ce qui demeure la réflexion la plus élaborée de la pensée occidentale moderne sur le textile7, au croisement de l’esthétique de l’analyse technique et de l’anthropologie. Aujourd’hui, on peut souhaiter qu’un intérêt renouvelé pour les processus de création et de production, plutôt que pour la seule apparence des produits achevés, conduise l’histoire de l’art à reprendre ce chemin à nouveaux frais et à voir dans le champ textile l’occasion pour elle de s’engager dans une réflexion qui ne porte pas seulement sur les choses et les images du passé mais sur la situation critique, ici et maintenant, de notre rapport au monde.

NOTES

1. Karl Marx, L’Idéologie allemande [1845-1846], dans Œuvres, III. Philosophie, Maximilien Rubel (éd.), Paris, 1982, p. 1097. 2. Jules Michelet, Journal, II. 1849-1860, Paul Viallaneix (éd.), Paris, 1962, p. 244 (dimanche 16 avril 1854). 3. Édouard Gand, Cours de tissage en soixante-quinze leçons professé à la Société industrielle d’Amiens, Paris, 1886, p. 71. L’auteur, pionnier de l’enseignement technique du tissage dans les années 1880, perpétue la fascination technophile de Denis Diderot et des encyclopédistes à l’égard du textile (voir dans ce numéro l’entretien avec Jean-Paul Leclercq). 4. Aristote, Les Politiques, I, 4, 1253b. 5. William Morris, Lettre à Georgiana Burne-Jones, 4 février 1877, dans The Collected Letters of William Morris, I. 1848-1880, Norman Kelvin (éd.), Princeton, 1984, p. 345. Morris évoque par là ses essais de teinture à Leek. 6. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique (1867), livre I, 4e section, chap. XIV, « Division du travail et manufacture », dans Œuvres, I. Économie I, Maximilien Rubel (éd.), Paris, 1963, p. 880.

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7. Gottfried Semper, Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten, oder praktische Aesthetik. Ein Handbuch für Techniker, Künstler und Kunstfreunde, I. Die textile Kunst, für sich betrachtet und in Beziehung zur Baukunst, Frankfurt am Main, 1860 [trad. fra. partielle : Du style et de l’architecture : écrits, 1834-1869, Jacques Soulillou (éd.), Marseille, 2007].

INDEX

Parole chiave : corpo, industria tessile, capitalismo, tecnica, fabbrica, economia, tessile, storia, ricerca Mots-clés : corps, industrie textile, capitalisme, technique, manufacture, économie, textile, histoire, recherche Keywords : body, textile industry, capitalism, crafts, factory, economy, textile, history, research Index chronologique : 1800, 1900

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Tribune

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Un musée des Tissus au XXIe siècle ?

Maximilien Durand

1 La Chambre de Commerce de Lyon envisage de fonder un musée d’Art et d’Industrie à l’issue de l’Exposition universelle de Londres en 1851. Elle charge Natalis Rondot (1821-1900) de rédiger un rapport fixant les objectifs et les orientations de cet établissement. Pour cet industriel érudit, historien de l’art, chargé de plusieurs missions internationales pour le développement de l’industrie et du commerce, le projet est clair : il s’agit de fonder « un Musée où seront réunis, avec un discernement sévère, celles des œuvres de tous les temps et de tous les peuples qui se sont rapprochées le plus des types du beau, et que les traditions de l’Art ont définitivement et unanimement sanctionnées » ; il ajoute que ce serait « le faire déchoir de la hauteur où il doit être maintenu […] que d’y admettre, autrement qu’à titre d’exception, les objets dont la valeur consisterait surtout dans leur ancienneté, leur rareté, leur curiosité ; que, par les mêmes motifs, on devra en écarter tout ce qui, dans le domaine de l’Art, serait sans originalité vraie ou manquerait de correction1 ».

2 La fondation du musée d’Art et d’Industrie, premier établissement poursuivant ces ambitions sur le territoire national, est effective dès janvier 1856. La Chambre de Commerce de Lyon verse les fonds historiques qu’elle a déjà constitués2 et mène une politique d’acquisition exemplaire afin de répondre aux objectifs proposés par Natalis Rondot. En 1862, elle acquiert la totalité de la collection constituée par le dessinateur de fabrique Jules Reybaud (1807-1872), qui comprend des centaines de textiles anciens et modernes, des milliers de documents graphiques européens ou extrême-orientaux et de nombreux dessins de fabrique. En 1875, elle entre en possession d’une partie de la collection de textiles médiévaux du chanoine Franz Bock (1823-1899). Les dons des fabricants viennent compléter, au gré des Expositions universelles, les fonds déjà formés3.

3 Édouard Aynard (1837-1913), Président de la Chambre de Commerce, est bien conscient que le propos du musée, très ambitieux, doit être encore spécialisé et ne porter que sur les étoffes afin de constituer la plus importante collection de textiles du monde. Les collections d’arts décoratifs ou d’arts appliqués à l’industrie sont en partie déposées dans les autres musées de la ville. Le 6 août 1891, le musée historique des Tissus est

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officiellement fondé. Il remplace l’ancien musée d’Art et d’Industrie. Il est inauguré la même année, dans un parcours totalement remanié.

4 La politique d’acquisition, concentrée sur les textiles et les matériaux de fabrique, redevient très dense, voire visionnaire. La Chambre de Commerce se laisse convaincre par Émile Guimet, par exemple, de financer les fouilles menées par Albert Gayet sur le site d’Antinoé, en Moyenne-Égypte, et dès 1899, la plus importante collection de textiles de la fin de l’Antiquité, provenant des nécropoles de cette ville, rejoint le musée. Elle sera régulièrement enrichie grâce aux subventions que la Chambre concède pour la poursuite des fouilles. La fameuse Tenture aux poissons, extraordinaire tapisserie d’époque romaine, provient du financement de ces fouilles.

5 La prospection menée sur le territoire national par les conservateurs du musée, notamment Raymond Cox, a également permis de collecter quelques pièces majeures de soieries orientales, issues des trésors d’églises. En 1904, par exemple, le musée acquiert le fameux suaire de saint Austremoine, provenant de Mozac, chef-d’œuvre du tissage byzantin, réalisé à Constantinople durant la crise iconoclaste, ou le suaire de saint Lazare, broderie islamique extraite du tombeau du saint dans la cathédrale d’Autun.

6 Les plus fameux antiquaires, collectionneurs ou amateurs d’art ancien sont sollicités. Les donateurs, attirés par le prestige de la collection, concèdent des pièces uniques, comme le fameux pourpoint de Charles de Blois, donné en 1924.

7 Henri d’Hennezel, qui succède à Raymond Cox, tente de dresser un inventaire des collections. Il dénombre environ cinq cent cinquante-deux mille pièces à la fin des années 1920. Son inventaire est loin d’être exhaustif et il ne couvre pas l’ensemble des œuvres que possède à cette date l’institution. Durant tout le XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, la collection n’a cessé de s’enrichir, par des acquisitions, des legs ou des dons. Elle est désormais estimée à deux millions cinq cent mille œuvres, qui retracent quatre mille cinq cents ans d’histoire, et compte aussi bien des œuvres infiniment petites que des ensembles monumentaux, des échantillons et des chefs-d’œuvre créés en exemplaire unique, des fragments archéologiques et des historiques, des soieries façonnées, des étoffes imprimées, des broderies et des dentelles, des documents graphiques ou techniques, des livres de patrons et des œuvres originales de Raoul Dufy ou Sonia Delaunay autant que d’anonymes, dessinateurs de fabrique, ingénieurs, mécaniciens ou tisseurs…

8 C’est la notion de « chef-d’œuvre » universel qui a conduit la politique d’acquisition de l’institution, et c’est peut-être la raison pour laquelle, aujourd’hui, il est difficile de définir la nature du musée, d’appréhender sa complexité et d’affronter la richesse de sa collection. Les premières tentatives de publication raisonnée du fonds, par Raymond Cox et Henri d’Hennezel4, successivement chargés des collections, ont d’abord esquissé une histoire du goût puis une histoire de la production des « tissus d’art ». Mais le musée n’est pas unique- ment un répertoire inépuisable de formes ni une documentation exhaustive relative aux développements essentiels des arts décoratifs. Pas plus qu’il n’est seulement le témoin privilégié de l’histoire économique d’une cité et d’une région, un conservatoire des techniques et des savoir-faire ou le terrain d’étude d’une communauté de chercheurs spécialisés.

9 La notion de « chef-d’œuvre » dans le domaine du textile n’est pas aisée à définir. Peut- elle seulement encore soutenir le propos d’un musée au XXIe siècle ? Faut-il que le musée, pour être immédiatement défini, compréhensible, attractif, privilégie un propos

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plutôt qu’un autre, celui de son ancrage territorial, par exemple, celui de la beauté, voire de la sensualité des étoffes qu’il conserve, ou celui de l’usage auquel elles étaient destinées et, en particulier, la mode ? Ou doit-il au contraire continuer à répondre aux attentes de ceux qui le sollicitent quotidiennement pour connaître les détails d’une analyse technique, voir les témoins fragiles du génie humain, comprendre les relations diplomatiques ou commerciales entre les continents, ou simplement s’inspirer pour renouveler la création contemporaine, se laisser surprendre par le plaisir d’une déambulation devant les œuvres ?

10 Il n’existe pas d’institution comparable, par son propos et la richesse de son fonds, au musée des Tissus de Lyon. Les compétences et les expertises développées en son sein, en termes d’analyse des textiles ou de restauration, sont également uniques, tout comme ses ressources documentaires (base photographique, centre de documentation, bibliothèque). C’est la raison pour laquelle les fondateurs du Centre international d’étude des textiles anciens (CIETA), association internationale pour l’étude et la promotion des textiles historiques, ont choisi d’y établir leur siège en 1954. Pour parfaire son originalité, il dépend depuis sa création de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Lyon, fait unique pour un musée de France, et cette dernière se voit obligée aujourd’hui de se retirer et de transférer la tutelle ou de mettre un terme à l’histoire de cette institution. Les principes fondateurs du musée (collecter des chefs- d’œuvre du textile) et sa gestion par la Chambre de Commerce et d’Industrie l’ont inscrit dans le temps qui l’a vu naître. Au XXIe siècle, plus que jamais, le caractère encyclopédique qui fait la renommée de l’institution interroge, comme si l’objectif poursuivi depuis la fondation appartenait à un autre temps. Le musée des Tissus, en conservant d’innombrables témoins du génie humain, la plupart méconnus ou inédits, en embrassant une période trop vaste, en traitant d’un champ si familier dans ses productions les plus communes et pourtant si difficilement abordable dans ses chefs- d’œuvre, en s’imposant comme une référence internationale mais avec un ancrage territorial fort, lié à la gloire textile de Lyon et de sa région, semble appartenir au passé.

11 La qualité de sa collection et son caractère universel, qui sont les fondements de son histoire, longue de cent soixante ans, doivent nécessairement constituer les bases de son avenir. Le ministère de la Culture et de la Communication engage au moment même où paraît ce volume une réflexion visant à définir ce que pourrait être le musée du XXIe siècle, au-delà de ses missions traditionnelles, « un passeur de mémoire, un producteur d’émotion esthétique, un médiateur entre les disciplines, un socle de l’éducation citoyenne, un producteur de lien collectif à travers ce patrimoine commun », réflexion s’articulant autour de quatre axes : « le musée éthique et citoyen, creuset du renforcement des liens sociaux, de la dynamique des territoires, de la valorisation de la citoyenneté et de l’ouverture aux autres » ; « le musée protéiforme, in situ, hors les murs, virtuels, multipliant les expositions temporaires et les événements culturels » ; le « musée inclusif et collaboratif pour mieux intégrer les attentes diversifiées des publics et la place à leur accorder dans la conception de l’offre et de la programmation culturelles » ; et le « musée comme écosystème professionnel : évolution des métiers et des missions de service public ».

12 Déjà largement inscrit au cœur d’un réseau professionnel dense et diversifié (musées, universités, formations, industriels, créateurs, galeristes, experts, collectionneurs…), le musée des Tissus a également une action culturelle tournée vers le plus grand nombre

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(près de cent dix activités culturelles et pédagogiques organisées chaque mois). Il mène une politique de publication numérique très active sur son site, afin de mettre à la disposition de tous des ressources scientifiques et des images de qualité de ses collections5. Il concède de nombreux prêts en France et à l’étranger (Chine, États-Unis, Europe) et organise régulièrement des expositions temporaires révélant les fonds inédits du musée (« Antinoé, à la vie à la mode », par exemple), valorisant des ensembles exceptionnels (« Costumes de légende. 20 ans de créations à l’Opéra de Lyon ») ou basées sur la création contemporaine (« Rivages. Carte blanche à Ruth Gurvich » ou « Le Génie 2.0 »). Loin d’avoir figé le musée des Tissus dans les ambitions révolues d’un XIXe siècle enthousiasmé par les Expositions universelles et internationales, les principes qui l’ont fondé lui ont au contraire donné, intrinsèquement, les outils pour construire son futur, en l’incitant à développer depuis toujours une singularité visionnaire. Former une collection unique a représenté l’enjeu majeur de son histoire. Elle a généré les compétences nécessaires à sa gestion et à son étude. Paradoxalement, cette originalité l’a également privé des moyens de son rayonnement. Le XXIe siècle, espérons-le, lui permettra de le construire.

NOTES

1. Délibération de la Chambre de Commerce de Lyon du 24 janvier 1856 instituant la création d’un musée d’Art et d’Industrie. 2. Dons des fabricants, soieries étrangères, produits des collectes de la mission commerciale en Chine en 1843-1846, fonds de la maison Dutillieu acquis en 1848, du « musée de fabrique » d’Auguste Gautier acquis en 1850 et des laizes de soierie lyonnaise ou étrangère achetées à l’issue de l’Exposition universelle de Londres en 1851. 3. En 1889, par exemple, la soierie lyonnaise a été particulièrement saluée par le jury de l’Exposition de Paris. Les principales maisons offrent au musée les laizes les plus remarquables produites à cette occasion. 4. Raymond Cox, L’Art de décorer les tissus d’après les collections du musée historique de la Chambre de Commerce de Lyon, Paris/Lyon, 1900 ; [Marie-Augustin] Henri d’Hennezel, Pour comprendre les tissus d’art, Paris, 1930. 5. www.mtmad.fr.

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INDEX

Index géographique : Lyon Mots-clés : art, musée, tissu, textile, collection, histoire des collections, patrimoine, politique culturelle Keywords : art, museum, fabric, textile, collection, history of collections, heritage, cultural politics Parole chiave : arte, museo, tessuto, tessile, collezione, storia delle collezioni, patrimonio, politica culturale Index chronologique : 1800, 1900, 2000

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Débats

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La vie dans un monde sans objets Life in a World without Objects

Tim Ingold Traduction : Françoise Jaouën

À la croisée de l’anthropologie et de la phénoménologie, Tim Ingold, auteur d’Une brève histoire des lignes (2007), a accepté d’offrir un texte rebond à Perspective pour ce numéro consacré aux textiles. Avec Deleuze, contre Gell pourrait être le titre alternatif de cet article consacré aux choses en tant qu’elles sont préférées aux objets ; aux forces qui les traversent plutôt qu’à leurs délimitations ; à la trame, à l’entrecroisement des fils plutôt qu’aux segments linéaires ; enfin aux flux de matières plutôt qu’à l’agency. Le texte de Tim Ingold s’impose dans notre volume comme une métaphore de la phénoménologie textile ; un processus de pensée pluridirectionnel, foisonnant, suintant, pour reprendre ses mots et ceux d’Andy Clark dans la magnifique traduction de Françoise Jaouën. Ce pas de côté de Tim Ingold dans le monde de l’artisanat pour décrire sa pratique réflexive d’anthropologue, et le pas de côté de l’histoire de l’art dans le travail rhizomatique des sciences humaines, stimulent une forme de pensée horizontale où l’association du cuisinier, de l’alchimiste et du peintre ou bien celle de la dentelle, du plexus nerveux et de la toile d’araignée sont rendues possibles grâce à une approche environnementale. Tim Ingold observe et rend décidément visibles les différentes forces vitales qui parcourent les acteurs-réseaux et les choses-maillages, et par là-même éprouve une forme de textilité. [Anne Lafont]

1 Dans ses carnets1, le peintre Paul Klee souligne à plusieurs reprises que les processus de genèse et de croissance qui donnent naissance aux formes dans l’univers qui est le nôtre sont plus importants que les formes elles-mêmes. Selon lui, l’art n’a pas pour but de reproduire des formes finies, déjà installées en tant qu’images dans le cerveau ou en tant qu’objets dans le monde. Il s’agit bien plutôt de se joindre aux forces qui donnent naissance aux formes. Ainsi, la ligne croît à partir d’un point qui a été mis en mouvement, tout comme une plante croît à partir de sa graine. S’inspirant de cette réflexion, Gilles Deleuze2 affirme que, dans un univers de vie, la relation essentielle n’est pas celle entre matière et forme, mais entre matières et forces. Elle concerne la manière dont les multiples matières, animées par des forces cosmiques et dotées de propriétés diverses, se mêlent et fusionnent entre elles dans l’engendrement des choses. Deleuze et Klee s’efforcent ici de se défaire d’une certaine approche des choses

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et de la façon dont elles sont fabriquées et utilisées, approche qui règne en Occident depuis au moins deux millénaires, et que l’on doit à Aristote.

2 Pour créer une chose, quelle qu’elle soit, dit Aristote, il faut faire en sorte que forme (morphê) et matière (hylê) se rencontrent. Au fil du temps, ce modèle hylémorphique de la création s’est profondément ancré dans la pensée occidentale. Mais il s’est aussi progressivement déséquilibré. La forme est devenue quelque chose qu’un agent impose selon un objectif précis, tandis que la matière – rendue passive et inerte – est devenue l’objet de cette imposition. J’aimerais ici démontrer que les analyses contemporaines dans des domaines qui vont de l’anthropologie et de l’archéologie à l’histoire de l’art et à l’étude de la culture matérielle perpétuent les présupposés du modèle hylémorphique alors même qu’elles s’efforcent de restaurer l’équilibre entre les deux termes. Mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est d’en finir avec le modèle lui-même, pour lui substituer une ontologie qui donne la primauté aux processus de formation (en opposition aux produits finis), et aux flux et aux transformations de la matière (en opposition à l’état de celle-ci). La forme, nous dit Klee, c’est la mort ; la vie, c’est ce qui donne forme. En bref, j’aimerais rendre vie à un monde mis à mort par les déclarations des théoriciens pour lesquels les voies de la compréhension passent par l’analyse de ce que les individus font avec les objets.

3 Mon argument se décompose en cinq parties. Je veux tout d’abord montrer que le monde habité ne se compose pas d’objets, mais de choses, ce qui exige d’établir une distinction claire entre chose et objet. Ensuite, il me faudra préciser ce que j’entends par « vie », à savoir la faculté génératrice du vaste champ de relations au sein duquel les formes naissent et sont maintenues en place. On verra que la tendance contemporaine à mettre en avant l’agentivité de la matière vient de ce que l’on réduit les choses à des objets, ce qui a pour conséquence de les exclure des processus de vie. En troisième lieu, afin d’examiner ces processus, on doit s’intéresser, non pas à la matérialité en soi, mais au flux et à l’écoulement des matières, ce qui implique de suivre leurs mouvements, de se laisser entraîner par eux. En quatrième lieu, il faudra préciser en quoi ces mouvements sont porteurs d’une création : cela revient à lire la créativité « en avant », comme une rencontre improvisée avec les processus formateurs, et non « à rebours », c’est-à-dire à partir d’un objet fini pour remonter jusqu’à l’intention d’un agent. Enfin, nous verrons que les axes au long desquels se déroule la pratique d’improvisation ne forment pas des connexions et n’établissent pas non plus des relations entre telle chose et telle autre. Il s’agit plutôt de lignes le long desquelles les choses naissent continuellement.

Objets et choses

4 Lorsqu’on travaille dans une pièce, il paraît évident que l’on est entouré d’objets. Il y a un bureau, des chaises, des livres, un ordinateur, un stylo, une tasse. Si tous les objets venaient à disparaître, ne laissant qu’un sol, des murs et un plafond nus, il ne resterait plus qu’à arpenter le plancher. Une pièce sans objets semble ainsi inhabitable. Pour la rendre propre à une activité quelconque, il faut la meubler. Utilisant cette approche écologique de la perception, le psychologue James Gibson3 déclare que l’ameublement d’une pièce fournit les « affordances » qui permettent à l’occupant de se livrer à ses activités routinières : la chaise permet d’écrire, le bureau fournit un support, etc. Élargissant le raisonnement à l’environnement en général, il estime qu’un espace

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dépourvu d’objets serait tout aussi inhabitable qu’un logement sans meubles. Dans un désert sans aucun relief, par exemple, on pourrait se tenir debout et marcher, et ce serait à peu près tout. Mais l’environnement extérieur, comme la pièce d’un logement, est d’ordinaire encombré d’objets. Et c’est cet encombrement qui le rend vivable, affirme Gibson.

5 À l’extérieur, en « plein air », l’environnement nous paraît certainement encombré. Mais est-il encombré d’objets ? L’arbre au milieu d’un bosquet est-il un objet ? Si c’est le cas, comment alors le définir ? Où finit l’arbre et où commence le reste du monde ? Si l’écorce, par exemple, fait partie de l’arbre, ce devrait aussi être le cas des insectes qui y vivent. De surcroît, si le caractère de l’arbre est défini en partie par la manière dont les branches et les feuilles bougent et s’agitent au gré du vent, alors cet arbre ne peut-être qu’un arbre-dans-l’air. Ainsi, il ne doit peut-être pas être considéré comme un objet, mais comme un assemblage singulier de filaments de vie – autrement dit, comme une chose. Dans son essai consacré à « La Chose4 », Martin Heidegger se donne beaucoup de mal pour préciser ce qui distingue la chose de l’objet. L’objet, dit-il, se tient devant nous comme un fait accompli, offrant à l’inspection ses surfaces extérieures figées. Il se définit très exactement par le fait qu’il se détache de ce qui l’entoure. Dans la chose, en revanche, il se passe quelque chose ; ou plutôt, il se passe plusieurs choses en même temps. Considérée ainsi, elle prend l’allure, non plus d’une entité définie par ses limites externes, mais d’un nœud dont les fils se dévident à l’extérieur et se mêlent à d’autres fils issus d’autres nœuds.

6 Ce qui vaut pour les arbres vaut aussi pour les autres choses de l’environnement extérieur. Une pierre au sol n’est un objet que si elle est extraite artificiellement des processus d’érosion et de déposition qui l’ont apportée là, si elle est débarrassée de la poussière qui s’y accroche, de l’humidité qu’elle contient ou qui s’évapore de sa surface, modifiant son grain et sa structure. Un nuage dans le ciel n’est pas un objet, mais une tumescence vaporeuse qui enfle à mesure qu’elle est emportée par les courants de l’atmosphère. Observer les nuages, ce n’est pas regarder l’ameublement du ciel, mais entrevoir le ciel-en-train-de-se-former. Les arbres, les pierres et les nuages se sont formés sans intervention humaine – ou quasiment aucune –, mais on peut dire la même chose des structures ostensiblement plus artificielles. Un bâtiment aux fondations enterrées est exposé aux éléments et soumis à des agressions diverses : oiseaux, rongeurs, moisissures, allées et venues des occupants et de leurs animaux domestiques ; il constitue un assemblage de nombreuses vies, auquel on se joint si l’on s’y installe. Comme l’explique l’architecte Juhani Pallasmaa5, nos plus profondes expériences architecturales sont davantage d’ordre verbal que nominal. Elles ne consistent pas en des rencontres avec des objets (façade, chambranle, fenêtre, cheminée), mais en des actions : approcher, entrer, regarder à travers une vitre (de l’intérieur ou de l’extérieur), absorber la chaleur de l’âtre. En tant qu’habitants, nous ressentons une maison comme une chose, et non un objet.

Vie et agentivité

7 Dans un monde d’objets, le contenu est figé dans sa forme définitive, refermé sur lui- même, comme s’il nous tournait le dos. Ce monde peut être occupé, mais non habité. Occuper le monde, c’est être rejeté à l’extérieur ; l’habiter, c’est être attiré dans le processus de sa formation. Et le monde qui s’ouvre ainsi à ses habitants est

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foncièrement un environnement sans objets (ESO). En tant que domaine défini par une hétérogénéité en perpétuelle variation et non une homogénéité sans relief, l’ESO – n’en déplaise à Gibson – est l’exact opposé d’un désert inhabitable. Comme on l’a vu, les choses ont tendance à se dévider dans leur environnement comme les fils d’un nœud. En un mot, elles suintent et se déversent perpétuellement à travers les surfaces qui se forment temporairement autour d’elles. La vie dans l’ESO ne peut être contenue ; elle est inhérente à la circulation même des matières qui donnent continuellement naissance à la forme des choses, alors même que ces matières sont annonciatrices de leur dissolution. C’est par l’immersion dans cette circulation que les choses prennent vie.

8 Avec mes étudiants de l’université d’Aberdeen, dans le nord-est venteux de l’Écosse, j’ai tenté d’en faire la démonstration expérimentale. Munis de papier, de bambou, de ruban adhésif, de colle et de ficelle, nous nous sommes installés autour d’une table pour fabriquer chacun un cerf-volant. Selon toute évidence, nous étions en train d’assembler un objet. Cependant, dès que nous avons emporté nos créations à l’extérieur, les cerfs- volants se sont mis en mouvement, tourbillonnant en lacets, descendant en piqué, et volant occasionnellement. Une force magique s’était-elle brusquement emparée d’eux, les animant contre notre volonté ? Loin de là. Le cerf-volant qui était posé inerte sur la table, subitement plongé dans le vent, était devenu un cerf-volant-en-l’air. On pourrait d’ailleurs dire la même chose de l’oiseau-en-l’air, ou du poisson-dans-l’eau. L’oiseau vole grâce aux courants et aux tourbillons qu’il fait naître dans l’air, et le poisson nage grâce aux remous déclenchés par le mouvement de ses nageoires et de sa queue. Sans ces courants, ils seraient morts.

9 C’est ici qu’intervient le fameux « problème de l’agentivité ». On a beaucoup glosé sur la relation homme-objet, en partant de l’idée que la différence entre eux n’a rien d’absolu. Si l’individu peut agir sur les objets qui l’entourent, les objets peuvent eux aussi « agir en retour », ce qui leur permet de faire ou d’accomplir ce qui leur serait impossible sans cela. Pourtant, le premier geste théorique qui met les choses à l’écart afin de se concentrer sur leur « objectité » revient en réalité à les couper des courants qui leur donnent vie. Considérer le cerf-volant comme un objet, par exemple, c’est omettre le vent ; autrement dit, cela revient à oublier qu’il s’agit, d’abord et avant tout, d’un cerf- volant-dans-l’air. Il semblerait donc que le vol du cerf-volant résulte de l’interaction entre un individu (le pilote) et un objet (le cerf-volant), ce que l’on ne peut expliquer qu’en imaginant que le cerf-volant est doté d’un principe d’animation interne, d’une agentivité qui le fait bouger. De manière plus générale, on pourrait dire que le problème de l’agentivité résulte de la tentative de ré-animer un monde de choses rendues inertes par l’arrêt des courants de substance qui leur donnent vie. Dans l’ESO, les choses bougent et croissent parce qu’elles sont en vie, et non parce qu’elles sont dotées d’agentivité. Et elles sont en vie précisément parce qu’elles n’ont pas été réduites au statut d’objet. En réalité, envisager la vie des choses sous l’angle d’une agentivité présumée des objets, c’est opérer une double réduction : des choses aux objets, et de la vie à l’agentivité.

Matières et matérialité

10 Lorsque les analystes évoquent le « monde matériel », ou de manière plus abstraite, la « matérialité », que veulent-ils dire ? Pourquoi invoquer la matérialité des pierres, des

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arbres, des nuages, des bâtiments ou même des cerfs-volants ? Les spécialistes de la culture matérielle apportent des réponses contradictoires. Ainsi, selon l’archéologue Christopher Tilley, une pierre peut être considérée dans sa matérialité brute, comme un morceau de matière informe. Il estime toutefois qu’il nous faut un concept de matérialité, afin de comprendre comment tel bout de roche acquiert forme et signification dans tel contexte social et historique. On retrouve dans cette contradiction les deux termes du modèle hylémorphique : d’un côté, la matière brute, de l’autre, l’agentivité de l’individu qui lui donne forme. Dans le concept de matérialité, la division entre forme et matière est reproduite et non remise en question. Le concept même de culture matérielle est l’expression contemporaine de la matière/forme de l’hylémorphisme. On dirait que le monde s’est cristallisé en un précipité solide et homogène attendant d’être différentié par la surimposition d’une forme culturelle. Dans ce monde stable et figé, il n’y a plus aucun flux. Il ne peut y avoir ni vent ni changement de temps, ni pluie pour arroser la terre ou alimenter les rivières, aucun surgissement animal ou végétal depuis le sol. Il ne peut en fait y avoir aucune vie. Il ne peut y avoir aucune chose, seulement des objets.

11 Pour tenter de rééquilibrer le modèle hylémorphique, les théoriciens soulignent que le monde matériel n’est pas passivement soumis à l’intention de l’individu. Mais, ayant stoppé le flux des matières, ils ne peuvent expliquer l’activité – du côté du monde matériel – qu’en attribuant une agentivité aux objets. L’archéologue Joshua Pollard6 sonne ici une note discordante. Il fait observer que les choses matérielles, à l’instar des individus, sont des processus, et qu’on ne peut pas toujours les capturer et les maîtriser. Ce à quoi j’ajouterais que c’est précisément à l’extrémité opposée de la capture et de la maîtrise – à savoir dans le déversement et le suintement – que se dévoile la vie des choses. Ce qui nous ramène à Deleuze, qui considère que dès que l’on est confronté à de la matière, on a affaire à de la matière en mouvement, en flux, en variation. Ce que Deleuze a baptisé matière-flux7, je l’appellerais tout simplement matière. Ainsi, l’ESO n’est pas un monde matériel, mais un monde de matières. Et l’artisan qui travaille avec des matières est voué à les suivre.

12 Suivre les matières, c’est entrer dans un monde en perpétuelle « ébullition ». Au lieu de le comparer à un vaste musée ou à un grand magasin, il serait sans doute plus utile de l’envisager comme une gigantesque cuisine. Dans cette cuisine, divers mélanges se font, engendrant de nouvelles matières qui sont à leur tour mélangées à d’autres ingrédients, selon un processus infini de transformation. Pour cuisiner, il faut ouvrir des récipients et en verser le contenu. Il faut ôter les couvercles des objets. Le cuisinier doit lutter contre les tendances anarchiques de ses matières pour garder la maîtrise des opérations. Un parallèle plus juste serait peut-être le laboratoire de l’alchimiste. Comme nous l’explique l’historien de l’art James Elkins8, dans l’univers de l’alchimie, on ne décrit pas la matière en termes de composition moléculaire, mais en termes de substances présentant tel aspect et telle sensation au toucher, et l’on observe ce qu’elles deviennent lorsqu’elles sont mélangées, chauffées ou refroidies. C’est ainsi que procèdent les peintres depuis toujours, nous dit-il. Leur savoir portait aussi sur les substances qui, pour la plupart, n’étaient guère différentes de celles utilisées dans le laboratoire d’alchimie. Les praticiens de l’ESO, qu’ils soient cuisiniers, alchimistes ou peintres, n’imposent pas véritablement une forme à la matière ; ils rassemblent plutôt diverses matières, combinant ou redirigeant leurs flux, impatients de voir le résultat.

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Improvisation et abduction

13 En ramenant les choses à la vie, je m’efforce de célébrer la créativité de ce que Klee appelait la « mise en forme ». Mais il faut ici préciser ce que j’entends par créativité. Je cherche plus particulièrement à inverser la tendance consistant à lire la créativité « à rebours », c’est-à-dire en commençant par le résultat – un nouvel objet –, et à retracer ensuite, le long d’une série de conditions antécédentes, l’idée sans précédent qui a germé dans l’esprit d’un agent. Cette lecture à rebours équivaut à ce que l’anthropologue Alfred Gell9 appelle « abduction de l’agentivité ». Selon lui, toute œuvre d’art est un « objet » dont l’existence peut être retracée jusqu’à un « agent social » selon une manière distinctive, « qui s’apparente à de l’art ». Il veut dire par là qu’en l’espèce, il est possible de remonter le long d’une chaîne de relations causales qui va de l’objet à l’agent, où l’objet, d’une certaine manière, est en relation indicielle avec l’agent. Retracer ces liens revient à exécuter les opérations cognitives de l’abduction. J’ai critiqué plus haut la double réduction de la chose à l’objet, et de la vie à l’agentivité, et cette optique me paraît donc foncièrement fausse. L’œuvre d’art, encore une fois, n’est pas un objet, mais une chose ; comme le souligne Klee, le rôle de l’artiste n’est pas de reproduire une idée conçue au préalable, qu’elle soit neuve ou non, mais de rejoindre et de suivre les forces et les flux de matières qui donnent vie à la forme de l’œuvre.

14 Si l’action de reproduire implique un processus d’itération, celle de suivre implique une itinérance. L’artiste, comme l’artisan, est un itinérant, et son travail est consubstantiel à la trajectoire de son existence. La créativité de l’œuvre réside ainsi dans le mouvement vers l’avant qui donne naissance aux choses. Lire les choses « en avant » implique de se concentrer sur l’improvisation, et non l’abduction. Improviser, c’est suivre les chemins tracés par le monde, au lieu de relier, par un retour en arrière, une série de points déjà traversés. C’est, selon la jolie métaphore de Deleuze10, s’aventurer sur le fil d’une mélodie. Pour lui la vie naît le long de ces filaments qu’il a baptisés « lignes de fuite », ou encore « lignes de devenir ». Ce qu’il faut retenir ici avant tout, c’est que ces lignes ne sont pas des connexions. Elles ne vont pas de A à B, ou vice-versa. Elles passent entre des points sans rien relier, comme l’eau d’une rivière passe entre les rives. Il en va de même en musique ou en peinture. Qu’il s’agisse de créer une mélodie par le contact entre l’archet et le violon, ou une trace par la manipulation du pinceau, les points, dans le mouvement qui les fait naître, ne sont pas tant assemblés que balayés par le courant jusqu’à devenir indiscernables. La vie est sans fin : son élan ne vise pas à atteindre un terminus, mais à continuer.

15 La chose, elle, n’est pas constituée d’un seul fil, mais d’un assemblage de fils de vie. Mais si tout est constitué d’un assemblage de lignes, qu’advient-il alors du concept d’« environnement » ? Que signifie l’environnement dans l’ESO ? Stricto sensu, un environnement est ce qui entoure une chose ; mais on ne peut rien entourer sans former une barrière, convertissant ainsi les fils sur lesquels la vie se déroule en frontières qui l’enferment. Une meilleure approche consisterait peut-être à s'imaginer – comme le fait Charles Darwin dans L'Origine des espèces (1859) – face à une rive envahie de plantes et de buissons. Les faisceaux fibreux des plantes et des buissons s’entremêlent, formant un dense tapis végétal. Ce que l’on a pris l’habitude d’appeler « l’environnement » réapparaît sur cette rive comme un immense entremêlement de

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lignes. Un entremêlement qui n’est pas formé pas des points reliés entre eux, mais par des lignes entrecroisées. Il ne s’agit pas d’un réseau, mais d’un maillage.

Réseau et maillage

16 La distinction entre réseau et maillage est essentielle. Mais elle a été occultée par ce que l’on appelle désormais la « théorie de l’acteur-réseau », une théorie qui s’ancre, non pas dans la réflexion sur le concept d’environnement, mais dans l’analyse sociologique des sciences et de la technologie. Pour une large part, cette théorie est séduisante parce qu’elle promet de décrire les interactions entre individus (scientifiques et ingénieurs, par exemple) sans concentrer l’esprit ou l’agentivité entre les mains de l’homme, mais en la distribuant parmi tous les éléments qui sont mutuellement impliqués dans tel ou tel champ d’action. Le terme « acteur-réseau », traduit par « actor-network » en anglais, a pris dans cette langue une signification que l’un des principaux représentants de la théorie – Bruno Latour11 – n’avait nullement envisagée.

17 Dans l’usage ordinaire, le terme anglais « network » renvoie principalement à la notion de connectivité. Mais le terme français « réseau » est également synonyme de « filet » et peut être utilisé pour désigner le tissage de l’étoffe ou de la dentelle, le plexus du système nerveux ou la toile de l’araignée. Les fils de la toile d’araignée, par exemple, contrairement au réseau de communication, ne relient pas des choses ou des points entre eux. Ils sont tissés à partir de matières produites par le corps de l’araignée et sont déposés à mesure que l’animal se déplace. De ce point de vue, ils sont des extensions du corps même de l’araignée qui trace son chemin dans son environnement. Celle-ci mène son existence le long de ces lignes, qui guident sa perception et ses actions dans le monde. Dans l’esprit de ses inventeurs, qui s’inspiraient en grande partie de la pensée de Deleuze, « l’acteur-réseau » était précisément composé de ce type de lignes de devenir. Comme l’a expliqué ce dernier, la ligne de la toile ne relie pas l’araignée à la mouche, pas plus que la « ligne de fuite » de la mouche ne la relie à l’araignée. Ces deux lignes se déroulent en contrepoint, se servant l’une à l’autre de refrain.

18 Bien entendu, comme dans le cas de l’araignée, la vie des choses se déroule, non pas le long d’une seule ligne, mais de plusieurs, qui se nouent au centre, laissant d’innombrables « fils échappés » en périphérie. Comme Latour l’a récemment suggéré12, chacune pourrait être envisagée comme une étoile, dont le centre est entouré de multiples lignes radiantes. La chose est ainsi une toile dont le centre irradie en de multiples lignes qui se déroulent à l’infini en se ramifiant. On se souvient que Deleuze parlait à ce propos de « rhizome ». Je préfère pour ma part l’image du mycélium. Quoi qu’il en soit, on débute par le caractère fluide du processus de la vie, où les frontières ne sont maintenues que par le flux des matières qui les traversent. Dans le domaine des sciences de l’esprit, le caractère absolu de la barrière entre corps et environnement est remis en question depuis longtemps déjà. Dans une conférence donnée en 1970, l’anthropologue Gregory Bateson13 affirmait que l’esprit n’était pas limité par la peau. Plus récemment, le philosophe Andy Clark14 lui a fait écho en décrivant le cerveau comme un « organe qui suinte », qui refuse de se laisser emprisonner dans le crâne et se mêle au corps et au monde dans la conduite de ses opérations.

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19 On pourrait sans doute aller plus loin. En réalité, ce n’est pas seulement le cerveau qui suinte ; c’est le cas des choses dans leur ensemble. Et ces suintements se produisent le long des chemins que nous suivons en retraçant le flux des matières dans l’ESO.

NOTES

1. Paul Klee, Notebooks, I. The Thinking Eye, J. Spiller (éd.), R. Manheim (trad.) ; II. The Nature of Nature, J. Spiller (éd.), H. Norden (trad.), Londres, 1961. 2. Gilles Deleuze, Félix Guattari, A Thousand Plateaus: Capitalism and Schizophrenia, B. Massumi (trad.), Londres, 2004 [éd. orig. Capitalisme et Schizophrénie, II. Mille Plateaux, Paris, 1980], p. 377. 3. James J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, Boston, 1979, p. 33. 4. Issu d’un cours donné à la Bayerische Akademie der Schönen Künste le 6 juin 1950, l’essai a été traduit en anglais : Martin Heidegger, « The Thing », dans Poetry, Language, Thought, Albert Hofstadter (éd. et trad.), New York, 1971, p. 161-180 [« Das Ding », dans Jahrbuch der Akademie, 1951, I, p. 128 et suiv.]. 5. Juhani Pallasmaa, The Eyes of the Skin, Londres, 1996, p. 45. 6. Joshua Pollard, « The Art of Decay and the Transformation of Substance », dans Colin Renfrew, Chris Gosden, Elizabeth DeMarrais (dir.), Substance, Memory, Display: Archaeology and Art, Cambridge, 2004, p. 47-62. 7. Deleuze, Guattari, (1980) 2004, cités n. 2, p. 451. 8. James Elkins, What Painting Is, Londres, 2000, p. 19, 23. 9. Alfred Gell, Art and Agency: An Anthropological Theory, Oxford [GB], 1998, p 13. 10. Deleuze, Guattari, (1980) 2004, cités n. 2, p. 344. 11. Bruno Latour, « On recalling ANT », dans John Law, John Hassard (dir.), Actor Network Theory and After, Oxford/Malden, 1999, p. 15-25. 12. Bruno Latour, Reassembling the Social: An Introduction to Actor-Network Theory, Oxford, 2005, p. 177. 13. Gregory Bateson, Steps to an Ecology of Mind, Londres, 1973, p. 429. 14. Andy Clark, Being There: Putting Brain, Body and the World Together Again, Cambridge [Mass.], 1997, p. 53.

RÉSUMÉS

Tim Ingold, author of Lines: A Brief History, works at the intersection of anthropology and phenomenology. The piece he has written in response to the textiles issue of Perspective could almost have been entitled “With Deleuze, against Gell” for its emphasis on things as opposed to objects, the forces that pass through them rather than their definitions, the weave and interlacing of threads rather than linear segments, and flows of materials rather than agency.

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Ingold’s piece in this issue of Perspective serves as a metaphor of textile phenomenology: a multi- directional process of thought, proliferating and leaking – to borrow the term he shares with Andy Clark. Ingold’s excursion into the world of craft to describe his reflective practice as an anthropologist, and that of the history of art into the rhizomatic work of the human sciences, stimulate a form of horizontal thinking, an environmental approach that sees links between the chef, alchemist and painter, and compares lace to the solar plexus or a spider’s web. Ingold observes and brings clearly to light the different vital forces that flow through actor-networks and thing-meshes, and in so doing senses a form of textility. [Anne Lafont]

INDEX

Parole chiave : oggetto, cosa, materialità, opera, agency, network, fenomenologia, antropologia Keywords : Object, thing, materiality, work, agency, network, textility, phenomenology, anthropology Mots-clés : objet, chose, matérialité, œuvre, agentivité, réseau, textilité, phénoménologie, anthropologie

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Les textiles à la période moderne : circulation, échanges et mondialisation Une discussion entre Maria João Ferreira, Liza Oliver et Corinne Thépaut-Cabasset, menée par Maria Ludovica Rosati Textiles in Early Modern Period: Circulation, Trade and Globalization

Maria João Ferreira, Liza Oliver, Maria Ludovica Rosati et Corinne Thépaut- Cabasset Traduction : Françoise Jaouën et Monique Le Moing

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les contributions de Liza Oliver, Maria Ludovica Rosati et Corinne Thépaut-Cabasset ont été traduites de l’anglais par Françoise Jaouën ; la contribution de Maria João Ferreira a été traduite du portugais par Monique Le Moing. Dans les textes publiés récemment dans le domaine des textiles, on rencontre fréquemment le terme global associé à divers titres à ce champ de recherches1. Le besoin d’inscrire les études sur le textile dans une globalité au sein de systèmes mondiaux ne répond pas seulement à la tendance qui se généralise aujourd’hui dans la réflexion critique et cherche à adopter une perspective transculturelle et mondiale ; il semble également dicté par la nature particulière du textile en tant que medium. À travers l’histoire, et plus particulièrement depuis le début de la période moderne, le textile peut être considéré comme le medium mondial par excellence. Au début de la période moderne, c’est tout le système de production qui prend une ampleur planétaire : depuis l’approvisionnement en matières premières jusqu’au développement des techniques, en passant par la genèse des motifs, la quasi-totalité des manufactures locales s’inscrivent dans un scénario élargi reposant sur les contacts, les migrations et les échanges avec d’autres réalités, et caractérisé par de multiples interdépendances. À cette époque, le commerce des textiles est pareillement d’ordre planétaire. On connaissait déjà, à la période pré moderne,

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des exemples de liens supranationaux et interculturels, et on sait que certaines productions textiles étaient destinées à l’exportation, mais c’est au début de l’ère moderne que le réseau des échanges acquiert progressivement une dimension véritablement mondiale, ce qui influe sur les manufactures et la consommation. On peut également considérer comme mondiale la propagation de certains phénomènes culturels, depuis la large circulation des textiles jusqu’à l’usage qui en est fait, notamment une tendance à leur octroyer un contenu sémantique particulier ou à les adopter dans le cadre de pratiques sociales particulières, ou encore l’essor de la mode et le goût pour l’exotisme et l’altérité. On peut même considérer que le textile, en tant que champ d’investigation, possède une dimension globale, car il offre de multiples perspectives de recherches qui s’entrecroisent ; il fait intervenir des questions économiques, artistiques, technologiques, politiques, sociales et culturelles, au point que l’approche interdisciplinaire est sans doute souvent la meilleure clef méthodologique permettant de les appréhender. Par le biais du textile, il devient possible d’explorer des phénomènes humains de dimension complexe. [Maria Ludovica Rosati] Maria Ludovica Rosati. Au début de la période moderne, les textiles circulent non seulement au sein d’un système planétaire, mais certaines formes d’échange, telles que la pratique diplomatique consistant à offrir des étoffes précieuses, contribuent à créer un terrain commun entre différentes cultures, terrain où se partagent aussi les significations de ces artefacts. Peut- on alors considérer le medium textile comme un outil permettant de bâtir une identité, une image de soi et des autres, ainsi que des relations entre individus ? Maria João Ferreira. Le rôle joué par les textiles, à la fois comme marchandises et agents indispensables à la mise en scène et à la promotion du pouvoir, dans la stratégie économique et géopolitique des Portugais en Asie, et après l’arrivée de Vasco de Gama en Inde en 1498, est particulièrement intéressant. Confrontés au degré élevé de sophistication culturelle et commerciale des sociétés locales, et déterminés à construire une Asie portugaise, les Portugais durent apprendre à s’adapter à cette réalité et à la connaître profondément s’ils voulaient triompher. Cela impliquait une « asiatisation » des pratiques diplomatiques et des rapports humains. Ils se laissèrent influencer par les traditions autochtones qu’ils adoptèrent et intégrèrent en grande partie, parce qu’ils y trouvaient un écho ou une raison d’être qui servait leurs propres intérêts, tant dans l’espace ultramarin que dans le Royaume. Ce n’est pas un hasard si les chroniqueurs de l’époque accordent une attention particulière au protocole complexe et au faste des souverains locaux auxquels concourent les ornements textiles et leur richesse matérielle, chromatique et décorative. Le roi dom Manuel Ier s’appropria le modèle à des fins personnelles en copiant la splendeur asiatique lors de ses grandes démonstrations publiques et celles de ses représentants, comme en témoigne l’impressionnante délégation qu’il envoya au pape Léon X en 15142. Une ambassade en tous points orientale, tant dans l’ostentation des richesses que dans l’exhibition des hommes et des animaux de ces régions. Les textiles asiatiques utilisés pour les habits sophistiqués, les accessoires qui agrémentaient le défilé et l’ornement liturgique offert au pontife attiraient l’attention par leur magnificence. L’acquisition et l’exhibition des textiles extra-européens donnent corps et portée, en plusieurs sens, au projet ultramarin portugais. Assimilés par le quotidien portugais, ces objets présentent un intérêt et matérialisent une accumulation de connaissance acquise au contact de l’autre3, de la même façon qu’ils deviennent des symboles du pouvoir impérial portugais dans le monde. Ils aident à fixer la mémoire d’un Orient portugais qui est à la fois une réalité et une représentation, et surtout un puissant

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agent de propagande extérieure, si nécessaire à la réhabilitation de l’image du Portugal en Europe pendant le XVIIe siècle4. En 1669, décors chinois et tapis persans ornaient le Palais royal lors du baptême de la princesse Isabelle de Bragance. La même année, dom Pedro, le prince régent, offrait des pièces de soie de Chine à Cosme III de Médicis lors du passage de celui-ci à Lisbonne. Pour des raisons de goût, mais surtout de prestige et d’ostentation, les textiles asiatiques participent désormais des mises en scène montées à l’occasion d’événements solennels et deviennent partie intégrante des présents diplomatiques que la Couronne portugaise offre à ses homologues, même quand l’empire se trouve en phase de déclin. Liza Oliver. Le contexte sud-asiatique fournit un éclairage intéressant sur le rôle des étoffes dans le cadre diplomatique et dans l’établissement de relations. Comme l’ont montré Philip Wagoner et Finbarr Barry Flood, les étoffes et le constituent un élément crucial des échanges matériels qui alimentent les relations entre hindous et musulmans à l’époque médiévale5. Ils révèlent les négociations et les mélanges continus d’identités qui s’opèrent entre les deux religions et les diverses cultures qui les composent. Si le tissu est au cœur de ces négociations, c’est parce qu’il occupe une place singulière dans toutes les religions et cultures sud-asiatiques ; on lui attribue en effet la capacité de transmettre une valeur à la fois matérielle et symbolique et d’absorber les qualités de celui qui l’a fabriqué, qui le porte ou le possède6. L’étoffe joue ainsi depuis longtemps un rôle central dans certaines pratiques, comme la puja (rituel) des hindous, ou encore la cérémonie de la khil’a (robe d’honneur) des Moghols. Dans la miniature de Jahángir, les robes sont mises en valeur au premier plan car elles sont le signe de la richesse matérielle de l’empereur et, offertes en cadeau, elles incorporeront l’aura et l’esprit du souverain dans l’existence de celui qui les portera. Les textiles contribuent largement à créer un espace commun entre peuples et cultures, mais ils peuvent aussi dévoiler de profonds malentendus. Si les Européens en Inde se joignent aux pratiques du don des cours royales sud-asiatiques afin de nouer des alliances et d’obtenir des droits commerciaux, ils se méprennent souvent en y voyant non pas un honneur ou un hommage mais une forme de corruption. Le tableau de Ghasi représentant le darbar (audience officielle) de 1832 entre Lord Cavendish Bentinck et Jawan Singh, maharana du Mewar montre comment l’évolution des structures politiques et de la dynamique de pouvoir peut entraîner des incongruités sur la signification des artefacts. L’image illustre le moment où les présents du souverain (des rouleaux d’étoffes multicolores) sont remis au Britannique. Jawan Singh adapte ici une longue tradition de cadeaux princiers aux nouvelles exigences d’une emprise coloniale croissante. Mais ces étoffes, offertes en signe d’alliance symbolique avec les Britanniques, prennent souvent une toute autre signification à leur arrivée en Angleterre. Au milieu du XIXe siècle, la reine Victoria considère que le port de ces étoffes fait injure aux fabricants britanniques. Elle met en avant la production locale en commandant à une manufacture londonienne un rouet avec lequel elle se fait photographier à plusieurs reprises. On voit ainsi comment, à l’époque, les Anglais tendent à envisager l’étoffe exclusivement en termes de plus-value économique et matérielle apportée à la nation, et non sous la dimension symbolique que lui accordent les cours princières sud-asiatiques qui ont coutume d’en faire présent.

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Corinne Thépaut-Cabasset. Un document exceptionnel conservé au ministère des Affaires étrangères à Paris nous informe sur les quantités phénoménales d’étoffes (de soie et de laine) sorties des manufactures royales et offertes par Louis XIV aux princes, souveraines et ambassadeurs au cours de son règne7. Il montre que la pratique des cadeaux sert essentiellement à faire circuler les produits français (dont les textiles) et à promouvoir l’innovation française à travers le monde. Il souligne également l’attrait de ce medium et l’usage qui en est fait pour construire et diffuser à la fois une image de soi et une image des autres. Un autre aspect est révélé par les correspondances et les rapports diplomatiques, qui offrent des exemples frappants de circulation des textiles et des modes à la fois en Europe et au-delà.

Dans une étude portant sur un agent bavarois basé à Paris à la fin du XVIIe siècle, on peut examiner les commandes adressées par le Prince électeur Maximilien Emmanuel et les documents issus des douanes françaises autorisant les « ballots » de textile à sortir du pays8. Les archives nationales bavaroises ont en effet conservé un ensemble unique de plusieurs centaines de missives d’un Bavarois résidant à Paris et adressées au Prince électeur de Bavière, qui concerne pour une large part les acquisitions faites à Paris pour le prince et sa cour. La principale fonction de leur auteur était d’acheter des pièces d’habillement françaises pour la garde-robe princière. Cette correspondance montre combien de pièces ont été envisagées, choisies, achetées et enfin expédiées à Munich. Rédigées entre 1674 et 1689, elles fournissent de précieux renseignements sur les marchands et les produits disponibles à Paris, considéré à l’époque comme la capitale incontestée de la mode européenne9. Certains documents peu étudiés tels que les systèmes modernes de taxation présentent également un grand intérêt. C’est notamment le cas de ceux ayant trait aux droits de douane appliqués à Madrid au XVIIIe siècle, des documents qui montrent le schéma de circulation et de consommation des textiles (entre autres produits) en provenance de pays étrangers10.

Maria Ludovica Rosati. Dans des situations historiques et géographiques différentes, on observe souvent un processus d’adaptation des textiles étrangers à de nouvelles formes d’usage spécifiques au contexte d’adoption. Les étoffes asiatiques sont par exemples utilisées en Europe pour les vêtements sacerdotaux ; depuis l’époque d’Edo, les tissus persans et indiens sont réservés à la cérémonie du thé. Peut-on alors considérer que cette forte adaptabilité du medium textile est à la fois une conséquence de son caractère planétaire et une précondition de sa mondialisation ? Comment expliquer ce processus d’adaptation du point de vue des acteurs impliqués ? Corinne Thépaut-Cabasset. La mode semble avoir fluctué très rapidement, suivant le cours des événements de la cour et de la ville. Le Mercure galant, périodique consacré aux nouvelles de Paris et de la cour (1672-1711), comportait une rubrique portant sur les nouvelles modes et tendances11, dans laquelle on découvre la grande diversité des termes employés pour décrire les textiles et le style vestimentaire de la fin du XVIIe siècle. La Chine, l’Inde et le Siam (actuelle Thaïlande) sont les nouvelles sources d’inspiration pour le commerce de la mode. Les manches « à la pagode », le taffetas « de la Chine », les robes « à la sultane » ou « à la persane », les éventails « à la siamoise » sont autant d’expressions qui entrent alors dans le vocabulaire français de la mode12.

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Maria João Ferreira. Quand on analyse la contribution des textiles à la médiation et à la création de circuits globaux – autrement dit ce qui motive leur diffusion dans un cadre extraterritorial et la façon dont ils sont reçus dans d’autres contextes – de nombreux aspects doivent être pris en considération. Le cas que nous connaissons le mieux, celui des textiles chinois exportés vers le Portugal entre le XVIe et le XVIIIe siècle, en particulier ceux destinés à des fonctions liturgiques du culte catholique, illustre bien cette question13. Nous nous référons à une manufacture originale dont la mise en pratique reflète bien les motivations et les référents artistico-culturels des deux royaumes impliqués et par conséquent la relation dialectique à la base de cette rencontre de civilisations. Il en est de même d’une plateforme hybride de compréhension, révélatrice d’un sens aigu de l’opportunité et de l’initiative de la part de celui qui produit et de celui qui acquiert. Stimulés par des intérêts économiques et commerciaux et donc poussés à conquérir de nouveaux marchés, les Chinois se révèlent suffisamment ingénieux pour adapter leur traditionnel programme technique, iconographique et plastique tout en s’adaptant eux-mêmes à de nouveaux procédés et à de nouvelles références en syntonie avec le goût et le désir des destinataires. Cette posture et cette capacité d’adaptation, en grande partie à l’origine de la vitalité du secteur, se propagèrent vers d’autres centres manufacturiers asiatiques et se distinguèrent même comme des facteurs-clefs de la domination indienne en ce qui concernait la fourniture de textiles dans le monde entier jusqu’à la révolution industrielle occidentale14. Si dans la perspective chinoise ces objets représentent surtout une opportunité commerciale, pour les Portugais leur fabrication fait aussi référence à des motivations d’un autre ordre. Dans ce processus de transferts successifs et de contextes renouvelés au fil du temps, les protagonistes et les champs d’action s’altèrent et les objets peuvent revêtir de nouvelles valeurs et de nouvelles significations. Différents et attractifs, véritables témoins matériels d’une Église qui se prétend universelle, ces objets rappellent le pouvoir politique de l’Église catholique dans le monde. Particulièrement en Asie, sous couvert du projet missionnaire sur lequel se fondait l’État de l’Inde lui-même – un État qui s’étendait d’Ormuz à Goa, Malaga, Macao et Nagasaki – par le biais du patronage portugais. Implicitement, utiliser ou exhiber des textiles chinois représente une forme d’émulation du savoir et du pouvoir impérial portugais dans ses multiples dimensions (économique, religieuse, politique, militaire, culturelle et artistique)15. Liza Oliver. Je crois en effet que l’adaptabilité d’un textile – essentiellement due à sa portabilité, à sa valeur utilitaire et la tendance qui en découle à le commercialiser en gros – est une pré-condition de sa nature planétaire et un catalyseur majeur de la mondialisation en général. En ce qui concerne plus particulièrement l’Europe, l’étroite correspondance entre textiles et mondialisation ne peut être dissociée du commerce Atlantique des esclaves. Si l’on examine l’ensemble formé par l’adaptabilité, l’esclavage et la mondialisation, on peut affirmer en outre que les textiles sont également une pré-condition de la modernité. Selon la célèbre thèse de Paul Gilroy, l’esclave est la première figure véritablement moderne en Europe ; transnational en vertu de la définition même du « passage du milieu », le travail de

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l’esclave soutient les économies qui ont permis la dissémination à travers le monde des matériaux bruts et l’essor des marchés capitalistes16. L’extraordinaire adaptabilité des textiles ressort nettement lorsque l’on considère que leur valeur fluctue d’un point de vue matériel, mais aussi en tant que symbole d’asservissement et en tant qu’objet d’agentivité, à d’innombrables points du spectre de l’existence de l’esclave. Les esclaves du « passage du milieu » étaient ainsi appelés parce qu’ils étaient achetés avec des textiles indiens et des imitations européennes. Mais comme le montre une miniature peinte sur un bouton, les sociétés antillaises font un usage complexe de ces mêmes textiles. L’adaptabilité se dévoile sur plusieurs registres dans cette miniature attribuée à l’artiste Agostino Brunias, actif au XVIIIe siècle. Elle montre des esclaves vêtus des textiles mêmes qui ont servi à les acheter, déstabilisant ainsi les hiérarchies sociales et remettant en question les oppositions possédant/possédé et sujet/objet sur lesquelles repose l’esclavage17. De surcroît, selon certaines sources sujettes à caution, ce bouton, avec environ dix-sept autres similaires attribués à Brunias, ornaient l’uniforme militaire de Toussaint Louverture, ancien esclave devenu chef de l’indépendance haïtienne. Cette histoire, même si elle est apocryphe, reste fascinante car elle semble indiquer que Louverture aurait ainsi transféré un agent d’asservissement dans une iconographie d’indépendance et d’autodétermination. De surcroît, ces boutons et l’uniforme auquel ils étaient, dit-on, attachés nous placent dans une proximité presque palpable avec un corps légendaire. Ornements de ce corps, ils sont des objets tactiles, intimes, et leur adaptabilité est de nature plus viscérale. J’y vois donc une réciprocité entre esclave et textile qui témoigne du rôle qu’ils jouent tous deux en tant qu’acteurs et agents de la mondialisation et de la modernité à laquelle elle a donné naissance.

Maria Ludovica Rosati. L’impact des textiles étrangers a joué un rôle, non seulement en incitant les manufactures locales à imiter et remanier les solutions exotiques à la production des étoffes, mais les motifs ont également migré d’une matière à l’autre, influant sur les goûts. Peut- on dire que le medium textile constitue un art majeur dans la création de systèmes ornementaux, dont certains sont peut-être communs à différentes civilisations ? Liza Oliver. Le boteh ou paisley (motif cachemire) représente le plein potentiel du rôle joué par les textiles dans la dissémination de systèmes ornementaux, avec ce que cela implique au niveau social. Le boteh figurant sur les châles en cachemire tissés au début du règne moghol au XVIe siècle montre de fortes similitudes avec des motifs floraux que l’on trouve sur d’autres media, comme par exemple les reliefs décoratifs de l’architecture moghole. Il serait intéressant de savoir quel medium a influencé l’autre, ou si, comme c’est probable, l’influence a été dialogique. Mais ce qu’il faut avant tout s’efforcer de découvrir, c’est pourquoi le boteh a connu sa plus grande évolution par le biais du textile, et comment ce medium a permis de diffuser le motif à travers le monde, pour en faire ce que l’on appelle aujourd’hui paisley.

Un châle en pashmînâ fabriqué en Europe au XIXe siècle et orné d’un motif cachemire reflète, de manière abstraite, de vastes structures et interactions sociales. Il témoigne tout d’abord de l’exploitation de la main-d’œuvre et des taxes écrasantes imposées aux tisseurs de pashmînâ aux XVIIIe et XIXe siècles dans le Cachemire sous domination afghane et sikh. C’est ce qui a permis au boteh, par l’intermédiaire du pashmînâ, de pénétrer massivement le marché européen et d’alimenter la demande d’imitations locales. Cette exploitation a également poussé les artisans miséreux du Cachemire à se soulever au XIXe siècle, un soulèvement qui fit de nombreuses victimes. Du côté

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européen, ce châle est à la fois le signe et le produit de nouvelles technologies – tel le métier jacquard – qui entraînent la dissémination rapide et à grande échelle des motifs, le développement et l’expansion de la législation sur la propriété dans le domaine visuel, et la stratification sociale, phénomènes accélérés par l’industrialisation. Ce contexte dévoile que le paisley n’est pas seulement un motif partagé entre l’Asie du Sud et l’Europe, mais un ensemble instable d’interactions et de conflits humains. On peut ainsi dire, en effet, que les textiles sont sans aucun doute le fer de lance de la création et du partage de l’ornementation entre civilisations. Il faut cependant se garder de dissocier celle-ci de l’ensemble des transactions humaines sur lesquelles reposent sa dissémination, ce qu’il est aisé de faire lorsque l’on attribue trop d’agentivité au textile ou au motif lui-même. Les relations sociales sont toujours implicites dans les systèmes ornementaux. Lorsque l’on dit que des civilisations différentes « partagent » le même motif, qu’est-ce que cela signifie ? Le terme pourrait occulter des pratiques dynamiques, précisément situées dans le temps, et qui vont du vol au plagiat, de l’exploitation à l’adaptation, de l’altération au développement. Afin de ne pas diluer ces processus dans des débats génériques sur les questions d’« influence », il faut prendre en compte l’agentivité (ou l’absence d’agentivité) des acteurs humains impliqués dans ces processus de partage. En examinant les relations sociales inscrites dans ces symboles partagés, on se rendra sans doute compte qu’il n’existe aucune approche standard de la théorisation des processus de transmission. La révélation de ces spécificités devrait, selon moi, être l’objectif des études sur les partages de motifs ornementaux entre différentes cultures. Corinne Thépaut-Cabasset. L’effet produit par la visite de la délégation siamoise à la cour de Louis XIV en septembre 1686 fournit l’exemple clef d’un tissu qui devint rapidement populaire, tout en évoluant au cours des cinquante années suivantes18. L’événement sensationnel que constituait cette visite diplomatique, couvert par les gazettes, suscita une grande curiosité pour les coutumes et les mœurs siamoises19. Peu après la visite des ambassadeurs à Versailles et à Paris, les marchands de la capitale lancèrent un nouveau tissu baptisé « Siamoise ». Il s’agissait apparemment d’une étoffe légère à rayures faisant écho à celle portée par la délégation siamoise. On ne sait avec certitude si les fabricants français cherchaient à imiter un tissu originaire du Siam, ou s’ils s’en sont simplement inspirés pour leur création. En revanche, on sait de source sûre que, parmi les cadeaux envoyés par le roi de Siam à Louis XIV, se trouvaient différentes pièces d’étoffe (Mercure galant, 1686). C’est peut- être ce qui a incité d’astucieux marchands à créer un nouveau tissu français. Le terme « Siamoise », qu’il se réfère à la création française ou à un tissu siamois, est celui utilisé par les marchands dans la presse et sur les gravures de mode, et la nouvelle tendance est aussitôt lancée20. En juin 1687, dans la rubrique de la nouvelle mode d’été, le Mercure galant annonce qu’un tissu à rayures multicolores baptisé « Siamoise », connaît un grand succès chez les marchands. L’étoffe de laine, aussi douce et légère que la mousseline, est classée par les marchands parmi les « satins façonnés ». Autrement dit, elle rejoint les fibres communément utilisées dans la confection de mode : la laine, la soie et le coton21.

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En 1723, dans son Discours universel de commerce…, Jacques Savary des Bruslons mentionne cette étoffe, faite de soie et de coton, et note qu’elle est apparue en France pour la première fois à l’occasion de la visite des ambassadeurs du Siam. En 1736, les manufactures royales continuent à produire en Normandie une cotonnade à rayures ou à carreaux appelé « siamoise », comme le montre une collection d’échantillons conservée à la Bibliothèque nationale de France22. Maria João Ferreira. Le fait qu’ils soient facilement transportables et parfaitement adaptables est inhérent à la nature des textiles. À l’instar des gravures, les spécimens textiles constituent de très importantes matrices visuelles dont la diffusion concourt à la création et à la transmission de répertoires ornementaux vraiment transculturels – avec pour avantage d’offrir un ensemble plus vaste d’information dans les domaines de la chromatique et de la technologie, dont ils sont simultanément porteurs. Au fil du temps et sous les latitudes géographiques et culturelles les plus diverses, les textiles ont été intégrés, imités et recréés avec différents critères et suivant différents niveaux d’approche selon les participants concernés – artisans, intermédiaires et destinataires (institutionnels ou privés, religieux ou laïques, acquéreurs ou vendeurs) – leurs aspirations et leurs connaissances. Dans ce processus d’apprentissage et de réinterprétation des formes et des motifs, l’influence des textiles comme source d’inspiration et d’enseignement pratique s’étend à d’autres domaines artistiques selon différentes modalités, tant par l’intermédiaire de partenariats, qui s’établissent en termes créatifs et commerciaux, que par le recours à des projets communs – comme le sont les répertoires de dessins – répartis entre les textiles et d’autres types de supports, dont les particularités (comme la bi- dimensionnalité) entraînent des approches similaires.

Aux XVIe et XVIIe siècles, l’influence des textiles est évidente dans le répertoire structurel et thématique des azulejos portugais. Avec d’autres matériaux et d’autres techniques de fabrication, les devants d’autel reproduisent et s’inspirent de la composition des modèles, des détails et du vocabulaire textile contemporain. À côté des référents typiquement occidentaux (européens) se détachent de plus en plus les motifs asiatiques qui, après l’ouverture de la Route du Cap, furent introduits dans le royaume à une échelle sans précédent. Les spécimens venus de l’Inde, de la Perse et de la Chine gagnèrent en prestige dans l’éventail de possibilités qui jusqu’alors constituait le principal marché de l’offre au Portugal23 et devinrent d’importantes sources d’inspiration pour ce qu’on a appelé les devants d’autel aux oiseaux et aux ramages24. Produite en majorité dans les ateliers lisboètes, surtout entre le deuxième et le troisième quart du XVIIe siècle, cette typologie est considérée comme l’une des plus riches expressions de la transculturation de l’art portugais du XVIIe siècle, si grand est le syncrétisme qui la caractérise.

Maria Ludovica Rosati. Bien avant le développement des « global studies », les premières recherches sur les textiles et les premières collections témoignaient déjà d’une prise de conscience embryonnaire du besoin d’aller au-delà des traditionnelles frontières nationales, et s’intéressaient aux productions étrangères. Des orientations critiques récentes ont fourni de nouveaux outils d’approche méthodologique des phénomènes interculturels les plus divers. Si l’on tient compte de sa vocation traditionnelle, le champ des textiles au début de l’époque

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moderne pourrait-il devenir un champ d’investigation propice à l’application des théories transculturelles ? Quels avantages pourrait-on en tirer ? Maria João Ferreira. Les frontières de la production et de la consommation des « Trade textiles25 » à l’époque moderne se révèlent bien plus fluides que les frontières géopolitiques traditionnellement admises par l’historiographie. La vie des objets atteste un monde dynamique et relié qui interpelle sur la nécessité d’une histoire plus ouverte, capable de refléter ces connexions (quand ce ne sont pas des superpositions) et qui impose des changements d’interprétation tant au niveau de la perception de l’espace et du temps que de l’identité. Le textile d’origine chinoise produit dans le cadre de la présence portugaise en Asie, à partir du XVIe siècle, est symptomatique de cette réalité. D’une part, la Chine a une profonde influence dans les royaumes adjacents qui délimitent la mer de Chine et dans la totalité de l’espace géographique que constitue la région s’étendant entre l’océan Indien et l’océan Pacifique. Ainsi, la démonstration, au sein d’une manufacture donnée, de caractéristiques connotant la production chinoise ne signifie pas pour autant que celle-ci en soit strictement à l’origine – d’autant plus que, outre les objets, les matériaux et surtout les personnes circulent en transportant avec elles les idées et la connaissance. D’autre part, jusqu’à la première moitié du XVIIe siècle, les Portugais se révélèrent d’importants partenaires commerciaux de la Chine : en qualité d’agents intermédiaires, ils pouvaient influer sur le profil des marchandises chinoises négociées. À partir de Macao, ils transportaient les produits textiles chinois vers le Japon (jusqu’en 1639) et vers l’Inde (d’où ils étaient acheminés vers le Portugal et l’Europe) et s’intégraient dans les circuits commerciaux hispano-philippins et américains. Dans ce contexte, les approches transculturelles, interdisciplinaires et multidimensionnelles qui mettent en relation et reconnaissent l’importance de l’économie mais aussi celle de la politique, de la culture et de l’art dans ce phénomène complexe, paraissent indispensables pour une étude efficace des influences qui se développèrent de façon croisée et parallèle tout au long de ces circuits, d’autant plus lorsqu’elles sont articulées avec des travaux exhaustifs d’inventaire d’objets susceptibles de fournir des bases solides pour l’étude des cas spécifiques et des analyses comparatives. Corinne Thépaut-Cabasset. Quel fut le succès des produits européens dans le Nouveau Monde au début du XVIIIe siècle ? Quelle méthode doit-on appliquer pour étudier les modes et les textiles européens qui ont transformé ou non la manière de s’habiller dans les colonies espagnoles ? L’impact de la mode sur la culture des apparences dans le Nouveau Monde est très peu connu, et les rares recherches entreprises se limitent aux aspects socio- économiques. L’étude pionnière que Fernand Braudel a consacrée à l’histoire du monde moderne préindustriel est considérée comme l’un des ouvrages précurseurs de la théorie des systèmes-monde26. Le projet de recherche intitulé « Dressing the New World27 » s’appuie sur un document exceptionnel qui décrit le marché de Mexico dans les années 1700. Ce manuscrit de Jean de Monségur28 (des mémoires sur la Nouvelle Espagne rédigés dans la première décennie du siècle) constitue l’une des rares références à l’Amérique espagnole au début du XVIIIe siècle, et une source précieuse sur la dissémination et la consommation des produits européens de l’autre côté des mers. Le projet a pour objectif d’examiner en détail les modes et le textile à travers ce texte et d’autres

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documents tirés de la littérature commerciale de l’époque, de l’iconographie ou de la culture matérielle, en faisant intervenir différentes disciplines : histoire moderne, histoire de l’art et histoire du costume. Il s’efforce également d’étudier le rôle du textile et de la mode dans les études coloniales29. Il vise enfin à prendre en compte l’action de la politique et l’importance des liens planétaires dans les études sur le costume et la culture visuelle au début de l’époque moderne. Les rapports officiels, la correspondance politique et les récits de voyageurs constituent une riche source d’information sur l’histoire des textiles et des modes, leur consommation et leur distribution au cours de la période. Prises ensemble, ces sources fournissent une occasion unique de découvrir le réseau de relations entre différentes régions du monde nourri par les échanges commerciaux à l’époque. Cette recherche vise ainsi à écrire un nouveau chapitre de l’histoire mondiale du costume en s’aventurant dans les récits de voyage, la peinture et les collections de costume conservées dans les musées. Enfin, il s’agit de se demander si les articles de mode et les textiles européens ont fourni ou non l’occasion d’un transfert culturel au Mexique et ailleurs. En s’appuyant également sur l’exceptionnelle source iconographique que constitue la « peinture de caste30 », ces recherches permettront de mettre au point un premier glossaire illustré des textiles et des costumes commercialisés à l’échelle mondiale à l’époque préindustrielle31. Liza Oliver. Les frontières disciplinaires sont le plus souvent tracées à partir du concept d’État-nation, ce qui constitue un obstacle majeur au développement des études transculturelles. Le commerce textile à l’époque pré-moderne est un champ d’investigation particulièrement propice au démantèlement de ces frontières, car il s’est structuré en dehors des cadres géographiques et idéologiques instaurés par la modernité et la colonisation. Les routes commerciales terrestres et maritimes relient depuis toujours diverses régions du globe, révélant le caractère artificiel de l’imposition du concept d’État-nation sur la manière dont nous organisons nos connaissances du monde. Mon optimisme s’accompagne cependant d’une mise en garde concernant essentiellement le mauvais usage qui pourrait être fait de la formule « global studies » et la manière dont on classifie toujours plus les spécialisations géographiques. L’histoire de l’art « européen » reste immuable, tandis que l’histoire de l’art « globale » est devenue le réceptacle de tout ce qui concerne le « non- Occident ». Les « global studies » pourraient ainsi fort bien faire le jeu d’un paternalisme euro-centrique, et réaffirmer les frontières qu’elles prétendent abolir. Dans cette éventualité, elles rétabliraient, sous une autre forme, les catégorisations euro-centriques de l’« Autre ». Elles ne permettraient donc aucunement d’aller au- delà des frontières nationales, et encore moins de les remettre en question. Le second point d’inquiétude concerne le lien entre local et planétaire lorsqu’il s’agit d’histoire transculturelle. Sur ce terrain, comme l’a souligné Sanjay Subrahmanyam, on se voit contraint de naviguer constamment entre ces deux extrêmes en tension. D’un côté, on risque de minimiser les facteurs planétaires qui influent sur une société locale ; de l’autre, on risque d’octroyer un rôle trop important à ce qui est situé au- delà du cadre de cette société32. Trouver un moyen terme responsable entre les deux requiert de l’expérience et une connaissance approfondie des sociétés considérées

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dans l’étude ; l’histoire mondiale se fonde sur un ensemble d’histoires locales, et non sur l’omission de telle ou telle. Mais tant que notre système universitaire restera prisonnier du cadre de l’État-nation, il sera difficile de mettre au point les compétences et les connaissances requises pour cette tâche. Cela ne signifie pas pour autant que le champ des textiles n’est pas à la hauteur du défi. Il s’agit plutôt de veiller à ne pas dissiper son potentiel méthodologique en laissant par inadvertance celui-ci se fondre dans un usage inconsidéré du terme « global ». Pour ma part, j’estime que les « global studies » et les théories transculturelles doivent contribuer au remodelage des structures disciplinaires, et non relever d’une simple substitution entre termes. C’est, à mes yeux, le plus grand avantage méthodologique que puisse apporter l’étude des textiles à l’histoire de l’art en tant que discipline.

NOTES

1. Giorgio Riello, Peter McNeil (dir.), The Fashion History Reader: Global Perspective, Londres/ New York, 2010 ; The Worlwide Textile Trade, 1500-1800, Amelia Peck (dir.), cat. exp. (New York, The Metropolitan Museum of Art, 2013-2014), Londres, 2013 ; Marie-Louise Nosch, Zhao Feng, Lotika Varadarajan (dir.), Global Textile Encounters, Oxford/Philadelphie, 2014 ; Luca Molà, Dieter Schäfer (dir.), Threads of Global Desire: Silk in the Pre-Modern World, Oxford [à paraître]. 2. Gaspar Correia, Crónicas de D. Manuel e de D. João III (1533), José Pereira da Costa (éd.), Lisbonne, 1992. 3. Voir par exemple le décor et les tapis représentés dans le tableau d’André Reinoso, Saint François-Xavier saluant à Jean III avant son départ pour l’évangélisation de l’Inde, vers 1619, Lisbonne, Museu de São Roque, inv. 94. 4. Lorge M. Flores, « Um Império de Objetos », dans Mafalda S. Cunha (dir.), Os Construtores do Oriente Português, Lisbonne, 1998, p. 15-51, p. 26-27. 5. Voir Philip Wagoner, « “Sultan among Hindu Kings”: Dress, Titles, and Islamicization of Hindu Culture at Vijayanagara », dans The Journal of South Asian Studies, 55, 4, 1996, p. 851-880 ; Finbarr Barry Flood, Objects of Translation: Material Culture and the “Hindu-Muslim” Encounter, Princeton, 2009. 6. Christopher Alan Bayly, « The Origins of Swadeshi (Home Industry): Cloth and Indian Society, 1700-1930 », dans Arjun Appadurai (dir.), The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge/New York/New Rochelle, 1986, p. 285-321. 7. Corinne Thépaut-Cabasset, « Présents du Roi: An Archive at the Ministry of Foreign Affairs in Paris », dans Studies in Decorative Arts: An International Journal, XV, 1, automne-hiver 2007-2008, p. 4-18. 8. Eadem, « Newly Discovered Documents Help to Reconstruct the Purchase of a Lost Princely Wardrobe », dans ICOM-Costume 2015 Proceedings, en ligne : http://network.icom.museum/ fileadmin/user_upload/minisites/costume/pdf/The__paut-Cabasset_ed_Pietsch.pdf (consulté le 16/06/2016). 9. Eadem, « Diplomatische Agenten und der Europäische Luxuswarenhandel im späten 17. Jahrhundert », dans Mark Häberlein, Christof Jeggle (dir.), Materielle Grundlagen der Diplomatie:

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Schenken, Sammeln und Verhandeln in Spätmittelalter und Früher Neuzeit, Constance/Munich, 2013, p. 157-75 ; Eadem, « Garde-robe de souverain et réseau international : l’exemple de la Bavière dans les années 1680 », dans Isabelle Paresys, Natacha Coquery (dir.), Se vêtir à la cour en Europe (1400-1815), actes de colloque (Versailles, château de Versailles, 2009), Villeneuve d’Ascq, 2011, p. 177-193. 10. Nadia Fernandez-de-Pinedo, Corinne Thépaut-Cabasset, « A Taste for French Style in Bourbon Spain: Food, Drink, and Clothing in 1740s Madrid », dans Jane Stobart (dir.), A Taste for Luxury in Early Modern Europe, Londres, à paraître. 11. Corinne Thépaut-Cabasset, L’Esprit des modes au Grand siècle, Paris, 2010. 12. Nicolas Arnoult, Femme de qualité habillé [sic] en sultane, 1688, Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie, OA-51-PET FOL, fol. 51. 13. Maria João Ferreira, « Chinese Textiles for Portuguese Taste », dans The Worlwide Textile Trade…, 2013, cité n. 1, p. 46-55. 14. Rosemary Crill, « Local and Global: Patronage and Use », dans The Fabric of India, Eadem (dir.), cat. exp. (Londres, Victoria and Albert Museum, 2015-2016), Londres, 2015, p. 78-179, p. 140. 15. António M. Hespanha, « O Orientalismo em Portugal (séculos XVI-XX) », dans Ana Maria Rodrigues (dir.), O Orientalismo em Portugal, Lisbonne, 1999, p. 15-37, p. 20-21. 16. Paul Gilroy, The Black Atlantic Modernity and Double-Consciousness, Cambridge [Mass.], 1993 [éd. fra. : L’Atlantique noir : modernité et double conscience, Lille/Paris, 2003]. 17. Pour une analyse plus détaillée, voir Beth Fowkes Tobin, « Taxonomy and Agency in Brunias’s West Indian Paintings », dans Picturing Imperial Power: Colonial Subjects in 18th-Century British Painting, Durham/Londres, 1999, p. 139-173. 18. Corinne Thépaut-Cabasset, « Fashion Encounters: The “Siamoise”, or the Impact of the Great Embassy on Textile Design in Paris in 1687 », dans Nosch, Feng, Varadarajan, 2014, cité n. 1, p. 18. 19. Mercure Galant, septembre 1686 – janvier 1687. 20. Thépaut-Cabasset, 2010, cité n. 11, p. 30. 21. Voir Nicolas Arnoult, Femme de qualité en habit d’été d’étoffe siamoise, Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie, OA-62-PET FOL, fol. 76. 22. Voir également, entre autres, les « Siamoises » de la manufacture de Rouen, issues de la même collection d’étoffes du duc de Richelieu (1737), Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie, LH-45-FOL. 23. Maria João Ferreira, « Asian Textiles in the Carreira da India: Portuguese Trade, Consumption and Taste, 1500-1700 », dans Textile History, 46, 2, novembre 2015, p. 147-168. 24. Voir l’exemplaire conservé par le Museu Nacional do Azulejo, à Lisbonne, inv. 132 Az. 25. Amelia Peck, « Trade Textiles at the Metropolitan Museum: A History », dans The Worlwide Textile Trade…, 2013, cité n. 1, p. 2-11, p. 9. 26. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : XV-XVIIIe siècles (1967), Paris, 1979 [pour l’édition en trois volumes : I. Les Structures du quotidien, le possible et l’impossible ; II. Les Jeux de l’échange ; III. Le Temps du monde]. 27. « Dressing the New World: The Trade and Culture of Clothing in the New Spanish Colonies 1600-1800 », projet mené par C. Thépaut-Cabasset, au Centre de recherche sur les textiles (CTR) à l’université de Copenhague, avec le soutien d’une bourse Marie Skłodwska-Curie (Horizon 2020). 28. Jean-Paul Duviols, Mémoires du Mexique. Le Manuscrit de Jean de Monségur (1707-1709), Paris, 2002. 29. Rebecca Earle, The Body of the Conquistador: Food, Race, and the Colonial Experience in Spanish America, Cambridge, 2012 ; Serge Gruzinski, The Mestizo Mind: The Intellectual Dynamic of Colonization and Globalization, New York, 2002 [éd. orig. La Pensée métisse, Paris, 1999] ; Dana Leibsohn, Jeanette Favrot-Peterson (dir.), Seeing Across Cultures in the Early Modern World, Farnham/Burlington [Vt], 2012. 30. Ilona Katzew, Casta Paintings: Images of Race in Eighteenth-Century Mexico, New Haven, 2004 ; Painting a New World: Mexican Art and Life, 1521-1821, Donna Pierce, Rogelio Ruiz Gomar, Clara

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Bargellini (dir.), cat. exp. (Denver, Denver Art Museum, 2004), Denver, 2004 ; Magali M. Carrera, Imagining Identity in New Spain: Race, Lineage, and the Colonial Body in Portraiture and Casta Paintings, Austin, 2003. 31. Voir également, entre autres, Miguel Cabrera, De español y mestiza, 1763, Madrid, Museo de América, inv. 00006. 32. Sanjay Subrahmanyam, Merchants, Markets, and the State in Early Modern India, Delhi, 2008, p. 8.

RÉSUMÉS

Looking at the recent publications on the textiles field, it’s quite common to find the word global, variously associated with this ambit. The necessity of reframing the textiles studies within a global dimension and worldwide systems seems to follow not only the more general tendency of the present critical thought to adopt exactly a global and transcultural perspective, but seems to be dictated by the peculiar nature of the textile medium. Historically and particularly since the Early Modern Age, in fact, the textiles could be regarded as the global medium par excellence. In the Early Modern period global was first at all the system of production: from the supply of the raw materials to the development of technical skills, without considering the genesis of the patterns, nearly each local manufacture was to be read within a wider scenario, made of contacts, migrations and exchanges with other realities and charged with manifold reciprocal interdependences. At the same time, global was the dimension of the textiles trades. Although since the Pre-modern world different actors were involved in intercultural and supranational relationships and some fabric productions conceived for export were already traceable, from the beginning of the Modern Age the exchanges’ net achieved progressively a real integrated worldwide scale, which in turn orientated manufactures and consumptions. Besides we can consider as global the diffusion of some cultural phenomena related to the textiles’ world, to their wide circulation and their forms of use, such as the tendency to invest them with particular semantic contents and to adopt them in specific social practices, or the rise of the fashion and the taste for the exotic and what is other from itself. Playing on words, even the textiles as an inquiry field could be regarded as global: their perspectives of research are in fact manifold and tangled, including economical, artistic, technological, political, social and cultural questions, so that an interdisciplinary approach could be often the best methodological key to understand them; through the textile medium it becomes also possible to explore more articulated human phenomena.

INDEX

Parole chiave : tessile, cultura, economia, commercio, scambi, costume, storia, globalizzazione, globale, mondiale, interculturale, circolazione Keywords : textile, culture, economy, trade, costume, history, global, globalization, transcultural, artistic transfer, circulation Mots-clés : textile, culture, économie, commerce, échanges, costume, histoire, mondialisation, mondial, transculturel, transfert artistique, circulation Index géographique : Asie, Europe, Angleterre, Chine, Inde, Portugal Index chronologique : 1500, 1600, 1700, 1800

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AUTEURS

MARIA JOÃO FERREIRA Maria João Ferreira est chercheur intégré au CHAM – Centre portugais pour l’histoire globale – FCSH/ NOVA-UAc ; elle étudie la consommation textile au Portugal au cours de l’époque moderne, en particulier la production textile chinoise pour le marché portugais.

LIZA OLIVER Liza Oliver est Assistant Professor of Art History and South Asia Studies au Wellesley College. Ses recherches portent sur les échanges matériels et intellectuels entre l’Asie du Sud et l’Europe du XVIIe au XIXe siècle.

MARIA LUDOVICA ROSATI Après avoir obtenu son doctorat en histoire de l’art (Scuola Normale Superiore, Pise), Maria Ludovica Rosati a travaillé à la Scuola Normale, à l’université de Trieste, au Museo del Bargello (Florence), au Museo del Tessuto (Prato), et participé à diverses expositions sur les textiles anciens. Elle coordonne les recherches sur les vêtements sacerdotaux de Benoît XI à Pérouse, un projet financé par la Bruschettini Foundation for Islamic and Asian Art de Gênes.

CORINNE THÉPAUT-CABASSET Corinne Thépaut-Cabasset, historienne, est spécialiste des arts décoratifs des débuts de l’ère moderne. Chercheur associé au Victoria and Albert Museum de Londres, elle a participé au projet européen HERA baptisé « Fashioning the Early Modern, Creativity and Innovation in Europe: 1500-1800 » (2010-2013). Elle est chargée de recherche au château de Versailles, et titulaire d’une bourse Marie Skłodowska-Curie à l’université de Copenhague.

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L’art d’entremêler : une problématique du temps Une discussion entre Marie-Hélène Dali-Bersani, Pierre Frey et Sophie Mallebranche, menée par Marc Bayard The Art of Intertwining: Time and Textiles

Marc Bayard, Marie-Hélène Dali-Bersani, Pierre Frey et Sophie Mallebranche

L’économie européenne, dans ses secteurs les plus traditionnels comme le textile, a subi une profonde crise depuis l’ouverture des marchés en raison de la globalisation. Des territoires entiers ont vu disparaître leurs industries, leurs savoir-faire et un maillage social parfois très ancien. Néanmoins, depuis quelques années apparaît un réinvestissement des savoir-faire traditionnels dans une reconquête industrielle et artisanale. Ce sursaut est aussi bien présent dans la fabrication de vêtements et la décoration intérieure que dans l’architecture et l’industrie des transports (automobile, aéronautique, maritime...). Ainsi, ce qui semblait être un poids il y a quelques décennies (un outil de production et un savoir-faire anciens) apparaît de plus en plus comme le moteur d’une réactivation. La prise de conscience de cette opportunité est récente et elle engage les différents acteurs dans un rapport au temps et au patrimoine qui dépasse la simple question du coût de production. Donner ici la parole à trois acteurs très différents de la création textile contemporaine ayant comme domaine d’application les arts décoratifs, c’est l’occasion de montrer que le patrimoine est au cœur du processus créatif. Marie-Hélène Dali-Bersani, directrice de la production au Mobilier national (Manufactures nationales des Gobelins, de Beauvais, de Savonnerie et des dentelles du Puy et d’Alençon) montre bien que la tradition du tissage est au service des artistes contemporains, un processus qui est le même depuis la création du Garde-Meuble au XVIIe siècle. Pour sa part, Sophie Mallebranche, en s’appuyant sur des outils de production anciens, a créé de nouvelles textures à partir de métal tissé. Enfin, Pierre Frey, directeur de la communication de la maison Pierre Frey et petit-fils du fondateur, explique que la possibilité d’évoluer avec le changement des modes dans les tissus décoratifs est plus efficace quand les créateurs peuvent s’appuyer sur le patrimoine de la maison. Le patrimoine n’est donc pas qu’une question de gestion d’une entité passée mais il est devenu le moteur d’une modernité et d’un renouveau.

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Le textile, dans son rapport au temps (patrimonial ou de fabrication), n’est plus envisagé uniquement comme le matériau de recouvrement ou de revêtement d’un objet. Il gagne en légitimité en raison de ses caractères esthétiques, traditionnels ou innovants. Il n’est pas qu’une production industrielle, il est aussi la caractéristique d’un art de vivre ou la composante d’une distinction sociale. Cette évolution peut s’effectuer notamment grâce à une historicité réinvestie et réaffirmée, ce que le marketing appelle le « storytelling », qui installe une production dans un entremêlement historique. Le temps et l’histoire sont intégrés et se mettent « naturellement » au service d’une création contemporaine. [Marc Bayard] Marc Bayard. Comment définir l’identité du textile dans les diverses pratiques contemporaines ? Dépend-elle du matériau (laine, lin, soie, fibre synthétique…) et de son mode de fabrication ou bien encore de son usage par les consommateurs ? Marie-Hélène Dali-Bersani. L’identité du textile aux Manufactures nationales se définit essentiellement par ses modes de fabrication. La tapisserie de haute lisse de la manufacture des Gobelins se pratique sur un métier vertical composé de deux ensouples mobiles disposées parallèlement et supportées par deux montants. Les fils de chaîne en laine tendus verticalement sont séparés en deux nappes. L’une est laissée libre tandis que l’autre est munie à chaque fil d’une cordelette de coton appelée lisse. C’est en actionnant ces lisses d’une main que l’on obtient le croisement des fils nécessaire à l’exécution de la trame à l’aide d’une broche en bois chargée de laine, de soie... La tapisserie de basse lisse de la manufacture de Beauvais se caractérise par l’utilisation d’un métier horizontal. Tous les fils de la chaîne de coton tendus horizontalement sont embarrés de lisses paires et impaires reliés à des pédales. C’est en actionnant ces lisses au moyen des pédales que l’on obtient le croisement des fils nécessaire à l’exécution de la trame à l’aide d’une flûte en bois chargée de laine, soie, coton, lin... Le tapis de la manufacture de la Savonnerie est exécuté sur un métier vertical. Le velours du tapis est formé par la juxtaposition de boucles et de points noués sur la chaîne à raison de huit à vingt points au centimètre carré. Le lissier passe et noue la laine au moyen d’une broche. Cette technique particulière permet d’obtenir un velours extrêmement serré. La dentelle de l’atelier d’Alençon se caractérise par la technique à l’aiguille, à partir d’un fil de coton d’Égypte très fin et d’un réseau de tulle exécuté précédemment à la main. Dix étapes sont nécessaires à la réalisation de la dentelle au point d’Alençon : le dessin, le piquage, la trace, le réseau, le rempli, les modes, la brode, le levage, l’éboutage et le luchage. Un motif de dentelle aux dimensions d’un timbre-poste demande entre sept et quinze heures de travail. La dentelle de l’atelier du Puy est exécutée quant à elle à l’aide de fuseaux (petites bobines de bois) qui contiennent la réserve de fils. On entrecroise les fils pour former les points, fixés à l’aide d’épingles sur un carreau, en suivant le modèle traduit par piquage sur une carte. Tous ces savoir-faire textiles, depuis Louis XIV, sont mis au service du regard des artistes contemporains. Génération après génération, de nouveaux créateurs fournissent les modèles d’où naissent des œuvres dont chacune contribue à renouveler le genre et à déployer les potentialités des techniques traditionnelles perpétuées par les Manufactures. C’est grâce à cela que l’art textile ne cesse de se réinventer tout en restant fidèle à lui-même.

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Pierre Frey. Le textile devient ce que l’on veut qu’il soit. Dans la collection Boussac 2015, intitulée « Cocoon », les tissus d’extérieur ressemblent à s’y méprendre à des textiles d’intérieur. Needle, par exemple, est un tissu reproduisant un effet maille. Il peut être utilisé en tant que revêtement extérieur, puisqu’il est résistant à l’eau, lavable facilement et que ses couleurs résistent au soleil. On joue ici avec le visuel également : un tissu d’aspect maille peut être traité contre les éléments extérieurs, pour passer de la maison au patio ou au jardin sans aucun problème ; ce qui laisse libre cours aux envies de l’usager qui peut alors l’utiliser à sa guise. Le textile peut aussi consister en un assemblage de matériaux qui mettent son identité en exergue. Storm est composé d’alpaga, de laine et de lin. Pris individuellement, ces matériaux sont agréables au toucher et connotent une impression de confort. Storm, bien que son nom fasse référence à un élément naturel qui peut faire peur, est en effet résolument doux. L’association de l’inspiration avec la matérialité du tissu crée ce contraste : l’orage est synonyme de manifestation des éléments, alors que le matériau qui compose ce textile donne un effet varié qui rassure et réchauffe au toucher. Aujourd’hui, le textile est un territoire d’expérimentation, de jeu. On joue avec les noms, les propriétés des tissus mais aussi avec les aprioris des consommateurs afin de les surprendre. Fadini Borghi est une marque à l’image classique et sophistiquée, qui utilise souvent la soie ou le satin dans ses créations. Cependant, elle propose également des tissus comme Leda (collection 2016) en accord avec son identité contemporaine. Ce tissu d’ameublement, qui ressemble à l’œil et au toucher à de la soie, est en fait composé de fil de polyester difficilement inflammable (trevira). Cela montre également la volonté du secteur de créer des tissus adaptés à chaque usage, sans rien y perdre esthétiquement. La mode actuelle étant au retour des tissus naturels, comme le lin qui se froisse rapidement, mais dont le tombé est incomparable, les marques ont également ici un rôle à jouer. Tout l’intérêt de la création contemporaine est de connaître les spécificités des différents fils, de jouer avec leurs qualités et leurs défauts par rapport à l’usage que l’on voudrait en faire, afin de proposer des solutions adaptées pour l’utilisateur. On est donc bien dans un travail entre savoir-faire, écoute, innovation et expérimentation. Sophie Mallebranche. L’identité du textile est heureusement propre à chaque artiste qui se l’approprie et la débarrasse du contenu dramatique que le XIXe siècle et l’industrie textile lui ont attribué en transformant le métier à tisser en enclume. Le XXe siècle est traversé, quant à lui, par la grandeur et les vicissitudes de Marcel Boussac, des frères Willot, les « Dalton » français des années 1970, de Dior et de la couture, aussi bien que par le délaissement des matériaux naturels face aux fibres synthétiques ; il a laissé derrière lui des dizaines de milliers d’emplois perdus et de nombreuses régions à genoux. Mais avant de signifier l’industrie textile, le textile, « emprunt tardif au latin classique textilis “tissé” et “tressé, entrelacé”, […] est la substance propre à faire un tissu1 » Qu’il soit artificiel ou naturel, le matériau importe peu ; qu’il soit issu d’une impression en trois dimensions (comme chez Iris van Herpen2) ou d’un métier à tisser, c’est égal. Mon textilis, c’est le métal. J’emploie le latin à dessein : il dénote la localisation de mes métiers à tisser au cœur d’une abbaye cistercienne, au sein de l’ancestrale maison Toiles de Mayenne. La chaîne est composée de micro-câbles d’acier inoxydable qui

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forment une torsade de mono-filaments. La trame est constituée de mono-filaments de cuivre argenté et émaillé3. Mes créations sont débarrassées par nature de toute empreinte gestuelle ; ma matière picturale, trame de fils émaillés tendus, diffracte la lumière tout en conservant résistance et mémoire de forme. Leur usage est dicté par la commande, le travail de l’artiste par le mécène ou le client, qui est dans mon cas toujours un professionnel ou une entreprise. Mes matériaux sont destinés aux applications sobres ou monumentales aussi bien qu’à l’ornement ou au cloisonnement. Marc Bayard. Comment s’opère le réinvestissement d’un outil de production ou d’un savoir- faire ancien dans l’innovation ? Comment un patrimoine est-il perçu dans un investissement créatif ? En quel(s) sens le savoir-faire ancestral peut-il être une force de compréhension des usages anciens ou de conception de nouveaux usages ? Pierre Frey. Il faudrait tout d’abord définir le terme innovation. Qu’est-ce que l’innovation ? La définition du Larousse indique : « Introduction, dans le processus de production et/ou de vente d’un produit, d’un équipement ou d’un procédé nouveau. » Les métiers à tisser ont évolué avec le temps ; le savoir-faire manuel a également été perdu devant l’apparition de moyens plus rapides, faisant gagner du temps dans le processus de confection. La maison Le Manach4 perpétue néanmoins le tissage à bras, réalisé sur des métiers en bois fabriqués au XVIIe siècle. Ce mode de fabrication induit une capacité de production d’un mètre de tissu par jour seulement. La personne en charge de ce métier a accepté de déménager avec femme et enfants dans le Nord de la France pour continuer à utiliser cette technique de fabrication et perpétuer une tradition quelque peu oubliée. La rareté du geste et du savoir-faire devient symbole d’innovation dans un secteur qui voit apparaître de nombreux concurrents. En effet, devant le succès de la décoration d’intérieur auprès des consommateurs ces dernières années, plusieurs grandes marques se lancent dans ce secteur. Les matériaux et techniques de production utilisés par ces enseignes sont bien sûr différents. De même, Le Grand Corail de Braquenié, imprimé emblématique de la maison depuis 1860, est réimprimé à la main, grâce à la technique d’impression à la planche à bois. La maison a fait revivre cette technique, disparue dans les années 1940 à la faveur de l’impression au cadre. À l’heure où rapidité et rentabilité sont les maîtres mots, l’impression à la planche à bois prend à contre-pied la tendance générale, mais représente surtout une prouesse technique utilisée dans un seul atelier au monde. On peut alors considérer ce retour aux techniques ancestrales et aux traditions, qui valorise le métier et le produit et met en scène un savoir-faire ancien, comme une réelle innovation. Le patrimoine est appréhendé comme une richesse pour la création. Le passé constitue une source d’inspiration illimitée pour les jeunes générations. Un savoir-faire ancien peut ainsi devenir une première base pour un designer ou un créateur, qui lui permettra d’imaginer des usages différents ou totalement nouveaux. Dans le cadre de l’exposition consacrée à la maison Pierre Frey au musée des Arts décoratifs5, le designer Benjamin Graindorge revisite la période 1960-1979 à travers une création qui s’inspire de l’esprit de l’Op’Art, ou art optique, et d’une technique employée au début des années 1970. Cette tendance qui utilise la géométrie avait alors été adoptée pour les papiers peints : elle consiste à jouer avec les failles de l’œil humain en utilisant des illusions d’optique. Le papier peint imaginé prend ici le pixel, unité ô combien contemporaine, comme unité de création. Il joue

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avec notre perception visuelle, laissant apparaître, derrière cet amas de pixels, un nuage. Benjamin Graindorge s’appuie sur des techniques et des savoir-faire datés, qui lui permettent d’explorer de nouveaux terrains de création. Passé, présent et futur s’entremêlent pour donner ici naissance à un produit résolument contemporain. Marie-Hélène Dali-Bersani. Les manufactures du Mobilier national, dotées de traditions esthétiques et professionnelles fortement ancrées, disposent d’une grande autonomie d’initiative et d’action pour établir les conditions d’une relation ouverte et efficace avec les artistes et les inciter à collaborer avec les ateliers de tissage. La réputation du savoir-faire français, s’appuyant sur une longue tradition d’excellence, attire non seulement les artistes de l’Hexagone mais aussi des artistes européens et même internationaux. Les artistes plasticiens perçoivent dans l’art textile un mode d’expression propre à exprimer leur vision du monde. La conception de modèles n’est pas un domaine réservé aux seuls peintres. Il s’est ouvert à des personnalités de formations et de disciplines diverses : graveurs, architectes, plasticiens, photographes, designers... Les sculpteurs eux-mêmes, dont la préoccupation majeure est de travailler en trois dimensions, se sont penchés sur ce mode d’expression si particulier. Le potentiel expressif du medium textile se prête à la transposition de tous les types d’écriture, de la figuration à l’abstraction, du noir et blanc à la couleur, des sujets les plus traditionnels aux sujets les plus décalés. La dialectique concepteur/interprète est également un enjeu très stimulant pour la création. L’œuvre textile est une œuvre collective ; et qui dit collective, dit coopération, concertation, échange. Lorsque l’État acquiert un modèle, il signe un contrat avec l’artiste qui s’engage à participer à plusieurs séances de travail afin de mettre au point les éléments de la transposition. L’artiste plasticien a composé une partition que le lissier va devoir interpréter. Pendant la préparation du tissage, l’artiste et son interprète s’accordent afin que le lissier puisse enrichir le modèle de son savoir-faire tout en exprimant l’image que l’artiste a conçue. La compréhension du modèle ne s’épuise pas dans la connaissance de son apparence mais consiste aussi dans la restitution des intentions de l’artiste. L’important est de s’attacher à l’esprit du modèle, à ce que l’artiste a voulu dire, à sa vision, et d’inventer une correspondance, une réécriture, sans trahir la pensée qui l’a guidée pendant sa création. Sophie Mallebranche. Je crée mes matières à partir d’un savoir-faire ancien et d’un outil traditionnel – le métier à tisser. En dix ans, j’en ai brisé cinq qui, tous, ont cassé sous le poids de la contrainte que je leur imposais. Puis, en 2009, la métamorphose s’est opérée à partir d’un nouvel objectif et avec une nouvelle équipe. Grâce au soutien de nombreuses institutions6, nous avons réussi à transformer ma vieille machine en un instrument de production industriel, un véritable OVNI de technologie, comme un mouvement de montre, par exemple, sur lequel l’horloger ajouterait des modules de complication, chronographe, phases de lune, réserve de marche, toute une mécanique de haute-précision qui évite l’implosion du métier et aiguillonne mon travail de plasticienne. On retrouve ici une parenté conceptuelle avec d’autres artistes7 dont l’œuvre repose sur une relecture progressiste de traditions techniques qui viendront se fondre dans la modernité. Il s’agit de restructurer, en somme, l’espace par le fil8.

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Autrement dit, chez Material Design Group, qui détient les droits d’exploitation et de reproduction des modèles crée par Sophie Mallebranche®, nous avons développé notre outil de production autour du métier à tisser industriel traditionnel. Nous l’avons enrichi d’appareils ultra technologiques venant d’horizons différents et connexes au textile, qui métamorphosent littéralement le mode opératoire technique du tissage. Ce réinvestissement dans un savoir-faire ancestral autour d’un projet innovant – le tissage du métal – a donc totalement remodelé le socle même du métier à tisser sur une pratique nouvelle. Il s’agit bien d’une réappropriation critique et constructive d’usages oubliés au profit de mes propres recherches, de ma vision du textile.

Marc Bayard. Qu’apportent la pratique et la pensée d’un créateur et/ou d’un designer dans l’interaction tradition/ innovation ? Les nouvelles pratiques impliquent-elles des transversalités de techniques, de matériaux, ou de savoir-faire ? Marie-Hélène Dali-Bersani. Les manufactures sont au cœur de la question de l’interaction tradition/innovation. Elles doivent rester ouvertes à la modernité tout en restant fidèles à leur vocation et à leur histoire. Elles produisent des pièces en deux dimensions reposant sur le croisement des fils de chaîne et des fils de trame, la trame recouvrant complètement la chaîne. Une telle fidélité à leur identité découle de leur savoir-faire mais aussi de leur mission, qui est de contribuer à l’ameublement et à la décoration des palais officiels de la République. Compte tenu de cette double contrainte, le caractère innovant de leur production repose essentiellement sur la nouveauté intrinsèque des projets proposés par les artistes dont les œuvres sont à l’origine des tissages. La peinture n’est plus le medium majoritaire des projets ; les différents aspects de la création contemporaine sont désormais représentés : collage, photographie, image numérique, vidéo. L’interprétation d’un modèle n’est jamais déterminée à l’avance ; le lissier propose une traduction spécifique en fonction de ce qui lui est confié. La transposition pose la question de l’agrandissement, des effets de matière et de couleur, des choix d’écriture. C’est la nature même du projet qui induit de nouvelles pratiques et des transversalités de techniques. Le paravent Fenêtre sur cour de Monique Frydman et Frédéric Ruyant illustre de façon exemplaire le processus d’interaction tradition/innovation. La structure, imaginée par Frédéric Ruyant, a été mise au point et fabriquée en tube d’acier chromé satiné par l’Atelier de Recherche et de Création du Mobilier national. Les arabesques, entrelacs et nœuds dessinés par Monique Frydman ont été tissés et boudinés en soie d’Alger à la manufacture de Beauvais. Le projet, né de la rencontre de deux artistes, a un caractère expérimental et novateur à plus d’un titre. Les fils de chaîne sont en polyester métallisé argent. Ils sont laissés apparents et montés sur la structure qui prend symboliquement la place du métier à tisser. Plusieurs mois et de nombreux essais ont été indispensables pour régler les questions techniques et trouver des adaptations des savoir-faire aussi bien au niveau des matériaux, de la tension des fils, du glissement possible du tissage, du montage des fils tissés sur les cadres, du maintien de la structure... Les artistes, par leur créativité, et les lissiers, par leur savoir-faire, contribuent ensemble à tisser le fil qui donne vie et sens à une longue tradition toujours en mouvement. Le tissage de chaque nouveau projet traduit la conquête d’un nouveau territoire.

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Sophie Mallebranche. Je tisse l’intissable – c’est mon savoir-faire – et de fait, je bouscule la tradition en créant de nouvelles matières par l’usage de matériaux inattendus dans l’univers du textile. Je ne suis donc pas designer textile même si je peux stimuler, dynamiser par mon travail la créativité de cet univers. Mes créations sont utilisées pour leurs vertus et leurs esthétiques uniques, très loin donc de l’appartenance des techniques textiles aux arts appliqués. Je ne me défie pas de cette superbe alliance de techniques et d’histoires qui sous-tend la représentation d’un ensemble de matières ou de matériaux mous, transformées par des techniques d’entremêlement et d’assemblage tels que le tissage, la maille, le feutrage, la couture. Mais ces matériaux souples ou mous, par opposition à mes créations, ont souvent besoin d’un support, illustration parfaite du textile adjectivé, syntagme pour les linguistes. Le textile devient alors un revêtement textile dans l’univers du design et de l’édition et semble relever du domaine de la séduction. Jadis, les tapisseries comme la Dame à la licorne, outre leur vertu ornementale, servaient aussi d’écran thermique au sein de grandes demeures. Une fonctionnalité aujourd’hui disparue au profit de l’expression pure, comme l’illustrent les œuvres d’Hassan Musa, Olga de Amaral ou Claudy Jonska. Mon travail d’artiste plasticienne consiste à créer une matrice sculpturale qui apporte profondeur et épaisseur à tous types de surfaces ou d’espaces. Je leur insuffle contenu et densité à travers des matériaux, en remodelant soit directement la lumière, soit ses reflets. Ainsi, dans ma collection « Les Essentiels », on trouvera le Noir no 51 – un hommage à Pierre Soulages – qui filtre et génère les éclats de lumière comme une structure végétale, une grille géométrique souple à la manière des graphismes de Jean Bazaine. Pierre Frey. La présence d’un designer ou d’un créateur apporte clairement un regard nécessaire aujourd’hui sur cette interaction. Il se place en effet à la jonction entre deux mondes. Il doit créer les produits d’aujourd’hui, sans pour autant oublier ceux d’hier, tout en pensant également à leur utilisation de demain. Emmanuel Bossuet a créé pour la collection « Boussac 2016 » le tissu Beastie. Le grand motif léopard a été tissé dans l’usine de l’entreprise ; des fils de cuivre le parcourent, lui donnant un aspect flamboyant. Cette solution a été trouvée par notre atelier de tissage après plusieurs échanges avec le designer, à la recherche de nouveaux fils utilisables dans des montages traditionnels. Le tissu prend ici une autre texture, la structure à deux dimensions fait place à un tissage en trois dimensions. Ces recherches induisent bien sûr des transversalités entre les techniques dans le cas de Benjamin Graindorge par exemple ; entre les matériaux, pour Emmanuel Bossuet ; mais aussi entre les savoir-faire, dans le cas de Julien Colombier. Ce dernier designer a également travaillé avec l’entreprise dans le cadre de l’exposition « Tissus inspirés, Pierre Frey » (musée des Arts décoratifs, 2016). Pour l’occasion, il a créé un tissu imprimé en trevira, aux couleurs franches et phosphorescentes, qui réagit différemment lorsqu’il est exposé à la lumière du jour ou à la lumière ultraviolette, et dont l’aspect évolue donc au fil de la journée. Ce tissu peut également être perçu comme une œuvre d’art, et non un simple textile issu d’un travail artisanal. L’expérimentation amène à des transversalités entre disciplines. Les concepts de la maison Pierre Frey deviennent alors des sources d’inspiration et des supports pour les artistes étrangers à l’univers textile. C’est exactement ce que l’on pouvait retrouver dans la dernière salle de l’exposition du musée des Arts décoratifs : les

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artistes s’emparent des thèmes chers à la maison, à savoir l’encre, l’histoire, la couleur, la matière, le bruissement de l’étoffe et le motif, pour en livrer une version très personnelle. C’est une manière de nous montrer qu’au-delà d’un savoir-faire et d’une tradition les frontières entre disciplines n’existent plus en matière de création contemporaine.

Marc Bayard. Comment s’opère la transmission d’un geste, d’un savoir-faire ou d’un patrimoine textile ? Comment est envisagé le temps dans la valorisation économique d’un textile ? Sophie Mallebranche. Parmi tous les arts, le textile et son patrimoine véhiculent souvent une image péjorative et passéiste, liée aux ouvrages de dames et aux travaux d’aiguille. Freud pensait que « par le détour du vêtement et des activités du tressage et du tissage la femme comble le manque lié à sa position par rapport à l’homme9 », en écho à l’opposition entre effort intellectuel et habilité manuelle10. À propos de sa thèse, l’historienne Julie Crenn écrit : « Malgré l’extraordinaire potentiel du medium, il existe une déconsidération des arts textiles, que ce soit au niveau des institutions, du marché, de la critique et du public. […] En aucun cas les pratiques textiles n’étaient envisagées d’un point de vue artistique au sens classique du terme11. » Mon lien, le métal, tisse une création qui défie ce pessimisme et ces idées reçues. La création transcende les genres et dérange l’inconscient collectif lorsqu’elle prend le contre-pied de ce qui a précédé. Le tissage en tant que technique ancienne se métamorphose en un nouveau medium visuel, en un moyen plastique contemporain mis au service de la création. Je ne suis pas la seule à dévider la pelote de l’imagerie négative du textile. Nombre d’artistes détournent le fil et la fibre des techniques dites textiles en installations muséales. Plus rares sont ceux qui transforment des fibres non textiles à l’aide de techniques textiles traditionnelles. Plus précieux, à mon goût, sont les artistes qui créent, à partir d’un patrimoine revisité, un nouvel outil au service d’une création qui signe l’adieu au mécénat au profit d’une valorisation économique induite par de nouveaux usages : le remaniement radical d’une façade, d’un espace extérieur ; la sculpture de la lumière facettant une atmosphère intérieure ou changeant totalement la perception mobilière. Mon travail artistique diverge des arts appliqués en ce qu’il est dénoué de tout support. Une pratique non sexuée, des matériaux pérennes libérés de toute altération liée au temps. Je conserve d’ailleurs mes petits échantillons de recherche roulés comme des parchemins, comme des manuscrits quasi indestructibles qui ponctueraient mon propos sur la transfiguration de l’espace. Pierre Frey. La transmission peut se faire par le contact répété avec un geste, par l’apprentissage. Apprendre à regarder, à connaître les différents fils, à tisser ; cela peut se faire dans les ateliers, au contact de professionnels dans leur domaine. Les jeunes générations doivent être au courant de ce qui se faisait, de ce qui se fait, et ce qui pourra se faire, être mises au contact de ces savoir-faire, pour savoir qu’ils existent toujours. Désormais l’apprentissage passe aussi par les écoles. Le déplacement de spécialistes dans leur secteur auprès d’élèves qui souhaitent en savoir plus sur le monde créatif qui les entoure est primordial. Dans la maison Pierre Frey, la transmission du patrimoine textile s’effectue de deux façons. Premièrement, ici on peut parler de patrimoine familial. Les trois fils travaillent dans l’entreprise, chacun à un poste différent mais primordial pour son

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bon développement. Deuxièmement, la communication avec le grand public – les expositions notamment – sont un moyen de large diffusion pour les maisons ayant un savoir-faire et une histoire à raconter. Ces dernières années on a vu nombre de designers et de maisons du luxe entrer dans les musées (Grand Palais, Palais Galliera – musée de la Mode de la Ville de Paris, musée des Arts décoratifs...). Cela leur assure une visibilité auprès d’un public plus large mais il s’agit aussi de démarches mémorielles. On y découvre la mémoire de l’entreprise, son histoire, son savoir-faire et ses principes de fabrication. On y découvre également des personnalités puisque ces maisons sont portées par des personnages qui y ont insufflé leur manière de voir le monde. La diffusion de ces savoir-faire au quotidien garantit leur longévité dans la mémoire des générations à venir. Aujourd’hui, entre internet et les réseaux sociaux, nous vivons à une cadence effrénée. Ce qui était nouveau hier est obsolète aujourd’hui et sera oublié demain. Un patrimoine est lui aussi exposé à ces aléas. C’est pourquoi les jeunes générations et le grand public sont des cibles primordiales. Mais l’atout du patrimoine textile est sa densité physique : le tissu peut être vu, touché, contemplé, conservé. Le travail d’archivage est donc important et le studio, les designers, la communication s’y réfèrent. Et l’archive porte en elle les stigmates de l’histoire pour qui sait prendre le temps de la regarder : une largeur, un type de fil, une technique, un motif sont autant d’indicateurs de la société dans laquelle le tissu a été créé. Il apparaît donc comme une richesse qu’il faut protéger et transmettre. Cette volonté s’applique bien entendu à d’autres domaines, les maisons de luxe ne s’y sont pas trompées. Il est donc évident que l’archive, au-delà de son intérêt historique, constitue aussi une base de développement économique pour toutes ces maisons. Marie-Hélène Dali-Bersani. Dans un monde hyper technicisé, en proie à un mouvement général d’accélération, les savoir-faire artisanaux, marqués par la lenteur et la patience, paraissent offrir une forme de résistance. Dans les manufactures le temps est comme suspendu. Le travail est long, c’est un avantage qui permet d’aller plus loin, à chaque étape. La liberté du lissier, c’est le temps. Nous ne sommes pas dans une valorisation économique du temps mais plutôt dans une valorisation à dimension humaine. Notre fil d’Ariane est l’intemporalité réunissant le passé, le présent, le futur. Le temps est une invisible réalité ; il apparaît dans l’espace du travail, dans l’espace du regard, dans l’espace des formes représentées. Le temps ainsi travaillé résonne, prend corps, et cette corporalité de l’espace et de la forme donne une sensation de plénitude. Ce rapport au temps crée profondeur et source d’énergie. D’une œuvre à l’autre, d’une période à l’autre, il existe un lien caché, une continuité secrète. Les fragments de temps forment une autre séquence, une autre durée, infiniment plus grande, l’instant dans l’éternité. Dans chaque œuvre textile on peut discerner l’histoire de la croyance au savoir-faire humain. Ce n’est pas seulement la beauté qui nous émeut, c’est la force de l’histoire que chaque œuvre nous révèle. Ainsi, les arts et les métiers d’art réinventent le monde et le temps dans lequel nous vivons.

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NOTES

1. Voir Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, ad vocem. 2. Depuis 2007, la créatrice de mode Iris van Herpen conjugue utilisation de matières innovantes et de technologies digitales avec des approches artisanales anciennes. 3. Le cuivre est utilisé pour sa « tissabilité ». L’argent protège le cuivre et sert de base neutre pour le dépôt de la couleur. L’émail porte la couleur et sert de protection contre les UV, les rayures, etc. 4. Fondée en 1829, elle est l’une des dernières maisons françaises capable de reproduire des soieries et des velours sur des métiers à bras. Elle a reçu en 2006 le label « Entreprise du Patrimoine Vivant », marque de reconnaissance de l’État distinguant les entreprises françaises aux savoir-faire artisanaux et industriels d’excellence. 5. « Tissus inspirés, Pierre Frey », sous la direction de Véronique de La Hougue et Sophie Rouart (Paris, musée des Arts décoratifs, du 21 janvier au 12 juin 2016). 6. OSEO, le Centre francilien de l’innovation, Paris Pionnières, Mayenne Initiative. 7. On peut penser aux installations suspendues de Janet Echelman, aux panneaux en fibre d’acier inoxydable de Simone Prouvé, etc. 8. À la manière des entrelacs de Chiharu Shiota, par exemple. 9. Sigmund Freud, « La Féminité », dans Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), Anne Berman (trad. fra.), Paris, 1936. 10. Édith-Anne Pageot, « Filles, fibres et fétichisme : les retailles de l’art », dans ETC, 40, 1997-1998, p. 53-55. 11. Communication de Julie Crenn au FRAC Poitou-Charentes (Linazay, 2013) dans le cadre d’une journée d’étude consacrée à l’enseignement des arts et de leur histoire, dans laquelle elle est revenue sur son travail de thèse de doctorat, Les pratiques textiles contemporaines (de 1970 à nos jours) : quêtes de pertinences culturelles, université Michel-de-Montaigne – Bordeaux III, 2012.

RÉSUMÉS

When markets were opened up by globalization, the more traditional sectors of the European economy, such as textiles, were plunged deep into crisis. Entire regions saw their industries and skills disappear, and with them a social fabric that was in some cases centuries old. However, the last few years have brought a resurrection of traditional skills and a new expansion of industrial and artisanal manufacturing. This upturn is clearly apparent in garment production, interior decoration, architecture and the transport industry (on land, air and sea). So old production tools and skills that might have seemed a burden just a few decades ago now increasingly appear as the drivers of a revival. The opportunity this represents has been only recently understood and places the various actors in a relationship to time and heritage that goes beyond simple issues of production costs. The contributions of three very different individuals engaged in contemporary textile creation in the field of the decorative arts enable us to demonstrate here that heritage is key to the creative process. Marie-Hélène Dali-Bersani, Production Director of the Mobilier national (Manufactures nationales des Gobelins, de Beauvais, de Savonnerie et des dentelles du Puy et d’Alençon) clearly

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shows how the tradition of weaving, a process unchanged since the establishment of the Garde- Meuble in the 17th century, can serve contemporary artists. Sophie Mallebranche uses period production tools to create new textures in woven metal. Meanwhile Pierre Frey, Communications Director at Maison Pierre Frey and grandson of the founder, explains that designers adapt more effectively to changing fashions in decorative fabrics when they can draw on the heritage of the firm. So heritage is about far more than simply managing the legacy of the past; it has become the driver of modernity and renewal. In their relationship to time (in terms of both manufacture and heritage) textiles are no longer regarded solely as material to cover or dress an object. Their traditional or innovative esthetic characteristics give them greater legitimacy. They are not simply industrial products, but can be elements in an art of living or components of social distinction. This development notably occurs through a new importance given to their historic dimension, known as “storytelling” in marketing circles, in which a particular product is intertwined with history. So it is that time and history seamlessly combine and work together in the service of contemporary design.

INDEX

Index géographique : France Parole chiave : fabbricazione, produzione, tessile, tessitura, savoir-faire, tecnica, tradizione, patrimonio, storia, tempo, creazione Mots-clés : fabrication, manufacture, textile, tissage, savoir-faire, technique, tradition, art, patrimoine, histoire, temps, création Keywords : manufacture, production, textile, weaving, skill, technique, tradition, art, heritage, history, time, creation Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

MARC BAYARD Marc Bayard est conseiller culturel et scientifique au Mobilier national. Titulaire d’un doctorat en histoire de l’art (EHESS), il a été pensionnaire de l’Académie de France à Rome, dont il a dirigé pendant six ans le département d’histoire de l’art. Il a été également membre du cabinet du ministre de la Culture, M. Frédéric Mitterrand. Il a notamment publié L’Académie de France à Rome. Le palais Mancini : un foyer artistique dans l’Europe des Lumières (1725-1792) (Rennes, 2016).

MARIE-HÉLÈNE DALI-BERSANI Diplômée de l’École du Louvre et de l’université Paris-Sorbonne, Marie-Hélène Dali-Bersani est actuellement directrice du département de la production des Manufactures nationales. Spécialiste reconnue du tissage en France, plusieurs fois commissaire d’exposition, elle est notamment l’auteur de Tisser la couleur : tapisseries de Calder, Delaunay, Miró, cat. exp. (Lodève, musée Fleury, 2015), Paris, 2015.

PIERRE FREY Pierre Frey est diplômé de l’ESG (Paris). Il entre dans l’entreprise familiale en 1999 : successivement en charge du Moyen-Orient puis de l’Europe du Sud, et des marchés asiatiques, et enfin de la France, il rejoint en 2007 Pierre Frey Inc. basée à New York, d’où il supervise le

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marché pour les États-Unis et le Canada. Il est de retour en France depuis juin 2011, à la tête de la communication du groupe.

SOPHIE MALLEBRANCHE Sophie Mallebranche est artiste, coloriste et designer textile. Diplômée en 1998 de l’ESAA Duperré, elle développe des collections de matériaux tissés innovants, fabriqués en France et industrialisés dans sa propre unité de fabrication. Son travail, utilisé en architecture intérieure par de grandes marques de luxe et des architectes, a été récompensé aux États-Unis, en France et au Japon et soutenu par de nombreuses institutions (la Ville de Paris, le Ministère français des Affaires Étrangères ou l’Agence France Entrepreneur (ex APCE)).

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Museums and the Making of Textile Histories: Past, Present, and Future A discussion with Birgitt Borkopp-Restle, Peter McNeil, Sara Martinetti, and Giorgio Riello, moderated by Lesley Miller Les musées et la fabrication d’histoires du textile : passé, présent, futur

Birgitt Borkopp-Restle, Peter McNeil, Sara Martinetti, Lesley Miller and Giorgio Riello Translation : Olga Grlic

EDITOR'S NOTE

Sara Martinetti’s contribution was translated from French by Olga Grlic. Many different types of museums collect, document, and preserve textiles, interpreting them through temporary and semi-permanent exhibitions, publications, and website interventions – sometimes independently, sometimes as part of a broader history of art and design, science and technology, social history and anthropology, local history or world cultures (for example, see the range and approaches in major fashion capitals such as London, Paris, Milan, New York with a long tradition of textile production as well as consumption, and in manufacturing cities such as Krefeld, Lyon, Manchester). Nonetheless, textile-focused events seldom receive great public attention or critical acclaim, with the possible exceptions of innovative temporary exhibitions such as Jean-Paul Leclercq, “Jouer la Lumière” (Paris, Les Arts Décoratifs, 2001); Thomas P. Campbell, “Tapestry in the Renaissance: Art and Magnificence” (New York, The Metropolitan Museum of Art, 2002); Amelia Peck et al., “Interwoven Globe. The Worldwide Textile Trade, 1500-1800” (New York, The Metropolitan Museum of Art, 2013-2014); John Styles, “Threads of Feeling” (London, The Foundling Hospital, 2010-2011; Colonial Williamsburg, 2014).1 The aims of this debate are to draw on the different cultural experiences and disciplinary backgrounds of participants: - To generate discussion over the role of museums in making and representing textile histories. Museums are not only depositories of textile objects, but also write or make both public and academic history through displays and publications. But how does their work relate to university

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research and dissemination, feed such research, or react to it? How might interactions between museums and universities in different regions and cultures be developed in the future? - To consider where innovative museum work is being undertaken (locally, regionally, nationally, internationally), wherein lies its innovation, and how it might suggest directions for the future (in collecting, interpretation, etc.). By interpretation, I mean any analogue or digital explanation that contextualizes the objects on display. - To suggest that the most dynamic study of objects from 1500 to the present is no longer limited to art historians – indeed, that the focus in art history on textiles that belong within a well- established tradition of connoisseurship (in which tapestries and high-end commissions for wall- hangings dominate) is being challenged by the adoption of a more inclusive approach among historians, design historians, and historians of material culture. [Lesley Miller] Lesley Miller. Exhibitions – temporary or semi-permanent – are the most overt manifestations of museum scholarship in textiles. At a time when methods of textile and clothing production are increasingly unfamiliar to most museum audiences in post-industrial Europe and America, blockbuster fashion exhibitions such as Andrew Bolton’s “Alexander McQueen: Savage Beauty” (New York, The Metropolitan Museum of Art, 2011; extended and curated by Claire Wilcox to London, for the V&A, 2015) nonetheless attract previously unimaginable numbers of visitors. Do such popular exhibitions represent an innovative approach to textile history, or effectively introduce ideas about the crafting or meanings of textiles, or might recent smaller-scale, lower- budget exhibitions be more indicative of new ideas in this field? Might the content of the latter be explored effectively on a grander scale? Giorgio Riello. The debate over “blockbuster” vs. “couture” exhibitions extends well beyond the domain of textiles, clothing and fashion, though the last few years have seen the emergence of large-scale exhibitions involving textiles. Quite a few of them are “fashion exhibitions” with major exceptions such as the “Interwoven Globe” exhibition at the Met in 2013-2014 that specifically focused on textiles. Here I would like to distinguish between fashion and textile exhibitions. My sense is that fashion exhibitions are not necessarily concerned with the materiality of the object. Visitors might be asked to appreciate the intricate nature of an artifact but rarely are they told about the labor that goes into it, or the skills of hundreds, sometimes thousands of seamstresses, tailors, and other artisans employed in the textile trades. It is interesting to note how textiles have now found a place in permanent exhibitions (of course through careful rotation), but the role of textiles in fashion exhibitions is limited. Fashion is presented too much as something conceptual – great artistry, new ideas, even genius – and too little concerned about its materiality. There are however exceptions: the French pay a great deal of attention to the materiality of fashion. Examples are the splendid exhibition on “Madeleine Vionnet, puriste de la mode” in 2009-2010 at the Musée des Arts décoratifs or the more recent exhibition on buttons (“Déboutonner la mode,” 2015) at the same museum. I particularly enjoyed the latter as it displayed wonderful objects: elaborately embroidered eighteenth-century men’s jackets with matching buttons, thus showing techniques, materials, and a different – rather quirky – history of fashion since the early modern period. I am arguing for a stronger integration between fashion and textiles to make people aware that materials, techniques and labor are essential in understanding fashion, but also that without fashion we cannot understand innovation in fabrics. I was surprised – and extremely pleased – to see that the curators of “The Fabric of India” exhibition at the V&A (2015-2016), Rosemary Crill and Divia Patel, decided to pay attention to techniques and dedicated the first room to different processes of weaving,

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decorating, and to the materials employed. This was a large-scale exhibition entirely dedicated to textiles that had stronger coherence than, for instance, the “Interwoven Globe” exhibition. The scaling-up of textile exhibitions presents not just a technical (and budgetary) demand for the curators but also a conceptual challenge in finding a theme that is neither too esoteric nor too vague. Recent exhibitions at The Met and the V&A show that it can be done, though I am unsure how the model can be replicated in smaller museums. Peter McNeil. The rise of the fashion “blockbuster” both offers opportunities and poses some risk for the scope and ambition of textiles’ presentation in museums and related scholarship. On the one hand, the presence of fashion in the museum has probably never been so prominent since the tenure of Diana Vreeland at the Met from 1973 to 1989. It should be noted that many of her exhibits were considered historically inaccurate at the time, despite their great popular appeal. The public has come to expect the spectacular, the outré and generally the contemporary in their museum visits. All around the world there is a rise of interest in contemporary practice, at the same time as the market for antiques declines and the teaching of history is threatened. There is an opportunity here to use the lure of the contemporary to explain aspects of the past. This is not to suggest that fashion exhibitions about the historical past have not been substantial and effective.2 The most common format preferred by publics and museum-marketing departments alike is the twenty to twenty-first century single author haute couture, rather than the thematic exhibition; people enjoy exhibitions about an individual named designer since they recognise the brand as a part of everyday life – and the branding is useful for the marketing department. This poses certain problems and challenges, since the model of haute couture tends to be about the finished garment, although the act of making and the heritage of artisanal skills can also be explained to the public through textile samples, toiles, sketches, or even lavish digital recreation of pattern making, as seen in the “Charles James” exhibition at the Metropolitan.3 The production of clothing generated from a designer’s vision or intention also marks something distinctive that raises issues of artistic rights and copyright within the appearance industries. There is a great opportunity to link the artisanal – embroidery, embellishment, textile experimentation, technology, and so forth – with moral, ethical and social topics of interest to a new generation of viewers and consumers and the so-called contemporary “craftivism”, the concept of ethical fashion, and “upcycling”. The rise of vintage clothing, which is now reproduced from new materials to simulate the old, plays a role here in connecting everyday social practices with the role that museums play as a part of leisure and tourism industries, as well as learning for some. As popular culture has shaped contemporary art since the 1960s, making fashion the very center of its ethos, the “mechanism” of fashion is ever stronger in contemporary life.4 However, it is often fashion as “image” rather than fabricated artifact, whether hand-made, part-crafted or made industrially – from textiles – that is at the forefront. Sara Martinetti. As a response, I would like to describe a particular room in the exhibition “The Stuff That Matters: Textiles Collected by Seth Siegelaub for the Center for Social Research on Old Textiles” that I co-curated in 2012 and which represents an example of a small-scale project that aims to address research

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questions through a lively curatorial approach.5 The exhibition was conceived as site- specific and took place at Raven Row, a non-profit contemporary art exhibition center. The curators, interested in the figure of Siegelaub – a promoter of conceptual art and practices known as dematerialized art in New York during the second half of the 1960s – turned their gaze to the textile collection that he had assembled a number of years after leaving the art world and placed it in a dialogue with the geography and history of Raven Row, located in London’s Spitalfields area, and whose thriving economy during the eighteenth century was based on the silk industry. A selection of two hundred textiles from different eras and geographic origins was exhibited in eleven rooms according to a varying scenario in a layout that played with the immersive dimension of the textiles. The gallery “Forbidden Fabrics and the Church,” on the street-side ground floor, exhibited a selection of European silks and books from the eighteenth century in bespoke display counters referring to the former use of the site – a shop established in 1754 by the Huguenot mercer Nicholas Jourdain. More generally, the history of Spitalfields was evoked here through a timeline of parliamentary acts governing the production and consumption of silk, including various Spitalfields Acts issued between 1773 and 1811 in order to regulate the wages of local weavers and protect their trade. In an alcove of the same gallery, the presentation addressed the main commissioner of silk clothing in modern times: the Church. A series of chasubles and dalmatics from the Siegelaub collection were hung as if offered for sale in a shop for religious articles and completed by textile offcuts on tables, as if waiting to be assembled by an imaginary tailor. While visiting the exhibition, Vivienne Westwood, taking part in the game, wanted to take down the clothes from the hangers. This part of the exhibition illustrated Siegelaub’s social approach. In his bibliographical research he aimed to “weave together [...] the social-economic-practical aspects along with the artistic, decorative and beautiful aspects.”6 Under the guise of a fashionable eighteenth-century shop presenting the latest designs and techniques, we, the curators, brought up the question of trade in goods and privileges that dictate aesthetic choices, in other words, economic and political interests that govern the circulation of textiles, thus evoking “the commerce of thoughts,” an expression that Voltaire used in a letter from 1765: “I am currently looking for ways to get some rather curious books to you that were sent to me from Holland. The commerce of thoughts is somewhat interrupted in France. It is even said that it is forbidden to send ideas from Lyon to Paris. The products of the human mind are seized like forbidden fabrics.”7 In an ironic reversal of history, the gallery was now exhibiting textiles – foreign silks, mainly from France – whose importation was at that time prohibited by parliamentary acts that precisely allowed the prosperous development of the former shop. It seems then that small-scale exhibitions – including private collections – may allow for more flexible conditions than museums in terms of presentation and conservation. The type of approach exemplified by “The Stuff That Matters” can indeed be reused in a context where major museums, via the general history of art, are looking for and requiring new narratives. Birgitt Borkopp-Restle. Although it is a truism that (fashionable) clothing is made from textiles, there seems to be a marked difference in the response of the public to fashion exhibitions (especially when they feature the work of internationally

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renowned designers or explore the wardrobes of “fashion icons”) and to exhibitions of textiles and textile history. One probably has to concede that a blockbuster fashion exhibition attracts not only a larger, but also a different audience from the one that might visit a textile exhibition, and it may well be that these audiences also react to different aspects of an exhibition – apart from new ideas or the results of recent scholarship. An innovative scenography, an attractive program of events and activities to accompany the exhibition proper, and the use of contemporary media certainly are of great importance in producing a successful show.8 If, in recent years, exhibitions like “Jouer la lumière” (Paris, Les Arts Décoratifs, Musée de la Mode et du Textile, 2001), “Interwoven Globe” (New York, The Metropolitan Museum of Art, 2013-2014), and a few others mentioned above have attracted substantial numbers of visitors (even if not quite as stupendous as the big fashion shows), they indeed impressed both colleagues in the field and a larger audience through new ideas and approaches that had been worked out over several years and were presented in carefully organized shows accompanied by beautiful catalogues. These were neither small-scale nor low-budget productions within their genre – so one probably has to say that exhibitions of textiles and textile history also require a certain amount of exhibition space, preparation time, and funding, both for a publication and for an effective media presence in order to get their message across. One could actually ask if their visibility and general effect might be enhanced by using more elaborate scenographies and the integration of modern media in the displays and in a communication program. Well-designed visualizations could help visitors understand the textile objects on display, especially where aspects of craft and technology are concerned (and not only there).

Lesley Miller. Publications – collections catalogues, exhibition catalogues, spin-off commercial titles, etc. – make available museum scholarship through good quality photography and differing levels of textual description and analysis, providing access to collections for those who visit exhibitions and study objects, as well as those who are not able to do so. How have museum publications affected the writing of textile history/ies in your disciplinary field? Might their content be enhanced to provide greater theoretical or practical stimulus? Do any museum publications reveal, in a particularly potent way for diverse audiences, current directions in academic history? Birgitt Borkopp-Restle. In all museums that preserve large collections of textiles and clothing, only a small portion of the material can be put on display at any given time, both because there never is enough exhibition space and because of the particularly vulnerable nature of textiles. Online databases and, in particular, publications that present collections and individual objects with good photographs and detailed information are therefore all the more valuable: they provide access to material not easily available otherwise. Despite this importance, museum publications – namely collections and exhibition catalogues – have, with few exceptions, not often received from university-based scholars the attention that they deserve, either because they are “too object-focused” for the theoretically minded, or because their addressing a larger, non-specialized audience seems to place them in a different category from the norm in scholarly publications. We must hope that the recent interest in material culture will also lead to a new appreciation for museum catalogues! Museum curators could certainly stimulate interest in their publications, if they made more of their proximity to the objects and their opportunity to work in tandem

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with excellent photographers: how often do we see nothing but standard frontal shots even in otherwise well-designed, carefully (and expensively) produced catalogues – and deplore the lack of details, rear views or unusual perspectives that would bring out all the stunning effects designed in and for textiles! The “Fashion in Detail” series at the V&A9 is a great (and, judging by the number of editions, very successful) example of what can be achieved by carefully chosen views of items of clothing and the many ingenious ways they were crafted and decorated. We could stand to gain even more from publications that turned visual documentation or a text accompanied by illustrations into an argument supported by visual evidence.10 Such an approach could position museum scholarship in the center of wider historical, art historical or anthropological contexts and connect it to the questions traditionally and – especially if we think of material culture studies – recently asked at universities. It might even become a starting point for co-operation between the different cultures of scholarship. Sara Martinetti. Museum catalogues, in the classical sense of a visual and textual inventory of objects, play a crucial role for university researchers since they constitute a privileged mediation with collections. This relationship with the object is essential for researchers working in the field of material studies. In the history of literature on textiles, some museums publications crystallized a new approach within art history. While many canonical examples come to mind, an unusual book illustrates particularly well the methodological challenges of construing a repertory: L’Art de décorer les textiles [The Art of Decorating Textiles], the first catalogue of the Musée des Tissus in Lyon, published in 1900 by Raymond Cox. The one hundred and twenty nine plates reproduce a selection of textiles that are laid out, as if exhibited, in the space of the page in a sequence, “a methodical organization of collections [...] which forms an uninterrupted chronological series,” explained in an index, and with captions.11 At the same museum, the catalogue Antinoé, à la vie, à la mode: visions d’élégance dans les solitudes [Antinoe, to Life, to Fashion: Visions of Elegance in Solitude] is a remarkable contemporary example of erudition, especially in the approach and study of its corpus and in the writing of technical analyses.12 Though the practice of compilation in catalogues dates from the nineteenth century, databases and, more generally, the digital humanities bring new media and new questions into play. In this context, the image is central: a textile is documented from the front and back and the scale of the shot is particularly important. In the case of a printed catalogue, it is possible to combine general views of the object, close-ups of the motif, and magnified close-ups that show the interweaving of threads. In digital form, high definition images allow full use of zoom and traveling effects. Working in tandem with Marion Benoit in the photographic studio has enriched my understanding of woven material both as a researcher and a curator: photography offers a different view of the interlacing fibers.13 Since 2012 this artist has been interested in textiles whose complex printing techniques were invented by Orbis Wirth around 1920 and of which she takes greatly magnified close-up pictures. As part of the shoot for the Seth Siegelaub exhibition catalogue at the Stedelijk Museum, Benoit directed her attention to the light (each fiber and each technique produces a special sheen) and to the edges of the pieces (the threads that stick out give away a lot of information on the technique).

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Contemporary exhibition catalogues almost systematically include essays that echo the main lines of research at universities. From a theoretical point of view, the concept of materiality, which I have already mentioned, leads the authors to consider the circulation of textiles and their supporting role as motifs and ideas in cultural exchanges. To understand this mobility, the historical discipline needs to include geography, economics, technology, communication, anthropology, etc. The general notion of craft appears rich in as much as it allows us to examine creativity critically, including asking more political questions. Giorgio Riello. Publications are one of the ways to access museum scholarship, though in recent years digital resources have somewhat changed the ways in which curators, academics, and the public at large can access ideas, information and images. At a research level, what remains very important is the legacy of a century (sometimes even more) of curatorial and object-based research. My own studies on printed cotton textiles would not have been possible without the scholarship that George Percival Baker and Henri Clouzot carried out in the early twentieth century. The Baker collection still forms a substantial part of the V&A European cotton textile collection. Clouzot, a curator at the Musée des Arts décoratifs in Paris, sold his personal collection to the Philadelphia Museum of Art. In the 1960s Peter Floud, John Irwin, and Paul R. Schwartz expanded research to include Indian cottons. Their research was continued in the 1980s and 1990s by leading curators such as Ruth Barnes, Rosemary Crill, John Guy, and Robyn Maxwell. Only a fraction of their scholarship is to be found in catalogues or other museum publications as they also published widely in journals, magazines and through traditional academic publishing. Today, things are more complex as digital tools might be needed to connect curatorial expertise and what is now available through online collections. A couple of years ago I was delighted to produce a pod- cast with Rosemary Crill on an eighteenth-century printed textile that we both found fascinating. This is now downloadable as a podcast and therefore easily usable in the classroom.14 Online applications and publishing will allow crowdsourcing and a freer way to engage with ideas. On the other hand, I am skeptical of claims for a theoretical turn. Anthropology provides some useful conceptual tools in approaching objects but I am resistant to over-conceptualizing materiality. I find that curators are in their element when they are able to reveal, understand, and sometime de-mystify artifacts. When my students come to me invoking Baudrillard or Barthes in their analysis of a piece of eighteenth- century silk, I send them back to the library to read Natalie Rothstein and Lesley E. Miller instead. Peter McNeil. Clothing is both a material covering and an enclosure for the body that in the west is generally constructed through draping or cutting cloth, or weaving or knitting it to shape. The structure of European dress is also bound up with abstract forms of conduct and beauty, and textiles play a most significant role in promulgating and reformulating aesthetics. The aesthetic and phenomenological dimension of clothing moving in space is also partly due to the possibilities and/or restraints offered by textiles. Cloth and clothing are therefore central to human experience and deserve to be studied in these abstract terms as well as for their technical virtuosity, stylistic advance, and influences, etc. High quality museum catalogues are indispensable for fashion studies. Yet they are under-represented as core reading material for undergraduates. For eighteenth-

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century dress, museum catalogues and other publications undoubtedly have helped reshape the field since the 1980s. Facsimile formats – for example, the high-quality photography in the V&A’s Barbara Johnson’s Album, published in 1987 – has been a powerful aid in understanding the visual power and materiality of textile culture.15 The V&A’s “Fashion in Detail” series, although primarily pictorial, opened up a further world of materiality for exploration. The fact that such texts often lack explanatory essays has resulted in their being disregarded by some academics as teaching tools. Tensions continue to exist between the technical/scientific and social/aesthetic priorities of textile culture. Some dealers, too, are very important – consider the well-researched and illustrated annual catalogues of a private dealer such as Titi Halle/Cora Ginsburg, New York.16 Students require training in how to access such texts as well as long analytical essays. There is something of a schism between theoretical writing on dress (generally not illustrated) and richly illustrated histories – often furnished by the museum sector alongside their exhibition programs. The nature of contemporary publishing is of relevance here: black and white reproductions in books on dress, where color is generally so significant, are bizarre in an age of Instagram for the young. However, high quality color printing remains an expense and often it is the museum or a research institute such as the Abegg Stiftung that is expected to undertake such productions. Over the years there have been a number of museum publications that provide an exemplary mixture of contextual analysis as well as the focus required in building an exhibition around artifacts – an exhibition is not a book on a wall. Edgar Munhall’s fine work at the Frick Museum resulted, for example, in the Butterfly and the Bat, a brilliant work of historical recovery about the Comte de Montesquiou, and focused on one painting by Whistler of a man dressed in black evening wear.17 In the book that accompanied the exhibition, everything from fur to the fine woolens for day and evening suits was explored, including contemporary advertising for some of the archaic products such as chinchilla.

Lesley Miller. Museum scholarship is based around objects in collections. These objects come into museums by various routes, through active collecting determined by institutional policies, through gifts or bequests from donors, and sometimes through serendipitous discoveries. Curators collect both the past and the present for the edification and education of future generations, but necessarily have to make difficult decisions about what can be stored, conserved, and displayed. In terms of current textile production – art, craft, design, science, and technology – what should be the priorities for the current generation of curators, and in what type of museum context? Are any museums demonstrating a particularly innovative approach to collecting for the future? Sara Martinetti. Textile collections include objects that are fragments with or without a selvedge (in the case of objects such as carpets or tapestries, the pieces are whole). Revealing the very nature of textile – a surface which is cut and assembled according to a certain use – this condition ontologically determines what constitutes a collection of textiles beyond the status of fine art masterpiece: a sampling of samples from a virtually unlimited production in its effects of weaving, texture, material, color, and design. These gestures and conceptual operations evoke the story of Franz Bock (1823-1899), a canon in Aachen, who was considered a pioneer as a collector, trader, “curator”, and scholar in the field, and who was nicknamed

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“Scheren-Bock” (Scissors-Bock), because of the method he used to collect textiles, mainly medieval, from different European church treasuries. In his desire to disseminate old models in order to enrich contemporary creation (and deriving economic benefit from the transactions), Bock later sold his different sample collections to decorative arts museums that were building up their own study collection, thus determining the frameworks for understanding of these objects in a fundamental way.18 Today, the task of the curator is to create ensembles with these fragments, like a patchwork that we could permanently reassemble. To collect contemporary textile production, from whatever area it emerges, anthropological approaches provide methodological keys to the museum curator’s perspective on what constitutes a corpus, on notions of representativeness and series. This approach allows the curators to access the objects’ context, to provide the information gathered in the works’ records, and to expand the history of the museum’s collections that can be included in future efforts in terms of research, study, exhibitions, and publications. It may be more interesting not to reduce textile collections to textile specimens themselves, but to include other related objects, such as manufacturers’ or dealers’ archives and designers’ and artists’ studio collections. Reactivating the metaphor of the text as textile, the relationship of textiles to the book – account books, design books, plates – opens promising leads. Gathering textiles together with other sources that are related to them within a museum would strengthen its role as a research tool. Giorgio Riello. Any museum collection is the stratification of its past and yet has to respond to new stories and the priorities of today’s visitors. There is also a disjuncture between what people wish to see (in permanent and temporary exhibitions, or more rarely in storage) and what curators and scholars wish to have in a museum collection. A museum’s past influences its future in the sense that coherence is the only winning strategy at a time when acquisition budgets are modest. A few years ago, I was asked to reflect on textile and fashion conservation and I decided to think about what curators in 2115 would like to have in their museum to organize an exhibition on early twenty first-century fashion. I cannot foresee the future – after all I am a historian not an economist – but some general conclusions seem possible. Craft, mass, and masstige are the three categories of today’s fashion-clothing sector. Craft proposes some very exciting examples of creativity across materials and techniques that either exploit or are in opposition to new technologies. Mass-production is the unsung hero of the last fifty years and no one seems interested in collecting old Benetton jumpers or discarded GAP pants. Masstige is instead the new “affordable luxury” produced by Louis Vuitton and the like; it is colonizing the high streets and consuming habits of millions of us. In order to collect this, stronger collaboration with some notoriously un-collaborative luxury brands might be needed. But what is one supposed to do with all this stuff? An ethnographic and anthropological – rather than a historical approach – might be needed. An example dear to me involves sport shoes (sneakers), the classic late twentieth- and early twenty first-century fashion items that integrate new materials (plastics, polyester, and other synthetic materials), fashion, advertising, and some innovative ethnographic research.19 After years of resistance, the Northampton Museum and Art Gallery, famous for its footwear collection, has started collecting

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sports shoes. A lottery grant allowed curator Rebecca Shawcross to acquire 660 pairs of sneakers. This transformed the demographics of museum visitors: no longer ladies in their sixties and seventies but young men in their twenties and thirties. Yet the new collection has presented a series of technical challenges for the museum as well: some of the shoes are in poor state, since their materials are impossible to conserve. They have to be kept separately in order to avoid the noxious gasses that they emit spreading across the museum’s collections. Elizabeth Semmelhack and Ada Hopkins at the Bata Shoe Museum reveal that there is “no ideal option” in the conservation and display of sneakers. They are often put in what is jokingly called “the dead room”, a freezer, waiting to be resurrected at a later stage. Whatever the choice made by curators, I fear that such challenges will be common. Birgitt Borkopp-Restle. Decisions about what to preserve as part of a museum collection have always been difficult – with regard to individual objects but also, and perhaps even more, when it comes to defining categories: outstanding quality (and what does that mean?) or rather the typical or ordinary (in terms of object group, materiality and production process, or social relevance...)? with a view to filling gaps in the existing collection? only objects that will or might figure in a permanent or contemporary exhibition? or is there storage space available for material that – although hardly appealing for a larger public – might be very interesting for a research project? Only the very big (national?) museums will be able to collect across all these and even more categories. This should not be a problem, however, as long as museums of all sizes and descriptions develop collections with distinct profiles (and avoid what we have seen in design museums over the last thirty years, namely, the presentation of the same chairs, telephones, and espresso machines over and over again), whether they concentrate on clothing and fashion, local or regional industries, aspects of science and technology, contemporary art or other defining categories. Rather than create a wish list for an individual museum, we should probably hope for a diversified museum landscape, in which collections focusing on different aspects of textile production and usage could coexist and complement each other. And in an ideal world, well-considered collecting policies would go hand in hand with a communication system that allowed for referring donors to the museum best suited to the object(s) they wish to give or bequeath to an institution, finding objects that might be of interest for a research or exhibition project, and eventually inviting both museum curators and scholars from universities or other research institutions to discuss them in a variety of contexts. A remark must finally be added with regard to academic researchers: many of them are little acquainted with what museum collections hold or might hold; this accounts for a rather large number of studies concentrating on the same objects already treated in (numerous) existing publications, while a great deal of interesting material goes unnoticed. For museum collections to inspire and feed university research, efforts will probably have to be made on both sides so that the potential of (groups of) objects can be fully understood and valued. Peter McNeil. Museums – their storerooms now full of artifacts – are taking stock and assessing the areas in which they should collect. Museums make their own strategies, working generally from an existing strength or an opportunity. Few now attempt to be encyclopedic and each is aware of what the other is doing. New experimental textiles pose all manner of conservation challenges as well as the

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judgments required in assessing what will be significant in the future for understanding the past. 3- and 4D printing are current tools of practice that museums have begun to collect. Dr. Alexandra Palmer at the Royal Ontario Museum has taken a particular approach to building the collection there. The ROM has a fine collection of printed textiles that was built up from the late nineteenth century. As well as building up the collection in historical areas where the museum already possesses depth she has acquired a significant group of men’s banyans that illuminate their connections with the non-western material in the collection, building on previous curators’ interest in design innovation, cut, and fit. She also has a collecting policy to acquire men’s and women’s fashion from the wardrobes of contemporary citizens. Some of the men are black, or gay/queer, some of the women are professional and/or literary figures, etc., and this creates an important opportunity to further consider how dress is a tool in creating a social identity. In what is known by some as wardrobe studies, the focus is on provenance and the “object biographies”20 (to use A. Appadurai’s term) that become possible when a great deal is known regarding the identity of wearers and how they actually wore garments, as opposed to how the clothes looked on a runway or in advertising. In this way Palmer has built up collections of everything from Versace silk shirts – emblematic of 1980s-early 1990s resort wear for the well-to-do – to Japanese high fashion by designers such as Issey Miyake and Comme des Garçons, as well as Martin Margiela. The reticence of certain couture houses to permit any reproduction of their clothes made in multiples of under fifty poses particular challenges for research publication. Palmer has also engaged with dress and disability in a thoughtful manner, an area in which a doctoral thesis has also been written by Elizabeth Heyman at the University of Technology, Sydney.21 Museum curators both influence and are influenced by new developments in the field of dress, textile and fashion studies that take place amidst the humanities, social, and technological sciences generally. Economic history from the post-war period argued that fashion, and the textiles that make fashions possible, represent an under-studied aspect of both important cultural endeavor and enormous financial investment from family units as well as states. The group around the Pasold Research Fund, for example, asked why does fashion not appear in standard histories and social histories as a matter of course? They set out to change this state of affairs and now celebrate an important fifty-year anniversary of research and publishing.22 Roland Barthes’ influential concept of the “fashion system”23 privileged the discursive and representational registers over materiality. The latter tended to be viewed by some as the province of the textile scientist on the academic end of the spectrum, or the connoisseur on the other. In something of an irony, at precisely the same time as Barthes’ study of fashion, there arose a counter-culture of dressing and collecting, conducted largely by self-taught amateurs. The two polarities are not connected at the moment, as they are seen as antithetical by most academics. In North America, continental Europe, the United Kingdom and Australia, literary theory, theatre and performance studies have yielded influential models of reading fashion as a cultural practice and as an embodied experience. Significant research about fashion also takes place around the world within sociology, urban geography, material culture, theories of memory, and labor history. All of these approaches have seen uptake in museums, including the important dimension of textile production:

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the source of profits for some and misery for others. As more and more strain is placed on our poor planet, more people also ask questions about the ethics of fashion consumption. Fashion is often associated with rampant consumerism, but fashion has also been identified as a powerful agent and vector for effecting social change. Ideas about ethical behavior can be integrated into textile design and fashion clothing if the designers of the future have the will. Museums have an important role to play in creatively suggesting such possibilities, as in the Museum of Modern Art’s recent exhibition curated by Paola Antonelli, “This is for Everyone: Design Experiments for the Common Good” (2015-2016) – in which the 4D design by Jessica Rosenkrantz and Jesse Louis-Rosenberg was included. Being very clear about why “fashion matters” from a multi-facetted perspective – cultural, social, ethical, practice-based, and material – is important for its dignity as a part of any humanist agenda and its socio- cultural development in our own time.

Lesley Miller. Historians who advocate the inclusion of objects in the arsenal of sources used by their peers note the importance of engaging physically with objects, “touching, handling, smelling and listening” to them.24 In similar vein, textile practitioners and writers focus on sensory experience. A recently published textile reader, for example, foregrounds “Touch” and “Memory” alongside “Structure”, “Politics”, “Production”, and “Use” as ways of writing about and understanding textiles.25 As repositories of historical textiles, museums may find providing objects for such physical engagement challenging as their responsibility is to preserve the objects in their care for future generations. Do the objects in museums actually lend themselves to this kind of physical engagement, and if so, how might museums cater to such engagement without risking the survival of the collections under their stewardship, whilst contributing to current fashions in scholarship around the haptic and emotional qualities of textiles, as well as continuing a long-established tradition in developing connoisseurship? Peter McNeil. All exhibitions are ephemeral multi-sensory experiences and, without a durable record such as a catalogue or online presence, their effect and impact remains so – ephemeral. This is a particular issue with decorative arts, fashion and textile exhibits as many of the artifacts exhibited do not already exist in other forms of reproduction, to an extent not experienced by painting, sculpture, etc., forms that are better valorized by both the marketplace and existing museum systems. Digital presentations can play an important role in foregrounding the haptic and emotional qualities of artifacts – whether it be in the ability to look at all the pages of an album, or to expand the details of thread or embroidery – but the downside of a digital presence is that scale is lost, as well as relative hues etc., unless the project is extremely well managed. Digital work in the museum takes many times as long as conventional work and is rarely supported by appropriate staffing levels; many museums are shedding staff and eroding the integrity of curators’ voices as principal actors in the museum system (consider also the absurd idea of closing the highly significant Musée des Tissus in Lyon at the moment). There is great potential for cross-disciplinary possibilities to be explored by many museums now, as well as for exploring the affective and socio-cultural nature of textile culture. These include gift exchange, the idea of textile practice as a type of woman’s voice, and the relationship of textiles to broader print culture and the history of ideas. Fashion can be conceptualized as a form of knowledge: one requires knowledge of what is in fashion to be a participant. Such knowledge can be derived from a great many sources. The rise of the intensity of participation in fashion over the course of the eighteenth century is inexorably tied to the world of print. Print is not confined

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to printed books, engravings and the like, but to an expanded field of print, including printed textiles, ceramics, and glass painted and modeled after ceramics, and even inlaid furniture. Print was never passive, but was transformed in creative acts of collecting, re-combination, coloring, and translation into new formats as “dressed prints” with the addition of textiles and other media. The translation across media permitted a very wide circulation of fashion meanings, including possible distortions and creative re-combinations. This is not simply a matter of fashion ideas and models in a sense of a Barthesian sign system. Fashion began a process of representation that was more commercialized, marked early in the eighteenth century by the development of the printed almanac and at mid-century by the everyday pocket- book and a burgeoning range of periodical publications. These were concrete actions in which scale, texture, color, and the variety of the artifacts emphasized the multi- facetted nature of fashion information. Consider one example. We can extend the relationship of textiles and printed forms more broadly still, even to luxury furniture. A mechanical table by Jean-François Œben in the collection of the Musée Cognacq-Jay in Paris was inlaid to directly recall an Indian printed chintz textile. What a statement of fashionability, a mechanical table that looked like the clothes one was wearing. The woods were once brightly colored before fading. Eighteenth century chintz has been re-interpreted by Beverly Lemire and Giorgio Riello as a form of information or print culture that could be “read” and therefore contributed to the burgeoning impacts of fashion.26 The very effect of indienne, in which dark tones frequently outline petals and stems, was highly valued as a fashion in itself. As the trade in such cottons was banned from 1686 to 1759 (in England from 1701 to 1774), such a table was a very modish innovation. Dress is not just a material matter of cutting and forming something derived generally from textiles, but also a cultural idea and a social process. And textiles remain the basis of most clothing. Birgitt Borkopp-Restle. As the sensory qualities of textiles – crisp linen, soft wool, lustrous silk come to mind – have played an important role in the appeal they held (and still hold) for artists, patrons and consumers, it seems appropriate that historians, art historians and scholars of other disciplines who wish to discuss choices and preferences with regard to different textile materials, their status and economic value or other related questions, should develop an understanding of these qualities. Likewise, they should also know about other characteristics of textiles that are not immediately obvious from sight or touch, but perhaps equally important for their desirability: how fine can certain fibers be spun? How do they react to dyeing? Are they washable? And, if we talk about historic textiles: specific uses of textile objects, but also alterations (the adaptation of a dress to a new wearer or a new fashion), or even their preservation in certain environments (folded in a drawer; on a body in a grave) leave characteristic traces that scholars wishing to discuss an “object biography” must learn to read. All these aspects seem to speak in favor of a hands-on approach; it is not necessary, however, to repeat this approach with every individual object: (young) scholars can learn a great deal from handling objects in a study collection that also contains modern and less rare or valuable materials. In order to turn this experience into a competence, they should be encouraged to verbalize their observations and discuss possible deductions. Museum curators and conservators can have a decisive role in

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this process: watching them handle an object, learning what they see and how they interpret their observations, will train scholars to notice characteristics or unusual features in an object, understand marks and traces and eventually learn to read textiles. This also extends to the relation between original textiles and photographs or other visuals: only from repeated and considered comparisons between textile objects and their visual documentation can one learn what the latter actually translates, for which kinds of questions it does or does not provide sufficient information. If museums preserve textiles for future generations – and this must also include future research – the handling of objects should probably be limited to well-prepared studies, in which answers to precisely defined questions could not otherwise be obtained, but museums can and should have an important role in the training of scholars for such studies. Sara Martinetti. Textiles’ materiality is a central issue as conceived in a practical way by museums and theoretically by academics. The tactility of textiles and the conservation modalities for these very fragile items are in conflict and museums’ responses in terms of display have often been literal: multiplying protective barriers while at the same time installing devices thanks to which the viewer can touch the samples. Alongside the material turn in critical thought, new types of displays have recently been developed as a hybrid mix of the museum and research environment, by means of a laboratory format. The hanging of “Unrolled and Unravelled: New Views of the Indonesian Textiles Collection,” within the Labor of the Weltkulturen Museum in Frankfurt in 2014, presented for a few weeks a selection of Indonesian textiles and looms illustrating several techniques of weaving and printing. Unlike in conventional museum showcases, the objects were not protected by glass, but were simply placed on study tables and hung on supports, conceived by designer Mathis Esterhazy to be fully adjustable, removable and mobile, and manufactured out of conservation-quality materials. As a result, the curator, the researcher and the visitor were placed on an almost equal footing. This exhibition offered conditions for direct observation and study, such as looking closely at a particular textile or examining a set of harmonious or dissonant objects together. To broaden this answer concerning museological solutions related to display in the direction of research perspectives, the complexity of textile material must be emphasized. This concerns the nature of the materials, but also their shaping – especially in the case of velvet, which is particularly sophisticated and extravagant – and is more likely to include color, the effects of volume, density, drapery, light, etc. In the case of archaeological textiles, the approach may be even more precise and refined: dust and other stains on woven fragments contain valuable information that, through laboratory analysis, allows us to reconstruct methods of production and use of textiles in societies no longer extant. In addition, the border between the woven textiles and nonwoven fabrics appears as an axis of fruitful research in as much as it intersects museums’ technical analyses with historical and theoretical tools. A research trip to Fiji in 2013 to observe and learn the making of bark cloth in order to expand on the descriptions given in publications by specialists such as Simon Kooijman, allowed me to handle plant fibers uncommon in Europe and to understand the process of their transformation by the mechanical action of a beater and moisture (close to the effect of felting). More generally, historically contextualizing

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the relationship between bark cloth and textile highlights the existence of the paradigm woven/nonwoven and questions the fundamental definitions of textile: in Oceania where, before the arrival of Europeans in the eighteenth century, weaving with a warp and a weft did not exist (with the notable exception of the Banks and Caroline islands), bark cloth, whose production was apparently derived from Chinese paper techniques, gave birth to a unique conception of surface. Following this perspective of redefining the basic notion of weaving, but from different examples, some researchers, including the anthropologist Tim Ingold have proposed the term “textility” which could allow a consideration of the woven and non-woven fabrics together rather than in opposition.27 Giorgio Riello. Curators’ nightmares surely include dreams with scholars weeping over delicate taffeta or touching lace with their ink-stained fingers. I put it jokingly, but one can see how the rise of material culture has created enormous pressure on museums to allow not just access to their collections, but a direct engagement with artifacts though handling and close scrutiny. All of this happens at a time in which museum personnel and resources are scarce. These strains are compounded by the fact that the type of engagement that researchers require is based on a series of new concepts that involve a search for emotional and emotive aspects of material culture through the senses. Touch is clearly very important and object handling is perceived as a must if one has to attempt to recover any deep meaning from the object itself. Emotions and senses seem to overlap. For instance the word “touching” in English expresses both a physical and haptic function, and a feeling or emotion. The haptic has become a fashionable dimension of research just at the time in which unprecedented digital resources satisfy the visual need for material culture. Many large museums are now presenting the bulk of their collections online. These large websites are not perfect but they allow easy access to collections across the world. Clearly, this is no substitute for the direct, physical engagement with the object though, for the first time, the web allows us to crisscross collections as for instance for the case of Europeana.28 Yet, what one can see instead is a tendency to what I call intensive rather than extensive research. I am often amazed by the fact that specific artifacts are scrutinized in detail, sometimes without asking if they are unique or not, if there are other similar objects in the same or in other collections. Textiles, in particular, are difficult to subject to such intensive research because of their fragility, size and, indeed, materiality. As the Director of the Pasold Research Fund, I have also noticed a new trend. In recent years the Fund has received a number of applications that wish to go beyond the simply haptic and ask for historical studies of textiles that use invasive scientific techniques. It is revealing that such applications rarely come from scientists.

NOTES

1. See the website of the exhibition: http://www.threadsoffeeling.com/.

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2. “Impressionism, Fashion and Modernity,” Paris, Musée d’Orsay; New York, The Metropolitan Museum of Art; Chicago, The Art Institute, 2012-2013, curated by Gloria Groom, being a fine example. 3. “Charles James: Beyond Fashion,” New York, The Metropolitan Museum of Art, 2014, curated by Harold Koda and Jan Glier Reeder. 4. On this point see the arguments contained in Double-Face: The Story about Fashion and Art from Mohammed to Warhol, Christoph Doswald (ed), exh. cat. (Saint-Galle, Kunstmuseum, 2006-2007), Zurich, 2006. 5. See the exhibition catalogue: The Stuff That Matters. Textiles collected by Seth Siegelaub for the Center for Social Research on Old Textiles (CSROT), Sara Martinetti, Alice Motard, Alex Sainsbury (eds.), exh. cat. (London, Raven Row, 2012), London, 2012; and the article, Sara Martinetti, Alice Motard, Alex Sainsbury, “Curating Textiles,” in Janis Jefferies, Hazel Clark, Diana Wood Conroy (eds.), The Handbook of Textile Culture, London, 2016, p. 35-50. 6. Seth Siegelaub, “Notes Towards a Critical History of the Literature of Textiles,” in Bibliographica Textilia Historiæ. Towards a General Bibliography on the History of Textiles Based on the Library and Archives of the Center for Social Research on Old Textiles, New York, 1997, p. 16. 7. “Je cherche actuellement les moyens de vous faire parvenir quelques livres assez curieux qu’on m’a envoyés de Hollande. Le commerce des pensées est un peu interrompu en France. On dit même qu’il n’est pas permis d’envoyer des idées de Lyon à Paris. On saisit les manufactures de l’esprit humain comme des étoffes défendues”, Voltaire, “Letter no. 8660. To Jean-Baptiste- Jacques Élie de Beaumont” [1765], in Voltaire, Correspondance, VII. Janvier 1763 – mars 1765, Theodore Besterman (ed.), Paris, 1982, p. 1001 [translation by Boris Kremer]. 8. A successful exhibition is here understood as one that attracts a large number of visitors; certainly this is not the only kind of success with which a museum exhibition could or should be credited – the amount of time that a visitor spends in an exhibition or looking at an individual object could also be an indicator of success as could, on a different level, reactions from colleagues both from other museums and from universities. 9. Claire Wilcox, Valerie Mendes (eds.), Modern Fashion in Detail, London, 1991; Avril Hart, Susan North (eds.), Historical Fashion in Detail: the 17th and 18th Centuries, London, 1998; Rosemary Crill, Jennifer Wearden, Verity Wilson, Details of Dress from Around the World, London, 2002; Lucy Johnston (ed.), 19th Century Fashion in Detail, London, 2005. 10. Jouer la lumière, Jean-Paul Leclercq (ed.), exh. cat. (Paris, Les Arts Décoratifs, Musée de la Mode et du Textile, 2001-2002), Paris, 2001. 11. “un classement méthodique des collections […] qui forme une série chronologique ininterrompue”, Raymond Cox, “Introduction,” in L’Art de décorer les tissus d’après les collections du Musée Historique de la Chambre de Commerce de Lyon, Paris/Lyon, 1900. 12. Antinoé, à la vie, à la mode : visions d’élégance dans les solitudes, Florence Calament, Maximilien Durand (eds.), exh. cat. (Lyon, Musée des Tissus, 2013-2014), Lyon, 2013. 13. The photographs are published in Seth Siegelaub: Beyond Conceptual Art, Leontine Coelewij, Sara Martinetti (eds.), exh. cat. (Amsterdam, Stedelijk Museum, 2015-2016), Amsterdam/Cologne, 2015. 14. Global Material Culture, Prof Giorgio Riello and Dr Rosemary Crill, online: https:// www2.warwick.ac.uk/newsandevents/podcasts/upload/? podcastItem=indian_mordant_and_resist_dyed_cloth.mp3. 15. A provincial English woman’s extravagantly illustrated notebook regarding most of her life’s fashion purchases from 1746-1823, about 120 samples of which 54 are silk, 37 cotton and other linen and other mixes. See Natalie Rothstein (ed.), A Lady of Fashion: Barbara Johnson’s Album of Styles and Fabrics, London, 1987. 16. See http://coraginsburg.com/gallery.htm.

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17. Whistler and Montesquiou: The Butterfly and the Bat, Edgar Munhall, exh. cat. (New York, The Frick Collection, 1995-1996), New York/Paris, 1995. 18. See, in particular, Birgitt Borkopp-Restle, Der Aachener Kanonikus Franz Bock und seine Textilsammlungen: ein Beitrag zur Geschichte der Kunstgewerbe im 19. Jahrhundert, Riggisberg, 2008. 19. For example the project “If the Shoe Fits: Footwear, Identity and Transition” at the University of Sheffield, carried out by Jenny Hockey, Victoria Robinson, Rachel Dilley and Alexandra Sherlock. See http://www.sheffield.ac.uk/iftheshoefits/home-page. 20. Arjun Appadurai, The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge/ New York, 1986. 21. Palmer’s award winning exhibition was called “Fashion Follows Form: Designs for Sitting” (Toronto, Royal Ontario Museum, 2014-2015). 22. See http://www.pasold.co.uk/index. 23. Roland Barthes, The Fashion System (Paris, 1967), Matthew Ward, Richard Howard (eng. transl.), New York, 1983. 24. Adrienne D. Hood, “Material Culture: The Object”, in Sarah Barber, Corinna M. Peniston-Bird (eds.), History Beyond the Text: A Student’s Guide to Approaching Alternative Sources, London/ New York, 2009, p. 176-198, p. 180. 25. Jessica Hemmings (ed.), The Textile Reader, New York, 2012. 26. Beverly Lemire, Giorgio Riello, “East & West: Textiles and Fashion in Early Modern Europe,” in Journal of Social History, 41, 4, 2008, p. 887-916. 27. Tim Ingold, “The Textility of Making,” in Cambridge Journal of Economics, 34, 1, 2010, p. 91-102, online: http://cje.oxfordjournals.org/content/34/1/91.full (viewed on 21/04/2016). 28. See http://www.europeanafashion.eu/portal/home.html.

ABSTRACTS

Nombre de musées différents collectionnent et préservent les textiles, et collectent les données les concernant. Ils les interprètent également par le biais d’expositions temporaires ou semi permanentes, de publications et d’interventions sur des sites web. Ces interprétations se présentent isolément, ou sont parfois inscrites dans un cadre plus large qui englobe l’histoire de l’art et du design, la science et la technologie, ou encore l’histoire sociale et l’anthropologie, l’histoire locale et les cultures du monde (types de textiles et approches utilisées dans les grandes capitales de la mode – Londres, Paris, Milan, New York – possédant une longue tradition de production et de consommation textile, ou dans des villes manufacturières telles que Krefeld, Lyon ou Manchester, par exemple). Malgré tout, les événements organisés autour des textiles attirent rarement l’attention du grand public ou les éloges de la critique – hormis peut-être certaines expositions novatrices telles que celles organisées par Jean-Paul Leclercq (« Jouer la lumière », Paris, Les Arts décoratifs, Musée de la Mode et du textile, 2001), Thomas P. Campbell, (« Tapestry in the Renaissance: Art and Magnificence, New York, The Metropolitan Museum of Art, 2002), Amelia Peck et al. (« Interwoven Globe : The Worldwide Textile Trade, 1500-1800 », New York, The Metropolitan Museum of Art, 2013-2014), ou John Styles (« Threads of Feeling », Londres, The Foundling Hospital, 2010-2011/Colonial Williamsburg, 2014). Cette discussion vise à tirer parti des différentes expériences culturelles des participants et des diverses formations disciplinaires

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qu’ils incarnent : - Encourager le débat sur le rôle joué par les musées en matière de fabrication et de représentation de l’histoire des textiles. Les musées ne sont pas simplement dépositaires d’objets textiles : ils écrivent aussi leur histoire, qu’elle soit universitaire ou grand public, par le biais d’expositions et de publications. Comment ce travail s’articule-t-il avec la recherche universitaire et le partage des connaissances ? Tient-il compte des nouveaux apports de la recherche et alimente-t-il celle-ci ? Comment faire évoluer à l’avenir les échanges entre musées et universités dans différentes régions et cultures du monde ? - Déterminer quels musées font preuve d’innovation (à l’échelle locale, régionale, nationale et internationale). En quoi consistent ces innovations, et peuvent-elle contribuer à déterminer de futures orientations, notamment en matière de collection et d’interprétation ? Par interprétation, il faut entendre ici tout type d’explication sous forme numérique ou analogique fournie pour contextualiser les œuvres exposées. - Il est difficile, désormais, d’affirmer que seuls les historiens de l’art sont à même de proposer une étude dynamique des objets datant de la période post 1500, et l’intérêt quasi exclusif porté jusqu’ici aux textiles attachés à la tradition bien établie de la collection d’amateur d’art (essentiellement les tentures et tapisseries répondant à des commandes de prestige) est aujourd’hui remis en question par l’adoption d’approches plus globales par les historiens et les spécialistes de l’histoire du design et de la culture matérielle.

INDEX

Keywords: textile, history, fashion, exhibition, publication, museum, display, collection, catalog, research, university, material culture Geographical index: France, États-Unis, Angleterre Mots-clés: textile, histoire, mode, exposition, publication, musée, accrochage, collection, catalogue, recherche, université, culture matérielle Parole chiave: tessile, storia, moda, mostra, pubblicazione, museo, esposizione, collezione, catalogo, ricerca, università, cultura materiale Chronological index: 1800, 1900, 2000

AUTHORS

BIRGITT BORKOPP-RESTLE Birgitt Borkopp-Restle was appointed Professor for the History of Textile Arts (Abegg Stiftungsprofessur) at the Institute of Art History, Bern University (Switzerland) after a museum career (curator of the Department of textiles and costume at the Bayerisches Nationalmuseum in Munich, 1993-2005, and a post as director of the Museum of Applied Arts in Cologne, 2005-2008). Her main subjects of research are medieval and early modern textiles, the role of textiles in court ceremony and representation, the history of collecting, and the exchange between the Orient and the West between the sixteenth and eighteenth centuries. She is President of CIETA.

PETER MCNEIL Peter McNeil is Professor of Design History at the University of Technology, Sydney, Distinguished Professor, Aalto University, Helsinki, and Professor of Fashion Studies at Stockholm University. His most recent publications are: Fashion Writing and Criticism (London,

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2014) with Sanda Miller; Luxury: A Rich History (Oxford, 2016), with Giorgio Riello; and Pretty Gentleman: Macaroni Men and the 18th-century Fashion World (New Haven/ London, forthcoming)

SARA MARTINETTI Sara Martinetti is a researcher and a curator whose work crosses the anthropology of writing and the history of art and creativity. A PhD candidate at the École des hautes études en sciences sociales since 2012 and a research assistant fellow at the INHA from 2012 to 2016, her dissertation considers all aspects of Seth Siegelaub’s career as a pioneer of American conceptual art, a bibliographer and a collector of textiles. She has curated two exhibitions about his work and collections (London, Raven Row, 2012; Amsterdam, Stedelijk Museum, 2015-2016), and published an exhibition catalogue and an anthology (Cologne, 2015 and 2016).

LESLEY MILLER Lesley Miller is Acting Keeper of Furniture, Textiles and Fashion at the Victoria and Albert Museum and Professor of Dress and Textile History at the University of Glasgow. Between 2010 and 2015, she was Lead Curator for the renovation of the Europe 1600-1815 Galleries at the Museum. She has published extensively on design and commerce in silk manufacturing in 18th century France. Her most recent book is Selling Silks. A Merchant’s Sample Book of 1764 (London, 2014) and she is currently revising Cristóbal Balenciaga, 1895-1972. The Couturier’s Couturier (London, forthcoming 2017).

GIORGIO RIELLO Giorgio Riello is Professor of Global History and Culture and Director of the Institute of Advanced Study at the University of Warwick. He is the author of A Foot in the Past (Oxford/New York, 2006) and Cotton: The Fabric that Made the Modern World (Cambridge/ New York, 2013) and has published extensively on the history of fashion, design and consumption in early modern Europe and Asia. He is the co-editor of Shoes (2006);Global Design History (2011), and Writing Material Culture History (2014) and several other volumes. Between 2013 and 2015 he was the coordinator of the Leverhulme-funded “The Luxury Network”, a collaboration between Warwick, the V&A, the Museum of Art and Design in New York, and the universities of Bologna, Stockholm, and Melbourne. His most recent book, entitled Luxury: A Rich History, was co-authored with Peter McNeil (Oxford, 2016).

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Entretien

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Entretien avec Jean-Paul Leclercq par Rémi Labrusse

Jean-Paul Leclercq et Rémi Labrusse

Rémi Labrusse. Quel est votre itinéraire de chercheur ? Comment vous-a-t-il conduit vers le textile ? Jean-Paul Leclercq. De 1994 à 2006 j’ai été conservateur des collections anciennes de mode et de textile aux Arts décoratifs, à Paris, et j’en ai repris l’enrichissement1. Mettant en œuvre la concertation entre musées que je prônais, j’ai constitué le dossier qui a permis au musée des Tissus de Lyon d’acquérir les cent quatre-vingt-dix Grands livres de fabrique de la maison lyonnaise Bianchini-Férier (1889-1964, environ vingt-cinq mille étoffes, une série continue offerte à la réflexion), pour laquelle travaillèrent Raoul Dufy, Paul Iribe… Cette acquisition, qui a été effectuée avec le concours du Fonds du patrimoine, dont les crédits sont « réservés aux acquisitions de biens culturels d’intérêt patrimonial majeur », a eu pour effet heureux l’inaliénabilité de sa collection, deux points contre les menaces de fermeture de ce musée. Chercheur autant que conservateur, j’ai conçu deux expositions marquantes. « Jouer la lumière » (25 janvier 2001 – 3 février 2002, plus de 100 000 visiteurs) associait la science de la vision, l’optique et l’histoire de l’art et de ses techniques pour mettre en lumière (aux sens propre et figuré) les propriétés visuelles directionnelles du textile2, leur genèse et leur usage, bien avant le cinétisme de Yaacov Agam et l’ultranoir de Pierre Soulages, avec des exemples du XVe siècle à l’an 2000, ce qui s’est étrangement révélé une première mondiale. Montée avec le concours de Pamela Golbin, chargée des collections postérieures à 1914, puisqu’il convenait d’interroger les formes récentes de la création, « L’homme paré » (30 octobre 2005 – 30 avril 2006), exposition plus anthropologique – étude partielle du dimorphisme sexuel culturel chez l’Homme3 –, rappelait que la parure a été masculine au moins autant que féminine, avec des inversions d’attributs masculins/féminins par rapport à nos habitudes. C’était une invitation aux créateurs de mode à redonner à l’homme le goût de la parure et à inventer un successeur au complet-veston. Plus largement, je me suis efforcé de jouer un rôle actif en France et à l’étranger dans la recherche sur le textile : accueillant les chercheurs, leur donnant accès aux

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œuvres, les accompagnant dans leurs travaux (LECLERCQ, 2014b), j’ai contribué à de nombreuses rencontres scientifiques, intervenant ou aussi coordinateur, dans l’enceinte des Arts décoratifs4, dans le cadre de l’Association française pour l’étude du textile (AFET) dont j’ai été membre fondateur (1995) et que j’ai présidée de 2002 à 2006, ou en tant que membre du Centre international d’étude des textiles anciens (CIETA). La préparation de « Jouer la lumière » m’a fait inventer le Goniophotoscope® (2002), instrument de visualisation des propriétés visuelles directionnelles du textile et d’autres matériaux. Ayant pris ma retraite en décembre 2010, je collecte des cours de tissage manuscrits, avec échantillons, que j’utilise pour le domaine de la Manufacture en soie où je participe à l’Édition Numérique Collaborative et CRitique de l’Encyclopédie5. Photographe dès mes premiers pas en histoire de l’art, en Bretagne (pré-inventaire du patrimoine architectural de Névez, 1970-1971), je pratique la photographie comme un medium d’exploration et d’exposé de ce que j’étudie, attentif au découpage photographique et à la mise en série (LECLERCQ, 2013). Mon expérience constante a été la grande fécondité de la réunification du travail par l’exercice combiné de plusieurs métiers : chercheur et auteur de logiciel de saisie documentaire ; auteur du texte, de l’illustration et de la maquette d’une publication ; chercheur, photographe et auteur du relevé (architecture) ou de l’analyse technique (étoffe), de quoi relier technique et effet produit, et en déduire le raisonnement de la création. Mon activité scientifique ne se borne pas au textile, et nous sommes ici au cœur de ma démarche : si j’ai tenté de penser le textile d’après lui-même, je l’ai fait à la lumière d’autres domaines, que j’ai inversement repensés à la lumière du textile. Agrégé de lettres classiques (1972), j’ai commencé mon métier de chercheur par la théorie générale de la littérature en partant de constatations matérielles (LECLERCQ, 2008), méthode que j’ai transposée dans mes travaux sur les autres arts. Professeur de français langue étrangère à la faculté des Lettres de Bagdad de 1973 à 1975, j’ai ainsi connu, logiques de matériau, l’architecture de roseau des Arabes des Marais6 au confluent du Tigre et de l’Euphrate, et l’exploitation de tout ce que peut fournir un palmier dattier. Conservateur de l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France en Auvergne de 1977 à 1994, j’ai retrouvé une logique de matériau dans l’utilisation du fer forgé et de la fonte d’ornement en architecture7, et je me suis intéressé aux formes de l’architecture vernaculaire – avec une prédilection pour les plaisirs structurels qu’offrent les charpentes –, aux aires culturelles qu’elles définissent8, et aux systèmes d’organisation du décor en orfèvrerie religieuse (LECLERCQ, 1986) et en campanologie (LECLERCQ, 2014b), avant d’aborder le textile par les ornements liturgiques (1981). Conservateur régional de l’Inventaire général du patrimoine culturel de Guyane de 2006 à 2010, j’y ai illustré les effets visuels de la lumière en architecture à une latitude équatoriale, domaine inédit, observation encore, dérivé de ma pratique de la photographie et de « Jouer la lumière ». J’y ai repris, loisir studieux, une activité d’entomologiste de terrain qui remontait à mon enfance. J’ai découvert des espèces nouvelles pour la science en Irak, puis au Yémen, en 1976, dont une cétoine qui m’a été dédiée par le spécialiste du genre, Pachnoda leclercqi Rigout, 1985. Cette familiarité

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avec les coléoptères m’a conduit à définir une problématique de recherche sur l’inspiration des insectes dans les arts, oscillant entre représentation de l’animal et systèmes de variation, couleur, distribution des taches, micro-sculpture9... Praticien de la sélection des biotopes à prospecter, j’en avais dérivé des problématiques dans le domaine de l’architecture vernaculaire : les cartes lithologiques permettent de localiser les roches d’aire restreinte, comme le calcaire du Quiou en Bretagne, qui ont pu donner naissance à des partis architecturaux singuliers. Point commun à ces années de recherche : une même approche heuristique fondée sur l’observation et la description. La mise en série des objets étudiés (ou de leurs propriétés, des données les concernant…) invite à en établir le système de variation par l’élaboration progressive d’une combinatoire, heuristique par ses propriétés logiques, et à vertu prédictive : les cases vides signalent ce qu’il serait logique de rencontrer, préparent à le voir, et permettent de commuer cette matrice d’analyse en matrice de recherche et de création10. Mais au démarrage il faut à l’esprit une accroche, comme le noyau est nécessaire à la formation d’une perle. C’est souvent une constatation matérielle suivie d’explicitation qui joue ce rôle, donnant le branle à la réflexion, accroche providentielle à laquelle il faut se cramponner pour la transformer en prise, à partir de quoi la déclinaison des idées se fait de proche en proche. Ce que l’on a tous les jours sous les yeux est souvent le moins vu, et reste impensé : sa formulation est le plus à même d’apporter du nouveau (LECLERCQ, 2001, 2014a). Platon déjà en énonçait le principe par le rôle dessillant de l’étonnement (Théétète, 155d).

Rémi Labrusse. À l’heure où la présentation d’une des plus prestigieuses collections textiles au monde, celle du musée des Tissus à Lyon, est menacée pour des raisons budgétaires, quel regard portez-vous sur le patrimoine historique français dans le domaine textile ? Quelles en sont les richesses ? À quels types de dangers doit-il faire face à moyen terme ? Comment répondre à ces menaces ? Jean-Paul Leclercq. Il sied d’avoir vu les grandes expositions de peinture, les plus courues, mais elles ne proposent guère au visiteur l’équivalent des plaisirs structurels qu’ajoute le textile : les boyaux et veloutés lyonnais du début du XIXe siècle (LECLERCQ, 1999, fig. 3-5), préfigurations de la poétique du Bauhaus, ont des orthogonalités plus convaincantes que celles, graphiques seulement et donc arbitraires, peinture ou vitrail, de Piet Mondrian ou de Théo van Doesburg. Le textile est plus distinctement porteur des clefs de l’intellection de sa genèse, atout méconnu, et définit par là un seuil de compétence à atteindre pour s’assurer la compréhension des œuvres et du raisonnement de leur création. Cette singularité fixe au musée la tâche d’armer le visiteur, qui en sortira le regard changé, avec un savoir transposable dans d’autres domaines. Les incertitudes actuelles sur le devenir du musée des Tissus résultent d’un dommage collatéral de la baisse, décidée par l’État, des ressources fiscales des chambres de commerce et d’industrie. Le transfert d’une grande part de ce qui subsiste de l’industrie textile dans la région rhônalpine vers les textiles techniques achève de renvoyer dans le seul champ de la « culture11 », qui y est mal préparé, l’utilité du musée des Tissus et la recherche de la bonne tutelle, un peu trop vite, comme si un renouveau culturel et industriel du textile en France était impensable, ou comme s’il n’y avait plus rien à faire de fonds patrimoniaux dans ce domaine. Ce même défaitisme un peu partout met en danger les musées à fonds textile, produits et

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machines, comme à Roanne (maille) : la mode est moins menacée. La culture textile s’efface chez les scientifiques (hormis le champ des textiles techniques, où règne le secret industriel) comme chez les designers (plus souvent dessinateurs de motifs que concepteurs de structures tissées ou d’idées de mise en œuvre), et chez la plupart des visiteurs. Ce qui fait attendre d’une reprise de contact le choc heuristiquement fécond de l’étrangeté de ce qui était familier à l’époque de l’Encyclopédie. Le textile est diversement représenté dans les musées : matériaux, documents graphiques, chaîne de production – avec les métiers à tisser, à dentelle…–, produits semi-finis (lés d’étoffes) ou finis (mode au premier chef). L’optimum est la conservation in situ des machines et de leur production12, mais le fonds proprement textile est alors localement et chronologiquement limité. Le musée d’Art et d’Industrie de Saint-Étienne associe métiers à tisser (rubanerie) et collection textile (rubans et mises en carte), comme pour la dentelle Leavers la Cité internationale de la Dentelle et de la Mode de Calais, ou comme dans son domaine le musée de l’Impression sur étoffes à Mulhouse. Les Arts décoratifs, à Paris, associent école, bibliothèque, et musée : arts décoratifs – dont la tapisserie –, papier peint, publicité, jouet, textile et mode, cette dernière seule présente au palais Galliera, musée de la Mode de la ville de Paris, mais dans les deux cas avec des présentations limitées aux expositions temporaires. À Paris, les machines textiles sont au musée des Arts et Métiers, mais sans reconstituer pour autant une chaîne opératoire. À Roubaix, La Piscine, musée d’Art et d’Industrie André-Diligent, est axée sur les étoffes pour sa partie textile : la mode y est récente et les métiers sont à La Manufacture. Le musée des Tissus de Lyon possède des modèles réduits de métiers à tisser et est associé à un musée d’arts décoratifs, cependant que des métiers en fonctionnement, à la tire13 et à mécanique jacquard, à Lyon, sont à la maison des Canuts : un regroupement pourrait être fécond. Les séductions diffèrent selon ce en quoi consistent les collections, ce qu’elles permettent de mettre en évidence, ce que le visiteur sait y lire de lui-même, bien loin de ce à quoi le conservateur a pensé.

Rémi Labrusse. Conserver le textile est une chose, l’exposer en est une autre. Dans ce domaine, la question de l’exposition se pose en termes différents selon qu’il s’agit de galeries permanentes ou d’expositions temporaires. Comment, selon vous, rendre le textile spectaculaire tout en respectant les impératifs de la conservation préventive – qui implique notamment la suppression de la dimension tactile, pourtant fondamentale dans le textile ? Comment attirer et séduire un public souvent marqué par une faible culture du regard sur les arts dits « mineurs » et qui, de surcroît, risque d’être rebuté par la complexité intrinsèque des principes de la production textile ? Comment bâtir une pédagogie du regard qui permette, concrètement, de rendre sensibles et émouvants à la fois l’amont (les prodigieux dispositifs techniques inventés pour la production textile depuis le néolithique) et l’aval (les innombrables systèmes de significations qui s’y sont déployés) ? Jean-Paul Leclercq. Le textile a été en effet l’une des grandes aventures de l’esprit humain, technique, scientifique, artistique, culturelle et sensible, à tous niveaux de développement, des sociétés sans écriture aux sommets de la pensée savante des lettrés, et la poursuivre nous relie à la longue histoire de l’humanité, avec le devoir de l’enrichir des apports de notre temps. Il est une invitation, enfin !, à la féconde réconciliation de la culture au sens étroit avec les techniques et les sciences, sciences naturelles incluses pour les matières premières comme pour lire la flore et la faune brodées, tissées ou imprimées, ou s’en inspirer autrement que trivialement. L’inverse est aussi exact : en 1727, Antoine de

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Jussieu attribue au goût des fleurs en broderie sous Henri IV et Louis XIII l’essor de la botanique et des jardins ; Philippe de Lasalle a représenté le faisan vert du Japon, Phasianus versicolor, une cinquantaine d’années avant sa description en zoologie par Vieillot en 182514. Le projet de l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772) n’a rien perdu de son actualité. Un conservateur a le privilège d’avoir accès aux œuvres en réserve ou invisibles, comme c’est souvent le cas de la majorité de la collection pour des raisons de nombre, de conservation (protection contre la lumière) et de présentation (albums). Il a aussi celui de manipuler les œuvres, de les voir sur l’envers et sur l’endroit – un sujet d’exposition –, de les examiner à la loupe binoculaire, et d’acquérir ainsi des connaissances inaccessibles aux visiteurs qui sont limités aux œuvres exposées vues à l’œil nu. De quoi révéler à ses concitoyens des univers ignorés, œuvres, approches et phénomènes, un devoir en proportion de ses privilèges. L’art oratoire antique comprenait la captatio benevolentiae ou art de susciter l’intérêt. À cet effet, il convient de choisir des œuvres belles, dont il y a beaucoup à dire, et dont le spectacle doit suffire au bonheur du visiteur s’il n’a pas envie d’entendre le discours du conservateur. Mais il n’est rien de tel que de faire apparaître des propriétés visuelles au premier abord inexplicables. Ceci fait, le public auquel on s’adresse, de l’élève du primaire au directeur de recherche au CNRS en physique de la lumière, a envie de comprendre ce qu’il observe, et dès lors il est ouvert à des explications techniques qu’il est ainsi possible de limiter à cette pertinence. La dialectique de la technique et de l’effet produit, dont le vaste champ des propriétés visuelles directionnelles, offre un domaine inédit à l’historien du textile et plus largement à l’historien de l’art : des phénomènes similaires se lisent dans d’autres domaines, et leur connaissance doit être maîtrisée pour une interprétation correcte du travail des peintres dans ce qu’ils représentent. Tel était l’objet de « Jouer la lumière », une exposition dont chacun sortait le regard changé. Au colloque « Jouer la lumière : le textile, la lumière et l’œil », dans la nef des Arts décoratifs, des créateurs n’en croyaient pas leurs yeux en voyant leurs œuvres sur une préfiguration du Goniophotoscope, à l’échelle de ce qui apparaît lorsque l’étoffe est mise en œuvre, puis avec un fort grossissement en examen oblique dynamique sous un microscope numérique à tête rotative comme le Hirox KH-7700.

Rémi Labrusse. Vous avez rassemblé dans la catégorie générale des « arts à matrices » les décors moulés des cloches au XVIIIe siècle et les plans de perforation des cartons de la mécanique jacquard, pour le textile. Ces pratiques ont en commun d’identifier l’invention de formes artistiques à une combinatoire d’éléments préexistants et peuvent aller – dans le cas des métiers à mécanique jacquard – jusqu’à des systèmes générateurs mécaniques, à partir de « matrices » entendues au sens mathématique et non plus strictement matériel du terme. Cette logique matricielle justifie ce que vous nommez une « approche générative » des formes, fondée sur la description des procédures de production plutôt que sur celle de la seule apparence du produit fini. Vous avez montré comment les articles de l’Encyclopédie consacrés à la production textile – en grande partie rédigés par Diderot en personne – avaient constitué une avancée décisive dans la conceptualisation de cette approche générative. Vous avez rappelé ce qu’il écrit à l’article « Damas » de l’Encyclopédie : « La seule définition complète qu’on puisse donner d’une étoffe, et peut-être d’un ouvrage de mécanique en général, c’est d’exposer tout au long la manière dont il se fait. » Dans ce contexte, la dimension mécanique de la production/création textile pose plusieurs questions. Sa systématisation à l’ère industrielle constitue-t-elle une rupture culturelle ou au contraire l’accomplissement de principes inscrits dès l’origine dans la pensée et la pratique du textile ? Au sein du vaste ensemble des arts à matrices, quelle est la spécificité du textile ?

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Peut-on lui attribuer une valeur paradigmatique, qui permettrait de remonter des structures algorithmiques de l’informatique et de l’image numérique jusqu’aux premiers métiers à tisser ? Enfin, dans les dispositifs de production textile, l’invention individuelle est-elle inhibée ou au contraire stimulée par la puissance des contraintes techniques ? Jean-Paul Leclercq. La quasi-universalité du textile en fait l’illustration des facultés combinatoires et manipulatoires de l’être humain, avec des probabilités d’invention parallèle, où le rythme temporel des manipulations, qui a affaire avec la musique, se transforme en rythme spatial, avec le vaste jeu de permutations à plusieurs niveaux d’organisation qui génèrent un dessin tissé, hors des méthodes manuelles. Matière à recherches mathématiques, algèbre, topologie, géométrie – la théorie des satins a donné naissance à des algorithmes de chiffrage –, il est une invitation à travailler sur l’esthétique comparée de l’espace et du temps (LECLERCQ, 2008).

Les très nombreuses similitudes techniques entre les textiles de l’Ancien Monde et les textiles précolombiens intriguent et posent la question d’inventions parallèles, de vagues de peuplement (et dans quel sens : aurait-on trace de retours de l’Amérique vers l’Asie ?), ou, sait-on jamais, de rétro-ingénierie à partir de textiles épaves portés par les courants. Avec les produits similaires obtenus en vannerie comme les nattes de roseau des Arabes des Marais, le tissage chaîne/trame, par ses passages dessous/dessus, est mathématiquement une matrice de 0 et de 1, qui correspond à la logique binaire sur laquelle repose l’informatique, et la matrice des découpures chaîne et trame de l’étoffe façonnée rappelle la matrice de photosites des capteurs numériques et les pixels de l’image résultante. L’étoffe façonnée, dont les croisements peuvent être considérés comme une matrice mathématique souvent à plusieurs couches, résulte elle-même de plusieurs autres matrices, graphiques et/ou mécaniques, notant ou produisant le passage dessus/dessous de la chaîne et de la trame, qui se compliquent de l’ourdissage, si la chaîne est faite de fils différents ou même simplement d’embuvage différent, et du navetage15 si la trame est variée. Pour les courageux : sur le papier ou sur l’écran, des planches de l’Encyclopédie à nos logiciels de conception et fabrication assistée par ordinateur (CFAO) comme Pointcarré ou Arahne, perdure le schéma orthogonal du remettage ou passage des fils de chaîne dans les lisses, de l’armure ou attachage des marches aux lisses avec indication de la marchure. Ce schéma note le travail individuel des fils à la lève ou en rabat, qui produit la ou les croisures de base de l’étoffe. Sur papier réglé ou maintenant sur l’écran aussi, le dessin des étoffes façonnées est noté par la mise en carte, qui indique le travail de la tire ou de la mécanique jacquard, par fil ou groupe de fils (découpure chaîne) et par passée de trame. Une autre matrice encore, sur le métier cette fois, l’empoutage, distribue la levée des maillons par la tire (ou la mécanique jacquard) pour produire un dessin varié sur toute la largeur de l’étoffe, ou répété, suivi et/ou à retour, si l’étoffe est à deux chemins ou davantage. C’est d’après la mise en carte et en tenant compte de l’empoutage que se fait le lisage, dont on tire la matrice de cordes du métier à la tire ou celle des perforations des cartons de mécanique jacquard, qui comportent un repliement, en plusieurs lignes, des perforations gouvernant la levée des fils de chaîne pour un même coup de trame. Il serait éclairant de joindre à la présentation des étoffes façonnées ou à celle des machines textiles une station de conception assistée par ordinateur pilotant un métier à échantillonner, pour de précieux travaux pratiques à tout niveau : le

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conservateur contrôlant et illustrant ses analyses textiles, l’enfant de cinq ans découvrant l’univers textile – et le comprenant –, le designer ou le styliste y faisant des essais, dans un fertile décloisonnement des publics.

Les arts à matrices (LECLERCQ, 2014b), que j’ai théorisés sensu stricto à partir de la technique des inscriptions et du décor des cloches, mais dont le tissage des étoffes façonnées offre une configuration paroxystique, sont des arts à contraintes fortes dont l’incidence mérite étude comme celles d’autres arts combinatoires à variation discontinue. On notera que le tissage est en ce sens un art à variation discontinue, tempérée par la continuité des fils sous les liages, les jeux de tension qui en résultent, et les incurvations dues à l’évolution des fils selon l’armure : le dessin d’une étoffe façonnée – produit par le tissage – résulte d’un entrelacement et n’est pas un dessin de surface, imprimé sur étoffe ou sur papier. Ceci invite, en généralisant, à étudier les incidences – facilités, limites et contournements – que les différentes techniques et les différents matériaux ont sur la démarche créative et sur les résultats obtenus. Cette approche recherche les traces du processus générateur de l’œuvre. Elle vise à restituer le raisonnement qui l’a guidé, jusqu’à en déceler les défaillances. Elle se fonde sur ce que l’œuvre manifeste d’intention ou de fait, et sur ce qui en outre est parfois conservé des étapes et des outils de la création et qui peut être éclairé par l’étoffe. Les Arts décoratifs, à Paris, possèdent ainsi des esquisses et des mises en carte pour vestes d’habit à la française à bordure. Leur interprétation, difficile au premier abord, devient aisée dès que l’on a repéré, sur une veste en pièce, le principe du décor broché asymétriquement sur métier monté à pointe (LECLERCQ, 2012a, 2014b).

C’est aussi le principe de la décomposition des étoffes dont la maîtrise est nécessaire à l’historien de l’art comme au créateur ou à l’industriel : une part importante de la production d’étoffes façonnées est constituée de retissages ou de reprises de modèles. Citons Édouard Gand, un peu trop enthousiaste (des croisures identiques peuvent être obtenues sur des métiers différents) : « Si je ne craignais de prendre une comparaison dans un domaine trop élevé, j’évoquerais ici le nom d’un homme célèbre, et je dirais : de même qu’avec un os fossile, Cuvier reconstituait un animal dont la race est éteinte, de même, avec un simple morceau d’étoffe, le fabricant habile peut reconstruire le métier sur lequel a été fait ce tissu16. » Une fois atteint ce seuil de validité de l’analyse technique – une singularité en histoire de l’art –, grande est la tentation de s’arrêter là, a fortiori lorsque le conservateur n’est pas lui-même en état de faire l’analyse et risque de ne pas être davantage en état d’en tirer parti pour penser le textile et penser par le textile. Mais les grandes réussites comme celle de Philippe de Lasalle17 dans les années 1770 sont souvent venues d’une double maîtrise de conception, celle de l’étoffe et celle du métier à tisser, par exploration méthodique des possibilités des métiers disponibles dans l’entreprise ou inversement par conception des adaptations nécessaires. La régression de la construction mécanique en France est aujourd’hui un facteur limitant. Inversement, l’informatique et les mécaniques jacquard électroniques offrent des facilités inédites dont peuvent se saisir les créateurs pour être à la fois concepteurs et fabricants, du moins au stade de l’échantillonnage ou de l’œuvre unique. Mais en veillant à éviter le piège de la photographie transformée un peu trop vite en étoffe via Photoshop, un logiciel de CFAO textile et un métier à mécanique

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jacquard électronique, écho aux inquiétudes d’Édouard Didron en 1882 : dans son rapport sur les tissus de la « 7e exposition organisée au Palais de l’Industrie » par l’Union centrale des Arts décoratifs, à Paris, il faisait déjà état d’un malaise devant l’excès de perfectionnement de la technique des mécaniques jacquard, qui affranchissait le dessin textile de toute limite.

Rémi Labrusse. Le champ textile n’est pas seulement décrit par ses dispositifs de production mais aussi par ses usages. Vous avez montré que ces deux aspects étaient inséparables : un même système de production (techniques et matériaux confondus) peut engendrer des effets visuels différents, auxquels peuvent être associés des usages et donc des sens variables dans le temps et dans l’espace ; inversement, un même effet visuel, avec les significations qui lui sont attachées, peut être produit suivant des techniques et avec des matériaux très hétérogènes. Votre curiosité pour les interactions entre technique et civilisation vous a conduit à développer une anthropologie du vêtement, notamment masculin ; vous vous êtes également intéressé aux phénomènes d’appropriation ou de rejet entre l’Europe et « l’Orient », dans le domaine textile. Pour vous, articuler histoire technico-matérielle du textile et histoire de la mode et des transferts culturels est indispensable – mais selon quelle méthodologie et avec quels résultats potentiels ? Jean-Paul Leclercq. Il faut être très attentif à distinguer propriétés intentionnelles, propriétés de fait, propriétés perçues, et rester prudent dans l’énoncé des significations : si le satin, brillant, est très utilisé en lingerie, c’est moins pour son jeu avec la lumière que parce qu’il est lisse et ne fait pas remonter les vêtements de dessus lorsque l’on se redresse. C’est un point évoqué déjà en 1769 par François- Alexandre de Garsault dans l’Art du tailleur à propos du dos des vestes, qu’il faut éviter de faire en velours pour ne pas faire remonter le justaucorps de l’habit complet à la française. J’évoquerais volontiers un projet d’exposition que j’avais proposé en 2001 dans le cadre d’une programmation pluriannuelle sériée par approches, « Phylogénèses. Textile et costume, modalités de l’évolution de la diversité culturelle » : les évolutions culturelles sont en partie justiciables d’une analyse similaire à celle qui s’applique à celle des espèces animales ou végétales18. Dans notre période de mondialisation forcenée, il y a lieu de s’interroger sur les modalités actuelles et anciennes de l’évolution de la diversité culturelle de l’humanité, avec le rôle des échanges et celui des évolutions endémiques, les combinaisons variables d’évolution et de sclérose ou de stabilisation, les émergences, les diversifications, les extinctions, les résurgences. Des pays aussi peuplés que l’Inde ou la Chine sauront-ils évoluer en imposant leur marque propre sans passéisme identitaire parfois dangereux ou rejoindront-ils une occidentalisation généralisée ? J’ai brièvement évoqué cette interrogation majeure à propos de l’exposition « Anni Albers 1899-1994 » (LECLERCQ, 1999), en proposant un modèle de développement associant cercles d’autonomie et réseaux d’échanges distants permettant le mariage heureux d’une appartenance culturelle et de la liberté individuelle.

L’habit à la française prend son essor dans le dernier tiers du XVIIe siècle, s’étend largement dans la société européenne, ses formes d’apparat sont porteuses de nouveauté, puis, à la fin du XVIIIe siècle, celles-ci deviennent archaïsantes ; elles sont affirmation de respectabilité sous l’Empire ; des formes dérivées en subsistent, sclérosées et isolées, dans les uniformes civils ou militaires, en haut de la société, et dans les livrées, chez les gens de grandes maisons, soit à peu près ce que l’on peut observer chez certaines espèces d’insectes qui vivaient en plaine en France lors de la dernière glaciation et qui subsistent maintenant en populations séparées et parfois

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diversifiées en Scandinavie et sur les hauteurs des Alpes et des Pyrénées. Les costumes régionaux, de même, peuvent se référer à des époques différentes, où ils se sont sclérosés, alors que l’historicisme comme celui de l’habit national suédois promu par Gustave III de Suède veut renouer avec un passé révolu et crée une rupture. Il serait urgent d’explorer historiquement la construction des tenues actuellement vécues comme identitaires, de quoi inciter à un peu de relativisme : elles n’existent pas de toute éternité et sont souvent bâties sur des éléments importés, dont la religion elle-même. Dans l’analyse de la garde-robe d’un avocat on retrouve la coupe synchronique familière aux linguistes : la robe professionnelle, qui a survécu à la mode du pourpoint et du haut de chausse, voisine avec des vêtements diversement plus récents, complet veston, smoking, parka, tenue de ski, bermuda... De même un défilé de 14 juillet fait voisiner des uniformes militaires aux référents chronologiquement hétérogènes. La diachronie se suit également avec intérêt : tapisserie, broderie, impression, tissage, dentelle et maille prennent des voies qui les rapprochent ou les séparent avec des périodicités et des regroupements différents selon les époques ou les domaines. L’art meneur peut être textile, comme la broderie pour les habits à bordure au XVIIIe siècle en exécution tissée ou imprimée, ou encore l’architecture et ses dérivés, peinture ici, orfèvrerie et menuiserie, pour la broderie religieuse au XVe siècle avec ses fonds architecturés. La marche comparée des arts est captivante. Il serait fécond de suivre pendant trois siècles et demi la chasuble, dont la forme est figée au début du XVIIe siècle, mais dont le décor manifeste une succession de modes aux échos différents d’une époque à l’autre. N’oublions pas non plus, points abordés en 1998 dans Touches d’exotisme19, les approches diachoriques, ni, combinaison avec la diachronie, les importations, comme celle du nuage chinois (tchi), de la fritillaire impériale, de la toile peinte, de la palmette cachemire, de l’industrie de la soie devenue identitaire de Lyon, du wax en Afrique occidentale, du christianisme devenu identitaire de l’Occident... Mais c’est ici regard d’historien. Des motifs survivent à l’oubli de leur valeur symbolique ou de leur origine fonctionnelle. Quelle conscience avons-nous de ce que nous portons, du décor textile dans lequel nous vivons, comment les circuits de production et de distribution affectent-ils la liberté de nos choix et la conscience que nous en avons ?

Rémi Labrusse. Quel regard portez-vous sur les usages contemporains du textile ? Les avancées scientifiques spectaculaires dans le domaine des textiles techniques ou « intelligents » vont de pair avec un reflux non moins spectaculaire du décor tissé, en particulier dans l’architecture d’intérieur. De même, la réduction drastique des pratiques domestiques de tissage menace notre capacité à associer à notre perception du textile une intellection de sa structure et de son mode de production. Quelles sont les conséquences de la résurgence de ce vieux clivage entre technique et esthétique, dans un champ qui, précisément, était emblématique de l’union entre les deux ? Jean-Paul Leclercq. Il s’agit précisément de combattre ce clivage, sauf à retrouver dans la divergence « déco »/textiles techniques l’équivalent de la divergence architecte/ ingénieur qui a accompagné au XIXe siècle l’essor du métal en architecture.

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Quand la création est féconde et trouve emploi et clientèle, le rôle du musée peut se borner à collecter les œuvres significatives et l’information associée. Quand la création est heureuse mais peine à se faire connaître et à trouver sa place, le musée peut utilement en exposer une anthologie raisonnée et en illustrer les exploitations possibles, en faisant appel par concours à des architectes ou des designers qui seront ainsi sensibilisés. Quand la création est en panne et tend à se borner à l’éclectisme des revivals comme sous Napoléon III le talent et la qualité en moins, et que la modernité qui tranche est la descendance du Bauhaus, il appartient au musée d’organiser les appels à projets adéquats, sur des problématiques fonctionnelles suffisamment fortes pour que le style et l’esthétique en naissent au lieu d’en être le masque. Propriétés hygroscopiques, thermiques, phoniques, optiques (distribution de la lumière), visuelles (bien-être), « intelligentes », c’est le moment de repenser le textile – dont la tapisserie contemporaine, trop oubliée de nos jours –, dans les termes de l’architecture bioclimatique, en l’enrichissant bien sûr du plaisir de voir le jeu de la lumière du soleil magnifié différemment selon l’heure du jour, la saison, et le temps qu’il a fait (neige, soleil sur une dalle mouillée). Soit une invitation à concevoir des installations textiles différentes selon la latitude et le climat, en privilégiant heures et saisons utiles, dans une parfaite adéquation aux lieux et à la vie qui y est menée, sans oublier les plantations qui révèlent le vent par l’animation des ombres. La danse de l’ombre des palmes d’un cocotier sous le souffle intermittent des alizés est reposante comme le bruit et le spectacle du flux et du reflux des vagues sur une grève. Il faut un écran pour la révéler et cet écran peut être textile pour laisser passer la lumière, la vue et l’air. S’il n’y a ni arbre ni palmier pour apporter le jeu utile, rien n’est plus simple que de jouer avec des panneaux textiles disposés sur deux ou plusieurs plans et convenablement conçus…

Rémi Labrusse. Penser par le textile : peut-on donner un sens précis, non métaphorique, à cette expression ? Quel type de pensée produit l’observation analytique du textile et de quoi cette pensée peut-elle rendre compte, au-delà du textile lui-même ? Jean-Paul Leclercq. Pour innover, mieux vaut souvent constituer sa discipline à partir des prises offertes par l’objet choisi plutôt que de s’emprisonner dans un cadre préétabli, quitte à déroger aux habitudes, à peiner à trouver un directeur de thèse et constituer un jury – un conservateur de musée n’y est pas soumis –, et à surprendre – l’un des devoirs d’un conservateur de musée quand il ne s’adonne pas, autre partie du métier, à offrir au public une rétrospective attendue, comme en ce moment « Fashion Forward. Trois siècles de mode (1715-2016) » aux Arts décoratifs. L’« histoire » de l’art est bien sûr à entendre au sens étymologique du mot en grec ancien : recherches sur, comme dans « histoire naturelle », et non au seul sens chronologique comme dans « histoire littéraire », et en ne se bornant en aucun cas à l’approche historique sauf à en avoir fait le choix et à connaître suffisamment le textile pour savoir de quoi écrire l’histoire (LECLERCQ, 2007).

Les prises offertes à l’observation par chaque œuvre (LECLERCQ, 2012b) ou domaine de l’art sollicitent diversement l’esprit. La présence d’armoiries déclenche la consultation d’armoriaux. L’orfèvrerie a suscité des recueils de poinçons, appuyés sur les plaques d’insculpation, puis l’illustration de la production des orfèvres d’une jurande sous l’Ancien Régime ou d’une grande maison d’orfèvrerie du XIXe siècle avec

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ses catalogues de fabricant, autres prises encore comme en offrent les catalogues de fontes d’ornement. Les chefs de pièce20 des toiles imprimées exercent des séductions voisines, avec une numérotation des dessins qui réjouit l’historien du textile, plus heureux encore quand le dessin est signé ou fait écho à l’actualité. Et de l’œuvre la tentation est grande de ne considérer que ce qui permet datation, attribution, identification de commanditaire, origine de l’iconographie, etc., recherches historiques rassurantes à propos de l’œuvre d’art. Mais le mérite d’une étoffe s’accroît-il de la confirmation de son attribution à Dufy, ou le mérite de Dufy de ce qu’il se révèle auteur d’un excellent dessin pour étoffe, ce dont il faut savoir juger et qui engage le conservateur ? Il est fécond d’alterner les approches, étude du textile comme science auxiliaire de l’histoire, histoire comme science auxiliaire de l’étude du textile : ce que dit le textile varie d’une approche à l’autre. Et si donc on regardait l’œuvre ?

Les châles cachemire à pivot du milieu du XIXe siècle fascinent par le mouvement de leur dessin. Si bien que l’esprit s’ouvre à leur technique de tissage, coûteuse en nombre de cartons, mais aisée sur un métier à mécaniques jacquard, par renversement des cartons gauche/droite (et donc dessus/dessous), une fois arrivé à mi-longueur du châle, et inversion du sens de rotation des mécaniques pour le tissage de la seconde moitié. L’inversion gauche/droite se retrouve sur un métier à la tire dans les étoffes à réversible du milieu du XVIIIe siècle. Elle est facilitée par l’invention du sieur Maugis, en 1758, décrite dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert21, et ce sont ici les mises en carte qui déroutent, le lisage ou l’utilisation du dispositif de Maugis complétant le dessin. Et nous voici engagés dans le vaste domaine des permutations graphiques, dont la facilité varie d’une technique textile à l’autre – ce qui généralement a été négligé par les ornemanistes –, et dans d’autres domaines. Les châles cachemire à pivot sont un cas particulier de la symétrie par rapport au point central, présente dans de multiples arts d’entrelacs dessinés ou mécaniques, de toute civilisation, toute époque et toute technique, à partir du moment où l’on s’astreint à une stricte alternance interrompant/ interrompu, dessus/dessous : un entrelacs de plan rectangulaire ne peut en aucun cas avoir une symétrie en croix, mais s’il est conçu sur le modèle de la symétrie radiale ou, autrement dit, par rapport au point central, toute ligne droite, horizontale, verticale ou oblique qui le divise en passant par le centre, permet la reconstitution de l’autre moitié par duplication de la première et pivotement à 180° ou double permutation, gauche/droite et haut/bas. Cette permutation graphique n’est pas nécessairement la permutation technique effectuée lors de la fabrication. Dans le tissage d’un châle à pivot, la ligne de renversement et d’inversion de sens de rotation est toujours sens trame. Ce qui n’a rien à voir avec l’exécution manuelle de la symétrie par rapport au point central en céramique, en dinanderie… Et c’est ainsi qu’en pensant le textile on en vient à penser par le textile, et passant de domaine en domaine, à développer l’approche comparatiste d’arts à matrices. Le point fondamental est de se souvenir que tout domaine offre des prises privilégiées, invitant à des approches qui peuvent être utilement transférées dans

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d’autres domaines où elles ne sont guère pratiquées face à des sollicitations plus fortes.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Dont Jean-Paul Leclercq, « Acquisitions », dans Revue du Louvre, 3, 1998, nos 11, 18-24 et 72-73 ; 4, 1998, no 47 ; 4, 2001, no 78 ; 3, 2002, no 47 ; 2, 2003, nos 52-53 ; 2, 2004, nos 67-72. 2. Chacun a pu constater que de nombreuses étoffes ont une apparence différente selon la direction de la lumière et celle du regard, entre elles et par rapport au sens chaîne et au sens trame, mais ce champ de recherche est resté méconnu depuis la Théorie des effets optiques que présentent les étoffes de soie de Michel-Eugène Chevreul, Paris, 1846. Un même damas peut présenter un dessin clair sur fond sombre ou l’inverse ou un dessin indistinct du fond. Vu et éclairé sens chaîne dans la même direction, un taffetas changeant a la couleur de sa trame ; vu et éclairé sens trame dans la même direction, celle de sa chaîne. Un taffetas caméléon change de couleur selon qu’il est vu et éclairé sens chaîne d’en haut ou d’en bas, et prend une troisième couleur éclairé et vu sens trame. Un satin blanc vu sens chaîne prend la couleur de la lumière qui vient de la direction opposée à celle du regard, etc. 3. Déjà dans Edmond Goblot, La barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, Paris, 1925. 4. Le colloque scientifique illustrant l’exposition « Jouer la lumière » : Jouer la lumière : le textile, la lumière et l’œil. L’effet visuel de la lumière sur le textile, un champ pour l’innovation ; enjeux, état de la recherche, propositions méthodologiques et démonstrations, actes de colloque (Paris, musée de la Mode et du Textile/Centre français de la couleur, 2001), Paris, 2001 (bibliothèque des Arts décoratifs, MD 1598). 5. ENCCRE : http://enccre.academie-sciences.fr/. 6. Gavin Maxwell, People of the Reeds, New York, 1957 ; Wilfred Thesiger, The Marsh Arabs, New York, 1964. 7. « Riom. Utilisation architecturale du fer », exposition au musée Mandet, Riom, 1983. 8. Je retrouvais la pensée de Pierre Gourou, Pour une géographie humaine, Paris, 1973. 9. Voir Friedrich Christian Lesser, Théologie des insectes ou démonstration des perfections de Dieu dans tout ce qui concerne les insectes, La Haye, 1742 ; Louis de Jaucourt (dit chevalier), « Ouvrages de l’art & de la nature, (Science micr.) », dans Denis Diderot, Jean Le Rond d’Alembert, Encyclopédie…, XI, (1751-1772) 1765, p. 722-724 ; Joubert de l’Hiberderie, Le dessinateur pour les fabriques d’étoffes d’or, d’argent et de soie, Paris, 1765, p. 98-99 ; Jules Michelet, L’insecte, Paris, 1858, chapitre XV, « De la rénovation de nos arts par l’étude de l’insecte », p. 189-197. Réflexion très en avance sur celle de René Lalique qui se bornait à reproduire des insectes avec les matériaux de la bijouterie, ou d’Émile Allain Séguy. Bases pour une bio-inspiration : Serge Berthier, Iridescences. Les couleurs physiques des insectes, Paris, 2003. 10. Jean-Paul Leclercq, « Mode, lumière, regard, triade d’avenir ? », dans Revue des deux mondes, La mode. La passion de la création, I, juillet 2001, p. 96-103. 11. Au sens de ce dont s’occupe le ministère de la Culture et de la Communication. Malgré la création d’Universcience, ni les Arts et Métiers, ni l’Histoire naturelle, ni la Marine, ni l’Armée, autres tutelles, ne semblent faire partie du champ officiel de la « Culture ». Un littéraire se vante volontiers de n’avoir aucune culture scientifique ni technique. 12. Musée des Manufactures de dentelles, à Retournac ; Soieries Bonnet, musée de l’Industrie de la soie, à Jujurieux. L’équivalent a été misérablement manqué à Tours, où le projet de musée des manufactures de soie, dans les locaux, avec les machines et les fonds de l’entreprise Le Manach, a capoté, en 2009, et a entraîné le déclassement des métiers à tisser stockés démontés en 2012, et la dispersion d’autres machines. 13. Reconstitution unique en France. Voir Diderot, d’Alembert, (1751-1772) 1772, cités n. 9, XI (planches), Soierie, pl. LX-LXII, XCI-XCII. 14. Les Arts décoratifs, Paris, lé acquis en 1997, inv. 997.2.12. Recherche inédite de l’auteur.

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15. Ourdissage : préparation du ou des rouleaux de chaîne ; embuvage : différence entre la longueur de la chaîne et celle de l’étoffe, celle-ci réduite du fait de l’évolution des fils de chaîne pour passer au-dessus ou au-dessous de la trame ; navetage : succession des différents coups de trame qui constituent une passée. 16. Édouard Gand, Cours de tissage en soixante-quinze leçons professé à la Société industrielle d’Amiens, Paris, I, 1886 (3e édition), 5e et 6e leçons, p. 71. 17. Lesley Ellis Miller, « The Marriage of Art and Commerce: Philippe de Lasalle’s Success in Silk », dans Art History, 28, avril 2005, p. 200-226 ; voir « Philippe de Lasalle, l’artiste des Lumières » sur le site du musée des Tissus : http://www.mtmad.fr. 18. Lire George Howard Darwin (astronome, fils de Charles Darwin), « L’évolution dans le vêtement », dans Revue de l’Université de Bruxelles, mars 1900, trad. illustrée de « Development in Dress », dans Macmillan Magazine, XXVI, mai-oct. 1872, p. 410-416. 19. Jean-Paul Leclercq, « Exotismes et soieries », « Quelques mots d’exotisme textile », dans Touches d’exotisme, Sylvie Legrand-Rossi (dir.), cat. exp. (Paris, Union centrale des arts décoratifs, musée de la Mode et du Textile, 1998), Paris, 1998, p. 18-39, 218-222. 20. Marques de fabrique imprimées à la tête et à la queue de chaque pièce, indiquant la raison sociale de l’entreprise, le nom du fabricant, le lieu de fabrication, le numéro de dessin… 21. Article « Soie », dans Diderot, d’Alembert, (1751-1772) 1765, cités n. 9, XV, p. 286 et 291.

INDEX

Mots-clés : musée, collection, textile, arts décoratifs, arts à matrices, matrice, technique, méthode, sciences, production, usage Parole chiave : museo, collezione, tessile, arti decorative, matrici, tecnica, metodo, scienza, produzione, uso Keywords : museum, collection, textile, decorative arts, matrix arts, matrix, technique, method, sciences, production, use Index géographique : France, Irak, Yémen, Guyane Index chronologique : 1700, 1800, 1900, 2000

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Travaux

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Mise en œuvre d’une approche globale des textiles anciens au Centre de recherche sur les textiles de Copenhague Developing an Integrated Approach to Ancient Textiles at the Centre for Textile Research in Copenhagen, 2005-2015

Eva Andersson Strand, Ulla Mannering et Marie-Louise Nosch

1 L’archéologie textile en Scandinavie repose sur une longue tradition ; elle bénéficie par ailleurs d’une remarquable préservation des textiles anciens et s’appuie sur la pratique de l’archéologie expérimentale. Les recherches sont menées par des spécialistes dans divers domaines – archéologie, ethnologie, anthropologie, histoire de l’art, techniques de conservation – mais aussi par des personnes formées à l’artisanat du tissage. Afin de prendre toute la mesure des recherches sur les textiles menées en Scandinavie et de comprendre leur évolution, il est utile d’évoquer brièvement le contexte historique de leurs origines.

2 À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les recherches s’inscrivent principalement dans le champ de l’histoire de l’art ; elles portent avant tout sur les modèles de vêtements, les matériaux et les décorations, et les textiles sont donc classés selon ces catégories. En Scandinavie, les textiles anciens sont étudiés par les chercheurs et les conservateurs de musées et, dans de nombreux cas, la complexité des matériaux exige l’assistance d’artisanes, qui parviennent parfois à entrer à l’université par ce biais. Après la Grande Guerre, suivant une tendance générale dans le domaine de l’archéologie, on expérimente de plus en plus avec les méthodes issues des sciences naturelles (voir notamment Von Stokar, 1934 et 1938). L’intérêt se porte alors essentiellement sur les matériaux et les techniques. Les textiles sont ainsi classés selon la fibre utilisée, le type de tissage, le sens de torsion du fil et la densité du tissage. Les premiers chercheurs et pionniers (Agnes Geijer, 1938 ; Margrethe Hald, 1950, entre autres) n’ont aucune formation en archéologie. A. Geijer possède une formation en

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technologie du textile, histoire de l’art et en arts ménagers, et M. Hald a étudié dans une école de dessin et d’arts industriels avant d’être recrutée par le Musée national du Danemark, où elle est ensuite nommée conservatrice. Leur objectif premier porte donc sur la technologie du textile, et on ne se préoccupe guère de replacer les textiles dans leur contexte économique et culturel. On expérimente afin d’enregistrer les données, de comprendre la technologie, et de résoudre des problèmes techniques concrets. Plus tard, la curiosité intellectuelle et les questions savantes donnent tout naturellement naissance à l’archéologie expérimentale, qui évolue peu à peu vers l’archéologie processuelle (aussi appelée « nouvelle archéologie »). L’archéologie expérimentale a donc été un élément essentiel de l’étude de la production textile et est devenue un important terrain de collaboration entre archéologues et artisans (HOFFMANN, 1964 ; HALD, 1980 ; ANDERSSON, 2003).

3 Aujourd’hui, les recherches en Scandinavie sont menées par des archéologues, en collaboration avec d’autres spécialistes. Les conservateurs traitent tout d’abord les vestiges textiles, avant de faire appel aux archéologues pour l’analyse des fibres et l’étude de l’objet. Des techniques spécialisées telles que l’analyse des isotopes du strontium (qui détermine la provenance géologique), l’analyse des teintures, des protéines et de l’ADN (qui permet d’identifier les espèces) sont utilisées en laboratoire. D’autres chercheurs étudient les outils utilisés et la production, les sources écrites et l’iconographie. La multitude des champs d’investigation constitue à la fois une force et une faiblesse pour la recherche archéologique : une faiblesse parce que la spécialisation précoce l’a confinée aux laboratoires et aux ateliers de conservation, la tenant ainsi dans une certaine mesure à l’écart du développement de l’archéologie générale ; une force parce qu’elle a créé et conservé une forte tradition spécialisée et une communauté internationale dont les connaissances sont partagées au-delà des frontières disciplinaires et géographiques.

4 Dans ce contexte beaucoup plus favorable et devant l’accumulation de données toujours plus détaillées, il est légitime de se demander s’il faut continuer à utiliser les mêmes théories, ou si l’accumulation des données devrait s’accompagner d’une innovation théorique et conceptuelle. Il est aussi essentiel de déterminer si les théories actuelles peuvent désormais intégrer les nouveaux cas d’études et peuvent être extrapolés à des échelles plus importantes. Enfin, les approches développées dans les années 1970 et 1980 sont-elles encore valides, si l’on considère qu’on a affaire aujourd’hui à de vastes collections de textiles anciens, et que la recherche offre désormais des résultats plus nuancés ? Il est aujourd’hui possible d’interroger autrement le matériau textile, ce qui devrait déboucher sur un réexamen des fondements théoriques et des présupposés sur lesquels se fonde l’investigation.

Le Centre de recherche sur le textile (CTR) de la Danish National Research Foundation

5 En 2005, le champ de la recherche sur les textiles a été bouleversé lorsque la Danish National Research Foundation a attribué l’une des plus importantes subventions dans le domaine des sciences humaines à une équipe de chercheurs chargés de constituer un centre international d’excellence1. L’objectif était de rapprocher les vastes collections textiles conservées en Europe du Nord des outils, images et riches données textuelles sur la production et la consommation textile dans le Sud de l’Europe et le Proche-Orient

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de l’Antiquité. Le projet prévoyait de recourir à des approches traditionnelles (épigraphie, textes littéraires, iconographie, étude stylistique, typologie ou encore terminologie), mais aussi à des méthodes plus nouvelles ou moins usitées telles que l’archéologie expérimentale, l’analyse géochimique, la protéomique, les études phylogénétiques des systèmes d’écriture, et l’analyse de l’ADN. Dans la période 2005-2010, le savoir-faire artisanal fut le concept clef du CTR. Par la suite, le fil conducteur devint l’environnement, et on chercha à déterminer l’impact de la production et de la consommation sur l’environnement, et les contraintes exercées par celui-ci sur le choix des fibres et des techniques. Par environnement, on entend l’environnement physique, à savoir le paysage, la faune et la flore, la composition chimique des sols et les structures génétiques, ainsi que la culture et les contraintes imposées par l’âge, le genre, l’ethnicité, la religion et le statut social.

Programmes de recherche du CTR, 2005-2015

6 Le cadre des recherches a été divisé en quatre programmes différents : • Outils et textiles, textes et contextes (TTTC : « Tools and Textiles, Texts and Contexts »), axé sur la production textile de l’âge du bronze dans l’Est méditerranéen. • Textile et costume à partir des débuts de l’âge du fer dans les collections danoises (DTC : « Danish Textiles and Costumes from the Early Iron Age ») : analyse des textiles danois et des vêtements de peau dans le contexte européen. • Économie du textile dans la région méditerranéenne (TEMA : « Textile Economies in the Mediterranean Area ») : étude des textiles dans l’Antiquité, depuis la fin de l’âge du bronze jusqu’à la fin de l’époque gréco-romaine. • Artisanat et culture du textile (TECC : « Textile Crafts and Cultures ») : étude des textiles préhistoriques et de la production de peaux à l’âge du bronze dans le Nord de l’Europe.

7 L’objectif était d’encourager la coopération et de favoriser l’innovation en formant des alliances non conventionnelles, comme par exemple entre la terminologie textile et l’archéologie ; la géochimie et l’archéologie ; l’analyse ADN et l’archéologie ; la terminologie, la philologie et l’histoire de l’Antiquité ; l’histoire de l’art et l’histoire du costume ; l’archéologie et l’anthropologie ; chercheurs, enseignants, conservateurs et artisans. Le CTR a publié plusieurs volumes de travaux de recherche interdisciplinaire (GLEBA, MUNKHOLT, NOSCH, 2008 ; HARLOW, NOSCH, 2014 ; HARLOW, MICHEL, NOSCH, 2014 ; NOSCH, KOEFOED, ANDERSSON STRAND, 2013 ; BRENIQUET et al., 2012 ; ANDERSSON STRAND, NOSCH, 2015 ; MANNERING, GLEBA, à paraître).

Les textiles et leur production au cours des deux premiers millénaires avant notre ère

8 Le programme TTTC combine archéologie expérimentale, archéologie préhistorique et antique, histoire de l’Antiquité et philologie. Il se penche sur un aspect essentiel de la question, à savoir la présence, dans la région méditerranéenne, d’outils textiles bien préservés (ANDERSSON, NOSCH, 2003 ; ANDERSSON STRAND, 2014 ; ANDERSSON STRAND, NOSCH, 2015), de fresques montrant des textiles (SHAW , CHAPIN, 2015), et de nombreuses sources écrites mentionnant les textiles (MICHEL, NOSCH, 2010), mais très peu de vestiges textiles. Un premier recensement a toutefois révélé quelques pièces remarquables : le plus

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ancien textile de laine découvert à ce jour dans la région est constitué par une étoffe fine en poil de chèvre remontant à 2900-2800 av. notre ère (FRANGIPANE et al., 2009) et une lanière en poil de chèvre, lin et peut-être fibre d’ortie datant du XVe siècle av. notre ère (MOULHÉRAT, SPANTIDAKI, 2009). À partir d’une reconstitution des pesons de métiers et des fusaïoles, et grâce à l’archéologie expérimentale, il a été possible d’établir un protocole et une nouvelle méthodologie. Des expériences menées avec des fusaïoles de tailles différentes ont révélé que plus le fuseau est léger, plus le fil est fin et, inversement, que plus il est lourd, plus le fil est épais. De surcroît, les tests démontrent clairement que la fibre elle-même et sa préparation influent sur le résultat, à savoir le fil. Des expériences de tissage avec différents types de pesons ont permis de préciser les paramètres fonctionnels, notamment le poids spécifique des pesons et leur épaisseur. Il est ainsi désormais possible de connaître l’éventail des textiles susceptibles d’être produits. Ces études sont corroborées par les analyses des textiles de la région datant de l’âge du bronze. Elles permettent également d’estimer et d’apprécier visuellement la qualité des textiles produits, même dans les zones où aucun vestige n’a été préservé (ANDERSSON et al., 2008 ; MÅRTENSSON, NOSCH, ANDERSSON STRAND, 2009 ; ANDERSSON STRAND, NOSCH, 2015). Les résultats des tests de filage et de tissage ont été appliqués à l’analyse des pesons et fusaïoles découverts au cours de fouilles de sites précis, tels que celui d’Arslantepe, en Turquie (FRANGIPANE et al., 2009), ou d’Ebla, en Syrie (ANDERSSON STRAND et al., 2010), ainsi que certains sites crétois : Khania, Mallia et Phaistos (ANDERSSON, MÅRTENSSON, NOSCH, 2011 ; CUTLER, ANDERSSON STRAND, NOSCH, 2013 ; CUTLER, ANDERSSON STRAND, NOSCH, 2014). La base de données conçue pour enregistrer ces données a permis d’engager d’autres études sur les outils dans la région méditerranéenne (CUTLER, 2016 et à paraître ; SIENNICKA, 2012, 2014a et b ; SAUVAGE, 2013 et 2014 ; RAHMSTORF et al., 2015 ; CUTLER, ANDERSSON STRAND, à paraître ; SIENNICKA, ULANOWSKA, à paraître), et a été adopté dans d’autres domaines2. L’investigation interdisciplinaire de l’Est méditerranéen à l’âge du bronze a débouché sur deux grands colloques : le premier, KOSMOS, s’est tenu à Copenhague en 2010 ; le second, organisé dans le cadre de l’ICAANE (International Congress on the Archeology of the Ancient Near East), a eu lieu à Londres la même année (NOSCH, LAFFINEUR, 2012 ; NOSCH, KOEFOED, ANDERSSON STRAND, 2013 ; BRENIQUET et al., 2012).

9 Les analyses menées sur les outils nous ont également permis de poser des hypothèses sur le nom, la taille et la qualité de ces textiles, en s’appuyant sur les recherches récentes en terminologie. Un relevé diachronique, comparatif et interculturel des termes utilisés au cours des IIIe et IIe millénaires avant notre ère a permis de repérer la transmission des termes (MICHEL, NOSCH, 2010). À cet égard, on peut déplorer que, dans la plupart des cas, les recherches menées jusqu’ici se contentent de faire référence à des « textiles » ou « vêtements », sans tenir compte de la très riche terminologie textile de l’âge du bronze, ce qui conduit à négliger les complexités et les potentiels du champ terminologique. D’où la nécessité de mener des études comparatives globales qui s’appuieraient sur le savoir acquis dans le domaine des outils, des techniques et des terminologies. Des recherches ciblées se sont ainsi penchées sur la manière dont différents systèmes d’écriture s’efforcent de relever le défi linguistique et graphique consistant à décrire des textiles et des vêtements en trois dimensions, notamment les systèmes de l’âge du bronze qui utilisent un mélange de logogrammes, de syllabogrammes et d’écriture alphabétique en ayant recours à une terminologie textile qui semble s’être progressivement standardisée. La proportion relativement large des

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termes empruntés à d’autres langues rendent l’approche comparative hautement justifiée (NOSCH, 2012 ; LERVAD, DURY, NOSCH, 2011 ; LERVAD, FLEMESTAD, WEILGAARD, 2016 ; voir également LERVAD, 2014). L’investigation se poursuit dans un nouveau volume consacré à la période allant du premier millénaire avant notre ère jusqu’à l’an Mil (GASPA, MICHEL, NOSCH, à paraître) ; l’Europe du Nord et l’Asie y figurent en bonne place car, à l’époque, les « routes de la soie » alimentent un commerce florissant entre Orient et Occident. L’un des grands avantages que procure la recherche comparative en terminologie textile, c’est qu’elle dévoile comment les termes et les techniques voyagent. On peut ainsi repérer des zones d’interaction, et donner aux philologues les moyens d’affiner la traduction des termes.

10 Le programme TEMA, qui a attiré un grand nombre de jeunes chercheurs étrangers, a mis l’accent sur la production textile et la consommation, mais aussi sur le contexte économique, politique et religieux de l’Antiquité gréco-romaine. Certains projets se sont penchés sur les liens pratiques et symboliques qui existent entre textile et culte en combinant histoire des religions et études sur le textile, donnant ainsi naissance à de nouveaux débats. On peut désormais, par exemple, affirmer le caractère exceptionnel du « paradigme » du peplos athénien concernant la production de textile sacré ; il n’est pas véritablement représentatif du culte grec, contrairement aux fibules et vêtements votifs, qui en font partie intégrante, notamment comme offrandes venant des femmes (NOSCH, 2007 ; BRØNS, 2014 ; BRØNS, NOSCH, à paraître).

11 Un autre secteur important du programme TEMA concerne l’utilisation métaphorique de textiles et de vêtements et la création d’un langage figuré dans la littérature, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. Des ateliers ont réuni des spécialistes de la littérature antique (Grèce, Rome, Perse, Byzance) pour déterminer dans quelle mesure les métaphores textiles relèvent de l’image pure, ou si elles renvoient à une réalité concrète, et comprendre comment elles fonctionnent dans la mythologie et dans la sphère métaphysique (FANFANI, HARLOW, NOSCH, 2016 ; HARICH-SCHWARZBAUER, 2016 ; HARLIZIUS-KLÜCK, 2014 ; NOSCH, 2014a). Les structures politiques et les systèmes de pouvoir ont également recours à l’imagerie du vêtement ; c’est notamment le cas dans la Rome impériale et dans les monarchies de la Grèce hellénistique (HILDEBRANDT, 2016 ; NOSCH, à paraître, c), et les expressions textiles figurent également dans les traités scientifiques grecs et romains (HARLIZIUS-KLÜCK, 2015). Certaines caractéristiques émergent : dans la littérature, le fil renvoie aux liens affectifs ou aux relations, à la naissance et à la vie ; les phénomènes cosmiques et les atomes forment des liens et des tissus, notamment chez Platon et Lucrèce ; les métaphores du vêtement expriment l’identité et le tempérament individuel (HARLIZIUS-KLÜCK, 2014 ; FANFANI, HARLOW, NOSCH, 2016).

Les textiles à l’âge du bronze et à l’âge du fer dans le Nord de l’Europe, 1500 av. notre ère – 400 de notre ère

12 En Europe centrale et en Europe du Nord, notamment au Danemark, les textiles de l’âge du bronze et de l’âge du fer ont été préservés, soit entièrement, soit minéralisés. Le principal défi a été de rassembler et de mettre à jour des études dispersées et de renouveler d’anciennes méthodologies en collaboration avec des chercheurs ayant eu une formation en sciences naturelles. Pour ce travail interdisciplinaire, il était essentiel

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non seulement de confier les analyses à un laboratoire, mais d’appliquer également les nouvelles méthodes en les intégrant aux programmes de recherche du CTR et aux thèses en cours, concernant notamment l’analyse des isotopes du strontium, de l’ADN et des protéomes (FREI, 2010 ; BRANDT, 2014b). Ces projets interdisciplinaires, qui ont attiré l’attention de la communauté des chercheurs des sciences naturelles et de l’environnement, ont apporté de nouvelles connaissances et ouvert des perspectives inédites sur l’archéologie textile et l’interprétation des cultures anciennes. Ces méthodologies constituent d’excellents outils permettant de concevoir de nouvelles procédures analytiques qui viennent renforcer l’archéologie conventionnelle.

13 Les analyses menées sur les costumes du début de l’âge du fer au Danemark (500 av. – 400 de notre ère) ont révélé une production solide et homogène mêlant traditions anciennes et nouvelles et à forte tendance unisexe. On croit souvent que ces textiles étaient issus d’une production domestique, limitée à chaque foyer. Or les recherches montrent clairement qu’il existait une tradition textile artisanale commune, donnant une impression visuelle homogène du costume. On a également montré que les traditions variaient selon qu’il s’agissait de vêtements textiles ou composés de cuirs ou de peaux. Les vêtements en peau étaient réalisés selon des modèles standards assemblés ou cousus ensemble à partir de différentes pièces ; un vêtement complet requérait souvent la peau de quatre animaux ou plus. De même, les vêtements textiles étaient composés de pièces tissées et drapées de trois tailles standard, ce qui simplifiait le travail sur le métier. Des données importantes ont été obtenues grâce au recours systématique à l’analyse au carbone 14 (MANNERING et al., 2010), aux tests de colorants (VANDEN BERGHE et al., 2010) ; VANDEN BERGHE, GLEBA, MANNERING, 2010 ; MANNERING, GLEBA, à paraître) pour tous les textiles danois du début de l’âge du fer découverts dans les tourbières ; ces résultats ont permis d’ajuster la chronologie et l’analyse a révélé un fait étonnant : 85% des pièces examinées contenaient des traces de teinture. On a découvert en outre que la technologie de la teinture a été introduite en Scandinavie en même temps que d’autres technologies de l’âge du fer, et que, dès l’origine, les producteurs possédaient une maîtrise très élaborée des procédés de teinture.

14 L’équipe du CTR a également recueilli des données permettant de dresser le premier atlas des textiles anciens, un atlas qui couvre la quasi-totalité du territoire européen, y compris l’Ukraine (GLEBA, MANNERING, 2012). Ulla Mannering a en outre comparé ces textiles aux costumes représentés dans l’iconographie (MANNERING, 2004, 2008, 2014 et à paraître ; MANNERING, ANDERSSON STRAND, 2009). Quant à Karin Frei, ses recherches sur la mobilité à partir d’analyses du strontium (Sr) ont permis de mettre au point des protocoles de laboratoire et une méthodologie fiable, et promettent également d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche (FREI et al., 2009a et 2009b). Jusqu’ici, le caractère local ou non local de la culture matérielle ne pouvait être établi qu’à partir de critères stylistiques. L’analyse des isotopes du strontium dans les cheveux et les dents de la jeune fille d’Egtved, decedée au XIVe siècle av. notre ère et découverte en 1921 dans un cercueil de chêne au Danemark, a démontré qu’elle était née et avait vécu à des centaines de kilomètres du lieu de sa tombe, ce qui montre que les populations étaient bien plus mobiles qu’on ne le croyait (FREI et al., 2015). Cette découverte a attiré l’attention du monde entier. La méthode pourrait permettre d’aborder sous un nouvel angle des découvertes anciennes, d’apporter des informations nouvelles sur les déplacements et d’envisager les textiles et les fibres comme des produits qui ont circulé très tôt, et ont peut-être contribué à l’établissement de réseaux d’échanges

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commerciaux sur de longues distances (BERGFJORD et al., 2012). Menée en étroite collaboration avec des archéologues, des conservateurs et des historiens, l’étude de ces déplacements ou non déplacements pourrait contribuer à bâtir un solide cadre interprétatif.

15 On est confronté aux mêmes défis dans la collaboration entre l’archéologie textile et les analyses ADN, qui requiert une étroite collaboration entre généticiens, archéo- zoologues et archéologues. Ces données doivent être analysées avec soin ; de nouvelles méthodologies sont mises au point et pourraient fournir des données inédites dans des domaines inattendus BRANDT, 2014a et 2014b ; BRANDT et al., 2011 ; FRIIS BENGTSSON et al., 2011). L’innovation la plus récente concerne l’analyse des protéomes, qui permet de déterminer les espèces animales utilisées dans l’artisanat du cuir et des fourrures3 (BRANDT et al., 2014).

Au-delà de l’Europe et de l’Antiquité

16 Depuis 2010, l’équipe du CTR ambitionne d’élargir le champ de recherche dans l’espace et dans le temps, d’abandonner la vision eurocentrique des textiles et d’aller au-delà de l’Antiquité afin d’avoir une perspective plus globale sur ce qu’est un textile. Plusieurs initiatives dans ce sens ont été prises : séries de conférences et de colloques organisés en Chine, en Inde, en Jordanie, aux États-Unis et au Pérou ; échange de chercheurs avec l’Inde, la France et la Chine ; depuis dix ans, des programmes joints ont été formalisés avec des équipes du CNRS en France4 ; travail collaboratif sur les textiles de l’âge du bronze au Danemark et en Chine (MANNERING, ZHAO, à paraître) ; publication d’une anthologie sur l’Inde, la Chine et l’Europe baptisée Global Textile Encounters (NOSCH, ZHAO, VARADARAJAN, 2014). Les techniques de filage et de tissage européennes sont très différentes de celles utilisées en Asie et en Amérique du Sud, et il en va de même pour la culture universitaire et les pratiques de conservation. Nous avons donc beaucoup à apprendre les uns des autres, et nos collègues étrangers partagent l’approche systématique des techniques textiles et de la terminologie. En particulier, la collaboration avec les chercheurs indiens et péruviens a suscité un regain d’intérêt pour l’étude des techniques artisanales qui avaient marqué les premiers travaux du CTR en 2005, et par la suite a débouché sur la mise en place en 2014 à Amman, en Jordanie, d’un réseau (« Traditional Textile Craft ») à l’initiative d’Eva Andersson Strand et de Mary Harlow5. Nous espérons que ces initiatives permettront de faire des textiles un élément à part entière du patrimoine culturel de l’humanité.

17 Le CTR s’est également intéressé aux textiles médiévaux et à ceux de l’ère moderne. Un projet de thèse s’est penché sur le tricotage au début de la période moderne (RINGGAARD, 2007), et un projet international financé par l’Union européenne a été consacré à la mode de l’époque (« Fashioning the Early Modern », 2010-2013). Signalons également l’anthologie baptisée Fashionable Encounters consacrée aux liens entre les pays nordiques et le reste du monde concernant la mode (ENGELHARDT MATHIASSEN et al., 2014). Trois projets de recherche ont poursuivi l’investigation de la culture du vêtement durant la période6, et deux projets de thèse se penchent sur le commerce du textile à l’échelle internationale7. En outre, les travaux de construction du métro de Copenhague ont mis au jour un trésor d’éléments de garde-robe qui ont donné lieu à deux nouveaux projets de thèse8. La recherche sur les textiles des débuts de l’ère moderne est donc florissante, et une plateforme est en cours de création à destination des spécialistes dont les

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recherches sur les textiles combinent témoignages historiques et iconographie. Tout cela ouvre de passionnants horizons de recherche qui touchent à l’histoire de la consommation, l’histoire coloniale, l’histoire du genre et l’histoire de cités telles que Londres, Stockholm et Copenhague, où des fouilles ont mis au jour des vestiges textiles. Ils ouvrent également des perspectives au-delà de l’histoire européenne et soulèvent des questions que ne dévoilent pas les textiles préhistoriques.

Choix des théories et des méthodes

18 L’interdisciplinarité fait partie intégrante du concept de recherche et les résultats font l’objet de publications conjointes de la part des spécialistes internes et externes. Le CTR a également pour caractéristique de proposer des colloques et des ateliers où l’expérimentation et l’expérience pratique ont toute leur place, afin de faire interagir théorie et pratique. L’expérience cognitive et corporelle force les universitaires à repenser leurs modèles et permet de nouvelles avancées et de nouvelles interprétations. La plupart des projets du CTR se placent dans une perspective diachronique afin de remettre en question les chronologies conventionnelles. Les programmes portant sur la région méditerranéenne couvrent ainsi la fin du néolithique, l’âge du bronze et les débuts de l’âge du fer (NOSCH, à paraître, b) ; quant à la recherche terminologique, elle va du IIIe millénaire avant notre ère jusqu’au Ier millénaire de notre ère. Les programmes sur la production textile en Scandinavie portent à la fois sur l’âge du bronze et le début de l’âge du fer (MANNERING, 2015). L’approche comparatiste est souvent choisie ; c’est par exemple le cas pour l’Europe du Nord et du Sud (NOSCH et al., 2013), ou l’Europe et le Proche-Orient antique, l’Asie Centrale ou la Chine (NOSCH, ZHAO, VARADARAJAN, 2014 ; MANNERING, ZHAO, à paraître).

19 L’une des approches théoriques les plus influentes, notamment en ce qui concerne la production textile, est celle de la « chaîne opératoire », qui fait l’objet de débats constants (ANDERSSON STRAND, 2012b). Le cadre théorique de nos réflexions s’appuie également sur les études ancrées dans la culture matérielle. De manière générale, l’approche initiale relève davantage de l’empirique que du théorique, mais nous nous sommes efforcés, au cours des dernières années, de concevoir des modèles et de tester les cadres théoriques existants (NOSCH, 2015). L’approche empirique se justifie par le fait que l’étude porte sur les artefacts, les matières et les techniques, et une connaissance approfondie des structures textiles de base et de son artisanat est indispensable si l’on veut asseoir les fondations du champ d’investigation (CISZUK, 2007). Concernant l’archéologie, nous nous plaçons entre l’archéologie processuelle – avec une attention particulière à l’environnement physique et au climat, par exemple – et l’archéologie post-processuelle portée sur l’intention et les choix individuels. Concernant l’histoire de l’Antiquité, le thème du textile a souvent été négligé : les cadres théoriques et interprétatifs accordent une importance mineure à la production textile, considérée comme domestique et largement réservée aux femmes. Nous nous sommes efforcés de remettre en question ces présupposés, en formulant de nouvelles approches portant sur l’organisation du travail, le commerce, les processus de production, les savoir-faire, le genre, la spécialisation et la mobilité.

20 Nos expérimentations ont permis d’approfondir les connaissances sur le travail de production, de calculer les rendements de fil, le temps requis pour filer ou tisser, le degré de savoir-faire, les aspects pratiques du traitement de la fibre, les contraintes

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imposées par l’environnement et l’influence exercée par d’autres technologies (NOSCH, 2016 ; ANDERSSON STRAND, 2010 et 2012a). Les chercheurs du CTR combinent cette approche pragmatique à l’évaluation tactile de la dimension esthétique des textiles, mettant en avant, entre autres, les qualités de l’artefact, son aspect visuel et sa conception (HAMMARLUND, MANNERING, GLEBA, à paraître). La recherche porte également sur le rôle de la technologie du textile dans l’univers mental des hommes du passé, qu’il s’agisse des cultes, des rituels de la mythologie, des métaphores, de la rhétorique politique, de la poésie ou du langage des sciences. Le « tissu urbain », la « trame de l’histoire », le « fil conducteur », le « fil du temps », « tirer les ficelles », autant d’expressions figurées et métaphoriques encore en usage aujourd’hui. Ces expressions ne sont pas de simples outils stylistiques ; elles s’enracinent dans un vécu, dans des réalités cognitives et terminologiques du passé. Elles nous apprennent des termes techniques, nous disent quelles étaient les pratiques quotidiennes dans l’Antiquité. Elles possèdent donc une forte valeur didactique et rhétorique dans les textes antiques. Elles fournissent également de précieux enseignements lorsqu’on veut se pencher sur les cultures textiles dans le Nord de l’Europe, pour lesquelles il n’existe aucun vocabulaire ni témoignage écrit.

21 La technologie textile et le savoir-faire manuel sont très difficiles à appréhender de manière purement théorique et exigent des années de formation. Nous avons suivi le fil de la tradition du NESAT (North European Symposium on Archaeological Textiles) qui privilégie l’étroite collaboration avec les artisans, ce qui nous a permis d’obtenir de nouvelles données sur les temps de production, la qualité des fils et les capacités des outils. La « Textile Tool Methodology » a été mise au point au CTR au terme de nombreux mois consacrés à la préparation de la fibre, au filage et au tissage par deux artisanes, ce qui a permis d’estimer avec précision le temps nécessaire à ces activités. Les chercheurs ont ainsi pu aborder sous un nouvel angle la production textile dans l’Antiquité, et ceci a suscité un grand intérêt pour les outils de l’époque préhistorique et gréco-romaine. Citons également l’exemple de la tisserande Lena Hammarlund et des archéologues Ulla Mannering et Margarita Gleba, qui ont inventé un nouveau système de classification pour la qualité des fibres, système qui ne se base plus sur les critères conventionnels tels que le sens de torsion, la densité du tissage et l’histogramme des fibres, mais sur l’aspect visuel du tissu, son toucher et le drapé (HAMMARLUND, MANNERING, GLEBA, à paraître). Ces deux systèmes de classification racontent deux histoires différentes. Nous travaillons en collaboration étroite avec des tisserandes, qui sont à même de repérer immédiatement les erreurs de tissage dans les pièces antiques ; ces erreurs nous renseignent sur les méthodes de travail, par exemple la présence de deux tisserands travaillant côte à côte sur le même métier, ou encore l’existence de plusieurs artisans s’étant succédés sur la même pièce, etc. Dans ces rencontres interdisciplinaires, le dialogue est un élément essentiel, et les chercheurs doivent apprendre à filer et à tisser, tout comme les artisans doivent être capables de comprendre les tests, les hypothèses et la manière de présenter les données scientifiques. De nombreuses années de collaboration nous ont apporté un précieux enseignement : la véritable interdisciplinarité ne fonctionne que si les participants sont prêts à travailler côte à côte et à apprendre d’autrui.

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Avancées et nouveaux résultats

22 On peut désormais résumer les résultats, les avancées et les nouveaux concepts les plus significatifs obtenus à partir des programmes du CTR menés conjointement par les chercheurs. Nous pensons avoir démontré que l’évolution des technologies des fibres et des textiles, ainsi que les traditions vestimentaires, n’ont pas suivi les divisions traditionnelles entre l’âge de pierre, l’âge du bronze et l’âge du fer, que ce soit en Europe du Nord, dans la zone méditerranéenne ou au Levant. On découvre au contraire que les textiles, les vêtements et la fibre suivent leur propre chronologie (NOSCH, 2015 ; BERGFJORD et al., 2010). La fibre brute – laine, lin, et ortie – est échangée et commercialisée à grande échelle et sur de grandes distances, comme le démontrent les analyses des isotopes, l’archéologie, l’épigraphie, l’histoire et la terminologie du textile, à la fois dans la Scandinavie de l’âge du bronze, en Méditerranée ou au Proche-Orient (NOSCH, 2014b ; BRENIQUET, MICHEL, 2014 ; FREI et al., 2009b et 2015). Les pièces tissées sont également commercialisées et échangées à grande échelle et sur de longues distances. Elles sont issues d’une production domestique, ou d’un travail organisé en dehors des foyers. Le haut degré de standardisation de textiles dans les économies pré-monétaires et monétaires semble indiquer que les textiles étaient des produits de valeur standard à l’âge du bronze en Scandinavie, en Méditerranée et au Proche-Orient, comme ils le sont aujourd’hui (NOSCH, 2012 ; HILDEBRANDT, 2016 ; MANNERING, GLEBA, à paraître ; BERGFJORD et al., 2012).

23 Il est indispensable de travailler à partir de diverses sources, afin d’éviter tout parti pris ; c’est par exemple le cas pour l’introduction de la laine. La plupart des témoignages archéologiques dans le Sud de l’Europe et au Proche-Orient font remonter les textiles à la fin de l’âge du bronze, alors que les textes rapportent l’existence d’une production beaucoup plus ancienne et très organisée dès le IIIe millénaire avant notre ère (MICHEL, NOSCH, 2010 ; SKALS, MÖLLER-WIERING, NOSCH, 2015).

24 On a découvert que les colorants étaient utilisés bien plus couramment qu’on ne le croyait. La plupart des textiles trouvés au Danemark et datant des débuts de l’âge du fer portent des traces de teinture, et les textes signalent fréquemment l’existence de textiles teints à l’âge du bronze dans la zone méditerranéenne. À la même époque, on pratique la culture intensive de plantes tinctoriales, comme cela est attesté dans les palais et les temples du Proche-Orient, (NOSCH, à paraître, a; VANDEN BERGHE et al., 2010 ; VANDEN BERGHE, GLEBA, MANNERING, 2010 ; MARTELLI, 2014 ; LANDENIUS ENEGREN, MEO, à paraître ; MANNERING, 2010 ; VILLARD, 2010 ; ABRAHAMI, 2014).

25 La technologie et les outils évoluent au cours de l’Antiquité selon les régions et les cultures, et on a démontré que ces outils sont un marqueur fiable de ces changements (NOSCH, 2015). Les techniques de tissage se développent indépendamment et simultanément en Europe, en Asie Centrale et en Chine, mais les motifs sont très tôt échangés et imités entre ses cultures (NOSCH, ZHAO, VARADARAJAN, 2014).

26 Les textiles permettent d’appréhender des éléments intangibles et invisibles des cultures anciennes, car ils sont liés à l’écrit, aux textes et à la métrologie. La laine possède sa propre unité de mesure dans de nombreuses sociétés de l’âge du bronze, une unité basée sur le poids d’une toison de mouton, et divisé en fractions selon un système métrologique particulier. Dans le monde égéen, les textiles et la laine sont décrits par un système complexe de logogrammes et d’abréviations tout au long des périodes

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minoenne (système d’écriture du linéaire A) et mycénienne (linéaire B). En dépit des changements culturels qui se produisent dans la région entre les deux périodes, ce système persiste dans les administrations de palais (BRENIQUET, MICHEL, 2014 ; NOSCH, 2015).

27 Les textiles font l’objet de dénominations et de descriptions techniques et administratives, mais ils sont également des outils littéraires dans l’Antiquité, notamment dans les textes poétiques. Tissus et vêtements alimentent les langues en expressions ayant trait à la vie, la mort, l’identité et la personnalité. Le tissage est associé à la musique et à la poésie, qu’il s’agisse de technique ou de composition. Les métaphores vestimentaires renvoient à la personnalité, ou à des valeurs morales cachées (FANFANI, HARLOW, NOSCH, 2016 ; HARICH-SCHWARZBAUER, 2016 ; NOSCH, 2014a). On a volontiers recours au textile pour exprimer des éléments essentiels du culte : statut social, pureté, communauté, liminalité, caractère sacré (BRØNS, 2014, à paraître ; NOSCH, 2007 ; BRØNS, NOSCH, à paraître).

28 Dans les sociétés anciennes, le vêtement se porte essentiellement drapé ou enveloppé autour du corps, et se compose principalement de peaux et de textiles. Nombre d’éléments de vêtement dans l’Antiquité sont unisexes, mais se portent différemment selon le genre, l’âge et le statut (BRØNS, 2012 ; MANNERING, 2011 et 2013). On observe des croisements entre les artisanats du textile et ceux des peaux, notamment au niveau de la conception et des coutures (MANNERING, SKALS, 2013), et entre le textile et la vannerie (WENDRICH, RYAN, 2012), le navire et le métier à tisser (NOSCH, 2016), ainsi qu’entre tissage, poésie et musique (ERCOLES, 2014 ; HARLIZIUS-KLÜCK, FANFANI, 2016).

29 Au cours de la dernière décennie, nos recherches ont permis de poser les fondations et de concevoir les outils indispensables à la recherche (manuels, atlas, entrées de dictionnaires et d’encyclopédies, anthologies, glossaires et bases de données) et de mettre à jour et de développer les méthodologies. Ces travaux ont ouvert de nouvelles voies de recherche sur le textile et démontré tout leur potentiel. Cela a mis en évidence tout l’intérêt de la recherche collaborative dans les sciences humaines : publications scientifiques à plusieurs auteurs, travail en équipe, partage des connaissances. Le nombre imposant de textes publiés témoigne de l’énorme potentiel que représente ce type de recherches pour la prochaine génération9 (plus de mille deux cents publications en dix ans). Nous avons en outre réussi à obtenir des financements supplémentaires et des postes dans les universités danoises. L’encadrement des étudiants et l’enseignement dispensé dans les trois cycles d’études, ainsi que les conférences données par des chercheurs invités, visent à former une nouvelle génération de chercheurs qui poursuivront les investigations par le biais de stages et de bourses. Depuis 2012, nous avons accueilli à Copenhague un grand nombre de jeunes chercheurs qui viennent se familiariser avec nos méthodes grâce au programme de bourses Marie Skłodowska-Curie10.

30 Le CTR s’appuie sur des réseaux internationaux de recherche établis de longue date. Le Centre International d’Étude des Textiles Anciens (CIETA11), fondé en 1954, s’intéresse principalement à la production textile de la période moderne, et plus particulièrement à la soie et aux vêtements. Il a été conçu à l’origine comme un forum de discussion pour les chercheurs affiliés, pour la plupart de langue française, travaillant en histoire de l’art ou dans les musées, et se réunissant lors de conférences biannuelles. Le North European Symposium for Archeological Textiles (NESAT12), fondé en 1981, est un réseau ouvert incluant principalement des archéologues et des artisans anglophones et germanophones travaillant sur les textiles et les outils anciens d’Europe du Nord. Le

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NESAT organise tous les trois ans des colloques basés sur appels à contributions. Purpureae Vestes, lancé en 2003, se consacre à la zone de la Méditerranée et organise également des colloques internationaux. Enfin, les experts du textile travaillant dans les musées se réunissent périodiquement en groupes de travail sous l’égide de l’International Council of Museums (ICOM/Costume Committee, créé en juillet 1962), qui organise également des colloques annuels pour ses membres. Il existe aussi des sessions thématiques organisées lors des colloques des différentes associations archéologiques telles que la European Association of Archaeologists (EAA), le Theoretical Archaeological Group nordique (TAG) et l’International Congress on the Archeology of the Ancient Near East (ICAANE, fondé en 1998). Les différents programmes de recherche du CTR (TTTC, DTC, TECC) s’inspirent tous des traditions instaurées par le NESAT ; quant à TEMA, consacré à la philologie, à l’histoire et à l’archéologie de l’époque gréco-romaine, il suit l’exemple de Purpureae Vestes, tandis que les projets de recherche portant sur le vêtement au début de l’époque moderne suivent certaines des voies empruntées par nos collègues du CIETA.

31 À bien des égards, les textiles représentent un exceptionnel potentiel de recherche, et nous avons exposé ici les défis méthodologiques posés par l’interdisciplinarité et l’expérience collaborative impliquant les disciplines des sciences humaines, celles des sciences naturelles et l’artisanat du textile. Les projets ont éte menés conjointement avec les musées en combinant des objectifs et des traditions différentes. De plus en plus d’étudiants de premier cycle choisissent d’étudier les textiles, et le nombre de thèses sur le sujet augmente régulièrement.

32 Afin de renforcer les liens prometteurs entre l’archéologie et les sciences naturelles, le CTR a lancé une série de nouveaux projets : analyses des isotopes du strontium pour déterminer l’origine des fibres, analyse ADN pour les laines, analyse des protéomes pour les vêtements de peau. D’autres orientations ont été définies grâce à l’inclusion systématique de l’archéologie expérimentale dans les études sur le textile, ce qui a débouché sur la mise au point de la Textile Tool Methodology. Les chercheurs du centre ont appliqué cette méthodologie aux outils de l’âge de bronze dans la zone égéenne et au Proche-Orient, avant de confronter les résultats aux informations glanées dans les textes et aux données économiques sur la période. Ces recherches ont débouché sur des études philologiques croisées sur la terminologie textile des langues sémitiques et indo- européennes qui s’affranchissent des frontières linguistiques et universitaires.

33 Au cours des dix dernières années, le champ de recherches a bénéficié d’un regain d’intérêt pour les textiles et d’importants financements, et le principal succès du CTR a été de consolider les fondations de la discipline. Il y a dix ans, le profil de recherche du centre était jugé particulièrement étroit. Aujourd’hui, on estime que le textile constitue un sujet de recherche universel et essentiel et que le champ touche à de nombreuses disciplines des sciences humaines, des sciences sociales et des sciences de la nature.

34 Comme nous l’indiquions dans l’introduction, il est bon de se demander si l’on peut continuer à faire appel aux théories existantes s’agissant de ce nouveau matériau de recherche qui ne cesse de croître. Il semble que l’innovation théorique et conceptuelle se déroule à un rythme plus lent. Grâce à de nouvelles méthodologies, nous pouvons aujourd’hui interroger les textiles anciens de manière inédite, ce qui donne lieu à de nouvelles réflexions sur les fondements théoriques et les présupposés de nos investigations (KRISTIANSEN, 2014). L’optimisme qui règne dans la discipline de l’archéologie grâce à l’invention de nouveaux outils analytiques issus de la biologie, de

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la chimie et de la géologie se propage également à l’étude des textiles anciens et influe sur l’interprétation. Ce nouveau positivisme remet aujourd’hui en question les théories inventées et adaptées à la recherche sur les textiles dans les années 1970 et 1980. Les générations futures devront réinventer un nouveau cadre d’investigation à partir de théories issues à la fois des sciences humaines et sociales afin de pouvoir proposer une interprétation globale et pertinente des assemblages toujours plus vastes de données sur les textiles.

35 Quelle orientation choisir pour les dix années à venir ? La recherche textile doit pouvoir s’ouvrir et servir d’autres disciplines, et il est essentiel de partager les perspectives ouvertes avec d’autres chercheurs et avec le grand public. Les études sur le textile ont connu de grands bouleversements au cours des dernières années, et la recherche dans le domaine ne peut plus rester isolée. Notre objectif premier est de faire de ce champ d’investigation une discipline à part entière des sciences humaines, offrant une formation et un enseignement spécialisés dans davantage d’universités européennes. Le processus se poursuit, et nous espérons que l’expérience acquise par le CTR contribuera au développement et à la réflection méthodologique et théorique pour l’ensemble des sciences humaines.

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paraître. – NOSCH, à paraître, b : Marie-Louise Nosch, « Textiles in the Late Bronze Age III (14th – 12th Centuries) and the Early Iron Age (11th – 7th Centuries) in the Aegean », dans Irene Lemos, Antonis Kotsanas (dir.), Blackwell’s Companion to the Archaeology of Early Greece and the Mediterranean, Malden/Oxford, à paraître. – NOSCH, à paraître, c : Marie-Louise Nosch, « Les textiles et vêtements des royautés en Grèce », dans Marie-Joséphine Werlings & Julien Zurbach (dir.) Mélanges Pierre Carlier, à paraître. – NOSCH, KOEFOED, ANDERSSON STRAND, 2013 : Marie-Louise Nosch, Henriette Koefoed, Eva Andersson Strand (dir.), Textile Production and Consumption in the Ancient Near East: Archaeology, Epigraphy, Iconography (Ancient Textiles Series, 12), Oxford/Oakville [CT], 2013. – NOSCH, LAFFINEUR, 2012 : Marie-Louise Nosch, Robert Laffineur (dir.), KOSMOS. Jewellery, Adornment and Textiles in the Aegean Bronze Age (Aegaeum, 33), actes de colloque (13th International Aegean Conference, Copenhague, 2010), Louvain/Liège, 2012. – NOSCH, ZHAO, VARADARAJAN, 2014 : Marie-Louise Nosch, Feng Zhao, Lotika Varadarajan (dir.), Global Textile Encounters (Ancient Textiles Series, 20), Oxford, 2014. – NOSCH et al., 2013 : Marie-Louise Nosch, Ulla Mannering, Eva Andersson Strand, Karin Margarita Frei, « Travels, Transmissions, and Transformations – and Textiles », dans Sophie Bergerbrandt, Serena Sabatini (dir.), Counterpoints. Essays in Archaeology and Heritage Studies in Honour of Professor Kristian Kristiansen, Oxford, p. 469-476.

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– SAUVAGE, 2013 : Caroline Sauvage, « Spinning from Old Threads: The Whorls from Ugarit », dans NOSCH, KOEFOED, ANDERSSON STRAND, 2013, p. 189-214. – SAUVAGE, 2014 : Caroline Sauvage, « Spindles and Distaffs: Late Bronze and Early Iron Age Eastern Mediterranean Use of Solid and Tapered Ivory/Bone Shafts », dans HARLOW, MICHEL, NOSCH, 2014, p. 184-226. – SHAW, CHAPIN, 2015 : Maria Shaw, Anne Chapin (dir.), Woven Threads: Patterned Textiles of the Aegean Bronze Age (Ancient Textiles Series, 22), Oxford/Philadelphie, 2015. – SIENNICKA, 2012 : Malgorzata Siennicka, « Textile Production in Early Helladic Tiryns », dans NOSCH, LAFFINEUR, 2012, p. 65-76. – SIENNICKA, 2014a : Małgorzata Siennicka, « Changes in Textile Production in Late Bronze Age Tiryns, Greece », dans Kerstin Droß-Krüpe (dir.), Textile Trade and Textile Distribution in Antiquity, Wiesbaden, 2014, p. 161-176. – SIENNICKA, 2014b : Małgorzata Siennicka, « First Textiles. The Beginnings of Textile Manufacture in Europe and the Mediterranean », dans The European Archaeologist, 41, 2014, p. 38-39. – SIENNICKA, ULANOWSKA, à paraître : Małgorzata Siennicka, Agata Ulanowska, « So Simple Yet Universal. Experimental Approach to Clay Spools from Bronze Age Greece », dans Carmen Alfaro (dir.), Purpureae Vestes V, actes de colloque (Montserrat, 2014), Barcelone, à paraître. – SKALS, MÖLLER-WIERING, NOSCH, 2015 : Irene Skals, Susan Möller-Wiering, Marie-Louise Nosch, « Survey of Archaeological Textile Remains from the Eastern Mediterranean Area », dans ANDERSSON STRAND, NOSCH, 2015, p. 61-74.

– VANDEN BERGHE, GLEBA, MANNERING, 2010 : Ina Vanden Berghe, Margarita Gleba, Ulla Mannering, « Towards the Identification of Dyestuffs in Early Iron Age Scandinavian Peat Bog Textiles », dans Journal of Archaeological Science, 36, 2010, p. 1910-1921.

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– VANDEN BERGHE et al., 2010 : Ina Vanden Berghe, Beatrice Devia, Margarita Gleba, Ulla Mannering, « Dyes, to Be or not to Be. Dyeing Investigation on Early Iron Age Danish Peat Bog Textiles », dans Eva Andersson Strand, Margarita Gleba, Ulla Mannering, Cherine Munkholt, Maj Ringgaard (dir.), North European Symposium for Archaeological Textiles X (Ancient Textiles Series, 5), actes de colloque (NESAT X, Copenhague, 2008), Oxford/Oakville [CT], 2010, p. 247-251. – VILLARD, 2010 : Pierre Villard, « Les textiles néo-assyriens et leurs couleurs », dans MICHEL, NOSCH, 2010, p. 388-399. – VON STOKAR, 1934 : Walter von Stokar, « Die mikroskopische Untersuchung vorgeschichtlicher Webarbeiten », dans Mannus, 26, 1934, p. 309-320. – VON STOKAR, 1938 : Walter von Stokar, Spinnen und Weben bei den Germanen: eine vorgeschichtlich- naturwissenschaftliche Untersuchung, Leipzig, 1938.

– WENDRICH, RYAN, 2012 : Willeke Wendrich, Philippa Ryan, « Phytoliths and Basketry Materials at Çatalhöyük (Turkey): Timelines of Growth, Harvest and Objects Life Histories », dans BRENIQUET et al., 2012, p. 55-63.

NOTES

1. Voir www.ctr.hum.ku.dk. 2. Notamment : Ur III en Mésopotamie, (FIRTH, NOSCH, 2012 ; ANDERSSON STRAND, CYBULSKA, 2013) ; la Chypre archaïque et Magna Graecia (LANDENIUS ENEGREN, à paraître) ; les sites de l’âge viking en Europe du Nord (ANDERSSON STRAND, 2011) ; le Danemark à l’âge du fer (ANDERSSON STRAND, MANNERING, 2011). 3. Le séquençage des peptides par spectrométrie de masse (SPSM) permet d’identifier les caractéristiques des espèces. Il est appliqué lorsqu’on ne peut recourir à d’autres méthodes telles que l’identification des fibres ou la morphologie des peaux, en raison de la taille du spécimen ou de son état de conservation. Les protéines se dégradent moins vite que l’ADN dans un environnement acide. L’objectif est de comprendre comment les sociétés anciennes utilisent les ressources animales, qu’il s’agisse d’animaux sauvages ou domestiques. 4. Programme International de Collaboration Scientifique : TexOrMed = Textiles from the Orient to the Mediterranean, 2012-2014. Groupement de Recherche International : ATOM = Ancient Textiles from the Orient to the Mediterranean, 2015-2018 (http://www.mae.u-paris10.fr/gdri- atom/). 5. Le CTR collabore avec des organismes qui se consacrent à l’artisanat textile, notamment la Swedish Craft Society et le Bani Hamida Beduin Weaving Project de Jordanie. Voir http:// conferences.saxo.ku.dk/traditionaltextilecraft/ et http://www.traditionaltextilecraft.dk/. 6. P. Hothi, « Global Encounters: Fashion, Culture, and Foreign Textile Trade in Scandinavia, 1550-1650 » ; J. Malcolm Davies, « Knitting in the Early-Modern Era: Materials, Manufacture, and Meaning » ; C. Thépaut-Cabasset, « Dressing the New World: The Trade and the Culture of Clothing in the New Spanish Colonies, 1600-1800 » (projets financés par des bourses Marie Skłowdowska-Curie). 7. V. M. Martens, « Indian Textiles in Seventeenth- and Eighteenth-Century Denmark: Colonialism and the Rise of a Global Consumer Culture » ; K. Hutkova, « Bengal Raw Silk. The British Silk Connection: The English East India Company’s Bengal Silk Enterprise, 1757-1812 ». 8. C. Rimstad, « Renaissance Clothes of Copenhagen » ; V. L. Andersen, « Between Cobbles, Bunions, Shoe Last and Fashion. An Appropriation and Adaptation Analysis of Footwear from the Middle Ages, Renaissance and Absolutism from Archaeological Excavations in Copenhagen ». 9. Voir http://ctr.hum.ku.dk/about/articlesbooks/.

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10. Outre les chercheurs mentionnés à la note 6, nous avons également accueilli : H. Landenius Enegren, « West and East: Textile Technologies and Identities in the 1st Millennium BC in South Italy and Cyprus » ; E. Harlizius-Klück, « Peripheron Penelopeia: Textile Technology and the Tacit Dimension of Thought in Ancient Greece » ; B. Hildebrandt, « The Emperor’s New Clothes: Power Dressing in the Roman Empire from Augustus to Honorius » ; S. Gaspa, « A Study on the Terminology and the Material Culture of the Textiles in the Neo-Assyrian Empire » ; M. Vigo, « Textile Terminology of Hittite Anatolia » ; M. A. Andrés-Toledo, « Zoroastrian Text(ile)s. Regulations, Symbolism, Identity » ; M. Siennicka, « Greek Textile Tools. Continuity and Change in Textile Production in Early Bronze Age Greece » ; J. Cutler, « Weaving The Fabric of Society: Bronze Age Aegean Economies of Cloth » ; C. Sauvage, « Identities and Transformation in the Eastern Mediterranean: The Late Bronze Age and Early Iron Age : 13th-10th Century BCE » ; R. Laurito, « Textiles and Textile Technology in Central Tyrrhenian Italy from Prehistory to the Roman Period » ; F. Carraro, « Textile Studies » ; G. Fanfani, « Performing the Fabric of Song. Textile Technology and Imagery in Ancient Greek Poetry and Poetics » ; M. Papadopoulou, « Chlamys: The Cultural Biography of a Garment in Hellenistic Egypt » ; K. Sarri, « Neolithic Textile Industries in the Aegean » ; M. Öhrman, « Textile Reflections: Multi-Sensory Representation of Textile Work in Latin Poetry and Prose » ; M. Mossakowska-Gaubert, « Monks, Nuns, and Textiles: Production, Circulation, and Distribution of Textiles in the Monastic Environment in Egypt – 4th-8th centuries AD ». 11. www.CIETA.fr. 12. http://www.nesat.org/main/history_en.html.

RÉSUMÉS

La recherche scandinave sur les textiles, qui s’appuie sur les traditions de l’archéologie expérimentale, a bénéficié de l’excellent état de conservation des textiles anciens. L’article évoque tout d’abord les origines de la discipline au XIXe siècle et décrit son évolution. Les disciplines concernées par les recherches actuelles sont ensuite étudiées sous l’angle des nouvelles méthodologies, des sources et de la collaboration entre chercheurs, ce qui permet de discuter les fondements théoriques de l’investigation. Le Centre de recherche sur les textiles (CTR) a développé des traditions et des réseaux de recherche établis en apportant ses propres innovations. Il a notamment contribué à consolider le champ d’études en encourageant l’interdisciplinarité et les nouvelles méthodes d’enseignement et de recherche. Les études sur les textiles s’ancrent désormais dans diverses disciplines qui touchent aux humanities et aux sciences sociales, ainsi qu’aux sciences de la nature. De nouvelles questions sont posées, donnant naissance à de nouvelles réflexions. En conclusion, nous abordons les orientations futures à l’attention des prochaines générations de chercheurs confrontés à de nouveaux cadres théoriques et à l’accumulation croissante de données sur les textiles.

Textile studies in Scandinavia are enriched by the preservation of ancient textiles and the tradition of experimental archaeology. We begin by describing the origins of the discipline in the 19th century and its subsequent development. Current approaches to textile research are then discussed from the perspective of new methodologies, sources, and academic collaboration, giving rise to considerations of the theoretical bases of the discipline. The CTR has further developed existing scholarly traditions and networks and is an innovator in the field; our

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primary achievement is to have consolidated textile research, developing interdisciplinarity and innovation in teaching and research. Textile studies are now anchored in both the humanities and the social and natural sciences. New questions engender new thinking, and we conclude by discussing future directions for subsequent generations of scholars dealing with the new theoretical frameworks and increasing data on textiles.

INDEX

Index géographique : Europe, Asie, Amérique, Orient Mots-clés : archéologie, recherche, université, méthode, sciences humaines, sciences, textile, iconographie Keywords : archaeology, research, university, method, humanities, sciences, textile, iconography Parole chiave : archeologia, ricerca, università, metodo, scienze umane, scienze, tessile, iconografia

AUTEURS

EVA ANDERSSON STRAND Archéologue, professeure associée à l’université de Copenhague, et spécialiste de la technologie du textile de l’âge du bronze à l’époque viking.

ULLA MANNERING Archéologue, spécialiste des textiles anciens et conservatrice en chef au Musée national du Danemark.

MARIE-LOUISE NOSCH Marie-Louise Nosch est professeure à l’université de Copenhague et enseigne l’histoire du monde grec ; elle s’intéresse particulièrement à l’administration mycénienne de l’âge du bronze. Elle dirige le CTR depuis 2005, assistée de deux co-directrices : les archéologues Ulla Mannering et Eva Andersson Strand.

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Crossroads of Cloth: Textile Arts and Aesthetics in and beyond the Medieval Islamic World Aux carrefours des étoffes : les arts et l’esthétique textiles dans le monde islamique médiéval et au-delà

Vera-Simone Schulz

1 A piece of woven silk preserved in the Cooper-Hewitt National Design Museum in New York shows medallions with pearl borders in which various animals appear. The elephants, winged horses, and composite creatures with dog heads and peacock tails are positioned alternately face-to-face and back-to-back. The fabric is designed to be viewed both from a distance and more closely.

2 From a distance, the overall structure with its repeating pattern forms a grid in which geometrical roundels oscillate between contact and isolation. They are so close they seem almost to touch both each other and the complicated vegetal patterns in the spaces between, although in fact each roundel remains separate from every other visual element in the textile.

3 Viewed more closely, the meticulous rendering of the various beasts within the medallions invites the viewer to pay more attention to the details of the design. Each roundel is a space for the artistic representation, subdivision, and ornamentation of a figurative body through complex interactions of stylization and diversity. However, not even the most accurate observation has yet solved the mystery of where this fabric was made. Over more than a century scholars have associated it with a range of geographical origins across the Mediterranean basin, from Muslim Spain to Byzantium and the Middle East.1

4 The Cooper-Hewitt weft-faced compound twill silk clearly illustrates the complexities faced by those studying textiles from the medieval Islamic world, as the provenance of an extant fabric is often very hard to determine. Even the question of whether it was in fact manufactured in Islamic territories or rather in Byzantium or other parts of the Christian world often remains unresolved. Furthermore, the Cooper Hewitt silk

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fragment also raises two other issues that are crucial for many textiles from the medieval period: their trans-temporal and transmedial aspects. While the fabric itself can be dated to the eleventh or twelfth century, its figurative motifs actually derive from Sasanian models current in third- to sixth-century Iran (OTAVSKY, 1998). The composite creature seen in one of the pearl roundels is commonly identified as a senmurv, which has appeared in stone and stucco reliefs of vestments and ornamentation since Sasanian times (KRÖGER, 1982), such as the wall panel from Čāl Tarḵān-ʿEšqābād near present-day Tehran. This mythical beast remained a highly popular motif for centuries and was represented in different media and materials. Senmurvs were imitated and modified across great distances through portable objects, predominantly textiles, and the Cooper Hewitt silk fragment is one of numerous artifacts which testify to the longue durée of ancient Iranian motifs in the medieval Mediterranean world (CANEPA, 2009).

5 This paper seeks to approach the field of medieval Islamic textiles by focusing on a number of questions raised by the Cooper Hewitt fabric and its design, including the overlaying of geographical spaces and temporalities, academic approaches to these artifacts, and the intersection of various media and materials. Rather than offering an example for technical analyses of medieval fabrics, the aim of this paper is to highlight the crucial and multi-faceted role of textiles in a medieval Islamic world constantly interacting with other regions, and to contribute to the re-evaluation of the textile medium within the discipline of art history.

Geographies of Cloth

6 “It is well known that cotton pertains to Khurasan [northeast Iran] and that linen pertains to Egypt” (al-Thaʿālibī [961-1038 A.D.], quoted from SERJEANT, 1942, p. 65). As this passage from the Laṭā’if al-Ma’ārif exemplifies, textiles were clearly associated with certain regions through their raw materials. The natural accessibility of fibers and dyes differs from one part of the world to the next and certain locations came to be eponymous with their resources, such as the Iranian desert city of Kerman, so famous for indigo that in the Persian language rang-e kermānī, “the color of Kerman”, became a synonym for blue (BALFOUR-PAUL, 1997, p. 23). Moreover, while the material qualities of textiles were frequently determined by their place of manufacture, textile production itself could also have an impact on the environment. From the Bronze Age the landscape in the Eastern Mediterranean was shaped by mounds of discarded murex snail shells, such as those near Phoenician cities in Lebanon and sites in Turkey (REESE, 2010), not least due to the enormous amount of murex needed to dye cloth purple. To color the trim of a single garment required the crushing of 12,000 Murex brandaris shells (JACOBY, 2004, p. 210).

7 Yet, in spite of the site-specificity of raw materials, they were widely traded over long distances from the earliest times. One reason was the quest for the finest quality, even if rarity and long-distance transportation made it more expensive. Resources from diverse regions were thus frequently compared and used for different purposes. A treatise on the silk craft in Florence, written around 1450, gives an insightful account of the numerous kinds of silk, most of them imported from the Islamic world, and their specific functions (GARGIOLLI, [1868] 1995). Whereas seta spagnola and ciattica from the Iberian Peninsula, seta modigliana from Romania, and the Persian stravai were suitable

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for making both warp and weft threads, the Persian leggi, leggibenti, catangi, and talani were used only for weft threads, calabrese specifically for velvet, and siciliana for heavy satins (MOLÀ, 2000, p. 56). Records from the Venetian silk industry include ablaca, ardassa (or ardassina), asbar (or rasbar) from Persia, castrovana, decara, giudaica, safetina, trapolina from Palestine and Syria, andria, fior di morea, giana, rocalica, salona, vallona from Greece, Albania, and the Balkans, and nostrane (“our”) silk, grown locally on the Terraferma near Venice (MOLÀ, 2000, p. 55).

8 The wide-ranging provenance of the types of raw silk described in these documents maps the known world through cloth and testifies to a continuous effort to expand the practice of sericulture, which first emerged in China. Silkworm smuggling features widely in legends and adventure stories. Among the most famous, recorded by Procopius of Caesarea and Theophanes of Byzantium, is the account of two monks, said to have brought bombyx mori from Asia to the Mediterranean for the Byzantine emperor Justinian by concealing them in bamboo canes (THOMAS, 2012, p. 128f.); for the great economic value of silk fabrics made their production an affair of state. Though further research is needed, scholars agree that as the Arabs expanded the territory under their rule, they also spread the cultivation of mulberry trees and silkworms and the manufacture of silks from the Middle East to other regions (JACOBY, 2004, p. 199). The extension of sericulture from the Eastern Mediterranean to the Iberian Peninsula after 711 is reflected in the account of a thirteenth-century Arab author who refers to the Syrian mulberry tree growing in Al-Andalus (ibidem; LOMBARD, 1978, p. 95f.).

9 Geographical interrelations were not restricted to raw materials, but were also crucial to finished fabrics. When locations gained a reputation for the manufacture of certain types of textiles, the fabrics themselves were often named after their city of origin, such as damask from Damascus or muslin from Mosul. Of Mardīn in southeastern Turkey, Ibn Baṭṭuṭa wrote: “They make stuffs here which take the name of the town” (quoted from SERJEANT, 1972, p. 92). However, the wide circulation and high prestige of textile artifacts frequently led to the production of imitations. In Almería, for example, “800 looms for weaving tirāzī garments of silk, and for precious cloaks, and splendid brocade a thousand looms” were installed and the city was celebrated “all over the East and West” for “siklātūn, and for Djurdjānī garments, Isfahāni stuffs, ʿAttābī, and marvelous veils, and curtains ornamented with precious stones” (quoted from SERJEANT, 1972, p. 169). The textile types listed in this account, which refer to Djurdjān, Isfahan, and to the ʿAttābī quarter in the city of Baghdad, show that Almería was an active center of production for imitations of renowned Iranian and Iraqi fabrics (JACOBY, 2004, p. 217). ʿAttābī textiles from Baghdad were also imitated in other medieval weaving centers, for instance, in Antioch (MACKIE, 2015, p. 138); and, as the following statement by Ibn Ḥawqal indicates, copies could even surpass the originals in terms of quality: “There is nothing like the ʿAttābī of Isfahan in excellence and luster” (quoted from MACKIE, 2015, p. 107).

10 The inscription on a piece of silk fabric preserved in the Museum of Fine Arts in Boston epitomizes such transregional dynamics and geographical intersections. The fragment of the shroud of San Pedro de Osma is decorated with a repeating pattern of harpies and lions inside medallions decorated with human figures and framed by griffins. Woven into the smaller circles linking these roundels is an Arabic phrase meaning, “This was made in Baghdad, may God watch over it”. Based on this epigraphic evidence, scholars believed the fragment had been made in the Middle East; however, Florence

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E. Day’s detailed analysis of the inscription, which comprises a number of orthographic peculiarities, revealed that this textile claiming to be a “Baghdad silk” must actually have been woven in Al-Andalus (DAY, 1954; PARTEARROYO, 1992, p. 106).

Textile, Image, Text

11 The issues raised above indicate both the perspective and challenges inherent in the study of medieval Islamic textiles. While one of the core interests of the field of art history in recent years has been the bridging of its sub-disciplines, such as Byzantine, Islamic, Asian, African, Latin American, and Western art history, when it comes to textiles, transcultural dynamics and connectivities have always been taken into account (FALKE, 1913, I, preface). As unbreakable, easily portable, lightweight items of high value, textiles were a privileged domain for the elaboration of cross-cultural artistic languages. However, analyses of textiles from the medieval Islamic world remain fragmented between different disciplines, since textile scholarship of the pre- modern period is predominantly characterized by compartmentalization into (economic, cultural, social) history, analytical textile studies, and art history, and still highly marginalized within the latter field.

12 Textiles were already a prominent feature of the trans-Mediterranean world outlined by Shelomo D. Goitein in his analysis of the documents from the Cairo Geniza (GOITEIN, 1967-1988). The discovery of more than 300,000 manuscripts in the storeroom of the Ben Ezra Synagogue in Cairo provided a vivid picture of Jewish communities and their commercial networks from the Mediterranean to Yemen, Central Asia, and India, particularly between the tenth and the thirteenth century, and also shed light on the importance and numerous roles of textiles as household and commercial items (STILLMAN, 1996). Comprehensive studies of textiles in written sources from the Islamic world were undertaken by Robert B. Serjeant, who published numerous in-depth articles in the journal Ars Islamica, later reprinted in a single volume entitled Material for a History of Islamic Textiles up to the Mongol Conquest in Beirut in 1972. Further material was presented by Thomas Allsen for textiles of the Mongol period and by David Jacoby (ALLSEN, 1997; JACOBY, 2004).

13 Serjeant’s work, still the key reference for medieval Islamic textiles, was published without illustrations, as were other major contributions to the history of medieval textiles. The work of Goitein, Serjeant, Jacoby, Allsen and other historians on textiles is primarily text-based, drawing on inventories, marriage contracts, dowry agreements, wills, personal correspondence, diplomatic exchanges, business letters and agreements, chronicles, travel accounts, clothing laws, and other documents. Their research is predominantly focused on aspects of manufacturing, dissemination, labor, supply and demand, consumption, distribution and trade in relation to cloth (JACOBY, 2004, p. 198). Theirs is thus largely a realm of language, and the textile-based connections they analyze are not least a matter of contact linguistics, given that the migration of raw materials and finished fabrics frequently resulted in the migration, adaptation, translation and re-interpretation of the related vocabulary, from Baghdad to Al- Andalus and from Persia to Italy.

14 Though Reinhart Dozy’s Dictionnaire détaillé des noms des vêtements chez les Arabes already sought to shed light on the great variety of textile vocabulary in the medieval Islamic

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world (DOZY, 1845), many issues remain unresolved, particularly when attempting to match a term to a preserved textile. This is true, for instance, for the so-called būqalamūn or abu qalamūn fabrics, whose characteristics have been a matter for heated debate among scholars. In spite of several descriptions of this type of fabric in medieval sources as one which “they say […] changes its color with the ascendant of the day and the glare of the sun” (quoted from PELLAT, 1954, p. 158), there is no clear consensus on its design. While Jacoby thought it was striped (JACOBY, 2004, p. 221), other scholars argued that it was shot silk, in other words woven with warp threads of one color and weft threads of another (BIERMAN, 1997, p. 110). Meanwhile Patricia Baker believed she had identified a būqalamūn fabric in a polychrome patterned silk fragment from Egypt in the Victoria and Albert Museum in London (BAKER, 1991), but was eventually contradicted by Jacoby (JACOBY, 2004, p. 221). The etymology of the term būqalamūn is also questionable and gave rise to further discussions about the appearance of the fabric. While Dozy suggested that būqalamūn or abu qalamūn derived from the Greek word ύποκάλαμον describing “striped” cloth (DOZY, 1927, I, p. 9), others such as Sabra linked it to the Persian language and the meaning “chameleon” (Abdelhamid I. Sabra in IBN AL HAYTHAM, ed. 1989, I, p. 101).

15 The case of būqalamūn reveals the difficulties of dealing with textual documents in relation to extant fabrics. Textile studies tend to focus on an examination of the weaving structure and technical analyses in order to determine the place and date of production and the classification of a given fabric. This has led to the development of a specific vocabulary to describe the technical and visual features of the fabrics studied. Textile terms from historical sources and contemporary technical textile terminology may at times overlap or be related, but they more often diverge.

16 Whereas the matching of preserved textiles with historical terms has thus frequently proven to be problematic, scholars commonly seek to match extant artifacts with their representations in other media, often in order to further investigate the specific functions and dissemination of the depicted items. A miniature from the Great Shahnama, for instance, in which a rug underneath the throne constitutes the “forbidden territory” reserved for the ruler and a few privileged individuals (SHALEM, 1998), gained a prominent position within the field of Islamic art history because it is the only known representation of a so-called animal rug from the fourteenth century in the Islamic world (ETTINGHAUSEN, 1959).

17 Extant fourteenth- and early fifteenth-century carpets with animal designs are commonly attributed to Anatolia. The Shahnama miniature, which was produced in Iran in the 1330s or 1340s, showing Zahak consulting his court physicians, while a rug with an octagonal design featuring quadrupeds with one raised leg covers the ground, has been regarded as important evidence of the presence of such artifacts in a courtly setting. Yet, in scholarship, as well as “documenting” the use of textiles and carpets, images were also understood to “document” the existence of the objects themselves. In many cases, this has led to a cross-cultural approach, particularly where carpets are concerned. Apart from the Great Shahnama miniature, representations of fourteenth- century animal carpets are exclusively known in non-Islamic regions, predominantly the Apennine Peninsula, where large numbers of pile carpets arrived as items of trade (SPALLANZANI, 2007). Numerous fourteenth- and early fifteenth-century Italian paintings featuring animal carpets are known and were taken as ersatz for rugs which are no longer extant. As very few fourteenth-century animal carpets have been preserved,

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carpet historians have sought to reconstruct the history of Oriental carpets based on their representations in fourteenth- and early fifteenth-century Italian painting (ERDMANN, 1929; MILLS, 1978 and 2001).

Transmedial and Transmaterial Dynamics

18 Images can provide valuable insights for scholars interested in material culture and for those who are à la recherche des tapis perdus. Identifying a textile or a carpet in a painting can yield very important information both about a particular type of artifact and about the cross-cultural circulation of objects and motifs. However, from an art historical perspective, we must first note the difference between a material object and the (artistic) representation of an object in another medium, and secondly, consider the images in themselves. In the case of Italian paintings, for instance, the latter approach involves studying the ways in which painters explored the boundaries of perspective, color, and the representation of different materials when depicting Anatolian carpets in their works, and the way in which they combined different levels of figurative imagery, sometimes rendering animals featured in carpets and fabrics alongside their living counterparts in the same painting.

19 Experts in Islamic art have proposed thought-provoking methodological approaches to transmedial and transmaterial dynamics that go beyond simple documentation. Regarding interrelations between textiles and other media, Oleg Grabar notably drew on a statement by the eleventh-century Persian poet and philosopher Nasir-i Khusraw in observing that much of the pre-modern world “acquired its aesthetic judgment through textiles” (GRABAR, 1976, p. 45).

20 In the Safarnāma (Book of Travels), Khusraw praised the pottery pieces sold in Old Cairo, saying they were “so fine and translucent that you can see your hand behind them when held up to the light” (KHUSRAW, 2001, p. 70). To describe these objects in more detail, he compared them to textiles: “From this they make cups, bowls, plates and the like, and they color them so that their color resembles būqalamūn and different colors appear at every angle you hold them” (translation SABA, 2012, p. 192f.). The design characteristics of the būqalamūn or abu qalamūn, mentioned above, remain unclear; however, it seems that in the eleventh century they were sufficiently well known for Khusraw to use them as a benchmark for specific color effects.

21 Būqalamūn fabrics figure prominently in various contexts in relation to other artifacts, media, and materials in the medieval Islamic world. They were compared to luster ceramics (SABA, 2012), to jewels, and even to the plumage of birds. Whereas Jabir ibn Hayyan and Masʿudi compared būqalamūn fabrics to jaspers and opals shot through with different colors, medieval authors also suggested that their shimmering tones resembled the iridescent feathers of peacocks or the Sultana bird (porphyrio porphyrio) that lived on the banks of the Nile (BAKER, 1991).

22 Much attention has also been paid to the visual effects of Yemeni ikats. To create these textiles, the warp threads were resist-dyed with the pattern before the cloth was woven. Bundles of yarns were first bound together and dyed, then opened, re-bound and dyed again to produce the desired pattern (hence the historical Arabic term ʿaṣb meaning “bound (thread)” for ikat). The blurred borders of the ornamental motifs

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appear almost transitional, as though the process of taking up the dyes and forming the pattern were not yet complete.

23 Ikats from Yemen were widely exported, and they were also copied, notably in the city of Rayy near present-day Tehran in Iran (SERJEANT, 1948, p. 77) and in Fatimid Egypt, where they were reproduced in linen instead of cotton (reflecting the importance of this raw material in local textile production) (GOLOMBEK, GERVERS-MORNÁR, 1977, p. 83f.; CONTADINI, 1998, p. 61f.). Patterson Ševčkenko’s recent finding of a Yemeni ikat garment depicted on a twelfth-century templon at St. Catherine’s Monastery on Mount Sinai sheds further light on the dissemination of this kind of cloth through networks across the Red Sea (PATTERSON ŠEVČKENKO, 2012). The scenes of the posthumous miracles of St. Eustratios include one that represents a female figure dressed in a white tunic with arrow-like streaks of pink and blue. The blurred nature of the tunic’s design is a typical feature of fabrics manufactured using the ikat technique, indicating that the artist intended to create a recognizable image of the fabric, which also posed a particular challenge to the painter’s palette.

24 The blurred edges of the ornamental forms create an effect of fluidity, leading to comparisons between Yemeni ikats and veined marble ( MILWRIGHT, 2007), itself compared both to water and to (watered) silk (BARRY, 2007). Following Grabar’s notion of transmedial and transmaterial “textile aesthetics”, Lisa Golombek drew attention to the fact that the design of ikats was sometimes evoked in architectural decoration. Two columns in the Great Mosque of Yazd in Iran are clad in mosaic faience with a chevron pattern in the brown, blue, and cream-white color range typical of Yemeni ikats, as if “vested” in cloth (GOLOMBEK, [1988] 2007, p. 109).

25 The evocation of a textile in another medium and/or material was predominantly achieved through the transfer of ornamentation. Roundel patterns, for instance, were widespread on medieval silk fabrics, so that the six-sided wooden casket from Ghaznavid Afghanistan, decorated with painted medallions showing pairs of birds back- to-back and framed by pseudo-Arabic inscriptions in yellow, red, olive green with an outline in black, looks almost as though it has been wrapped in a precious silk (FOLSACH, 2003). This visual effect was further enhanced by the common practice of lining or covering boxes and other artifacts with cloth. Similarly the stucco circles with peacocks and Arabic inscriptions, which appear on the ceiling of the cloister of Santa Maria la Real de Huelgas in Burgos, recall a canopy and reflect the popularity of medallions and peacocks in textile designs and the crucial role of textiles in furnishing (MACKIE, 2015, p. 169f.).

26 These examples illustrate the broad spectrum of transmedial and transmaterial dynamics linked to textile arts, including practices of imitation, evocation, modification, and transformation, as well as their intersections, digressions, and superimpositions. However, the full diversity, versatility, and range of these phenomena in the pre-modern period can only be assessed by means of case studies and so remain ill-defined. Transfer processes are also apparent in the Cooper Hewitt silk and the relief from Čāl Tarḵān, described at the start of the present essay. Silks featuring pearl roundels themselves make reference to other materials and media; they have been linked to seals (BIVAR, 2006) through their motifs that seem “imprinted” on the cloth; furthermore, the medallions are framed by evocations of pearls, as though set with jewelry. When they are represented in stone, these two-dimensional fabrics evoking gems and pearls again become “sculptural” with pearl roundels rendered in

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three dimensions. During transfer processes of this kind artists frequently experimented with visual effects inherent to certain media and materials. In the relief from Čāl Tarḵān, for instance, the senmurv appears tightly fitted into the roundel, its great tail pressed against the pearl border. Meanwhile its front legs and snout stick out beyond the ornamental frame, so that the mythical beast seems to be reaching out into space, ready to leap free of its circular prison.

27 The relationship between textiles, architecture and architectural decoration was particularly extensive and varied. Artistic practices such as the use of motifs known from Indian printed, resist-dyed cotton textiles in a late twelfth-century screen at the Qutb Mosque in Delhi (FLOOD, 2009, p. 235) raise the question of how far these patterns were associated with textiles and how far textiles, as highly portable artifacts, simply functioned as transmitters of patterns and ornamentation from one medium to another (for recent studies on issues of ornament, see NECIPOĞLU, PAYNE, 2016). These dynamics become even more complex if we consider that architectural decorations were also transferred to textiles, as in the case of silk fabrics with star tile patterns known from walls “dressed” with actual tiles. These relationships went beyond specific patterns. The star and cross tiles now in the Los Angeles County Museum of Art are probably from Takht-i Sulaiman in Iran, where overglaze painted fritware of this kind was produced. The technique, called lajvardina, takes its name from the Persian word lajvard, or lapis lazuli, for its deep shade of blue (KOMAROFF, 2002, p. 176). The comparison of these tiles and others with a turquoise glaze to textiles featuring tile patterns, woven in blue-dyed silk, reveals a multitude of mediations and intersections between various materials and their visual effects: lapis lazuli, turquoise, ceramic glaze and indigo, their cross-references, similarities, differences, allusions, evocations, and – given the presence of textiles in buildings – juxtapositions.

28 What makes Khusraw’s statement so fruitful for studies of medieval Islamic textiles is that he does not reduce textile aesthetics to migrations and transfers of patterns between media and materials. When comparing luster ceramics with būqalamūn textiles, he focuses more generally on the similarities between their surface effects (SABA, 2012). While the comparability of different media and materials and chains of association from one to the other can indeed be triggered or enhanced by the recurrence of patterns, the comparability of visual effects can also go beyond specific ornamentation. The relationship between architecture and artifacts of various materials and their capacity to complement and compete with each other is conveyed in the following lines by Ibn Zamrak on the Hall of Two Sisters in the Alhambra (cited in MACKIE, 2015, p. 194), a building complex much studied for its intersection of textiles, architecture, and poetry (BUSH, 2006). The paragraph reflects the interrelations of media and materials, geographical connections and geopoetics of cloth – where the Arab and Iberian Peninsulas coincide and earth meets heaven: “In [the Hall of Two Sisters] the portico has exceeded [the utmost limits] of beauty, while thanks / to it the palace has come to compete in beauty with the vault of heaven. / With how many a decoration have you clothed it in order to embellish it, one consisting of / multicolored figured work which causes the brocades of Yemen to be forgotten!”

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Spinning Threads for Research

29 There are numerous ways to approach medieval Islamic textiles in a short article. One would be to focus on specific textile functions typical of the Islamic world: the Kiswah or textile covering of the Kaaba in Mecca; the khilat or practice of giving gifts of textiles and the bestowal of robes of honor by Islamic rulers (GORDON, 2001); certain kinds of garments such as the khirqa or Sufi cloak (ELIAS, 2001); the multiple meanings of ṭirāz, which derives from the Persian word for embroidery and could signify the workshops in which luxury textiles were produced in the medieval Islamic world, the bands with inscriptions that adorned them or the fabrics themselves (BLAIR, 1997; FLUCK, HELMECKE, 2006). Another approach might seek to establish a “canon” of medieval Islamic textiles by listing some of the best known textile artifacts, such as the mantle of Roger II (DOLEZALEK, 2012), the so-called veil of St. Anne (MACKIE, 2015, p. 113-116), the chasuble linked to Thomas Becket in the Cathedral of Fermo (SHALEM, 2013 and 2016), the paraments dedicated to San Valero in the Cathedral of Lerida (MACKIE, 2015, p. 185f.), the banner of Las Navas de Tolosa (MACKIE, 2015, fig. 5.12), the funerary attire of Rudolph IV of Habsburg (RITTER, 2010), or the mantle of Mamluk silk, now in the Cleveland Museum of Art (MACKIE, 2015, fig. 7.31). All these artifacts reflect the transcultural “biographies” of many textiles from the medieval Islamic world, having been, respectively, produced specifically for a Christian ruler, made in Egypt for a Fatimid sultan and interpreted as relics from the Holy Land, turned into ecclesiastical vestments, seized as booty, used in Christian funerary contexts, and thought to have been used to clothe a statue of the Virgin (see references above).

30 An emphasis on transmedial and transmaterial dynamics carries certain risks. The interrelations between textiles and other media and materials played a crucial role in Gottfried Semper’s Der Stil. However, Semper’s Stoffwechsel theory supposed a teleological trajectory from fabric to wood to stone architecture (SEMPER, [1860] 2008), reinforced with regard to the Islamic world in the nineteenth and twentieth century, when there was a tendency to retrace all Islamic architecture to “the tent” (see NECIPOĞLU, 1995, p. 63 for a discussion of different authors following this line of argument). Rather than studying intriguing cases of contemporaneity between tents and architectural constructions (O’KANE, 1993), these theories claimed a universality of the textile medium in the Islamic world, an approach which is heavily biased not least because it fosters stereotypes of a culture characterized by the ḥijāb, the veiling of women, the turban, and (traces of) nomadism.

31 Instead of pursuing the concept of a generic “textile mentality” which Lisa Golombek coined for the Islamic world drawing on Grabar’s interpretation of the passage from Khusraw, it seems more productive to consider the transmedial and transmaterial case studies she presented (GOLOMBEK, [1988] 2007) and to unpack what they have to tell us about media, materials, communities and geographic regions.

32 There are two reasons for this. Firstly, interrelations between different media and materials were a common feature of the pre-modern period, when metalworkers took inspiration from ceramics and porcelain, glassblowers from inlaid metalwork and lusterware, and potters from glass (and vice versa); the separate categorization of different media (not to mention hierarchical distinctions between “high” and “minor” or “applied arts” in Western art history) is an art historical construction. Instead of

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focusing solely on textiles, it would thus be much more fruitful to explore them in relation to other, transmedial and transmaterial phenomena, and to investigate the specifics of the arts of the loom, which, through the production of different items, including those for the wrapping and dressing of artifacts and human bodies and the articulation of spaces, involved particular interactions with various media and materials. Secondly, rather than focusing narrowly on textiles of “the Islamic world”, it is important to recognize cross-cultural dynamics and the relations between different geographical regions and their contexts. The problematic nature of the term “Islamic art”, with its emphasis on religion, has often been highlighted, and objects such as the Cooper Hewitt silk fragment, variously ascribed to regions from the Iberian Peninsula (itself highly multi-religious and cross-cultural) to Byzantium, reveal the difficulty of determining what is meant by “Islamic art” or “medieval Islamic textiles”.

33 Furthermore, numerous regions were in close diplomatic and mercantile contact with the Islamic world. These interactions, the great quantity of traded textiles, local sericulture, and wool and silk manufacture in places such as Tuscany, pose the question of whether notions such as Grabar’s and Golombek’s “textile aesthetics” could be applied to non-Islamic territories as well. Cathleen Hoeniger has convincingly shown how the fourteenth-century Italian painter Simone Martini changed his painting method in order to depict nasīj (nachetti or nasicci in Italian), a type of cloth put into world-wide circulation by the Mongols, used, among other things, for the paraments of Pope Benedict XI preserved in Perugia, and copied by local silk weavers in Tuscany in the early fourteenth century (HOENIGER, 1991; ROSATI, 2012). The provenance of the imported fabrics remains unclear; they may have originated in Central Asia or Iran, but showed chinoiserie designs and motifs ( KLESSE, 1967; see also KADOI, 2009). They were luxury items, woven in white silk and gold thread and decorated with a small, dense pattern of foliage and flowers, which seemed to shimmer, and it was this visual effect that Simone tried to achieve in works such as the Annunciation for Siena Cathedral. He used the technique of sgraffito, which involves an initial application of gold, overlaid with paint, which is then scraped off to create the required design. Granulation is then used on the gold areas. It was through this layering of gold and paint that Simone sought to render the effect of woven cloth in the medium of painting.

34 Recent discussions of transcultural and global art histories have adopted and reassessed Aby Warburg’s concept of “image vehicles” (Bilderfahrzeuge). Through this concept, Warburg sought to understand the migration of images, focusing on their translation from one medium to another, the high mobility of certain media and the dissemination of images and motifs across wide geographical distances and potentially across the globe. However, although Warburg developed this model in relation to a textile medium, his Bilderfahrzeuge are tapestries transporting figurative imagery from Northern Europe to Southern Europe (WARBURG, 1907), they are not “vehicles” driving along the “silk road” (Seidenstraße), a term coined by Ferdinand Freiherr von Richthofen (1833-1905).

35 Just as it would be fruitful to broaden the approach of Grabar and Golombek to include non-Islamic regions, it would make sense to discuss Warburg’s model, its validity, productivity and limitations in the wider context of cross-cultural interactions, notably between the textile arts and other media, and to reexamine his emphasis on networks, infrastructure, and mobility, in the light of both the work of his contemporaries and newer approaches. The concept of “the silk road” has been criticized and extended to

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refer to a range of silk roads, including maritime routes, and other transported materials such as glass, notably recognizing that none of these were one way streets – we know of woolen fabrics from Florence that were exported as far as Shahr-e Sabz and Samarkand, and Anne Wardwell has argued that a silk fabric featuring wine leaves and lion masks, now in the Cleveland Museum of Art, is a fourteenth-century Central Asian copy of an Italian design preserved in a silk fragment in the Museum of Applied Arts in Berlin (WARDWELL, 1987, p. 16f.; HANSEN, 2012).

36 Imagery – notably flowers, animals and mythical creatures such as the senmurv, fenghuang and qilin – was widely disseminated through these networks. It has been noted that Warburg was less interested in issues of materiality (WOLF, 2015, p. 295); yet it was precisely these material aspects that shaped the visual culture at the points of arrival. Woven silk fabrics from Iran and Central Asia, known as panni tartarici and used, among other things, for the funerary attire of Rudolph IV and the paraments of Pope Benedict XI, circulated as far as the North Sea, where they were tailored into ecclesiastical vestments of the kind known from Regensburg and St. Mary’s Church, Gdansk (BORKOPP-RESTLE, 2012; FIRCKS, SCHORTA, 2016). The motifs of these silks – sometimes figurative, sometimes epigraphic in the form of long Arabic inscriptions – had an impact on local art production, and so did their materiality. For example, as Laura Hodges has shown, the extensive presence of gold threads in these imported fabrics led to the revaluation of luxury textiles in general: in fourteenth-century England “cloth of gold” replaced “purple” as the denotation for the most precious fabrics (HODGES, 2014, p. 20).

37 The study of textiles requires interdisciplinary collaboration with historians, textile experts, specialists in linguistics and contact linguistics, comparative literature specialists and art historians. Meanwhile key issues of materiality and textile production processes, often involving other media, call for input from anthropologists (INGOLD, 2010). It is also vital to take a long-term view of historiography, and to recognize the strong and continuing influence of the nineteenth and early twentieth century, which affects the discourses and even the “material” we work with. Textile collections in museums reflect collecting practices of the past and tend to focus on luxury fabrics and textiles with sophisticated decorations, while plain cloth and fabrics with simpler patterns have been widely neglected. There are issues of fragmentation and conservation: the so-called veil of St. Anne is spectacular not least because it is a length of fabric and even includes the selvages, whereas most extant ṭirāz were cut to pieces at a time when in most cases only the inscribed and decorated parts of the textiles were preserved. We must also recognize the problem of frauds and forgeries and their impact on scholarship, as exemplified in the Buyid silk controversy (MACKIE, 2015, p. 154f.). Just as focusing on a number of “master pieces” is problematic when considering finished fabrics and a broader approach that covers a variety of different artifacts, also from less well-known museum collections and church treasuries is necessary, when it comes to raw materials, the field is still dominated by studies on silk, cotton, linen and wool. Dyes and mordants have recently gained more attention, with results that are already greatly enriching the field and will continue to do so. However, it would also be productive to investigate lesser known materials such as byssus or “sea wool” (ṣūf al-baḥr) made from the filaments of pen shells, and asbestos, the so-called “salamander cloth” that does not burn when thrown into the fire, along

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with their associated narratives, mythical origins and legends, as well as imaginary fabrics and those supposedly made by celestial beings and fairies (KINOSHITA, 2004).

38 Now that the field of art history has opened up to adopt a global perspective, it is time to dedicate more attention to textiles and their transmedial, transmaterial and geographical interrelations, as vectors of connectivity, transfer, and cross-cultural exchange. While avoiding an exclusive focus on textile media, it is nonetheless necessary to consider their enormous significance for the pre-modern period, and to rethink established art historical hierarchies. In his commentary on a passage of Dante’s Commedia – in italics below – Giovanni Boccaccio praised the quality and beauty of colorful and ornamental fabrics from the Islamic world, too artfully woven to be represented in painting. According to Boccaccio, no painter was able to render a silk weaving with his brush as it was woven by “Turkish” and “Tartar” weavers on a loom: “ Never with more colours, underneath or set on top, in order to vary the decoration, was cloth ever made by Tartars or Turks, who are the best masters of the craft, as we may quite clearly see in Tartar cloth, which truly is so magnificently woven that there is no painter who could use a brush to make anything similar, not to mention more beautiful”2 (BOCCACCIO, [1373-1374] 1967, p. 590).

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NOTES

1. For attributions of this fabric to Byzantium (by Luigi Serra, Adèle Coulin Weibel, and Heinrich Jakob Schmidt) and to Spain (by Wolfgang Fritz Volbach, Krishna Riboud, Marco Bussagli, Loretta Dolcini, Rosa M. Martin I Ros, and Anna Contadini), see the catalogue entry in La seta…, 1994, p. 168. An Eastern Mediterranean provenance was proposed in The Meeting of Two Worlds…, 1981, cat. no. 2, in The Glory of Byzantium…, 1997, p. 271; and by Stefano Carboni, Carlo Maria Suriano, in La seta islamica…, 1999, cat. no. 17. 2. “Con più color sommesse e soprapposte, a variazione dell’ornamento, Non fer mai drappi Tartari nè Turchi, i quali di ciò sono ottimi maestri, siccome noi possiamo manifestamente vedere ne’ drappi tartareschi, i quali veramente sono sì articiosamente tessuti, che non è alcun dipintore che col pennello gli sapesse fare simiglianti, non che più belli”, BOCCACCIO, (1373-1374) 1918, III, p. 232.

ABSTRACTS

Textile arts were long neglected by art history as “minor” or “applied” arts; however, the recent turns towards transcultural and global art history, material culture, and a new interest in

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artifacts have brought increasing attention to textile studies. In this context the author seeks to reassess academic approaches to textiles from the medieval Islamic world, highlighting their role in the lively artistic interactions between Islamic territories and other regions and exploring both the multiple temporalities inherent in many textiles and their place at the intersection of various media and materials. Rather than technical analyses of medieval fabrics, she offers a contribution to the re-evaluation of the textile medium within the discipline of art history.

Longtemps négligés par l’histoire de l’art, car considérés comme des arts « mineurs » ou « appliqués », les textiles font l’objet d’une attention croissante depuis quelques années, en raison de l’intérêt toujours plus grand porté aux approches transculturelles et globales, ainsi que pour la culture matérielle et les artefacts. Dans ce cadre, l’article met en avant le rôle joué par les textiles du monde islamique médiéval. Il réexamine les approches universitaires de ces textiles à la lumière des intenses échanges artistiques qui ont eu lieu entre les territoires islamiques et d’autres régions du monde. Il se penche également sur les temporalités multiples dont sont porteurs quantité de textiles, et sur leur place au croisement de divers media et matériaux. L’objectif n’est pas de fournir un modèle d’analyse technique des textiles médiévaux, mais de contribuer à la réévaluation du medium textile en histoire de l’art.

INDEX

Mots-clés: arts textiles, art islamique, global, transculturel, transfert artistique, échanges, circulation, medium, esthétique, culture matérielle Geographical index: Byzance (Turquie), Turquie, Grèce, Iran, Irak, Afghanistan, Yemen, Liban, Égypte, Espagne, Italie, Asie centrale Keywords: textile arts, islamic arts, global, transcultural, artistic transfer, trade, circulation, medium, aesthetics, material culture Parole chiave: arti tessili, arte islamica, globale, interculturale, circolazione, medium, estetica, cultura materiale Chronological index: 600, 700, 800, 900, 1000, 1100, 1200, 1300

AUTHOR

VERA-SIMONE SCHULZ Vera-Simone Schulz studied art history, philosophy and Russian literature in Berlin, Moscow, and Damascus. Since April 2011 she has been a research collaborator in the department of Prof. Gerhard Wolf at the Kunsthistorisches Institut in Florenz – Max-Planck-Institut. Since April 2014, she has coordinated the international research project “Networks: Textile Arts and Textility in a Transcultural Perspective (4th-17th Centuries)”, funded by the German Research Foundation and directed by Gerhard Wolf.

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La confection des édifices : analogies textiles en architecture aux XIXe et XXe siècles The Fashioning of Buildings: Textile Analogies in Architecture in the 19th and 20th Centuries

Estelle Thibault

1 Ces dernières décennies, un ensemble important de publications ont réévalué le rôle des métaphores et analogies textiles dans les évolutions de l’architecture entre XIXe et XXe siècles. L’expansion considérable de l’imaginaire textile dans l’architecture contemporaine comme dans les discours qui l’accompagnent interagit avec ce renouveau de l’historiographie. En témoignent plusieurs numéros spéciaux de revues – « Coating » (Rassegna, 1998), « Textiles » (Archithese, 2000), « Architextiles » (Architectural Design, 2006) – qui, tout en offrant un panorama de projets et de réalisations, tentent de les inscrire dans une généalogie conceptuelle et rejoignent à ce titre certaines problématiques des recherches historiques. En observant cette littérature architecturale récente, on peut apprécier le caractère multiforme des références à l’univers du tissu et du vêtement. Bien au-delà de l’utilisation littérale de matériaux souples, toiles tendues et membranes, se dessine un vaste champ d’expérimentations où les figures flexibles et entrelacées contaminent la conception des édifices. Ossatures, façades et enveloppes déclinent des motifs de mailles, tressages, dentelles et autres enchevêtrements, témoignant des potentialités nouvelles quant à la mise en forme, à l’ère numérique, de matériaux aux propriétés hybrides. Parce qu’elle renvoie également aux processus de fabrication, l’activité textile est emblématique d’une création tout à la fois ancrée dans des traditions culturelles anciennes et soumise aux techniques de production les plus contemporaines. Elle nourrit de ce fait des interrogations critiques sur la dimension anthropologique d’une conception architecturale dont le rapport à la matérialité s’est profondément modifié, au moment même où s’opérait le « tournant matériel » dans les sciences humaines et sociales. Enfin, d’autres parentés entre édifice et vêtement sont réactivées par les connivences

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entre l’architecture et l’univers de la mode, à l’heure où les interventions d’architectes surmédiatisés pour de grandes marques estompent les frontières entre le stylisme et le design de bâtiment. Le parallélisme des innovations formelles et technologiques mises en œuvre dans la haute couture et dans l’architecture dite avancée ont ainsi fait l’objet d’ouvrages et d’expositions (QUINN, 2003 ; Glamour: Fashion, Industrial…, 2004 ; Skins and Bones…, 2006). Mais surtout, les analyses renouvelées qu’ont connues les phénomènes économiques, sociaux et culturels de la mode vestimentaire, de la plus luxueuse à la plus populaire, ont ouvert des pistes fécondes à la critique et à l’histoire de l’architecture.

2 Tout en participant du regain d’intérêt actuel pour la culture de l’ornement (PICON, 2013), l’essor des thématiques textiles en constituent un versant. Elles ont bénéficié d’un faisceau d’analyses des écrits de Gottfried Semper1 ( BÖRSCH-SUPAN et al., 1976 ; HERRMANN, 1978 ; LAUDEL, 1991 ; MALLGRAVE, 1996 ; Gottfried Semper 1803-1879… , 2003 ; GNEHM, 2004 ; KARGE, 2007 ; FRANZ, NIERHAUS, 2007 ; ORELLI-MESSERLI, 2010). Le premier tome de Der Stil, sous-titré « L’art textile considéré en lui-même et en relation avec l’art de construire » (SEMPER, 1860-1863) a été rendu accessible aux lecteurs non germanophones2 et commenté avec attention. Rappelons que dans cet ouvrage, de multiples corrélations avec l’architecture sont permises par une large acception de l’univers textile. Celui-ci est tantôt défini par le matériau – des fibres souples et résistantes – ou par les techniques de mise en œuvre – nouage, tressage, tissage – indépendamment de la finalité des objets produits ; tantôt par les motifs d’entrecroisement, réels ou imités ; tantôt enfin par la fonction, et par exemple l’utilisation pour tapisser un mur ou cloisonner l’espace. Motivés par les débats européens sur la polychromie des édifices, par des interrogations sur les relations entre construction et décoration et par des considérations d’ordre anthropologique sur l’origine des arts d’industrie, les rapprochements entre textile et architecture ont pris une ampleur sans précédent dans la seconde moitié du XIXe siècle. Tout en revenant sur l’œuvre séminale de Semper et sur ses échos immédiats, nous tenterons un tour d’horizon des travaux récents qui ont reconsidéré la place qu’occupent les références textiles dans les théories et les pratiques des architectes depuis le milieu du XIXe siècle.

3 Deux axes problématiques seront ici privilégiés, parce qu’ils résonnent fortement avec les préoccupations qui motivent les expérimentations architecturales actuelles. Le premier concerne la fécondité, pour l’architecture moderne, des réflexions sur une origine textile de la paroi. Différents travaux ont en effet réexaminé l’évolution de la conception et de la matérialité des enveloppes, au regard des interprétations variées qu’a connues la notion sempérienne de revêtement (Bekleidung). Le deuxième interroge les parallèles entre ces deux artefacts que sont l’habit et l’édifice, tout particulièrement l’habitation. L’implication des architectes dans la création ou la critique du vêtement, leurs analyses sur la mode comme culture des apparences et comme processus socioéconomique, se révèlent être des prismes particulièrement intéressants pour relire les débats architecturaux au seuil des avant-gardes.

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L’origine textile de la paroi : revêtement, surface, matérialité

Du tissage primitif à la paroi moderne : thèmes sempériens au XIXe siècle

4 Parmi les productions textiles, le tapis, en raison de sa nature quasi architecturale, a joué un rôle particulier dans l’imaginaire constructif. L’idée selon laquelle des tissages archaïques seraient les ancêtres des parois modernes a connu une riche fortune, dès l’époque de Semper. Rappelons qu’avant lui, Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy envisage déjà ces origines textiles lorsqu’il décrit la tente comme l’un des types primitifs de l’architecture, développé par les peuples nomades. À ses yeux, l’absence de forme et le manque de solidité de ces installations les rend cependant impropres à une imitation véritablement artistique. À l’inverse, Owen Jones et Jules Goury retracent le « passage de la vie errante à la vie sédentaire » qui conduit les Orientaux à « apporter sous une nouvelle forme les draperies et les châles de Cachemire qui ornaient leurs premières habitations, changeant le mât de la tente en colonne de marbre et le tissu de soie en marbre doré » (JONES, GOURY, 1842, n.p.), suggérant la mutation des étoffes colorées en parois solides et polychromes. La transcription de motifs initialement noués ou tressés, puis mués en symboles artistiques, vers d’autres matériaux, bois ou pierre, intéresse plusieurs théoriciens de l’ornement, depuis les entrelacs décrits dans la Grammar of Ornament (JONES, [1856] 2001) jusqu’aux « figures textiles » inventoriées par Jules Bourgoin (BOURGOIN, 1899-1901). Loin d’être uniquement tournée vers les motifs du passé, la réflexion de ce dernier inclut des pratiques de notation abstraite, sous forme de brefs d’armure3, utilisées dans l’industrie mécanisée.

5 Les premiers commentateurs français de Der Stil ont contribué à diffuser l’hypothèse d’une origine tissée de la paroi. Derrière Semper, l’historien Louis Nicod de Ronchaud analyse les tentures de l’architecture grecque antique comme les ébauches de futures divisions spatiales, insistant à la fois sur leur rôle de délimitation et sur leur capacité à créer des environnements colorés. Il reformule également l’idée selon laquelle le système d’ornementation est né de la pérennisation d’accessoires – tapis, festons, couronnes et autres – initialement provisoires. Mais surtout, les parties assurant la solidité sont décrites comme secondaires par rapport au registre superficiel du tissu, considéré comme l’élément générateur et primordial : l’« enveloppement, le déguisement forment un caractère essentiel de la construction primitive » (DE RONCHAUD, [1872] 1884, p. 73). Ce faisant, l’auteur pointe déjà l’ambivalence du thème sempérien de la paroi textile, à l’origine de ses diverses fortunes : le tapis primitif est à la fois créateur de l’ambiance spatiale et habillement de la structure. Lawrence Harvey, ancien élève de Semper à Zurich, a également contribué à diffuser le contenu de Der Stil en Angleterre et en France, tout en privilégiant le développement sur les arts textiles. Il définit la décoration comme un « vêtement avec lequel on recouvrait la construction » (HARVEY, 1886, col. 131). En traduisant par « vêtement monumental » la notion allemande de Bekleidung, Harvey assimile cette enveloppe d’origine textile à un costume de fête. Il en suit les avatars depuis les « sauvages » jusqu’aux Temps modernes, livrant un récit où la « construction n’est qu’un squelette qui n’a d’autre but que de servir de support à un vêtement artistique » (HARVEY, 1887, col. 19). Si cette définition

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sempérienne de la Bekleidung est critiquée par l’Allemand Karl Bötticher4 qui prône une relation plus étroite entre les éléments constructifs et l’appareil ornemental (BÖTTICHER, [1844] 1874, p. 37), la conception d’une parure détachée du système structurel est également combattue, en France, par les disciples d’Eugène Viollet-le-Duc, pour lequel l’image du vêtement dénonce, à l’inverse, l’inadéquation entre corps constructif et ornement, critiquant par exemple « l’habitude prise par les Romains de se vêtir des habits d’autrui » (VIOLLET-LE-DUC, 1854-1868, II, p. 383).

6 Ces premières discussions préfigurent les interprétations des générations suivantes. Comme l’a souligné Harry Francis Mallgrave, pour certains lecteurs de Semper, l’idée de la parure textile dissimulant l’appareil constructif est à l’origine même de l’architecture comme art, mais d’autres, notamment l’historien August Schmarsow, mettent l’accent sur ce caractère nouveau d’« art de l’espace » que la paroi dérivée du tapis, en tant que surface plane, confère à l’architecture, rejetant catégoriquement sa dimension décorative (MALLGRAVE, 1989, p. 41-42).

Fortunes de la notion de Bekleidung : le revêtement comme masque et surface

7 Les histoires de l’architecture moderne ont longtemps privilégié, à l’instar de Sigfried Giedion, un récit valorisant la structure et l’espace, avant que ne s’engage, à partir des années 1970, un réexamen approfondi des conceptions du revêtement. Il s’est opéré dans des travaux historiques sur le XIXe siècle, au voisinage des théories architecturales qui, à l’heure du post-modernisme, réhabilitaient le rôle symbolique de la façade comme lieu d’expression esthétique. Parallèlement, le problème de l’éviction de l’ornement dans le développement de l’architecture moderne était rediscuté au prisme d’études attentives aux continuités théoriques entre XIXe et XXe siècles. L’examen des débats sur la polychromie dans les années 1830 à 1850 (VAN ZANTEN, 1977a ; MIDDLETON, 1982 ; GARGIANI, 2002), a mis en évidence les liens entre les réflexions sur la coloration de l’architecture grecque et l’hypothèse d’une origine textile de la paroi. Une attention nouvelle a été portée à l’image de la décoration comme voile apposé sur la construction, telle qu’elle se manifeste chez les architectes et théoriciens du XIXe siècle, Henri Labrouste, Gottfried Semper ou John Ruskin (VAN ZANTEN, 1977b). Dans le premier volume de The Stones of Venice (RUSKIN, 1851), le terme de « voile » (Wall-Veil) désigne les parties du mur qui, distinguées des éléments tectoniques comme la base et la corniche, reçoivent une ornementation de surface. Selon Anuradha Chatterjee, Ruskin assimilerait cette pellicule décorative à une draperie venant masquer la trivialité du corps pour exprimer l’âme à la surface du mur, selon une vision tributaire de la philosophie de l’habillement de Thomas Carlyle (CHATTERJEE, 2009). La redécouverte par Semper des sgraffites des façades italiennes des XVe et XVIe siècles (SEMPER, [1868] 1884), tout en participant à la relecture plus générale de l’architecture de la Renaissance au XIXe siècle (BRUCCULERI, FROMMEL, 2016), a également contribué à réactiver les connotations textiles associées à ces surfaces décoratives (PAYNE, 2016).

8 La notion sempérienne de revêtement (Bekleidung) a bénéficié d’analyses attentives au cours des dernières décennies. Harry Francis Mallgrave en a tout particulièrement souligné les subtilités, en rappelant ce que la pensée de Semper doit aux distinctions opérées par Karl Bötticher entre « forme noyau » (Kernform) et « forme artistique » (Kunstform) (MALLGRAVE, 1989). Lorsque Mallgrave propose de traduire Bekleidung non

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pas par cladding, terme le plus souvent utilisé par les anglophones, mais par dressing, il renoue avec les connotations vestimentaires et festives mises en avant par Semper et ses premiers commentateurs. Bien au-delà de l’action fonctionnelle de recouvrir le mur par un matériau protecteur, il s’agit d’insister sur la dimension proprement théâtrale et spectaculaire dans laquelle l’architecte allemand situait l’origine des arts. La Bekleidung désignerait non pas tant l’élément physique appliqué sur la structure que la signification symbolique ainsi conférée à la surface, par une action assimilable au costume et au déguisement. La genèse du Bekleidungsprinzip a également été étudiée en relation avec la découverte, par cette génération d’architectes, non seulement des peintures des temples grecs, mais aussi de la matérialité riche et variée des revêtements de l’Antiquité, par exemple des briques vernissées décorant les murs des palais assyriens (LAUDEL, 2007). Michael Gnehm propose quant à lui de comprendre cette théorie du revêtement en lien avec la notion de Stoffwechsel5 (GNEHM, 2015). Le terme allemand, souligne-t-il, nous invite à assimiler les « transferts de matériau » par lesquels les motifs textiles prennent corps dans la pierre, le bois ou le métal, à un « métabolisme » architectural. Celui-ci est entendu comme un processus d’absorption, par étapes, au fil des évolutions techniques et culturelles, transmuant progressivement le matériau brut en lui conférant une signification spirituelle.

9 L’approfondissement de cette notion sempérienne de revêtement a permis de mieux saisir ses interprétations ultérieures, en particulier dans le contexte viennois du passage du siècle. La connotation vestimentaire et festive mise en avant par Mallgrave est cruciale dans le volume collectif sur Otto Wagner justement sous-titré Reflections on the Raiment of Modernity (MALLGRAVE, 1993). Revaloriser positivement cette « esthétique du masque » (MORAVÁNSZKY, 1993) qui prône la spiritualisation de la construction par l’habillement de sa surface fut l’un des apports de ces recherches sur l’architecture en Europe centrale. Dans l’espace germanique, la conception fictive du vêtement monumental se confronte en effet, pour les premières générations de lecteurs de Der Stil, à un idéal de sincérité. L’architecte et théoricien Adolf Göller l’exprime notamment dans un article intitulé « Qu’est-ce que la vérité en architecture ? » où il condamne l’imitation d’un matériau par un autre (GÖLLER, 1884). Vers la fin du siècle, Otto Wagner et ses élèves évoluent vers une acception plus rationaliste du revêtement en explorant une gamme de revêtements variés, plaques clouées ou agrafées, parements céramiques ou enduits. Ces stratégies déclinent différentes versions d’un « sublime de la surface » (FANELLI, GARGIANI, [1998] 2008, p. 64-129) encore souvent empreint de références textiles aux voiles, plis et autres ourlets.

10 Réédités, les écrits d’Adolf Loos ont également été étudiés sous cet angle (LOOS, [1921] 1979). Dans son article de 1898 « Das Prinzip der Bekleidung », Loos cite Semper pour affirmer la prééminence de l’élément textile sur la structure, puis insiste sur les qualités de l’espace enveloppé par les parois plutôt que sur les murs en eux-mêmes. Plusieurs commentaires de ce texte notent le paradoxe d’une notion initialement utilisée pour valoriser la parure murale, puis mobilisée pour combattre les excès de l’ornementation et accentuer l’importance de l’espace (FANELLI, GARGIANI, 1994 ; OECHSLIN, 1994 ; RYKWERT, 1998). Le « principe de revêtement » de Loos marquerait une étape supplémentaire en l’affranchissant des références figuratives au tissu qui lui étaient initialement associées, la beauté du matériau, marbre ou bois, assumant désormais en elle-même l’identité visuelle de la surface, comme c’est le cas dans les intérieurs de la maison Müller à Prague. Poussé à l’extrême dans le sens de l’éviction de l’ornement, ce

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raisonnement conduirait à substituer au revêtement plaqué une simple couche d’enduit blanc. Ainsi, la « loi du Ripolin » formulée par Le Corbusier en 1925 dans L’Art décoratif d’aujourd’hui a pu être envisagée comme l’une des conséquences ultimes du principe du revêtement, par l’intermédiaire de Loos (DAMISCH, 1975 ; WIGLEY, 1995). De telles interprétations font du principe du revêtement l’ancêtre de la planéité abstraite des surfaces architecturales. On peut rapprocher cette trajectoire du « paradigme du tapis » auquel Joseph Masheck affiliait la peinture moderniste (MASHECK, [1976] 2011). Ce dernier a d’ailleurs discuté l’œuvre d’Adolf Loos dans la perspective de l’Art minimal (MASHECK, 2013).

La textilité des enveloppes : penser l’étoffe matérielle des édifices

11 Selon d’autres lectures, les conceptions textiles trouvent leur postérité dans l’épaisseur matérielle des enveloppes plutôt que dans leur planéité abstraite. Plusieurs travaux s’attachent à restituer cette dimension constitutive de l’architecture moderne en croisant l’analyse des discours sur le revêtement et celle de la mise en œuvre des matériaux. Pour ce qui concerne la France, les débuts de la construction en béton s’avèrent particulièrement intéressants pour observer l’invention de dispositifs texturés qui couvrent le mur sans déroger à l’exigence viollet-le-ducienne d’une vérité constructive. Les métaphores du squelette et de la peau, de la nudité du corps de béton et de son vêtement protecteur, sont efficaces dans ces débats. Réjean Legault relate ainsi les discussions sur l’identité esthétique des matériaux de couvrement, en lien avec de multiples expérimentations techniques concernant la mise en œuvre de la matérialité des surfaces (LEGAULT, 1997). Giovanni Fanelli et Roberto Gargiani ont livré une histoire de l’architecture moderne et contemporaine au prisme de cette dualité entre structure et revêtement (FANELLI, GARGIANI, [1998] 2008). Ils suivent ainsi les avatars du « mythe sempérien des origines textiles de la paroi » dans une longue trajectoire, jusqu’aux effets de texture des façades contemporaines. Parmi les manifestations les plus démonstratives de cette tension entre une vérité structurelle redevable de Viollet-le-Duc et une superficialité textile héritée de Semper figurent les œuvres d’Hendrik Petrus Berlage. L’analyse de ses écrits montre l’influence des considérations sempériennes et la récurrence de la métaphore du textile, accessoire séparable, concurrencée par celle de la peau organiquement liée au corps (SINGELENBERG, 1976 ; WHYTE, 1996).

12 Le contexte nord-américain de la fin du XIXe siècle a également été désigné comme le lieu de diffusion d’une conception sempérienne de la paroi textile, par l’intermédiaire des architectes allemands émigrés à Chicago, jusqu’à inscrire l’idée du « mur-rideau », enveloppe vitrée légère, autoportante et suspendue, dans une telle perspective (HAAG BLETTER, 1982). Les systèmes d’ornementation de Louis Sullivan, qui comparait les effets graphiques de la surface de brique à un « tapis d’Anatolie » (SULLIVAN, [1910] 2015, p. 285), ont ensuite été invoqués par Kenneth Frampton pour arguer d’une filiation conduisant aux « textile blocks6 » des maisons californiennes édifiées par Frank Lloyd Wright dans les années 1920 (FRAMPTON, 1995). Souligner ainsi la sensibilité textile de Wright, qui se décrivait lui-même comme un tisserand, arrangeant des entités maçonnées sur une chaîne de métal, participe plus largement du projet des Studies in Tectonic Culture. Frampton y réévaluait l’attention portée par les architectes modernes

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non seulement à la forme de l’espace, mais aussi aux problématiques constructives et à la poétique des matériaux.

13 L’idée sempérienne de l’origine tissée de la paroi a ainsi été interprétée comme une conception subtile du rapport entre matière et surface visuelle : d’un côté les propriétés spécifiques du matériau originel, des fibres souples et résistantes mises en forme par enchevêtrement, engendrent une esthétique textile persistante ; de l’autre prévaut le rôle spatial de la paroi, surface autonome faisant abstraction de son support. Les réflexions contemporaines sur l’enveloppe architecturale restent tributaires de ces interprétations. Dans Surface Architecture (LEATHERBARROW, MOSTAFAVI, 2002), les auteurs font du revêtement le lieu d’un conflit entre la réalité constructive et des intentions esthétiques relativement indépendantes de celle-ci. L’élément textile est également mobilisé pour repenser l’étoffe matérielle (Stofflichkeit) des édifices (MORAVÁNSZKY, 2015), selon des perspectives que l’anthropologie (INGOLD, 2000) et l’iconologie des matériaux (RAFF, 1994) ouvrent à l’architecture.

Corrélations entre vêtements et édifices

14 Longtemps sous-estimées, les corrélations entre vêtements et édifices constituent un deuxième fil conducteur pour relire l’évolution des théories architecturales entre XIXe et XXe siècles. L’idée selon laquelle la modernité architecturale se serait élaborée contre l’ornement a, dans un premier temps, conduit à évincer de son histoire ses affinités avec la création de vêtements. Sigfried Giedion s’est tout particulièrement efforcé de présenter l’architecture moderne comme l’antithèse de l’éphémère superficiel caractéristique du goût vestimentaire, et d’ancrer sa généalogie du côté de la rationalité de l’ingénieur – masculine, anti-décorative, structurelle et intemporelle. Nikolaus Pevsner, qui fait pourtant des Arts and Crafts la source du design et de l’architecture modernes, ne s’intéresse pas à l’habillement. Dans les années 1970 et 1980, l’émergence du post-modernisme s’est accompagnée d’une réévaluation de courants architecturaux jusqu’alors jugés trop « décoratifs » – Arts and Crafts, Jugendstil, Sécession Viennoise, Art nouveau, Art déco –, mais aussi d’efforts pour appréhender conjointement les théories de l’architecture et du design. Les métaphores vestimentaires qui parcourent les théories architecturales ont également bénéficié d’analyses plus attentives. Adrian Forty a ainsi commenté les idées nouvelles qu’elles véhiculent à partir du milieu du XIXe siècle (FORTY, 1989). Auparavant essentiellement utilisées pour souligner que l’ornementation des édifices, à l’instar de celle des costumes, exprime le statut social de leurs usagers en respectant des convenances strictement définies, elles permettent désormais d’apprécier la signification esthétique de l’architecture en tant que produit du travail humain, aux côtés d’autres objets manufacturés. Les vêtements, premiers intermédiaires entre le corps et l’environnement, chargés de préserver l’intimité la plus secrète et fortement connotés symboliquement, ne sont cependant pas des artefacts comme les autres, ils tissent avec l’architecture – et plus particulièrement celle de l’habitation – des liens très étroits.

Habillement et habitation : unité stylistique

15 Plusieurs études font état d’un intérêt des théoriciens de l’architecture du XIXe siècle pour le vêtement. La volonté de saisir les caractéristiques stylistiques des civilisations

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au plus près des modes de vie les conduit à observer les accessoires du quotidien pour mieux comprendre les productions architecturales. Ces rapprochements participent de l’essor de l’historiographe des arts d’industrie et traduisent la sensibilité des architectes à l’ethnographie naissante, comme cela a pu être souligné à propos de Semper (MALLGRAVE, 1985 ; HILDEBRAND, 2007) ou de Viollet-le-Duc (BARIDON, 1996 ; BRESSANI, 2014), respectivement lecteurs de Gustav Klemm et de Paul Broca. Semper s’est également inspiré de l’enquête sur l’histoire du costume menée par Hermann Weiss (WEISS, 1860-1872). Ainsi le premier volume de Der Stil consacre-t-il un long développement aux « relations entre le costume et l’art de bâtir » (SEMPER, 1860-1963, p. 209-217), considérant l’influence des attributs vestimentaires sur l’architecture des différents peuples. Dans un esprit comparable, le dictionnaire que Viollet-le-Duc consacre à l’architecture médiévale se prolonge par celui dédié au mobilier, comprenant deux tomes sur l’habillement (VIOLLET-LE-DUC, 1873-1874), qui font écho aux études archéologiques que Jules Quicherat avait, dès 1845, consacré au vêtement. Ces croisements entre les prémisses d’une science historique du vêtement et l’évolution des théories architecturales n’ont pas été systématiquement étudiés, mais ils témoignent de la place croissante des arts appliqués dans une historiographie du XIXe siècle qui reconstruit la notion de style (BRUCCULERI, FROMMEL, 2012). La thèse de l’unité entre les différentes branches des arts et des techniques conduit à s’intéresser à ces accessoires décoratifs issus du monde textile et transférables à l’édifice. Dans L’art dans la parure et dans le vêtement, première partie de sa Grammaire des arts décoratifs, Charles Blanc postule l’existence de « lois générales de l’ornement » applicables à différentes échelles, de l’embellissement de la personne, en passant par l’intérieur de la maison, jusqu’aux décorations des monuments et des villes (BLANC, 1870 et 1875). Paraphrasant l’essai de Semper sur la détermination formelle de la parure (SEMPER, [1856] 2007), il définit, à partir du costume et de la coiffure, trois catégories d’ornements – pendants, annulaires et directionnels – avant de suggérer leur déplacement vers les édifices : « il en est des vêtements et des ornements appliqués à la figure humaine comme des créations de l’architecte » (BLANC, 1875, p. 126). Semper, avant lui, voyait dans les antéfixes l’équivalent des panaches des casques, ou dans les astragales l’analogue des ceintures. D’autres architectes s’attachent à dégager des spécificités stylistiques propres à chaque civilisation en comparant costumes et édifices (ESPÉRANDIEU, 1872 ; UMBDENSTOCK, 1930). Souvent limitées à des critères formels, leurs démonstrations n’en traduisent pas moins l’idée durable d’une profonde sympathie entre la psychologie des peuples, les physionomies et les dominantes des artefacts ; elles participent des tentatives de ces auteurs pour fonder une science de l’esthétique architecturale (THIBAULT, 2010). L’essor de toute une littérature attentive aux objets domestiques et à l’habillement a été désigné comme un vecteur de l’émergence de la modernité architecturale déplaçant vers ces accessoires les valeurs affectives traditionnellement associées à l’ornement (PAYNE, 2012). Alina Payne a mis en évidence les continuités entre le vêtement, que le philosophe de la technique Ernst Kapp désignait comme une habitation portative, et l’architecture domestique symétriquement vue comme une extension du corps. Les théories esthétiques d’historiens de l’art qui, comme Heinrich Wölfflin, conçoivent costumes et édifices comme l’expression empathique du sentiment collectif, deviennent à cet égard significatives. Cette psychologisation de l’environnement domestique, du vêtement au logement, se perçoit aussi dans les nombreux traités et manuels de décoration diffusés dans la seconde moitié du siècle. Ces différents travaux

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montrent que l’histoire de l’architecture et celle du vêtement sont considérées à l’époque comme les deux branches d’une même science du style.

Interactions professionnelles

16 Si l’histoire de la création textile au XXe siècle atteste que l’implication des architectes dans le dessin de tissus et de vêtements est loin d’être marginale (FANELLI, BONITO FANELLI, 1976), cette activité a longtemps été considérée comme mineure et relativement peu signifiante par les historiens de l’architecture, parce qu’elle concernait prioritairement la conception des intérieurs. Elle a souvent été traitée à part, comme ce fut le cas par exemple pour William Morris (PARRY, 1983), Josef Hoffmann (Josef Hoffmann, 1870-1956…, 1987) ou Josef Frank (WÄNGBERG-ERIKSSON, 1999). L’engagement dans le dessin de textiles, en particulier au tournant du siècle, n’est pourtant pas une activité annexe, mais participe d’une définition élargie de l’architecture comme environnement global incluant les accessoires du quotidien. Henry van de Velde pousse notamment la cohérence du projet de sa propre maison, le Bloemenwerf, jusqu’à concevoir non seulement les meubles, tapis et tentures, mais aussi les robes de son épouse et collaboratrice, Maria Sèthe (AUBRY, 1977). L’idée selon laquelle l’intériorité reflète et influence la psychologie des habitants appuie, chez les concepteurs, tout le soin apporté au traitement des textiles, tapis et papiers peints contribuant à la qualification des ambiances, tout particulièrement dans le cas de l’Art nouveau, comme l’a montré l’ouvrage de Debora Silverman (SILVERMAN, [1989] 1994). Son travail témoigne des apports de l’histoire sociale et culturelle pour appréhender ces mouvements architecturaux dans lesquels, des Arts and Crafts à l’Art déco, la valorisation d’une domesticité aux connotations féminines dialogue avec des projets identitaires. Des stratégies d’alliance entre l’art et les métiers, associant architecture, mobilier, tissus d’ameublement dans une perspective d’art total, au service d’une intériorité aux vertus réformatrices, ont également été observées à propos de certains groupements professionnels comme l’Art dans tout en France (FROISSART PEZONE, 2004), ou la Wiener Werkstätte à Vienne (HOUZE, 2015).

17 L’évolution des relations entre les mondes professionnels du stylisme de mode et de l’architecture a été examinée au prisme des questions de genre, les femmes ayant longtemps été cantonnées au domaine de la décoration intérieure et du dessin de vêtement (MARTIN, SPARKE, 2003), souvent dans l’ombre de leurs partenaires masculins (Anna Muthesius, Lilli Behrens, Maria van de Velde, Lilly Reich…). D’autres études, au rang desquelles les expositions consacrées à l’Art déco (Art Deco 1910…, 2003 ; 1925, Quand l’Art déco…, 2013) ont fait apparaître les affinités amicales et les rapports professionnels entre des grands couturiers, Paul Poiret ou Jean Patou, et des architectes, de Louis Süe à Robert Mallet-Stevens. Parmi les travaux qui ont contribué à dépasser les limites séparant trop souvent architecture et arts décoratifs figurent ceux de Nancy Troy qui restituent le jeu des échanges entre décorateurs ensembliers, artistes, stylistes et architectes, partenaires de l’avant-garde dans le premier tiers du XXe siècle (TROY, 1991 et 2003). L’analyse de ces collaborations révèle certaines ambivalences du projet moderniste, qu’il s’agisse de vêtement ou d’architecture –, partagé entre l’idéal artistique de l’œuvre unique et l’enjeu d’une reproduction en série.

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Métaphores vestimentaires : la conception architecturale au miroir de l’habillement

18 Si la création textile constitue un versant de la pratique des architectes, les références au vêtement comme artefact sont également omniprésentes dans leurs discours théoriques. Tout en s’exprimant sur l’évolution de l’habillement considéré en lui- même, ils en font une métaphore privilégiée pour penser leur propre domaine, en insistant sur les analogies de conception. Ainsi, Viollet-le-Duc étudie les costumes, armures, chaussures et autres accessoires vestimentaires médiévaux comme des créations rationnelles, déterminées tant par les nécessités du corps qu’ils abritent que par des impératifs extérieurs, à l’instar de l’architecture gothique dont ils partagent la logique. Avant d’être examinées plus globalement, les positions des architectes sur l’habillement – Otto Wagner, Hermann Muthesius, Henry van de Velde, Adolf Loos – ont été abordées dans des études monographiques. Un long article intitulé « Henry van de Velde ou la négation de la mode » analyse ses rapports ambivalents aux évolutions vestimentaires de son temps (AUBRY, 1977). La fascination d’Adolf Loos pour la précision du costume anglais a également été bien étudiée (LUBBOCK, 1983). Les travaux sur Bernard Rudofsky (SCOTT, 1998) ont tout particulièrement mis en évidence le potentiel critique d’une analyse architecturale au prisme du vêtement. Dans une exposition organisée en 1944 au Museum of Modern Art de New York, il interroge implicitement la conception des édifices de son temps (Are Clothes Modern?..., 1947). Adoptant une perspective anthropologique, l’auteur rapproche certaines déformations corporelles provoquées par les habits modernes avec celles qu’imposent les artefacts vestimentaires de sociétés dites primitives, dénonçant ainsi la pseudo-fonctionnalité du design contemporain. Ses analyses rejoignent les critiques que l’architecte Paul Schultze-Naumburg adressait déjà à la coercition des costumes de la fin du siècle (SCHULTZE-NAUMBURG, 1902). Loin de se limiter à la question vestimentaire, les réserves de Rudofsky visent aussi la normalisation de l’espace architectural, au moment où se diffuse le Style international.

19 Ces rapprochements entre théorie du vêtement et conception architecturale ont fait l’objet d’études plus systématiques dans les années 1990, stimulées par de nouvelles perspectives interdisciplinaires contribuant à construire la mode comme objet de recherche. En France, l’histoire de l’architecture est d’abord restée relativement étanche aux travaux sur le vêtement menés sous l’angle d’une histoire sociale, matérielle et culturelle (PERROT, 1981), bien que l’hypothèse du « vêtement comme fait social total » (PELLEGRIN, 1993) soit aisément transférable aux édifices. Ces développements ont toutefois trouvé des prolongements particulièrement stimulants dans l’analyse de la fabrique des intérieurs bourgeois au XIXe siècle (CHARPY, 2007). De façon plus précoce, la recherche architecturale outre-Atlantique s’est vue motivée par l’essor de travaux abordant le vêtement sous l’angle de la sociologie, de l’anthropologie, de la psychologie, de la théorie critique et des études de genre. Souvent cité, l’ouvrage d’Elizabeth Wilson, Adorned in Dreams, Fashion and Modernity (WILSON, 1985) a suggéré des thématiques de recherches qui résonnent aisément avec les problématiques de l’histoire de l’architecture : la place de la mode dans les théories de la modernité, les oppositions entre luxe et culture populaire, les questions de genre et d’identité, le rapport à l’industrialisation ou encore les mouvements de réforme et autres utopies vestimentaires. Le volume Architecture: in Fashion, issu de séminaires de la School of

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Architecture de l’université de Princeton entre 1987 et 1990 (FAUSCH et al., 1994) fut l’occasion d’interroger le rôle ambivalent que joue la référence à la mode au sein du débat sur la modernité architecturale, tantôt comme repoussoir, tantôt comme composante de l’avant-garde, tout en enquêtant sur les affinités qu’entretiennent des agences d’architecture contemporaines (Venturi Scott Brown, Machado and Silvetti, Diller+Scofidio) avec le monde du stylisme.

20 Il revient à Mark Wigley d’avoir, le premier, questionné de façon systématique les références au vêtement chez les théoriciens de l’architecture moderne (WIGLEY, 1995). Tout en déconstruisant la posture « anti-mode » de Sigfried Giedion, il a pris au sérieux un vaste ensemble de métaphores textiles, de Semper aux protagonistes du Style international, pour les considérer comme vecteur et symptôme de l’évolution de la conception des édifices. La trajectoire qui conduit du masque sempérien aux façades blanches de Loos, Le Corbusier ou Johannes Duiker est littéralement envisagée comme l’histoire d’une modernisation de l’habillement des constructions, en interaction avec des débats sur le vêtement. Wigley suit l’implication des architectes dans les réformes qui touchent conjointement l’habillement et l’habitation, dans une même quête d’hygiène, de fonctionnalité et d’épuration esthétique, pour affranchir les corps des contraintes qui les entravent et les libérer des conventions historicistes. Il relève également les arguments liés au genre qui caractérisent un certain mépris architectural pour la futilité de la mode, à mesure que se dévêtit l’esthétique des édifices. Mary McLeod prolonge ces analyses tout en les inscrivant dans la perspective des figures masculines ou féminines, nues ou habillées, associées aux ordres de colonnes dans l’histoire longue des théories depuis Vitruve (MCLEOD, 1994). L’opposition récurrente entre la frivolité changeante de robes féminines dominées par le superflu de l’ornementation et la rationalité intemporelle du costume du gentleman anglais, qui séduit Loos ou Muthesius, tend néanmoins à s’estomper à la fin des années 1920, quand le costume masculin apparaît incommode face à la révolution d’une mode féminine devenue symbole d’émancipation et d’innovation. On observe ainsi les variations des connotations de genre associées aux édifices. Bien que focalisées sur les publications et limitées aux personnalités les plus emblématiques, ces contributions ouvrent des pistes pour décrypter plus largement les logiques identitaires qui accompagnent la production architecturale. L’histoire croisée des discours sur le vêtement et sur l’architecture, qu’ils soient progressistes ou conservateurs, mériterait d’être étendue. Car loin d’être l’apanage des protagonistes du mouvement moderne, les préoccupations vestimentaires servent tout autant des discours nationalistes, régionalistes ou traditionnalistes, de Paul Schultze-Naumburg à Gustave Umbdenstock. L’architecture, comme le costume, est tantôt un instrument de l’émancipation des modèles identitaires, tantôt celui de leur préservation patrimoniale.

Le style face à la mode : processus de changement et commerce des apparences

21 Au-delà des transferts analogiques entre vêtements et édifices, l’étude des écrits des architectes sur la mode a permis de mieux comprendre leurs stratégies d’acteurs face aux transformations socioéconomiques dont ils sont les témoins. Ils expriment leurs positionnements critiques face au phénomène de la mode, définie comme dynamique consumériste qui touche l’industrie textile comme celle de la construction (KINNEY,

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1999). Les analyses des architectes sur les productions textiles sont, de longue date, les indices d’interrogation sur des processus d’évolution stylistique perturbés par la production de masse et les effets du capitalisme. Dans l’essai Science, industrie et art, que Semper rédige à l’occasion de la Grande Exposition de Londres de 1851, l’examen des œuvres de l’industrie de tous les continents traduit déjà cette inquiétude face à l’instabilité esthétique liée aux hésitations désordonnées du marché (SEMPER, [1852] 2012). L’art textile a plus généralement été considéré comme le paradigme d’une pratique de création vouée à une marchandisation massive et à une mécanisation grandissante, particulièrement intéressant à observer au moment où les effets de l’industrialisation et de la spéculation transforment le monde de la construction.

22 Au tournant du XXe siècle, la critique architecturale de la mode est révélatrice de liens ambivalents avec le capitalisme industriel, en particulier dans le contexte culturel allemand. Poursuivant des analyses formulées par Francesco Dal Co à propos du Werkbund (DAL CO, 1985), Frederic Schwartz approfondit l’étude de l’opposition entre style et mode, exprimée notamment par Fritz Schumacher, au prisme du débat entre culture et civilisation qui anime les philosophes, les économistes et les sociologues contemporains, Werner Sombart ou Georg Simmel (SCHWARTZ, 1996 ; SCHUMACHER, [1898] 1902). Aux préférences subjectives et versatiles de la mode, fruits d’un désir artificiel de nouveauté, s’opposerait un processus lent, collectif et anonyme par lequel les œuvres s’imprègnent de caractéristiques communes. Le style susciterait l’empathie sociale, la mode cultiverait les individualités. Les stratégies anti-mode d’un certain nombre d’architectes et d’artistes impliqués dans la création textile ont par ailleurs été mises en évidence (STERN, 2004). Pour William Morris, Henry van de Velde ou Josef Hoffmann, le génie individuel devient un rempart contre la tyrannie d’une mode arbitraire, mercantile et souvent inconfortable. Ces discours qui placent le vêtement du côté de la créativité luttant contre la banalisation d’un goût médiocre ont leur pendant dans les positions de leurs auteurs sur l’architecture comme art plutôt que comme production industrielle. À l’inverse, l’attrait que présentent les processus de fabrication standardisés, aux yeux de Peter Behrens ou de Le Corbusier, peuvent être saisis à la lumière des transformations qui touchent la production vestimentaire, partagée entre le luxe élitiste de la haute couture et le style démocratique de la confection, avant l’avènement du prêt-à-porter.

23 L’analyse des écrits de Loos sur la mode dépasse le seul cadre de l’histoire de l’architecture pour intéresser l’histoire culturelle, comme l’a démontré Janet Stewart en les réinscrivant dans leur contexte intellectuel et social (STEWART, 2000). La réédition récente des textes de l’architecte viennois sur le vêtement (LOOS, [1898-1933] 2014) invite à les examiner à distance de ses positions théoriques en architecture. De ce détour peut émerger une vision plus globale où les vêtements sont des artefacts urbains parmi d’autres, façades, devantures, vitrines, insérés dans des processus de production et jouant subtilement des distinctions sociales. Le rôle de cette culture visuelle de masse, qu’observaient déjà les premiers théoriciens de la modernité – de Charles Baudelaire à Walter Benjamin – est appréhendé dans divers ouvrages sur la transformation de capitales comme Londres, Paris ou Berlin (LUBBOCK, 1995 ; BREWARD, 2004), esquissant une géographie de la mode que l’on peut rapporter à celle des débats architecturaux. À ces travaux sur la fabrique de la ville répond l’analyse du commerce des apparences dans les scénographies de l’intériorité où prédomine le textile, telle que l’a menée Manuel Charpy du point de vue de l’histoire matérielle, enquêtant à partir

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d’archives privées et commerciales sur la production personnalisée du confort dans l’habitation bourgeoise du XIXe siècle (CHARPY, 2010).

24 Ces nombreux travaux démontrent que l’analogie textile qui parcourt les discours architecturaux est l’indice de convergences profondes entre les mécanismes régissant les univers respectifs du tissu et de la construction. Le jeu des relations en miroir qui se sont établies entre étoffe et façade, habillement et habitation, mode vestimentaire et styles architecturaux, ouvre un vaste champ de problématiques pour appréhender les enveloppes des édifices en tant que dispositifs matériels et visuels, empreints de connotations psychologiques et sociales. Si la textilité de l’architecture renvoie à sa matérialité et à une certaine esthétisation de la mise en œuvre des surfaces, l’histoire technique et constructive croise celle des normes culturelles. La conception de l’édifice se voit soumise à des processus de distinction ou d’imitation, entre modèles élitistes et références populaires, à l’instar des vêtements ou des intérieurs domestiques. L’actualité toujours féconde de la recherche autour des théories de Gottfried Semper, leurs antécédents et leurs fortunes, constitue une situation particulièrement stimulante pour penser ces interactions, tant les ouvertures disciplinaires de cette œuvre complexe résonnent avec les orientations actuelles de l’histoire de l’art. On peut également gager que la vivacité actuelle des programmes d’études sur le textile, le vêtement et la mode, du point de vue de l’histoire des techniques, de la culture matérielle et des études visuelles, continuera de fertiliser la recherche en histoire de l’architecture.

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NOTES

1. Pour une bibliographie plus exhaustive (jusqu’à 2003) voir Gottfried Semper 1803-1879…, 2003. Parmi les recherches en cours, signalons le programme « Architecture and the Globalization of Knowledge in the 19th Century. Gottfried Semper and the Discipline of Architectural History », sous la direction de Sonja Hildebrand et de Philip Ursprung, qui associe l’Istituto di storia e teoria dell’arte e dell’architettura (ISA) de l’Università della Svizzera italiana (USI) à Mendrisio et l’Eidgenössische Technische Hochschule (ETH) de Zurich. À Paris, le séminaire « Arts invention

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industrie : Gottfried Semper et les débuts d’une science des artefacts » (EHESS/INHA), organisé depuis 2013 par Patricia Falguières, Odile Nouvel et Caroline van Eck, a précédé l’organisation en janvier 2016 du colloque « L’industrie de l’art : Gottfried Semper, l’architecture et l’anthropologie dans l’Europe du XIXe siècle » (INHA/Centre allemand d’histoire de l’art/musée d’Orsay). 2. Une réédition critique en allemand de Der Stil est actuellement en projet, fruit de la collaboration entre l’USI de Mendrisio et l’ETH de Zurich (voir note 1). Isabelle Kalinowski en prépare également une traduction française avec la collaboration de Patricia Falguières, Odile Nouvel et Caroline van Eck. 3. Dans l’industrie du tissage, le bref d’armure est la représentation simplifiée, sous forme de dessin quadrillé, du motif d’entrecroisement des fils de chaîne et des fils de trame qui détermine les différents types de tissus à texture rectiligne (toile, sergé ou satin par exemple). 4. La critique dirigée contre Semper apparaît dans la seconde édition (1874) du premier volume de Die Tektonik der Hellenen, initialement paru en 1844. Voir à ce propos l’intervention de Rémi Labrusse « L’ornement à la conquête de soi : tectonique, métaphysique et anthropologie chez Karl Bötticher et Gottfried Semper », au colloque « L’industrie de l’art... », tenu à Paris en janvier 2016, cité n. 1. 5. Voir également son intervention « L’habitus architectural : Gottfried Semper et le métabolisme des arts industriels » au colloque « L’industrie de l’art... », tenu à Paris en janvier 2016, cité n. 1. 6. Le chapitre qu’il consacre aux deux architectes nord-américains s’intitule « Frank Lloyd Wright and the Text-Tile Tectonic », dans FRAMPTON, 1995, p. 93-120.

RÉSUMÉS

Au cours des dernières décennies, différents travaux ont permis de réévaluer le rôle des métaphores et analogies textiles dans les évolutions de l’architecture entre le milieu du XIXe et le premier tiers du XXe siècle. Ce renouveau de l’historiographie, qui interagit avec l’expansion considérable de l’imaginaire textile dans l’architecture contemporaine, participe du regain d’intérêt actuel pour l’ornement et a tout particulièrement bénéficié d’un faisceau d’analyses des écrits de Gottfried Semper, au moment où ceux-ci devenaient accessibles au lecteur non germanophone. Tout en revenant sur cette œuvre séminale et sur ses échos immédiats, cet article propose un tour d’horizon des travaux récents qui ont reconsidéré la place qu’occupent les références textiles dans les théories et pratiques des architectes autour de 1900. Deux axes problématiques sont privilégiés. Le premier concerne la fécondité, pour l’architecture moderne, des réflexions sur une origine textile de la paroi et l’évolution de la conception et de la matérialité des enveloppes, au regard des interprétations variées qu’a connu la notion sempérienne de revêtement (Bekleidung). Le deuxième interroge les parallèles entre ces deux artefacts que sont l’habit et l’édifice, tout particulièrement l’habitation. L’implication des architectes dans la création ou la critique du vêtement, leurs analyses sur la mode, comme culture des apparences et comme processus socioéconomique, se révèlent être des prismes particulièrement intéressants pour relire les débats architecturaux au seuil des avant-gardes.

Over recent decades various studies have permitted a reassessment of the role of textile metaphors and analogies in the development of architecture from the mid-nineteenth century to the 1930s. This historiographic renewal, which relates to the considerable expansion of creative use of textiles in contemporary architecture, is part of the current revival of interest in

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ornament and has notably benefited from various analyses of the writings of Gottfried Semper, published in the wake of their translation for non-German-speaking readers. This article considers Semper’s seminal work and its immediate echoes before providing an overview of recent studies that have reconsidered the place of textile references in architectural theory and practice around 1900. Two main areas of investigation have emerged. The first concerns the productiveness for modern architecture of ideas on the possible textile origins of internal partitioning and the development of covering materials and designs in the light of different interpretations of Semper’s notion of dressing (Bekleidung). The second explores the parallels between dress and buildings, notably dwellings. The involvement of architects in the design and critique of garments and their analyses of fashion as both culture of appearances and socioeconomic process appear as particularly interesting prisms through which to view architectural debates at the dawn of the avant-garde movements.

INDEX

Mots-clés : textile, architecture, édifice, ornement, revêtement, vêtement, habit, tapis, technique, décoration, esthétique, métaphore, historiographie Keywords : textile, architecture, building, ornament, dressing, clothing, dress, carpet, technique, decoration, aesthetics, metaphor, historiography Parole chiave : tessile, architettura, edificio, ornamento, rivestimento, abbigliamento, tappeto, tecnica, decorazione, estetica, metafora, storiografia Index géographique : Angleterre, France Index chronologique : 1800, 1900

AUTEURS

ESTELLE THIBAULT Estelle Thibault est architecte et historienne, maître de conférences HDR à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville (Université Paris-Est) et responsable scientifique de l’équipe de recherche IPRAUS (UMR AUSser 3329, CNRS/MCC). Ses travaux portent sur les relations entre les théories architecturales et les sciences de l’esthétique aux XIXe et XXe siècles. Elle a publié plusieurs ouvrages dont La géométrie des émotions. Les esthétiques scientifiques de l’architecture en France 1860-1950 (Wavre, 2010).

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De la tapisserie au Fiber Art : crises et renaissances au XXe siècle From Tapestry to Fiber Art: Crisis and Renaissances in the 20th Century

Rossella Froissart et Merel van Tilburg Traduction : Françoise Jaouën

NOTE DE L’ÉDITEUR

La contribution de Merel van Tilburg a été traduite par Françoise Jaouën.

Rossella Froissart tient à remercier pour leur aide précieuse Giselle Eberhard Cotton et Magali Junet, conservatrice et conservatrice adjointe de la Fondation Toms Pauli ; Bruno Ythier et Catherine Giraud, conservateur et responsable de la documentation de la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson ; Danielle Molinari, conservatrice générale de la maison de Victor Hugo ; Chrystel Roy et Michèle Deleuil, conservatrice et responsable de la documentation du Pavillon de Vendôme à Aix-en-Provence ; Barbara Caen, Odile Contamin et Nathalie Fontès qui ont eu l’amabilité de communiquer leurs travaux inédits.

1 Dans la préface à l’ouvrage qui accompagnait l’exposition « Decorum – Tapis et tapisseries d’artistes » (Decorum, 2013), organisée en 2013 par le musée d’Art moderne de la ville de Paris, Fabrice Hergott devance la perplexité du visiteur face à des œuvres aujourd’hui peu familières de la scène contemporaine en posant d’emblée une question cruciale : « Pourquoi associer tapisserie et art actuel ? » Il justifie ensuite le parti pris de la conservatrice Anne Dressen en arguant la dissolution de la frontière entre beaux- arts et arts appliqués et la volonté des artistes d’investir des domaines considérés autrefois comme « mineurs ». Les œuvres choisies seraient ainsi emblématiques de la fin de l’idée romantique d’un créateur démiurgique, à la fois concepteur et exécutant. Fruits d’une collaboration, voire d’une démarche collective, on pourrait même considérer, comme le suggère Katharine L. H. Wells dans son essai (WELLS, 2013), qu’elles annoncent les modes opératoires de l’art conceptuel. Le parcours proposé mettrait aussi en lumière la fécondité d’un échange à double sens entre peinture et

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tapisserie, même si cette lecture s’avère pertinente surtout pour la tradition française : si la première a offert à son application artisanale motifs et compositions – et ce au moins jusqu’aux années 1970 – c’est en revanche le tissage, la construction et la trame qui auraient ouvert, selon les organisateurs, la peinture à la modernité, du Bauhaus au Fiber Art.

2 Pour prendre la mesure de la valeur positive contenue dans ces propos il faut revenir à l’éditorial du numéro spécial que la Revue de l’art consacra à la tapisserie en 1973 ([ANONYME], 1973), au moment où « tout semble […] aller pour le mieux » : la Nouvelle tapisserie ou Fiber Art s’affirmait et coexistait avec la production toujours abondante des peintres cartonniers ; publications et expositions se succédaient, ouvrant le champ aux chercheurs mais aussi à un large public (BERTRAND, DELMARCEL, 2008). C’est cet état de grâce que la Revue de l’art remettait en question en contestant l’autonomie esthétique revendiquée alors par la tapisserie, renvoyée à son statut, sinon d’art « mineur », du moins d’art de reproduction. Rejetant toute « mystique de la navette » (AJALBERT, 1933), l’éditorialiste circonscrivait la tâche du lissier à la stricte collaboration avec le peintre, lui refusant le statut de créateur. Les articles qui suivent confortent cette thèse puisqu’ils insistent tous sur la prégnance et la légitimité du modèle pictural, à l’exception de celui de Mildred Constantine. Ce dernier place le Fiber Art, alors en plein essor, dans la droite ligne des recherches matiéristes de Sophie Taeuber-Arp et d’Anni Albers (CONSTANTINE, 1973), ouvrant, comme nous le précisons plus loin, sur une conception frontalement opposée à la tradition picturale de la tapisserie occidentale. Or l’optimisme de ces « nouveaux artisans [qui] croient renouer avec les techniques primitives et les hautes civilisations » est jugé aussi illusoire que ne l’avait été la « renaissance laborieuse » opérée par les peintres-cartonniers.

3 Ce bilan bien mitigé laisse apparaître en filigrane les tensions qui agitaient les acteurs impliqués depuis un quart de siècle dans celle qu’il est convenu d’appeler la « renaissance » de la tapisserie. En France les débats ont été particulièrement marquants, ce qui se comprend aisément à la lumière du rôle important joué par les manufactures nationales et par les ateliers aubussonnais dans le système des arts1. Les questionnements ne recouvraient pas seulement des enjeux concrets de commande publique et d’impulsion de la production artistique, mais ils étaient aussi d’ordre historique et théorique : ils portaient sur la nature de la collaboration artiste/artisan, sur la spécificité du medium, sur l’actualité du « beau métier » ou son rejet, ou encore sur la notion de « traduction » et de « transposition » d’une matière et d’un support à un autre. Les réponses apportées par les manufactures nationales, dépositaires d’une longue tradition de savoir-faire, ne pouvaient qu’être prudentes. Les Gobelins s’étaient montrés peu accueillants envers les peintres-cartonniers, même si Jean Coural, nommé administrateur général en 1963, avait créé un atelier expérimental et avait voulu explorer les nouvelles « identités textiles » (TEXTILE/ART/LANGAGE, 4e trimestre 1982). L’institution continuait en effet de pencher pour la tapisserie de peintre appartenant de préférence à celle que Nicole de Reyniès a qualifiée d’« avant-garde tardive » (REYNIÈS , 1992), représentée par des artistes nés entre 1870 et 1910. La double exposition organisée en 1969 au Mobilier national et aux Gobelins – l’une accueillant la IVe Biennale de Lausanne (IVe Biennale, 1969), l’autre réunissant « 25 ans de tapisserie française » (Vingt-cinq ans…, 1969) – auxquelles faisait écho une démonstration de technique de lisse dans les salles de la galerie La Demeure (Naissance d’une tapisserie,

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1969), avait donné corps à des controverses dont toute trace a disparu en 2013, dans les salles somptueusement « décorées » du musée d’Art moderne de la ville de Paris.

4 Cependant, à la vision quelque peu morose qu’offrait la Revue de l’art en 1973 s’opposait le panorama varié et exaltant des années 1980, juste avant que l’élan né au lendemain de la guerre ne s’épuise. Après l’euphorie des mouvances contestataires émergées à la Biennale de Lausanne de 1965 (CONSTANTINE, 1973 ; KUENZI, BILLETER, KATO, [1973] 1981), la double exposition au musée des Arts décoratifs et à l’École des Beaux-Arts (Fibres art, 1985 ; Tapisserie en France, 1985) et la large synthèse consacrée par Michel Thomas à l’art textile (THOMAS, MAINGUY, POMMIER, 1985) font figure de bilan de clôture, malgré la confiance affichée par leurs auteurs en la vitalité des recherches contemporaines. En accordant une place centrale aux matériaux les plus divers et aux techniques de tissage pratiquées aussi bien en Amérique latine qu’en Afrique ou en Extrême-Orient, Thomas avait voulu faire de la tapisserie une catégorie parmi d’autres dans le champ beaucoup plus vaste d’une culture matérielle dont les moyens expressifs avaient gagné, selon lui, une autonomie entière au sein des arts plastiques contemporains. Dans la relation privilégiée que la tapisserie, mais aussi la broderie, entretiennent avec la peinture, Thomas refusait de voir une subsidiarité à un art « majeur ». Au contraire, les chefs- d’œuvre produits à chaque époque apportaient une preuve concrète de la spécificité esthétique liée précisément à leur matérialité et à leurs fonctions mobilières et sociales. La conséquence de cette ouverture est alors une relative marginalisation de la tapisserie de lisse au profit des formes diversifiées du tissage telles qu’elles se donnent à voir dans les salles du musée des Arts décoratifs et du musée d’Art moderne de la ville de Paris. Dans les années 1970-1980 François Mathey (Des tapisseries nouvelles, 1975), Jacques Lassaigne (Tapisseries finlandaises, 1972 ; Tapisserie-Création, 1978), puis Danielle Molinari et son département « Art Création Textile » (ACT), y présentaient Alfred Manessier, Jean Bazaine ou Sophie Taebeur-Arp mais aussi Pierre Daquin, Jagoda Buic et Olga de Amaral (MOLINARI, 2013). C’est à cette effervescence que l’exposition « Decorum » a voulu rendre en un sens un hommage posthume, dans l’espace qui aurait dû accueillir en 1988 les œuvres d’art textile scandinave et japonais, lorsque l’ACT fut inopinément supprimé. La « renaissance » qui avait paru triomphante s’était révélée bien fragile : en 1980 la galerie La Demeure, qui avait accompagné et fait connaître dans le monde entier les créations de Jean Lurçat et de son cercle, et les productions des ateliers aubussonnais – désormais désertés pour la plupart –, avait fermé ; en 1987 la revue Textile/Art créée en 1976, entre autres, par Michel Thomas, cessait de paraître 2 ; après avoir échoué à pérenniser la présentation d’une partie des œuvres et de leur documentation, les Biennales voyaient leur cycle se terminer en 1995. Aujourd’hui, à l’heure où la Cité internationale de la Tapisserie d’Aubusson s’apprête à ouvrir ses portes3 et où la Fondation Toms Pauli prépare son intégration au futur musée des Beaux-Arts de Lausanne4, alors que l’on célèbre le cinquantenaire de la mort de Jean Lurçat5 et que les Gobelins attirent un nouveau public par des expositions et des rencontres6, il paraît utile de revenir sur la réflexion que la tapisserie a suscité dans le discours historique et critique de ces dernières décennies, en France et, dans un deuxième temps, aux États-Unis, pour replacer les enthousiasmes, les doutes et les brusques arrêts dans le cadre plus large du dialogue que cet art a noué avec l’art moderne et contemporain.

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Du modèle pictural à l’autonomie esthétique

5 L’histoire de la tapisserie de lisse au XXe siècle telle qu’elle s’est constituée à la suite des publications et des expositions qui lui ont été consacrées est constamment traversée par la hantise de la décadence et le rêve d’une renaissance (CAEN, 2016 ; FROISSART, à paraître). Cette grille de lecture est à l’œuvre dès le dernier quart du XIXe siècle, lorsque les premiers historiens – Alfred Darcel (DARCEL, 1876 et 1883), Edouard Gerspach (GERSPACH, 1892), Charles Blanc (BLANC, s.d. [1884]), Henry Havard (HAVARD, s.d. [1893]) et Jules Guiffrey (GUIFFREY, 1900) – analysent la faiblesse de la production contemporaine comme la conséquence du choix des manufactures et des ateliers de s’en tenir à l’imitation de la peinture de chevalet. Dès cette époque on avance l’idée que la France pourrait retrouver la splendeur des réalisations du Moyen Âge, à condition de respecter les « vraies » lois de la tapisserie, les règles de planéité et de monumentalité imposées par sa soumission nécessaire à l’architecture et au « mur » qui régissaient également la fresque, le vitrail ou la mosaïque (VAISSE, 1973 ; BERTRAND, JOUBERT, LEFÉBURE, 1995). Or de l’art social du tournant du XIXe siècle à l’art populaire des « compagnons de route » en passant par le retour à l’atelier prôné par Vichy, ces postulats concourent à forger une historiographie biaisée qui tente de répondre à des questionnements en réalité bien contemporains : sur quelle tradition fonder une supposée supériorité nationale, et comment la maintenir tout en améliorant la performance technique afin de viser de nouveaux marchés ? Peut-on reconstituer des séquences temporelles cohérentes qui permettent de retrouver des « constantes » plastiques, signes d’une culture populaire commune ? Faut-il faire découler la prospérité d’un art aussi coûteux que la tapisserie d’un système productif dépassé – corporations ou État mécène ? Ne suffirait-il pas de rétablir l’ancienne organisation du travail et de l’apprentissage afin de retrouver la splendeur perdue ?

6 La grande exposition de 1946 (Tapisserie française…, 1946a et 1946b) est un jalon incontournable de cette stratégie d’appropriation du passé qui met l’accent sur la manualité et l’esprit communautaire associés au « temps des cathédrales » et chargés dès lors d’une valeur éthique et sociale (FROISSART, à paraître). La portée idéologique de ce parti pris de la « francité » a été démontrée (LAUDE, 1978 ; CEYSSON, 1987 ; BERTRAND DORLÉAC, 1996). Dans le domaine des métiers d’art il se traduisait par la recherche d’une conciliation entre le nécessaire épanouissement de l’artisan, l’invention apportée par le peintre et une certaine rentabilité économique. Les organisateurs de l’exposition – Jean Cassou et Jean Lurçat en tête – voyaient cette conjonction se réaliser dans la tapisserie, véritable antidote aux dérives matérialistes et individualistes du capitalisme industriel, dont l’action délétère avait commencé avec la Renaissance italienne. Il fallait donc affirmer le lien qui rattachait la tapisserie du XIVe siècle aux créations des peintres cartonniers contemporains en reléguant la production des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles dans un entre-deux rapidement survolé. L’ambition de montrer à un large public les preuves matérielles de la régénération spirituelle de la France fut pleinement satisfaite puisque la manifestation, après avoir remporté un grand succès à Paris, fut présentée, ramassée aux deux bouts de la chronologie, à Amsterdam, Bruxelles, Londres, New York et Chicago. Toute une littérature reprit et prolongea le récit tel qu’il s’était déroulé dans les salles du palais de Chaillot, insistant sur une « renaissance » qui était à la fois un retour aux origines et l’expression visible de la résistance à l’occupant (DUFY et al., 1946 ; CASSOU, DAMAIN,

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MOUTARD-ULDRY, 1957). Dans l’ordre des considérations esthétiques, cela se traduisait par le rejet du paradigme pictural en faveur de la soumission à la « bienfaisante contrainte » architecturale, étroitement associée aux grandes tentures du Moyen Âge (BAZIN et al., 1946).

7 La méconnaissance des rares documents témoignant du rôle important que les modèles peints avaient eu aux grandes époques, et la volonté des réformateurs – William Morris7 et Viollet-le-Duc principalement – de valoriser les arts appliqués en les arrimant fortement au projet architectural, sont à l’origine de cette lecture, dont le caractère partial a été démontré (VAISSE, 1965 et 1973 ; COFFINET, 1971, 1977a et b ; HENG, 1989). En particulier les dernières décennies du règne de Louis XIV et le XIXe siècle, deux périodes pendant lesquelles de nombreux tissages furent effectués d’après des tableaux ou des décors peints, ont fait l’objet d’un réexamen approfondi qui a permis de préciser les raisons théoriques, symboliques, sociales et économiques qui déterminèrent les relations complexes entre peinture et tapisserie (VAISSE, 1973 ; CAEN, 2016). Au lieu d’y voir le point d’orgue d’une décadence de l’art dont la chute remonterait à la célébrissime tenture des Apôtres d’après Raphaël, Pascal-François Bertrand a tout récemment reconnu à l’art de la lisse du tournant du XVIIe siècle sa faculté à répondre à l’exigence de l’époque : répliquer, dans un grand format et dans un medium précieux, des originaux ayant valeur d’exemple pour leur sujet ou pour les principes académiques dont ils étaient l’énonciation concrète (BERTRAND, 2015).

8 Les finalités de la tapisserie ont de toute évidence changé au XXe siècle. Après la mort de Lurçat en 1966, parallèlement à l’essoufflement du mouvement des peintres- cartonniers et à l’affirmation de la Nouvelle tapisserie, historiens, critiques et artistes laissent émerger la question de l’autonomie esthétique et placent au second plan le modèle pictural ou la fonction architecturale. C’est le cas de l’ancien lissier Julien Coffinet, auteur de plusieurs ouvrages (COFFINET, 1971, 1977a et 1977b), qui définit d’entrée de jeu la tapisserie comme « la trame et la chaîne, en un certain ordre assemblées » (COFFINET, 1971, p. 77). En s’appropriant ainsi la formule fameuse par laquelle Maurice Denis avait voulu ramener le tableau à la matérialité d’une surface « décorative », il insiste au passage sur le caractère strictement manuel de l’opération. L’« ordre » évoqué est bien là pour rappeler que l’éviction du contenu narratif ou du message symbolique ne doit pas comporter un abandon au hasard de tâtonnements « plus ou moins aveugles et naïfs » (COFFINET, 1971, p. 109). Ayant travaillé pour les Gobelins et pour un peintre très exigeant tel que Raoul Dufy, Coffinet revendique une histoire de la tapisserie réécrite au prisme de la technique, à partir des « réflexions d’un praticien toujours appuyées sur l’expérience directe du tissage » (COFFINET, 1977, p. 8). Cette approche, qui s’oppose à l’histoire de l’art des individualités ou des styles, lui permet de chercher dans les particularités du métier – outillage, partage des tâches et fonctionnement de l’atelier, circulation des savoirs techniques – les traits marquants de l’évolution de la tapisserie, en déjouant toute tentation de surinterprétation en termes d’expressivité des irrégularités du métier, loin du mythe du génie instinctif du Moyen Âge entretenu par Lurçat.

9 C’est toujours le mirage de l’autonomie esthétique qui guide les rénovateurs dans la synthèse magistrale que Madeleine Jarry leur consacre (JARRY, 1974), où se trouvent réunies les expériences de toute sorte tentées en Occident dans le domaine du tissage, depuis l’installation des ateliers de Merton Abbey en 1881 jusqu’aux expositions nord- américaines de « sculpture fiber » ou aux textures en relief japonaises présentées à la

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Biennale de Lausanne de 1973, en passant par le Bauhaus ou les ateliers de Scherrebeck. Inspecteur du Mobilier national, Jarry n’est que trop consciente du poids de la tradition lissière française, qu’elle confronte systématiquement à la plus grande liberté d’expression des ateliers privés surgis partout en Europe à partir de 1900. Malgré le foisonnement de ces foyers, les rares travaux qui se sont intéressés à la production de la première moitié du XXe siècle ont abordé essentiellement les manufactures nationales (COURAL, 1992 ; COURAL, GASTINEL-COURAL, 1992 ; Le Mobilier national…, 1997 ; La Manufacture des Gobelins…, 1999 ; FROISSART, 2011 et 2015). L’exposition consacrée aux ateliers d’Aubusson autour de 1925 a été particulièrement utile, qui a mis en lumière un pan méconnu de l’Art déco en croisant les connaissances sur la formation des lissiers et l’histoire industrielle et commerciale avec celle des mutations esthétiques dont l’Exposition internationale fut la vitrine (Tapisserie 1925…, 2012). Une première étude, qui mériterait d’être plus longuement développée, a été consacrée à Marie Cuttoli (PAULVÉ, 2010) et quelques expériences textiles d’artistes isolés ont fait l’objet d’examens ponctuels (BERGER, 1996 ; KANG, 2014 ; LE BIHAN, 2014 ; LE BIHAN, DEPARPE, 2014). Pour apprécier pleinement l’effort créatif accompli au début du XXe siècle, il semble nécessaire de prendre en compte la puissante dynamique réformatrice à l’œuvre dans le champ élargi des arts, dynamique dont les mouvements de l’Art nouveau et de l’Art déco furent les formidables catalyseurs et propagateurs. Les cas hongrois (Karpit tapestry…, 2001 ; Metamorphoses…, 2005), tchèque (HUBATOVÁ-VACKOVÁ, 2011a et b) et polonais (MIROCHAS-HALGAS, 1994) paraissent exemplaires de cet élan extraordinaire qui s’empara des ateliers dans les années 1900-1930 et qui aboutit au succès des pavillons nationaux de 1925 et 1937. Avec Marie Hoppe-Teinitzerová, l’héritage morrisien rencontre les courants philosophiques les plus divers – idéalisme chrétien et social, anarchisme, pédagogie rousseauiste et pestalozzienne – et s’élargit aux cultures matérielles primitives et orientales, dans le sillage d’Owen Jones (JONES, 1856) et d’Aloïs Riegl (RIEGL, 1889, 1891 et 1893). La radicalité puriste des tapisseries, tapis et textiles qui en découle, loin de relever d’une pensée machiniste, comme une vision schématiquement moderniste pourrait le laisser penser, bénéficie de la revalorisation du travail manuel et d’une forte spiritualisation de la matière mise en œuvre. La floraison polonaise a été davantage abordée du point de vue des organisations artistiques où se côtoyaient peintres, sculpteurs, graveurs, dessinateurs, décorateurs et amateurs, ce qui interdit décidément de dissocier arts appliqués et avant-gardes. Sociétés, revues, maisons d’édition et expositions s’organisèrent à partir de 1901 autour de la Towarzystwo Polska Sztuka Stosowana (Société de l’Art appliqué polonais) dans le but de favoriser la naissance d’un art national à une époque où la Pologne était partagée entre l’empire austro-hongrois, l’Allemagne et la Russie. « Kilim » et « pasiaki » jouèrent alors un rôle capital dans la modernisation des motifs et entrèrent dès le début dans la collection prestigieuse de Feliks Jasieński, intégrée aujourd’hui au Musée national de Cracovie (KLUCZEWSKA-WÓJCIK, 2014). Les prix obtenus par le pavillon polonais en 1925, puis la création de la Société pour l’expansion qui organisa de nombreuses manifestations dans les principales villes européennes jusqu’à la veille de la guerre, ainsi que la double exposition consacrée par le musée des Arts décoratifs de Paris en 1927 aux tissages d’Europe septentrionale et orientale et à la Pologne en particulier, témoignent de la large réception dont jouirent ces créations (Le Tapis…, 1927a et 1927b). Si leur impact sur l’essor de la Nouvelle tapisserie dans les années 1960

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ne fait pas de doute, malheureusement aucune publication ne permet à ce jour de dépasser ce constat générique.

10 C’est dans le jeu géométrique des formes vivement contrastées qui caractérisent certaines productions des arts populaires que les courants avant-gardistes des pays d’Europe du Nord et de l’Est de l’entre-deux-guerres voient se réaliser le vœux moderniste d’une peinture ramenée à sa qualité de « surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » (DENIS, 1890). Cette recherche est parfaitement en phase avec l’exigence d’autonomie esthétique invoquée par Coffinet et les « lissiers-artistes » qui exposeront leurs créations aux Biennales de Lausanne à partir de 1965.

Tisser l’art moderne

11 Dans les années 1980, alors que la baisse spectaculaire de la production lissière entraîne la fermeture d’une grande partie des ateliers, quelques chercheurs s’interrogent sur les causes possibles du marasme et proposent une lecture critique du mouvement de renouveau de l’après-guerre. Si l’historicisation de la tapisserie des années 1950-1970 est contemporaine du succès que celle-ci rencontre auprès d’un large public (Tapisseries 58, 1958 ; FOUGÈRE, TOURLIÈRE, 1969 ; Des tapisseries nouvelles, 1975 ; GRAND, 1976), l’inventaire et l’étude précis de cette production commencent quand la vogue est désormais passée, dans les années 1980-1990 (Vingt ans…, 1989 ; Vingt-cinq ans…, 1993 ; Mobilier national…, 1997 ; Tissages d’artistes…, 2004 ; Manufactures nationales…, 2010), étoffés par quelques travaux universitaires, malheureusement restés inédits, qui mettent l’accent sur quelques-uns des aspects cruciaux de cette « renaissance » : le carton numéroté mis en place par Jean Lurçat, sa remise en question par les « lissiers- artistes » ou la structuration du marché de l’art autour des ateliers creusois (COLLELL BLANCO, 1983 ; CONTAMIN-RIVIÈRE, 1990 et 1998 ; FONTÈS, 1997, 2006 et 2015 ; FRAYCENOT, 1983 ; GLOMET, 2000 et 2001 ; JALLAIS, 1983 ; MORELLE, 1991 et 1992). Mariette Fréchette et Michèle Heng ont été pionnières sur ce terrain : l’une se penche sur le bouleversement suscité par l’arrivée des artistes d’Europe de l’Est à la Biennale de 1965 (FRÉCHETTE-PINEAU, 1976), l’autre étudie la trajectoire emblématique de Marc Saint-Saens, l’un des protagonistes du groupe des peintres-cartonniers (HENG, 1989, 1990). Écrite à partir des archives du Centre International de la Tapisserie Ancienne et Moderne selon une optique marxiste revendiquée, la thèse de Fréchette n’est pas à proprement parler une histoire des Biennales8. Elle examine plutôt les problèmes d’ordre formel ou politique soulevés par l’évolution de la tapisserie dans les années 1960. En revenant sur les controverses qui ont accompagné l’arrivée des « Pénélopes » d’Europe de l’Est en 1965, Fréchette met en exergue la contestation de l’hégémonie française – qui est selon elle aussi une hégémonie masculine – et le principe esthétique qu’elle véhiculait : la supposée qualité architecturale et murale de la tapisserie. C’est précisément sur cette fonction que s’était construit l’œuvre entier de Marc Saint-Saens, à partir duquel Heng retrace le mouvement de renouveau de la tapisserie de lisse, depuis l’art mural dans les années 1930 jusqu’à la crise des années 1980. La pauvreté des sources directes et une bibliographie partisane, émanant essentiellement de Lurçat et de ses proches, contraint l’auteur à un long travail de déblayage critique, complété par la collecte des archives encore accessibles. Celles produites par les ateliers aubussonnais Tabard, parmi les plus importantes conservées à ce jour, éclairent les modalités de collaboration entre

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peintres et lissiers et ont pu par ailleurs être utilement exploitées selon une approche d’histoire sociale (QUÉREUX, 1994).

12 La mise à plat nécessaire opérée par ces deux thèses a servi de point de départ à d’autres recherches, celles conduites par Odile Contamin éclairant tout particulièrement ce « moment de grâce » que furent les années 1960 (CONTAMIN-RIVIÈRE, 1998). Deux points font l’objet de développements inédits : l’un tient à la relation complexe que les peintres entretiennent avec le medium textile, relation irréductible à l’antagonisme entre carton numéroté et tissage libre ; l’autre touche au rôle qu’ont pu jouer les réseaux marchand et institutionnel dans la crise survenue dans les années 1980. Contamin commence par confronter les voies singulières explorées par les lissiers Pierre Baudouin, Jacques et Bilou Plasse Le Caisne, Jacqueline de La Baume- Dürrbach, Yvette Cauquil-Prince ou Pierre Daquin, afin de « traduire » les peintures, gravures ou papiers collés de Le Corbusier, Henri-Georges Adam, Alfred Manessier, Georges Rouault, Georges Braque, Pablo Picasso ou Thomas Gleb. Si la trace laissée par ces réalisations extrêmement savantes est aujourd’hui bien discrète – une seule œuvre (un Delaunay tissé par Daquin) était présentée à l’exposition « Decorum » – ces tentatives de concilier la plus grande autonomie du lissier avec la plus profonde fidélité au peintre expliquent certaines facettes de la production des années 1960 que la bataille entre carton numéroté et Nouvelle tapisserie a laissées dans l’ombre. Ces « techniciens-tapissiers », comme aimait à se nommer Pierre Baudouin (Pierre Baudouin …, 1985 et 1991), accomplissent avec un décalage de deux ou trois décennies le vœu formulé par Guillaume Janneau à la fin des années 1930 quand, à la tête des Gobelins, il avait appelé les lissiers à s’affranchir de la soumission passive à la peinture – que le carton numéroté ne faisait qu’aggraver – par l’exercice exigeant du métier, gage essentiel de l’élévation de l’ouvrier d’art au statut d’interprète (JANNEAU, 1938 et 1939 ; JANNEAU et al., 1942 ; FROISSART, 2011). Toujours dans les années 1930 Marie Cuttoli avait, la première, essayé de renouer le lien entre peinture moderne et tapisserie en commandant aux ateliers aubussonnais des tissages longs et difficiles qui mettaient en avant leur savoir-faire (BAUDOIN, 1961 ; PAULVÉ, 2010). Contamin souligne les potentialités ouvertes par cette « troisième voie » choisie par les lissiers-interprètes des années 1960 qui, sans déposséder les peintres de leurs créations, font de leurs tissages des œuvres à part entière, bénéficiant à l’époque de l’attention des musées, de la critique et de la commande publique. Les conséquences de ces recherches ont été inattendues et contradictoires. D’une part, le travail acharné de Baudouin ou de Daquin sur les textures aboutissait au raffinement des mini-tapisseries (Tapisseries…, 1961) ou à la tridimensionnalité de structures monochromes, loin donc de la monumentalité et de la planéité privilégiées jusque-là. D’autre part, le modèle pictural se trouvait revalorisé et certains ateliers, dont les Gobelins (pour lesquels Baudouin a travaillé), revinrent aux grands « maîtres » – Pablo Picasso, Joan Miró, Sonia Delaunay, Fernand Léger, Alberto Magnelli…

13 Cette option ouvertement picturale était aussi celle, totalement décomplexée, suivie par l’américaine Gloria Frankenthaler Ross (1923-1998), dont l’activité a fait récemment l’objet d’une imposante et luxueuse monographie (HEDLUND, 2010). La reconstitution minutieuse de l’entreprise, rendue possible grâce à l’abondante documentation conservée, vaut entre autres pour la mise en avant de la figure jusqu’ici négligée de l’éditeur : Frankenthaler Ross se définissait elle-même comme une « éditrice américaine de tapisseries d’artistes contemporains ». Elle s’inscrit dans la lignée de

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Marie Cuttoli, Denise Majorel, Denise René ou Yvette Cauquil-Prince, autant de femmes ayant toutes agi non pas comme des intermédiaires neutres, mais en véritables catalyseurs d’énergie et de ressources, au service des artistes en lesquels elles croyaient. Si les statuts et les parcours de ces personnalités sont divers – Cuttoli était une collectionneuse, Majorel et René dirigeaient deux importantes galeries parisiennes, Cauquil-Prince établissait les cartons et suivait de près les tissages, Frankenthaler Ross se disait éditrice – leurs choix esthétiques et leurs objectifs paraissent proches : un éclectisme moderniste ouvert à l’abstraction géométrique dont la tapisserie devient le vecteur de diffusion auprès d’un public bourgeois a priori assez conservateur. L’étude précise de l’activité de Gloria F. Ross permet de saisir une facette méconnue de la production des ateliers Dovecot dirigés par Archie Brennan à Edimbourg (CUMMING, 2012), des manufactures Pinton ou Picaud à Aubusson d’où sont sortis, entre le début des années 1970 et la fin des années 1980, des dizaines de tapisseries d’après, entre autres, Adolph Gottlieb, Stuard Davis, Helen Frankenthaler, Robert Motherwell, Kenneth Noland, Morris Louis, Frank Stella ou Jean Dubuffet. Aussi bien Contamin que Hedlund détaillent la mise en œuvre des réseaux d’exposition et de vente et croisent ainsi l’histoire de la tapisserie avec celle de la réception et du marché de l’abstraction, en mettant au jour le phénomène massif qu’a constitué le tissage de la peinture moderne dans les années 1960 et 1970.

14 En France, alors même qu’entre 1959 et 1969 on organisa plus de cinq cent expositions et que les ateliers aubussonnais tissèrent plus de dix mille tapisseries (CONTAMIN, 1998), les liens de cette production avec certains courants de l’art contemporain de l’après- guerre n’ont pas suscité l’intérêt des historiens, exception faite pour quelques individualités (CASTEL-ESTEVE, 1991 ; Manessier : œuvre tissé…, 1993 ; Bissière…, 1986 et 1999 ; Le Corbusier…, 1987 ; LE BIHAN, 2014 ; Tisser Matisse..., 2014). Pourtant le discours critique élaboré en ces « années décisives » est bien connu (Paris-Paris, 1981 ; CEYSSON, 1987 ; BERTRAND DORLÉAC, 1996 ; ADAMSON, 2009) qui repose sur un socle idéal – esprit collectif, tradition, « muralité », métier, art social – commun aux deux media. Il ne pourrait pas, du reste, en être autrement, puisqu’une bonne part des artistes qui étaient engagés dans les rangs de l’École de Paris et de l’abstraction géométrique œuvraient aussi pour la « renaissance » de la tapisserie (BAZIN et al., 1946 ; CASSOU, 1950, 1951 et 1960 ; CASSOU, DAMAIN, MOUTARD-ULDRY, 1957), qu’ils partageaient les mêmes lieux et bénéficiaient des mêmes canaux de diffusion. Ainsi, à ceux qui craignaient que l’abstraction ne fasse basculer la peinture dans la décoration, Cassou pouvait proposer une transposition en laine qui ramènerait celle-ci « au plus profond de la gravitation » en lui rendant « le poids de la matière » (CASSOU, DAMAIN, MOUTARD-ULDRY, 1957). Il n’en reste pas moins qu’il est aujourd’hui malaisé d’avoir une perception exacte de l’unité effective des deux camps, résumée par René Huyghe en ces termes, qui ne peuvent que nous laisser perplexes : « La renaissance de la tapisserie c’est, depuis dix ans, le principal événement de l’art contemporain9. »

Fragilité critique du mouvement moderniste Fiber Art

15 Hors de France, les conventions picturales de la tradition française de la tapisserie ont moins influé sur les évolutions en matière d’art textile moderne. Dans le reste de l’Europe et aux États-Unis, et un peu plus tard en Amérique du Sud, au Japon et en Afrique du Nord, la revendication d’une autonomie a plutôt suivi au début des

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années 1960 la voie d’une approche matérialiste et sculpturale de la tapisserie, telle que l’avait définie Anni Albers au cours des décennies précédentes (LARSEN, 1955 ; ROSSBACH, 1982 ; Textiles. Open Letter, 2015). L’art textile, à travers la profession de son « émancipation » de la peinture, et donc de la tradition française de la tapisserie, a quitté le métier à tisser et les parois murales pour s’installer dans l’espace. Le mouvement de la Nouvelle tapisserie ou Fiber Art, qui va des années 1960 au début des années 1980, est chronologiquement lié à la « renaissance » française de la tapisserie dans l’après-guerre, et s’y rattache également du point de vue des matières et de la technique. Ils partageaient aussi un même espace d’exposition lors des Biennales de Lausanne. Toutefois, les critiques et historiens d’art, notamment américains, ont considéré dès le début qu’il s’agissait d’un mouvement sculptural distinct s’inscrivant dans la lignée d’artistes textiles d’avant-garde tels que Sophie Taeuber-Arp et les tisserands du Bauhaus10 (SLIVKA, 1963 ; Wall Hangings, 1969 ; CONSTANTINE, LARSEN, 1973, 1979 et 1981 ; WALLER, 1977).

16 Concernant l’historiographie du Fiber Art, la grande question est de savoir comment ce mouvement a pu déboucher sur « l’une des impasses les plus manifestes de l’histoire de l’art moderne11 » (ADAMSON, 2007). Il n’a pas eu de suite artistique immédiate, et n’a pas non plus donné lieu à un corpus substantiel d’écrits théoriques. Au terme d’un hiatus historiographique d’une quarantaine d’années, le Fiber Art a récemment bénéficié d’un regain d’intérêt dans le contexte du présent « moment textile » (SMITH, 2015), qui touche également la critique d’art (« Umfrage zur Bedeutung… », 2014), la recherche (AUTHER, 2010 ; WEDDIGEN, 2010 ; BUCHMAN, FRANK, 2015), le marché de l’art et les grandes expositions diachroniques d’art textile (Kunsthoff, 2011 ; Decorum, 2013 ; Kunst & Textil, 2013 ; To Open Eyes, 2013 ; Fiber…, 2014 ; Textiles. Open Letter, 2015). Tout particulièrement dans les textes accompagnants ces expositions, le Fiber Art est qualifié de précurseur important de la présence manifeste du textile dans l’art contemporain. On se penche aujourd’hui, notamment dans les publications qui accompagnent ces expositions, sur l’histoire du mouvement, qui se développe dans les années 1960 et au début des années 1970, en parallèle aux explorations post- minimalistes des processus et des matériaux artistiques et souvent en dialogue étroit avec elles (voir AUTHER, 2008 et 2010 ; WELLS, 2013 ; Fiber…, 2014) ; on s’interroge également sur les raisons éventuelles de l’absence d’historiographie dans une perspective « post-Fiber » (PORTER, 2014)12. Puisque la débâcle critique du Fiber Art s’est produite à la lisière historique du paradigme de l’esthétique moderniste, un examen attentif de la réception du mouvement pourrait fournir un éclairage sur les raisons pour lesquelles l’art textile est quasiment absent de l’histoire moderniste de l’art du XXe siècle.

17 Le mouvement du Fiber Art – également désigné par d’autres formules au cours de son existence13 – a été lancé en 1963 lors de l’exposition « Woven Forms » organisée au Museum of Contemporary Crafts de New York. On y montrait d’imposantes œuvres textiles répondant à des commandes publiques et signées de Lenore Tawney, Sheila Hicks, Claire Zeisler, Alice Adams et Dorian Zachai (Woven Forms, 1963). Le site choisi pour l’exposition a mis en évidence un écueil critique essentiel pour la théorie de l’art moderniste, à savoir la classification du Fiber Art dans la catégorie des arts appliqués (AUTHER, 2002 et 2008). En effet, même si la distinction artiste/artisan s’efface puisque, en l’espèce, l’artiste est à la fois le créateur et l’exécuteur de l’œuvre, les processus d’exécution du Fiber Art – laborieux travail manuel relevant du domaine de l’artisanat

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féminin ou domestique (broderie, tissage, nouage, tressage, crochet, tricot, etc.) – compliquent sa réception en tant qu’art « autonome »14.

18 Des expositions individuelles ont été consacrées à des artistes travaillant exclusivement avec le textile, mais les expositions collectives de plus grande ampleur (en dehors des Biennales de Lausanne, où figure la Nouvelle tapisserie dès la deuxième édition, en 1965) ne sont apparues qu’à la fin des années 1960. En 1969, la conservatrice Mildred Constantine et l’artiste textile Jack Lenor Larsen ont dirigé une exposition qui a fait date, baptisée « Wall Hangings » au Museum of Modern Art de New York. De manière révélatrice, elle se tenait, non pas dans le département des arts appliqués, mais dans celui des peintures et sculptures (Wall Hangings, 1969). La scénographie faisait appel à des effets d’éclairage prononcés, et quelques pièces seulement étaient accrochées dans chaque salle, mettant ainsi individuellement les œuvres en valeur et facilitant la contemplation. Cette mise en scène très « beaux-arts » du Fiber Art fut immédiatement reprise dans l’exposition « Perspectief in Textiel » organisée la même année au Stedelijk Museum d’Amsterdam (Perspectief in Textiel, 1969). À l’exception du catalogue de l’exposition « Deliberate Entanglements. An Exhibition of Fabric Forms » (Deliberate Entanglements…, 1971), le discours de l’époque sur le Fiber Art est resté axé sur l’opposition moderniste art/art appliqué, comme par exemple dans le volumineux tome de Constantine et Larsen intitulé Beyond Craft : The Art Fabric (CONSTANTINE, LARSEN, 1973).

19 Les efforts déployés pour ménager un espace critique au textile (ou à la « fibre ») en tant que medium, et non plus en tant que matériau ou technique artistique, doivent être replacés dans le cadre de l’esthétique formaliste moderniste, et plus particulièrement en lien avec l’accent théorique mis après-guerre sur la spécificité du medium, en premier lieu par le critique américain Clement Greenberg. Le terme « fibre », introduit alors pour tracer une démarcation vis-à-vis du textile en tant que matière, renvoyait à une pratique qui ne se définissait pas simplement par la matérialité, mais aussi par un ensemble de techniques et de processus répondant à des contraintes spécifiques liées au medium. Lenore Tawney affirmait que son travail « [prenait] sa forme par sa propre nécessité intérieure15 ». Cette déclaration illustre la manière dont les artistes « Fiber » s’inscrivaient eux-mêmes dans le domaine des « beaux-arts » modernistes (SLIVKA, 1963). T’ai Smith a démontré combien l’atelier de tissage du Bauhaus a contribué à définir le textile comme un medium artistique moderne (SMITH, 2014). Au terme d’une phase initiale durant laquelle les productions du Bauhaus pouvaient être qualifiées de « tableaux réalisés en laine » (SMITH, 2014), on note qu’à partir de 1924, les écrits de Gunta Stölzl et d’Anni Albers se sont orientés vers une théorie moderniste du tissage (autonome) axé sur la spécificité du medium. « Les tapisseries et les tentures murales ne sont pas des marchandises. On doit leur appliquer d’autres critères. Elles relèvent du domaine de la libre expression artistique, tout en étant déterminées par le processus de tissage16 », déclarait Stölzl en 1926 (STÖLZL, [1926] 2009). Anni Albers a fourni la transition cruciale entre la théorie du Bauhaus sur le tissage et le mouvement ultérieur du Fiber Art ; elle a non seulement formé certains des artistes du mouvement (dont Jack Lenor Larsen), mais elle a également publié dans les années 1960 des textes en anglais sur le tissage et la conception qui furent très lus dans le milieu du Fiber Art (ALBERS, 1965 et 2000 ; AUTHER, 2010 ; Fiber…, 2014). Dans ses écrits, Albers a continué à mettre en avant la théorie du tissage du Bauhaus, à savoir que celui- ci est une combinaison entre « libre » invention artistique et détermination de l’œuvre par la spécificité du medium et le processus de tissage ; elle plaçait également la

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construction au-dessus des procédés « picturaux » que sont la composition et la couleur (ALBERS, [1965] 2000). Conformément à cette approche moderniste du tissage, le Fiber Art se caractérise par une prédilection pour les matières naturelles et non teintes telles que le sisal. Cette « pureté » du matériau choisi est également mobilisée dans l’offensive rhétorique contre le soupçon de décoration qui, dans la théorie d’Albers et d’autres auteurs, est considéré comme une pratique additive (ALBERS, 2000). Comme l’ont récemment souligné divers auteurs, dont Jenelle Porter, au lieu de recourir aux arts appliqués pour renverser les catégories putatives du discours moderniste, les plaidoyers en faveur du Fiber Art tels que celui de Constantine et Larsen s’efforçaient avant tout de présenter les textiles comme des media de valeur dans la sphère des beaux-arts (Fiber…, 2014 ; WATSON, 2015). Malgré tout, en tant que media, fibre ou textile ont continué à occuper un entre-deux dans le contexte des beaux-arts17, « sapant ainsi le potentiel que possède l’œuvre de briser la hiérarchie des media qui détermine le faible statut esthétique octroyé à la fibre18 » (AUTHER, 2008). L’adhésion aux strictes catégories modernistes, ainsi que l’impuissance à insérer un nouveau « genre » entre la peinture et la sculpture, expliquent sans doute en grande partie pourquoi le destin du Fiber Art a débouché sur une impasse dans l’histoire (moderniste) de l’art moderne. On pourrait citer aussi l’absence de centre géographique précis pour le mouvement international, et le fait que la plupart des artistes clef du Fiber Art ont refusé d’être définis par les matériaux qu’ils utilisaient (PORTER, 2014).

La perspective « post-Fiber » dans la recherche sur l’art textile

20 Si le « moment textile » actuel a suscité un regain d’intérêt pour l’œuvre d’artistes « Fiber » tels que Sheila Hicks et Magdalena Abakanowicz, la dissolution du paradigme moderniste, où la fibre est considérée comme un medium et la question centrale tourne autour de la distinction art/art appliqué, a notamment permis de porter l’attention sur le potentiel polysémique du textile. À partir des années 1980, avec l’avènement du postmodernisme, la hiérarchie moderniste des media et les parti pris liés au genre ont commencé à prendre l’eau de toutes parts, y compris dans le domaine de l’art textile. La théorie sur la fibre ou le textile s’est alors attachée à abolir la distinction sexuée entre art et art appliqué. Le textile est devenu un outil explicitement féministe, comme le montre The Dinner Party (1974-1979) de Judy Chicago (voir LIPPARD, [1978] 1984 ; CALLEN, 1980 ; PARKER, 1984 ; CHADWICK, 1990 ; DEEPWELL, 1995 ; ROWLEY, [1999] 2012 ; JEFFERIES, 2001 et 2008 ; TAMMEN, 2006 ; ADAMSON, 2013). « Libéré » de la perspective art/art appliqué, le textile aujourd’hui n’est plus principalement considéré comme une technique ou un matériau « féminin », même si la connotation persiste. Ainsi, selon Grant Watson, une perspective « post-Fiber » ou post-formaliste s’intéresserait à « une lignée de femmes artistes, déterminées et indépendantes [qui] pourrait être dévoilée si l’on lisait l’histoire de l’art récente par le biais d’une référence au textile19 » (WATSON, 2014). On peut toutefois s’étonner qu’en dehors de la France, on néglige le plus souvent de relever l’approche « masculine » de la tapisserie qui caractérise les peintres- cartonniers – exclusivement masculins – de la « renaissance » française de la tapisserie20. On note aussi avec étonnement que l’effacement de la distinction art/art appliqué ait fourni l’impulsion théorique centrale de l’exposition « Decorum »

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organisée à Paris en 2013. S’agissant d’art textile, ce point mérite toujours autant d’être souligné, semble-t-il.

21 Les orientations futures de la recherche post-Fiber, au-delà de l’affirmation générale de la fin du paradigme moderniste, pourraient mettre en avant le potentiel polysémique du textile concernant des productions spécifiques, groupées ou individuelles d’art textile au cours de la période moderniste. À titre d’exemple, l’approche formaliste du tissage mise en œuvre au Bauhaus a conduit à une lecture très partielle des écrits d’Anni Albers. Il n’existe à notre connaissance aucune étude se référant à ses déclarations sur la charge métaphorique de la matérialité du textile. Pour Albers, qui écrit dans la période de l’immédiat après-guerre, la matérialité du textile pourrait fonctionner comme une attache avec le monde naturel, « réel » et tactile, et fournir un « point de certitude » et un « commencement » vers l’avenir, après la profonde confusion morale et spirituelle causée par la seconde guerre mondiale et les années qui l’ont précédée (ALBERS, [1938-1959] 2000). Ce type de recherche pourrait s’inscrire dans une étude contextuelle plus large consacrée à la mise en exergue après-guerre de la matérialité dans le Fiber Art et la tapisserie (nouvelle et ancienne), étude qui reste à réaliser.

22 Les études sur le potentiel sémiotique et interculturel du statut hybride du textile, situé dans un entre-deux, font aujourd’hui également écho aux intérêts du postmodernisme (voir MAHARAJ, 1991 et 1993 ; HEMMINGS, 2012). Ces investigations du textile en tant que véhicule culturel, inter- ou transculturel, ou trans-media s’inscrivent dans une tendance actuelle en histoire de l’art consistant à reconsidérer l’historiographie sous l’angle d’un modernisme d’ampleur globale et non plus seulement occidentale, et composé de multiples modernités au lieu d’une seule (la formaliste) (voir MEYER, 2000 ; MÜLLERSCHOEN, 2011 et 2016 ; PRANGE, 2014 et 2015 ; BUCHMANN, FRANK, 2015). Toutefois, l’approche transculturelle rétrospective du Fiber Art n’a pas, jusqu’ici, assez pris en compte l’aspect problématique des prémisses conceptuelles de la revendication moderniste à l’universalité de l’art (abstrait) qui avaient guidé les artistes tels qu’Anni Albers ou Sheila Hicks dans leur exploration du tissage non occidental récent et ancien. On peut par ailleurs douter que cette revendication soit remplacée par un nouveau métarécit d’ampleur globale. Car c’est précisément la multiplicité des couches sémantiques du textile qui en fait aujourd’hui un champ privilégié de recherche.

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NOTES

1. Les ateliers des Gobelins, établis en 1662 et intégrés par Colbert à la Manufacture royale des meubles de la Couronne en 1667, devaient répondre aux commandes royales ; les ateliers de Beauvais, auxquels le souverain avait octroyé des lettres patentes en 1664, restaient privés (WEIGERT, 1964). Les deux manufactures sont réunies au sein du Mobilier national, Beauvais à partir de 1934 et les Gobelins en 1937 (La Manufacture des Gobelins…, 1999). Les ateliers de la Marche (Felletin et Aubusson), bien que pourvus de lettres patentes en 1665 et bénéficiant de la qualité de « manufactures royales », conservent sous l’Ancien régime la liberté de direction et un

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caractère corporatif. Aux XIXe et XXe siècles ces ateliers sont des entreprises à caractère privé (WEIGERT, 1964). Néanmoins, l’importance de leur production et la tradition qui y est attachée font envisager une nationalisation en 1935. Elle n’a pas eu lieu, mais les ateliers d’Aubusson et de Felletin ont participé de manière très étroite au renouveau de la tapisserie engagé au début du XXe siècle par les Gobelins et Beauvais (FROISSART, 2015). 2. La revue trimestrielle Textile/Art/DRIADI ( dri a di est une technique de tissage) était initialement le bulletin d’information de l’association Le groupe tapisserie, créé en 1976 autour de l’école CREAR établie au château de Montvillargenne à Gouvieux (près de Chantilly, dans l’Oise) ; l’un des ateliers était dirigé par l’artiste lissier Pierre Daquin. Des expositions et des rencontres sont organisées, un réseau d’artistes, apprentis et lissiers se met en place qui s’éloigne peu à peu des visées artisanales du début pour se rapprocher de la création contemporaine, en lien avec les Biennales de Lausanne. À la fin de 1981 la revue prend le titre de Textile/Art/Langage et en 1982 elle commence à collaborer avec les Manufactures nationales dirigées par Jean Coural, accueillant alors la réflexion autour des expositions « Identités textiles » organisées par ce dernier. Devenue en 1986 Textile Art Industries, la revue cesse de paraître au début de 1987 (en ligne : http://www.textile-art-revue.fr/les-revues/driadi/, consulté le 17/02/2016). 3. La Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson a été inaugurée en juillet 2016 (www.cite- tapisserie.fr/). Elle accueille dans les anciens locaux de l’École nationale d’Arts décoratifs d’Aubusson, entre autres, le Musée départemental de la Tapisserie. 4. La Fondation Toms Pauli, créée en 2000, est l’héritière du Centre International de la Tapisserie Ancienne et Moderne (CITAM), né en 1961, qui fut l’origine des Biennales de Lausanne. Elle en conserve les archives et un patrimoine important de tapisseries et broderies du XVIe au XXe siècle (http://www.toms-pauli.ch/). Une sélection des œuvres de son fonds du XXe siècle a été présentée à l’exposition « Tapisseries nomades », au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne (25 mars – 29 mai 2016). L’ouvrage De la tapisserie à la sculpture textile : les Biennales de Lausanne 1962 à 1995 (éditions française et anglaise) est annoncé pour l’hiver 2016-2017. En 2019 la Fondation s’installera dans les locaux du nouveau musée des Beaux-Arts de Lausanne (www.polemuseal.ch). 5. Plusieurs manifestations ont lieu en 2016 pour le cinquantenaire de la mort de Jean Lurçat : à Paris, le Mobilier national en partenariat avec la Fondation Jean et Simone Lurçat présente la rétrospective « Jean Lurçat, au seul bruit du soleil » (4 mai – 18 septembre 2016) ; à Angers, au musée Jean Lurçat et de la tapisserie contemporaine, « L’Apocalypse selon Jean Lurçat » évoque les relations de l’artiste au sacré (11 juin – 6 novembre 2016) ; à Aubusson, le Musée départemental dévoile ses collections d’œuvres de Lurçat ; l’atelier-musée Jean Lurçat à Saint- Laurent-les-Tours met pour sa part en valeur les liens de l’artiste avec le Lot (avril – septembre 2016). 6. Les Rencontres des Gobelins sont des rendez-vous hebdomadaires consacrés à la recherche en histoire de l’art et histoire des arts appliqués (http://www.culturecommunication.gouv.fr/ Politiques-ministerielles/Metiers-d-art/Actualites/Les-Rencontres-des-Gobelins-janvier- fevrier-2016). 7. William Morris s’est intéressé à la tapisserie dès le début des années 1870 mais l’installation de métiers à tisser ne se concrétise pas avant 1877. La recherche d’une nouvelle esthétique vise la réalisation d’un nouvel équilibre entre picturalité et muralité, qualités que Morris entend restaurer en respectant les spécificités de la matière utilisée et de la technique mise en œuvre (PARRY, 1983 et 1988). 8. Les seize Biennales organisées à Lausanne par le Centre International de la Tapisserie Ancienne et Moderne entre 1962 et 1995 ont joué un rôle capital dans la diffusion des créations des peintres-cartonniers et dans l’émergence de la Nouvelle tapisserie à partir de 1965. Voir EBERHARD COTTON, 2011. 9. Cité par Max Damain dans CASSOU, DAMAIN, MOUTARD-ULDRY, 1957, p. 29.

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10. Le cercle international du Fiber Art comprenait Sheila Hicks, Olga de Amaral, Jagoda Buic, Ritzi et Peter Jacobi, Josep Grau-Garriga, Elsi Giauque, Françoise Grossen, Walter Nottingham, Herman Scholten, Kay Sekimachi, Barbara Shawcroft, Lenore Tawney, Claire Zeisler et Magdalena Abakanowicz, pour ne citer que les artistes les plus connus actifs au cours des deux décennies que dura le mouvement (années 1960-1970). 11. « one of the most conspicuous dead ends in the history of modern art ». 12. S’il existe de nombreux liens entre le mouvement du Fiber Art et la démarche post- minimaliste vis-à-vis des matériaux et des processus, l’intérêt exclusif pour la fibre dans le mouvement examiné ici a malgré tout tenu les deux cercles à distance l’un de l’autre. La conservatrice Lucy Lippard, spécialiste du post-minimalisme, a récemment commenté les différentes approches suivies par l’artiste post-minimaliste Eva Hesse et l’artiste Fiber Claire Zeisler : « Très franchement, je ne crois pas qu’Eva [Hesse] aurait jamais déclaré qu’elle s’intéressait à la fibre en elle-même, et je crois me souvenir qu’Elissa Auther [AUTHER, 2010] cite Claire Zeisler déclarant qu’elle voulait être une artiste de la fibre, et qu’elle n’en bougerait pas, alors qu’Eva cherchait simplement des matériaux hétéroclites, du latex, de la corde, de la ficelle, tout ce qu’elle pouvait trouver – des choses inattendues et qui étonneraient les gens. Dans un contexte « beaux-arts », ces matériaux étaient étonnants, ce qui n’aurait pas été le cas dans le contexte des arts appliqués ; c’est juste un autre symptôme de la fracture entre art appliqué et art noble. Comme les ficelles entremêlées qu’Hesse utilisait parfois. Je crois que, dans le camp des arts appliqués, on aurait rejeté ce genre d’enchevêtrement. Ils étaient meilleurs d’un point de vue technique […] et ils auraient trouvé ça raté. » (« I don’t think Eva [Hesse], quite frankly, would have ever said she was interested in fibre arts as such, and I think Elissa Auther [AUTHER, 2010] quotes Claire Zeisler saying that she did want to be a fibre artist, and she was staying there, while Eva was just looking for odd materials, latex, rope, string, whatever came to hand – things that were unexpected and would surprise people. Within the high art context those materials were surprising, and within the craft context they wouldn’t have been, and that’s just another symptom of the split between craft and high art. Like the tangled strings Hesse sometimes used; I think craft people would have rejected the tangle. They were better at it, technically, […] and that would have just looked screwed up », LEWIS, 2010). 13. Outre la Nouvelle tapisserie (première formule utilisée en Europe) et Fiber Art ou Art Fiber, Marie Fréchette signale également : tapisserie sauvage, « woven forms » (formes tissées), « deliberate entanglements » (enchevêtrements délibérés), « woven structures » (structures tissées) (FRÉCHETTE-PINEAU, 1976). 14. La perception du tissage comme une activité féminine hante la théorie de l’art moderniste, depuis le mouvement « Arts and Crafts » jusqu’au post-modernisme (LIPPARD, [1978] 1984 ; CALLEN, 1980 ; CHADWICK, 1990 ; WORTMANN WELTGE, 1993 ; DEEPWELL, 1995 ; ANGER, 1996 ; REED, 1996 ; ROWLEY, [1999] 2012 ; BAUMHOFF, 2001 ; ELLIOTT, HELLAND, 2002 ; JEFFERIES, 2001 ; TAMMEN, 2006 ; ADAMSON, 2013). On constate à quel point cette perception était répandue au Bauhaus en lisant cette déclaration de Gunta Stölzl : « Le travail de tissage relève essentiellement du domaine de la femme. Le jeu des formes et des couleurs, une sensibilité accrue aux matières, la capacité d’adaptation, la pensée plus rythmique que logique – autant de traits souvent féminins qui poussent les femmes à la créativité dans le domaine des textiles » (« Weaving is primarily a woman’s field of work. The play with form and colour, an enhanced sensitivity to material, the capacity of adaptation, rhythmical rather than logical thinking – are frequent female traits of character stimulating women to creative activity in the field of textiles », STÖLZL, [1926] 2009). 15. « takes its form through its own inner necessity ». 16. « Tapestries and wall hangings are not commodities. Other standards apply to these; they belong in the area of free artistic expression, yet are determined by the process of weaving. » 17. Dans le compte rendu de l’exposition « Wall Hangings » organisée en 1969 au MoMA, publié dans la revue Craft Horizons, Louise Bourgeois a recours à des critères formalistes et conclut : « les

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pièces de l’exposition parviennent rarement à se libérer de la décoration […] Une peinture ou une sculpture exige beaucoup du spectateur tout en étant indépendante de lui. Ces tissages, aussi plaisants soient-ils, semblent être plus engageants et moins exigeants. S’il fallait les catégoriser, ils tomberaient quelque part entre beaux-arts et arts appliqués » (« the pieces in the show rarely liberate themselves from decoration […]. A painting or a sculpture makes great demand on the onlooker at the same time that it is independent of him. These weaves, delightful as they are, seem more engaging and less demanding. If they must be classified, they would fall somewhere between fine and applied art », BOURGEOIS, 1969). 18. « thwarting the work’s potential to undermine the hierarchy of media responsible for fiber’s low aesthetic status ». 19. « a genealogy of strong, independent women artists [that] is potentially opened up when recent art history is read at a tangent with reference to textiles ». 20. M. Fréchette a dressé un catalogue de commentaires sexistes formulés par le peintre- cartonnier Jean Lurçat et les membres de son cercle. En 1965, lorsque des artistes polonais du mouvement Fiber sont invités à la deuxième Biennale de Lausanne, Lurçat s’insurge en déclarant que leur travail n’est pas de la tapisserie mais de la broderie : « La broderie a été de tout temps travail de dame et travail d’agrément et non d’expression lyrique », affirme-t-il (FRÉCHETTE-PINEAU, 1976).

RÉSUMÉS

Au passage du XIXe siècle, la remise en question des frontières entre beaux-arts et arts appliqués rendent plausible une « renaissance » de la tapisserie. Les relations complexes que cet art entretient avec la peinture, l’architecture et, à partir des années 1960, la sculpture, sont vivement discutées, dans une recherche inlassable des lois qui en consacreraient l’autonomie esthétique. Muralité, structuration colorée de la surface, significations symboliques, qualités fonctionnelles ou création d’un environnement spatial : c’est à partir de ces critères que les productions du passé sont appelées à dialoguer avec l’École de Paris, le modernisme et le post- modernisme. En France, le prestige des Manufactures nationales et des ateliers creusois maintient le renouveau à l’intérieur des limites d’un rapport hiérarchique peintre/lissier qui se manifeste par l’essor extraordinaire de la production des années 1950 et 1960. En Allemagne, dans les pays de l’Europe de l’Est et aux États-Unis, le paradigme pictural laisse la place à une réflexion qui, partant des pratiques du Bauhaus, replace paradoxalement le medium textile au sein du champ des « beaux-arts ».

In the late nineteenth century the questioning of divisions between the fine and applied arts enabled a “renaissance” in tapestry. Subsequently this art’s complex relations with painting, architecture and – from the 1960s – sculpture were hotly debated in an endless quest for laws that would give tapestry aesthetic autonomy. Through criteria such as murality, the structuring of surface through color, symbolic meanings, functional qualities and the creation of a spatial environment, the creations of the past were brought into dialogue with the Paris School, modernism and post-modernism. In France the prestige of the Manufactures nationales and the workshops of the Creuse contained the revival within the bounds of a hierarchical relationship between painter and weaver, reflected in the extraordinary expansion of production in the 1950s and 1960s. Meanwhile in Germany, Eastern Europe and the United States, the pictorial paradigm

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gave way to ideas based on the practices of the Bauhaus, paradoxically relocating the textile medium within the “fine art” field.

INDEX

Index géographique : Europe Parole chiave : arazzo, fiber art, arti tessili, arti decorative, arti applicate, gerarchia delle arti, medium, modernismo, produzione, studio, mostra, studi di genere, Bauhaus Keywords : tapestry, fiber art, textile arts, decorative arts, applied arts, art hierarchy, medium, modernism, manufacture, studio, exhibition, gender studies, Bauhaus Mots-clés : tapisserie, fiber art, arts textiles, arts décoratifs, arts appliqués, hiérarchie des arts, medium, modernisme, manufacture, atelier, exposition, études de genre, Bauhaus Index chronologique : 1900

AUTEURS

ROSSELLA FROISSART Rossella Froissart est professeur à l’Université Aix-Marseille et responsable, au sein de l’UMR 7303 TELEMME, du groupe AReA (Arts et Relations entre les Arts). Ses recherches portent sur les théories de l’ornement et sur les arts du décor aux XIXe et XXe siècles. Elle a travaillé en particulier sur l’Art nouveau et l’Art déco, sur l’art social et sur les débats modernistes dans la presse artistique.

MEREL VAN TILBURG Après un doctorat d’histoire de l’art sur les rapports entre le théâtre symboliste et l’œuvre de jeunesse des Nabis, les recherches postdoctorales de Merel van Tilburg portent sur les rapports entre art textile et art et théorie modernistes, y compris dans le contexte du colonialisme européen. Son projet de recherche « Le modernisme et le paradigme du tapis : historiographie et iconologie d’œuvres textiles modernes » est actuellement soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique et accueilli par The Courtauld Institute of Art à Londres.

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Lectures

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Les « teintures de l’Inde » : les textiles sud-asiatiques dans la Bible “India’s Dyed Colors”: South Asian Textiles and the Bible

Blake Smith Françoise Jaouën (éd.)

1 De l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, l’Asie du Sud a été le centre de la production textile mondiale. Elle était notamment réputée pour ses cotonnades teintes, dont l’Europe a appris l’existence grâce à diverses chroniques grecques relatant l’expédition d’Alexandre le Grand au-delà de l’Indus (326 av. notre ère). C’est à partir de ce corpus aujourd’hui disparu que la rumeur des textiles « multicolores » s’est transmise au canon des textes latins familiers aux classes éduquées du monde romain et post-romain par le biais de l’Histoire naturelle1 de Pline l’Ancien (23-79). Au cours des Ier et IIe siècles, le commerce entre Rome et l’Asie du Sud est à son apogée, et de vastes flottes de navires franchissent la distance entre la mer Rouge et les ports de l’Asie du Sud actuelle, transportant essentiellement de la monnaie2. Les textiles sud-asiatiques, ainsi que les épices et les substances aromatiques, sont très prisés des élites romaines, mais aussi dénoncés par les moralistes conservateurs, puis par les théologiens chrétiens, qui y voient un luxe frivole. Après la crise du IIIe siècle provoquée par les invasions germaniques et les rébellions provinciales qui sapent l’autorité impériale alors que l’inflation fragilise l’économie romaine, les échanges commerciaux avec l’Inde diminuent. Au VIIe siècle, à la fin de la période romaine, les conquêtes arabes provoquent un bouleversement plus grave encore en coupant l’Europe de la route commerciale de la mer Rouge reliant la Méditerranée à l’Asie du Sud, ainsi que de la voie terrestre connue sous le nom de Route de la soie, mettant ainsi fin aux importations européennes de produits sud-asiatiques pendant dix siècles. Ce n’est qu’à la fin du XVIe siècle, lorsque de nouvelles routes sont découvertes par le contournement du continent africain que l’Occident redécouvre les textiles du sous-continent, dont l’importation massive relance l’intérêt pour l’exotisme des tissus teints sud-asiatiques, et ravive l’anxiété des moralistes concernant les articles de luxe étrangers3.

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2 Malheureusement pour les chercheurs s’intéressant à l’art et à la culture matérielle, il reste peu de traces archéologiques du commerce des textiles entre l’Asie du Sud et l’Europe, hormis les fragments conservés dans les entrepôts de la Route de la soie, ce qui donne plus de poids encore aux documents écrits. Ces textes sont toutefois problématiques, car les auteurs de l’Antiquité gréco-romaine semblent avoir des notions très confuses sur l’origine et la composition des textiles importés. Une partie des étoffes du sous-continent arrivant dans le monde romain était de la soie exportée de Chine vers l’Asie du Sud ; le reste se composait essentiellement de cotonnade teinte, le tissu privilégié pour la confection de vêtements dans la région. Or l’Inde et la Chine sont régulièrement confondues dans les textes des auteurs romains qui, pour la plupart, pensent que la soie provient d’Asie du Sud. De surcroît, le coton, substance exotique, est confondu avec le lin, fibre plus familière, ou avec d’autres matières, ce qui explique que les textiles importés d’Asie du Sud ne sont pas toujours désignés sous le terme de coton4.

3 Maxine Berg et Prasannan Parthasarathi, entre autres, ont démontré le rôle crucial qu’ont joué les cotonnades sud-asiatiques dans le développement de la culture de consommation et de la révolution industrielle en Europe au XVIIIe siècle. Ces produits occupaient également une place importante dans l’Antiquité gréco-romaine, même s’il est plus difficile de retracer les flux de tel ou tel textile entre l’Asie du Sud et la Méditerranée en raison du flou entretenu par les sources antiques concernant les types d’étoffes concernées par ces échanges5. Cette confusion nous fournit pourtant un éclairage sur l’importance des produits importés du sous-continent. À cet égard, l’un des plus grands textes de l’histoire européenne, à savoir la Bible latine, souligne la beauté des étoffes teintes d’Asie (probablement des cotonnades) dans un passage qui sera source de nombreux commentaires et inspirera la politique de l’Église pendant toute la période allant de la fin de l’Antiquité jusqu’à la fin du Moyen Âge. À cette époque, les produits en provenance du sous-continent sont rares en Europe, et les notions d’origine et de composition sont toujours aussi vagues. Malgré tout, ces étoffes resteront pendant des siècles une des pierres de touche de la pensée européenne par le biais de cette citation biblique6.

4 La Bible fait fréquemment référence aux tissus, depuis la tunique multicolore de Joseph, jusqu’à l’ourlet du manteau de Jésus. On a montré que les vêtements et les étoffes de divers types sont, dans l’Ancien Testament, des vecteurs de puissance surnaturelle et des symboles du divin7. On a également cherché à savoir ce que la Bible peut nous apprendre sur les comportements et les pratiques concernant les textiles dans le Proche-Orient de l’Antiquité8. On s’est en outre penché sur les commentaires des textes sacrés à propos des diverses teintures et pigments, notamment ceux utilisés pour la coloration des textiles9. Les artisans, de leur côté, s’inspirent des histoires bibliques évoquant les textiles pour la création de tapisseries et de vêtements, et celle de la tunique offerte à Joseph est un sujet particulièrement prisé des tisserands chrétiens de la fin de l’Antiquité10. La Bible témoigne des réalités de la production textile et des attitudes les concernant, et les textes sacrés influent à leur tour sur les normes, les usages et la perception des tissus. De manière détournée, la consommation romaine de textiles sud-asiatiques influe également sur la traduction latine de la Bible et, réciproquement, la traduction latine influe sur la pensée chrétienne concernant les textiles, de la fin de l’Antiquité jusqu’à la période médiévale et le début de l’ère moderne.

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5 Dans sa traduction en latin de l’Ancien Testament et des Évangiles (la Vulgate), saint Jérôme (347-420) a commis une erreur que peu d’historiens ont commentée, erreur emblématique de la présence visible des textiles sud-asiatiques dans le monde romain, ainsi que de la difficulté que les Romains avaient à faire la distinction entre différents produits exotiques et différents points d’origine. La Vulgate est restée le point de référence scriptural pendant des siècles. Dans la version qu’il donne du Livre de Job, saint Jérôme, se méprenant sur une formule en hébreu qu’il ne connaît pas (chapitre XXVIII, verset 16), insère une référence aux « teintures de l’Inde » (« tinctis Indiae coloribus ») dans une liste d’articles de luxe qui, aussi précieux soient-ils, ne peuvent rivaliser avec la sagesse de Dieu. La source d’origine ne fait aucune référence au sous- continent. Le texte hébreu évoque « l’or d’Ophir », une région parfois identifiée (à l’époque comme aujourd’hui) avec l’Asie du Sud, mais plus généralement avec la côte sud-est de l’Afrique, comme le montre une enquête du XVIIIe siècle sur la localisation d’Ophir. En transformant Ophir en Inde, l’erreur de Jérôme atteste de la présence de textiles teints sud-asiatiques dans le monde méditerranéen à l’époque paléochrétienne11.

6 Membre éduqué du monde romain, Jérôme connaît les faits et les légendes concernant l’Asie du Sud grâce aux textes de Pline et d’autres auteurs. Dans sa correspondance et ses commentaires de la Bible, il décrit une région de merveilles regorgeant de pierres précieuses et de monstres étranges12 (voir ses lettres, 1, 15). Plus prosaïquement, il connaît également l’existence de certaines pratiques religieuses telles que l’immolation des veuves (sati), et il fait nommément référence au Bouddha dans son traité Contre Jovinien13 (1, 42). Outre ces connaissances ou pseudo-connaissances transmises notamment par Pline, il existe des textes de plus en plus nombreux sur deux saints, Barthélémy et Thomas, dont on dit qu’ils ont été chargés par Jésus de répandre son message en Asie du Sud. Dès le IVe siècle, on trouve plusieurs récits en latin racontant le voyage des deux missionnaires, et d’autres rédigés dans d’autres langues, dont le syriaque14. Le lapsus qui insère les textiles sud-asiatiques dans la Vulgate reflète la position de Jérôme, qui se situe au croisement entre la Rome antique et l’ère paléochrétienne, deux époques qui se donnent chacune leur image du sous-continent.

7 L’erreur commise par saint Jérôme permet aux textiles sud-asiatiques de rester disponibles en tant que concepts, en tant qu’objets porteurs de signification, en dépit du fait qu’ils disparaissent presque totalement du continent européen jusqu’à la fin du XVIIe siècle. C’est à partir du pape Grégoire Ier (Grégoire le Grand, v. 540 – 604) que naît la tradition des commentaires de la formule de Jérôme par les théologiens de la fin de l’Antiquité et de l’époque médiévale ; les textiles teints sud-asiatiques deviennent alors une métaphore pour désigner le monde aussi désirable que damnable de la chair. Dans son exégèse du Livre de Job (Moralia, sive Expositio in Job, généralement désignée sous le titre Moralia), Grégoire reprend le passage où Jérôme affirme que les textiles teints de l’Asie du Sud ne peuvent rivaliser avec la sagesse divine, et ajoute une glose condamnant le sous-continent, ses produits et ses habitants, emblèmes du Mal : « Elle [la sagesse divine] ne peut se comparer aux teintures de l’Inde – La sagesse de Dieu surpasse infiniment l’éclat de la fausse philosophie ! Que signifie donc l’Inde, où les hommes naissent avec la peau noire, sinon ce monde même, où la sombre existence des hommes est engendrée par le péché ? Les teintures de l’Inde sont les sages de ce monde qui, bien que souillés par l’absence de foi et souvent par leurs actions, se présentent aux yeux des hommes sous la couleur extérieure de l’honnêteté. […] La sagesse de Dieu

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ne peut se comparer dans ses commandements aux teintures de l’Inde, car, même si elle ne possède pas les faux ornements de l’éloquence, elle est agréable comme un habit dépourvu de fausses couleurs15. »

8 Le commentaire de Grégoire instaure un système d’oppositions entre le coloré et le blanc, le faux et le vrai, le terrestre et le divin, en dissertant sur le thème original du texte : les choses de Dieu sont supérieures aux choses terrestres, quel que soit l’attrait apparent de ces dernières. En incorporant l’Asie du Sud dans ce schéma, le texte reconnaît que ces « teintures », comme le vernis vertueux de l’existence des hypocrites ou les beaux ornements rhétoriques du discours des sophistes, sont d’aspect agréable. La sagesse divine, en revanche, ne possède pas ce caractère d’évidence. Le fait qu’elle plaise « sans teinture » (sine tinctura placet), signifie peut-être qu’elle plaît malgré l’absence de teinture. Les textiles colorés attirent les sens (« les yeux des hommes »), reconnaît Grégoire, mais en dépit de leur charme, ils sont en définitive trompeurs et ne doivent pas être préférés au simple tissu blanc. Grégoire reconnaît donc la supériorité matérielle des étoffes teintes sud-asiatiques sur les produits européens plus ordinaires, tout en les critiquant avec virulence, car ils sont source d’une tentation qui détourne l’homme de la vie spirituelle.

9 L’opposition entre blanc pur et couleur trompeuse pourrait sans doute ici s’étendre à la couleur des Sud-asiatiques et donc, peut-être à une différenciation physique qui marquerait une infériorité présumée par rapport à d’autres peuples. Grégoire affirme que les Sud-asiatiques représentent la corruption du monde, non seulement parce qu’ils fabriquent de belles étoffes teintes, mais parce qu’ils sont eux-mêmes « noirs ». Leur peau sombre évoque l’association avec le péché, et Grégoire trace une analogie entre sexualité humaine corrompue qui engendre « la sombre existence des hommes », et la fécondité de l’Inde « où les hommes naissent avec la peau noire ». Le sous- continent fait ici implicitement figure de matrice, source de vie mais aussi véhicule du péché. Grégoire ne pousse cependant pas l’équation morale jusqu’à son terme. S’il associe la toile blanche à la vertu et le tissu teint au vice, il ne dit pas que la peau blanche est symbole de vertu parce que la peau noire renvoie au Mal. Son commentaire est en réalité une sorte d’éloge équivoque des Sud-asiatiques à la peau basanée. Même s’il les condamne, ainsi que leurs textiles, il apprécie cependant les qualités matérielles de ces derniers et, par implication, salue les prouesses artistiques de ce peuple16. Certes, le christianisme est assimilé à la toile blanche, et le paganisme aux tissus teints et à la peau sombre, mais Grégoire ne semble aucunement en conclure que christianisme et peau blanche ne font qu’un, et on ne détecte chez lui aucun sentiment proto-racial d’une différence européenne.

10 Toutefois, en imaginant l’Asie du Sud comme un lieu de perdition peuplé d’hommes à la peau noire, les Moralia marquent une rupture par rapport aux notions qui circulent sur le sous-continent dans le monde méditerranéen tout au long de l’Antiquité et de la période chrétienne. Certes, bien avant Grégoire, pour les théologiens chrétiens comme pour certains moralistes non chrétiens des Ier et IIe siècles, les produits d’Asie du Sud sont synonymes de lointaines contrées et de luxe équivoque. Dans un texte intitulé « De l’ornement des femmes » (De cultu feminarum, v. 200), Tertullien, le premier grand penseur chrétien à écrire en latin, condamne les femmes, dont la toilette exige « tout ce qui peut se pêcher au fond des mers de Bretagne ou des Indes17 ». Les textiles sud- asiatiques, cependant, ne suscitent pas d’inquiétude particulière avant Grégoire le Grand. Dans la pensée chrétienne, le sous-continent est d’ailleurs plus volontiers

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associé à la nudité qu’au vêtement. Les yogis pratiquant leur discipline ascétique entièrement dévêtus avaient attiré l’attention de l’entourage d’Alexandre le Grand au moment du franchissement de l’Indus en 326 avant notre ère, inspirant le trope du gymnosophiste indien (« philosophe nu »), qui connaîtra un succès durable dans la littérature grecque, puis dans les textes latins. Les théologiens chrétiens sont fascinés par les récits décrivant leur nudité et leurs exercices spirituels. Au IIIe siècle, le théologien Hilaire, évêque de Poitier, estime que, même s’ils sont des païens, et donc voués à la damnation, « la sincérité de leurs futiles efforts » est digne de louanges18.

11 Les commentaires de Grégoire sur la noirceur des Sud-asiatiques se démarquent des réflexions des chrétiens de son époque. Certes, les populations vivant dans le Sud de l’Inde, lieu d’échanges particulièrement intenses avec Rome, ont la peau plus sombre que nombre d’habitants des régions méditerranéennes. Pline et l’historien Arrien (86-160) évoquent tous deux la peau sombre des Sud-asiatiques19. Mais, pour la plupart, les auteurs latins de la fin de l’Antiquité ne les qualifient pas de « noirs », et ne voient pas non plus dans cette caractéristique le signe d’une infériorité morale. Au Ve siècle, le poète Venantius Fortunatus (saint Venance Fortunat, v. 530-600), à propos de la mission d’évangélisation des populations du sous-continent confiée à saint Barthélémy, évoque une « Inde jaune pâle ». Quant au grand encyclopédiste Isidore de Séville (530-636), traçant peut-être un lien entre les tissus teints d’Asie du Sud et la couleur de peau de ses habitants, il déclare que la région « produit des hommes à la peau teintée20 ». Mais aucun de ces auteurs (à peu près contemporains de Grégoire) n’attribue une quelconque dimension symbolique ou spirituelle à la pigmentation de la peau21.

12 Les Moralia de Grégoire, rompant avec la tradition, donnent une image de l’Asie du Sud et des textiles sud-asiatiques qui se réverbère au cours des siècles suivants. Le texte est « l’un des ouvrages de dévotion exégétique les plus populaires » à l’époque médiévale ; il est souvent cité et inspire nombre de manuscrits enluminés22. Les commentaires sur les textiles sud-asiatiques ne sont nullement les passages les plus connus ni les plus cités des Moralia, mais ils figurent dans des textes latins plus tardifs, et dans les décisions des conciles ecclésiastiques. Le texte est cité et glosé par de grands théologiens, tels le bénédictin Rupert de Deutz (v. 1075 – v. 1129) et le philosophe scolastique Henri de Gand (v. 1217 – 1293), élève d’Albert le Grand, et les deux hommes suivent pour une large part l’interprétation de Grégoire23. Le point de vue adopté par ce dernier a également influé sur les pratiques. C’est notamment le cas de l’Église anglo- saxonne, qui tient en 785 à Chalcuth (aujourd’hui Chelsea) un concile destiné à examiner, entre autres, la tenue des chanoines. Les prélats anglais, estimant que ces derniers ont trop pris goût aux conforts terrestres, leur interdisent désormais de porter « des teintures indiennes ou des vêtements coûteux24 ». Cette condamnation vise très probablement davantage le port d’étoffes fines et colorées que les produits sud- asiatiques, extrêmement rares dans l’Angleterre du VIIIe siècle. Pourtant, le fait que le concile ait énoncé sa décision en citant la référence de saint Jérôme au sous-continent démontre que, même dans le cas d’une pénurie de textiles sud-asiatiques, ces étoffes continuent à influer sur la manière d’envisager le lien entre morale et pratiques vestimentaires dans la pensée européenne.

13 Les citations du texte de saint Jérôme se raréfient au début de la période moderne. Le document le plus important se référant à Job et aux textiles sud-asiatiques après l’époque médiévale est un traité sur le travail missionnaire effectué auprès des habitants du Nouveau Monde, adressé par le naturaliste jésuite José de Acosta

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(1539-1600) à Philippe II d’Espagne. Acosta y indique que la valeur des produits exotiques venus de continents lointains, qu’il s’agisse de l’Inde ou des territoires des « Indiens » d’Amérique, ne peuvent se comparer à l’importance de la mission de diffusion de la parole de l’Évangile, plus précieuse que les « teintures de l’Inde » ou l’or et l’argent d’Amérique25. Après le XVIIe siècle, la référence de la Vulgate à l’Asie du Sud est quasiment abandonnée, peut-être parce les textiles sud-asiatiques sont de plus en plus présents en Europe, éliminant le besoin de citer des références anciennes. Tout en disparaissant progressivement de la conscience théologique, l’expression « teintures de l’Inde » ne s’effacera des textes sacrés qu’en 1979, date à laquelle une Vulgate révisée (Nova Vulgata) inspirée des dernières recherches bibliques sera publiée à l’issue de Vatican II (1962-1965). Exhumée de la Bible, la longue histoire de l’intérêt suscité par l’erreur commise par saint Jérôme et des commentaires auxquels elle a donné lieu témoigne de la fascination durable des Européens pour les textiles sud-asiatiques tout au long d’un millénaire de contacts sporadiques entre ces deux extrémités de l’Eurasie.

NOTES

1. Pline l’Ancien, Naturalis Historia, XIX, 22 ; cité dans Jacques André, Jean Filliozat, L’Inde vue de Rome : textes latins de l’Antiquité relatifs à l’Inde, Paris, 2010, p. 100-101. 2. Christophe Rivaud, Les Relations entre le monde indien et l’Empire romain : une introduction, Paris, 1999, p. 25-26. Voir également Frederico de Romanis, André Tchernia (dir.), Crossings: Early Mediterranean Contacts with India, New Delhi, 1997 ; Matthew Fitzpatrick, « Provincializing Rome: The Indian Ocean Trade Network and Roman Imperialism », dans The Journal of World History, 22, 1, 2011, p. 27-54. 3. Michel Morineau, « Le défi indien, XVIIe et XVIIIe siècles », dans Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, 82, 1995, p. 27-53. 4. Grant Parker, The Making of Roman India, Cambridge, 2008, p. 156 ; Idem, « Topographies of Taste: Indian Textiles and Mediterranean Contacts », dans Ars Orientalis, 34, 2004, p. 19-37. 5. Concernant l’impact des textiles sud-asiatiques sur la consommation et l’industrialisation en Europe, voir Maxine Berg, « Asian Luxuries and the Making of the European Consumer Revolution », dans Maxine Berg, Elizabeth Eger (dir.), Luxury in the Eighteenth Century: Debates, Desires and Delectable Goods, Londres, 2003, p. 228-244 ; Prasannan Parthasarathi, Why Europe Grew Rich and Asia Did Not: Global Economic Divergence, 1600-1850, Cambridge, 2011. 6. Dans la même veine, Elizabeth Ann Pollard montre que le monde méditerranéen de la fin de l’Antiquité reste fascinée par les articles « magiques » du sous-continent, alors que se tarit l’approvisionnement en amulettes, encens et autres articles en provenance de cette région du monde, « Indian Spices and Roman “Magic” in Imperial and Late Antique Indomediterranea », dans Journal of World History, 24, 2013, p. 1-23. 7. Edgar Houlotte, Symbolique du vêtement selon la Bible, Paris, 1966. 8. Louisa Bellinger, The Bible as a Sourcebook for the Study of Textiles, Washington DC, 1958. 9. Athalya Brenner, Colour Terms in the Old Testament, Sheffield, 1982. 10. Annemarie Stauffer, Textiles of the Late Antiquity, New York, 1995, p. 14-15. 11. L’hébreu dit « ketem Ophir ». Pour Scott C. Jones, Jérôme a tout simplement « deviné » et traduit la formule par « tinctis Indiae coloribus » (Rumors of Wisdom: Job 28 as Poetry, Berlin, 2009,

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p. 220). Sur la confusion concernant la localisation d’Ophir, voir Philip Mayenson, « A Confusion of Indias: Asian India and African India in the Byzantine Sources », dans Journal of the American Oriental Society, 113, 2, 1993, p. 169-174. 12. Parker, 2008, cité n. 4, p. 155. 13. Parker, 2008, cité n. 4, p. 252. 14. Parker, 2008, cité n. 4, p. 301. 15. « Non conferetur tinctis Indiae coloribus. Quantum praestat Dei sapientia fucatae nitore sermonis philosophiae. Quid enim per Indiam quae nigrum populum mittit, nisi hic mundus accipitur, in quo vita hominum per culpam obscura generatur. Tincti autem colores Indiae sunt huius mundi sapientes qui, quamvis per infidelitatem et plerumque per actionem foedi sint, ante humanos tamen oculos suspenductae honestatis colore fucantur […] In mandatis igitur suis Dei spaientia non conferetur tinctis Indiae coloribus, quia, dum fucata eloquentia ornamenta non habet, quasi vestis sine tinctura placet », Grégoire le Grand, Moralia, sive Expositio in Job, cité dans André, Filliozat, 2010, cités n. 1, p. 316-317. 16. Claude Dagens a analysé ce passage en le replaçant dans son contexte théologique dans « Grégoire le Grand et la culture : de la “sapientia huius mundi” à la “docta ignorancia” », dans Revue d’études augustiniennes, XIV, 1-2, 1968, p. 17-26. 17. Tertullien, De cultu feminarum, cité dans André, Filliozat, 2010, cités n. 1, p. 138-139. 18. Hilaire de Poitiers, Instructio Psalmorum, dans André, Filliozat, 2010, cités n. 1, p. 208-209. 19. Parker, 2008, cité n. 4, p. 93. 20. Venantius Fortunatus, Carmina, 5.2, 13 ; Isidore de Séville, Etymologiae, 14.3, 5-7 ; André, Filliozat, 2010, cités n. 1, p. 322-323. 21. Concernant les notions de race en général à l’époque, voir Frank Snowden, Before Color Prejudice: the Ancient View of Blacks, Cambridge [Mass.], 1983. Grégoire avait peut-être un intérêt plus grand que ses pairs à donner une interprétation négative de la peau noire. Dans un commentaire sur un verset d’Isaïe (XVIII, 1), il compare les Éthiopiens à la peau noire aux pécheurs de ce monde, dans des termes comparables à ceux qu’il utilise dans son commentaire sur Job (Sancti Gregorii papae, cognomento magni, opera omnia, Venise, 1775, XV, p. 36). Voir Jean Devisse, The Black in Western Art, I. From the Early Christian Era to the Age of Discovery, Cambridge [Mass.], 2010. Voir également Jean-Michel Massing, « Washing the Ethiopian, once more », dans Florilegio de estudios de Emblemática. A Florilegium of Studies on Emblematics, La Corogne, 2004, p. 509-520 ; Jean-Michel Massing, Elizabeth McGrath (dir.), The Slave in European Art: From Renaissance Trophy to Abolitionist Emblem, Londres, 2012. 22. Judson Boyce Allen, « God’s Society and Grendel’s Shoulder Joint: Gregory and the Poet of Beowulf », dans Neuphilologische Mitteilungen, 78, 3, 1977, p. 230-241. 23. Henri de Gand, Henrico de Gandavo opera omnia, R. Macken (éd.), Louvain, 1979, v. 18, p. 77-80 ; Rupert de Deutz, Opera, Venise, 1749, I, p. 472. 24. Concilia magnae brittanae: a synodo verolamiensi A.D. CCCXLVI ad Londinensem A.D. MDCCXVII, David Wilkins (éd.), Londres, 1737 ; James Campbell, The Anglo-Saxon State, Londres, 2000, p. 99. 25. Clifford Ando, Anne McGinness, Sabine MacCormack, « Ancient Authorities Intertwined: Natural Philosophy, History and Theology in the Writings of José de Acosta, S.J., 1540-1600 », dans Journal of Jesuit Studies, 2, 1, 2015, p. 1-35.

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RÉSUMÉS

Les tissus aux couleurs vives importés d’Asie du Sud, produit phare des échanges commerciaux entre l’Empire romain et les pays lointains, deviennent rares en Europe à la fin de l’Antiquité. Ils restent pourtant très présents dans la pensée européenne, grâce en grande partie à saint Jérôme (347-420) qui, dans sa traduction latine du Livre de Job, insère une référence erronée aux « teintures de l’Inde » Le passage est glosé par divers grands penseurs, notamment par Grégoire le Grand (540-604), et inspire différents changements de la politique de l’Église. Retraçant les contextes romain, puis médiéval, du lapsus de Jérôme, l’article montre que, malgré l’interruption des échanges entre l’Inde et l’Europe, les textiles sud-asiatiques continuent à occuper une place significative dans la culture européenne.

Brightly dyed cloth from South Asia, a staple of the Roman Empire’s foreign trade, became rare in Europe during Late Antiquity. But for over a thousand years such textiles remained important topics of Western thought, thanks largely to a scribal error by Jerome (347-420), who inserted a reference to “India’s dyed colors” in his Latin translation of the Book of Job. This passage was commented on by major thinkers such as Gregory the Great (540-604), and also inspired changes in ecclesiastical policy. Tracing both the Roman context and medieval impact of Jerome’s lapsus, this article finds that even as Indo-European trade was suspended, South Asian textiles remained a significant presence in European culture.

INDEX

Parole chiave : commercio, tessuto, colore, tintura, Bibbia, testo, storia, Chiesa, cultura, altro Mots-clés : commerce, tissu, couleur, teinture, Bible, texte, histoire, Église, culture, autre Keywords : commerce, fabric, color, dye, Bible, text, story, Church, culture, autre Index géographique : Asie du Sud, Inde, Europe

AUTEURS

BLAKE SMITH Northwestern University, EHESS [email protected]

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Transparence et obstacle : voiles et tissus diaphanes du Moyen Âge en Europe occidentale Transparency and Impediment: Diaphanous Veils and Fabrics in the Western European Middle Ages

Francesca Canadé Sautman

1 Au centre d’un jardin stylisé, une noble dame et un homme arborant une couronne jouent aux échecs. Coup de vent ou émoi soudain ? Les doubles pans du voile de la dame s’envolent, légers, diaphanes, empiétant sur les bords du cadre. Leur débordement sur le cadre de la scène révèle l’ornementation du tissu sous les plis superposés – convention picturale du transparent. L’auteur de cette enluminure du Psautier de Luttrell, composé en Angleterre entre 1325 et 1340, apporte un soin méticuleux à produire l’effet de transparence1. Les arts visuels du XIVe siècle voient déjà la multiplication de cet effet : outre ces légers tissus ornant la tête des femmes dans les marginalia aux sujets profanes, la présence des textiles transparents se fait sentir dans la peinture religieuse. Au XVe siècle, les tissus diaphanes vont occuper bien plus visiblement encore l’espace pictural profane autant que religieux, déployant un grand faste de nuances de luminosité. Néanmoins, les références textuelles à de tels tissus et à leurs usages restent des mentions succinctes qui négligent leurs effets de transparence alors même que de nombreux types de textes attestent de la production et de l’échange de divers tissus de laine et de soie en Europe au cours du Moyen Âge. Une telle disproportion suggèrerait que ces tissus, même faits de soie ou de lin de qualité, étaient peu valorisés comme objets matériels, contrairement à leur importance comme motifs picturaux. C’est d’abord cet écart entre les données textuelles et visuelles qui nous mène à interroger ces tissus largement délaissés dans l’imposant corpus critique et historique sur la production textile médiévale2.

2 Les tissus de lin, de soie ou de coton, ou composés d’un mélange de ces matériaux sur chaîne et trame, légers mais opaques, mollement pliés ou en épais drapés, ont fait partie du vêtement de tête féminin au moins depuis le XIe siècle, devenant à la fois plus

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transparents, plus variés et plus ornementaux dans les témoignages picturaux des coiffures compliquées des XIVe et XVe siècles3. Or, dès le XIVe siècle, le tissu diaphane dans les représentations de la Crucifixion relève d’une symbolique où matérialité et spiritualité sont imbriquées. La chronologie des données matérielles, lexicales et picturales concernant ces tissus s’avère donc non-linéaire et ce sont leurs recoupements qui permettent de reconstituer une vie médiévale du tissu diaphane.

Les tissus transparents comme objets

3 Nonobstant la relative pénurie de sources textuelles qui identifient explicitement la catégorie du transparent, de tels textiles ont bel et bien existé et depuis longtemps. Un textile non-tissé, la résille ou filet, était déjà fabriqué à l’époque néolithique par la technique de torsion dite sprang4, produisant un artefact de fils de soie retrouvé relativement fréquemment lors de fouilles archéologiques. Il figure dans l’habillement de tête féminin jusqu’à la fin du Moyen Âge et il est connu sous le nom de « crespine » ou « crespinette » (caul en anglais), à la lisière des XIIIe et XIVe siècles, comme composante de savantes coiffures réticulaires. Les artisans « crespiniers » étaient réglementés en corporation produisant des résilles de fil de soie pour l’habillement mais aussi pour les ornements de coussins et les devants d’autels5. Par ailleurs, les Vikings importaient massivement la soie venant du Moyen-Orient et des pourtours de la Méditerranée et de nombreux fragments de soie, dont certains proches de la gaze, ont été recueillis dans des sites britanniques marqués par leur influence, à York et à Dublin6. Des restes de tissu de crêpe ont été également retrouvés dans les pages de garde d’une Bible de Théodulfe, évêque carolingien7.

4 Le crêpe et la gaze, de soie ou de lin, sont les tissus légers les plus souvent mentionnés dans les sources médiévales relatives au commerce et aux usages. Le crêpe, tissé sans « croisure, comme les étamines, sur le métier à deux marches8 », à l’origine importé d’Orient, devient aux XIIe et XIIIe siècles un monopole de Bologne, jusqu’à ce que le roi de France Henri IV fonde des manufactures au château de Mantes en 1604. Tissu ajouré, tissé avec des fils écartés, la gaze tire son nom de la ville de Gaza ; sa fabrication suivait une technique amplement appliquée au lin dans l’Europe médiévale et qui avait été développée en Chine pour le tissage de la soie sous la dynastie des Han9. D’abord importées10, ces gazes de soie se multiplient en Europe avec l’implantation, à partir du XIIe siècle, des ouvroirs à soie en Sicile et avec l’essor de l’industrie de la soie dans les villes italiennes de la fin du Moyen Âge. Pourtant, gazes et crêpes de soie ne sont mentionnées ni dans les descriptions émerveillées des ateliers dont Roger de Sicile est le commanditaire, ni parmi les typologies de soies produites à Lucques ou à Florence au Trecento11. Cependant, elles apparaissent dans des interdits somptuaires12 dont l’objet est de limiter les velléités au luxe : le roi Edouard IV d’Angleterre (1442-1483) interdit la vente de couvre-chefs, de guimpes, de voiles, et de linon [lawn] au-dessus de 10 shillings13.

Des objets au lexique

5 Le champ lexical des tissus transparents médiévaux suit avant tout une optique très différente de celle du monde moderne. Les dictionnaires archéologiques offrent quelques points de départ mais ils restent limités et varient peu entre eux. Ainsi,

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Camille Enlart identifie trois types de tissus légers de lin et de soie, dont le bouquerans ou bougran, probablement une forme dérivée du byssus antique, avant que son imitation en Europe au XIVe siècle n’en fasse une toile grossière ; les couvrechefs14 de soie ou de lin ; et le crêpe de soie, de laine ou de coton15. Cette nomenclature réduite suggère que les notions de transparence et d’opacité ne répondent pas à la façon dont les tissus étaient désignés au Moyen Âge ; Kurt Zangger identifiait plutôt les critères de combinaison du dessin et de la couleur, de provenance, de coloris et enfin, de qualité et de prix16.

6 Il nous faudra donc retrouver cette typologie à travers une combinaison d’autres indices lexicaux : les noms de fibres et tissus de base (soie, chainsil [lin]), certains articles vestimentaires, chainse, chemise, couvrechef, guimpe, voile, des gestes, tels que « lier » un tissu léger en multiples plis noués, et un adjectif, « délié17 ». Ainsi des textes de romans évoquent le « chainsil délié » dont les effets de transparence sont parfois malencontreux, quand il remplace une armure par exemple18. La chemise, portée contre le corps, pouvait être faite du lin le plus fin – « plus délie d’un fil d’iragne19 » – ou le plus grossier, voire même de soie, sans pour autant être vraiment transparente, mais les textes littéraires soulignent qu’elle laisse deviner le corps et ses zones les plus interdites20. La chemise médiévale se situe alors au bord d’une transparence suspecte et, lorsqu’elle est le seul vêtement porté, elle devient une forme de nudité et signale que le sujet risque d’être bientôt coupé du tissu social21.

7 Au XVe siècle, si le costume a changé, l’adjectif « délié » continue à codifier la transparence des tissus utilisés. C’est ainsi que le chroniqueur Monstrelet vers 1467 parle de « deliez couvrechiesfs par-dessus qui pendoient par derriere jusqu’à terre22 ». Le voile « délié » placé sur le visage de Jeanne de Bourbon lors de ses funérailles est si transparent « Que tout plainement on voioit son visage parmy23. » Le lin acquiert parfois une finesse quasiment transparente, comme on peut le lire dans un passage du Trésor de la cité des dames… (ou Le livre des trois vertus) de Christine de Pisan (1364 – vers 1430) critiquant une femme de statut non-noble dont la dépense luxueuse pour un somptueux appareil de gésine comprend un drap de « lin délié » si fin qu’on le prenait pour de la soie.

8 Du simple matériau on tend à passer à la notion, culturelle et sociale, de voile, et à l’appliquer à tous ces tissus pendants et enveloppants, par extension du vocabulaire usité dans l’histoire du costume. Le voile tel qu’il est connu aux XIIe et XIIIe siècles est en fait sombre et possède bien la qualité de cacher, de céler, par exemple, l’identité d’un protagoniste24.

Voiler le corps sacré

9 Alors que le pagne ou la tunique portés par le Crucifié étaient figurés par des couleurs mates et sombres auparavant, la peinture du XIVe siècle commence à opter pour une représentation du périzonium sous la forme d’un linge blanc, parfois en plis volumineux cachant effectivement le corps, parfois rendu si transparent qu’on en devine les contours, tendance initiée semble-t-il par Giotto vers 1304-1306. Dès ce moment, la transparence sera souvent mobilisée dans la représentation du mystère christique25. La Descente au tombeau peinte par Robert Campin vers 1410 dans le Triptyque de Seilern, conservé à l’Institut Courtauld de Londres, est exemplaire de ce « voile » apposé par peintres et enlumineurs sur le corps du Christ, qui semblent vouloir révéler l’humanité du Christ dans la pose d’un corps dénudé tout en couvrant

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ses parties génitales (quoique certains aient signalé une vague présence anatomique sous le linge) – écran symbolique contre le regard profane. Dans une Crucifixion plus tardive (1440), Rogier van der Weyden26 a osé quant à lui dévoiler toute l’anatomie du Christ à travers l’envol du pagne éthéré. Jean-Claude Schmitt et Jérôme Baschet ont interprété ce problème d’un Christ sexué ou asexué sous le voile en relisant la présence ou l’absence de parties corporelles comme l’émanation d’une nature divine inclassable suivant une corporalité humaine, s’opposant à la fois à la théorie naturaliste et à celle de Leo Steinberg centrée sur le concept « d’humanation27 ». Un autre éclairage est possible, selon la tradition théologique, émergeant au XIe siècle, qui fait de la chair même du Christ un rideau mystique et associe son incarnation à un voile de forme humaine descendant sur sa nature divine28.

10 Le voile presque imperceptible porté par la Vierge dans la peinture des Trecento et Quattrocento italiens est une autre forme du voile-écran, marque de divinité qui a précédé les ornements de tête diaphanes que l’on trouve dans la peinture du XVe siècle. La Vierge et certaines saintes portent en effet un premier voile de tête transparent posé directement sur leurs cheveux, souvent recouvert à demi par un ou plusieurs pans de tissus opaques. Ce voile qui ne cache rien et en nécessite un deuxième, conformément aux normes de l’habillement féminin, n’est donc pas seulement d’ordre vestimentaire, évoquant la « pureté », mais suggère aussi la comparaison souvent faite au Moyen Âge de la Vierge avec un verre infrangible captant la lumière.

11 Cependant ce voile n’apparaît pas toujours tissé dans un matériau à peine visible : la Vierge porte à même ses cheveux un voile de gaze transparente tissée de bandeaux horizontaux aux motifs étoilés dans un tableau de l’atelier de Botticelli29 (vers 1490), et un tissu à la facture complexe très similaire (transparent mais marqué de stries horizontales) figure dans un manuscrit français de la même époque30.

Nouvelles techniques et voiles lumineux

12 Ce voile, ou plutôt ce voilage, qui semble au premier abord « inutile », refait surface dans les coiffes féminines aux XVe et XVIe siècles dans les tableaux et manuscrits31. Il ne s’agit plus alors du voile qui pend à l’arrière d’une coiffure ou d’un couvre-chef, hennin ou autre – la transparence arborée par les femmes est un simulacre d’écran, morceau de gaze limpide et transparent tiré sur le front ou encadrant le visage, constituant un fragile obstacle au regard. Les effets de transparence totale déjà atteints par les peintres italiens au XIVe siècle, grâce à la technique de la tempera sur bois, vont être haussés à de nouvelles nuances et à des jeux de lumière contre l’étoffe savamment étudiés avec l’essor de la peinture à l’huile au milieu du XVe siècle. Quoique celle-ci n’élimine pas la peinture à la tempera qui continuera de cerner la transparence jusqu’à la fin du XVe siècle, elle permettra d’innombrables variations dans la figuration des tissus complètement perméables à la lumière ou partiellement opaques – en Flandres et en Bourgogne comme en Italie, aux alentours de 143032. Dans l’habillement féminin, tout en se faisant de plus en plus éthéré, le tissu léger devient un élément indispensable de la construction de coiffures recherchées, très éloignées des principes de piété et de modestie. Toute une gamme de tissus diaphanes semblent alors composer l’habillement de tête, des turbans orientalistes de la Madeleine et des femmes bibliques, en passant par la pudique couverture du buste dans les tableaux des XVe et XVIe siècles, sans oublier la barbette de deuil des veuves de souche royale ou impériale. Marguerite d’Autriche,

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régente des Pays-Bas pour son neveu Charles-Quint, la porte dans tous ses portraits officiels33.

13 De nombreux exemples montrent comment la peinture septentrionale, forte de ces nouvelles techniques, capte les nuances entre transparence absolue et opacité dans la représentation de tissus et voilages. Dans un portrait d’Isabelle de Portugal, épouse de Philippe le Bon, attribué à l’atelier de Rogier van der Weyden (vers 1455), la duchesse porte une somptueuse robe de brocart rouge34, ses cheveux sont tirés et cachés sous la coiffe, son front épilé. Elle arbore une double cornette argentée émaillée de pierres précieuses et, par-dessus, un voile qui pend jusqu’aux épaules et se déploie sur le front. Ce voile, le peintre l’a rendu à la fois léger, doux, élastique, et translucide. Il brille d’un éclat argenté telle une gaze de soie à la fois moelleuse et transparente. Dans une œuvre attribuée à Hans Memling considérée comme allégorique, La Dame à l’œillet (vers 1485-1490), le peintre semble démontrer toute sa maîtrise dans le passage graduel, le long du voile d’atour, des tonalités sombres et cendrées devant le mur de fond à la transparence à peine colorée près de la manche du personnage qui relève un pan de son voile. Cette nouvelle technique picturale permet d’aborder aussi avec précision certains détails techniques du tissu drapé : ainsi dans un portrait officiel de Marguerite d’York, épouse de Charles le Téméraire depuis 1468. Son long voile transparent est plissé en panneaux horizontaux, dits « en vitres » – effet obtenu en pliant l’étoffe et en appuyant fortement sur le pli avec un fer. Il s’agit là d’un effet de transparence que peintres et enlumineurs ont souvent reproduit mais dont les jeux de réfraction de lumière sont particulièrement saisis par la technique de la peinture à l’huile.

Entre nudité et transparence – entre pureté et transgression

14 Dans un autre registre, la déshérence du corps condamné (les corps torturés du Jugement Dernier) a longtemps été figurée par une nudité que même le tissu transparent ne saurait mitiger. À la fin du Moyen Âge, au XVe siècle surtout, cette thématique s’accroît de certains récits antiques et mythologiques qui autorisent le déploiement complet de la nudité, par exemple le récit d’Agrippine disséquée sous les ordres de Néron, dans le Roman de la Rose (Guillaume de Lorris, 1230-1235 et Jean de Meung, 1275-1280), et ses illustrations. La nudité partielle du corps exposé par un vêtement déchiré et troué, rendu quasi-transparent, signe de déchéance et d’exclusion, prête à un jeu littéraire suggestif autour des femmes victimes, Griseldis35 ou Énide36, ou incite au rejet catégorique de Pauvreté dans le Roman de la Rose. Dans l’illustration manuscrite abondent les scènes à la maison de bains, où hommes et femmes sont nus mais conservent leur habillement de tête pour consommer repas et rendez-vous amoureux. Apparaissent alors des représentations plus rares où la nudité est présentée de face, et à peine cachée par un voile transparent que la femme fait délicatement flotter autour d’elle sans couvrir autre chose que son sexe. Séduction, péché, menace, sorcellerie, sont autant de dimensions présentes dans le célèbre tableau de la sorcière au « philtre d’amour » (Der Liebeszauber) peint par un maître anonyme allemand37 et dans une Vénus au bain aperçue à travers une croisée, peinte par Robinet Testard38.

15 L’extrême finesse des tissus dépeints dans les arts visuels de la fin du Moyen Âge a pu amener une spécialiste de l’histoire du vêtement, Maria Giuseppina Muzarelli, à se demander s’ils étaient effectivement reproduits ou bien imaginés pour exercer l’art des

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peintres39. Dans l’étude des tissus transparents, le contraste frappe en effet entre la fervente expression de la luminosité que leur ont imprimée les objets picturaux et la sècheresse des attestations matérielles. Manuscrits illustrés et tableaux de la fin du Moyen Âge ont souligné l’impact technique et esthétique de ces textiles mais sans en éclipser ni les paradoxes ni la valeur performative. Ces tissus et les effets de transparence qu’ils produisent sont-ils un simple effet de mode, ou une attestation de luxe économique, ou bien encore l’un des éléments d’un cérémonial courtois façonné par les élites ? Sont-ils représentés dans les images profanes en miroir de leur présence dans l’iconographie sacrée, ou comme contrepoids symbolique au déploiement fastueux de joyaux et d’étoffes luxueuses ? Les tissus diaphanes du Moyen Âge, attestés ou représentés, ne laissent donc pas de susciter notre interrogation. Ainsi, des notions telles que le secret, la pureté, l’interdit d’une part, et la consommation et le pouvoir de l’autre, peuvent enrichir considérablement les sens culturels rattachés aux tissus transparents à la fin du Moyen Âge. Si leur fabrication, leur diffusion, et leur valeur d’échange exigent une recherche plus poussée sur la base des documents commerciaux, juridiques et techniques, il nous paraît tout aussi indispensable de poursuivre une analyse plus étendue des signes visuels que la transparence textile suscite en créant des espaces d’intersection entre sacré et profane.

NOTES

1. British Library, Add MS 42130, fol. 76v o, bas de page, centre. Autres exemples de dames aux pans de voile envolés dans ce manuscrit : folios 35ro, 61ro, 75vo. On trouve ce même motif dans d’autres manuscrits du XIVe siècle, comme le Ormesby Psalter (Oxford, Bodleian Library, MS Douce 366) ou le Roman d’Alexandre (Oxford, Bodleian Library, MS Bodley 264) ; il semble signaler le trouble érotique et faire écho au thème des « Vierges folles ». 2. L’érudition ne semble pas s’être penchée sur cette typologie textile en tant que telle, que ce soit dans l’important article de Françoise Piponnier, « À Propos des textiles anciens, principalement médiévaux », dans Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 22e année, 4, 1967, p. 864-880, ou dans l’ouvrage recent de Bart Lambert et Katherine Anne Wilson (dir.), Europe’s Rich Fabric: The Consumption, Commercialization and Production of Luxury Textiles in Italy, the Low Countries and Neighbouring Territories (Fourteenth-Sixteenth Centuries), Farnham [u.a.], 2015. 3. Camille Enlart, Manuel d’archéologie française depuis les temps mérovingiens jusqu’à la Renaissance, III. Le Costume, Paris, 1916, p. 20-22 ; pour les coiffures des XIVe et XVe siècles, p. 186-213. 4. Utilisant un métier à main, la technique du sprang permettait d’obtenir un produit élastique en forme de filet résultant de la torsion de fils de trame parallèles, connu en Grèce antique et sous la colonisation romaine. John Peter Wild, Penelope Walton Rogers, « Introduction », dans David T. Jenkins (dir.), The Cambridge History of Western Textiles, Cambridge [u.a.], 2003, p. 25 ; Ian Jenkins, « The Greeks », dans David T. Jenkins (dir.), op. cit., p. 75, et John Peter Wild, « The Romans in the West, 600 BC – AD 400 », dans David T. Jenkins (dir.), op. cit., p. 88. 5. James Robinson Planché, « Crispine », dans A Cyclopaedia of Costume, or Dictionary of Dress including Notices of Contemporaneous Fashions…, 2 vol., Londres, 1876, I, p. 147. 6. Penelope Walton Rogers, « Anglo-Saxons and Vikings in Britain, AD 450 – 1050 », dans Jenkins, 2003, cité n. 4, p. 131-132.

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7. Victor Gay, Glossaire archéologique du Moyen Âge et de la Renaissance, Paris, 1887, I, p. 494. Gay mentionne une bible conservée à Bologne mais les bibles de Théodulfe sont cataloguées au nombre de trois : Bibles dite de Saint-Hubert (Londres, The British Museum, Add. 24142), du Puy (trésor de la cathédrale) et d’Orléans (Paris, BnF, lat. 9380). Il s’agit vraisemblablement de celle du Puy, objet d’une notice de Philippe Hedde, Essai paléographique sur un manuscrit enrichi de tissus du IXe siècle, au Puy, 1839, cité dans Léopold Delisle, « Les Bibles de Théodulfe », dans Bibliothèque de l’École des Chartes, 40, 1, 1879, p. 5-47, note 2. 8. Gay, 1887, cité n. 7, p. 493-494. 9. Agnes Geijer, A History of Textile Art, Londres, 1979, p. 57. 10. Robert S. Lopez, « Nouveaux documents sur les marchands italiens en Chine à l’époque mongole », dans Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles lettres, 121, 2, 1977, p. 445-458. 11. Laurence Gérard-Marchant, « Compter et nommer l’étoffe à Florence au Trecento (1343) », dans Michel Pastoureau (dir.), « L’étoffe et le vêtement », numéro thématique de Médiévales, 14, 29, 1995, p. 87-104. 12. Sur les lois somptuaires et leurs études anciennes : Sarah-Grace Heller, « Limiting Yardage and Changes of Clothes: Sumptuary Legislation in Thirteenth-Century France, Languedoc, and Italy », dans E. Jane Burns (dir.), Medieval Fabrications: Dress, Textiles, Clothworks, and Other Cultural Imaginings, New York [u.a.], 2004, p. 121-136. 13. Voir l’article « Gazzatum », dans Planché, 1876, cité n. 5, p. 202, qui mentionne l’interdiction de porter de la gaze et « toute autre forme de tissu particulièrement fin » (« et allium quemcunque pannum notabiliter delicatum, interdicimus universis »), et l’article « Nifels », dans Planché, 1876, cité n. 5, p. 379. 14. Enlart, 1916, cité n. 3, p. 54 : « bande de toile ou de couvrechef, c’est-à-dire du linon qui servait à faire les voiles de tête ». 15. Enlart, 1916, cité n. 3, p. 11-12 ; et p. 213-216 : « atours de lingerie ». Léon de Laborde, « Atours », dans Glossaire français du Moyen Âge à l’usage de l’archéologue et de l’amateur des arts…, Paris, 1872, ad vocem. 16. Kurt Zangger, Contribution à la terminologie des tissus en ancien français attestés dans les textes français, provençaux, italiens, espagnols, allemands et latins, Bienne, 1945, p. 9-15. 17. Eunice Rathbone Goddard, Women’s Costume in French Texts of the Eleventh and Twelfth Centuries, Baltimore/Paris, 1927 ; cet ouvrage donne déjà des indications lexicales bien trop nombreuses pour être reproduites ici, voir « chainse délié », p. 70 ; « chemise », p. 91-97, « chemises déliées », avec cinq exemples, p. 92-93 ; « guimpe déliée », p. 138 ; « lier », p. 151-153. 18. Goddard, 1927, cité n. 17, p. 77, et « chensis blancs, deliez », p. 76. 19. Goddard, 1927, cité n. 17, p. 92 : « plus fine que fil d’araignée ». 20. Jean-Guy Goutebroze, « Entre le nu et le vêtu : le transparent », dans Le nu et le vêtu au Moyen Âge : XIIe – XIIIe siècles, actes de colloque (Aix-en-Provence, 2000), Aix-en-Provence, 2001, p. 113-121. 21. Voir l’excellent essai de Romaine Wolf-Bonvin, « La chemise : un vêtement sans l’être », dans Le nu et le vêtu…, 2001, cité n. 20, p. 383-394. 22. Alfred Franklin, « Atourneresses », dans Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercés dans Paris depuis le treizième siècle, Paris/Leipzig, 1906, p. 52. 23. Gay, 1887, cité n. 7, p. 485. 24. Goddard, 1927, cité n. 17, p. 221-222. 25. Nombre de peintres ont peint la Crucifixion ou la Descente de Croix avec le pagne transparent durant ou à la fin du XIVe siècle, utilisant la technique de la tempera sur bois, dont : Anonyme, Triptyque, 1333, musée du Louvre, inv. 20197 ; Bernardo Daddi, Triptyque de la Crucifixion, 2e quart du XIVe siècle, musée du Louvre ; Simone Martini, Descente de Croix, 1333, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten ; Maître anonyme de Norwich, Retable de la Passion, vers 1380-1390, cathédrale de Norwich, chapelle de Saint-Luc ; Jean de Baumetz, Crucifixion avec un moine cartusien

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en prière, 1389, musée du Louvre ; Pedro Serra, Retable de la Vierge avec l’Enfant et les saints, 1394, Manresa, chapelle du Saint Esprit ; Jean Malouel, La Grande Pietà Ronde, vers 1400, musée du Louvre ; Konrad von Soest, Mont du Calvaire, panneau central du Retable la Passion, 1403, Bad Wildungen (Allemagne), église paroissiale. 26. Crucifixion, Staatliche Museen zu Berlin. 27. Jean-Claude Schmitt, Jérôme Baschet, « La “sexualité” du Christ », dans Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 46, 2, 1991, p. 337-346. 28. Jennifer P. Kingsley, « Picturing the Treasury: The Power of Objects and the Art of Memory in the Bernward Gospels », dans Gesta, 50, 1, 2011, p. 19-39 ; p. 26. 29. Atelier de Botticelli, Vierge à l’Enfant avec saint Jean et un ange, tempera sur bois, vers 1490, Londres, National Gallery. 30. Giovanni Boccaccio, Robinet Testard (enluminure), Des cleres et nobles femmes, trad. fra. anonyme de De Claris mulieribus, vers 1488-1496, Paris, BnF, département des Manuscrits, Ms. Français 599, fol. 54ro. 31. Soulignons que ces drapés diaphanes appartiennent à une aire très précise, le domaine Bourguignon-Flamand, la moitié Nord de la France, l’Angleterre, une partie des régions germaniques, mais ne sont pas usités en Castille par exemple ou dans les pays slaves. 32. Diane Wolfthal, The Beginnings of Netherlandish Canvas Painting: 1400-1530, New York/ Cambridge, 1989, p. 26-27. 33. Pièce de lin plissé portée au-dessous ou au-dessus du menton, la barbe ou barbette blanche est un signe de deuil noble. Planché, 1876, cité n. 5, p. 34. Sur Marguerite d’Autriche et sa performance de la viduité, voir Women of Distinction: Margaret of York, Margaret of Austria, Dagmar Eichberger (dir.), cat. exp. (Mechelen, Lamot, 2005), Louvain, 2005. 34. Sur ce tableau, voir Lorne Campbell, Yvonne Szafran, « The Portrait of Isabella of Portugal, Duchess of Burgundy, in the J. Paul Getty Museum », dans The Burlington Magazine, 146, 1212, March 2004, p. 148-157. 35. Roberta L. Krueger, « Uncovering Griselda: Christine de Pizan, “une seule chemise”, and the Clerical Tradition: Boccaccio, Petrarch, Philippe de Mézières, and the Ménagier de Paris », dans Burns, 2004, cité n. 12, p. 71-88. 36. Voir Goutebroze, 2001, cité n. 20, sur Érec et Énide de Chrétien de Troyes. 37. Bas-Rhin, Anonyme, Der Liebeszauber, 2e moitié du XVe siècle, Leipzig, Museum der bildenden Künste. 38. Evrart de Conty, Le livre des échecs amoureux moralisés illustrés par Robinet Testard, Paris, BnF, département des Manuscrits, ms. Fr. 143, fol. 104vo. Un autre document des plus curieux est la Bible du Roi Wenceslas de Bohème, fin XIVe siècle – début XVe siècle, ornée dans les marges de figures de « filles de bains » portant brosse et combinaison légère dont au moins une est entièrement transparente et découvre une nudité frontale complète (Vienne, Österreichischen Nationalbibliothek, Codices vindobonenses 2759-2764). 39. Maria Giuseppina Muzzarelli, « Statuts et identités. Les couvre-chefs féminins (Italie centrale, XVe-XVIe siècle) », dans Clio, Femmes, Genre, Histoire, 36, 2012, p. 67-89, en ligne : http:// clio.revues.org/10748, consulté le 12/05/2016.

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RÉSUMÉS

Les tissus totalement transparents se multiplient dans l’habillement féminin du Moyen Âge européen au XIVe siècle et leur présence picturale dans les manuscrits enluminés et les tableaux s’accroît au XVe siècle. Figurant parmi les thèmes tirés de récits mythologiques ou courtois, ils s’imposent surtout dans les programmes religieux comme la Crucifixion et la Vierge à l’Enfant ou accompagnée de saints. Leur abondance picturale n’est pourtant pas égalée par les attestations textuelles qui soit sont réduites, soit emploient d’autres termes pour les désigner. C’est cet écart qui nous incite à interroger leur valeur et à leur signification dans la culture médiévale. L’essai localise l’usage et le lexique de ces tissus au cours du Moyen Âge, puis propose quelques pistes pour interpréter le sens de la transparence textile dans les représentations de sujets religieux, de voiles de tête féminins ou encore de la nudité à peine voilée.

Transparent fabrics became prevalent in women’s clothing in fourteenth-century Europe and were increasingly present in illuminated manuscripts and paintings throughout the fifteenth century. They appear in subjects taken from mythological or courtly narratives and are most evident in religious images such as the Crucifixion, the Virgin and Child and depictions of saints. However, the discrepancy between this pictorial abundance and textual attestations, which are either limited or use different terminology, raises questions regarding the value and significance of these fabrics for medieval culture. The author identifies the uses and lexical parameters of transparent fabrics in the Middle Ages and suggests avenues for interpreting the meaning of veils, barely veiled nudity and textile transparency in religious iconography.

INDEX

Keywords : fabric, transparency, veil, painting, illumination, iconography, representation, vocabulary, nudity Parole chiave : tessuto, trasparenza, velo, pittura, miniatura, iconografia, rappresentazione, lessico, nudità Mots-clés : tissu, transparence, voile, peinture, enluminure, iconographie, représentation, lexique, nudité Index géographique : Europe Index chronologique : 1300, 1400

AUTEUR

FRANCESCA CANADÉ SAUTMAN Hunter College et Graduate Center of the City University of New York [email protected]

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Les « estampes habillées » : acteurs, pratiques et publics en France aux XVIIe et XVIIIe siècles “Dressed Prints”: Participants, Practices and Public in 17th and 18th-century France

Pascale Cugy, Georgina Letourmy-Bordier et Vanessa Selbach

Nous remercions Peter van der Coelen, Daniel Crépin, Huigen Leeflang, Sylvie Merian, Thierry Pinette, Claire Rousseau, Martine Sadion et Katie Scott. La pratique qui consiste à habiller des images sculptées de forme humaine […] est certainement l’un des sujets les plus négligés de l’histoire des arts visuels. On peut lire des livres entiers sur la sculpture sans rencontrer une seule référence au phénomène. Et pourtant, qui pourrait douter de son importance pour la compréhension du comportement humain et des objets artistiques1 ?

1 La remarque de Richard C. Trexler peut être appliquée sans peine à une autre catégorie d’« images », imprimées cette fois, qui purent être vêtues, non pas d’habits susceptibles d’être retirés, mais de fragments textiles, intimement assemblés et étroitement associés au papier – au point de s’y substituer parfois. Cet habillage définitif, qui conduit à greffer sur une gravure des matériaux a priori étrangers à cet art, constitue un aspect particulièrement méconnu de l’histoire de l’estampe. Peu d’études y ont été consacrées, malgré les spécimens conservés dans des collections publiques ou circulant sur le marché de l’art2. Les rares mentions à son sujet se trouvent dans des textes évoquant les diverses formes d’appropriation et de personnalisation de l’image multiple, souvent associées à des procédés assimilés à l’art populaire comme l’enluminure ou les découpures.

2 Il s’agira dans ce court article de faire le point sur les connaissances qui peuvent être réunies autour de cette pratique, de poser quelques jalons et de formuler des hypothèses, en nous intéressant plus précisément à la France des XVIIe et XVIIIe siècles, où ce phénomène d’habillage – qui eut cours partout en Europe – semble pouvoir être appréhendé dans la diversité de ses formes. Cette période, durant laquelle le commerce

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de l’estampe demi-fine fut particulièrement florissant, paraît également marquer un aboutissement d’un point de vue esthétique3.

Habillage et dévotion

3 Lorsque l’on parle d’estampes habillées on pense en premier lieu aux gravures de mode, peintes et ornées de morceaux de tissus découpés, le sujet de l’estampe semblant appeler naturellement un tel traitement. Mais tout aussi nombreuses sont les gravures à sujet religieux qui ont été habillées à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, à commencer par les estampes en taille-douce parisiennes représentant d’élégantes scènes de la vie du Christ ou de la Vierge et des saints d’après des peintres comme Charles Le Brun, Pierre Mignard, Nicolas Loir, Antoine Dieu, Jean-Baptiste Corneille, Antoine Coypel, etc., éditées le plus souvent par les Bonnart, Mariette, Bazin, Poilly, Chiquet ou Chéreau, ainsi que par le Lyonnais Gentot, spécialiste des découpures, qui avait une succursale à Paris. Ces estampes au format des « modes4 » pouvaient s’insérer dans les mêmes bordures standards vendues par les marchands merciers, qui diffusaient sans doute ce type de production. Il est souvent difficile de déterminer si ces objets soignés furent exécutés par des professionnels, des amateurs ou des religieux, sauf si une mention manuscrite le précise. L’association Trésors de ferveur5 possède ainsi de rares exemples signés : une Marie-Madeleine éplorée vêtue de chatoyants brocarts avec l’inscription « fait par J. J. Grégoire 1767 », ou une Sainte Cécile musicienne, éditée par Nicolas Bazin, décorée de délicats brocarts bleus et ocre, de dentelles et de tissus métallisés, portant la mention « sœur Anne née François / 16.. [illisible] ».

4 Ces estampes religieuses habillées intéressent les études anthropologiques qui traitent des objets de dévotion produits dans les couvents, incluant des collages et des broderies, les trousseaux conçus pour habiller poupées et statuettes, les canivets (déjà en vogue aux Pays-Bas et en Allemagne au XVIIe siècle, avant d’envahir la France au XVIIIe siècle), les découpures et les paperoles6. Les techniques de ces travaux peuvent d’ailleurs se mêler : des paperoles ou des dentelles de canivet entourent parfois une estampe habillée7. Mais de telles gravures restent souvent à la marge de ces études8.

5 Certains centres religieux sont cependant célèbres pour avoir produit en masse des estampes ornées de tissus et/ou de papiers découpés : les représentations de la Vierge noire de l’abbaye suisse d’Einsiedeln, offrant systématiquement des découpages comblés de papiers métalliques et papiers peints ou tissus ; celles de Notre-Dame de Luxembourg, habillées de tissus ; celles du crucifix miraculeux « Zwarte God », dans l’église du béguinage Notre-Dame ter Hoyen à Gand, habillées de somptueux brocarts colorés. Des éditeurs s’y sont spécialisés : Joseph Ottinger diffuse à Strasbourg dans la seconde moitié du XVIIIe siècle des petites gravures de dévotion habillées de fins tissus ou de papiers colorés et dorés.

6 Mais à quand remonte cette pratique ? Les travaux sur l’intégration des images enluminées et des estampes dans les pratiques dévotionnelles depuis la fin du Moyen Âge9 laissent penser que les premiers témoignages sont probablement apparus dans un contexte religieux. La fin du XVIe siècle semble être un moment privilégié, où l’on recense un nombre exceptionnel d’interventions sur des gravures religieuses : estampes enluminées, découpées et recombinées dans des pratiques de collages qui visent une appropriation personnelle de ces images morales et de dévotion10. Il est

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cependant difficile de dater l’habillage des estampes du XVIe siècle. La Houghton Library du Harvard College possède une suite consacrée à la vie du Christ gravée par Gilles Sadeler vers 1590 d’après Hans von Aachen et Joris Hoefnagel11, habillée de tissus ; le musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam a fait l’acquisition en 2014 d’une Adoration des rois mages par Cornelis Cort pareillement ornée. Mais les étoffes utilisées dans les deux cas semblent bien révéler plutôt des tissus et une esthétique du XVIIIe siècle. La BnF possède cependant deux estampes parisiennes datées vers 1600, un Christ portant sa croix édité par Nicolas de Mathonière et une Vierge à l’Enfant de Léonard Gaultier, qui ont été habillées de très fins satins de soie dans des tons saumon et turquoise pâle, qui pourraient fort bien être contemporains des estampes12. De la même époque date un étonnant exemple de gravure de Léonard Gaultier (1561 – vers 1635) éditée par Jean Messager, David pénitent devant l’ange du Seigneur. Chacun des motifs composant la gravure – d’abord imprimée sur plusieurs satins de soie de couleurs variées – a été découpé dans un satin de couleur distincte, puis tous ont été collés bord à bord sur l’estampe en papier, devenue support, pour reformer la composition qui semble ainsi entièrement constituée de tissu13. Preuve que, dès les années 1600, l’estampe pouvait s’habiller d’étoffe.

La mode et le monde profane : techniques d’embellissement

7 Bien que les images de dévotion représentent une part importante de la production des gravures habillées au XVIIe comme au XVIIIe siècle, il est certain que d’autres sujets ont bénéficié de cet enrichissement. Citons en particulier des œuvres profanes, dont certains portraits de souverains et personnages de la cour, de comédiens et de personnages de théâtre, sans oublier des scènes de genre. Les fonds de la Morgan Library à New York, comme la collection Giulia di Barolo à Turin14, conservent de belles compositions dans lesquelles chaque intervenant se trouve habillé.

8 Qu’elles soient de dévotion ou profanes, les gravures présentent tantôt des personnages aux vêtements intégralement substitués, tantôt des figures n’intégrant qu’une part plus ou moins importante de tissu. Il est indéniable que ces enrichissements sont exécutés dans le respect de la gravure d’origine. La position des personnages, comme le mouvement des vêtements par exemple, ne font l’objet d’aucune variante. Le tissu vient se substituer à sa représentation gravée. De même, si la présence d’un rideau ou d’une tenture au premier plan offre l’occasion d’un ajout, bien souvent un velours de couleur rouge, l’intervention se limite au premier plan de la composition. Aucun arrière-plan n’est travaillé, qu’il soit animé de personnages ou agrémenté d’un paysage.

9 Dans leur grande majorité, les œuvres sont exécutées avec raffinement et cohérence. Certaines réalisations démontrent d’ailleurs une expertise supérieure, le positionnement des motifs s’ajoutant au mouvement supposé ou attendu du vêtement. Plusieurs pièces peuvent ainsi s’ajuster pour rendre sensible la structure d’un corset, ou recréer le mouvement des plis d’une robe. A contrario, un aplat de tissu important est restructuré par la conservation de fines bandes de papier issues de la gravure découpée, enluminées en accord avec le tissu, parfois remplacées par des bandes de papier ajoutées15 ou encore par des fils d’or en chaînettes que l’on rencontre également dans l’ornement des feuilles d’éventails en soie. Quel que soit le mode d’enrichissement de ces gravures, l’ambition de réalisme est donc indéniable. Une autre observation

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porte sur la qualité des tissus mis en œuvre. Il s’agit dans de nombreux cas de soieries rehaussées de galons d’or, de paillettes et de perles de verre. Cette très grande qualité des textiles soulève plusieurs questions. La première concerne cette pratique : est-elle réservée à la représentation de certains personnages de haut rang ou aux diverses figures dont le vêtement se prête à la bigarrure ? L’habit des personnages de qualité appelle en effet idéalement la mise en œuvre de riches matières, des brocarts notamment. Dans un registre différent, le costume d’une figure comme Arlequin constitue un motif de choix pour multiplier les couleurs16, accroissant l’attractivité de la gravure ainsi rehaussée. La seconde question porte sur cette vogue : est-elle liée aux développements des artisanats du tissage de luxe, et quels seraient ces liens ? En effet, les images réunies dans ce corpus présentent peu de personnages issus du peuple, ce qui laisse à penser que l’intérêt de ces rehauts réside véritablement dans l’usage de tissus précieux : velours, soie, soie brodée et brocarts de soie ou galons de fils d’or et d’argent17.

10 Il semble possible d’avancer que l’ambition d’égayer la gravure, grâce aux couleurs et aux brillances de riches matières appliquées, tout en offrant des volumes dont une simple enluminure ne pourrait donner l’illusion, est fondamentale. Dès lors, le tissu dote la gravure d’un réalisme inattendu et d’une « valeur ajoutée » importante. En adéquation avec les figures ainsi habillées, la préciosité des textiles mis en œuvre vient souligner leur qualité. Elle ne dénature pas l’œuvre originale, ni ne la travestit. D’ailleurs, à notre connaissance, le procédé n’est pas utilisé pour doter l’image d’une lecture modifiée par rapport à la gravure : aucune figure initialement représentée nue ne se trouve ainsi pudiquement habillée. La Chaste Suzanne d’après Coypel en est l’exemple puisque la figure féminine conserve sa nudité18. Notons enfin que l’intervention se cantonne également à l’intégration de tissus et à l’enluminure de certains éléments. Il ne nous a été permis d’observer que de rares entorses à cette règle, comme l’ajout de perles notamment, de cannetilles, ou d’autres broderies de fil d’or qui amplifient l’effet de richesse, et encore de paille pour modeler un élément dans le prolongement du bras, comme un bâton de commandement par exemple.

11 Sans qu’il soit actuellement possible de déterminer de façon précise la provenance de ces productions, des recoupements mettent en évidence une origine géographique vraisemblablement identique. Tout d’abord, la pratique des gravures habillées concerne majoritairement les planches issues des ateliers parisiens. Par ailleurs, plusieurs connexions apparaissent, en particulier avec les cires habillées très en vogue à cette période, comme celles réalisées par Nicolas Guillot (1701-1780) à Nancy19. Ce dernier commença en effet sa carrière en façonnant des gravures habillées avant de laisser son talent s’exprimer dans la sculpture de compositions en trois dimensions. Les cires habillées qu’il a exécutées offrent de véritables saynètes protégées par des vitrines rectangulaires, tels de petits théâtres. Les personnages en trois dimensions sont dotés de visages et de mains en cire, et vêtus de riches tissus. Le choix de ces textiles se révèle comparable à la sélection opérée pour les gravures habillées. Comme ces dernières d’ailleurs, ces compositions ne sont pas directement liées au monde des marchandes de mode ou des tailleurs, et ne peuvent être appréhendées comme des illustrations des modes vestimentaires. La dimension divertissante et originale de ces enrichissements en volume gagne d’autres supports, comme le démontre une rare paire d’écrans à main offrant un habillage similaire des figures20. Conservée dans une collection particulière, elle présente sur le premier Philippe V roi d’Espagne et sur le second son épouse Élisabeth Farnèse. Les gravures

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d’origine proviennent de la boutique du graveur, éditeur et marchand d’estampes parisien Jacques Chiquet21. D’autres épreuves de la gravure représentant le roi d’Espagne, habillées selon un même « modèle », sont connues, ce qui laisserait supposer que les découpes de la cape, des bas, du harnachement du cheval ou des talons ont été réalisées à partir d’un seul guide22.

12 Plus tardivement, cette technique d’enjolivement a semble-t-il inspiré d’autres artisans, comme les éventaillistes. Plusieurs feuilles, depuis les années 1750 jusqu’en 1780, présentent en effet le même procédé d’enrichissement23. Les vêtements des personnages ne sont plus simplement gouachés, mais véritablement réalisés en tissus. Si l’effet de volume est réduit au maximum sur ces objets soumis à la nécessité de pliage, le procédé est décliné grâce à la mise à contribution d’autres matériaux comme l’ivoire coupé en fines plaquettes employé pour dessiner les visages des personnages, le mica pour simuler de larges ouvertures ou encore la nacre venant se substituer aux tissus24. L’ambition est vraisemblablement d’offrir un objet suscitant la surprise et l’émerveillement par la nouveauté, la préciosité et l’exotisme des matières.

Fabricants, modalités de vente et clientèle

13 L’existence d’estampes habillées de façon similaire va à l’encontre de l’idée selon laquelle ces images émaneraient essentiellement de l’univers des loisirs de jeunes filles et autres réunions de dames, hypothèse émise par plusieurs auteurs sans avoir été étayée par des éléments probants25. Si la personnalisation des estampes dans les salons féminins, notamment par les découpures26, fut une réalité sous la Régence, il semble bien que l’habillage des gravures à l’aide de chutes textiles ait souvent relevé d’un système à vocation commerciale. La répétition d’un modèle sur plusieurs épreuves d’une composition n’est d’ailleurs pas sans évoquer le système de l’enluminure des estampes : ces dernières étaient en effet souvent confiées par lots à des sous-traitants spécialisés qui les ornaient selon un modèle préétabli, la plupart du temps au pochoir, avant de rejoindre la boutique de leur producteur qui se chargeait de la vente, à un prix généralement deux fois supérieur à celui des images « en blanc27 ».

14 Quelques indices suggèrent l’existence d’un processus similaire pour l’habillage – ce qui n’exclut pas qu’il ait, comme l’enluminure, aussi été pratiqué à petite échelle par des « amateurs », de façon moins égale et standardisée, ainsi que semblent le montrer les différences de qualité dans l’ensemble de la production. Des marchands d’estampes possédaient en effet dans leur fonds, à côté de milliers d’épreuves colorées ou laissées telles quelles, quelques images « en brocart » ou « brodées ». C’était le cas du libraire Nicolas Langlois dont la boutique renfermait, lors d’un inventaire établi en août 1701, « une boitte [sic] de modes enluminez et en brocard et paysages enluminez » estimée 48 livres28. Si le nombre de gravures contenues dans cette boîte est inconnu, la description évoque les estampes habillées combinant enluminure et textile, sur lesquelles la couleur est généralement appliquée de façon sommaire sur quelques éléments seulement, comme la végétation et les chairs. Le conditionnement choisi par le marchand indique quant à lui une certaine fragilité – ou préciosité – de ces gravures. Quant au prix de cet ensemble, il se rapproche de celui de « trois portefeuilles de Le Clercq, Chauveau et Bosse », estimés 45 livres, et peut être comparé à celui de « six mil cinq cens modes anciennes des sieurs Bonnard, Jollain et autres », prisées 60 livres. Dans l’inventaire après décès du Lyonnais Henri Langlois, dressé en mai 1698,

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figurent également « cinquante-six petites modes brodées » vendues 5 livres au cent, à comparer aux 15 sols au cent des « petites modes en blanc » et aux 30 sols au cent des « petites modes enluminées ». Ce marchand, qui se fournissait chez les éditeurs de la rue Saint-Jacques et pourrait avoir été lié à la famille de Nicolas Langlois, possédait aussi dans son fonds « vingt-quatre petittes images de velain [sic] brodées estimées ensemble douze solz29 ». Si la nature exacte de ces estampes « brodées », peut-être exécutées selon une technique différente de l’application de fragments textiles à l’aide de ciseaux et de colle, demeure inconnue, elles constituent des produits d’un débit moins important que les images classiques ; leur prix, très élevé par rapport à celui de ces dernières, évoque incontestablement un travail d’ornement méticuleux et élaboré.

15 La récurrence, dans le corpus constitué en vue de cette étude, des estampes éditées par la famille Chiquet, établie rue Saint-Jacques au Grand Saint-Henri, semble montrer qu’elle pourrait avoir été particulièrement active dans l’habillage des gravures durant le XVIIIe siècle. On trouve des exemplaires portant son nom ou celui de Jacques Chéreau, petit-fils de Jacques Chiquet, tant dans le domaine religieux que profane. Aucune trace de ces images n’apparaît toutefois dans les inventaires de la famille, dont le silence à ce sujet, similaire à celui des cartes adresses de marchands – pourtant très prolixes dans leur description des fonds – n’est pas sans poser de nombreuses difficultés pour établir clairement les faits30.

16 À côté de celui des marchands spécialisés dans les estampes, il semble avoir existé un commerce de l’image habillée dans des boutiques davantage liées à l’objet de dévotion et à l’artisanat, parfois attenantes aux ateliers de production dans lesquels étaient ornées des images achetées « blanches », probablement auprès des producteurs parisiens. Peut-être était-ce le cas, à Nancy, du magasin de Nicolas Guillot, dont les biographes rapportent qu’il « s’amusa dès sa tendre jeunesse, à habiller des images de dévotion qui eurent de la vogue parmi le peuple31 ». Sans doute ces gravures étaient- elles, à l’instar des cires, proposées dans sa boutique-atelier.

17 Si les informations sont très rares sur les modalités de fabrication et de vente de ces estampes, leur consommation semble avoir atteint un public relativement large ; aux acheteurs qui les accrochaient directement au mur, comme le montrent les trous visibles sur certaines épreuves conservées au musée Carnavalet32, s’ajoutaient des amateurs plus attentifs à leur conservation, qui les encadraient sous verre. Certains noms de ces propriétaires nous sont parvenus, parmi lesquels on trouve, au XVIIIe siècle, celui de Jean Siméon Chardin, qui possédait plusieurs paires de figures « peintes à gouache et revêtues d’étoffes de soie coloriée » munies d’accessoires « en paille33 ». S’ajoutèrent plus tard à ces amateurs de grandes figures comme Jean-Louis Giraud- Soulavie (1751-1813) ou Victorien Sardou34 (1831-1908). L’identification de ces acheteurs et collectionneurs ne constitue que l’une des nombreuses questions à explorer à l’avenir, pour éclaircir la connaissance d’un domaine qui demeure largement inédit.

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NOTES

1. Richard C. Trexler, « Habiller et déshabiller les images : esquisse d’une analyse », dans Françoise Durand, Jean-Michel Spieser, Jean Wirth (dir.), L’Image et la production du sacré, actes de colloque (Strasbourg, 1988), Paris, 1991, p. 195-231, p. 195. À ce sujet, voir également : Valeria E. Genovese, Statue vestite e snodate, un percorso, Pise, 2011. 2. Le seul article à s’être vraiment intéressé à la question, à notre connaissance, est : Alice Dolan, « An Adorned Print: Print Culture, Female Leisure and the Dissemination of Fashion in France and England, around 1660-1779 », dans V&A Online Journal, 3, 2011. Si les estampes habillées sont souvent mal répertoriées dans les collections publiques, les catalogues édités par la salle de vente bruxelloise The Romantic Agony témoignent de leur présence sur le marché de l’art. 3. L’habillage semble avoir essentiellement concerné l’estampe dite demi-fine, produite en taille- douce dans les centres urbains et destinée à une consommation courante. Pour la production parisienne du règne de Louis XIV, voir : Images du Grand siècle : l’estampe française au temps de Louis XIV, Rémi Mathis et al., cat. exp. (Los Angeles, Getty Center ; Paris, Bibliothèque nationale de France, 2015-2016), Paris/Los Angeles, 2015. 4. D’abord utilisé pour désigner les images représentant un mannequin de mode, le terme « mode » fut, dès la fin du XVIIe siècle, également utilisé par les marchands pour qualifier toutes les images demi-fines ayant le même format que ces dernières (soit 10 pouces 9 lignes de hauteur sur 7 pouces 4 lignes de largeur), indépendamment de leur sujet. Des « saints en mode », des « crucifix en mode » furent ainsi répertoriés. À ce sujet, voir : Pascale Cugy, La dynastie Bonnart et les bonnarts. Étude d’une famille d’artistes et producteurs de « modes », thèse de doctorat, université Paris-Sorbonne, 2013 (à paraître aux Presses universitaires de Rennes en 2016). 5. Fondée en 1997 et ayant son siège à Chalon-sur-Saône, cette association acquiert, restaure et conserve des objets de dévotion catholiques fabriqués par des religieux ou des artisans à partir du XVIIe siècle. 6. Voir par exemple Jeanne Andlauer, Modeler des corps. Reliquaires, canivets et figures de cire des religieuses chrétiennes, thèse de doctorat, EHESS, 2002. L’exposition « Les dominicaines d’Unterlinden » (cat. exp. [Colmar, musée d’Unterlinden, 2001], Paris, 2000) est un modèle de présentation de ces travaux de couvent, qui démontre notamment la provenance parisienne et germanique des estampes acquises et habillées par les religieuses. 7. Gabriel Magnien, Canivets de la collection Gabriel Magnien, Lyon, 1970, no 22 ; Jean-François Lefort, Les Paperoles des carmélites. Travaux de couvent en Provence au XVIIIe siècle, Paris, 1985, no 59. 8. Le catalogue de la belle exposition Imagiers de Paradis. Images de piété populaire du XVIIIe au XXIe siècle, cat. exp. (Bastogne, musée en Piconrue, 1990), Bruxelles, 1990, range symptomatiquement les estampes habillées dans la section « techniques spéciales » et qualifie ces travaux de « marginaux ». 9. Voir par exemple : Jeffrey F. Hamburger, Nuns as Artists. The Visual Culture of a Medieval Convent, Berkeley/Los Angeles/Londres, 1997 ; Peter Schmidt, Gedruckte Bilder in handgeschriebenen Büchern: zum Gebrauch von Druckgraphik im 15. Jahrhundert, Cologne, 2003. 10. Altered and Adorned: Using Renaissance Prints in Daily Life, Suzanne Karr Schmidt (dir.), cat. exp. (Chicago, Art institute of Chicago, 2011), New Haven [Conn.], 2011. 11. https://blogs.harvard.edu/houghton/2014/02/28/what-the-well-dressed-print-is-wearing/ (consulté le 15/11/2015). Salus generis humani (Houghton Typ 630.00.454) ; au sujet de cette suite, voir Joachim W. Jacoby, The New Hollstein: German Engravings, Etchings and Woodcuts: 1450-1700. Hans von Aachen, Rotterdam, 1996, 34.2-14. 12. BnF, département des Estampes et de la Photographie, Réserve Ed-130.

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13. Pour cette épreuve « recomposée » à partir des tissus imprimés, voir BnF, département des Estampes et de la Photographie, Réserve Ed-130. 14. Ces gravures magnifiquement habillées ont été publiées, malheureusement sans étude, dans Paolo Galli, Le stampe vestite del ‘700 nella collezione Giulia di Barolo, Turin, 1998. 15. Un exemple tout à fait probant est offert par la gravure habillée Mademoiselle*** allant par la ville éditée chez Trouvain vers 1690 (Images habillées, Librairie Thierry Corcelle, catalogue 53, hiver 2010-2011, no 7). 16. Le revers de la gravure représentant Arlequin dans les collections de la Pierpont Morgan Library (Department of Drawings and Prints, inv. 2002.22) permet de décompter plus d’une dizaine de tissus différents. 17. Dolan, 2011, cité n. 2. 18. Musée de l’Image de la Ville d’Épinal, D 996.1.11989 A. 19. Voir Les cires habillées nancéiennes : tableaux de cire et d’étoffes, Claire Aptel (dir.), cat. exp. (Nancy, église des Cordeliers, 1989), Nancy, 1989. 20. Voir Daniel Crépin, Georgina Letourmy, « L’écran à main à Paris au XVIIIe siècle, son iconographie et ses artisans », dans Le Vieux Papier, 403, janvier 2012, p. 396-397 (pl. II et III). 21. Sur Jacques Chiquet (vers 1673-1721) et son épouse, voir Pierre Casselle et al., Dictionnaire des éditeurs d’estampes à Paris sous l’Ancien Régime, Paris, 1987, p. 87-88. 22. Outre les deux épreuves présentées en illustration (BnF, département des Estampes et de la Photographie, collection Smith-Lesouëf, 9319 et collection particulière), voir celle conservée au Museum of Fine Arts de Boston, provenant de la collection Elizabeth Day McCormick (inv. 44.1217). 23. Un exemple des plus remarquables de cette application de soie, employée pour évoquer le vêtement, est offert par un éventail aujourd’hui dans une collection particulière. Voir Le siècle d’or de l’éventail, du Roi Soleil à Marie-Antoinette, Georgina Letourmy-Bordier, José de Los Llanos (dir.), cat. exp. (Paris, musée Cognacq-Jay, 2013-2014), Dijon, 2013, cat. 57, p. 130-131. 24. Des exemples d’applications de nacre pour simuler les vêtements des personnages sont notamment représentés dans Le siècle d’or de l’éventail, 2013, cité n. 23, cat. 52, p. 138-139 ; et dans les collections du château de Versailles et de Trianon, inv. 5845.227. 25. Voir l’opinion selon laquelle « les jeunes filles aimaient à ajourer les vêtements aux ciseaux et à remplacer le papier enlevé par de l’étoffe. Passe-temps de couvent, si l’on en juge par le nombre de gravures habillées ainsi, portant au verso la mention “fait par […] au couvent” ». Pierre-Louis Duchartre, René Saulnier, L’imagerie parisienne. L’imagerie de la rue Saint-Jacques, Paris, 1944, p. 44. Jean-François Lefort évoque quant à lui, à propos des estampes habillées par les visitandines de Sainte Jeanne de Chantal, « le charme de leurs petits chefs-d’œuvre [qui] traduit assez bien l’atmosphère de leurs couvents où régnait une règle relativement douce adaptée aux jeunes filles et veuves de bonne famille ». Lefort, 1985, cité n. 7, p. 86. 26. Sur la « folie » des découpures dans les salons féminins, voir la « Lettre écrite par M. Constantin à la Marquise de ***. sur la nouvelle mode des Meubles en découpure », dans Mercure de France, 2, 1727, p. 2889-2894. Quelques décennies plus tard, Lady Winn (1734-1798), épouse de Sir Rowland Winn, née Sabine Louise d’Hervart et originaire de Suisse, pourrait avoir été l’habilleuse, dans le prieuré de Nostell où elle résidait, d’une série d’estampes parisiennes d’après les Contes de La Fontaine. Portant au revers la mention manuscrite « Monsieur Rowld Winn ma donné / Ce tableau Sabine Winn née D’Herwart », accompagnées de rehauts colorés pour quelques éléments, ces compositions de format horizontal présentent un assemblage textile particulièrement soigné, venant recouvrir les vêtements des protagonistes de tissus variés, élégamment cernés de filets noirs (Nostell Priory, West Yorkshire, Yorkshire and North East, National Trust, 960084.2, 3, 4, 5, 6, 7, 9, 16). 27. Les études concernant l’enluminure des estampes sous l’Ancien Régime sont encore rares malgré le caractère très fréquent de la pratique sur les gravures de consommation courante. Sur

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les questions techniques de la mise en couleur des « modes », on se réfèrera à l’analyse scientifique menée par Soko Furuhata, « Fashion Illustration from the Reign of Louis XIV: A Technical Study of The Paper and Colorants Used in the LACMA Recueil des modes », dans Kathryn Norberg, Sandra L. Rosenbaum (dir.), Fashion Prints in the Age of Louis XIV: Interpreting the Art of Elegance, Lubbock [Tex.], 2014, p. 201-212. À ce sujet, voir également : Painted Prints. The Revelation of Color in Northern Renaissance & Baroque Engravings, Etchings and Woodcuts, Susan Dackerman (dir.), cat. exp. (Baltimore, The Baltimore Museum of Art, 2002-2003 ; Saint Louis, Saint Louis Museum of Art, 2003), University Park [Pa.], 2002. 28. Archives nationales, MC/C/449, 26 août 1701, item 392. 29. Michèle Gardon, Le commerce des estampes à Lyon au XVIIe siècle d’après l’inventaire après décès d’un marchand imagier : Henri Langlois, mémoire de fin d’étude de l’École nationale supérieure des bibliothèques, 1986, Annexes, p. 23 et 34 ; Marie-Félicie Perez (dir.), Dictionnaire des graveurs- éditeurs et marchands d’estampes à Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles et catalogue des pièces éditées, Lyon, 2002, p. 104-105. 30. Il est encore très difficile de formuler des hypothèses à propos de ce silence des documents. Faut-il croire que les images habillées étaient généralement inventoriées avec les lots d’estampes enluminées, qu’elles correspondaient à des commandes ponctuelles et spéciales, ou encore qu’elles étaient surtout vendues par d’autres acteurs que les marchands d’estampes ? Une étude plus systématique des cartes-adresses et des inventaires après décès permettrait probablement d’apporter des éléments de réponse. 31. Abbé Lionnois [Jean-Jacques Bouvier], Histoire des villes vielle et neuve de Nancy, depuis leur fondation jusqu’en 1788…, Nancy, 1805-1811, II, p. 398, cité par Claire Aptel dans Les cires habillées nancéiennes…, 1989, cité n. 19, p. 27. 32. Cabinet des Estampes du musée Carnavalet, œuvre Bonnart, portefeuille 1, G.9128 et G.9146. 33. Paula Rea Radisich, Pastiche, Fashion, and Galanterie in Chardin’s Genre Subjects: Looking Smart, Newark [Del.], 2014, p. 95-96. 34. Plusieurs « modes » habillées de la Pierpont Morgan Library proviennent de la collection de Jean-Louis Giraud-Soulavie, journaliste, diplomate et bibliophile qui avait réuni gravures et dessins consacrés à l’histoire de France. Le catalogue de la vente de la collection de Victorien Sardou évoque quant à lui vingt-six estampes habillées « de velours et de soie » par « Bonnart, Mariette et Trouvain » (Catalogue des estampes anciennes dont la vente après décès de M. Victorien Sardou, aura lieu à Paris les 5, 6, 7 et 8 mai 1909, Paris, 1909, p. 15-16). Au sujet de ces collectionneurs, voir Frits Lugt, Les marques de collections de dessins & d’estampes, édition en ligne par la Fondation Custodia, consulté le 03/03/2016, n° L.1533 et L.2262.

RÉSUMÉS

Difficiles à dater et souvent mal répertoriées, les « estampes habillées » constituent un phénomène complexe et peu étudié, relevant tant de pratiques individuelles d’appropriation que d’enrichissements collectifs ou institutionnalisés, voués à transformer des œuvres imprimées sur papier à plusieurs milliers d’exemplaires en riches objets de décor, sources d’émerveillement parfois d’un grand luxe et raffinement. Ce court article souhaite faire le point sur ces pratiques et les pistes à explorer, en évoquant tant les images de dévotion que les images profanes et les

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accessoires ainsi ornés de fragments textiles, à partir d’exemples essentiellement produits en France aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Hard to date and inaccurately identified, “dressed prints” are a complex and little-studied phenomenon. Produced both as individual acts of appropriation and by groups and institutions seeking to transform images printed on paper by the thousands into magnificent decorative objects, they were in some cases opulent and highly refined sources of wonder. This short article offers an overview of these practices and indicates possible directions for research, describing devotional and secular images and accessories decorated with textile fragments in this way, using mainly French examples from the seventeenth and eighteenth centuries.

INDEX

Index géographique : France Parole chiave : tessuto, stampa, stampe vestite, immagine, incisione, oggetto di devozione, accessorio, tecnica Keywords : fabric, print, dressed prints, image, engraving, devotional objects, accessories, technique Mots-clés : tissu, estampe, estampes habillées, image, gravure, objets de dévotion, accessoires, technique Index chronologique : 1600, 1700

AUTEURS

PASCALE CUGY université Paris-Sorbonne, université Rennes 2 [email protected]

GEORGINA LETOURMY-BORDIER Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, expert près la cour d’appel de Versailles [email protected]

VANESSA SELBACH Bibliothèque nationale de France [email protected]

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L’ordre et le chaos : le lit comme espace pictural et matériel textile Order and Chaos: the Bed as Pictorial Space and Textile Material

Anika Reineke et Anne Röhl Traduction : Christophe Jouanlanne

1 Dans la première moitié du XIXe siècle, une série d’artistes ont élevé le lit au rang de sujet iconographique, comme « allégorie de l’humanité1 », ouvrant ainsi la voie à un art de l’intériorité2. Dans ce contexte, les artistes Adolph Menzel et Eugène Delacroix se sont intéressés au lit, non plus comme élément accessoire, mais en raison des implications sémantiques de sa textilité3 chaotique et informe. Vers 1846, Menzel fit de son lit défait le sujet d’un dessin au fusain4. À partir d’un point de vue légèrement surélevé, le regard tombe, depuis la tête de lit, sur un paysage de draps en désordre. Deux coussins sont appuyés contre le sobre chevet du lit, leurs pointes gracieusement tournées, au premier plan, vers l’ample courbe de l’édredon5 qui se transforme à l’arrière-plan en un amoncellement de plis indéfinis et informes. Michael Fried décrit l’érotique inhérente à cette représentation comme « auto-affection [et] auto-érotisme6 ». Toute la texture du dessin, en chacune de ses lignes, traque la secrète individualité d’un pli et chacune des manières dont un drap rejeté évoque le corps endormi de celui qui était là : « le corps est présent essentiellement dans un certain retrait, disons indirectement7 ». Les textiles de Menzel témoignent de l’inscription des corps en eux ; le lit n’évoque pas seulement un corps humain – la tête, la taille, les hanches et les jambes repliées – il est également le médium d’une mémoire des traces corporelles : les oreillers suggèrent l’image du corps pesant qui y a laissé son empreinte, le drap de lit révèle les mouvements du corps qui l’ont repoussé8. Le matelas rayé qui apparaît à découvert, tourné vers le spectateur, à la tête du lit, produit un singulier sentiment d’intimité. Plus encore que chez Menzel, dans l’œuvre de son contemporain Delacroix, les draps évoquent les membres du corps humain, le textile devient lui-même un sujet et suggère une impression de relâchement9. Au contraire, les draps de lit de William Turner se souviennent encore de celui qui vient de se lever au petit matin10. Ce qui intéressait ces artistes, avant tout, c’était la réalité plissée, les traces que le monde y avait laissées et les traces par lesquelles le monde s’y était exprimé. Dans la tradition

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académique, les draps n’étaient qu’un attribut de la figure humaine et le peintre présidait à leur ordonnance11. Mais chez Menzel et Delacroix, les draps de lit sont devenus autonomes, leurs plis ne semblent plus devoir leur ordonnance à l’artiste, c’est la vie qui les a formés : leur chaos informe a une valeur par lui-même et pour un monde dont Gottfried Wilhelm Leibniz, selon Gilles Deleuze, a comparé la matière à celle d’un tissu plissé12.

2 On peut situer les images métamorphiques des éléments textiles du lit dans cette simultanéité du Romantisme et du Réalisme qui, pour Dario Gamboni, définit le milieu du XIXe siècle. La recherche d’un équivalent de la réalité passait par un intérêt renouvelé pour les aspects matériels et gestuels de la peinture et du dessin, « faisant entrer en jeu une opacité et une suggestivité qui remettent en question la représentation13 ». Le rendu du réel cesse d’être univoque, et la genèse de l’image perce au premier plan – pour l’artiste aussi bien que pour le spectateur. À la même époque, la théorie de l’art montre une prédilection pour le chaotique et l’informe14. Les images de lit que nous venons de décrire permettent de définir cette conception de l’image comme une conception de nature textile.

Le lit à partir de 1750 : conceptions de la picturalité et de la textilité

3 Si l’on voulait écrire sur la représentation érotique du textile en désordre, il faudrait remonter au moins deux siècles avant 1750 : le lit a toujours été, dans l’art, le lieu d’un chaos sans règle ni tabou mais aussi de l’ordre qui tentait de le contrôler – cependant, sa présentation et sa perception se sont modifiées. Si Menzel et Delacroix affranchissent le lit de son rôle d’attribut ou d’accessoire, son autonomisation et son orientation vers la sémantique du textile prennent leur point de départ au XVIIIe siècle : Jean-Honoré Fragonard, ainsi, dans son dessin Le Lit aux amours, thématise l’ordre et l’absence de forme à parts égales. Nous devons aux material culture studies de savoir qu’au XVIIIe siècle, des objets se sont chargés d’une nouvelle signification culturelle et sont devenus de ce fait indicateurs d’individualité15. Quelle signification revêtaient pour les artistes la matérialité et la picturalité du textile, eu égard à ce nouveau rôle des objets comme protagonistes de l’œuvre d’art ?

4 Du point de vue de l’histoire de la civilisation, le couchage et les textiles qui lui sont associés forment une constante. Des sources très anciennes, objets matériels ou images, venues par exemple d’Égypte, nous ont transmis des éléments concrets de l’habitat16. Dans l’art et la littérature, le lit est, depuis l’Antiquité, la scène de nombreux récits, de la mythologie grecque aux Mille et une nuits17. Omniprésent sur tous les plans, le lit agit comme objet, comme lieu, comme le plus petit des foyers. Il renvoie à une activité quotidienne et il est en même temps le représentant de conventions, de normes et de rituels sociaux et culturels. De la fin du XVIIIe jusqu’au milieu du XXe siècle, le lit a servi de surface de projection à diverses inscriptions, surface qui se déploie dans les conditions des différentes techniques et matériaux du textile. Il est étonnant que la recherche en histoire de l’art ait jusqu’à présent négligé le lit, alors que ces dernières années les textiles ont été l’objet d’un regain d’intérêt18, comme c’est le cas des vêtements – comparables aux lits dans leur dimension quotidienne et anthropologique – qui s’est traduit par une série de publications récentes19. Ainsi, tout récemment,

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l’exposition « Schlaflos [Insomniaque] » a porté un regard sur le lit « dans l’histoire et l’art contemporain20 ». À travers de nombreux objets exposés, elle s’intéressait à ce que l’on pourrait nommer une pragmatique du lit : le lit comme lieu de la naissance, de l’amour, de la mort, du pouvoir, de la critique, de la protestation et de la représentation de soi. Tout en montrant des matériaux divers, entre autres des textiles, l’exposition et le catalogue n’ont thématisé que de façon implicite les qualités textiles du lit.

5 Comme les vêtements, les textiles du lit alternent, au gré des manipulations quotidiennes auxquelles ils sont soumis, entre différents états. Tous les textiles sont soumis à cette variabilité mais, dans le cas du lit, celle-ci est portée aux extrêmes : de l’ordre au chaos, de la règle à l’irrégularité mais aussi dans un jeu réciproque d’une soumission à la convention à la transgression. Le lit défait porte en lui-même la connotation négative du chaos, lui-même associé aux représentations de l’irrégulier, de l’amorphe, du disharmonieux et en fin de compte du laid21. Par opposition, le lit fait renvoie toujours à l’ordre créé par l’homme, le plus souvent associé à la ligne et à la géométrie. Notre projet, dans les pages qui suivent, est d’ouvrir la discussion, à partir du lit, sur la figure hybride du textile, entre image et objet, forme et informe, surface et profondeur. Dans le domaine de la peinture, en effet, le lit se rapproche, en référence au corps du peintre ou de l’observateur, des grands formats de la modernité et il a en commun avec la sculpture la forme parallélépipédique du bloc adaptée à la taille humaine. Le présent essai ne se veut en aucun cas une étude exhaustive, mais propose quelques aspects sous lesquels le lit pourrait être, dans l’art de la modernité, étudié sous l’angle de sa textilité. Il doit nécessairement se contenter de proposer un premier regard sur un petit nombre d’objets. Les exemples que nous avons choisis ont en commun d’explorer, à travers les éléments textiles du lit, le potentiel chaotique du textile. Comme c’est souvent le cas lorsqu’il s’agit du textile, il apparaîtra ici aussi que ce que l’on désigne sous le nom d’arts décoratifs et d’arts plastiques abordent les mêmes questions avec des moyens apparentés. Alors que Menzel et Delacroix, comme nous l’avons montré, considèrent que la seule dimension informe du textile du lit est apte à représenter l’homme, au XVIIIe siècle, le lit est un lieu où se négocient des valeurs sociales et morales22 ; dans le Lit à la polonaise du J. Paul Getty Museum et dans le dessin de Fragonard, le chaos informe et l’ordre contrôlé ont la même présence. Au début du XXe siècle, Adolf Loos cherche à tenir à l’écart non seulement l’ornement mais aussi la dimension informe du textile23. La dernière partie de l’essai se focalise, à partir des exemples de Robert Rauschenberg et de Sonia Delaunay, sur les couvertures en interrogeant le rôle des déformations amorphes du textile, non seulement pour le décor textile étendu, mais aussi pour la peinture.

Derrière le rideau : l’ordre et le « beau désordre »

6 Apparaissant à la Renaissance, l’importance sociale et culturelle du lit s’est renforcée au XVIIIe siècle ; en France et en Angleterre, il représente désormais l’objet le plus précieux d’un intérieur, pour presque toutes les classes de la société24. Les rideaux de lit, dont la diffusion s’étend de Byzance jusqu’aux débuts des Temps modernes, isolaient le lit, en faisaient un espace dans l’espace et exposaient leurs propres murs textiles25 dont les grandes surfaces se prêtaient à recevoir des tissus décorés de motifs et des images textiles (broderies, tapisseries, etc.). La noblesse cherchait à manifester les propriétés textiles de ses lits de parades, grâce aux baldaquins, chevets,

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lambrequins et courtepointes. Ainsi un tapissier parisien du XVIIIe siècle faisait-il preuve de sa maîtrise en déployant son savoir-faire et sa science des textiles dans le décor d’un lit26 : l’époque vit naître une véritable typologie du lit (à la duchesse, à la romaine, etc.). Dans cette tentative de libérer ces lits nouveaux de toute fonction cérémonielle et d’en faire les représentants d’une culture de la nouveauté27, les rideaux de lit ont pris une signification innovante ; rompant avec les raides cantonnières des lits de parades princiers, ils devenaient des draperies volumineuses et froncées, exposant l’éclat intense de leur matériau ; ils repoussaient le « beau désordre28 » vers les marges. La surface du lit reste sous le contrôle de l’étiquette, car les draps froissés continuent d’être le lieu d’un érotisme coquettement moralisateur et soumis aux interdits29. Dans le Lit à la polonaise, la structure de bois organise les courbes du tombé des tissus30. Les fronces du lambrequin qui ornent le baldaquin se répètent dans celles du dessus-de-lit, qui forment elles-mêmes un contraste avec la surface lisse de ce dernier. Les courbes des rideaux de lit embrassés sont pleines de vigueur, leurs extrémités garnies de passementerie ne touchent pas le sol, mais sont exposées en hauteur.

7 Ce sont des fronces et des plis de ce genre que Fragonard devait avoir en tête lorsqu’il esquissa d’un trait rapide son dessin intitulé Le Lit aux amours avant de le souligner à l’encre et à l’aquarelle d’un trait tout aussi rapide31. On y reconnaît un lit placé dans une niche et couronné d’un baldaquin32. Il y a un contraste entre le lit, qui est fait, les douces rondeurs de la literie et le désordre qui l’entoure : les nuages semblent soulever le dessus-de-lit, monter sous le baldaquin, entourer le lit tout entier. On retrouve presque les mêmes traits de plume sinueux dans les nuages et les parures de plumes du baldaquin. Un rose légèrement aquarellé matérialise la texture des tissus. Cet ordre moelleux, cependant, est troublé par les rideaux : leur passementerie est indiquée par de fermes hachures à l’aquarelle jaune. L’indéfinition trouve son point culminant dans la partie droite de l’image : ordre et chaos, lumière et obscurité s’affrontent dans le renflement où bouffe le rideau du lit. C’est le centre asymétrique et informe de l’image, où la ligne aiguë de la plume est absente. Contrairement à ce que l’on trouve chez Menzel, le noyau chaotique n’est pas l’expression d’un corps humain : les Amours préparent le lit comme un paysage de draps pour des amants galants.

8 Le « beau désordre » connaît, en même temps que la courbe en S, une vogue nouvelle à l’époque du rococo. Alors, les textiles suspendus bouffent ainsi, ostensiblement, en tous lieux, dans la représentation des scènes d’intérieur intimes et très intimes. Rappelant, dans leur immédiateté, les draperies présentes dans les représentations des souverains au début des Temps modernes, les textiles rococos restent porteurs du geste anoblissant que ces dernières constituaient : ce sont des rideaux, de fenêtre ou de porte, reposant sur un paravent, une chaise ou un autre meuble33. Comme devant tous les textiles ainsi représentés, on pense d’abord à des démonstrations du savoir-faire des artistes. Tels qu’ils sont exposés, bouffant, se pliant et s’emmêlant, ces textiles introduisent dans les scènes de salon une représentation du fouillis et du désordre.

Plis lissés : l’ordre comme chaos latent

9 Dans la chambre à coucher qu’Adolf Loos conçut pour sa femme Lina, la textilité du lit apparaît comme une latence inscrite dans un ordre de pure surface, latence d’un passage potentiel à l’état de chaos. Sur les photographies publiées en 1903, aucun pli, aucun creux, aucune trace ne témoigne d’une présence humaine34. Alors que la

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chambre à coucher s’est historiquement constituée à partir du lieu pour dormir et lorsque ce dernier a été séparé du reste de l’habitation par des rideaux ou sous la forme d’un lit-clos, armoire ou buffet35, dans La Chambre à coucher de ma femme, certaines propriétés du lit sont étendues à la pièce tout entière : des rideaux blancs finement tissés36 couvrent les murs, les rangements et les niches des fenêtres ; des pièces plus petites du même tissu couvrent même la coiffeuse, les tables de nuit et les lampes.

10 Loos se montre fidèle, ici, à la théorie du revêtement de Gottfried Semper, lequel considérait par ailleurs les techniques textiles comme le fondement de l’architecture37. Mais Loos expose également ainsi la persona de son épouse Lina telle qu’il la percevait. Les textiles de sa chambre n’habillent pas seulement les espaces en tenant compte de leur fonction, mais l’espace lui-même constitue aussi l’habit approprié à celle qui l’occupe. Dans les esquisses de Loos pour la chambre à coucher, le lit occupe une position centrale et il est encadré de façon symétrique par les autres meubles. Quant au choix des couleurs et du matériau, la chambre à coucher forme néanmoins une exception : alors que, pour ses clients de la bourgeoisie viennoise, Loos – à l’opposé de sa conception de l’ornement comme crime – faisait poser sur les murs des chambres des tissus décorés de larges motifs38, ici, à l’exception de la moquette bleue, il a recouvert toutes les surfaces d’une unique couleur, le blanc ; elles ne se différenciaient plus, dès lors, que par leurs textures. La seule référence aux matériaux que donne Loos – « badigeon blanc, rideaux blancs, fourrure angora blanche39 » – sonne davantage comme un manifeste que comme une description. L’image que Loos se fait de la femme et sa prédilection pour les femmes-enfants non encore maîtresses de leur propre sexualité se reflètent ainsi dans l’agencement du lit40.

11 Ce n’est pas le corps réel qui se profile dans le moelleux de ce pur milieu stérile : l’espace du lit est au contraire censé, grâce à ce matériau, représenter la pureté et la virginité de celle qui l’occupera41. Contrairement aux lits de Menzel et Delacroix, le corps et l’excès ici ne peuvent être qu’imaginés. Chez Loos, le chaos des plis devient lui aussi un crime, comme l’ornement. L’ordre blanc et lisse de la présentation évoque presque l’idée d’une virginité de la femme que l’on pourrait restaurer : l’ordre détruit peut toujours être rétabli. Les draps amoureux et froissés sur lesquels s’étirent les nus d’Egon Schiele pourraient bien apparaître comme une contre-proposition contemporaine à celle de Loos42 et, presque un siècle plus tard, l’installation de Tracey Emin, My Bed, peut être également lue ainsi43. Le lit de l’artiste, défait, entouré de linge sale et de préservatifs usagés comme autant de traces de sa présence corporelle et de sa vie sexuelle, présente une femme active sexuellement, qui fait elle-même son lit, et qui n’est pas adorée sur un lit d’une propreté clinique, et conçu comme un trône.

Le Quilt plié : couvre-lit et abstraction

12 Le lit de Lina Loos est un exemple précoce du lit-plateau moderne, qui s’est répandu depuis le début du XXe siècle, mais surtout dans sa seconde moitié44. Dans un lit-plateau, l’ornement textile signifie la régularité de la surface, comme c’est également le cas dans l’œuvre iconique de Rauschenberg, Bed. Dans ou sur le lit, des opérations qui consistent à tirer, étendre et couvrir, se déroulent et le transforment en un espace vivant, intime, public ou réglé, comme Els van Dongen l’a montré dans une étude sur des patients de maisons de retraite et de clinique45. Dans le cas des lits-plateaux, draps, couvertures et oreillers sont fréquemment recouverts d’un dessus-de-lit ou d’un couvre-lit aux motifs

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voyants. Ils sont ainsi transformés en un bloc géométrique, clos sur eux-mêmes et ornementés. Ainsi, Bed déploie l’ordre géométrique du couvre-lit sur le chaos des draps qu’elle dissimule. Par son format d’environ 190 sur 80 cm, la combine painting montre le lit comme un équivalent objectif ou un substitut de son occupant et fut par conséquent souvent interprétée comme un autoportrait. En combinant le motif géométrique du couvre-lit aux plis des draps et des oreillers et aux traces de peinture, l’œuvre rend visible, sur ce lit, à travers l’opposition d’un chaos sans forme et d’un ordre géométrique, la confrontation des différents mouvements de l’abstraction.

13 Sur la conception de Bed, Rauschenberg lui-même a fait courir l’anecdote suivante : au printemps de 1955, il se serait réveillé un matin avec un vif besoin de peindre, mais sans toile ni argent pour s’en procurer. Son regard serait alors tombé sur le quilt qui lui servait de couvre-lit. Stimulé par son motif géométrique, il tendit le tissu sur un châssis à clé et commença de peindre. Mais la tâche s’avéra difficile et le tissu qu’il avait pris pour fond, à cause du motif en patchwork, se montra réfractaire. Comme il ne pouvait pas faire du couvre-lit une peinture en y ajoutant de la couleur, il ajouta alors le drap et les oreillers et peignit sur le lit au complet46. Cette anecdote personnelle est importante, semble-t-il, dans la mesure où elle permet de présenter l’œuvre comme un effort pour dépasser des conceptions bien établies du tableau et de la peinture. Le quilt était un cadeau de l’artiste peintre canadienne Dorothea Rockburn, condisciple de Rauschenberg au Black Mountain College. Mais même sans cette provenance, le motif géométrique suffit à renvoyer à l’œuvre de Josef Albers qui y fut son professeur, tandis que le medium textile fait penser au travail d’Anni Albers, épouse de ce dernier, qui y enseignait également47. L’abstraction géométrique et européenne des deux artistes issus du Bauhaus rencontre, dans Bed, par le biais d’un maniement gestuel du pinceau, l’expressionnisme abstrait transposé dans un nouveau concept du tableau par l’introduction du lit, c’est-à-dire d’un objet de la vie quotidienne. On pourrait penser que la toile de drap remplace la toile du tableau. Mais si l’on considère la manière dont le couvre-lit est disposé avec ordre, les innombrables plis des oreillers et des draps et les stries de couleurs qui les couvrent, on serait plutôt tenté de dire que la dimension informelle du textile est associée à la dimension informelle de la peinture. Bed s’inscrit ainsi dans la tradition de Menzel et de Delacroix48. Ce rapport direct à la vie invite à considérer les traces de peinture comme des restes laissés dans le lit par des activités corporelles, comme des traces du corps de l’artiste. Les textiles de Bed ne montraient certes pas aussi explicitement que My Bed de Tracey Emin des fluides corporels, mais l’œuvre n’en provoqua pas moins un scandale49. Le désordre des draps barbouillés permit de lire l’œuvre comme la scène d’un crime sanglant ou une preuve de la relation triangulaire de Rauschenberg avec Cy Twombly et Jasper Johns50.

14 Submergée d’abord par ce « linge sale », la critique reconnut seulement après coup que Bed constituait un nouveau concept de tableau. En 1968, Leo Steinberg forgea le concept de flatbed pour décrire une conception postmoderne du tableau où une surface plane, opaque, documentaire vient se substituer au concept de fenêtre transparente propre à l’art de la représentation51. Steinberg a vu, dans le geste symbolique de Rauschenberg barbouillant de couleurs oreillers et couvre-lit et accrochant le lit au mur, un symptôme de ce tournant : « Placé là, dans la position verticale de “l’art”, il continue à travailler dans l’imagination comme l’éternel compagnon de notre autre ressource, la position horizontale, le plan dans lequel nous nous couchons pour engendrer, concevoir, et rêver52. » Dans le lit de Rauschenberg, le drap, objet du quotidien, devient

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toile sur laquelle des traces sont sédimentées – mais les plis eux-mêmes sont précisément aussi des gestes et des empreintes. Le motif du couvre-lit ne devait pas être effacé, il était au contraire un stimulant actif dans le processus de la peinture.

15 Comme nous espérons l’avoir montré, la médiation des dimensions textiles du lit a joué un rôle dans le rapport que l’ordre et l’informe entretiennent dans l’art depuis le XVIIIe siècle. L’intérêt pour l’informe a été constant mais les significations qu’on lui a données et les implications culturelles qu’il a pu avoir ont varié. En conclusion, nous aimerions montrer, par un dernier exemple, que les dimensions textiles du lit ne peuvent être pensées dans l’art si on les sépare de leur matérialité et de leur picturalité : en 1911, Sonia Delaunay cousit un dessus-de-lit abstrait pour le lit Empire de son fils Charles53. Ainsi fut conçue « une mosaïque d’étoffe cousue main de rectangles et de triangles irréguliers de couleur pure54 ». Dans cette mosaïque textile, les couleurs sont directement confrontées les unes aux autres et les contours, qui dans l’abstraction des Fauves prévalaient encore, sont abolis. Des invités du couple Delaunay l’ont définie comme « cubiste55 » et, dans les publications, la couverture apparaît seule, sans le lit. Mais ce qui reste incertain, c’est le lieu où la couverture a été reconnue comme un jalon dans l’histoire de l’abstraction : entre les mains de l’artiste, en tant que couvre-lit tendu sur le lit fait, ou comme couverture étendue sur le petit corps de Charles Delaunay.

NOTES

1. Voir Mario Codognato, « Sleepless », dans Sleepless: The Bed in History and Contemporary Art, Idem, Agnes Husslein-Arco (dir.), cat. exp. (Vienne, 21er Haus, 2015), Vienne, 2015, p. 9-38, p. 11: « allegory of humanity ». 2. Sur la peinture d’intérieur du XIXe siècle, voir Innenleben: Die Kunst des Interieurs – Vermeer bis Kabakov, Sabine Schulze, Christoph Asendorf (dir.), cat. exp. (Francfort-sur-le-Main, Städelsches Kunstinstitut et Städtische Galerie, 1998-1999), Ostfildern-Ruit, 1998 ; Ewa Lajer-Burcharth, Beate Söntgen (dir.), Interiors and Interiority, Berlin/Boston, 2015. 3. Sur le concept de textilité, voir Tristan Weddigen, « Notes from the Field: Materiality », dans The Art Bulletin, 95, 1, mars 2013, p. 34-36. Le concept de textilité, proposé par Tim Ingold, englobe une conception déterminée du « faire » [making] qui peut inclure des matériaux non-textiles. Nous nous limiterons à des exemples où des matériaux textiles sont seuls en cause. Mais l’application qu’Ingold fait de ce concept à propos du dessin est également perceptible dans les exemples que nous tirons de l’œuvre de Menzel et de Delacroix. Voir Tim Ingold, « The Textility of Making », dans Cambridge Journal of Economics, 34, 2010, p. 91-102. 4. Au XIXe siècle, d’autres artistes ont trouvé ce caractère informe de la modernité, non dans les textiles du lit, mais en d’autres éléments de celui-ci : Vincent van Gogh, par exemple, a enchâssé le lit vide dans l’ordre des coups de pinceaux, mais c’est dans la couleur qu’il suivait les traces de l’irrégulier (La Chambre à Arles, 1888, Amsterdam, musée Van Gogh). Édouard Vuillard cherchait le chaos dans la juxtaposition de motifs textiles prenant toutes sortes de formes et de plis (Grand- mère et enfant au lit bleu, 1899, Winterthur, Kunstmuseum).

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5. Voir Bettzeug auf einem Sofa [ Édredon sur un sofa], 1836, Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichkabinett : Menzel y témoigne du même intérêt pour les plis des coussins et pour ceux qui creusent profondément l’édredon. 6. Michael Fried, Menzel’s Realism: Art and Embodiment in Nineteenth-Century Berlin, New Haven/ Londres, 2002, p. 41 : « of auto-affection [and] self-pleasuring ». Voir également Adolf Menzel 1815-1905: Das Labyrinth der Wirklichkeit, Marie Ursula Riemann-Reyher, Claude Keisch (dir.), cat. exp. (Berlin, Nationalgalerie, Kupferstichkabinett ; Paris, musée d’Orsay ; Washington, National Gallery of Art, 1996-1997), Cologne, 1996, p. 88-89. 7. Fried, 2002, cité n. 6, p. 41 : « the body is present mainly at a certain remove or say indirectly ». 8. Voir entre autres Pelz des Künstlers [Le manteau de fourrure du peintre], vers 1840/1850, Munich, Alte Pinakothek, et aussi Abgenommene Vorhänge [Rideaux décrochés], 1850-1860, Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichkabinett où Menzel n’a pas besoin de l’inscription des corps pour faire apparaître les objets comme autant de traces d’une lutte. À propos des traces du corps, voir aussi Heidi Helmhold, Affektpolitik und Raum: Zu einer Architektur des Textilen, Cologne, 2012, p. 67-71. 9. Un lit défait, vers 1827, Paris, Musée national Eugène-Delacroix. Voir Heidi Helmhold, « Affect », dans Mateusz Kapusta et al., Textile Terms: A Glossary, 2016, ad vocem. Sur d’autres représentations de lit chez Delacroix, voir Maurice Sérullaz, Musée du Louvre, Cabinet des dessins. Inventaire général des dessins : École française : Dessins d’Eugène Delacroix, 1798-1863, Paris, 1984, I, p. 445-446. Sur l’importance du rendu des matières dans l’art réaliste, voir Boris Röhrl, Kunsttheorie des Naturalismus und Realismus: Historische Entwicklung. Terminologie und Definitionen, Hildesheim, 2003, p. 37-40. 10. A Bedroom: The Empty Bed, 1827, Londres, Tate Gallery. Voir aussi Study of Pink Bed-Curtains, 1827, Londres, Tate Gallery. 11. Plis et drapés dans les dessins français des XVIIe et XVIIIe siècles du musée des Beaux-Arts d’Orléans, Éric Pagliano (dir.), cat. exp. (Orléans, musée des Beaux-Arts, 2005), Orléans, 2005, p. 9-10 et p. 16. 12. Voir Gilles Deleuze, Le pli : Leibniz et le baroque, Paris, 1988, p. 9. À la Renaissance aussi, le drapé autonome est un représentant du corps, mais sa forme est arrangée par le peintre, et non par la vie, voir Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna : essai sur le drapé tombé, Paris, 2002, p. 20. 13. Dario Gamboni, Potential Images: Ambiguity and Indeterminacy in Modern Art, Londres, 2002, p. 61 : « bringing into play an opacity and suggestiveness that call representation into question ». 14. Gamboni, 2002, cité n. 13, p. 52. 15. Voir Grant McCracken, Culture and Consumption: New Approaches to the Symbolic Character of Consumer Goods and Activities, Bloomington/Indianapolis, 1988, p. 57. 16. Voir Wolfram Hoepfner (dir.), Geschichte des Wohnens, Stuttgart, 1999, I, p. 72. Voir également Peter Der Manuelian, « Furniture in Ancient Egypt », dans Jack M. Sasson (dir.), Civilizations of the Ancient Near East, Peabody [Mass.]/Bristol, 2001, III, p. 1623-1634. 17. Voir Gerd Heinz-Mohr, Lexikon der Symbole: Bilder und Zeichen der christlichen Kunst, Düsseldorf/ Cologne, 1981, p. 50 ; voir également Lawrence Wright, Warm & Snug: The History of the Bed, Londres, 1964. 18. Voir T’ai Smith, « Why Textiles Matter as Art (or Whatever) as Never Before », dans Wow! Woven? Entering the (sub)Textiles, Christian Egger (dir.), cat. exp. (Graz, Künstlerhaus, 2015), Graz, 2015 ; Sabeth Buchmann et al., « On the Significance of Textiles in Contemporary Thought and Praxis », dans Texte zur Kunst, 94, 2014, en ligne : https://www.textezurkunst.de/94/survey- significance-of-textiles/, consulté le 25/04/2016. 19. Entre autres, Cora von Pape, Kunstkleider: die Präsenz des Körpers in textilen Kunst-Objekten des 20. Jahrhunderts, Bielefeld, 2008 ; Philipp Zitzlsperger (dir.), Kleidung im Bild, Berlin, 2010 ; David Ganz, Marius Rimmele (dir.), Kleider machen Bilder: Vormoderne Strategien vestimentärer Bildsprache, Berlin, 2012 ; Gertrud Lehnert (dir.), Räume der Mode, Paderborn, 2012 ; Anna-Brigitte Schlittler, Katharina Tietze, Mode und Bewegung: Beiträge zur Theorie und Geschichte der Kleidung, Berlin, 2013 ; La mécanique des dessous : une histoire indiscrète de la silhouette, Denis Bruna (dir.), cat. exp. (Paris,

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musée des Arts décoratifs, 2013 ; New York, Bard Graduate Center, 2015), Paris, 2013 ; Barbara Vinken, Angezogen: Das Geheimnis der Mode, Stuttgart, 2013. 20. Sleepless…, 2015, cité n. 1. 21. Voir Bianca Theisen, « Chaos-Ordnung », dans Karlheinz Barck et al., Ästhetische Grundbegriffe, Stuttgart, 2000, I, p. 751-771 22. Voir Didi-Huberman, 2002, cité n. 12, p. 25. 23. Sur la dimension informe du textile dans la modernité, voir Didi-Huberman, 2002, cité n. 12, p. 85-126. 24. Voir Annik Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime : 3000 foyers parisiens, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, 1988, p. 275-287 ; David M. Mitchell, « “My Purple Will Be Too Sad for That Melancholy Room”: Furnishings for Interiors in London and Paris, 1660-1735 », dans Textile History, 40, 1, mai 2009, p. 3-28. 25. Sur le concept de « paroi textile » [pour textile Wand, nous adoptons la traduction proposée par Jacques Soulillou qui rappelle que Semper a constamment souligné la parenté des mots Wand (« mur, paroi ») et Gewand (« vêtement, habit »), NdT], voir Gottfried Semper, Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten, I. Die textile Kunst, Francfort, 1860, p. 227-231 [trad. fra. partielle : Du Style et de l’architecture : écrits 1834-1869, Jacques Soulillou (éd.), Marseille, 2007]. 26. Voir Jean-François Bimont, Principes de l’art du tapissier. Ouvrage utile aux gens de la profession, & à ceux qui les emploient, Paris, 1790, p. 20-53. 27. Voir Neil McKendrick, John Harold Plumb, John Brewer (dir.), The Birth of a Consumer Society: The Commercialization of Eighteenth-century England, Londres, 1982. 28. Mary D. Sheriff s’est employée à dégager, dans les scènes d’intérieur du XVIIIe siècle, la signification de la conception que l’époque se faisait de ce désordre arrangé et empreint d’une connotation érotique, qui apparaît tout particulièrement dans les éléments textiles du lit, voir Mary D. Sheriff, Fragonard: Art and Eroticism, Chicago, 1990, p. 129-130. Voir aussi Helmhold, 2012, cité n. 8, p. 85-95. 29. Par exemple Jean-Honoré Fragonard, La jeune fille faisant jouer son chien dans son lit, 1765-1772, Paris, Fondation Cailleux ; Nicolas de Launay, L’Épouse indiscrète, vers 1771, Paris, musée du Louvre. Voir aussi Didi-Huberman, 2002, cité n. 12, p. 25. 30. Les textiles originaux du XVIIIe siècle (et, partiellement, du XIXe siècle) ont été conservés et/ou reconstitués. Voir Charissa Bremer-David, « A Case Study of a Lit à la polonaise and Its Upholstery in a Brocaded Silk after Designs by Philippe de Lasalle », dans Anna Jolly (dir.), Furnishing Textiles: Studies on Seventeenth- and Eighteenth-Century Interior Decoration, Riggisberg, 2009, p. 115-126. 31. Vers 1765-1770, Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie. 32. Sur le contexte dans lequel ce dessin pourrait avoir été conçu, voir Les Fragonard de Besançon, Pierre Rosenberg (dir.), cat. exp. (Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, 2006-2007), Milan, 2006, p. 116-118, cat. 48. 33. Voir, entre autres, la gravure à l’eau-forte de Nicolas de Launay d’après Nicolas Lavreince, Le Billet doux, 1778, New York, The Metropolitan Museum of Art, inv. 54.533.19. 34. Les seules illustrations conservées de l’état d’origine proviennent de la revue Kunst, publié par l’ami de Loos, Peter Altenberg. La chambre à coucher appartenait à un logement de deux pièces, situé au 3 Giselastrasse (aujourd’hui Bösendorferstrasse) et qui fut payé par les parents de Lina Loos, la première épouse d’Adolf Loos, née Carolina Catharina Obertimpfler. Loos continua d’occuper l’appartement longtemps après le divorce en 1905. Le salon est dans les collections du Musée historique de la ville de Vienne, la chambre à coucher n’a pas été conservée. Elle fut reconstituée pour une brève période, voir Wege der Moderne: Josef Hoffmann, Adolf Loos und die Folgen, Christian Thun-Hohenstein, Matthias Böckl (dir.), cat. exp. (Vienne, Österreichisches Museum für angewandte Kunst, 2014-2015), Bâle, 2015.

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35. Wie sie sich betten: eine Ausstellung zur Kulturgeschichte des Schlafens, Katharina Eder Matt (dir.), cat. exp. (Bâle, musée d’Ethnographie, Musée suisse des Arts et Traditions Populaires, 1994-1995), Bâle, 1994, p. 9-16. 36. On n’a pas pu établir exactement de quel matériau il s’agissait. Dans la littérature consacrée à Loos, on s’en tient à la « batiste rayée » qui apparaît dans la description donnée en 1907 par Ludwig Hevesi. Andreas Vass, qui a reconstruit la chambre en 2014, éprouve des doutes sur ce point. Sur les photographies n’apparaissent pas les rayures caractéristiques de cette cotonnade de grand prix. Le plissé un peu raide et le prix très élevé que le tissu aurait atteint plaideraient plutôt pour une toile de lin. Andreas Vass, « Was ein Schlafzimmer alles kann », dans architektur- aktuell.at, page de blog du 9 décembre 2014 : https://www.architektur-aktuell.at/news/wege-der- moderne-blog-teil-1-was-ein-schlafzimmer-alle-kann, consulté le 02/12/2015. 37. Sur Loos, continuateur de Semper, voir Christina Threuter, « Stoffwechsel: Moderne Architektur als Bild », Wolkenkuckucksheim, X, 2, septembre 2006, en ligne : http://www.cloud- cuckoo.net/openarchive/wolke/deu/Themen/052/Threuter/threuter.htm, consulté le 21/03/2016. 38. Dans la conception de Loos, l’ornement, tout comme l’espace destiné au sommeil, est réservé au logement de la femme. Voir Adolf Loos, « Ornament und Erziehung », dans Sämtliche Schriften, I. Ins Leere gesprochen: 1897-1900, Franz Glück (éd.), Vienne/Munich, 1962, p. 391-398, en particulier p. 395. Sur d’autres projets de chambres à coucher, voir Eva Stricker, « Raum als Bekleidung: Zur Bekleidungsthematik bei Adolf Loos am Beispiel der Pilsener Umbauprojekts Wohnung Dr. Teichner », dans Ákos Moravánszky et al. (dir.), Adolf Loos: Die Kultivierung der Architektur, Zurich, 2008, p. 222-248, ici p. 240. 39. Kunst: Halbmonatsschrift für Kunst und alles Andere, 1, 1903, p. XIII : « weisse Tünche, weisse Vorhänge, weisse Angorafelle ». 40. La recherche récente a déjà mis en évidence, chez Loos, la représentation idéalisée de la femme et la prédilection sexuelle pour les femmes-enfants et les jeunes filles. Voir Megan Brandow-Faller, « Man, Woman, Artist? Rethinking the Muse in Vienna 1900 », dans Austrian History Yearbook, 39, avril 2008, p. 92-120, en particulier p. 107-115 ; Lisa Fischer, Lina Loos, oder, wenn die Muse sich selbst küsst: Eine Biographie, Vienne/Cologne/Weimar, 2007 ; Joseph Imorde, « Adolf Loos: Der Raumplan und das Private », dans Kritische Berichte, 34, 2, 2006, p. 33-48, en particulier p. 43-44. 41. Sur la chambre de Lina Loos comme chambre nuptiale sexualisée, voir Irene Nierhaus, « Text + Textil: Zur geschlechtlichen Strukturierheit von Material in der Architektur von Inneräumen », dans Cordula Bischoff, Christina Threuter (dir.), Um-Ordnung: Angewandte Künste und Geschlecht in der Moderne, Marburg, 1999, p. 84-95, en particulier p. 91. 42. Voir Egon Schiele, The Reclining Woman, 1917, Vienne, Leopold Museum, inv. 626. 43. Sur My Bed (1998, collection privée) comme autoportrait et autobiographie de Tracey Emin, voir Sidonie Smith, Julia Watson, « The Rumpled Bed of Autobiography: Extravagant Lives, Extravagant Questions », dans Biography, XXIV, 1, hiver 2001, p. 1-14. 44. Pour une typologie schématique de l’évolution des formes du lit, voir Katharina Eder Matt, dans Wie sie sich betten…, 1994, cité n. 35, p. 17-24. 45. Voir Els van Dongen, « Anthropology on Beds: the Beds as the Field of Research », dans Anthropology Today, 23, 6, décembre 2007, p. 23-26. 46. Sur la conception de Bed, voir Stefan Neuner, Maskierung der Malerei: Jasper Johns nach Willem de Kooning, Munich, 2008, p. 37 ; Barbara Rose, Rauschenberg, New York, 1987, p. 62-63 ; Calvin Tomkins, The Bride and the Bachelors: Five Masters of the Avantgarde: Duchamp, Tinguely, Cage, Rauschenberg, Cunningham, New York, 1976, p. 215-216. 47. Ce rapport a été établi pour la première fois par James Leggio, « Robert Rauschenberg’s Bed and the Symbolism of the Body », dans Idem, Essays on Assemblage, New York (Studies in Modern Art, 2), 1992, p. 79-117.

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48. En mettant de côté le rôle, magistralement décrit par Joseph Masheck, qu’ont pu jouer, pour la peinture moderne, la planéité du textile et le caractère all-over de l’ornement, on peut, en s’appuyant sur les exemples que nous proposons, s’interroger également sur le rôle que les plis textiles ont joué dans l’abstraction. Voir Joseph Masheck, Le Paradigme du tapis : prolegomé ̀nes critiques à une théorie de la planéité, Jacques Soulillou (trad.), Genève, 2011 [éd. orig. : « The Carpet Paradigm », dans Arts Magazine, 51, 1976, p. 82-109]. 49. Voir Monika Wagner, « Form und Material in Geschlechterkampf oder: Aktionismus auf dem Flickenteppich », dans Corina Carduff, Sigrid Weigel (dir.), Das Geschlecht der Künste, Cologne/ Weimar/Vienne, 1996, p. 175-196, ici p. 181-185. Tom Folland offre une vue d’ensemble détaillée de la place des textiles dans les premières combine paintings de Rauschenberg, « Robert Rauschenberg’s Queer Modernism: The Early Combines and Decoration », dans The Art Bulletin, 92, 4, avril 2014, p. 348-365. 50. Félix González-Torres utilise, au début des années 1990, les empreintes plissées de deux amants pour lever les tabous qui pèsent sur l’amour homosexuel. Voir Félix González-Torres, Untitled (Billboard of an Empty Bed), 1991. Sur la politisation des connotations sexuelles du lit, voir aussi Anne Röhl, « Bed-in », dans Aesthetics of Resistance, Pictorial Glossary, The Nomos of Images, 30 décembre 2015, en ligne : http://nomoi.hypotheses.org/312, consulté le 12/04/2016. 51. Leo Steinberg, « Reflections on the State of Criticism » (1972), repris dans Branden W. Joseph (dir.), Robert Rauschenberg ( October Files, 4), Cambridge [Mass.]/Londres, 2002, p. 7-39, en particulier p. 30. Le concept de flatbed (plateau) n’appartient pas au vocabulaire de l’architecture intérieure [comme le terme de Flachbett, « lit-plateau », NdT] mais à celui de l’imprimerie. 52. Steinberg, (1972) 2002, cité n. 51, p. 34 : « There, in the vertical posture of “art”, it continues to work in the imagination as the eternal companion of our other resource, our horizontality, the flat bedding in which we do our begetting, conceiving, and dreaming. » 53. Couverture, Paris, Musée national d’art moderne – Centre Pompidou, inv. AM 1143 OA. 54. Hilton Kramer, « Sonia Delaunay » (17 février 1980), repris dans The Revenge of the Philistines, Art and Culture 1972-1984, New York, 1985, p. 105-108, ici p. 107 : « a hand-sewn cloth mosaic of irregular rectangles and triangles of pure color ». Couverture est considéré comme une rupture dans l’art de Sonia et Robert Delaunay et comme une préfiguration des formes abstraites chez Paul Klee, Henri Matisse et d’autres artistes. Voir Arthur A. Cohen, Sonia Delaunay, New York, 1975, p. 49 ; Tom Slevin, Visions of the Human: Art, World War I and the Modernist Subject, Londres, 2015, p. 97-98. 55. Sherry A. Buckberrough, « A Biographical Sketch: Eighty Years of Creativity », dans Sonia Delaunay: a Retrospective, Robert T. Buck, Sherry A. Buckberrough, Susan Crane (dir.), cat. exp. (Buffalo, Albright-Knox Art Gallery, 1980), Buffalo [NY], 1980, p. 13-100, ici p. 25.

RÉSUMÉS

L’article examine le lit en tant qu’objet textile et en tant qu’espace pictural dans la période allant du XVIIIe au XXe siècle. Contrairement aux vêtements, les lits ont jusqu’ici été délaissés par la recherche en histoire de l’art. Nous abordons les questions touchant à la nature même du textile, qui oscille entre absence de forme et ordonnancement régulier. En commençant par le lit vide et défait, qui devient un sujet de représentation dans la première moitié du XIXe siècle (Adolph Menzel, Eugène Delacroix, Joseph Mallord William Turner), nous retraçons les liens entre

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absence de forme et modernité, et analysons les diverses permutations entre les modes textiles de l’ordre et du chaos (Jean-Honoré Fragonard, Lit à la Polonaise, Adolf Loos, Tracey Emin). La conclusion propose un rapprochement entre les draps froissés, l’abstraction et l’image postmoderne (Robert Rauschenberg, Sonia Delaunay).

This article investigates the bed as a textile object and pictorial space from the eighteenth to the twentieth century. Though garments have been widely studied, art history research in textiles has so far overlooked beds. The authors explore questions of textility, in particular the oscillation between textile formlessness and regularity. Starting with the empty, unmade bed as a subject in the first half of the nineteenth century (Adolph Menzel, Eugène Delacroix, Joseph Mallord William Turner), the authors relate textile formlessness to modernity and discuss permutations of textile modes of order and chaos (Jean-Honoré Fragonard, Lit à la Polonaise, Adolf Loos, Tracey Emin). They conclude by hypothesizing a link between crumpled bedding, abstraction and the postmodern image (Robert Rauschenberg, Sonia Delaunay).

INDEX

Mots-clés : lit, textile, iconographie, image, représentation, abstraction, ordre, chaos, forme Keywords : bed, textile, iconography, image, representation, abstaction, order, chaos, form Index géographique : Europe Parole chiave : letto, tessile, iconografia, immagine, rappresentazione, astrattismo, ordine, caos, forma Index chronologique : 1700, 1800, 1900

AUTEURS

ANIKA REINEKE Université de Zurich [email protected]

ANNE RÖHL Université de Zurich [email protected]

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When Modernity and Nationalism Intersect: Textiles for Dress in Republican China Lorsque modernité et nationalisme se croisent : les textiles vestimentaires dans la Chine républicaine

Mei Mei Rado

1 Following the fall of the Qing dynasty (1644-1911), the Republican era (1912-1949) in China witnessed rapid modernization of the textile industry, which went hand in hand with changing social life and dress styles. It was also a turbulent period with intensified national crises when China suffered from successive encroachments of foreign imperialist powers and eventually sunk into the Sino-Japanese War (1937-1945). At the intersections of global economic and political expansion, development of Chinese national industry, modern design reform, and fashion revolution, new textiles in the Republican period were charged with unprecedentedly complex meanings. They played an essential role in creating the visual and material surface of modern China, and were highly contested objects in Chinese nationalist pursuit and discourse on modernity, capturing and externalizing the yearnings and anxieties in a politically unstable and culturally transitional period. In official discourses and the popular imagination, the origins of production and stylistic sources of textiles frequently evoked issues of patriotism and China’s position in global power structures, whereas certain types of fabrics were central to the definitions and controversies of modern Chinese masculinity and femininity.

2 This essay will briefly examine the multivalent political and cultural meanings embedded in the production, design, materiality, and representations of dress textiles in Republican China. I will demonstrate how, in their own transformation and in fashioning modern Chinese appearances and identities, Republican textiles crystalized the inherent paradox between China’s endeavor for modernization in the Western mode and a resistance to Western and Japanese imperialist powers. While Republican Chinese textiles have been studied from the perspectives of technological history,

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economic history, and fashion history, scholars have not paid attention to their deeper cultural significance.1 This essay aims to shed light on this neglected aspect in order to understand how modern Chinese textiles were perceived, imagined, and experienced; methodologically, it seeks to explore the links between the visuality and materiality of textiles and their symbolic meanings.

Modern and Patriotic – The New Textile Industry

3 Traditional Chinese textile workshops centering on handicraft silk production in the region of the lower Yangtze River began to change in the second half of the nineteenth century. After defeat in the two Opium Wars (1839-1842 and 1856-1860), China signed a series of unequal treaties with Western countries that opened a number of trading ports on its East coast and granted the foreign powers privileged status of extraterritoriality in these ports. The resulting influx of wool and cotton into Chinese markets, as well as the introduction of machines and foreign investments, had a significant impact on indigenous textile manufacture. These unequal treaties also initiated a century-long foreign aggression and encroachment on China, undermining the traditional socio-economic structure and political stability. In response to such crises, between the 1860s and 1890s Qing reformist officials launched a series of projects to improve Chinese industry, driven by a goal of conquering the foreign powers by appropriating their science and technology. For textile manufacturing, the reform measures included importing steam-powered filatures for reeling silk cocoons and appointing foreign engineers.2 From the beginning, the transformation of Chinese textile production was marked by industrialization and a nationalist agenda, a struggle to resist Western and Japanese imperialism while embracing foreign machinery and management as the means for such a resistance.

4 This tension became more salient in the Republican period. Newly developed Chinese textile enterprises constantly competed with the imported fabrics market and with foreign factories and companies established in China. The success of the domestic textile industry depended on mechanization and modernization. Jacquard looms had been widely adopted by the 1910s, and in the 1920s, electrical-powered looms became the mainstream in the new textile factories, now centered in Shanghai.3 One leading Chinese manufacturer was the Mayar Silk Mills, founded there in 1920. By the mid-1930s, it had expanded into a multi-site company with 1200 electrical looms and 3600 employees.4

5 Industrialization in the Western mode already signified economic strength and political power in the late Qing dynasty; in the Republican period, it acquired an additional layer of symbolic meaning of modernity. Modernity in China, as the literary scholar Leo Ou- fan Lee elucidates, was associated with a “new historical consciousness” based on a linear conception of time and human progress. It emphasized the “new” and the “now” as “the pivotal point marking a rupture with the past and forming a progressive continuum toward a glorious future.”5 Derived from the Social-Darwinian theories translated by Chinese intellectuals at the turn of the twentieth century, this new historical consciousness became increasingly prevalent in the Republican period. In every aspect from intellectual discourse, social life, to material culture, modernity largely meant “Western civilization,” and modernization was equated with “Westernization.”6

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6 The modernity of Republican textiles was not simply constituted by the Western mode of mechanical production. As I will detail below, it was more directly shaped by and emanated through their fresh visual and material modes. By assimilating Western design and technology, Republican textiles created a whole new spectrum of patterns and textures, which radically departed from the tropes of traditional Chinese textiles. Silk remained the primary fashion fabric and major product of Chinese textile mills throughout the Republican period. However, traditional silk damasks, satins, and brocades with conventional auspicious motifs – now implying the backward, stagnant past – quickly faded out of fashion and were almost completely abandoned in urban areas by the mid-1920s. Western-style artificial silks and modern designs came to be associated with the fashionable and cosmopolitan. Chinese textile mills eagerly turned to the Western fashion of materials and designs for their products.

7 Synthetic silks were first imported in late Qing and began to be produced in China in the mid-1920s, and by 1937, artificial and semi-artificial silks (interweaving pure silk or wool and man-made threads) dominated the market.7 Often bearing exotic or poetic names such as “Paris satin” and “lingering fragrance crêpe,” synthetic silks had extensive varieties. In a sample book compiled by the Shanghai Silk Association in the mid-1930s with thirty-nine of the latest representative swatches from major Chinese textile mills in Shanghai, Zhejiang, and Jiangsu, fifteen are synthetic or semi-synthetic fabrics featuring various weave structures, textures, and sheen, including printed soft taffeta and jacquard with woven patterns. New types of fabrics were invented after foreign models. For instance, grosgrain (Chinese: ge) with ribbed effect in the weft direction, and often mixing wool and silk (pure or synthetic) threads, imitated and competed with imported Japanese fabrics of this type; the fanciful velvet dévoré with dramatically contrasted sheer ground and piled patterns, achieved by chemically removing part of the fibers, came into vogue in the 1930s, almost contemporaneously with Europe. Chemical dyes imported from European companies were widely adopted by the 1920s, allowing for more precise and colorfast printing.8 The industry of printed textiles developed rapidly in China. From the mid-1920s throughout the 1930s, light- weight, supple fabrics such as taffeta, crêpe, and chiffon with printed design eclipsed woven and embroidered textiles and dominated the fashion scene.9

8 Silk pattern designs in the Republican period moved away from the traditional stock and developed a modern repertoire. Traditional Chinese silk patterns were primarily constructed as visual puns or signs carrying auspicious meanings. Throughout the Qing dynasty, familiar motifs and forms were recycled without significant changes. In the Republican period, a modern concept of “industrial design” strongly influenced by Western and Japanese modes emerged, leading Chinese artists to focus on purely decorative and abstract patterns suitable for the textile medium and modern lifestyle. Chinese artists who studied in Europe and Japan adopted modern design principles and vocabularies to reform Chinese products.10 For example, Chen Zhifo (1896-1962), arguably the most important artist in promoting modern Chinese textile design, founded Shangmei Design Institute in Shanghai in 1925 upon his return from Tokyo. He published a series of drawings and theories on textile patterns.11 While the practice of drawing patterns for objects had long existed in imperial dynasties, “design” with a principle to match the patterns with the functions of objects, to reflect the spirit of contemporary life, and to convey good morality was an entirely new pursuit in China. Good modern design was further linked to nationalist discourse, as the painter and art

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theorist Yu Jianhua (1895-1979) eloquently stated in his influential book Laws of Latest Design (1926): “We Chinese wish to develop national industry and improve the quality of our goods in order to compete with the West and Japan, therefore, the first thing is to come up with good designs.”12

9 Major Chinese textile mills devoted great effort to creating innovative designs. For example, the Mayar Silk Mills in the mid-1930s staffed a team of seventy- eight members for developing textile patterns, headed by the Lyon-trained artist Li Youxing (1905-1982). New designs were released almost every week.13 Mayar’s summer 1936 catalogue states, “People’s desires and aspirations evolve when the time progresses, and the materials and patterns of silks must also follow the steps of our epoch to satisfy such desires. […] To seize the opportunity of the present and be prepared for the future, we should never stop researching [for new development and improvement].”14 Emphasizing change, a new era, and a vision of the future, this mission statement integrates textiles into the fast advancement of modern life, closely echoing the popular discourse on modernity in which rapid transformations and the newness of the present time were central themes. Two Mayar samples included in the aforementioned mid-1930s swatch book offer a glance into the company’s designs that reflected the spirit and aspirations “of the epoch”. Both are soft crêpes with floral prints in the Art Deco style, featuring abstract, vibrant patterns and bright, boldly contrasting colors. Their texture and design resonated with the contemporary Western vogue for dress textiles and created a sleek, dynamic modern look.

10 In addition to meeting the challenges brought by fast-paced modern times, Chinese textile manufacturers were also motivated by an ambition to promote “national products” (Chinese: guohuo) as a way to strengthen Chinese industry and resist foreign encroachment on China’s economy and sovereignty. Chinese textile mills played a leading role in the nationwide movement for boycotting imported goods and promoting domestic commodities. They enthusiastically advertised the comparability or superiority of their products to foreign imports and stressed the patriotic significance of purchasing domestic textiles. The Mayar Company, for example, presented itself as the “prominent pioneer in boycotting foreign goods.”15 Its printed silks were advertised as at once a battle against “foreign printed textiles that dominated the Chinese market” and “imitations of the latest Paris fashion, indistinguishable from the foreign ones.”16 These two seemly contradictory attributes in fact characterized a whole range of “national products” and indexed the inherent paradox of the nationalist pursuit in Republican China: Western goods and Western style posed imminent threats, as their consumption hampered the Chinese economy and national power; at the same time, Westernization as a means of modernization contributed to the patriotic goal, as it symbolized China’s “catching-up” with advanced foreign powers and elevated China’s status as an equal, modern nation-state on the international stage. The China-made conditions of production rather than stylistic origins defined the patriotic quality of modern goods.17 Westernized and domestically- made textiles were therefore modern, patriotic products ideally suited for the “enlightened” spirit and “correct” morality of new Republican citizens. However, the “modern” visuality and materiality of textiles also aroused controversies. As I will discuss in the next session, different types of new fabrics came to embody the “good” and “bad” aspects of modernity in popular imaginations and official discourses; textiles

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inextricably constituted a part in the country’s search for new identities and related debates.

Textiles and Modern Femininity

11 Republican textiles played a prominent role in defining the fashionability of dress and in foregrounding the visibility and dynamism of the body. They were crucial in fabricating modern Chinese appearances, which assimilated Westernized dress styles to emphasize the bodily contour and manifested the nationalistic pursuit of strong and healthy physiques. In constant debates on what modern Chinese men and women should wear, dress textiles for both genders were highly contested fields, charged with political and ideological significance. For example, the Republican government established Western-style frock coat and trousers as men’s official wear, for which the choice between wool (largely relying on imports) and domestically-produced silks became a subject of heated debates in the beginning of the new regime. Patriotic protests against wool finally led the government to mandate the sole use of Chinese black silk for such garments in the 1912 Clothing Law.18 Given that women were the primary force in fashion culture and textile consumption during the Republican period, and that female body and social roles were central to Chinese discourses on nationalism and modernity, I will focus on fabrics for women’s dress and examine how textiles served as a potent marker of modern femininity. In particular, I will discuss how certain types of materials and textures embodied the division and the tension between the images of “degenerate modern girls” and those of state-sanctioned virtuous modern women.19

12 Thanks to the movements for women’s liberation and education, Chinese women in the Republican period became more visible and mobile within society. New types of modern women emerged during this period, including westernized female students, society ladies, and public women such as dance hostesses and film actresses. Women’s fashion became increasingly body-conscious and closely followed the international vogue. Western-style clothing was adopted, and indigenous fashion developed hybrid styles synthesizing traditional Chinese sartorial elements and Western-inspired designs or fabrics. From the 1910s to the 1920s, women’s dress evolved from a jacket-skirt or jacket-trouser ensemble to one-piece loose-cut qipao gown, and by the early 1930s, the close-fitting, streamlined form of the qipao was fully established as the ubiquitous style for women. Such style featured a slim cut that echoed the natural bodily curves, side slits that partially revealed the legs, side closure, and a standing collar.20

13 Textiles for fashionable dress often conveyed the distinctions between different categories of modern women. For instance, a 1925 fashion report offers detailed observations on women’s identities as coded in the materials, texture, patterns, and origins of the textiles they sported: Europeanized female students could be recognized by their “exuberant silk, especially imported crêpe with floral patterns and exquisite European gauze,” while most stylish and sophisticated “ladies in their twenties and thirties from prominent families” “wore elegant silk, but never dull wool,” preferring “ changeant damask,” “silk poplin,” “romantic French crêpe with floral prints,” and “deep blue and pure black silk with luster.”21

14 Thin, diaphanous fabrics popular in the early 1930s were probably the most controversial type of textiles in Republican China. Revealing the female body, they

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aroused anxiety about Chinese women’s sexual empowerment and moral “degeneration”; and through the same tendency of exposure, they drew attention to the physicality of the female body, externalizing the collective pursuit of a healthy female physique. See-through dress was first adopted by the Shanghai movie actress Yang Naimei (1904-1960) in the late 1920s.22 One of China’s first generation of movie stars, Yang came from a wealthy and educated family, but she went against its wishes to become a movie actress in the 1920s, when such a public career was not deemed respectable for well-to-do ladies. She led an extravagant lifestyle and became a trendsetter in the fashion scene.23 Yang’s screen characters and public image characterized by audacious sexuality imbued sheer fabrics with a sexy, immoral, and rebellious undertone.

15 This implication of see-through fabrics was deeply anchored in the public imagination, as illustrated by a 1934 poster for a liquor company, which depicts a free-spirited, but morally dubious woman after a night rendezvous (suggested by the two wine glasses) clad in a revealing qipao made of sheer silk with striped patterns. The flimsy fabric cut in the simple shape without darts and folds exposes her slip and flesh beneath, while the high slits of the dress, accentuated by her crossed legs, open wide to allow a full view of her calf and lace-trimmed underwear. This picture captures well the subtle interplay between the sartorial form of the qipao, the textile, and the body, and her image exemplifies the liberated, highly Westernized “modern girls” who indulged in material decadence and casual love – a stereotyped image also popularized by movies and literature of the period. The see-through textile of her dress formed the most immediate visual code for such a message. Although images of “modern girls” fascinated the literary and cinematic imaginations, they were frequently condemned in the moralistic and authoritative discourse as the negative, evil manifestation of modernity and a hindrance to China’s national progress.

16 Despite such stigma, see-through fabrics ascended to mainstream fashion in the mid-1930s, worn by actresses and society ladies alike. Apart from the power of the fashion craze, the social acceptability of these revealing textiles was supported by the widely shared value of physical liberation and the patriotic discourse on the importance of the healthy female body for national salvation. In the twentieth century, especially with the influence of the New Culture Movement that took place in the 1910s, individual freedom became a widespread social value in China, and this value advocated the liberation of the female body as the antithesis to the “suppressed” one in the imperial past when women had bound feet, flattened chest, and a body completely hidden beneath ample clothing. Meanwhile, the nationalistic agenda for China’s salvation also emphasized a natural and robust female physique. In light of women’s reproductive role, the fragile body of Chinese women was deemed as the major cause of the weakness of the Chinese race, and hence, of national vulnerability. Both discourses culminated in the 1930s when the national crisis intensified, converging on a collective cult for training and displaying wholesome female bodies. In popular lifestyle magazines, images of Western and Chinese women with exposed bodies in swim suits and revealing clothing, together with full nudes, were ubiquitous, all subsumed under a coherent theme of the “beautiful and natural” body required in the modern epoch.24 In this context, see-though fabrics participated in the national display of the modernized Chinese female physique, representing this new attitude towards and expectation of women’s bodies.

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17 In contrast to the sensual see-through fabrics, the plain, demure Indanthrene cloths [Chinese: yindanshilin bu] represented the exemplary femininity propagandized by the Republican government in the mid-1930s. “Indanthrene cloth” referred to monochrome cottons produced with the colorfast, synthetic Indanthrene dyes, first introduced by the German company I.G. Farben in the 1920s and manufactured in Shanghai.25 Indanthrene cloth had become very popular since the mid-1930s, especially the dark blue shade. Its subdued elegance and durability ideally suited the modest lifestyle and virtuous womanhood advocated by the New Life Movement. Launched by the government in 1934, this movement promoted a disciplined, patriotic lifestyle with traditional Chinese virtues, combined with modern scientific knowledge, in order to revitalize social morality and strengthen national power. The excessive and ostentatious Westernized lifestyle was a major target attacked by this movement, as it symbolized degeneration and treason. Drawing on Confucian ethics of conduct, the movement redefined the role of modern women, reviving the traditional model of the “wise mother and good wife” but imbuing it with modern sophistication.26 The very antithesis of the frivolous, irresponsible “modern girls,” the “virtuous women” should have a strong sense of duty for family, society, and nation. Primarily defined by their “womanly roles” in a reinforced patriarchal social structure, they were imagined as possessing the essence and authenticity of the Chinese nation – the timeless motherly figure that nurtures the country’s future. The advertisement campaign for the Indanthrene cloths in the heyday of the New Life Movement produced a series of images of modern women conforming to this new role model, successfully connecting this type of textile with educated, savvy, and “morally correct” housewives. Despite the fact that the Indanthrene dyes almost completely depended on German imports until the outbreak of World War II,27 the images of women purchasing and wearing Indanthrene textiles implied a patriotic gesture of frugal and wise consumption. This mode of consumption was regarded as an act of saving state resources and hence an essential contribution to national salvation.

18 The blue Indanthrene cloth was so closely associated with this idealized Chinese womanhood in Republican China, and such an iconic image embeds deeply in the memory. Half century later, the famous Chinese poet Mu Xin (1927-2001), who spent his youth in Shanghai in the 1940s, suffered during the Cultural Revolution, and lived in New York from the 1980s onwards, sentimentally recalled how blue Indanthrene cloth embodied “the graceful and dexterous quality of Chinese women” and exuded “a natural sense of motherhood and sisterhood” of the time before the Communist regime.28 Such fabric captured the atmosphere of a bygone era and became an ever- lasting symbol in nostalgic longings.

19 In short, modernity and nationalism constituted two central themes in the manufacture, design, consumption, and representations of Republican dress textiles. Embedded in these new textiles was an inherent tension between China’s endeavor for modernization through Westernization and a resistance to foreign imperialism. While the former could effectively serve the purpose of the latter under the overarching interest of enhancing national power, the quest for modernization in the Western mode also gave rise to a fear of losing Chinese authenticity through unchecked Westernization. Republican textiles served as a rich field where they manifested the political and cultural concerns in a transitional period; their visuality and materiality were encoded with aspirations, anxieties and struggles.

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NOTES

1. Zhao Feng et al., Zhongguo sichou tongshi [The general history of Chinese silk], Suzhou, 2005, chapter IX, p. 585-672; Xu Zheng, Minguo shiqi (1912-1949) jiqi sizhi pinzhong he tu’an yanjiu [A Study on the Categories and Patterns of Industrial Silks in the Republican Period] (Ph.D. dissertation, Donghua University, 2014), Hangzhou, 2014; Antonia Finnane, Changing Clothes in China: Fashion, History, Nation, New York, 2008, chapter V, p. 101-138. 2. Shih Min-hsiung, The Silk Industry in Ch’ing China, E-tu Zen Sun (transl.), Ann Arbor, 1976, p. 29-32. 3. Xu, 2014, cited n. 1, p. 18-19, 23-24. 4. Xu, 2014, cited n. 1, p. 158, 161. 5. Leo Ou-fan Lee, “In Search of Modernity: Reflection on a New Mode of Consciousness in Modern Chinese Literature and Thought,” in Paul A. Cohen, Merle Goldman (eds.), Ideals across Cultures: Essays in Honor of Benjamin I. Schwartz, Cambridge [Mass.], 1990, p. 109-136, p. 110-112. 6. Leo Ou-fan Lee, Shanghai Modern: The Flowering of A New Urban Culture in China, 1930-1945, Cambridge [Mass.]/London, 1999, p. 45. 7. Xu, 2014, cited n. 1, p. 29-30; Zhao et al., 2005, cited n. 1, p. 618. 8. Zhao et al., 2005, cited n. 1, p. 623. 9. Zhao et al., 2005, cited n. 1, p. 623. 10. Xu, 2014, cited n. 1, p. 91. 11. Li Youguang and Chen Xiufan (eds.), Chen Zhifo ranzhi tu’an [Textile Patterns Designed by Chen Zhifo], Shanghai, 1986. 12. Yu Jianhua, Zuixin tu’an fa [Laws of Latest Design], Shanghai, 1926, Preface, n.p. 13. Xu, 2014, cited n. 1, p. 19, 94. 14. Mayar Silk Mills, Xiaji zhuanhao [Summer Catalogue], Shanghai, 1936, n.p. 15. Shanghai Chouduan Tongye Gonghui [Shanghai Silk Association], Guochan chouduan yangben [Swatches of domestically-made silks], Shanghai, n.d. [mid-1930s], fol. 15ro. 16. Shanghai Silk Association, mid-1930s, cited n. 15, fol. 27ro. 17. For more discussion on the “National Products” movement, see Karl Gerth, China Made: Consumer Culture and the Creation of the Nation, Cambridge [Mass.]/London, 2003. For the similar “catch-up” strategy of Westernization in clothing and textiles during the Meiji period in Japan, see, for example, Ken’ichiro Hirano, “The Westernization of Clothes and the State in Meiji Japan,” in Giorgio Riello, Peter McNeil (eds.), The Fashion History Reader: Global Perspectives, London/ New York, 2010, p. 405-415; Sally Hasting, “The Empress’ New Clothes and Japanese Women, 1868-1912,” in The Historian, 55, 4, 1993, p. 677-692. However, Westernization in Japan led to the reinvention of Japanese tradition, which is not the case in China. 18. For a discussion on this Clothing Law, see Gerth, 2003, cited n. 17, p. 110-111. 19. For discussions of debates on modern Chinese womanhood in Republican China, see, for example, Louise Edwards, “Policing the Modern Woman in Republican China,” in Modern China, 26, 2, 2000, p. 115-147; Sarah E. Stevens, “Figuring Modernity: The New Woman and the Modern Girl in Republican China,” in NWSA Journal, 3, 15, 2003, p. 82-103; and Hsiao-pei Yen, “Body Politics, Modernity and National Salvation: The Modern Girl and the New Life Movement,” in Asian Studies Review, 29, 2, 2005, p. 165-186. 20. For more discussions on fashion styles and different female archetypes in Republican China, see Mei Mei Rado, Shanghai Glamour: New Women 1910s-40s, I, in Fashion at MOCA: Shanghai to New York, exh. cat. (New York, Museum of Chinese in America, 2013), New York, 2013. For more discussions on the qipao, see Mei Mei Rado, “The Qipao and the Female Body in 1930s China,” in Elegance in the Age of Crisis: Fashions of the 1930s, Patricia Mears, Bruce Boyer (eds.), exh. cat.

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(New York, Museum of Fashion Institute of Technology, 2014), New Haven, 2014, p. 181-197, p. 183-188; Antonia Finanne, Changing Clothes in China: Fashion, Modernity, Nation, New York, 2008, chapter VI, p. 139-176. 21. Long Chang, “Jin ershiwu nian lai zhi Zhongguo gepai zhuangshi” [Various Chinese dress styles in the latest twenty-five years], in Li Yuyi et al., Qingmo Minchu Zhongguo geda duhui nannü Zhuangshi lunji [Essays on men and women’s clothing in major Chinese metropolises during the late Qing and early Republican period], Shanghai, 1925 [reprint, Hong Kong, 1972], p. 23-28, p. 26-27. 22. Wanxiang Gezhu, “Shi Naimei zhuang” [On “Naimei dress”], in Beiyang hua bao [North China Pictorial], Tianjian, July 23, 1929, p. 2. 23. For discussions on the Chinese star system and the images of movie actresses in the Republican period, see Hui-ling Chou, Biaoyan Zhongguo: nümingxing, biaoyan wenhua, shijue zhengzhi, 1910-1945 [Performing China: Actresses, Performance Culture, Visual Politics, 1910-1945], Taipei, 2004; Michael G. Chang, “The Good, the Bad and the Beautiful: Movie Actresses and Public Discourse in Shanghai, 1920s-1930s,” in Zhang Yingjin (ed.), Cinema and Urban Culture in Shanghai, 1922-1943, Stanford, 1999, p. 128-159; Anne Kerlan, “The Making of Modern Icons: Three Actresses of the Lianhua Film Company,” in European Journal of East Asian Studies, 6, 1, 2007, p. 43-73. On Yang Naimei’s family background, stardom, and lifestyle, see Chang, 1999, cited n. 23, p. 133-137. 24. Rado, 2014, cited n. 20, p. 188-192. 25. Chen Bin and Wang Shichun, Enkun huanyuan ranliao: Yindanshilin ranliao [Anthraquinone Dyes, aka. Indanthrene Dyes], Shanghai, 1948, p. 2-3; Zhao et al., 2005, cited n. 1, p. 624. 26. Kai-shek Chiang, May-ling Soong Chiang, Walter Hanmng Chen, The New Life Movement, Nanjing, 1936. 27. Chen and Wang, 1948, cited n. 21, preface, n.p. 28. Mu Xin, “Shanghai fu: zhiren yishan buren ren” [Rhapsody of Shanghai: Clothes that Matter], in Gelunbiya de daoying [The Reflection of Columbia], Guilin, 2006, p. 149-165, p. 165.

ABSTRACTS

This essay examines the multivalent political and cultural meanings embedded in the production, design, materiality, and representations of clothing textiles in the Republic of China (1912-1949). Undergoing industrialization and design reform, Republican textiles were an important marker of Chinese modernity and played a prominent role in fashioning new Chinese appearances. At a time when China was going through intense national crises, ideas and discourses on Republican textiles crystalized the inherent paradox between China’s endeavor for modernization in the Western mode and resistance to foreign imperialism.

L’article examine les multiples significations politiques et culturelles inscrites dans la production, la conception, la matérialité et les représentations des textiles à usage vestimentaire dans la Chine républicaine (1912-1949). Durant la période, les réformes industrielles touchent également la production textile et la conception du vêtement. Les textiles sont un marqueur important de la modernité chinoise et jouent un rôle éminent dans l’invention d’une nouvelle façon de s’habiller. Alors que la Chine est plongée dans des crises nationales d’ampleur croissante, l’imagination et le discours sur les textiles cristallisent le paradoxe inhérent qui existe entre les efforts de modernisation chinoise à l’occidentale et la résistance à l’impérialisme.

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INDEX

Parole chiave: industria tessile, moda, femminità, genere, identità, modernità, nazionalismo, patriottismo Keywords: textile industry, fashion, feminity, gender, identity, modernity, nationalism, patriotism Mots-clés: industrie textile, mode, féminité, genre, identité, modernité, nationalisme, patriotisme Geographical index: Chine, Japon Chronological index: 1900

AUTHOR

MEI MEI RADO Bard Graduate Center [email protected]

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Une robe de femme d’origine préhispanique dans l’extrême Nord des Andes du Pérou : l’anaco The Anaco: A Woman’s Dress in Peru’s Andean Far North

Françoise Cousin et Anne Marie Hocquenghem

L’anaco de Sondorillo

1 De 1987 à 2013 Anne Marie Hocquenghem a constitué une collection de tissus utilisés par les paysans dans les vallées de la côte pacifique et des versants andins du département de Piura, situé dans le Nord du Pérou à la frontière avec l’Équateur1. Dans cet ensemble une robe noire en laine de mouton, acquise en 1989 et provenant du district de Sondorillo, province de Huancabamba, attire l’attention car très peu de femmes, et uniquement dans cette zone, portaient alors ce vêtement aujourd’hui introuvable. Cette robe porte localement le nom d’anaco.

2 Modèle préhispanique, témoignage des évolutions consécutives à la conquête espagnole ? Après une description de ses techniques de tissage et d’assemblage nous tenterons de mettre en évidence son origine préhispanique. Ce travail s’appuiera sur des enquêtes de terrain, sur la comparaison avec les robes retrouvées dans le matériel archéologique et avec les descriptions coloniales et républicaines de celles portées par les Indiennes péruviennes, enfin sur l’étude de quelques survivances actuelles proches de ce modèle.

Le tissage

3 Dans les Andes de Piura, ce sont les femmes qui filent la laine de mouton et tissent sur un métier à dossière2. Les fils de laine, tordus en S, sont très brillants et d’une profonde couleur noire qui doit avoir été obtenue, comme de coutume dans cette région, en les

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faisant tremper dans une décoction de noyaux de tara ou taya, une Fabacea, la Caesapinia spinosa, mélangée à de la boue.

4 L’ourdissage de la chaîne se fait en continu et les fils de trame sont, eux aussi, continus. Trois lés longs de 288 cm et sensiblement de la même largeur (entre 52,1 et 55,8 cm) sont tissés. Les fils de chaîne sont doublés et les fils de trame simples, on en compte respectivement 14 au cm et 4,5 au cm. Le tissu obtenu est une toile à dominante chaîne c’est-à-dire que seule la chaîne est visible3. Chaque lé présente quatre lisières et un espace légèrement irrégulier, qui correspond à la fin de son élaboration, est visible là où la tension est telle qu’il devient difficile de passer la trame. L’ensemble pèse quatre kilos.

L’assemblage

5 Les trois lés, chaîne disposée à l’horizontale et trame à la verticale, sont cousus lisière longue contre lisière longue par un point d’assemblage4 réalisé avec un fil double de la même laine noire, de façon à obtenir une surface bien plane et uniforme. L’utilisation de la même laine vise, entre autres, à ne pas risquer de couper les lisières. Les extrémités des lés correspondant à la fin du tissage se trouvent du même côté. Un grand rectangle de 288 cm de large sur 160 cm de haut est ainsi obtenu.

6 Ce rectangle est ensuite plié en deux dans le sens de la largeur et les petites lisières sont assemblées sur 128 cm de haut, par un surjet vertical chevauchant, que d’Harcourt5 propose d’appeler « à points de surjet croisés », réalisé avec des fils de différentes couleurs vives. Un large tube est ainsi constitué, laissant libres les deux angles du lé supérieur sur 32 cm de hauteur.

7 Le montage n’est pas terminé. En effet, le haut du tube est cousu partiellement par un surjet à points croisés, en fils dans les mêmes couleurs que précédemment soit, à partir de la pliure, une longueur laissée libre de 19 cm destinée au passage du bras droit, un tronçon cousu d’un peu plus de 39 cm, une ouverture de 26 cm pour la tête, puis de nouveau un tronçon cousu d’un peu plus de 39 cm, enfin une longueur libre de 18,5 cm qui forme un angle libre avec les 32 cm non cousus par le surjet vertical. Les bords libres sont ornés d’un petit surjet simple de fils colorés.

8 Trois points de couture sont donc utilisés pour la réalisation de la pièce vestimentaire, dont deux servent à l’assemblage. Il est intéressant de comparer leurs fonctions respectives et de voir les choix techniques opérés. La couture avec le premier, avec un fil de même nature que pour le tissu lui-même, lie ensemble, noir sur noir, les trois lés de manière à obtenir une surface parfaitement plane de manière invisible. Tout différent est le deuxième point d’assemblage : il s’agit ici d’obtenir une couture solide, qui est réalisée avec des fils multicolores, en tronçons réguliers, tranchant sur le noir de la robe. Non seulement elle est très visible mais, au contraire de la précédente, elle forme également une crête en relief. Quant au troisième point de couture, il s’agit d’un surjet simple, régulier aux points assez rapprochés, exécuté avec les mêmes fils multicolores. Outre sa fonction décorative, il borde les lisières non cousues et contribue à leur consolidation. La robe ainsi formée est très ample et trop longue pour être portée telle quelle.

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Le port de la robe

9 Miguel Justino Ramirez Adianzén, né en 1906 et curé de Huancabamba pendant 12 ans, décrit l’anaco tel qu’il était porté avant 1969 et qu’il appelle capuz, mot espagnol désignant un vêtement de deuil long et large avec une capuche et une traîne6. Les femmes qui le portent sont des chinas, des indiennes. Une ceinture, cushma, généralement blanche ou à rayures, divise le capuz en deux parties. Cette tunique est constituée de trois lés de laine noire unis par des coutures horizontales en laine noire. Le haut est fermé par des coutures horizontales qui laissent des ouvertures pour les bras et la tête. Ces coutures et celle verticale sur le côté gauche, appelées cumbau, sont réalisées avec des fils de différentes couleurs. Le lé supérieur est remonté au-dessus de la ceinture formant une poche sous la poitrine pour garder quelques petits objets personnels. Le bas est plissé dans le dos : pour obtenir un tel effet on humidifie et on tend le tissu, puis on forme les plis qui sont maintenus pendant plusieurs jours sous de lourdes pierres, servant de presse.

10 Cette robe si élégante tend à disparaître, remarque l’auteur. Le plus souvent les femmes indiennes portent seulement le bas, une jupe de laine noire plissée, retenue par une ceinture sur une blouse de percale de couleur ou à fleurs ornée de dentelles, jusqu’aux chevilles pour les femmes mariées et à mi-mollet pour les jeunes filles. L’emploi du terme anaco semble indiquer que le nom de capuz s’est perdu avant 1969. C’est la jupe qui conserve jusqu’à aujourd’hui le nom d’anaco, portée avec un châle de laine de 30 à 40 cm de large, ultérieurement en toile de coton. Il est généralement blanc mais peut aussi être uni, rouge ou vert, et violet en cas de deuil. Deux autres morceaux de toile servent l’un de foulard noué autour du cou et l’autre de turban.

11 Le professeur Ricardo Adolfo La Torre Alvarado a inclus dans sa récente monographie de Huancabamba un rare, donc très précieux, témoignage sur ce costume dans les années 1980 ou 19907. Sur une photo, prise sur la place de la ville, figurent deux paysannes portant un anaco noir et un châle blanc. L’épais surjet vertical est bien visible sur le côté gauche et une épingle double, ornée de fils de couleur, est attachée au niveau du cœur. Un chapeau de paille a remplacé le turban et les sandales, oshotas, sont en pneu. Actuellement, comme en témoigne une photo prise près de Sondorillo en 2010, le lé supérieur a été remplacé par une blouse colorée de tissu industriel, les deux autres forment une jupe de laine noire, plissée dans le dos, toujours appelée anaco.

12 Qu’il s’agisse du tissage, de l’assemblage et du port de la robe, que trouve-t-on dans les données archéologiques et ethno-historiques pour relier le présent au passé ?

Les évidences d’une origine préhispanique

En ce qui concerne le tissage

13 Dans les Andes péruviennes l’usage du métier à dossière ainsi que l’obtention de tissus à quatre lisières est attesté à la période précéramique à partir de 2000 av. J.C.8. Un vase peint dans le style mochica (côte nord du Pérou, vers 500 ap. J.C.) représente un atelier de tissage où les femmes tissent sur de tels métiers, sous la direction des hommes9. Le métier est mentionné et représenté dans les textes et les illustrations de nombreux auteurs10 de la conquête espagnole à nos jours.

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14 Les tissus préhispaniques ne sont jamais coupés, les formes des vêtements sont obtenues soit directement sur le métier, soit en cousant plusieurs pièces. Garcilaso de La Vega note en 160911 à propos de la vie et des travaux des femmes au temps des Incas que leurs tissages présentaient quatre lisières, qu’elles ourdissaient la chaîne à la mesure des tissus nécessaires pour élaborer chaque vêtement. Ceux-ci n’étaient pas coupés, insiste-t-il, mais gardés entiers, les vêtements élaborés avec les pièces au sortir du métier de la longueur et la largeur voulues. Il ajoute qu’en cas de raccommodage, celui-ci était exécuté de manière à reconstituer la continuité des fils.

15 Encore actuellement il est impensable pour un Andin de couper un tel tissu. Le tissage à quatre lisières et la continuité des fils de chaîne et des fils de trame semblent être en rapport avec le système de pensée dualiste andin qui implique que chaque entité est composée de deux moitiés. L’interruption de l’entrecroisement des fils de chaîne et de trame signifierait la séparation des deux moitiés opposées et complémentaires qui constituent le tissu et sans lesquelles il ne saurait être12.

En ce qui concerne l’assemblage

16 Des robes et châles féminins ont été mis au jour lors des fouilles de plusieurs sites13. À Cahuachi, dans le département de Nasca sur la côte sud du Pérou, ils avaient été déposés en offrande, entre le Ier et le IIIe siècle de notre ère. L’assemblage des robes étudié par Mary Frame14 ainsi que leur grand pli dorsal peuvent être rapprochés de l’ anaco de Sondorillo. Pour la plupart en coton, les robes de Cahuachi sont composées de deux lés présentant quatre lisières, longs de 3 à 3,5 m de long sur 70 à 80 cm de large. Les lés, chaîne disposée à l’horizontale, auraient été pliés en deux, leurs petites lisières unies par une couture verticale, puis joints par une couture horizontale. Un jeu de plis verticaux et horizontaux permet de réduire la largeur et la hauteur de la robe. La pliure horizontale est fermée par deux coutures de façon à laisser trois ouvertures horizontales, deux sur les côtés et une au centre, qui permettent le passage des bras et de la tête. Comme l’indiquent les robes tissées des figurines féminines déposées dans les tombes nasca, ainsi que l’iconographie de ce style, le grand pli vertical des robes de Cahuachi se plaçait dans le dos.

17 Plusieurs robes provenant des sites incas des vallées de Lurín et d’Ica, au sud de Lima, ainsi que quelques robes-miniatures qui revêtent les figurines féminines incas montrent les mêmes dispositions. Une paire de grandes épingles, appelées tupu en quechua, retenait l’assemblage sur les épaules et une ceinture serrait la robe à la taille15.

18 Les lés des robes préhispaniques, du début de notre ère à la fin de l’époque inca, semblent avoir été assemblés suivant un même modèle. Mais si les robes de style nasca, comme l’est l’anaco de Sondorillo, sont fermées par une couture verticale sur le côté et sont cousues sur les épaules, celles de style inca ne le sont pas, elles sont juste retenues sur les épaules à l’aide de tupu. L’iconographie préhispanique, à partir du début de notre ère et dans les styles tant de la côte que des hautes terres, atteste que certaines femmes retenaient leur robe sur les épaules à l’aide des tupu, dont les pointes sont piquées vers le haut16. En or, argent, bronze ou cuivre et de diverses formes, ces épingles figurent parmi le matériel funéraire17.

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En ce qui concerne le port

19 Si les vêtements féminins, châle et anaco, se portent la chaîne des lés et les ouvertures pour la tête et le bras droit, à l’horizontale, le vêtement masculin composé de deux lés, uncu puis poncho18, se porte à l’inverse, la chaîne et l’ouverture pour la tête à la verticale.

20 L’opposition se remarque dans toutes les illustrations, des chroniques coloniales aux photographies prises de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Elles attestent que toutes les robes des femmes indiennes, que ce soit sous l’Empire inca ou après la conquête espagnole, parmi la noblesse ou le commun, présentaient une ouverture horizontale pour la tête. À l’inverse les tuniques des hommes sont figurées avec une ouverture verticale, comme l’uncu préhispanique, la cushma amazonienne et le poncho19. Cette opposition n’est pas fortuite. Elle permet de distinguer les deux sexes, les deux moitiés opposées et complémentaires qui composent toute société selon le système de pensée dualiste andin comme on l’a vu plus haut.

21 En ce qui concerne les robes de la côte pacifique, Francisco de Xerez et Juan Ruiz de Arce, deux soldats débarqués avec Francisco Pizarro en 1532, remarquent que la robe en coton des Indiennes est longue et traîne sur le sol, à la manière des robes des femmes de Castille20. Deux décennies plus tard le soldat Pedro Cieza de León note que le vêtement des Indiennes est grand et large et comprend des ouvertures sur les côtés pour les bras21. En 1599, Fray Diego de Ocaña fait la même observation. La robe, sans d’autres ouvertures que celles par où sortaient la tête et les bras était d’ordinaire de coton noir, parfois une moitié d’une couleur et l’autre d’une autre22. Le carme Antonio Vásquez de Espinosa note qu’à Piura, au début du XVIIe siècle, les Indiennes s’habillaient avec un grand sac noir en coton, avec une traîne comme les chanoines. Plus la femme était de haut rang et plus longue était sa traîne, en rapport avec l’autorité de celle qui la portait23. La comparaison avec un sac laisse penser que les robes étaient, comme les robes préhispaniques de Cahuachi et comme l’anaco de Sondorillo, cousues sur le côté.

22 Sur les hautes terres andines, la robe en laine est décrite par Cieza de León, qui traverse en 1548 le territoire des indiens Panzaleos, dans l’actuelle province de Pichincha au sud de Quito. Certaines femmes, très élégantes, sont vêtues à la mode de Cusco. Une longue manta, couverture en espagnol, qui ne laisse dépasser que la tête et les bras, est retenue à la taille par une corde appelée chumbe, d’excellente qualité et très belle. Une deuxième manta, dénommée liquida, plus fine que la première, leur recouvre les épaules et le dos jusqu’aux pieds. Pour tenir leurs mantas ces femmes utilisent de grands topo, à large tête, en argent ou en or. Elles ont un ruban sur la tête et des oxotas en paille tressée aux pieds24. Le vocabulaire de Diego Gonzalez Holguín indique qu’en quechua, langue imposée par les Incas aux caciques des populations qu’ils avaient soumises, chumpi désigne une étroite ceinture de femme, lliclla la manta, tupu le topo avec lequel elles attachent la robe, ttipqui l’épingle ou petit topo qui retient la manta du dessus, et ussuta les chaussures25. Que Cieza de León note que c’est d’une manta que se couvrent les femmes vêtues à la mode de Cusco laisse supposer que leurs robes, comme celles des Incas, n’étaient pas fermées par une couture verticale sur le côté.

23 Le jésuite Bernabé Cobo, qui a vécu à Cusco de 1609 à 1613 et circulé de 1615 à 1626 entre Puno et Arequipa ainsi qu’en Bolivie, connaissait bien les hautes terres du Sud de la vice-royauté du Pérou mais pas celles du Nord. Plus d’un siècle après la conquête espagnole26, il fait les mêmes observations. Bien qu’un côté recouvre largement l’autre,

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les lisières verticales découvrent en partie sa jambe et sa cuisse lorsque la femme bouge. Cependant les Indiennes en devenant chrétiennes prétendent à plus d’honnêteté et, pour éviter cette immodestie, elles cousent les lisières sur le côté de leur robe.

24 Après la révolte de Tupac Amaru II contre les Espagnols en 1781, puis de nouveau au moment de l’Indépendance du Pérou en 1821, il est interdit aux Indiens, sans grand résultat, de porter leurs costumes traditionnels. Ceux-ci ont perduré dans les campagnes comme c’est le cas de la communauté de Tupe, sur le versant pacifique des Andes du département de Lima dans la province de Yauyos. Une photo, prise en 2002 par Luisa Vetter Parodi, témoigne du port de l’anaco27. Il est en laine noire, attaché sur les épaules à l’aide de deux grands tupu en argent, retenu à la taille par une ceinture ; il est ouvert sur le côté.

25 Si les robes andines sont, depuis deux millénaires, assemblées sur le même modèle, elles présentent une certaine variété quant à la fibre utilisée, la qualité du tissage, le nombre de lés qui les composent, le style de leurs décors et la manière de les porter28.

Les variantes des robes : spécificités de statut et spécificités d’origine

26 Les textes de Garcilaso de La Vega et de Cobo indiquent que la finesse du tissu et du décor des robes était en rapport avec le statut social de la femme qui les portait. Le style des motifs et la manière de porter les robes étaient aussi en relation avec l’origine du groupe ethnique des femmes qui les utilisaient.

27 Selon Garcilaso, les vêtements dans les hautes terres étaient en laine et sur la côte, plus chaude, en coton. La laine était filée par les femmes qui tissaient également les tissus les plus communs sur un métier à dossière, tandis que les plus fins étaient confectionnés par les hommes sur un métier vertical29.

28 Bernabé Cobo, qui énumère cinq qualités de tissus en laine de lama ou d’alpaca30, précise que les plus fins étaient tissés pour la noblesse, par des hommes ou par des mamaconas (des matrones ou femmes de sang noble et honnêtes, selon le vocabulaire de Gonzales Hoguín31). Les plus somptueux, élaborés pour l’Inca et les grands seigneurs, étaient, entièrement ou partiellement, en laine de vigogne qui pouvait être mélangée avec des poils de vizcacha32, très légers et souples, ou avec ceux de chauve-souris qui sont encore plus délicats.

29 Si le costume et les vêtements des Indiens du commun étaient simples, ils se distinguaient d’une province à l’autre. Le jésuite Joseph de Acosta rapporte qu’une loi inviolable, instaurée par l’Inca, interdisait aux Indiens de changer d’habits, même lorsqu’ils s’installaient dans une autre province33. En ce qui concerne l’anaco de Sondorillo, la qualité de ses lés, semblables à celle du poncho masculin, témoigne du statut de paysanne.

30 La forme et la manière de porter cette robe pourrait nous renseigner sur l’origine de la communauté de Sondorillo. La province de Huancabamba a été contrôlée à partir de 900 ap. J.C., par les Sicans des vallées côtières du département de Lambayeque, quelques trois siècles plus tard par les Chimus du département de La Libertad et, moins d’un siècle avant la conquête espagnole, par les Incas de Cusco. En tenant compte d’une part de la coutume pré-inca de déplacer les populations en les obligeant à conserver les vêtements propres à leurs communautés d’origine et d’installer des colonies

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multiethniques dans les régions récemment soumises, et d’autre part du manque d’informations archéologiques et ethno-historiques sur l’origine des communautés des Andes de Piura, les caractéristiques particulières formelles et stylistiques de l’anaco de Sondorillo pourraient contribuer à identifier l’origine de cette communauté34.

31 Un document de 1645, concernant la fondation de la communauté de Sondorillo, mentionne parmi les noms de ses douze fondateurs des noms à consonance mochica, la langue parlée sur la côte pacifique du département de Lambayeque, ce qui pourrait indiquer une origine sican et non chimu des Indiens de Sondorillo. La forme de l’anaco de cette communauté renforcerait cette hypothèse. En effet sa couture sur le côté rappelle celle des robes préhispaniques portées sur la côte pacifique depuis le début de notre ère et sa ressemblance avec un grand sac noir la rapproche des capuz des femmes de la côte nord observées par les Espagnols dès 1532 et encore portées au début du XXe siècle, comme l’attestent les photos prises par Heinrich Brüning entre 1886 et 1925 dans les communautés indiennes de Lambayeque et Piura35.

32 Ce qui est frappant lorsque l’on observe l’anaco de Sondorillo ce sont les deux coins laissés libres pour passer le bras gauche, une particularité qui pourrait être en rapport avec son origine. Il en va peut-être de même de la technique et des couleurs de ses surjets. Pour confirmer cette hypothèse comme celle d’une possible origine sican de l’ anaco de Sondorillo il faudrait pouvoir le comparer avec les robes préhispaniques de style sican. Ce n’est malheureusement pas possible car les pluies diluviennes sur la côte nord n’ont pas permis la conservation de tissus préhispaniques comme sur la côte sud.

En ce qui concerne la terminologie

33 La population actuelle des Andes de Piura ne parle que l’espagnol, il semble que le quechua se soit perdu dans cette région pendant le XVIIIe siècle, même si certains termes sont encore utilisés ; quant au mochica il a dû disparaître bien avant l’arrivée des Espagnols. Anaco ne figure pas dans le vocabulaire de Gonzalez Holguín. Le mot apparaît cependant dans la Miscelánea Antartica36, une histoire du Pérou écrite par Miguel Cabello Valboa et publiée en 1586, sur la base d’informations provenant des Andes du nord. Il est rapporté que l’Inca Guascar, pour humilier son frère Guanca Auqui, défait par les Bracamoros qui résistaient aux Incas sur le versant amazonien des Andes du Sud de l’Équateur, lui avait envoyé des habits de femme, dont un anaco qu’il devait porter pour rentrer à Cusco. Bernabé Cobo appelait anacu la robe des Indiennes, nommée acsu dans le vocabulaire de Gonzalez Holguín37. Cumbau, la dénomination des surjets de l’anaco de Sondorillo, pourrait dériver du terme quechua cumbi ou ccumpi que Gonzalez Holguín traduit par « vêtement délicat38 ». Oshota doit venir d’ ussuta, la chaussure des Indiens39. Si le père Ramirez ne mentionne pas ce terme encore utilisé actuellement c’est que de son temps les femmes de Sondorillo marchaient pieds nus, ce qu’elles ont continué à faire, pour la plupart, jusqu’au début du XXIe siècle.

34 Le dictionnaire de Santo Tomas donne le terme anaco comme synonyme de acssu, sous cette entrée40. La forme anaku est celle que l’on trouve aujourd’hui depuis la zone de Huamanga jusqu’à la Colombie, en passant par tout le centre et le Nord du Pérou et l’Équateur, alors que les variétés parlées depuis Cusco jusqu’à la Bolivie présentent la forme aksu41, pour une pièce vestimentaire différente.

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La permanence d’un modèle préhispanique

35 Le tissage, l’assemblage et la façon de porter l’anaco de Sondorillo, ainsi que quelques termes quechua en rapport avec ce vêtement, attestent une origine préhispanique. Si l’usage de l’anaco s’est maintenu aussi longtemps à Sondorillo c’est sans doute parce que cette zone aride est restée très isolée, la piste carrossable qui mène de la capitale du département à celle du district n’ayant été ouverte qu’en 1965, et que sa population survit en autarcie dans une extrême pauvreté.

36 Des modèles de robes semblables ont perduré dans certaines communautés andines abandonnées, elles aussi dans la misère, sur le versant pacifique ou amazonien de la cordillère des Andes. C’est le cas déjà mentionné de Tupe dans le département de Lima, où se portait encore dans les années 2000 l’anaco à la mode de Cusco du temps des Incas, ouvert sur le côté et retenu sur les épaules à l’aide de deux grands tupu42. Et c’est avant tout sur le versant amazonien que s’est maintenu l’usage de cette robe, qu’elle soit portée avec ou sans ceinture, dans les communautés ahuajuns et wampis du département d’Amazonas, yaneshas, asheninkas, du département de Junín ou machiguengas dans celui de Cusco, toutes populations d’origine andine refoulées après la conquête, ce qui explique leur présence sur le versant amazonien des Andes. Ce même modèle se retrouve bien au-delà des actuelles frontières péruviennes, de la Colombie jusqu’au Sud du Chili.

37 Proposer l’origine préhispanique de l’anaco semblait facile, mais l’examen des vestiges archéologiques et des descriptions a montré que cette forme, dans sa simplicité apparente, présentait de nombreuses variantes liées à l’origine ethnique de celles qui les portaient et les portent encore aujourd’hui.

NOTES

1. Anne Marie Hocquenghem, Para vencer la muerte. Piura y Tumbes, raíces en el bosque seco y en la selva alta – Horizontes en el Pacífico y en la Amazonía, Lima, 1998. 2. Dans le métier à dossière, la tension des fils de chaîne, sans laquelle le tissage ne peut être exécuté, est assurée par le corps même de la tisserande. Celle-ci s’appuie sur une sangle qui passe au niveau des reins et qui est reliée aux deux extrémités de l’ensouple proximale. Un métier où les ensouples sont fixées à des montants s’observe également. 3. Raoul d’Harcourt, Les textiles anciens du Pérou et leurs techniques, Paris, 1934, p. 23. Il donne le nom de « reps » à ce tissage, terme aujourd’hui réservé à un usage commercial. 4. Appelée selon les ouvrages « surjet antique », « point glissé », ou encore « point de vous à moi ». 5. Harcourt, 1934, cité n. 3, p. 117. 6. Miguel Justino Ramírez Adrianzén, Huancabamba, su Historia, su Geografía, su Folklore, Lima, 1966, p. 13-14, et p. 253. 7. Ricardo A. La Torre Alvarado, Huacabamba. Monografía actualizada, Piura, 2006. 8. Junius Bird, « Preceramic Art from Huaca Pieta, Chicama Valley », dans Ñawpa Pacha, 1, 1963, p. 29-34 ; Terence Grieder, « Pre-ceramic and Initial Period Textiles from La Galgada, Peru », dans

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Ann Pollard Rowe (dir.), The Junius B. Bird Conference On Andean Textiles, actes de colloque (Washington D.C., 1984), Washinton D.C., 1986, p. 19-29. 9. Anne Marie Hocquenghem, Iconografía Mochica, Lima, 1987, fig. 37. 10. Felipe Guamán Poma de Ayala, Nueva Corónica y Buen Gobierno : codex péruvien illustré (achevé en 1615), Paris, 1936, p. 215, 217 ; Bernabé Cobo, Historia del Nuevo Mundo (1553), Madrid, 1964, p. 258 ; Baltasar Jaime Martínez Compañón, Trujillo Del Perú (1782-1785), Madrid, 1991, II, p. 100 ; Richard P. Schaedel, La etnografía muchik en las fotografías de H. Brüning, Lima, 1988, p. 92-93. 11. Garcilaso de La Vega, Comentarios Reales de los Incas (1609), Lima, 1985, livre IV, chap. XIII et XIV, p. 148-149. 12. Anne Marie Hocquenghem, « Hanan y Hurin », dans « Chantier Amerindia », supplément 1 d’ Amerindia, 9, 1984 ; « Relación entre el objeto y su significado: textiles y orden del mundo », dans Anne Marie Hocquenghem, Peter Tamási, Christiane Villain-Gandossi (dir.), Pre-Columbian Collections in European Museums, Budapest, 1987, p. 299-304 ; Hocquenghem, 1987, cité n. 9 ; Hocquenghem, 1998, cité n. 1. 13. Les pluies y sont très rares, ce qui permet la bonne conservation des textiles. 14. Mary Frame, « What the Women Were Wearing: A Deposit of Early Nasca Dresses and Shawls from Cahuachi, Peru », dans The Textile Museum Journal, 42-43, 2003-2004, p. 13-53. 15. Ann Pollard Rowe, « Inca Weaving and Costume », dans The Textile Museum Journal, 34-35, 1995-1996, p. 5-54. 16. Hocquenghem, 1987, cité n. 9, fig. 38 ; Luisa María Vetter Parodi, « La evolución del Tupu en forma y manufactura desde los incas hasta el siglo XIX », dans Roberto Lleras Pérez (dir.), Metalurgia en la América Antigua. Teoría, arqueología, simbología y tecnología de los metales prehispánicos, Bogota, 2007, p. 101-128 ; Luisa María Vetter Parodi, Plateros indígenas en el Virreinato del Perú: siglos XVI y XVII, Lima, 2008, p. 181, fig. 6, 7 ; Luisa María Vetter Parodi, Paloma Carcedo de Mufarech, El tupo. Símbolo ancestral de identidad femenina, Lima, 2009. 17. Diego Gonzalez Holguín, Vocabulario de la Lengua General del Perú llamada Lengua Qquichua o del Inca (1608), Lima, 1989, p. 347. 18. Diego de Ocaña, A través de la América del Sur (v. 1605), Madrid, 1987 ; Martín de Murúa, Historia general del Perú, Origen y descendencia de los Incas (v. 1600), Madrid, 1962 ; Guamán Poma de Ayala, (1615) 1936, cité n. 10 ; Martínez Compañón, (1782-1785) 1991, cité n. 10 ; H. Brüning, dans Schaedel, 1988, cité n. 10 et Corinna Raddatz, Fotodokumente aus Nordperu von Hans Heinrich Brüning (1848-1928) / Documentos fotográficos del Norte del Perú de Juan Enrique Brüning (1848-1928), Hambourg, 1990. 19. Voir John Howland Rowe, « Standardization in Inca Tapestry Tunic », dans Ann Pollard Rowe, Elizabeth P. Benson, Anne-Louise Schaffer (dir.), The Junius B. Bird Pre-Columbian Textile Conference, actes de colloque (Washington D.C., Textile Museum, 1973), Washington D.C., 1979, p. 239-264. 20. Francisco de Xerez, « Verdadera relacion de la Conquista del Peru… », dans El Perú través de los siglos, Lima, 1968, p. 214, et Juan Ruiz de Arce, « Advertencias… (1545) », dans le même volume, p. 420. 21. Pedro Cieza de León, Crónica del Perú, Primera parte (1550), Lima, 1986, p. 192. 22. Ocaña, (v. 1605) 1987, cité n. 18, p. 66. 23. Antonio Vásquez de Espinosa, Compendio y descripción de las Indias Occidentales (1615), Washington, 1948. 24. Cieza de León, (1550) 1986, cité n. 21, p. 132. 25. Gonzalez Holguín, (1608) 1989, cité n. 17, p. 525, 213, 347, 343 et 359. 26. Cobo, (1553) 1964, cité n. 10, II, p. 239. 27. Luisa María Vetter Parodi, Martín MacKay, « Tupe un pueblo olvidado en el tiempo », dans Arqueología y Sociedad, 18, 2008, p. 265-292 et fig. 6. 28. Remarquons que ces variantes, drapées ou cousues, montrent l’ambiguïté de cette opposition dans un système descriptif des vêtements. Voir Hélène Balfet, « Forme et fonction : la position

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ambiguë des “drapés” dans un système descriptif du vêtement », dans Yves Delaporte (dir.), Vêtement et Sociétés, 2 (L’Ethnographie, 92-94), actes de colloque (CNRS, « Vers une anthropologie du vêtement », 1983), Paris, 1984, p. 383-386 ; Françoise Cousin, « Forms in Progress: From Fabric to Body », dans Ptychoseis = Folds + Pleats, Drapery from Ancient Greek Dress to 21st-Century Fashion, Iōanna Papantōniou (dir.), cat exp (Athènes, The Benaki Museum, 2004), Athènes, 2004, p. 34-49. 29. La Vega, (1609) 1985, cité n. 11, livre V, chap. VI, p. 172. 30. Cobo, (1553) 1964, cité n. 10, livre XIV, chap. XI, p. 259. 31. Gonzalez Hoguín, (1608) 1989, cité n. 17, p. 225. 32. Rongeur d’altitude de la famille des chinchillas. 33. José de Acosta, Histoire naturelle et morale des Indes (1590), Mexico, 1985. 34. Hocquenghem, 1998, cité n. 1, p. 190-192. 35. Schaedel, 1988, cité n. 10 ; Raddatz, 1990, citée n. 18. 36. Miguel Cabello Valboa, Miscelánea Antártica (1586), Lima, 1951, chap. XXIX, p. 441. 37. Gonzalez Holguín, (1608) 1989, cité n. 17, p. 524. 38. Gonzalez Holguín, (1608) 1989, cité n. 17, p. 67. 39. Gonzalez Holguín, (1608) 1989, cité n. 17, p. 359. 40. Santo Tomas Domingo, Lexicón, o Vocabulario de la lengua general del Peru (1563), Lima, 1951, p. 230. 41. Communication personnelle de César Itier. 42. Vetter, MacKay, 2008, cité n. 27, fig. 6.

RÉSUMÉS

La robe de femme collectée dans les années 1980 par Anne Marie Hocquenghem au nord du Pérou dans le département de Piura, province andine de Huancabamba, constitue une survivance exceptionnelle d’un vêtement préhispanique. L’article décrit son tissage, son montage et son assemblage. Il s’agit ensuite de la comparer aux pièces archéologiques et aux descriptions des robes des Indiennes de la conquête espagnole à nos jours, pour proposer des hypothèses sur les origines ethniques de cette pièce vestimentaire.

The women’s dress collected by Anne Marie Hocquenghem in the 1980s, in the Andean province of Huancabamba in Peru’s northern Piura region, is an exceptional survivor of pre-Hispanic clothing. This article describes how it was woven, mounted and assembled, before comparing it to archaeological items and descriptions of the dress of Indian woman from the Spanish conquest to the present day, and advancing hypotheses on the garment’s ethnic origins.

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INDEX

Parole chiave : anaco, tessuto, tessitura, preispanico, archeologia, etnologia, vestiario, coloniale, cultura, tradizione, vestito Keywords : anaco, fabric, weaving, prehispanic, archaeology, ethnology, clothing, colonial, culture, tradition, dress Mots-clés : anaco, tissu, tissage, préhispanique, archéologie, ethnologie, vêtement, colonial, culture, tradition, robe Index géographique : Amérique du Sud, Pérou, Andes, Équateur, Bolivie, Colombie Index chronologique : 1500, 1600, 1700, 1800, 1900

AUTEURS

FRANÇOISE COUSIN Anciennement MNHN – musée de l’Homme et musée du quai Branly [email protected]

ANNE MARIE HOCQUENGHEM Ancien directeur de recherche, CNRS [email protected]

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Historicité du textile dans les films sur le Moyen Âge Textile Historicity in Films on the Middle Ages

Yohann Chanoir, Nadège Gauffre Fayolle et Florence Valantin

1 Depuis 1895, le cinéma manifeste un goût prononcé pour le Moyen Âge. Les studios, dans leur recherche d’effets de temporalité, ne comptent pas que sur les châteaux et les scènes obligées comme le tournoi. Les costumes jouent un rôle déterminant, sans toujours éviter l’anachronisme. La tunique blanche de Rebecca dans Ivanhoé (1952) est ainsi trop éclatante pour un Moyen Âge qui connaît surtout des blancs imparfaits1. A contrario, Black Death (2010) offre des tissus trop ternes, reflet de la perception erronée d’une période qui serait coincée entre les fastes colorés de l’Antiquité et le chatoiement vestimentaire de la modernité. Cette quête d’historicité par le textile a longtemps été délaissée par les historiens du cinéma. L’importance accordée au réalisateur dans les années 1950, le mépris pour les films dits à costumes, la centralité du scénario dans les analyses des années 1970 ont abouti à un vide historiographique. La « nouvelle histoire » marque une rupture en faisant du cinéma un territoire de l’historien2. Le travail de Marc Ferro, en dépassant la question de l’anachronisme, suscite des vocations3. Malgré une « communauté historienne sceptique4 », les études se multiplient sur le film en tant que matériau historique. François Amy de La Bretèque, dans ses recherches doctorales, s’est ainsi intéressé au Moyen Âge, comme réservoir thématique, répertoire de motifs et fabrique d’images pour le cinéma occidental5. La question se pose toutefois pour nommer le champ de recherches de ces historiens : peut-on parler, en effet, de cinéma médiéval ? Ce terme recouvre plusieurs réalités6 : d’abord, celle des films dont l’action est datée avec précision au Moyen Âge, puis celle de l’association d’une esthétique médiévale au langage cinématographique montrant une représentation plus imaginaire.

2 C’est à l’idée du passé offerte par le film que s’intéressent les chercheurs7. Dans ce cadre, le textile à l’écran est étudié, afin de dégager son caractère sémiotique, qu’il concerne l’identité sexuelle8 ou nationale9. L’impulsion donnée par les travaux anglo- saxons se concrétise en France par trois contributions sur le thème cinéma et costumes

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autour des croisements de temporalité lors du colloque « Se vêtir à la cour en Europe (1400-1815) » en 200910. Au cinéma, le textile s’avère bel et bien un point de fixation entre une historicité des costumes plus ou moins aléatoire et leur plasticité toujours signifiante.

3 Cette étude se propose, par l’association de champs de recherches d’ordinaire hermétiques, d’interroger quelques usages des costumes dans le cinéma occidental mettant en scène la période médiévale. Dans le cadre de cet article, il est néanmoins impossible d’étudier les spécificités de l’interprétation de l’ensemble du vêtement civil par les cinéastes. Dans une filmographie prolifique11, les titres choisis12 couvrent une période allant de la capture de Richard Cœur de Lion jusqu’au début de la Renaissance. Ils s’inscrivent ainsi dans ce « long Moyen Âge » mis en avant dans les travaux de Jacques Le Goff, d’Alain Guerreau et de Jérôme Baschet13. Ceux-ci proposent un Moyen Âge affranchi de la limite classique de 1492. La Renaissance n’est donc plus perçue comme une rupture avec la période précédente mais comme la dernière des renaissances médiévales, après celles des Carolingiens et du XIIe siècle14. Évoquant un Moyen Âge dilaté, notre corpus se place dans le temps long du cinéma, avec des films produits des origines de ce média à aujourd’hui, permettant ainsi, malgré le caractère réduit de la sélection, de témoigner des contraintes des costumiers, des sources employées et de la place des textiles à l’écran sur plus de cent ans.

La délicate quête de l’historicité par le textile

4 Situer l’action par le textile ne va pas de soi. Selon le costumier Georges Annenkov, les « méthodes, les procédés et l’esthétique de la fabrication ont suivi une évolution permanente à travers les siècles. Pour confectionner les costumes de la Renaissance, par exemple, il faut recourir dans la plupart des cas aux tissus d’ameublement […] ou à la broderie massive qui est très coûteuse et qui demande beaucoup de temps15 ». La succession d’innovations techniques dans le cinéma suscite également des difficultés inédites pour les costumiers. Après 1927, l’enregistrement du son impose d’écarter certains matériaux employés pour les costumes dans le cinéma « muet »16. Les différents procédés couleur obligent les directeurs de la photographie et les costumiers à harmoniser les coloris des décors et des personnages pour un rendu réaliste. Il faut éviter les contrastes, affecter les couleurs plus fortes aux espaces les plus hauts de la scène et privilégier des couleurs plus douces pour les tenues. La tâche du costumier devient donc plus ardue, d’autant qu’il doit aussi penser à la continuité chromatique entre les séquences17 ! L’écran large (Cinémascope) impose aussi de nouvelles règles18.

5 Enfin, l’apport des professions techniques à la création cinématographique n’est reconnu que tardivement et, jusqu’en 1914, le travail du costumier est peu nommé sauf lorsque son nom génère une plus-value artistique19. Aux États-Unis, la profession émerge dès la Grande Guerre20 puis, en 1949 – vingt ans après la première cérémonie – on crée un oscar des meilleurs costumes (Academy Award for Best Costume Design). La France, après 1945, s’engage dans une professionnalisation du métier, illustrée par l’ouverture d’une section de dessinateurs-créateurs de costumes à l’IDHEC en 1946. Le processus de reconnaissance de leur rôle est ainsi amorcé bien qu’elle n’aille pas encore de soi. Annenkov, en 1951, exhorte la profession à sortir ses pairs de leur rôle subordonné d’exécutants21 car « des personnages principaux jusqu’au dernier figurant, le costumier moule toute la masse humaine22 ».

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Le costumier et ses sources

6 Dans cette quête d’historicité, le costumier dispose de sources variées. De Barbe-bleue à Robin des Bois, les films du corpus sont en premier lieu des adaptations de textes originaux, plus ou moins anciens, qui offrent peu d’indications sur les textiles. Dans Perceval par exemple, Chrétien de Troyes cite des pièces de vêtements sans pour autant en consigner les formes23. Henry Dupuy-Mazuel décrit rarement robes et couvre- chefs24. A contrario, Walter Scott, dans Ivanhoé, multiplie les descriptions textiles. Les illustrations accompagnant certains textes en sont déjà des réinterprétations. Dans le Barbe-bleue de Charles Perrault, ce sont les dessins – tant ceux de 1695 25 que ceux de Gustave Doré en 186226 – qui situent l’action dans un vague Moyen Âge et non le récit, qui n’y fait aucune allusion27. Le croquis exécuté par Georges Méliès en 1901 oscille entre le XVe siècle fantasmé de la coiffe féminine et le XVIe siècle caricatural du vêtement à taillades. L’influence des gravures de Doré, les plus diffusées, est manifeste car on y retrouve les mêmes détails vestimentaires. À ces sources s’ajoutent d’autres représentations visuelles. Dans Henry V, les vêtements – leur coupe, leurs tissus, leurs couleurs et leur manière d’être portés – copient avec minutie des enluminures et des peintures italiennes ou flamandes du XVe siècle28. Le réalisateur évoque les Très Riches Heures du duc de Berry (1411-1416) pour les scènes françaises 29. L’historicité est manifeste dans les freppes30, omniprésentes, qui soulignent l’effort documentaire et le souci du détail de Roger Furse, costumier du film31. Pour Perceval, Éric Rohmer et son costumier Jacques Schmidt s’inspirent de sources iconographiques datant des XIIe et XIIIe siècles, notamment des enluminures et de la statuaire médiévale32, mais Schmidt emploie des étoffes extensibles issues du XXe siècle avec des techniques de patronage apparaissant au XIVe siècle pour arriver à un résultat visuel en adéquation avec l’iconographie de la fin du XIIe siècle33. Pour la vêture du Nom de la Rose, Gabriella Pescucci avoue avoir été influencée par les textiles archéologiques comme la tunique de saint François conservée à Assise, mais aussi par la peinture italienne et par des sources littéraires variées34. Catherine Leterrier, recrutée par pour Jeanne d’Arc, s’est vraisemblablement inspirée des rares pourpoints de la seconde moitié du XIVe siècle encore conservés35 en les modernisant au moyen de matériaux plus contemporains. Si les réalisateurs et les costumiers puisent leur inspiration dans l’iconographie, ils l’alimentent aussi par leur perception d’un Moyen Âge romanesque, prégnant depuis le XIXe siècle, matérialisé par les peintures troubadour, les illustrations de Doré, d’Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc36 et de Charles Auguste Albert Racinet 37, ou les images des manuels scolaires.

7 Dans Ivanhoé, les étoffes utilisées pour la confection sont majoritairement unies et issues de matériaux contemporains de l’époque du tournage (maille ou toile souple en matière synthétique), alors que les tentures de fond – d’ailleurs peu visibles – sont ornées de dessins directement copiés sur les publications textiles du XIXe siècle. Le motif du tissu bleu et or sur lequel est assis le prince Jean a ainsi été publié plusieurs fois avant 195238. D’autres décors textiles caractéristiques de la Renaissance italienne comme les ferronneries, les grenades ou les meneaux sinueux, récurrents dans Henry V, Ivanhoé, Le Miracle des loups ou Jeanne d’Arc, ont aussi été régulièrement publiés dans les recueils d’ornements des XIXe et XXe siècles. Dans Les Aventures de Robin des Bois, ce sont les détails dans la coupe et dans les accessoires (manches amples, ceintures féminines,

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mitre épiscopale copiée sur celle dite de saint Thomas Becket39) qui situent l’action dans une historicité tant médiévale que romantique. Les freppes décoratives aux bas des vêtements sont également bien représentées dans ce film évoquant la fin du XIIe siècle, bien qu’historiquement, elles ne soient vraiment courantes qu’à partir du milieu du XIVe siècle40. Ce type de décoration, très utilisée par les peintres troubadour, fait partie des éléments symbolisant un Moyen Âge à la chronologie vague. Les freppes font d’ailleurs toujours partie de notre imaginaire collectif du Moyen Âge grâce à cette redécouverte de l’époque médiévale au XIXe siècle.

Un Moyen Âge plastique

8 L’ambivalence du costume de cinéma, ancré à la fois dans le passé représenté et le présent du tournage, a été souvent soulignée41. Dans Les Aventures de Robin des Bois, Milo Anderson, costumier de la Warner, tisse, on l’a vu, un XIIe siècle imaginaire, peu fidèle historiquement hormis les détails déjà cités42. En effet, les années 1190-1200 sonnent le glas des vêtements ajustés sur le buste et le ventre des femmes pour aller vers des cottes et surcots amples à emmanchures larges, dissimulant le corps, qui seront portés jusqu’au début du XIVe siècle. Les vêtements du film appartiennent pleinement aux années 1930, avec leurs tissus lamés, leurs matières synthétiques souples et leurs plissés caractéristiques de la haute couture de l’entre-deux-guerres43. Furse explique aussi qu’il recherche un équilibre entre l’exactitude historique et les exigences modernes afin de contenter les spectateurs amateurs d’histoire et ceux intéressés par le monde d’aujourd’hui44. Si, dans Henry V, il utilise des textiles nobles et des coupes proches de celles employées au XVe siècle (houppelandes à plis, velours brodés), pour Ivanhoé il a recours à des coupes et à des matières originales, bien ancrées dans leur temps (mailles synthétiques élastiques, broderies d’application aux dessins géométriques contemporains). Le Miracle des loups est dans la même veine, avec des costumes masculins réalistes, tels ceux de Louis XI. Le vêtement féminin n’est pas traité toutefois avec la même attention. La costumière Mireille Leydet confectionne des vêtements féminins fins, fluides et près du corps, qui renvoient davantage à la haute couture française des années 1960 qu’aux houppelandes féminines du XVe siècle, qui, portées sur une cotte, étaient aussi lourdes et encombrantes que celles des hommes. Les costumes de ce film mettent l’accent sur les codes sexués de la société du milieu du XXe siècle : étoffes épaisses pour les hommes soulignant la virilité et la force, étoffes légères pour les femmes, gage de féminité et de séduction qui ne tiennent pas compte des réalités médiévales. Pour l’historien, ces tenues féminines ressemblent aux déguisements de princesse, agrégeant sur une même robe des éléments appartenant à différentes couches d’habits superposés, afin de correspondre à la fois à la mode du Moyen Âge et au canon de la mode de l’époque du tournage45. Il n’y a guère que le Robin des Bois de Scott (2010) qui se détache du corpus en proposant costumes, matières et décors textiles très fantaisistes.

9 La mode a toujours marqué les créations médiévales des costumiers, en particulier pour la vêture féminine. Les robes de Barbe-bleue sont identiques à celles portées à la ville dans les années 1900. Les tenues de Rebecca et Rowena (Ivanhoé) sont plutôt rêvées et inventées qu’historiques46. Elles rappellent le New Look alors en vogue avec leur taille cintrée et leur buste souligné. Bien que les larges décolletés ne soient vraiment répandus qu’à partir du XIVe siècle, Thorpe les emploie pour mettre en valeur la

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féminité des personnages du XIIe siècle47. La Jeanne d’Arc de Besson est aussi une véritable gravure de mode appartenant pleinement au XXe siècle (allure filiforme, cheveux méchés), les autres personnages arborant des vêtements confectionnés dans des étoffes actuelles, empruntées à l’ameublement ou à la haute couture. La Lady Marian de Scott a une silhouette sombre – quasi gothique – issue de l’ Heroic Fantasy, omniprésente dans tous les médias à partir des années 201048. Ces exemples montrent que le public, depuis le premier cinéma, plébiscite un Moyen Âge taillé entre historicité, inventivité et un ensemble de codes propres au temps du tournage. Plus qu’une reconstitution du passé, le textile à l’écran offre une narration sur le présent, en dépit d’une collaboration plus fréquente entre historiens et studios.

10 De Méliès à Scott, cinéastes et historiens se sont rapprochés. Les réalisateurs du premier cinéma s’inspirent aussi bien de l’opéra que du théâtre pour costumer les acteurs. Soucieux d’offrir une reconstitution crédible, les studios hollywoodiens s’entourent de conseillers. Étrangers aux cercles académiques49, sans disposer de qualifications universitaires spécifiques, ces derniers viennent d’horizons divers. Louis van den Ecker, conseiller pour les Aventures de Robin des Bois, est un ex-archiviste de l’État belge, Hilda Grenier, conseillère de la MGM, est une ancienne habilleuse et une actrice éphémère50. Ils ont su toutefois s’imposer comme des experts. Sans doute, comme pour Louis van den Ecker, en raison de leur capacité à sacrifier « l’authenticité quand elle entrait en conflit avec les impératifs de la mise en scène51 ». Après 1945, les réalisateurs prônent une libre interprétation où la reconstitution historique et l’actualité de la mode se mêlent. Le film à costume français des années 1950, à travers les tenues, exalte le savoir-faire français, source de fierté nationale52. Les années 1970 marquent une rupture. Les cinéastes, en quête d’une plus grande historicité, cherchent le concours de savants reconnus. Éric Rohmer consulte Michel Pastoureau pour Perceval, surtout à propos des armoiries et des costumes53. Dans le cadre de la superproduction du Nom de la Rose, Jean-Jacques Annaud s’est, quant à lui, appuyé sur la collaboration de plusieurs historiens de l’EHESS, sous la direction de Jacques Le Goff. Françoise Piponnier, spécialiste de la culture matérielle, a été chargée notamment des costumes54. L’incroyable effort documentaire, qui a duré plus d’un an, n’a pas été toujours suivi. Les vêtements paysans témoignent d’un rare « misérabilisme55 », évoquant plus les populations de bidonvilles du Tiers Monde que les paysans de l’Italie du Nord au XIVe siècle56. Cela n’empêche pas les producteurs de faire la promotion de cette collaboration, utilisée comme argument commercial. Plus récemment, Catherine Leterrier a profité des conseils du directeur adjoint du Centre Jeanne-d’Arc d’Orléans pour fabriquer les trois mille costumes du Jeanne d’Arc de Besson57.

11 Après 2000, les réalisateurs impriment davantage leur vision personnelle du Moyen Âge dans un cinéma résolument postmoderne, où on ne cherche plus l’illusion du passé mais l’allusion au présent58. Dans Robin des Bois de Scott, les vêtements des héroïnes reproduisent ainsi la sensualité contemporaine et non la vêture médiévale du XIIe siècle. Janty Yates habille Cate Blanchett d’une cotte ajustée typique des XIVe et XVe siècles59 et d’un ensemble à chevaucher composé d’un corset baleiné lacé dans le dos sur une chemise et une jupe, type qui n’apparaîtra pas avant plusieurs siècles60. Isabelle d’Angoulême est vêtue de robes à profonds décolletés61 pour coller à son rôle de séductrice.

12 Dans les films étudiés, les costumes témoignent d’une historicité aléatoire, devant se plier aux impératifs techniques, aux lacunes documentaires et au goût du public,

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désireux d’admirer un Moyen Âge scénarisé. Si le textile reflète ainsi la contemporanéité du film, il n’en dit pas moins une vérité, celle de cet incroyable « goût du Moyen Âge62 » de notre société.

NOTES

1. Michel Pastoureau, « Les couleurs du blanc », dans Claude Coupry, Françoise Cousin (dir.), Lumières sur le blanc. Une facette de l’aventure textile, actes de colloque (Paris, musée du quai Branly, 2013), Paris, 2014, p. 11-15, p. 15. 2. Marc Ferro, « Le film, une contre-analyse de la société ? », dans Jacques Le Goff, Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire – Nouveaux objets, Paris, 1974, I, p. 236-255, p. 240. 3. Marc Ferro, Cinéma et histoire, Paris, 1977. 4. Stéphane Haffemayer, « Le passé révolutionnaire à l’écran : enjeux de la question », dans Stéphane Haffemayer (dir.), Révoltes et révolutions à l’écran, Europe moderne, XVIe-XVIIIe siècles, Rennes, 2015, p. 4-22, p. 10. 5. François Amy de La Bretèque, L’Imaginaire médiéval dans le cinéma occidental, Paris, 2004. Son dernier ouvrage montre un changement de perspective en interrogeant la vision de la période historique par le cinéma, Le Moyen Âge au cinéma. Panorama historique et artistique, Paris, 2015. 6. Voir Amy de La Bretèque, 2015, cité n. 5, p. 6. 7. Natalie Zemon Davis, « Any Resemblance to Persons Living or Dead: Film and the Challenge of Authenticity », dans The Yale Review, 76, 4, 1987, p. 457-482. 8. Jane Gaines, Charlotte Herzog, Fabrications: Costume and the Female Body, Londres/New York, 1990. 9. Pam Cook, Fashioning the Nation. Costume and Identity in British Cinema, Londres, 1996. 10. Isabelle Paresys, Natacha Coquery (dir.), Se vêtir à la cour en Europe (1400-1815), actes de colloque (Versailles, château de Versailles, 2009), Lille/Versailles/Villeneuve-d’Ascq, 2011. 11. Plus de trois cent cinquante films mettant en scène la seule période comprise entre le XIIe et le XVe siècle ont été recensés dans le cadre de la thèse en cours de Yohann Chanoir sur l’image du château médiéval au cinéma, sous la direction de Perrine Mane, à l’EHESS (CRH-GAM, UMR 8558). 12. Barbe-bleue (Méliès, 1901), Les Aventures de Robin des bois (Curtiz-Keighley, 1938), Henry V (Olivier, 1944), Ivanhoé (Thorpe, 1952), Le Miracle des loups (Hunebelle, 1961), Perceval le Gallois (Rohmer, 1978), Le Nom de la Rose (Annaud, 1986), Jeanne d’Arc (Besson, 1999), Robin des bois (Scott, 2010). 13. Jacques Le Goff, « Pour un long Moyen Âge », dans Europe, 654, 1983, p. 19-24 ; Alain Guerreau, Le féodalisme. Un horizon théorique, Paris, 1984 ; Jérôme Baschet, La civilisation féodale de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, 2006. 14. Marie-Sophie Masse (dir.), La Renaissance ? Des Renaissances ? VIIIe-XVIe siècles, Paris, 2010. 15. Georges Annenkov, En habillant les vedettes, Paris, 1951, p. 316-318. Catherine Leterrier pour Jeanne d’Arc, en 1999, est confrontée au même souci. Si habiller Jeanne de lin, de chanvre et de cuir n’était pas un problème, vêtir la noblesse et le haut clergé avec un équivalent médiéval eût été impossible ou « très coûteux », Costumer le pouvoir : opéra et cinéma, Nicole Giret, Martine Kahane (dir.), cat. exp. (Moulins, Centre national du costume de scène, 2013), Lyon/Moulins, 2012, p. 54.

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16. En 1938, le costumier de Robin des Bois est contraint à renoncer aux cottes de mailles forgées, trop bruyantes pour les microphones, Carol Craig, « A New Robin Hood in Color! », dans Motion Picture, 54, janvier 1938, p. 42-43, p. 60. 17. Léon Barsacq, La Cinématographie française, 1358, 17 octobre 1953, p. 38. 18. Inventé en 1952, le Cinémascope pose « aux cinéastes le problème de l’utilisation des extrémités de l’image (ou de l’écran), modifiées seulement à la projection dans la largeur ». Voir Roger Boussinot (dir.), L’Encyclopédie du cinéma, Paris/Montréal, 1995, II, J-Z, p. 1818. 19. On peut citer le couturier Paul Poiret qui confectionne les costumes de La Reine Elizabeth (1912), dont le rôle principal est interprété par Sarah Bernhardt. Voir Madeleine Delpierre, « Les films à costumes. La mode de l’Antiquité à 1919 vue par le cinéma français », dans Madeleine Delpierre, Marianne de Fleury, Dominique Lebrun (dir.), L’Élégance française au cinéma, 1988, Paris, p. 13-36, p. 33. 20. Michelle Tolini Finamore, Hollywood Before Glamour: Fashion in American Silent Film, New York, 2013, p. 107-140. 21. « Les colères d’Annenkoff, “costumier-portraitiste” », dans Cinévogue, 1, 26 avril 1946, p. 7. 22. Annenkov, 1951, cité n. 15, p. 28. 23. Charles Potvin, Perceval le Gallois ou le Conte du Graal publié d’après les manuscrits originaux, I, Mons, 1866, p. 23. Pour réaliser son film, Éric Rohmer a lui-même traduit les vers du roman de Chrétien de Troyes. 24. Henry Dupuy-Mazuel, Le Miracle des loups (1924), Paris, 1954, p. 50. 25. Copie manuscrite des Contes de ma Mère l’Oye de Charles Perrault, 1695, New York, The Pierpont Morgan Library (MA 1505). 26. [Charles Perrault], Les contes de Perrault, dessins par Gustave Doré, Pierre-Jules Stahl (préface), Paris, 1862, p. 56-57. 27. Catherine Velay-Vallantin, « Barbe-bleue, le dit, l’écrit, le représenté », dans Romantisme, numéro thématique « Le conte et l’image », 22, 78, 1992, p. 75-90, p. 80-81. 28. Le duc de Berry (39’) porte un costume proche de ceux peints par les frères de Limbourg vers 1411, qui le montrent partant en pèlerinage dans les Petites Heures de Jean de Berry (BnF, Ms. Lat. 18014, fol. 288 vo). 29. Laurence Olivier, Confessions of an Actor, Londres, 1982, p. 132-133. 30. Les freppes sont des découpures bordant le vêtement. 31. Il est possible de comparer les costumes du film avec ceux illustrés par Nadège Gauffre Fayolle, « Les freppes. Une décoration du vêtement à la fin du Moyen Âge », dans Histoire et images médiévales, 6, 2006, p. 66-71. 32. Antoine de Baecque, Noël Herpe, Éric Rohmer. Biographie, Paris, 2014, p. 283-284 ; Rosário Santana Paixão, « Perceval le Gallois. Entre le texte de Chrétien de Troyes et le film d’Éric Rohmer », dans Séverine Abiker, Anne Besson, Florence Plet-Nicolas (dir.), Le Moyen Âge en jeu, Pessac (Eidôlon, 86), 2010, p. 291-296, p. 294-295. 33. Les robes des jeunes filles du tournoi (98’) sont patronnées en corsage et jupe assemblés avec un froncillé au niveau des hanches alors qu’au XIIe siècle l’évasé est constitué par l’insertion de plusieurs quilles triangulaires à partir de la ligne de hanche. 34. Le Nom de la Rose, livret technique, s.l.n.d., p. 28-29. 35. Notamment le pourpoint dit de Charles de Blois conservé au musée des Tissus de Lyon (inv. 30307) et celui du musée des Beaux-arts de Chartres reproduit par Sophie Desrosiers, « Dessous royaux du XIIIe siècle », dans Histoire et images médiévales, 6, 2006, p. 72-78, ici p. 77. 36. Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Paris, 1854-1868, 10 vol. 37. Charles Auguste Albert Racinet, Le Costume historique, Paris, 1876-1888, 6 vol. De nombreux autres ouvrages compilent des modèles de vêtements.

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38. 39’. Il s’agit d’un faux tissu imprimé médiéval fabriqué au XIXe siècle dont des fragments sont conservés au Victoria and Albert Museum (inv. 1523-1899) et au Cooper Hewitt Museum (inv. 1902-1-983), publié notamment dans Brief Guide to the Western Painted, Dyed and Printed Textiles, cat. exp. (Londres, Victoria and Albert Museum, 1924), Londres, 1924, pl. II-2. 39. 126’. Mitre conservée au trésor de la cathédrale de Sens, reproduite par Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné du mobilier français de l’époque carolingienne à la Renaissance, Paris, 1872, III, fig. 6 et 1873, IV, pl. XVI. 40. Gauffre Fayolle, 2006, citée n. 31, p. 66-71. 41. Celle-ci concerne toutes les périodes, voir Annette Borrell, « Ancient Female Costume: From Silent Cinema to Hollywood Glamour », dans Margarita Gleba, Cherine Munkholt, Marie-Louise Nosch (dir.), Dressing the Past, Oxford, 2008, p. 158-165. Pour un exemple particulier, voir Daniel Decouvoux, « L’Élisabeth Ire de Shekhar Kapur ou le rôle du costume de cour au cinéma », dans Apparence(s), 6, 2015, en ligne : http://apparences.revues.org/1331, consulté le 9/10/2015. 42. « Costumes, château et forêt sont idéalisés, le film n’est donc pas un document sur la vie médiévale, il est plutôt un conte de fée en Technicolor », Tino Balio (dir.), The Adventures of Robin Hood, Madison, 1979, p. 39. 43. Alessandra Geromel Pauletti, Paolo Peri (dir.), Oro filato. Il romanzo dei fili metallici preziosi dalle origini ad oggi, s.l., 2001, p. 36-40. 44. Roger Furse, « Middle Ages Through Modern Eyes », dans Films and Filming, 1, 8, mai 1955, p. 10-11. 45. Le Miracle des loups, 14’. 46. Ivanhoé, 43’ et 84’. 47. Ivanhoé, 15’. 48. On peut trouver à la fois les éléments de ce gothisme vestimentaire et des allusions au Moyen Âge dans les collections Valentino pour femmes développées à partir de 2009. De même, la série Game of Thrones abuse de cette référence gothique qui, en outre, irrigue ou s’inspire de la haute couture. Voir http://www.elle.com/culture/movies-tv/g8663/game-of-thrones-meets-the- runway-season-4/, consulté le 06/03/2016. 49. David N. Eldridge, Hollywood’s History Films, Londres/New York, 2006, p. 133. Dans les années 1950, âge d’or des films à costume, les conseillers hollywoodiens sont une dizaine. 50. Eldridge, 2006, cité n. 49. 51. Eldridge, 2006, cité n. 49. 52. Susan Hayward, French Costume Drama of the 1950s. Fashioning Politics in Film, Bristol, 2010, p. 18-19. 53. Les conseils ont été d’ailleurs peu respectés. Voir Xavier Sene, Bastien Beverini, « La collaboration historique au cinéma : entretien avec Michel Pastoureau », dans Revue de l’association historique des élèves du lycée Henri IV : L’émoi de l’histoire, I, 21, printemps 2000, p. 6-23, p. 9. 54. Elle est toutefois oubliée dans « l’armada de conseillers spécialisés » évoquée par un historien du cinéma. Voir Amy de La Bretèque, 2015, cité n. 5, p. 200. 55. Selon le mot de Pastoureau, dans Sene, Beverini, 2000, cité n. 53, p. 15. 56. Jean-Claude Schmitt, membre de l’équipe d’historiens mobilisés pour Le Nom de la Rose, évoque que dans cette scène, « on a vraiment l’impression d’être au fin fond de la déchéance, dans un pays du tiers monde », voir Priska Morrissey, Historiens et cinéastes. Rencontre de deux écritures, Paris, 2004, p. 312. 57. Costumer le pouvoir…, 2012, cité n. 15, p. 54. 58. Pour reprendre le titre d’un ouvrage, voir Laurent Jullier, L’Écran postmoderne, un cinéma de l’allusion et du feu d’artifice, Paris, 1997.

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59. Robin des Bois, 66’. La robe est inspirée de celle portée par la paysanne représentée au mois de juin des Très riches Heures du duc de Berry (Frères de Limbourg, v. 1411, Chantilly, musée Condé, m. 65, fol. 6). 60. Robin des Bois, 83’. 61. Robin des Bois, 92’. Cette érotisation est étrangère au Moyen Âge, où les seins, organes de la maternité, étaient délaissés au profit de la chevelure ou du ventre. Blanchefleur, incarnation de la beauté et de la sensualité dans Perceval, aurait dû ainsi arborer un petit ventre rebondi. 62. Christian Amalvi, Le goût du Moyen Âge, Paris, 1996.

RÉSUMÉS

Depuis ses origines, le cinéma s’intéresse au Moyen Âge. Dans son effort de reconstitution, aux côtés des décors et des scènes obligées, le textile joue un rôle important. Or, la quête d’historicité par la vêture s’avère aléatoire, d’abord en raison de la lente émergence de la profession de costumier, puis à cause du caractère lacunaire des sources disponibles obligeant le technicien à composer. L’influence de la mode contemporaine est également un obstacle, d’autant que le public attend que les vêtements dans un film sur le Moyen Âge évoquent à la fois présent et passé. La collaboration, bien que plus fréquente entre le monde du cinéma et les historiens, n’empêche pas une historicité plastique.

From its earliest days the cinema has always taken an interest in the Middle Ages and, alongside sets and scenes, textiles play an important part in its efforts to reconstruct the past. The quest for historicity through dress has had its ups and downs, firstly because the profession of costume designer was slow to develop and then because the sources available to draw on were incomplete. The influence of contemporary fashion is always another obstacle, since the public expect clothing in a film on the Middle Ages to reflect both past and present. Although collaboration is more frequent between the film world and historians, it does not rule out visual historicity.

INDEX

Index géographique : Europe Keywords : cinema, costume, fashion, Middle Ages, medieval, historiography, iconography Parole chiave : cinema, costume, moda, Medioevo, medievale, storiografia, iconografia Mots-clés : cinéma, costume, mode, Moyen Âge, médiéval, historiographie, iconographie Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

YOHANN CHANOIR EHESS, CRH-GAM, UMR 8558 [email protected]

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NADÈGE GAUFFRE FAYOLLE EHESS, CRH-GAM, UMR 8558 [email protected]

FLORENCE VALANTIN EHESS, CRH-GAM, UMR 8558 [email protected]

Perspective, 1 | 2016 242

Le textile derrière la grille : une abstraction impure ? Textiles Behind the Grid: Impure Abstraction?

Lucile Encrevé

1 La grille peinte et dessinée constitue au XXe siècle l’une des formes privilégiées de l’art abstrait bidimensionnel, et notamment de l’abstraction moderniste telle qu’elle a été définie par Clement Greenberg : issue du cubisme, plane, désincarnée, autoréférentielle, c’est-à-dire, selon ses propres termes, pure. Elle frappe aussi par sa densité, sa complexité, relevées dès la fin des années 1970, au moment de l’un de ses grands retours, par Rosalind Krauss, qui, dans le célèbre texte « Grids », publié en 1979 dans la revue October (no 9), s’intéresse aux contradictions d’une forme qui se présente comme « autonome et autotélique1 » mais dans laquelle elle voit une fenêtre symboliste refoulée2. Cette complexité est lisible aussi dans le rapport que la grille peinte entretient avec le textile : n’est-ce pas là justement que l’une de ses contradictions se révèle, une forme d’impureté, au sens d’altération par le mélange, ici avec le décoratif, avec le monde, avec le corps ? Penser le textile comme modèle pour la grille tient de l’oxymore. La lecture de l’abstraction géométrique, et donc de la grille, s’est en effet longtemps faite du côté des mathématiques et de la linguistique, d’une approche analytique et intellectuelle de l’art considérée comme masculine et opposée à une approche matérielle et sensible, à laquelle était associé dans les années 1970, parfois par les artistes femmes elles-mêmes, le textile3.

Dialogues

2 Sur la grille peinte ou dessinée4 et son lien au textile peu de textes se sont réellement arrêtés, qu’ils s’attachent à la grille5 – une simple comparaison dans le texte de Krauss l’évoque6 –, ou au textile comme modèle pour l’art moderne – tel le fameux Paradigme du tapis de Joseph Masheck qui n’aborde pas directement ce sujet7. Le plus souvent, le rapport au textile n’est pas revendiqué par les artistes non textiles, ni signalé par leurs critiques, tant la volonté de distinguer art et artisanat est restée tenace – d’autant plus

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dans le cas d’un artisanat associé dans les esprits jusqu’à récemment à une pratique féminine longtemps dévalorisée. Ainsi Piet Mondrian « ne s’est absolument pas intéressé au textile (et il détestait l’idée même d’art appliqué) », affirme Yve-Alain Bois8. Des artistes ont cependant montré, après-guerre, leur capacité de dialogue avec le textile, comme, chez les minimalistes américains, Sol LeWitt qui publie des photographies de tissus parmi les images organisées en grille de son livre Autobiography (1980) et défend des créateurs qui l’emploient, ou Brice Marden qui a choisi de relier son travail, sous-tendu dans son entier par la grille, à une œuvre textile précolombienne lors d’une exposition à Boston en 19919. Le discours change réellement à la fin du siècle : des jeunes peintres prennent la liberté d’utiliser des motifs de tissus comme modèles, tel Anthony Freestone, né en 1961, qui reproduit des carreaux de tartans depuis 1991 en respectant l’ordre alphabétique des clans auxquels ils se rapportent ou encore Susanne Paesler, née en 1963, qui s’inspire durant les années 1990 de coupons de tissus (agrandis, recadrés ou associés par deux), qu’elle considère comme des « icones de la classe moyenne10 ». Et lorsque les artistes ne mettent pas en avant un lien avec le textile, il est intéressant de noter qu’ils utilisent un vocabulaire afférent, telle Leïla Brett, née en 1979, qui intervient dans le cadre d’une grille11 qu’elle conçoit comme un « support pour créer du motif et de la vibration12 ».

3 Il existe pourtant une proximité visuelle immédiate entre la grille et le textile, entre le croisement de lignes tracées sur un support et l’armure textile – l’entrecroisement des fils de chaîne (horizontaux) et de trame (verticaux) – dont les formules les plus simples sont la toile et le taffetas, mais aussi avec le patchwork ou la maille, même si cette dernière se situe davantage du côté du filet et des lignes souples. Espaces d’une interrogation de la relation figure/fond, grille et textile constituent des lieux privilégiés pour la ligne (ligne des fils et ligne des motifs géométriques, à carreaux ou en damier, produits par le tissage depuis des millénaires ou, plus récemment, imprimés). Ils présentent tous deux un rapport fondamental au langage – « textile » et « texte » possèdent une origine étymologique commune (texere) souvent relevée, quand la grille est devenue la forme par excellence de l’art conceptuel (notamment chez LeWitt). Des préoccupations formelles les rassemblent, liées à la mesure, à la régularité, à la répétition, au all-over comme à l’absence de direction (ou à l’omnidirectionnalité).

Logique du tactile

4 L’identification de la grille au textile se manifeste dans une photographie de 1930 de Josef Sudek : Koberec (Tapis)13. Une mise en abyme, des grilles dans une grille, est produite par trois éléments textiles rectangulaires croisés, assemblés et photographiés, renvoyant aux œuvres abstraites exécutées dans ces mêmes années14, alors que Sudek porte son regard sur la matière même du monde15. Dans son lien au textile, c’est bien là ce qui se joue pour la grille : une présence tactile possible. Présence déjà lisible dans plusieurs œuvres d’Alexandre Rodtchenko datées de 191916 dans lesquelles il peint une grille ouverte suggérant le textile (croisement et entrecroisement plus ou moins serrés de lignes droites de même épaisseur intervenant dans l’angle supérieur droit de la toile), manière sans doute de dire l’importance de la matérialité dans l’art, alors que le tissu va devenir bientôt l’un des horizons de la peinture dans la Russie soviétique – par exemple pour Varvara Stepanova sa compagne. N’est-ce pas aussi le sens des dernières peintures de Mondrian dans lesquelles les lignes, peintes ou faites de rubans de papier

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couleur, comme dans New York City 217, sont entrelacées et comme tissées, échappant, dans leur profondeur plate18, à la planéité moderniste19 ?

5 Ce chemin dans l’œuvre de Mondrian d’une logique du visible (pure) vers une logique du tactile (impure) s’oppose à celui suivi par l’histoire de l’art, d’un mode de perception tactile à un mode visuel, décrit par Aloïs Riegl, dont on connaît l’intérêt pour le textile, dans ses Stilfragen [Questions de style] en 189320. Dans un texte de 1993, Krauss analyse cette trajectoire (non plus de l’haptique vers l’optique mais de l’optique vers l’haptique) chez Agnes Martin : « alors que la grille tendait à coïncider de plus en plus étroitement avec son support matériel et à réellement représenter la chaîne et la trame textiles [...], cette prétendue “logique de la vision” a été infectée par le tactile21 ». Elle y voit une menace d’infection, mot qui renvoie au vocabulaire de la maladie et de la morale. La ligne sensible de Martin (son tremblement) pourrait en effet être liée au textile – Lenore Tawney, artiste américaine privilégiant le medium textile, a confié que l’une des méthodes de Martin pour tracer ses lignes était d’utiliser un fil tendu sur la toile. Et l’on sait aujourd’hui l’importance du dialogue de la peintre avec Tawney, seule artiste sur laquelle Martin a écrit un texte22, alors que toutes deux se trouvent à New York. Ce qui se joue dans le rapport de la grille au textile est bien d’abord de l’ordre de la tactilité – tactilité qui passe par le geste, par le matériau, réel ou figuré. Cette tactilité est pensée par Krauss, ancienne disciple de Greenberg, comme une infection, comme une impureté qu’elle refuse (l’infection est, au XIIIe siècle, définie comme une « pensée impure23 ») amenée par le tactile, induite peut-être aussi par une présence du corps dans la grille, liée au textile.

Figure et corps

6 Au Quattrocento, Leon Battista Alberti, dans son De Pictura, traité fondamental pour tout peintre, conseille l’utilisation d’un voile quadrillé, autrement dit d’une grille textile placée devant le sujet à peindre, dont on sait qu’à la Renaissance il est volontiers une figure humaine. À travers la mémoire de ce tissu quadrillé employé pour le transfert, la grille peut être pensée comme le cadre d’une possible présence : il y a un corps là-dessous, derrière, dedans. Des peintures de la première Renaissance jouent en parallèle du rapport de la grille au corps : les plis du voile transparent de Véronique, dans lequel le visage du Christ, qui s’y serait essuyé le front, apparaît, chez Robert Campin dans Le Voile de Véronique24 ou, espace de l’eucharistie, la nappe aux multiples plis de la Cène chez Léonard de Vinci (1495-1497) dans l’église Santa Maria delle Grazie de Milan25 – « Ceci est mon corps ; ceci est mon sang ». Une autre puissance de la grille s’y décèle, liée à la renaissance de la peinture occidentale : la grille comme lieu de survenue ou de saisie d’une image figurale / de l’incarnation, par le textile – n’est-ce pas ce qui est au cœur des recherches de Hugo Schüwer- Boss, né en 1981, qui s’intéresse au « tableau comme lieu d’apparition d’une image », dans les œuvres abstraites de 2015 titrées Long hiver, « peintures qui sont tricotées au pinceau26 », recouvertes d’une épaisse grille textile peinte à l’acrylique ? La grille habitée par le corps fait d’abord lever27 le souvenir de la collaboration de LeWitt avec Lucinda Childs et Philip Glass pour Dance (1979) : des images de danseurs projetées sur un écran de gaze à l’avant-scène se superposent, comme des ombres, aux corps dansant sur la scène qui est elle-même une grille28. Mais l’apparition, celle d’un corps dansant, dans une grille, se produit plus tôt, dans une série de cinq photographies de danseurs devant la

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Contre-composition XVI de Theo van Doesburg29 réalisée vers 1925. Dans l’une d’elles, par un effet de double exposition semble à la fois surgir de et disparaître dans le tableau la figure du danseur, poète et musicien russe, Valentin Parnakh, reprenant la pose de l’une de ses célèbres créations, Idole-Girafe30. Le corps de Parnakh, qui défend dans ses écrits l’idée d’un corps machine, devient, avec son costume sombre, une autre ligne, d’autres lignes, qui s’ajoutent à la grille de l’œuvre de Van Doesburg. La grille peut ainsi intégrer en elle un corps qui contribue à la constituer. C’est ce que semble indiquer Michel Pastoureau, pour qui la rayure du vêtement du prisonnier et celle des barreaux forment ensemble une grille, dans L’Étoffe du diable : « Géométriquement et métaphoriquement, le lien est très fort entre les rayures horizontales du vêtement pénitentiaire et les rayures verticales que forment les barreaux de la prison. Se croisant à angles droits, rayures et barreaux semblent constituer une trame, une grille, une cage même, qui isole encore plus le prisonnier du monde extérieur31. » Dans cette grille projetée par Pastoureau se tient donc un corps de face (derrière la fenêtre) – et non un corps visible de dos (devant elle), comme chez Caspar David Friedrich.

Origine du monde, origine de l’art

7 Il est possible de lire de cette manière l’œuvre clef de Mona Hatoum Measures of Distance (1988), une vidéo dans laquelle on devine, forme verticale, sa mère (et ses formes généreuses) nue sous la douche derrière des lignes horizontales constituées d’extraits de lettres en arabe envoyées à sa fille, une grille incarnée et dessinée à faire fonctionner avec les nombreuses grilles textiles de l’artiste, réalisées notamment avec des cheveux. La grille est liée à la mère ici, comme elle l’a été auparavant chez Simon Hantaï, grand artiste abstrait du pli et de la grille en réserve, qui faisait volontiers entrer en correspondance ses œuvres, comme en témoignent ses critiques, et d’abord l’écrivaine Hélène Cixous, avec une photographie de sa mère de 1920 en Hongrie, dans laquelle se repère immédiatement la grille de son tablier : « Le tablier n’est d’ailleurs pas un tablier. C’est le rideau devant le mystère. […] il [Hantaï] écrit aussi le mot ventre. Le tablier dit-on protègerait le ventre32. » La grille maternelle33, giron maternel34, liée au textile, est pensée là comme lieu de naissance de l’œuvre35.

8 Le tissage (pour les parois, pour le vêtement) serait à l’origine de tout art, selon Gottfried Semper : si cette affirmation est immédiatement controversée au XIXe siècle, elle marque durablement les esprits et a véritablement imprégné la pensée sur l’art au tournant du XXe siècle – alors que sont découvertes en Suisse, à Robenhausen, des textiles néolithiques et des grilles tissées, conservées notamment au British Museum36. La grille, comme image d’un textile premier, est ainsi liée au fantasme d’un retour à l’origine37 propre au XIXe siècle puis aux avant-gardes. Se saisir de la grille revient à faire retour vers l’origine textile et décorative de l’art. Ce désir de retour par le motif de la grille à une forme originelle est le désir d’un rapport au monde qui serait plus direct et plus vrai, lisible dans les écrits d’artistes dès la fin du XIXe siècle. Il nous permet de voir dans la grille non une épure obtenue à partir du réel (processus d’abstraction dont la trajectoire de Mondrian est souvent présentée comme un modèle – des arbres et des façades à la grille) mais un retour à l’origine de l’art, un retour par l’ornement, dans la vie (impur). Cette puissance originelle de la grille liée au décoratif est-elle liée au corps ? L’ornement originel, si on suit Adolf Loos, serait criminel, lui pour qui le premier ornement, la croix, est d’origine érotique : « Un trait horizontal : la

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femme allongée. Un trait vertical : l’homme qui la pénètre38. » La grille érotique, une grille immorale ? On peut en sourire, tout en percevant les complexités d’une grille où, à travers le lien au textile, se dit la dimension originelle d’une forme – origine de l’art, origine du monde, naissances et de l’art et du monde.

9 Penser le lien de la grille, forme abstraite récurrente depuis le début du XXe siècle, au textile, c’est ainsi étudier comment ce lien l’infecte, pour reprendre le terme de Krauss, la rend impure, en la liant au corps et au décoratif : une grille tactile, habitée par les corps, une grille originelle, inséparable du fantasme d’un retour à l’origine de l’art, mais aussi liée à l’origine du monde – grille sexuée, grille maternelle, grille mémorielle. C’est repenser l’histoire de la grille, ses contradictions, entre détachement et incarnation, pure visualité et impure tactilité, prise dans une double tension d’avancée et de retour.

NOTES

1. Rosalind Krauss, « Grilles » (1979), dans L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Jean-Pierre Criqui (trad. fra.), Paris, 1993, p. 93-109, ici p. 94. 2. « Je ne pense pas exagérer en disant que derrière chaque grille du XXe siècle se trouve – comme un traumatisme qu’il faut refouler – une fenêtre symboliste qui se fait passer pour un traité d’optique », Krauss, (1979) 1993, citée n. 1, p. 102. 3. L’œuvre de Sylvie Fleury, Tableau no 1 (1992, peinture acrylique et fourrure synthétique sur bois, 96 × 60,2 cm, Paris, Musée national d’Art moderne, Centre Pompidou), dans laquelle de la fourrure synthétique colorée est insérée sur une grille qui évoque un Mondrian des années 1930, en constitue un commentaire ironique. 4. La grille constituée de matériaux textiles n’est pas le sujet de ce texte (qui traite du textile derrière la grille et non dans la grille) : privilégiée très tôt par les artistes travaillant avec des fibres (de Sophie Taeuber-Arp à Mona Hatoum en passant par Pierrette Bloch), elle a été étudiée à l’occasion de nombreuses expositions, ainsi récemment en 2014-2015 dans « Fiber : Sculpture 1960 – Present », sous la direction de Jennelle Porter, à l’Institute for Contemporary Art de Boston (puis : Iowa, Des Moines Art Center ; Houston, Contemporary Art Museum ; Columbus, Wexner Center for the Arts). 5. Éric de Chassey, dans son texte « Après la grille », s’y arrête, désignant la décoration textile comme le deuxième moment de la préhistoire de la grille (entre perspective et architecture) – dans Abstraction/Abstractions : géométries provisoires, Bernard Ceysson, Éric de Chassey, Camille Morineau et al., cat. exp. (Saint-Étienne, musée d’Art moderne, 1997), Saint-Étienne, 1997, p. 12. 6. « Grâce à la grille, l’œuvre d’art se présente comme un simple fragment, comme une petite pièce arbitrairement taillée dans un tissu infiniment plus vaste », Krauss, (1979) 1993, citée n. 1, p. 102. 7. Joseph Masheck, Le Paradigme du tapis. Prolégomènes critiques à une théorie de la planéité (1976), Jacques Soulillou (trad. fra.), Genève, 2011. 8. Mail à l’auteure, 22 janvier 2016. 9. Brice Marden, Boston: A “Connections” Project at the Museum of Fine Arts, Trevor J. Fairbrother, cat. exp. (Boston, Museum of Fine Arts, 1991), Boston, 1991. 10. Hanne Loreck, « Kritische Eleganz », dans Neue bildende Kunst, 3, 1998, p. 45.

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11. Le papier quadrillé sur lequel elle appose ses points blancs. 12. Leïla Brett, conversation dans l’atelier avec l’auteure, Paris, 21 octobre 2015. 13. Koberec, 1930, photographie, 23,6 × 17,1 cm, Paris, Musée national d’Art moderne, Centre Pompidou. 14. 1930 est aussi la date du manifeste de l’art abstrait se revendiquant comme le plus pur, l’art concret – « Base de la peinture concrète », dans Art concret, numéro d’introduction, avril 1930. 15. Même lorsqu’il travaille, comme ici, pour la maison d’édition tchèque dp – Družstevní práce. 16. Par exemple, Non-Objective Painting, 1919, huile sur toile, 84,5 × 71,1 cm, New York, Museum of Modern Art. 17. New York City 2, 1941, huile et papier sur toile, 114,94 cm × 98,74 cm, San Francisco, Museum of Modern Art. 18. Jean Clay, « Pollock, Mondrian, Seurat : la profondeur plate », dans Hans Namuth (dir.), L’Atelier de Jackson Pollock, Paris, 1982, n.p. 19. Cette matérialité apportée à la grille par le textile est d’évidence lorsque les artistes, le plus souvent des femmes, usent directement des fils, unissant la grille, le textile et le décoratif. C’est le cas de Sophie Taeuber-Arp, qui a enseigné le textile à Zurich de 1916 à 1929. C’est aussi le cas de l’atelier textile du Bauhaus, longtemps dirigé par Gunta Stölzl, constituant dans les années 1920 un espace d’épanouissement de la grille en Allemagne. 20. Aloïs Riegl, Questions de style. Fondements d’une histoire de l’ornementation (1893), Henri-Alexis Baatsch, Françoise Rolland (trad. fra.), Paris, 2002. 21. « as the grid came to coincide more and more closely with its material support and to actually depict the warp and weft of textiles [...], this supposed “logic of vision” became infected by the tactile », Rosalind Krauss, « Agnes Martin: The /Cloud/ » (1993), dans Bachelors, Cambridge, 1999, p. 88-89 [traduction de l’auteure]. 22. En 1961, pour un catalogue du Staten Island Museum. 23. Voir le Nouveau Petit Robert, ad vocem et voir aussi « souillure (du péché) » dans le Trésor de la Langue Française informatisé. 24. Robert Campin (ou son atelier), Le Voile de Véronique, vers 1428-1430, huile sur bois, 151,9 × 61,2 cm, Francfort, Städel Museum. 25. On la retrouvera plus tard chez d’autres, et par exemple Philippe de Champaigne dans les Cènes du musée du Louvre (1648 et vers 1652). 26. Hugo Schüwer-Boss, « L’ombre du nuage », dans Puissance de l’abstraction/Critique de la représentation, colloque (Besançon, Frac Franche-Comté, 20-21 novembre 2015), communication orale. 27. Évoqué à la fin du texte de Krauss sur la grille : « une performance reposant sur les efforts combinés de Philip Glass, Lucinda Childs et Sol LeWitt : la musique, la danse et la sculpture envisagées comme autant de voies d’accès à l’espace de la grille », Krauss, (1979) 1993, citée n. 1, p. 108. 28. Le lien de la grille à la danse est essentiel : on sait l’intérêt que lui portaient d’autres artistes de la grille, tel Mondrian, danseur atypique dont les gestes mêmes, lorsqu’il travaillait avec ses bandes de papier adhésives, ont été décrits comme une danse rituelle. 29. Van Doesburg, qui, avec Taeuber-Arp et Hans Arp, a conçu à la fin des années 1920 la décoration, à Strasbourg, de l’Aubette, complexe lié aux loisirs témoignant aussi du lien noué entre grille et danse au début du XXe siècle. 30. 17,8 × 11,9 cm, La Haye, archives Theo et Nelly van Doesburg, reproduit dans Jean-François Chevrier, « Sophie Taeuber. L’instinct ornemental », dans La Trame et le hasard, Paris, 2010, p. 71. 31. Michel Pastoureau, L’Étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, 1991, p. 96-97. 32. Hélène Cixous, Le Tablier de Simon Hantaï, Paris, 2005, p. 36.

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33. Sur cette association de la grille à la mère, l’artiste Dominique de Beir m’indique l’ Annonciation de Fra Angelico visible en haut de l’escalier menant aux cellules des moines du couvent San Marco de Florence : une grille, lue parfois comme un symbole de virginité, y est peinte entre l’ange et Marie. Et les signes en grille de Lascaux ne sont-ils pas classés par André Leroi-Gourhan comme des signes qu’il dit féminins (liés à des vulves – dans Préhistoire de l’art occidental, Paris, 1995, p. 593) ? 34. L’œuvre, centré sur la grille, de LeWitt prend son point de départ en 1964, selon l’artiste lui- même, dans ses œuvres en bois peint titrées Muybridge, longues structures compartimentées de plus de deux mètres de long dans lesquelles se révèlent au spectateur, au moyen de lumières clignotantes, dix photographies d’une femme nue, zoomant progressivement vers son ventre, point focal et terme de la série – ainsi Muybridge II, 1964, bois peint, photographies, et lumières, 24,13 × 243,84 × 26,67 cm, San Francisco, Museum of Modern Art. 35. Le textile, lié à la mère, désigné comme origine de la grille dans l’œuvre, se retrouve encore chez Hanne Darboven, célèbre pour son utilisation de la grille comme cadre dans lequel des nombres et notations graphiques renvoient à la mémoire du monde comme à sa propre mémoire. À la fin des années 1990, elle a travaillé sur une série utilisant une photographie du métier à tisser de son enfance (avec un pied sur un tapis), celui de sa mère, conservé dans la ferme familiale, à Hambourg-Ronneburg où elle s’est elle-même retirée. 36. On peut les retrouver sur le site du musée : http://www.britishmuseum.org (par exemple la grille enregistrée sous le numéro d’inventaire : 1964,1201.1259). 37. Il s’assortit souvent d’une attention privilégiée portée aux arts extra-occidentaux, ainsi lorsque François Morellet regarde dès 1949 les tapas (ces étoffes non tissées, faites d’écorce battue, fabriquées notamment en Océanie, souvent structurées par le motif de la grille) et Anni Albers à partir de 1935 les textiles précolombiens – deux créateurs de grilles. 38. Adolf Loos, Ornement et crime (1908), Sabine Cornille, Philippe Ivernel (trad. fra.), Paris, 2003, p. 60.

RÉSUMÉS

Rapprocher la grille peinte et dessinée du textile (structure, matière et motifs) permet de comprendre cet outil de prédilection de l’abstraction, du début du XXe siècle à aujourd’hui, comme l’image d’une forme originelle, celle produite dès le néolithique par le tissage, point de départ de tout art pour Gottfried Semper. Dans cette forme première, apparemment détachée du réel (pure visibilité), se révèle paradoxalement, à travers le lien au textile, la présence d’un corps (impure tactilité) – corps qui fait l’œuvre, reprenant un geste ancestral, artisanal et souvent féminin (maternel), corps de l’œuvre (sa matérialité), corps qui pourrait s’y inscrire (la grille comme espace de transfert, d’apparition, d’évocation et d’incarnation, mais aussi comme interdit). Ce dialogue avec le textile invite ainsi à une nouvelle lecture de la grille révélant, abstraite et impure, sa dimension mémorielle.

Comparing the grid in drawing and painting to textiles (structure, material and designs) reveals that this tool favored by abstraction from the early twentieth century to the present day is also an original form, produced since Neolithic times by weaving, which Gottfried Semper regarded as the starting point of all the arts. Through the link to textiles this primary form, seemingly detached from reality (pure visibility), paradoxically reveals the presence of a body (impure

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tactility), from the body that makes the work, repeating ancestral, artisanal movements that were often the preserve of women (maternal), to that of the work itself (its materiality) and the body that can be placed within it (the grid as a space of transfer, appearance, evocation and incarnation, but also of prohibition). This dialogue with textiles thus offers a new reading of the grid as abstract and impure, revealing its memorial dimension.

INDEX

Parole chiave : tessile, reticolo, arte, astrattismo, figurativismo, corpo, pittura Keywords : textile, grid, art, abstraction, figuration, body, painting Mots-clés : textile, grille, art, abstraction, figuration, corps, peinture Index chronologique : 1400, 1900

AUTEURS

LUCILE ENCREVÉ École nationale supérieure des Arts Décoratifs [email protected]

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Fabrications : race, genre et travail du textile Fabrications: Race, Gender, and Textile Labors

Julia Bryan-Wilson Traduction : Françoise Jaouën

1 The Liberation of Aunt Jemima (1972), la sculpture iconique de Betye Saar, n’est généralement pas considérée comme une œuvre sur les textiles. On la rattache plus souvent à la tradition afro-américaine de l’assemblage, ou on évoque à son propos un dialogue avec le travail sur les boîtes de Joseph Cornell1. L’œuvre de B. Saar remet en question les stéréotypes de la féminité noire, dominée par l’image d’une heureuse servitude domestique, en plaçant un porte bloc-notes à l’effigie d’une « mammy » caricaturale – qui tient à la fois un balai et un fusil – sur fond de papier peint à grands carreaux montrant la face souriante emblématique d’une célèbre marque de « pancake mix ». Une deuxième image peinte dans l’image montre un nourrisson en train de hurler porté par une autre « mammy » dont le bas du corps est occulté par un poing dressé, symbole du Black Power. Ces éléments composés de matériaux divers s’accompagnent de plusieurs pièces textiles, dont un morceau de toile blanche sur lequel est posé le poing fermé, et un morceau de ruban tressé à rayures aux couleurs panafricaines – noir, rouge, jaune et vert – sur lequel figure la signature de l’artiste.

2 Pour l’historienne de l’art Lisa Farrington, « le mélange de grotesque, d’icônes pop et de symboles de violence dans The Liberation of Aunt Jemima résume doublement la colère de l’époque du Black Power et le caractère irrépressible de l’émancipation de la femme2 ». Mais c’est surtout dans la base sur laquelle est posée la figurine armée que le geste de défi est particulièrement visible : un nuage de coton, la matière brute majoritairement utilisée dans la production textile américaine, et la plante tout particulièrement associée à l’histoire de l’esclavage aux États-Unis. La robe fleurie du personnage, son foulard turban typique, le bout de ruban, le morceau de tissu et les boules de coton, autant de types de textiles figés à différents stades de transformation qui soulignent les liens, fondés sur la race et le sexe, entre le terme anglais fabric (textile) et sa racine française « fabrique ». Au début des années 1970, B. Saar est l’une

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des femmes artistes de couleur qui explorent ces liens en intégrant des textiles de toutes sortes dans leurs œuvres afin de briser la hiérarchie implicite entre deux domaines – artisanat et beaux-arts – mais aussi en guise de commentaire sur l’histoire très politique du travail du textile dans le contexte américain. Les inégalités fondées sur la race et le sexe marquent en effet nombre des étapes de la production, depuis les champs de coton où travaillent les esclaves jusqu’à l’usine de vêtements.

3 Comment aborder ces questions de manière responsable dans l’étude des textiles sous l’angle de l’histoire de l’art ? La diversité des matériaux que recouvre le terme « textile » est en soi intimidante : bandages médicinaux, voiles de bateaux, tissus d’ameublement, tapis de prière. Les textiles représentent l’un des rares champs de production industrielle que l’on pourrait qualifier d’« universel » – terme utilisé ici avec grande réserve. Ils constituent un défi pour les historiens de l’art en raison précisément de leur ubiquité. Ils touchent à l’économie, à la culture matérielle, à l’architecture et à de nombreux autres domaines ; cette présence insistante, si elle est source de stimulation, peut aussi fragiliser les frontières des champs d’investigation considérés comme légitimes.

4 Seth Siegelaub, auteur d’une bibliographie très complète d’études abordant les textiles sous les angles les plus divers, résume ainsi la manière dont les textiles sont imbriqués dans la production humaine : « Les liens intimes noués entre les textiles et la société se dévoilent aussi dans le rôle fondamental qu’ils ont joué dans l’essor du système capitaliste : première industrie capitaliste à grande échelle (production et exportation de la laine dans la Flandre médiévale) ; au moment de la révolution industrielle (mécanisation du filage et du tissage du coton dans l’Angleterre du XVIIIe siècle) ; en architecture, puisqu’ils sont à l’origine de la construction du premier bâtiment à plusieurs étages à structure métallique (la filature de lin de Charles Bage, à Shrewsbury, en Angleterre, en 1796) ; sujet du premier ouvrage sur la classe ouvrière (History of the Framework Knitters, [Histoire des tricoteurs sur métier] de G. Henson, publiée en 1831) ; et sujet du premier texte sémiotique (La Mode de Roland Barthes, Paris, 1963 3) ; sans oublier que le terme français « métier » renvoie à la fois à l’outil de tissage et à l’activité professionnelle, et que le terme allemand pour textiles (Stoffe) désigne également le matériau ou la matière ; c’est aussi le cas du terme néerlandais stof, et du terme anglais material4. » Dans cette phrase haletante qui traverse les siècles et les formations linguistiques, Siegelaub prend la mesure de la tâche énorme qu’il a entreprise.

5 Dans un ouvrage à paraître, je montre que les textiles se faufilent dans le registre de l’art noble comme dans celui de la création amateur, et le regard théorique de l’historien de l’art doit aussi se porter aussi sur les inégalités liées aux conditions de travail, à la classe, à la race, au sexe et aux critères de valeur sur lesquels reposent ces catégorisations (parfois floues)5. Afin de contrer la tendance consistant à trop généraliser la fabrication textile – élan compréhensible, puisqu’elle couvre de vastes régions géographiques et périodes historiques – il est essentiel de s’intéresser précisément aux détails, aux lieux et aux particularités.

6 En gardant tout cela à l’esprit, j’aimerais évoquer ici un épisode de ma longue histoire avec les textiles. La toute première œuvre que je me souviens avoir vue était The Dinner Party de Judy Chicago, au Fox Theater d’Atlanta (Géorgie), l’une des étapes de sa tournée entre 1980 et 19836. Ma mère, féministe et habile couturière, nous avait emmenées, mes sœurs et moi, voir cette table cérémoniale triangulaire sur laquelle reposaient de grands sets de table sculpturaux faits main, pensant que cette visite

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serait un complément bienvenu à l’éducation ad hoc sur l’histoire des femmes qu’elle s’efforçait sans relâche de nous dispenser. J’avais alors neuf ans, et je n’ai pas compris grand-chose à l’œuvre ; les nombreux noms inconnus inscrits au sol et les assiettes vulvaires étrangement peu pratiques restaient pour moi une énigme. Je me suis donc intéressée à ce que je pouvais comprendre : en entrant, j’étais passée devant des photographies montrant la création de l’œuvre, notamment des femmes utilisant des cadres spécialement conçus pour broder les sets compliqués posés sous chacune des assiettes. J’avais aussi remarqué six grandes bannières tissées remerciant les bénévoles (plus de quatre cents, des femmes pour la plupart) qui avaient consacré leur temps, leurs efforts et leur savoir-faire à la création de l’installation.

7 À l’époque, ma mère avait les mains pleines, élevant seule ses trois filles tout en poursuivant ses études. Cette excursion au musée est restée gravée dans ma mémoire, non seulement parce que j’étais un peu déconcertée par l’œuvre et toutes ses composantes, mais aussi parce que c’était l’une des rares occasions de « sortie culturelle » à quatre. Pour commémorer l’événement, ma mère acheta les beaux livres de J. Chicago où figuraient les assiettes en porcelaine et les sets de table brodés7. Nous avons passé de longues heures avec eux, ma sœur et moi, en partie parce que les deux ouvrages étaient les principaux livres d’art à la maison. L’été dernier, à l’occasion d’un déménagement, ma mère les a retrouvés et me les a donnés. Ils sont aujourd’hui en très mauvais état à force d’avoir été lus et relus. Rétrospectivement, je m’étonne que mon attention ait été captée avant tout par les textiles et les photos montrant les travaux d’aiguille et de tissage. C’est certainement en partie dû au fait que la broderie et les bannières intéressaient tout particulièrement ma mère, qui fabriquait elle-même nos vêtements à la main par souci d’économie, et nous traînait sans arrêt dans les boutiques de tissus. La porcelaine et poterie vernissée ne faisaient pas partie de mon vocabulaire de la création. Contrairement au fil et à l’aiguille, que je comprenais parfaitement.

8 Depuis les vestiges antiques de feutre et de lin, témoignages des premiers travaux d’aiguille, jusqu’aux immenses usines fabriquant des vêtements à l’échelle planétaire, les textiles forment un entrelacs avec l’histoire humaine et sont devenus synonymes de l’évolution des modes de travail. Karl Marx fait constamment appel aux métaphores textiles (la conversion de la toile en manteau, le mérite différent attribué au travail du tisserand et à celui du tailleur, sont parmi les principaux exemples tirés du premier volume du Capital) ; illustration parmi d’autres de la façon dont les textiles sont devenus le signe abrégé de la production de marchandises, ou leur archétype8. Pour Judy Chicago, les processus tels que la couture manuelle sont des modèles de résistance spécifiquement féminine à ce type de production capitaliste de masse, car ils ennoblissent des formes non rentables de « travail de femme ». Malgré tout, avant The Dinner Party, ma mère n’avait jamais pensé que son travail pouvait avoir une dimension politique ou idéologique ; c’était simplement le meilleur moyen de vêtir ses filles.

9 Si j’ai fait ce petit détour biographique, c’est parce que je suis convaincue que l’étude des textiles exige des méthodologies alternatives, notamment parce qu’ils renvoient à un mode essentiel de fabrication d’un matériau destiné à être en contact étroit avec notre corps à chaque minute de la journée ou presque, et qu’ils constituent une interface tactile entre public et privé. Tressés de significations intimes et de liens affectifs, les textiles produisent des subjectivités, dans la mesure où ils renvoient à la structure même du travail (qu’il s’agisse de production de masse ou de création

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domestique manuelle). Sans aucune formation spécialisée ni connaissance technique, nous sommes tous de facto des experts en la matière, puisque nous portons tous des vêtements, nous dormons dans des draps et nous nous asseyons sur des tissus d’ameublement ; les textiles sont plus ou moins épais, plus ou moins durables, respirent plus ou moins, et nous sommes sensibles à toutes ces nuances. Avant même d’être scolarisés, les enfants savent quels tissus grattent, lesquels sont doux, lesquels sont chauds. J’aimerais saluer l’expertise du profane qui se manifeste de façon éclatante dès qu’un individu (homme, femme, enfant) fait le geste simple mais efficace consistant à frotter l’étoffe entre les doigts pour juger de sa texture, de son épaisseur, de sa souplesse. Notre formation tactile s’étend sur une vie entière afin de nous familiariser avec toutes les nuances des propriétés matérielles des textiles. Pour Siegelaub, le lien entre textiles et société relève de l’« intime ». Poussant la provocation un peu plus loin, je crois qu’il nous faut une méthodologie intime, qui tienne compte du lien profond que nous ressentons tous avec les textiles, et qui soit sensible également à la race, à la classe et au genre.

10 Aujourd’hui, plus de trente ans après le premier contact, j’ai un grand sentiment d’ambivalence vis-à-vis de The Dinner Party, et de grandes réserves à l’égard de nombreux aspects du projet : son esthétique pointilleuse et maniérée, la réduction du genre à une dimension biologique, et surtout la troublante idéologie raciale qu’il manifeste. Il montre seulement deux femmes de couleur – Sacajawea (Lemhi- Shoshone), et Sojourner Truth (Afro-américaine) – et l’assiette qui commémore l’abolitionniste S. Truth (la seule où ne figure pas l’emblématique sculpture vulvaire de l’artiste) est tout particulièrement litigieuse. « Un visage en pleurs, un masque africain et un poing noir levé – ce sont bien davantage des clichés que des réinterprétations de l’histoire des femmes », écrivait une critique en 19809. De surcroît, aucune des trente- neuf assiettes ne représente une Asiatique ou une Africaine ; quant aux déesses Kali et Ishtar, deux des rares références à des traditions non occidentales, elles ne sont en rien de véritables figures historiques.

11 De nombreuses autres voix se sont élevées lors de la tournée de The Dinner Party ; on a notamment reproché à l’artiste d’avoir « exploité » les bénévoles. L’accusation portait plus précisément sur la partie textile de l’œuvre, car les travaux d’aiguille représentaient la tâche la plus fastidieuse et la plus laborieuse de tout le processus de production de la pièce, et J. Chicago elle-même n’avait pas touché la moindre aiguille10. Jane Gerhard rappelle que de nombreux critiques de l’époque jugeaient que « la célébrité de J. Chicago rabaissait les petites mains qui avaient travaillé à ses côtés11 ». Très contestée à son époque en raison de ces exclusions, The Dinner Party continue à susciter la controverse à propos de ses stratégies de représentation. En 1995, Hilary Robinson estime qu’en dépit d’une volonté d’inclusion affirmée, l’œuvre « répète en réalité d’anciennes exclusions […] certaines femmes, semble-t-il, sont moins essentielles que d’autres12 ». En 1996, lors d’une importante exposition baptisée « Sexual Politics », Amelia Jones resituait The Dinner Party au sein d’une matrice de pratiques artistiques féministes, s’efforçant de contextualiser l’œuvre dans son moment propre en l’inscrivant dans une constellation de pratiques apparentées13. Une vingtaine d’années après l’émergence du féminisme dans les années 1970, A. Jones cherchait en partie à revigorer les débats sur son influence durable, notamment parce que les œuvres telles que celle de J. Chicago avaient perdu la faveur des critiques (si elles en avaient jamais pleinement bénéficié).

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12 En dépit de ces controverses, The Dinner Party a été salué comme une œuvre marquante dans l’histoire de l’art féministe, notamment parce qu’elle représentait la reconquête visible de l’artisanat de la céramique et du textile dans les années 1970. Plus récemment, Helen Molesworth, historienne de l’art et féministe, a proposé une approche plus nuancée de sa réception en montrant que le langage de l’œuvre se rapproche de celui du Maintenance Art afin de complexifier la fausse binarité qui oppose l’« essentialisme » de J. Chicago à la pratique conceptuelle contemporaine de l’artiste Mary Kelly14 (on pourrait également citer un autre point de comparaison, à savoir le Post-Partum Document de M. Kelly, 1973-1980, où figurent aussi des textiles sous la forme de doublures de couches pour bébé et de gilets pour nourrissons). En 2007, après des années sans lieu d’ancrage, The Dinner Party a trouvé son institution ; l’œuvre, installée dans une aile réservée du Brooklyn Museum of Art, est la pièce maîtresse du Elizabeth A. Sackler Center for Feminist Art.

13 Malgré tout, l’attention portée à The Dinner Party risque d’occulter d’autres œuvres pionnières signées par des artistes féministes noires des années 1970 qui ont, elles aussi, eu recours aux textiles, moyen pour elles de contester les récits officiels sur le travail, sa signification et son mérite, artistes parmi lesquelles figure bien entendu Betye Saar avec la Liberation of Aunt Jemima. Les deux artistes afro-américaines Senga Nengudi et Howardena Pindell se sont elles aussi tournées vers les textiles dans les années 1970 pour souligner le lien entre leur travail et les traditions non occidentales de fabrication par les femmes. S. Nengudi a libéralement fait usage du collant élastique à titre expérimental (un matériau souvent racialement codé en raison de ses différentes couleurs renvoyant à des « teintes de peau » normatives) dans sa série R.S.V.P., créant dans l’espace des installations à l’aide de collants utilisés comme éléments de la performance. Selon Kellie Jones, « les éléments en filet de nylon sont toujours liés au mouvement. [S. Nengudi] continue à les considérer, d’une manière ou d’une autre, comme des témoignages matériels, performatifs, de l’impact du monde sur le corps. Ils entrent ainsi en conversation avec certaines formes de danses des masques africaines15 ». L’auteur établit plus particulièrement un lien entre les sinuosités tracées par les collants et l’entrelacs formé par le textile, le genre et la performance dans le guèlèdé, la danse des masques nigériane. On note également qu’Howardena Pindell évoque elle aussi les formes nigérianes à propos des origines de ses toiles rembourrées. Elle raconte comment l’inspiration lui est venue lors d’un voyage en Afrique, où elle a découvert les textiles du Nigeria : « J’ai enlevé la toile du cadre et je ne l’ai jamais remise », dit-elle16. Ses quadrillages ondulés, qui font fusionner rhétorique visuelle des géométries excentriques du post minimalisme et texture du tissu, propice à l’improvisation, démontre toute la force potentielle de ce dernier.

14 Vers 1976, l’artiste d’origine coréenne Theresa Hak Kyung Cha tamponne à l’encre sur un drapeau américain les lettres AMER soigneusement positionnées le long d’une rayure. Commentant la fonction symbolique du drapeau et sa forme matérielle, T. Cha a recours à un jeu de mot bilingue dont elle a le secret, indiquant qu’en raccourcissant le nom « America », on obtient le mot français « amer », qui sonne aussi comme « à mer » 17. Elle n’a pas choisi par hasard une rayure blanche pour son intervention à l’encre ; certes, les lettres sombres se détachent mieux sur ce fond, mais l’espace renvoie surtout au déracinement des immigrés. Cha n’est pas la première artiste féministe de couleur à reconfigurer le textile hautement politique qu’est le drapeau. L’artiste afro- américaine Faith Ringgold exécute à partir de 1969 plusieurs versions (peinture et

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patchwork) du drapeau américain qui dénoncent directement les discriminations liées à la race ou au sexe aux États-Unis. S’intéressant particulièrement aux frontières poreuses entre texte et textile, T. Cha conçoit également sur d’autres types de tissu des œuvres où les mots figurent en bonne place ; citons notamment The Word ([Le Mot], 1975), qui disloque le terme « americanism » en fragments (« A Marr Can Ism », par exemple) imprimés sur une série de T-shirts, un vêtement des plus ordinaires qui se prête ainsi à un jeu verbal conceptuel.

15 En 1978, l’artiste chicana Yolanda M. López réalise un pastel à l’huile de sa mère en train de coudre à la machine une étole bleue constellée d’étoiles. L’œuvre fait partie d’une série d’images revues et corrigées de la Vierge de Guadalupe ; cet hommage rendu par l’artiste, baptisé Margaret F. Stewart: Our Lady of Guadalupe, se concentre sur « la grande inconnue du labeur des couturières, invisible d’un point de vue social et économique, encadrant de manière honorifique sa mère […] dans la mandorle de la Vierge », nous dit Laura Pérez18. L’œuvre de Yolanda López nous montre comment l’acte même de fabrication spécialisée est déjà inscrit dans le terme fabric (« fabrique »), et octroie une place centrale au savoir-faire de la couturière – ouvrière du vêtement totalement occultée par la mise en avant insistante du tailleur par Marx.

16 Ces artistes féministes de couleur (B. Saar, T. Cha, Y. López, S. Nengudi, H. Pindell), mettent en valeur divers aspects des textiles, incorporant dans leur art langage, objets produits en masse, mouvement et travail manuel revendiqué. On fait appel aux tissus afin de créer une texture signifiante qui raconte des histoires personnelles et politiques tout en servant de support culturel ou d’élément iconographique. En abordant l’œuvre comme si elle proposait sa propre méthodologie intime, il est sans doute possible d’imaginer comment la fabrication textile, dans toutes ses itérations, pourrait servir à méditer sur l’étendue du champ de l’histoire de l’art, et sur ceux et celles dont le travail importe à la discipline.

NOTES

1. Voir notamment la très intéressante biographie de Courtney J. Martin dans Now Dig This! Art and Black Los Angeles, 1960-1980, Kellie Jones (dir.), cat. exp. (Los Angeles, Hammer Museum of Art at UCLA, 2011-2012), Los Angeles/Munich/Londres/New York, 2011, p. 151-152. 2. « the combination of grotesquery, pop icons, and symbols of violence in The Liberation of Aunt Jemima encapsulates both the fury of the Black Power era and the decisiveness of women’s liberation », Lisa E. Farrington, Creating Their Own Image: The History of African-American Women Artists, Oxford/New York, 2005, p. 165. 3. 1963 est la date de rédaction du texte : Roland Barthes, Système de la mode, Paris, 1967. 4. « The intimate relationship between textiles and society can also be seen in the fundamental role it played in the rise of the capitalist system, as the first large-scale capitalist industry (the production and export of wool in medieval Flanders); in the industrial revolution (the mechanisation of cotton spinning and weaving in eighteenth-century England); in architecture, as the object of the first multi-storied iron frame building (Bage’s flax mill in Shrewsbury, England in 1796); as the subject of the first working-class history (Henson’s History of the

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Framework Knitters in 1831); or as the subject of the first semiotic text (Roland Barthes, La Mode, Paris, 1963); not to mention that the French word for loom is the same as the general word for profession or trade (métier), and the German word for textiles is the same as the general word for material or matter (Stoffe), which is also the case for the Dutch word stof, as well as in English, with the word “material” », Seth Siegelaub, « A Very Brief but Speculative Note on Textiles and Society », dans Bibliographica Textilia Historiae: Towards a General Bibliography on the History of Textiles Based on the Library and Archive of the Center for Social Research on Old Textiles, New York, 1997, p. 9. 5. Julia Bryan-Wilson, Fray: Art and Textile Politics, Chicago, à paraître en 2017. 6. The Dinner Party fut exposé au Fox Theater de juin à octobre 1983. 7. Judy Chicago, The Dinner Party: A Symbol of our Heritage, Garden City [N.Y.], 1979 ; Judy Chicago, Susan Hill, Embroidering our Heritage: The Dinner Party Needlework, Garden City [N.Y.], 1980. 8. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique (1867), dans Œuvres, I. Économie I, Maximilien Rubel (éd.), Paris, 1963. Glenn Adamson analyse l’évolution conjointe de l’artisanat et de l’industrialisation dans The Invention of Craft, Londres/New Delhi/New York/Sydney, 2013. 9. « a weeping face, an African mask and angry fist with upraised fist – these are clichés rather than reinterpretations of women’s history », Laura Holland, « It’s Art! It’s Feminism! It’s The Dinner Party! », dans Valley Advocate, 3, 49, 23 juillet 1980, p. 18-19 ; cité dans Jane F. Gerhard, The Dinner Party: Judy Chicago and the Power of Popular Feminism, 1970-2007, Athens [Géorgie], 2013, p. 225. Je suis redevable à J. Gerhard, qui fournit un récit détaillé de la réception de l’œuvre et établit une chronologie précise. 10. Sur les autres accusations d’exploitation, voir Gerhard, 2013, cité n. 8, p. 227. 11. « Chicago’s own celebrity belittled the workers who labored alongside her », Gerhard, 2013, cité n. 8, p. 226. 12. « in fact [it] repeated old exclusions […] some women, it seemed, were less essential than others », Hilary Robinson, « Reframing Women », dans Circa (1972), voir Gerhard, 2013, cité n. 8, p. 233. 13. Amelia Jones, Sexual Politics: Judy Chicago’s Dinner Party in Feminist Art History, Los Angeles, 1996. 14. Helen Molesworth, « Cleaning Up in the 1970s: The Work of Judy Chicago, Mary Kelly and Mierle Laderman Ukeles », dans Michael Newmann, Jon Bird (dir.), Rewriting Conceptual Art, Londres, 1999, p. 107-22. 15. « the nylon mesh pieces were always connected to movement. She continues to see them, in one way or another, as performative, material evidence of how the world affects the body. In this way, they are in conversation with forms of African masquerade », Kellie Jones, « Beyond Reverie », dans Senga Nengudi: Alt, Londres, 2014, p. 33. 16. « going to Africa and seeing the textiles in Nigeria – I took the canvas off the stretcher and never put it back », « Artist’s Statement: Howardena Pindell », dans Katy Siegel (dir.), High Times, Hard Times: New York Painting 1967-1975, New York, 2006, p. 105. 17. Une reproduction de l’œuvre figure dans le livre de Constance M. Lewallen, The Dream of the Audience: Theresa Hak Kyung Cha, Berkeley, 2001, p. 105. 18. « the great unknown of women’s socially and economically invisible labor as seamstresses, honorifically framing her mother […] within the Virgin’s mandorla », Laura Elisa Pérez, Chicana Art: The Politics of Spiritual and Aesthetic Altarities, Durham, 2007, p. 52.

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RÉSUMÉS

Peut-on dire que nous sommes tous des experts en textiles, et que signifierait pareille déclaration ? L’article examine plusieurs œuvres-clefs réalisées dans les années 1970 par des artistes américaines de couleur qui représentent ou utilisent des pièces de tissu afin de mettre en évidence la place centrale qu’occupent les textiles dans les questions de race, de genre et de travail. À travers un souvenir personnel – la rencontre avec The Dinner Party de Judy Chicago – l’auteur plaide en faveur de l’étude des textiles par le biais d’une méthodologie intime qui s’ancre dans une politique de la sensation.

What would it mean to declare that we are all experts in textiles? This article examines several key works made in the 1970s by US women artists of color that use or depict cloth to assert the centrality of textiles to issues of race, gender, and labor. Woven together with a memory of a personal encounter with the needlework of Judy Chicago’s The Dinner Party, the author calls for an intimate methodology in our approach to textiles, grounded in the politics of sensation.

INDEX

Parole chiave : tessile, razza, lavoro, femminismo, studi di genere, storia dell'arte Keywords : textile, race, labor, feminism, gender studies, art history Mots-clés : textile, race, travail, féminisme, genre, histoire de l'art Index chronologique : 1900

AUTEURS

JULIA BRYAN-WILSON University of California, Berkeley [email protected]

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Une cartographie en ligne des centres de recherche, institutions et groupes de travail sur le textile

Élodie Vaudry

1 L’élaboration d’un répertoire des ressources en ligne sur le textile a mis en lumière des catégories précises, notamment autour des deux secteurs d’activités majeurs que sont l’industrie et les collections muséales (publiques et privées). Cette étude a également révélé un grand nombre de groupes de recherche (européens et nord-américains), principalement pluridisciplinaires, exploitant les données textiles à des fins aussi diverses que la datation archéologique, les transferts culturels ou encore le design industriel. Nous avons voulu mettre en réseau les différents acteurs, tant à une échelle nationale qu’européenne et même internationale.

Associations et réseaux professionnels

2 – Textiles, Industrieverband Veredlung – Garne – Gewebe – Technische Textilien e.V http://www.ivgt.de/ (allemand/anglais) Cette base regroupe cent-soixante-dix compagnies allemandes spécialisées dans le secteur du textile. En organisant des ateliers sur le thème du textile et en établissant des recherches sur le marché textile, principalement allemand, le groupe entretient des liens étroits entre les industries textiles et chimiques, tant sur les plans nationaux qu’européens. Le site rassemble les différentes industries textiles et met en réseau ses principaux acteurs.

3 – Réseau innovation immatérielle pour l’industrie (R3ilab) http://www.r3ilab.fr/ (français) Soutenu par l’Institut Français de la Mode ainsi que par le Ministère de l’Industrie, de l’Économie et de l’Emploi, le Réseau innovation immatérielle pour l’industrie (R3ilab) est un groupe interprofessionnel, doublé d’un laboratoire de recherche transdisciplinaire destiné aux professionnels du textile, de la mode et des industries

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connexes. La Direction générale de la Compétitivité, de l’Industrie et des Services (DGCIS) assure son fonctionnement et participe de la promotion de l’innovation spécifique dans ce domaine. La base de données, sous la forme d’une carte géographique, recense les centres de recherche et les entreprises du secteur liés à la discipline en France, tout en s’efforçant de rassembler les programmes d’étude mis en place par le laboratoire afin de dynamiser la création et l’innovation des entreprises.

4 – Textile source. The Premier International Wholesale Textile Sourcing Directory http://textilesource.com/ (anglais) Cette base répertorie les industries textiles dans le monde (coordonnées et spécialité de l’entreprise) et propose des entrées par matériaux et par techniques. La liste des résultats ouvre sur une géographie internationale, non exhaustive mais conséquente, des entreprises regroupées par spécialités.

5 – Textile Arts http://www.textilearts.net/ (anglais) Cette base fondée par un groupe de chercheurs, d’étudiants et d’aficionados du textile propose des sites et des ressources sur le textile provenant principalement d’Angleterre. Elle répertorie autant des artisans, designers et autres artistes liés au textile que des index explicatifs sur des techniques, des sources historiques et des bibliographies. Elle constitue surtout une interface de liens renvoyant à d’autres musées, blogs d’artistes, réseaux, etc. La précision des onglets et des sous-catégories rend efficace la recherche mais présente l’inconvénient d’ouvrir sur une sélection de sites qui ne sont pas toujours issus de domaines scientifiques.

Fonds d’archives

6 – Knitting Together. The Heritage of the East Midlands Knitting Industry http://www.knittingtogether.org.uk/ (anglais) Créé en 2001, le site internet est issu de la réunion des musées de la ville de Leicester et de nombreux autres partenaires, institutionnels comme The Pasold Research Fund et Ruddington Framework Knitters Museum, et privés, notamment par le biais de la collaboration d’historiens du textile anglais. L’aboutissement de ce projet en 2004 donne lieu à une base de données spécialisée dans le tricot et la bonneterie. Bien qu’elle ne propose pas de nombreuses pièces et possède une interface surannée, elle a le mérite de constituer un véritable musée virtuel et de présenter des expositions en ligne ainsi que de courts articles sur les industries textiles dans l’East Midlands en Angleterre. La recherche peut se faire par catégories de vêtements, de techniques, par personnalités, etc. En plus de cette base, le site permet d’accéder à une partie des archives de l’historien de l’industrie du tricot Bill Partridge qui a restauré, collectionné et documenté depuis le début du XXe siècle tout ce qui concerne cette discipline dans la région de l’East Midlands.

7 – Kirklees Image Archive http://www.kirkleesimages.org.uk/index.php (anglais) Cette base de données n’est pas exclusivement consacrée au textile mais elle regroupe tout de même les archives (industries, vendeurs, producteurs, etc.) de trois importantes villes textiles (Huddersfield, Dewsbury et Batley) de l’agglomération de Kirklees dans le West Yorkshire en Angleterre. Dans ces archives, datées pour les plus anciennes du XIXe

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siècle, sont conservés plus de deux-cent-cinquante mille documents dont des photographies. Ce fonds est déposé au Tolson Memorial Museum depuis 2004.

8 – Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, Paris http://webmuseo.com/ws/archives-pb-ysl/app/collection/expo/1 (français, anglais) La Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent met en ligne, grâce au soutien du Ministère de la Culture et de la Communication, l’intégralité des croquis de mode du couturier. Leur accès est rendu possible par une recherche à entrées multiples, notamment par types de costume (cinéma, théâtre) ou par titre d’une pièce de théâtre, ou d'un film, par année, etc. Chaque dessin est accompagné d’une notice détaillant le titre, la genèse de l’œuvre, l’année d’exécution, les matières et techniques, et les dimensions.

Bibliothèques et bibliographies

9 – Bibliographica Textilia Historiae http://egressfoundation.info/ (anglais) La Bibliographica Textilia historiae est une base de données libre d’accès constituée par l’américain Seth Siegelaub (1941-2013), successivement marchand d’art, critique, chercheur et éditeur, qui propose une bibliographie spécialisée sur le textile, élaborée à partir du fonds documentaire du Center For Social Research on Old Textiles (CSROT). Ce projet mené par la Stichting Egress Foundation d’Amsterdam et mis en ligne en 2012 rassemble essentiellement des sources européennes recensées depuis vingt-cinq ans. Son avantage réside d’abord dans sa spécialisation mais ses références bibliographiques permettent aussi d’appréhender une historiographie précise des intérêts autour du textile suivant les pays.

10 – The Textile Manufactures of India http://www.tmoi.org.uk/ (anglais) Cette base présente les dix-huit volumes réunis par l’écossais John Forbes Watson en 1866 et publiés par le bureau indien du gouvernement britannique. Plus de sept cents échantillons de textiles sont consultables via une recherche multicritères par matériaux, par types d’objet, par motifs, par techniques ou par usages. Chaque pièce est accompagnée d’une fiche et d’une carte géographique pour en situer l’origine. Véritable histoire culturelle de l’Inde par le textile, ces ouvrages en ligne ont servi de base pour l’exposition Global Threads: Asian Textiles & Fashion Today qui s’est tenue au Harris Museum & Art Gallery du 14 mai 2011 au 30 juin 2012. Sa mise en œuvre s’inscrit dans le programme « Stories of the World » initié en 2008 par les Olympiades culturelles de Londres.

11 – Berg Fashion Library https://www.bloomsburyfashioncentral.com/products/berg-fashion-library (anglais) La base de données de la Berg Fashion Library de l’université d’Oxford spécialisée, comme son nom l’indique, dans la mode est payante pour les particuliers mais peut être accessible gratuitement dans certaines institutions. Il s’agit d’une excellente base avec la possibilité de rechercher des objets par noms, par zones géographiques, par périodes. Chaque type de recherche ouvre sur un contexte historique et des références bibliographiques ainsi que sur des ouvrages, des cours et des chronologies en ligne. Les treize mille images disponibles et l’aspect intuitif de l’interface – des tutoriels

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didactiques sont aussi disponibles – rendent la recherche efficace, autant par la qualité des informations recensées que par leur diversité.

Musées, institutions culturelles et collections

12 – Textile Museum of Canada (TMC), Toronto http://www.textilemuseum.ca/accueil (anglais/français) Le Textile Museum of Canada propose sur son site une base de données permettant de consulter les douze mille objets de la collection du musée. Rassemblant des pièces de plus de deux cents pays et régions, le musée possède des tissus traditionnels, des collections de vêtements, des tapis et des artefacts connexes tels que la bijouterie perlée et la vannerie. La recherche bilingue peut s’effectuer par types d’objets, par régions, par matériaux, par techniques et/ou par périodes. Chaque recherche donne lieu à un large choix d’objets dont les spécificités sont explicitées dans une fiche analytique précise.

13 – Musée d’Art et d’Industrie, Saint-Étienne http://www.musee-art-industrie.saint-etienne.fr/ (français) Sur le site du musée, la rubrique « Ressources » renvoie à quatre fonds d’archives consultables sous la rubrique « Tissuthèque ». D’abord, les quinze registres de dessins de cravates pour dames et de rubans brochés entre 1848 et 1920 de la maison Troyet fondée en 1848 par Pétrus Troyet (1819-1893) et située à Saint-Étienne sont entièrement numérisées. La base se consulte registre par registre et le format choisi est celui d’un ouvrage numérisé consultable en ligne. Ensuite, la collection de soixante-huit registres de la maison Gérentet Coignet qui rassemble des dessins et des rubans de 1852 à 1876 est également accessible. Le musée conserve et met également à disposition les registres de modèles déposés au Conseil des Prud’hommes de 1812 à 1980. Certains fabricants de la région stéphanoise ont alors pu déposer des créations dont ils reconnaissaient le caractère de nouveauté. Ce registre permet évidemment d’appréhender les innovations et les recherches textiles de la région pendant un siècle et demi. Enfin, l’accès peut également se faire par thématiques et par techniques et permet dans ce cas de consulter tous les registres sous une même entrée. Si le site ne permet pas l’enregistrement des images, la qualité de reproduction et de visionnage (zooms) ouvre sur un vaste répertoire de motifs variés.

14 – Museum of Applied Arts and Sciences, Sydney https://maas.museum/ (anglais) Ce musée met en ligne sa collection, soit plus de 500 000 pièces dont 116 449 pièces rassemblées depuis 1880. La base de données est générale mais la recherche reste relativement précise avec deux onglets liés au textile : un onglet « technology Textile » rassemble des centaines de techniques et d’objets liés au textile et le second onglet « Textile » ouvre sur un choix de plus de cent sous-onglets concernant les diverses catégories de costumes et d’accessoires. Chaque pièce est accompagnée d’une note extrêmement détaillée sur l’histoire de la catégorie de l’objet, sur sa (ou ses) signification(s), son utilisation et son histoire muséale.

15 – Tissuthèque du musée de La Piscine – Musée d’art et d’industrie André Diligent, Roubaix http://www.roubaix-lapiscine.com/le-musee/ressources/tissutheque-en-ligne/

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(français) La tissuthèque du musée de la piscine de Roubaix propose une base de données en ligne (payante) ou des consultations sur place sur rendez-vous. Le fonds comprend plus de 3 300 images de tissus, de livres d’échantillons, de planches à imprimer et de pochoirs japonais et couvre une large période allant de pièces du XVIIIe à la fin du XXe siècle. Cette collection recèle des pièces rarement consultables comme les textiles de Paule Leleu, ou encore les créations de Raoul Dufy et de Vanessa Bell.

16 – Textilmuseum St. Gallen http://www.textilmuseum.ch/fr/ (français/anglais/allemand) Les collections du musée du Textile de Saint-Gall (Suisse) regroupent des pièces confectionnées depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, des textiles d’art aux pièces ethnographiques. Conçu dans une perspective internationale, le fonds est principalement constitué en fonction des différentes interactions révélées par les pièces collectionnées. La bibliothèque du musée conserve des milliers de catalogues d’échantillons provenant des maisons de textiles suisses. La broderie, l’impression sur tissu, les tissages sont largement représentés par plus de deux millions de documents. Le fonds est à consulter sur place mais le catalogue en ligne donne un aperçu des collections.

17 – Quilt Museum and Gallery, York http://www.quiltmuseum.org.uk/ (anglais) La base de données présente les collections du Quilt Museum de York en Angleterre, constituées à partir de 1979. Rassemblant plus de huit cents édredons et accessoires textiles de l’antiquité occidentale et orientale à nos jours, la divulgation en ligne de cette collection est d’autant plus importante que le musée a fermé ses portes en octobre 2015. Les pièces, assez peu détaillées dans les fiches descriptives, sont principalement des créations de patchworks et des broderies.

18 – William Morris Gallery, Londres http://www.wmgallery.org.uk/collection/browse-the-collection (anglais) La galerie William Morris présente les collections en ligne mais également tous les aspects de la vie, privée et professionnelle, du designer textile. Des œuvres de nombreux créateurs de l’époque comme celles d’Arthur Sanderson ou de Charles Robert Ashbee enrichissent l’étude et permettent d’avoir une vision plus large du contexte artistique dans lequel W. Morris a évolué. La recherche peut s’effectuer par catégories d’objets ou par saisie libre et chaque pièce est accompagnée d’une fiche descriptive succincte.

19 – Metropolitan Museum of Art, Thomas Watson Library, Costume Institute, New York http://www.metmuseum.org/art/libraries-and-research-centers/thomas-j-watson- library/digital-collections (anglais) Les deux bases de la Thomas Watson Library et du MET sont incontournables pour l’étude des textiles. La première, celle de la « Costume Institute Collection », rassemble les collections du Costume Institute et du Irene Lewisohn Costume Reference Library du MET et présente des costumes de théâtre anciens et contemporains, mais également des costumes de fêtes populaires, de mode pour femmes et hommes, etc. Ces archives contiennent plus précisément les croquis des tenues dessinées par Chanel, Dior, Schiaparelli, etc., et présentées dans le magasin Bergdorf Goodman à New York. D’autres entrées ouvrent sur des thèmes comme le dandysme, les dessins présentés dans telle exposition ou encore la mode française du XIXe au XXe siècle.

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La seconde base, plus générale, présente tous les textiles, toutes formes et toutes époques confondues, conservés dans les collections du musée. Pour les deux bases, la quantité et la qualité des images ainsi que la précision des fiches descriptives (designer, artisan, matériaux, dimensions et liens avec d’autres créations) en font un véritable outil de travail scientifique.

20 – Arizona State Museum, University of Arizona, Tucson http://www.statemuseum.arizona.edu/coll/textile/asm_southwest_textile_database/ textiles/find (anglais) Le musée de l’état d’Arizona propose ses collections en ligne ainsi qu’une base de données rassemblant les textiles de plusieurs musées américains (l’Arizona State Museum Southwest Textile Database et la Joe Ben Wheat Southwest Textile Database). La première, créée par l’anthropologue américaine Ann Lane Hedlund à la fin des années 1970, est généraliste mais recense des textiles mexicains et indiens (Amérique du Nord) anciens et contemporains. Outre les 5 000 – au bas mot – textiles rassemblés, cet ensemble représente le premier essai de base de données spécialisée dans les textiles du Sud-Ouest américain et met également en lumière l’état des recherches scientifiques sur cette discipline de 1977 à nos jours. La recherche peut s’effectuer par mots-clefs, par catégories d’objets, par techniques, par auteurs, par aires culturelles ainsi que par périodes. La fiche descriptive proposée regroupe des données classiques comme la culture, les matériaux, les techniques, etc., mais propose aussi une étude précise (provenance, fibres, couleurs, types) de toutes les laines utilisées dans le textile sélectionné. La deuxième base présente la collection exclusivement dédiée aux textiles et analysée par l’anthropologue américain Joe Ben Wheat (1916-1997). Elle rassemble ses données analytiques (données stylistiques : influences et échanges culturels, et informations chronologiques : datations) mais aussi des tissus traditionnels Pueblo, Navajo et des populations américaines du Sud-Ouest de l’Amérique du XVIIIe au XXe siècle provenant de cinquante musées américains et étrangers. Les fiches descriptives pour chaque pièce sont extrêmement détaillées avec, notamment l’analyse des matériaux utilisés pour chacune des créations. La troisième base est un glossaire succinct du vocabulaire anglais propre au textile – techniques, matériaux, fabrication – de toutes aires et de toutes époques confondues.

21 – Musée des Arts décoratifs et musée des Tissus de Lyon http://www.mtmad.fr/fr/pages/topnavigation/musees_et_collections/ mt_les_collections/rechercher_une_oeuvre/mt-rechercher-oeuvre.aspx (français) La base de données réunit les collections des musées des Arts décoratifs et des Tissus de Lyon. L’intégralité des fonds est versée dans la base actualisée quotidiennement. L’aspect inédit de nombreuses pièces, la visée internationale de ces musées ainsi que la quantité très importante de textiles conservés en font un outil majeur pour les recherches sur les textiles. Les fiches descriptives détaillées (notice de l’œuvre, description très complète de la pièce, bibliographie et expositions concernant l’objet) facilitent également l’utilisation scientifique de cet outil.

22 – Les Arts décoratifs, Paris http://www.lesartsdecoratifs.fr/francais/qui-sommes-nous/ressources-et-recherche/ bases-de-donnees-1447/ (français) Les bases de données du musée des Arts décoratifs de Paris – catalogue des œuvres et fonds documentaire – rassemblent respectivement plusieurs milliers d'objets relatifs

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textiles et près de 300 000 références. La première permet d’effectuer une recherche parmi la collection « mode et textile » du musée, qui peut ensuite être affinée par domaine, type, auteur, date et lieu de création. Les fiches descriptives sont laconiques (titre, création, matériaux, techniques, etc.) mais les images peuvent être téléchargées ou réunies dans un « panier », ce qui facilite les regroupements. La deuxième permet d’accéder aux fonds documentaires à la fois de la bibliothèque et du centre de documentation du musée qui contiennent autant de croquis de mode, d’aquarelles et de motifs textiles que d’ouvrages imprimés, de périodiques et de pièces d’archives. Le système de recherche reprend celui de la précédente base à ceci près qu’elle peut renvoyer à des catalogues de bibliothèques comme le Sudoc et le catalogue en ligne de la BnF, et qu’elle classe en marge les documents par types, par thèmes, par sujets, etc. Ces deux bases peuvent être interrogées simultanément grâce à l’onglet « le catalogue des œuvres et les fonds documentaires ». Enfin, le site des bases de données présente aussi un lien vers des portails partenaires qui regroupe les deux bases auxquelles le musée des Arts décoratifs est associé : Europeana Fashion qui, comme l’indique son nom, présente des créations de mode de vingt-cinq institutions et fondations issues de douze pays européens et Les Collections Design dédiée aux objets et mobiliers des XXe et XXIe siècles provenant des Arts décoratifs, du Centre national des arts plastiques/Fonds national d’art contemporain, du Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne/Centre de création industrielle et du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole.

23 – Musée de l’Impression sur Étoffes, Mulhouse http://www.imagomag.com/ (français) La base de données Imago Mag du musée de l’Impression sur Étoffes de Mulhouse est constituée à partir du fonds de la bibliothèque textile créée par les industriels mulhousiens en 1833. Regroupant six millions de volumes du XVIIIe siècle à nos jours et représentant la plus importante collection d’imprimés au monde, cette base en ligne a été composée dans le but de présenter un large répertoire de motifs utile aux designers, aux artisans, aux architectes, etc. Malheureusement l’accès payant à la base – davantage destinée à un usage professionnel qu’à la recherche scientifique – ne permet qu’une consultation partielle et une recherche thématique (par types de motifs).

24 – Centre de documentation et musée textile (CDMT), Barcelone http://imatex.cdmt.es/_cat/pubIndexPub.aspx?idioma=2 (espagnol, catalan, anglais) La base de données du musée textile de Barcelone permet la consultation de 26 000 textiles de toutes les époques et de toutes les cultures. La consultation à entrées multiples et la possibilité de conserver les favoris ou de les partager avec un tiers ainsi que la précision des fiches descriptives (bibliographies, expositions, documents liés, plusieurs vues possibles, etc.) font de cette bibliothèque textile un outil pour les chercheurs et les professionnels.

25 – Fine Arts Museums of San Francisco https://art.famsf.org/ (anglais) Les collections du M. H. De Young Museum et du Legion of Honour Museum de San Francisco sont regroupées dans une seule et même base de données. Plus de 13 000 textiles sont consultables en ligne grâce à une recherche par auteurs, par zones géographiques et par époques. Chaque œuvre est pourvue d’une fiche détaillée (date,

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localisation, matériaux, dimensions, etc.) et renvoie à une sélection d’œuvres du même siècle et du même pays.

26 – Indianapolis Museum of Art http://www.imamuseum.org/collections/browse-collection/textile-fashion-arts (anglais) La base de données des collections du musée d’art d’Indianapolis comprend plus de 7 000 textiles provenant surtout d’Asie et d’Orient, mais le fonds recèle aussi des créations africaines (tapis, costumes et broderies du Maroc) ainsi que la donation, en 1996, de la collection du colonel Jeff W. Boucher rassemblant soixante-huit tapis et tentures Baluchi (Iran). Enfin, les créations textiles européennes sont représentées par des soies couvrant la période du XVIe au XIXe siècle et des collections vestimentaires du XVIIIe au XXe siècle. En dépit de l’envergure du fonds, tant d’un point de vue chronologique que géographique, les fiches analytiques sont succinctes (titre, auteur, technique) et beaucoup de textiles référencés ne sont pas visibles.

27 – Rijksmuseum, Amsterdam https://www.rijksmuseum.nl/en/search?v=&s=&q=textiles&ii=0&p=1 (anglais, néerlandais) Le Rijksmuseum met en ligne sa collection dont une grande part est constituée de pièces textiles (environ 10 000 pièces). La base permet de consulter des croquis de mode, des ensembles vestimentaires, des costumes ainsi que des ouvrages et des pièces textiles du XVIe au XXe siècle. Téléchargeables, tous les documents sont pourvus d’une description détaillée (identification de l’objet, contexte de création, documentation bibliographique) et les recherches peuvent être regroupées en « paniers ». Enfin, ludique mais surtout pratique, la base propose un logiciel de recadrage et d’impression des photographies sélectionnées.

28 – Centre national du costume de scène, Moulins http://cncs.skin-web.org/?mode=list (français) Le Centre national du costume de scène met en ligne les fonds de l’Opéra national de Paris (opéra Garnier), de la Bibliothèque nationale de France et de la Comédie- Française. Environ 20 000 costumes, accessoires et ensembles de décors sont consultables en ligne, et la documentation relative téléchargeable gratuitement. La recherche s’effectue par domaines (opéra, danse ou théâtre), par collections, par genres ou par costumiers, et est optimisée par la fonction « panier » qui facilite les regroupements. À chaque pièce textile sont associés un historique détaillé et une description qui renseigne le genre, la pièce pour laquelle elle a été créée, le costumier, etc. Les multiples vues photographiques permettent un aperçu visuel précis de chaque pièce.

29 – American Textile History museum, Lowell http://chace.athm.org/main.php (anglais) Le Chace catalogue provient de la réunion des collections de l’American Textile History Museum et de la bibliothèque Osborne situés à Lowell, dans le Massachusetts, et rassemble 15 000 pièces dont des textiles ainsi que 90 000 documents (manuscrits, ouvrages, périodiques). L’intérêt de ce fonds réside dans l’étendue des ponts établis avec le domaine du textile, notamment par l’intégration des différents outils liés à son processus de fabrication ainsi que sa réception en littérature et en arts décoratifs. En d’autres termes, il intègre tout ce qui concerne, de près ou de loin, la création textile telle que la représentation de l’industrie (une estampe d’une usine chinoise de textile,

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par exemple), les affiches évoquant le développement des compagnies de coton au XIXe siècle, les débuts de l’ethnographie (des articles du XVIIIe siècle sur les tenues vestimentaires indiennes), la création de tissus (gravures et peintures de motifs textiles…), etc.

30 – Museum of Fashion Institute of Technology, New York http://fashionmuseum.fitnyc.edu/search/quick/doSearch?t:state:flow=66f7e2a1- ebbc-4960-b3a7-67e8067827d0 (anglais) Le musée de la mode de New York propose une base de données de 50 000 vêtements et accessoires de mode du XVIIIe siècle à nos jours, notamment des chaussures de Perugia, des collections de Paul Poiret, de Charles James, d’Azzedine Alaïa ou de Balenciaga. La collection en ligne présente également plus de 30 000 pièces textiles du Ve siècle à aujourd’hui avec, entres autres, des pièces de William Morris, Salvador Dalí ou Raoul Dufy. Enfin, le musée possède une petite collection de photographies de mode de Louise Dahl-Wolfe et de John Rawlings. Si la recherche peut s’effectuer par plusieurs entrées (collections, types d’objets, dates) et qu’une biographie est disponible pour chaque artiste, les fiches descriptives des pièces (téléchargeables) sont très succinctes.

Universités, centres de recherche, réseaux et groupes d’étude/de recherche

31 – TEXTILE (An Iconology of the Textile in Art and Architecture), Zurich http://www.khist.uzh.ch/de/chairs/neuzeit/res/textile.html (anglais) Ce groupe de recherche de l’université de Zurich, créé en 2008 et dirigé par Tristan Weddigen, étudie le textile particulièrement dans le cadre de l’histoire de l’art et de l’architecture en ouvrant aux études sociales et littéraires. Dans une chronologie qui s’étend du Moyen Âge à nos jours, les études mettent en lien les recherches universitaires et muséales et analysent la réception des textiles dans les médias, dans les performances artistiques ainsi que leurs liens avec la peinture et sculpture. Cette approche transdisciplinaire questionne également la narrativité, le pouvoir discursif du matériau.

32 – Goldsmiths Textile Collection & Constance Howard Gallery, Londres http://www.calmview.eu/Goldsmiths/CalmView/Record.aspx? src=CalmView.Catalog&id=TC%2fM (anglais) La collection de Constance Howard et Audry Walker, créée dans les années 1980, constitue la base matérielle du centre de recherche consacré au textile du Goldsmiths College, University of London. Le fonds concerne surtout le design textile, la broderie et les vêtements de divers continents. En plus du centre de recherche et de la collection, l’espace abrite une bibliothèque spécialisée dans les textiles. La base de données recèle plus de 3 000 pièces textiles et est intégrée au catalogue Goldsmiths Special Collections & Archives de Londres, par conséquent la recherche ne concerne pas exclusivement les textiles. En revanche, elle lie des fonds d’archives susceptibles de concerner la requête.

33 – ULITA: an Archive of International Textiles, Leeds http://ulita.leeds.ac.uk/ (anglais) ULITA est un centre d’archives sur les textiles internationaux intégré à l’université de Leeds dont le dessein est de rassembler tous les documents concernant l’industrie textile du monde entier. Le centre de recherche lié aux archives propose chaque année

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des publications et expositions sur le thème, ainsi que des bourses de recherche sur les textiles. La base de données permet d’effectuer une recherche libre ou multicritères, par zones géographiques ou par types de collection ; chaque objet est accompagné d’une fiche descriptive complète.

34 – Université du Nebraska, Lincoln http://www.quiltstudy.org/collections/search.html (anglais) Le centre de recherche et le musée de l’université du Nebraska, Lincoln, mettent en ligne leur collection de plus de 4 500 édredons et objets liés provenant de plus de cinquante pays. Le fonds, dont certaines pièces datent de plus de quatre siècles, peut se consulter par différents biais : par mots-clefs, par types de motifs, par dates, par origines, par techniques, par expositions, etc. Si les images peuvent être téléchargées, les fiches descriptives restent succinctes (titre, technique, dimensions, matériau et dans certains cas expositions).

35 – CAUB, université de Bonn http://www.textile-dates.info/ (anglais) Ce centre de recherche de l’université de Bonn, qui développe avant tout un projet sur les méthodes de datation du textile, a créé une base de données qui répertorie les textiles datés au carbone 14 du monde entier, des premiers millénaires avant Jésus- Christ jusqu’à des périodes plus récentes. Encore en cours d’élaboration, la base propose malgré tout des données précises, notamment des parallèles entre des anciennes et des nouvelles datations de tissus. La recherche s’effectue par deux entrées principales – Textile List et Textiles Gallery – avec pour chaque sélection des accès plus précis (dates, origine, matériaux). La première entrée renvoie à une fiche technique de la pièce (technique, culture, références, datation, bibliographie) et la seconde présente une série d’images de textiles avec seulement trois indications (titre, date, lieu). Enfin, le site propose une bibliographie regroupant tous les ouvrages cités dans la base de données.

36 – European Textile Network http://etn-net.org/database/address.html (anglais, français, allemand) Cette association européenne à but non lucratif créée en 1993 sous les auspices du Conseil Européen a pour dessein de constituer un réseau d’artistes, de chercheurs ou autres intervenants sur la création textile en Europe. Ce projet s’intègre dans le programme « Carrier Network for the European Textile Routes » et propose des conférences, des publications et des événements autour des recherches sur le textile. Cette association de coordination et de promotion du textile met à disposition une base de données qui répertorie toutes les organisations (d’enseignement, et autres) et événements en lien avec les textiles du monde entier. Si l’inscription est nécessaire, l’utilisation libre donne malgré tout accès aux noms et aux adresses d’entreprises textiles, d’établissement d’enseignement, de musées et d’institution de recherche comme l’Institute of Africultural and Environmental Engineering de Wageningen, ou encore d’entreprises privées comme la Bulgarian Association for Tourism de Sofia.

37 – The Danish National Research Foundation’s Centre for Textile Research, Copenhague http://ctr.hum.ku.dk/conferences/tools_workshop/ (anglais) Le CTR ne possède pas de base de données mais ce centre d’étude spécialisé dans les textiles préhistoriques scandinaves, méditerranéens, asiatiques, etc., permet la mise en réseau de chercheurs confirmés. Fruit de la coopération de l’université de Copenhague et au Musée national du Danemark, le projet est dirigé par la professeure Marie-Louise

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Nosch et co-dirigé par les archéologues Ulla Mannering, Eva Andersson-Strand et Karin Margarita Frei. Ses recherches académiques portent avant tout sur les outils propres à la confection de tissus et leur impact sur la production textile et se concentrent plus généralement sur l’élaboration d’analyses précises et adaptées à l’archéologie du textile.

38 – CIETA, Centre International d’Étude des Textiles Anciens http://www.cieta.fr/ (français, anglais) Le CIETA ne propose pas de base de données mais se présente comme une association internationale fondée en 1954 et dont le dessein est de rassembler (par des adhésions) et de coordonner les recherches des historiens et des spécialistes du Textile. Dans une perspective internationale, le centre a également pour but d’homogénéiser les travaux des chercheurs liés à ce domaine d’étude grâce à la création d’une méthode descriptive et normalisée propre au textile et par la formation de spécialistes à ces pratiques spécifiques. Composée de plus de 500 membres provenant de plusieurs pays (France, États-Unis, Grande-Bretagne, Italie, Allemagne, etc.), l’association rassemble les chercheurs autour de groupes spécialisés (broderie, dentelle, tapisserie, teintures, etc.). Cette association met également en réseau une trentaine de musées puisque la présidente du CIETA, Birgitt Borkopp-Restle de l’Institut Für Kunstgeschichte de Bern est entourée d’un conseil de direction composé de conservateurs issus des plus prestigieux musées, tels le Victoria & Albert Museum, le Kunsthistorisches Museum de Vienne ou encore le Metropolitan Museum of Art de New York. L’inventaire et les analyses de textiles anciens de plusieurs pays coordonnés par le centre sont consultables au musée des Tissus de Lyon.

Revues, publications et périodiques

39 – Bibliothèque et publications de l’Institut Français de la mode http://www.ifm-paris.com/fr/observatoire-etudes-mode/ifm/presentation.html (français) L’Institut Français de la mode propose sur son site un « observatoire économique » qui regroupe des articles mensuels traitant de l’économie textile, de la consommation relative à l’habillement, du commerce national et international, etc. Les liaisons permanentes et privilégiées entre l’Institut et les industries textiles permet une visibilité ad hoc et un suivi précis de l’évolution des marchés liés au textile en France et à l’étranger. La recherche peut se faire exclusivement par catégories (industrie, veille internationale, distribilan) et chaque article est téléchargeable gratuitement.

40 – Les Éditions Jalou http://patrimoine.editionsjalou.com/ (français) Les éditions Jalou proposent une base de données des périodiques de mode de 1921 à 2007 donnant accès notamment aux archives de l’Officiel de la mode, L’art et la mode, Officiel homme, etc. Entièrement gratuite, cette base permet d’effectuer des recherches générales par mots-clefs, des recherches plus ciblées, ainsi que d’enregistrer des données consultées.

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Banques et bases de données

41 – Europeana Fashion International Association http://www.europeanafashion.eu/portal/home.html (anglais) Cette association européenne propose une base de données de 700 000 objets de modes européens provenant de plus de trente institutions publiques et privées localisées dans treize pays d’Europe. La recherche peut s’effectuer par champ libre, par entrées thématiques, par designers, par types d’objets, par techniques, par couleurs ou encore par provenances. Dans cette base intuitive aux ressources considérables, chaque pièce est accompagnée d’une fiche descriptive détaillée.

42 – Europeana collections http://www.europeana.eu/portal/ (multilingue) Base de données regroupant les collections de vingt-cinq musées et institutions de douze pays européens, Europeana permet aussi d’accéder aux sites des musées partenaires. Elle contient plus de 2 000 tissus, esquisses pour créations textiles, vêtements, etc., et se présente comme un outil de recherche qui permet un accès thématique, par pays, par époques, etc. La base permet également d’accéder aux fiches techniques des œuvres (classifications, date, provenance, etc.) qui peuvent être consultées via ce site ou directement sur celui du musée dans lequel est conservée l’œuvre étudiée. Tous les documents – fiche détaillée et images – sont téléchargeables gratuitement.

43 – Bridgeman Education https://www.bridgemaneducation.com/en/ (anglais) Le site Bridgeman Education met en ligne les collections des principaux musées, collections d’art et sites historiques du monde. Bien que cette base ne soit pas entièrement dédiée au textile, une grande part des collections numérisées, soit 800 000 pièces, concerne ce domaine. De plus, chaque pièce est accompagnée d’une fiche descriptive que l’on peut adjoindre à une sélection personnelle. Des outils sont également mis à disposition pour créer des présentations Powerpoint et autres. Cette base est certainement un outil destiné aux écoles comme aux universités, à l’usage des étudiants, enseignants et chercheurs.

44 – Visual Arts Data Service (VADS), University for the Creative Arts (UCA) http://www.vads.ac.uk/collections/ (anglais) Constituée par Ella McLeod, la collection textile de la University for the Creative Arts contient plus de 3 000 artefacts. Des tissus coptes du premier millénaire de notre ère aux textiles africains, en passant par les créations scandinaves. Cet ensemble regroupe également les créations, croquis et outils de créateurs anglais et français du XIXe siècle à nos jours. La VADS possède un onglet « textile » spécifique. La recherche peut s’effectuer par de multiples entrées (fonctions, origines, artistes, matériaux…) et une fiche descriptive détaillée est adjointe à l’objet.

45 – EBSCO: World Textiles https://www.ebscohost.com/academic/world-textiles (anglais) Cette base de données, bien que privée et donc consultable uniquement dans les universités et institutions académiques abonnées, constitue une référence de premier ordre dans la recherche sur le textile puisqu’elle recense quarante ans de documentation liée au développement et à l’innovation de l’industrie textile,

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principalement en Occident. Elle renvoie également à un répertoire de brevets américains, anglais et européens déposés dans cette discipline.

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Postface

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Postfactum

Tristan Weddigen

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le point de départ de ce texte de Tristan Weddigen est une œuvre de Louise Bourgeois : [sans titre], 2008, tapisserie et encre d'archive sur étoffe, 101 ×77,5 × 0,6 cm, New York, The Easton Foundation, visible ici.

1 Des bribes de tapisserie éparpillées sur une toile rectangulaire enferment une araignée peinte. Un casse-tête.

2 Le tissu porte les initiales soigneusement brodées de Louise Bourgeois, qui décèdera deux ans plus tard à New York à l’âge de 98 ans. On en sait déjà apparemment trop sur elle grâce à la tapisserie de figures biographiques récurrentes qu’elle a tissée. Mais comment faire parler ce morceau d’art textile post mortem ?

3 Le tissu ressemble à une serviette de table qui pourrait avoir appartenu à son trousseau, expédié de France par son père, avec lequel elle avait un rapport décousu. En tant que serviette ou mouchoir, il est censé absorber des sécrétions corporelles, de la saleté. Mais des traces brunâtres entrecroisées semblent indiquer qu’il est resté plié pendant des décennies ou pour toujours, attendant d’être déplié par l’artiste à la fin de ses jours, au moment où elle commence à métamorphoser ses vêtements et ses textiles en œuvres d’art, poursuivant la quête de son passé. Seul le temps a jeté une ombre de moisi sur la toile.

4 Ces fragments d’une tapisserie du XVIe siècle doivent également appartenir aux restes hérités de la galerie parisienne où son père vendait des tapisseries anciennes, des tentures orphelines et meurtries que sa mère restaurait pour les vendre à une clientèle conservatrice. Dévorée par les mites et l’oxydation, faite de lambeaux malmenés par l’histoire, découpés et cousus par l’artiste, cette petite tapisserie raffinée ne peut absolument pas être restaurée et ramenée à la vie. On pourrait peut-être y reconnaître une scène de chasse royale déchirée, mise en pièces, démantelée, comme si elle s’était autodétruite. Les morceaux du puzzle sont collés les uns aux autres, formant un

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cadavre exquis surréaliste, respectant aveuglément la chaîne horizontale. L’artiste montre qu’elle s’est lancée dans la tâche impossible consistant à reconstituer cette scène de violence primordiale en cousant les lambeaux sur le support stabilisateur de la toile, comme le font les restauratrices. Mais la doublure n’arrive pas à tenir la tapisserie en place, et des nuées laineuses s’échappent des bandes d’étoffe. Tapisserie et doublure s’étalent comme des figures de destruction et de restauration sur fond de morceau de tissu ordinaire à usage personnel.

5 Au centre, sur un rapiéçage, une araignée est dessinée à traits tremblés à l’encre d’archive rouge sang, comme un signe de mémoire. La mère de l’artiste préparait elle aussi des pigments résistants à la lumière, se souvenait sa fille, afin que les restaurations soient durables. On pense que la fragile araignée répare la vieille tapisserie comme sa toile, mais elle semble défaillir, la bouche ouverte, devant la destruction de son ouvrage par une force majeure. Dans la mythologie personnelle de Louise Bourgeois, Arachné est la mère et le modèle de l’artiste, celle qui s’affaire inlassablement, sans penser à soi, et offre une seconde chance à tout ce qu’elle répare. Dans l’une des scènes primordiales de la biographie artistique de Louise Bourgeois, la jeune fille avait pour tâche dans l’atelier de ses parents de peindre certaines parties manquantes des tapisseries, essentiellement des pieds, afin qu’on puisse les retisser. Ici, l’arachnide au tracé enfantin est écrasé par la mission et le réseau de la toile devient un labyrinthe. Mais le fragile geste d’auteur de l’araignée ne peut venir à bout de la vieille trame collective. La mémoire reste un patchwork et une chimère, composée de quantité de fils qui lient et s’effilochent, parmi lesquels, quelque part, court l’identité. On se trouve face à la vera icon de l’artiste, qui offre un coup d’œil dans le passé arrivant sans cesse, fabriqué par des mains inconnues. En réalité, on ignore quelle part a prise l’artiste âgée dans ce travail. Mais elle se tient devant les choses achevées, ne sachant toujours pas ce qui est arrivé. Les gigantesques araignées qu’elle a réalisées pour la Tate Modern étaient baptisées I do, I undo, I redo (« Je fais, je défais, je refais »). C’est ainsi qu’il faut approcher l’œuvre.

6 En tant qu’historiens, nous partageons le mélancolique sort d’Arachné qui fait, défait et refait le passé. Chassant les mouches de nos yeux par le faible entrelacs des mots. Mais la tapisserie de l’histoire ne peut être restaurée à partir des restes mangés par les mites, tout comme nos Parques ne filent pas suffisamment de vie pour que nous puissions remplir les vides béants qui déchirent celle de millions d’autres qui laissent une trace matérielle de leur travail et de leur savoir dans les quelques artefacts que nous étudions. Comme dans une tapisserie, le temps humain est tissé de telle manière qu’il peut être perçu, mais pas déroulé à nouveau. L’histoire de l’art commence post factum.

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INDEX

Mots-clés : étoffe, tissu, tradition, héritage, histoire, mémoire, tissage, fil Parole chiave : stoffa, tessuto, tradizione, eredità, storia, memoria, tessitura, filo Keywords : cloth, fabric, tradition, legacy, history, memory, weaving, thread

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