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L'Inconvénient

La lumière des étoiles mortes Georges Privet

Faudra-t-il toujours lutter pour le français ? Number 70, Fall 2017

URI: https://id.erudit.org/iderudit/86922ac

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Publisher(s) L'Inconvénient

ISSN 1492-1197 (print) 2369-2359 (digital)

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Cite this review Privet, G. (2017). Review of [La lumière des étoiles mortes]. L'Inconvénient, (70), 69–70.

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LA LUMIÈRE DES ÉTOILES MORTES

Georges Privet

ayonnement… même, depuis quelque temps, jusqu’à ne s’enthousiasme souvent que pour Le mot revient systématiquement récupérer de plus en plus souvent les ceux qui ont d’abord été reconnus à Rdepuis quelques années dans toutes succès américains de cinéastes comme l’étranger. sortes de bilans périodiques sur la santé et Jean-Marc Vallée, Le cas de , bien qu’excep- fragile du cinéma québécois. Et pour qui n’ont pourtant pas réalisé de films tionnel par l’ampleur de son succès, est cause : quand les gens se déplacent au Québec depuis plusieurs années. d’une certaine façon représentatif du moins pour soutenir nos films ici, il est Comme si l’Allemagne « rayonnait » phénomène. Embrassé spontanément toujours bon de rappeler que d’autres les chaque fois que Roland Emmerich par Cannes dès son premier film (qui apprécient ailleurs. Nul n’est prophète (Godzilla, Independance Day) fait un film a rencontré, par la suite, un très beau en son pays, c’est bien connu, et les aux États-Unis, ou comme si la France succès au Québec), le jeune réalisateur cinéastes québécois ont eu maintes fois brillait à travers le monde chaque fois mène une carrière qui reste aujourd’hui l’occasion de le constater, de Pierre que Luc Besson signe un Lucy ou un essentiellement un phénomène français Perrault à Jean-Claude Lauzon, et de Fifth Element. – ses films remportant là-bas un succès à . Ce genre de tentative de récupération beaucoup plus spectaculaire que celui Les Québécois adorent que leurs cache un phénomène pour le moins qu’ils rencontrent chez nous. Avec le artistes rayonnent, et ils les soutiennent troublant : plusieurs des créateurs les plus résultat que, bien que vivant et travaillant aussi passionnément dans leurs succès célébrés du cinéma québécois travaillent au Québec, Dolan est maintenant un qu’ils les boudent dans leurs échecs. désormais principalement (et dans cinéaste québécois qui s’adresse d’abord Et comme notre cinéma va mal depuis plusieurs cas, exclusivement) à l’extérieur à un public international ; son dernier quelques années (à l’exception des du Québec. Et si cette situation film, Juste la fin du monde, réunissait comédies grand public, qui continuent s’explique facilement par une foule d’ailleurs les plus grandes vedettes du de remplir le besoin apparemment de facteurs compréhensibles (l’attrait cinéma français, alors que son prochain, insatiable des Québécois de rire d’eux- d’Hollywood et de l’Europe, la difficulté The Death and Life of John F. Donovan, mêmes), les meneurs de claques de notre de financer des projets importants au comptera sur certains des plus grands cinéma – ceux qui mettent de l’avant les Québec, le désir de travailler avec des noms des star systems américain et films qui nous représentent à l’étranger, collaborateurs étrangers et de rejoindre anglais. Le premier a eu au Québec qui organisent nos grandes remises de un public planétaire), elle témoigne le succès d’un grand film d’auteur prix et qui nous rappellent constamment aussi d’une vérité accablante : à savoir français ; le second aura sans doute chez qu’on est bourrés de talent – n’arrêtent que le public québécois soutient de nous la carrière d’un grand film d’auteur pas d’en rajouter sur le rayonnement moins en moins son cinéma (et son anglophone. Mais il est peu probable de nos films à travers le monde. Allant cinéma d’auteur, en particulier) et qu’il que l’un ou l’autre dépasse le box-office

L’INCONVÉNIENT • no 70, automne 2017 69 local des Trois petits cochons 2 ou des à Cannes en racontant (entre autres d’un monde vu à travers les yeux d’un Boys 4… choses) l’histoire d’un béluga du Saint- homme pour qui les femmes semblent Face à un constat aussi déprimant, Laurent destiné à « rayonner » dans un être venues d’une autre dimension (un on comprend aisément que des cinéastes aquarium américain. Pierre Falardeau, peu comme la monstrueuse créature qui aussi différents que François Girard qui respectait grandement ce film et remplace soudainement la compagne et Ken Scott aient voulu s’imposer ses auteurs, y voyait un rappel de ce du héros dans le tout dernier plan sur la scène internationale. Ou que qui guette constamment le Québec. d’Enemy). des gens comme Dans une entrevue où il discutait des Du coup, on se dit – qu’on aime (qui a récemment mis en scène cinéastes composant alors la relève (et il ou pas son cinéma (et j’ai aimé certains Chuck, aux États-Unis) ou Christian en admirait quelques-uns), il s’offusquait de ses films autant que j’en ai détesté Duguay (qui vient de réaliser Un sac de la manière dont on avait créé des d’autres) – que s’il y a un cinéaste qui est de billes en France) tentent désormais émissions comme La course destination né pour filmer des réplicants, c’est bien d’exister ailleurs que sur nos écrans. Le monde, sans jamais penser à demander Denis Villeneuve, à cause de l’inaliénable phénomène a récemment pris de telles aux futurs cinéastes de sillonner aussi sentiment d’étrangeté qui traverse son proportions qu’il est toutefois permis de parfois le Québec avec leurs caméras. cinéma, de cette impression de parler se demander ce qu’il restera du cinéma Falardeau n’avait rien contre une langue que personne ne comprend québécois si les choses continuent à l’étranger ou le succès, bien au contraire. et d’avoir un regard irrémédiablement suivre cette tendance. Il avait beaucoup voyagé et aurait aimé extérieur au monde (comme le sont Au fil des décennies et des politiques que ses films le fassent aussi. Mais il d’ailleurs ses protagonistes, souvent institutionnelles, notre cinéma a essayé savait que, à cause de ce que ses films féminins, d’Incendies à Arrival en passant plusieurs modes de production dans sa montraient et disaient, ceux-ci avaient par Sicario). D’où l’impression qu’au- tentative de s’imposer ici et à travers peu de chances d’être mis de l’avant delà de ses sujets et de ses histoires, le monde. Aucun cinéaste ne les a par les institutions qui décident du c’est le regard éternellement étranger embrassés avec autant d’enthousiasme « rayonnement » de nos films hors de Villeneuve qui fait de lui un cinéaste que , de la grosse Québec. Et il avait compris que pour profondément québécois (peut-être mal- production signée Denise Robert (Le rayonner ailleurs, il faut d’abord accepter gré lui). confessionnal) à la comédie artisanale à d’exister pleinement chez soi. Il suffit, par exemple, de voir ou de petit budget (Nô), et de la coproduction Quand Denis Villeneuve a été revoir Maelström et Arrival (deux films européenne (Le polygraphe) au film déclaré gagnant de la Course Europe- pourtant très éloignés dans le temps et d’anticipation tourné en anglais (Possible Asie, le hasard a voulu qu’une de ses l’espace, mais unis par la présence de Worlds, avec Tilda Swinton). Le tout récompenses soit d’assister Pierre créatures étranges, révélant les secrets sans malheureusement jamais vraiment Perrault sur Cornouailles, son tout d’une histoire impliquant une femme parvenir à rejoindre le public d’ici. dernier film. L’histoire ne dit pas ce que et un homme liés par une mort) pour Les Québécois sont pourtant fiers du Villeneuve a tiré de l’expérience, mais mesurer à quel point le cinéma de succès international de Robert Lepage. il est difficile de ne pas spéculer sur Villeneuve est obsédé par les questions Mais ils ne se sont jamais déplacés l’impact de celle-ci quand on repense à de langue, de communication, d’identité pour aller voir ses films en salle. Peut- sa carrière et à son cinéma. Un cinéma et de transmission. Des questions qui être parce que ce qui fait que ses pièces traversé par le fleuve, la neige et le goût sont évidemment universelles, mais semblent tellement cinématographiques des grands espaces typiques du cinéma qui semblent particulièrement cruciales, au théâtre fait que ses films semblent québécois, mais qui est aussi marqué par depuis quelque temps, au Québec. ironiquement théâtraux au cinéma. un sentiment d’aliénation extrêmement Au moment où j’écris ces lignes, Mais peut-être aussi parce que son rare. personne n’a encore vu Blade Runner œuvre est incontestablement celle d’un À l’heure où le monde se prépare 2049. Et pourtant, je serais très étonné si auteur, et que les auteurs imposent à voir Blade Runner 2049, on ne peut un de ses nombreux réplicants, étrangers généralement une certaine méfiance être insensible à l’étrangeté et à la errant éternellement en terre étrangère, aux spectateurs québécois. Comme quoi distance qui ont toujours caractérisé le ne finissait pas par dire, en comprenant la notion de rayonnement ne se traduit cinéma de Villeneuve. Une étrangeté tardivement sa place dans le monde : « I pas nécessairement d’un domaine et une distance presque inhumaines ou remember. » artistique à un autre. Preuve aussi extraterrestres, qui sont là dès le titre de Comme une ultime réminiscence que les Québécois embrassent moins son premier film (Un 32 août sur terre), mystérieusement venue de l’enfance. facilement les œuvres que le succès qui avec son désert de sel et son « Capsule Comme le dernier rayon de lumière les couronne. Hotel ». Une étrangeté et une distance émanant d’une étoile morte… g Face aux questions existentielles qui qui s’affirment davantage encore dans traversent (pour une énième fois) notre Maelström, avec son texte d’ouverture en cinéma, il est difficile de ne pas penser norvégien et son histoire racontée par au titre – et à la fin – dePour la suite du un poisson. Et qui se confirment dans monde. Ce film a jadis fait l’événement Polytechnique, avec ses plans inversés

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